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fe^, 2^7^ oL. <^Z/
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REVUE
DE UL
NORMANDIE.
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REVUE
DE
LA NORMANDIE
Littérature, — - Sciences, — Beaux-Arts,
Histoire, — Archéologie.
PAR
UNE SOCIÉTÉ D'HOMMES DE LETTRES
DE LA NORMANDIE.
TOME PREMIER.
ANNÉE 1862.
ROUEN.
IMPRIMERIE E. CAGNIARD.
KUE PERCIÈRE, N* 29.
1862.
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REVUE
DE LA
NORMANDIE
Littérature. — Sciences. — Beaux-Arts.
Histoire. — Archéologie.
PAR UNE SOCIÉTÉ D'HOMMES DE LETTRES DE LA NORMANDIE.
Toutes les provinces de France ont leur organe intellectuel, et il
est peu de villes importantes de nos départements qui ne possèdent
une ou deux Revues consacrées aux lettres et aux sciences, aux arts
et à Tarchéologie.
La Normandie, qui est une des principales provinces de l'Empire,
et qui, de Taveu de tous, a marché la première dans la voie des
études historiques et archéologiques, se trouve privée de tout re(uieil
qui lui soit spécialement consacré , de tout périodique qui reflète sa
vie intellectuelle et qui conserve pour la postérité les documents
glorieux de sa présente histoire . Ce grand et historique pays , qui ren-
ferme dans son sein trois villes du premier ordre ; qui , dans un seul
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de ses départements, compte jusqu'à quatre journaux quotidiens (1),
ne possède pas aujourd'hui une seule Revue où puissent se produire
les œuvres de ses enfants ^ où se débattent ses intérêts moraux, où
s'enregistrent ses progrès de tous les jours et où se conservent les
monuments de son existence actuelle.
Il y a vingt ans^ Caen publiait la Jf^t^ de son Académie. Le Havre
même essayait ses Archives ; Rouen surtout possédait un excellent
Recueil que nous regrettons encore et que nous essaierons de faire
revivre.
Depuis longtemps, les hommes de science et de lettres, nous dirons
plus, tous les hommes intelligents de la Normandie, qui n'en manque
point, regrettaient cette lacune. Les hommes de lettres et de science
se sont comptés, et, dans un but qu'ils croient utile et louable , ils se
sont groupés pour rendre à la Normandie la tribune intellectuelle
dont elle est privée depuis dix ans.
La Revue qu'ils fondent sera un champ ouvert à toutes les intelli-
gences cultivées et honnêtes qui auront à manifester devant leur
pays ime pensée morale, un fait honorable, une œuvre bienfaisante,
une institution utile.
(1) Assurément notre province ne manque pas de journaux; elle en pos-
sède un grand nombre et même de très bien rédigés. Mais les conditions
d'existence d'un Journal et celles d'une Revue sont très di£ferente8. Le
Journal donne de la publicité, la Revue procure de la permanence. La na-
ture du Journal est essentiellement éphémère, la durée de sa feuille est
d'un jour, le nom le dit. Une Revue , au contraire , dure un mois , une
année. On la relie ensuite en volume, et elle prend place dans les biblio-
thèques à côté des livres auxquels elle est assimilée. C'est ainsi que l'on
possède encore la collection du Mercure àe France, du Mercure galant, du
Mercure de Gaillon , du Journal dei Savants, et tant d'autres Recueils qui
sont aigourd*hui fort recherchés des bibliophiles.
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— 3 —
Les fondateurs ont réuni autour d'eux les talents déjà connus et
les réputations déjà faites de notre grande et laborieuse province
Ils font également appel à toutes les jeunes intelligences et à toutes
les aptitudes naissantes qui chercheraient à se produire au jour
de la publicité. Le bien, le beau et le vrai, partout et en toutes
choses , seront constamment leur devise ; toute discussion irritante et
personnelle sera sévèrement bannie de leur recueil; toute discussion
amicale pour les personnes et utile pour la vérité et le progrès, y
sera admise sans difficulté ; toute matière scientifique pourra y être
traitée sous le seul bénéfice d'orthodoxie politique et religieuse, en
d'autres termes, à la seule condition de respecter César et Dieu.
Nous ne mettons point de limites au champ de nos recherches
ni au domaûie de nos études. Comme nous venons de le dire,
toute matière intellectuelle, morale ou scientifique trouvera l'hospita-
lité dans nos pages. Cependant, nous désirons avant tout nous
limiter aux intérêts et à l'histoire de la Normandie. Le terrain que
nous oflfre cette grande et belle province nous paraît assez vaste
pour satisfaire une âme bien née ; il suffit d'ailleurs à notre ambi-
tion et à notre intelligence. Nous espérons, de notre côté, répondre
aux désirs et aux besoins des enfants de notre pays , pour lesquels
seuls nous existons et auxquels seuls nous avons la prétention de
plaire.
Nous le disons donc hautement et avec franchise, c'est à travers
le prisme de la Normandie que nous aimerons à envisager toute
chose, et c'est en tant que chaque question aura un rapport plus ou
moins direct avec notre cher pays, qu'elle aura plus ou moins le droit
de nous plaire. Nous sommes des Normands qui s'adressent
à des Normands, et uniquement pour leur parler dé leur patrie,
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(le son histoire et de ses monuments, de ses grands hommes et de
leurs œuvres, de ses coutumes et de ses institutions, de ses intérêts
moraux et matériels , en un mot de son passé, de son présent et de
son avenir.
Dans notre Recueil, tous les temps seront également convoqués et
auront droit de se produire. Hommes du présent et de l'avenir,
hommes de la tradition et du progrès, nous n'exclurons rien de nos
colonnes; toute institution utile, toute pensée d'avenir trouvera
chez nous sa place à côté de l'étude consciencieuse et approfondie du
passé. On ne nous trouvera indifférents à rien de ce qui est bon et
honorable pour le pays que nous avons l'ambition de représenter,
et dont nous recherchons les suflfrages.
Le présent nous verra aussi attentifs à ses besoins et à ses
intérêts que nous serons dévoués au passé et à ses monuments. Les
études sur nos pères nous paraîtront surtout bonnes et utiles, quand
elles seront propres à instruire les enfants et à préparer une posté-
rité meilleure.
Nous avons pris notre parti de nous-mêmes et nous mettons résolu-
ment la main à l'œuvre. Le patriotisme seul nous anime et l'amour du
pays, qui nous inspire , nous guidera en tout. Nous avons l'espérance
d'être compris de nos compatriotes. La Normandie est riche, grande et
intelligente : elle ne saurait manquer de soutenir une œuvre de dé-
vouement et d'intelligence, une œuvre qui lui est complètement
consacrée et qui s'adresse uniquement à elle. Nous avons compté
sur son concours pour nous aider dans la voie de labeurs et de sacri-
fices où nous entrons en son nom et pour son amour. L'avenir nous
apprendra si nous nous sommes trompés.
L'abbé COCHET.
Gustave GOUELLAIN.
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ARCHËOLOOIB.
NOTE
SUR
TROIS CERCUEILS DE PIERRE
TROUVÉS A GOUVILLE ,
ENTRE CAILLY ET FONTAINB-LE-BOURG
(Arrondissement de Rouen),
EN 1(S61 (1).
« i 000 < I»
Au printemps de 1861, M. le comte A. de Germiny, receveur
général de la Seine-Inférieure, faisait labourer un champ, longtemps
inculte, situé au-dessus de l'ancien presbytère et de l'église dé-
molie de Gouville. Cette terre, appelée la Côte aux Prêtres ^ est placée
au versant septentrional de la colline , au-dessous d'un taillis et dans
un sol crayeux jusqu'à la surface. Toute l'année et tout le jour elle
reçoit les plus chauds rayons du soleil.
A O" 25 de la surface , la charrue rencontra deux cercueils de
pierre placés côte à côte et d'une grandeur inégale. Un troisième se
(1) Cette Notice a été lue à l'Académie de Rouen dans sa séance du
22 Novembre 1861.
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découvrit au bout des précédents , formant la pointe avec eux , mais
sa profondeur était d'environ 70 cent. Tous trois étaient intacts, faits
d'un seul morceau et fermés d'un couvercle en dos d'âne , également
d'une seule pièce. Ils m'ont paru orientés dans le sens de la colline,
c'estrà-dire que la tête remontait vers le nord , tandis que les pieds
descendaient vers le sud et la vallée.
Deux de ces sarcophages avaient été soulevés par les laboureurs
et s'étaient brisés en quittant leur gisement primitif. Leurs débris
jonchent aujourd'hui le sol. Un seul est parfaitement conservé à la
place même où il a été mis il y a plusieurs siècles. Comme tous les
cercueils de l'époque franque, il est plus étroit aux pieds qu'à la tête
et n'est pas taillé d'équerre. Cette forme irrégulière était aussi celle
des deux précédents. Au troisième tiers de sa longueur, le fond pré-
sente un trou percé avec intention. Cette particularité s'est maintes
fois rencontrée sur les tombeaux de cet âge. Nous en citerons des
exemplesi^
Mesuré au dehors, ce cercueil, dont l'épaisseur constante est
de 6 cent., nous a donné une longueur de 2", une profondeur de
0" 37, une largeur à la tête de 0" 73, et aux pieds de 0" 35. Le trou
était a 0" 77 des pieds.
Ces trois cercueils, hermétiquement fermés, n'avaient pas laissé
pénétrer dans leur sein de terre d'interposition. Ouverts parles
laboureurs , ils leur ont offert chacun trois squelettes parfaitement
intacts. Deux d'entre eux étaientplacés dans le sens même du tom-
beau, et le troisième dans un sens opposé. Dans chaque sarcophage
on a recueilli un petit pot de terre, avec couverte de mine de plomb
et décoré sur la panse d'ornements à l'estampilln. Ces vases ont la
forme pt le type do tous les vases mérovingiens.
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Vases mérovingiens^ de Dieppe, d'Envermeu et de Londiniêres,
(semblables à ceux de Gouville.)
La main inexercée des explorateurs improvisés n'a recueilli pour
tout ornement qu'une ou deux perles en pâte de verre et cinq ou six
perles d'ambre , puis un anneau de bronze auquel étaient attachées
deux chaînettes du même métal, d'une longueur de 0" 12 à 0" 15
chacune. Les mailles qui forment chaque chaîne sont grossièrement
faites , et, chose étrange , elle sont d'une forme irrégulière et d'une
grandeur inégale. Une d'elles a été plusieurs fois réparée. Il est cer-
tain qu'elles ont beaucoup servi , car l'anneau du milieu présente
à deux endroits différents des traces d'usure et de frottement. La vue
de ces creux démontre que les chaînettes se dirigeaient en sens
opposé et que l'une était placée en face de l'autre.
Nous ignorons complètement l'usage de cet anneau et do co»
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— s —
chaînes, duiit les analogues ont plusieurs fois apparu dans les
cimetières mérovingiens et saxons de la France et de l'Angleterre.
A présent, on nous demandera sans doute à quel peuple rapporter
ces sépultures? Nous n'hésitons pas à les attribuer à l'époque fran-
que et même à la période mérovingienne. Nous nous fondons dans
cette attribution: V sur la position du cimetière; 2° sur la matière
et la forme des cercueils; 3° sur les vases qui y ont été trouvés et les
autres objets qui y étaient déposés.
L'inhumation sur le penchant des collines est un des traits carac-
téristiques de la civilisation franque. nOlim^ dit Durand, de Mende,
veteres sepeliebantur in montibus , site in eorum medio , sive in radia-
bus (1). » Les faits les plus nombreux et les mieux observés sont
venus confirmer cette indication de l'histoire. Nous avons le choix
des preuves, et nous citerons dans la Seine-Inférieure les cimetières
de Londinières, d'Envermeu,* deLucy, de Parfondeval, de Neuf-
châtel, d'Ouville-la-Rivière , de Saint-Pierre-d'Épinay, près Dieppe,
de Bois-Robort, d'Eslettes, de Toufreville-sur-CrieU de Saint-Ger-
vais de Rouen, de Pourville, de Sainte-Marguerite-sur-Mer, de
Saint- Aubin-sur-Scie , d'Etretat, du Mont-Cauvaire, de Lamber-
ville; de Vattevile-sur-Seine et de Saint-Pierre-du-Vauvray dans
l'Eure ; de Miannay dans la Somme ; de Saint-Floxel à Bayeux et
Sainte-Geneviève à Paris (2).
(1) Durand, nationale divin, offic,^ lib. Vil, c. 35.
(2) La Normandie souterraine, 1" édition, p. 143-44-182,253,301, 341-42-
44; 2« édition , p. 43, 44, 45, 46, 47, 162, 206, 298, 305, 316, 404, 422,' 429-30-
32-33-35-41. — Sépidt. gauL, rom., franq, et normand., pap:e 132. — Mém. de la
Soc. des Antiq. de Normandie, t. XXIV, p. 326. — L'abbé Haignerc , Congrh
firrhf'oL de France ; Séances gin. tenues à Dvnkerque en 1860. t. XXIV, p. 287. —
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11 eu est de même à peu i)rès partout; uous ajouterous seulement
uu mot applicable à l'ancienne Austrasie. a Plus de dix cimetières
de l'époque franque, dit M. Ottman, se trouvent aux environs de
Fogny, commune de Breux, près Montmédy (Meuse), à la cime ou
sur le versant des coteaux les plu& culminants (1). »
Comme on le voit, notre première preuve se tire d'une coutume
frénérale. Arrivons maintenant à la matière et à la forme des cer-
cueils.
Nos trois sarcophages de Gouville sont en pierre de Vergelé , de
Saint-Gervais ou de Saint-Leu; en un mot de ce bassin de Paris, qui
dut fournir alors des milliers de cercueils, car il en a rempli toute la
Normandie. On ne saurait douter qu'il ne se soit fait à cette époque un
commerce considérable de ces auges qui ont toutes une forme sem-
blable et une provenance commune. Le commerce de ce temps dut les
apporter toutes faites, soit sur commande, soit pour le marché public.
Chacun les achetait pour les besoins de sa famille ou de son pays. Nos
routes , nos fleuves et nos rivières durent faciliter un commerce qui
fut très abondant du vi' au ix' siècle.
Ce fait n'est pas sans analogue, ailleurs que chez nous, dans l'his-
toire de cette période.
A cette même période franque où l'on attachait un grand prix à un
sarcophage de pierre, un atelier, un entrepôt et un marché s'établirent
Ed. Leblant, Insanptiùtis chrét. de la Gaule, t. !•% p. 278. — Ed. Lambert,
Méfn. de la Socdes Antiq, de Noi^mandie, t. XVII, p. 453. — Congrès archéoL
de France, année 1856, p. 242-44. — Bidlet. de la Soc. des Antiq. de Norm.,
année 1860, p. 51, 117.
(l) Ottman, Mém.de la Stfr. Ihnikcnfuoise , 18r)<)-57, p. 138-13. — Dovillo,
//#T. de /fofmt, 1810, l'* sôiic», p. '27}'.),
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— 10 —
aussi à Qiiarré'/h-Toittbejf, daas ie déparlement actuel de l'Yomio.
La pierre se tirait des carrières dites de Chatffjjrotard . à Dissangis.
et elle était travaillée par les tombiers de Quarré , où se trouvait le
dépôt. Outre les centaines et les milliers de cercueils que possèdent
encore aujourd'hui Quarré-lès-Tombes et les paroisses voisines, telles
queSergnieSy Saint-Branché, Saint-Brisson, Rouvray, Saint-André-
en-Morvan et Sainte-Marguerite (Yonne), Brèves et Clamecy (Nièvre).
on trouve des sarcophages de la même pierre à Auxerre, à Arles , c\
Vienne, à Lyon et à Saint-Kerre-PÉtrier d'Autun (1).
Nous avons la preuve de ces faits historiques non dans les livres
contemporahis, mais au sein de la terre et dans les monuments dont
elles est restée dépositaire. Pour notre seul département, nous pou-
vons citer la présence de cercueils de Saint-Leu et de Vergelé par-
faitement constatée en plus de vingt endroits. Depuis bien longtemps,
on les trouve à Rouen dans le cimetière Saint-Qet^ais, où ils appa-
raissent encore sous le sol et où nous les avons vus en abondance
en 1846 (2). Lillebonne en montre dans les fossés de son château, et,
en 1854, il en a été extrait un grand nombre du parvis de l'ancienne
église de Saint-Denis de cette ville (3). Dès 1744, on en remarquait à
Saint^Aubin-des^ercueils, où M. Pinel, du Havre, les constatait
encore en 1820 (4).
(1) Henry, Notice sur les tombeaux de Quarré- lès-Tombes , dans le
liullet, de la Soc. d'études d'AvalUm , 2* année , p. 59, 80.
(2) Im Norm. souterr., 1" édit. , p. 37-38 ; 2* édition , p. 45-46.
(3) Revue de l'Art chrét.^ t. IV, p. 431. — Quelq. particularités relat. à la
sépult. chrét. du moyen-âge , p. 8.
(4) Les Églises de l'arrondissement du Havre, t. II , p. 319-20. — Mém, de la
Sor.dpsAntiq.de Normand, A' XIV, p. \m. o\ t. XXIV, p. 321-22.
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— 11 —
Enregistrons plusieurs découvertes qui se sont faites sous nos
yeux. Des cercueils de pierre du bassin de Paris ont apparu à Sainte-
Mai^erite^ur-Meren 1822 et en 1840(1); à Pourville,près Dieppe,
en 1830 (^ ; au Mont-Cauvaire, en 1846 (3) ; à 8aint-Pierre-d*Epinay,
près Dieppe , en 1847 (4); à Eslettes, près Monville , en 1847 (5); à
Pavilly, en 1850(6); à Anceaumeville, près Clères, en 1851 (7);
à Ouville-larRivière , en 1854 (8); à Envermeu, en 1854 et en
1856(9); à Caudebec-lès-Elbeuf, en 1855 (10); à Biville-surwMer
(11) et à Cîolleville, près Fécamp, en 1856 (12); à Sigy et aux
(1) La Normand, souterr. V^ édition , p. 342 ; 2^ édition , p. 430.
(2) Guide du voyageur dans Dieppe et se$ environs^ édition de 1860, p. 115.
(3) La Normand. 90uten\, V* édition , p. 341 ; 2* édition, p. 429. — Bulletin
de la Soc. des Aniiq. de Normand., 1. 1*', p. 299.
(4) Revue de Rouen, muée IS47, p. 234-239. — la A^orm. ww^wr., 1" ôdit.,
p. 328-29 ; 2* édition , p. 407-414.
&) Deville , Revue de Rouen, année 1847, p* 770. — La Nortn. wuterr.,
V édition , p. 36 ; 2» édition , p. 43-45.
(6) Revue de Rouen, année 1860 , p. 653-54. — La Norm. souterr. 1" édition,
p.37;2'édîtion,p. 46.
(7) Revuede Rouen, année 1851, p. 191-92.— Au Norm. souterr., V^ édit.,
p.344;2"édition,p.429.
(8) La Norm. souterr., 2* édition, p. 435-36. — Sépult. gauL, rom„ franq.
et norm., p. 132-33.
(9) Sépult. gaul., rom., franq. et norm. , p. 169.
(10) Sépult. gaul., franq. et norm. , p. 110-113.
(11) BuUet. de la Soc. des Antiq. de Norm., 1" année, p. 115. — Sépult.
qml., rom . franq. et norm., p. 434. .
(12^ Srpfilt. gaul. )vm. franq. et Nonn- . p. 137.
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— 12 —
Authieux-Ratiéville, en 1858; à Lamberville , en 1859 (1); à Eta-
londes, en 1860 (2), et enfin à Gouville, en 1861.
Ces faits doivent suffire pour appuyer la thèse que nous avons
cherché à établir, et nous sommes certain que chaque jour la démon-
trera de plus en plus.
La forme de ces cercueils non parallélique et irrégulière, moins
large aux pieds qu'à la tête, est aussi un caractère qui appartient à
l'époque franque. Cette forme, en effet, est celle de tous les cercueils
que nous venons de citer.
Cercueil de pierre d'Ouville-la-Rivière (semblable à ceux de GouviUeK
Cercueil de pierre de Saint-Pierre-d'Épinay (semblable à ceux de Gouville)
Ce qui achève la démonstration , c'est la figure du couvercle , qu
est celle d'un toit de maison ou d'un dos d'âne. Cette particularité ,
(1) Bullet,delaSoc,d€sAûtiq,deNorm.,V^2Lnnée, p. 51.
(2) Bitflet, d(* la Soc, des Anttq. de Norm., I" annnée,p. 115.
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— 13 —
(jui n'apparaît guère qu'à la période franque , est également un des
traits différentiels de cette civilisation (1).
Couvercle du tombeau de saint Chalëtric de Chartres (vi« siècle).
(Couvercle comme ceux de Gouville.)
Enfin le trou pratiqué au fond du cercueil est aussi un détail par-
ticulier à ce temps. Cependant il n'existe pas partout ni dans toutes
les auges; mais on le trouve fréquemment, et nous le connaissons
peu à ime autre époque. Nous l'avons remarqué, notamment à Saint-
Pierre-d'Épinay , en 1847 (2); à Pavilly, en 1<S50(3); a Ouville-la-
Rivière, en 1852 (4), et à Sigy, en 1859.
Déjà cette particularité avait été observée en 1839, dans les cer-
cueils de Bénouville-sur-Orne ( Calvados) (5); M. Moutié, de Ram-
bouillet, l'avait reconnue à Vicq (Seine-et-Oise ) (6), ainsi que
(1) La Norm. souterr,, 1" édition , p. 29 ; 2* édition , p. 35-36.
(2) Revue de Rouen , année 1847 p. 233-36. — La Norm, souterr., P* édit.,
p. 223-28-29 ; 2* édition , p. 407.
(3) Revue de Rouen, année 1850, p. 654.
(4) Lft yorm. souterr.^ 2* édition, p. 436. — Sépidt, gauL, rom,, franq,
et non». , p. 133.
(ô) L'ahbé Durand, Mém. de la Soc. des Antiq, de la Norm,, t. XIl , p. 330.
(G) A Moutié. — Bulletin du Comité de la Langue , de r Histoire et des Arts
dé» la France, t. Il, p. 230. — Im Norm, sonferr,, V édit., p. 323: 2* édit.,
[.. 407-408.
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- 14 -
M. Manière, à Dreslincourt (Somme) (1), et M. le vicomte de Pîbrac,
à Verdes (Loiret) (2). M. Corrard de Bréban l'avait également cons-
tatée dans les tombeau:)^ mérovingiens de la Champagne (3.) Enfin ,
M. de Caumfont disait au congrès archéologique de Poitiers, en 1843,
que « plusieurs tombeaux visités par lui dans le nord de la France
avaient des trous d'écoulement tantôt au fond , tantôt latéralement ,
mais toujours à la partie inférieure du corps (4). »
Les vases, par la forme , par la matière , par la couverte et les or-
nements en creux, sont surtout démonstratifs de l'époque franque ;
ils ressemblent à ceux de Dieppe , d'Envermeu , de Londinières ,
d'Ouville, d'Etretat et de tous les cimetières francs , non-seulement
de la Seine-Inférieure et de la Normandie , mais même de la France ,
de la Suisse et de la Belgique (5).
Les perles de verre et d'ambre sont communes dans les sépultures
de ce temps. Nous avons rencontré des perles d'ambre semblables à
celles de Gouville dans les cimetières mérovingiens de Martin-
Eglise, de SaintrAubin-sur-Scie (6), d'Ouville-lar Rivière (7), d'En-
vermeu et de Londinières (8). La perle d'ambre n'était pas seulement
(1) Mazière, Bullet. de la Soc. des Antiq, de Picardie, année 1859,
n«3, p. 110-111.
(2) De Pibrac, Mém. sur les Ruines galUhram. de Verdes , p. 29 et 31 , et
Mém. de la Soc. d'Agric, Sciences, etc., d'Orléans, t. III.
(3) Corrard de Bréban , Congrès archéol. de France; Séances tenues à Troyes
en 1853. — LaNorm. souterr. , 2" édition , p. 408.
(4) DeCaumont, Bulletin monumental^ t. X, p. 166.
(5) Archéol. céramique et sépulcrale , p. 12, 14, et VP Tableau.
(6) La Norm. souterr. , 2* édition p. 434.
(7) Sépult. gaul,, rom., franq. et norm. , p. 146.
(8) Im Norm. souterr., 1" édition , p. 230-32-268; 2« édition , p. 272-76. —
Sépult. gauL, rom., franq. et norm. , p. 145.
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~ 15 —
uii ornement prodigué à cette époque ; c'était aussi^ dans les idées de
DOS pères, un talisman pieux et une amulette religieuse, u Que nulle
femme, disait saint Ëloi à ses peuples, ne suspende de F ambre à son
wî/(l).)) Cette parole, annoncée d'abord aux populations d^Beauvaisis,
était répétée par saint Ouen, de Rouen, aux populations de la Neustrie
juste à l'époque de nos sépultures.
Mais les deux objets qui méritent de fixer notre attention , sont les
chaînettes et l'anneau dentelé. Les chaînes et les aimeaux sont assez
communs dans les sépultures franques, nous allons en donner quel-
ques exemples.
A plusieurs reprises nous avons rencontré des chaînettes de fer et
Chainette en bronze d'Envermeu.
de bronze à Londinières (2) et à Envermeu (3). Malheureusement,
-it-
»8 *
Chaînettes avec anneau en bronze de Londinières.
nous n'avons pas observé si elles se trouvaient sur des hommes ou
sur des femmes. Mais à Saint-Aubin-sur-Scie , en 1854, nous sommes
(1) Vie de saint Él(n, évéque de Noycn, par saint Ouen , évéque de Rouen,
trad. de Ch. Barthélémy, p. 169. — La A^orm. «mffrr., 2* édition, p. 434.
(2) La Norm.$outerr.. 1" édition, p. 233-34-; 2^ édition, p. 274, pi. XIII,
fiîr.8.
i3) Ln Norm. mftter.^ 1" édition , p. 282.
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— ]0 —
certain d'en avoir recueilli une sur une leninie qui avait un collier de
perles d'ambre et de pâte de verre (1). A Conlie (Sarthe), on a cru
reconnaître une femme dans le sujet qui portait une chaînette de
bronze (2). J^ Rev. Faussett affirme positivement avoir rencontré
une chaînette de fer sur une femme saxonne du cimetière de Siberts
wold-Down (Kent) (3).
M. Héré, de Saint-Quentin, signale également une chaînette de
cuivre et un anneau parmi les antiquités mérovingiennes exhumées ,
en 1858, des sépultures de Montiscourt-LizeroUes (Aisne) (4). M. de
Gerville en mentionne une autre dans un sarcophage de Couvert,
près Baveux (5). M. l'abbé Durand en parle également dans le
procès-verbal de ses fouilles de Bénouville-sur-Ome (Calvados) (6),
1835^6. M. Tabbé Haigneré cite une chaînette de cou en bronze et
d'un travail très délicat aperçue, en 1858, à Echinghen (7), près
Boulogne. M. Baudot en figure deux sur les magnifiques planches du
cimetière burgonde de (^harnay (Saône-et-Loire) (8). M. Lalun m'a
(1) La IVonn, souterr.^ 1'* édition , p. 345 ; 2* édition , p. 434.
(2) DesBerryes. Bullet. monumental ^ t. V, p.323.
(3) Faussett, Inveniorium gepulchrale , p. 296, pi. XV, fig. 25. — Sépult.
gauL, rom., franq, et norm., p. 267.
(4) Hcré, Mém, de la Soc. acad. de Saint-Quentin, 3* série, t. 1*' , p. 370,
pl.D,%. D.
(5) De Gerville, Mém. de la Soc. desAntiq. de l'Ouest, t. II, p. 195-96, et
Essai sur les Sarcophages»
(6) L'Abbé Durand , Mém. de la Soc. des Antiq. de Normandie, t. XII,
p. 324.
(7) L'Abbé Haigneré , Congrès archéologique de France : Séances tenues à
Dunkerque en 1860, t. XXIV, p. 293.
(8) H. Baudot, Mém. sur ia sépult. des Barbares de l'époque mérovingienne,
pi. XV , fig. 1 et 2, dans les Mémoires de la Commiss. des Antiquités de la Côte-
d'Or. t. V.
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— 17 —
envoyé dos mailles d'une chaînette trouvée à Saint-Martin de Lou-
viers en 18G(). Enlin, les sépultures ripuaires de Selzen et de Colo-
jnie en ont donné à M. Lindenschmit, de Mayence(l), et à M. Roach
Sniith , de Londres (2), ainsi que celles de l'Allemagne à
M. Wilhelmi (3), et celles de la Suisse et de la Savoie à M. (xosse,
de Genève (4).
Si les chaînes sont fréquentes, les anneaux dentelés le sont beau-
coup moins, sans être pour cela introuvables. Nous en connnaissons,
on eflfet, deux exemples, Tun en France et l'autre. en Angleterre.
I^e premier nous est apparu à Caudebec4ès-Elbeuf, en 1855. L'an-
neau provenait d'un cercueil mérovingien trouvé près de l'église ,
lequel contenait, outre des perles de verre , un cure-oreilles et un
cure-dents, une boucle en bronze et deux jolies fibules en argent et
or, ornées de filigranes et montées de verroterie. Quatorze dents dé-
coraient le cercle de Caudebec (5).
Anneau dentelé en bronze de Caudebeo-lès-Elb«M:f (I8i5).
(1) Lindcnschmit , Dos Germanische todtenlager, bei Selzen, p. 25. —
Roach Smith, Collectanea antiqua , vol. II, pi. LVI.
(2) Roach Smith, Collectanea antiqua, vol. II, p. 147, pi. XXV, fig. 10.
(3) Wilhelmi , Beschreihung der Wierzehen alten deutscken todtenhugel .
taf . IV , n» 12.
(4) Crosse, SuiteA la Notice sur d'anciens Cimetières, p. 14, pi. lîl, ftp. 1'^'-
VI -22.
(5) Sêpnlt, qanL, rom,, franf/.et norm. , p. 115.
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— 18 —
Le second échantillon a été trouvé par notre ami M. Wylie , dans
une sépulture saxonne de Fairford, près Glocester , en 1851 (1).
L'anneau de Fairford avait onze grains qui étaient doubles
Nous restons incertain sur la destination de ces sortes de pièces.
Telles sont les principales observations que nous a suggérées la
découverte de Gouville. Nous eussions pu également faire ressortir
Torientation exceptionnnelle des cercueils (Nord et Sud), exception
fréquente à l'époque franque, ainsi que la superposition de plusieurs
corps dans le même cercueil, autre particularité commune à ce
temps de barbarie et contre laquelle les Conciles protestaient en
vain. Mais nous croyons devoir nous arrêter pour ne pas fatiguer le
lecteur.
Nous ne doutons pas que la Côie-ata-Prêtres ne renferme d'autres
cercueils et d'autres sépultures. Déjà, il y a dix ans, on en a ren-
contré de semblables avec vases ,. ornements et armures. On nous
a assuré aussi que sur d'autres points du champ , la charrue du
laboureur talonne des pierres qui pourraient bien être tumulaires.
En un mot, nous croyons que Gouville possède un cimetière franc
qu'il serait intéressant d'explorer. Nous aimons à croire que M. le
comte de Germiny, ami de nos antiquités nationales , voudra lui
faire dire son dernier mot dans l'intérêt du pays et de l'histoire.
L'abbé COCHET.
(48) Wylie, Fairford qi^avea . pi. V, fig. 7. — Sépult. gaul,, rorn. et luyrni..
p. 115.
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LE MENDIANT.
CONTE FANTASTIQUE.
Fritz était le garde-chasse favori du comte Henri de Koniggratz
en Bohême, et en cette qualité il habitait au beau milieu de la forêt ;
une sombre forêt d'Allemagne pleine de chênes» de sapins, de fon-
drières et de halliers, une haute futaie fourmillante et inextricable.
Sa maison, située dans une clairière, était entourée de murs et fer-
mée comme une citadelle. Ily demeurait toute Tannée avec Marthe,
sa femme, la seule créature qu'il aimât, fumant quand il ne chassait
pas, chassant quand il ne fumait pas, et faisant quelquefois les deux
choses ensemble.
L'âpreté du lieu avait réagi sur lui ; déjà fort brusque en arrivant,
il était devenu à la longue aussi brutal et aussi sauvage que les
sangliers ses voisins.
Quand le comte voulait faire une battue dans la forêt, il faisait pré-
venir Fritz. Au jour fixé, celui-ci se mettait en route dès l'aurore ;
mais, si loin qu'il allât, il fallait qu'il fût de retour au logis le soir.
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— 20 —
C'était une fantaisie du comte Henri de vouloir qu'on se tînt chez soi
la nuit. Il ne fallait pas, disait-il, troubler dans leurs fêtes nocturnes
ces légions d'esprits invisibles: elfes, lutins, gnomes, farfadets,
qui hantent nuitamment les vieilles forêts d'Allemagne. Fritz obéis-
sait rigoureusement à cette singulière injonction; il y a plus, elle
lui é»ait agréable, car tout garde-chasse et tout Allemand qu'il fût,
peut-être bien même à cause de ces deux qualités réunies, Fritz était
hardi vis-à-vis des braconniers, mais poltron à l'endroit des sorciers
et des esprits.
Un matin que , suivant l'ordre qu'il avait reçu de son seigneur,
il partait pour se rendre à une grande chasse , il rencontra à une
demi-lieue de sa maison, au milieu d'un sentier tortueux, un
misérable mendiant tout déguenillé qui lui demanda l'aumône.
Chose rare qu'un mendiant dans la forêt ! Jusque-là Fritz n'en avait
jamais vu. 11 reçut celui-ci rudement. — Que fais-tu là, toi? tu m'as
tout l'air d'un braconnier ou d'un voleur : va-t-en ! — Le mendiant
ne bougea pas. — Est-ce que tu ne m'as pas entendu? — Le men-
diant fit quelques pas en arrière et le garde passa en grommelant.
Après ime demi-minute de marche, il se retourna. Le mendiant s'é-
tait de nouveau placé au milieu du sentier, son feutre gras sur
l'oreille et un énorme rotin sous le bras. Il ricanait insolemment.
Le garde-chasse devint rouge de colère ; d'un mouvement subit, il
épaula sa carabine et fit feu.
Fritz avait ajusté à la poitrine, et Fritz ne manquait jamais sou
coup ; aussi fut-il étonné, stupéfait, abasourdi et honteux quand il
vit l'inconnu à la même place et dans la même position narquoise.
La seconde volée de plomb partit sans qu'il y songeât; elle ne
réussit pas davantage. Ecumant de fureur, Fritz prit son fiisil par le
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— 21 —
caaon et courut sur le mendiant : alors décidément celui-ci se mit à
fuir. Il se perdit au milieu des broussailles. Le garde-chasse allait le
poursuivre ; une voix étrange se fit entendre : Fritz, prends garde
à l'Esprit des bois ! Il s'arrêta interdit. Son chien Wolf s'était
élancé en avant, on l'entendit pousser un cri aigu, puis il reparut
tout saignant et tomba mort aux pieds de son maître.
Fritz ne s'arrêta pas à fouiller les buissons : ce mendiant qui par-
lait de l'Esprit des bois, cet être que deux coups de feu n'avaient pu
atteindre l'avait fortement étonné, il n'était pas certain de n'avoir
eu affaire qu'à un homme. Après s'être assuré que son chien ne
vivait plus, honteux de l'espèce de terreur qu'il ressentait, il se dit,
comme excuse, que le comte Henri aimait la ponctualité, et que s'a-
venturer à poursuivre un adversaire qui s'enfuyait, c'était s'exposer
à arriver trop tard auprès du maître. En raisonnant de la sorte, il
avait repris son chemin .
Le comte Henri n'était pas encore au rendez-vous; une fanfare
l'annonça bientôt. Il arriva, fièrement monté sur un cheval bai-
brun; il était suivi de ses amis, de ses piqueurs et de la meute
aboyante.
La chasse fut menée ardemment; toute la journée, les échos de la
foret retentirent du hennissement des chevaux, de l'aboiement des
chiens, des éclats du cor, de la détonation dçs armes à feu et du
hourra inexprimable des chasseurs. — En avant ! en avant! taïaut !
taïaut ! alerte ! — Et tout à coup, dans un lieu désert il n'y a qu'un
instant, les voilà qui passent comme une trombe.
Le hasard voulut qu'on se dirigeât vers le point où le garde-chasse
avait rencontré le mendiant. Tous les buissons environnants furent
ti^versés, fouillés, saccagés, broyés par la meute ; Fritz lui-même
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— 22 —
entra dans le buisson qui avait servi de refuge à l'inconnu ; il n'y vit
rien de plus extraordinaire qu'ailleurs; mais Fritz, depuis le matin,
était profondément soucieux : cet examen ne le dérida pas.
A la halte qu'on fit pour manger, il raconta son aventure. Le
comte était parmi les auditeurs, il secoua mélancoliquement la tête.
Mauvaise affaire, dit-il, cet-être là n'est pas un simple fils d'Adam,
— Bah ! repartît l'un de ses amis, écoutez-vous Fritz ? Il a épousé
une sorcière, de sorte qu'il croit toujours voirie diable. Ilamaltiré,
voilà tout. Fritz sourit, mais du bout des lèvres ; il éprouva le besoin
de s'étourdir à même le vin de Tokay et le kirschenvïrasser du
comte. Après en avoir bu une raisonnable quantité, il finit par perdre
la peur, et, ce qui arrive aux plus poltrons, il fut bientôt le premier
à plaisanter de sa rencontre.
La chasse finit à la chute du jour. On avait forcé deux cerfs, tué
six loups et abattu un sanglier. Fritz, prenant congé du comt-e, se
mit en devoir de regagner son logis. Cliemin- faisant, il voulut aller
visiter quelques terriers de renard où il se promettait de Mve pro-
chainement passer un petit basset à jambes torses; entrant ensuite
dans une vente nouvellement livrée, il s'arrêta à en compter les plus
gros arbres; enfin il fit l'école buissonnîère.
La nuit s'avançait d^jà, on était en septembre, l'air avait été lourd
toute la journée, et à l'heure du crépuscule de gras nuages d'im gris
plombé étaient venus envahir le ciel. Un large écloîr sillonna l'ho-
rizon, un tonnerre lointain se fit entendre. Fritz, encore chaud de
ses libations, ne s'inquiétait point du temps; peu à peu, toutefois, l'o-
rage se rapprochait. Le ciel devint tout à fait noir, le tonnerre
commença à gronder bruyamment, les éclairs se succédèrent de
plus en plus rapides. La foret avait changé d'aspect, elle avait pris
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^ ^s —
quelque chose de lugubrement solennel : les oiseaux se taisaient, le
feuillage était immobile. Il y eut un instant d'attente, puis de grosses
gouttes de pluie tombèrent çà et là sur les feuilles, un bruit soudain
descendit d'en haut comme si le vent eût secoué la cime des arbres;
enfin le tourbillon se déchaîna. Tonnerre, éclairs, vents conjurés,
pluie compacte mêlée de grêle; ce fut une convulsion terrible, un
déchirement formidable et permanent ! Le ciel était de feu et d'eau,
l'air était plein d'une vapeur sulfureuse. En un clin-d'œil, la forêt fut
inondée , les chemins creux se changèrent en torrents et les terrains
mouvants devinrent des fondrières.
Fritz se tenait serré contre un arbre, un coup de foudre l'avait
presque aveuglé; il était mouillé jusqu'aux os, il songeait à sa
femme, à sa maison, il éprouvait un malaise indéfinissable. Tout
à coup, il se sentit saisir par derrière et liera l'arbre qui le soute-
nait ; il se retourna et se vit face à face avec le mendiaut, figure
sinistre et menaçante ; blême de terreur, il ferma les yeux, s'aban-
donnant à la destinée.
Dans le demi-anéantissement où il se trouvait, il crut entendre
prononcer son nom, machinalement ses paupières se rouvrirent.
Devant lui s'agitait une multitude de spectres bizarres, les uns
rouges comme un feu ardent, effilés et mobiles comme la flamme,
les autres plus verts que la première feuille de mai et pourvus de
longues ailes membraneuses, d'autres encore aussi noirs que la
suie, pesants et informes comme des moellons. Il y en avait de
toute nature et de toute couleur: blancs comme l'argent, jaunes
commftl'or, bleus comme l'indigo, opaques conune le grès, transpa-
rents comme le cristal. Tout cela remuait, fourmillait, sautait, ram-
pait, so heurtait, s'enlaçait, se fuyait et se combattait tour-à-tour.
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-- 21 —
De temps en temps, quelques-uns, se détachant des groupes, venaient
harceler le pauvre garde-chasse, lui jeter de la boue au visage.
Le mendiajit, morne fantôme, présidait à cette fantasmagorie.
L'orage continuait toujours, le vent hurlait à faire frémir, à droite et
à gauche des arbres craquaient et tombaient. Sous la pluie battante,
à la lueur d'un ciel en feu, ce troupeau de spectres qui fatiguait la
broussaille effarée était épouvantable à voir. Chaque fois que s'é-
teignaient les éclairs, dans l'obscurité profonde qui suivait, toute
la cohorte poussait un cri sauvage; alors Fritz pentait ses dents
claquer de fraj^eur. Que n'étail^il dans une large plaine , au grand
soleil, seul contre vingt bandits, il se fût estimé heureux ! Il n'était
pas dévot, le garde-chasse; il fréquentait peu les églises, il obser-
vait fort mal les jeûnes, mais nul n'aurait su calculer combien de fois
il se recommanda à la Vierge et aux saints, combien il promit de
neuvaines pour obtenir sa délivrance .
Vers minuit et demi, l'ouragan cessa tout à coup, les spectres dis-
parurent. Fritz, tout doucement, essaya de se remuer ; il s'aperçut
que rien ne le retenait plus à l'arbre. Sa joie fut celle d'un prison-
nier qui s'évade; la carabine à l'épaule, il se remit bien yitç en
marche. ,. .'
Ses jambes étaient jrestées .solides, mais il avait l'esprit, chance-
Ijant,, il .tournait péniblemçi^t dans^un cercle d'idées obtuse^* Tout
lui pfiffaissait nouveau et étrange; la feuille, des arbres, l'herbe des
^entiers, le vent affaibli qui souffla^t^ les nuages qui couraient dans
le ciel. Un. ver-luisant qu'il rencontrai,t, une branche qui l'accro-
chait au passage suffiraient .p<?\ir le faire tressaillir. Quoiqu'il sût la
forêt par cœur, il ne pQUVfl,it s'y reconnaifro ; il se hâtait à l'aven-
ture, sans savoir où le portaient sos pas.
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Après une course de vingt minutes dans un sentier tortueux, il
;uTiva à un large carrefour. Cinq chemins droits comme la flèche y
aboutissaient. Ils s'ouvraient en éventail, le premier vers le nord,
le second vers le nord-est, le troisième vers l'est, le quatrième vers
le sud-est et le cinquième vers le sud. Fritz tourna plusieurs fois
sur lui-même , puis, se décidant au hasard, prit le chemin qui allait
au nord.
Ce chemin s'étendait à perte de vue, les rayons de la lune, qui se
montraient de temps en temps, en éclairaient le tracé blanchâtre. Le
garde-chasse s'arrangea pour une longue marche. Il y avait fait
environ cent pas, quand il le vit changer de direction et se cour-
ber lentement vers l'ouest. Stupéfait , il s'arrêta ; alors le chemin
se redressa peu à peu ; il se remit à marcher, le chemin fit une courbe
vers l'est. Poursuivre eût été s'égarer à coup sûr et donner dans un
piège peutêtre; Fritz, la tête basse, revint au carrefour.
Quatre chemins restaient à choisir: Fritz prit le second, celui qui
rayonnait vers le nord-est. C'était ime belle chaussée ferrée, pour-
Mxe de bornes milliaires et qui semblait avoir été parcourue par de
lourdes voitures de roulage; de place en place, on y apercevait,
comme sur nos grandes routes, des amas symétriques de cailloux.
Cette chaussée paraissait inébranlable; quelques minutes après
l'entrée de Fritz, elle conunença à se mouvoir par ondulations laté-
rales; ensuite elle se replia sur elle-même et, s'enroulant comme
autour d'un axe, se montra bientôt plus tordue que la coquille d'un
limaçon. Le garde-chasse ouvrait de grands yeux, une sueur froide
mouillait son front et ses reins. 11 reparut tout pâle au carrefour.
La route do l'est avait quoique chose d'engageant ; oUe était
d'une largeur extraordinaire, bordée sur ses deux côtés d'une
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— 20 —
double allée de vieux chênes, comme l'avenue d'un château sei-
gneurial, et revêtue dans son milieu d'une épaisse couche d'un
gazon fin qu'on eût cru semé demain d'homme. Le soucieux Fritz
laissa échapper un sourire d'espoir, son visage se rasséréna; il lui
sembla entrevoir de loin les mura d'un noble et antique manoir où
glapissaient, dans des cuisines souterraines, les lèchefrites et les
marmitons. Il ne songeait ni au milieu ni à l'heure. Enfonçant sa
casquette sur ses yeux et rejetant sa carabine en arrière, il s'avança
d'un pas délibéré. Hélas! encore une déception! A la quatrième
enjambée, le chemin s'ébranla sous ses pieds, se brisa à angles aigus
comme les murailles d'une ville de guerre, puis forma un losange de
grande dimension, dont l'une des pointes s'appayait au carrefour.
Le quatrième chemin était tout proche : Frite y entra tout aussitôt.
Ce n'était pas à proprement dire une route, mois bien une ravine
rabotteuse au milieu de laquelle coulait un ruisseau peu profond,
dont, çà et là, le cresson tapissait les bords. Fritz se mit à marcher
à grands pas. 11 s'attendait à quelque transformation nouvelle ;
aussi ses yeux restaient-ils constamment fixés sur la partie la plus
éloignée du chemin. Un quart d'heure s^écoula sans accident,
mais tout à coup il perdit pied et tomba. La lune venait de so cacher,
de sorte qu'il ne pouvait savoir où il était; il se sentait rouler sur la
pente d'un versant rapide et s'efforçait de se retenir sans le pou-
voir. Une broussaille mêlée d'épines lui déchira le visage ; il la bénît
et s'y accrocha des deux mains : il était temps. A quelques centi-
mètres de ses pieds miroitait un étang verdâtre, où il devait inévita-
blement tomber sans la broussaille inattendue. Sa carabine et sa
casquette allèrent s'y perdre l'une après Tautre. Fritz remonta péni-
bl<»mont jusqu'au ravin.
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I — 27 —
Le pauvre homme ne respirait plus, sa poitrine était comme ser-
rée dans un étau ; il avait le corps meurtri, les mains et le visage ei;i
sang, il frissonnait; de grosses larmes roulaient dans ses yeux. Il
se prit la tête à deux mains en s'efforçant de raffermir sa raison ;
mais Tavenir, conmie le passé, ne lui apparaissait plus qu*à travers
un brouillard; quant au présent, il se composait de deux choses : la
grande forêt toute pleine d'embûches et cet étang morne où il avait
failli tomber.
Machinalement, ses pieds se remirent en route ; il se retrouva au
carrefour avant même d'y avoir songé. Arrivé là, il se coucha par
terre et donna carrière au désespoir. Est-ce bien moi, se disait-il,
moi, la terreur des braconniers, perdu dans cette forêt que je croyais
connaître à fond! Après la période d'abattement vînt une période
d'agitation et de frénésie. Fritz se leva, s'arracha les cheveux, se
démena avec fureur. Je resterais ici, s'écriait-il, caché, tapi comme
un lapin! non! je veux aller en avant, je veux courir au-devant du
danger. Que l'enfer se lève contre moi s'il veut, je périrai, mais
je ne céderai pas.
Les quatre premiers chemins s'étaient refermés, le cinquième
restait seul; le garde s'y précipita tête basse, sans carabine et sans
casquette, comme un lutteur qui court sur son ennemi. Il ne tarda
pas à rencontrer le sien: le mendiant était au milieu de la voie,
inunobile et comme l'attendant. C'est contre lui qu'il se jeta. Le
choc fut brusque, décisif; du coup Fritz alla rouler sur la terre,
évanoui et le front saignant. Il semblait s'être heurté contre un
tronc d'arbre.
Combien de temps resta-t-il ainsi, on Tignore. Quand il rovint A
lui, SOS idées ordinaires avaient ropris l(Mir murs, il ('tait calmo.
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— 2H —
presque joyeux ; il savait où il se trouvait, sa route ne l'embarras-
sait plus. Il se dit qu'enfin il allait rentrer chez lui, revoir sa femme,
fumer sa pipe, s'asseoir, se délasser, souper, se fourrer dans les
couvertures. Sa saignée bizarre l'avait rafraîchi, il se sentait
presque un esprit fort. De tous les événements de la nuit, ,pas un
seul, sauf l'orage, ne lui semblait réel: il s'était enivré de kirsch
et il avait été le jouet de son imagination échauffée . Quoiqu'un peu
faible, il se leva résolument, lava son front dans une flaque d'eau
voisine, et, se bandant la tête de son mouchoir, il prit sa route en
chantonnant.
Le ciel était pur, la lune brillait, la forêt pleine de parfums
avait une sérénité grandiose ; quelques oiseaux, avant-coureurs du
matin, commençaient à siffler sur les branches. Après la tourmente
de la nuit, c'était jouissance de se promener à cette heure; mais le
garde pensait à sa femme et se hâtait.
Fritz est enfin au terme de sa course, le voici arrivé ou peu s'en
faut; il voit les murs blancs de sa maison, il entend la girouette
grincer au vent, il aperçoit la lumière briller à une fenêtre: c'est la
lampe de Marthe, de Marthe qui veille et qui l'attend. — Brave
femme, elle ne s'est pas couchée ! — Il presse la marche, il frappe
à la porte extérieure, rien ne bouge; il frappe encore, le chien de
pfarde aboie, personne ne vient ouvrir; il redouble, le chien hurle et
secoue sa chaîne, même silence dans la maison. Inquiet, il fait le tour
de l'enceinte, puis il s'arrête et réfléchit; enfin, des pieds, desmains,
il escalade le mur, il entre. Marthe est assise, son tricot dans les
mains ; elle dort. Fritz pousse un long soupir dejoie. Marthe, révoillo-
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— 29 —
loi, dit-il eu s'approchant, tu m'as fait pour. Marthe garde son
sommeil de plomb. Fritz la touche, elle ne le sent pas; il la secoue,
elle ne résiste pas; il la regarde, elle est blanche comme la cire ; il
taie ses mains, elles sont raidies et glacées par la mort.
Pascal MULOT.
a*f83*=
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PAYSAGES
BT
PROFILS RUSTIQUES DU BRAY NORMAND.
I.
LES CHAMPS. — PIOT-LOUIS.
Cette année, le mois de septembre a été fort beau, du moins s'est-
il montré tel dans les campagnes qui forment le bassin de la Bresle,
et où je vais prendre ordinairement quelques jours de repos bien
gagnés. Ce n'est pas trop d'affirmer que le temps était magnifique.
Les vastes marais d'un beau vert qui, comme un velours mobile et
changeant, caractérisent les deux rives de la Bresle, depuis Nesle-
l'Hôpital jusqu'aux environs de la mer, n'avaient jamais été plus
riches, même du temps où les pieux monastères de Blangy, de
Sery (1) et d'Eu, s'en partageaient la récolte et en affectaient le
produit à la fondation et à l'entretien d'hôpitaux qui existent encore.
Bref, au dire des cultivateurs, les regains, cette année, valaient une
(1) C'est dans cette abbaye, aujourd'hui transformée en fQature, que Tho-
mas Corneille rendit hommage à la beauté des sites delà vallée de Bresle
{Dictionnaire géographique, tome l'O.
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— 31 —
première récolte. Quant aux champs proprement dits, — lesgue-
rets d'autrefois, — ils avaient été eu grande partie dépouillés do
leurs orges et de leurs blés par l'empressement heureux de leurs
possesseurs. Mais bien des sillons portaient encore leurs avoines;
les regains des trèfles et des luzernes tapissaient encore, çà et là,
les petits héritages; tandis que, sur d'autres points, les troupoîiuK
de vaches et de moutons et quelques chevaux fatigués des derniers
labeurs, paissaient les restes encore abondants de la desserte
d'août.
Déjà les labourages avaient recommencé dans plusieurs contrées,
quand d'un autre côté il n'était pas trop rare, quoique ce fût l'excep-
tion, de rencontrer à la chute du jour, dans quelque chemin creux,
une voiture chargée des dernières moissons de blé , que la situation
du sol ou quelque autre motif avait retardées jusqu'à ce moment.
Ce n'est pas un spectacle sans intérêt que la marche lente de cette
immense charrette couverte d comble des dernières gerbes de blé
mûr, roulant depuis le champ où on l'a recueilli jusqu'aux portes
de la grange où l'attend le batteur. Quatre et parfois six forts che-
vaux la traînent le long des sillons vides. Sur le haut de la pyramide
des gerbes, toute l'escouade àesaôuieux (1) s'est juchée et se main-
tient par un miracle d'équilibre. Tous, hommes, femmes et enfaaits
s'y trouvent confusément groupés daxis des attitudes diverses. Quel-
ques-uns ont en mains la bouteille et le verre traditionnels; d'autres
chantent; ceux-ci sommeillent, vaincus parla fatigue d'une journée
(1) Moissonneurs qui font Taoût. On appelle cette dernière journée la tarte^
par allusion à un souper de clôture dans lequel figure une pâtisserie particu-
lière.
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— 32 —
de hâte; ceux-là crient; et tous ces bruits, grincement do roues,
claquements de fouets, chansons à boire, produisent, au milieu des
solitudes rustiques, une exceptionnelle animation.
Ces aoûteux ne sont certainement pas aussi élégamment drapés ,
aussi artistes que ceux de Léopold Robert : le bonnet de coton des
honunes, la calipette (1) des femmes de la vallée de Bray ne tente-
raient guère que quelques peintres de notre école trop réaliste qui
affectionne le hâle du teint, la pose vulgaire, la forme négligée du
vêtement et les exagérations de la musculature. Mais telle qu'elle est,
cette marche triomphalement cahotante a bien le cachet qui convient
aux joies simples et prosaïques de ces rudes abatteurs d'épis.
Je prenais plaisir à me rendre, de très bonne heure, dans la
campagne, sans but déterminé, uniquement pour jouir de ces mille
scènes imprévues qui, aux champs, par une belle journée, sont les
véritables bonnes fortunes du citadin asservi à la règle. C'est dans
une de ces excursions matinales que j'ai recueilli le petit épisode
auquel je consacre cette page.
J'avais dépassé le Calvaire et remarqué la grande amélioration
que procure aux anciens paysages de mon enfance la nouvelle
route de Bolbec à Blangy, longue de 120 kilomètres, de laquelle
notre petite ville apparaît sous un aspect riant et pittoresque, avec
sa ceinture d'eaux pures, de collines et de forêts. On ne saurait croire,
du reste, combien, aux yeux des habitants de ce pays perdu, la
construction de cette route a placé haut la puissance des ingénieurs
des ponts et chaussées. Pour nos bons paysans de la Bresle, si long-
temps déshérités même de chemins vicinaux, ces honorables fonc-
(1) Bonnet d'indienne doublé ot piqué. Ca])etta^ s^mi.
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— 33 —
liounaires sont, depuis lors, quelque chose qui tient le milieu entre
rhoinme et la fée....; mais revenons. Un peu plus loin, un charre-
tier mettait en mouvement ses chevaux pour le labourage d'un coteau
escarpé. Un gamin en sabots, tête nue, brillant de santé et d'insou-
ciance, sinon de propreté, poussait deux vaches à l'aide du bruit
retentissant de son fouet, instrument qui, pas plus que certain
eiistache suspendu à sa blouse, ne le quitte jamais; ce même fouet
dont l'usage abusif aux' premières heures du jour a bien souvent
irrita le chasseur, sorti pour surprendre, avant son grand lever, quel-
que compagnie de perdreaux. Ici, comme partout, les petits sont
charmés de posséder quelque chose qui rehausse leur importance.
Que de gens dans le monde passeraient inaperçus s'ils ne savaient
trouver l'occa-sion de faire claquer leur fouet ! . . . .
Plus loin encore, à demi-cachée derrière un nâfe«w (on appelle ahisi
une dépression de terrain en friche, reliant deux plateaux d'inégale
hauteur), une vieille femme, économiquement vêtue de grosse toile,
était penchée sur un sillon où elle arrachait péniblement des pommes
déterre. Dans son travail absorbant, et commencé si matin, cette
pauvre femme me rappela l'^wm^/M/^ elle-même , qui, chassée du pa-
radis terrestre, fut condamnée à arroser la terre de ses sueurs, pour en
obtenir l'aliment de sa vie et de ses souffrances.
De pas en pas et de réflexions en déductions, je m'étais égaré. La
campagne était solitaire et je ne savais trop comment retrouver cer-
tain chemin qui devait me conduire à Grande-Vallée (il se tattache à
ce hameau ime histoire de récolte de faine que j'aurai l'honneur de
de vous raconter plus tard), lorsque mon attention fût attirée par une
voix enfantine dont l'auteur ne devait pas être éloigné, bien que je
ne Taperçussp pas.
3
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— 34 —
Cette voix criait, sur un mode lent et aigu, dont le voisinage des
grands bois comme celui de la mer explique Tusage :
Hé !.. . Piot Louis. . . hë ! Piot Louis. . . !
L'appel était fait d'abord dans le ton simple; une seconde, une
troisième fois la voix le répéta; puis, elle devint plus pressante. Il
paraît que la réponse n'arrivait pas; car la voix prit alors un ton
plus strident qui dénotait tout à la fois la surprise et une sorte d'in-
quiétude :
Hé! Piot Louis!... Piot Louis!!...
Pas de réponse encore.
Je ne voyais rien, mais je m'étais arrêté et j'écoutais attentive-
ment Au bout de quelques minutes, que le petit Stentor avait sans
doute employées comme moi à interroger tous les points de l'horizon
et à attendre une réponse, la voix recommença, cette fois, tout à fait .
impatiente et voilée. On sentait qu'il y avait des pleurs dans cette
nouvelle et suprême évocation:
Hé! Piot Louis!... hé! PiotLoui i is!
A ce momentjj'aperçus le pleureur qu'un nflfeaw m'avait jusqu'alors
caché. C'était un petit vacher de douze ans à peine et qui semblait fort
inquiet. U avait franchi, tout en criant, la pente du terrain et se trou-
vait à cent pas de moi, tenant une longe sur laquelle il tirait avec
force et au bout de laquelle apparut une vache dont la résistance
l'avait probablement empêché d'accomplir son ascension plus tôt.
Là, il recommença son appel désespéré.
Ce n'était donc pas aux soins de la vache qu'il fallait attribuer
cette inquiétude
Je regardai encore à l'horizon : personne ! . . .
Mais je me trompais; sur la crête d'un coteau voisin apparaissait
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— 35 —
alors, hâtant le pâs et s'avançant vers nous, un autre petit garçon de
même taille que le précédent, accompagné d'un maigre troupeau
de huit à dix moutons.
Mon petit vacher Tavait aperçu avant moi, sans doute.
Tout aussitôt, il cessa de faire entendre sa lamentation. Je le vis
tirer de sa poche quelque chose qu'il porta à ses lèvres : c'était un
flageolet... et je ne fus pas peu surpris de l'entendre en jouer un air
vif, joyeux, saccadé, une espèce de chant de bienvenue et de
triomphe.
Cinq minutes après, les deux petits garçons étaient réunis.
La vache et les moutons broutaient fraternellement l'herbe du
même coteau.
Castor et Pollux s'étaient assis côte à côte, causant amicalement.
Le vacher avait tiré de son sac de toile une belle miche de pain bis,
peut-être un morceaxi de petit salé , et avait généreusement partagé ce
bon déjeûner avec son ami.
Ils étaient heureux. Je n'eus garde, par ma présence et mes in-
terrogations, de troubler ou déranger leur bonheur.
Je continuai ma route en bâtissant un long roman sur les affec-
tions, les joies et les douleurs du pauvre
En arrivant chez ma sœur, je racontai le fait:
« Oui, me ditrelle, ce sont (je les connais) deux petits orphelins
n bien intéressants. Ils appartiennent à la Maison des Enfants trou-
u vés. Elevés ensemble chez le même nourricier, près d'ici, on les a
» séparés à douze ans, et ils font tous les matins près d'une lieue
») sur leurs petites jambes pour se rencontrer dans les champs, l'un
» avec son troupeau, l'autre avec sa vache. Piot Louis, qui est à
» Boitaumesnil, aura probablement été retardé ce matin. Voilà pour-
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— 36 —
» quoi Piot Maine, qui ne pouvait Taller chercher à cause de sa
» vache, était si inquiet et si malheureux. Ces deux enfants, ajouta
» ma sœur, seront bien à plaindre s'ils sont jamais séparés. »
Ceci est bien simple , comme tout ce qui est vrai.
Voulez-vous que nous en tirions deux conséquences?
La première: qu'une vache, tenue à la longe par un enfant, va
moins vite qu'un petit troupeau de moutons en liberté.
La seconde: que je voudrais être le colonel de Piot Louis et de
Piot Marie quand ils seront soldats. Incorporés dans le même ré-
giment, ces deux enfants, qui sont tout l'un pour l'autre, me repré-
senteraient une même âme avec deux énergies. Bien dirigés, peut-
être seraient-ils capables d'accomplir ensemble des actes de dévoue-
ment et d'illustration.
J.-A. DELÉRUE.
(La suite à une procliaine livraison.)
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POÉSIE.
DEUX SONNETS DE MICHEL-ANGE.
I
Dante, voyageur sombre au ténébreux abîme,
De l'un et l'autre Enfer traversa le milieu,
Et de là, comme un aigle, en son essor sublime,
Vivant, il s'éleva, par l'Esprit jusqu'à Dieu.
La double éternité des vertus et du crime,
La Géhenne, sans fond, le triangle de feu,
11 nous dévoila tout, poète magnanime !
On sait quel prix ingrat il obtint en tout lieu.
Le monde ne sut pas comprendre et sentir Dante,
Ni le sincère amour de sa nature ardente
Pour ce peuple, du Beau spectateur dénigrant.
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— .'» —
Et toutefois, que n'ai-je une semblable vie !
J'aurais à tous les biens que Tunivers envie
Préféré son exil avec son cœur si grand !
IL
Seul, dans un frêle esquif, sur une onde en furie.
Fatigué de la mer, j'arrive au port fatal.
Où tout homme en quittant sa mortelle patrie,
Doit compte au Très-Parfait de ce qu'il fit de mal.
Je reconnais combien, dans mon idolâtrie
Pour TArt et la Beauté, j'errai sans vrai fanal ;
Car, dans notre âme sainte et pour le ciel nourrie.
Tout sentiment terrestre est frivole ou brutal.
Pensers d'amour si doux, extase renaissante,
Qu'êtes-vous maintenant que j'approche? deux morts;
Deux morts. Tune certaine et l'autre menaçante.
Marbre et pinceaux n'ont plus de charme que je sente ;
Je suis tout à ce Dieu, pitoyable au remords,
Qui nous ouvre ses bras sur la croix gémissante.
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39 —
l'Été de la saint-martin.
Quelquefois sous un ciel, au tiède Eurus ouvert ,
Novembre a des soleils, été rapide et chauve,
Où parmi les rameaux dont le feuillage fauve
S'éclaircit, apparaît le spectre de l'hiver.
Alors, pour oublier ce front, de deuil couvert
L'année, en folâtrant, dans les herbes se sauve,
Et tresse une couronne avec la pâle mauve
Et l'œillet encor rose et le thym encor vert!
Telle, au soir de la vie, il semble que renaisse ,
Pour plusieurs, une courte et seconde jeunesse,
Où le soleil d'amour brûle comme à midi.
Et le cœur, qui dormait, se hâtant à revivre.
Chante à toutes les fleurs son réveil, et s'enivre
D'un nectar que, demain, l'âge aura refroidi.
Emile DESCHAMPS.
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BEAUX-ARTS.
RESTAURATION
DE LA
FONTAINE DE JEANNE D'ARC,
SUR LA PLACE DE LA PUCELLE, A ROUEN.
On vient de terminer la restauration complète de la fontaine monumen-
tale élevée à la mémoire de Jeanne d'Arc sur l'ancienne place du Marché-
aux-Veaux, appelée aujourd'hui p/ace de la Pucelle. Ce petit monument,
d'un style vigoureusement accentué, et qui date du milieu du siècle dernier,
a suscité naguère , par suite des variations du goût et des vicissitudes que
subit à chaque époque la manière d'envisager les œuvres d'art, des critiques
malveillantes et passionnées; on a même plus d'une fois provoqué Tadmi-
nistration municipale à le proscrire, pour le remplacer par un monument
plus digne, au dire des détracteurs, de sa haute et patriotique destination.
Pourtant, comme aucun projet sérieux, de nature à justifier un pareil chan-
gement, ne s'est produit jusqu'à présent, l'administration a fait preuve de
prudence et de fermeté en résistant à l'entraînement de quelques esprits
trop ardents ; elle a pensé avec raison que le monument existant^ malgré les
Jivergences d'opinion qui se manifestaient à son égard, était Tœuvre d'une
époque qu'on n'a jamais songé à taxer de barbarie ; bien plus, que les œuvre
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— 11 —
de cette période, quoique répudiées au commencement de notre siècle par les
partisans d'une école trop exclusive, tendaient cependant chaque jour à
reconquérir, dans l'estime des amateurs impartiaux, une valeur qu'on avait
affecté de leur dénier; que la postérité ne faisait que commencer pour elles,
et qu'enfin, avant de détruire une œuvre de cette importance, si bien appro-
priée par sa disposition à l'emplacement qu'elle occupe, si harmonieuse,
quoiqu'on puisse dire, de formes et de proportions, il était bon de savoir, au
préalable, ce qu'on prétendait lui substituer; elle a donc cru devoir con-
sidérer la question comme indéfiniment ajournée, et, pour ne pas encourir
le reproche d'indifférence à l'égard des grands souvenirs que ce monument
consacre, elle a pourvu à sa restauration complète, à la restitution des
inscriptions primitives, de sorte que la fontaine nous apparaît aujourd'hui
exactement telle qu'elle fut construite et inaugurée il y a un peu plus d'un
siècle.
Dans ces circonstances, nous avons pensé qu'il ne serait pas sans intérêt
d'établir succinctement, à l'aide de quelques documents inédits, empruntés
aux archives de nos dépôts publics, l'historique de ce petit édifice. Ces détails
sont de peu d'importance sans doute, mais, en matière d'histoire locale, il est
peu de particularités qu'il ne soit utile de recueillir.
Nous n'avons pas l'intention de reproduire ici ce que nous avons exposé
ailleurs sur les divers monuments expiatoires qui ont précédé le monument
actuel sur le même emplacement ou dans le voisinage; nous nous contente-
rons de rappeler que le premier, aux termes du jugement de réhabilitation,
et conformément aux habitudes du moyen-àge , était une simple croix :
Ordinmies,.. in Veteri foro, in loco scilicet in quo dicta Johanna crudcli et horrendâ
cremationt suffbcata est, cum solemni ibidem prœdicatione etafflxione crucis ho-
nesiœ, ad perpetuam rei memoriam,,., «Ordonnant que, dans le Vieux-Marohé,
» à l'endroit où ladite Jeanne a péri par un atroce et épouvantable supplice,
I» une croix de proportions convenables sera plantée, avec prédication solen-
• nelle, pour perpétuer la mémoire de cet événement. » L'emplacement
qu'occupait ce premier symbole, indiquant le lieu précis du supplice, est
demeuré inconnu et ne saurait être établi qu'à l'aide de conjectures ; il était
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— 42 —
âitué dans le Vieux-Marché, mais cette place embrassait alors, dans sa yao^te
étendue, les deux places accessoires de Saint-Eloi et du Marché-aux- Veaux.
Quoi qu'il en soit, cette croix ne dut pas subsister longtemps. L'espace qui divise
aujourd'hui les trois places se couvrit bientôt de constructions. La croix
primitive dut gêner la formation de cet îlot, ou cesser d'être en vue, et c'est
alors, c'est-à-dire vers 1530 au plus tard, qu'on édifia l'élégant édicule pyra-
midal, à trois étages et à jour, dont une gravure d'Israël Sylvestre nous a
conservé la figure authentique, et dont une foule de reproductions plus ou
moins exactes ont depuis popularisé l'aspect. Ce charmant petit édifice ,
malheureusement aussi fragile que délicat, avait pour principal ornement
la statue de Jeanne d'Arc, à laquelle les figures des femmes fortes de l'Ecri-
ture, étagées sur les acrotères et les pinacles, servaient en quelque sorte de
cortège. La Vierge trônait à l'étage supérieur, et une croix surmontait la
pyramide.
Les recherches si souvent fructueuses de tous ceux qui s'occupent de notre
histoire locale ne nous ont rien appris de positif sur l'érection de ce gracieux
monument, que sa délicatesse dut exposer plus qu'un autre aux atteintes du
temps. DuLjs, descendant de la famille de la Pucelle, qui le mentionnait, en
1628, un siècle environ après son érection, dans un recueil consacré à l'éloge
de l'héroïne de sa race, constatait qu'il était déjà fort endommagé; il n'est
donc pas étonnant qu'un siècle plus tard il menaçât entièrement ruine. Les
documents que nous allons citer vont établir qu'en 1754 il y avait urgence
de le démolir, l'impossibilité de le réparer étant démontrée.
En mars 1754 , les propriétaires de diverses maisons de la rue Herbiere
et de la place du Marché -aux -Veaux adressent au maire et aux éche-
vins de la ville de Rouen une supplique pour leur faire connaître l'état
fâcheux dans lequel se trouvent leurs maisons depuis plusieurs années,
par suite de l'immersion continuelle de leurs caves, et pour les presser
d'y porter remède. Déjà leurs plaintes antérieures avaient provoqué l'exé-
cution de différents travaux qui, parleur mauvaise construction, n'avaient
pas réussi à détourner le fléau. Ils attribuaient ces inconvénients au mau-
vais état des tuyaux de conduite de la fontaine, et à ce qu'un puits, placé à
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— 43 —
quelque distance pour recevoir et absorber Teau des robinets, laissait
échapper cette eau à travers ses parois et inondait les terres voisines. Cette
requête est souscrite de onze signatures parmi lesquelles on remarque les
noms de L. Quibel, J. Vaultier, P. De Prelle, Jean Brière , etc.
Le 23 du même mois, sur l'avis du premier échevin, cette requête fut
communiquée au procureur du roi, qui invita les échevins commissaires
de quartier à se transporter au plus tôt à Tendroit indiqué, às'ac^oindre
un ingénieur ou un architecte pour faire faire des fouilles et constater
d'où pouvait provenir Tinvasion des eaux, et par suite faire leur rapport
afin qu*il pût être ordonné ce qu'il conviendrait. Conformément à ces con-
clusions, le même jour, M. de Clére, premier échevin, désigne pour commis-
saires MM. Bordier et Vachier, échevins, et les charge de faire faire, en
leur présence et avec Tassistance du maître des ouvrages de la ville et de
tel ingénieur ou architecte qu'ils croiront devoir appeler, toutes explora-
tions nécessaires.
Les commissaires délégués s'acquittèrent sans délai de leur mission,
car, deux jours après, le 25 mars, ils faisaient exécuter les fouilles,
constataient l'état de détérioration des tuyaux de conduite, ainsi que l'état
de dégradation de la fontaine, et le lendemain ils faisaient leur rc^port
au bureau de la ville. Le sieur Dubois, qualifié ingénieur du roi en la gé-
néralité de Rouen, qu'ils s'étaient adjoint, faisait également le sien ; nous
allons extraire de ce dernier document quelques passages qui déterminent
d'une manière précise le véritable état delà fontaine.
Après avoir constaté que les eaux qui séjournent dans les caves du voisi-
nage exhalent des vapeurs pernicieuses capables de causer des maladies
cpidémiques, et avoir attribué ces inconvénients au mauvais état des
tujaux de conduite dont la plupart sont en grès : « Nous avons aussi observé,
poursuit-il, qu'il était également nécessaire de remplacer à neuf le petit
tujau qui aboutit au cul-de-lampe où se fait la distribution de l'eau de la
fontaine du Marché-aux- Veaux, et que cette ancienne fontaine, érigée dans
le milieu de la place, en mémoire de la Pucellc d'Orléans, menaçait une
ruine prochaine, Tune des trois colonnes au travers du fût de laquelle»
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passe le susdit tuyau étant fracturée et prête à s'écrouler. Il y a donc tout à
craindre que les habitants qui 8> trouvent continuellement pour prendre
de Teau ne soient ensevelis sous les débris de cette fontaine, que la chute
de cette colonne entraînerait infailliblement ; d'autant plus que le surplus
de ce monument, qui a déjà anciennement été réparé plusieurs fois, menace
entièrement ruine, surtout la calotte dont toutes les coupes sont ouvertes
et les pierres prêtes à se détacher. » Le rapporteur conclut en déclarant
qu'il est indispensable et des plus instants de démolir entièrement cette fon-
taine, jusque sur ses fondations, afin de prévenir les accidents.
Le rapport de MM. Bordier et Vachier, échevins, constate les mêmes
faits et fait présager les mêmes conséquences : « Il leur a été fait remarquer
par MM. Dubois et Jarry, disent les commissaires, que les colonnes qui
soutiennent les tuyaux et robinets par lesquels coule Teau de cette fontaine
publique, se sont trouvés endommagés et menacent une ruine prochaine qui
pourrait par sa chute écraser les personnes qui seraient à recevoir Teau de
cette fontaine, à quoi il est du plus provisoire de remédier. »
La lecture de ce procès- verbal, devant le conseil des échevins, provoqua
immédiatement une délibération qui amena les résolutions suivantes :
(( Il a été arrêté d*un avis unanime qu'il sera incessamment travaillé aux
pertes d'eaux qui se sont trouvées sur le tuyau de ladite fontaine... et, pour
ce qui concerne Tédifice où sont posés les robinets et qui porte la statue de
Jeanne d'Arc, Pucelle d'Orléans, il sera démoli avec le plus de précaution que
faire se pourra, et cette statue mise en séquestre, ainsi que tous les maté-
riaux utiles et de quelque valeur qui en pourraient sortir, pour être ordonné
par la suite ce qu'il conviendra. »
Cette délibération est du 26 mars 1754. Il paraît qu'à cette époque on allait
vite on besogne, car, moins de dix jours après, si l'on s'en rapporte aux termes
d'un arrêt du Parlement intervenant dans cette affaire, et qui est daté du 5
avril suivant, l'ancienne fontaine était déjà à bas et l'on commençait la
nouvelle.
En vérité, on croirait être le jouet d'une méprise, si d'ailleurs les dates
do tous les documents que nous citons d'après les registres municipaux
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— 45 —
n'étaient parfaitement exactes et authentiques. Ainsi cette affaire, commencée
seulement le 23 mars, par la requête des habitants du quartier, était, dès les
premiers jours d'avril, arrivée à sa solution définitive, nonobstant la compli-
cation des rouages administratifs à travers lesquels on la voit se dérouler
et que nous n'avons fait qu'indiquer sommairement.
Le Parlement toutefois vint modérer cette ardeur ; il fît intervenir son
autorité souveraine dans l'intérêt des souvenirs pieux et sacrés qui demeu-
raient attachés au monument si brusquement détruit; il s'attribua la sauve-
garde de cet intérêt que, sans doute à tort, il croyait méconnu, et il rendit
le curieux arrêt que nous allons transcrire.
« Louis, par la grâce de Dieu, etc.. Cejourd'hui, sur la remontrance faite
à notre Cour par notre Procureur général, expositive qu'il est informé par
une rumeur publique que l'on aurait abattu un monument ancien et respec-
table, dans le Marchê-aux-Veaux de cette ville, représentant une figure de la
Pucelle d'Orléans, placée sous le règne de Charles VII, par les ordres duquel
ce monument aurait été élevé, comme il paraît que l'on ferait une nouvelle
construction dans la même place, qui n'aurait point de relation à l'événe-
ment extraordinaire qui a occasionné cet édifice dont il est intéressant de
conserver la mémoire, par quoi requiert défenses être faites de faire aucune
nouvelle construction [audit lieu qu'au préalable le plan ne lui en ait été
représenté, aux fins d'être requis et par notre Cour ordonné ce qu'il appar-
tiendra; à laquelle fin l'arrêt qui interviendra sera signifié au greffe du
bureau de la ville.
» Vu par notre Cour ledit réquisitoire et ouï le rapport du s^ do Saint-
Just, conseiller-commissaire, tout considéré, notre Cour, faisant droit sur
ledit réquisitoire, a fait défenses de faire aucune nouvelle construction audit
lieu du Marché-aux- Veaux qu'au préalable le plan n'en ait été représenté
à notre Procureur général, aux fins d'être par lui requis et par notre Cour
ordonné ce qu'il appartiendra; à laquelle fin le présent arrêt sera signifié
au greffe du bureau de l'Hôtel-de-Ville.
» Donné à Rouen, au Parlement, le cinq avril 1754. »
Le Parlement commettait une grave erreur en supposant que lo monu-
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— 46 —
ment qu'on venait de détruire était celui-là même que Charles VII avait
fait élever en expiation du supplice de Jeanne d'Arc. Cette erreur toutefois
était grandement excusable ; la science critique des monuments ne faisait
que de naître et ne s'appliquait guères qu'à ceux de Tantiquité. Bien peu
de personnes étaient alors capables de distinguer une œuvre du xvi" siècle
d'une œuvre du siècle précédent. Mais il est bien regrettable qu'avec la
persuasion que la statue de l'héroïne remontait à une époque aussi voisine
de l'événement dont elle consacrait la mémoire, le Parlement n'eût pas
employé son intervention pour assurer la conservation de cette précieuse
effigie. Quoique postérieure de près d'un siècle à Tépoquc supposée, elle
aurait présenté autant d'intérêt que le fameux portrait de THôtei-de- Ville
d'Orléans, si souvent reproduit par la gravure, et devenu en quelque sorte
authentique, à défaut d'autre plus certain, quoiqu'il ne possède pas une
antériorité bien démontrée. Malgré la précaution prescrite par l'arrêté des
échevins de la mettre en iéquestre^ cette regrettable figure a disparu, et
nulle mention n'en a été faite depuis.
La réclamation élevée par le Parlement , pour revendiquer un droit de
contrôle sur les plans à exécuter, fut sans doute admise sans nouvel incident,
et l'on dut se mettre bientôt d'accord , car, au mois de septembre de eetto
même année, les travaux étaient sur le point de recommencer et allaient se
poursuivre avec une grande diligence, ainsi que cela résulte de la délibéra-
tion suivante :
c( Du 17 septembre 1754, en l'assemblée générale de MM. les vingt-quatre
du Conseil de la ville de Rouen, tenue en l'Hôtel commun d'icelle, devant
M. de Gaugy, chevalier d'honneur au Bailliage et siège présidial de Rouen,
maire de ladite ville.
» M. le maire a fait part à la Compagnie de la nécessité où Ton avait été
de démolir tout l'ouvrage de la fontaine du Marché-aux-Veaux, sur lequel
était posée la statue de Jeanne d'Arc, Pucelle d'Orléans, et du besoin actuel
de rétablir les choses de façon que le public pût retirer tout le secours de
cette fontaine qu'il en attend et dont il a joui jusqu'à présent.
» Lecture faite de la requête des propriétaires des maisons voisines,
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— 47 —
souscrite d^ordonnance du juge sur les conclusions du procureur du roi, du
rapport fait par MM. Bordier et Vachier, conseillers-échevins, commissaires
en cette partie , du procès-verbal dressé par M. Dubois, architecte du roi ,
et ouï le procureur du roi en ses conclusions, après avoir approuvé tout ce
qui a été fait :
» Il a été arrêté que MM. les conseillers, maire et échevins en exercice
donneront les ordres nécessaires . et les plus prompts qu'ils pourront pour
que cette fontaine soit mise en état de procurer au public le secours qu'il en
attend, et sont autorisés de faire les dépenses nécessaires pour la décorer
autant bien qu'elle le doit être. »
L'année d'après, suivant la date qu'il porte inacrite sur l'une de ses faces ,
le monument fut inauguré. Alexandre Dubois, architecte du roi dans la géné-
ralité du Rouen, en conçut le plan et en dirigea l'exécution ; Paul Am-
broise Slodtz, professeur de l'Académie, à Paris, et frère du célèbre Michel-
Ange Slodtz, dont il partagea presque toigours les travaux, en exécuta la
statue qui porte sa signature.
Pour conserver la mémoire de cette érection et pour donner une consé-
cration nouvelle aux souvenirs que ce monument devait rappeler, on plaça
sur chacune de ses trois faces une longue inscription latine dont le
style, énergique dans sa concision, ne manque ni de grandeur ni de solen-
nité. Le nom de l'auteur de ces trois inscriptions est authentiquement
constaté par cette mention signée du maire, Ant. de Gaugy, qui se trouve
sur un exemplaire inséré dans les registres municipaux: « Les trois
» inscriptions mises à la fontaine du Marché-aux- Veaux ont été composées
» par M. l'abbé Saas, chanoine de l'église cathédrale de cette «ville, et le
» présent exemplaire d'icelles joint à la feuille de l'Assemblée générale
» du 17 septembre 1754.» Sur un second exemplaire , on lit cette autre
mention : que ces inscriptions avaient été soumises par l'auteur à l'Aca-
démie de Rouen.
Voici les trois inscriptions , telles qu'on vient de les restituer dans toute
l'intégrité de leur texte primitif, avec la traduction de chacune d'elles :
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— 48 —
I" imcription , plncie au-dessous des armes de lu ville, et faisuhi face à Cêyltse
du Saint-Sépulcre.
JOANN^ D'ARC ,
QuaB sexu femina, armis vir,
Portitudine Héros,
Post Aureliam obsidione liberatam,
Ductum per medios hostes ad Sacra Rliemensia
Carolum VII ;
Assertum eidem pluribus victoriis solium ;
Ad Compendium capta, Anglis tradita ,
Immerità sorte
In isto urbis angulq
Combusta die xxx Mail anno m cccc xxxi.
Exuit flammis quod mortale;
Gloria superest nunquam moritiira.
Et in hac cadem urbe
Solemniter vindicata.
Die vil Julii anno m cccc lvi.
« A Jeanne d'Arc, femme par son sexe, homme par s(îs exploits, héros
» par sa valeur, qui, après avoir délivré Orléans assiégé, conduit
» Charles VII au travers des ennemis pour le Taire sacrer à Reims, et
» l'avoir affermi sur son trône par de nombreuses victoires, prisonnière
» à Compiègne, livrée aux Anglais, victime d'un sort immérité, fut brûlée
» en cet endroit de l'a ville, le 30 mai de Tannée 1431. Le bûcher n'a con-
» sumé que sa dépouille mortelle; sa gloire survit pour ne plus mourir,
» solennellement réhabilitée dans cette même ville, le 7 juillet 1456.»
II* inscription, placée au-dessous des annes de Jeanne d'Arc, et faisant face à
rentrée de la me du Panneret.
Flammarum victrix, isto rediviva trophapo,
Vitani pro patrià ponere Virgo docet.
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— 49 —
Eminet exempliim : succendat pectora : Regno
Suscitet Heroas, Neustria detque suos.
Stamma vides, sculpsit Victoria : facta Puellœ
Rite triomphali sunt ibi scripta manu :
Regia Virgineo defenditur ense corona,
Lilia Virgineo tuta sub ense nitent.
« Victorieuse des flammes, revivant en ce monument, la Pucelle enseigne
» à sacrifier sa vie pour la patrie. L*exemple vient de haut; qu*il enflamme
» les cœurs; qu'il suscite des héros dans le royaume, et que la Neustriè en-
9 fante les siens. Tu vois cet écusson ; la Victoire en a sculpté les insignes ;
» les hauts faits de la Pucelle j sont retracés par une main triomphante :
» Uépée de la Pucelle soutient la couronne rojale, et sous sa protection les
» lis brillent de tout leur éclat (1). »
III* imcripiion, placée au-dessous de Véeusson aux armes du due de Luxembourg,
et faisait face à Ventrée du Vieux-Marché.
REGNANTE LUDOVICO XV,
Normanniam gubernante Fr. Fred. Monmorancio,
DucB LuxBMBunaio,
D. D. Antonio de Gaugy, Equité et Sancti Lazari
Et Honorario in Curia PrsBsidiali,
URBis majors;
Jeanne Petro de Glere, Elia le Febvre, Gar. Nie. Bordier,
Jean. B. Pr, Chapais, Hen. Jos. Vachier, Scutifero, Nie. Prevel,
jEdilibus :
Jac. Ph. Mullot, Scutifero, Pro. Reg. N. B. E. Goignard, Tab. et Scr.
Jac. L. Mullot, Scutif. Quest. P. Jarry, Gp. Mag.
ViROiNi Bbllatrici,
Dicatum Monumentum, vetustate prolapsum,
(l) Les armes de Jeanne d*Arc, qui lui furent données par Charles VU, étaient :
D'azur, à\une épée d'argent, croisée et pommelée (for, soutenant une couronne royale
d'nr, côtoyée de deiix feurs de lis de même.
4
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— so-
sie rcnovari,
Opéra et genio D. Alex. Dubois, curavit Civitas,
ANNO MDCCLV.
tt Sous le régne de Louis XY, Fr. Fred. de Montmorency, duc de Luxem-
r> bourg, étant gouverneur de la Normandie; Antoine de Gaugy, chevalier
» de S. Lazare et chevalier d'honneur au Bailliage, étant maire de la ville ;
» Jean-Pierre de Clère, Elle Lefebvre, Ch. Nie. Bordier, J. B. Fr. Chapais,
» Hen. Jos. Vachier, écuyer, Nie. Prevel, étant échevins; Jac. Ph. Mullot,
)) écuyer, étant procureur du roi ; N. B. E. Goignard , secrétaire greffier ;
» Jac. L. Mullot, écuyer, receveur, et P. Jarry, maître des ouvrages, la
» Ville a fait ainsi rétablir de ses ruines le monument dédié à l'héroïque
» Pucelle , sous la direction de Alex. Dubois, en Tannée 1755. »
Depuis l'époque de l'inauguration , qui dut avoir lieu dans les premiers
mois de 1755, les fonctions de M. de Gaugy, maire , expirant au mois de
juillet de la même année, aucun fait intéressant ne parait se rattacher à
l'histoire de ce monument; mais, dès qu'éclata la révolution, il se vit, comme
tous ceux qui rappelaient des souvenirs monarchiques, menacé par les pas-
sions populaires. On a attribué à M. de Fontenay, maire à cette époque , le
mérite d'avoir sauvé la statue de l'héroïne par sa présence d'esprit, en fai-
sant observer au peuple soulevé que Jeanne d'Arc était du tiers-état. Le fait
est très croyable, mais nous pouvons sgouter que le monument fut menacé
plus d'une fois, et que l'administration municipale sut résister à ceux qui
réclamaient avec instance sa destruction.
Nous trouvons, en effet, dans le procès-verbal de la séance du Conseil
général de la commune de Rouen, du 23 Brumaire an II, la mention du fait
suivant :
« Une députation de la société populaire se présente et demande de nauveauy
par une pétition qu'elle dépose sur le bureau , la démolition de la statue de
la Pucelle, élevée sur la place du Marché-aux- Veaux.
D Sur quoi délibéré, le Conseil général passe à l'ordre du jour, motivé sur
une précédente déclaration portant que , préalablement , le Comité des Arts
et Monuments do la Convention nationale serait consulté sur la question de
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— :>! ~
savoir si ce monument n*est pas de nature à être conservé à la postérité. »
Grâce à La protection courageuse dont la municipalité couvrit le monu-
ment de Jeanne d'Arc, il eut le bonheur de traverser ces temps orageux sans
qu'on eût d'autres pertes à déplorer que celle des inscriptions et des écus-
sons qui les surmontaient. Les inscriptions furent anéanties et les armoiries
martelées de manière à ce qu'il n'en subsistât presqu'aucune trace.
Mais à peine , sous l'influence organisatrice du Consulat, l'ordre eut-il
succédé à l'agitation, qu'on vit le gouvernement encourager les villes à
réparer leurs monuments historiques. La ville d'Orléans fut des premières à
suivre cette impulsiou , et, dès le commencement de 1803, elle entreprenait
de restituer dans ses murs la statue de Jeanne d'Arc. Cet exemple excitait
M. Beugnot, préfet de la Seine-Inférieure, à écrire au maire de Rouen, la
lettre, suivante, à la date du 25 mars 1803 :
« Vous avez appris, citoyen Maire, que le Conseil de la ville d'Orléans
s'occupe de la réédification de la statue élevée dans ses murs par la recon-
naissance française à Jeanne d'Arc.
9 La ville de Rouen possède aussi un monument de ce genre, mais la main
du temps et de la Révolution l'a rendu méconnaissable ; l'idée de le réparer
ne peut, ce me semble, qu'être agréable aux habitants de cette grande cité.
Je vous invite donc, citoyen, à vouloir bien vous concerter avec le Conseil
municipal sur le moyen à prendre pour faire restaurer convenablement la
colonne (fontaine) et la statue qui, tout à la fois, embellissent une des places
de la ville de Rouen, et rappellent la gloire et les malheurs de l'héroïne dont
la France s'honore. »
Pour déféner aux intentions de l'autorité supérieure, l'administration
municipale eut un instant l'idée d'entreprendre la restauration de notre ton-
tidne et d'en charger le statuaire Goys, qui venait d'exécuter une nouvelle
statue de Jeanne d'Arc pour la ville d'Orléans. Une correspondance, dont
les pièces ont passé sous nos yeux, fut même établie dans ce but avec l'ar-
tiste; mais ces ouvertures n'eurent pas de suites, et le projet demeura sans
«•ffet. 11 a fallu que plus d'un domi-siécle s'écoulât de nouveau pour qu'il fût
r«'pris et mené à bonne fin.
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— 52 —
Grâces soient donc rendues à Tadministration municipale pour avoir payé
à la mémoire de Jeanne d*Arc cette dette de tardive réparation. Quelques-
uns de nos concitoyens, d'un esprit plus enthousiaste que pratique, avaient
ambitionné, pour honorer notre grande héroïne, un monument renouvelé,
aux proportions grandioses, et dont la statue répondit mieux, suivant eux,
que celle de Slodtz , à Tidéal quHls ont conçu, un vrai chef-d*œuvf e enfin
inspiré par le génie. Mais les chefs-d'œuvre sont rares en tout temps et
n'ont pas l'habitude ^e naître sur commande. Déjà, à deux reprises diffé-
rentes, depuis soixante ans, la ville d'Orléans a manifesté la même ambition;
elle a inauguré successivement sur ses places publiques l'œuvre de Goys,
puis celle de Foyatier. La renommée ne nous a pas appris que sa prétention
ait été pleinement justifiée. Ayons donc la sagesse de nous contenter de ce
que nous possédons; le mieux est trop souvent l'ennemi du bien. .
André POTTIER.
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BIBLIOGRAPHIE.
J. GIRARDIN. — Leçons de Chimie élémentaire. — 4* édition.
La science ne devient tout à fait utile
«
qu*en devenant vulgaire.
J. G.
Si aatrefois Talchiinie avait ses adeptes, de nos jours encore l'industrie a
ses initiés, vieux praticiens qui , éloignés de la science et du progrès, ne
connaissent que la vieille routine. Malgré les cours professés et les nom-
breux ouvrages scientifiques, les connaissances pénètrent difficilement dans
tontes les branches si variées deTindustrie, où bien interprétées elles appor-
teraient d'utiles enseignements. Une des causes de cette situation regrettable
tient probablement à ce que Touvrier comme Partisan ne trouve pas à s'ins-
truire. Au début de leurs études, ils ne peuvent suivre ces théories, qu'il
est difficile de comprendre, sans avoir déjà des connaissances spéciales assez
étendues. Et si l'on trouve de nombreux ouvrages de science élevée dans
lesquels les noms les plus singuliers sont alliés aux formules les plus com-
pliquées, il est rare de rencontrer un traité fait spécialement pour ceux qui,
n'ajant point ces connaissances premières, ont cependant besoin de les
acquérir.
Les savants oublient trop souvent ces soldats de l'industrie, et poussés
par le désir do se faire un nom, ils dédaignent ces travaux obscurs qui sont
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utiles à tous, înaiSTrop peu nonorifiques pour ceux qui ont assez TTe TWeuf el
d'abnégation pour s'y livrer et poursuivre cette tâche difficile de renseigne-
ment aux classes laborieuses.
En s^adressant aux praticiens, à ces adeptes de la vieille routine, il faut
se débarrasser du manteau scientifique, aplanir les difficultés de la théo-
rie, en un mot parler le même langage qu'eux.
Aussi le professeur de mérite, le savant qui , faisant un sacrifice à ses
goûts, ne cherche pas à s'élever dans les hautes régions, mais à faire res-
sortir les nombreuses et importantes applications de la science à l'industrie
et à l'économie sociale, acquiert-il des droits incontestables à la reconnais-
sance publique.
Qui ne se rappelle avec plaisir ce souvenir de haute estime et d'affection
que la ville de Rouen tout entière, dans la soirée du 10 février 1858, était
heureuse d'offrir à son cher professeur de chimie, qui pendant près de trente
années a enseigné le rôle que joue chaque produit dans les opérations indus-
trielles et l'économie domestique ; qui, dans son cours comme dans ses ou-
vrages, a cherché, en démontrant avec une netteté remarquable, les vérités
de la science, à nous mettre en garde contre les erreurs et les préjugés de
l'ignorance ?
Aussi l'empressement du public à profiter des leçons du maître eût-
il bientôt épuisé les trois éditions successives de ses Leçons de Chimie
Elémentaire. Une nouvelle édition était donc devenue nécessaire, et, fidèle
au plan qu'il s'était tracé dès le début. M* J. Girardin, poursuivant son œuvre
si noblement commencée, n'a pas voulu en changer les dispositions prin-
cipales. Tout en accordant une place plus large aux théories ingénieuses
dont la science s*est enrichie dans ces dernières années, les procédés de fa-
brication, l'essai des drogues commerciales, l'étude des matières colorantes,
la teinture, l'impression, les substances alimentaires, ont été considéra^
blement augmentées.
Cette quatrième édition, à la hauteur des progrès de la science et de l'in-
dustrie, sera accueillie avec empressement par tous ceux qui ont besoin de
s'instruire et d'être guides avec intelligence dans leurs débuts.
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— 55 —
Et si M. J. Girardin pense que la scietice ne devient vraiment utile qu'en
devenant vulgaire, nous avons aussi la conviction que si la célébrité est à
ceux qui font des découvertes scientifiques, les honneurs et la reconnais-
sance publique sont à ceux qui les vulgarisent en les rendant utiles à
rbumanité.
E^ DUCASTEL.
DEUX fflVERS EN ITALIE, par Ch.-F. Lapibrre, 1 vol. gr.
in-18, de 400 pages. — Prix : 3 fr. — A Paris, chez Dentu,
Palais-Royal; à Rouen, chez tous les Libraires.
U 7 a une facilité, une humeur, une grâce extrêmes dans ces lettres dont
le Nouvelliste de Rouen a eu la primeur, et qui paraissent aujourd'hui sous
forme de yolume. C'est une bonne idée que de réunir ces feuilles éparses
que le vent eût emportées, et qui renferment tant d'esprit de ânesse et de
vraie intelligence des temps. M. Ch. Lapierre a eu le rare bonheur de voir
de près ce qu'il raconte et d'avoir à son service tout ce qu'il faut pour bien
raconter. On voudrait voir l'auteur de Deux Hivers en /to/t> recommencer l'an
prochain son voyage, pour tenir le récit des faits et gestes de la péninsule
d'un a^éable chroniqueur.
G. G.
':^ic*-^:«-<
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REVUE DES THEATRES.
THEATRE-FRANÇAIS.
En acceptant ici la mission du critique dramatique que nous avons long-
temps remplie ailleurs, nous ne nous dii^simulons aucune des difficultés de
cette tâche. L*expérience, d'ailleurs, nous a appris que l'écrivain qui soumet
au jugement du public ses franches appréciations sur Part théâtral et sur le
mérite relatif de ses interprètes, se trouve placé dans la pénible alternative
ou de brûler banalement le même encens sous le nez de MM. les direc-
teurs, régisseurs, metteurs en scène et comédiens, ou de s'exposer à blesser
les flatteuses illusions de certains amours-propres par trop excessifs.
Certes, c'est là une perplexe situation pour qui tient à parler des choses
du théâtre avec droiture et avec indépendance.
Toutefois, un recueil auquel revient aujourd'hui l'héritage de l'ancienne
Revue de Rouen, doit , à notre avis, savoir se mettre au-dessus de ces petits
désagréments.
Aux journaux quotidiens il appartient d'écrire la chronique, jour par
jour, sous l'inspiration des impressions du moment. Les admirations et la
critique du jour trouvent des sympathies de vingt-<|uatre heures, mais au-
delà, mais au bout d'un mois surtout, il n'est possible de parler du théâtre
que pour constater des faits généraux, que pour discuter, à propos de ces
faits, quelque question plus ou moins grave, plus ou moins prédominante de
Tart dramatique ou d'administration intérieure, avec certains développo-
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— 57 —
Dients que le journaliste ne peut donner à sa pensée dans le terre-à-terre d'un
compte-rendu écrit au galop de la plume, durant le court espace de temps
qui s^écoule entre le moment de la sortie du spectacle et Theure de la mise
sous presse de sa feuille.
Sans nous soucier donc des épineuses considérations que nous relatons
plus haut, nous nous appliquerons à rendre une pleine justice aux efforts
tentés par les acteurs dans le but de plaire au public. Ceux qui nous con-
naissent comprendront que s'il est un juge disposé à Tindulgence pour la
famille des artistes, résolu à les défendre au besoin contre des mesures arbi-
traires ou tout excès de pouvoir administratif, à les venger des injustices qui
leur seraient faites, ce doit être à coup sûr le signataire de cet article. Mais,
il ne faut pas qu'ils se méprennent sur le véritable sens de nos paroles, et
ce serait, de leur part, une grosse erreur de considérer cette protestation
comme une promesse de complaisances en dehors du bon droit et de Téquité.
Nous leur donnerons les conseils que, dans notre conscience, nous croirons
leur être utiles, et même, dans leur propre intérêt, nous n'hésiterons pas à
leur adresser, sans âel, les reproches qu'ils nous sembleraient avoir
encourus.
Cette règle, ou si Ton veut, cette profession de foi, suffira pour expliquer
le but de notre Revue.
La défense de la dignité de Fart est le thème qui nous parait surtout à .
Tordre du jour : c'est celui qui va faire l'objet principal de cet article, en
attendant qu'à l'appui des détails dans lesquels nous entrerons le mois pro-
chain, nous démontrions, avec la simple logique des faits, la valeur des
arguments qui servent de base à notre opinion.
Et d'abord, à propos de la dignité de l'art, nous avons à examiner si la
direction actuelle n'a pas mérité, dans plus d'une circonstance, d'y être rap-
pelée, et si l'impulsion qui est en ce moment donnée à la marche du réper-
toire est une preuve de la capacité administrative de M. Rousseau.
Nous sommes à une époque où, pour bien apprécier la situation des
théâtres de Rouen, et pour la résumer, il importe de jeter un regard rétros-
pectif sur les événements qui s'y sont accomplis depuis quelques années.
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— 58 —
La réputation traditionnelle de juge éclairé dont notre public a toujours
joui, n'est pas une réputation usurpée, et le théâtre de la ville de Corneille
peut, à bon droit, revendiquer l'honneur d'avoir fourni une large part au
contingent des artistes qu'on a vu briller à Paris à des époques différentes.
Sans compter MM. Samson et Baptiste aîné, ces deux maîtres de l'art clas-
sique, la Comédie-Française a possédé .presque de tout temps dans les rangs
de ses pensionnaires des sujets que le goût des Rouennais avait guidés vers
les hautes régions qu'ils devaient atteindre plus tard. De même, plusieurs
autres noms que nous avons honorés ici font aujourd'hui la gloire de scènes
importantes]de la capitale, puisque c'est d'ici que sont partis M. Kime, de
l'Odéon; M. Geoffroy, du Gymnase, et M. Félix, du Vaudeville. Il est vrai
dédire qu'au temps où ces acteurs préludaient sur le Théâtre-des-Arts à leur
future renommée parisienne, l'indifférence en matière théâtrale n'avait pas
encore annihilé cette chaleur passionnée, ce vivifiant enthousiasme qui dis-
parurent à 1 apparition successive de plusieurs directeurs dont la spéculation
mesquine désenchanta le public, et lui fit perdre peu à peu le chemin du
théâtre.
Cet état d'abandon dura longtemps.
La salle était alors déserte chaque soir; les banquettes seules restaient
fidèles à leur poste, mais ces silencieuses spectatrices ne comblaient guère
le déficit des recettes. Les catastrophes se succédaient, et pour sortir de cette
impasse, il fallut inventer le trop mémorable système du prorata.
Les événements de 1848 ne furent pas de nature à améliorer beaucoup le
sort des théâtres. Quand le drame réel était dans la rue, quand les feux de
peloton tonnaient derrière les barricades, les esprits terrifiés étaient loin de
songer aux fictions de la scène. La politique envahissait toutes les préoccu-
pations, et, n'étaient la Marseillaise chantée au Théâtre-des-Arts par M"* Ra-
chel, et les numéros de la Foire aux idées qui réveillèrent un moment la
curiosité, l'enthousiasme pour la littérature dramatique demeurait au calme
plat. Il en fut ainsi durant les deux ou trois périodes de nos discordes civiles.
Quand le gouvernement actuel eut, par son avènement, fermé l'ère des
révolutions, nos édiles cherchèrent dans leur sagesse administrative les
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— 59 —
moyens de rouvrir les portes de nos théâtres. Ils crurent un jour avoir mis
la main sur un directeur habile. M. de Courchant venait d'obtenir le privi-
lège. Le charlatanisme effronté que ce dernier déploya dans ses annonces,
dans ses programmes, donna un moment le change aux esprits crédules. C'é-
tait d'ailleurs un homme |aux expédients hardis, car, en dépit du peu de
succès que l'histoire accorde au papier-monnaie émis par le régime de la
Terreur sous le nom d'assignat àe si désastreuse mémoire, le directeur du
Tiiéàtre-des-Arts, dans le but de se créer les ressources pécuniaires qui lui
manquaient, inventa, lui aussi, une sorte d'assignat sous la singulière dé-
nomination de cachets. Hélas! plus d'une personne ici a malheureusement
lieu de s'en souvenir! Nous connaissons pour notre part un monsieur qui en
poséde encore pour 300 francs. S'il trouvait des amateurs, il les leur céderait
certainement à un prix très modéré.
L'heure de la résurrection de nos théâtres devait sonner en 1858, et à
M. Halanzier était réservé l'honneur de secouer la poussière de leur
sépulcre.
Ce fut au bruit des plus chaleureuses ovations que l'ancien directeur de
la scène lyonnaise prit, ici, le sceptre directorial. En moins d'un mois,
Tintelligent impressario releva de fond en comble les autels de l'art ren-
versés pour ainsi dire; il régénéra, avec une rapidité presque électrique, le
goût du spectacle léthargiquement endormi chez nous.
A chaque reprise de quelque ouvrage du grand répertoire, faite avec un
luxe de mise en scène sans rival , notre public, ébloui, manifestait au bruit
des bravos sa satisfaction; il battait des mains, et récompensait de ses sacri-
fices, par un rappel à la chute du rideau, l'homme auquel il devait d'admirer
tant de merveilles.
A partir de cette époque, le culte de l'art dramatique fut rétabli, et comme
la date de cette renaissance est toute fraîche, chacun rend à son souvenir le
juste tribut d'éloges qui lui est dû.
En quittantRouen, M. Halanzier laissait, selon nous, à son successeur une
tâche facile à remplir; il suffisait de l'imiter, de mener comme lui à grandes
iniidcs lo rhar de la direction sur la large voie qu'il venait de niveler.
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— 60 —
Telle ne paraît pas avoir été tout à fait la théorie de M. Rousseau. En
rêvant la gloire de diriger le théâtre d'une ville de premier ordre, l'ancien
directeur du Mans ne s'était peut-être pas suffisamment pénétré de l'impor-
tance des frais généraux qui pesaient sur la gestion du titulaire qu'il était
destiné à remplacer.
La composition du personnel artistique qu'il proposa au commencement
de la campagne, pour succéder à celui de M. Halanzier, que le public venait
de charger de fleurs et de couronnes, parut un tant soit peu médiocre, et les
débuts furent assez orageux. Nous n'avons pas à établir de comparaison entre
les deux troupes. Notre avis est que si celle-ci ne vaut pas l'autre, elle n'en
contient pas moins de bons éléments dont il était assurément possible de
tirer un parti meilleur. Une troupe de comédiens peut, jusqu'à un certain
point, être comparée à quelque instrument de musique -* autre bien entendu
que Torgue de Barbarie, qui n'exige du musicien d'autre capacité que la
force de tourner une manivelle, — une troupe de comédiens, disons-nous,
considérée comme clavier, a besoin d'être confiée à quelqu'un qui sache en
jouer.
Il est malheureusement évident que M. Rousseau n'est pas ce quelqu'un-
là. C'est un général qui jusqu'à présent nous a paru faible en matière de
stratégie. Pour gagner une victoire, l'essentiel est, premièrement, de savoir
choisir un terrain propice à l'action prête à s'engager. Or, le choix des
pièces qu'il a mises àl'étude depuis l'abracadabrante chinoiserie àeFourYo-Po
jusqu'à l'incroyable odyssée de la Tour de Nesle à Pont-à- Mousson, démontre
assez qu'il n'est pas complètement doué de cette heureuse faculté. Seconde-
ment, un chef d'armée doit discerner quels sont, pour une bataille, les corps
qui doivent occuper tel ou tel point, lesquels tel ou tel autre. Les distribu-
tions qu'il fait journellement ne fournissent que trop la preuve qu'il poste
à tort et à travers des canonniers aux endroits ou de simples tirailleurs suffi-
raient pour soutenir le choc, et tient en réserve sa grosse cavalerie juste
au moment où elle devrait charger à outrance. C'est de cette inexpérience
du commandant en chef du Théâtre-Français, que sont résultées les débâcles
du commencement de la présente campagne, lors des débuts. Los soldats (lisez
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— 61 —
ébutants) ont sans doute montré de la bravoure^ mais à force d'entendre
siffler... les balles, la panique les a gagnés, et il en est resté pas mal sur le
carreau.
C'est peut-être à des considérations analogues que les Pauvres d'esprit de
M. Léon Laja, qui pourtant n'en manquent pas, sont tombés au bruit des
clefs forées, comme les murs de Jéricho au son de la trompette. Sans
doute cette pièce ne vaut pas le Duc Job du même auteur. Elle manque de
mouToment; la tirade, qui j abonde, en exclut un peu trop le dialogue; de
là, beaucoup de froideur et des scènes languissantes. Mais enfin, si le
choix des interprètes avait été complètement heureux, si chaque personnage
avait été placé dans son véritable jour, si les accessoires, négligés dans
presque tous les ouvrages, j eussent apporté quelque prestige, il est à
croire que le public n'aurait pas refusé de l'écouter jusqu'à la fin.
La preuve de ce que nous avançons se trouve dans la manière fort conve-
nable dont Tartufe a été représenté tout récemment. Les acteurs, qui se
sont piqués d'amour-propre en donnant tous les soins à l'interprétation du
chef-d'œuvre de Molière, ont détruit, dès le premier soir, certaines prévi-
sions généralement peu favorables.
Puisque nous sommes sur ce chapitre, notre devoir est d'ouvrir ici une
parenthèse pour placer quelques mots en faveur du respect qui est dû à la
mémoire du maître des maîtres. En constatant que les artistes ont fait
tout ce qui leur a été possible pour épargner à Tartufe un déboire, nous
n*en sommes pas moins affligé devoir Molière mis à la porte de sa propre
maison, et relégué sur une scène secondaire par une mesure dont l'essa a
mal réussi, et dont tous les habitués du Tbéâtre-des-Arts se plaignent. Ne
serait-il pas temps de réinstaller dans le temple les véritables dieux qui en
ont été expulsés, et de rompre enfin, par une sage union de la bonne comé-
die avec l'art musical, la monotonie d'un répertoire exclusivement lyrique,
mais fort peu varié ? En formant ce vœu, que nous soumettons à qui de droit,
nous sommes certain d'être l'écho fidèle de l'opinion de la msgorité du
public.
Mais, s'il est regrettable de voir Molière rabaissé sur le théâtre du Vieux-
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— &> —
«
Marché, quo penseront les lettrés auxquels nous allons apprendre que, trou-
vant peutrétre que la scène desEperlans était trop honorable encore pour
le père de la comédie, M. le directeur l'a envoyé au Cirque de Saint-Sever?
Tartufe au Cirque! comprend-on celai c'est pourtant de l'histoire; oui,
on a entendu les tirades de M"* Pernelle, d'Elmire et de Dorine, dans l'é-
curie des frères Bouthors, au milieu de cette piste où naguère les clowns
faisaient des mots, où la foule se pâmait d'aise en voyant l'audace de
ïhomme à taboulé^ où l'on applaudissait à tout rompre le tour des houteillet
et les sauts périlleux d'Auriol !
0 dignité de l'art, qu'on vienne encore nous dire que tu n'es pas un vain
mot!
Ramené au Vieux-Marché, un dernier affront était réservé à ce pauvre
Tartufe^ dont M. Victor Henry, régisseur général, on l'absence de M. Lam-
bert, devait se charger du rôle principal.
Pour le coup, il faut que nous renoncions à rendre compte de cette co-
casserie. Il nous serait impossible de donner une idée de ces gestes d'épilep-
tique, de ces mouvements de prunelles, de ces jeux de langue qui ont mis !<•
public en colère. Nous avons eu beau chercher ce que voulait exprimer
M. Henry par cette burlesque pantomime à la scène de la table, nous n'a-
von% pu y parvenir. Peut-être son intention artrolle été do nous faire
une peinture de la célèbre période philosophico-sensuelle et gaillarde-
mystique dont parle le docteur Tholosan ; en ce cas, il aurait beaucoup trop
réussi.
Croyez-nous, monsieur le régisseur, renoncez à jouer la haute-comédie,
qui n'est pas votre fait. Vous avez, si voulez bien employer votre temps,
assez de besogne sans cela. Secondez dans le labeur directorial votre chef
suprême, qui n'y entend rien du tout. Lisez attentivement les nombreuses
brochures que vous recevez jouAiellement de Paris, appliquez-vous à faire
parmi elles un choix épuré et de bonnes distributions. Etudiez les goûts de
votre public, de ce public rouennais qui aime le spectacle, mais qui le vrut
attrayant. Débarrassez-vous surtout de toutes ces tristes élucubrations
dont l'hexibition vous attire tant d'épigrammes.
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— 63 ~
Que d'aventure quelque cerveau fêlé, rongé par la fièvre d'une vanité pué-
rile , commette un ours d'une espèce aussi monstrueuse que les Tribu-
laiions d'un Propriétaire^ qu'il caresse ensuite Tidée de le faire admirera la
clarté de la rampe par ceux-là mêmes dont il a la prétention de se moquer,
cela se conçoit. — Il y a dans la nature humaine des esprits si bizarres I —
Mais, qu*ane direction comme celle de Rouen, qui reçoit une belle subven-
tion de la ville, à la condition de faire de Tart, se prête à cette folie, qu'elle
gaspille le temps si précieux des artistes et les condamne à loger dans leur
mémoire de pareilles platitudes, n'est-ce pas là, nous le demandons à nos
lecteurs, combler la mesure de l'absurde ?
Qu'on le sache donc une fois pour toutes, le public est un maître qui ne
se laisse pas mystifier impunément. Il est patient quelquefois, quelquefois
même il supporte la sottise ; mais quand à cette sottise vient ae joindre
Timpertinence, il châtie l'une et l'autre avec toute la sévérité qu'elles mé-
ritent. Aussi, l'avons-nous entendu, ce public vengeur, siffler sans pitié les
fameuses Tribulations^ lesquelles ont remporté, non pas seulement une veste,
comme on dit dans la coulisse, mais une longue redingote... à la, proprié-
taire.
11 est encore plus d'un point auquel nous aurions désiré toucher dans le
cours de cette causerie ; mais, prévoyant que l'espace nous manquerait pour
traiter, avec tout le soin qu'elles comportent, certaines questions que nous
0 avons pas effleurées, nous sgournons ce travail.
Il sera complété dans notre prochaine Revue par les détails analytiques
du répertoire, et par des jugements francs et sincères, tant sur le choix des
ouvrages dont on l'aura augmenté d'ici-là, que sur les bonnes et mauvaises
distributions qui en auront été faites: deux conditions d'où dépend, selon
nous, le succès ou la ruine de toute entreprise théâtrale.
Le défaut de place ne nous permet pas aujourd'hui de parler du Théàtre-
des-Arts, et de déplorer l'état si chétif de son répertoire. Nous comblerons
c^tto lacune dans notre prochain numéro.
Alexandre FROMENTIN.
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PUBLICATIONS DIVERSES.
ALBUM DIEPPOIS.
M. A. Marais, libraire à Dieppe, a ëditë, avec on soin tout particulier, un Album
renfermant des vues de Dieppe et de ses environs, véritable vade mecum du touriste.
La plupart de ces vues forment de dëlicieux paysages. Au reste, le dessinateur
(M. A. Maugendre) n^avait que Tembarras du choix. En effet, Dieppe et ses environs
offrent les sites les plus ravissants, et c^est avec raison que la vallëe d'Arqués, à Tem-
bouchure de laquelle se déploie coquettement la cite d*Ango et de Famiral Duquesne y
a été surnommée la Suisse normande.
Grâce donc à TinteUigente initiative de M. Marais, Dieppe pittoresque et monu-
mental se trouve ainsi éparpillé aux quatre vents du ciel : en France, en Angleterre,
en Allemagne, en Russie et jusqu'en Amérique, car Taristocratie de toutes ces nations,
on le sait, se donne, chaque année, rendez-vous aux Bains de Dieppe.
M. Marais a donc bien mérité de sa ville natale, en publiant son délicieux Album.
Dès leur apparition, les Vues de Dieppe reçurent des Etrangers le plus favorable
accueil, et le succès obtenu par cette utile et intelligente publication n'a fait que
grandir avec le temps.
Ajoutons que TAdministration municipale a honoré de sa souscription V Album IHep-
pois et donné ainsi à Féditeur un précieux encouragement, auquel il s'est montré
vivement sensible.
Un suffrage manquait encore à l'honorable suffrage de la ville , celui de M. le Mi-
nistre de l'instruction publique, qui ne se distingue pas moins par la protection éclairée
accordée par lui aux travaux de l'intelligence que par son haut savoir, sa bienveil-
lance et cet esprit de justice qui distingue tous ses actes.
Le suprême encouragement qui manquait à VAUnim Dieppm vient de lui être
accordé, dans des circonstances qui ajoutent encore à la haute faveur dont ce précieux
recueil a été l'objet. M. Gustave Rouland, le digne fils de M. le Ministre de l'instruc-
tion publique, et secrétaire général du ministère, se trouvant dernièrement à Dieppe,
et ayant eu l'occasion de remarquer V Album Dieppois, a, spontanément, honoré cet
ouvrage de la souscription du ministère.
Cet encouragement n'honore pas moins celui qui l'a accordé que l'ouvrage qui en a
été l'objet.
Au reste, le nom de M. Gustave Rouland est, depuis longtemps, cher aux lettres;
nous n'en voulons pour preuve (un exemple entre mille) que l'hommage de reconnais-
sance que se plsdt à lui adresser l'un de nos plus savants professeurs du haut ensei-
gnement, M. Emile Pessonneaux, en tète de sa traduction de Viliade, Tune des plus
poétiques et des plus exactes dont la France s'honore, et pour laquelle le nom de
M. Gustave Rouland sera la meilleure recommandation auprès des amis des lettres.
Eliacim Jourdain.
nomn — ivr. c. gagnurd, roi PERCièitc, S9.
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AAGBËOLOOIE.
EXPLORATION
DE
ia ÊîJai>ll.tE il Ê^UilÊDT
PRK9 VIEPPE. EM iftSI.
Du 15 novembre au 14 décembre 1861, j'ai fouillé rancienne
chapelle de Saint-Nicolas-de-Caudecote, située sur la côte occiden-
tale de Dieppe, derrière la citadelle, et à 1 kilomètre environ de la
ville. Cette chapelle, qui fut autrefois un ancien prieuré, avait été,
comme tant d'autres, supprimée et confisquée par la révolution
française. Le Génie militaire en avait fait une caserne de canonniers
gardes-côte, puis un magasin qu'il démolit lui-même, en 1841.
Le but de ma fouille était la recherche d'antiquités chrétiennes
et l'étude de sépultures monastiques que je présumais exister dans
cet ancien membre de l'abbaye de Sainte-Catherine-du-Mont de
Rouen. La terre de Caudecote (prœdium de Calde-Cota) fut en effet
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— 66 —
donnée au monastère de la Trinité-du-Mont, en 1030, par Gosselin-
le-Vicomte, son fondateur.
Malgré toutes les apparences d'une ancienne origine, nous n'a-
vons trouvé à Caudecote que des débris de colonnettes de pierre du
xiii'ouduxiv' siècle etquelques carreaux émaillés de laméme époque,
représentant des fleurs, des feuilles et des écussons, et, sous le sol
de la chapelle, cinq sépultures seulement.
Carreaux émaillés de Caudecote.
Toutes ces inhumations avaient été déposées dans des cercueils
de bois, dont nous retrouvions les clous. Deux corps seulement
étaient accompagnés de ces vases à encens qui faisaient en grande
partie l'objet de notre recherche.
Un des deux corps en possédait quatre ou cinq placés à l'épaule,
à la ceinture et aux jambes. Ces vases forés, encore remplis de
charbon de bois, étaient en terre blanche vernissée de vert. Je les
crois de la fin du xiii* siècle, ou mieux encore, du commencement
du XIV*. J'en ai plusieurs fois trouvé de pareils aux environs de
Dieppe, depuis sept ans que j'y étudie la sépulture chrétienne. Je
cite spécialement les cimetières de Rouxmesnil , de Bouteilles, d'E-
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67 —
tran, de Janval et du Petit- Appe ville. Il en a été recueilli de sem-
l)Iables à Neufchâtel , à Dreux et à Angers.
\ase% chrétiens de Bouteilles, pareils à ceux de CaVidecote (xiv* siècle).
La seconde sépulture à vases nous a offert deux pichets égale-
ments forés et remplis de char1[)on. Ces pichets, enterre rougeâtre et
fortement recouverts de vernis verdâtre , ressemblent complètement
û ceux que nous avons recueillis à Etran , à Bouteilles, à Roux-
mesnil, à Braquemont, à Martin-Eglise , à Janval et au Petit-Appe-
ville. Nous les attribuons au xiv* siècle et au xv*; mais ces vases
ont pu durer jusqu'au xvi*.
Vases Pichets de Bouteilles , pareils à ceux de Caudecote xv-xvi« siècle).
Jusqu'ici, toutes nos trouvailles rentraient dans le cercle de nos
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— es-
découvertes habituelles. Mais en voici une dernière qui sort entière-
ment du cadre ordinaire de nos opérations, et qui est bien contre
toute attente.
Le mardi, 3 décembre, avant huit heures du matin, au moment
où les ouvriers allaient terminer le déblai du chœur de la chapelle,
l'un d'eux trouva, au niveau des fondations, un groupe de monnaies
d'or, dont la vue Téblouit un instant. Ces pièces n'étaient pas ren-
fermées dans un vase, comme cela arrive ordinairement dans ces
sortes de cas. Elles avaient probablement été déposées dans un sac
d'étoffe ou dans une bourse de cuir, dont il ne restait plus la moindre
trace. Elles étaient au nombre de 35, toutes bien conservées et pa-
raissaient avoir très peu frayé. Leur poids métallique était de 125
grammes, représentant une valeur intrinsèque d'environ 375 fr.
Toutes ces monnaies doivent appartenir au xvi' siècle. Quelques-
unes au plus pourraient remonter jusqu'à la fin du xv*. Les plus
récentes en date portent les millésimes de 1567 et de 1568.
Il y en a 12 de France, 14 d'Espagne, 4 de Portugal, 3 d'Ita-
lie, 1 de Suisse et une de Hongrie.
Les souverains dont on lit les noms et dont on voit les images
sont: pour la France, Louis XII (1498-1515), François I*' (1515-
1547), Henri II (1547-1559), et Charles IX (une seule de 1567);
pour l'Espagne, Ferdinand V et Elisabeth (1474-1504), Jeanne et
Charles-Quint (1504-1506), Charles-Quint (1516-1556), et Phi-
lippe H (1556-1598); pour le Portugal, Jean III (1521-1557), et
Sébastien (1557-1578); pour la Hongrie, Mathias Corvin (1490-
1504); pour l'ItaHe, Alphonse I" (1505-1534) et Hercule II
(1534-1597) ducs de Ferrare. La Suisse est représentée par une
seule pièce de la Cité de Genève (1568).
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Maintenant, à quelle époque faire remonter cette cachette i Géné-
ralement dans nos contrées, ses pareilles, qui ne manquent pas, ont
eu lieu à la fin du xvi* siècle, pendant les guerres de la Ligue,
surtout au moment de la bataille d'Arqués et du siège de Dieppe en
1589.
Les cachettes de cette dernière époque renferment ordinaire-
ment un certain nombre de pièces de Charles IX, de Henri III , par
fois même de Charles X, roi de la Ligue, Ici, au contraire, pas une
pièce française n'est postérieure à 1567, et encore la seule qui
soit de Charles IX est fleur de coin.
Sans repousser absolument répoque de la Ligue, je suis plus porté
à attribuer cette cachette au temps de la Saint-Barthélémy. En un
mot, j'incline plutôt pour 1572 que pour 1589.
Chose surprenante et qui prouve combien les traditions se conser-
vent! Mon confrère, M. Feret, qui lui-même avait fait sonder Cau-
decote, vers 1828, tenait de la bouche d'un vieil ouvrier, habitant du
faubourg de la Barre, qu'un trésor était caché dans la chapelle de
Caudecote. Il ajoutait même que le précieux dépôt était gardé par des
esprits ou des fantômes.
Cet homme savait cela de ses ancêtres, et il avait connu plusieurs
personnes qui, vainement, avaient tâché de s'emparer c(u mystérieux
trésor.
M, Feret nous avait fait part de ces vagues traditions au moment
où notre fouille était commencée, et il nous les a confirmées de nouveau
après la découverte. Notre trouvaille d'aujourd'hui ne semblerait-elle
pas donner raison à cette tradition de trois siècles?
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— 70 —
P.-S. — La longueur des constructions explorées a été de 25", la
largeur de 5" en dedans et 6" au dehors. Outre l'enceinte de la cha-
pelle que nous avons parfaitement reconnue avec son triple pavage et
son autel de pierre, nous avons constaté en avant de l'édifice reli-
gieux, deux appartements qui pouvaient être la demeure du prieur
ou du chapelain que les vieillards y ont encore connu.
Dieppe , le 15 décembre 1861 .
L'abbé COCHET.
■s-®?*
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UTTÉRATURE.
LA RUE PORTE-AUX-RATS
LÉGENDE ROUENNAISE.
On écrit pour raconter, non pour prouver.
QUINTILIEN.
Certains ëtymologistes — je suppose le cas fort peu probable
où quelques savants feraient à notre modeste récit l'honneur de le
lire, — certains ëtymologistes, à principes sëvères, nous blâmeront
peut-être d'avoir confondu une tradition rouennaise avec un sou-
venir d'outre-Rhin, reproduit déjà dans le Magasin Pittoresque et
dans les Légendes de M. CoUin de Plancy . D'autres établiront, preuves
en main, que , contrairement à nos conclusions, la rue des Bons-En^
fonts j dont il va être question ici , doit son nom à un ancien collège,
et la rue Porte-aux-BatSy le sien, soit à une quantité considérable de
ces petits animaux rongeurs qui y vinrent par une porte ouverte sur
les remparts, lorsque la porte d'Arras, voisine de celle-ci, fu
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— 72 —
éioupée , c'est-à-dire bouchée avec des étoupes, soit encore à une
espèce de guichet ou de poterne où il ne pouvait passer qu'une per-
sonne à la fois et que l'on appelait vulgairement Porte^-aux-Bats,
Ces reproches et autres semblables, nous les acceptons et nous
allons même au-devant. Mieux que bien d'autres nous savons, en
effet, ce qu'ils ont de fondé, et cependant ils ne nous effraient pas.
Donc , nous transportons à Rouen une anecdote fabuleuse que l'on
nous a dit s'être passée dans les deux rues de cette ville qui vont
nous servir de scène , et nous la livrons à autrui comme elle nous a
été livrée à nous-même, pour ce quelle vaut et sans garantie d'aucun
genre. Que si maintenant nous sommes mis en demeure d'apporter
des titres et des autorités à l'appui de notre narration , nous répon-
drons par le vieil adage de Quintilien, que nous avons pris pour
épigraphe :
On écrit pour raconter, non pour prouver.
C'était à Rouen, il y a de cela plusieurs siècles, à une époque que
je n'ai pas la prétention de définir, mais qui est à coup sûr bien an-
térieure à cette funeste année de 1418, pendant laquelle les habitants
assiégés par les Anglais et en proie à la plus horrible famine, durent
taxer la viande du rat à l'incroyable mais historique somme d'argent
que représenterait une valeur actuelle de quarante francs : heureux
encore ces riches bourgeois lorsqu'ils pouvaient, au prix d'un tel
sacrifice, se procurer une si grossière nourriture! A cette époque, il
s'en fallait de beaucoup que les rats fussent aussi recherchés et
aussi rares qu'ils le devinrent plus tard. Leur espèce s'était alors
multipliée dans d'effrayantes proportions, et grâce à la gloutonnerie
proverbiale qui les a de tous temps caractérisés, ils ne cessaient de
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— 73 —
faire les plus regrettables brèches aux provisions particulières, et
aux gradns entassés dans les greniers publics.
Les fossés et les souterrains qui entouraient la partie nord-ouest
de la ville avaient été plus particulièrement choisis par eux pour y
établir leur quartier-général. C'était de là qu'ils partaient tous les
jours en bataillons serrés , pour se mettre en campagne et ravager
les différents lieux soumis à leurs incessantes déprédations. C'était
là aussi que leurs plus intrépides ennemis , que les inventeurs des
moyens de destruction les plus efficaces venaient leur déclarer la
guerre. Mais les efforts combinés de la violence et de la ruse res-
taient impuissants en présence de bandes aussi adroites que nom-
breuses, qui semblaient renaître à mesure qu'elles étaient décimées,
se riaient de la race féline comme de la race humaine, échappaient
aux meilleurs pièges, et déjouaient les plus subtils poisons. Les
choses en étaient venues à ce point que, après avoir longtemps reculé
devant des forces par trop supérieures, on allait se trouver dans
l'embairassante et honteuse alternative de défendre corps à corps sa
vie contre des assiégeants d'un nouveau genre , ou de servir de
pâture à des hôtes plus terribles que ceux de Montfaucon, plus
adroits que le vieux routier de La Fontaine, plus cruels que ceux qui
au x* siècle dévorèrent l'archevêque de Mayence.
Sur ces entrefaites parut dans la ville un homme dont la taille
gigantesque, la tournure étrange et le costume des plus bizarres,
attiraient l'attention générale. A son cou étaient suspendues deux
flûtes, l'une blanche et l'autre noire. D'où venait-il? nul ne pouvait le
dire. Aux questions qui lui étaient adressées, il répondait d'une voix
rauque et sauvage. Seulement, il allait répétant partout que, pourtrois
cents pièces d'or, il délivrerait la ville du fléau qui la faisait souffrir.
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— 74 — .
Dans les tristes conjonctures où Ton se trouvait, le marché fut
promptement conclu. Alors l'étranger, prenant sa flûte blanche
dont il tira des sons extraordinaires, marcha droit au repaire princi-
pal des animaux dévastateurs, sortit par la porte à'ArraSj que Ton
nomma dans la suite Porte-Etoupée, longea les fortifications exté-
rieures, en répétant toujours des airs sauvages, et reparut bientôt
par Isiporte et dans la petite rue des Champs-Maillets^ suivi d'une
incroyable armée de rats de toute taille, de tout âge, de toute
espèce, qui se grossissait à chaque pas d'une légion nouvelle, fas-
cinée en quelque sorte par le bruit de l'instrument ou par la pré-
sence du farouche musicien, et qui, se laissant ainsi attirer jusqu'au
milieu de la Seine, ne tarda pas à périr dans les eaux.
La première partie de l'engagement remplie, restait la seconde : or,
à cette époque lointaine, la bonne foi n'était pas ce qu'elle est aujour-
d'hui, la qualité dominante des Normands en général, desRouennais
en particulier; et, lorsque le moment arriva d'acquitter la dette con-
venue, il s'éleva de toutes parts un violent tumulte de plaintes et
de récriminations. — « Trois cents pièces d'or pour une musique
discordante! disait celui-ci; les dommages causés par les rats s'éle-
vaient-ils seulement au quart de cette somme ? — J'avais un moyen in-
faillible d'arriver au même résultat sans qu'il en coûtât une obole, re-
prenaitcelui-là; que ne m'a-ton permis de tenter l'expérience? — Votre
joueur de flûte est un suppôt de Satan ! s'écriait un troisième; qu'il aille,
s'il le veut, se faire payer par son maître ! » — Et tous, oubheux de ce
qu'ils devaient à leur libérateur, de se répandre en invectives contre
lui, et de conclure en fin, à l'unanimité, que, s'il était assez hardi que
de réclamer un salaire, tfois cents pièces d'argent, au lieu d'un nom-
bre égal de pièces d'or, reconnaîtraient de reste un si facile service.
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— 75 —
A cette nouvelle, rinconnu, qui avait sans doute prévu à qui il
aurait affaire, ne parut aucunement déconcerté. Il sourit avec
calme, refusa le paiement qui lui était proposé, et donna jusqu'au
lendemain pour réfléchir sur le parti définitif que l'on aurait à pren-
dre. Puis, au jour dit, trouvant chacun dans les mêmes dispositions
que la veille, il saisit sa flûte, sa flûte noire, hélas! en joua d'une
manière lugubre, suivit le chemin qu'il avait déjà précédemment
parcouru, et cette fois ce furent non plus les rats, mais bien tous les
enfants de la cité qui descendirent les rues après lui, entrèrent dans
le fleuve à sa suite, et y disparurent aussitôt jusqu'au dernier, sans
que leurs parents, maîtrisés comme par une force irrésistible, aient
pu leur porter secours.
Les deux rues qui conservent dans leur dénomination le souvenir
de cette tradition généralement oubliée > sont la rue des Bom-En"
fonts et la petite rue des Champs-Maillets, qui est aujourd'hui la rue
Porte-aux-JRais.
PaulBAUDRY.
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MâLANOBS.
LETTRE AUTOGRAPHE
DE DUQUESNE.
'I ■ -^
Duquesne (Abraham) , né en Normandie en 1610, apprit le métier
de la guerre sur mer , sous son père , habile capitaine de vaisseau.
Dès rage de dix-sept ans , il servit avec un succès distingué au siège
de La Rochelle. En 1637, il se trouva à l'attaque des îles Sainte-
Marguerite , et Tannée d'après , il contribua beaucoup à la défaite de
l'armée navale d'Espagne devant Cattari. Ce ne furent, depuis, que
des actions hardies ou des victoires. Il se signala devant Tarragone
en 1641, devant Barcelone en 1642, et l'an 1643, dans labataillequi
se donna au cap de Gates contre l'armée Espagnole. L'année suivante
1644, il alla servir en Suède , où son nom était déjà connu avanta-
geusement. Il y fut fait major de l'armée navale , puis vice-amiral. Il
avait ce dernier titre dans la bataille où les Danois furent entièrement
défaits , et il aurait fait prisonnier le roi de Danemark lui-même , si
ce prince n'avait été obligé , par une blessure dangereuse , de sortir
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— 77 —
la veille de la bataille du vaisseau qu'il montait. Duquesne , rappelé
en France en 1647 , fut destiné à commander l'escadre envoyée
à l'expédition de Naples. Comme la marine de France était fort
déchue de son premier lustre , il arma plusieurs navires à ses dépens
en 1650. Ce fut avec sa petite flotte qu'il obligea Bordeaux, révolté
contre son roi, à se rendre. Les Espagnols étaient arrivés dans la
ri\âère en même temps que lui ; mais il entra à leurs yeux et malgré
eux. Ce qui a le plus contribué à son éclatante réputation , ce senties
guerres de Sicile. Ce fut là qu'il eut à combattre le grand Ruyter, et,
quoiqu'înférieur en nombre , il vainquit dans trois batailles les flottes
réunies de Hollande et d'Espagne , le 8 janvier , le 22 avril et le 2 juin
1676. Le général hollandais fut tué dans le second combat.
L'Asie et l'Afrique furent ensuite témoins de la valeur de Duquesne,
et ne l'admirèrent pas moins que l'Europe. Les vaisseaux de Tripoli,
qui était alors en guerre avec la France, se retirèrent dans le port de
Chio sous une des principales forteresses du Grand-Seigneur, comme
dans un asile assuré. Duquesne alla les foudroyer avec une escadre
de six vaisseaux; et, après les avoir tenus bloqués pendant longtemps,
illes obligea à demander la paix à la France. Alger et Gênes furent
forcés de même par ses armes à implorer la clémence de Louis XIV.
Ce prince, ne pouvant récompenser le mérite du vainqueur avec tout
l'éclat qu'il aurait souhaité , parce qu'il était calviniste , lui donna ,
pour lui et pour sa postérité , la terre de Bouchet , qui est une des plus
belles du royaume, auprès d'Etampes, et l'érigeaen marquisat,
avec cette condition qu'elle s'appellerait la Terre-Duçuesne , pour
immortaliser la mémoire de ce grand homme. Ce fut le seul qu'il
excepta de la proscription lancée contre les calvinistes par la révoca-
tion de redit de Nantes. Il mourut à Paris, le 2 février 1688, après
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— 78 —
avoir vécu soixante-dix-huit ans dans une vigueur de tempérament qui
ne se démentit jamais. Il fut inhumé dans sa terre, sur le revers d'un
des fossés du château.
Tel est le précis historique de la vie du grand Duquesne , que les
écrivains les plus autorisés font naître à Dieppe , où lui fut élevée,
en 1844, une statue de bronze.
Le souvenir des fêtes brillantes auxquelles donna lieu Tiaaugura-
tion de cette statue , due au ciseau de Dantan , est encore vivant
dans tous les esprits. Ce témoignage public d'admiration constitue ,
assurément, l'une des plus belles pages de l'histoire de Dieppe , si
riche en souvenirs glorieux.
La lettre reproduite ci-après , qui jette un si grand jour sur la vie
du célèbre amiral , l'une des gloires de la marine française , nous a
paru devoir être précédée d'un aperçu historique sur cette grande
individualité du xvn* siècle.
La lettre qu'on va lire est la propriété de la ville de Dieppe , qui
l'a acquise au prix de 120 francs, dans une vente qui eut lieu à
Paris, 28, rue des Bons-Enfants, le 7 décembre 1854.
Voici un extrait du catalogue de la collection d'autographes dont
faisait partie la lettre de Duquesne :
« Dans cette collection se trouve comprise , sous le n* 296 , une
lettre de Duquesne (Abraham), célèbre chef d'escadre et général des
armées navales de France. N. 1610. M. 1688. L'aut. sig. , à M".
Brest, 12 novembre 1696, 3 gr. p. in-fol. superbe lettre.
M II justifie sa conduite et démontre qu'il a fait tout ce quidépen-
daitde lui pour le bien du service de Sa Majesté. — Longs et inté-
ressants détails. »
Voici cette lettre , que nous avons touchée avec respect et lue
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— 79 -^
avec attendrissement , au souvenir de la sainte douleur dont elle
est la navrante expression.
Grand homme ! toi aussi , tu fus une preuve vivante que la gloire
se paye et s'expie !
Ah ! Dieu seul permet à F homme de génie de faire le bien , d* aimer
le vrai, de chanter le beau !
En dehors de Dieu , toute supériorité offusque toujours quelqu'un ,
un homme, une époque, un monde, qui trouve le moyen de se venger
du guerrier , de l'artiste ou de l'écrivain , sauf à être le premier à
chanter hypocritement les louanges du martyr , après s'être assuré
qu'il est mort et enterré !
Nous avons cru devoir reproduire textuellement cette belle lettre
cornélienne (peutrêtre essaierons-nous, un jour, de la translater dans
la forme splendide du vers alexandrin) !
Le grand Duquesne et le grand Corneille sont frères par le pays
et par la pensée.
Le poète ressuscitait un peuple évanoui, le marin veillait sur
mer à la suprématie de la France. Ils sont morts à six ans l'un de
l'autre , Duquesne en 1678 , Corneille en 1684. Peut-être se sont-
ils connus, et ont ils réagi l'un sur l'autre. Qui sait si tel vers du
grand tragique n'a pas été inspiré par telle victoire du grand amiral?
Qui pourrait dire que telle bataille du vainqueur de Ruyter n'a pas été
gagnée par lui avec l'enthousiasme du Cid ?
La lettre que nous reproduisons est criblée de fautes de français
et d'ortographe ! mais la langue française était à peine fixée. Et
puis, un homme qui se bat avec l'ouragan et les ennemis de la
France a bien le temps de lire Vaugelas !
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— 80 —
M. du Quesne 12. novembre 1669.
Monseigneur
Tay rescu La Lettre qiiil vous a pieu descrire du P*' nouembre,
plaine de reproche sur deux chef es. Sur lesquels Monseigneur II vous
plera me fève la Grâce Dagréer quauec le respec que je vous dois Je y
puesse respondre.
Sur le premier je puis auec véristé vous asseurer que ce nest point le
manque des viures quy à causé la mort daucuns des hommes de Lesque-
page du Prince puis quil est cognu et veriff'yé par les offœrs de la
Marine quy y ont Eu Esgard que Jay de tout tamps très bien noury
mon Esquépage et mieux et Eu plus de soin des malades quaucun autre
Cap^'
Cest pourquoy Monseigneur je vous puis aussy asseur" que Lindis-
position de ceux quy sont morts cette Année dans le Prince, est entrée
par La nouuelle soldatesque de nation Bretonne naturellement mal-
jiropre quy ci sont jnfectez ay ans esté dabord a tacques du mal delà mer
joint quil ne sont nullement secourables les uns les autres.
Ainsin Monseigneur je croy quecesle méchante opinion que vous auez
Eue de moy vous à esté portée tout de nouueau par quelque mauiiais
office que mont rendus des Gens aquy le peu de Lumière que Jay de la
marine et Lintegrité de ma conduite font continuellement ombrage.
Quand a Linnutillisté de Jjarmement dont il vous plaist demacvser
Je nay sur cela Monseigneur qua vous suplyer très humblemetit Dauoir
Esgard aux Ordres que vous mauez fait Ihoneur de madrecer cette
campagne Lesquels mont prescrit et réglé toutes Les desmarches que Jay
fais tes, et de concidérer sil vous plaist que dans un tamps de paix Gêné-
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— 81 —
ralle comme II Estait Je nay d'eu féi^e naistre ati préjudice de mes Or-
f/res auamne ocra t ion qmjaye Eclaté C est ce quyme donne un desplaisir
extrmne dauoir Esté Armi et en estât de rendre semce dam un tamps
mt II ne eust point présoiteé Doccat ion pour cela et que je sois a présent
dhirmé Lorsquil sen présente pour dautres et pour comble de mon dés-
plaisir que je sois aséz Malheureux Daprendre de vouJi Monseig^ que le
Roy est mal satisfait demoy dont Je seray Le reste de ma vye Inconso^
kble sy votis nauez La bonté dexaminer et Goutter mes Justes raisons,
puis que sam cela oustré de Doulleur que Je suis je ne pouray que me
persuader que vous désirez aLauenir vous Désfére de moy que ne pouray
pas surmonter Le désplaisir quejen rescevrai.
Au reste Monseigneur je soushete que Lexpédient que vous prenés
Destablir un commissionnaire Général pour la fourniture des viures de
la Marine soit heureux Jen ay dit mon opinion A Larochelle Lors que
Ion men aparllé Lap^^ fois quy estait destablir La chasse en tamps de
paix en sorte que le setrice du Boy et vostre satisfaction cy rencantrast
Lors de la Gtierre ou la désmarche des vaiseaux de sa M*^ sont alors
phispresise.
Je stds avec tout respect
Monseigneur
Vostre très humble et très
obeyssant serviteur
DUQUESNE.
A Brest ce IS"* nouembre 1669.
Cette lettre nous a paru précieuse, et nous nous faisons honneur de
la mettre en lumière.
EuAciM JOURDAIN.
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— 82 —
Analyse de la lettre, écrite sur le do$ de V autographe.
M. du Quesne 12 novembre 1669.
Il dit ses raisons pour justiffier sa conduitte.
Que ce n'est point le manque de viures , ajant tousjours mieux nourry
son Equipage , qu'aucun autre Cap**
Que la maladie y est entrée ; par la nouuelle soldatesque bretonne ; attac-
quée du mal de mer, et peu secourable les uns les autres.
Qu'ainsj il n'en peut croire autre chose, si ce n'est, que, c'est une suite
de mauvais offices, que luy rendent des gens a qui le peu de conn** qu'il
à et son Intégrité font ombrage.
Pour l'inutilité de son armement elle estoit Immancable en temps de paix,
ayant du déplaisir de n'auoir pas eu, ainsy que les autres qui arment a
présent, les occasions de faire quelq. chose.
Et sur ce que vous luy dites, que le Roy est mal satisfait de luy , Il en
sera inconsolable jusques a ce qu'il vous ait plû entrer dans ses raisons ne
pouuant se persuader autre chose sinon que vous voulez vous deffaire de
Luy.
Quant a l'establissement d'un munitionnaire gnal des vivres C'est une
chose à faire en temps de paix, et il ne la Improuué que dans un temps, ou
Ion auoit encore de la guerre.
agC838^
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CHIMIE.
NOUVELLES MATIÈRES COLORANTES DU GOUDRON.
FUCHSINE.— INDISfflE. — AZALÉINE. — BLEU DE LYON.
S'il est des découvertes scientifiques curieuses, qui restent
toujours du domaine de la science pure, il en est aussi qui, légère-
ment modifiées, pénètrent dans l'industrie en lui donnant un nouvel
essor: les unes, utiles aux savants, les aideAt dans leurs recher-
ches et leur permettent d'établir les b£tses de ces théories élevées
qui souvent mènent à la connaissance de la vérité; les autres,
convenablement appliquées à l'industrie, y portent quelquefois
une perturbation momentanée, mais, renversant les vieilles cou-
tumes, elles forcent les industriels à entrer activement dans la
voie du progrès. Obligés de reconnaître l'utilité de la science qui
leur évite des tâtonnements ruineux, ils commencent à abandonner
ces recettes compliquées qui ne sont vraiment remarquables que
par le nombre infini de leurs constituants. Aussi la fabrication,
qui saisit avec empressement les nouvelles applications , aura
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— 84 —
bientôt renversé ces vieilles routines qui, malgré les enseignements
de la science y ont persisté pendant trop longtemps.
Depuis quelques années, les nombreuses applications des décou-
vertes scientifiques ont été vraiment remarquables; on dirait que
les idées des savants se sont principalement fixées, dans ces der-
niers temps, sur les moyens d'utiliser pour l'industrie les données
de la science. Si les grandes fabrications ont subi de notables
changements, les produits de laboratoire ont acquis aussi un déve-
loppement considérable. La teinture et l'impression des tissus ou
fils de soie, laine et coton, sont dans une période de transformation
qui doit anéantir pour ainsi dire les anciens procédés suivis et
sanctionnés par une longue pratique.
L'application en teinture et en impression des nouvelles matières
colorantes obtenues des dérivés du goudron a appelé l'attention
sur les moyens employés pour les obtenir, et mis sur la voie de
nouveaux principes colorés qui ne sont encore que des produits de
laboratoire , mais qui bientôt aussi entreront dans les produits du
commerce.
Malgi'é le prix élevé des nouveaux colorants, leur pouvoir tincto-
rial est tel, que la teinture peut les employer avec avantage sur soie,
laine et coton : le brillant, la vivacité des nuances et leurs reflets
variés font que, non-seulement elles rivalisent avec les teintures
obtenues avec la cochenille, l'indigo, le bleu de France, mais encore
laissent bien loin toutes ces nuances qui jusqu'alors faisaient notre
admiration.
Si l'application des produits colorés dérivés de l'aniline et de la
naphtaline sont tout récents, il y a longtemps déjà qu'ils étaient
connus. Signalés par Hoffman et Laurent dans leurs remarquables
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— 85 —
ouvrages, ils étaient restés pour ainsi dire inconnus, parce qu'on n'en
voyait point l'utilité ou les applications.
C'est en reprenant et perfectionnant les procédés indiqués dans
leurs savants travaux qu'on est arrivé à faire d'une réaction de labo-
ration une opération industrielle importante.
Suivant les produits que l'on veut obtenir (rouge, violet ou bleu),
il faut faire varier les conditions dans lesquelles ces matières colo-
rantes prennent naissance. Mais toutes cependant dérivent des mo-
difications diverses que l'on fait subir à la benzine qui est le point de
départ de ces produits : aussi peut-on considérer cette fabrication
comme étant subordonnée à quatre opérations successives :
!• La préparation de la benzine ;
2* id. de la nitro-benzine ;
3* id. de l'aniline ;
4* * id. de là matière colorante.
BENZINE C** H*
La benzine, carbure d'hydrogène que l'on désigne aussi par les
noms de benzène normal, phène, benzole , s'obtient en général
en distillant les goudrons de gaz, qui en contiennent des quantités
notables.
La benzine se trouve mélangée à divers carbures d'hydrogène,
des acides et des alcaloïdes, dont on est obligé de la séparer.
Ordinairement, on y parvient eu distillant les goudrons et frac-
tionnant les produits ; comme la benzine distille entre 80 et 90*, elle
se trouve dans les premières parties condensées dont il est ensuite
assez facile de l'isoler par des distillations successives. On peut activer
sa préparation en traitant les huiles de goudron successivement par
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l'acide sulfurique faible et la potasse ou un lait de chaux. On élimine
ainsi les alcaloïdes et les acides qui se trouvaient dans l'huile
brute, et deux ou trois distillations bien conduites permettent
alors d'obtenir la benzine suffisamment pure pour les besoins du
conamerce.
Si on voulait la purifier entièrement, il faudrait la faire cristal-
liser par le fi*oid et la soumettre ensuite à la pression, dans du
papier Joseph, pour en extraire les carbures qui pourraient s'y
trouver et qui ne se seront pas congelés par l'abaissement de
température. Une simple distillation faite avec soin permettrait alors
de l'obtenir parfaitement pure.
La benzine qui prend naissance dans la distillation sèche des ma-
tières grasses, se produit encore par la distillation du benzoate de
chaux ; mais le prix élevé de ce produit ne permet pas de l'em-
ployer dans l'industrie.
C'est avec ce liquide insoluble dans l'eau, soluble dans l'alcool
et l'éther, qui bout à 86* centigrades, d'une odeur empyreumatique
très prononcée , qu'on prépare la nitro-benâne.
NITROBENZINE , C" H' (Az 0* )
Pour obtenir la nitrobenâne , il suffit de mettre en contact
l'acide nitrique concentré avec la benzine, puis d'ajouter ensuite de
l'eau qui sépare bientôt une huile jaunâtre ayant l'odeur d'essence
d'amandes amères. Cette huile séparée de l'eau et distillée consti-
tue la nitrobenzine , que l'on a désigné pendant longtemps sous le
nom d'essence de Mirbane. La nitrobenzine est volatile , son point
débullition varie suivant sa préparation ou sa pureté ; il est ordi-
nairement vers 21 y.
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— 87 —
Quoique ce produit soit facile à obtenir, il est certaines condi-
tions essentielles dont il ne faut pas s'écarter: ainsi il faut mettre la
benzine en contact avec l'acide nitrique fumant à 48* B* et empê-
cher la température de s'élever trop, autrement une réaction
très-vive aurait lieu et on obtiendrait alors de la binitrobenzine
C" H* 2 ( Az O*" ) qui est solide et cristallisable , et quelquefois
même de l'acide picrique.
Pour éviter la formation des vapeurs rutilantes et de la binitro-
benzine, on fait arriver simultanément, dans un tube en verre assez
fort et entouré d'eau, de l'acide nitrique et de la benzine en quan-
tité convenable ; à l'extrémité du tube se trouve un vase contenant
une suffisante quantité d'eau dans laquelle tombent les deux liquides
mélangés, et la nitrobenzine se sépare immédiatement. Tout en
prenant ces précautions, il arrive quelquefois que la réaction soit
trop active et qu'on obtienne des produits différents, tels que l'acide
carbazotique ou picrique.
Lorsque la nitrobenzine s'est séparée du liquide aqueux il est facile
de risoler par décantation , mais on la purifie par une ou deux dis-
tillations bien conduites. C'est avec ce liquide provenant de l'action
des agents oxydants qu'on obtient ensuite l'aniline en la mettant en
présence des corps réducteurs.
ANILINE, C" ff Az.
Les conditions dans lesquelles se forme l'aniline ou kyanole,
benzidame, cristalline, sont assez variées; elle se produit :
Par la distillation sèche de l'anthranilate normal ;
Par la distillation sèche de l'indigo dissous dans la potasse caustique ;
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— 88 —
Lorsqu'on sature par l'ammoniaque une solution alcoolique de
benzène-nitrique (nitrobenzine), puisqu'on y fait passer un courant
d'hydrogène sidfuré.
Les corps gras donnent par la distillation une certaine quantité
d'aniline, les huiles de goudron de houille en contiennent des
quantités notables.
Pour l'extraire des huiles du goudron , il faut les traiter par
l'acide chlorhydrique, filtrer, évaporer et décomposer le chlorure
formé par un lait de chaux. Il se sépare alors un liquide huileux
formé en grande partie d'aniline et de leucol; après plusieurs
distillations fractionnées et un traitement par Téther, on isole bien
l'aniline qui bout à 182* ; mais ce procédé ne donne que des quan-
tités trop minimes.
On prépare iudustriellement l'aniline en faisant réagir sur la ni-
trobenzine les corps réducteurs et principalement Fhydrogène,
soit qu'il provienne de la décomposition de l'eau par le fer ou de
l'acide chlorhydrique qu'on emploie.
Ordinairement, on met la nitrobenzine avec du fer, de l'eau et
de l'acide sulfurique ou acétique ; la réaction s'établit bientôt, et la
nitrobenzine, en présence de l'hydrogène naissant, cède son oxygène
pour former de l'eau et devient C" H' Az, en fixant en outre 1 Eq.
d'hydrogène.
On obtient également l'aniline en mettant la nitrobenzine en pré-
sence de l'hydrogène à l'état naissant et provenant de la réaction
dé l'acide chlorhydrique sur l'étain métallique grenaille.
En général, toutes les réactions dans lesquelles il se dégage de
l'hydrogène sont aptes à fournir de l'aniline.
* Suivant les conditions dans lesquelles on opère et qu'on n'a pu
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— 89 —
encore déterminer exactement, on obtient un produit qui se transforme
plus ou moins facilement en matière colorante , rouge , bleue ou violette .
L'aniline une fois obtenue par la réduction de la nitrobenzine, il
suffit pour la purifier de la distiller avec un lait de chaux ou une
lessive de potasse caustique, qui l'isole du sel métallique provenant
de la réaction qui a donné naissance à l'hydrogène.
Après avoir préparé l'aniline par un agent de réduction, il faut,
pour obtenir les produits colorés, faire agir sur l'aniline les agents
d'oxydation , et , suivant les conditions dans lesquelles on opère ,
on obtient la fuchsine , l'indise ou le violet.
FUCHSINE ou ROUGE d' ANILINE.
D'après Hoffinan, une partie de bichlorure de carbone et quatre
d'aniline donnent une matière rouge lorsqu'on les chauffe ensemble
avec pression. Il faut d'abord élever lentement la température de la
masse à 116 ou 1 18*; puis, quand le dégagement des gaz a cessé, la
portera 180 ou 200* pendant quelques minutes; on obtient aussi une
matière foncée que l'on peut mouler et qui, traitée par l'eau, lui cède
un principe colorant rouge que l'on peut précipiter par la crème
de tartre.
Cette matière colorante rouge obtenue par Hoffman se produit
encore dans beaucoup de circonstances ; ainsi :
Lorsqu'on chauffe à 140 ou 150* de l'acide citrique avec de
Taniline, on obtient une masse rouge dont l'eau dissout l'acide citra-
nilique et précipite une partie insoluble jaune.
L'aniline, traitée par le chlorure d'Ethyle (liqueur des Hollan-
dais) dans les conditions indiquées par Hoffman, donne une masse
d'un beau rouge de sang.
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— 90 —
L'oxalate d'aniline, chauffé vers 180% donne également un liquide
rouge.
D'après Steuhousse, l'aniline se colore en rouge intense lorsqu'on
y verse quelques gouttes de furfuroL L'acétate agirait dé même , mais
l'ammoniaque fait disparaître la couleur qui est régénérée par les
acides.
Ije bichlorure d'étain chauffé avec 2 p. d'aniline donne également
de la fuchsine.
Le protonitrate de mercure chauffé avec l'aniline dépose du mer-
cure métallique, et on obtient une masse visqueuse rouge.
D'après un brevet de MM. Depouilly et Lauth, l'acide nitrique ,
avec un grand excès d'aniline, donne à 200* delà fuchsine.
L'acide arsénique agit de même.
S'il est facile de déterminer une coloration rouge avec les divers
agents d'oxydation, tous ne donnent pas un produit de même nuance
et de même solidité. Il est difficile d'obtenir de la fixité dans la cou-
leur ; cependant, plus la température a été élevée, plus en général le
principe colorant résiste aux agents chimiques et à la lumière.
Si les procédés pour préparer la fuchsine sont nombreux, ceux
pour obtenir l'indisine ou le bleu et le violet sont aussi multipliés.
INDISINE. — VIOLET d' ANILINE.
Le violet d'aniline, que l'on désigne également sous le nom de
violet impérial, s'obtient de diverses manières et comme la fuchsine,
suivant le procédé suivi pour la préparer; la nuance est différente.
Ainsi :
L'acide chromique précipite les solutions d'aniline, et ce préci-
pité noir-bleu, lavé et dissous dans l'alcool, a une belle nuance
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— 91 —
violette. — L'acide nitrique raouohydraté et le chlore donnent de
belles nuances violettes, soit avec Taniline, soit avec ses sels.
D'après MM. Perkin, Renard et Fr^nc, on peut isoler le violet
d'aniline en opérant comme suit :
Après avoir fait une dissolution froide de sulfate d'aniline, on la
mélange avec une dissolution de bichromate de potasse, et, après 10
à 12 heures, il se précipite une poudre noire qu'il est facile de re-
cueillir et laver avec de l'eau, de l'huile de goudron, et enfin on
la dissout dans l'alcool qui l'abandonne par l'évaporation.
D'après Beale et Kirkham, de l'acétate d'aniline donne un beau
violet par l'addition de Thypochlorite de chaux ou un courant de
chlore.
Le même colorant peut être obtenu avec les peroxydes de plomb,
de manganèse et les permanganates solubles.
Kay dit que 50 parties d'aniline traitées par 40 p. acide sulfu-
rique de 1.850 D*, étendu de 1.400 d'eau et 200 p. peroxyde de
manganèse, donnent, après une ébuUition suffisante, un liquide dans
lequel l'ammoniaque précipite une matière colorante qu'il est facile
de purifier d'après la marche indiquée plus haut.
Price obtient le même résultat avec l'oxyde puce de plomb
dans les proportions de 5 parties de peroxyde pour 4 d'aniline et
4 d'acide sulfurique avec 80 d'eau. La matière colorante, qu'il
appelle violine, se sépare par les procédés déjà indiqués.
Le pourpre-violet s'obtient par le même procédé, mais en variant
les quantités des agents.
Le violet-rosé est également le résultat de l'oxyde puce de plomb
sur l'aniline, mais il faut en employer au moins le double de ce qui
est nécessaire pour obtenir le violet.
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— 92 —
Enfin, d'après William, en traitant le sulfate d'aniline par le per-
manganate de potasse, on peut obtenir :
Le bleu, — le violet, — le rouge.
11 est curieux de voir les diverses matières colorantes qu'on ob-
tient prendre naissance par le contact d'un même agent, suivant
les proportions qu'on emploie ou les conditions dans lesquelles on
se place;
Ce qui pourrait faire supposer que l'aniline qu'on emploie pour-
rait bien être un liquide dans lequel existeraient plusieurs corps que
l'on ne serait pas encore parvenu à séparer.
Ce qu'il y a de certain, c'est que telle aniline est préférable
pour les rouges et telle autre pour le violet ou le bleu.
BLEU d'aniline. — INDISINB. — BLEU DE LYON.
Peu de temps après la préparation en grand des rouges et violets
d'aniline, on est arrivé à préparer du bleu qui a un éclat bien
autre que celui de l'indigo.
Les procédés de fabrication sont moins nombreux que ceux em-
ployés pour préparer les rouges et violets ; il est très probable que,
comme pour ces derniers, on trouvera des agents qui donneront du
bleu de nuances plus ou moins variées.
Le bleu d'aniline peut s'obtenir, comme la fuchsine, en traitant
l'aniline par le bichlorure d'étain, dans les proportions de 9 p. de bi-
chlorure pour 16 p. d'aniline ; après avoir chauffé le tout pendant un
temps suffisant, à près de 200" dans des appareils fermés, on obtient
une masse bleue, soluble dans l'eau bouillante, mais dans laquelle
le sel marin fait naître un précipité de bleu noir en rendant la
matière colorante insoluble.
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— 93 —
Le bleu peut également s'obtenir en faisant réagir sur la fuchsine
un excès d'aniline.
L'acide nitrique monohydraté donne également du bleu dans cer-
taines conditions.
Depuis la découverte de ces principes colorés, on a cherché à
obtenir de nouveaux colorants de diverses matières. Ainsi,
MM. Scheurer et Kestner, en traitant la naphtilamine parles mêmes
agents que ceux employés pour obtenir la fuchsine, l'indisine, le
violet, sont arrivés à préparer des produits colorés qui teignent la
laine et la soie sans l'intervention des mordants.
Le vert d'aniline , quoique n'ayant pas encore été livré au com-
merce, le sera aussi très probablement. Nous l'avons obtenu une fois
en très petite quantité sans qu'il nous ait été possible de le reproduire
depuis. Ce qu'il y a de curieux, c'est que, comme le vert de Chine, il
formait des taches vertes sur les tissus de soie et coton.
11 est indubitable que, d'ici quelques années, la science se sera
enrichie de nouveaux produits dans lesquels l'industrie pourra pui-
ser de nouvelles sources de progrès et de richesse.
Un des caractères distinctifs de tous ces produits, c'est que, sans
le secours d'aucun mordant, ils teignent parfaitement la laine et la
soie comme l'acide carbazotique et le sulfate d'indigo ; mais si sur
laine et soie les nuances sont vives et faciles à obtenir, il n'en est
pas de même pour les teintures sur coton. Cependant on arrive à
obtenir des nuances assez vives et nourries, soit en animalisant les
fibres textiles végétales, soit en ayant recours à certains mordants,
tels que le stannate de soude et certains sels métalliques qui favo-
risent sa fixation.
Toutefois, s'il est des agents qui aident au développement de la
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— 94 —
nuance, il en est d'autres qui, tels que l'ammoniaque, les acides
faibles et certains sels réducteurs qui la font disparaître, soit mo-
mentanée, soit d'une manière persistante; aussi les teintures déri-
vées de l'aniline, quoique possédant des nuances vives et corsées,
sont facilement dégradées ou détruites par un grand nombre d'a-
gents qui peuvent accidentellement être mis en contact avec les
tissus colorés.
Il est probable qu'on arrivera encore à donner une plus grande
fixité à ces couleurs, qui n'auraient plus de rivales parmi celles
anciennement connues (1).
E. DUCASTEL.
(1) Je me fais un devoir de constater ici qu'une grande partie des obser-
vations indiquées sont puisées aux savants travaux de MM. Laurent,
Gerhardt, PelouEe, de Luynes et Salvetat.
■ t in»i i II
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CORRESPONDANCE.
A M. ALEXANDRE FROMENTIN.
CherMonsifxr,
J'ai dit quelque part : Il n'est rien en France qui soit plus
contmuellement beau .que la Normandie. Ailleurs, vous avez le
pittoresque heurté, les saillies imprévues du paysage, toutes ces
souveraines hardiesses de Dieu qui arrêtent le voyageur éperdu,
et vont hérissant l'entretien de points d'admiration. Aussi, les
lignes de telles impressions de voyage ressemblent-elles à des che-
vaux de frise. Et comme la chose du monde la plus monotone est
le bizarre, pourvu qu'il dure, l'extase finit par ce puissant bâillement
du touriste, comparable seulement au rire de Jupiter olympien.
La Normandie, c'est, en France, la beauté moyenne, compensée,
faut-il dire le mot? la beauté légitime qui ne lasse point l'amour
en demandant trop aux premiers transports. On l'aime longtemps,
on l'aune toujours; on fait ménage avec elle. La Seine, son fleuve
charmant, qui baigne les pieds de Rouen, sa xille-reine , n'a ni
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rapides ni cataractes. La Seine et la Normandie, c'est tout un:
c'est la beauté du sourire.
Ce doux homme qui était Normand, ce troubadour plein de mé-
lodies aimables , mais un peu pâles, comme certaines échappées de
vos plaines, Frédéric Bérat aimait à revoir sa Normandie, quand
la nature était reverdie. Levers est normand, le motif aussi. Ces
pâturages, si propices aux bergers, commandent Téglogue, et chez
vous nul ne se fâche quand on parle encore du printemps qui est de
retour.
Quelque part, dans ces métairies habitées par la plus opulente
race de bétail qui soit au monde, il doit y avoir, oui, cherchez bien,
il y a une guitare pour chanter le beau pays qui leur a donné le jour.
Et certes, ce poète de plaine, Casimir Delavigne, honnête , cor-
rect, discret, abondant, était bien de chez vous. EtBoieldieu aussi,
le maître des chants gras et faciles.
Mais Corneille? le montagnard! ce higlander! cette sauvage
fierté de la langue et du cœur! Corneille, le plus hautain, le plus
mâle, le plus âpre, le plus robuste, le plus inégal des génies de
la France, était-il fils vraiment de cette blonde province ? avait-il
bu les eaux de ce fleuve paresseux, endormi mollement dans vos
prairies?
J'ai vu Rouen, et Rouen m'expliquait Corneille. Ces miracu-
leuses barbaries qui sont absentes dans vos horizons, Rouen les
avait. Rouen, lui tout seul, valait pour le poète les gorges du Grai-
sivaudan et les écueils de la Cornouaille. A Rouen, tel que je l'ai vu,
pouvait naître le gigantesque hidalgo qui joua un jour chez nous
avec l'épée du Cid Campéador.
Rouen parlait si haut et si fier, Rouen , tel que je l'ai vu, qu'on
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songeait dans certaines de ses rues aux sombres épopées de votre
origine. Parmi les sereines bucoliques que chantent votre terre et
votre ciel, Rouen portait je ne sais quelle note chevaleresque, et si
vous ne voulez pas remonter à la langue de Sagas, Rouen murmurait
à tout le moins quelque chose de mystérieux et de beau dans le
\ie\\x français du Roman de la Rose. Cela vous remplaçait, ô bien-
heureux fils de la richesse tranquille, les pics neigeux, les torrents,
la tempête. Estril vrai qu'on soit en train de biffer les plus curieuses
pages de cet incomparable livre? est-il vrai que Rouen , la cité mo-
numentale par excellence , non-seulement par ses édifices illustres,
mais aussi, mais surtout par son paysage intérieur, soit en proie
aussi aux démolisseurs ?
Dites-le moi, cher monsieur, afin que je fasse un circuit, la pre-
mière fois que j'irai à Sainte-Adresse. Je fuis les deuils lors même que
l'utilité publique les a faits.
Avec tous mes compliments au sujet de votre très belle et très
excellente Bévue.
Recevez, cher monsieur, etc.
Paul FÉVAL.
fi»'
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BIBLIOGRAPHIE.
ALMANACH DES NORMANDS POUR 1862, par Eugène Noël,
Georges Pouchet et Georges Pennetier; 1 vol. in-32de 198 pages.
— Rouen, Ch. Haulard, éditeur. — Prix : 50 centimes.
Il y a un nom qui n*est pas français, et qui, plus qu'aucun autre, est popu-
laire en France, un nom qui plait aux grands comme aux petits enfants; un
nom qui Mais, ne voulant point m'affubler ici de la peau du singe de
M"*deSéyigné,jevousdiraide suite, ce que sans doute vousavezdeviné déjà,
que ce nom c'est :Almanach. Almanachs! Qui pourrait dire tous ceux qui ont
constellé le firmament des libraires depuis Tinvention de Timprimerie!
Rassurez-vous : ce ne sera pas moi. Autant vaudrait compter les étoiles d'un
quartier du ciel, ou les beaux jeux de nos Cauchoises. Mais de même que,
au ciel et dans le pays de Caux, il j a des étoiles et des jeux qui scintillent
d'un plus vif éclat, de même il j a des almanachs dont le titre seul est une
recommandation. Et quel titre mieux sonnant aux oreilles normandes que
celui dont nous parlerons tout-àrl'heure?
Trois Rouennais, trois amis, qui le sont aussi des lettres, MM. Eugène
Noël, Georges Pouchet et Georges Pennetier, avec le concours de quelques
écrivains de renom, ont fait paraître récemment chez Ch. Haulard, éditeur
plein d'initiative, YAbnanach des Normands pour 1862. L'idée est heureuse.
Comment l'a-tron exécutée ? C'est ce que l'intérêt particulier qui s'attache
aux noms de ses auteurs, non moins que Tintérét général soulevé par cer-
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— 99 —
laines questions, nous engage à rechercher de plus prés qu'il n'est d'usage
pour les publications de ce genre.
a C est, disent les trois amis au début de leur opuscule, c'est la route
t» frajée par Rabelais, par Arago, par Franklin, qui s'occupa aussi d'alma-
» nachs, que nous essayons de retrouTer. » A entendre invoquer de pareils
patrons^ on est naturellement désireux de voir les disciples à l'œuvre.
— Je passerais le calendrier sous silence, attendu que la rédaction du
calendrier échappe à la critique, en général, si je n'avais trouvé, à la fin de
chaque mois, une ligne inutile, pour ne pas dire plus. Voici, pour janvier,
le spécimen qui varie selon les mois :
« l** janvier, 11 nivôse an LXX. »
Qu'estrce à dire? que la République française, une et indivisible, que l'on
croyait morte à la fleur de l'âge, dans sa douzième année, touche au contraire
à la caducité, après soixante-dix hivers! Je ne sais plus où j'ai lu que
Louis XVIII aussi avait régné vingt-neuf ans. Arithmétique étrange des
hommes départi, que la rude main de l'histoire biffe sans pitié partout où
elle la rencontre, même dans YAlmanach des Normands.Lo, République a vécu
«ce que vivent les roses..* » républicaines, épines comprises. On peut diffé-
rer d'opinion sur son tempérament, on doit être d'accord sur sa durée. Ca-
lendrier normand, voulez^v6us plaire à tout le monde? faites lever et cou-
cher le soleil et la lune tout bêtement , comme tout le monde , à la façon
de Grégoire XIII , et ne troublez point la cendre des morts.
— Les grandes marées de l'année sont indiquées sommairement. C'est
bien; mais il eût été mieux demies établir au Havre, avec indication des
heures. Le mieux n'est pas toujours l'ennemi du bien.
— Une liste intéressante, sans être complète, des Curiosités rouennaises^ ne
pèche, dans certaines parties, que par excès de laconisme. Ainsi, pour les
paragraphes X, Bibliothèque publique: XIX ^ Palais-de-Justice ; XXIV, Gros-
Horloge; XXV, Hôtel du Bourgtheroulde, et pour une douzaine d'autres qu'il
serait trop long d'énumérer, quelques lignes d'un commentaire précis nous
semblent indispensables.
Nous ne pouvons que nous associer au vœu d'un patriotisme si intelligent.
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— 100 —
exprimé par M. Beuzeville, de voir la tour de Philippe-Auguste, où Jeanne
d'Arc fut prisonnière, former le centre d'une place publique et servir de
piédestal historique à une statue , moins maltraitée que ses devancières, de
la glorieuse héroïne.
D'un autre côté, M. Jules Levallois a mille fois raison de plaider la cause
des vieux monuments de Rouen, et d'observer que « si Saint-Martin-sur-
» Renelle n'avait point servi de magasin à un carrossier, et si la tour Saint-
» Laurent n'était pas occupée par un menuisier, on eût accordé à l'un , on
» accorderait à l'autre une attention plus sérieuse. »
Depuis bientôt cinquante ans, Rouen a beaucoup sacrifié au goût moderne.
Il cherche à se réformer. Dieu veuille qu'il ne se déforme pas! Le vieux
Pont de bateaux — a je parle de longtemps d — a été remplacé par le jeune
Pont suspendu. Je supporte le jeune, mais j'adorais le vieux. Je vois encore,
dans le mirage de mes souvenirs, onduler au gré des lames clapotantes
ce long chapelet noir de nacelles pressées qui, le jour, faisaient aux piétons
un sentier mobile, et, le soir, offraient un refuge tel quel à ces pauvres diables
nommés, par antiphrase, enfants du soleil. Au lieu de la belle flèche classique,
ardoise et bois, renversée officieusement par l'incendie de 1822, se guindé
aujourd'hui, en vertu d'un goût approuvé mais douteux, un affreux sque-
lette de fonte, noir, sec, transparent, rigide, et qui n'en finit pas. Sur les
ruines des maisons irrégulières, à pignons tourmentés, à étroites fenêtres,
à toits aigus, d'un effet si pittoresque, qui se pliaient au cours du fleuve,
se sont alignées, froides et nues, des maisons plates du haut en bas et
d'un bout à l'autre. La tourelle qui pendait, comme un nid d'oiseau, à l'angle
de l'hôtel du Bourgtheroulde, a disparu, pour cause d'empiétement sur la
voie publique. Il est vrai que, par contre, le jubé de Notre-Dame subsiste
toigours. On a restauré Saint-Ouen : montez sur la côte de Sainte-Catherine,
et dites-moi dans quel rapport se trouvent les maigres clochetons du portail
avec la majestueuse tour centrale. On a restauré le Palais-de-Justice : de-
mandez à M. de la Quérière ce qu'il pense, avec tous les archéologues, de
la restauration de l'escalier de la salle des Pas-Perdus. La rue Impériale
peut être commode : sa traverse en diagonale , sur la place de l'Hôtel-de-
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— 101 —
Ville, est désagréable à l'œil. On redresse la tue des Carmes; la rue Grand-
Pont se rajeunit. Partout le pantalon fait la guerre à la culotte, le feutre du
gandin au casque du chevalier. Le xix* siècle ne succède pas seulement au
mojen-àge, il Tefface. Je ne parle point des rues nouvelles, qui appartiennent
encore à l'avenir.
Or, je le demande, n'est-il pas à craindre, en jugeant de ce que Ton fera
par ce qui a été fait, que Rouen ne s'égare ? Rouen est fanatique du
moderne, de l'uniformité : Rouen ne vaut que par ses caprices et par ses
Tieilleries. On aime un beau vieillard, qui porte ses cheveux blancs comme
nne couronne, et inspire la vénération dans son costume des anciens jours.
On aime un vieillard qui sait être vieux; tandis que le barbon, qui achète
lebéne de ses cheveux et l'émail de ses dents, fait sourire, s'il ne fait
pitié. Que Rouen n'essaie donc pas de recommencer une jeunesse impos-
sible, la splendide jeunesse qui ne fleurit pas deux fois; mais plutôt qu'il
conserve avec amour, comme le lui conseille M. Jules Levallois, le culte de
ses vieux monuments, de ses vieilles maisons , de ses vieilles rues. Agir au-
trement, ce serait le suicide, ou pis encore, — l'abdication.
— Un des abîmes où s'engloutissent le plus malheureusement de nos-
jours, avec la santé des individus, les ressources du ménage, c'est le café.
Le café à la ville, le café à la campagne, le café où l'on perd son temps, son
urgent, sa raison, le café conduit à la négation de la famille, et la négation
de la famille — prenez-y garde! — entraîne, comme conséquence logique,
la négation de la société. Cela vaut qu'on y pense. Aussi estimons-nous que
M. Georges Pennetier, en stigmatisant les abus alcooliques à Rouen, fait à la
fois acte de philanthrope éclairé et de bon citoyen. Le problème se pose tous
les jours, de plus en plus menaçant: à la sagesse du Gouvernement de la
résoudre. Peuirétre qu'une loi qui élèverait les droits sur l'eau-de-vie, qui
les abaisserait sur le vin, une loi qui restreindrait le nombre des cafés et
punirait l'ivresse, peut-être que cette loi-là serait une bonne loi, une loi
essentiellement humanitaire et conservatrice. Qu'on se le dise ! et surtout
qu'on nous la fasse !
— Une bonne notice critique est consacrée par M. Ernest Chesneau à
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Géricault, né à Rouen en 1791, mort à Paris en 1824. En émettant le vœu
bien naturel que le tombeau du célèbre peintre , par Etex, relégué au pied
de Tescalier du Musée, soit placé plus convenablement, et que la Tille fasse
exécuter une bonne copie du Radeau de la Médvae, M. Ernest Cbesneau, après
s'être livré à une appréciation détaillée de la manière de Géricault, formule
en terminant ce généreux axiome qui devra être entendu de Tédilité rouen-
naise : a Honorons nos gloires, et sacbons nous bonorer d'elles. »
— Le Tatouage à Rouen est un des nombreux exemples de la sottise
humaine dont M. Georges Pouchet nous révèle, avec une plume exercée
déjà, rimportance et les singularités.. Le jeune et savant docteur décrit le
procédé des tatoueurs, et, par de piquantes anecdotes, fait souvent rire le
lecteur aux dépens des tatoués.
— M. Eugène Noël conseiUe aux architectes, ses compatriotes, d'orner
leurs maisons de balcons à fleurs, qui seraient autant de Jardins suspendus.
L'idée est charmante, digne du gracieux auteur de la Vie des fleurs^ et si
jamais on la réalise, le moins qui puisse justement échoir à M. Eugène Noël,
c'est, de la part des fleuristes reconnaissantes, un bouquet d'honneur.
— Tandis que M"** J. Michelet réduit , en les effleurant de ses doigts
de rose, les fractures d'une pauvre hirondelle de Chilien, un maître ès-
sciences devant lequel nous nous inclinons tous, M. Félix Pouchet, nous
enseigne ce qu'il est permis de croire et ce qu'il faut nier des invisibles popu-
lations de l'atmosphère. Limité par l'espace, étranger d'ailleurs, nous l'avouons
en rougissant, aux matières qu'il traite, nous ne saurions parler ici de l'ar-
ticle de M. Félix Pouchet avec le développement qu'il mérite. Mais que
VAlmanachdes Normands reçoive ici du moins mes félicitations de la bonne
fortune qui lui fait compter au nombre de ses collaborateurs, dès la première
année de son existence, l'érudit et aimable conservateur du Muséum d'histoire
naturelle de Rouen.
^M"** E. de Gérando-Téléki donne la traduction, non sans élégance,
d^une Poésie hongroise d'Alexandre Pétofi, où voltigent trois amours d'illus-
tration égale quoique d'inégale noblesse, — l'amour des jeunes filles, l'amour
du vin, l'amour de la patrie.
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— 103 —
— Suit un chapitre signé du grand nom de Michelet. Ce chapitre est inti-
tulé yMarly. J*aime à croire que Rouen l'aurait mieux inspiré.
— M"* G.-A. P... rencontre des accents émus pour dire Un simple Détespoir
tToiseau. Il s'agit d'une jeune cane couveuse qui se trouve entraînée à passer
la nait loin de ses œufs adorés, et qui , saisie de chagrin en même temps
qae de froid, refuse d'accepter a la douce nourriture, » languit et meurt.
— L'avènement au trône d'Orélie Antoine P', roi des Araucaniens, est
rapporté par M. Ch. Perrinelle, sinon officiellement, du moins spirituelle-
ment. La chauche fait manger le poichon.
-~ Connaissez-vous la Fée aux Oiseaux? C'est, tout à la fois, le gracieux
surnom de M"* J. Michelet, et le titre justifié d'une poétique bluette de
M. A. Delzeuzes.
— Décidément, les couveuses ont la vogue. Après la Cane couveuse de
M" G.-A. P..., voici venir la Poule couveuse de M. Eugène Noël. Mais celle-ci,
Don moins intéressante, a plus de bonheur que l'autre. Au risque de se laisser
rôtir ou noyer, elle sauve ses petits, elle sauve la maison, et se sauve elle-
même par-dessus le marché.
— M. Georges Pennetier traite de la musique appliquée au traitement de la
folie. Dans plusieurs asiles, et notamment à Quatremares, on a obtenu les
meilleurs résultats de l'enseignement des musiques vocale et instrumentale.
L'auteur termine par ces paroles, qui méritent d'être prises en considé-
ration :
« Ainsi donc, la musique a une influence constatée sur l'aliénation , et le
difficile problème de l'éducation musicale des aliénés est résolu. A l'avenir
de distinguer rigoureusement les conditions dans lesquelles doit se trouver
Taliéne pour que cette influence soit salutaire, de celles où elle peut lui être
préjudiciable. »
^ A juger du goût allemand par une Ancienne ballade, traduction de
M. Alfred Dumesnil, ce goût ne ressemble point au nôtre.
— Deux petites pièces de vers, signées Eugène Noël et Ernest Chesneau,
Versa ,!/■• Blanchecotte et Vers à E. N., sont à la prose fourrée de notre
volume ce que sont deux fleurs riantes au tertre de gazon épais.
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— 104 —
— J'ai été quelque peu surpris, je l'avoue, de voir M. Eugène Noël choisir,
pour son Histoire d'un bon Curé, le curé de Terrier-Coquart. Le curé de
Terrier-Coquart était un brave homme, je ne dis pas non; un original j c'est
bien certain ; mais, à coup sûr, ce n'était pas ce qu'on appelle, dans la langue
exacte, un boncuré. Il faisait du bien, le curé de Terrier-Coquart, et ce n^est
point de cela que je le blâme. Mais, de bonne foi, quand il aurait porté, au
lieu de a sabots, » des souliers, au lieu de «redingote grise, à long poil, » une
soutane noire, unie, et le chapeau à trois cornes, au lieu d'un «bonnet de
laine, d je ne vois point en quoi cette conformité à la discipline ecclésiastique
aurait ôté de Texcellence de son cœur ou de la rectitude de son esprit.
Le curé de Terrier-Coquart rencontre « le soir, le long des haies, deux
a amoureux auxquels il promet, s'ils se marient, une vache, un cheval, et
0 la bénédiction gratis. » C'est bien, mais l'exemple malheureusement ne me
parait guère de nature à faire école chez la plupart de nos curés de cam-
pagne, et même de ville, qui sont loin d'avoir à leur disposition « 4 à 5,000 fr.
de rente, b comme le curé de Terrier-Coquart, et qui sont en conséquence
obligés d'avoir recours à d'autres procédés pour retenir leurs paroissiens
dans les sentiers de la morale.
Le bon curé de M. Eugène Noël était médecin. C'était sans doute à une
époque où l'exercice illégal de la médecine ne conduisait pas tout droit sur
les bancs de la police correctionnelle.
Il mettait la main à la pâte, le bon curé, et il fallait le voir, avec ses
a soixante-quinze ans, travailler à son presbytère au milieu des charpentiers
» et maçons. » Quand la vieillesse sacerdotale éprouve un besoin d'exercice
quand même, et qu'elle ne peut d'ailleurs pas faire autrement, le travail
manuel n'est certainement point un crime. Mais on m'accordera pourtant
qu'il y a un sentiment instinctif de convenance, de décence et de dignité
qui' interdit certaines occupations, fort louables en soi, à certaines condi-
tions sociales. L'auteur de VHistoire d'un bon Curé lui-même, s'il voyait un
évêque en robe violette porter la hotte, ou un conseiller en robe rouge
botteler du foin, ne pourrait s'empêcher de rire. On sait assez que l'habit
ne fait pas le moine, mais il lui sert 'd'enseigne. Chez l'ecclésiastique qui
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chasse des chevilles ou gâche du mortier, j'honore le travailleur, je ne re-
connais plus le prêtre. Bon charpentier, vaillant maçon, mais singulier curé.
Le curé de Terrier-Coquart était « docteur en théologie et sorboniste.
Mais il paraissait faire de cette science-là assez peu de cas. » Quand je
Toas disais que c'était un singulier curé !
« n (toiyours le bon curé) n'avait avec Tarchevêché aucune relation. » Pour
le coup, voilà qui est trop fort. Conçoit-on un bon maire qui n'aurait aucune
relation avec la préfecture? un bon fermier qui n'aurait aucune relation
arec son propriétaire? un bon rédacteur de journal qui n'aurait aucune
relation avec le gérant? ou enfin un bon subordonné qui n'aurait aucune
relation avec son supérieur, et un bon serviteur qui n'aurait aucune relation
avec son maître? Mais <c ils (Monseigneur et ses grands- vicaires) ne savent
i pas que cette paroisse existe; ils ne savent pas que j'y suis, etc » Oh !
alors, du moment que l'archevêché est taillé sur le patron du pres])ytère,
je ne m'en mêle plus. Un archevêché, qui ignore jusqu'au nom de ses paroisses
et an nom de ses curés, est un archevêché imaginaire, à l'ombre duquel peut
très bien éclore un presbytère fantastique, comme dans un conte de fées.
Cet unique bon curé de Terrier-Coquart « n'allait point en retraite ; il n'ai-
» mait point les missionnaires, des gens qui gâtent tout »; il se permettait la
gaudriole, avec discrétion , je le reconnais, mais enfin il se la permettait , du
temps qu'il était chapelain de la princesse de Guémené, et même depuis; « il
» faisait danser les jeunes filles, à l'ébahissement des garçons; il payait la
» collation; il payait les violons, » dans la personne du père Guillot, méné-
trier du village, qu'il invitait même « à souper, » pendant qu'il était en
train... Ah! c'était la perle des hommes que le curé de Terrier-Coquart;
mais un bon curé, allons donc !
Des écrivains qui honorent notre littérature ont dit sur le curé de cam-
papc d'excellentes choses que l'auteur de Y Histoire d'un bon Curé connaît sans
doute aussi bien que moi. Ne voulant pas en recommencer le portrait,
M. Eugène Noël en a tenté la caricature. Il a réussi.
— Les profanes eux-mêmes, à en juger par nous, liront avec un intérêt
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marqué une très savante page de M. A. Houzeau, écrite d*un style rapide et
précis, sur Y Analyse chimique du soleil.
— Une découverte nouvelle a produit un mot nouveau. C'est assez Tusage.
Mais, n*en déplaise aux néophiles du discours, ce mot sonne mal, ce mot
n*est pas français. J'entends parler de la Pisciculture, ou fécondation artifi-
cielle des poissons, dont M. Eugène Noël crayonne, cette fois de main de
maître, l'histoire passée, présente et à venir. Personne, plus que moi,
n'applaudit à la chose, mais, plus que moi , personne ne réprouve le mot
forgé pour la désigner.
Je m'explique.
Culture, substantif qualificatif, dans la langue française, toutes les fols
qu'on le fait entrer dans la composition d'un mot, s'applique invariablement
aux choses. Ainsi, l'on dira agriculture, horticulture, sylviculture, lorsqu'il
s'agit des soins donnés aux champs, aux jardins, aux bois. Mais le génie de
notre langue, qui admet que l'on cultive une plante, n'admet pas que l'on
cultive un animal. La mWru//ure. I3. caniculture, l'o^mtcu/^tire, pour éducation
de l'homme, du chien, de l'àne, ne se disent pas plus que galli-indiciculture^
caponiculture, ansericulture , pour l'acte d'élever des dindons, des chapons,
des oies. Pourquoi donc une exception k pisciculture? Si l'usage — ou la
mode — consacrent jamais ce barbarisme, nous courberons silencieusement
la tête; mais, en attendant, au nom de la langue du six-septième siècle
outragée, nous crions : Haro ! de toutes nos forces.
— A ceux qui ont les moines et le moyen-âge en horreur, nous ne saurions
mieux faire que de recommander la scandaleuse légende, le Château du Froc
au Moine, racontée par M. L. D. à M. Eugène Noël.
— Merci à M. Eugène Noël de sa naïve chanson des Faucheux, recueillie
à Guernesey par François-Victor Hugo.
Dès qu*rair du matin nous rëville,
Oyoùs chantaîr, fiera et réjouis.
Branlant Tfaux émoulue qui brille,
Les faucheux, le long d*no8 courtis,
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La jouaie au cœur,
A tour de bras
Abattant Tfaïù, fauchant la flieur?
Hourras !
— Dans le Sexagénaire, M. J.-B. Gosselin, ancien facteur rural, réveille
anacréontiquement les échos assoupis de la poésie du premier empire.
— A propos du Juge de Paix de village, M. Eugène Noël nous cite un
exemple touchant des vertus de la classe ouvrière, dans les Sept Garçons de
la Mère Quevillard. La chose est bonne à dire, et rentre dans le sujet. Mais
devinez ce qui vient après, toujours à propos du Juge de Paix de village? Une
HisUnre de saint Joseph d'Arimathie!
On ne s^attendait guère
A voir Joseph en cette affaire...
et d'Arimathie encore !
Donc, saint Joseph d'Arimathie, le héros de M. Eugène Noël, faisait partie
d'an s saint-sépulcre» composé de sept personnages plus grands que nature.
Tout le monde en avait peur. Arraché de l'église, où il faisait peur, pendant
la réyolution, le groupe avait été placé à l'entrée d'une ferme, où il faisait
tonjonrs peur. Là, ceux qui passaient devant a l'épouvantable saint» avaient
le frisson; les gens qui n'étaient pas zouaves, pour l'éviter le soir, prenaient
de longs détours; les femmes grosses, pour l'avoir regardé , accouchaient
d enfants idiots; enân, le cheval de M. le curé lui-même, qui n'y tenait plus,
finit par regimber tout de bon, et faillit tuer son maître.
Ce jour-là, M. le curé se fâcha tout rouge, et fit bien et dûment enterrer
« l'effroyable groupe » sur le lieu même, en présence de plusieurs témoins,
inter quos, le père Deshottes et Jean Labiche.
Longues années après, sur la foi de cette tradition, un archéologue, qui
voulait rire, entreprit des fouilles. Mais, moins heureux que M. l'abbé Cochet
à la chapelle de Caudecote, il ne trouva rien, absolument rien. Tous les
témoins, comme autrefois a Joinville, » comme autrefois « Josué, » avaient
eu «la berlue».
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Au récit de M. Eugène Noël , son auditeur émerveillé crie deux fois :
Miracle ! Nous, à Texclamalion du Juge de Paix de village» nous dirons une
fois seulement : Bonhomme !
— Saluons en passant quelques lignes émues jetées par M. H. Briére au
Poète incompris, et gravissons la fameuse montagne d*Etna où s*ouvre à
deux battants, pour nous donner Thospitalité, la Casa dei Inglese. Grâces à
M. Georges Pouchet, dont la plume est un pinceau, nous connaissons aujour-
d'hui l'Etna, après l'avoir lu, comme si nous y avions été, — et peut-être
mieux.
— Nul doute que M. Eugène Noël n'aime les abbés : il y revient toujours.
Seulement il y a abbés et abbés, de même qu'il y a vins et vins. Les abbés
goûtés par M. Noël sont d'un crû plus que médiocre. Celui dont il s'agit dans
l'histoire présente est intitulé : le Pauvre Homme. C'est un curé qui habite le
fond des Vosges, où l'évéque de Saint-Dié l'a relégué pour a quelques petits
scandales ». Son presbytère est le théâtre d'une foule de drôleries dont le
curé serait l'auteur, et non le diable, au dire de l'écrivain.
Quant à nous, qui avons lu M. de Mirville , écrémé les anciens pères et
les spirites modernes, nous n'hésitons pas à croire qu'il y a une foule de
faits, ce qui s'appelle faits, qui demeurent inexplicables sans l'intervention
des esprits, et que, dans les similaires de l'espèce actuelle, les curés ne sont
peut-être pas si diables, ni les diables si curés qu'ils en ont l'air.
— Des ailes! s'écrie Ruckert, par la voix de M. Alfred Dumesnil, des ailes
pour voler ici, là, bien loin, à travers la vie, à travers la mort... Des ailes,
m'écrierai-je à mon tour, bien plus dans Tintérêt de mes lecteurs que dans
le mien, des ailes pour voler jusqu'au bout de VAhnanachdes Normands.
— Les excellentes lunettes que les lunettes roses de M. Henri Briére , qui
font voir tout de leur couleur, et à travers lesquelles on lit ces mots magi-
ques : Foi, Espérance, Amour! et quelle foule chaque jour chez M. Fauvel,
opticien, rue aux Juifs, 57, si chacun pouvait s'en procurer de pareilles au
prix coté de ce 4 livres 10 sous ! »
— Un mot d'Auguste Préault, qui se détache en point lumineux sur le fond
assez obscur des Causeries chez Béranger, nous mène aux Fils de la Vierge.
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^acieuse page d*histoire naturelle^ par laquelle M. Eugène Noël termine
heureusement la série des quarante articles environ qui composent VAlma-
naeh des Normands. Ces fils, remarque l'auteur avec raison, si célèbres sous
leur nom légendaire, ne sont pourtant que des fils d'araignées. Mais, a en
» vérité, je vous le dis, c'est M. Eugène Noël qui parle, et sa poétique asser-
» tion ne rencontrera pas de contradicteurs, les fées pâlissent devant
» Ârachné traversant les airs dans sa conque de soie. »
Tel est le bilan de VAlmanach des Normands pour 1862, que nous avons
cherché, un peu longuement peut-être — le charme du sujet en est la cause, —
à établir avec le plus de fidélité possible. Nous avons loué ce qui nous parais-
sait louable, blâmé ce qui nous paraissait blâmable, sans acception de per-
sonnes, mais non sans souci des choses. Nous avons dit ce qu'était VAlma-
mch des Normands, auquel nous reprochons surtout de parler trop peu de la
Normandie (six fois sur quarante) : il nous reste à dire ce que nous vou-
drions qu'il fût, pour répondre à l'idée patriotique qui a inspiré ses
auteurs.
Ce que nous demanderions d'abord à YAlmanachdes Normands, ce serait de
changer de titre. La nature a posé, entre la Haute et la Basse-Normandie,
une limite que les géographes et les savants seuls franchissent, et qui, pour
être nulle en droit, de fait n'en existe pas moins. Rouen et Caen sont deux
centres autour desquels gravitent des personnages, des mœurs et des in-
térêts différents. Or, pour un almanach , c'est entreprendre , à mon gré ,
une bien lourde tâche que de vouloir concilier tout cela. C'est déjà trop
pour une Revue. Pourquoi Y Almanach des Normands ne se contenterait-il pas
d'être, tout simplement, VAlmanach ou V Annuaire de Rouen et de la Seine-Infé-
rieure? Le cadre serait moins vaste, mais plus facile à remplir. Et que de
choses encore, sous ce seul titre, pour un almanach comme je le conçois, et
comme les auteurs de VAlmanach des Normands l'exécuteraient à merveille !
Un Almanach de Rouen et de la Seine-Inférieure qui, outre la statistique
départementale, offrirait le résumé succinct de tout ce qui s'est passé dans
l'année, dans le département, sous les rapports civil, religieux, scientifique,
littéraire, judiciaire, scolaire, agricole, industriel, etc., et qui serait enrichi
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d'anecdotes empruntées avec discernement au répertoire des seuls faits
locaux, un tel almanach réaliserait pour moi Fidéal du genre. Ce serait
quelque chose comme une exposition perpétuelle des produits intellectuels
et moraux de notre département, comme le miroir annuel de Thistoire de la
contrée. Précieux dès aujourd'hui pour tous, il aurait sa place obligée sur
les rayons de toutes les bibliothèques normandes dans cinquante ans.
— Et à quoi tientril, en définitive, qu'une pareille idée fasse ou ne fasse
pas son chemin?
— A ce qu'elle soit ou ne soit pas, du maigre sillon où je la jette, trans-
plantée sur un sol vigoureux que féconderaient aisément, l'an prochain, la
science et le patriotisme des trois amis rouennais, fondateurs de V Al-
manach des Normands.
BRIANCHON.
EUSTACHE BÉRAT ou LE MODERNE TROUVÈRE, épître à
M. le marquis de R. , par le D' Prosper Viro. — Broch. gr. in-8*.
— Paris, E. Thunot et Ci«. — 1861.
Bien que ce livre nous arrive de la capitale, il est tout normand. En effet,
il renferme la biographie agréablement versifiée d'un Rouennais, qui, pour
s'être fait Parisien, n'a point perdu parmi ses compatriotes un droit de cité
noblement acquis. Nous sommes certain que les nombreux amis de l'artiste
aimable et du maître vénéré, dont la vie est racontée en ces pages gracieuses,
y trouveront, ce que nous y avons rencontré nous-méme, une ample moisson
de bons et chers souvenirs.
G. G.
A Rouen, chez E. Durand, libraire, rue Saint-Lô, 40.
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REVUE DES THEATRES.
THEATRE-DE8-ARTS.
I
En abordant aujourd'hui la causerie sur le Théâtre-des-Arts que nous
devons à nos lecteurs, il nous pèse d'avoir à débuter dans cette besogne par
lexpression du regret que nous éprouvons de ne pouvoir les entretenir que
de simples reprises.
Quoique Taffiche nous promette Tapparition prochaine de la Bohémienne,
nous n'en sommes pas moins obligé de constater qu'au moment où nous tra-
çons ces lignes (15 février), les nouveautés montées depuis le commence-
ment de la campagne lyrique ne dépassent guère le nombre deux , à savoir :
Gil'Blas et la Truffomanie,
Le retour que la direction a fait faire tout récemment à son personnel,
dans l'ancien répertoire de Boïeldieu et d'Âuber, est sans doute une mesure
que nous n'aurons jamais l'idée de blâmer. Au point de vue de l'art, nous
Tapprouvons et nous n'hésiterons pas à manifester notre satisfaction chaque
fois que nous verrons payer un tribut aux chefs-d'œuvre des maîtres ; mais,
avant de retirer des rayons de la bibliothèque ces belles et nobles partitions
endormies, ne seraitril pas bon qu'un directeur se fît à lui-même ce sage rai-
sonnement : a J'ai le désir de remettre à la scène le Petit Chaperon-Bouge,
I» le.Votir«au Seigneur on Fra-Diavolo, par exemple. Comme il y alongtempa
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— 112 —
» que ces beautés musicales n'ont été entendues, elles seraient sans doute
)) accueillies avec empressement par le public qui m^apporterait des recettes.
» Oui, mais ce serait à la condition que ces œuvres-modèles réapparussent
» avec tous leurs avantages, c'est-à-dire qu'elles fussent interprétées de
» manière à ne pas faire trop regretter les chanteurs distingués qui ont
1) attaché leur nom à la création de ces rôles. Or, suis-jebien certain de possé-
» der dans ma troupe assez de siyets dont les aptitudes répondront aux
M exigences de telle manière de chanter, aujourd'hui malheureusement
» passée de mode. M. Tel, qui possède un talent incontestable, et qui
» brille dans les ouvrages modernes, pourra-t-il assouplir sa voix au point
» de surmonter la difficulté de certaines vocalises du répertoire ancien ? »
Si oui, le directeur ne doit pas hésiter à se mettre à l'œuvre; si non,
plutôt que de s'exposer à un échec pareil à ceux dont nous avons été témoin,
il doit , en méditant sur la sagesse du proverbe : a Qui trop embrasse mal
étreint,» renoncer à ce projet, et s'appliquer à chercher l'œuvre la mieux ap-
propriée au genre de talent de ses pensionnaires.
Tout le monde sait qu'il est dans la destinée de l'art lyrique, aussi bien
que dans celle des autres arts, de subir, dans sa marche à travers le temps,
des modifications de style et de méthode, qu'y introduisent tour-à-tour des
chanteurs dont l'habileté fait école.
Sans remonter à l'époque déjà éloignée des roulades du célèbre Martin,
est- il un seul habitué du Théàtre-des-Arts, dans le souvenir duquel est resté
un écho de la voix de Tilly, qui ne convienne que le rôle du Loup, dans le
Petit Chaperon- Rouge, n'est plus à la taille de la plupart des chanteurs mo-
dernes?
Ceci dit, bien entendu, sans la moindre intention de froisser le légitime
amour-propre de M. Vincent, qui est d'ailleurs un chanteur de mérite, mais
dont les études musicales ont été naturellement dirigées vers un genre plus
actuel.
Ainsi, la voix exceptionnelle de Chollet, qui a guidé dans ses inspira-
tions l'illustre auteur de Fra-Diavolo, devait être un écueil insurmontable
pour les interprètes à venir de cette éblouissante partition. Il ne faut donc
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pas en youloir à M. Warnots si, après avoir recueilli les bravos les plus
mérités dans la romance : Agnh la Jouvencelle, il faiblit tout à fait dans son
grand air du troisième acte.
Nous avons assisté à la seconde représentation de Gil-Blas, et nous nous
en sommes félicité. M"' Erambert, de même que dans tout ce qu'elle chante,
V a fait merveille. Pourtant, si nous sommes bien informé, on lui a imposé
ce rôle de Gil-Blas, qui n'appartient pas à son emploi , puisqu'il est écrit
pour le contralto de M"" Ugalde.
On sent, en effet, que la gravité de certaines notes de la sérénade du troi-
sième acte, notamment, sont gênantes pour notre première chanteuse légère,
et on est presque révolté à la seule pensée qu'un pareil exercice peut nous
gâter le gosier de cette délicieuse fauvette.
Nous comprenons d'autant moins cette tendance de la direction à inter-
vertir les rôles, que la cantatrice dans les attributions de laquelle se trouve
le personnage de Gil-Blas, est, de même que M"* Erambert, une artiste très
aimée du public, et qui, assurément, mérite cette faveur à plus d'un titre.
M"* Gallj-Marié possède une des plus jolies voix de contralto que nous
ayons entendues. Elle est, de plus, habituée à recueillir des ovations. En se
chargeant du rôle de Gil-Blas, lequel lui revenait de droit, elle aurait pro-
bablement rendu service à sa camarade, elle serait entrée en possession
d'un rôle écrit pour la nature de sa voix, et la représentation n'en aurait
pas été moins bonne.
La reprise du Prophète n'a pas été un événement très heureux, tant s'en
faut. Outre la pauvreté d'une mise en scène qui continue à décroître, outre
l'aspect du tableau de sept ou huit patineurs qui sont venus trébucher de-
vant la rampe, outre enfin cette éclipse totale de soleil que la science de
M. Babinet n'avait pas prévue, et à laquelle les machinistes ont remédié
le lendemain par l'exhibition d'une sorte de lune dans son plein, la partie
vocale a laissé considérablement à désirer. M"* Gallj-Marié, néanmoins, a
lutté énergiquement au milieu de ce sauve-qui-peut, et les efforts qu'elle a
laits pour rompre la glace de Tenthousiasme public ne sont pas restés sans
résultat. Notre Fidès, dont la voix possède un si grand charme, a obtenu
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des bravos d*autant mieux mérités, qu'il est plus difficile de vaincre Tindif-
férence d'un auditoire qu'un ensemble insuffisant ne dispose pas favora-
blement. Mais M"* Gally-Marié ne sait-elle pas tous les secrets des cliarme-
resses et des Circés, et quelque chose peut-il résister à tant de beautés et à
tant de grâces ?
Les Désespérés ne sont qu'une bluette, mais cette bluette est vivifiée par
les spirituelles grimaces de M. Gerpré, et réchauffée par l'agaçante mutine-
rie de M"" Robert, la perle des Dugazons. M. Gerpré doit être classé parmi
les artistes d'un mérite réel. Chacun des personnages qu'il représente
reçoit de la verve de l'acteur cotte franche originalité qui constitue les
véritables types.
Je n'oserais pas garantir que la reprise des Huguenots ait eu lieu dans
des conditions bien meilleures que celle du Prophète. C'est toujours la même
faiblesse dans l'ensemble, toujours pareille négligence dans les accessoires,
et la même absence de pompe scénique. Si l'on retirait de cette représenta-
tion M. Bonnesseur, qui conserve ses moyens et chante toujours avec ce
goût épuré qu'on lui connaît, si l'on retirait aussi M^^* Irène Lambert, une
cantatrice qui donne les plus belles espérances , est-il bien sûr que la re-
prise des Huguenots ait eu lieu sans soulever des tempêtes?
L'apparition de M. Jourdan dans la Favorite n'a pas satisfait nos habitués,
dont la curiosité avait été mise en émoi.
Ce chanteur n'a qu'une voix de ténor léger, insuffisante pour le grand opéra.
Le Directeur qui l'avait entendu aux répétitions, n'aurait pas du le présenter
au public de Rouen , dont le goût musical est si délicat. Chacun est sorti
de la salle mécontent, et qui sait si ce n'est pas au souvenir de cette désil-
lusion que ces deux charmants virtuoses, qui s'appellent M. et M"* Léonard,
doivent le mécompte de n'avoir eu , deux jours après, à charmer de leurs
sublimes mélodies, que les fauteuils et les banquettes vides? Cela est
d'autant plus regrettable que le talent de violoniste de M. Léonard est tout
à fait exceptionnel , et que nos dilettantes ont été privés ainsi d'une grande
jouissance musicale.
Espérons que les deux éminents artistes auront la bonne pensée de nous
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revenir bientôt pour tenter une nouvelle épreuve, et qu'au milieu des élans
d'un chaleureux enthousiasme, la salle, comble alors, leur décernera toute
entière les palmes qui sont dues à leur grand talent.
Alexandre FROMENTIN.
La Bévue a reçu, à propos du dernier article de M. Fromentin, les
deux lettres suivantes :
A H. le Directeur de la UYUE Dl U lORlAlIBII.
Monsieur le Directeur, depuis que j'ai Thonneur d'être directeur des
Théâtres de Rouen , je crois avoir moniré le respect que je professe pour la
presse. J'ai accueilli ses appréciations mémos les plus sévères, — et elles ne
m'ont pas été épargnées, — sans protestation , ni réclamation , et je me suis ef-
forcé, quand cela m'était possible, d'en faire mon profit. Il faut donc une
circonstance exceptionnelle pour que je me décide aujourd'hui à prendre la
plume, et à vous adresser quelques observations en réponse à l'article in-
séré dans votre dernier numéro de la Revue de la Normandie^ sous la rubrique
Théàlrt-Français.
Ce n'est pas, en effet, sans un profond étonnement que j'ai lu cette
critique, ou plutôt cette diatribe violente contre les actes de mon ad-
ministration; mon étonnement n'a pas été moins grand quand j'ai vu quel
était le signataire de cet article.
J'ai quelque peine à m'expliquer les motifs qui ont pu amener M. Fro-
mentin à fulminer contre ma direction un acte d'accusation dans les régies.
M. Fromentin touche cependant au Théâtre par bien des points, et il devrait
montrer plus d'indulgence pour ceux qui entreprennent la difficile mission
d'amuser le public. Son beau-père est encore aujourd'hui mon pensionnaire.
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Peu s'en est fallu que sa femme ne Tait été. J'avais verbalement traité avec
elle. Tout était arrêté, convenu, quand un autre engagement, plus avanta-
geux sans doute, se présenta pour elle. Comme le dit un personnage d'une
comédie, que vous ne connaissez sans doute pas, monsieur le Directeur, i7 «y
avait rien d'écrit y et je ne pus retenir M"' Fromentin. Sïl avait pu en résul-
ter, — ce qui n'est pas arrivé heureusement, — un préjudice quelconque, ce
préjudice eût été pour moi. Je ne vois donc pas là le motif de la haine per-
sonnelle dont M. Fromentin est animé à mon égard, à moins que, ce qui
est possible, il ne veuille faire taire ainsi les quelques petits reproches que
sa conscience peut lui adresser.
J'ajouterai que j'avais accordé à M. Fromentin l'entrée gratuite dos
théâtres que je dirige; c'est peu de chose, je le sais; toutefois, ce n'est pas
encore là la raison que je cherche de sa vive animosité à mon égard.
Mais laissons là l'auteur de l'article; je veux seulement examiner quel-
ques-uns des griefs énumérés dans son factnm, H en est qui sont vraiment
puérils, et malgré l'inexpérience que je vous suppose, monsieur le Directeur,
en pareille matière, je ne doute pas que vous ne me donniez raison après
m'avoir entendu.
On m'accuse d'avoir fait représenter Tartufe au Théâtre-Français et au
Théâtre du Cirque. C'est, dit-on, un manque de respect pour la mémoire
des maîtres. On ajoute, en parlant du Théàtre-des-Arts, et dans un stjle
qui a dû vous paraître un peu profane, « qu'il est temps de réinstaller
« dans le temple les véritables Dieux qui en ont été expulsés. » A cela, je
pourrais faire cette seule réponse : Mon cahier des charges m'interdit de
donner au Théàtre-des-Arts d'autres œuvres que des œuvres lyriques ; je
m'y conforme et je ne peux pas ne pas m'y conformer.
Mais, je vais plus loin, et je soutiens que, au contraire, c'est une excellente
chose que mettre sous les yeux du peuple les chefs-d'œuvre dramatiques de
notre littérature. Pourquoi voulez-vous soumettre les ouvriers, les gens peu
fortunés qui fréquentent le Théâtre-Français et même le Cirque , au régime
exclusif du mélodrame et du vaudeville? Pourquoi ne voulez-vous pag qu^ils
élèvent leurs idées, forment leur esprit en entendant les vers de Molière.
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par exemple? Pourquoi établir en faveur des classes aisées le monopole de
l'audition de ces œuvres, honneur éternel de notre littérature? Aune époque
démocratique comme la nôtre, quand les efforts du Gouvernement tendent
a éclairer et à moraliser le plus possible la classe populaire, c'est, il faut
l'avouer, avoir bien peu de bon sens, se méprendre étrangement sur ce qui
constitue le progrès, que d'exprimer le regret que je viens de relever chez
votre collaborateur.
Qu'importe le temple, pour me servir de son expression, pourvu que le
Dieu soit présent !
Les catacombes n'avaient point la splendeur de nos modernes cathédrales,
ei cependant ceux qui s'y rassemblaient, au péril de leur vie, n'avaient pas
une foi moins vive que les chrétiens de nos jours.
Il y aà Paris, au boulevard du Temple, un vaste Cirque qui retentit
chaque soir des éclats du fouet et où des écuyères passent au milieu de
cercles de papier. Eh bien, dans ce Cirque, dont la destination n'a, comme
vous le voyez, rien de littéraire, on donne en ce moment des concerts de
musique classique, et les symphonies de Beethoven y sont religieusement
écoutées par le peuple qui remplit chaque fois cette salle immense, dont les
places sont mises avec intention à un prix extrêmement modique.
Molière n'est donc pas déshonoré parce qu'on joue ses œuvres au Cirque
(le Saint-Sever. Ce sont les spectateurs qui s'honorent et s'élèvent en l'é-
coutant. Molière qui, lisant ses pièces à sa servante Laforét, ne dédaigne
pas d'exciter le rire et les applaudissements du plus humble auditeur. Mo-
lière était enfant du peuple, il sait se faire comprendre par le peuple.
Je crois que j'ai suffisamment prouvé l'erreur dans laquelle le parti pris
de malveillance a fait tomber votre collaborateur. Je dirai encore quelques
mots à propos du manque de discernement qu'il m'impute dans le choix des
pièces représentées au Théâtre-Français.
A part deux ou trois pièces locales , sans importance, dont une seule n'a
pas eu de succès, je n'ai fait, comme tout directeur de province, que mon-
ter des pièces empruntées au répertoire courant des scènes parisiennes. J'ai
monté à peu près toutes les nouveautés; mais, comme la consommation est
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grande , il a pu s'en trouver quelques-unes moins heureuses que les autres.
C'est un accident auquel tout directeur est exposé. Mais pourquoi votre col-
laborateur, qui parle si complaisamment de Fou-yo-Po et de La Tour de Nesle
à Pont 'à' Mousson^ néglige-t-il de mentionner, même en passant, le succès
de Nos Intimes^ que vingt représentations n'ont pas épuisé? Cette omission
ne vous donne-t-elle pas la mesure de Tesprit malveillant qui a guidé Fau-
teur?
Je n'irai pas plus loin, monsieur le Directeur; je ne relèverai pas la com-
paraison faite dans un but évidemment hostile de ma gestion avec celle de mon
honorable prédécesseur. Je fais le plus grand cas de M. Halanzier, je rends
hommage à son talent et à son caractère; mais je suis sur qu'il ne voudrait
pas lui-même d'éloges ainsi prodigués dans l'intention de nuire à un con-
frère. Je traverse une période difficile; les bons ouvrages sont rares, et des
préoccupations sérieuses détournent une partie du public des divertisse-
ments du Théâtre. J'ai fait jusqu'à présent tous mes efforts pour maintenir
la scène de Rouen au rang qu'elle doit occuper parmi les scènes départe-
mentales; j'y persévérerai; mais vous comprenez combien il m'est pénible
de voir ainsi sciemment dénaturer mes actes et mes intentions. C'est ce qui
m'a décidé à vous écrire cette lettre, que je vous prie, monsieur le Direc-
teur, et qu'au besoin je vous requiers d'insérer dans votre plus prochain
numéro.
Agrez, Monsieur, l'expression de mes civilités distinguées.
ROUSSEAU.
Rouen, 17 février 1862.
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Rouen , le 20 février 1862.
& H. It Directeur de la REVUE DE LA lOREAIDIE.
Monsieur le Directeur, le 23 novembre dernier, vous me fîtes l'honneur de
ffl'adresser une lettre où , en m'annonçant votre intention de reconstituer
laAnme de la Normandie^ vous me demandiez, dans les termes les plus flat-
teurs, de prendre part à la rédaction de ce Recueil.
« Nous venons, me disiez-vous, vous demander pour cette œuvre, toute
0 de désintéressement et de patriotisme, votre concours effectif et bienveil-
• lant.
» Votre nom, monsieur, devait se présenter à nous un des premiers, dès
» qu'il s'agissait d'hommes de science et de dévoùment. Nous osons croire
» que vous nous permettrez de compter sur votre patronage, et nous espé-
» rons même que vous nous accorderez la faveur de vous annoncer comme
B un des futurs collaborateurs de notre Revue. »
Je m'empressai de vous répondre, monsieur le Directeur, que j'acceptais
voire proposition , et je vous promis, non-seulement ma collaboration à la
Retue, mais aussi mon concours comme rédacteur d'une des feuilles quoti^
diennes de Rouen, et disposant par conséquent d'une publicité qui pouvait
être utile à votre entreprise.
J'étais très sincère, monsieur le Directeur, en vous exprimant ma recon-
naissance pour vos offres bienveillantes ; je ne suis pas un affamé de publicité.
Sans être un vétéran de la presse, j'exerce de puis six ans la profession de
journaliste, et je trouve assez aisément, en province comme à Paris, le pla-
cementet la rémunération de mes modestes travaux. Je ne recherche donc pas,
avec le même empressement que certaines plumes plus jeunes ou moins occu-
pées, toutes les occasions de faire imprimer quelques pages de prose gratuite.
Pourtant, dans la circonstance qui nous occupe , je considérais comme flat-
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— 120 —
teur et honorable le titre de collaborateur de la Revue de ia yormandie. Je
connaissais la réputation du Recueil que vous annonciez devoir reconstituer,
et je ne doutais pas que, sous la direction d'un homme connu , comme vous,
monsieur le Directeur, autant pour son profond savoir que pour sa parfaite
urbanité, la Bévue de la yormandie ne continuât glorieusement les traditions
de son aînée.
Aussi , vous avez pu voir avec quel empressement j'ai inséré dans le
journal auquel j'appartiens votre Prospectus ou votre numifesie, comme vous
l'appelez. C'est là, monsieur le Directeur, une faveur que je n'accorde pas
à tout le monde. Je ne vous en demandais pas de reconnaissance ; mais
avouez du moins que je faisais déjà, par cela seul, acte de collaborateur
actif et dévoué.
Je ne vous cache pas qu'aujourd'hui je le regrette un peu, et que je
suis revenu de bien des illusions. J'avais lu dans votre manifeste ces
lignes où, parlant des fondateurs de la Revue de la yormandie, vous disiez :
« Le bien, le beau, le vrai, partout et en toutes choses, seront constam-
» ment leur devise ; toute discussion irritante et personnelle sera sévèrement
0 bannie de leur recueil.» Hélas! ce programme a eu le sort commun à
beaucoup de ses pareils, il n'a pas été exécuté. J'en appelle, en effet, à
votre jugement si droit et si éclairé : certains passages , — je ne parle
que de ceux qui me sont personnels , — de l'article que vous publiez sous
la rubrique Revue des Théâtres, sont-ils en rapport avec votre programme?
sont-ils dignes d'une Revue ^out on vous sait le Directeur?
Je mets de côté mon titre de collaborateur et le concours que j'ai accordé
comme journaliste à votre publication. Bien que l'on doive des éganis
même aux gens qui vous rendent service, je néglige cette face de la
question et je ne m'occupe que du plus ou moins de convenance de l'ar-
ticle qu'un de vos collaborateurs a bien voulu me consacrer.
Permettez-moi de reproduire ici cet article où je ne suis pas nommé,
il est vrai, mais où je suis assez clairement désigne, — ^j'emploie à dessein
les termes légaux, puisque personne n'ignore que je suis l'auteur de la
pièce intitulée : Les Tribulations d'un Propriétaire.
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« Que d'aventure quelque cerveau fêlé, rongé par la fièvre d'une vanité
9 puérile, commette un ours d'une espèce aussi monstrueuse que les Tri-
» bulations d'un Propriétaire, qu'il caresse ensuite Tidée de la faire
» admirer à la clarté de la rampe par ceux-là mêmes dont il a la pré-
» tention de se moquer^ cela se conçoit, — il y a dans la nature humaine
» des esprits si bizarres ! — Mais qu'une direction comme celle de Rouen ,
» qui reçoit une belle subvention de la ville à la condition de faire de
i Tart, se prête à cette folie, qu'elle gaspille le temps si précieux des
» artistes et les condamne à loger dans leur mémoire de pareilles pla-
B titudes, n'est-ce pas, nous le demandons à nos lecteurs, le comble de
» l'absurde?
« Qu'on le sache donc une fois pour toutes , le public est un maître qui
» ne se laisse pas mystifier impunément. Il est patient quelquefois, quelque-
» fois même il supporte la sottise: mais quand à cette sottise vient se joindre
» l'impertinence, il châtie l'une et l'autre avec la rigueur qu'elles méritent.
» Aussi, l'avons-nous entendu, ce public vengeur, siffler sans pitié les fa-
» meuses Tribulations, lesquelles ont remporté, non pas seulement une veste,
» comme on dit dans la coulisse, mais une longue redingote.... à la
» propriétaire. »
J'appelle votre attention , monsieur le Directeur, sur les passages que j'ai
soulignés, et je vous demande, — abstraction faite de ma personne, — s'ils
tfont d'accord avec la déclaration de votre manifeste que je citais tout à
l'heure.
Il existe des petits journaux qui pratiquent, — pardonnez-moi le mot, —
ce qu'on appelle Véreintement^ mais je ne crois pas qu'ils aient jamais usé
d'un style semblable où l'injure se mêle agréablement à l'argot. Vous vou-
drez bien reconnaître ma compétence en pareille matière; j'ai mes chevrons;
j'ai subi, comme tous ceux qui tiennent une plume, cette affligeante néces-
sité de la vie littéraire; j'ai été éreinté en vers et en prose; aussi , en ma
qualité de connaisseur, je vous déclare que la pei'sonne à laquelle vous
avez confié cette spécialité dans votre feuille est, sous tout autre rapport
que celtii de l'esprit et de la grammaire , tout à fait à la hauteur de l'emploi.
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Je n'abuserai pas de Toccasion qui mVst offerte pour entreprendre la
justification d'une œuvre légère, sans autre prétention que celle d'amuser,
et qui a manqué son but. J'en conviens sans la moindre honte, j'ai fait une
pièce qui n'a pas réussi. J'ai cela de commun avec des hommes de talent,
de génie même, avec lesquels je n'ai pas l'intention,^ croyez-le bien,
de me mettre autrement en parallèle. J'avais obtenu, l'année dernière,
sur cette même scène du Théâtre-Français , un petit succès qui m'avait
encouragé. J'ai travaillé de nouveau pour le public rouennais qui, cette
fois, a été plus sévère. C'est un malheur, mais, je vous le demande, mon-
sieur le Directeur, est-ce une raison pour prodiguer à un homme des épi-
thètes empruntées au langage, pittoresque, je le veux bien, mais beaucoup
trop coloré , des halles et autres lieux semblables.
Vous sentez bien , monsieur le Directeur, que je ne veux pas m'abaisser
à réfuter ces injures. Si je les relève, c'est seulement pour votre édification
personnelle, pour vous montrer la voie fâcheuse dans laquelle vous lancez
ainsi une publication dont on attendait mieux, et pour motiver ma démis-
sion que je vous donne de collaborateur de la Revue de la Normandie,
Vous me demanderez peut-être, monsieur le Directeur, pourquoi je
m'adresse à vous personnellement, et vous m'objecterez, je le prévois,
un avis imprimé sur la couverture de votre Recueil, où il est dit que a la
» critique n'entraîne en rien la solidarité du Directeur de la Revue. »
Ce sont là des mots, monsieur le Directeur ; la solidarité que vous repoussez
existe, quoique vous en disiez, et si, — ce qu'à Dieu ne plaise, — vous
commettiez une infraction aux lois de la presse, vous ne pourriez pas
en douter. Je vais plus loin; je suis convaincu, monsieur le Directeur,
que vous ne laisseriez passer dans votre Recueil aucune hérésie en ma-
tière de religion , ou même simplement en matière d'archéologie. Devant
la loi , comme devant l'opinion , vous êtes responsable de tout ce qui
s'imprime dans votre Recueil , et vous devez vous résigner à recevoir
les réclamations que pourront susciter des collaborateurs compromettants.
Vous n'aviez peut-être pas songé à cela; et pourtant, — permettez à un
journaliste de vous le dire, — c'est un des moindres inconvénients de la
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position difficile de directeur d'une Revue^ — fùt-elle seulement littéraire.
Je m'abstiens, monsieur le Directeur, de me prévaloir du privilège
que me confère la loi pour vous demander Tinsertion de cette lettre dans
Totre plus prochain numéro. Je suis persuadé qu'il me suffira pour cela
de faire appel à votre justice et à votre impartialité.
Veuillez agréer, monsieur le Directeur, avec tous mes regrets, l'as-
sarance de mes sentiments les plus ^respectueux.
Ernest BOYSSE.
Aux deux longues et verbeuses épitres qui précédent, notre réponse sera
courte; car, de cette double avalanche d'une prose interminable, il n'est
guère qu'un seul point auquel il nous importe d'arrêter l'attention du lecteur.
Nous ignorons si M. le directeur des théâtres de Rouen, porteur d'un nom
illustre, imposant, et qui nous parle de sa plume, croit descendre en droite
ligne de l'immortel Jean-Jacques, mais il est facile de juger, à la force de
sa dialectique, qu'il n'est ni le petit-fils, ni l'arrière-neveu du citoyen de
Genève. Au surplus, ce n'est pas du style plus ou moins châtié de M. Rous-
seau qu'il s'agit ici : nous avons seulement à repousser une insinuation
malyeillante qu'il dirige contre nous et contre M"* Fromentin , en faisant
intervenir le nom de cette dernière dans un débat purement littéraire et
artistique, et en avançant qn' il avait verbalement traité avec elle.
Le fait est inexact. Ni M"* Fromentin, ni personne pour elle, ne s'est en-
gagé verbalement avec M. Rousseau. Voici les faits tels qu'ils se sont passés :
Rester à Rouen, dont le public venait de lui donner des marques d'une
haute bienveillance, était le vœu le plus cher de M"* Fromentin. Mais, comme
ses appointements n'étaient pas assez élevés sous la direction de M. Halanzier,
elle avait demandé au nouveau titulaire une augmentation, qui ne lui fut
pas accordée. Lorsque, depuis prés de deux mois, plusieurs artistes de
la troupe avaient déjà renouvelé leur engagement, M. Rousseau signifia
enfin à M"^ Fromentin qu'elle eût à signer, sans quoi, elle serait immédia-
tement remplacée.
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— 124 —
En présence de cette mise en demeure un peu autocratique, laquelle plaçait
Tartiste dans la pénible nécessité de s'éloigner de Rouen, le signataire do
cet article fut, à Tinsu de M°* Fromentin, trouver M. Rousseau, lequel
partait pour Paris, et lui parla ainsi : « L'obsta,cle qui nous divise est une
ï) augmentation de peu d'importance. Je viens vous trouver, monsieur,
» pour savoir si, dans le cas où M"* Fromentin, que je n'ai pas consultée,
» voudrait accepter cette proposition^ vous seriez disposé à trancher le dif-
» feront par la moitié de Taugmentation demandée. » M. Rousseau voulut
bien consentir à ce projet de transaction dans lequel la décision de
M"* Fromentin avait été formellement réservée. Malheureusement, cette
décision ne fut pas favorable au projet que Ton avait cru possible pendant
quelques instants.
Le lendemain , M. Hippolyte Cogniard , directeur des Variétés , était à
Rouen ; il venait proposer un engagement à M"* Fromentin.
Voici toute la vérité. L'assertion de M. Rousseau , en ce qui concerne
rengagement verbal dont il parle , n'est donc pas sérieuse , et le lecteur
jugera si, en toute cette affaire, il y a quelque chose qui soit de nature à ^row-
bler notre conscience.
Nous n'avons point, comme le prétend M. Rousseau, Tintention préconçue
de lui faire une opposition svstématique. Nos appréciations ont été un peu
franches peut-être, mais conformes aux impressions que le public lui-même
a souvent et hautement manifestées; nous n'avons rien à retirer de ce que
nous avons écrit.
Quant à la prolixe harangue que le modeste auteur des Tribulations — qui
a la complaisance de nous apprendre son nom — adresse également à la
Retme, nous n'en dirons rien. Nous reconnaissons que, no possédant ni esprit»
ni grammaire, nous avons commis un crime de lèse-littérature en critiquant
une pièce dans laquelle se trouve unie à la science de Noël etChapsal toute
la verve de Beaumarchais.
Alexandre FROMENTIN.
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PUBLICATIONS DIVERSES.
Nous regardons comme une bonne fortune de pouvoir faire connaître à nos lecteurs
qu'ils trouveront encore au Bureau de la Revue un petit nombre d'exemplaires res-
tonts (les ouvrages ci-après, dus à la plume estimée de notre collaborateur, M. Dk
LÉRi'B, et qui, comme tous ceux de cet écrivain, ont leur place marquée dans les
bibliothèques d'élite. M. De Lénie , en effet , fidèle aux inspirations de son pays , a
principalement écrit sur la Normandie. Ses ouvrages, oii domine un sentiment moral
très élevé , rentrent donc dans le cadre des appréciations de cette publication nor-
nwnde, et c'est à ce titre que nous sommes heureux de les signaler particulièrement.
MEANDRES. — Poèmes normands et poésies philosophiques. Cet ouvrage con-
tient des odes sur Corneille, Boieldieu, Géricault, E. H. Langlois, etc. Un très
beau volume in-8*», publié en 1815; augmentations et corrections récentes.
U BIENFAISANCE PUBLIQUE ET PRIVÉE DANS LA SEINE^INFÉRIEURE.
In fort volume in-S*^ publié en 1852, contenant l'histoire des Établissements de
bienfaisance de toute sorte qui existent dans le département, et de curieux renseigne-
ments sur leur administration et leurs ressources.
Ces études ont un double intérêt dans les circonstances actuelles, et le livre remar-
quable qui les résume sera consulté avec fruit par les moralistes et les statisticiens.
HISTOIRE DE BLANGY et de LA VALLÉE DE BRESLE, in-12, de 200 pages, que
M. De Lérue a publié Tannée dernière ; attrayante monographie d'une contrée pitto-
resque, que l'auteur a tracée avec une précision de détails qui n'exclut pas le charme
poétique du style.
Nous voudrions, dans l'intérêt de l'HISTOIRE DES NORMANDS, voir se propager
de plus en plus la publication de ces études localisées , auxquelles se rattachent déjà
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— 12Ô —
les noms et les travaux de plusieurs de nos compatriotes, MM. Semichon (Aumale),
Leroy (Cany), Lesguillez (Valmont), Canel (Pontr-Audemer) , Tabbë Decorde (les
divers cantons de Tarrondissement de Neufchàtel) et autres.
On trouvera aussi au Bureau de la Revue le dernier poème de M. De'Lënie,
intitulé : l'IVROGNERIE. Nous regrettons que la Revue n'ait pu avoir les promisses
de cet énergique appel à la tempérance. C'est à des œuvres de ce genre que noua
serons toujours empressés d'ouvrir nos colonnes.
-^^i^JLCi^^^Xi^r^:::^^^,^^
RECITS DIEPPOIS. — COMBAT NAVAL, 1555. — Réimpression de l'édition
d'Olivier de Harsy, avec des notes par Jules Thieurv. — Dieppe, A. Marais, libraire-
éditeur, 1861. ^
TRAITÉ THÉORIQUE ET PRATIQUE DE GYMNASTIQUE, à l'usage des Lycées,
des Collèges et de tous les établisements d'instruction publique des deux sexes, par Louis
Lrnorl, professeur de gymnastique. — Ouvrage rédigé conformément au programme
adopté par le Conseil d'Instruction publique, et accompagné de six cent cinquante
figures intercalées dans le texte. — Dieppe, E. Delevoye, 1861.
En vente, chez A. Marais, libraire-édit«ur, 41 et 43, Grande-Rue, à Dieppe.
COLLECTION DE DALLES TUMULAIRES DE LA NORMANDIE; par M. L.
LE Mètayer-Masselin , membre de plusieurs Sociétés savantes. — 1 vol.
très riche , grand in-4®, de 75 pages de texte, sur très beau papier, avec
couverture et titre illustrés.
Cet ouvrage, outre un portrait de l'auteur et huit belles photographies représentant,
dans toute leur magnificence primitive, quelques-unes des plus riches pierres tombales
de Normandie, est illustré, à chacun de ses chapitres, d'une curieuse majuscule, gravée
sur bois, entièrement inédite , composée et dessinée en rapport avec le texte qu'elle
précède.
Prix : 25 Fr.
A Paris, chez MM. Rollim et Fruardent, rue Vivienne, 12; à Caen, che» M. A.
Hardel, libraire, rue Froide, 2.
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— 127 —
A. LE BRUMENT, Libraire-Editeur, 55, quai Napoléon, à Rouen.
MANUEL DU BIBLIOGRAPHE NORMAND
OU
DICTIONNAIRE BIBLIOGRAPHIQUE ET HISTORIQUE,
Contenant : !• l'indication des Ouvrages relatifs à la Normandie , depuis
Torigine de Timprinierie jusqu'à nos jours; 2° des notes biographiques ,
critiques et littéraires sur les écrivains normands, sur les auteurs de
publications se rattachant à la Normandie et sur diverses notabilités de
cette province; 3* des recherches sur l'histoire de Tlmprimerie en Nor-
mandie ;
Par Edouard FRÈRE,
Membre de l'Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Rouen ,
des Sociétés des Antiquaires de Normandie, de Londres, etc. ;
2 forts voL gr. in-8, imprimés à deux colonnes, sur pap. collé, et sur les
modèles du Manuel du Libraire, de M. Brunet.
Prix : 36 fr.
Cette publication , essentiellement normande , honorée d'une souscription de M. le
Ministre de rinstruction publique, a ëtë justement appréciée par les bibliophiles nor-
mands; mais elle intéresse aussi tous les amateurs de livres; car la Normandie ne
s'oecope pas toute seule de la Normandie : les provinces s'étudient les unes sur les
autres, et l'histoire d'un village est souvent étudiée de plus loin que du haut de son
clocher.
L'auteur, attaché depuis de longues années à T étude de la bibliographie et con-
vaincu de l'utilité d'un livre de ce genre, 8*est efforcé d'atteindre un but que plusieurs
de DOS concitoyens avaient marqué d'avance de leur précieuse approbation. Pour
accomplir avec plus de certitude la tâche quil s'était imposée, il a compulsé les
volumineuses coUections de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, du Meraire
de France, du Journal des Savants, \& Bibliotf^éque historique du P. Pelong, les ouvrages
de MM. Bnmet, Barbier et Quérard, la BibUotfiéque de VÉcole des Chartes, l'Ar-
cAffo/ogia* etc., et toutes les collections académiques de la Normandie. A l'indication
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— 128 —
de tout ce qui a ëtë ëcrit sur la Normandie et de tout ce qui a été écrit ou fait par
des Normands, Tauteur a joint des notes biographiques sur les hommes remarquables
dont les œuvres sont mentionnées. On trouvera également dans le Manuel des détails
spéciaux sur l'Imprimerie normande aux xv«, xvi« et xvii* siècles, les noms de ces
vieux imprimeurs qu*on a si justement appelés les héros de la pensée , l'indication
des éditions sorties de leurs presses et les différentes appréciations qu'elles ont
reçues.
L'ordre alphabétique a été adopté pour Fensemble du travail, comme étant le
plus simple et le plus commode. Il est bon de noter que, dans cette combinaison,
certains articles se trouvent classés par ordre de matièi'es ; tels sont les Almanachs et
les Annuaires, les Arrêts et les Remontrances du Parlement, les Bréviaires, les
Cartulaires, les Catalogues de bibliothèques, les Chambres de Commerce, les Chemins
de fer, les Chroniques, les Coutumiers, les Ëdits, les Entrées triomphales des rois,
les Factums, les Journaux, les Livres d'heures, les Missels, les Pièces palinodiques
les plans de ville, les Sociétés savantes, les Statuts des corporations d'arts et métiers
les Vies des Saints,
ivp. c. cAa:iuMi, iti'i MCftwi*u, tt
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ARCHÉIOLOGIE CBRËTIfiNNfi.
FOUILLES
DE
L'ABBAYE DE SAINTWANDRILLE,
EN 1861.
(Extrait d'un rapport à M. lo Sénateur-Préfet de la Seine-Inférieure.)
Ruines de Tabbaye de Saint- WandriUe , en 1825.
Pendant le mois d'octobre dernier, j'ai profité d'un séjour de
quelques semaines aux bords de la Seine pour explorer, au point de
vue archéologique, les ruines de Tabbaye de Saint-Wandrille. Ce
sol renonuné est par excellence la Terre-Sainte de la Normandie.
Aussi j'avais lieu d^espérer que j'y découvrirais un grand nombre
g
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— 130 —
de monuments utiles pour la science archéologique et pour l'histoire
du Moyen- Age. J'ai été en partie déçu dans mon espérance. JNon-
seulement j'ai trouvé peu de monuments intacts, mais encore je n'ai
recueilli qu'une faible moisson d'observations pour l'histoire des
mœurs monastiques et de la sépulture chrétienne.
La raison de cette pauvreté inattendue provient de deux causes :
la première, c'est que la grande église abbatiale de Saint-Wandrille,
sur laquelle ont porté mes recherches, a été complètement recons-
truite au xiii" et au xiv" siècle (1250-1331), et qu'à cette époque,
pour asseoir la nouvelle basilique, on recouvrit l'ancien sol de 3 à 4
mètres de remblais. Pour cet effet, on pratiqua au pied de la colline
méridionale une énorme coupure que l'on voit encore au-dessous des
murs de clôture, et l'on étendit les terrains qui en provenaient de façon
à former la saillie que l'on remarque encore aujourd'hui sur le sol de
la prairie. Cette différence de niveau, entre l'église et le monastère,
apparaît surtout lorsque l'on visite les jardins et les bâtiments claus-
traux de Fontenelle.
Cette récente opération, que nous avons parfaitement reconnue au
moyen du sondage, nous privait donc entièrement de tout objet anté-
rieur au xiii* siècle, époque où fut posée l'assise de la grande et belle
église que la Révolution a supprimée et démolie.
Mais alors pourquoi n'avons-nous pas trouvé de monuments du
xiii* siècle et des temps postérieurs?
La seconde raison de notre pauvreté vient des spoliations faites
à la Révolution et depuis. Nous avons trouvé plusieurs caveaux de
pierre qui avaient contenu des sépultures de marque, et qui tous
avaient été visités et pillés à une époque assez rapprochée de nous.
On nous a assuré que les propriétaires de l'ancienne abbaye avaient
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— 131 —
tiré des caveaux de Tëglise une certaine quantité de cuivre, de plomb,
de fer et de métaux. Nous ignorons l'exactitude de cette assertion,
dont il n'existe pas de procès-verbal. Ce qui est certain , c'est que
nous avons trouvé tous les caveaux violés. Les propriétaires
d'alors ont usé d'un droit suprême, et nous ne pouvons que remercier
le propriétaire d'aujourd'hui, M. Augustin Lenoir, d'avoir bien voulu
nous permettre d'interroger, dans l'intérêt de la science et de l'his-
toire, le sol vénérable et sacré qu'il a reçu de son père.
Les sondages que j'ai faits et les tranchées que j'ai pratiquées ont
porté plus spécialement sur le chœur, le clocher et le transept sud de
réglise. J'ai aussi interrogé une chapelle du tour du chœur, au bas-
côté nord, le parvis de la basilique et le Cimetière des Frères au midi
de la grande nef.
Dans la tranchée que nous avons ouverte au parvis et devant le
portail de la grande église do Fontenelle, nous avons rencontré deux
ou trois cercueils des xii^ et xiii" siècles; ils étaient composés comme
ceux de Bouteilles, d'Etran, du Petit-Appeville, de Rouxmesnil, et
tous les tombeaux do cette époque, de plusieurs morceaux de moellons
joints à l'aide de mortier, recouverts de dalles grossières, et présen-
tant pour la tête une entaille quadrangulaire.
cercueil en moellon avec entaille pour la tête , xi« et xn« siècles , provenant de
BouteiUes, près Dieppe.
(Semblable aux cercueils cntaillds de Saint-WandriUe.)
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— lan-
cette découverte et cette constatation m'ont prouve une fois do
plus la coutume qu'avait le moyen-age d'inhumer dans le parvis des
églises et des abbayes. Je le présumais fort pour cette nouvelle église,
mais j'étais bien aise d'en acquérir une démonstration matérielle et
positive.
A côté de ces sépultures m>st apparu un tronçon de mur antique
appareillé avec de grandes et larges pierres de taille. Cet appareil
splendide présentait, à deux reprises, des bourrelets ou saillies décou-
pées à même la pierre des assises. Ce mur, qui me parut cyclopéen,
s'enfonçait sous le sol à 3 ou 4 mètres de profondeur. Malheureuse-
ment, je n'ai pu le suivre, parce qu'il se dirigeait immédiatement
sousime haie-vive et dans im verger planté de pommiers; mais je
suis convaincu que ce magnifique débris appartient au Fontenelle
primitif. Quand ce morceau serait romain ou construit avec les belles
pierres que Teutsinde et Erinhard firent venir, en 734, du théâtre et
du Castrwn de Lillebonne , nous n'en serions nullement surpris.
« AUatis pétris de Juliabonû , Castro qnomlam nobilissimo ac firmis-
simo (1). »)
La même raison d'étude de mœurs chrétiennes et de liturgie
sépulcrale, qui m'avait fait sonder le parvis, me fit interroger la gout-
tière du côté méridional de la nef. J'y trouvai, comme à Bouteilles,
comme à Fécamp, comme au Petit- Appe ville, des sépultures placées
sous le larmier; c'étaient aussi des cercueils en moellon de plusieurs
pièces, avec entaille pour la tête. Selon toutes les vraisemblances,
ils remontaient également au xi% au xii' ou au xiii* siècle. On appelait
ce lieu le Cimetière des Frères, et il est probable que les sarcophages
(1) Neutiria pîa^ p. 149.
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— 133 ~
que nous avons trouvés ne contenaient que de simples religieux. En
tout cas, leur découverte m'apportait la confirmation de conjectures
basées sur l'analogie.
L'exploration du chœur m'a montré une inhumation jusqu'au pied
du maître-autel. Ce fut sans doute celle d'un religieux, car j'ai recueilli
àla ceinture du squelette une boucle ronde et deux anneaux de cuivre
de la grandeur de la boucle. Nous pensons que la boucle fermait et
que les anneaux décoraient la ceinture d'un disciple de saint Benoît.
(Nous reproduisons ici , dans leur grandeur naturelle , cette boucle
avec les deux anneaux.)
Boucle et anneaux de cuivre de Saint- WandriUe.
Rapprochement remarquable ! au mois de juillet précédent , j'avais
recueilli dans les ruines du cloître de l'ancien prieuré d'Auffay trois
objets entièrement pareils et placés au même endroit du corps.
(Nous donnons ici, dans leur forme naturelle, cette boucle et ces
anneaux d'Auffay.)
Boucle et anneaux d'Auffay.
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— 134 —
Il s'en suit donc que c'était là une loi du costume et de la sépulture
monastiques du Moyen-Age,
En 1858, M. Métayer, de Bemay, explorant la léproserie de cette
ville, a trouvé également sur un des morts de la Madeleine une
boucle pareille à celles d'Aulfay et de Saint-Wandrille. Etait-elle
sur un lépreux ou sur un des religieux qui servaient les ma-
lades? C'est ce que nous ne saurions dire. M. Métayer assure
qu'elle était au milieu d'un corps qui portait au doigt un anneau
d'argent incrusté d'un cristal rehaussé d'un paillon. Près de ce
squelette a été recueilli un vase à charbon et une monnaie de cuivre
de Jean I", roi de Portugal (1383-1431). (Nous donnons ici la
boucle de Bernay. )
Boude en cuivre , Bemaj, 1858.
Ail milieu du chœur était un caveau bâti en pierres de taille, long
de 3 mètres 44 centimètres, large de 85 centimètres et haut de
1 mètre 46 centimètres. La voûte en avait été effondrée et était rem-
plie de terre, mais il nous a été facile de reconnmtre que ce caveau
avait autrefois renfermé des sépultures importantes, dont nous retrou-
vions les ossements, les ferrures et le bois de la bière.
Dans le transept du midi , nous avons trouvé un second caveau
construit avec autant de soin et avec des matériaux semblables; il
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— 135 —
comptait 2 mètres de longueur, 56 centimètres de largeur et 1 mètre
14 centimètres de hauteur. Comme le premier, il avait également été
visité et effondré. Nous y avons reconnu des ossements humains, des
ferrures, du bois et un vase de grès qui nous semble appartenir au
XV* ou au xVi* siècle. (Nous reproduisons ici ce vase à moitié de sa
grandeur. Comme rapprochement, nous l'accompagnons de deux
vases analogues, trouvés, en 1854, dans le cimetière de Saint-Denis
(leLillebonne.)
Vase en grès de Saint-Wandrille. Vases en grès de Saint-Denis de Lillebonne.
Un troisième caveau, fort bien appareillé en pierres de taille, a été
également reconnu dans le transept du midi. Large de 60 centimètres,
il avait conservé une profondeur d'environ 80 centimètres ; quoique
effondré, il contenait un corps à peu près en place et entouré de clous
et de restes de bois. Près de la tête, qui était à Touest, s'est ren-
contré un vase à charbon du xiii* siècle, ce qui fait présumer que la
sépulture était de ce temps. Des vases pareils, datant du xiii* siècle,
ayant été trouvés au Havre, en 1856, et à Lillebonne en 1854, nous
les reproduisons ici comme analogues et comme rapprochement.
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— 136 —
Havre 18M. LiUebonne ISU.
Vases chrétiens du xiii* siècle.
Du reste, le clocher et le transept méridional se sont montrés pro-
digues de sépultures. Malheureusement, presque toutes étaient brisées
ou avaient été violées précédenunent. Nous y avons rencontré un
grand nombre de cercueils de plâtre, qui avaient été coulés sur
place; ils contenaient encore les squelettes qui leur avaient été con-
fiés, mais rien n'avait été inhumé avec eux. 11 y avait aussi des
cercueils de bois, dont les planches n'avaient pas entièrement dis-
paru, tant le sol est sec en cet endroit. Enfin on y voyait également
des cercueils de pierre, fabriqués de plusieurs pièces, et qui présen-
taient pour la tête une entaille circulaire. Ces derniers m'ont paru
appartenir au xiu* siècle ; les sarcophages de plâtre doivent aller du
xiii* au XIV* siècle; les bières en bois pourraient descendre jusqu'au
XVI* et au XVII*.
Généralement, tous les corps de religieux étaient orientés la tête
à l'ouest et les pieds à l'est, suivant l'ancienne coutume : il en était
ainsi surtout pour les cercueils de pierre et de plâtre ; quelques bières
de bois seulement ont présenté l'orientation opposée, la tête à l'est et les
pieds à l'ouest, orientation nouvelle pour nous, et que nous appelle-
rons ecclésiastique ou romaine. On sait, en eflfet, que chez nous cette
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— 137 —
orientation est récente, et qu'elle n'a pénétré dans nos contrées qu'à
la fin du xvi* siècle ou au commencement du xvii% avec l'introduc-
tion du rituel romain, promulgué par les papes Pie V, Clément VIII
et Urbain VIII (1).
Toutefois, quelques objets intéressants pour l'étude de la sépulture
chrétienne ont été recueillis ou observés sur le peuple de morts qui
se pressent sous les transepts. Malgré tant de pillages de toutes
sortes, il était encore échappé quelques épaves.
Nous citerons entre autres un chapelet recueilli dans un caveau :
ce chapelet se compose de grains en bois montés sur des fils
de laiton; la croix elle-même est formée avec des grains de bois.
(1) Voir à co sujet : Quelques particularités relatives à la sépult. chrct.
du tmyen-ûge, p. 12-15. — Revue de l'Art chrétien, t. IV, p. 433-37. — RéjTcr-
toire archéologiqtie de l'Anjou, de novembre 1860, p. 372.
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— 138 —
et nous croyons qu'elle se terminait par une médaille de cuivre
communément connue sous le nom de Croix de Saint-DenoU ou de
Croix des Sorciers. Nous donnons ici cette médaille curieuse, bien
Croix ou médaille de Saint-Benoit.
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— 139 —
connue des amateurs. (1) Nous Taltribuons aux premières années
du XVII* siècle et nous avons la certitude qu'elle accompagnait
la dépouille d'un bénédictin.
Le chapelet n'est pas chose très commune dans les sépultures
chrétiennes. Nous n'en avons trouvé qu'un jusqu'à présent: ce fut
(1) Dans la pensée que quelques-uns de nos lecteurs pourraient no pas
connaître rinterprétation de cette médaille, qui se trouve pourtant dans le
Ma^in Pittoresque de 1841, t. ix, p. 02-93, nous la répéterons ici. 11 est vrai
que notre recueil populaire Ta donnée d'une manière assez incomplète. Du
côté de la croix, les quatre lettres C. S. P. B., placées dans les angles,
signifient Crux Sancti Patris Benedicti, Dans le champ de la croix, les lettres
qni vontde haut en bas: C. S. S. M. L., signifient: Cruxsancta sit mihi lux;
les cinq lettres du croisillon, N. D. S. M. D. veulent dire Non dœmon
ùt miki Dux. — Au verso de la croix, on voit le monogramme du nom
^eJehetus: I H S., et au-dessous les trois clous de la Passion. Autour
wnt les lettres : V. R. S. N. S. M. V. S. V. Q. L. I. V. Ô., ce que l'on traduit
par ces quatre vers léonins :
Vade Retrô, Satana,
Non Suadeas Mihi Yana:
Sunt Vana Qufe Libas,
Ipse Venena Bibas.
On nous a assuré que Torigine de cette croix ou médaille do Saint-Benoit
ne remontait qu'au xvii* siècle. Dans ce cas , la nôtre serait un des plus
anciens monuments de ce genre. Mais on ajoute qu'à cette époque, elle fut
plutôt renouvelée qu'instituée. Cette dévotion se propagea surtouten Bavière.
Le Révérend Père abbé de Solesmcs, le célèbre dom Guéranger , vient de
composer un Essai sur Vorigine, la signification et les privilèges de la Médaille
(nt Croix de Saint' Benoit. Cette notice, qui aura de 100 à 200 pages, est actuel-
lement sous presse.
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— 140 —
en 1860, dans le chœur de Téglise d'Etran. Les grains en bois
étaient montés sur une chaîne d'argent ou de cuivre argenté.
En 1861, des chapelets en bois, montés sur un fil de cuivre
jaune, ont été trouvés à Bernay, dans l'ancien couvent des Cîordeliers;
ils accompagnaient des corps qui doivent être ceux d'anciens reli-
gieux (1).
Enfin un dernier chapelet, venu à notre connaissance, a été
rencontré, en 1858, par M. L. Métayer, de Bernay, dans le chœur
de l'église de Saint-Leger-de-Rostes, département de TEure. C'était
un religieux capucin vêtu de sa chasuble, ayant auprès de la tête un
vase à charbon et au côté droit un cordon de fil auquel était sus-
pendu un chapelet composé de grains en bois, dur et noir comme de
l'ébène. Les dizaines étaient indiquées par d'autres grains de bois
blanc, recouverts d'un tissu de soie de couleur; à ce chapelet,
étaient attachées deux médailles de cuivre et une petite croix
d'ébène se démontant en trois parties ; les grains de ce chapelet
n'étaient pas montés par un fil de laiton, mais passés à un cordonnet
de soie. Dans le cercueil, fait en bois de poirieret rempli de bruyère,
on avait placé une monnaie fruste du xvi" siècle; il est probable que
la sépulture était voisine de la Ligue (2).
Nous avons aussi reconnu du cuir et dos étoffes provenant sans
doute de ceintures et de vêtements monastiques.
Nous avons surtout retiré du fond des cercueils des bottines et des
sandales de cuir, qui semblaient avoir été mises aux pieds des morts
dans une pensée symbolique et mystérieuse. L'emploi de chaussures
(1) L. Métayer, Jow^mldeVarwndissement de Bernay, du 5 septembre 1861.
(2) L. Métayer, Bulletin monumental, t. XXVII, p. 424.
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— 141 —
pour les défunts était véritablement une prescription de la liturgie
mystique de nos ancêtres. Les auteurs du xii" et du xiif siècle on font
mention comme d'une coutume générale et presque obligatoire de leur
temps : « Et, ut quidam dicunt, debent /labere caligas circa tibias ut
» per hoc ipsos esse paratos ad judicium representœtur (1). »>
Déjà, en effet, il a été rencontré des chaussures dans cette même
abbaye de Fontenelle, lors des réparations exécutées par dom Laurent
Hunault, en 1671 (2). Les fouilles pratiquées à l'abbaye de Jumiéges ,
de 1830 à 1840, par M. Casimir Caumont, ont aussi montré autour
des jambes des abbés des bottines de cuir ou des sandales avec leurs
ligatures (3). Nous-même avons pu en reconnaître, en octobre 1861,
dans l'exploration du chapitre de Jumiéges, que M. Lepel-Cointet a
bien voulu faire en notre présence.
En 1861 également, dans la cathédrale de Worcester, on a
trouvé dans le mur même de l'édifice un squelette ayant aux pieds des
sandales, dont les semelles de cuir avaient très peu servi (4).
Il en a été de même à Angers dans plusieurs églises. M. Godard-
Faultrier cite des sandales, des semelles ou des bottines de cuir sur
un abbé de Toussaint, trouvé en 1845 (5), et sur François d'Orignni,
ahbtule Saint-Serges, trouvé en 1857 (6). Bernard, roi d'Italie et
(1) Joan. Beleth, Divin, offici. explicatio, c. eux. — Durandus, Ratianale
divinor,officior.,\i^' VII, cap. xxxv.
G) Guilmcth, Descrip. géogr. hist, stat. et mon. dcsarrond., etc. ,t. Il, p. 173.
(3) Sépult. gaut,, rom.y franq. et norm., p. 365.
H) Gentleman s Magazine, octobre 1861, p. 427.
(5) Godard-Paultrier, Nouvelles Archéolog,^ décembre 1858, p. il. — La
Pmi$e, 1" année, n» 9, 15 septembre 1861.
(6) Id. Note sur un tombeau découv. à Saint Serges d'Angers, p. 2. — Im Pa-
rùis»,V* année, n«9, p. 289, 15 septembre 1861.
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— 142 —
petit-fils de Charlemagne, fiit inhumé à Milan en 818, avec des
chaussures de cuir rouge que Ton a retrouvées dans son tombeau,
en 1638 (1).
On a surtout recueilli en abondance de ces chaussures symboliques
dans des tombeaux souabiens de Tépoque carlovingienne , fouillés,
en 1846, à Oberflacht, près Stuttgart, dans le Wurtemberg (2).
On cite même des traces de cette coutume dès l'époque romaine.
M. Deville a reconnu une semelle dorée dans un tombeau de Quatre-
mares, près Rouen, en 1843 (3). Nous-même en avons trouvé à Cany,
en 1849(4), et M. Godard-Faultrior en signale à Angers la même
année (5).
L'abbé COCHET.
Dieppe, le 15 novembre 1861 *.
(1) Wjlic. The graves of the Alemanni at Oberflacht in Stiabia^ p. 26.
(2) Von Durrich, Dîe Heidengraber am Lupfen, bci Oberflacht, plate xiii, fig. 4.
— Wylic, The graves ofthe Alemanni at Oberflacht in Suabia, p. 24-26.
(3) Dcvillc, Découv, de sépult, antiq. à Quatremares dans la Revue de
Rouen, année 1843, 1" série, p. 124; — La Normandie souterr.,2^ àdït. p. 49.
(4) La Normandie souterr., !'• cdit., p. 53-54; 2* édit., p. 63-64. — Gi-
rardin, Précis amdyt. de l'Académie de Rouen, année 1851-52, pi. IV.
(5) Godard -Faultrier, La Paroisse, V^ année n** 9, p. 229, 15 septembre
1861.
* Nous dovon» plusieurs de nos dessins à Tobligeance de M. Michel Hardy, de Dieppe.
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LITTÉRATURE.
LE MOUVEMENT POÉTIQUE CONTEMPORAIN.
POESIES PARISIENNES, PAR M. EMMANUEL DES ESSARTS.
Je n'ai jamais beaucoup cru au tempérament poétique des Fran-
çais. On nous a reproché de n'avoir pas la tête épique ; je ne pense
pas, je Tai déjà dit ailleurs, que nous ayons davantage la tête
lyrique. Nous parlons une langue admirable pour la prose, et nous
sommes avant tout et surtout desprosateurs. La poésie vit de qualités
excessives qui nous manquent. Nous sommes plus sensés qu'inven-
tifs, plus gais que mélancoliques, plus spirituels que profonds. Nous
n'avons pas dans l'âme je ne sais quel grand foyer d'enthousiasme
qui fait les poètes. Nous nous montons difficilement aux diapasons
très élevés. Notre génie est semblable à notre climat, tempéré et
charmant, abondamment pourvu en dons aimables et moyens. Ce
génie, si la chimie pouvait le décomposer comme un alliage, je
devinebien.ee qu'elle y trouverait: cinq dixièmes d'esprit, trois
de bons sens et deux d'imagination.
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— 144 — .
Si je ne m'abuse, ainsi doués, pouvons-nous revendiquer des apti-
tudes po(^tiques bien puissantes? Nos annales littéraires répondent
négativement.
Nous comptons à peine, en effet, trois ou quatre poètes d'instinct;
derrière eux se traîne une immense armée de rimeurs et de versifi-
cateurs d'occasion. La poésie, la poésie Ijrrique, la vraie, la seule,
n'existe jamais chez nous qu'à l'état accidentel et ne veut pas s'ac-
climater. Elle s'est révélée une première fois , au xvi* siècle ,
avec Ronsard et sa pléiade pour se détourner et se fausser presque
aussitôt sous l'influence pédagogique de Malherbe et de ses succes-
seurs.
Ressuscitée et renouvelée avec éclat vers 1820, elle tend aujour-
d'hui à se dévoyer, à s'affaisser sur elle-même en écrasant ses der-
niers adeptes. Je pénètre vite au cœur même de mon sujet.
Il me semble qu'on s'efforce d'inaugurer, depuis dix ans, en
poésie et peut-être un peu dans tous les arts, l'école de la difjp^cuUL
Les grands lyriques contemporains, Victor Hugo, Lamartine, Musset
se sont vivement préoccupés des questions do forme, mais ils ont
laissé la pensée roine et jamais ils n'ont songé à la reléguer an
second plan. Los disciples (les disciples sont souvent dangereux)
n'ont pas assez suivi le sage exemple des maîtres. Ils sont tombés
dans un excès. Ils ont créé une littérature artificielle, une littéra-
ture de procc'dés qui s'impose chaque jour de plus en plus, s'accré-
dite et attire à elle presque tous les jeunes talents. Elle a, sans
doute, des représentants très habiles et d'une science consommée.
On n'a jamais plus élégamment fabriqué un alexandrin, plus joli-
ment assis une strophe, mieux ciselé un sonnet, aussi légèrement
découpé une odelette. Toute la partie matérielle et plastique de
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— 145 —
l'art est excellemment entendue et comprise. Je ne me plains pas d'un
si gracieux savoir-faire, d'une habileté si séduisante et si neuve;
mais, comment ne pas mettre au service d'une idée tant d'agré-
ments et de ressources? Je me réjouis peu de voir confectionner
de somptueux vêtements pour habiller des mannequins. J'estime
qu'on pourrait dire aussi bien en disant quelque chose.
La poésie qui ne s'adresse qu'à l'oreille, se dégrade. Elle est d'effet
stérile, et malgré de trompeuses apparences de force et de vitalité, on
peut, sans misanthropie et sans pédantisme , la taxer d'art affaibli et
déchu. Nous avons, à cette heure, en France, beaucoup d'artistes en
poésie, peu de poètes. C'est un curieux tableau. Tout ce monde ri-
mant et versifiant à tous vents et à tous crins, véritable troupe funam-
bulesque d'équilibristes et d'acrobates littéraires, exécute devant
quelques spectateurs ébaubis des exercices de la j)lus grande diffi-
culte. Quelques-uns, violonistes d'archet léger, d'âme vide, enlèvent
intrépidement, sur la quatrième corde, d'éblouissantes variations. La
difficulté toujours, la difficulté quand même, voilà le programme. Le
programme n'est pas sérieux. Non-seulement il n'est pas sérieux; mais
il est funeste. Travailler comme travaillent la plupart de nos contem-
porains, c'est faire de l'art pour l'art, c'est préconiser et appliquer une
doctrine mauvaise, fausse, inacceptable, incompatible avec les prin-
cipes de toute esthétique noble et digne. En France, nous sommes
toujours un peu les moutons de Panurge. Nous aimons à nous traîner
àla remorque de quelqu'un ou de quelque chose, et à sauter les fossés
qu'on a sautés avant nous. Je sais dans le monde des lettres un très
charmant homme, jeune sous ses cheveux blancs, épris encore de
toutes les hardiesses et de toutes les témérités folles de la vingtième
année, M. Amédée Pommier, puisqu'il faut l'appeler par son nom. Il
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a publie récemment un volume de vers étranges, sous ce titre : CoUfi-
cliets et Jeux de Rimes. Il avait déjà produit un poëme non moins
curieux, F Enfer j dont il a eu l'extrême bienveillance de m*offrir un
des rares exemplaires restés en librairie. Dans F Enfer comme dans
les Colificheis M. Amédée Pommier se révèle fantaisiste à outrance,
exclusivement poète de forme et versificateur prodigieux. Parce que
M. Pommier, par tempérament, par boutade de vieillard spirituel, par
haine de quelques niaises coteries d'Académie, se constitue ainsi
maître ès-rimes et prestidigitateur patenté durhythme et de la césure;
parce qu'aussi M. Théodore de Banville, un fils du pays des chimères,
un rêveur de châteaux en Espagne, et, de plus, un des princes de la
métrique, en un jour de bonne humeur, s'est mis à chanter avec beau-
coup de malice, dans une langue d'un coloris heureux, Colombinect
Pierrot, Arlequin et Cassandre, faut-il élever M. Pommier et M. de
Banville à la dignité grande de chefs d'école, et nécessairement rimer
à r instar de ces deux enfants chéris du Caprice et de la Fantaisie?
J'avoue que j'ai beaucoup goûté Auriol dans mon enfance, et que j'ai
applaudi des deux mains l'agilité surprenante de Léotard. Auriol et
Léotard sont deux grands hommes en leur genre; mais je ne souhaite
pas qu'ils nous encombrent de leurs disciples.
J'ai peur de n'être pas compris et que le sentiment qui me dicte ces
lignes n'échappe à mes lecteurs. Je ne suis pas un pédant. J'ai l'hor-
reur des pédants et je serais désolé de leur avoir procuré la moindre
satisfaction, une seule fois, en ma vie. Je ne les ai, du reste, jamais
ménagés quand je les ai rencontrés sur ma route . Je plaide ici la cause
de la dignité et de l'avenir de la poésie. Je signale à ses modernes in-
terprètes la voie dangereuse qu'ils suivent. Cette voie est une impasse
ou plutôt un penchant de colline très glissant, et Tabîme est en bas.
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Qaand une littérature se matérialise , quand elle donne le pas à la
forme sur Tidée (et Thistoire est là pour justifier les conclusions de
ma thèse), c*est un pronostic terrible d'une ruine prochaine. Ily a
quelque soixante ans, l'abbé Delille, le chef et le type incamé d'une
école sotte et abâtardie, se vantait vers sa^n d'avoir fait douze cha-
meaux, quatre chiens, trois chevaux y compris celui de Job, six ti-
gres, deux chats, un jeu d'échecs, un trictrac, un damier, un billard,
plusieurs hivers, beaucoup d'étés, force printemps, cinquante cou-
chers de soleil, et tant d'aurores qu'il se perdait à les compter. Delille
est mort dans l'amour de la description, comme beaucoup de Gau-
tiers et de Banvilles au petit pied mourront dans l'impénitence
finale à l'endroit de la villanelle ou du rondeau redoublé.
Je le répète, je ne fais la classe à personne. Je n'ai aucun titre pour
monter en chaire. Humble critique, perdu dans les rangs des plus
obscurs soldats littéraires, je ne suis qu'une voix qui jette un cri
d'alarme, et je me sens fier de tenir une plume qui me permette de dé-
voiler une situation regrettable. Les temps sont graves. La rapidité
violente des événements change, à chaque instant, la face du monde.
La vie positive, en ses complications multiples , est d'un rude poids.
Nous n'avons pas le temps, nous n'avons pas le droit de nous amuser
aux bagatelles d'art, aux sauts de tremplin, ni aux escamotages d'au-
cun genre. Panem et circemes était la clameur d'un peuple abruti et
déclassé. Ce ne sera pas la nôtre. Les poètes se plaignent de manquer
de public, de voirie vide se faire autour d'eux et de chanter dans des
solitudes. Je ne me dissimule pas que dans un état de civilisation aussi
avancé, le rôle des poètes est fatalement restreint; mais la désaffection
qu'ils déplorent, ils l'ont provoquée. En se réfugiant dans les abstrac-
tions, en se rendant inaccessibles à la foule par l'affectation du pro-
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cédé, aux dépens de la pensée et du sentiment, en se condamnant de
parti pris à n'être que des artistes, ils ont mis entre le public et eux une
barrière infranchissable. Ils se sont parqués, ils se sont cloîtrés. Qu'ils
reviennent donc au monde, à la lumière, à la vie. Victor Hugo, un
sculpteur et un ciseleur qu'ils ne renieront pas, leur maître à tous,
pense et parle au cœur des multitudes; il est lu d'un bout à l'autre du
monde! Il faut prêcher une rénovation, une réhabilitation de l'Idée.
C'est dans ce sens que la critique initiatrice et exploratrice doit mul-
tiplier ses efforts. Il y a des horizons nouveaux à ouvrir, des progrès
à célébrer, des martyres et des apothéoses à chanter. Autrefois, dans
le désert , en tête des innombrables colonnes du peuple hébreu, s'a-
vançait ime bande d'éclaireurs dont les hautes torches enflammées
jetaient au loin de vives lumières. C'était un rayonnant faisceau, une
nuée de feu, disent les livres saints en leur style magique. Je vou-
drais que le bataillon sacré des poètes se fît ainsi l'avant-garde des
nations en marche. Je crois qu'il est encore des terres promises à
découvrir, et que le monde moral aura ses Christophes Colombs!
Nous sommes les citoyens d'un grand pays, nous ne marchandons
ni la gloire ni les couronnes, et c'est parce qu'il nous reste encore la
compréhension très vive et l'intelligence très nette des vrais mérites
que nous n'avons garde d'élever des statues à des rhéteurs habiles, à
des sophistes ingénieux, à de gracieux arrangeurs de mots.
J'arrive au livre de M. Emmanuel des Essarts. M. des Essartsest
mon ami, et je suppose qu'il ne se formalisera pas des quelques
observations que j'ai présentées plus haut. Je ne les ai pas écrites
contre lui, mais à propos de lui. C'est un jeune homme d'une orga-
nisation très riche, d'une forte érudition, d'un grand esprit exercé
et assoupli par les meilleures études. Il a du sang d'écrivain dans
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les veines, et il ne mentira pas à son sang. J'aurais mauvaise grâce
à le traiter sévèrement, puisque, je ne le cache pas, j'ai été souvent
heureux de m'inspirer de ses conseils. lia heaucoup d'expérience,
un sens critique excellent, toutes les qualités d'un guide précieux.
Je m'intéresse chaudement à son avenir, et voilà pourquoi je me suis
efforcé de lui signaler les défauts d'une école à laquelle il se rallie-
rait volontiers.
Son volume est un volume de poésies légères. Poésies parisiennes,
le titre avertit implicitement le lecteur. Tous ces vers au frais
ramage, pimpants et coquets d'une coquetterie délicate et savante,
se sont échappés, un beau matin, des ombrages de Belle vue, des
bureaux de V Artiste ou des salons de M"' de Solms et, à l'appel du
poète, sont venus se grouper dans le très aimable recueil dont je
vous annonce l'apparition. Dans ces deux cents pages où le cœur
pousse des cris si touchants, où l'art sonne de si brillantes fanfares,
j'aurais beaucoupdejoliespiècesàciter, si Tonne me limitait l'espace.
Je n'emprunterai donc à M, des Essarts que deux des perles de
son écrin pour les enchâsser dans la prose de mon article. C'est
d'abord une chanson de quatre strophes, la Chanson de Janvier,
déjà mise au jour par un bel esprit, M. Louis Ulbach, avec lequelje
suis charmé de me rencontrer dans les bonnes fortunes de la cita-
tion.
LA CHANSON DE JANVIERr.
A SEVERIANO DE HEREDIA.
Et pour cette nouvelle année ,
Et pour tout l'avenir, je veux
Dire quel sera, pour nous deux,
Le n^man de la destinée.
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Partout où luira sur les fronts
Des Juliettes au blanc voile ,
La Beauté, fascinante étoile,
Nous aimerons!
O nature, aux grâces sauvages,
Tant qu'à nos regards bien épris
Rayonneront tes frais pourpris.
Souriront tes grands paysages;
Que vous fleurirez, liserons,
Et qu'au bois régneront les chênes,
Libres des prosaïques chaînes,
Nous chanterons!
Tant qu^au cri d'amour de la femme
Répondra le cri des douleurs;
Tant que déborderont les pleurs
De la plaie immense de l'âme;
Tant qu'au bruit fatal des clairons
Fuiront les foules désarmées ,
Femmes et races opprimées ,
Nous lutterons! I
Hélas ! l'amour a ses supplices ;
Il ne subjugue les héros
Que pour leur donner des bourreaux
Dans leurs divines séductrices.
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— 151 —
La lutte indigne les Nérons,
Les chants irritent le vulgaire;
Partout le mépris ou la guerre !
Nous souffrirons!
Voilà des strophes admirablement frappées, d'un beau rhythme,
d'une sève puissante, d'un sentiment ardent, d'un caractère élevé qui
dépasse Taccent général de Fœuvre.
M. des Sssarts possède une rare dextérité de main, un talent
très flexible et très varié. Il traite en praticien consonimé les
genres les plus difficiles et les plus divers. S'il sait trouver des
élans passionnés, des tours hardis et vigoureux pour l'expression
des agitations tumultueuses de la passion, il n'est pas moins adroit
aux jeux de rime et aux espiègleries mordantes de l'esprit. Lisez
plutôt cette villanelle, une véritable friandise offerte à M. Edouard
Thierry.
LE MARIAGE D'ARAMINTE.
Araminte se marie !
C'est la nouvelle du jour:
Je ne veux pas qu'on en rie !
Plus d'un déjà s'expatrie
De l'orchestre ou du pourtour.
Araminte se marie,
La jeune France est marrie
De se voir jouer ce tour.
Je ne veux pas qu'on en rie.
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C'est une source tarie.
Qu'en dira Victor Séjour!
Araminte se marie.
Mais qui donc à la mairie
Conduira ce cher amour?
Je ne veux pas qu'on en rie.
Est-ce un lion de Bar je.
Un notaire, un troubadour?
Araminte se marie.
Elle fuit en Sibérie
Oji sur les bords de l'Adour.
Je ne yeux pas qu'on en rie.
ENVOL
Las! plus de coquetterie,
Plus de petit doigt de cour.
Araminte se marie.
Je ne veux pas qu'on en rie !
Je m'arrête. Un livre de vers ne s'analyse pas, il se résume.
Celui que je ferme est un badinage spirituel, vif et coloré, tout paré
des agréments et des séductions d'une poésie très soignée et très
abondante. Mais M. desEssarts peut faire davantage ; contrairement
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à tant d'autres, il a travaillé aujourd'hui plutôt au-dessous qu'au-
dessus de lui-même. Il tient de la nature, en légitime propriété,
un instrument très complet, d'un clavier sonore, dont il ne nous a
fait encore entendre, par coquetterie peut-être, que les notes mon-
daines. Ses débuts de virtuose sont accomplis, et avec succès. I^es dé-
buts du penseur s'accompliront prochainement, et il est permis de
les pronostiquer très brillants. M. Emmanuel des Essarts ne me
tiendra pas rigueur d'avoir revendiqué, à l'occasion de ses premiers
essais, les droits éternels et immuables de la pensée humaine. Il
est trop dévoué à tous les grands cultes pour méconnaître la jus-
tesse de mes conclusions, et je suis persuadé, qu'avant peu il voudra
rendre honunage à mes théories dans un livre qui le classera défi-
nitivement au rang des représentants les plus éminents de notre
poésie contemporaine.
Fernand LAMY.
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la imu m êâ^wiiy
(1)
LES DOYSSARD.
Vers la fin de Tan 1591, on voyait dans la rue de rEcureuil, à
Rouen, une vieille et haute maison en bois à étages saillants,
qui, malgré son âge patriarcal, conservait encore Tapparence
de ces constructions que le moyen-âge avait décorées du titre
d'hôtels.
Elle était située à trente pas environ de la belle tour gothique
de l'église Sainfr-Laurent, que la récente ouverture de la rue de
l'Hôtel-de-Ville a dégagée, et qui est devenue, comme celle de
Saint-Jacques-la-Boucherie, à Paris, un objet d'admiration pour les
touristes qui aiment les vieux monuments.
Les poutres dont se composait la façade, noircie par le temps et
ces pluies torrentielles qui ont valu un assez vilain sobriquet à la
cité neustrienne, étaient chargées de sculptures grossières. C'étaient
(1) La reproduction est interdite sans Tautorisation de l'auteur.
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des têtes grimaçantes de gnomes, des gueules béantes de dauphins
sortant de Tonde au milieu de roseaux et de plantes marines. A côté
d'Hercules en goguette servant de cariatides, des singes et des
amours couraient le long des frises que la fantaisie des imagiers
du temps avait couvertes de fleurs et d'arabesques.
Les appartements supérieurs recevaient le jour par de hautes
fenêtres historiées, dont les vitres étaient tenues par des mailles
de plomb.
Avec un peu de bonne volonté, l'œil du passant pouvait distinguer
au-dessus de la porte cochère quelques traces d'armoiries et un
firagment d'écusson brisé à la bande, que le temps avait entière-
ment deshérité de son casque et de ses lambrequins.
Les personnes pour lesquelles cette porte venait à s'ouvrir se
trouvaient, en entrant, sous un vestibule assez spacieux, dont les
parois étaient ornées, à droite et à gauche, d'une file de statues
poudreuses d'anciens chevaliers armés de pied en cap. Ces person-
nages de pierre, qui se regardaient et semblaient s'entretenir en-
core des exploits de saint Louis et de Charlemagne, étaient la
ressemblance plus ou moins fidèle des ancêtres de M*' d'Oyssard,
le maître du logis.
Ce messire d'Oyssard, descendant de l'une des plus anciennes et
des plus valeureuses familles de la province de Normandie, était un
homme d'une haute stature. 11 avait été doué d'une force hercu-
léenne, et il était considéré comme type retardataire de la race pri-
mitive des hommes du Nord. Mais le poids des années, les orages
de la guerre l'avaient courbé comme le tronc desséché des vieux
chênes de nos forêts. De rares cheveux blancs couvraient encore
le derrière de sa tête, dont le crâne était entièrement dénudé. Une
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large balafre sillonnait sa figure depuis le sommet du front jusqu'à
la base des joues, et attestait assez qu'il n'avait eu guère l'habitude
de présenter son dos aux ennemis de la France. Profondément creu-
sés par une maladie cruelle, ses yeux brillaient d'une clarté factice,
et donnaient à sa figure osseuse cette rudesse qui caractérisait bien
le gentilhomme de ce temps.
Le 11 novembre, messire d'Oyssard se trouvait dans une des
salles-basses de son hôtel, assis auprès de l'âtre, où pétillaient en
brûlant de grosses branches d'un bois résineux.
Il semblait absorbé dans d'inquiétantes réflexions.
En face de lui se tenait un jeune homme coijflTé du casque et re-
vêtu de l'armure des cavaliers de la milice bourgeoise. Sa taille
était élancée, sa lèvre supérieure ombragée d'une épaisse moustache
rousse comme ses cheveux et relevée en crochet, ce qui, avec sa
barbe taillée en longue pointe, donnait à sa physionomie, quelque
peu basanée, un caractère tout à fait martial.
Il y avait dans son attitude beaucoup de noblesse et de fierté ;
dans ses grands yeux presque noirs se reflétait une âme ardente,
passionnée , mais son front était chargé de mélancolie.
Il y avait cinq minutes que ces deux personnages ne s'étaient
dit un mot, lorsque la violente détonation d'une bombarbe ébranla
au loin tous les échos de la vallée rouennaise.
— Georges, dit au jeune homme M. d'Oyssard, entends-tu la
voix du canon?
— Oui, mon père, mais... c*est sans doute celui du Vieux-
Palais?...
— Non pas, corne du diable! c'est bien l'artillerie du roi de
Navatre...
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— Enfin ! s'écria le fils du vaillant gentilhomme en relevant la
tête d'un air de vive impatience, c'est donc aujourd'hui!
— Je gavais que les maudits huguenots qui campent autour de
la ville devaient nous attaquer ce matin: tu vois que ce n'est pas
sans raison que je t'ai fait endosser cette armure solide? Voici le
siège qui commence, mon fils; Rouen réclame de l'appui, il n'en
manquera pas. Je pense que le dernier rejeton de la famille des
d'Oyssard voudra marcher aux premiers rangs de ses défen-
seurs?...
— Je vous remercie, mon père, d'avoir compté sur mon cou-
rage, reprit Georges avec empressement. Puisque l'heure de la
justice divine est venue, vous verrez bientôt si la valeur tradi-
tionnelle de notre lignée est prête à se démentir.
— C'est bien, c'est très bien ! continua le vieux soudard ; je
suis heureux de te trouver au jour du danger digne de ton origine.
Pars donc, enfant, vole au secours de ton pays audacieusement
attaqué. Ah! pourquoi faut-il, mon Dieu! que je sois aussi vieux,
et que les infirmités m'empêchent de combattre auprès de mon
fils pour la cause de notre sainte religion ! . . .
— Les dangers que, sans pâlir, vous avez courus pendant cin-
quante ans au service de la France, et les lauriers dont votre
tête est ornée, mon père, suffisent bien à votre gloire. La Nor-
mandie, cette terre des preux, a inscrit en lettres d'or, à côté de
ceux de vos illustres ancêtres, le nom de sire Charles-Henri d'Oys-
sard dans les pages de son histoire. Permettez donc à votre unique
héritier de revendiquer aujourd'hui l'honneur de cueillir seul ses
premières palmes.
Tandis que Georges prononçait ces paroles, le vieillard sentit
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des larmes de joie mouiller ses yeux, et il pressa fortement son
fils dans ses bras.
— Je vous prie, mon père, dit le jeune homme, de me confier
l'illustre épée que vous tenez de vos aïeux, et qui vous servit si
bien, il y a trente ans, à combattre les audacieux qui vinrent,
comme aujourd'hui, livrer notre patrie à toutes les horreurs d'une
guerre impie. Je veux m'en servir à mon tour, et je jure par
Dieu qui nous entend que j'enverrai en enfer tous les héritiques
qui se trouveront sous la portée de cette arme.
— Vive Dieu! s'écria le sire d'Oyssard, les paupières toujours
humides, mon fils promet de se conduire en bon gentilhomme ;
je puis donc mourir en paix... Que la Sainte-Vierge le pro-
tège!
Il sortit de l'appartement, passa dans sa salle d'armes, et rentra
un instant après, en présentant à son fils la lourde dague que,
grâce à ses soins, la rouille n'avait jamais attaquée.
— Tiens, lui dit-il en lui remettant l'arme séculaire, voici ce
que tu as demandé. Sois fier de suspendre à ton côté cette ins<i-
parable compagne de la gloire de tes pères : celle-là même qu'ils
croisèrent jadis en Orient contre le cimeterre des Infidèles. Moi-
même, je m'en suis honorablement servi au siège de Rouen, en
l'an 1562. Va, mon fils, va prouvera M. de Villars que la valeur
et le patriotisme s'éterniseront dans la famille des d'Oyssard.
A ce moment, il agita une sonnette, et un page se présenta.
— Fernance, lui dit le vieux guerrier, mes ordres ont-ils été
exécutés?
— Oui, monseigneur, les deux coursiers de votre fils, mon
maître, sont complètement harnachés. Pluton, surtout, mord son
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frein et piaffe dans la cour revêtu de son caparaçon d'argent aux
armes de votre maison.
— C'est bien... Georges, tu vas le monter. C'est un cheval
jeune, fougueux comme le tonnerre, qui ne demandera, j'en suis
certain, qu'à affronter les dangers, car lui aussi est un normand
de race pure et ancienne. Engendré et nourri sur nos domaines,
il compte parmi ses pères les destriers qui ont porté tes ancêtres
au milieu de cent batailles.
— Pluton rapportera votre fils vainqueur, reprit vivement
Georges, ou tous deux, homme et cheval, laisseront leurs cadavres
sanglants dans la poussière du chemin.
— Dieu, dont tu défends la cause, mon enfant, exaucera mes
prières et saura te protéger... Quant à toi, Femance, qui vas suivre
mon fils au fort de la mêlée, déploie à son exemple ta jeune au-
dace, sois brave, et les éperons de chevalier, que tu brigues déjà,
seront la récompense que M. de Villars accordera à ton loyal
service... Allez, enfants, partez, et que le Tout-Puissant vous ait
en sa sainte et digne garde !
Georges s'approcha de son père qui, après l'avoir armé, lui
tendit les bras, le pressa de nouveau sur son cœur, et lui donna
le baiser d'adieu.
Après quoi, le jeune homme, suivi de son page, sortit de l'ap-
partement et traversa le vestibule. Les deux cavaliers enfourchè-
rent leurs montures ; ils quittèrent l'hôtel d'Oyssard pour aller se
mettre à la disposition du Gouverneur de la ville.
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IL
INVOCATION A LA MADONE.
Les cris de frayeur et de désespoir du peuple rouennais partaient
de tous les points de la cité. Ils montaient dans Tair et se confon-
daient avec le bruit sinistre du tocsin et des trompettes d'alarmes.
Guerre aux huguenots ! . . . vengeance ! . . . mort aux hérétiques ! . . .
tels étaient les seuls mots qu'on pouvait saisir au milieu de ce
brouhaha de hurlements et de malédictions.
Les soldats , la rapière au poing, parcouraient la ville en tous
sens, et, conformément aux ordres que les officiers en avaient
reçu de Monseigneur Brancas de Villars, ils forçaient des masses
d'hommes, qu'ils trouvèrent inactifs à la Porte-du-Crucifix , de
prendre qui la lance , qui l'arbalète ou le mousquet , pour concourir
à la défense de la ville.
On vit, en un instant, les flots de la population en émoi se
dissiper devant la marche accélérée des escouades de chaque
poste de la ville , se dirigeant vers le quartier Beauvoisine , qui
était le point attaqué.
A de courts intervalles, on entendait, de ce côté , le canon des
forteresses répondre de sa voix tonnante à celle de l'artillerie des
assiégeants; parfois aussi , le bruit lointain des arquebusades don-
nait à toute la ligne de défense le triste signal de graves et pro-
chaines hostilités.
Villars connaissait les desseins de ses ennemis et le plan d'at-
taque qu'ils devaient mettre en usage pour s'emparer de la ville.
Du palais archiépiscopal , où on l'avait installé , il dictait ses
ordres à tous les chefs et officiers de la place. Il veillait surtout à
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ce que, sous peine de mort , les consignes fussent partout ponctuel-
lement exécutées par les sentinelles postées sur les remparts.
La multitude encombra bientôt les églises, les chapelles, les
oratoires, où prêtres séculiers, moines et franciscains demeuraient
en permanence , afin d'appeler, par leurs prières, le secours du ciel
sur les armes des fidèles partisans de la Sainte-Ligue.
Au moment où il quitta son hôtel , une pénible pensée traversa
l'esprit de Georges d'Oyssard, un nuage assombrit son front.
Il se prit à songer que, si quelque boulet ou la balle d'ime arque-
buse venait l'étendre froid et inanimé à côté de Pluton sous les
murs de la ville, il descendrait au tombeau sans y emporter les
adieux de ceUe qu'il aimait.
Posant ime main sur celui des bras de son page qui tenait la
bride du cheval , et lui faisant signe d'arrêter :
— Femance, lui dit-il d'un ton amical, il faut que je t'adresse
une question.
— Laquelle , Monseigneur?. . .
— Au moins, ne me taxe pas d'indiscrétion... Femance, ton
cœur a-t-il , comme le mien , déjà battu d'amour?
— A-ton vingt ans impunément?... Oui, Monseigneur, oui.
j'aime à l'adoration une jeune fille, fleur à peine éclose, et cachée
encore à l'ombre du vieux donjon de son père. . .
— Et... sait^Ue les dangers que tu vas courir?
— Une courte missive, confiée ce matin à la discrète fidélité d'un
des serviteurs du seigneur son père, a mise au courant des événe-
ments mademoiselle Lucie de. . .
— Mon ami, dit vivement Georges en l'arrêtant, je ne t'ai pas
demandé d'être indiscret... garde son nom. Il suffit que je te sache
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amoureux pour te dire que, avant de nous rendre où nous attendent
tous les jeunes gentilshommes et les plus braves bourgeois de la
ville , il nous faut franchir au plus vite Fespace qui nous sépare de la
cathédrale.
— Je crois comprendre, Monseigneur; c'est-à-dire qu'il faut
piquer des deux, et qu'en un clin-d'œil nous soyons transportés...
rue Saint-Romain... car je suppose, ajouta malicieusement le com-
pagnon du jeune d'Oyssard, que c'est de ce côté que vous désirez
vous diriger?
— Tu es un homme de beaucoup de pénétration, Femance, fit
Georges avec un sourire mélancolique, tu m'as parfaitement de-
viné... Allons, en avant, et au triple galop!
Les deux cavaliers enfoncèrent les molettes de leurs éperons
dans le flanc des coursiers, qui partirent avec une rapidité telle , que
leurs fers faisaient jaillir de chaque pavé qu'ils frappaient une gerbe
d'étincelles.
En moins de six secondes, ils atteignirent le point où la rue de
la Croix-de-Fer tombe perpendiculairement sur celle de Saint-Ro-
main.
Ici, les chevaux s'arrêtèrent court.
Georges parut s'orienter un instant, puis il leva les regards du
côté de la fenêtre d'une tourelle du palais archiépiscopal, croyant y
découvrir une tête chérie. Mais la mystérieuse croisée sur laquelle
ses yeux se fixèrent était fermée , et un épais rideau vert empêchait
la vue du sentimental chevalier de pénétrer à l'intérieur du sanc-
tuaire de son idole.
— C'en est fait , se dit-il en se décourageant, je mourrai sans
ravoir vue !
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Et il allait rebrousser chemin , lorsqu'il aperçut, non loin de lui ,
une statue de la Vierge, trônant dans une niche à la partie supérieure
d'un portique,
 cette vue , obéissant à une pieuse inspiration , d'Oyssard mit
pied à terre, confia la bride de Pluton à Femance, et, s'age-
nouillant devant l'image vénérée, il fit à demi-voix cette prière :
« Tendre mère de Dieu, vous qui du haut des cieux veillez
B sur les humains qui implorent votre protection , et qui daignez
» patronner les fidèles et chastes amours , exaucez les vœux d'un
» chevalier prêt à mourir pour la défense et le triomphe de la
» religion catholique, la seule qui soit sainte!
» J'aime la belle Estelle , la noble fille du haut et puissant
* seigneur Brancasde Villars, gouverneur de la ville de Rouen.
» Elle m'a donné son cœur en me jurant sa foi !
» Vierge sainte! veuillez prêter à mon bras la force nécessaire
ï» pour vaincre et châtier l'hérésie d'une manière éclatante ; car ,
» telle est la promesse faite par le père de la dame de mes pen-
» sëes. La main d'EsteUe sera la douce récompense accordée au
» gentilhomme qui , sur le champ de bataille , se sera montré
» le plus intrépide ! Que la vengeance qu'appellent les vœux de tout
H ce qui a une âme catholique s'accomplisse complète et ter^
» rible! que, favorisé du ciel, je puisse, après la victoire, être
•• couronné par Estelle aux yeux de mes nombreux rivaux! »
Quand Georges se releva, il vit une jeune femme qui s'était
silencieusement approchée de lui.
— Monseigneur d'Oyssard , lui dit-elle , je suis chargée par
quelqu'un, qui a un secret à vous confier, de vous prier de me
suivre.
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— Le moment n'est guère favorable , ma toute belle , nos ar-
mures vous annoncent que nous courons au secours de la ville,
attaquée par les huguenots.
— La confidence que Ton a à vous faire, quoique de la plus
haute importance , ne sera pas longue Elle ne vous empêchera
pas de vous rendre où Thonneur vous appelle.
— Puis-je au moins savoir, mon enfant, de la part de qui
vous venez?
— Vous le saurez tout à l'heure. Monseigneur... Qu'il vous
suffise seulement, ajouta-trclle en baissant tout à fait la voix de
manière à n'être entendue que de Georges, d'apprendre que celle
qui m'envoie est une personne à laquelle votre cœur s'intéresse.
A ces mots, l'image d'Estelle s'était présentée souriante à l'esprit
du jeune homme.
Il murmura quelques paroles à l'oreille du page, et, s'adres-
sant à l'inconnue :
— Ma gentiUe messagère, lui dit-il avec douceur, je suis à vos
ordres.
Georges suivit son guide charmant , qui le conduisit vers une
petite porte gothique pratiquée dans le mur du monument diocésain.
Cette porte , verrouillée sans doute depuis un siècle , cria sur ses
gonds oxydés en s'ouvrant pour donner accès dans la princière
demeure au digne héritier de la bravoure des d'Oyssard.
Puis elle se referma bientôt sur le nouvel hôte avec im semblable
grincement.
Alexandre FROMENTIN.
(La suite à une prochaine livraison.)
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TOPOOAAPHIB NORMAIVDB.
LA HAGUE.
On appelle Hague les paroisses qui composaient rarchidiaconné
de la Hague, le ^lus étendu , mais le plus pauvre du diocèse de
Coutances, enfin toute la presqu'île au nord de Cherbourg. Les
paroisses, au nombre de vingtrneuf , presque toutes communes au-
jourd'hui, étaient: Cherbourg, Equeurdreville, Querqueville, Octe-
ville, NonainviUe, Urville, OsmontviUe-la-Petite, Gréville, Osmontr
ville-la-Rogue, Sainte-Croix, Nacqueville, Hayneville, Acqueville,
HéâuviUe, FlottemanviUe, Tonneville, Digulleville, Teurthéville,
Vasteville, Saint-Germain-des-Vaux, AuderviUe, Jobourg, Herque-
ville, Branville, Biville, EcuUeville, Beaumont, Vauville, Sion-
ville.
Il n'y a guère qu'un itinéraire pour visiter une presqu'île étroite,
c'est d'en longer les rivages. Connaître le littoral de la Hague,
c'est à peu près la connaître toute entière. Du reste, là où il y a
des routes sur la côte, eUes vous conduisent de temps en temps
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— 166 —
dans les villages de rintérieur et sur des hauteurs d'où vous em-
brassez tout le pays.
Au milieu même des fêtes de Cherbourg, splendides de soleil et
d'appareil, je quittais, par un contraste charmant, les puissances,
les foules, les bruits. Avec mon bâton pyrénéen, souvenir d'un
excellent jeime homme, qui devait faire ce voyage avec moi, et
qui ne fit que le commencement du voyage de la vie, portant sur le
dos une hotte de pêcheur, pleine de livres et de provisions, j'entrais
par la belle avenue d'Equeurdreville dans cette Bretagne pour le
sol, dans cette Scandinavie, pour la langue, de la Normandie. C'é-
tait, avant tout, en philologue que j'allais parcourir ce pays.
Collecteur de patois normand, que je voulais placer entre ses ori-
gines celtiques, latines, Scandinaves, et l'anglais, son fils saxonisé,
je pénétrais avec espérance et respect dans son dernier sanctuaire,
penetralia libertatù. — Je voulais surtout la reconstituer vivante,
c'est-à-dire avec toutes les harmonies de la méthode naturelle.
J'espérais plus encore: à l'aide de la langue, et tous ses accessoires,
locutions, proverbes, chants, j'évoquais un peuple tout entier, en
entrant dans cette Hague dont le nom, qui signifie cap, est essen-
tiellement Scandinave.
EQUEURDREVILLE.
La première localité, qui s'appelle en langage officiel Equeur-
dreville, est dans la bouche du peuple Etcheurdrevijle et Tcheur-
ville. C'est le SceldrevîUa des chartes, principalement d'une grande
charte de Guillaume-le-Bâtard, très précieuse pour la topographie
de la Hague. Cette localité n'a que le caractère bâtard d'une popu-
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— 167 —
lation mélangée d'ouvriers et de marins : c'est un faubourg de
Cherbourg; aussi comme c'est nous qui parlons mal en général,
et que c'est le peuple qui parle bien, devrions-nous dire un forbourg.
Là, je commence à entendre le pur baguais, « le bague lan-
gage, ») comme disait un trouvère de ce pays. L'accent est
ouvert comme l'anglais, aspiré et chuintant comme les langues ger-
maniques, rudement grasseyé. Je retrouve là avec un cbarme indi-
cible et mille associations les sons, souvent inimitables, qui frap-
pèrent mon oreille d'enfant et d'adolescent. Deux choses font sur-
tout le pays, la langue et la nature : les pâtres des Alpes et des
Pyrénées sont compatriotes par les montagnes, comme par la langue
le Gallois et le Breton. Situé près d'un cours d'eau, qui, à son
emboucbure, porte le nom très répandu de Pole^ marais, resté en
anglais, cette paroisse semble renfermer dans son Schelder le nom
même de l'Escaut, rivière, Scaldts.
Je retrouve là un son que je cherchais depuis longtemps en nor-
mand, cet aï de l'anglais, pour la voyelle i et j'entends prononcer:
il est enpraïson; un fait de plus pour prouver le principe : grattez
l'anglais, pour trouvez le normand.
La géologie est la loi première de l'architecture; non-seulement
elle lui donne la couleur, la physionomie, mais encore la forme.
Voyez, par exemple, dans tout le département de la Manche : au
sud, c'est le granit; l'église est lourde, basse, solide; il y a peu
d'édifices qui n'aient encore des membres romans. Au milieu, c'est le
calcaire : l'église est haute, légère, elle a une flèche, elle est sculp-
tée. Au nord, c'est le schiste: l'église est humble et trapue, mais
solide et durable, et le roman y domine encore. Telle est l'église
de la Hague. D'ailleurs, sur ce cap des tempêtes, elle a besoin.
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— 168--
comme Tarbre rabougri du pays, de se replier, de s'endurcir, de
s'appuyer coimne un lutteur. Ici nous sonmies en plein schiste, et
M. de Gerville y signale le schiste ferrugineux au fort des Cou-
plets et de la lande Misère. L'église d'Equeurdre ville appartenait à
Tabbaye de Saint-Lô vers 1172. La grande route qui traverse la
commune était autrefois le chemin royal j car un acte de 1226
assigne aux religieux de Cherbourg « deux champs en enclave
entre les marais d'Equeurdreville et le chemin royal. » Le patois
appelle encore ces grandes voies le quemin al Ré^ la Conclue ^ le
Perréf le Ferré. En quittant cette longue rue d'Equeurdre ville, dont
les cabarets, les tabagies, la population besoigneuse et agitée con-
trastent si étrangement avec la calme austérité du pays, on entre
dans la véritable campagne.
A un embranchement, à un fimerçuet, près d'un lieu nommé
d'un mot conmiun dans le pays, Délassa, c'est-à-dire, halte, repos,
on trouve une niche ou châsse de saint Clair. On ne signale pas de
château dans cette commune ; cependant, en 1598, messire Marie
d'Equilly, conmiune de l'arrondissement de Coutances, habitait
Equeurdreville. L'église contient des inscriptions tumulaires qui ont
été restaurées par Duchevreuil, antiquaire distingué. Elles ne sont
sans doute pas importantes, car c'est tout ce qu'en dit un homme
exact et judicieux, qui a beaucoup étudié la Hague, et que nous
prendrons souvent pour guide, M. de Pontaumont. Duchevreuil,
déchiffirant et restaurant des épitaphes, rappelle celui que le plus
fécond créateur de types dans notre siècle a immortalisé sous le
nom de Old mortality. Cette église est désignée par l'ancien terme
de monasterivm^ dans la charte de GuiUaume-le-Conquérant: « In
Sceldrevilla molendinumquodadjojcetpropemonmterium ejusdem villœ.n
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— 169 —
HAINNEVILLE.
Au bord de la route impériale, on remarque en cette commune
une petite chapelle de sainte Anne : « elle a remplacé, dit M. de
Pontaumont, ime statuette qui, en 1816, était placée si près de la
mer, que j'ai vu le flot battre le pied de la niche qui la contenait.
Depuis cette époque, la mer a fait de si rapides progrès sur cette
plage, qu'on a dû enlever ce petit monument et le remplacer par
celui qui existe aujourd'hui. » On l'appelle la chapelle de M"' Gi-
gault, la dame qui a donné un asile à la statue, et qui descend des
seigneurs de cette commune, dont la famille a donné un maréchal
de France et un archevêque de Paris. L'église , sous l'invocation de
Notre-Dame, fut donnée par Louis XI à l'abbaye de Saint^auveur.
En 1692, JeanMahieu en était curé. Autrefois, mais avec un respect
tout particulier danslaHague, comme le montrent les vieux docu-
ments, le curé portait le nom de Messire, comme le noble.
TONNEVILLE.
Sou nom, Tunevilla, renferme un élément celtique et germanique,
le Dimum des Gaulois, le Town des Anglais, c'est-à-dire hauteur.
Il y a encore un vocable celtique, la lande le Bingard, formé de
Bin, signifiant aussi hauteur, qui se trouve dans une localité voisine,
Biville. Non loin du manoir de Tonneville, sur cette lande, on a
trouvé des Celts en bronze, selon M. de Pontaumont, à qui nous
empruntons presque tous nos détails sur cette commune assez
obscure. L'église de Tonneville, dédiée à samt Martin, avait le roi
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— 170 —
de France pour patron. C'était une prébende de la collégiale de
Cherbourg, qui fut réunie à la cathédrale de Coutances. On retrouve
dans cette paroisse une famille aussi illustre en Angleterre qu'en
France: Guillaume de Percy, résidant à Tonne ville, suivit en
Terre-Sainte le duc Robert Courte-Heuse et Godefroi de Bouillon.
Les ballades populaires anglaises recueillies par un Percy, qui
n'était pas de la famille toutefois, dans ses Reliques of the old mv-
cient englishpoetryj renferment les prouesses et les légendes de la
famille Percy. Un des derniers descendants normands, né au manoir
de Tonneville, est l'abbé de Percy, poète agréable, qui devint, en
1810, chapelain de la mère de l'Empereur.
Brave Galfred next to Normandy
With venturous RoUo came,
And, from his Norman castles won,
Assum'd the Percy name.
(The Hermit of Warkworth.)
Ed. le HÉRICHER (d'Avranches).
(La suite à une prochaine livraison.)
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PAYSAGES
BT
PROFILS RUSTIQUES DU BRAY NORMAND.
8aile(i].
IL
LA FORÊT.— MARIANNE OU LA RÉCOLTE DE LA FAINE.
Les touristes et les sylviculteurs s'accordent à signaler la beauté
hors ligne de la vaste forêt du comte d'Eu.
Placée sur les coteaux historiques qui s'étendent en ondulations
variées depuis Aumale jusqu'à Eu, elle relie presque sans inter-
ruption, le long de la rive gauche de la Bresle, les sièges des deux
anciennes seigneuries principales du Pays de Bray.
Cette forêt est belle, non-seulement par son développement sur
une face territoriale de plus de 80 kilomètres , mais encore par
l'abondance singulière de ses végétations, la vigueur de ses
hautes futaies de chênes et de hêtres, où l'industrie et là marine
s'approvisionnent depuis des siècles.
(1) Voir le numéro de Janvier, page 30.
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— 172 —
Son voisinage assainit naturellement la vallée de la Bresle. Il est
remarquable, en effet, que les populations de^cette vallée, quoique
resserrées entre de hautes collines, au sein d'un pays primitive-
ment marécageux, sont à l'abri des fièvres paludéennes qui régnent
dans d'autres contrées du département en apparence mieux expo-
sées.
Là, bon nombre d'habitants conduisent en état de santé leur
paisible existence jusqu'à quatre-vingt-dix et même cent ans : ré-
sultat que, pour être juste, il faut peut-être attribuer aussi à l'é-
loignement des grandes villes, à l'absence des chemins de fer, à la
lenteur du progrès industriel local, qui n'a pas encore permis de
doter cette silencieuse et rustique vallée de manufactures retentis-
santes, avec leurs compléments obligés de cabarets et de guin-
guettes.
Si nous nous trompons, l'historien futur de la vallée de Bray
pourra le dire ; car il est en ce moment question d'appeler, dans
les gras pâturages de l'arrondissement de Neufchâtel, la machine
infernale de Watt et Crampton, — en d'autres termes, le principe
de l'accélération de toutes choses: du bien comme du mal
Notre forêt, qui comprend une superficie de 8,971 hectares, a été
réunie au domaine de l'Etat en 1850.
Auparavant, elle était administrée par le domaine privé de la
famille d'Orléans.
A l'aide de travaux de construction de routes, de pavillons grou-
pés avec art dans de larges éclaircies, de réserves de chasse et de
bassins, on était parvenu, en dix-huit années, à faire de ce vaste
domaine un immense et magnifique parc, dépendant du moderne
château d'Eu, avec la mer pour horizon et pour lieu de plaisance.
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— 173 —
C'est là qu'en 1845, la reine d'Angleterre et le prince Albert,
dans une visite qui présageait de longues amitiés, s'épuisèrent à
bon droit — quoique Anglais — en exclamations admiratives
Certes, l'abandon forcé de cette splendide résidence et de ces
embellissements accomplis avec tant de persévérance et de bon-
heur, ne dût pas être le moindre regret dû vieux monarque et des
siens, lorsqu'il fallut quitter le sol de la France, et abandonner aux
hasards des révolutions les tombeaux mêmes des ancêtres....
Revenons :
Cette administration particulière du domaine privé, n'étant pas
liée , comme celle des domaines de l'Etat, par Içs exigences de
la règle , pouvait , comme elle le faisait en réalité , — se montrer
animée d'un grand esprit de bienveillance pour les pauvres populations
riveraines de la forêt.
Ainsi, ses officiers, ses gardes (ou bandoulierSj comme on disait
autrefois) n'étaient pas trop rigoureux dans la justification des
titres en vertu desquels les pauvres gens continuaient, sous les yeux
de l'administration, d'exercer certains usages peut-être parfois abu-
sifs, mais doublement précieux pour les communes et les particuliers.
Indépendamment des travaux d'exploitation des Coupes, de per-
cement et d'entretien de routes, de plantations, défrichements,
charbonnage et sabotage — que les ouvriers y trouvent du reste
encore à présent, — les habitants indigents ou peu aisés des ha-
meaux limitrophes recueillaient, dans toute l'étendue de ce beau
domaine, des immunités très variées qu'ils ont aujourd'hui en partie
perdues, sous l'empire d'une loi d'ordre général.
C'était le droit d'usage au bois mort et au mort-bois, à la glandée
pour les porcs, au pâturage pour les bestiaux.
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— 174 —
C'était la faculté de ramasser les feuilles pour la litière des
vaches, de couper Therbe qui les nourrissait l'hiver.
Sur certains points, c'était mieux encore : quelques communes,
jadis incendiées durant les troubles civils, en défendant bravement
la propriété du comte contre les Bourguignons et les Anglais de
Talbot, avaient obtenu le droit de « prendre dans la forêt autant
I) de bois qu'il leur en fallait pour bâtir, reconstruire et entretenir
I) leurs habitations. »
D'autres habitants, descendus de ceux que les premiers comtes
d'Eu et de Penthièvre avaient fait émigrer des contrées environ-
nantes pour opérer, au milieu de l'épaisse forêt vierge, ces défriche-
ments d'où sont sorties les communes actuelles de Réalcamp,
Saint-Léger, Dancourt, Rieux,etc., les descendants de ces pionniers
avaient obtenu la concession perpétuelle d'un droit de chauffage,
— c'est-à-dire que, chaque année, après recensement des maisons
anciennes (n'eussent-elles plus que la pierre de leur premier âtre),
les gardes délivraient aux possesseurs un certain nombre de marques
de bons bois, largement calculées pour l'alimentation des foyers. (1).
Enfin, les habitants des localités riveraines avaient la permission
d'aller, chaque année, ramasser la faine sous les futaies et les
lisières des grands hêtres.
Cette graine oléagineuse, plus savoureuse et plus estimée que
celle qu'on tire du pavot blanc (l'œillette), était, dans les années d*a-
(1) Les droits d'usage en forêt pour le chauffage et, plus rarement, pour
la construction, ont pu récemment être consacrés de nouveau, sur justifi-
cation de titres, en faveur des communes de Réalcamp, Rieux, le Caule,
Blangy, Grandcourt, Richemont, Saint-Riquier, Âubermesnil, Eu et Lion-
dinières.
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^ 175 —
bondance, une ressource précieuse pour les pauvres mënages.
Chacun pouvait, en peu de jours, recueillir une quantité de faine
suffisante pour la provision d'huile de Tannée. La récolte faite,
plusieurs ménages mettaient en commun leur cueillette et le moulin
voisin la transformait aussitôt et à peu de frais en une huile excel-
lente, propre à tous les besoins de la consommation.
Nous avons connu de braves gens qui, mettant chaque matin la
dé sous la porte — ou la fermant tout simplement au loquet —
étaient parvenus, par le travail assidu du père, de la mère et de
leurs enfants, à recueillir ainsi dans une saison jusqu'à vingt litres
d'hmle.
Ils avaient donc presque pour rien, ces corvéables d'un régime si
peu connu de nos jours, tout ensemble le toit, le feu, le coucher,
la nourriture....
Quelle est l'aumône qui fait plus aisément ce triple bien du travail
en famille, delà salubrité et de l'abondance? Ne vous semble-t-il
pas qu'il y avait dans cet usage comme un reflet des temps bibli-
ques, où les chefs de la moisson oubliaient à dessein pour les gla-
neurs la plus belle gerbe, la gerbe de Dieu !
Il est vrai qu'alors , moissonneurs et glaneiu^ étaient encore bien
rapprochés de leur souche commune. Ils étaient frères. La philan-
thropie n'avait pas encore donné de nom et de règles à l'aumône.
L'ostentation n'était pas née. La main qui donnait et celle qui se
tendait pour recevoir s'unissaient dans la même prière. Moisson-
neurs et glaneurs avaient eu le même berceau, ils avaient en espoir
la même terre promise ; ils devaient dormir dans la même tombe. . . .
Mais ces temps sont loin et ces ressouvenirs historiques paraî-
tront bien graves dans une simple étude de mœurs rustiques.
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— 176 —
Eh bien ! c'est d'une de ces pauvres familles qui récoltaient la
faine, glaneurs du champ royal, que nous voulons en ce moment
vous parler.
C'était en 183...; la bourgade principale de la vallée, dont les
industries antiques — le foulage des draps et la tannerie — avaient
fini par disparaître presque entièrement par l'effet d'un de ces dé-
placements qui ne sont pas rares dans les habitudes du commerce,
trouvait quelque compensation à cette décadence imméritée dans
les avantages inhérents au voisinage d'une résidence royale.
Le passage fréquent des équipages, les grandes chasses à courre,
la présence d'un grand nombre d'employés, de visiteurs et d'étran-
gers, le protectorat naturel que les besoins de la contrée trouvaient
dans ce voisinage de la Cour, toutes ces causes réunies faisaient
luire sur la bourgade et les villages environnants une ère de pros-
périté relative.
Le système de centralisation qui, en France, répand la justice
et l'assistance en même temps sur tous les points du territoire, a
beauy en effet, être appliqué avec le discernement et l'équité con-
venables, on ne peut méconnaître que les localités où résident tem-
porairement les chefs du pouvoir sont favorisées d'exceptionnelles
satisfactions.
Les habitants du pays dont nous parlons se trouvaient dans ce cas.
Que de malheureux secourus à propos ! que de fiObs de pauvres familles
pourvus d'instruction et d'emplois! que de modestes espérances
facilement réalisées par la bienfaisance ou le simple désir de popula-
rité de hauts personnages qui, sans le voisinage du souverain, eussent
peut-être fermé l'oreille aux requêtes même les plus dignes d'in-
térêt!
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— 177 —
La contrée était donc, en général, prospère à cette époque. D'ail-
leurs, son commerce de détail, sa grosse quincaillerie, les restes de
son industrie de la tannerie et ses marchés aux chevaux avec leur
auxiliaire obligé de cabarets et de cafés, concouraient à assurer
l'existence de ses habitants.
Là, en outre, les familles d'ancienne bourgeoisie ou de noblesse
ne dédaignaient pas, pour vivre — ce qui est toujours un but très
honnête et très noble — d'exercer quelqu'une de ces petites profes-
sions qui, partout ailleurs, les eussent fait déroger, mais qui, à B***,
étant pratiquées par tous les honnêtes gens, sans distinction d'ori-
gme, n'entachaient nullement la considération ni la dignité.
Cest parmi ces déshérités, modestement plies à leur nouvelle
existence, que se rangeait, quoique au bas de l'échelle, une femme
de trente-cinq à trente-six ans, qui tenait, avec sa fille aînée, âgée
de quinze ans, et deux autres enfants, un petit magasin de mer-
cerie.
Le mari, officier qui, disait-on, avait abandonné en Afrique de
grandes chances d'avancement pour épouser une des belles filles
du pays de Bray, était mort à B*** en laissant sa veuve presque
sans ressources avec cette triple charge.
Marianne Jeandeux avait dû être, en effet, très belle. Elle avait,
ce qui vaut mieux, été bien élevée, comme on pouvait le voir en-
core, après vingt ans de mariage pénible , à un air de dignité qui
tenait les commérages à distance, à une politesse réservée quoique
obligeante, et à certaines formes de langage, privilège des gens
qui ont reçu dans leur jeune âge ou qui ont acquis depuis l'éducation
régulière et disciplinée de la famille.
12
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Cependant, malgré sa piété et sa résignation, Marianne était
ordinairement silencieuse et paraissait nourrir un fonds de tristesse
qui ne s'expliquait que trop par la situation précaire de sa famille.
Le mari tant regretté de cette femme intéressante était originaire
d'un pays du Vimeu qui borne la rive droite de la Bresle, vers la
mer, le bourg d'Ault ; Marianne était appelée du nom de son mari,
Jean, composé avec l'autre, et Jean d'Ault était devenu à la longue
Jean deux. Toutefois, en y regardant de près, on eût vu, dans l'acte
de décès de l'ancien officier, et non peut-être sans surprise, cet
illustre nom de Jean d'Ault figurer d'une manière officielle, ce qui
eût ouvert le champ des conjectures sur la situation ancienne de
cette lignée à présent si déchue.
Aucune allusion n'avait jamais été faite à cet égard, et il fallut un
concours singulier de circonstances pour qu'il en advînt autre-
ment.
Les produits de la boutique de mercerie étaient minces. Une rigou-
reuse économie pouvait, seule, permettre à la veuve d'assister chaque
dimanche, avec ses enfants, à l'office paroissial, dans im costume
décent. La gêne — d'autant plus pénible qu'on se sent plus fier — eût
régné sans cesse au sein de ce ménage, sans l'ingénieuse actirité
de la mère qui ajoutait aux ressources normales, tantôt à l'aide d'ou-
vrages de lingerie que des pei*sonnes généreusement clairvoyantes
lui procuraient, tantôt en profitant de la possibilité de renouveler la
provision de bois ou de faine par le ramassage en forêt.
Laissant la maison à la garde de sa fille, Marianne n'hésitait pas
à user, avec ses deux autres enfants, de cette bonne fortune ouverte
aux plus malheureux. Elle partait de grand matin, choisissait un
canton dans le bois le plus rapproché et y demeurait tout le jour
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jusqu'à ce que, sa provision faite, elle pût rentrer le soir, bravement
chargée de fagots ou de faine, et ramenant avec elle ses deux mar-
mots, qui ne la quittaient jamais.
C'était pitié de voir ce travail grossier pour un si modique résul-
tat; cette tâche de paysai> accomplie par des mains distinguées ;
cette persévérance sans issue !
Il faut dire que tout le monde, à cette moisson quotidienne du
pauvre, s'empressait de lui faire une bonne place. Si l'on eût osé,
chacun se serait volontiers cotisé pour épargner à la veuve — véri-
table reine de ces réunions rustiques — le pénible labeur de sa
tâche.
Les endroits les plus abondants lui étaient réservés. Elle n'avait
nul besoin de solliciter : c'était convenu. Les gardes a-vaient pour
elle une bienveillance irraisonnée, mais réelle, une sorte de respect
bourru. Le vieux Flamant, le garde-chef, ancien soldat d'Afrique,
la terreur des braconniers, et des maraudeurs, se distinguait entre
tous par sa déférence pour la veuve. Ses enfants trouvaient partout
des caresses. On savait évidemment gré à cette femme, en apparence
digne d'un sort meilleur, de lutter avec énergie contre la mauvaise
fortune> sans jamais laisser voir que ses sacrifices d'amour-propre lui
coûtassent.
La Cour, c'est-à-dire les voitures des princes et de leur suite, tra-
versaient quelquefois B*** pour se rendre à Eu ou dans des excur-
sions improvisées. Au premier galop des chevaux de l'escorte, à
l'apparition du courrier galonné qui passait comme l'éclair en criant:
le Roi ! les Princes ! toute la population était sur pied ; les boutiquiers
se mettaient aux portes; les ouvriers interrompaient leur travail; une
haie de personnes empressées et reconnaissantes se formait sur le
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parcours et donnait à la principale rue du bourg la physionomie la
plus animée.
C'est dans une de ces circonstances que le Prince, arrêté près de
l'église, remarqua la figure distinguée d'une femme de haute taille,
brune et pâle qui, accompagnée de deux enfants, se tenait à peu de
distance, les yeux fixés sur le brillant cortège. 11 la fit appro-
cher:
— Madame, lui dit-il (les rois ont le coup d'œil juste), vous êtes de
ce pays?
— Oui, Sire, répondit Marianne en saluant, et voici deux de mes
enfants.
— De beaux enfants ! Vous êtes veuve ?. . .
— D'officier, Sire: Jean d'Ault...
— Comment, d'Ault? d'Ault de ****?
La réponse fut affirmative, et Marianne, en répondant cette fois,
releva haut la tête par un mouvement d'une noblesse respectueuse
qui dût compléter les inductions du roi.
Après quelques mots, le roi se tourna versun fonctionnaire qui était
près de lui et qui prit des notes.
La voiture partait. Le roi salua.
— Bonjour et au revoir, madame! dit-il.
Marianne était restée rêveuse, n'entendant pas les félicitations de
ses amis qui — chose rare au village comme ailleurs — s'applaudis-
saient du bien que cette rencontre lui présageait. Bientôt, on la vit se
diriger vivement vers sa maison et embrasser sa fille avec chaleur:
une pensée de délivrance lui était enfin venue.
Pourtant il s'écoula quelques semaines sans que la pauvre famille
du soldat recueilUt les effets, d'abord si problables, de l'entrevue
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royale : il y a tant de causes d'oubli dans Uatmosphère de ceux qui
commandent!
Les ressources se faisaient plus rares. La fille aînée grandissait, en
s'attristant et s'étiolant comme une plante oubliée dans Pombre; elle
se sentait prête à envier les compagnes de son âge qui, moins jolies
qu'elle, attiraient exclusivement, par de fraîches toilettes et une
gentillesse rehaussée par la notoriété d'une dot, les regards et les
politesses des jeunes gens. Les vêtements s'usaient de plus en plus et
devenaient haillons; on avait dû faire argent d'une partie du modeste
mobilier.
La mère, à bout d'expédients, était à la veille d'abandonner son
magasin de mercerie, dont les cartons épuisés ne se renouvelaient
plus. Un jour, on alla mêmejusqu'à lui proposer d'entrer en domesti-
cité dans un château voisin ; ses enfants devaient généreusement être
admis avec elle. Le spectre de la misère était là. Toutefois, cette pro-
position lui fit monter le rouge au front; puis, en regardant ses en-
fants, elle devint pâle; des larmes coulèrent sur ses joues amai-
gries
— Eh bien! nous verrons, dit-elle... Tout pour nos enfants!...
Jean me le pardonnera.
Ses excursions en forêt furent plus actives, plus laborieuses encore .
Elle semblait trouver une sorte de soulagement à épuiser ses forces
dans les derniers efforts du travail libre... Quand la faine manquait,
Marianne faisait des fagots de fougère ou de branchages, des provi-
sions de mousse dont elle tirait quelque argent. Pauvre femme ! on la
rencontrait, à la tombée du jour, courbée sous son fardeau, sordide-
ment vêtue, et marchant avec peine dans les âpres sentiers qui sépa
rent le bourg de la forêt.
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— 182 —
Mais ses deux enfants ne soufiraient pas encore. Il leur fallait si
peu pour rester gais et roses ! C^était sa joie, reléguée pure dans un
dernier repli d'amour. Près d'eux, lasoufirance, la boue des chemins,
la pluie et la neige du ciel, les défaillances de Tâme étaient vaincues.
Dieu est bon de donner ainsi souvent aux mères ce rayon de soleil qui
réchauffe leur calvaire !
Cependant cette situation trop tendue allait avoir un terme, et voici
ce qui arriva:
Un matin, Marianne était occupée à ramasser la faine sur la haute
pelouse qui couronne, à la lisière du bois, les pittoresques habitations
de Grande-Vallée, de Heurtevent et de Bieux. La journée s'annonçait
riante et pure. Les rayons du levant absorbaient, au milieu dufoufl-
lis des grands hêtres et des cépées multicolores, ces diamants li-
quides que la rosée avait suspendus aux feuilles luisantes. Les brouil-
lards de la vallée se fondaient par masses successives, ou s'éloignaient
poussés par la brise. Les troupeaux de la ferme voisine montaient
vers le canton de pâturage assigné par le garde, et déjà les premiers
rangs s'annonçaient sous les taillis par un joyeux bruit de clo-
chettes.
Tout, à cette heure, dans la solitude aux parfums pénétrants, por-
tait l'empreinte profonde d'une harmonieuse tranquillité.
La pauvre mère admirait ce splendide paysage en suivant de l'œil
et de l'âme lès ébats des deux enfants occupés insoucieusement à ra-
vager les buissons voisins, remplis de fleurs, de fruits, de chansons...
et d'épines.
Pour elle, quelle différence auprès de la tristesse navrante, des
soucis quotidiens de la sombre petite maison !
— Oh ! pensaiirelle, c'est ici qu'il ferait bon vivre avec mes enfante,
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sous Tabri bienfaisant de ces grands bois que j'aime, où du moins je
peux songer tout à Taise, en travaillant, à celui que j'ai perdu. Mon
cher Jean, lui aussi, aimait ce lieu de promenade, devenu pour moi
un but de travail si pénible et si peu productif. Il applaudirait à mon
espérance. Une petite maison ici... oh! peu de chose... une vache
avec sa génisse, qxielqaes journaua: (1) de terre... Il me semble que
ce serait le paradis. . .
— Maman ! maman ! dit un des petits garçons qui accourait essouf-
flé, vois donc ces beaux Messieurs qui montent là au-dessous. Ils
ont laissé leur voiture dans le chemin. Qui est-ce, dis, maman?
— Je ne sais, cher enfant... des promeneurs; ils sont venus par
la route d'Eu...
Les deux personnages atteignaient le sommet de la colline. Arri-
vés auprès de notre groupe, ils saluèrent. L'un d'eux, un élégant
jeune homme aux cheveux bruns, à l'œil profond, à la physionomie
sérieuse et déjà caractérisée, s'approcha.
— Madame Marianne d'Ault...
— Vous, monseigneur! ditrcUe en rougissant et en tremblant à la
fois d'une soudaine émotion. . .
— Vous me connaissez?
— Oh oui, monseigneur. Je vous ai vu très jeune, il est vrai; mais
Jean me parlait si souvent de vous, de son général; il dépeignait si
bien vos traits...
— Mon pauvre et bon camarade d'enfance et de guerre... Nous
nous aimions. Mais il a voulu me quitter, en Afrique, pour se ma-
rier... et vous me l'avez gardé... pas assez pourtant, ajouta le prince
(1) Un journal de terre représente 39 ares 50 centiares.
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— 184 —
en prenant la main de Marianne... J'arrive, je savais vous trouver
ici. Pardon si je ne me suis pas informé plus tôt de la digne veuve de
mon brave aide-de-camp. Mais la guerre se fait loin d'ici... Vos
enfants?
Marianne les réunit et les lui présenta. — J'ai encore une fille,
dit-elle.
— Nous la marierons à un digne officier, comme était son père.
Et vous, Marianne, que désirez-vous? Mais, j'y songe, cette occupa-
tion misérable.... Oh! venez! venez! Commandant, veuillez
offrir le bras à Madame d'Ault... qui s'est cachée longtemps: elle a
voulu hériter de la fierté des anciens mitres de cette terre- Mais j'ai
une dette à payer. Nous lui ferons oublier ces tristes jours...
— Monseigneur, dit Marianne, j'ai pris l'habitude de la simpli-
cité... plus encore. Vous combleriez mes vœux en me permettant de
ne pas quitter cette contrée paisible. C'est là que j'ai été heureuse,
que je me souviens, que j'aime ce qui me reste de celui qui vous ai-
mait et qui pourtant a sacrifié à ma tendresse une carrière brillante.
Tenez, je faisais ce rêve quand vous êtes venu...
Elle lui dit l'impression de soulagement et de bien-être que ce lieu
charmant venait de lui donner; ce songe d'un asile modeste sur la
colline forestière.
Ils arrivaient à l'endroit où la voiture s'était arrêtée. Marianne y
prit place, avec ses deux enfants, tout éblouis et devenus muets en
face du prince et de son aide-de-camp.
Au bout de quelques minutes, on s'arrêta à la porte de la maison
de la mercière. Le prince l'y déposa en lui promettant de l'informer
bientôt de ce qu'il aurait entrepris, et non sans passer, comme en
jouant, au cou du plus fort des bambins, une élégante petite, gibe-
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— 185 —
cière de filet arabe, qui sans doute tenait lieu d'aumônière en
voyage.
Puis il salua respectueusement la pauvre Marianne, embrassa les
enfants sur le seuil de la porte, et repartit à grandes guides.
Un mois après, le prince, accompagné cette fois d'un intendant,
vint prendre notre héroïne avec sa famille et les emporta, au grand
trot de deux beaux chevaux, à peu de distance de ce même coteau
où avait eu lieu la première entrevue.
On avait abattu et défriché sur la lisière du bois une étendue de
dix journaux de futaie. Au levant, un joli jardin était clos et plante.
Le surplus du champ, labouré, se trouvait prêt à recevoir la semence
d'hiver. Dans la partie la plus pittoresque, l'architecte, un homme de
grand talent qui bâtissait des palais, avait ménagé un emplacement
gazonné au milieu duquel, entre de jeunes masifs d'arbres florifères,
s'élevait un joli pavillon à un étage, flanqué de bâtiments ruraux,
disposés pour une petite exploitation.
Avec des pressentiments dont on conçoit le charme, Marianne
admirait cette délicieuse résidence.
— N'est-ce pas à peu près votre simple rêve ? lui dit le prince.
— Oh ! monseigneur, c'est plus...
— Eh bien! le roi m'a permis de le réaliser. Ceci, madame, esta
vous. Voici l'acte de concession avec le droit d'usage en forêt... En
attendant que vos fils puissent devenir des cultivateurs et des fores-
tiers, le garde du canton, le vieux Flamant, qui vous aime, sera votre
gérant. Il est un peu brûlé par le soleil d'Afrique, mais il s'entend à
une exploitation rurale. Soyez heureuse dans cette solitude — puis-
que vous l'aimez
Le petit domaine de Mesnil-d'Ault prospère. Marianne, que le
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— 186 —
bonheur a rajeunie et rendue meilleure encore, s'il est possible, y
rend chaque jour hommage à ses bienfaiteurs ; une partie de ses
épargnes est consacrée aux pauvres glaneurs de faine qui trouvent
chez elle un accueil hospitalier. Elle n'est pas éloignée du lieu où
son mari repose. Les mille mètres de distance qui la séparent de la
prochaine église ^ne Tempêchent pas d'aller pieusement, tous les
dimanches, prier sur une tombe chère. Ses enfants sont la fleur du
village; et le bien-être, qui récompense enfin cette famille longtemps
éprouvée, n'est pas sans influence morale sur l'énergie des travail-
leurs, sur l'honnêteté des malheureux.
J.-A. DE LÉRUE.
(La suite à une prochaine livraison,)
=»*<=
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CHRONIQUE NORMANDE.
Noas avons Tintention, si le temps et le Comité de rédaction nous le
permettent, de donner, dans chaque numéro de la Revue, une chronique
des faits intéressant le pays , Thistoire et les arts, qui se seraient accomplis
pendant le mois qui vient de s'écouler. Pour rendre ce tableau meilleur
et cette liste plus utile, nous prions ceux de nos confrères qui habitent les
diverses parties de la Normandie, de vouloir bien nous honorer de leurs
communications. Témoins des faits qui se passent sous leurs jeux ou dans
leur rajon, ils sont à même de nous les transmettre sous un aspect
nouveau et avec un caractère d'authenticité incontestable. Cet enregistre-
ment périodique dans un recueil sérieux équivaudra, avec le temps, à ces
notes quotidiennes que Ton rédigeait autrefois dans les monastères, et qui
nous servent tant aujourd'hui.
Antiquités franques découvertes ablangy. — Les journaux de la Seine-
Inférieure ont parlé, pendant le mois de janvier, d'une découverte d'anti-
quités franques faite à Blangy-sur-Bresle (arrondissement de Neufchàtel).
Nous avons obtenu quelques renseignements sur ce fait archéologique
qu'il nous semble utile de constater. Du 8 au 12 janvier 1862, M"*' de
Morgan, propriétaire à Blangy, faisait planter des pommiers au lieu dit
le Camp-Comtois, au hameau du Petit-Fontaine. A une assez faible profon-
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deur, les ouvriers ont rencontré, avec leurs pioches, quatre ou cinq sque-
lettes dont un était celui d'un enfant. Les autres étaient ceux de personnes
avancées en âge, et deux semblent avoir appartenu à des hommes d'armes.
Le jardinier du château, qui suivait les travaux de plantation , a recueilli
deux haches en fer qui, probablement, étaient aux pieds des guerriers.
Ces haches ne se sont jamais rencontrées à d'autres places, aussi bien
dans les cimetières de la vallée de l'Eaulne que dans ceux des bords du
Rhin. Six vases sont sortis des fosses qui ont été visitées : trois sont en
terre noire , deux en terre grise et un sixième en terre rouge. Ces vases
devaient être placés aux pieds des défunts, comme cela a été observé dans
tous les cimetières francs contemporains de celui de Blangy.
Avec des ouvriers abandonnés à eux-mêmes, l'observation est impos-
sible : la perte ou la détérioration des objets est presque assurée. Ici, comme
ailleurs , beaucoup de pièces ont été involontairement égarées ; car ce ne
fut qu'assez tard que les terrassiers eux-mêmes s'aperçurent qu'ils étaient
dans un cimetière. L'heureuse intervention du jardinier sauva ces petits
monuments utiles pour l'histoire locale. Mais la grande valeur d'une
sépulture antique, et surtout d'une sépulture franque, est dans le gisement
des objets et dans la place qu'ils occupent au sein de la tombe. Pareille
observation est le propre de la science, et ici elle fait complètement
défaut.
Nous espérons, au printemps prochain , nous transporter à Blangy, et
faire , dans ce dortoir mérovingien, une exploration en règle.
En attendant, nous enregistrons précieusement jusqu'aux moindres
vestiges de la civilisation gallo- franque; car, à l'heure où l'on dresse une
carte de la Gaule , ou si l'on veut de la France sous Dagobert !•', aucune
indication n'est à négliger. La géographie mérovingienne est pleine de
lacunes. Envoyant le dépouillement si consciencieux fait par Alfred Jacobs,
de Grégoire de Tours, de Frédégaire et des Gesta Francorum^ on est surpris
du petit nombre de localités qu'il a pu recueillir dans ce grand pays de
France. Les diplômes et les agiographes que le jeune savant se propose
de consulter n'augmenteront que faiblement la somme des connaissances
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— 189 —
acquises. Les cimetières sont donc le complément de l'histoire et des chro-
niques. Déjà M. Jacobs a bien voulu reconnaître la vérité de cette obser-
vation que nous lui avons soumise. En effet, si toute population suppose
un cimetière, tout cimetière aussi prouve une population disparue. C'est pour
cela qu'il importe d'enregistrer soigneusement tous les points de la Neustrie
et de TAustrasie, où se rencontrent des sépultures franques. C'est un des
meilleurs moyens de reconstituer la France mérovingienne.
TRANSLATION, FAITE A BERNAT, DES PRETENDUS RESTES DE JUDITH DE
BRETAGNE , DUCHESSE DE NORMANDIE. — C'cst avec uu véritable regret
que nous avons lu dans le Journal de Bemay, du 28 février dernier , le
récit de la Translation semi-solennelle des restes de Judith de Bretagne , dans
l'église de Notre-Dame de la Couture. Que l'épouse de notre duc Richard II
ail été inhumée dans l'abbaye de Bemay, dont elle était fondatrice, cela
me paraît très vraisemblable , quoique sa sépulture ait été revendiquée
par quelques-uns pour la grande abbaye de Fécamp. Mais qui donc
oserait assurer que le cercueil de plomb trouvé le 27 février 1861 ,
par notre ami Métayer, dans l'ancienne église abbatiale de Bernay
* est bien celui d'une princesse normande du xi' siècle ? A coup sûr , au-
cun archéologue un peu éclairé, aucun critique tant soit peu exercé n'ose-
rait reporter au xi* siècle , époque où les cercueils de plomb étaient
rares, un sarcophage dont le type semble se rapprocher de nous. Les
deux seuls tombeaux en plomb que nous connaissions du xi' siècle ont
la fonne d'un carré long comme les cercueils de pierre de ce temps. Ce
«ont ceux de Guillaume de Varenne et de Gondrée, son épouse, la fille du
Conquérant, retrouvés à Lewes (Angleterre) en 1845. Ces sarcophages
portent même le nom des deux illustres Normands qu'ils renfermaient.
Mais le cercueil de Bernay, avec sa forme d'étui et son enceinte circu-
laire pour la tête, a tout le type des sarcophages du xvi'et duxvii' siècle.
Ceat tout ce qu'une archéologie sage et éclairée peut affirmer pour le
présent. Ceci soit dit sans préjudicier en quoi que ce soit au savant
examen du squelette, fait le 20 septembre 1861 , à l'Hdtel-de-Yille de
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— 190 —
Bernay, par MM. Auzoux et Denonvilliers, docteurs et professeurs de la
Faculté de Paris. Le rapport, résumant Topération des deux célèbres chi-
rurgiens, a été rédigé à Saint- Aubin-d'Escroyille, ce sanctuaire de Tana-
tomie, et a été inséré dans le Journal de Bernay du 17 octobre 1861.
Nomination db M. l'abbé Colas a un canonicat de Rouen. — Ni. l^abbé
Colas jouit, dans la ville et le diocèse de Rouen, d'une honorable notoriété.
Il est connu pour aimer les sciences, les lettres, les arts et les œuvres
de charité. On peut dire que sa vie est une bonne œuvre perpétuelle. De
la fortune que le ciel lui a donnée, il fait chaque jour Tusage le plus noble
et le plus chrétien. C'est donc avec infiniment de plaisir et de reconnais-
sance que nous avons appris sa promotion à l'un des canonicats de l'égalise
métropolitaine de Rouen. Chacun a félicité dans son cœur l'éminent et
éclairé prélat qui sait si bien reconnaître le mérite et récompenser la vertu.
Nous ne sommes que peu de chose, mais si nos félicitations peuvent
avoir quelque prix, nous les accordons sans réserves à deux récentes no-
minations faites dans le sénat de l'église de Rouen ; nous voulons parler ici
de M. l'abbé Robert, d'Yvetot, et de M. l'abbé Colas, de Rouen. De pareils
hommes relèvent et honorent les corporations dont ils font partie , et le
premier pasteur de notre diocèse peut présenter de tels prêtres aussi bien
au Chapitre qu'à l'Académie.
L'abb* COCHET.
I I iJli i I
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PUBLICATIONS DIVERSES.
NoQS annonçons avec plaisir à nos abonnés un livre destine à un grand retentisse-
ment dans le monde de Tërudition :
U NORMANDIE SCANDINAVE ou ÉLÉMENTS SCANDINAVES DU PATOIS
NORMAND. — Un vol. Prix, 5 fr. — Avranches et Paris. — Cet ouvrage, qui
ouvre des aperçus nouveaux et profonds sur un point encore obscur de nos origines,
est du aux recherches de notre collaborateur M. LeHrricher, d' Avranches, corres-
pondant du Ministère de Tinstruction publique pour les travaux historiques, et
membre de plusieurs Sociétés savantes.
DU MÊME AUTEUR. — EN PREPARATION:
HISTOIRE ET GLOSSAIRE DU NORMAND, DE L'ANGLAIS ET DE LA
LANGUE FRANÇAISE, d'après la méthode naturelle, historique et étymologique.
Développement d'un mémoire couronné par l'Académie de Rouen. — 3 vol. in-8°.
18 fr. — Avranches et Paris.
A Rouen, chez A. Lbbrumbnt, libraire.
Voici encore un nouveau travail de géographie locale : «QUELQUES PAGI PICARDS
ET NORMANDS • que vient de publier notre collaborateur M. Semichon, membre
do Conseil général de la Seine-Inférieure. — L'auteur, en quelques pages, trace avec
laotorité de l'homme d'études, la carte des frontières Nord-Est de notre province,
et conclut que le pays d'Aumale n'a pas dans l'origine appartenu à la Normandie.
f Je ne sais, dit-il en finissant, si mes compatriotes me pardonneront, à moi Nor-
> mand, la broche que Je me permets de faire dans leurs posseasiona anciennes; mais
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— 192 —
» les droits de la vëritë remportent sur toute considération; d'heurs, les Normands
» ont conquis assez de royaumes sur les côtes riantes de Tlonie, de Byzance et de
» Parthénope, aussi bien que dans la sévère et belliqueuse Albion, pour se consoler
9 de n'avoir pas possédé pendant quelques siècles le pays d'Aumale. >
On pardonnera tout à M. Semichon, et si la première loi de Thistorien doit être le
culte fervent de la vérité, personne ne pourra Taccuser d'avoir sacrifié à une vanité
puérile la question des traditions et des origines de notre cher pays. La Bévue de la
Normandie manquerait au premier de ses devoirs si elle ne signalait à Tattention de
la province Tœuvre consciencieuse de M. Semichon où se trouvent discutées avec
étendue des limites obscures et longtemps controversées. — G. G.
A Rouen, chez A. Lbbrument, éditeur.
DU M&ME AUTEUR, — POUR PARAITRE PROCHAINEMENT:
HISTOIRE DE LA VILLE D'AUMALE ET DE SES INSTITUTIONS, avec une
introduction sur Thistoire d'une ville au moyen-âge et dans l'ancien régime. — Paria^
chez AuBRY et Didier, éditeurs.
La liste des souscripteurs à I'histoire de la ville d'aumalb sera publiée à la fin
de l'ouvrage. — On est prié de se faire inscrire avant le 15 avril prochain (dëlai de
rigueur), chez M. A. Lebrument, libraire-éditeur, quai Napoléon, 55, à Rouen.
PETITES COMEDIES PAR LA POSTE; — ENFANTS ET FEMMES ; — deux
charmants volumes de M. Prosper Delamare, un poète homme dn monde qui &, sans
grande apparence d'efforts, réconcilié d'une manière séduisante la raison et la rime.
Cest parce qu'il y a dans les deux ouvrages de M. Prosper Delamare beaucoup de
pièces frappées au coin d'une rare élégance, que nous renvoyons le lecteur au volume
qui les contient. — G. G.
A Rouen, chez E. Durand, libraire, nie Saint-Lô, 40.
LE HERAUT D'ARMES, revue illustrée de la noblesse, sous la direction de
M. LE comte de Bizemont, panut le l*' de chaque mois, par livraisons de 32 pages
grand in-8^, — blasons et figures dans le texte. — Prix de l'abonnement, 20 fr.
par, an pour toute la France. — Bureaux, rue du Pont-de-Lodi, n® 1, à Paris.
I wumkÊm, M.
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BEAUSAllTS.
LE MUSÉE CÉRAMIQUE DE NEVERS.
Quand nous émettions le vœu, lors de la belle exposition d*archéo-
logie du mois de mai dernier, de voir établir à Rouen un musée
spécial, monument véritable élevé à la gloire de notre ancienne
industrie céramique, nous ne pensions guère que l'exemple était
donné et que notre idée avait reçu la sanction de Texpérience.
Nous avons eu la bonne fortmie de rencontrer à Nevers ce que
nous désirions le plus vivement étudier et connaître : une collection
nationale reproduisant la physionomie de l'art du pays, depuis ses
origines jusqu'à nos jours. Or, quelle a été la fabrication, tout à
la fois industrielle et artistique, dont peut, avec justice, à une époque
donnée de son histoire, se glorifier la ville de Nevers? — Est-ce
celle de la dentelle, de la tapisserie, des armes, des émaux? — En
aucune sorte ; amasser à grands frais des spécimens coûteux de ces
genres si différents, dans un centre où ils n'auraient évoqué nul
souvenir, c'eût été perdre un temps précieux dans l'accomplisse-
ment d'une tâche pénible et sans résultats satisfaisants. On ne l'a
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— 194 —
donc pas tentée, cette besogne inutile, mais on s'est rappelé qu'au
xvii" siècle la céramique avait fait l'honneur de la cité. On a pensé,
avec raison, qu'une réunion d'échantillons des produits de cette in-
dustrie, pris à toutes les phases de ses transformations, aurait un
intérêt immense, stimulerait le zèle des artistes contemporains, ré-
veillerait dans les masses le sentiment du goût au spec:tacle du beau,
serait un enseignement et un exemple. Des honimes intelligents et
courageux se sont mis à l'œuvre, et, en quelques années, ont réussi
par leurs efforts persévérants à fonder ce Musée Nivernais, appelé
à devenir une des curiosités de la France centrale, et le modèle
parfait de ces collections locales que nous voudrions tant voir se
multiplier pour l'instruction de tous.
Quand on considère ses richesses monumentales, on peut dire que
Nevers n'avait pas besoin de son Musée; c'est une des villes les
plus intéressantes de notre France, si bien douée en cités riches et
remarquables. Elle est bâtie en amphithéâtre, sur une colline qui
vient finir en glacis légèrement incliné au bord de la Loire; — un
ruisseau, que l'on traverse à gué dans la belle saison, et qui, en
hiver, sera un fleuve impétueux. — Du haut du pont qui coupe ce
fleuve, le coup-d'œil est des plus agréables pour l'antiquaire et le
simple promeneur. Au sommet de l'échafaudage des maisons, entre-
coupées d'arbres verdoyants , s'élève la cathédrale, aux lourds piliers
Romans; et, un peu à droite, les tourelles élégantes du palais des
ducs se profilent, droites et élancées, dans le ciel lumineux.
Nevers a conservé l'aspect d'une ville italienne. Elle renferme
des jardins verts en grand nombre, et des couvents presque à
chaque tournant de rue. Ce sont partout des murailles élevées, des
fenêtres grillées, le sommeil des cloîtres Mais ne vous laissez
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pas prendre à cette langueur apparente et toute superficielle. Der-
rière ces murs épais fermente l'activité d'une population d'élite.
La race semble laborieuse et diligente, les hommes remuants et
audacieux; les travaux de l'intelligence doivent être recherchés
avidement, et plus d'une œuvre solide s'élabore dans ces pacifiques
solitudes. Nous avons dit trop de bien de la population masculine
pour ne pas rendre aux femmes ce qui leur appartient; elles sont
séduisantes et paraissent douées de toutes les richesses qui font
Tapanage de leur sexe.
Par les portes entr'ouvertes se dessinent des formes élégantes,
et des jeunes filles curieuses font briller, comme des étincelles,
leurs yeux ardents à la fenêtre des vieilles maisons. Le sang riche
et fécond de l'Italie coule dans ces veines, qui se sont ouvertes à
Talliance fortifiante des Gonzague. La flamme qui brûle, énergique
et passionnée, dans les regards des femmes de Mantoue, a laissé
dans les prunelles brunes de leurs sœurs un reflet splendide qui
ne s'éteindra pas. Les Nivernaises le prodiguent avec ce charme
particulier — la grâce, — qui ne leur appartient pas en propre,
mais que toutes les Françaises trouvent dans leur berceau en venant
au monde, comme un patrimoine inséparable et un trésor qui leur
est dû.
A chaque pas, nous retrouverons ici l'Italie.
Elle a signalé son passage, — comme les divinités favorables de
rOlympe antique , — en faisant le bien ; en touchant le front des
enfants de l'hospitalière cité qui l'avait accueillie, ou du sceau
magnifique de l'art, ou de celui de la beauté, plus grande que lui,
— puisque l'art émane de l'homme et qu'elle est un des reflets de la
lumière de Dieu !
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Mais, en quel temps et comment se produisit à Nevers Tinfluence
italienne, et par qui fut-elle dirigée? c'est ce que nous allons exposer
sommairement :
Les ducs de Mantoue devinrent ducs de Nevers, en 1565, par le
mariage de Louis de Gonzague, fils de Frédéric II, souverain de
Mantoue, avec Henriette de Clèves, petite-fille de François de
Clèves, comte de Nevers. Ce dernier avait obtenu du roi François I"
l'érection du Nivernais en duché-pairie en 1538, et semé la
moisson féconde que ses enfants devaient recueillir plus tard.
Quand Louis de Gonzague quitta la Lombardie, il avait vingt-
cinq ans, et ne partit point seul. Il fut accompagné par l'élite de
ses favoris et quelques artistes choisis, dont la société devait lui
rendre moins pénible son éloignement de cette Italie, — attrayante
syrène , — qu'on ne quitte jamais sans emporter une blessure au
cœur. De son côté, Henriette de Clèves se chargea du soin de faire
perdre à son manie souvenir delà patrie absente. Elle était passa-
blement jolie, pour une Nivemaise de ce temps-là, et il ne paraît
pas que Louis de Gonzague ait eu à se repentir d'avoir changé de
duché.
Il avait fait à la cour de son père l'apprentissage de la somptuo-
sité. Les ducs de Mantoue menaient le train de rois d'Italie. Il avait
vu Frédéric II appeler Jules Romain près de lui ; il avait assisté à
cette prodigieuse transformation de la cité natale qui arrachait au
vieux duc ces paroles caractéristiques: — <i Mantoue n'est plus ma
ville ; c'est la ville de Jules Romain. » — Aussi, avait-il conservé
de ces spectacles grandioses une impression profonde, et toutes les
fois qu'il trouva l'occasion de favoriser, par quelque moyen, le déve-
loppement des arts et des lettres dans son duché de Nevers, Louis
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— 197 —
de Gonzague, fort de Texemple paternel, se hâta toujours de mar-
cher résolument dans la voie féconde où le poussaient naturellement
les traditions de sa race et l'ëlégance de ses instincts.
A cette époque d'exception où lesMédicis, à Florence ; les Este,
àFerrare, n'avaient qu'à frapper du pied pour faire sortir de terre
des légions de sculpteurs, de peintres et d'architectes, tout grand
seigneur regardait comme un devoir d'encourager ceux qui contri-
buaient à la grandeur de la mère-patrie. Pas de petit prince lillipu-
tien qui n'eût à sa solde quelque grand génie dont l'histoire n'a
pas conservé le souvenir, mais dont les œuvres, signées d'un nom
inconnu, sont restées comme autant d'énigmes proposées aux
admirations de la postérité.
Louis de Gonzague, nous l'avons dit, aimait les arts, et cherchait
par tous les moyens à manifester la sollicitude dont il était animé
à l'endroit des hommes dont le talent fait la véritable gloire d'un
règne. L'occasion lui fut offerte de faire preuve des bonnes dispo-
sitions qu'il avait en réserve pour les innovateurs et les chercheurs.
Un jour, dans une promenade, une chasse peut^tre, un des
Italiens appartenant à la suite du duc, découvre aux environs de
Nevers une terre particulière qui ressemble à s'y méprendre aux
argiles plastiques de son pays.
La vaisselle d'argent commençait alors à tomber en défaveur : sur
les buffets royaux et les tables princières , il devenait de bon goût
d'étaler des faïences peintes, tirées pour la plupart des ateliers de
Faënza. Aussi le duc fut-il enchanté, quand son ingénieux compa-
triote, apercevant dans sa trouvaille l'indice d'un succès certain,
lui proposa de fonder, aux portes du palais, un établissement destiné
à reproduire ces objets si recherchés.
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— 198 —
Bientôt arrivent d'Italie des ouvriers habiles, des peintres rom-
pus aux secrets de l'émaillation : les essais commencent, sont pour-
suivis sans relâche et réussissent enfin, grâce aux efforts persévé-
rants de tous. La fabrication à Nevers de la faïence, genre italien^
devient alors une conquête acquise.
Le duc n'oublia pas celui qui venait de créer dans son État une
industrie importante et curieuse. Nous le voyons le gratifier de
lettres de naturalisation, et, comme ce n'était pas assez pour un
Gonzague, il lui donne aussi des armes (1), un titre de noblesse, un
privilège, à l'abri duquel l'art nouveau put se développer et marcher
avec sécurité à son perfectionnement légitime. Sous l'égide de cette
protection distinguée et puissante, la manufacture de Nevers fait des
progrès immenses : elle va pouvoir rivaliser dignement avec ses
modèles et, sans atteindre la perfection de ces derniers, produire
des pièces d'une grâce parfaite et d'une valeur incontestable. Les
couleurs sont moins vives, ont moins d'intensité que les émaux d'Ita-
lie, et c'est le caractère qui fera distinguer l'œuvre des disciples de
l'œuvre des maîtres; car le dessin ne présente pas de différences
bien saisissables. On emploie toutes les couleurs de l'arc-en-cîel,
moins le rouge cependant. C'est toujours là le summum opus des
céramistes de tous les temps et de tous les pays. Le jaune, le bistre,
le noir, le vert, le bleu, servent tour-à-tour au peintre à manifester
(1) Voir, sur ce sujet, un remarquable ouvrage en cours de publication,
dû aux recherches savantes de M. Du Broc de Ségange, secrétaire gé-
néral du département de la Nièvre et conservateur du Musée Nivernais.
C'est un travail que nous no pouvons trop recommander à tous égards, et
sur lequel nous appelons l'attention des amateurs.
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la richesse de sa palette et Taident parfaitement à réaliser les concep-
tions ingénieuses de son cerveau. C'est le temps classique où l'on
aime à prendre les sujets de décoration dans l'histoire mythologique,
— cette source fécondante où viennent boire, depuis Raphaël, les
altérés de l'infini. — Ils firent à Nevers, — ce qu'avaient fait à Rome,
à Venise, à Florence, leurs frères et leurs maîtres, — le tour du
monde païen, qui les inspira des actions surhiunaines de ses Héros
et des aventures étranges de ses Dieux.
Voilà donc fondée ce qu'on appelle lajor^wiA*^ manière de Nevers,
cestrà-dire l'imitation pure et simple des fabrications italiennes; on
ne cherche pas encore à créer un style particulier, les secrets du
métier proprement dits, les tours de main de i'atelier n'étant pas
encore développés, et pendant une assez longue période on se
contente de copier.
Vers 1650, paraît pour la première fois dans l'histoire de l'art le
nom de Custode, qui reflète bien son origine. (En italien, custode ^
gardien. ) Les Custode commencent par reproduire servilement ce
qui s'est fait avant eux, et leurs premiers essais, très remarquables
au point de vue du dessin, sont la contre-partie textuelle du genre
exercé par leurs devanciers; mais nous retrouverons leur nom pen-
dant plus d'un demi-siècle, à la tête de tous les perfectionnements
et de toutes les découvertes. Ils seront les inventeurs de ces belles
statuettes de saints ou de vierges, modelées avec tant de grâce, et
que toutes les fabriques chercheront un jour à reproduire sans
pouvoir y parvenir jamais. C'est encore sous l'influence des Custode
que nous voyons apparaître une sorte de faïence très originale : le
fond est bleu intense, et sur ce fond inusité sont peints en camaïeu
blanc ou simplement au trait, des arbres, des ornements, des fleurs,
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des personnages. Cette fabrication a dû être des plus considérables
et jouir d'une grande vogue, car on en retrouve des spécimens
assez nombreux. D*où fut-elle importée? C'est ce que nous allons
faire en sorte de déterminer. Il a été dit et affirmé que ces faïences
étaient originaires de la Perse ; nous ne le croyons pas, et cette
opinion vient d'un déplorable abus de l'étymologie. Pers, en vieux
langage français, est synonyme de bleu : on disait des yeux pers,
pour des yeux bleus, et conséquemment faïence perse, pour faïence
bleue. De là, des antiquaires plus ou moins érudits ont fait depuis
faïence de Perse, et trouvé, de cette manière, que Nevers était
redevable aux Persans du secret de ce genre particulier; ce n'est
pas mal imaginé, sans doute, mais c'est de la fantaisie archéolo-
gique. Il est plus simple de supposer que les procédés de cette fabri-
cation nouvelle furent empruntés aux Vénitiens, qui réussirent ces
fonds bleus avec un art infini. Nous avons rencontré à Sèvres, dans
le musée céramique, à l'appui de notre opinion, un échantillon de
bleu de Venise, rehaussé d'or, et nous n'avons point aperçu de
différence de ton entre le fond de cette pièce et celui des objets
authentiques faits à Nevers. Aussi croyons-nous que, pour cette
sorte de faïence, l'Italie fut encore la grande inspiratrice des artistes ^^^
Nivernais, magna parens. ,y g|| .
Après ces épreuves et ces essais brillants, il appartenait à ceux^^i^
dont la main s'était formée dans ces travaux persévérants, de fonder
le genre spécial qui devait faire sortir la fabrique de Nevers du
chemin battu des reproductions ou des imitations. Ils ne manquèrent
point à cette tâche honorable. Après les plats, les potiches poly-
chromes et les bleus intenses, c'est le tour de ces buires élégantes,
de ces aiguières élancées, à anses recourbées, où, sur un émail
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teinté d'azur, se dessinent, cernés d'un trait violet au manganèse,
les sujets diflfërents empruntés aux toiles des grands maîtres de
toutes les écoles. Nous sommes arrivés à la belle époque de l'art
dont les traditions vont s'étendre jusqu'au milieu du xviii* siècle.
Des naïades, descendues des murailles de la Farnésine, où des bu-
veurs Hollandais (collection de Sèvres) viennent animer tour à tour,
avec une hardiesse de touche extraordinaire, des pièces d'une gran-
deur relativement considérable. Tantôt des mascarons ou des têtes
de bélier se détachent au fronton des fontaines colossales ou des
vases d'ornement; tantôt des Chinois ventrus se pavanent dans les
plats à larges bords, et rappellent, avec plus d'élégance et moins
de monotonie, le genre favori de Delft. Pendant un siècle, le décor
bleu sur émail blanc, — ces deux bases par excellence de la
faïence, — ont été les seuls éléments employés par les artistes.
Avec la Révolution reparaissent les dessins polychromes.
On écrit sur la vaisselle, — ne pouvant les graver dans tous les
cœurs, — ces grands mots de Liberté, Égalité, surmontés du
symbole ordinaire : seulement, à Nevers, comme le rouge est tou-
jours le grand mystère, on coiffe étrangement la République. Dût
en souffrir sa majesté souveraine, on l'affuble d'un bonnet jaune,
qui pourrait parfaitement rivaliser avec celui du Malade imaginaire.
Ces jours d'agitation et de crise sont marqués par l'infériorité des
œuvres artistiques; partout et à propos de tout, éclate la négli-
gence des ouvriers, que sans doute de plus hautes préoccupations
absorbent. Nous avons eu l'occasion de signaler, vers 1792, une
transformation déplorable dans la fabrication de Rouen; le même
caractère se retrouvera dans les productions de Nevers à cette
époque. C'est l'heure de la désorganisation et du chaos. La couleur
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et le dessin,- pour se vulgariser et descendre davantage, font assaut
de platitude et d'inepties. Plus de style, plus d'aspirations vers le
beau; partout la trivialité mise à la place de l'élégance.
Comme conséquence de cette période désastreuse, il faut citer
ces caricatures grossières et ces scènes populaires bizarres, peintes
par des mains inhabiles et destinées, paraît-il, à l'ébahissement de
nos bons aïeux. Nous ne ferons que signaler ce genre, — passager
comme une mode de printemps. — Là, en eflTet, où il n'y a ni labeur
de la pensée, ni recherche dans l'exécution matérielle, il est inu-
tile d'arrêter l'attention et le regard.
Avant de finir, pourtant, et sans nous étendre sur l'état de l'in-
dustrie contemporaine à Nevers, il est intéressant de reconnaître et
de dire que les traditions ne sont pas absolument perdues, et qu'on
y fait actuellement de la faïence de ménage plus fine et plus soi-
gnée que dans beaucoup d'autres centres plus importants. Peut-être
un jour, au spectacle magnifique des reliques du passé, une renais-
sance sortira-t^Ue de terre, rajeunie et inspirée ! Aujourd'hui plus
que jamais, il est permis d'en concevoir l'espérance légitime.
Le Musée céramique est un merveilleux livre où le plus ignorant
peut apprendre, en quelques heures, l'histoire complète de l'art qui
a fait naguère l'illustration de la cité. Fondé depuis quelques an-
nées seulement, il renferme déjà plus de 500 échantillons qui tous
ont leur intérêt, et dont plusieurs sont des chefs-d'œuvre excep-
tionnels et introuvables. Des spécimens bien choisis de toutes les
fabriques françaises indiquent le genre de chacune d'elles et faci-
litent les comparaisons. Chaque amateur, chaque noble famille a
voulu contribuer, pour sa part, à l'ensemble de la collection et aider
à l'accroissement des richesses acquises par l'administration supé-
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rieure. Avec un crédit modique, le Musée s'enrichit, tous les ans,
d'échantillons intéressants, grâce aux soins intelligents et dévoués
d'un conservateur habile. — M. Du Broc de Ségange, qui a accepté
ce titre honorable, doit être récompensé de son zèle, aujourd'hui
que le succès obtenu par le Musée de Nevers a dépassé toutes les
prévisions.
Là richesse du cadre n'a jamais fait tort au tableau.
Par une coïncidence heureuse, les faïences sont logées dans ce
palais élégant d'où les Gonzague donnèrent l'impulsion aux premiers
essais. Le palais ducal est un des monuments les plus simples de la
fin du xv* siècle; il ne présente pas les richesses sculpturales qui se
rencontrent fréquemment dans les constructions de cette époque,
mais il est d'une ampleur et d'une légèreté de lignes véritablement
parfaites. Les branches noueuses du blason des Clèves qui s'entre-
lacent dans une frise étroite, et des sujets de chasse en demi-relief.
Tiennent rompre agréablemenif les plans de la façade, et, sans viser
à l'ornementation, concourir puissamment à la grâce et à l'effet. Ce
aoble édifice, restauré dans ces dernières années avec une rare
intelligence de l'esprit de l'époque, convenait bien pour renfermer
les trésors artistiques qui lui sont confiés, et l'on ne pouvait ambi-
tionner un plus digne asile pour cette collection céramique appelée
à devenir, avec l'aide du temps, une des plus riches de la France.
Peut-être, dira-t-on, que nous nous sommes bien longuement
arrêté sur la question des origines de ce Musée de Nevers, mais
nous avions à remplir une double tâche ; payer à la belle collection
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Nivernaise notre tribut d'hommages, et dire à nos compatriotes
quels enseignements nous y avons recueillis.
Il y a, depuis quelques années, un revirement salutaire des es-
prits vers l'antiquité; les représentants les plus illustres de l'art
contemporain s'inspirent des traditions et des modèles qui ont guidé
nos premiers maîtres. La recherche des monuments primitifs, l'his-
toire des développements et des transfigurations de l'art, préoccu-
pent au plus haut point les plus nobles intelligences de notre temps.
Les collections se multiplient, les amateurs abondent; mais ce
mouvement serait stérile s'il n'était sagement réglementé.
Il ne suffit pas, en effet, de s'agiter au hasard, d'embrasser, dans
une ardeur frébrile, l'universalité de ce monde sans limites qui a
nom la curiosité. Nous perdrions ainsi notre temps et nos peines.
La province doit échapper toujours, — quoiqu'on fasse, — à
l'imbécile formule de la décentralisation^ et c'est, nous le croyons,
un bonheur pour la province de conserver son existence indivi-
duelle. Nous ne serons jamais ni Paris, ni Rome. Nous ne saurons
jamais édifier ni un Panthéon, ni un nouveau Louvre; mais ce n'est
pas une raison pour laisser désert l'autel de nos dieux.
Si nous devons renoncer à l'espoir de jamais posséder, en pro-
vince, les grands modèles et les chefs-d'œuvre des maîtres, nous
pensons, et nous l'avons déjà dit, « qu'il faudrait résumer en de
» petits musées permanents les productions artistiques particulières
» à chacune de nos provinces et créer ainsi la géographie de Fart.
» — Limoges aurait les émaux; Dieppe, les ivoires; Beauvais, les
» tapisseries; Ne vers et Rouen, les faïences. »
C'est vers la réalisation de ce projet que nous appelons avec con-
fiance la bienveillante sollicitude des personnes distinguées qui
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sont à même de Texëcuter dignement. Il appartient à notre admi-
nistration municipale, si éclairée, et si jalouse de nos antiquités lo-
cales, d'ouvrir et de consacrer le sanctuaire où viendront prendre
place les débris aujourd'hui dispersés de notre magnifique industrie
céramique. Ce que Nevers a si bien fait, avec des ressources
minimes, Rouen peut l'accomplir sans difficulté. Nous en avons
l'assurance, et nous sommes persuadé que les hommes actifs et zélés
qui ont l'honneur de remplir les premières fonctions publiques vou-
dront attacher leur nom à l'édification de ce Musée céramique de
Rofuerij qui sera, — pour la cité comme pour ses fondateurs, — une
gloire de plus.
Gustave GOUELLAIN.
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HISTOIAES.
DEUX FARCEURS NORMANDS.
Gros-Guillaume & Gaultier Gargouille.
La farce, genre vrai, s'il en fut jamais, — la farce, qui a enfanté Molière,
— est comme un fruit naturel du terroir français. On la retrouve dans une
foule de coutumes qui ont traversé le Moyen-Age ; elle brille surtout au
théâtre, aussi bien avant, comme après la Renaissance.
Longtemps la farce a vécu de personnalités. La basoche qui, pendant de
nombreuses années, en conserva le monopole, ne se faisait pas faute, quand
venait le grand jour du Mardi-Gras, de s'emparer de l'aventure scandaleuse
du moment, pour égayer la foule par de bonnes et dures vérités qui passaient
en franchise sous le manteau de la folie. Toute circonstance qui appelait la
répression par le ridicule, était saisie au passage et jouée à l'impromptu
par les impitoyables confrères. Les farceurs de l'ancien théâtre s'accoutu-
mèrent fort aisément à ne pas agir d'une autre manière.
Pendant près de trois siècles, du xiv* à la fin du xvi*, les farces drama-
tiques furent écrites en vers. Cette forme, qui se prétait mal à l'improvisation
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— 207 --r
des épisodes additionnels inspirés par Thistoire du jour, finit par tomber
peu à peu en désuétude. Le public et les joueurs de farces auraient trop
perdu à manquer Tà-propos d'une malice : la prose, plus commode à se
plier à toutes les exigences, se trouva donc, par la force des choses, substi-
tuée aux vers. Alors les comédiens, conviés de plus en plus par la malignité
publique à vivre de scandale au jotir le jour, durent être, en même temps,
des improvisateurs, sinon pour créer toujours des farces satiriques tout
d'une pièce, au moins pour faire entrer dans un cadre connu d'avance
Tactualité propre à solliciter le rire.
Les anciennes farces, remises en style plus accessible aux intelligences
de répoque, celles qui furent importées d'Italie, devinrent le canevas sur
lequel se multiplièrent les broderies de circonstance. Tout farceur intelli-
gent n'eût donc pas, à cette époque, seulement à rendre avec plus ou moins
de supériorité les œuvres des écrivains dramatiques; il dut encore, fort
souvent, être lui-même un peu auteur.
Yalleran, Jodelet, Bruscambille, Turlupin, Gaultier Garguille et Gros-
Guillaume : voilà, au commencement du xviii* siècle, entre autres comé-
diens, quelques-uns de ceux qui, sur les théâtres de Paris, excellaient à
redonner vigueur à la vieille tradition de la farce, en la riyeunissant par
Finterpolation quotidienne des faits de la chronique scandaleuse. — Les
deux derniers étaient Normands.
Gros-Guillaume et Gaultier Garguille ont eu leur légende, qui, au reste,
comprend aussi leur camarade Turlupin.
Ainsi, selon un mémoire manuscrit cité par les auteurs de VHistoire du
Théâtre-Frmçois (les frères Parfait), ils auraient été tous les trois garçons
boulangers, faubourg Saint-Laurent, à Paris. Sans étude, mais doués d'esprit
et d'imagination, les trois amis se mirent en tête de jouer la comédie et de
composer des pièces ou fragments comiques, a sur tout ce qui pu leur venir
en pensée, ce qu'on a appelé depuis turlupinades. a Pour leurs débuts, ils
allèrent louer un petit jeu de paume à la porte SaintnJacques, vers l'entrée
du fossé, appelé de l'Estrapade, et avec un théâtre portatif et des toiles de
^teau pour leur servir de décorations, ils auraient joué, depuis une heure
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r- 208 —
jusqu'à deux, pour les écoliers, et les soirs également, à raison de deux sous
six deniers par personne. On îyoute qu'après leur association avec les comé-
diens de riiôtel de Bourgogne, Gros-Guillaume ayant eu la hardiesse de
contrefaire un magistrat affecté d'un tic à la bouche, les trois amis furent
décrétés. Gaultier Garguille et Turlupin prirent la fuite; mais Gros-Guil-
laume, mis au cachot de la Conciergerie, éprouva un tel saisissement, qu'à
quelques temps de là il tomba malade et mourut. Ses deux confrères ne
devaient lui survivre que de quelques jours : la douleur les emporta l'un et
Tautredansla même semaine...
Il y a dans tout cela bien peu de chose qui soit exact. Je vais rétablir ici
la vérité sur le compte de nos deux compatriotes, et, à cet égard, je m'em-
presse de déclarer que je ferai largement mon profit des documents recueillis
sur eux par M. Edouard Fournier, dans son introduction à la nouvelle
édition des Chansons de Gaultier Garguille.
« Encore que le vieux proverbe dit que de ce pays de Normandie il ne
vient point de meneurs d'ours ny de basteleurs, il est très vray pourtant que
j'en suis venu aussi bien que toy. »
Ces paroles, à l'adresse de Gros-Guillaume, sont attribuées à Gaultier
Garguille, dans la facétie intitulée : Sofoge arrivé à un homme (Timportance
(Paris, 1634). Ainsi il demeure constaté, sans qu'il soit besoin de chercher
d'autres témoignages, que nos deux bouffons sont originaires de la même
province.
Au reste, comme on le reconnaît tout d'abord, Gros-Guillaume et Gaultier
Garguille sont deux surnoms de théâtre, et nous verrons bientôt que ceux qui
les portaient en avaient encore adopté chacun un autre. — Le vrai nom du
premier était Robert Guérin ; celui du second, Hugues Guéru.
Robert Guérin naquit,jene8ais sur quel point de laterre normande, vers
l'année 1560, plutôt avant qu'après. — C'est à Caen, selon Tallemant des
Réaux, que Hugues Guéru reçut le jour, et sa naissance parait pouvoir être
fixée, avec assez de certitude, à l'année 1573.
Selon Sauvai {Antiquités de Paris)^ Robert Guérin a commença à monter
sur le théâtre dés qu'il commença à parler. » En supposant cette assertion
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fondée, on serait assez naturellement conduit à penser qu'il dut faire
ses premiers essais en Normandie. L'auteur du Testament de Gros-Guil-
lautne, facétie datée de 1634, donne à ce farceur la qualification d'au-
theur de la resjouisiance publique depuis quarante ans. S'il n'y a rien à
rabattre de ce dire, Gros-Guillaume aurait été connu à Paris dés la fin
du xvi' siècle. — Mais que signifie cette qualification elle-même ? Elle
indique, suivant M. Foumier, qu'il dirigea, pendant cette longue pé-
riode, la réjouissance publique du carnaval, — c'est-à-dire, sans doute, ces
représentations aux Halles, dans lesquelles nous le verrons figurer tout à
l'heure. Or, là se trouvaient les derniers restes des Enfants sans so»m^
< qui tentaient l'impossible ^our se soutenir au théâtre des Halles, » rapporte
un manuscrit du temps, cité dans r/^i«to2re{fe« Marionnettes^ par M. Magnin.
Cette circonstance n'indiquerait-elle pas que Gros-Guillaume, avant d'être
devenu exclusivement comédien, avait fait partie de la bande joyeuse de ces
mêmes Enfants sans souci? Rien n'empêcherait de croire alors qu'il eût exercé
la profession de boulanger pendant les longues intermittences des représen-
tations de la confrérie.
Quoi qu'il en soit, vers 1610, Gros -Guillaume était définitivement enrôlé
parmi les comédiens de Paris, ainsi que l'indique une gravure de ce temps,
qui représente la farce du Marié et où il figure avec Turlupin, et il faisait
alors partie de la troupe de l'hôtel d'Argent, vieille maison située rue de
la Verrerie, au coin de celle de la Potterie. A la même époque, il prenait
également part aux représentations de circonstance, rappelées ci -dessus,
qui 86 donnaient aux Halles sur des tréteaux.
Ce serait trop peu dire, au reste, que de faire remonter seulement à
Tannée 1610 la participation de Gros-Guillaume aux jeux scéniques offîerts
quotidiennement à la population parisienne. Avant cette date, sa renommée
était déjà si bien établie, qu'il était du nombre des comédiens que Henri IV
mandait souvent au Louvre. Plus qu'aucun autre même, il avait, comme
«'exprime M. Foumier, le privilège d'amuser le roi, qui a se donnait le
plaisir de lui faire mettre en farce les ridicules de caractère, d'allure ou de
langage, des seigneurs qui se trouvaient là. Ainsi rien ne le divertissait plus
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que de lui voir jouer les façons gasconnes du maréchal de Roquelaure. Il
faisait bon voir alors ce plaisant borgne, feignant de se fâcher, lutter de
comique avec l'acteur qui le singeait sur la scène. »
A cette occasion, je ne puis omettre de rapporter ici une anecdote où
figurent Gros-Guillaume et cet important personnage, o Une fois, dit
Tallemant, le roi tenoit celui-ci entre ses jambes, tandis qu'il faisoît jouer à
Tartre la farce du Gentilhomme gascon. Atout bout de champ, pour divertir
son maître, le maréchal faisoit semblant de vouloir se lever pour aller battre
Gros-Guillaume, et Gros-Guillaume disoit : Cousin, ne bous fasckez. — Il
arriva qu'après la mort du roi, les comédiens, n'osant jouer à Paris, tant
tout le monde y étoit dans la consternation, s'en allèrent dans les provinces,
et enfin à Bordeaux. Le maréchal y étoit lieutenant de roi; il falloit deman-
der permission: Je vous la donne, leur dit-il, à la condition que vous jouerez la
farce du Gentilhomme gascon. Ils crurent qu'on les roueroit de coups de
baston au sortir de là; ils voulurent faire des excuses : Jouez, jouez seulement,
leur ditril. Le maréchal j alla ; mais le souvenir d'un si bon maître lui causa
une telle douleur, qu'il fut contraint de sortir tout en larmes, dès le
commencement de la farce. »
Dans le temps où Gros-Guillaume était déjà en possession de la faveur
d'Henri IV, il est douteux que Gaultier Garguille figurât parmi les comé-
diens de Paris.
Les frères Parfait ont dit qu'il débuta, à Paris, dans la troupe du Marais,
en 1598. Ce n'est pas l'opinion de M. Fournier : « A mon avis, dit-il, si
Gaultier Garguille, qui mourut à la fin de 1633, joua, comme le dit Sauvai
{Antiquités de Paris), pendant plus de quarante ans, ce ne fut certainement j
pas dans cette ville qu'il passa tout ce temps et qu'il fit surtout ses premiers
essais. Il dut même, selon moi, n'y arriver qu'assez tard. — Comme Brus-
cambille, qui fut longtemps comédien à Toulouse avant de se faire connaître
à l'hôtel de Bourgogne, et, plus tard, sur le théâtre du Marais, il fit, j'en
suis certain, de longues caravanes en province. En 1610, Bruscambille était
arrivé déjà rue Mauconseil, puisqu'il fit et récita le prologue de la tragé-
die de Phalante, qui y fut représentée alors; mais je ne répondrais pas
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— 211 —
qu'à cette même époque Gaultier Garguille se trouvât de même à Paris.
— Nous connaissons soit le texte, soit la gravure de quelques-unes des farces
qui furent jouées de 1610 à 1617, €t notre bouffon n'y figure pas... Si
Gaultier Garguille eût déjà joué à Paris du temps de Henri IV, nul doute
qu'il n'eût été mandé au Louvre avec Gros-Guillaume, car il était aussi
plaisant que lui dans les rôles dont le roi s'amusait le plus. Mais, je le
répète, il devait alors jouer en province, sans doute même à Rouen, comme
tendrait à le prouver la dédicace que lui fit de ses Regrets facétieux.... le
sieur Thomassin, qui était, en 1632, comédien en cette ville. L'hommage
qu'il adresse ainsi à Gaultier Garguille me semble le souvenir confrater-
nel d'un pauvre diable de farceur resté en province, à son ancien camarade
devenu célèbre à Paris. (1) »
Suivant le même écrivain, ce n'est qu'en 1619 que la présence de Gaultier
Garguille est constatée à Paris, a VEspadan satyrtque, publié cette année-
là, dit-il, est le premier livre qui parle de lui, et c'est à l'hôtel de Bourgogne
qu'il nous le fait voir, non point encore avec Gros-Guillaume et Turlupin,
qui jouaient alors à l'hôtel d'Argent, mais avec Vautray, Valeran, Bruscam-
bille. » Nous ajouterons que VAdvisdu Gros- Guillaume^ publié la même année,
nous montre également Gaultier Garguille à Paris — Mais nous dirons en plus
que la présence de notre farceur dans cette ville doit être antérieure à cette
date.
En 1618, il y était déjà très connu. J'en cite pour preuve une publication
de cette même année : les Prédictions de Bruscambille, — facétie en tête de
laquelle on a placé un Avis de Gaultier Garguille au lecteur^ et dont le texte,
dès la première page, mentionne, sur la même ligne, le même acteur, Gros-
Guillaume et Turlupin. A Paris, aurait-on fait un pareil honneur à un
bouffon de province, ou à peine débarqué de sa province?
(1) M. Fournier dit encore ailleurs: c Cëtait l'usage des comëdiens de s'en aller
en proTÎnee, sitôt que, pour n'importe quelle cause, le succès chômait un peu dans la
grande ville. Ils gagndent d'abord Rouen de préférence (Chapuseau, le Tfiéàtre franc,,
p. 189.)>«. Peut-être est-ce dans une de ces courses que Hugues Guëru, dit Oaultier
Gargoille, fut ainsi eurôlë par des comëdiens de Paris. »
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— Quatre ans plus tard, par une de ces voltes-faces si ordinaires encore
aujourd'hui parmi les gens de théâtre, Gaultier Garguillo a quitté l'hôtel de
Bourgogne pour Thotel d'Argent (1); mais désormais, quand il changera encore
de théâtre, ce sera en compagnie de Turlupin et de Gros-Guillaume. Une
ferme amitié, qui fait leur éloge à tous les trois, les tiendra invariablement
unis à Tavenir.
A peine la nouvelle association était-elle formée, qu'une plainte fut
portée contre les trois confrères devant le cardinal de Richelieu. Quels
étaient les plaignants? Des rivaux jaloux, les comédiens de Thôtelde Bour-
gogne, dit l'auteur d'un Mémoire peu sûr, cité par les frères Parfait; mais,
selon M. Fournier, ce devaient être bien plutôt les confrères de la Passion,
avec lesquels ces mêmes comédiens de l'hôtel de Bourgogne étaient depuis
longtemps en querelle au sujet d'une redevance de trois livres tournois que
ces privilégiés fainéants prétendaient pouvoir exiger d'eux par chaque
représentation.
Nous n'adoptons pas la rectification proposée par M. Fournier. Sans
doute, le Mémoire cité par les frères Parfait est peu sûr en général; mais
nous croyons qu'il est exact lorsqu'il attribue la plainte, dont il vient d'être
parlé, aux comédiens de l'hôtel de Bourgogne. Un document contemporain
nous parait pleinement justifier notre opinion : nous voulons parler du Bêve
arrivé à un homme d'importance, — facétie imprimée en 1634, et dans laquelle
on nous montre Gaultier Garguillo léguant une part de sa malédiction a aux
anciens maistres de l'hostel de Bourgogne, qui, lui fait-on dire, nous ont
suscité des procès. »
Ces procès, qui pouvaient être préjudiciables aux trois associés, tournè-
rent, au contraire, à leur plus grand avantage. Richelieu, dont la curiosité
avait été excitée par les clameurs de leurs rivaux, eut le désir de les
(l) En cette môme année 1622, Gaultier Qarguille parait avoir joué aussi à la place
de risle-da-Palais (la place Dauphine). (Test du moins ce que semble indiquer la
Sentence par corps.», contre Fauteur des Caquets de l'accouchée^ où Ton fait dire à
notre farceur : i Sur la requeste faitte en noitre audience de riale^u-Palais. »
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entendre. Les bouffons de Thôtel d'Argent furent donc mandés près de lui,
au Palais-Royal, pour lui donner un échantillon de leur savoir-faire, sur
un théâtre dressé dans une alcôve.
Gaultier Garguille excellait dans une farce où il ne tarissait pas en impré-
cations contre les servantes et leurs nombreux défauts, contre leur mal-
propreté surtout. Les siennes, disait-il, se peignaient toigours sur la mar-
mite; aussi n'étaitril pas surpris de trouver des cheveux dans sa soupe.
— <K Oh bien! lui répondait Turlupin, celle que je vous ai promise est le
phénix des servantes; vous ne trouverez plus de cheveux dans la soupe :
elle se coiffe toujours à la cave. »
Nos farceurs jouérent-ils cette farce devant Téminence? Il y a quelque
probabilité. Ce que Ton peut regarder comme certain, c'est qu'ils la réga-
lèrent d'une autre farce dans laquelle Turlupin remplissait le rôle du mari
et Gros-Guillaume celui de la femme. Le premier, un sabre à la main,
s'emportait contre la commère, — toujours menaçant de lui couper la tête;
Scène d^une heure, et des plus comiques, et qui se terminait ainsi:
Turlupin : Vous êtes une masque. Je n'ai point de compte à vous rendre ;
il faut que je vous tue.... »
Gnos-GUiLLAUMa « Eh! mon cher mari, je vous demande la vie; je vous
en conjure par cette soupe aux choux que je vous fis manger hier, et que
vous trouvâtes si bonne. »
A ces mots, le mari se rend, et laissant tomber son sabre: «Ah! la
carogne, disait-il, elle m'a pris par mon faible ! La graisse m'en fige encore
sur le cœur!... »
Les trois amis se surpassèrent sur le théâtre improvisé, et le cardinal,
qui pourtant était parfois assez difficile à égayer, pensa mourir de rire de
leurs charges plaisantes, et, en même temps, fort souvent saugrenues. Nos
bouffons l'ayant amusé, il voulut leur en tenir compte. Il fit donc venir les
principaux de la troupe de l'hôtel de Bourgogne, leur dit que leurs spec-
tacles étaient d'un ennui mortel auprès de celui que lui avaient donné ces
farceurs, et leur ordonna de se les adjoindre au plus vite. Selon M. Four-
nier, cette façon d'expliquer l'arrivée définitive de Gros-Guillaume, de
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— 214 —
Gaultier Gargnîlle et de Turlupin à Thôtel de Bourgogne, quoique basée
sur un récit d'assez frêle autorité, parait assez invraisemblable. Aussi
Vadmet'il assez volontiers. Nous n'avons, de notre côté, aucun motif pour ne
pas l'accepter sans réserve.
a Le retour de Gaultier Garguille, ajoute M. Fournier, et l'arrivée de ses
deux compères furent une bonne fortune pour l'hôtel de Bourgogne. Ils y
éclipsèrent les comédiens italiens, dont les représentations alternaient sur
ce théâtre avec celle de la troupe française. — Saint- Amant, entre autres
adieux, prête celui-ci à Maillet, son poète crotté :
Adieu, bel hôtel de Bourgogne,
Où, d'une joviale trogne,
Gaultier, Guillaume et Turlupin
Font la figue au plaisant Scapin...
— Or, c'est à Gaultier Garguille surtout que cet avantage était dû. Son
rival de l'autre troupe ne pouvait lui-même s'empêcher de rendre hommage
à son mérite. Scapin, célèbre acteur italien, disoit, écrit Tallemant, qu'on ne
pouvoit trouver un meilleur comédien. »
Si la reine, comme Italienne, tenait pour les farceurs italiens, elle ne
parvint jamais, sur ce chef, à imposer sa préférence à Louis XIIL Le roi,
— ainsi que son principal ministre, — appréciait la supériorité de leurs
concurrents et celles de ces bonnes farces françaises, que son père avait tant
aimées et dont les trois confrères savaient tirer si bien parti. Le plus sou-
vent, les comédiens se rendaient au Louvre, mais quelquefois Louis XIII
allait à leur théâtre et toujours il y prenait le plus vif plaisir. La faveur
royale eût été, à elle seule, en ce temps, une garantie de succès ; avec leur
talent en plus, il était impossible qu'ils ne parvinssent pas à se maintenir
dans les bonnes grâces du public. Louis XIII, il est vrai, se scandalisait
quelquefois de leurs joyeusetés un peu crues. « La pièce étoit belle, disait-il
un jour, — ainsi que le rapporte le Père Coton, — si les comédiens n'eussent
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— 216 —
rien dit de sale. » Mais alors il n'y avait peut-être, en France, que l'oreille
du roi qui fût aussi délicate, et personne n'était disposé à prendre ombrage
poHr des mots, quels qu'ils fussent.
Ce n'est pas seulement Scapin qui proclama les talents de Gaultier Gar-
guille. Plusieurs de ses contemporains en ont fait le plus brillant éloge.
Dans les Révélations de l'ombre de Gaultier Garguille à Gros-Guillaume, on
prête à celui-ci les paroles suivantes : « Est-ce toi, illustre Gaultier Gar-
guille, qui as esté autrefois la merveille des comédiens de la France, lequel,
par de naïves et admirables actions, tu t'es fait admirer par les plus excel-
lens esprits, et de plus as eu la faveur d'estre aimé du plus grand prince
du monde? » — L'auteur de la Rencontre de Gaultier Garguille avec Taharin
met dans la bouche de Caron ces paroles adressées à notre farceur : a Va, je
te pardonne ; tu as assez de mérite pour obtenir cette faveur. Et quand ce
ne serait que pour ton beau , judicieux et naïf esprit, tu as eu l'honneur
de donner du contentement au plus grand roi du monde, tu n'as
garde que tu ne sois favorisé partout. » — Le Songe arrivé à un homme
f importance n'est pas moins laudatif. Voici comment l'auteur fait
parler Gaultier Garguille lui-même : a Je suis cet imparangonable Gau-
thier Garguif, la fleur de l'hostel de Bourgogne, l'honneur du
théâtre et le bon père des bonnes chansons. Tu sauras que la Normandie
m'enfanta entre la poire et le fromage ; qu'en ceste année les pommes
vinrent en telle abondance, qu'il y eut double automne et qu'on n'appréhen-
doit pas moins qu'un déluge de cidre. On vit, en plusieurs endroits, rire des
pierres, des arbres, des citrouilles et des hommes qui n'avoient ri de plus
de quarante ans. Ce qui fut interprété par Nostradamus, qui vi voit pour
lors, que ma naissance seroit la mort de la mélancolie et la production
d'un homme qui auroit un souverain remède contre le mal de rate... » Et
plus loin : a Crois-moy que ce n'est pas comme aux Ménechmes de Plante ,
où il y a deux semblables; car la nature n'a pu faire qu'un Gauthier Gar-
guille depuis que le monde est monde... a
La postérité a confirmé ces éloges. Les frères Parfait, dans lenv Histoire du
Théâtre-Français; — Gouriet, dans ses Personnages célèbres des rues de Paris;
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— 216 —
— Boucher d'Argis, dans ses Variétés historiques, — le présentent comme
une des gloires de la farce.
Tous les écrivains de l'époque qui ont parlé de Gros-Guillaume sont égale-
ment d'accord pour faire son éloge comme joueur de farces:
« Gros-Guillaume, écrit Tallemant, autrefois ne disoit quasy rien ; mais
il disoit les choses nayfvement, et avoit une figure si plaisante, qu'on ne
pouvoit s'empescher de rire en le voyant. »
Selon l'auteur du Rêve arrivé à un homme d'importance, et celui des Révé-
lations de Vombre de Gaultier Garguille, — Gros-Guillaume s'est rendu par-
fait dans son art, — et, « sa physionomie seule vaut mieux, sans parler,
que toutes les farces et comédies » des autres.
Le Testament de Gaultier Garguille recommande à Gros-Guillaume de
a garder tousjours sa naïfveté risible et son inimitable galimatias. »
C'est principalement àsjis le' Testament qui porte son propre nom que son
éloge est le plus développé : o II donne son authentique charge et pouvoir
absolu de faire rire à celui, de la troupe royale, qui aura le plus d'esprit à
imiter ses rencontres et naïves extravagances, pour faire espanouir les rates
opilées, à force de rire — Et afin que tous ses confrères ne s'offensent pas
de ce qu'il a plus légué aux autres qu'à eux, il leur donne, tant en général
qu'en particulier, son esprit, sa ravissante mine, tous ses gestes et sa belle
disposition. »
A l'influence hilariante de sa ravissante mine, il convient d'iyouter encore
l'avantage qu'il savait tirer de sa grosseur peu ordinaire, soit dans les rôles
de femme qu'il jouait quelquefois, soit dans les rôles de vieillard qu'il par-
tageait avec Gaultier Garguille.
« Il étoit si gras, si ventru, dit Sauvai, que les satyriques de son temps
disoient qu'il marchoit longtemps après son ventre. » Le Rêve arrivé à un
homme d'importance signale, à son tour, a que sa graisse estoit cause qu'on
accusoit la nature de prodigalité en sa génération, et que les meilleurs méde-
cins de la Faculté l'avoient censé et réputé immeuble. »
Le costume qui lui était ordinaire avait été combiné de façon à exagérer
encore sa rotondité naturelle, a Suivant les estampes du temps, disent les
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— 217 —
frères Parfait, Gros-Guillaume avoit la tête couverte d'une calle ou bar-
rette ronde (1), avec une mentonnière de peau de mouton, une culotte
rayée, de gros souliers gris, noués d'une touffe de laine. Il étoit enveloppé
dans un sac plein de laine, lié au haut de ses cuisses. » De son côté, sur le
même sujet. Sauvai s'exprime ainsi : a Jamais il ne paroissoit à la farce
qu'il ne fût garrotté de deux ceintures : Tune liée au-dessous du nombril,
et l'autre prés des tétons, qui le mettoient en tel état qu'on l'eût pris pour
un tonneau depuis les pieds jusqu'à la teste, ou estre tout ventre. »
Nous ne croyons pas que ce costume, « bariolé à la façon des Suisses de
François P', » ait été le seul employé dans la farce par Gros-Guillaume.
Lorsque, dans son prétendu Testament, « il donne sa casaque volante au plus
homme de bien de meusnier qui soit hors des portes de Paris, afin que tous
les vents qui ont autrefois soufflé dans son haut-de-chausses s'aillent rendre
aux ailes de son moulin pour en faire un mouvement perpétuel, » — n'est-
il pas évident que cette désignation ne peut s'appliquer au sac à double
ceinture ? Il paraîtrait donc à propos, pour compléter l'inventaire de sa
garde-robe de théâtre, d'ajouter que, dans certains rôles, Gros-Guillaume
se montrait, sur la scène, vêtu d'une blouse flottante en toile blanche, comme
Tabarin l'était alors et comme le furent traditionnellement, depuis, maints
bateleurs de la foire.
(l) Elle était de couleur rouge. « Il donne son scientiâque et authentique bonnet
rouge aux esprits malades, afin de les faire revenir en leur bon sens. » (Testam, de
Grvs-GuUlaume),
A. CANEL.
{La suite à une prochaine livraison.)
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UTTÉBATV&S.
«■He (S).
(1)
III
ESTELLE DE VILLARS.
Cette vieille porte, dont Georges et la jeune fille venaient de
franchir le seuil, fermait l'orifice d'un corridor obscur, sorte de
souterrain mystérieux pratiqué dans la demeure des prélats de la
Métropole de Rouen.
— Seigneur cavalier, dit à voix basse la belle inconnue, donnez-
moi la main et laissez-vous conduire, car cette galerie n'est pas
moins longue que noire... Marchez aussi avec précaution, et surtout
faites en sorte d'éviter le bruit de vos éperons sur ces dalles, car
la voûte est sonore, et M. de Villars à l'oreille fine.
— 11 suffit, mon enfant, répondit Georges, je vais tâcher.
(1) La reproduction est interdite sans Tautorisation de Tauteur.
(2) Voir le numéro de mars, p. 154.
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— 219 —
Et il avança une de ses mains , que son intéressant guide saisit
dans Tombre.
Us marchèrent en silence quelques instants au milieu des ténèbres
les plus profondes.
— Monseigneur 9 observa le cicérone féminin, faites attention;
ici commence une longue suite de gradins dont vous devez, du pied,
sonder Télévation. . .
— Très bien... j'y suis: montons.
Parvenus au haut de cet escalier, l'hôte et son guide se trouvèrent
au milieu d'une pièce dans laquelle la meurtrière d'une tourelle
laissait pénétrer un faible rayon de lumière.
— Voici un siège, monseigneur; asseyez-vous, et attendez la
personne qui a voulu vous voir; je cours la prévenir que vous êtes
ici.
Elle fit au gentilhonmie une profonde révérence, et, sans attendre
sa réponse, elle ouvrit une porte à secret, qui se referma aussitôt
sur elle comme poussée par un ressort puissant.
— Attendez la personne qui a voulu vous voir, a-t-elle dit, mur-
mura Georges à son tour... Mais, si cette personne n'était pas
Estelle?... si le gouverneur, mécontent de l'inclination de sa fille,
qu*il destine à quelque prince, m'avait tendu un piège!... Il est
vrai qu'il serait un peu tard d'y songer... Après tout, ajouta-t-il en
se cambrant fièrement et portant la main sur le pommeau de l'illustre
épée de ses aïeux, dans un cas pareil, nous verrions encore beau
jeu, et pour peu qu'on me donne le loisir de me mettre en garde,
cette bonne lame à la main, je me charge de délivrer de la vie
Testafier qu'on aurait envoyé pour m'occir.
Georges n'avait pas achevé cette invraisemblable supposition,
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— 220 —
que des pas légers et Tharmonieux frôlement d'une robe de femme
vinrent caresser son oreille.
Le cœur de Tamoureux chevalier bondit de joie : il avait cru recon-
naître Estelle, dontlagracieuse figure se dégageait un peu de Tobscu-
rite.
C'était elle en eflFet.
Mademoiselle de Villars, que le duc de Mayenne, lors de son
passage à Rouen au mois de juillet précédent, avait nommée Té-
toile du royaume, était en effet d'une beauté tout exceptionnelle.
Son corsage de velours noir orné de satin violet emprisonnait
une taille souple, élégante. Les longues boucles de ses cheveux
cendrés servaient d'encadrement à la plus ravissante des physiono-
mies. Ses yeux d'azur exprimaient la douceur de son âme, et son
sourire, à travers lequel on voyait l'émail éblouissant d'une double
rangée de perles, avait quelque chose de céleste.
— Je suis heureuse, Georges, dit la noble jeune fille, de pouvoir
vous parler avant votre départ pour le combat.
— Mon bonheur, chère Estelle, n'est pas moins grand que le
vôtre; sans la connaître, je bénis la circonstance fortunée qui m'a
fait avoir accès auprès de vous.
— Je vous ai aperçu* de la fenêtre de mon oratoire, quand, tout
à l'heure, agenouillé devant l'image de la sainte madone, vous
déposiez à ses pieds une prière suprême à laquelle, Georges, j'ai
associé la mienne. Je n'ai pas résisté au désir de vous mander par ma
camériste ; si c'est un tort, mon ami , me le pardonnerez-vous ?. . .
— Un tort?... ma belle Estelle, qu'osez-vous dire! tort de
m'accorderun instant de bonheur que j'aurais volontiers consenti à
payer de la moitié de ma vie !
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— 221 —
— Georges, vous savez à quel point vous m'êtes cher?...
— Oh! maintenant, je puis braver la mort; car si le destin, au
lieu de me favoriser, me devenait fatal, je mourrais sans regrets,
puisque, en expirant, j'aurais la triple consolation d'avoir combattu
pour la défense de mon pays et de ma religion, pour conquérir le
titre de votre époux, et d'emporter dans la tombe le dernier adieu
de ma maîtresse bien-aimée !
Les bras du chevalier entourèrent alors la taille svelte de la
jeune fille qu'il serra fortement sur son cœur. En touchant celles
de mademoiselle de Villars, les lèvres brûlantes du gentilhomme
s'enivrèrent d'un long baiser; il la pressa plus fortement, aux
risques de déplisser la haute collerette ou fraise dont la mode du
temps dérobait la blancheur du col des femmes.
A ce moment, le silence qui avait régné jusque-là dans le palais,
fiil tout à coup rompu. Un murmure de voix nombreuses se fit
entendre dans l'une des pièces voisines. Estelle fit quelques pas,
colla son oreille à la muraille, puis, revenant auprès de Georges :
— Ce sont, lui ditrelle , les officiers supérieurs de la garnison,
des moines et plusieurs conseillers au Parlementligueur. Ils viennent
se concerter avec mon père sur les moyens de défendre la cité.
Venez par ici : il existe dans ce mur une petite croisée par laquelle,
sans être aperçu, vous pourrez tout voir et peut-être tout entendre.
Georges obéit. Il reconnut qu'en eflfet, une petite baie, pratiquée
dans le refend et bouchée par une vitrine, pouvait lui servir d'obser-
vatoire.
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900
IV
LE CONCILIABULE.
Le gouverneur, en grand costume, était assis entre Tabbé de
Saint-Ouen et M. Delalonde, lieutenant du Vieux-Palais. Parmi les
autres assistants réunis dans la salle des Etats, Georges reconnut
aussi l'élite des hommes de guerre : M. de Chattes , comman-
dant le fort Sainte-Catherine; les vaillants capitaines Valdory,
d'Eudemare, du Couldray, M. de Bauquemare, maire de la ville;
une douzaine d'échevins et autant de ceux des membres du Par-
lement de Normandie, qui avaient refusé de s'adjoindre au parti
royaliste.
Dès que tous furent installés sur les sièges disposés dans le
vaste appartement, M. de Villars prit ainsi la parole:
— Messieurs, dit-il, quand la ville de Rouen, déjà en butte aux
attaques des ennemis, pourrait dans quelques jours être ensevelie
sous ses propres ruines ; quand le culte catholique est menacé de
voir son sanctuaire souillé de nouveau par la main des calvinistes ;
quand la France religieuse, enfin, gémit à la seule pensée du
triomphe des hérétiques, j'ai dû vous appeler pour vous donner
connaissance des plans d'attaque et de la position des assiégeants,
afin de combiner nos moyens de défense, et d'écraser, s'il se peut,
jusqu'à la dernière des phalanges ennemies.
D'après le dernier rapport de mes espions sur l'état de campe-
ment de ses troupes, Henri de Bourbon a planté sa tente au bourg
de Darnétal.
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— 223 —
C'est là qu'est son quartier général.
Derrière de profondes tranchées qui coupent la vallée en plusieurs
endroits, se cachent les haUebardiers, les lansquenets, les arque-
busiers et autres gens de pied de ses bataillons.
Une forte division de réserve occupe aussi plus loin, sous les
ordres de Sully, les hauteurs de Fresne-le-Plan.
L'artillerie est divisée en plusieurs batteries principales: la
première, qui déjà nous attaque, est placée sur le Mont-de-Justice.
La seconde, confiée au duc de Lavardin, domine le quartier
Saint-Hilaire et le Val-de-la- Jatte.
Enfin, le fameux Biron a braqué la troisième au bois de
Thuringe, sur le versant d'une des collines de Bonsecours.
M. de Sainl^Géran commande en chef la cavalerie huguenote,
il l'a disséminée dans les villages environnants, qu'elle pille et
dévaste, excitée qu'elle est encore par les Anglais du comte d'Essex,
envoyés par la reine d* Angleterre comme auxiliaires à l'armée du
roi de Navarre.
S'il faut juger. Messieurs, du sort que les hérétiques destinent à
notre ville une fois tombée en leur pouvoir, par le fait qui s'est
passé hier à Boisguillaume, certes vous penserez avec moi que
les Rouennais ne sauraient s'armer de trop de courage afin de
purger le sol de la patrie de ses hordes de bandits.
Non contents d'avoir dévasté la ferme de la Madeleine, d'y
avoir violé les femmes, de s'y être livrés aux plus honteuses orgies,
une vingtaine de mousquetaires ou piquiers ont mis le comble à
leur ignominieuse conduite en incendiant tous les bâtiments de
cette métairie.
— Si ces damnés entrent jamais à Rouen, s'écria M. de Chattes,
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— 224 —
soyez sûr, monsieur le gouverneur, que ce ne sera pas à la portée
des canons du fort Sainte-Catherine !
— Ni de ceux du Vieux-Palais, ajouta M. Delalonde !
— Ce ne sera pourtant pas non plus du côté où se trouveront
mes intrépides arquebusiers, gromela à son tour dans sa moustache
le capitaine Valdory !
Les autres personnages de la députation militaire firent tour à
tour de semblables protestations. M. de Bauquemare parla aussi
dans le même sens au nom des bourgeois volontaires.
Il nomma les jeunes gentilshommes, les plus vaillants du pays,
qui mettaient leur épée au service de la patrie, et Georges d'Oyssard,
en entendant citer son nom avec un pompeux éloge, pressa de nou-
veau sur son cœur Estelle, à qui la joie fit répandre une larme de
bonheur !
Les marques les moins équivoques d'indignation contre les assié-
geants répondirent de tous les points de la salle à l'allocution de
M. de Villars.
L'abbé de Saint-Ouen se leva à son tour; étendant les bras pour
bénir les armes des fidèles défenseurs des décrets de la Ligue :
— Messeigneurs, dit-il avec une amphase qui aurait été comique
en d'autres circonstances, votre succès est assuré. Dieu, qui préside
aux combats, exaucera les prières de l'Eglise, car il ne permettra
pas que ses autels tombent au pouvoir d'un ennemi impie. Partez
donc, montez à cheval, les moments sont précieux. Allez vous abri-
ter sous les étendarts de la Sainte-Union. Pendant que vous oppo-
serez aux attaques audacieuses du schisme une résistance formi-
dable, vos frères, à genoux devant les saints autels, appelleront le
secours céleste sur nos armes.
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La victoire ifécompensera votre pieuse entreprise, et, faveur mille
fois plus grande, vous aurez mérite les bénédictions du Ciel....
que je vous souhaite.
— Et maintenant. Messieurs, à cheval ! dit M. de Villars ; que
chacun de vous dirige une partie de ses hommes vers le château de
Bouvreuil. Protégés par de bonnes coulevrines,, que je viens de faire
placer sur le rempart voisin, nous allons tenter une première sortie
de ce côté.
Tous les honmies d'armes s'éloignèrent.
— Mon ami, dit Estelle à son amant, hâtez-vous de devancer
mon père. Il faut que vous fassiez partie, sous ses yeux, de la
première expédition qui se prépare. N'oubliez pas, Georges, que
partout où vous irez, mon cœur et mes vœux vous suivront....
Adieu! Georges. Adieu!...
Et l'heureux chevalier sentit sur son front le brûlant contact de
la bouche de sa belle maîtresse. Ivre de bonheur et la tête en feu,
le jeune homme allait l'attirer sur son cœur et l'envelopper dans
une nouvelle étreinte, lorsque la suivante d'Estelle, qui lui avait
servi de guide, reparut une lanterne à la main.
Sur un signe de M"' de Villars, la camériste se dirigea vers
l'escalier communiquant au souterrain, sur le premier gradin
duquel elle s'arrêta pour attendre Georges, qu'elle était chargée de
reconduire.
Estelle détacha de son vêtement une écharpe légère, la porta à
ses lèvres, et la noua à l'armure de son amant, qui, mettant un
genou à terre, lui baisa respectueusement la main, poussa un
gros soupir, et se décida à suivre son guide.
Grâce à la lueur du fanal, la longueur du souterrain fut cette fois
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plus promptement franchie. Quand les gonds rouilles de la vieille
porte de sortie eurent de nouveau crié sur les pentures oxydées,
Georges franchit le seuil en adressant à la jeune femme un salut de
sincère remercîment,
Puis, quand il eut enfourché Pluton, dont le pied frappait le sol
d^impatience :
— Viens, mon cher Femance, dit-il à son jeune compagnon
d'armes, je suis heureux, j'ai revu mon Estelle, j'emporte ses
serments, et ce précieux talisman de crêpe bleu-céleste .qu'elle a
embrassé. Partons et gagnons le château de Bouvreuil à franc
étrier : c'est par là, je le sais, que le gouverneur de Rouen doit
opérer à notre tête sa première sortie pour donner une bonne
chasse aux assiégeants.
Les deux coursiers partirent alors ventre à terre, et les cavaliers
ne modérèrent la rapidité de leur galop qu'au delà des ruines de
l'antique porte Sainte-Appolline , pour prêter un moment l'oreille
au bruit lointain du caiion et des arquebusades de l'ennemi.
LA PREMIÈRE SORTIE.
Nos deux amis arrivèrent au château de Bouvreuil quelques
minutes avant le gouverneur de Rouen, qui parut à la tête d'une
légion de gens de pied, et d'un corps de cavalerie.
Sur un signal de M. de Villars, les officiers des diflférentes
armes, c'est-à-dire des lansquenets, des hallebardiers et des arque-
busiers, rangèrent leurs hommes en bataille le long de la cour
du vieux château de Philippe-Auguste.
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— 227 —
Les chevaux occupaient l'espace compris entre Tune des tours
de cette forteresse et la poterne établie à l'angle de là rue du
Beffipoi.
Se tournant du côté de Georges, le gouverneur lui fit signe
d'approcher:
— Messire d'Oyssard, lui dit-il, je vous nomme chef de la
cavalerie volontaire. Vous donnerez des ordres pour poursuivre les
assiégeants dans la sortie que nous allons faire, dès que vous
aurez reçu mes instructions.
—Monseigneur, je vous suis reconnaissant de l'honneur que vous
voulez bien me faire, répondit avec un ton plein de noblesse le jeune
chevalier. Je jure de remplir ma tâche de façon à mériter cette
distinction.
— Vous sortez d'une race de preux, messire Georges ; comme
vos ancêtres, vous êtes courageux, vaillant; aussi ne dois-je pas
vous laisser ignorer que le parti catholique compte sur votre
dévouement.
— Et le parti catholique a raison. Monseigneur,' reprit le jeune
homme en élevant la voix. En le quittant, j'ai dit à mon père, qui me
recommandait la bravoure, que ni moi ni mon cheval ne rentre-
rions dans la ville d'où nous allions peut-être sortir dès aujourd'hui,
qu'autant que les Rouennais seraient vainqueurs sur toute la
hgne.
— Vivat! mon gentilhomme; je ne doute nullement de votre
succès mettez-vous donc à la tête de notre cavalerie. Moi
aussi je fonde sur vous l'espoir d'une partie de la réussite de nos
armes.
A la manière dont Villars lui dit ces paroles, Georges sentit
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que, déciilément, le gouverneur n'avait, aucun soupçon de son
amour pour Estelle.
Il ne se doute guère, pensa-t-il, que je viens de pénétrer dans le
souterrain obscur qui mène de la rue Saint-Romain au corridor de
la salle des Etats de l'archevêché, où sa fille, ma délicieuse
fiancée, m'a reçu et m'a juré sa foi! Le sort me favorisera-t-il
toujours?... N'importe, marchons, et tâchons de conquérir, l'épée
àla main, celle que j'adore et dont je suis aimé!
En ce moment, deux boulets lancés par le canon des assiégeants,
détachèrent des pierres, et firent tomber quelques matériaux des
murailles de la porte Bouvreuil.
— Allons, Messeigneurs, cria M. de Villars, le moment décisif
é
est arrivé... il faut vaincre ou mourir!... haut la herse!... bas
le pont-levis ! . . . mort aux hérétiques !
Et aussitôt on entendit le bruit rauque des chaînes qui abaissèrent
le pont-levis pour donner aux phalanges armées accès sur le viaduc
élevé en cet endroit au-dessus du fossé d'enceinte.
L'infanterie, commandée par le capitaine Valdory, sortit d'abord
en faisant résonner, dans la direction du Mont-de-Justice, au haut
duquel l'ennemi s'était embusqué, des décharges fort bien nourries.
Une lutte acharnée s'engagea sur les hauteurs du Mont-Fortin,
entre les tirailleurs respectifs des armées belligérantes.
Elle durait depuis une heure au moins, quand une estafette,
rentrée dans la ville à bride abattue, vînt apporter à Georges
d'Oyssard la nouvelle que les catholiques étaient prêts d'emporter
la position des assiégeants, en même temps que l'ordre de se porter
en avant avec son escadron et de charger à outrance sur ceux des
huguenots qui s'obstinaient à la résistance.
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— 229 —
— Amis, exclama Georges en s'adressant à ses compagnons
d'armes, notre tour est enfin venu. Allons prouver au comte
d'Essex et à Henriot ce que vaut le patriotisme rouennais...
Mourir ou délivrer notre patrie, voilà ma devise !
Les cavaliers répondirent par ce cri: Guerre et mort aux
impies !
Et, tirant du fourreau Thistorique épée dont il a été parlé, le
sire d'Oyssard commanda d'une voix sonore: En avant! en avanj!
L'escadron franchit le pont, partit au grand galop, et atteignît,
en moins de temps qu'il ne faut pour le raconter, le sommet du
Mont-de-Justice ou côte du Gibet, et le Mont-Fortin.
La voie qui conduisait à cette éminence se trouvait juste sur
l'emplacement actuel de la route de Neufchâtel. Ce n'était alors
qu'mi chemin impraticable, sillonné d'ornières profondes et hérissé
de cailloux raboteux. L'état d'abandon où il était tombé s'expliquait
jusqu'à un certain point par son voisinage du lieu ordinaire du
supplice des criminels de ce temps. Jusqu'au jour où le docteur
Guillotin inventa l'atroce mécanique à laquelle il a légué son nom,
la belle colline qui domine la ville au nord fut le Montfaucon
rouemiais. Et lorsque le touriste de ce temps-là allait promener sa
rêverie du côté de Boisguillaume, il se trouvait parfois en présence
de trois ou quatre pendus dont le vent balançait en l'air les cadavres
hideux.
La cavalerie, lancée à fond de train, fondit sur une légion d'ar-
quebusiers du duc de la Rogerie, avant que ceux-ci eussent eu le
temps de recharger leurs armes, et de se former en bataille.
Semblable au tigre que l'odeur du sang rend de plus en plus
féroce, Georges frappait d'estoc et de taille, sans merci ni trêve.
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— 280 —
A le voir ainsi, les yeux flamboyants, animés par une colère
presque sauvage, et excitant ses frères d'armes au combat, le jeune
d'Oyssard avait tout Tair d'un de ces hëros du Moyen-Age, de ces
hommes de bronze et de fer qui secondèrent le farouche Rollon
dans ses audacieuses entreprises, dans ses sanglantes expéditions.
Sous la pression des éperons, son cheval, la bouche écumante,
bondissait au milieu des combattants et des blessés comme un
taureau effarouché.
On eût dit que la vieille et redoutable dague des d'Oyssard,
agitée par le bras nerveux d'un héritier de la famille, se sentait
rajeunie!
Les cris de souffirance des mourants remplissaient les échos de
la campagne!
La déroute de cette division des forces du Béarnais fut bientôt
complète, et pourtant cette division n'était pas des moins aguerries.
Les assiégés firent un assez grand nombre de prisonniers que l'on
amena à Rouen, et qui furent incarcérés dans les cachots du Vieux-
Palais.
Fier de sa victoire, Georges ne crut pas devoir rentrer immédiate-
ment dans la ville. En dépit du clairon qui sonnait dans le camp
les fanfares de la retraite, il se mit avec ses cavaliers, malgré le
brouillard qui devenait épais, à la poursuite d'un certain nombre de
fuyards qui se dirigeaient vers le hameau de Mesnil-Grémichon.
Alexandre FROMENTIN.
(La suite a une prochaine livraison.)
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paâsiE.
DERNIERS œNSEILS D'UN NORMAND A SON FILS.
Pour bien vivre , mon fils , c'est la première loi ,
Il faut viser d'abord à se faire de çwi.
Des vertus sans profit laisse aux fous l'héritage :
L'argent, c'est le seul but où doit tendre le sage.
Notre curé prétend que l'Evangile dit :
Heureux les pauvres ! oui, mais les pauvres d'esprit.
Je suis chrétien, mon fils, et j'aime trop l'Eglise
Pour croire qu'elle ait dit jamais une sottise.
Dieu savait quand il fit ses dix commandements,
Ce qui convient à tous et surtout aux Normands.
Bien (f autrui ne prendras! Quelle belle parole!
Prends bien garde , mon fils, que quelqu'un ne te vole.
Le champ que je te laisse est près d'un grand chemin
Que possède l'Etat. C'est un fort bon voisin.
Tu pourras chaque année , en poussant ta charrue ,
Gagner un pouce ou deux du côté de la rue.
Cela n'est pas voler ; car le Gouvernement
Se rattrape toujours sur les impôts. Pourtant
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— 232 —
Fin contre fin , tu sais , ne vaut rien pour doublure.
A tes autres voisins n'en va pas faire autant:
Normand ne gagne rien qui s'attaque à Normand.
Si donc il faut parfois > c'est la loi de nature ,
Pour sauver l'intérêt risquer la bonne foi,
Ne t'adresse jamais qu'à plus bête que toi.
Le plus tard que l'on peut il faut payer ses dettes ;
Mais fais-toi rembourser strictement quand tu prêtes.
Ce n'est pas pour les chiens que sont faits les huissiers :
Ne laisse pas longtemps dormir tes créanciers.
Que tu doives» mon Dieu, chacun sait bien qu'en somme,.
On peut devoir un peu sans être un vilain homme ;
Mais l'essentiel, c'est qu'on ne te doive pas.
Qui court après son dû risque toujours ses pas.
Aussi, plus tard y quand tu chercheras femme,
Compte bien sur tes doigts avant de prendre flamme.
Quand elle est économe y et qu'elle a des écus,
Une femme y mon fils, a toutes les vertus.
L'amour , je veux le croire , est bon à quelque chose ,
Mais l'homme ne vit pas que de feuilles de rose.
Surtout, pour t'assurer toujours un capital.
N'accepte, en tous les cas, qu'un régime dotal.
Une faillite, hélas! n'est pas chose impossible ,
Et c'est Dieu qui l'a dit: Tout homme est né faillible.
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— 233 —
Mais sur un bien de femme à propos retiré,
L'on vit tranquillement et toujours honoré.
Honoré : oui , l'honneur , c'est des biens de la vie ,
Après l'argent pourtant, le plus digne d'envie.
Parle souvent, mon fils, souvent de ton honneur....
«
Qu'on te connaisse bien pour un homme de cœur.
Sache même au besoin débourser une somme,
Pour être aux yeux de tous toujours im galant homme.
Soigne bien du pays le premier magistrat:
(Il ne s'agit ici d'Yport ni d'Etretat).
Digne homme ! il m'a sauvé jadis dans une affaire ,
Où, sans im bon poulet dont je lui fis présent,
J'aurais perdu , sans compter mon argent,
Ma réputation peutrêtre tout entière.
Je sais que mon voisin en pâtit quelque peu ;
Mais c'est au juge alors de tarer sa balance ,
Et c'est lui, selon moi, qui, dans cette occurrence ,
Du mal qu'il a permis répondra devant Dieu.
Si ton bœuf est atteint de quelque maladie ,
Bien vite fais quérir Bastien le maréchal.
Jamais il n'en guérit peut-être de sa vie ;
Mais s'il ne fait du bien, il peut faire du mal.
C'est un homme sans foi. D'accord; mais moi je pense
Que c'est au plus méchant qu'on doit la jHréférence,
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— 234 —
Et j'en connais y ici, des plus huppés, mon Dieu,
Qui, pour ne pas vouloir recourir à son aide ,
Et chez un autre aller chercher quelque remède ,
Ont presque tous les ans des vaches au lait bleu.
Pour nuire aux pauvres gens chacun a sa manière :
Le médecin s'entend avec Tapothicaire ;
C!omme , dans \m procès , pour vous laisser à plat,
Votre juge s'entend avec votre avocat.
Enfin, puisque sur cette terre,
C'est le plus fin toujours qui fait mieux son affaire ,
Il faut tâcher, mon fils, que tu sois le plus fin.
Je te parlais tantôt du médecin ;
Prends garde à lui ! c'est un rusé compère.
Certe, il ne ferait rien pour vous faire mourir;
Mais comme il s'entend bien à vous faire languir !
Ah! si je l'avais cru pour ta défunte mère ,
Elle serait peut-être encore dans ces lieux
A souffrir... et coûter plus d'argent que nous deux.
Mais je m'entends assez à savoir ce qu'on pense:
« Avez-vous, cher docteur, dis-je, quelque espérance
w — Hélas ! répondit-il, par ce médicament
« J'espère bien donner quelque soulagement ;
» Mais où Dieu met la mort, peut-on mettre la vie?
» — Vous supposez alors que cette maladie
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— 235 —
» L'emportera ? — Brave homme , à ne vous rien cacher. . .
» — C'est bien, mon cher docteur, j'en fais mon sacrifice,
M Et , puisqu'il faut enfin que ma femme finisse ,
» Attendez pour venir qu'on aille vous chercher.
w De me dominer, moi, je n'ai pas la fortune;
» La mort, quand elle vient, est toujours importune;
M Mais, quand il faut mourir, pour s'en aller en paix,
» J'estime que le mieux, c'est de mourir sans frais. »
Cela dit, de mon doigt je lui montrai la porte.
C'est comme il faut traiter les gens de cette sorte.
Ils sont toujours chez vous tout prêts à revenir.
Et l'on ne sait comment les faire déguerpir.
Eh ! n'a-t-on pas assez à payer sur la terre ,
Pour naître et pour mourir et pour qu'on vous enterre !
Je me souviens tout juste en ce moment
Que de ta mère encor je dois l'accouchement.
S'il faut le médecin... tu prendras son confrère...
On dit dans le pays que c'est le plus savant;
Du reste, on peut toujours changer pour son argent. . .
Ne venant plus, l'autre oublira peut-être.
Et maintenant , va demander le prêtre.
Pour faire en son vivant quelque chose de bien.
Il faut qu'un bon Normand finisse en bon chrétien.
Ch. HÉLOT.
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ANTIQUITÉS.
DESCRIPTION
d'une
VERRIÈRE DE L'ÉGLISE SAINT-VINCENT
DE ROUEN.
NOUVELLEMENT RESTAURÉE.
snpiulsssnriimr wsvt aulAaobzs unrsiriitiffx*
De tous les systèmes employés au Moyen-Age pour la décoration inté-
rieure des édifices religieux, de tous les moyens que Tart, le goût et une
pieuse inspiration ont mis en usage pour rehausser Téclat des cérémonies
et éveiller dans Tàme des fidèles rassemblés le recueillement et le respect,
il n'en est certainement aucun qui produise un plus grand effet et qui
i^oute davantage à la solennité des lieux saints que Temploi des vitraux
colorés. La peinture proprement dite, c'est-à-dire celle qui s'exécute sur
toile ou sur mur n'atteindra jamais à la puissance d'effet dont sont douées
les peintures transparentes; celles-ci demeurent toujours jeunes, tocgours
éclatantes, quelle que soit leur ancienneté, tandis que la peinture ordinaire,
promptement dégradée par tant d'influences fâcheuses qui viennent l'alté-
rer, surtout au contact des murs et dans l'athmosphère humide des temples,
ne présente bientôt plus que des apparences confuses et un aspect terni,
sans attrait pour les yeux et sans action sur l'esprit. Certes, nous ne pré-
tendons pas exclure la peinture de la décoration des églises, malgré le
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— 237 —
médiocre effet qu'elle y produit, même dans les meilleures conditions ;
mais, en voyant Taspect misérable et sordide de la plupart des tableaux
qu^on rencontre appendus çà et là aux murs de nos églises, et pour la
possession desquels le clergé et les fabriques ont souvent fait de grands
sacriâces, nous regrettons que l'argent qu'ils ont coûté n'ait pas été plutôt
employé à restituer cette splendide décoration de verrières peintes,
qui ajoute aux édiûces religieux tant de prestige et d'éclat. Mais, s'il
est convenable de doter de verrières peintes les églises nouvelles ou
celles qui ont été dépouillées de cet ornement indispensable, il nous parait
encore plus urgent d'assurer la conservation de celles que nous possédons
encore en les faisant restaurer par des artistes intelligents et conscien-
cieux. La ville de Rouen, qui a perdu à la Révolution et depuis des trésors
inappréciables en ce genre, peut encore passer cependant pour une des
cités les plus richement pourvues. Nul ne l'ignore parmi nous, et nous
savons à l'occasion nous prévaloir, auprès des étrangers, de ce surcroit
d'intérêt que présentent nos édifices religieux. Mais, en réalité, bien peu
s'inquiètent de savoir si ces précieuses et fragiles peintures, jouets,
depuis trois siècles au moins, de tant d'intempéries et de tant d'outrages,
ne périclitent pas dans leurs montures corrodées et déjetées, jusqu'au
point d'être souvent en prochaine perdition. On les admire en quelque
sorte sur parole, séduit par les harmonies tranquilles ou parle choc éblouis-
sant de couleurs qu'elles produisent, suivant l'état du ciel ou les heures de
la Journée; nul ne songe à se demander si c'est bien l'œuvre intacte et pri-
mitive qu'il a sous les yeux; si, outre la crasse que le temps a épaissie sur ces
verres, au détriment de la transparence, un rapiécetage inintelligent, ayant
pour but de masquer des trous avec des fragments de verre coloré, ne jette
pas un désordre inexplicable dans les sigets, de manière à rebuter la curio-
sité la plus attentive, et à transformer de curieuses légendes en une suite
d'énigmes indéchiffrables.
C'est donc une entreprise des plus dignes d'éloge que celle de restituer
à ces précieuses verrières les avantages d'une intégrité parfaite, qui seule
permet d'en comprendre non-seulement les beautés, mais même le sens
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^y
— 238 —
précis. Malheureusement, les fabriques ont montré jusqu'ici peu d'empresse-
ment à ordonner ces restaurations, parce qu'elles sont fort coûteuses, et
que le résultat ne leur semble pas toigours en proportion avec les sacri-
fices exigés. En effet, à leur sentiment, la verrière n'a souvent fait que
se décrasser un peu. D'un autre côté, les peintres verriers se montrent
moins empressés encore à entreprendre ces restaurations que les fabriques
à les ordonner. C'est par-dessus tout une œuvre de patience et de conscience,
dont il est difficile d'apprécier tout d'abord les difficultés, qu'il faut évaluer
par conséquent un peu au hasard, et qui, mémo lorsqu'elle paraît d'un
prix exorbitant à ceux qui la paient, dédommage rarement l'artiste de ses
peines et de ses soins. En outre, il faut lutter de suavité ou d'énergie contre
un original redoutable, assimiler soigneusement ses procédés d'exécution
aux procédés anciens, obtenir enfin ce résultat, sans lequel toute restaura-
tion de ce genre n'est qu'un déplorable placage, que l'œuvre moderne se
fonde à ce point dans l'œuvre ancienne, qu'on ne puisse la suivre et la
déceler. Il n'est donc pas étonnant que la plupart des peintres verriers,
habitués à ces travaux de facile exécution qu'ils entreprennent au rabais
et qu'ils produisent hâtivenent sans contrôle, pour la fourniture des églises
de campagne, se soucient peu de s'astreindre aux exigences d'une œuvre
difficile et toujours peu payée.
C'est donc un devoir pour la critique sérieuse d'encourager les efforts qui
ont pour but de restituer à nos précieuses verrières cette intégrité sans
laquelle elles ne sont guère qu'une lettre-morte, une décoration éclatante,
mais sans pensée et sans enseignement. A ce titre, l'essai qui vient d'être
fait à l'église Saint-Vincent de Rouen mérite toutes les sympathies des
hommes de goût, et si nous entreprenons d'en parler avec quelque déve-
loppement, c'est que la verrière dont il s'agit est tout à la fois une œuvre
d'art de premier ordre, une représentation allégorique des plus singulières
qu'on puisse citer, et que la restauration dont elle vient d'être l'objet ne
laisse presque rien à désirer.
La verrière dont nous allons parler est située à la partie méridionale du
transept, & côté de l'élégant portail qui fera bientôt face à la rue Haran-
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-^ 239 —
guérie prolongée. Elle est divisée perpendiculairement, par trois me-
neaux, en quatre formes ou travées, et horizontalement en trois étages ou
zones, indépendamment de la partie enclavée sous le cintre de Togive, qui
se divise également en trois étages de compartiments . superposes. Cette
Terriôre avait été jusqu'ici peu remarquée, malgré tout Téclat dont elle
brille, ce qu'il faut sans doute attribuer à Tofoscurité mystérieuse du sijget
et aux injures que le temps avait fait éprouver à ses symboliques figura-
tions. Elle avait cependant attiré l'attention de notre savant antiquaire
Ë.-H. Langlois, qui en avait esquissé quelques personnages, et qui, dans
son Essai sur la peinture sur verre^ principalement à Rouen, se contente de
dire que c'est une allégorie représentant le triomphe des vertus chrétien-
nes, et qu'on y voit les sept péchés capitaux, marchant en cavalcade,
montés sur divers animaux. aDeux femmes, ajoute-t-il, dont l'une figure la
Gourmandise et l'autre la Colère ou l'Orgueil, s'entretiennent avec une
grâce et une vérité qui les font distinguer dans ce groupe de réprobation.»
Ce sont précisément ces deux figures que Langlois avait dessinées, sans
doute avec l'intention de les introduire dans son Esmi^ et dont le croquis
est demeuré entre nos mains. M. Delaquérière, qui a consacré à l'église de
Saint- Vincent et à ses vitraux une monographie justement appréciée, fait
remarquer, en citant le passage de Langlois, qu'un sujet analogue a été
sculpté sur pierre dans une maison située rue de l'Ecureuil, et, sans pous-
ser plus loin ses investigations, il termine par ce renseignement, emprunté
aux registres de la Fabrique, qu'en 1764, cette verrière, ainsi que toutes
celles du midi de l'église, fut fortement endommagée par la grêle, pendant
un ouragan.
Le champ de l'interprétation est donc à peu près inexploré ; nous allons
essayer de le parcourir, non toutefois sans éprouver une certaine appré-
hension, en songeant aux écueils de cette mer terrible, dont parle Boileau (1).
(1) Après cela, Docteur, va pâlir sur la Bible,
Va marquer les ëcueils de cette mer terrible !
(Boileau, Satire VIII v. 215.)
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— 240 —
Il peut sembler aventureux, en effet, de toucher sans, mission à ces mys-
tères redoutables sur lesquels TÉglise elle-même garde une prudente ré-
serve, laissant, aux âmes ardentes et passionnées dans leur foi, la liberté
de leurs suppositions hardies, dès lors qu'elles trouvent dans des textes
ambigus des Saintes-Ecritures un fondement plus ou moins plausible.
Loin de nous, l'intention de juger et encore moins de critiquer ces singu-
lières applications de Tinterprétation biblique. Nous nous contentons seu-
lement de les exposer, comme un témoignage du mysticisme exalté d'une
époque où la foi, pressentant de prochaines épreuves, affirmait ses
croyances avec un redoublement d'énei^e, et même, par delà le dogme
établi, rêvait et se créait des dogmes nouveaux.
Le sujet de la verrière est complexe; il y a ce qu'on pourrait appeler le
drame divin qui occupe la partie supérieure, tandis qu*à la partie inférieure
se déroule le drame humain. La pensée la plus générale, celle qui domine
Tensemble, est évidemment la glorification de la Vierge; c'est la manifes-
tation la plus éclatante qu'on puisse concevoir de sa nature immaculée qui
est assimilée, identifiée en quelque sorte à la nature divine. Mais, au-des-
sous de cette pensée générale, il y a une pensée secondaire qui résulte de
la considération des différents développements qui constituent l'œuvre
entière. C'est, suivant nous, l'intention de présenter la femme, dans Marie,
comme auteur de la création, par sa participation directe à cet acte de la
volonté suprême, de la chiUe^ dans Eve, et enfin de la réhabilitation, encore
dans Marie, comme mère du Sauveur. C'est l'histoire abrégée de l'hu-
manité en trois périodes, dans lesquelles la femme remplit le rôle prin-
cipal.
Ces préliminaires exposés, abordons la description. La partie supérieure
de la fenêtre, encadrée dans les deux courbes de l'ogive, est divisée en
six compartiments principaux, subordonnés les uns aux autres dans cet
ordre : un, deux et trois, ainsi qu'on s'exprime en blason. Entre ces com-
partiments d autres plus petits sont intercalés, qui remplissent les inter-
valles et, par leurs figurations appropriées au stget, servent à compléter
l'ensemble.
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— 241 —
Dans le compartiment supérieur figure la Trinité, représentée par deux
des personnes divines siégeant sur un trône, au-dessus desquelles plane,
tout au sommet de Togive, le Saint-Esprit en forme de colombe. Rien jus-
qu'ici que de très ordinaire aux représentations de ce genre. Jilais voici
rinattendu : entre les deux personnes assises apparaît, soutenue dans Tes*
pace, une très petite figure de la Vierge enfant, c'est-à-dire, suivant la
pensée du peintre, encore incréée à sa vie mortelle, et qui assiste au conseil
suprême où se décide la création. Bientôt, la volonté divine se manifeste;
dans le compartiment placé immédiatement au-dessous, le fils apparaît ra-
dieux, vêtu de lumière , ainsi qu'on peut dire , car une gloire rayonnante
Tenvironne de toutes parts; il plane dansTinfini, et de ses bras étendus, par
un geste souverain, il sépare le chaos du monde naissant; à son côté, une nou-
velle figure de la Vierge, ayant à piine la proportion d'un embryon de
quelques mois, par rapport à la mère qui le porte dans son sein, est repré-
sentée au centre d'une auréole particulière qu'enveloppe dans son orbe
lumineux la gloire qui rayonne autour du divin Créateur. Ici évidemment
la Vierge participe directement à la création. Et s'il pouvait rester un
doute sur cette interprétation, il serait à l'instant levé par les termes de
cette inscription qui se lit sur une banderoUe, au-dessous de ce siyet:
Nondum erant abyssi et jam concepta eram. Ces paroles, empruntées au
livre des Proverbes de Salomen, chapitre VIII, verset 24, quelque significa-
tives qu'elles soient, ont besoin, comme nous en verrons d'ailleurs d'autres
exemples dans un instant, d'être complétées par la lecture des versets voi-
sins, qui s'appliquent à la plupart des détails représentés et leur servent
de commentaire.
Voici, d'après la traduction de D. Calnàet, quelques-uns des versets de
ce chapitre, qui ont certainement guidé l'artiste ou plutôt ceux qui le diri-
gèrent dans cette hardie personnification :
« j^ 22. Le Seigneur m'a possédée au commencement de ses voies; avant
qu'il créât aucune chose, j'étais déjà.
» t ^- J*û été établie dès l'éternité et dès le commencement, avant que
laterre fût créée.
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» f 24. Les abymes n'étaient point encore lorsque j'étais déjà conçue.
(C'est le verset inscrit sur le vitrail).
» ^ 27. Lorsqu'il préparait les cieux, j'étais présente; lorsqu'il environ-
nait les abymes de leurs bornes et qu'il leur prescrivait une loi invio-
lable...
» j^ 30. J'ÉTAIS AVEC LUI ET JE RÉGLAIS TOUTES CHOSES; j'étais cbaque jour
dans les délices, me jouant sans cesse devant lui. »
Dom Calmet fait observer, sur ce dernier verset, que le texte hébreu, qui
présente souvent un sens plus matériel et plus étroit que la Vulgate, s'in-
terprète ainsi:
a J'étais auprès de lui comme un nourrisson qui demeure auprès de son
père et qui se joue en sa présence.» Il est évident que c'est à l'idée d'enfant
en bas-âge que l'artiste s'est attaché pour matérialiser sa singulière con-
ception.
Mais qui tient donc ce langage si rempli de pompe et de majesté? Il n'j
a à cet égard aucune difficulté d'interprétation ; le commencement du cha-
pitre le révèle sans détour; c'est la Sagesse divine, éternelle et incréée
comme Dieu lui-même, ayant nécessairement présidé à tous ses actes ; at-
tribut inséparable, en un mot, do la divinité. Il n'est pas sans exemple, à
la vérité, que des interprètes aient songé, à titre d'allusion, de figure et do
sens prophétique, à les appliquer à la Vierge; la Bible de Vitré l'indique,
quoique D. Calmet reste muet à cet égard ; mais, rapporter au sens littéral
ces termes figurés, donner une expression matérielle et un corps à ces in-
saisissables emblèmes, voilà ce qui distingue l'œuvre que nous' analysons
de toutes les représentations ayant pour but de glorifier la Vierge en l'exal-
tant par dessus toutes les créatures.
Reprenons notre description : Au haut de la verrière, avons-nous dit, la
Trinité, dont la volonté suprême va tirer l'Univers du chaos, et la Vierge
ayant place au milieu des trois personnes divines ; au-dessous, la seconde
personne de la Trinité, ayant la Vierge à son côté, réalise la création dont
les' divers tableaux se groupent dans les compartiments voisins; ainsi, à
gauche, dans le compartiment parallèle à celui du Créateur, les éléments
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encore confondus présentent l'image d'un volcan en éruption. Dans le com-
partiment au-dessus, quatre anges entièrement teints chacun d'une couleur
différente: blanc, bleu, vert, rouge , font voir par ce contraste naïf que la
séparation des éléments est accomplie. A droite et sur le même plan, les
douze signes du zodiaque, inscrits chacun au milieu d'un disque, indiquent la
création de Tunivers et l'établissement de l'ordre invariable des saisons.
Ici encore nous avons à signaler une de ces singularités énigmatiques qui
rendent l'étude de cette verrière si intéressante pour ceux qui aiment à
dégager le sena vrai de l'obscurité affectée du symbole. Dans la série des
signes du zodiaque, la Vierge fait défaut; et pourtant le disque qui lui est
consacré est en place, au centre du groupe, intact comme au jour où il sor-
tit de la main du peintre, avec le listel jaune qui le borde et qui le rend
conforme aux disques voisins; mais l'artiste s'est contenté d'y figurer un
cie let un horizon. L'idée est ingénieuse, quoique raffinée, et ne se laisse pas
tout d'abord comprendre. Mais en voici Texplication : évidemment Tartiste,
saisissant chaque occasion de matérialiser une idée symbolique, a établi
une confusion volontaire de personnes entre la constellation céleste appelée
la Vierge, et l'être quasi divin dont il fait une émanation de Dieu même,
existant dès l'origine des choses, et prenant part à l'œuvre de la création ;
coDséquemment , il affecte de ne pas la placer au zodiaque puisqu'elle
tient sa place à côté du Créateur lui-même. Au-dessous, à droite, le der-
nier acte de la création : Eve tirée de la côte d'Adam.
C'est par ce dernier sujet, qui sert de transition, que nous passons de ce
que nous avons appelé le drame divin au drame humain. Ce dernier est en
trois actes ou tableaux: rinnocence, la Chute, la Réhabilitation, qui occupent
chacun, en descendant de haut en bas, une des trois zones horizon-
tales.
Quelques mots d'explication préalable sont maintenant nécessaires pour
rendre compte du singulier parti adopté par l'artiste. Les sujets que nous
venons d'annoncer sont bien connus; ils ont exercé maintes fois le talent
du peintre ou du sculpteur, et il serait superflu do prétendre les inter-
préter s'ils se présentaient ici sous leur forme habituelle. Mais il n*en
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— 244 —
est pas ainsi, et ce qui frappe tout d^abord le spectateur, c'est un appareil
étrange, une pompe théâtrale et fantastique; c'est une suite de chars
richement décorés, précédés et suivis de personnages splendidement vêtus,
portant des bannières qui se déployent au vent. En un mot, c'est un
cortège de fête, une sorte de Triomphe, ainsi qu'on appelait jadis ces ma-
nifestations d'apparat dans lesquelles éclatait, avec une prodigalité sans
mesure , le goût passionné de nos ancêtres pour les représentations
fastueuses.
L'idée de figurer sous ce bizarre déguisement quelques-uns des faits qui
sont la base même de nos croyances religieuses, pourrait passer pour une
singulière anomalie, pour le résultat de quelque fantaisie individuelle, ,
si l'examen comparé de quelques autres monuments de notre ville n'éta-
blissait, entre ces diverses figurations, une similitude qu'on tenterait en
vain d'attribuer au hasard. Ces monuments sont principalement: la frise,
divisée en six bas-reliefs, qui couronne les fenêtres de la galerie de l'hôtel
du Bourgtherouide, parallèlement aux célèbres bas-reliefs de l'entrevuedu
Camp du Drap-d'Or; les bas-reliefs d'une maison de la rue de l'Ecureuil,
que nous avons déjà cités, et une magnifique verrière de l'église Saint-
Patrice, connue sous le titre de Triomphe de la Religion. Ces divers monu-
ments représentent le même siget que notre verrière, à l'aide du même
système, c'est-à-dire en plaçant les scènes caractéristiques sur des chars.
Sans doute, ces représentations différent dans les détails, dans ce qui
constitue les divers accessoires du siget, mais le fond est essentiellement
le même. Dans les bas-reliefs de la rue de l'Ecureuil, dont un seul, horri-
blement maltraité, est aujourd'hui visible, mais qui, lorsque E.-H. Lan-
glois les dessina sur pierre, vers 1830(1), étaient encore au nombre de trois
et passablement conservés, le sujet qui représente la Chute, c'est-à-dire les
suites de la désobéissance d'Adam, et qui comprend deux de ces bas-reliefs,
(1) Les épreuves de ces trois précieuses lithographies sont excessivement rares ; il
n*en fut tiré que deux ou trois à titre d'essai, et, par suite d*un malentendu, les pierres
furent effacées. Un exemplaire existe à la Bibliothèque publique de Rouen.
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— 246 —
est tellement semblable à la même scène de notre verrière, qa*on retrouve
dans chacun d'eux les mêmes personnages, les mêmes bannières et les mêmes
attributs. Il en est de même du troisième bas-relief, qui n'offre que la
moitié de la scène du Triomphe de V Eglise. De sorte que si ces bas^reliefs,
qui devaient être au nombre de six au moins, nous eussent été conservés
dans leur intégrité, nous aurions une répétition exacte en sculpture du
même sujet, modifié seulement par Tinspiration personnelle de l'artiste.
De semblables analogies, observées sur des monuments existant dans la
même ville et appartenant tous à la même époque, indiquent une origine
commune. Nous sommes d'avis qu'il faut naturellement chercher cette
origine dans quelque fait réel passé à cette époque, et dont nos annales
locales n'ont pas gardé le souvenir. La Flandre maintient encore avec un
attachement héréditaire l'usage de ces pieuses solennités où, sous forme
de cortège triomphal, on expose, à des époques jubilaires, sur une suite de
chars disposés comme autant de théâtres, des allégories religieuses, des
personnifications morales, et même les mystères sacrés de la foi. Au jubilé
de Notre-Dame-d'Hanswyck, célébré à Malines, en 1838, et consacré,
comme la procession de notre vitrail, à glorifier la mère du Sauveur, on
vit défiler dans le cortège les Litanies de la Vierge, représentées par
cinquante jeunes filles à cheval, portant chacune une bannière et l'attribut
emblématique de l'invocation qu'elles caractérisaient ; en outre, sur neuf
chars richement décorés, des groupes nombreux symbolisaient, dans le
plus somptueux appareil, les prérogatives célestes que l'Eglise attribue à la
paissante médiatrice des humains. Au xvi* siècle, les Rouennais avaient
pour ces représentations allégoriques le même goût passionné qui survit
chez les Belges d'ai:gourd'hui. Les Entrées royales en fournissent d'incon-
testables exemples. Le souvenir des magnificences qu'on déploya à l'entrée
de Henri II nous ont été conservées par la gravure; on y voit figurer les
chars de la Renommée, de la Fortune, de la Religion.
Nous n'hésitons donc pas à croire que la verrière de Saint-Vincent, ainsi
que les monuments similaires que nous avons cités, étaient destinés à
transmettre le souvenir de quelque solennité religieuse, analogue au jubilé
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de Malines, et que leur exécution pût être ordonnée par quelques-uns
de ceux qui avaient été les promoteurs ou les acteurs principaux de ces
grandes manifestations. Si les seigneurs de la puissante famille des Leroux,
qui firent construire et décorer l'hôtel du Bourgtheroulde, y firent repré-
senter en sculpture les principales scènes de Tentrevue du Camp du Drap-
d'Or, c'est que sans doute l'un d'eux y avait assisté; et s'ils y joignirent
la représentation d'un Triomphe dans lequel figurent, groupés sur des
chars, comme à Saint-Yincent, différentes scènes allégoriques, symbolisant la
Création, la Désobéissance d'Adam et finalement le Triomphe de la foi, c'est
aussi sans doute parce qu'un événement contemporain, aux magnificences
duquel l'un d'eux avait peut-être contribué, en rendait le souvenir glorieux
pour sa famille. Nous tenterions vainement de donner une explication
plus plausible du fait de la reproduction multiple de ce si:get, sous l'inspira-
tion d'un programme identique pour tous. A la vérité, les idées que ce
programme développe et met en action avaient une grande vogue à cette
époque ; la précellence de la Yierge-Mére sur toutes les créatures, l'Huma-
nité déchue, condamnée, puis enfin régénérée par le divin sacrifice, le
triomphe de la foi sur l'hérésie, tels étaient alors les si:gets d'une foule de
compositions. Ainsi, parmi les vitraux de l'église de Couches, on remarque
une magnifique peinture du Triomphe de la Foi; à l'église de SaintrOuen
de Pont-Audemer, une autre verrière, qui est certainement un des plus
merveilleux chefs-d'œuvre du xvi* siècle, a pour siget l'Humanité repré-
sentée dans ses trois phases successives : Avant la Loi, Sotis la Loi, Sma
la Grâce» Ces sijgets, il faut le reconnaître, ont une étroite concordance
avec le nôtre, et toutefois la composition en diffère de tout point; elle ne
sort pas, en effet, des données naturelles, et ne présente à l'interprétation
aucune énigme, telle que celle de ces chars qui voiturent tour à tour
Adam et Eve, le Serpent, la Vierge, etc. Cette dernière particularité
établit entre nos représentations rouennaises et toutes les autres du même
genre une différence tranchée qui ne saurait être méconnue.
Ces explications admises, et dès qu'il est avéré que nous avons sous les
yeux la représentation d'un spectacle pieux, d'une procession scénique ,
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composée à rimitation de toutes celles que le xvi* siècle prodiguait dans
ses fêtes, toute difficulté d'interprétation disparaît^ et la description de-
vient aisée et facile. Nous allons la poursuivre âuccinctement, en tenant
compte, toutefois, des particularités caractéristiques les plus intéres-
santes.
La partie moyenne et inférieure du vitrail est partagée, comme nous
Tavons dit, en trois zones horizontales qu'il faut supposer réunies et mises
bout à bout, en commençant par le haut, à droite, et en finissant par le
bas, à gauche, pour embrasser dans leur ordre successif les différentes
scènes du cortège. Chaque étage, toutefois, représente une scène com-
plète.
A rétage supérieur, le premier panneau, à droite, représente la créa-
tion terrestre dans Tharmonie primitive de son état d'innocence et de
paix. Divers animaux, quadrupèdes, volatiles et reptiles, un lion, uno li-
corne, un bœuf, un sanglier, etc., cheminent fraternellement vers la droite,
au milieu d'une forêt, précédant et annonçant le roi de la création.
Au panneau suivant, deux figures de jeunes filles, somptueusement vê-
tues, représentent, l'une la Foi (Fides), avec une église pour attribut
dans la main, l'autre la Force (Fortitudo) ; cette dernière, sans attribut
pour justifier son titre, traîne, à l'aide d'une chaîne, un char qui occupe
le troisième panneau. Sur ce char, richement décoré , sont assis Adam
et Eve , dans une complète nudité. Adam tient dressée et fait ondoyer
au-dessus du char une bannière sur laquelle est représentée la Justice.
Toute cette scène se détache sur un fond représentant une forêt au-
dessus de laquelle brillent le disque du soleil et celui de la lune. Sur une
bandelette qui se déroule au-dessous du char on lit ces paroles du psaume
VII], verset 8 : Omnia mbjecisti sub pedibus qus. Si l'on se reporte au texte
sacré pour compléter la pensée, ce qui est généralement nécessaire si l'on
Teut avoir l'intelligence complète du sens de ces symboles, on y trouve ce
passage :
0^7. Vous lui avez donné l'empire sur tous les ouvrages de vos
mains.
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9 jr 8. Vous avez mis toutes choses sous ses pieds : les brebis, les bœufs,
toutes les bétes domestiques et celles qui sont sauvages, les oiseaux du
ciel et les poissons de la mer... »
Ce passage justifie la présence des animaux qui précèdent le cortège.
Derrière le char et occupant le quatrième panneau, un groupe de Vertus,
élégamment agencées dans leurs riches vêtements, ferme la marche et
complète la scène, en symbolisant les perfections dont le Créateur avait
doué sa créature avant la désobéissance et la réprobation qui la suivit; ce
sont (1) : la Charité, qui tient dans ses mains un soleil, emblème des feux
qui échauffent son zèle; la Prudence, portant un livre ouvert (2); la Tem-
pérance tenant élevée dans sa main une tête de mort, comme pour procla-
mer que rintempérance conduit fatalement au trépas; enfin TEspérance qui
porte une ancre , son emblème habituel. Ce groupe, en j comprenant les
deux figures qui précèdent le char, complètent, aune exception près, la série
de ces sept vertus que la religion préconise entre toutes et que la théologie
a appelées théologales et cardinales. Toutefois, la Justice, Tune d'entre elles,
pourrait passer pour absente, si Ton ne remarquait qu'elle figure avec ses
balances sur la bannière que tient Adam, symbolisant ce règne de la jus-
tice qui allait se perpétuer sur la terre sans la faute de nos premiers pa-
rents. C'est là une nouvelle application du moyen que l'artiste à mis en
œuvre lorsque, dans le siget supérieur, il a retranché la Vierge du nombre
des constellations créées, par la raison qu'elle figurait, comme créatrice
elle-même, à côté du Créateur.
Nous avons à signaler, à propos de ce tableau, une particularité de la
plus haute importance. C^est que Tartiéte y a inscrit son nom sur le listel
<l) Les noms de ces vertus sont inscrits sur des tillets^ au-dessous ou à côté
des personnages.
(2) M. Didron, dans son Iconographie des Vertus cardinales, constate que les figures
de la Prudence armées du livre sont très nombreuses; il explique cet emblème par
cette considération : qu'une des preknières recommandations de la Pradence à rhomme
étant de se connaître lui-même , le livre est une sorte de miroir où il apprend à se
connidtre.
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ou bordure inférieure du char; malheureusement, Tartiste ayant volon-
tairement dissimulé une partie de Tinscription derrière la roue du char, ce
nom, partagé en deux fractions, demeure incomplet; on lit JEHAN LE
PR... ERL Nous ne nous hasarderons point à compléter ce nom, n^ayant,
jusqu'à ce moment aucune conjecture plausible à émettre; mais nous es-
pérons viyement, pour la gloire de l'artiste qui a conçu et exécuté cette
œuvre remarquable, que quelque découverte inopinée viendra restituer à
ce nom tronqué son complément perdu«
Au tableau d'innocence et de félicité sans mélange que retrace la zone
que nous venons de décrire, va succéder, dans la zone au-dessous, le ta-
bleau des conséquences fatales qu'a entraînées la désobéissance de nos
premiers parents. D'abord, au premier panneau, à droite, on aperçoit
dans le fond le paradis terrestre, sous l'apparence inusitée d'une île ver-
dojante qu'entourent les eaux d'un grand fleuve. De petits anges voltigent
parmi le feuillage des arbres, tandis qu'à l'entrée d'une grotte profonde
se montre un ange entièrement rouge qui tient une épée flamboyante.
Cette singulière idée d'avoir représenté le paradis comme une ile désor-
mais inaccessible, fait involontairement penser à ces vers de Boileau :
Uhonneur est comme une ile escarpëe et sans bords,
On n'y peut plus rentrer dès qu'on en est dehors.
Sur le premier plan de ce panneau se montre, en guise de coryphée de
cette nouvelle scène, une femme au visage vieilli, parée des plus splen-
didcs atours; elle porte et élève dans les airs une hampe, qu'à sa richesse
on peut prendre pour un sceptre; mais ce sceptre est brisé; sur la bannière
qui se déploie à son sommet est flgurée la Justice , renversée et la tète en
bas. Le nom de cette femme est inscrit à ses pieds: Credulitas. C'est la cré-
dulité de nos premiers parents aux conseils du tentateur, qui a entraîné
leur déchéance.
Le panneau, suivant nous , montre cette déchéance dans sa désolante
réalité. Adam et Eve, descendus de leur char de triomphe, s'avancent
tristement, la tête baissée, honteux tout à la fois de leur faute et de leur
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nudité qu'ils s'efforcent de cacher avec leurs mains chargées de liens.
Trois figures les accompagnent, personnifications que le châtiment céleste a
désormais attachées à leurs pas ; c'est la Douleur (Dolor) , agenouillée et
levant au ciel ses yeux en larmes avec une sublime expression d'angoisse;
c'est le Travail (Labor), représenté sous la figure d'une jeune fille vêtue
d'habits communs, qui traîne le char du panneau suivant; c'est enfin
une troisième figure qu'à ses sordides vêtements qui cachent à peine sa
nudité on reconnaît aisément pour la Misère^ quoique aucun nom ne l'ac-
compagne. L'inscription placée sur une banderoUe, au bas du panneau
voisin, sert de commentaire à cette scène : Et amplius eorum labor et dolor.
C'est un fragment de verset du psaume 89, dont le sens est que : le sur-
plus de leurs ans n'est que peine et douleur.
Le char qui suit manifeste le triomphe du Tentateur ; il porte l'arbre
de la science qu'entoure de ses replis le Serpent au buste séduisant do
femme. Ce génie du mal agite et fait fiotter une bannière sur laquelle
figure la Mort, hideuse et décharnée, qui brandit un dard. A l'arrière du
char se dressent deux statues, emblème saisissable de l'idolâtrie qui va
s'étendre sur le monde. Deux femmes accompagnent le char; l'une d'elles
est désignée par un tillet qui porte son nom: Inobedientia, c'est la Déso-
béissance; le nom de la seconde est inscrit en cercle sur une des roues,
c'est la Cupidité (1) (Cupiditas). Ces deux figures complètent, avec la
Crédulité, l'ensemble personnifié des infiuences fatales sous lesquelles
succombèrent nos premiers parents.
Le dernier panneau, qui termine cette scène, renferme dans son étroit
espace un groupe dans l'agencement duquel Tartiste a fait preuve d'une
grande habileté. On y voit figurer les sept Vices capitaux, qu'une inscrip-
tion incorrecte désigne ainsi : Les sept pèches mortes. Chacun d'eux a pour
monture l'animal qui caractérise le mieux son penchant. Toutefois, quatre
de ces animaux seulement se laissent apercevoir. Ainsi, au premier rang,
(l) La Cupidité d'atteindre à cet état de perfection quelle Tentateur leur faisait
entrevoir en leur disant: Vous serez égaux à des Dieux,
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une femme splendidement vêtue, montcô sur un lion, figure l'Orgueil;
elle semble converser activement avec sa voisine, montée sur un pourceau^
et qui figure la Gourmandise. Un chien, animal cynique, sert à désigner
la Luxure, tandis qu'un âne, animal rétif, caractérise la Paresse. Les
trois derniers Vices, placés à l'arriére du groupe, et ne montrant guère
que leurs têtes, peuvent offrir quelque vague à l'interprétation. Une femme
à tête casquée , avec une expression violente, doit représenter la Colère;
une figure de vieille exprime, naturellement l'Avarice ; au personnage de
l'Envie revient forcément la dernière tête, mais nous devons reconnaître
qu'elle est sans aucune expression.
C'est ici l'occasion de faire remarquer de nouveau l'identité d'inten-
tions et de symboles, déjà par nous signalée, et qui existe entre cette
représentation des suites de la chute d'Adam, et la représentation analogue
comprise dans deux des bas-reliefs de la rue de l'Ecureuil qui se font
suite. On retrouve, dans ces derniers, la figure de la Crédulité portant la
bannière à l'effigie de la Justice la tête en bas; Adam et Eve cachant leur
nudité; le Travail et la Douleur, l'un en robuste villageois avec sa houe
sur l'épaule, l'autre en vieillard infirme qui se traîne péniblement en
s appuyant sur deux béquilles ; puis vient le char portant l'arbre de la
Science, le Serpent au buâte de femme qui s'enroule dans ses rameaux, et
qui déploie la bannière où la Mort, figure d'une rare énergie de mouve-
ment, s'apprête à lancer son dard; enfin, à la suite du char, les sept
Péchés en cavalcade sur divers animaux. L'identité, sinon de détails au
moins de pensée, est, comme on le voit, de la plus entière évidence, et justifie
ce que BOUS avons cherché à établir: le fait d'un programme scénique, inter-
prété diversement dans les détails par plusieurs artistes, suivant l'empla-
cement, les convenances particulières et les procédés employés, mais au
fond identique pour tous.
La dernière zone, à la base du vitrail, va nous offrir la conclusion de
ce grand drame allégorique, c'est-à-dire le Triomphe de la Foi, de l'Egliso
ou de Marie. Il serait difficile de préciser davantage, car il paraît évident,
lorsqu'on observe attentivement les représentations de ce genre et de cette
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époque, qu'on a laissé avec intention la détermination demeurer indécise ;
c'est surtout ici que les caractères d'une représentation ambulatoire éclatent
aux jeux les moins prévenus.
Au premier panneau, toujours à droite, la marche du cortège est ouverte
par quatre petits anges qui voltigent en sonnant de la trompette. Ce
groupe nous fournit un détail de la plus haute importance pour la localisa-
tion de la scène. Aux trompes sont appendus des pennons carrés qui por-
tent des armoiries disposées hiérarchiquement de haut en bas dans l'ordre
suivant: en haut, l'écusson de France, puis ceux de France et de Bretagne
accolés, l'écusson de Normandie et enfin celui de Rouen. A leur suite
marche avec solennité Moïse élevant dans les airs une lance au sommet
de laquelle un hideux Dragon transpercé s'épuise en vaines contorsions.
Deux femmes le suivent: l'une est Vérité, montée sur une licorne et
déployant une bannière sur laquelle est figuré le Saint-Esprit; l'autre s'ap-
pelle Hérésie; elle lance à ce divin emblème un regard de haine et de défi.
Quatre anges ailés, tenant des palmes, et précédant ou traînant le char,
occupent le deuxième panneau.
Sur un char d'une richesse extrême, surmonté d'un dais et disposé
comme un trône, siège une femme dans laquelle on peut reconnaître tout
à la fois ou séparément, suivant le gré des interprètes, la Religion,
l'Eglise ou la Vierge Marie ; un sceptre est dans une de ses mains et une
palme dans l'autre. Sur l'avant du char se tiennent deux prophètes, dont
l'un est David, reconnaissable à sa harpe, et l'autre, qu'on lui associe
ordinairement dans de semblables représentations , est le mâle Isaïe. Le
Serpent git écrasé sous les roues du char; au-dessous de lui^ sttr une
bandelette, on lit ces paroles prophétiques du chapitre III, verset 8 de la
Genèse : Ipsa œnteret caput tuum ; cr Elle te brisera la tête. » Une autre
banderolle, fiottant dans l'air au-dessus de cette scène, porte cette inscrip-
tion tirée du Cantique des Cantiques (ch. IV, v. 7): Tota pulchra es, arnica
mea, et macula non est in te; « Tu es toute belle, mon amie, et il n'y a point
de tache en toi. »
Enfin, dans le dernier panneau qui clôt cette œuvre aussi singulière que
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variée, un groupe de seigneurs et de bourgeois suit le char et ferme le cor-
tège, en paraissant s'entretenir avec animation du merveilleux spectacle
qui vient de défiler devant lui.
Avant de terminer cette longue description, signalons encore quelques
détails volontairement omis. D'abord, sur la bordure d'une des roues du
char qui porte le Serpent, ainsi qu'au centre d'une roue du char dé la Reli-
gion, on lit cette date deux fois répétée : 1515, qui doit être considérée
comme celle de l'exécution de cette magnifique verrière. Cette date est
d'ailleurs corroborée par la présence de Técusson, parti de France et de
Bretagne, que nous venons de citer; placé au-dessous de celui du roi, cet
êcusson était un hommage à la reine Claude de France , qui , par son
mariage tout récent avec François I", venait do lui apporter en dot le
duché de Bretagne.
En décrivant le dernier tableau, nous avons passé sous silence deux
inscriptions qui se lisent à la base même du vitrail, chacune sur une ban-
delette ou phylactère, Tunç au-dessous du groupe de seigneurs qui suivent
le char, l'autre au-dessous du groupe où figure Moïse. Ces deux inscriptions
doivent être considérées comme étant en dehors du si:get et placées là
comme une invocation du pieux donateur : Bne adjuva me, — Custodi famu-
/«m tuum sperantem in te, « Seigneur, soyez mon aide. — Préservez votre
serviteur qui espère en vous. » Cette double inscription, présentant un
caractère tout à fait individuel, exclut toute participation d'un corps ou
d'une confrérie à l'offrande de ce vitrail.
À chacun des deux angles .extrêmes de la verrière, on voit un êcusson
chargé d'un chiffre ou monogramme qui malheureusement ne peut offrir,
quanta présent, aucune lumière pour faire découvrir le nom, soit de l'au-
teur, soit du donateur. Le chiffre de gauche est composé d'un A et d'un
B soudés ensemble par leurs jambages contigus, et surmontés d'un sigle
d'origine maçonnique, analogue à celui qu'on trouve si fréquemment ré-
pété au XV* siècle, sur les marques typographiques des premiers impri-
meups, ainsi que sur de nombreuses œuvres d'artistes. Le chiffre de droite
parait composé de deux QQ adossés, d'une forme assez inusitée.
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Enfin, une dernière observation, fondée sur un détail accessoire du sujet,
peut fournir un argument concluant pour localiser la scène, c'est-à-dire
pour déterminer d'une manière précise le lieu où elle se passe. Dans le
second tableau, qui occupe le rang intermédiaire, le fond présente l'aspect
imposant d'une grande ville, située au bord d'un fleuve que traverse un
pont aux arches nombreuses. Certainement, il ne faut pas chercher, dans
la silhouette des monuments, des similitudes exactes de détails dont les
artistes n'avaient nul souci à cette époque. Mais, si l'on s'arrête aux traits
généraux, on no peut méconnaître qu'on a sous les yeux Rouen avec son
grand fleuve semé d'îles verdoyantes et sillonné par des vaisseaux, avec
son pont de pierre, avec sa haute cathédrale placée dans le voisinage de la
rue qui, partant du pont, traverse la ville; enfln, avec la tour de Saint-
Ouen, placée un peu en arrière, cette ressemblance évidente avait pour
but d'indiquer que ce spectacle mémorable avait Rouen pour théâtre.
L'initiative de l'entreprise de cette importante restauration est due au
Conseil de Fabrique de l'église de Saint-Vincent et au digne curé de cette
paroisse, M. l'abbé Dumesnil. C'est la Fabrique qui en a fait les frais,
évalués à la somme de deux mille francs; elle a eu, en outre, la louable
précaution de charger de la surveillance de ce travail M. Desmarest, ar-
chitecte en chef du département. C'était s'assurer une garantie de bonne
et loyale exécution, car tout le monde sait avec quelles prudentes inves-
tigations, quel soin consciencieux des détails et quelle rigoureuse exacti-
tude dans l'observation des styles, M. Desmarest procède lorsqu'il s'agit
de restaurer les monuments anciens. C'est lui qui a désigné l'artiste,
M. Nicot, peintre-verrier, à Paris, auteur de quelques travaux bien réussis
du même genre. M. Nicot, par le zèle et le dévoûment dont il a fait preuve,
a parfaitement justiflé cette préférence. Parmi les conditions qui lui avaient
été imposées, pour assurer la vérification de toutes les pièces à remplacer et
garantir la conservation des moindres fragments de l'œuvre primitive, nous
signalerons l'exécution d'un calque complet, pris sur le vitrail même ; calque
dans lequel les parties manquantes ou & retrancher, laissées d'abord en blanc,
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ontété ensuite complétées de manière à rendre parfaitement distinctes, par
remploi d'une teinte particulière, toutes les parties à restituer. Par ce
mojjen, ayant d'autoriser le travail, on a pu se faire une idée précise de
ses résultats, apprécier la convenance des restitutions proposées, ramener
celles-ci, lorsqu'il y avait lieu, à l'esprit général de l'ensemble , et surtout
assurer la conservation de toutes les pièces primitives du vitrail. Cette
précaution, inspirée par M. Desmarest, ne devra désormais, dans des tra-
vaux de ce genre, être jamais négligée. Si elle impose à l'artiste la sur-
charge d'un travail extrêmement minutieux, elle met, en revanche, de
précieux monuments à l'abri des interprétations téméraires d'un dessina-
teur ignorant, ou des coupables négligences d'un restaurateur maladroit.
L'œuvre de M. Nicot a subi l'épreuve d'une vérification des plus scrupu-
leuses; tout ce qui subsistait de l'œuvre première a été conservé, quel que
fût rétat de brisure des pièces endommagées, et les parties complémen-
taires ont été si adroitement ragréées et si parfaitement mises au ton des
anciennes, qu'il n'y a presque plus moyen de les distinguer. On doit donc
féliciter sans réserve la fabrique de Saint-Vincent d'avoir su, même au
prix d*un grand sacrifice, prendre cette initiative. La restauration, soigneuse-
ment faite d'une verrière ancienne, choisie parmi les chefs-d'œuvre que le
Mojen-Age nous a légués, aura toujours bien plus de prix, aux yeux des
personnes de goût, que la création d'une verrière moderne. Aussi, termi-
nerons-nous en invitant la Fabrique de Saint-Vincent à songer maintenant
à une restauration prochaine de la belle verrière représentant l'histoire
de saint Jean-Baptiste, qui, dans l'église, fait face à celle que nous venons
de décrire, qui est très probablement de la même main et qui l'emporte
encore sur cette dernière par la vigueur et l'éclat.
André POTTIER.
»*^»=
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CHRONIQUE NORMANDE.
La Flèche de la Cathédrale de Rouen. — C'est avec le plus grand
plaisir que, dans V Exposé de la situation de V Empire^ nous avons vu figurer
parmi les «dépenses obligatoires» du Ministère des cultes, «le raccordement
de la flèche de la cathédrale de Rouen. » Cette parole venue de si haut
nous fait espérer qu'enfin notre longue attente va cesser et qu*une
juste satisfaction sera bientôt donnée à nos vœux les plus chers et les
plus légitimes.
Le Gouvernement lui-même semble nous inspirer cette confiance quand il
dit que la dépense causée par cette grande œuvre, se trouvant trop élevée pour
les ressources ordinaires du budget, a il devra j être pourvu par des
moyens extraordinaires (1). » Ceci n'équivaut-il pas à dire que, dans le
cours de la présente session, un projet de loi sera présenté aux Chambres
dans le but de couronner notre majestueuse Métropole, comme en 1845,
une loi, que nous n'avons pas oubliée, assura l'achèvement de SainirOuen
à titre de monument national'!
A coup sûr, aucune loi d'intérêt religieux et moral ne sera mieux
accueillie par les pieuses'populations de la Normandie que celle qui aurait
pour but de placer sur le front de l'église-mère de la province de Rouen
une couronne tombée depuis quarante ans. A notre époque de paix pros-
père et de grandes entreprises artistiques, à un moment de renaissance
(l) UoniteuT tim'versel du 30 janyier 1832.
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archéologique et d'enthousiasme pour les monuments du Moyen-Age, on a
droit de s'étonner de rindiflférence dont est restée frappée si longtemps
notre cathédrale, un des monuments de notre art religieux et national.
Cette indifférence, plus apparente que réelle, trouverait peut-être sa cause
ou plutôt son prétexte dans la flèche elle-même.
Par une fatalité qui retombe tout entière sur Tépoque inexpérimentée qui
Ta vue naître, l'œuvre d'Alavoine a le malheur de mécontenter bien des
intelligences; elle est loin de répondre aux exigences et aux idées d'une géné-
ration plus instruite sur l'art dt Moyen-Age. Mais ces regrets sont tardifs, et
la raison veut que l'œuvre commencée s'achève ; l'opinion publique exige
impérieusement que ce tronçon de pyramide ne pèse pas plus longtemps
sur le front de la cité comme une tache et comme un remords.
Quelle que soit notre opinion sur l'œuvre elle-même, quelles que puissent
être nos réserves à son siget, nous savons un gré infini à S. Exe. M; le
Ministre des Cultes d'avoir enfin pris en main la cause de notre Métro-
pole. C'est l'honneur de sa propre mère que M. Rouland aura sauvegardé
pendant son passage au pouvoir. La Normandie, qui s'honore de lui avoir
donné le jour, lui conservera une reconnaissance éternelle. Le département,
de son côté, unira dans ses sentiments de gratitude le bienveillant et dé-
voué Préfet qui veille avec tant de sollicitude sur tous nos intérêts moraux
et matériels. Le diocèse, à son tour, écrira dans ses annales séculaires
sous quel épiscopat la fièche des Maurille et des d'Amboise si souvent
frappée de la foudre, est de nouveau remontée vers les cieux. L'histoire
enfin dira quelles mains puissantes ont pu soulever le couvercle du tombeau
dans lequel on retient captif depuis trente ans l'honneur de notre cité, de
notre église et de notre province.
11 faut dire aussi que ce qui aura facilité ce travail et contribué à
aplanir les obstacles qu'une juste critique opposait à l'achèvement de notre
flèche, ce sera le talent si bien connu et si bien apprécié de notre archi-
tecte diocésain. M. Barthélémy, avec ce goût toigours si!ir et cette science
éprouvée dont il a donné tant de preuves, a su enlever au projet primitif
toute sa rigidité et son anachronisme. Il a su donner à la pointe de l'ai-
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guille et aux quatre clochetons qui doivent accompagner la pyramide ce
cachet artistique et ce caractère archéologique qui satisfont les exigences
les plus sévères. Aussi, devant ce projet ainsi amendé, toutes les objections
sont tombées et le cri de toute conscience éclairée a été: a Dieu le veut, b
En terminant cet article, nous nous croirions coupable ou incomplet si
nous ne rendions ici justice à deux de nos compatriotes qui n'ont jamais
désespéré de la flèche. Même aux époques les plus critiques et lorsque les
organes les plus accrédités du Gouvernement ne faisaient plus entendre
sur notre pyramide que des arrêts de mort, ces hommes de foi ont continué
d'espérer contre toute espérance. Chacun a nommé MM. Delaquerriére
etDutuit, de Rouen. L'un, par sa plume dans la presse, l'autre, par sa parole
dans les conseils de la commune et de l'arrondissement, ont constamment
tenu le public en haleine et maintenu la question à Tordre du jour. Peut^tre
leurs communs efforts ne sont-ils pas étrangers à l'heureuse solution dont
nous sommes sur le point de devenir les témoins.
DÉBRIS d'une villa ROBIAINB APERÇUS A SaINT-AuBIN-SUR-GaILLON
(Eure.) — Dans le courant de l'été de 1861, M. Homberg, conseiller à la
Cour impériale de Rouen, et l'un des membres les plus distingués de l'Aca-
démie de cette ville, a découvert dans sa propriété de Saint-Aubin-sur-
Gaillon les restes bien évidents d'un établissement antique qui fut proba-
blement une villa romaine.
Ces débris consistent principalement dans des murs construits en tuf de
petit appareil, comme le théâtre de Lillebonne, le palais de Pitres, la villa
de Sainte-Marguerite-sur-Mer et les autres monuments romains de nos
contrées. Ces murs, qui s'allongent en galeries et se découpent en salles
reproduisent ici ce système d'appartements mystérieux et incompris aujour-
d'hui, que l'on retrouve dans toutes les habitations romaines de la Gaule et
de la Grande-Bretagne.
Au milieu de ces diverses substructions on a recueilli , comme les muets
témoins d'un luxe et d'une prospérité tombés, le chapiteau d'une colonne
de pierre, des étuves ou conduits de haleur encore reliés par le ciment
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qai les rattachait aa mur, des tuiles larges et plates qui chaînaient les mu-
railles, une monnaie de Tétricus (267-73) en tout petit bronze , et un bon
nombre de poteries dont quelques-unes étaient en terre de Samos.
Le coteau où les ruines antiques sont situées se nomme le Mont-Merel , et
tout porte à croire qu'une exploration bien conduite devrait amener desdé-
conyertes intéressantes pour Thistoire et la géographie locales.
Temple de Mercure découvert et fouillé a Bbrthouvillb. (Eure) —
Le monde savant n'a pas oublié qu'en Mars 1830, soixante-dix objets en
argent sortirent d'un champ du Villeret pour entrer dans le cabinet des
Antiques de notre Bibliothèque impériale, dont ils sont à présent le plus
bel ornement. Tout ce riche mobilier, composé de statuettes, de bustes de
Mercure, de patères, de plaques, de mains votives, de cuillères à encens, de
capsules, de disques, de plateaux, etc., était évidemment le trésor d'un temple
caché là, au jour du danger, par les prêtres ou par les adorateurs de
Tidole. Le dieu lui-même était connu, et le nom de Mercure se lisait sur
plusieurs des monuments découverts. Ce Mercure gaulois portait le surnom
topique de Caneto et de Kanetonessi, du nom de la localité qui le vénérait.
Le nom de Cœnetum^ qui fut probablement celui de Berthouville aux temps
romains, paraît avoir persévéré jusqu'au Mojen-Age; car, dans la belle
carte de Normandie dressée pour l'an 1200 par le savant M. Stapleton,
de Londres, et entièrement rédigée à l'aide de documents contemporains,
nous voyons le nom de Canetum figurer là où nous fixons aujourd'hui
Berthouville.
Mais si l'idole et son trésor étaient connus, le temple faisait complète-
ment défaut, et quoique la charrue talonnât de vieux murs dans les champs
de Berthouville, personne ne se doutait que, sous ces sillons, gisait le
squelette d'un temple antique et peut-être celui du collège attaché au ser-
vice de ses autels.
C'est à M. Métayer, de Bernay, que la science archéologique et l'histoire
de la Normandie devront cette importante et incomparable découverte.
Avec un désintéressement rare et un zèle que rien ne rebute, le jeune
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— 260 —
archéologue s'est mis à rœuyre à ses propres frais, et, sans compter les
courses, les fatigues et les sacrifices, il a entrepris Texploration des
champs de Villeret. Sonardeuraété amplement récompensée. Depuis deux
ans qu*il fouille, il a mis au jour non-seulement le Sacellum gallo-romain,
mais encore une étendue considérable de substructions dont on n^entre-
voit pas le terme.
C*est un monument unique en France, que sont Tenues yisiter tour-àrtour
plusieurs sommités scientifiques de la province et de la capitale. Nous
citerons entre autres MM. de Saulcy , de Caumont, ChabouilletetDuSomme-
rard. Tous sont revenus étonnés et heureux de ce qu'ils avaient vu ; tous
ont encouragé à leur manière le jeune explorateur. M. de Caumont en a
parlé dans son Bulletin monumental ; et dsLnsV Annuaire des cinq départements
de la Normandie, qui vient de paraître, il a publié le plan des fouilles de
Berthouville. }/IM. de Saulcy et DuSommerard ont fait plus encore : ils en
ont entretenu l'Empereur, les ministres d'Etat et de rinstruction Publique
et les membres de Tlnstitut. Enfin, ils ont obtenu du Gouvernement des
secours pour continuer des fouilles si précieuses par leurs résultats.
Notre Gouvernement dépense tous les jours des sommes considérables
pour tirer du sol de l'Italie, de la Grèce, de la Syrie et de l'Egypte, des
monuments de l'art et des pages de l'histoire. Il est bien juste en vérité
qu'il n'oublie pas là France, ni les richesses que recouvre le sol national.
a Vestigia Grœca
9 Ausi deserere et celelnrare domestica facta. »
Fouilles a Pourvillb, prés Dieppe. — Tout récemment, grâce à une
allocation qu'a bien voulu m'accorder M. le Sénateur- Préfet de la Seine-
Inférieure, j'ai pu explorer les ruines de l'ancienne église de Pourville, près
Dieppe, à présent section de Hautot-sur-Mer (canton d'Offran ville).
Si, contre mon espérance, j'ai trouvé peu d'antiquités chrétiennes du
Moyen-Âge, en revanche j'ai rencontré un gisement de débris romains bien
inattendu. J'ai constaté à l'aide de fouilles faites dans l'enceinte sacrée, que
la dernière église de Saint-Thomas-de-Pourville, à présent en ruines, et dont
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— 261 —
les restes figurent dans les Voyages pittoresques et romantiques de Charles
Nodier et du baron Taylor, n'a été assise dans la vallée qu'au xvi* siècle, à
Tépoque où l'église Saint-Reroy de Dieppe descendait des hauteurs du
Château pour se fixer dans le quartier du Portrd'Ouest.
Mais tandis qu'à Dieppe le nouveau temple se fondait sur les galets du
Perrey (Petreium) et sur la vase de la Place-aux-Piteaux, à Pourville, au
contraire, la récente chapelle s'asseyait sur un sol gallo-romain, présentant,
sur une épaisseur de prés d'un mètre, un mélange déterre noire, pétrie do
tuiles à rebords, de faitières, de poteries antiques et de médailles romaines.
C'est là le sol que nous avons retrouvé avec nos bêches, sol que l'on avait
déjà constaté dans l'enceinte de ce vieux presbytère de Pourville qui, au
temps de la Fronde , servit de refuge à la fameuse duchesse de Longue-
ville.
Ce sol, c'est le contemporain de ces monnaies d'or du Bas-Empire qui en
1846 et en 1861, se sont montrées avec tant d'abondance sur les roches qui
tapissent le rivage au-dessous du corps-de-garde. Ces images si bien conser-
vées de Valentinien P% de Valons, de Théodose, d'Arcade et d'Honorius,
provenaient d'un dépôt confié à un trou de rocher par les Romains qui,
au V* siècle, gardaient contre les Barbares la vallée de Portville.
L'église primitive, qui s'éleva pour les premiers chrétiens du port et de
la vallée, fut sans doute assise en côte sur le bord du chemin de Varenge-
ville, au lieu dit le Pâtis de Saint- Thomas. C'est avec plaisir que nous avons
constaté, à l'aide de nos recherches, l'exactitude d'une tradition dont nous
avions longtemps douté. Déjà, vers 1830, une indication était pourtant venue
corroborer le dire des anciens. Un cercueil de pierre, contenant un guerrier
avec son épée, s'était montré de lui-même, après un orage, et était venu
rendre à la tradition un premier témoignage. Mais ce simple aperçu de ci-
metière franc ne suffisait pas pour conclure en faveur d'une vérité que nos
fouilles d'hier ont mise à présent hors de doute.
Le sol de Pourville est donc romain comme ses monnaies d'or; et son
église primitive, assise comme celle de Dieppe sur la côte occidentale du
wallon, y fut entourée d'un cimetière mérovingien absolument comme celle
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— 262 —
de Martin-Eglise, dont Texistence est constatée dés le temps de Charles-
le-Chauve (875).
Resterait à présent à examiner si Pounrille, appelé autrefois Port-Ville^
pourra jamais convenir à la station anonyme de Portus, placée par les
géographes anciens entre les deux villes romaines de Gravinum (GrainTille-
la-Teinturiére) et de Gessoriacum (Boulogne). Portus est indiqué à 10 milles
ou lieues gauloises au nord de Gravinum.
L'abbb COCHET.
Une rectification. — À propos de la note publiée dans notre numéro
du 30 mars sur la Translation des restes de Judfth de Bretagne, le Jour-
nal de Bernât/ nous admoneste assez vertement; il donne du même coup à
notre savant collaborateur M. Tabbé Cochet, auteur de Tarticle, une leçon
d'archéologie sépulcrale, et il accuse la rédaction de la Revue de manquer
do a bienveillance, d Les éloges comme les critiques de la presse nous tou-
chent intimement : nous nous réjouissons trop du bon appui que nous pro-
diguent avec largesse les journaux de la province, pour nous permettre
d'accueillir jamais avec dédain la moins justifiée de leurs insinuations.
Voici la lettre que nous avons adressée en réponse à M. le gérant da
Journal de Bemay :
Monsieur,
a Je ne croyais guère que la note publiée par nous dans la Revue de la
» Normandie du 30 mars dernier sur la Translation des prétendus restes
o DE Judith de Bretagne nous vaudrait, de la part du Journal de Bemay ^
» des observations de la nature de celles que contient, à notre adresse,
» votre numéro du 10 de ce mois.
j> Nous avons une opinion franche et sincère sur une cérémonie qui
o nous semble étrange. Notre idée, nous l'émettons devant le public lojale-
» ment et poliment aussi, en signant notre article et en expliquant notre
» pensée dans les termes les plus modérés et les moins blessants.
» C'est, nous le pensons, notre droit, et nous en usons néanmoins avec
» toutes les précautions et toutes les réserves de gens du monde. Notre
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— 263 —
» extrême modération ressort parfaitement de la citation que vous avez
» bien voulu faire, le 3 avril, de notre article. C'est tout ce que nous avons
» à dire, et je ne veux pas revenir sur un point éclairci pour tous. Ce qui
» me reste à vous exprimer. Monsieur, c'est le sentiment d'amère surprise
» que j'ai éprouvé à la lecture de votre journal, quand j'en suis venu à
» cette phrase incidente qui tombe, — on ne sait d'où, — sur notre Chro-
» nique, et que je prends la liberté de vous remettre sous les yeux : « sans
» nous arrêter y dites-vous, à la forme peu bienveillante de la rédaction, »
B Je comprends et j'admets que tout le monde ne soit pas de l'avis de
» M. Tabbé Cochet, signataire de la note incriminée, et qu'on puisse avoir
» cent bonnes raisons pour penser autrement que lui. J'ai trop de respect
» pour les droits éternels de la critique pour vouloir, à mon profit, en pri-
» ver votre rédacteur anonyme; mais ce que je tiens à constater, et ce que
B je veux lui faire connaître, c'est la parfaite convenance de la Revue et
» des quelques lignes qui nous occupent.
» Si quelque part, dans cette affaire, il y a un manque de « bienveil-
» lance, » j'ai la prétention de croire que ce n'est pas de notre côté, et
» que le Journal de Bemay regrettera de s'être fait, en cette circonstance,
» Fécho d'une allégation sans portée, comme sans justice.
» Soyez assez complaisant, Monsieur, pour bien accueillir cette rectifi-
» cation que je dois à la dignité de la Revue, et veuillez, je vous prie,
B croire personnellement à tous mes sentiments distingués.
» Gustave QOUELLAIN,
» Gérant de la Revue de la Normandie. »
La note sur les découvertes de Bemay n'est pas longue ; nous prions nos
lecteurs de prendre la peine de la relire et de bien vouloir apprécier.
G. G.
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PUBLICATIONS DIVERSES.
LE CHANSONNIER MORAINVILLE,.
Par A. JouRDAN, avec avant-propos, par Lucien Merlet. — Chartres,
Petrot-GamieTy 1861, grand in-12, pap. vergé, titre rouge et noir, avec
portrait, vignettes et fac-similé. — Prix : 3 fr.
Morainville, le poèto-cbansonaier de la Normandie, de la Beauce, de TOrl^anais
et du Perche, est né à Rouen le 17 mars 1795; il mourut à Chartres le 28 juillet 1851.
Ce petit volume, édité avec un soin tout particulier, contient la biographie do Morain-
ville et des extraits de ses principales chansons.
A Rouen, chez Lanctin, libraire, rue de la Grosse-Horloge, 93.
POUR PARAITRE AU 1*' JUIN PROCHAIN:
MAITRES ET DOMESTIQUES,
Par M. J.-A. De Lêrue, chef de division à la Préfecture, membre de
TAcadémie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Rouen, etc.
Très bel in-8® imprimé en caractères neufs, sur papier fort, chez Cagniard,
rue Percière, 29, à Rouen.
Cet ouvrage, honore du patronage de M. L. Reybaud, membre de Tlnstitut (Aca-
démie des Sciences morales et politiques), aborde une question sociale de la plus
haute importance. Les études qu^il a nécessitées, les vues morales qull développe et
les propositions législatives, administratives et pratiques qu'il formule, constituent un
ensemble tout à la fois sévère et attrayant. Travail consciencieux, où Ténergie des
tableaux s*allie à la poésie de la forme, il ouvre le champ le plus vaste aux méditations
de toutes les classes de lecteurs.
Cest, en effet, un sujet d'économie sociale de premier ordre, que Thistoire des
transformations successives de la Domesticité^ considérée dans Tordre et la moralité
de ses rapports avec la Famille; et un tel livre, s'inspirant avant tout de la loi chré-
tienne qui offre les solutions les plus pui'es ; s'annonçant, d'ailleurs, au moment où,
de toutes parts, la condition des dévoyés, des déshérités, des faibles, est pins que
jamais le juste objet des préoccupations du moraliste, — un tel livre, disons-nous, a
nulle chances d'être favorablement accueilli par le public.
Cest le souhait sincère que nous formons pour l'auteur, qui, par le caractère et le
talent, est de ceux dont on peut dire avec Swift : c Ils marchent, et la sympathie pu-
blique les accompagne. » 0. 0.
Rovm. — VIP. ■. CAOxiAmtt. net vnoilti, I
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ECCLÉSIOLOGIE.
UTILITÉ DE CETTE SCIENCE
POUR LES ECCLÉSIASTIOUIS.
La Normandie est assurément la province de France la plus
riche en monuments religieux du Moyen-Age. Son clergé par là
même doit tenir à honneur de conserver intact ce précieux dépôt
des siècles écoulés. Si aujourd'hui nos mains sont impuissantes à
élever ces merveilles qui nous étonnent dans le passé, employons
du moins nos efforts à transmettre à la postérité le bel héritage
que nous ont légué nos pères. L'histoire de ces pierres c'est
rhistoire de la religion dans notre pays, et chacune des assises
de nos temples pourrait nous raconter quelques-uns des sacri-
fices que nos aïeux s'imposèrent pour la gloire de Dieu. Montrons-
nous les dignes enfants de ces Croisés du Moyen-Age, qui, non
contents de combattre d'une main la barbarie musulmane, élevaient
de l'autre de gigantesques basiliques, devenues l'orgueil de la patrie.
NonHseulement nos villes, mais un grand nombre de nos villages
possèdent de ces chefis-d'œuvre de l'art chrétien, qui s'élancent
Tersle ciel comme autant d'hymnes pieux et de cantiques d'actions
de grâces. On est surpris de rencontrer, jusque dans les hameaux
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— 266 —
les plus délaissés et au sein des gorges les plus reculées, de délicieux
sanctuaires, qui sont autant de perles de la couronne de notre
Normandie, chrétienne jusqu'au fond de ses entrailles, et qui a écrit
le nom du Christ sur chacune de ses pierres.
Je n'ai donc pas besoin d'insister auprès de mes vénérés confrères
pour leur inspirer l'amour de ces pierres bénies, sanctifiées par la
prière des siècles. Leur langage, bien compris par eux, ne peut
que charmer leurs jeux et flatter leurs oreilles, comme les pierres
du temple ravissaient autrefois les enfants d'Israël: a Quoniam pla-
cuerunt servis tuis lapides efus. »
Que chacun d'entre eux mette sa gloire à posséder une église,
fille des anciens âges, et qui soit comme un monument de l'anti-
quité chrétienne, une église enfin où des flots de générations aient
passé en bénissant le Seigneur : « Ubi Umdaoerunt te patres nostri, »
Ces sanctuaires sont de véritables titres de noblesse qui montrent
que, dans leurs paroisses, la chidne des prières, des sacrements et de
la parole sacrée dont ils sont le dernier anneau, remonte jusqu'au
temps où cette terre fut évangélisée par nos apôtres et arrosée du
sang de nos martyrs.
Si le malheur des temps ou les besoins du moment les obligent à
la réparation ou à l'agrandissement de leurs antiques églises, qu'ils
aient soin de s'entourer de conseils et de lumières, afin de ne ton*
cher à ces précieux monuments que comme à la prunelle de leurs
yeux. Qu'ils choisissent toujours les meilleurs architectes et les
sculpteurs les plus éprouvés, afin de restaurer les parties malades
et de raccorder, dans le style de l'édifice primitif, les portions nou*
velles. Envers les augustes débris de nos églises, qu'ils ne craignent
pé» de pousser le respect jusqu'à la vénération» comme ils le
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— 267 —
feraient pour une relique sacrée. Kun et Tautre ne sont-ils pas les
temples du Dieu vivant?
Nous prions nos confrères de ne détruire absolument que ce
qu'ils ne peuvent plus conserver; et si le vieil édijSce devait jamais
disparaître en entier, qu'ils imitent le religieux scrupule de nos
pères, qui conservaient toujours dans le temple neuf une partie de
l'ancien. Cette relique demeurerait là comme un témoin chargé
de continuer la chaîne de la tradition et d'annoncer aux générations
futures que, sur la terre qui les avait portées, la foi était aussi
ancienne que le sol.
Dans les paroisses où n'existent pas d'églises historiques ou
monumentales, et où le besoin d'un renouvellement ou d'un agran-
dissement se fait impérieusement sentir, nous ne saurions trop
prier les pasteurs de choisir, pour l'édifice à élever, un style d'ar-
chitecture véritablement religieux et chrétien. Qu'ils empruntent
donc aux deux époques romane et ogivale des types, des coupes et
des plans d'églises, si éminemment appropriés aux besoins du culte
et de la liturgie catholiques. N'ayant pas l'avantage de posséder
une église ancienne et ne pouvant donner à leur œuvre la sanction
des siècles, ils doivent au moins faire tous leurs efforts pour se
rapprocher de la samte antiquité chrétienne, par le choix d'un style
véritablement accommodé à nos prières, à nos chants, à nos céré-
monies.
Nous avons été souvent peiné de rencontrer, rarement il est vrai,
mais cependant éparses çà et là dans cette vaste et belle province ,
des églises neuves sans style, comme sans caractère, propres à tous
lesosages, et qui ne portent pas en elles le signe bien connu d'une
Quûson de Dieu. Bans notre pays, pareille anomalie est plus cho-
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— 268 —
quante qu'ailleurs, à cause du bon goût et de la beauté des églises
que les siècles chrétiens ont semées sur tous les points de notre
pieuse Neustrie.
Nous UQ saurions trop recommander à nos confrères de veiller à
l'ameublement et à la décoration de leurs églises. Nous n'ignorons
pas le zèle de beaucoup d'entre eux; mais en pareille matière le zèle
ne suffît pas, il faut encore la science : « Zelus benè doctus. » Qu'ils
étudient donc, dans leurs moments de loisir, l'histoire de leur église
et la raison de son ameublement. Dans chaque détail de l'église,
dans chaque meuble du temple, ils retrouveront l'histoire d'une
coutume religieuse et tout un traité d'antiquité sacrée.
11 me suffira de nommer les meilleurs ornements etles principaux
meubles de la maison de Dieu pour ouvrir, devant des hommes
aussi éclairés que les prêtres de la Normandie, la source la plus
féconde des études ecclésiastiques. Qu'il me soit permis de leur citer
comme matières constamment dignes de leur intérêt, les autels, les
tabernacles, les rétables, les stalles, les piscines, les croix, les
chandeliers, les lampes, les statues, les bas-reliefs, les reliques, les
chaires, les confessionnaux, les baptistères, les bénitiers, les
cloches, les vitraux, les orgues, les tableaux, les livres de chant,
les parements d'autel, les vases sacrés et les vêtements sacerdotaux.
Il j a là de quoi occuper utilement et agréablement toute la vie d'un
prêtre •
Une fois munis de ces connaissances, ils ne seront plus des dan-
gers, mais des lumières pour nos églises, qui n'ont vraiment i
redouterque l'ignorance et la présomption. La science, au contraire,
apprend à apprécier ce que l'on possède, à le conserver avec respect
et à rechercher les meilleurs modèles si l'objet manque ou s'il faut
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le remplacer. Que mes confrères me permettent d'ajouter ici
quelques conseils relatifs au mobilier si précieux de nos anciennes
églises.
Plusieurs d'entre eux, dans les meilleures intentions du monde
assurément, ont cru devoir se défaire d'anciens baptistères de pierre
ou de plomb, remontant pour la plupart au xii* et au xm* siècle, et
cela pour leur substituer des cuves modernes, sans goût comme
sans caractère. Nous ne saurions blâmer trop énergiquement cette
malheureuse innovation. En se privant ainsi de ces antiques baptis-
tères où tant de générations ont été régénérées, ils ont enlevé à
leurs paroisses de véritables lettres de noblesse.
A l'origine du christianisme, dans notre pays toutes les églises
n'étaient pas baptismales, mais seulement les plus anciennes chré-
tientés. C'est donc une charte de catholicité que cette vieille
cuve de pierre sculptée par la main de nos premiers chrétiens. La
conserver est une œuvre de piété envers la paroisse comme envers
l'histoire.
Je dirai la même chose des anciens bénitiers de pierre, encore
plus rares que les fonts baptismaux. Ce sont les derniers témoins de
coutumes liturgiques qui remontent au temps des apôtres. Il est
pénible pour un prêtre catholique de reconnaître que des nations
hérétiques ont plus de soin que nous de ces précieux vestiges de
l'antiquité chrétienne (1).
J'appelle aussi leur attention particulière sur les piscines qui
accompagnent nos autels, et que nos anciens pontifes faisaient pra-
(1) La Anglais. — ^VojezDe Montalembert, Du vandalisme et du catholicisme
dans Vart, p. 288. — De Gaumont, Bulletin monumental, t. xviii, p. 85,
année 18S2.
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— 270 —
tiquer pour le service de la messe j cette liturgie sacrée par excel-
lence (1). A présent, et presque partout, elles sont devenues des
armoires, et elles ne disent rien ; tandis que, conservées, elles racon-
teraient encore le rit de nos anciens sacrifices.
Qu'ils n'exilent pas aisément de leurs églises les vieilles statues
de bois ou de pierre, objets de la vénération des peuples. Quelques-
unes d'entre elles sont des œuvres d'art que notre époque ne sau-
rait remplacer avec ses plâtres moulés, sans style comme sans
valeur.
Que les curés fassent tout leur possible pour conserver jusqu'aux
moindres débris de ces anciennes verrières qui versent sur l'autel
et sur les fidèles un jour pieux et tamisé par les vêtements des
saints. Ces vénérables images sont des amis chers à la paroisse, ce
sont ses antiques protecteurs; c'est le premier catéchisme et la plus
ancienne légende des générations si pieuses et si ferventes du
Moyen-Age. Ajoutons que quelques-unes de ces verrières sont des
chef&d'œuvre de peinture et de dessin.
Qu'ils me pardonnent d'appeler leur attention sur les dalles tumu-
laires qui pavent nos églises, et sur les fondations d'obits qui
tapissent les murs de nos sanctuaires. Que de bonnes œuvres sont
écrites dans ces inscriptions trop souvent couvertes de badigeon;
que de vertus recouvrent ces pierres si facilement découpées, sciées
en morceaux, couvertes ou retournées sans respect conune sans
discernement!
(1) cr Provideant sacerdotes quod pixinas habeant juxta altaria décentes,
mundas, etc. o Statut de Pierre àé Collemieu ou de Coulommiers, arche-
vêque de Rouen au xiii* siècle. Voyez Dom Bessin, Concilia Roiomag.
pravinc., p. 56.
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— 271 —
Que n'aurais-je pas à dire de ces bas-reliefis provenant d'anciens
rétables; de ces croix d'autel ou de procession , parfois décorées
d'émaux de Limoges, des reliquaires, des lampes, des chandeliers,
des encensoirs, des vases et des vêtements sacrés? Qu'il me suffise
de les recommander tous à leur sollicitude pastorale et de les inviter
à ne jamais vendre ou aliéner un seul objet d'art sans conseil ou
sans autorisation.
Ces avis regardent les anciennes églises et leur ameublement
séculaire. Il me resterait encore à entretenir mes confrères de la
Normandie, des égUses qui se construisent ou qui se construiront
dans l'avenir. Nous sommes ici plus heureux qu'ailleurs, et nous
avons la consolation de voir un grand nombre d'entre elles s'élever
dans un style vraiment chrétien et sous la direction d'architectes
aussi éclairés qu'habiles. Grâces en soient rendues au Seigneur qui
n'a pas traité aussi favorablement toutes les provinces : « Non fecit
taliter omni nationi. »
Mais l'œuvre de l'artiste n'est pas tout; l'édifice une fois achevé
il faut le meubler, et ce devoir incombe plus particulièrement au curé
et à son conseil. Ici, je ne saurais trop recommander à mes chers
confrères de chercher toujours, dans l'ameublement de leurs
églises, à se conformer au style du monument, quand ce style est
religieux et de bon goût.
En terminant ces quelques avis inspirés par le zèle qui me dévore,
et que je prie mes confrères de me pardonner, je ne puis résister
an plaisir de citer les belles paroles de l'éminent cardinal qui gou-
Teme la Métropole de l'Aquitaine : « Bossuet a écrit quelque part
qu'il était honteux à un honnête homme d'ignorer le genre humain.
Nous croyons pouvoir ajouter, dit Monseigneur Donnet, qu'il sera
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— 272 —
honteux bientôt, je ne dis pas à un ecclésiastique, mais à un
chrétien d'ignorer Tarchéologie, science toute religieuse dans son
but et dans ses développements, et que nous croyons participer en
ce point à la grâce féconde qui découle de toute science dont l'Eglise
est la source et l'aUment. »
' L'abbé COCHET.
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HISTOIRE.
DEUX FARCEURS NORMANDS.
Gros-Guillaume & Gaultier Gargouille.
Suite et fin (1).
Au xn* siècle, les joueurs de farce avaient l'habitude de se couvrir le
visage de farine. Dans la troupe de Thôtel de Bourgogne, tandis que les
autres comédiens, Turlupin et Gaultier Garguille, portaient le masque,
Gros-Guillaume, lui, n'employait que le fard sans apprêt de la bouffonne-
rie. C'était le fariné, comme l'appelle Tallemant. — « Il ne portoit point
de masque, dit aussi Sauvai, mais se couvroit le visage de farine, et mena-
goit cette farine de sorte qu'en remuant seulement un peu les lèvres, il
blanchissoit tout d'un coup ceux qui lui parloient. »
En toutes choses, Gaultier Garguille faisait contraste avec Gros-Guil-
laume. 0 II étoit extrêmement souple, dit Boucher d'Argis, et toutes les
parties de son corps lui obéissoient, de sorte qu'on l'auroit pris pour une
vraie marionnette. Il étoit très maigre, les jambes longues, droites, menues
fit, aveccela, un trésgroç visage, qu'il couvroit ordinairement d'un masque,
rt) Voir le numéro d'avril, p. 206.
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— 274 —
avec une barbe pointue, nportoit sur la tête une calotte noire et plate, et à
ses pieds des escarpins noirs ; les manches de son pourpoint étoient de frise
rouge, et le pourpoint et ses chausses de frise noire. »
Ce portrait est complété, ainsi qu'il suit, par le même auteur, d'après une
estampe du lirre, intitulé Jtegreti facétieux,..,^ du rieur Thomasrin: t Son
habit étoit très simple, portant des pantoufles au lieu de souliers, et un
bâton à la main, une espèce de bonnet fourré et plat sur la tête, sans
cravatte, ni col de chemise qui parût, une camisole qui descendoit jusqu'à
mi-cuisse, la culotte étroite, qui venoit joindre aux bas, au-dessous du
genouil, une ceinture de laquelle pendoit une gibecière et un gros poignard,
qui paroissoitétre de bois, passé dans la méma ^inture. la corps de Thabit
étoit noir, les manches rouges, les boutons et les boutonnières rouges sur
le noir, et noires sur le rouge. »
En se reportant au portrait de Gaultier-Garguille, gravé par Rousselet,
d'après Grég. Huret, dit encore Boucher d'Argis, on voit que « sa ceinture
est chargée d'une gibecière et d'une écritoire, sans couteau, n a un masque
avec moustaches, sans barbe, et les cheveux plats et courts, arrondis autour
de la tête.» — Et plus loia: «r Gaultier Gafguille faisoit d'ordinaire le
maître d'école (c'étoit Bon rôle favori), quelquefois le savant avec un livre
de chansons de sa façon qu'il débitoit, et quelquefois le maître de la maison.
Aussi BOUS le repréflente-t-on avec un livre à la main ou avec un bâton,
mais totgours avec une écritoire au côté... et une perruque de plumes
de poule, coupées ras des oreilles. »
Ces divers détails ne concordent pa3 tous exactement entre eux; mais
cela ne prouve qu'une chose : c'est que la tenue de notre fiarceur jsnbis^^
quelques modifications, selon l'exigence de son rôle.
cr II n'y avoit rien dans sa parole, dans sa démarche^ ni dans son action
qui ne fût ridicule <%joute le même auteur), et toute sa personne ainsi fa-
gottée sembloit être faite exprès pour un vrai farceur; enfin tout faisoitrire
en lui. Aussi jamais homme de sa profession n'a été plus naïf et plus naturel.
Mais s'il ravissoit quand Turlupin et Gros-Guillaume le secondoient, —
lorsqu'il venoit & chanter seul, quoique la chanson et l'air fussent fort
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— 275 —
manyais pour Tordinaire, c'étoit encore toute aatre chose : il se surpassoit
lui-même. Sa posture, ses gestes, ses accents, ses tons, tout étoit si bur-
lesque et si plaisant, que bien des gens n'alloient à Thôtel de Bourgogne
que pour Tentendre, de sorte que la chanson de Gaultier Garguille avoit
passé en proverbe.
« Cet homme si ridicule dans la farce ne laissoit pas pourtant déjouer
des personnages de roi dans les pièces sérieuses, avec applaudissement.
Quand il étoit masqué et qu'il avoit une robe pour couvrir la défectuosité de
sesjambes, c'étoit un homme à remplir quelque rôle que ce fût. »
Tels étaient, au théâtre, Robert Guérin et Hugues Guéru : le premier,
dans la faroe, sous le nom de Gros-Guillaume, et, dans les pièces sérieuses,
sous celui de La Fleur; le second, alternativement dans les mêmes genres,
sous les noms de Gaultier Gai^uille et de Fléchelles. Car cumulant les
emplois, selon Tusage de ce temps, ils s'étaient aussi conformés à la cou-
tame de ne pas s'en tenir à une seule appellation de théâtre.
On sait ce qu'était alors la vie des comédiens: vie sans souci au jour le
jour; — vie pour ainsi dire de communauté, pour ce qui concernait les
rapports avec les femmes de la même troupe, et quelquefois avec celles
d'une autre. Mais, tout en vivant sur le commun, Turlupin, Gros-Guillaume
et Gaultier Garguille n'avaient pas amené de contingent féminin, soit à
rhétel d'Argent, soit à l'hôtel de Boui^^ne. Us y étaient entrés « sans
femme, disant qu'ils n'en vouloient point, parce qu'elles les désuniroient. b
(Les frères Parfait.)
Partout, il est vrai, on montre Gaultier Garguille en scène avecsafemme
Perrine, et la presse nous a même transmis la farce de la querelle de Gaultier
Garguille et de Perrine sa femme, avec la sentence de séparation entre eux
rendue: mais ce n'est là qu'un nom de personnage scénique, et nous savons,
en outra, que ce rôle de Perrine était joué par un acteur déguisé en femme.
Quoi qu'il en soit, si nos trois farceurs, pour maintenir plus sûrement la
bonne harmonie entre eux, ne s'étaient point associé de femmes sur le
théâtre, ils n'avaient pas, pour cela, renoncé aux charmes de la vie de
famille. Ainsi, Gaultier Garguille s'était marié vers l'année 1623. Il avait
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— 276 —
épousé la allé d'une autre célébrité comique : Tabarin, valet du charlatan
Mondor.
A cette époque, maints charlatans s'adjoignaient des farceurs, qui contri-
buaient puissamment à attirer la foule, et, avec ce renfort, ils arrivaient
parfois à la fortune : témoin ce Denis Lescot qui se vantait d'avoir gagné
cinquante mille écus en dix ans. Grâces à Tabarin, beaucoup plus plaisant
que son maître, Mondor et son valet faisaient également de fort bonnes
affaires. Il paraîtrait même, d'après les Œuyres de ce dernier, ainsi que le
dit M. Fournier, a que tous les jeux de Thôtel de Bourgogne avaient grand
peine à lutter de profit et de succès avec leurs parades, d
a Gaultier Garguille, continue le même auteur, n'agit donc pas en Nor-
mand maladroit, quand il parvint à se faire donner en mariage la fille de
Tabarin. — Il devait avoir au moins cinquante ans lors de cette union....
La fille au contraire devait être jeune ; celui qu'elle épousait aurait même
pu volontiers passer pour son père, Tabarin et lui étant d'âge à peu près
égal. D'un autre côté, la dot était, j'en réponds, très sortable: Tabarin,
qui, quatre ans environ après, devait se trouver assez riche pour s'en aller
trancher du gentilhomme campagnard, et l'on sait à quel prix! (1) n'avait
pu que doter assez grassement sa fille... Encore une fois, ce mariage ne fut
pas marché de dupe pour notre Hugues Guéru, et il fallut, pour que Taba-
rin y consentit, ou que le farceur apportât lui-même une grosse fortune
gagnée sous son masque de Gaultier Garguille, ou que du moins son titre
de comédien de la troupe royale lui fût compté pour beaucoup, et lui valût
presque un titre de noblesse aux yeux de l'histrion de Mondor. n
Hugues Guéru fut un bon et honnête mari, qui se conduisit règlement,
comme dit Tallemant des Réaux, — et qui aima chastement sa femme,
comme ajoute le livret : Songe arrivé à un homme dC importance. Il eut soin
de tenir celle-ci éloignée du théâtre, — et pour cause. L'air du lieu et son
âge, à lui, auraient pu lui porter malheur. » Il voulut garder sa femme
(1) Les nobles, ses voisins, jaloux de sa fortune qui l'égalait à eux, rassassinerent
dans une dispute pour affaire de chasse.
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— 277 —
pour lui B€ul, dit M. Fourniep, et j'aime à croire qu'il y parvint. En somme,
il mena douce et bonne vie dans son logis ^e la rue Pavée-Saint-Sau-
veur, et, quand venaient les beaux jours, dans la petite maison à colombier
qu'il avait achetée à deux pas de la porte Montmartre, o
Sa vie était celle d'un bon bourgeois, et, en même temps, celle d'un comé-
dien qui aime son art. Selon Tallemant des Réaux, a il étudioit son métier
^^ssez souvent, et il arrivoit quelquefois que, comme un homme de qualité
qui l'affectionnoit, l'envoyoit prier à dîner, il répondoit qu'il étudioit. »
""* « Hors du théâtre, ajoute Sauvai, -r- à son visage, à sa parole, à sa
démarche, à son habit, on l'eût pris pour un homme de la dernière grossie-
^té. Dans le commerce de ses amis, il étoit agréable, et son entretien
étoit fort Amusant, o
La vie privée de Robert Ouérin s'offre-t-elle à nous sous un aspect aussi
favorable? Il faut bien le dire. Sauvai nous donne une esquisse peu avanta-
geuse de ses habitudes et de son caractère : a Ce fut toigours un gros
ivrogne, dit- il; avec les honnêtes gens, une âme basse et rampante. Son
entretien étoit grossier, et pour être de belle humeur, il falloit qu'il gre-
nouillât ou bût chopine avec son compère le savetier dans quelque cabaret
^rgne. Il n'aima jamais qu'en bas lieu, et se maria en vieux pécheur à une
^6 asssez belle et déjà âgée, o Mais nous croyons que ce portrait n'est pas
d'une exactitude incontestable.
Sans doute, il aimait le vin et la bonne chère; il paraîtrait toutefois que
8i, à l'occasion, il lui arrivait d'abuser du premier, c'était encore dans de
certaines limites. Voyez, en effet, comment s'exprime à son égard l'auteur
anonyme du Testament de Gaultier Garguille: a Pour le bon et gros Guil-
laume, y est-il dit, quoique son aage le doive estonner, il vivra comme il
a de coustume, c'est-à-dire qu'il n'espargnera point les bons vins ni les
bonnes viandes, et qu'il se servira du baston, si les jambes lui manquent...»
Cest aussi après avoir bien souppi, la veille des Bois, aux Trois-Maillets,
cabaret voisin de l'hdtel de Bourgogne, qu'on lui prête le Songe arrivé à un
homme d'importance.... De pareils traits accusent un bon vivmU bien plutôt
qu'un ivrogne.
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— 278 —
Quant à la grossièreté de son langage, c*est à son temps et non pas
à lai qu'il conviendrait da la reprocher. — Serait-ce avec plus de justice
qu'il a été accusé de bassesse? Aucun écrit contemporain ne le donne à
penser, et, sur ce chef, sa mémoire est assez bien défendue par Pinyariable
amitié d'Hugues Guéru, dont le caractère et la conduite ont toujours été
cités comme honorables.
Gomme M. Fournier en fait très justement la remarque, la façon de
Yivre modeste et décente de ce dernier, — Gaultier Garguille, — contraste
d'une manière assez remarquable avec les belles choses qu'il débitait
sur le théâtre, non moins lestement que les autres comédiens de son époque.
Et ce n'était pas seulement dans les farces qu'il se donnait libre carrière,
c'était encore, et plus particulièrement peut-être, dans ses chahsons qui
furent son triomphe et auxquelles il doit surtout, grâce à la typographie,
la perpétuité de sa renommée.
L*usage de chanter des couplets à la fin du spectacle datait du Moyen-
Age. Au commencement du xvii* siècle, il était plus pratiqué que jamais;
mais le succès en ce genre ne put être disputé à Gaultier Garguille. a Sa
chanson fit époque, dit M. Fournier; elle fut un des traits saillants d'un
règne qui vit en même temps fleurir la société des Précieuses, et qui, je ne
sais comment, trouva moyen d'accommoder tout cela ensemble, o
Le style et l'esprit des chansons de Gaultier Garguille étaient tout
l'opposé du style et de l'esprit des Précieuses^
Notez pourtant que toutes ces belles choses, que nous ne pouvons pas
dire, se chantaient en public, et que ce public, c'était tout le monde. —
Sauvai ne le dit- il pas? Personne ne résistait à l'envie d'entendre Gaultier
Garguille. a SoyezKlonc sûrs , — comme M. Fournier a bien raison de l'af-
firmer, -— que ces jeunes gens de la noblesse qui étaient assis tout à l'heure
aux deux bouts du théâtre, sur des chaises de paille, n'ont point quitté leur
place, ou que s'ils en sont descendus, c'est afin de se mêler à la valetaille
du parterre et de pouvoir ainsi rire plus à l'aise. Je ne sais trop même
si, au fond de quelque loge grillée, car il en existait déjà, vous ne sur-
prendriez pas quelque belle dame, qui, en écoutant ces franches grivoise-
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■y-'
— 279 —
ries, sans apprêt, mais non sans épices, se délasse du jargon quinaguères
lui a tant affadi le cœur et Tesprit dans quelques-unes de ces ruelles de
Précieusa dont la célébrité commence, o
Le recueil de Gaultier Garguille, tel que nousTavons, est loin de repro-
duire toutes les chansons mises en vogue par ce farceur. Quand lui vint
la pensée de le livrer à la presse, il éprouva quelques scrupules, et il
supprima un certain nombre de pièces: de celles, bien entendu, où la
gaillardise prenait des allures par trop désordonnées. Malgré tout, cepen-
dant, — les indications ci-dessus suffisent pour le faire pressentir, — son
livre conserve encore un asses grand nombre de libertés grandes. Aussi
est-ce avec toute raison que M. Fournier s'est exprimé ainsi:
< Vous voyez qu'en ce temps-là Ton ne craignait pas d'aller écouter
publiquement ce qu'ai:gourd'hui l'on oserait tout au plus lire en cachette.
Et cependant Gaultier Garguille y a mis de la modération ; il est prude
sans qu'il j paraisse. Il chantait bien d'autres choses, vraiment, devant
son parterre ébahi, mais non indigné! Par exemple, c'est d'Assoucy qui
rassure, vous auriez pu lui entendre chanter la chanson :
Baisez-moi, Julienne; —
Jean-Julien, je ne puis. . . .
Mais û de ces ordures! Il a fait un choix, et dans le sens honnâte, n'allez
pas vous y tromper. S'il a même publié son petit volume, c'est afin qu'on
ne lui prêtât point ce qu'il ne daigne plus reconnaître après l'avoir chanté,
n a peut-être eu des complaisances pour le public qui l'écoute, soit; mais
devant celui qui va le lire, il veut garder le décorum. D'ailleurs, il craint les
attributions malveillantes : on pourrait mettre sur son compte d'autres
chansons plus dissolues, et cela le désole ; il le confesse dans le privilège de son
recueil, et un secrétaire du roi a contresigné sa confession. »
Pour le fond et pour la forme, la chanson de Gaultier Garguille ne peut,
comme œuvre littéraire, avoir de grandes prétentions. Elle n'a jamais
Tain quelque chose que par la façon dont elle était chantée. Quelques
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— 280 —
pièces, cependant, méritent que Ton fasse une exception en leur faveur,
notamment la suivante, qui, du reste, est la meilleure du receuil:
Que Tamour est rigoureux!
Qu'il assortit mal ses flammes !
Quand j'estois jeune amoureux,
Il me fit haïr des dames.
Ores il m'offre des fillettes,
Quand j*ai passe soixante ans ;
Mais c'est donner des noisettes
A ceux qui n'ont plus de dents
En somme, nous le répétons, comme auteur, Hugues Guéru n*apas sgouté
un nouveau fleuron à la couronne littéraire de la Normandie. Est-il bien
certain, d'ailleurs, qu'il faille lui attribuer la paternité des chansons
qu'il a lui-même publiées sous son nom?
M. Fournier semblerait tout d'abord résoudre négativement la question,
et, pour cela, il se fonde exclusivement sur ce que plusieurs pièces du
recueil ne sont pas de Hugues Guéru. Ainsi la xiv* {Je demanday à la
vieille) était déjà connue du temps de François I"; la xxi* (Pour un festin
qui m'agrée) est antérieure à la prise de la Rochelle ; la xl* (Belle^ quand
te lasseras-tu) parait avoir pour auteur François Malherbe
Cette interpolation, selon nous, prouverait uniquement que Guéru
regardait aussi comme siennes, les chansons auxquelles il avait donné ou
rendu la vogue. D'ailleurs, M. Fournier n'affirme pas : dans son opinion,
ici Gaultier Garguillene fut guère autre chose que chanteur. Il va môme plus
loin; dans une note de la page 31, il écrit: a Gaultier Garguille ne
chantait pas seulement ce qu'il avait fait, mais il puisait dans le fond
populaire. » Au reste, — et ceci peut servir à justifier notre auteur da
soupçon de plagiat que l'on voudrait faire peser sur lui, — a la chanson
alors naissait d'elle-même en France, et une fois qu'elle était née, et
que chacun l'avait chantée, qui donc était sûr de ne Tavoir pas faite t >
Quoi qu'il en soit, le recueil des chansons de Gaultier Garguille eut trois
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— 281 —
éditions en quelques années. Si cette circonstance ne prouve rien en
faveur du mérite de l'œuvre, c'est du moins un indice que celle-ci répon-
dait à un besoin de l'époque.
Selon quelques écrivains, notamment Boucher d'Argis et les frères
Parfait, Hugues Ouéru ne se serait pas borné à composer des chansons; il
serait encore l'auteur des sept prologues qui se trouvent à la suite des
Regrets facétieux... du sieur Thomassin. Mais cette opinion nous paraît mal
fondée. Hugues Guéru n'a rien à réclamer dans l'œuvre du comédien de
Rouen que l'honneur de la dédicace qui lui est adressée. Quant aux pro-
logues, laissons-les à Thomassin. Aussi bien c'est, avant tout, par sentaient
hors ligne pour faire valoir soit la farce, soit la chanson, soit les pièces
sérieuses, qu'il s'est acquis la renommée.
Ajoutons, au reste, que, pour le rôle que la nature lui avait jusqu'à un
certain point assigné, il était venu à propos dans ce monde et qu'il le
quitta de même. Turlupin, Gros- Guillaume et Gaultier Garguille avec
leurs farces, — celui-ci en outre avec ses chansons, — furent longtemps
« comme une sorte d'opposition permanente de la vieille gaieté française
contre le faux goût prétentieux et lourd qui envahit le théâtre avec les
tragi-comédies, et le monde avec les Précieuses, d
Mais si les trois confrères parvinrent, tant que dura leur association, à
maintenir les droits de ce bienheureux rire, qui est le propre de l'homme,
^si que le dit Rabelais, — quand la mort vînt les désunir (la mort seule
le pouvait), il fallut bien vite reconnaître que l'un des côtés de la balance
allait définitivement enlever l'autre. « Eux partis, plus de contrepoids,
dit M. Fournier ; adieu le rire, vive la grimace ! Le champ est libre aux
simagrées. Pour en finir avec elles, il faudra que nous attendions Molière, d
Ce fut Gaultier Garguille qui mourut le premier, a Dans les registres
manuscrits de la paroisse de Saint-Sauveur, dit Piganiol de La Force, son
convoi est marqué au 10 décembre 1633. x>
 cette époque, Gros-Quillaume était accablé d'atroces souffrances phy-
siques; mais il dut, malgré tout, eontinuer de fréquenter le théâtre.
a Une chose en lui bien surprenante, dit Sauvai, est que quelquefois
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sur le point d'entrer en scène avec sa belle humeur ordinaire, la gravelle
et la pierre dont il étoit souvent tourmenté, le venoient attaquer, et si
cruellement qu'il en pleuroit de douleur ; nonobstant il falloit qu'il louât
son rôle. En cet état néanmoins, qui le croiroit! le visage baigné de
larmes et sa contenance si triste donnoient autant de divertissement que
s'il n'eût point senti de mal. »
A ces tortures se joignoient fréquemment celles de la goutte, a Avec
de si grands maux dont il est mort, igoute Sauvai, il a vécu près de quatre-
vingts ans, sans être taillé. »
Si l'on ne s'est pas trompé en affirmant que Gros-Guillaume était monté
sur le théâtre dès qu'il avait commencé à parler, jamais carrière de
comédien ne fut mieux remplie que la sienne. En effet, on pourrait pres-
que dire qu'en digne soldat de la scène, il expira héroïquement sur le
champ de bataille. D'après une note de l'abbé de Marsy sur Rabelais
(Prologue du livre IV), la veille de sa mort, il parut encore, déjà presque
agonisant, sur le théâtre. Cet amour du métier, ou plutdt, ce dévoue-
ment à ses camarades (nous ne voulons pas dire cette nécessité de
la>gône où il se trouvait) fournit à l'acteur, chargé de la chanson après la
farce, l'occasion de lui offrir un dernier témoignage de sympathie. Ce
comédien choisit des couplets dont le refrain se terminait ainsi:
Hélas! Guillaume,
Te lairas-ta mourir!
Un public français ne pouvait rester impassible devant la manifestation
de pareils sentiments, qui étaient aussi les siens. Croyons donc que, lui
aussi, il paya chaleureusement sa vieille dette au pauvre malade, et que,
pour celui qui avait provoqué tant de fou rire pendant sa vie, tout ne fut
pas amertume à son heure suprême.
Comme l'indique la date de la pièce intitulée le Testament de Gros- Guil-
laume, notre bouffon mourut en 1634, peu de temps après Gaultier Gar-
guille. Ce ne fiit pas, au reste, dans les premiers mois de cette année,
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— 283 —
Q puisque, dit M. Fourniep, la pièce ayant pour titre: V Ouverture des jours
gras, 1634, in-12, ne le donne pas encore pour trépassé. »
C'est Turlupin qui mourut le dernier des trois amis, — en 1637, selon
toute apparence ; mais pendant ces trois années de survivance, à peine son
nom est-il prononcé. — Ainsi, allégoriquement, le touchant mensonge de
la légende que nous avons rapportée devenait une vérité : les trois insépa-
rables avaient été frappés la même semaine..,; on aurait pu dire le même jour.
Parmi les pièces facétieuses auxquelles avait donné lieu la mort de
Gaultier Gai^Ue, il en est une [Songe arrivé à un homme d'importance)
qui fait dire par celui-ci à Gros-Guillaume: « Adieu, jeté recommande
surtout ma chère femme que j'aj si aimée; prends-en le soin, et demeures
toujoars avec elle en mesme logis et en mesme chambre, s'il se peut
sans scandale ; fais cas de son amitié... et ne troubles pas de tes pleurs le
repos de mes cendres, prenant pour consolation qu'après tout, ce monde,
en gros et en détail, n'est qu'une vraye comédie... o
De cette citation, on peut induire qu'après la mort de Guéru, sa veuve
se retira d'abord chez Gros-Guillaume. Un peu plus tard, elle quitta Paria
pourla Normandie, où probablement le défunt avait acquis quelque bien,
et c où sa bonne fortune, comme disent les frères Parfait, la fit aimer
d'un gentilhomme qui l'épousa; a — mariage qu'un iVormonJ, M. Ph* de
Chennevière, a pris pour si\jet d'une nouvelle charmante, qui fait partie des
Historiettes baguenaudieres.
Quanta Gros-Guillaume, il ne laissa après lui qu'un bien maigre héritage,
matériellement parlant. Sa fille, en effet, fut obligée de se faire comédienne,
et elle devint la femme de La Thuillerie, acteur de l'hôtel de Bourgogne.
BIBLIOGRAPHIE.
Les Chansons de Gaultier Garguille ne sont pas indifférentes aux biblio-
philes. C'est ce qui nous engage à consacrer quelques notes aux éditions
diverses qui en ont été données.
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— 284 —
La première que Ton connaisse est la suivante:
Lm chansons de Gaultier Garguille. A Paris, chez François Targa^ 1632, in-12.
Les chansons sont précédées d'une dédicace Aux curieuxqui chérissent la
seèm /ronfotje; elle est signée : c L'effectif Gaultier Gai^uille, qui vous baise
tout ce qui se peut baiser sans préjudice deTodorat.» — Viennent ensuite
HA sonnet de Tauteur sur ses chansons, — une approbation burlesque,
signée Turlupin et Gros-Guillaume, — des stances à Tauteur sur ses
chansons, — enfin le privilège du roi.
Nous trouvons à rappeler ensuite :
Les chansons de Gaultier Garguille. III* édition, à Paris, chez F. Twrga, 1636, in-12.
La désignation ///* édition ne serait-elle pas une erreur? Le faitestqu'on
n'en connaît pas d'édition qui soit antérieure à 1632, ou qui ait paru entre
cette date et l'année 1636.
Nouvelles chansons de Gaultier Garguille, à Paris, chez Jean Promé, 1642.
Quoiqu'on dise le titre, cette édition est en tout semblable aux précé-
dentes, si ce n'est qu'on n'y retrouve pas le privilège, expiré en 1641.
Les chansons de Gaultier Garguille. Nouvelle édition, suivant la copie imprimée à
Paris en 1731 (lises 1631, ou plutôt 1632). A Londres, 1658 (lisez 1758); pet. in-12,
avec portrait.
Les pièces préliminaires sont à leur place, sauf l'approbation burlesque
qui est rejetée à la fin du volume. — Un bel exemplaire peut se payer 25 fr.
Chansons de Gaultier Garguille. Nouvelle édition, suivie de pièces relatives à ce far-
ceur, avec une introduction et notes par Edouard Foumier. Pons, imp, E, Thumt et
C«; libr. P. Janet; 1858, 1 vol. petit in-8 de CXII et 256 pp.
Ce volume auquel l'introduction et les notes de l'éditeur, ainsi que les
pièces ajoutées, donnent une valeur réelle, fait partie de la Bibliothèque
elzevirienne.
Chansons folastres et récréatives de Gaultier Garguille, comédien ordinaire de
rhostel de Bourgogne, nouvellement reveues, corrigées et augmentées oultrelei
précédentes impressions. Paris, 1858, 1 vol. in-16.
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— 285 —
Ce petit volume est orné d^un portrait en pied de Fauteur, dans son
costume de farce.
Pour que ce paragraphe bibliographique fût complet, il conviendrait d*y
porter l'indication des écrits divers qui sont facétieusement attribués &
Gaultier Garguille aussi bien qu'à Gros-Guillaume, et, en même temps, de
ceux qui les concernent. Cette addition ne serait peut-être pas sans intérêt
pour quelques amateurs; mais notre travail est déjà trop développé sans
doute, et, pour ne pas abuser davantage delà patience du plus grand nombre
des lecteurs, il n'est pas hors de propos, crojons-nous, de nous abstenir
de ces nouveaux détails.
A. CANEL.
i Kii i I
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LES BLASPHÉMATEURS DE DM.
HORAUTÉ HORMAKDE.
iiuiM ir HMm H V
Comme cette note est purement biblio-
graphique, j*ai tout lieu de croire qu'un
bibliomane, seul, jusqi^à la modle des
08, aura le courage d'aller plus loin
que la moitié.
Ta. DnDiir. Yoyag$ AtUiograffttgw.
Il y a enTiron soixante-dix ans, au milieu des bouleversements
qui effrayaient notre pays, un érudit modeste (1) , particulièrement
occupé de livres et d'études, parcourait les rues de notre ville, cher-
chant, pour les mettre à l'abri de la destruction, les débris que dans
le naufrage d'alors tant de bibliothèques avaient abandonnés; parmi
ceux qu'il recueillit ainsi, un surtout est resté en mémoire aux biblio-
philes normands: c'est précisément la Moralité dont je vais donner
l'analyse. Oubliée depuis des siècles, elle n'avait fait partie ni de la
bibliothèque de M"* de Pompadour, ni de celle de Pont-de-Vesle,
formées pourtant presque exclusivement de productions dramatiques;
la Croix du Maine, dans son répertoire si intéressant d'anciens livres
(1) L'abbé Barré, mort en 1836, curé deMonviUe.
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— 287 —
français, n'en avait parlé que vaguement, probablement sans Tavoir
vue, elles frères Parfait, dans leurHistoire du Théâtre, n'avaient paru
non plus la connsutre ; aussi lorsque des temps plus calmes revinrent
on se préoccupa de la bonne fortune de Tamateur nonnand, on es-
saya de le tenter par des offres importantes ; mais ce ne fut qu'après
de longues hésitations qu'il traita, en 1818, avec le conservateur de
la Bibliothèque royale, M. Van Praet, cédant avec regret pour
800 fr. le livre qu'il avait, en 1793, acquis pour quelques sous (1),
Si, sans essayer de se rendre compte de ce qu'était le théâtre à
répoque où semble avoir été représentée la Moralité des Blasphéma-
teurs, nous passions de suite à l'exposé de cette pièce, nous risque-
rions de ne pas faire comprendre tout l'intérêt que ces primitives
productions pouvaientprésenter; aussinous semble-t-il nécessaire, au
risque de rappeler ce que chacun sait, de nous replacer par la pensée
au milieu des spectateurs du Moyen-Age, devant les simples tré-
(1) Les bonnes fortunes des bibliophiles, celles qui ont une incontestable
importance, ne sont pas communes; une des plus justement célèbres dans
ces derniers temps est échue à un libraire de Berlin, M. Asher, qui , vers
1845, trouva, en Allemagne, dans un grenier, un recueil fort curieux
poar la date, le nombre et la variété des pièces qu'il contenait. En effet,
il n'y avait pas moins de soixante-quatre Farces ou Moralités , la plupart
inconnues, réunies sous une modeste enveloppe de parchemin. — Malheu-
reusement, au moment où le bruit de cette riche trouvaille commençait à
se répandre en France, le Musée britannique venait d'en faire Tacquisi-
tion; depuis, ces pièces ont été analysées en 1849 par 0. Delépierre, sous
le pseudonyme de Tridace-Nafe-Theobrome, et enfin publiées, in extenso,
^0 1854, par P. Jannet, dans la partie de la bibliothèque dite Elzevirienne
intitulée: Ancien Théâtre^ Français^ elles en forment les trois premiers vo-
lumes.
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— 288 —
teaux de la scène, regardant les naïfs interprètes de Tart théâtral
dans son enfance.
On hésite encore aujourd'hui sur les commencements du théâtre
en France. Selon Topinion la plus généralement admise, des pèle-
rins revenant de Jérusalem, de Saint-Jacques-de-Compostelle ou
d'autres lieux de dévotion, auraient d'abord chanté leurs voyages,
dans des sortes de cantiques, puis y auraient mêlé le récit de la Pas-
I sion du Fils de Dieu : l'intérêt s'attachant naturellement à ces
I étranges narrations, ils en étendirent le cadre et mirent en dialogues
! entremêlés de chants, non-seulement les scènes de la Passion, mais
i encore la vie des Saints, leur martyre, leurs miracles. Sans lieux
! fixes d'abord pour leurs représentations, tantôt elles se donnaient
sur les places publiques, tantôt dans les cimetières, tantôt même
dans les églises; à la fin, les Confrères de la Passion élevèrent un
I théâtre et y représentèrent les pièces les plus en rapport avec l'é-
poque de l'année ; elles étaient ainsi à la fois pour le peuple un sujet
! d'instruction et une occasion de plaisir. Qui ne se souvient de ces
vers où Boileau nous raconte ces commencements si modestes :
Chez nos dévots aïeux, le théâtre abhorré
Fut longtemps dans la France un plaisir ignoré.
De pèlerins, dit-on, une troupe grossière
En public à Paris, y monta la première ;
Et, sottement zélée en sa simplicité ,
Joua les Saints, la Vierge et Dieu, par piété.
Je citerai sans plus de détails les titres de quelques-uns des Mys-
tères qui sont parvenus jusqu'à nous : le Mystère de la Passion, le
Mystère de la Résurrection, le Mystère de la Conception, le Mystère
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— 289 —
de la Nativité, de la Vie et de la Mort de M. Saint Jean-Baptiste ; ce
sont presque toujours des sujets empruntes à TEcriture-Sainte, plus
ou moins longuement développés : on cite un Mystère composé de
40,000 vers.
Le succès des Confrères de la Passion avait été très grand, aussi
excita-t-il de bonne heure l'émulation d'une société rivale. Les Clercs
de la Basoche présentèrent alors à la curiosité des spectateurs un
genre de pièces qui, sans oublier les données pieuses des premières,
apportèrent en même temps un élément nouveau ; ils personnifièrent
les vertus et les vices, s'attachèrent à rendre attrayantes celles-ci,
et à faire naître l'horreur pour ceux-là. Les Moralités remplacèrent
bientôt les Mystères; c'est qu'en eflfet il y avait déjà un progrès
dans cette nouvelle forme, le poète, plus à l'aise que lorsqu'il était
retenu par les liens trop étroits et trop connus de l'histoire sacrée,
put commencer à émettre quelques idées personnelles, à présenter
quelques scènes inattendues. Pourtant, il faut bien l'avouer, c'était un
bien mmce progrès , car il ne restait au théâtre qu'un peu plus d'un
siècle pour arriver à son apogée, mais un siècle aidé du génie de
trois hommes : Corneille, Racine et Molière !
Pour ce qui était de la représentation des Moralités, c'était ordi-
nairement en plein air et sur des tréteaux qu'elles avaient lieu;
l'avant-scène était libre comme maintenant, mais le fond et les
côtés du théâtre étaient encombrés deschafaulx ou establies et de
gradins; si dans une représentation il était question de trois ou
quatre lieux diflférents, on dressait au fond du théâtre autant S! esta-
blies pour représenter ces lieux. Par exemple, que l'action se passât
à Jérusalem et qu'il fût nécessaire d'envoyer à Bethléem; comme
il n'y avait ni rideaux, ni coulisses, le messager, au lieu de quitter
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la scène, comme il le ferait de nos jours, allait se placer sur Vesia-
blie qui représentait cette ville; il attendait là le moment où il devait
rendre compte de son message (1). Si, comme il arrivait souvent, be-
soin était de représenter le Paradis, le Purgatoire et TEnfer, trois es-
tablies étaient encore superposées : en haut le Paradis, au milieu le
Purgatoire, en bas le royaume de Lucifer. La gueule d'un dragon
figurait ordinairement l'entrée de l'infernal abîme qui, à la rigueur,
eût pu être .pris pour un arsenal, car presque toujours on y voyait
figurer en grand nombre des coulevrines, des arbalètes et même
des canons, pour faire noise et tempeste. Pour le Purgatoire : un cu-
rieux passage du Mystère de la Résurrection nous donne d'une façon
pittoresque la manière dont il était parfois représenté. « Notez que le
limbe doit estre en une habitation en la fasson d'une grosse tour
quarrée, environnée de retz et de filetz, ou d'autre chose clère , afin
que parmi les assistants on puisse voir les âmes qui y seront; et
derrière la dicte tour, en ung entretien, doit avoir plusieurs gens
crians et gullans horriblement tous à une voix ensemble, et l'ung
d'eux qui aura bonne voix et grosse parlera pour lui et les autres
âmes dampnées de sa compagnie (2). »
Pour plus de clarté, d'ailleurs, le plus souvent les divers lieux dont
nous venons de parler, ainsi que tous ceux qu'on pouvait avoir à re-
présenter, étaient désignés par des écriteaux sur lesquels leurs noms
étaient placés. — Enfin, sur les côtés du théâtre étaient des espèces
de gradins en forme de chaises, sur lesquels les acteurs s'asseyaient
(1) La Diablerie de Chaumont, ou Recherches historiques sur le grand Pardon
général de cette ville , par Em. Jolibois. — Chaumont, 1838.
(2) Préface des Mystères du XV siècle, publiés pour la première fois ,
par A. Jubinal. Paris, Téchener, 1837.
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— 291 —
lorsqu'ils avaient joué leur scène, ou qu'ils attendaient leur tour de
parler, et jamais ils ne disparaissaient aux yeux des assistants qu'ils
n'eussent achevé leur rôle; aussi, quand la pièce commençait, les
spectateurs voyaient tous ceux qui devaient y jouer; les auteurs et
les acteurs n'y entendaient pas plus de finesse et les derniers étaient
censés absents lorsqu'ils étaient assis (1).
La pièce qui nous occupe appartient à la seconde époque, à la se-
conde manière ; c'est une Moralité ; son titre doit être cité entier :
loralite très singulière et très bonne des Blasphémateurs dn nom de Dlen, on
sent contenns plnsienrs exemples et enseignements a rencontre des manlx qni
procèdent a cause des grands Inremens et blasphèmes qni se comettent de ionr
en ionr et aussi que la coustume nen vault rien et qu'ils linent et flneront
tresmal s'ils ne sen abstinenti et est ladicte moralité a dix-sept personnaiges.
Les spectateurs n'étaient pas moins bien renseignés que le lec-
teur, car une sorte de prologue, commençant par un signe de croix
et une citation d'un texte sacré, leur exposait et le but et le sujet de
la représentation :
Nostre intendit et vouloir principal
Est de mSstrer a tous humains pécheurs
L'iniquité icy en gênerai,
Que font vers Dieu les faulx blasphémateurs
€ Et advertir que tous diffamateurs
Sont en dangier de rendre leur esperit
Dedans enfers en ténèbres et pleurs
Avec Sathan qui a ce les induit
Prenez-en gre Messieurs ie vous prie
Si ie suis long et prolixe en langaiges
(1) Histoire du Théâtre-Fraupis (par les frères Parfait). Paris, 1745.
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Je seraj brief de paour qu'il vous ennuje
En devisant le nom des personnaiges.
(D Vous pouvez voir la sus en ces estaiges
La deite souveraine et divine
Et les anges plains d'hôneurs et pages
Avec Marie la Vierge très bénigne.
Il conviët biê que le vous détermine
De ces trois cj le nom et le raport :
Voicy Guerre et cyprès lui Famine
Et cest aultre cj s'appelle la Mort.
€ Ce gallSt la qui porte si hault port
Se fait nômer le grSd Blasphémateur
De Dieu; iurant la vertu et la mort.
Voila Briette pleine de deshonneur.
(D De cest coste est ung Denegateur
Du nom de Dieu je vous certifie
Et cestuyla c'est Tiniuriateur
Son fils près luy iurant le fruyt de vie.
€ Si ce n'estoit la benoiste Marie
Dedans enfer ilz seroient confonduz
Par leurs maulx faitz et par leur iurerie
Avec Sathan et les dampnez perdus.
(D En ceste part povez veoir au parsus
Ung grant docteur qui signifie l'Eglise
Reprehendant les iureurs sans abus
Par vrais signes par doctrine et clergie.
(D Aulcuns voulsist qu'en l'habit el fut mise
Et en Testât du genre féminin
Mais son pouvoir cy est et vous suffise
Totallement du genre masculin.
(D Veez la enfer plain de souffre et venin
Qui sont diables qui ne font nul reffus
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De tounnSter dampnez par leur engin
C'est ung horreur, ung ort lieu et côfus.
— Entre vous clercs qui estez entêdus
Si vous voyez nulle deffection
En notre ieu : ou saint nom de Jésus
Excusez-nous sans reprehension
Car vous savez tous que dérision
Est un vice qui desplaist sans deffault
Nul ne face de nous illusion
Car tel cuide bien iouer lequel fault.
(D Je vous supplj que nul ne parle hault
Et ne face nuUj bruyct qui nous nuyse
Pacience est vertu qui moult vault
Et qui la ung chascun si la prise
Des aprentifz Tesbat si vous suffise
Et vous tenez chacun en son estaige
Qui doibt commencer si s'advise
Sans en faire daultre lahgaige.
C'est alors seulement que la pièce commence, et c'est Lucifer qui
entre le premier en scène, Lucifer, le prince des démons, répriman-
dant tous ses lieutenants de leur nonchalance , de leur paresse à
faire tomber dans les lieux infernaux Thumain lignatge; chacun
d'eux s'excuse de son mieux et raconte ses hauts faits; ainsi Sa-
Je vies tout droit du pays de France
Ou iaj fait faire mille maulx
Encontre Dieu et sa puissance
Par meurtriers et par larroneaulx.
C J'ai faict embler beufs et chevaulx
A larrons et a larronnesses
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— 294 —
Donc en enfer si ie ne faulx
Je leur chaufferay ung des fesses.
Behemot, le second officier de Lucifer, véhémentement répri-
mandé aussi, donne l'emploi de son temps de manière à satisfaire le
roi des Enfers. J'ai presque scrupule de citer ses exploits ; mais
comme je pense que laisser dans l'ombre ces passages quelque peu
risqués serait rendre incomplète l'étude que nous voulons faire, j'at-
tendrai pour mes réserves d'autres endroits où l'audace du langage
atteindra les extrêmes limites du mauvais goût :
C BEHEMOT incipit.
Je viens de Saint-Jacques-en-Galice
Ou i'ai faict le diable et sa mère
Car ung maranlt mauldict et nice
Devant tous a tue son père.
C J'ai faict coucher une commère
Lubricque mauldicte et dampnable
Plusieurs fojs avec son compère,
Donc auront douleur innombrable.
Lucifer, malgré toutes ces prouesses, ne se tient pas content; il
recommande, au milieu d'imprécations tout à fait en rapport avec
son personnage, à tous les diables :
D'aller tost par monts et par vaulx
Faire iurer le nom de Dieu
A garses et a garaonneaulx
En toute place et en tout lieu.
La recommandation est en bonnes mains, et bientôt le personnage
principal, le blasphémateur, sous les inspirations des agents de Lu-
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— 295 —
cifer, se répand en jurons et en imprécations. Je n'emprunterai à
cette scène qu'un chant assez heureusement rithmé :
Fy de paysans
Fy de marchans
Au regart de ma regnommee
Gentils gallanz
Seront fringans
Par le sang bieu c'est ma pensée
Puisqu'il m'agrée
Toute l'année
Je maineray ieux et esbatz
De mon espee
Gente et parée
Turay villains chetifz et matz.
Les imprécations du blasphémateur ne sont point encore ce que
Lucifer aurait voulu ; on a mal compris, partant mal exécuté ses
ordres ; il revient en fureur •
Haro la maison infernalle
Plaine de serpens et crapaulx
Vous ayez tous la forte galle
La rage tourment et tous maulx.
Haro, haro les infernaulx
Pour vous je suis en grant esmoy
Vous n'êtes que villains clabaux
Qui ne valiez ne sy ne quoy.
Sous le coup de ce nouvel aiguillon, chacun des diables se remet
à la besogne et excite à mal, et le blasphémateur, que nous avons
déjà vu et un personnage qui arrive pour la première fois en scène ,
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le regnieur; une dispute s'élève entre eux, puis un combat a lieu :
les gros mots, les blasphèmes, les horions s'échangent avec une vé-
hémence qui devait tenir en grande perplexité les spectateurs. —
Mais Behemot, fe grand diable , comme il s'appelle lui-même , jus-
qu'alors resté étranger à ce qui vient de se passer, craignant proba-
blement les reproches de son maître et voyant endormi deux nou-
veaux acteurs, l'injuriateur et son fils, leur suggère toutes sortes de
mauvaises pensées ; aussi ne faut-il pas être étonné d'entendre au
réveil le père parlant ainsi à son fils :
Or sus mon fils a moj entens
Lever nous faut, il est grant iour
Nous chommon cj a nos despens
En faisant par trop long seiour;
C II nous convient aller ung tour
Sur les champs quand le men advise
Car gj ay mis plus mon amour
La moitié que aller a TEglise.
C C'est une chose que peu prise
Que le chant que l'en j demaine
Mon entente n'y est point mise
Car ce me semble chose vaine.
C Par la benoiste Magdaleine
n vault mieulx soys en tout certain
De mener la ioye mondaine
Qu'estre prebstre ne chapelain.
Le sang Dieu puisque iay argent
Je vivray a mon appétit
Comme les enfans de présent,
Ensuy moy en faict et en dict*
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— 297 —
Le fils n'a garde de désobéir à son père, il enchérit plutôt sur les
charmants conseils reçus :
Par Dieu pas ne serez desdit
Mon père ne vous soucyez
Car ia soyt que ie soys petit
J'accompliray vos voluntez.
Conversant avec les petites
Pucellettes du temps présent
Leur rendant les doulces debittes
Du ieu d'amour par mon serment.
Tel le père tel est le fils, dit Tinjuriateur dans son singulier or-
gueil de voir revivre dans sa descendance ses mauvais penchants.
Alors apparaît l'Eglise, ses reproches ne portent pas fruit, car
bientôt nous voyons le blasphémateur, le regnieur, l'injuriateur,
son fils, 3neiis pleine de déshonneur , nous a dit le prologue, com-
mencer une orgie; les grands pots sont apportés, les délits lancés;
les blasphèmes augmentés par l'ivresse se pressent siu* la bouche de
chacun, et l'Eglise alarmée cherche vainement à rappeler à elle ces
pécheurs endurcis, elle ne ménage plus les élans de sa colère :
Faulx chrétiens et toi chien matin
De moult pire qu'un Sarrazin
Helas pourquoi as-tu iure
La chair de Jesus-Christ begnin
Regarde toj pence a la fin.
Ni les reproches ni les menaces ne peuvent ; chacun, sans sourcil-
20
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ler, répond à cet importun yisitenr par de nouvelles injures. Briette
apporte des cartes, on joue, les perdants se fâchent et déchirent les
cartes qui volent en morceaux; nouvelle apparition de l'Eglise, nou-
veaux reproches inutiles comme les précédents. Nous sommes tou-
jours au milieu de l'orgie, et les buveurs en sont arrivés à l'heure
des défits impossibles, des paroles lourdes et abruties, des chansons
impudiques. Le fils de l'injuriateur a bu plus que les autres, mais il
veut qu'on lui fasse raison ; aussi s'écrie-t-il :
Ne me pensez point enguenner
Vous en burez chascun autant.
LB BLASPHEICATEUR
Que d jable le pot est trop grant.
LB NBOATEUB
t^ar les vertus Dieu vous beurez
LB BLASPHBUATEUR
Ahl le buraj si vous voulez
Mais je p....raj sous la table
Bibat.
Par le vray Dieu qui est louable
Je ne puis plus me soutenir.
Coucher me fault sur ceste table
Vertuz Dieu il me faut gésir.
Cadit bibendo etpotm tupra eum.
Bribttb, au fils de rinjurùOeur:
Puisque oe pot est frais venu.
C'est a vous mon gentil garson.
Bibat.
Je m'en vojs dire une chanson :
Dessoubz l'ombre d'un bissonet.
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— 299 —
Ici, il me faut arrêter. Cette scène d'ivresse, dont j'ai déjà atténué
quelques parties, se termine par cette chanson, et la fin couronne
trop dignement cette partie de l'œuvre.
Lucifer revient alors ; on le pourrait croire satisfait ; jamais pour-
tant sa voix ne fat plus terrible, jamais ses reproches ne furent plus
violents; il appelle encore une fois ses serviteurs ordinaires, Satlian,
et Behemot en tête ; ceux-ci trouvent ses reproches injustes :
SATAN.
Mais quastu a crier si hault
Je faisoys bien notre passaige
Quant tu m'as huche vieil crapault.
J*hésite à continuer sa justification :
J'avais faict coucher ung ribault
Entre les bras d'une paillarde
Il lui sembloit gentil fillault
Et el luj sembloit bien gaillarde.
Lucifer leur explique le motif de sa colère, disons mieux, de sa
rage:
Il les fallait tost estrangler
Et les apporter en enfer.
Sathan, plus fort en théologie, à ce qu'il semble, que le roi des
Ténèbres, se met à lui apprendre l'impossibilité où il est, sans l'ordre
exprès de Dieu, de mettre à mort les pécheurs ; ce n'est pas faute
d'envie de sa part :
Si iavoye la commission
De les tuer quand ilz font mal
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— 300 —
Jen emplirojB nostre maison
Haultetbas amont et aval.
La démonstration est longue et a toute l'apparence d'un sermon,
les textes latins y abondent. Pour conclusion, Lucifer convaincu en-
gs^e Sathan et Behemot à .tenir tous les hommes en état de péché
pour que la mort les surprenne ainsi :
Et quMlz soyimt enfin dévaliez
Au fons denfer pour leurs erreurs.
C'est pendant le sommeil de l'ivresse que les noirs démons re-
tournent conseiller et séduire leurs victimes désignées; aussi, sous
l'influence de leur souffle impur, revoyons-nous encore, avec quel-
ques variantes, les festins, les danses, entendons-nous de nouveau
les paroles impies. Je dois ci^er ici, parce qu'elle me paraît cadencée
avec une certaine grâce, une chanson du blasphémateur :
C Gentils compaignons
Vont par les bissons
Au chant des oyseaulx
On aux ojsillons
Maulvis et pigeons
Chantant chantz nonveaulx.
(C Ils ont a lenr tanlx
Ces vins bons et beaux
Et bojvent dautant
Et par les hameaulx
Faisant petits saulx
Se vont esbatant.
€ En se rigoUant
Toigours vont disant
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— 301 —
Leurs chansons nouvelles
Et rejoujssant
Par leur chant plaisant
Ces helles pucelles.
L'Eglise a vu leur conduite, entendu leurs blasphèmes, mais elle
ne semble avoir que le triste privilège d'exciter leurs rires et leurs
sarcasmes; Dieu vient alors défendre son Eglise, mais vainement il
présente son fils crucifié, vainement il rappelle ses souffrances.
Ceux-ci saisissent le crucifix, et, àPenviles uns des autres, recom-
mencent, le blasphème à la bouche, toutes les scènes de la Passion.
— C'en est fait, leur iniquité est arrivée à son comble, la main de
Dieu paraît prête à s'appesantir sur eux; heureusement Marie, Virgo
démens, arrête le bras vengeur, elle demande quelques jours encore
pour qu'ils aient le temps de revenir. Lucifer, qui se croyait sûr de la
victoire, accourt furieux ; chacun plaide, l'une avec tous les moyens
de la justice miséricordieuse, la cause du ciel, l'autre avec tous les
arguments de la justice vengeresse, celle de l'enfer. — Le ton des
deux personnages, pendant ce long démêlé, est convenablement diffé-
rencié :1a Reine des Cieuxparle avec douceur, humilité, elle supplie;
le Prince des Enfers est d'une douceur cauteleuse , il présente avec
empressement les raisons qui doivent pousser Dieu à se venger ; et
cite avec une joie mal dissimulée les textes sacrés qui semblent
mettre le Tout-Puissant dans la nécessité de frapper. La sentence
est à la fin prononcée :
Je suis cil qui a tout mesure
Et miséricorde et iustice
Modérant qui se desmesure
Et qui commect pèche et vice
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— 302 —
Aux nngs ie suis doulx et propice
Aux aultres suiâ misericors
Les ungs il fault que ie pugnisse
Les ungs vifz et les autres mors.
Et pour répondre par un seul texte à tous ceux cités par Lucifer^
Dieu lui dit :
Nolo mortem peccaioris sed ut magis œnvertatur et vivat.
La vie est donc laissée aux pécheurs, mais tous les maux vont
être déchaînés , et au cas où ils s'obstineront dans le péché, ils appar-
tiendront définitivement à Lucifer. Celui-ci, rempli d'espoir d'arriver
à ses fins, donne ses ordres à Sathan et à Behemot, et convoque tous
les fléaux :
Sortez d'Enfer famine et guerre
Air infaict et mortalité
Allez moi guerroyer la terre
Que pèche a débilite.
Sortez
Nous en avon de Dieu puissance.
En effet, nous voyons se précipiter alors les trois fléaux annon-
cés; mais le repentir ne vient pas, et la Mort s'écrie :
Trompillon sur eulx durement
Chascun de nous en droict soj
Criant continuellement
Vengeance de par Jésus le Roy.
Les pécheurs répondent :
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— 308 —
De vos menaces ne nous chault.
LA MORT.
C'est bien dict doneques à Tassanlt.
Fiat insultus magnm inter eorum. ^
Les uns cherchent à fuir, les autres comhattent, quelques-uns
jurent jusqu'à leur dernier soupir; aussi est-ce dans FEnfer que nous
allons, dans la scène suivante, revoir et le blasphëmateiu* et le re-
gnieur . Sathan arrive joyeux à la porte de l'antre infernal :
Lucifer ouvre nous ta porte
Nous feras-ta point bonne chiere
Or regarde que ie t'aporte
Vecy matière singulière.
C J'aj impetre de Dieu le père
Que les traitres blasphémateurs
Fassent pugnis la chose est dere
De leurs iurs et de leurs erreurs.
(D Haro ils ont eu les douleurs
De famine mort et guerre
Et n'ont point amende leurs erreurs
Obstinez sont plus durs que pierre ,
LnCIFBR*
Aprestez tost voz cros de fer
Yoz tenailles voz instrumens
Pour les iecter au pays d'enfer
Avec crapaulx mourons serpens
Diables dampnez ors et pulens
Faictes leur une chiere lye
Pnisqu'ilz n'ont voulu en nul temps
Servir Jésus le fllz Marie.
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— 304 —
Ils pensoient ce n'étoit que jeu
De blasphémer Dieu et ses saintz.
Avant diables mauldits inhumains
Accomplissez tost vostre office
Pugnis ils seront de leur vice
Dedans la chauldiere d'enfer.
C Behemot pense de soufler
Fay du feu grand diable cornu
Car ie les vojs dedans bouter
Trestous illec sans attendu.
Ponant in cacabinem.
Bbhbmot :
Le feu est partout espandu
Regarde, suis-ie bon varlet.
Il leur est bien maladvenu
L'eau boit au-dessus du collet.
Je passe les gémissements des pauvres damnés; ils sont nom-
breux et pitoyables, car leurs supplices sont de mille sortes : bouillis,
grillés, jetés en l'eau froide, pendus, frappés, lacérés, nourris de
serpents et de crapauds.
Cependant les diables, fiers de leur victoire , se sont trop .arrêtés
dans la joie de leur triomphe ; Lucifer, toujours avide de nouvelles
victimes, renvoie tout son personnel sur la terre :
Retourner vous fault sur les champs
Allez tenter mauldictz truans
Allez tenter tous les humains
Allez allez merdoulx truans
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— 305 —
Faictes iurer Dieu et ses saintz
Allez moi quérir ces pu
Qui sont si chauldes et si fieres
Pour les baigner dedans nos bains
Et les coucher en nos littieres.
Amenez-moi ces tayernieres
Qui vendent a faulce mesure
Et n'oubliez ces cousturieres
Qui ne font pas bien leurs coustures.
Allez tenter toute nature.
• ••. ••••
Allez diables allez a Romme
Allez a Paris a Bordeaux
Allez a Rouen a tout homme
Pour me quérir ces plaidereaulx.
N'oubliez ces advocaceaulx
Qui empoignent des deux cotes
Car ils seront si ie ne faulx
En enfer rotiz et testez.
Le dernier tableau est plus consolant, il représente la victoire de
Marie sur les démons. L'injuriateur et Briette, nouvelle Madeleine,
reconnaissent enfin leurs erreurs et demandent avant leur mort à se
réconcilier avec l'Eglise, qui se hâte de leur octroyer pardon. C'est
le dernier personnage qui occupe la scène, et c'est sous l'impression
des paroles suivante^ que se termine la pièce :
Saint Luc nous dit certainement
Que quand ung pécheur se desvoje
Prenant en luy repentement
Que tout le ciel si en faict ioie.
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— 906 —
C Je t'absoubs donc c'est chose vraye
De tous les crimes et abus
Et affin queexaulce ie soye
Chanton Te Deum laudamus.
Voici, dans une analyse faite aussi rapide que possible, ce singu-
lier monument de la littérature dramatique du commencement du
XVI* siècle. Les traditions du Théâtre ancien sont toutes oubliées; il
n'y a plus ni plan, ni action, ni unité, mais seulement une série de
scènes que l'auteur a liées les unes aux autres sous l'inspiration d'une
seule idée, et par conséquent souvent, il faut bien le recon-
naître , d'une façon assez monotone. C'est dans l'histoire de notre
littérature, une curieuse étude que celle de cette nouvelle en-
fance du Théâtre, tant qu'il ne sait pas, ou ne veut pas regarder,
pour y retrouver sa voie, les modèles de la Grèce et de Rome.
A côté de cet intérêt il en est un autre moins élevé , peut-être ,
mais digne toutefois d'être signalé, c'est la connaissance que
nous y acquérons des mœurs, de la vie intime au Moyen-Age.
Il y a certainement des détails qui nous semblent bizarres,
grossiers même : ce sont ceux-là pourtant , il ne faut pas craindre
de l'avouer, qui doivent le plus attirer notre attention; nous ne
devons ni trop dédaigneusement détourner les yeux, ni trop
chastement fermer les oreilles, mais plutôt, en homme sérieux,
en philosophe, chercher, là oùeUeest écrite dans toute sa netteté,
l'histoire si intéressante de notre civilisation. -r-Ne nous faut-il donc
point passer à Molière quelques expressions qui nous semblent
aujourd'hui malsonnantes, et qui n'effarouchaient nullement de
son temps? D'ailleurs, il y a pour compenser ces passages d'une
mode ancienne et méprisée quelques endroits où le style commence
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— 307 —
à valoir, quelques autres où Tesprit d'observation et de fine critique
commeiice à se faire jour.
Les citations que j'ai faites ont quelquefois justifié ce que je
viens de dire par rapport au style; j'en ferai une nouvelle, où
il me semble voir une peinture assez heureuse de la vanité et
coquetterie féminine;
C'est Briette qui parle :
Par la Croix Dieu ne par les yeux
Je me tiendray gaye et fringuette
En cest temps deste precieulx
Lequel faict reverdir Iherbette.
€ Et auray robbe nouvellette
Par la Croix Dieu de bon fin vert
De fine escarlate ou brunelte
Donc tout mon corps sera couvert.
C Souliers neufs au pied descouvert
Gorrieres chausses de morguin
Heureux est a qui le sien sert
Par la Croix Dieu iuc a la fin.
C Jauroys bien robbe de satin
Par la Croix Dieu ou de veloux
Ou de damas couvert et fin
Pour faire enuye a ces geloux.
€ A la verdure soubz le houx
Je diray quelque rigoUet
Escoutant en dangier des loups
Le doux chant du rossignollet.
€ Saulcun amoureux me voulait
Pardieu ie feroys bien la fine
Le temps n'est plus comme il souloit
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Je parlerojs de ma yojsine
Je feraj tousiours bonne mjne
Si Ten me prie damourette
Pose que ieniende le signe
En disant peu de paroUettes
Semblant de dire mes heurettes
En me tenant tousiours gorriere
En portant roses et florettes ,
Du temps présent c'est la manière.
Je laisse maintenant ces appréciationsy communes pour la plupart
à toutes les pièces de cette ëpoque, et n'insiste plus que sur un
point qlii me paraît présenter un intérêt particulier : je veux parler
de l'origine, selon moi, toute normande de la Moralité des
Blasphémateurs.
L'exemplaire imique (1) que l'on connaît de cette pièce ne nous
donne aucune indication sur son auteur; nous y voyons seule-
ment le nom de l'imprimeur Pierre Sergent; la date est omise,
mais elle peut être jusqu'à un certain point rétablie, car c'est dans
les limites assez restreintes de dix années (de 1530 à 1540) que
P. Sergent exerça son art; qu'un théâtre existât à Rouen à cette
(1) Cet exemplaire, dont on a remplacé Tancienne couverture par une
belle reliure en maroquin rouge, est toigours à la Bibliothèque impériale :
il en a été fait deux reimpressions, l'une in-8" en 1820 par la société des
Bibliophiles français, tirage limité à trente, nombre de ses membres; elle
passe pour peu exacte ; Tautre, tirée à quatre-vingt-dix exemplaires, a été
imprimée en 1831 , par Crapelet, aux frais du prince d'Essling, qui a fait
graver tout exprès des vignettes, fondre des caractères semblables à ceux
de Toriginal , le singulier format d'agenda a été même conservé , le texte
enfin j a été reproduit avec une scrupuleuse exactitude.
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— 309 —
époque, ou que du moins on jouât des pièces de ce genre dans notre
Tille, cela ne fait pas doute; Tabbé de La Rue prétend (1) que ces
sortes de représentations furent données en Normandie, avant même
qu'on les connût à Paris, c'est-à-dire avant 1398; il cite ensuite
le Mystère de Noël, joué à Rouen, sur la place du Marché-Neuf,
en 1474; le Mystère de la Passion, joué (2) dans le couvent des
Dominicains de la même ville. Jean le Lorrain (3), enfin, parle
également d'une représentation de ce même Mystère de la Passion
qui fat donnée en 1498 dans le cimetière de SainlrPatrice.
Certaines expressions, certains mots dénotent cette origine d'une
manière qui semble évidente. J'en citerai quelques-uns : le mot
quérir, aller chercher; pichet, grand pot pour boire; cheiux!, pour
chez; gaoion, gosier; dru, nombreux; brouy, grillé; mouron,
espèce de salamandre ; gachcy pour pain, ce dernier mot en parti-
culier ne se trouve nulle part ailleurs que dans le dictionnaire du
patois normand; mais si Ton pouvait avoir des doutes, parce que
quelques-uns de ces mots et une foule d'autres que j'ai cru superflu
d'indiquer, plus particulièrement employés en Normandie, ont quel-
quefois apparu dans certains passages de nos vieux poètes, j'appel-
lerai l'attention sur une expression qui, celle-là, est exclusivement
Qormande, rouennaise même.
(1) Eaait historique mr les Bardes, les Jongleurs et les Trouvères normands et
miglo-normands, par Tabbe de La Rue. — Caen, 1834.
(2) Probablement en 1502, c'est du moins la date d'une représentation de
ce Mystère à Rouen, mentionnée dans une pièce de procédure conservée
dans les archives du Parlement de Normandie, au Palais-de-Justice.
0) Histoire de la ville de Rouen. — Rouen, J. Amiot, 1710.
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— 310 —
Le blasphémateur se vante à Briette d'être riche, de pouvoir boire
autant qu'il lui plaira :
Par la vérin de Dien la belle
Nous ferons bien Riganlt sonner
Nulle part, ni alors, ni depuis, l'expression n'a été employée dans
celte forme. Taillepied va nous en donner, dans un passage de son
Recveil des Antiqvités et des Singvlarités de la vilie de Roven , une
curieuse explication : OdoRigault, étant Archevêque de notre diocèse,
fit placer dans l'une des tours de la cathédrale « une grosse cloche
» de grosseur admirable, voire tant pesante à esbranler, qu'il y faut
» douze honmies pour la sonner; aussi y ar-t-il quatre demy roues
» et quatre chables à la tirer. Et pourceque le temps passé il echeait
» bien de boire avant que de la sonner, le proverbe conmiun est
» venu qu'on dit d'un bô buveur, qu'il boit en tire-la-Rigault (1). »
Deux fois d'ailleurs dans le cours de la pièce, et d'une façon par-
ticulière, il est question de Rouen ou de la Normandie :
(1) Le savant Ménage, voulant donner Texplicationde la locution : boire à
tire larigot, s'y prend d'une manière assez plaisante. « Fistula, flûte, d'où
» fistularis, fistularius, on a fait de ce dernier fistularieus, et par retranche-
» ment laricus; delaricus on a fait laricotus, d'où nous avons fait larig&t; et
» comme nous avons de grands verres en forme de flûte, on a dit : flùter, ou
» encore boire à tire larigot pour dire boire à longs traits.» Il parle d'ail-
leurs, mais avec quelque mépris, de Tétymologie de Taillepied. N'est-il pas à
croire qu'il eût changé d'avis et bien vite abandonné tout ce fatras peu
concluant d'érudition, s'il eût connu la locution telle qu'elle se présente
dans notre pièce? N'apparaît-elle pas en effet, ainsi, comme une preuve
incontestable de l'origine de ce proverbe si vieux et encore si usité?
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— 311 —
Allez diables allez a Romme
Allez a Paris et Bordeaux
Allez a Bouen
Pour me quérir ces plaidereaux.
Quatre villes sont ici nommées, Rouen seul avec un trait saty-
rique qui le distingue tout particulièrement. Ailleurs, presque au
dénouement, Briette, cherchant à échapper à tous les fléaux qui sont
déchaînés contre les pécheurs, s'écrie :
Je m'en vojs en une aultre terre
Plus vivre icy ie ne pourroys
Car la famine mort et guerre
Confondent nobles et bourgeojs
Adieu Normandie ie men vojs.
De nos jours, ce mot-là ne serait pas suffisant poui* déterminer
Tenclroit où a été composée ou bien jouée une pièce quelconque ;
mais nous nous occupons d'une époque toute primitive , et à laquelle
rintérêt ne pouvait naître dans l'esprit des spectateurs qu'en leur
représentant le milieu qui les touchait le plus, la contrée qu'ils habi-
taient, l'endroit où ils étaient.
A ces raisons de décider; ime seule objection paraît pouvoir être
faite, capable d'abord de jeter quelque doute : au milieu de ces
repas, de ces orgies, lorsque les personnages nomment, vantent,
chantent la liqueur qui remplit les verres, il n'est nulle part question
du cidre, la boisson normande par excellence, du cidre, le bon
meuble en un mesnage, selon l'expression de notre joyeux BasseUn,
loais seulement du
.... gros vin noir
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— 312 —
Dn blanc , du rouge ou du clairait
et, dans un endroit en particulier, de bière.
Uhistoiredes mœurs de nos pères permet très bien d'expliquer
cette difficulté, et nous fait même trouver , au lieu d'une accablante
objection, un de nos meilleurs arguments : si le cidre a de vieille
date était connu en Normandie, il n'a pas été jusqu'à une certaine
époque, à beaucoup près, la seule ou même la principale boisson:
on peut l'induire déjà de l'organisation tardive des Marchands de
cidre en corporation; elle ne date que de 1692, tandis que les
Brasseurs de bière reçurent de Guillaume Cousinot, bailli de Rouen,
leurs statuts dès 1486. Mais un médecin, Julien de Paulmier, va
tout à fait nous édifier sur ce point: a H n'y a point cinquante
» ans (écrit-il en 1589) qu'à Rouen et en tout le pays de Caux
» la bière estoit le boire du peuple comme est de présent le
» sidre (1). » Ai-je besoin maintenant de dire qu'aux jours de haute
liesse le vin avait seul l'honneur de figurer sur les tables, et
dois-je rappeler que la vigne, qui nous refuse aujourd'hui aussi
absolument ses produits, s'en montrait très prodigue pour nos bons
aïeux ? De nombreux documents en font foi (2), et ce même méde-
cin, que nous venons de citer, dit encore: « Les vins de la haute
» Normandie esgalent presque les François en couleur, consis-
(1) Traité du Vin et du Sidre, par Julien de Paulmier, docteur en la facoltô
de médecine à Paris... Caen, 1589.
(2) De la culture de la vigne en Normandie, Notice de M. Tabbé Cochet,
Rouen 1844. — Dans l'intéressant ouvrage de M. Tabbé P. Langlois:
Hiitoire du Prieuré du Mont-aux- Malades, on voit qu'au xvi* siècle les
religieux de Saint-Ouen cultivaient la vigne sur le versant méridional du
Mont-Fortin.
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— SIS —
» tence et force, mesme quelquesfois les surpassent quand la
» constitution de l'air est plus chaulde en la haute Normandie
» qu'en Tlsle de France conuneil advient quelquefois. »
Tous ces faits rappelés, ne sommes-nous pas bien disposés à
nous expliquer ces paroles du blasphémateur :
A ma maison car tout est prêt
Je vous donray vin excellent
Par Dieu, sil en a nulz dedens
Cette ville sans plus d'arrest
Vin d*icy
Vin de France, vin muscadet
Vin Bourguignon...
et aussi l'énumération du négateur:
Vin d'Angeli, vin de Croisset
Ou la bière souvent se fait
Qui corrompt toute la fourcelle.
Sans vouloir insister sur ce dernier mot, qui n'a que dans le patois
normand la signification d'estomac, que nous lui voyons ici, il
devient facile de tirer des citations précédentes les preuves utiles à
notre thèse, et qui nous semblent y abonder : Vin dicy^ vin des envi-
rons de Rouen, cela ne paraît pas contestable , ne voilH>n pas à
la suite les vins de France, du pays de France, comme on disait
et comme on dit encore dans notre pays pour désigner les envi^
rona de Paris ? cela ne devient-il pas plus évident encore à ce
tndt: Vin de Croisset, de Croisset où la bière se fait, lorsque
nous savons d'une part que les plus riches, les plus estimés
21
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- 814 -
vignobles normands étaient sur les bords de la Seine (1), lorsque
nous connaissons d'autre part le nom de la boisson populaire dans
notre pays, au commencement du xvf siècle ?
Il y a enfin un rapprochement à faire , curieux et décisif : c'est
qu'en plaçant l'époque où fut jouée cette pièce, comme nous en
sommes convenus, vers 1530, nous sommes au lendemain d'une
peste effroyable qui, deux ans durant, en 1521 et 1522, affligea
tellement la ville de Rouen, au rapport d'un de ses historiens,
« qu'aux jours de dimanche, en la messe paroissiale de Saint-
» Maclou, à peine eût-on pu trouver avec les prêtres quarante
» personnes. En ce temps-là, ajoute-t-il, on institua aux dépens de
» la ville , quatre hommes revêtus de robes bleues qui attachaient
)) des croix blanches aux maisons infectées de peste (2). » Le fléau de
la famine apparut cette même année 1521 , et sévit encore en 1523
et 1529. « Georges d'Amboise , qui pour lors estoit Archevesque de
» Rouen, donna tous les jours dix mines de bled qu'il fit distribuer
» aux pauvres dans le cimetière de Saint-Maclou, depuis le 30
» jour de may jusques à l'onzième de juillet. . . Il y eut une si grande
» presse, que cinq ou six personnes y furent estouffées (3). »
N'est-ce là qu'une singulière coïncidence? il ne parsut pas
(1) Noël de la Moriniére dans ses Essais sur le département de la
Seine- Inférieure (Rouen , 1795), parle avec quelques détails des vignobles
de Jumiéges, Oissel et Freneuse.
(2) Histoire de la ville de Roven, par F. Farin... Roven, Heravlt, 1668.
Le FUxmhtau astnmùmique de 1715, qui relate le même fait, ajoute, contrasta
frappant, qu'avant le déchaînement de cette maladie, il j avait chaque
dimanche à cette même -messe plus de 1,500 communiants.
(3) F. Farin.
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— 315 —
possible de le penser; il me semble bien plutôt y voir l'évocation des
malheurs encore présents à la pensée des habitants, pour servir
d'arguments irrésistibles aux vérités religieuses que l'auteur, peut-
être un, ecclésiastique , tout au moins un homme de foi, présentait à
la dévotion du peuple avide de ce genre de spectacle.
Je termine , laissant à de meilleurs juges à apprécier la valeur de
cette opinion, et sans tenter de déterminer d'une manière plus
précise l'auteur lui-même , le champ des hypothèses est trop vaste ;
son nom sans doute n'est point parvenu jusqu'à nous, ou bien il se
trouve mêlé parmi ceux des poètes qui disputaient chaque année par
leurs dévotes productions au Puy de l'Immaculée-Conception, la
Palme, le Lys ou la Rose d'or.
e- LORMIER.
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POÉSIE.
i iJOTi i I
A UNE FILLE DISTAMINET.
Pauvre enfant! tu naquis au fond d'une mansarde.
Le grabat paternel te servit de berceau.
Ta mère était méchante, effrontée et bavarde,
Et quand ton père était épargné par la garde,
Il rentrait au logis rempli comme un pourceau.
Du pain, bien souvent sec, était ta nourriture;
Quand tu versais des pleurs, on te donnait des coups.
Malgré ta taille svelte et ta douce figure.
Bientôt on t'envoya dans une filature
Te rouler dans le ploc et gagner quelques sous.
Tu grandis cependant, sale, abrupte, mais belle.
Belle à rendre amoureux un vieillard débauché.
Ton maître, riche et vieux, te prit sous sa tutelle.
Il te fit décrasser, t'habilla de dentelle; —
Puis au chenil natal tu n'allas plus coucher.
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— 317 —
On te donna laquais, domestique et suivante,
On berça tes langueurs sur de moelleux coussins.
En caprices coâieux tu te montras savante,
Et y grâce à l'ascendant de ta beauté charmante.
On se soumit à tes plus fantasques desseins.
Alors tu dédaignas tes amis d'infortune,
Tu plongeas sans pudeur dans un luxe insensé.
Mais un jour tu subis la disgrâce commime ,
Ton msûtre te quitta, blonde pour une brune,
Ck>nune on quitte un habit dont la mode a passé.
Tu partis le front haut , comptant sur ton adresse ;
Mais chaque amant nouveau bientôt t'abandonnait.
Tu t'étais façonnée au faste, à la paresse,
Tu pleuras, — puis tu vins consoler ta détresse
Sur un trône d'estaminet.
Là, tu nourris d'orgueil ta majesté déchue.
Un valet turbulent obéit à ta loi ,
Un peuple d'étourdis près de toi s'évertue ;
Et tu dis, en mirant ta gorge demi-nue :
« On s'incline encor devant moi ! »
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— 318 —
Je t'attends dans quinze ans, pauvre fille abusée.
Lorsque tu n'auras plus ni dents, ni sein, ni voix;
Je t'attends, l'œil éteint et la taille brisée ,
Dans quelqu'étroite cbambre à la bise exposée.
Seule, et pauvre comme autrefois.
A TIN HOMME DES CHAMPS.
Votre fils, laboureur, a des membres d'athlète;
Il enfourche à poil nu vos chevaux de labour.
Il fait sans s'émouvoir vingt milles d'une traite
Pour aller vendre un bœuf au franc-marché du bourg.
11 aime à respirer la vapeur des étables,
A compter les moutons dans le parc assemblés,
A s'accouder le soir autour des longues tables.
Quand on a mis la faux dans l'épaisseur des blés.
Il va rassembler seul en tas près des murailles
La herse aux dents de fer, les fourches, les râteauic.
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— 8» —
Lorsque Tautomne arrive, il assiste aux semailles
Qui font sourdre au printemps Therbe sur les coteaux.
C'est un fier compagnon que tout labeur enflamme,
Qui fait aux serviteurs des passe-temps peu doux.
Il est le fils du maître, il a dëjà dans l'âme
L'âpre désir de gain qui se remarque en vous.
Mais, bien qu'aux environs on le traite en habile.
Vous n'êtes pas content, vous voudriez encor
Qu'il tînt les beaux discours qu'on apprend à la ville ,
Qu'il fût aussi savant qu'on le voit leste et fort.
Savant, ô laboureur! savant! et pourquoi fedre ?
Oui, le savoir est bon , mais pour quelques élus.
Votre fils a des bras à retourner la terre ,
Qu'il soit simple et loyal, n'en demandez pas plus.
Pascal MULOT.
»fr^*=
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BIBLIOGRAPHIE.
.GALERIE DIEPPOISE. — Notices biographiques sur les hommes
célèbres ou utiles de Dieppe et de F arrondissement. — Collection
formée par M. Fabbé Cochet. — Edition omée dnportrait de tau-
teuTj d*une vue de la maison Bouzard^ d'un portrait de M. de Blain-
ville et d'une vue de F église et du presbytère de Richard Simon, à
Bolleville-^n^Caux. — Dieppe, Emile Delevoye, 1862. In-8' de
424 pages.
Après nn bon ami, ce que j'aime le mieux, c'est un bon liyre. Et, quand
les Français aiment quelque chose ou quelqu'un, on sait assez que la dis-
crétion n'est pas leur vertu favorite. On ne sera donc point surpris que
j'entre ici dans quelques détails, à propos de la Galerie dieppoiie que vient
d'offHr au public normand un auteur dont l'éloge n'est plus à faire,
M. l'abbé Cochet.
A l'entrée de toutes les galeries, on rencontre ordinairement un être
voué aux dieux infernaux : c'est le cicérone. Tout le monde en dit du mal.
Les qualifications de bélitre, d'âne, ne lui sont pas épargnées. Et j'avone
qu'il les mérite, autant que gens à qui on les épargne. Mais, avec tout cela,
si forte est l'habitude, je ne veux pas dire la nécessité , que ceux-là même
qui viennent de dire, au dehors d'un Musée: Que les ciceroni sont bétes!
sont les premiers à s'écrier, sitôt qu'ils sont dedans : Où est le cicérone?
Vous donc. Messieurs, qui voulez visiter la Galerie dieppoise^ je serai, s'il
vous plaît, votre cicérone.
Notre Galerie se compose de quarante-huit portraits, les uns en pied,
c'est le plus petit nombre, la plupart en buste, et le reste en médaillon,
qui peuvent se diviser ainsi, d'après les dates mortuaires: xii^ siècle, un;
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— 821 -r-
— xiu* siècle, deux; — xv* siècle, deux; — xvi* siècle, quatre; — xvii*
siècle, neuf; — xviii* siècle, treize, — et xix* siècle, dix-sept. Ce qui fait
bien quarante-huit notices.
Des seize ninceaux qui se sont coalisés pour vivifier de couleurs durables
les quarante-huit portraits de la Galerie dieppom^ celui de M. Tabbé
Cochet, personne ne sera surpris de l'entendre, est l'un des plus brillants
et le plus fécond. Ses bienveillants collègues signent d'Ambournaj, Coqua-
trix, Féret, Girardin, Graillon, de Grattier, Jourdain (Eliacim), Lamotte,
Tabbé Lecanu, Tabbé Lecomte, P. Lemarcis et L. Yitet, de rAcadémie fran-
çaise. Il j a encore les initiales C. T., et plusieurs anonymes.
Mais voilà assez de noms propres. Ce que nous voulons, ce n'est pas une
litanie qui rappelle tous les saints du paradis, — n'avons-nous pas la table
des matières? — mais une appréciation qui fasse connaître les principaux.
En d'autres termes, nous allons laisser de côté les personnalités hono-
rables mais obscures de la Galerie dieppoise^ pour parler seulement des
plus intéressantse, comme celle de Duquesne, àe Noël de la Morinière et de
Richard Simon.
Le profil d'Abraham Duquesne a été tracé par M. P.-J. Féret, avec une
prédilection toute particulière. Personne, du reste, mieux que notre savant
antiquaire, n'était propre à remplir cette tâche. 11 y a longtemps que
Dieppe et ses archives n'ont plus de secrets pour lui, et qu'il les sait par
cœur, depuis la première page jusqu'au dernier pavé. Asseline et Guibert
sont-ils muets, sur un point quelconque de l'histoire de la cité? interrogez
M. Féret: il comblera le vide. C'est ce qui est arrivé pour le célèbre marin
dont nous ne raconterons pas la vie, mais dans la vie duquel nous puise-
rons quelques détails ignorés ou omis jusqu'à présent par les biographes.
Abraham Duquesne naquit à Dieppe, en mai 1610. Il était fils d'Abraham
Duquesne, écuyer, a capitaine entretenu pour le service du roi en ses ar-
mées navales, » et de dame Marthe de Caux.
Dés l'âge de douze ans, Duquesne courait les mers. A dix-sept ans, il
amenait à Dieppe un navire pirate, et Richelieu, peu de jours après, lui
envoyait son brevet de capitaine.
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— 322 —
On sait le rôste.
Encore un mot cependant.
Le 2 août 1647, Louis XIV, âgé de neuf ans; sa mère, Anne d*Antriche,
régente; le cardinal Mazarin^ les princes et les seigneurs de la cour, étaient
à- Dieppe. Duquesne, vice-amiral de Christine de Suéde^lni est présenté:
a Monsieur Duquesne, lui dit le roi, désormais tous ne conduirez plus que
des vaisseaux français. Avec la permission de Sa Majesté la Reine régente,
ma mère, je vous fais chef d'escadre. » (P. 265-266).
a Un homme qu'on n'estime pas assez en France, dit un jx)ur Kuyter,
c'est Duquesne. Ils l'oublient. Ils lui donnent pour supérieurs d'Estrées,
Vivonne, gens de cour. Mais, s'il vient une occasion sérieuse, ils le trouve-
ront. Et je ne voudrais pas, moi, avoir affaire à Duquesne avec des forces
inférieures aux siennes. La présence de ce brave homme, à bord d'une flotte,
vaut dix vaisseaux. » — « Comment, Monsieur l'amiral, dit M. de Weldt,
vous craindriez de combattre M. Duquesne avec des forces inférieures? » —
a Oui,» répondit Ruyter, avec une bonhomie sublime. (P. 269-270).
Ruyter avait bien jugé Duquesne.
Quelques jours après la bataille d'Augusta, une frégate hollandaise fut
saisie par les Français. Son commandant^ conduit devant Duquesne,
présenta son épée à l'amiral, qui la refusa. Interrogé sur sa mission, le
capitaine Kallembourg répondit qu'il portait à Amsterdam le cœur de
Ruyter. Duquesne passa sur la frégate, alla directement à la chambre
du capitaine, tendue de noir, et à la vue de Fume funéraire, il leva les |
mains au ciel et s'écria : Voilà donc les restes d'un grand homme I lia trouvé
la mort au milieu des hasards qu'il avait tant de fois bravés! PniSy se tournant |
vers Kallembourg : Poursuivez votre route. Votre commission est trop res- I
pectable pour qu'on vous arrête. Et il lui donne un passeport. (P. 279).
Duquesne avait soixante-quatorze ans quand il ût sur Alger le premier
essai maritime des mortiers à bombes. Avec quel succès? les pirates du
Midi ne l'oublieront jamais.
Le lieutenant-général des armées navales de France mourut à Paris,
le 2 février 1688.
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On montre encore, à Qaville-les-Trois-Riviéres, une maisonnette où la
tradition veut qu'ait habité Duquesne.
Où Duqivsne futril inhumé? nous Tignorons. Son cœur repose en
Suisse, dans le Temple réformé d'Aubonne, petite ville du canton de Yaud.
Quelle est la véritable orthographe du nom de Tamiral? Tous les
contemporains écrivent du Quesne. M. Féret cite une lettre (1) de Tamiral,
acquise par la bibliothèque de Dieppe, en 1844, « où la signature ne parait
faire qu'un mot, et néanmoins la troisième lettre prend une forme de
majuscule, qui peut laisser du doute, d Si le doute existe, j'aime mieux
Duquesne.
Duquesne était protestant. Louis XIY aurait désiré qu'il abjurât, à
l'exemple de Turenne. A cette condition, il l'eût fait maréchal de France.
— Cen^ (fta&/e« .' dit Catherine de Berniêre, sa femme, il fallait répondre
au roi: Oui, Sire, je suis protestant , mais mes services sont catholiques,
Noël de la Morinière, dit M. l'abbé Cochet, est l'homme le plus célèbre
que Dieppe ait produit depuis un siècle.
L'historien des Pêches naquit à Dieppe, le 16 juin 1765, rue à l'Avoine,
n* 6, « au milieu des âlets et des poissons, » comme il le dit lui-même.
Noël a beaucoup écrit. Nous citerons, entre ses principaux ouvrages :
Premier Essai sur le département de la Seine- Inférieure^ contenant les districts
de Gournay, Neufchàtel, Dieppe et Canj, par S.-B.-J. Noël, rédacteur du
Journal de Bouen^ in-8* de 250 pages. Rouen, imp. des Arts, 1795 (an III).
Second Essai sur le département de la Seine-Inférieure, contenant les districts
de Montivilliers, Yvetot et Rouen. In-S* de 300 pages. Rouen, 1795. —
Et surtout : Histoire générale des Pêches anciennes et modernes dans les mers
et les fieuves des deux continents, Paris, 1815, in-4^. Cet ouvrage, qui a fait
la réputation de l'auteur, est malheureusement resté inachevé.
De vingt-sept ans à trente-quatre, Noël fut rédacteur en chef du
Journal de Rouen»
(l) Celle que notre collaborateur et notre ami, M.ËIiacim Jourdain a publiée dans
ces colonnes, pages 76 à 82, Numéro de Février. G. G.
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— 324 —
Noël de la Moriniére mourut à Drontheim (Norwége) le 22 février 1822.
M. Tabbé Cochet, dont Theureuse influence a pu remettre en honneur,
à Dieppe, les noms d'Ango, Bouchard, Asseline, Richard Simon, Guibert
et Gousin-Despréaux, a fait aussi ériger, à la mémoire de Noël, un humble
monument qui durera longtemps. Sa notice excellente en est un autre,
et meilleur, qui durera toigours.
Le portrait le plus achevé de la Galerie dieppoise est, sans contredit, celui
de Richard Simon. Il y avait beaucoup à dire, avant M. l'abbé Cochet, sur
cette grande figure, l'une de celles dont s'honore le plus justement l'Europe
savante au xvin* siècle. Nous croyons pouvoir ajouter, sans crainte
d'exagération, que maintenant, il n'y aura plus rien. Tous les côtés de
l'existence si agitée, si féconde du célèbre prêtre dieppois, ont été mises
en lumière avec un relief, une sagacité, dont pourront se convaincre à leur
tour ceux qui liront comme nous, sans désemparer, les cinquante-quatre
pages de la Notice.
Richard Simon est né à Dieppe, en mai 1638.
Il fit ses premières études dans la maison des Pères de l'Oratoire, située
sur le quai de Dieppe. A cette époque, plus de quatre mille élèves suivaient
les cours publics qui se faisaient dans la belle maison d'Ango. Si Ton en
voyait quatre cents aujourd'hui, cela ferait rumeur. On crierait au miracle.
A dix-neuf ans, Richard Simon commença, à la Sorbonne^ son guin-
quenaium de théologie.
En 1662, il se fit oratorien.
Plus tard, il occupa, à deux reprises différentes, la chaire de philoso-
phie à Juilly.
Richard Simon fut prieur curé de BoUe ville- en-Caux, près Bolbec, de
1681 à 1691.
Il mourut à Dieppe le 11 avril 1712, et fut enterré « dans l'église de Saint-
Jacques, I) d'après le manuscrit de Douvrendelle.
Le nombre des écrits de Richard Simon est immense. Pourquoi faut-il
que, d'après ses ordres, un nombre aussi prodigieux d'ouvrages inachevés
aient été livrés aux fiammes peu de jours avant sa mort?
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— 325 —
Que de choses dans la Galerie dieppoise, si le temps et l'espace ne nous
manquaient à la fois pour vous les raconter? Sur M. de Blainville, qui avait
droit à une notice plus longue ; sur Dayid Houard, sur M. de Bréauté, que
M. Tabbé Cochet avait particulièrement connu, sur Graillon, qu'il voit tous
les jours encore ! Mais nous espérons du moins en avoir dit assez pour
prouver que c'est là une lecture comme il y en a trop peu, une lecture
attachante et utile, et pour inspirer le désir aux amis des bons livres en
général^ et de l'histoire normande en particulier, de placer sur les rayons
de leurs bibliothèques l'ouvrage nouveau que l'intelligent éditeur, M. Emile
Delevoye, a eu la bonne fortune d'imprimer.
Mais un cicérone manquerait à tout ses devoirs s'il ne disait, après
beaucoup de bien, un peu de mal. J'ai regretté, dans une œuvre élevée à la
gloire desDieppois, l'omission de quelques noms appelés à s'y ranger
naturellement, entre autres, Charles Lemoyne, pionnier du Canada, et
Tabbé Descadiers, fondateur de l'hydrographie française. De plus, j'aurais
voulu trouver à la fin des notices, toutes les fois qu'il y avait lieu, une
nomenclature complète des ouvrages de chaque auteur.
BRIANCHON.
Un de nos compatriotes de l'Orne, M. Achille Genty, publie en ce
moment une collection curieuse qui porte son nom, et dans laquelle doit
entrer une série de pièces intéressantes, en prose ou en vers, la plupart
fort peu communes, et dont une bonne partie intéresse plus particulière-
ment notre ci-devant province. Nous nous empressons de la signaler aux
lectears de la Revue.
Parmi les petits volumes déjà publiés figurent, — précédées d'intro-
ductions par l'éditeur; — trois chansons sur la régence, attribuées au Régent,
— la Fontaine des amoureux de science, poëme hermétique du xv* siècle ; —
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— 326 —
les Œuvres poétiques de Nicolas Ellain...; mais il incombe à la Revue de la
Normandie de citer, d'une manière spéciale, V Art poétique an Normand Jean
Vauquelin, — le poème du même pour la Monarchie contre la division, — et
surtout les Rimes inédites en patois percheron.
Jusqu'à ce jour, le langage populaire de la Normandie n*ayait pas eu la
même chance que celui de diverses autres contrées. Il avait été, en
général^ assez mal reproduit dans les écrits, au moyen desquels on a pré-
tendu lui donner accès dans la littérature. Les Rimes percheronnes de
M. Genty le présentent avec un caractère bien différent : c'est du patois
local surpris dans le flagrant délit le plus manifeste.
Un autre cahier de la même collection complétera très prochainement
celui dont il vient d'être parlé. Celui-ci est intitulé : Les œuvres françaises et
patoises de Pierre Genty, maréchal-ferrani (1770-1821)... Dans ce nouvel
in-16, l'orthographe n'est plus la même que celle des Rimes percheronnes.
Elle s*7 montre plus compliquée, sans doute; mais elle a le mérite d'offirir
aux jeux une peinture aussi exacte que possible de la prononciation, parti-
cularité dont il importe de tenir compte, au point de vue de l'histoire,
croyons-nous, non moins qu'à celui de la linguistique.
Je n'ai pas à parler aujourd'hui des autres écrits qui doivent entrer dans
la Collection Achille Genty; mais, dans l'intérêt des amateurs, je dois dire
que cette collection, sur quatre papiers différents, n'est tirée qu'à 355
exemplaires.
Je n'aurais pas fini de si tôt mes comptes avec M. Genty, si la place ne
me faisait défaut ici pour parler de ses autres publications. Contraint de
me restreindre, je me bornerai à citer, sans phrases^ deux livres utiles qu'il
prépare : Le Guide du Bibliophile et de l'Homme de lettres (5 vol. in-8»), et
VEcrin du Bibliophile et de V Amateur éPautographes, Revue semestrielle
illustrée.
A. CANEL.
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LES MISERABLES
PREMIÈRE PARTIE
LETTRE A VICTOR HUGO.
Monsieur et illustre maître , vous venez de nous donner un grand
spectacle et un grand livre. C'est bien vous qui vous pouvez dire
en tout orgueil : Exegi monumentum ! Vous l'avez élevé votre monu-
ment, et la France et l'Europe étonnée et ravie, et aux quatre
coÎQs du monde pensant, tout homme qui a une âme dans la poitrine
vous regarde, vous contemple, vous admire et vous salue, archi-
tecte puissant et magnifique! Nous n'ignorions pas, nous, les
humbles soldats de la mêlée, que c'était comme un jeu d'enfant pour
vous de remuer des pyramides; mais nous ne vous avions jamais vu,
peut-être, si complet et si fort, dans un rayonnement de génie plus
lumineux, plus grandiose. Il semblait qu'il ne vous restât guère de
transformations ni de transfigurations à subir, et qu'ayant gravi les
plus hauts sommets, le front perdu dans les étoiles, vous deviez
vous arrêter. Et pourtant, voilà que votre ascension recommence, et
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qu'à la face du monde stupéfait de cette merveille qui s'accomplit,
sans pâlir et sans trébucher, d'un pas ferme, inébranlable, vous
escaladez de nouvelles cimes. Vous planez dans de sereines et mys-
térieuses atmosphères, pleines de magnétiques effluves, et c'est
ainsi que votre œuvre nous arrive de si haut, de je ne sais quel
Eden éblouissant dont la porte s'ouvre pour vous seul, et où vous
communiez avec de grands esprits inconnus.
Cette œuvre y vous l'avez écrite sans haine. L'Ange de la douceur
s'est penché dessus, l'a faite sienne en la bénissant et l'a marquée
d'un sceau pieux qui en triple l'impression. Vous avez inscrit sur la
première page ces belles lignes en frontispice : « Tant qu'il exis-
» tera, par le fait des lois et des mœurs, une damnation sociale
» créant artificiellement, en pleine civilisation des enfers, et com-
»> pliquant d'une fatalité humaine la destinée qui est divine; tant
» que les trois problèmes du siècle, la dégradation de l'honmie par
» le prolétariat, la déchéance de la femme par la faim, l'atrophie de
)) l'enfant par la nuit, ne seront pas résolus; tant que, dans de
» certaines régions, l'asphyxie sociale sera possible; en d'autres
» termes et à un point de vue plus étendu encore, tant qu'il y aura
» sur la terre ignorance et misère, des livres de la nature de celui-
» ci pourront ne pas être inutiles. » Vous auriez pu graver à la
même place tous les versets de l'Evangile. Votre livre en a le
souffle. Il est né de la méditation de ce code sublime dont vous avez
si abondamment sucé la substance, dont votre généreuse âme est si
complètement imprégnée. Avec toutes les ressources d'un art sans
secrets pour vous, avec toute l'énergie, toute l'autorité, tout l'éclat
formidable de votre parole, maître accompli en cette science ardue
du style et de la pensée, peintre saisissant et opulent, analyste
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incomparable, psychologiste prodigieux, vous avez tracé, inspiré
par une sincérité parfaite, par une vaste et sympathique émotion, la
paraphrase éloquente, le commentaire admirable de ces lois immor-
telles, qu'il y a dix-huit cents ans, un prophétique et divin martyr
laissa tomber du haut d'une croix. Oui, la doctrine du Christ est
passée en vous, vous la reprenez et la développez dans vos pages
ardentes, et sur ses plus pures maximes vous asseyez les fondements
de ces fières et libres thèses où vous excellez, où vous êtes
demeuré sans rival pour la profondeur du trait, l'entraînement de la
forme, Ténergie de la dialectique, les richesses touffues d'analyse
et toutes les splendeurs du coloris.
C'a toujours été, monsieur, un des plus beaux apanages de votre
génie que cet amour de la souffrance universelle, que ce culte
du malheur auquel vous vous êtes voué. Dans la série de vos
ouvrages, vous avez un peu plaidé toutes les causes désespérées et
lugubres. Derrière tous les réprouvés, tous les parias, on vous a
vu debout, avocat menaçant et terrible, interrogeant fièrement du
haut d'un piédestal de bronze la société attentive. Les riants sentiers
n'ont jamais attiré vos pas. Par un instinct élevé de votre nature
vous allez àla douleur, comme d'autres vont à la joie. Vous n'êtes pas
de ceux qui ont des yeux pour ne pas voir et des oreilles pour n'en-
tendre point. Oculos habeni et non vident, aureshabent et non audiunt.
Vous méprisez cette philosophie lâche de l'optimisme , qui n'est
souventque l'égoïsme hypocrite des gens heureux. Oh! vousavezune
religion meilleure! Vous recherchez les tristes visages en larmes
que la foule fuit, vous ête=5 le confident et l'aini des pa'.ivres et des
malheureux que la destinée ploie sous elle, et dont la tourmente de
la vie déchire la voile et fait plier le mât. Toutes les réhabilitations
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— 330 —
VOUS les avez tentées. Vous ne voulez pas de damnation sans retour.
Vous n'acceptez pas les arrêts sans appel de l'homme contre
l'homme. Vous ne croyez pas aux perditions totales, et vous avez eu
cette vive intuition de comprendre que, dans le naufrage d'une
âme, un sentiment lumineux peut survivre, épave rédemptrice.
Voilà votre logique, voilà votre foi! logique impérieuse et domi-
nante qui vous a lancé dans toutes sortes d'héroïques défenses où
n'a pas failli votre courage ! foi vaillante et grave qui vous a sou-
tenu dans la lutte!
Vous prenez aujourd'hui corps à corps notre monde moderne. Vous
attaquez au cœur notre civilisation. En des types épars vous avez
peint naguère l'effrayant et passionné tableau de la misère au
Moyen-Age; vous réunissez maintenant dans un cadre unique et
gigantesque, dans un drame d'im intérêt merveilleux et d'une
ordonnance exquise, le groupe sinistre des Mùét^ables contempo-
rains. Avec un art consommé et par une de ces habiletés familières
à votre génie, avant de nous faire coudoyer tant d'infamies et de
pestilences, avant de nous découvrir tant de monstrueuses et sai-
gnantes plaies, au seuil de ce vaste temple noir de la Honte et du
Vice, où, compae dans un autre Enfer du Dante, nous allons tout-à-
l'heure, entrer à votre suite, vous avez sculpté, en un marbre
vierge, la plus belle statue chrétienne de la Mansuétude et du
Renoncement. Vous avez voulu que votre sombre édifice eût un por-
tique lumineux où se dressât, dans un rayon de soleil, la calme
figure de votre doux et charmant évêque MjTiel, Monseigneur
Bienvenu, comme vous dites et comme on disait autrefois dans le
pays. Les quatorze chapitres d'un sentiment si rasséréné que vous
consacrez à ce juste sont irréprochables. Pas une discordaBce^ pas
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une fausse note dans cette imposante et simple exposition. Monsei-
gneur Myriel est bien véritablement le saint patron do votre livre ;
son âme, reposée et saine, plane au-dessus de toutes ces âmes
malades dont vous nous racontez les souffrances. Vous avez person-
nifié en lui toutes les qualités du prêtre excellent et complet, éclairé
de l'esprit de Dieu. Rien ne manque au portrait, puisque c'est un
portrait, ni le désintéressement, ni l'exactitude et la sobriété des
mœurs, ni l'égalité du caractère, ni la tempérance, ni la piété ras-
sise, ni surtout cette vertu qui les vaut toutes et sans laquelle la
réelle grandeur n'existe pas, l'indulgence radicale, absolue, qui est
le véritable amour du prochain. « Ce qui éclairait cet homme, avez-
vous dit, c'était le cœur. Sa sagesse était faite de la lumière qui
vient de là. Il était grand parce qu'il était doux. » Vous n'avez
jamais écrit ime plus belle parole.
Votre Jean Valjean, c'est l'homme des ténèbres, ténèbres de la
misère et de l'ignorance ; c'est l'être souffrant, c'est la créature
dévoyée et déclassée. Il n'était pas né plus méchant qu'un autre ;
il avait trouvé en s'éveillant à la vie, la place moins bonne, ren-
contré beaucoup d'ombre et peu de soleil. Il est inconscient de
Im-même quand il sombre dans le mal. Il commet un vol stupide«
nn pain qu'on ne lui eût pas refusé, s'il l'eût demandé. Rentre au
bagne, et, forçat, quadruple sa peine par des évasions inutiles,
insensées.
n est enivré de vice, il est fou. Il aTentâtement de la brute,
Tobstacle l'irrite et ne le fait point penser. Comme vous le remar*
qnez avec tant de justesse, il eût recommencé vingt fois ses impos-
sibles tentatives, si vingt fois l'occasion s'en fût présentée. A cette
heure de son existence, il n'est plus rien qu'une force qui obéit à
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un instinct. Vous nous retracez ici le malheur d'une destinée. Vous
n'excusez pas le crime, vous l'atténuez. Vous nagez en plein Evan-
gile. Vous nous posez à nous tous qui vous lisons cette question
palpitante : N'y a-t-il pas quelque chose à faire, quelque effort à
tenter, quelque réforme à mûrir? La civilisation, en nous apportant
d'immenses bienfaits, n'a-t-elle pas fatalement aussi constitué au
sein de notre société de regrettables abus, laissé de funestes lacunes?
Regardez ce malheureux, Jean VaJjean. C'a toujours été autour de
lui la nuit close. Pas une échappée de lumière. On ne lui a jamais
rien appris, on ne lui a jamais fait une croyance, une idée, un culte.
Le sens du juste et de l'injuste, il ne l'a pas. Son intelligence est en-
dormie, et personne n'a songé à la réveiller. Regardez, quelle dégra-
dation épouvantable! Puis, comme la rigueur de vos déductions est
inflexible, vous lui faites voler les flambeaux de l'évêque, et plus
tard, lorsque le misérable s'est transfiguré, lorsque le galérien
ValjeiBaiest devenu M. le maire Madeleine, vous nous montrez le
Passé hideux, sous la figure si nette et si magistralement dessinée
de Javert, poursuivant à travers son présent rayonnant le pécheur
repenti, le saisissant au collet, et lui lançant l'ignominie au visage,
et là encore, philosophe pensif courbé sur votre œuvre austère,
vous vous arrêtez pour nous dire: Voyez votre rigueur! n'êtes-
vous pas excessifs ? vous frappez sans merci ni pardon. Suivez-vous
laloideDieu?
Fantine n'est pas une fanfaronne de vice, c'est une pauvre fille
qui a aimé un homme et qui a eu un enfant. Cet honmie et cet enfant
se représentent avec une fatalité ténébreuse dans l'histoire de toutes
les femmes perdues. Vous avez eu ce tact excellent de ne point faire
de votre Fantine une vulgaire vendeuse d'amour. Elle n'a point de
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cynisme, votre Fantine, ni de sensiblerie, et elle ne minaude point
un rôle de poitrinaire égrillarde à la remorque des Marguerite
Gauthier et des baronnes d'Ange. Elle s'est donnée à Tholomyès, un
beau matin, sans détour, en toute franchise. Ce Tholomyès est un
jeune vieux de la pire espèce , il a caressé les boucles blondes de
cette fille, il l'a prise comme un jouet aimable, il l'a brisée comme
une poupée, et lui a joué une bonne farce en l'année 1817, et il l'a
laissée sur le pavé de Paris, sans un sou, après une orgie. Comme
dun rêve, la malheureuse se réveille seule, déshonorée, sans
défense, désarmée contre la société inexorable pour le§ fautes des
faibles. Elle chérit sa Cosette, son tendre petit être que la loi
renie ; elle a vingt ans, elle est pauvre, la tête lui tourne , la pauvre
égarée , et vitement elle descend à la dégradation dernière, la dé-
gradation du corps. Encore une misérable, encore une victime
engloutie dans la fosse commune !
Ces trois personnages sont tout votre livre, monsieur. Ce livre,
je TOUS le répète, vous l'avez écrit sans colère, avec le calme de
la force et la sérénité devant l'orage. Vous y affirmez et y procla-
mez partout cette loi de douceur et de bienveillance suprême que
vous avez, sans fléchir, toujours prêchée avec tant de retentisse-
ment. Votre œuvre est souverainement humaine et chrétienne. Elle
vivra et survivra à notre époque anxieuse et tourmentée, en dépit de
quelques basses critiques de la haine ou de l'envie ; elle est immor-
telle parce qu'elle repose sur une foi grandiose, parce qu'elle est de
granit et que c'est la main d'un apôtre qui l'a édifiée.
Fbrnand LAMY.
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SOIRÉES POÉTIOUES ET RELIGIEUSES,
PAR M. ERNEST LUREAU.
Si, publier à notre époque de matérialisme, un volume de poésies reli-
gieuses, est une témérité; réussir dans cette entreprise, non-seulement à
en couvrir les frais, mais encore à réaliser un bénéfice destiné d^avance à
la réédification d'une église de campagne, est, assurément, un bonheur.
Or, ce bonheur, M. Ernest Lureau Ta obtenu, puisque ses Soirées poétiques
et religieuses sont dans toutes les mains, et qu'elles lui ont valu, déjà, les
plus honorables suffrages.
Citons, en première ligne, celui d'un prélat éminent, M" de Langalerie,
évéque de Belley, qui, dans une lettre mise en tête du volume, témoigne
au jeune poète une affection toute paternelle ; et celui de l'illustre auteur
des Etudes philosophiques sur le Christianisme, M. Auguste Nicolas.
En faut- il davantage pour justifier le succès de M. Ernest Lureau? et
ce double patronage, si précieux et si mérité, ne suffisait-il pas pour appeler
«ùr son œuvre l'attention et la sympathie des hommes de lettres : de ceux-
là, du moins, grâce à Dieu, nombreux encore et compétents, que n'effa-
rouche pas une muse pieuse, mise au service d'une foi ardente ?
Nous ne le dissimulons pas, cependant; nous croyons, avec M. Auguste*
Nicolas, que le moule poétique est bien usé, et notis avons eu d'abord quelque
peine à fixer notre attention sur ces strophes limpides, mais sobres, où
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nous ne retrouvions ni la couleur ni Tharmonie des chaudes et exubérentes
créations des maîtres de la poésie moderne ; mais c*est que nous tentions une
comparaison impossible avec ceux que Ton n'égale pas.
Nous ne savons quel jugement ont porté, sur !e livre de M. Ernest Lu-
reau, les divers oi^anes de la publicité qui en ont rendu compte; quant
à nou3, nous nous croirions, en conscience, obligés de donner notre démis-
sion de créature intelligente et raisonnable, si Ton parvenait à nous con-
vaincre que nous nous trompons dans notre appréciation, et que ce n'est
pas là de la vraie poésie.
Poésie ! avons-nous dit. Oui, sans doute, le livre tout entier en déborde;
mais à côté, il j aussi un parfum d'innocence, — disons mieux, une éma-
nation de vertu, qui saisit Tàme et rafraîchit le cœur.
Qu'il soit donc le bienvenu dans la patrie du grand Corneille, le jeune
littérateur bordelais qui nous donne la primeur de ses chants, et qui
associe, avec tant de générosité, la poésie à la charité, en sg servant de
l'une pour répandre l'autre!
A. MARTIN.
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CBRONIQUfi NORMANDE.
Anciennbtb de L^HoRLOGBRiE SUR l'Auermont. — Depuis 1840, époque
du congés de rAssociatîon normande à Dieppe, on s'est plusieurs fois
préoccupé de Torigine de Thorlogerie sur le plateau forestier de FAliermont,
si étroitement resserré entre les vallées de TEaulne et de la Béthune.
MM. P.-J. Feret, J. Légal, de Dieppe, et Aug. Croûte, de Saint-Nicolas-
d'AIiermont, ont pris part à la discussion ouverte et ont soutenu des opi-
nions opposées.
M. Feret avançait, d'après une tradition qu'il ne garantissait pas, que
cette industrie, si exceptionnelle pour nos campagnes, avait une origine
dieppoise. 11 crojait qu'elle ne datait, sur l'Aliermont, que de 1694, époque
où des horlogers de Dieppe, fujant leur patrie incendiée par le bombarde-
ment, vinrent s'y fixer et j formèrent des établissements.
Cette explication, peu vraisemblable, fut contestée au sein même de
l'Association par le représentant d'une des plus anciennes familles horlo-
gères de la contrée, et, depuis, elle a été combattue de nouveau, à diverses
reprises, dans des publications locales et industrielles.
Toutefois, il était un point sur lequel tous les partis s'accordaient pleine-
ment : c'était que, jusqu'alors, aucun monument historique ne démontrait
l'existence de l'horlogerie sur l'Aliermont avant 1700 ou environ.
Cette conclusion, vraie alors, ne le sera plus désormais. Par un rare
bonheur, nous avons découvert à Dieppe une vieille pendule qui, avec le
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nom de son fabricant, porte encore la date et le lieu de sa fabrication. Cette
horloge, à roues et à poids, présente un cadran de cuivre sous lequel on lit:
DVCHAVSSOY
A S'-Iame
MVCXXI.
Ce qui signifie : Duchaussoy, horloger à Saint-James ou SainWacques-
d'Âlîermont, en 1621. Voilà donc Thorlogerie existante et bien constatée sur
le plateau de rAliermont, dès le régne de Louis XIll.
Par une bizarrerie assez singulière, personne, sur TAliermont, ne porte
maintenant le nom de Duchaussoy, et aucun horloger n'habite plus le
village de Saintr Jacques. Tous les ateliers se sont groupés à Saint-Nicolas, et
ont fait de cette commune rurale un centre industriel très important.
La vieille horloge qui nous occupe a été acquise par M. Leclerc-
Lefebvre, Maire de Dieppe, comme un monument précieux de notre in-
dustrie départementale, et il s*est empressé de Toffrir au Musée industriel
fondé à Rouen par la Société d'Emulation.
Un Calligraphe roubnnais du xv* ^iècle. — V Histoire littéraire de la
Fronce^ par les bénédictins de la Congrégation de Saint-Maur, nous
apprend (t. XVP, Disc, prélimin., p. 38) qu'au temps de Philippe-Auguste
et de saint Louis, notre patrie vit un spectacle que lui envieront les
âiécles les plus éclairés, celui de quarante mille religieux occupés
à la fois à transcrire, à relier, à peindre et à illustrer des livres. On
peut assurer, sans crainte d'être démenti, que, dans cette grande croisade
artistique et littéraire, la Normandie marcha à la tète du mouvement
civilisateur. Chacune de nos bibliothèques l'atteste, et lo Manuel biblio-
graphique de M. Frère est là pour dérouler le catalogue de nos richesses
provinciales. Le discours préliminaire de cet ouvrage prouve toute
l'activité de nos moines, et les colonnes du Dictionnaire ont inscrit les
collections publiques et privées qui conservent les trésors sortis de nos
monastères.
Tout le monde connaît, à Rouen, le nom de Daniel Daubonne, ce religieux
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de Saint-Ouen, qui consacra trente années de sa vie à illustrer un Graduel
et un Antiphonaire qui comptent parmi les monuments de cette ville , la plus
riche de l'Europe en chefs-d'œuvre du Moyen-Age. Chacun de nous a
admiré chez M. Lebrument-Jeulin , l'heureux héritier d'Eméric Bigot, ce
merveilleux manuscrit de Saint-Lô, dont les fines peintures purent rivaliser
avec ce que le xvi« siècle a produit de plus parfait.
Il n'a été donné qu'à un petit nombre de contempler, à Goderville,
chez feu le docteur Robin, ces charmants Épistolier et Évangelier qu'une
main pieusement patiente prépara autrefois pour TAbbaje de Fécamp;
mais, à coup sûr, il n'est pas un de nos lecteurs qui n'ait vu quelque part
une de ces merveilles de la calligraphie monastique qui font aujourd'hui
la fortune et la joie des bibliophiles. Tous ont cherché avec une avidité
curieuse s'ils ne découvriraient pas dans un coin de ces monuments
paléographiques le nom du calligraphe et du miniaturiste auteur du chef-
d'œuvre, et tous ont regretté que sa main trop discrète n'ait jamais
trahi sa modestie, et que l'artiste se soit, pour ainsi dire, enseveli dans
son œuvre.
Aujourd'hui, nous serons plus heureux, et s'il ne nous est pas donné
d'offrir un nouveau monument calligraphique, du moins nous pouvons
révéler aux habitants do Rouen le nom d'un habile Gélestin qui, aa
XV* siècle, au milieu des luttes et des déchirements de la domination
anglaise, écrivait et peignait au milieu d'eux, tandis que des mains cou-
rageuses préparaient le plan de Saint-Maclou et jetaient les fondements de
cette merveille architecturale du xv* siècle.
Voici ce qu'un de nos amis de Lorraine a bien voulu extraire pour
nous de la page 118 d'une Chroniqtte du couvent des Célestins de Metz,
rédigée de 1371 à 1469; Mss. portant le n° 83 de la bibliothèque de la ville
de Metz : copie du xvi* siècle.
ce An 1125.... Et fit pareillement le même jour de Toussains profession
frère Jehan Béat Robert lequel fut une doulce personne et de bonne
sainte conversation et persévérait toujours seans en obediance ei labours
pour la vie commune du monastère et cscript plusieurs livres pour la
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consolation dez frères, c'est assavoir la Bible qui est iij volumes qui
est députer pour le refectour ou on lit tous les jours quant le temps
le requiert et légendaire ou on lit les lessons à mâtine et ung antiphone
decat. (?). Li fut soubchantre pour cetuj temps Et ung missel et aultz
besongnes jusqu'à Tan M. CCCC et L en quel an il allait à chapitre général
à Paris avec le prieur et ne retournait point ains fut envouez à Vichy
en Bourbonnois et puis l'an M. CCCC et lxij fut envoyez à Rowan en
Normandie pour enluminer dez livres et ilac trepissait et y fut ensevelit
lad. année on mois de novembre, d
Les cloches du pays de Bray, avec leurs dates, leurs noms^ leurs inscriptions,
leurs armoiries y leurs fondeurs etc., le tout classé topographiquement et chrono-
logiquement par M. D. Dergny, cultivateur à Grandcourt; in-S** de 350
pages, orné de planches reproduisant 49 écussons armoriés. — Noua
nous faisons un plaisir et un devoir d'annoncer à nos lecteurs la pro-
chaine apparition d'un livre consacré aux cloches du Pays de Bray.
Depuis trente ans environ, les cloches de nos églises commencent à attirer
vivement l'attention, et c'est avec bonheur que nous avons entendu parler
d'elles à des poètes, à des antiquaires, à dos prêtres et à des pontifes.
En 1832, M. Hyacinthe Langlois, qui restera toujours notre meilleur
artiste-archéologue, donna le signal de ce mouvement par son Hymne à
la Cloche, chant pieux auquel le temps n'a rien enlevé de sa grâce ni de
sa fraîcheur.
En 1841, le cardinal Giraud, alors évéque do Rhodez, publia sur les
cloches de sa cathédrale un mandement si harmonieux, que ses sons tou-
chants retentissent encore dans l'àme de tous ceux qui l'ont lu. A cette
même époque, M. l'abbé Barraud, de Beauvais, essayait, dans \o Bulletin
monumental do M. de Caumont, une histoire des cloches qu'il complète au-
jourd'hui dans les Annales archéologiques de M. Didron. Obéissant à l'im-
pulsion donnée, nous-méme avons, en 1844, esquissé dans V Introduction
de nB& Eglises de l'arrondissement duHavre, le tableau des cloches du diocèse
de Rouen;
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— 340 —
Depuis deux ans, M. Tabbé Corblet a fait résonner les cloches de la
Picardie dans sa Revue de VArt chrétien, et M. le docteur Billon a déroulé
dans le Bulletin monumental VEpigraphiecampanaire de Tancien diocèse de
Lisieux. C'est donc avec bonheur que nous voyons l'œuvre de M. Dergnj
ajouter une pierre nouvelle à Tédifice commencé dès le xvii* siècle par le
célèbre Thiers, curé de Vibraje et de Champrond.
Mais le dernier travail que nous annonçons se présente avec des cir-
constances particulières qui le recommandent à Tintérét et à la bien-
veillance spéciale de nos lecteurs.
Jusqu'à présent, tous les auteurs qui nous ont entretenu des cloches
appartiennent à la classe élevée et instruite de la société. Qu'un docteur,
qu'un antiquaire, qu'un prêtre, qu'un évéque traitent des cloches, rien ici
que de naturel : c'est l'arbre qui porte son fruit. Les premiers, en effet, sont
versés dans toute science et surtout dans celle du passé ; les derniers sont
les interprètes de nos églises. Si l'on venait nous dire qu'un curé de nos
villages, qu'un vicaire de nos villes a entrepris l'histoire et la description
des cloches de sa paroisse, de son doyenné, de son archidiaconé, de son
diocèse même, il n'y aurait là rien qui dût nous surprendre, et nous n'aurions
que des éloges à donner à un si bel emploi du temps. La cloche est l'àme
matérielle de nos églises et l'un des éléments importants du culte chrétien.
Mais quand nous voyons un simple et humble laboureur, relégué dans un .
des plus obscurs villages du pays de Bray, se prendre d'amour pour uo^
cloches et aller, entre deux charrues, dénicher, au péril de sa vie, une
centaine d'inscriptions campanaires, cette entreprise nous touche jusqu'au
cœur et elle donne à l'ouvrage annoncé un cachet tout particulier d'intérêt.
Aussi nous espérons que chacun de nos pieux et savants lecteurs voudra
encourager de son suffrage l'œuvre si dévouée d'un laboureur devenu
archéologue par le pur amour de son clocher.
L'abbb COCHET.
DÉCOUVERTE FAITE A RoUEN DE MONNAIES ET d'uN BIJOU D'OR. — LeS
grands travaux de Rouen font sortir du sol de l'antique cité des débris de
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— 341 —
tonte sorte qui sont revendiqués pour la ville — quand ils présentent
quelqu'intérét — par notre savant collaborateur M. André Pottier, conser-
vateur du Musée d'Antiquités.
Une trouvaille qui éclipse toutes les autres a été faite ce mois-ci dans
Tenceinte de l'hôtel de la Pomme-de-Pin, autrefois situé rue Saint-Jean.
Sous le pavé de la cour, un ouvrier a découvert un collier d'or et une
quantité de pièces du même métal, dont les plus curieuses ont été frappées
sous les règnes de Charles-Quint (1500-1558) et de François I"(l 494-1547).
Ces monnaies sont assez frustes; celles du roi-chevalier ne présentent pas la
/f<^t/re tant recherchée des collectionneurs, et les autres ne sont pas d'une ra-
reté bien grande. Ce qui fait la valeur de ce trésor, c'est plutôt le milieu d'où
il sprt et le curieux bijou qui l'accompagne. Si plusieurs opinions ont été
émises sur la destination de cet objet d'art, il n'j a pas eu divergence sur
l'excellence de la trouvaille, et quelques personnes ont manifesté même,
en cette circonstance, un enthousiasme voisin du fétichisme.
Il existe dans le monde de la curiosité un assez grand nombre de ces
bijoux, et la riche collection Debruge en renfermait notamment des types
extraordinairement variés. Les sujets traités par l'artiste passaient du
sacré au profane, suivant le caprice de l'amateur: c'est tantôt la Résurrec-
tion, la Vierge et l'Enfant; tantôt, Hercule et Omphale.
L'objet qui nous occupe et qui se rattache bien évidemment à l'art
français de l'extrême fin du xvi* siècle, est une cassolette de forme
rectangulaire présentant en relief sur la face principale la rencontra
de Jésus et de Madeleine. On dirait un microscopique théâtre. Le Christ
est séparé, par un arbre, de la Pécheresse qui tient dans ses mains la
cassette pleine du parfum destiné par elle a être versé aux pieds du
Sauveur. Au revers, une plaque d'émail noir, enjolivée d'arabesques,
se soulève pour former cachette, et les côtés de la petite scène sont
limités par des consoles allongées où viennent se joindre les deux extré-
mités d'un même chaînon. Ce bijou se portait au cou comme les décorations
du Saint-Esprit, de la Toison d'Or, et, sur les riches costumes de velours
noir, étincelait comme une étoile dans un ciel terni. La mode en est passée ;
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— 342 --
mais cette relique délicate trouvera longtemps des admirateurs et dei
enthousiastes parmi ceux que possède le culte fervent des choses de la
patrie. M. le maire de Rouen, dont nous retrouvons le nom attaché
à tout ce qui est un progrès et une richesse pour notre cité, a voulu conser-
ver à la ville cette belle découverte. Les monnaies et le bijou d'or sont
aujourd'hui la propriété de l'administration municipale — c'est-à-dire de
tout le monde — et vont venir grossir les trésors artistiques que nous
possédons. Aussi, nous nous acquittons-avec un véritable bonheur du devoir
qui nous incombe de remercier ici M. le maire de Rouen au nom de
tous ceux qui, en France, ont gardé le goût des antiquités nationales.
GusTA\'E GOUELLAIN.
ÉCTJSSONS GRAVÉS SUR PIERRE TROUVES A DrOSAY, PRÈS SaINT-VaLERY-BN-
Caux. — Dans les premiers jours de mars dernier, M. le curé de Drosaj, en
déplaçant l'autel du chœur de son église, a trouvé, encastrées dans la mu-
raille et cachées par la contre-table, deux pierres blanches parfaitement
semblables, de 32 centimètres de large sur 53 de hauteur.
Sur chacune de ces pierres oblongues sont artistement sculptées et pro-
fondément fouillées les armoiries du seigneur-patron de la paroisse de
Drosaj au xvi* siècle. C'est un écu portant trois fleurs de lis et chargé en
chef d'un lambel. On reconnaît de suite un prince cadet de la famille
royale de France.
Cet écusson est surmonté de la couronne aux fleurs de lis et entouré de
deux colliers royaux : d'abord de celui de l'ordre de Saint-Michel, avec ses
coquilles et l'Archange terrassant le dragon ; ensuite du collier de l'ordre
du Saint-Esprit avec ses L couronnées et sa croix chargée de la colombe
divine.
M. le curé de Drosay s'est empressé d'encastrer dans le mur, à une
place honorable du chœur de son église, les deux pierres qu'il vient de
découvrir.
F.-N. LEROY.
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PUBLICATIONS DIVERSES.
ROUENNERIES. (Une clef dans un berceau, — De Vintroduction de l'élément
scientifique dans le roman, — Abeilles et fleurs de lys, etc.) A. Lebrument,
libraire-éditeur, quai Napoléon, 55, à Rouen. — E.Dentu, Palais- Rojal,
à Paris.
Voici un petit livre sans prétention que les indiscrétions attribuent à quelques
jeunes membres distingués du barreau de Rouen. Nous respecterons Tano-
nyme gardé par nos confrères de la plume, tout en regrettant qu*un recueil, pensé
avec esprit, écrit avec délicatesse, se présente au public sans le patronage de ses
auteurs. Ce pauvre métier d^homme de lettres est assez dénigré de nos jours pour
que cenx qui ont en eux ce qu'il faut pour le faire respecter ne manquent pas à
cette tàcbe. Du reste, nous applaudissons sincèrement et sans réserve à la tentative
excellente que nous signalons aujourd'hui, et nous voudrions pouvoir associer les
noms des élégants écrivains des Rùuenneries aux éloges sans partage que nous
donnons à leur œuvre. G. G.
LE GOUVERNEMENT DE NORMANDIE AU XVII« ET AU XVIII» SIÈCLE,
d'après la Correspondance inédite des Marquis de Beuvron et des Ducs d'Harcourt,
par M. HiPPEAU, professeur à la Faculté des lettres de Caen. — A Caen, chez A. Har-
DBL, éditeur.
HISTOIRE DE JOUVENET, par F.-N. Leroy (de Cany). — 1 vol. in^« de 500
pages. — Caen, 1860. — Hardbl, imprimeur-libraire.
DU MÊME auteur:
HISTOIRE DE LA COMMUNE DE MONTÉROLLIER. — 1 vol. in-«'>. — Paris,
DiDRON, éditeur.
ESSAI SUR LES VITRAUX DE BLOSSEVILLE^ÈS-PLAINS. — 1 vol. in-8». —
Paris, DiDRON, éditeur.
Tona ces ouvrages sont en vente chez A. Lebrument, libraire, à Rouen.
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— 344
DERNIÈRES PUBLICATIONS DE M. A. CANEL, l'un des collaborateurs
de la Revue de la Normandie.
Notice sur la Vie et les Écrits de Vabbé G.-A.-H. Boston, chanoine de Rouen, ëvèqne
nommé de Sëez, etc. — Rouen et Caen, 1861, 1 vol. în-12.
Le Combat judiciaire en Normandie, (Extrait du XXI II* volume des Mémoires de la
Société des Antiquaires de Normandie). — Caen, A. Hardel, éditeur, 1858, 1 vol.
in-8«.
Poésies complètes de Catulle, nouvelle traduction en vers français. — Rouen, 1860.
A. Lebrument, éditeur, i vol. in-12.
Histoire de la Barbe et des Cheveux en Normandie, — Rouen, 1859, A. Lebrument,
éditeur. 1 vol. in-12.
Le Blason populaire de la Normandie (proverbes, sobriquets, dictons, relatifs à
cette province et à ses habitants). — Evreux, 1853, 2 vol. in-8°.
P,'S. — M. Tabbé Cochet, sachant que plusieurs personnes le considèrent comme
le Directeur de la Bévue de la Normandie, nous prie de dire qu'il est resté étranger
au choix des articles qui composent le présent Numéro, et qu'il ne doit être conî?idérë
comme responsable que des seuls articles signés de lui.
ftowi. -" u». s. GAAIlum, ft» MUltaB, ft.
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VARIÉTÉS.
-*>*?tfMr*«-
LE COMÉDEN NEUVILLE & W' DE MONTANSIER
AU THÉÂTRE DE ROUEN.
Il i i<ii t II
Le comédien Neuville (il signait Honoré-Bourdon de Noeuville),
dont le nom se trouve associé à celui de M"° de Montansier dans
les fastes du théâtre de Paris, à Tépoque de la Révolution, possé-
dait, depuis Tannée 1T79, le privilège des théâtres des trois géné-
ralités de Rouen, de Caen et d'Alençon. Il le partageait avec
l'actrice célèbre dont nous venons de parler. De toutes les difficultés
contre lesquelles il avait à lutter, M"* de Montansier n'était pas la
moindre. Celle-ci, en effet, déjà pourvue du privilège des spectacles
de la Cour, s'était associé Neuville pour Texploitation de celui de
Rouen, et elle semblait n'avoir d'autre souci que de puiser à pleines
mains dans la caisse de son co-directeur. Elle lui abandonnait très
libéralement les charges de l'emploi dont elle s'appropriait sans
gêne les bénéfices. C'était toujours avec l'intention de demander de
l'argent à Neuville qu'elle se décidait à quitter, pendant quelques
jours, sa vie splendide de Versailles, pour visiter la capitale du
gouvernement de Normandie (1).
(1) Margnerite Branet, dite M"^ de Montansier, née à Bayonne en 1730,
mourut à Paris le 13 juillet 1820.
23
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— 346 —
Leur association pour Texploitation d'un privilège théâtral avait
commencé par un lien plus tendre, rompu et renoué bien des fois.
Les infidélités de M"* de Montansier brisèrent le cœur de Tamou-
reux Neuville, et quand à ces motifs de brouilleries vint se joÎDdre
la question d'argent, de violentes récriminations, des menaces
même, remplacèrent les rapports d'afiection et de confiance qui
avaient uni les deux artistes, transportant dans la vie privée
quelques-unes des scènes qu'ils avaient à représenter au théâtre. Le
privilège de Rouen et de la Normandie avait été d'abord donné à
Neuville seul, sur la recommandation de la Montansier, protégée
par M. Campan, secrétaire du cabinet de la reine Marie-Antoi-
nette, et par le duc d'Harcourt, gouverneur général de la Nor-
mandie. Pourvu de ce titre, Neuville fit, pour mettre le théâtre en
état, des dépenses considérables. Ses afiaires prospérèrent et M"' de
Montansier éprouva le besoin de partager ses profits. Elle avait cédé,
il est vrai, son privilège à Neuville, écrivit-elle au duc d'Harcourt,
mais c'était une simple formalité, et elle prétendait en jouir de compte
à demi avec le directeur. Elle demandait donc avec instance qu'im
acte de société consacrât ses droits. A cette prétention, Neuville ne
faisait aucune objection. Ne voulant, disait-il à son tour, que le
bonheur d'une personne qui lui était chère, il était prêt à signer un
acte de société. Mais il voulait que le traité embrassât à la fois les
spectacles de la Cour de Versailles et le théâtre de la Normandie,
comme M"* de Montansier le lui avait promis. Il exigeait, de plus,
que des garanties lui fussent données pour la régularité de ses
comptes; il entendait avoir entre ses mains la gestion des deux
entreprises et faire régler d'avance la part de bénéfices qui devait
revenir à chacun d'eux.
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— 347 —
Ces précautions offensaient la belle et fière Montansier, qui vou-
lait se faire la part du lion, prendre sans compter et dépenser de
même.
Dans une longue lettre écrite le 4 juin 1779, à M. Campan, le
malheureux Neuville exposa ses griefs contre son associée, qu'il
accusa tout simplement de folie et d'extravagance. Il prit l'hono-
rable secrétaire du cabinet de la reine à témoin des promesses
formelles qui lui avaient été faites, et il lui rendit compte en ces
termes d'une visite faite à Rouen par M"' de Montansier :
« M"* de Montansier nous est arrivée au moment où nous nous
7 attendions le moins. Elle avait vu d'abord le spectacle incognito
(c'était la Belle Arsène, donnée avec la plus grande pompe). Tous les
camarades, hommes et femmes, étaient sur la scène, superbement
vêtus; et le public très nombreux, quoique ce fût un mardi, lui a
prouvé, par ses applaudissements, qu'il me savait quelque gré de ce
que je m'attachais à faire faire le devoir et par conséquent à contri-
buer à sa satisfaction et au bien-être général. »
Neuville raconte ensuite la fête donnée à la célèbre actrice par
toute la troupe réunie. On avait lieu de croire qu'elle se montrerait
sensible à d'affectueuses démonstrations. Il en fut tout autre-
ment:
« Elle a commencé, ajoute-t-il, par nous tourmenter tous par
une prétendue jalousie contre une personne à qui je n'avais parlé
qu'une fois. Convaincue de son erreur sur ce point, elle m'a dit qu'il
lui fallait de l'argent. J'en ai emprunté pour la contenter. Ensuite,
eUe m'a demandé de faire, sur-le-champ, un contrat de société,
pour les privilèges de Rouen et ceux de la Cour. Je lui ai répondu
que je ne demandais pas mieux; mais que, comme il fallait tout pré-
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— 348 —
voir, dans un tel contrat, ce n'était pas Taffaîre d'un moment;
qu'elle n'avait qu'à mettre ses clauses par écrit, que j'y mettrais les
miennes et que nous soumettrions le tout à des personnes en place,
honnêtes et éclairées, qui s'intéressaient à eUe, telles que M. de La
Saône, M. l'Echevin, etc., etc.
» M"* Montansier a trouvé ces prétentions ridicules et m'a pro-
posé de m'acheter mon entreprise de Rouen ou de me vendre la
sienne. J'ai consenti à tout ce qu'elle a voulu, jusqu'à lui donner,
ainsi qu'elle le désirait, dix mille livres pour ses privilèges et pré-
rogatives.
» Il y a tout lieu de croire qu'elle ne cherchait qu'à me tour-
menter, car elle n'a pas tardé à changer d'avis; et, voyant que
j'adhérais à toutes les propositions qu'elle m'avait faites, elle a fini
par me dire qu'elle ne voulait ni me céder son entreprise à la suite
de la Cour, ni même m'y associer en aucune manière; mais qu'elle
prétendait, malgré cela, être de moitié dans mon entreprise de
Rouen. »
M"* de Montansier ne se borna pas à poser cet ultimatum : elle
menaça Neuville de lui faire perdre les bonnes grâces de tous ses
protecteurs et de le réduire à la dernière misère, s'il ne voulait pas
en passer parce qu'elle désirait de lui. L'infortuné directeur ne peut
concevoir le principe qui fait agir sa capricieuse camarade : « Si
certaine liaison, ajoute-t-il (toujours dans sa lettre à M. Gampan),
contre laquelle je lui ai parlé en véritable ami, avant mon départ
de Paris, qu'elle eût dû rompre en conséquence et qu'elle a conti-
nuée, parce qu'elle la prétend innocente ^e le désire!), est la cause
de ses extravagances et des persécutions qu'elle me fait essuyer,
que je la plains! qu'elle se prépare de chagrins et de remords,
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— 849 —
d'avoir sacrifie tout ce qu'elle devait à un galant homme , tout ce
qu'elle se devait à elle-même, et à qui?... »
Il n'y avait pas pour le directeur de Rouen à faire de grands frais
d'imagination pour trouver le véritable mobile qui avait amené près
de lui M"* de Montansier. Il fallut qu'il s'exécutât encore lorsqu'elle
vint prendre congé de lui, et qu'il lui donnât les dernières dix-huit
cents livres qui lui restaient.
Il est bon que nous entendions, sur ces démêlés. M"" de Montan-
sier elle-même. Elle s'explique très catégoriquement sur ses préten-
tions dans une lettre qu'elle adressa le 12 du même mois à M. le duc
d'Harcourt. EUe convient bien qu'elle a demandé pour Neuville la
jouissance du privilège de la province, mais elle s'en repent. EUe
voudrait qu'on annulât la cession qu'elle a faite, et elle tient (nous
savons dans quel but) à partager avec lui le privilège. Il ne pourra
résulter de leur association, ajoute-t-elle fort habilement, que d'heu-
reux résultats pour la province. Une lettre autographe de M"* de
Montansier est assez précieuse pour qu'on la lise ici avec plaisir;
on verra qu'elle en usait à l'égard de la langue française avec autant
de sans-façon qu'envers Neuville :
12 Juin 1779.
Monseigneur,
Je comptais avoir l'honneur de vous ad viser une lettre le même jour
f^uc j'ai eu celui dans écrire une à madame la duchesse ; mais i'an é oto
ampéché par une petite maladiie qui m'a pris subitement et dont je ne
sais débarrassée que depuis deux jours.
J'ai imploré les bontés de madame la duchesse auprès de vous, mon-
seigneur, sur les solicitasions que l'on m'a assuré que l'on y ferait pour
obtenir do vous que le sieur Noeuville aict la jouissance à lui seul du
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— 350 —
privilège de la province, que vous avois eu la bonté de m'accorder. J*ai
eu l'honneur de vous dire à Caén, quoi que fort succintement, les raison
qui m'avoit fait signer cette mauditte cession. J'ai évité autan qu'il m'a
été possible de donner des tors au sieur Noeuville, vis-à-vis de vous, mon-
seigneur ; mais vous avois dû voir et nous avons veu, combien j'étais
dupe de ma bonne foy. Votre justice vous a porté à me donner
des ordres que î'ai fait fait passer au sieur de Noeuville. J'ai cru qu'ositôt
qu'il les auroit reçus, il auroit annulé la ditte cession, que nous aurions
fait l'acte de sosiété et qu'il n'auroit pas osé ce permettre la plus petite
réclamation pour abuser d'un titre qui de lui à moj ne doit pas an être
un. Cependant la cession subsiste ; notre acte de société n'est point fait
et je n'entans parler de rien. Le sieur Noeuville aura cherché à inté-
resser vos bontés; mais comme elles sont toujours à côté de votre jus-
tice, elle me fera conserver les droits que vous avois bien voulu me
donner sur le privilège de la province dont je n'ai pas peu disposer dans
auqun cas, sans votre agrément. Un second ordre de votre part au sieur
de Noeuville m'en fera jouir. J'atans ce moment pour m'occuper des opé-
rations absolument nécessaires pour rendre la troupe de Rouen agréable,
qui ne l'est pas pour le présent. Il j a manque des sujets que j'ai la
facilité d'y anvoyer, du momant que mes droits seront constatés ; Ton
y désire aussi M. Ofrène que j'i amènerai pour quelque temps. La pro-
vince, monseigneur, ne peut que gainer que je me melle de cette besogne.
J'ai des ressources tan pour la composition de la troupe, que pour la
solidité péquinière. L'établissement ne vient de ce faire à Rouen que sur
mon crédit et le papier que j'ai signé pour vingt-huit mille livres (1).
Si je ne suis plus pour rien dans la direction la confiance est détruite
et le plus petit événement renversera la machine. Je vous suplie, mon-
seigneur, de me faire passer vos ordres et au même temps si vous désirés
que j 'an vois à Caén la comédie d'icy pendant l'intervalle du voyage do
(1) M"* Montansier ne dit pas que Neuville avait souscrit à fion ordre des billets
pour la même somme, et même pour une somme plus considérable
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— 361 —
Compiégne et Fontainebleau. Mon intencion est de former une troupe
lannée prochenne pour Gaen, pour éviter le désa^ément qu'il y an ait
ancore une aussi mauvaise que celle qui y est cette année. Car on m'a
dit qu'elle était détestable. Sojés persuadé, monseigneur, que je metterai
toigours tous mes soins à vous prouver que je mérite la grasce que vous
m'aTois accordé, et une seconde que j'implore en vous supljant de me
faire conserver la première. J'ai tor, je l'avoue; mais je ne l'ai que dans
la forme, et non dans le fond; puisque ce n'et qu'un torde confiance et
vous ne permetterés pas que l'on an abuse. J'ai l'honneur d'être avec le
plus profond respet,
Monseigneur,
Votre très humble et très obéissante servante,
De Montansier. (1)
A Versailles ce 12 juin 1T79.
Neuville eut beau résister, M"" de Montansier tint bon ; il fallut
qu'il se résignât à lui céder la moitié de son privilège sans avoir,
comme il le désirait, la même part dans le sien. Après s'être
assuré ainsi un revenu sur les bénéfices d'une direction dont
son associé aurait tous les embarras, elle retourna à Versailles,
où elle put combiner tout à son aise des projets qui devaient
lui procurer une brillante fortune, et dont nous dirons plus loin
quelques mots.
L'année 1780, sur laquelle les documents que nous avons entre
les mains ne nous donnent que des renseignements insuffisants,
offrit peu de profits à la direction du théâtre de Rouen. La pre-
mière partie de l'année 1781 n'avait pas été plus brillante. Neu-
ville avait dépensé, à ce qu'il assure, plus de 40,000 francs pour
payer les pensionnaires, satisfaire M"* de Montansier, renouveler
(1) Cette lettre et les autres documents dont nous nous sommes servis sont conserves
dans les archives du château d'Harcourt.
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— 352 —
les décorations, former des magasins, etc. La salle dans laquelle
il avait installé sa troupe était nouvellement construite ; elle avmt
exigé, pour être mise en état, des frais considérables. Les temps
commençaient à devenir meilleurs. « Il avait beaucoup semé, disait-
il, maintenant allait venir la récolte ! »
Malheureusement, il apprit au mois de juillet que rancienne
salle, appartenant à M. Haillet de Couronne, lieutenant-général
au Bailliage de Rouen, venait d'être louée à une troupe de jeunes
comédiens dont les représentations ne manqueraient pas de faire à
celles de ses acteurs une rude concurrence. Il ne pouvait voir
sans une vive appréhension rétablissement d'un nouveau spectacle
dans une salle voisine delà sienne, salle que le public reverrait
sans doute avec plaisir, attendu que le prix des places y devait
être bien moins élevé. M. Haillet de Couronne prétendait user de
son droit en louant sa salle à qui bon lui semblerait. Il avait l'au-
torisation du lieutenant-général de police, et Neuville fut forcé
de transiger. Il se décida à prendre lui-même la salle au prix
de 2,300 livres par an. Il devait y donner des bals, des concerts
aux jours de fêtes solennelles; il y organisa pour les autres jours
des représentations de divers genres, ce qui l'obligea à faire de
grandes dépenses. Il paya donc beaucoup d'argent pour se faire
concurrence à lui-même. M"' de Montansier refusa de signer
le bail. Elle avait pour système de ne s'engager que pour
le partage des recettes. Du reste, comme on le verra bientôt,
le seul avantage que Neuville retira de la location de cette
seconde salle fut un double procès qu'il eut à soutenir, l'un
contre les actionnaires de la salle dans laquelle avaient lieu les
grandes représentations, et l'autre contre les voisins de la salle
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— 363 —
de M. Haillet de Couronne, incommodés par le bruit des con-
certs et effrayés du peu de solidité des murs.
Quelques bénéfices dus à une heureuse circonstance vinrent,
pendant les derniers mois de Tannée 1781, lui apporter un peu
de consolation et de bien-être. La reine Marie- Antoinette donna,
le 22 octobre, un Dauphin à la France. Des réjouissances publiques
signalèrent cet événement, et Neuville voulut s'associer à la joie
universelle en faisant chanter sur son théâtre de Rouen des cou-
plets composés eu l'honneur du nouveau Dauphin, et en faisant
même représenter une pièce de circonstance sur laquelle il comp-
tait pour avoir, comme on dit, salle comble.
Une comédie en im acte et en prose, mêlée de chant et de vau-
devilles, intitulée : la Fête Dauphine ou le Monument français^ fut
représentée par l'élite de la troupe, le 7 novembre 1781, avec
beaucoup de succès.
La scène se passait dans un village maritime de Normandie.
On voyait d'abord des ouvriers occupés à terminer une fontaine
nouvellement construite, dont la partie supérieure était couverte
d'un voile. Sous ce voile se cachait une œuvre de sculpture, qui
devait être solennellement inaugurée. On entend le bruit du canon.
Il annonce l'approche d'un vaisseau ennemi. Déjà la veille, le
brave Philippe, fils du capitaine Lartimon, a soutenu contre un
brick anglais un rude combat. Un des ouvriers espère pour lui une
nouvelle victoire. — Elle arriverait à propos, ajouta-t-il; aujour-
d'hui,- l'inauguration de ce monument, ensuite une prise anglaise
que nous verrions entrer ce soir, et, par-dessus tout, la naissance
de notre Dauphin ! Oh! celle-là nous fait plus de bien que l'eau
douce de cette fontaine ne ferait de plaisir à un marin qui n'en au-
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— 364 —
rait pas bu depuis trois mois ! — Il y aura encore une autre bonne
nouvelle pour Philippe en arrivant: c'est qu'il épousera la jolie
petite Babet — La fille de notre inspecteur ? — Oui: ils s'aiment
depuis longtemps. Le père Lartimon en a fait la demande hier
pour son fils.
Et voilà tout le village qui s'apprête à prendre joyeusement
sa part de tous les plaisirs qui se préparent, à commencer par
le père Lartimon jusqu'à Jji Mèche le canonnier, et à Coron le ca-
rillonneur. Les deux derniers se disputent à qui fera le plus de
bruit en l'honneur de la naissance du Dauphin. Le carillonneur
prouve que c'est lui qui doitl'emporter sur son rival, enchantant
l'ariette qui suit :
Air . Le 6on setgneur cie not'tni/age (des lYms Fermiers )
S'il faut qu^une bonne nouvelle
Fasse grand bruit... et s'en aille bien loin.
Dites-moi, qui tous vous appelle?
N'est-ce pas moi qui prends ce soin?
Mais jamais je n'eus plus de zèle {bis,)
Qu'en annonçant notre Dauphin, (bis.)
Drin din din, din, din, din, din :
Morbleu! j'allais à tire d*aile, {bis.)
Vive l'enfant d'un roi si bon !
Grand carillon, grand carillon.
Grand carillon, grand carillon.
Quand il vient au monde un Bourbon !
Grand carillon, grand carillon.
Drin din din, din, din, din, din.
Grand carillon.
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— 3B5 —
Que d'bien, que d'bien fait c*te naissance,
Fait c'te naissance I
Et com* chacun faisait des vœux!
Quy en suis joyeux, qu'j'en suis heureux I
Quand un beau Dauphin naît en France,
C'est rsoleil qui naît dans les cieux.
Que d'bien nous a fait la naissance
De c'beau Dauphin qui vient en France ;
Qu'j'en suis joyeux! qu'j 'en suis joyeux! {bis.)
Non, jamais je n'eus plus de zèle
Qu'en annonçant notre Dauphin, etc.
Toute la pièce était naontée sur ce pied lyrique et royaliste. Le
Roi, le Dauphin et son auguste mère, la reine Marie- Antoinette, y
étaient l'objet des compliments les plus affectueux, des plus tou-
chantes allusions. « Leurs noms étaient écrits dans tous les cœurs
des bons Français. Il n'y avait qu'une voix pour célébrer les vertus
qui leur avaient conquis l'amour du peuple. »
Pour le bonheur des Français,
Notre bon Louis seize
S'est allié pour jamais
Au sang de Thérèse.
De cette heureuse union
Il sort un beau rejeton !
Pour répandre en notre cœur
Une joie parfaite.
Conserve, ô ciel protecteur.
Les jours d' Antoinette l
La cérémonie s'achevait au milieu d'un enthousiasme général:
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— 866 —
Philippe avait pris le brick anglais. — Des officiers prisonniers
étaient amenés sur la scène : traités avec une cordialité toute fran-
çaise, ils s'associaient aux éloges prodigués au souverain, à Tau-
guste reine et au nouveau-né. Le monument apparaissait tout à coup
aux yeux charmés, avec son couronnement qui consistait en un
magnifique Dauphin, sjrmbole de la joie publique; et, comme dans
tout bon vaudeville, Philippe épousait Babet.
L'auteur de la pièce était un comédien ambulant, qui se trouvait
par hasard à Rouen. 11 portait un nom alors bien obscur, mais des-
tiné à une triste célébrité. C'était le trop fameux CoUot d'Herbois!
Bien en prit aux habitants de Rouen de n'avoir pas été trop sévères
à son égard : on sait de quelle manière le proconsul de 1793
vengea le comédien sifflé par le parterre de Lyon !
Le vaudeville de Collot d'Herbois était meilleur que les différentes
pièces offertes au directeur. Je ne sais si, plus tard, l'auteur se
montra reconnaissant de la préférence qu'il lui avait donnée. Il eut,
en attendant, maille à partir avec plusieurs amateurs dont il n'avait
pas accepté les couplets. Un d'eux s'en prit à lui du peu de succès
d'un divertissement joué sur son théâtre.
Une lettre écrite au duc d'Harcourt par M. Mustel, chevalier de
Saint-Louis, et agronome de Rouen, nous fait connaître les griefs
qu'il avait contre le directeur du théâtre. Il avait voulu réchauffer
l'enthousiasme populaire en composant une Fête pastorale, divertis-
sement en un acte offert par lui à Neuville. Celui-ci lui avait promis
de faire représenter sa pièce, mais de ne le désigner comme auteur
que si elle réussissait. M. Mustel avait mis au jour un ouvrage en
deux volumes sur les pommes de terre, et un autre sur le pain éco-
nomique. Il venait récemment de publier la première partie de son
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J
— 357 —
Traité théorique et pratique de la Végétation. Il n'aurait pas voulu
que son nom fût jeté au parterre, comme celui de l'auteur d'une
pièce tombée. La pièce tomba, le public voulut qu'on lui nommât
Fauteur, et Neuville eut l'indiscrétion de proclamer le nom de
M. Mustel. Grande colère de la part de celui-ci. C'était le directeur
lui-même qui était cause de la froideur avec laquelle le public avait
accueilli la pièce. Il devait confier les rôles aux meilleurs acteurs;
il avait choisi les plus médiocres! Il s'était engagé à mettre xm bon
nombre àHcjtpelants dans le parterre; pas un seul n'avait donné le
signal des applaudissements !
La correspondance de Neuville le montre, pendant la durée de
son privilège, exposé aux tracasseries qu'éprouve tout directeur
de théâtres. Nous ne parlons pas de celles que font naître les rela-
tions de chaque jour avec les sujets très peu dociles, en général, qui
sont enrôlés sous son administration; avec le parterre plus exigeant
peut-être, à Rouen, que partout ailleurs; avec les officiers de la
garnison, habitués à traiter cavalièrement acteurs, actrices, régis-
seurs et directeurs. Les uns demandent des réductions sur les prix
d'entrée, les autres réclament le droit de ne rien payer.
En 1780, l'abonnement pour les officiers était, pour toute l'année,
de 36 livres par tête. Lorsque Neuville mit le théâtre sur le pied de
donner chaque soir une représentation, il voulut augmenter le prix
de l'abonnement et ne put y parvenir. Les officiers de la Compagnie
franche du Vieux-Palais de Rouen ne se contentent pas de ne payer
que 36 livres pour leur abonnement annuel, ils exigent que le direc-
teur comprenne dans cet abonnement les bals, les redoutes et la
dernière semaine de carême. C'est bien le moins qu'il puisse faire,
disent-ils, pour une compagnie appartenant au gouverneur dont il
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tient son privilège (1). Il paraît que Neuville avait dit (et cela en pré-
sence de quelques daines de la ville) qu'i7 mènerait ces messieurs l Les
officiers dénoncent au duc d'Harcourt une expression « aussi indé-
cente que peu respectueuse pour un corps que le gouverneur honore
de sa protection. »
Il n'en est pas toujours quitte pour une réprimande. M. Alix,
major au Havre, n'y va pas de main-morte, et, pour un mot qui
offense sa délicatesse, il le fait, sans façon, conduire au poste. Le
directeur avait annoncé, à ce qu'il paraît, l'intention de faire partir
du Havre deux sujets agréables au public. Le parterre, informé de
ce projet, se soulève. Appelé à donner des explications aux mécon-
tents, Neuville se présente et s'autorise du règlement donné par le
gouverneur, qui défend aux directeurs de répondre aux sommations
faites par le parterre. Neuville était dans son droit. Le major Alix,
au lieu de s'occuper de rétablir l'ordre troublé, monte sur le
théâtre, pour aller enjoindre au directeur de venir donner au public
des explications plus précises. Au moment où il arrive, il entend
Neuville dire à un de ses domestiques : Va donc me chercher le
majorl « Ma sensibilité, dit celui-ci dans un rapport adressé au duc,
s'offensa de me voir apostrophé indécemment par un homme de
(1) C'était, en effet, le gouverneur de la province qui disposait du privi-
lège. Il raccordait, en Tannée 1780, pour le prix annuel de 8,000 livres.
Cette somme était employée par le duc d'Harcourt en pensions accordées
par lui à d'anciens fonctionnaires, ou à de pauvres gentilshommes, en
secours accordés aux enfants et aux veuves d'ofâciers, et autres actes de
bienfaisance. M. Renard, commissaire de Rouen, touchait sur le privilège
la somme de 1,000 livres; 300 livres étaient données à la Société d'Agri-
culture de Rouen, pour un des prix qu'elle déoernait annuellement.
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cette espèce, par un vil comédien; un vieux militaire ne s'accoutu-
mera jamais à être traité cavalièrement par qui que ce soit, et
encore moins par un homme déshonoré par état dans nos mœurs.
Je le fis prendre par des grenadiers et conduire au corps-de-garde le
plus proche du commandant de place. »
Celui-ci, plus modéré que l'irascible major, fit remettre immédia-
tement Neuville en liberté.
Mais toutes ces mésaventures n'étaient rien en comparaison de
la catastrophe terrible qui vint, en 1782, plonger Neuville dans le
désespoir et le força de quitter, en fugitif, son théâtre et la ville de
Rouen.
Le 15 mars 1782, un nommé Halot, garçon de M. Plé, coiffeur à
Rouen, avait été envoyé par son maître pour accommoder le direc-
teur du théâtre. Celui-ci, qui avait eu précédemment à se plaindre
d'Halot, l'avait renvoyé, en déclarant qu'il ne voulait pas être coiffîé
par lui. Il consentit néanmoins ce soir-là à lui confier sa tête. Tout
à coup des cris partirent de la chambre de Neuville, qui se précipita
vers la fenêtre en criant : Au meurtre ! on m'assassine ! Des passants
accourent, et l'on trouve d'un côté Neuville frappé de plusieurs
coups de couteau, et de l'autre le garçon perruquier baigné dans
son sang. Chacun d'eux accuse l'autre de l'avoir assassiné. Voici la
déposition faite sur ce tragique événement par Neuville :
<« Halot venait de me raser; mon domestique, inutile pendant
qu'Halot m'accommodait les cheveux, s'était retiré. L'on venait de
m'apporter mes lettres; je les lus. Je m'endormis ensuite et fus
réveillé par la douleur d'un coup que je recevais au côté droit du
cou. Mon premier mouvement, en me réveillant, fiit de porter la
main gauche à l'endroit de la douleur. Dans ce mouvement, qui fut
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— 360 —
aussi vif que naturel, je rencontrai le fer dont j'avais été blessé au
moment où Hallot le relevait pour m'en frapper encore. C'était un
couteau. Il m'échappa en me coupant deux doigts de la main dont
je l'avais saisi.
» Dans le trouble que porta dans mon âme un réveil de cette
nature, je m'élançai de dessus ma chaise en appelant du secours et
en opposant à la rage et au fer de mon assassin, qui voulait consom-
mer son crime, mes mains qui, par différents mouvements, mirentmon
corps à couvert, mais reçurent plusieurs blessures aussi bien que
mon visage, qu'elles ne purent garantir. i
» Mes cris furent heureusement entendus par le nommé Poitte- i
vin. Il était occupé au bas de mon escalier. Il monta. Dès que je |
l'aperçus, je me jetai entre ses bras et je le conjurai de me sauver
la vie, d'arrêter celui qui avait voulu me l'arracher. Poittevin,
effirayé, ne s'occupa que de moi. Halot s'était retiré au fond de la
chambre. Il y fut trouvé ayant encore le couteau dans ses mains.
Il était évident qu'il s'était frappé lui-même pour faire croire qu'il
avait été assassiné. »
Halot déposait, au contraire, que c'était Neuville qui l'avait frappé
le premier. Le directeur l'ayant maltraité de propos, dit-il, il lui
avait répondu vivement; Neuville, alors, lui avait donné un soufflet;
il le lui avait rendu, et Neuville s'élançant sur le couteau dont le
perruquier s'était servi pour gratter la poudre, lui en avait porté
plusieurs coups. Ce ne pouvait être que lui-même qui s'en était
frappé dans la lutte engagée entre les deux adversaires.
Entre ces deux déclarations contradictoires, la justice hésita.
L'opinion pubUque, beaucoup plus prompte, se déclara aussitôt contre
Neuville. Le perruquier avait été porté mourante l'hôpital; tandis
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que Neuville, se voyant accuse, se dérobait par la fuite aux
menaces qu'il entendait proférer contre lui.
Une circonstance particulière vint justifier les soupçons du public
et augmenter Fanimosité dont le directeur était l'objet. Le lieute-
tenant criminel, M. Haillet de Couronne, dont Neuville était le
locataire, avait înmiédiatement donné des ordres pour qu'on arrêtât
Halot. Voyant, plus tard, que Neuville était considéré comme cou-
pable, il avait envoyé aussi chez lui des gardes pour se saisir de sa
personne. Mais cet ordre avait été donné à sept heures du soir, et
à six heures Neuville s'était dérobé par la fuite aux poursuites qui
se préparaient contre lui. On fit courir le bruit de la mort du garçon
perruquier. Ce fut dans la ville un émoi universel.
Dès le lendemain, la grande chambre du Parlement députa
MM. du Fossé et de Doublement à la chambre de la Toumelle, qui
prononça l'interdiction pour un an et trois mois contre M. de Cou-
ronne, invité, de plus, à se défaire de sa charge pendant le temps
de son interdiction. Cet arrêt ne donna pas une entière satisfaction
à l'opinion publique, et surtout aux confrères du perruquier Halot.
Rouen se vit à la veille d'être troublé par une émeute de garçons
coiffeurs. Ils se portèrent à la Tournelle au nombre de 2 à 300,
suivis d'une foule nombreuse, prenant pour eux fait et cause. Le
Parlement leur accorda la permission de faire arrêter Neuville par
tout le royaume. Ils écrivirent plus de douze cents lettres, dans les-
quelles ils donnaient le signalement de Neuville. « La haine
publique, écrivait le 23 mars au duc d'Harcourt le commissaire
Renard, a fait craindre qu'à ces perruquiers il ne se joignît des
citoyens, et qu'une révolte n'éclatât qu'on ne se portât contre les
magistrats, soupçonnés, par l'évasion de Neuville, d'avoir apporté
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— 362 —
de la négligence à le faire arrêter et punir. D'ailleurs, ajoutait le
prudent commissaire, la vie de ces magistrats étant tous les jours
confiée au rasoir de ces perruquiers, on a cru les mettre à l'abri de
leur vengeance en leur accordant ce qu'ils demandaient.
Le temps, heureusement, calma cette effervescence. D'abord
Halot se rétablit assez promptement. M. de Couronne fit casser
l'arrêt qui l'avait frappé, et le soin qu'avait pris Neuville de se
mettre en sûreté, ne fût-ce que pour se soustraire aux couteaux à
gratter la poudre des vengeurs d'Halot, parut assez naturel. Il
aurait probablement pu obtenir des lettres de grâce, puis se cons-
tituer prisonnier afin de se faire relever de sa condamnation. Mais
ce parti n'était pas sûr. On avait eu récemment, à Rouen même,
un exemple qui prouvait quMl était imprudent de se fier aux lettres
de grâce. Un nommé Desportes avait été condamné à être pendu.
En vertu d'une lettre de cachet, il fut enlevé des prisons du Palais
et conduit à Bicêtre. Il était sauvé. Mais le Parlement de Rouen
ayant fait des représentations au roi à ce sujet, la lettre de cachet
fut révoquée. Desportes fut ramené à Rouen, et pendu.
Neuville, plus heureux, attendit sur la terre étrangère le
moment où son innocence pourrait être reconnue. Ce ne fut
qu'à la fin de l'année 1784 qu'il obtint, grâce au bienveillant
appui du duc d'Harcourt et aux sollicitations de M"* de
Montansier, des lettres d'abolition qui lui permirent de revenir
à Rouen.
Son absence avait été funeste aux intérêts du théâtre. M'** de
Montansier s'était hâtée de venir eu prendre la direction; mais,
après deux années de luttes avec les régisseurs, elle s^ait grand
besoin de retrouver un homme habile et dévoué con^e Tétait
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— 363 —
Neuville, avec lequel elle était toujours en guerre, et dont ce-
pendant elle ne pouvait se passer.
Il lui avait fallu soutenir à la fois deux procès, qui ne se ter-
minèrent qu'après le retour de Neuville, l'un contre M"' de Fon-
tenay, propriétaire de la maison attenant à la salle de M. Haillet
de Couronne, et l'autre contrôles actionnaires du nouveau théâtre.
M** de Fontenay voulait se débarrasser d'un voisinage trop
bruyant pour elle, et les actionnaires de la nouvelle salle préten-
daient que le privilège accordé à M"' de Montansier et à Neu-
ville ne pouvait s'exercer hors de leur salle sans leur permission.
L'administration municipale, qui avait fieffé le terrain sur lequel la
nouvelle salle avait été édifiée par des actionnaires dont le prin-
cipal était le fils de M"' de Fontenay, un des échevins de Rouen,
se joignait à ces actionnaires, pour faire défendre à la troupe
de Rouen de donner des représentations dans la salle de M. de
Couronne. On voit d'ici tous lés petits intérêts qui se trouvaient
en jeu.
D'abord, ime défense de jouer dans cette dernière salle ayant
été signifiée à M"* de Montansier, celle-ci, qui devait alors une
somme assez forte à son propriétaire, s'empressa d'obtempérer à
cette injonction. M. de Couronne trouva fort mauvais qu'on lui
l laissât ainsi son théâtre sur les bras. Il força la troupe déjouer et
repoussa avec énergie les prétentions de la ville et des actionnaires
de la nouvelle salle. M"' de Fontenay insista. Le moindre accident,
disait-elle, pouvait mettre le feu à la salle de théâtre et le com-
muniquer à sa maison. M. de Couronne répliquait que ce danger
était réciproque. Un arrêt du Parlement lui donna gain de cause.
Mais M"* de Fontenay ne se considéra pas comme battue. Pen-
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— 364 —
dant une des plus brillantes représentations données dans la salle
dont le voisinage la contrariait si vivement, elle organisa chez
elle un concert auquel elle appela tous les chaudronniers, les
serruriers et les tonneliers de la rue. Le régisseur fut obligé
d'interrompre la représentation et de renvoyer les spectateurs.
On transigea. M. Haillet de Couronne consentit à vendre sa salle.
Alors, M"' de Montansier, si bien disposée quelques mois aupara-
vant à la quitter, en trouva la possession indispensable dans ses
intérêts et demanda pour Tabandonner une somme de 15,000 francs.
Le gouverneur, toujours bienveillant, intervint encore entre toutes
les parties, qui s'arrangèrent à l'amiable et à leur commune
satisfaction. (1) Au retour de Neuville, en 1784, M"' de Montansier
était sur le point de conclure une magnifique affaire à laquelle
devait être associé son co-directeur des théâtres de Normandie.
Elle sollicitait et elle était sur le point d'obtenir F entreprise géré-
raie de tous les spectacles des provinces du royaume!
Dans un Mémoire adressé au baron de Breteuil, M"* de Mon-
tansier constatait que l'administration de l'Opéra de Paris avait
été constamment en déficit. En 1778 et en 1779, la ville avait
essuyé une perte de 595,958 liv. En 1780, le comte de Maurepas
et M. Necker, voyant le mauvais résultat obtenu par les vingt-
huit entreprises qui, depuis le sieur Perrin en 1669 jusqu'au sieur
Devîme en 1779, n'avaient cessé d'être onéreuses à l'Etat, firent
consentir le roi à verser annuellement dans la caisse de l'Aca-
(1) La salle de M. de Couronne était nn ancien Jeu-de-Paumey situé dans la
rue des Charrettes, en face de la rue Herbière, et à Tendroit qu'occupe
aujourd'hui Tentrepôt des Douanes. La nouvelle salle, qu'avait inauga-
rée, en 1776, Chevillard, prédécesseur de Neuville et de la Montansier,
existe encore, bien qu'ayant subi d'importantes modifications , au bas de
la rue Grand-Pont. C'est ai\jourd*hui le Théâtre-des^Arts,
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demie royale de Musique 150,000 liv pour subvenir à ses dépenses.
Or, cette somme de 150,000 livres, M"' de Montansier pro-
mettait de la verser elle-même, à condition que la compagnie
formée par elle obtiendrait le privilège de tous les théâtres du
royaume. Rien ne serait changé quant au mode d'administration
de MM. les ministres ; on correspondrait avec chacun d'eux, on
prendrait leurs ordres directs, on paierait, comme par le passé, les
honoraires d'usage aux bureaux de MM. les gouverneurs et com-
mandants, les impositions pour les pauvres, etc ; on s'arrangerait
enfin à l'amiable avec les entrepreneurs et directeurs actuels pour
se charger du loyer de leurs salles, acquérir les décorations et
autres ustensiles de théâtre.
Ce projet gigantesque, qui aurait attribué à une compagnie un
monopole si important, s'en alla en fumée, comme la plupart des
rêves formés par la vive imagination de la brillante actrice.
Nous retrouvons plus tard, en 1792, M"' de Montansier, équipant
à ses frais, pour échapper aux dangers dont sa vie était menacée,
une compagnie franche de quatre-vingts hommes, presque tous ac-
teurs, et conamandés par Neuville. Cette compagnie, que l'on crut
d abord n'être qu'une troupe destinée à jouer la comédie à l'armée
de Dumouriez, resta six semaines au camp de la Lune, et ne revint
que lorsque l'ennemi eut évacué le territoire. Elle fit bâtir, rue de
la Loi (aujourd'hui Louvois), en face de la Bibliothèque, une salle
magnifique dont l'ouverture eut lieu le 15 août 1793, sous le titre
de Théâtre-National et qui prit plus tard le nom de Théâtre-des-
Arts, C'estrlà que fut transporté le grand-opéra, qui y est resté jus-
qu'à la mort du duc de Berry.
Nous n'avons pas à suivre Neuville et M"* de Montansier à travers
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— 366 —
les vicissitudes diverses de leur fortune pendant la Révolution.
M"' de Montansier, qui prolongea sa carrière jusqu'à l'âge de quatre-
vingt-dix ans, mourut seulement en 1820. Dénoncée en 1793 comme
royaliste par Chaumette, elle avait été arrêtée avec Fabre d'E-
glantine et retenue à la Force jusqu'à la mort de Robespierre. Son
théâtre avait été confisqué et administré parla Commune.
Le 25 frimaire an III, elle demandait à la Convention sept mil-
lions d'indemnités pour cette expropriation. Sept millions ! s'écria
Bourdon de l'Oise, on aurait à ce prix une escadre de sept vais-
seaux! M"' de Montansier attendit, pour être payée, l'année 1812.
A cette époque , un décret de Moscou lui accorda une indemnité de
300,000 francs. En 1814, elle adressait à la Chambre des députés
une nouvelle réclamation qui fut repoussée par l'ordre du jour.
C'est alors qu'elle s'établit dans cette salle qui, désignée d'abord
sous le nom de Théâtre de la Montansier est devenu plus tard si
célèbre sous le nom de Théâtre du Palais-Royal. (1)
C. HIPPEAU.
(1) Il se trouve, nous écrit M. Alfred Baudry, de Rouen, des artistes
de la troupe de cette ville, M. Manyer, ancien chef d'orchestre, et M. Pru-
dhomme, qui, dans leur jeunesse, ont connu la Montansier. Le premier
Ta vue souvent dans sa splendeur, à Versailles, quelque temps avant la
Révolution, et le second Ta rencontrée en 1816, à Paris, chez Brunet, le
célèbre acteur des Variétés. Ils la représentent comme une femme d'une
taille assez élevée, ayant conservé, malgré son grand âge, toutes ses
facultés et des restes de beauté. Elle avait été brune, sa figure était aga-
çante, son nez retroussé, ses yeux très vifs avec des cils noirs et très
prononcés. Elle agissait et parlait avec un sans-gêne incroyable ; par sa
mémoire et sa conversation toujours enjouée, elle dominait encore dans un
salon, et les années ne lui avaient point retiré le privilège de se faire
très bien écouter de ceux qui Tentouraient.
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LITTÉBATURB.
Salte(9).
VI.
L AVEU.
Je pense qu'il n'est pas inutile, en commençant ce chapitre, de
rappeler en peu de mots au lecteur les principaux éléments d'une
politique qui, au temps où se passent les faits qu'on vient de lire,
avait précipité la France dans l'abîme des révolutions, et l'avait
livrée à toutes les horreurs de la guerre civile.
Les odieux massacres de la Saint-Barthélémy qui, dix- neuf ans
auparavant, avaient ensanglanté la capitale et, par contre-coup,
plusieurs villes de province, — Rouen notamment, — loin d'arrê-
ter les progrès de la Réforme, n'avaient fait au contraire que la
fortifier. De même que les effroyables tortures infligées par les
(l) La reproduction est interdite sans l'autorisation de Fauteur,
(?) Voir le numéro d'avril, p. 318
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— 368 —
princes païens du Bas-Empire aux premiers chrétiens avaient eu
autrefois pour résultat de grandir la religion du Christ, les assassi-
nats commis par les catholiques sur les protestants contribuèrent à
multiplier les adeptes de la nouvelle église en leur attribuant, avec le
puissant prestige de la persécution, la lumineuse auréole du
martjrre.
Mais toutes ces calamités ne devaient pas être les dernières dont
notre malheureuse patrie eut tant à souffrir à une époque aussi
sombre.
Les funestes intrigues de cour n'avaient pas encore comblé la
mesure de leur tâche homicide !
Comme Henri III n'avait pas d'enfants, qu'avec lui devait s'é-
teindre la dynastie des Valois, et que, d'après les dispositions de la
loi salique, la couronne de France devenait le légitime héritage
d'Henri de Bourbon, roi de Navarre, plusieurs partis, entr'autres
celui des princes de la maison de Lorraine, cachant hypocritement
leurs projets ambitieux sous le masque de la foi, firent déclarer par
les Ligues et certains Parlements qu'un huguenot ne pouvait être
appelé à gouverner la France.
Or, les doctrines de Luther et de Calvin, qui enrôlaient chaque
jour des masses de prosélytes sous leur bannière, apportèrent de
toutes parts des renforts au corps d'armée du Béarnais.
Aussi, quand le plus fanatique et le plus dépravé des rois, quand
ce monarque dévot qui venait d'ordonner le double meurtre du duc
de Guise et du cardinal de Lorraine, mourut au camp de Saint-
Cloud des suites de la blessure que lui avaitfaite le couteau du jacobin
Jacques Clément, et que le duc de Mayenne, proclamé à son tour
chef de la Ligue, disposait de son côté de forces imposantes, le Na-
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— 309 —
varroisi confiant en son bon droit, se mit-U en campagne afin de
soumettre par les armes celles des villes du royaume qui refusaient
de reconnaître son autorité.
Et voyez un peu la misère des hasards ! Ce prince qui, dans sa
sincérité, demandait la poule au pot pour tout le monde, se vit
obligé, afin d'atteindre ce but généreux, de commencer par bombar-
der un peu son bon peuple. — Hélas ! c'est que cette nécessité avait
été écrite dans le livre ^e la destinée du héros qui régna sur nos
ancêtres :
Et par droit de conquête, et par droit de naissance.
Ce fut vers la Haute-Normandie qu'il songea d'abord à se diriger.
Après avoir réduit quelques places d'un ordre secondaire, le vain-
queur d'Arqués, à la tête de quarante mille hommes, résolut enfin
de bloquer Rouen, et d'en faire le siège. Toutefois, il ne se dissimu-
lait pas qu'il rencontrerait là une vive résistance. Il connaissait la
vieille ténacité des populations de cette ville et la réputation d'intré-
pidité de Brancas de Villars, son gouverneur.
Ce Brancas de Villars était un homme arrogant et très ambitieux,
à l'habile stratégie duquel s'unissait une audace sans pareille.
Alors qu'il n'occupait encore au Havre que le grade de comman-
dant de place, il enviait déjà la haute charge de gouverneur de
Rouen, que remplissait M. de Tavannes ; il rêvait même, du fond
de son despotisme, la gloire d'être nommé intendant de la province.
Quand les événements se furent aggravés du côté des ligueurs par
les victoires successives du roi de Navarre, auquel s'étaient rendus
plusieurs villes et bourgs normands, Brancas, ne voyant pas venir la
réalisation des promesses qui lui avaient été faites par Mayenne, de
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— 370 —
rélever aux dignités que je viens d'indiquer, partit du Havre à la
tête de troupes bien aguerries et vint camper dans luie île voisine de
Rouen. De là, il fit signifier au duc, par un envoyé, que si, dans un
délai de trois jours, le sire Brancas de Villars n'avait pas été mis en
possession des charges qu'il sollicitait, U passerait avec armes et
bagages, lui et les siens, dans le camp d'Henri de Bourbon.
Cet insolent ultimatum lui réussit. Mayenne sentit qu'il fallait
s'exécuter. Il le fit, quoique à regret, et l'envoyé de Villars rapporta
à celui-ci un titre en forme, l'investissant de pleins pouvoirs avec
l'invitation de se rendre immédiatement à Rouen pour être installé
dans les hautes fonctions qu'il remplit au moment où commence
l'épisode que j'ai entrepris de raconter.
Les Rouennais, ligueurs acharnés, qui ne voulaient pas voir un
hérétique monter sur le trône de France, avaient senti s'exalter
leur humeur belliqueuse. Tous les bourgeois, organisés en garde
volontaire, s'étaient joints aux forces militaires de la garnison pour
se mettre sur la défensive.
Des ordonnances publiées à son de trompe et placardées sur tous
les murs de la ville au nom de M. Brancas de Villars, avaient
enjoint aux habitants de combler leurs greniers de tous les appro-
visionnements nécessaires pour soutenir un siège dont il n'était pas
possible de prévoir la durée.
Toutes ces dispositions une fois prises, les Rouennais avaient
hérissé leurs remparts de bouches à feu, baissé leurs herses et levé
leurs ponts-levis.
Barricadés derrière de solides casemates, ils avaient juré de
soutenir énergiquement les attaques des ennemis de l'Eglise, de
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— 371 —
les repousser au besoin jusque dans leurs retranchements, de
vaincre ou de mourir pour la cause de la religion catholique.
Nous avons vu le commencement des hostilités et le résultat de
la première sortie effectuée par les assiégés.
L'escadron des cavaliers volontaires, qui s'était imprudemment
aventuré dans la campagne, eut un rude choc à soutenir contre les
troupes royalistes qui Pavaient enveloppé au fond d'un ravin. Ce-
pendant, après s'être courageusement défendus, nos volontaires
étaient parvenus à rentrer dans la ville par la porte Saint-Hilaire.
Malheureusement, Georges d'Oyssard, leur chef, entraîné par son
ardeur et son amour pour Estelle, avait poussé trop loin la témérité.
Il était tombé avec Femance au pouvoir de l'ennemi, qui les
avait faits prisonniers et amenés tous deux à Damétal.
Cette nouvelle fut portée à M. de Villars au moment où la fille
du gouverneur était auprès de lui. A la lecture du rapport que celui-
ci se faisait à lui-même à demi-voix, la pauvre Estelle, qui en enten-
dit quelques fragments, demeura comme atterrée. Une pâleur mor-
telle couvrit instantanément son gracieux visage, une sueur froide
perla sur son front.
Villars, qui regarda sa fille, fut frappé de cette étrange impres-
sion, n n'en fallait passant pour éveiller en lui un soupçon.
— Chère Estelle, lui dit-il avec un calme affecté, vous paraissez
inquiète, émue même ; douteriez-vous du succès des armes de la
sainte Ligue?
— Non, mon père.
— Ah!
— Je sais que, défendue par vous et par le patriotisme des
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— 372 —
Rouennais, la cité saura repousser les injustes attaques d'ennemis
dont Dieu ne soutient pas la cause.
— Sans doute. Voici le rapport de l'un de mes officiers qui m'an-
nonce que deux cavaliers, qui ont opéré hier la sortie avec nous,
ont été pris par les soldats du prince hérétique.
— Mon Dieu ! s'écria Estelle avec un accent déchirant, seront-ils
donc victimes de leur trop grande bravoure?
— Je ne sais... Georges d'Oyssard, que j'avais placé à la tête de
l'escadron, est un jeune homme qui ne manque pas d'astuce, et,
sous ce rapport, je l'estime. De plus, il descend d'une famille de
vaillants guerriers; son vieux père est sincèrement des nôtres. Au
besoin même, il combattrait encore dans les rangs de la bonne
cause ; mais cette famille a un grand tort à mes yeux...
— Un tort? interrompit M"" de Villars.
— Oui... le tort d'entretenir des relations... assez intimes avec
certains membres du faux Parlement, de ces magistrats rebelles qui
ont abandonné leurs sièges, de ces juges parjures assez dégéné-
rés pour rendre, du couvent des Cordeliers de Caen où ils se sont
honteusement réfugiés, de prétendues sentences en faveur de l'o-
dieuse politique d'Henri de Bourbon.
— Mais, mon père, M. d'Oyssard 'est je pense un fervent catho-
lique ?
— C'est vrai, mais comme ce n'est pas un homme de tête, les
conseils perfides des royalistes, dont il conserve l'amitié en dehors
des sentiments politiques, ont pu ou peuvent ébranler sa foi, et
surtout celle de son fils Georges.
— Oh! M. Georges d'Oyssard ne se laissera jamais corrompre
par les religionnaires !
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— 373 —
— Qu'en savez-vous?
— C'est mon cœur qui me le dit... Pardonnez-moi, mon père,
mais je sais à quel point je vous suis chère, et je ne veux pas que
vous ignoriez plus longtemps ce qui se passe au fond de moi-même. . .
Oui, j'aime d'amour M. Georges d'Oyssard.
De Villars se mordit la lèvre. Cette confidence de sa fille, faite
avec assurance, lui causa un dépit qu'il ne put dissimuler.
— Et... comment donc le connaissez-vous, ce d'Oyssard, reprit-
il avec une brusquerie étrange, qui fit comprendre à Estelle que la
naïve déclaration qu'elle venait de risquer, avait déplu à son père.
— La première fois que vous m'avez menée à la brillante fête de
M. Delalonde, au Vieux-Palais, ajouta-t-elle timidement, celui des
jeunes seigneurs qui me parla avec le plus d'affection, fut M. Georges
d'Oyssard. J'avais donc conservé de lui un caressant souvenir,
lorsque le hasard me le fit rencontrer de nouveau chez M. le premier
président Groulard.
— Ah! le président Claude Groulard ! oui, encore un des traîtres
en robe longue, qui est à Caen avec les autres!
— Dans cette éblouissante réunion où toutes les splendeurs du
luxe avaient été étalées aux yeux de la noblesse normande, où tant
de brillants cavaliers m'ont prodigué leurs flatteries, un seul m'a
paru sincère dans ses protestations.
— Il a osé vous parler d'amour?
— Oui, mon père.
— Et vous avez écouté ses fadeurs?
— Je n'ai pas songé que je pouvais vous déplaire en ne le dé-
courageant pas. Je dois même vous l'avouer, je lui ai laissé croire
que je serais heureuse qu'il tentât de vous demander ma main.
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— 374 —
— Ce que vous me dites, mademoiselle, m'afflige profondément.
Comment ! quand je suis en chemin pour parvenir, qui sait? peut-être
à un rang suprême, vous songeriez à vous allier à une famille de
gentilshommes, honorés, je le veux bien, mais en somme presque
sans richesses? Vous ignorez donc que nous vivons dans un temps
où le hasard des événements peut vous porter sur un trône?
— Les grandeurs humaines, mon père, ne sont Tobjet ni de mes
espérances, ni de ma convoitise. Vous m'avez dit il y a quelques
jours que, dans le dessein d'exciter aux combats les jeunes gens
de familles nobles, vous leur aviez donné à penser que vous accep-
teriez pour gendre celui d'entre eux qui se montrerait le plus brave.
Eh bien ! je vous le demande en grâce, tenez votre promesse en faveur
de M. Georges d'Oyssard, s'il obtient la palme du tournoi.
Le gouverneur qui commençait à froncer le sourcil, impatienté
des paroles d'Estelle, garda un moment le silence. Puis, appliquant
tout à coup sur sa fille un regard où brillait une colère contenue :
— Votre insistance, mademoiselle, me prouve que votre idée fixe
est de résister au désir d'un père qui vous aime. Mais, prenez-y
garde, et sachez qu'on ne brave pas impunément la volonté du sire
André Brancas de Villars. Au surplus, quand le puissant duc de
Mayenne, que j'ai l'honneur de représenter ici, viendra à Rouen, ce
qui ne peut tarder, je le prierai de se charger de vous désigner un
époux.
A ce moment, un bruit confus de vociférations populaires
qui semblait partir des rues voisines de l'archevêché, se fit en-
tendre.
De Villars ordonna à Estelle, qui essuyait ses larmes, de rentrer
dans son appartement.
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— 375 —
Il regarda par une des fenêtres du palais pour savoir ce qui pouvait
causer tout ce tumulte.
La rue Saint-Romain était pleine de bourgeois et de manants, en-
tourant un homme garrotté que conduisaient dans les prisons du
Bailliage une escouade de soldats de la garnison du fort Sainte-
Catherine.
Alexandre FROMENTIN.
(La suite à une prochaine livraison.)
y i taoci % u
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PAYSAGES
BT
PROFILS RUSTIQUES DU BRAY NORMAND.
Halte (1).
III.
LA RIVIÈRE. — GOEL LE COUREUR.
La vaste prairie de plein rapport qui constitue aujourd'hui, dans
une étendue de plus d'un kilomètre, la principale propriété commu-
nale de B***, avec ses avenues de hauts peupUers qui Tencadrent
régulièrement, sur les deux rives de la Bresle; son cours d'eau
transparente auquel de nombreuses saignées d'irrigation ont été
rattachées; ses vannages établis de loin en loin pour régler l'émis-
sion utile du flot; ses ponts et ses déversoirs qui en rendent le
parcours, en toute saison, facile et agréable; cette grande plage
d'herbe, unie et douce au pied du promeneur, est le spécimen le plus
attrayant que nous connaissions des nombreuses beautés rustiques
de la vallée de Bresle.
Il s'est produit là, en vingt années, une transformation excep-
(1) Voir les numéros de janvier, p. 30, et mars, p. 171.
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— 3T7 —
tionneDe, due à Tintelligente persévérance d'un maire habile qui
était parvenu — chose rare en tout pays — à faire accepter sa
volonté réformatrice par la foule des discoureurs de village. Nous
avons, ailleurs (1), rendu hommage au zèle de cet administrateur
distingué, dont l'exemple ne devrait pas être perdu pour les com-
munes qui possèdent des Latifundia.
Aujourd'hui, cet immense champ gazonné, avec ses plantations,
ses belles eaux et ses perspectives riantes, ne le cède en rien, pour
rharmonie et le pittoresque, aux dépendances des plus beaux
parcs.
Le troupeau de vaches et de chevaux qui, sous la garde d'un
pâtre communal, y trouve abondamment sa nourriture, ne compro-
met pas la beauté naturelle du site ; il la complète, au contraire,
par l'animation qu'il apporte dans les solitudes de ce steppe que
baignent tout le jour les rayons du soleil, et que domine, au nord, la
chaîne des collines de la Picardie, avec leurs châteaux historiques
de Sénarpont, de Rambures et de Bouillancourt.
Pour les habitants de la petite ville de B***, c'est un but de pro-
menade où ils trouvent à satisfaire à la fois le plaisir des yeux, les
conditions de l'hygiène et Tamour-propre de tout propriétaire visi-
tant son bien. — L'été dernier, un artiste, qui a promené son sac
de touriste dans toutes les contrées renommées de la France, s'exta-
siait, en notre présence, sur la fraîcheur et le charme singuliers de
ce coin ignoré de notre Normandie.
Mais, il y a trente ans, cette magnifique pelouse, digne de Servir
d'avenue à quelque palais des Mille et une Nuits, n'était autre
(1) Hiitoire de la ville de Blangy et de la vallée de Bresle, un vol. in-12,
1860.
26
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— 378 —
chose qu'un cloaque, un marais bourbeux, aux eaux stagnantes ou
vagabondes, à Faspect misérable et d'une fréquentation dange-
reuse.
Les divers canaux de la Bresle, irrégulièrement curés et mal
entretenus, se répandaient librement dans ces terrains détrempés,
dont quelques buissons improductifs rompaient seuls la monotonie^
avec un maigre troupeau communal laissé à l'abandon, aux hasards
des orages et des fondrières. Aucune voie d'accès solide; quiconque
s'y aventurait risquait de disparaître dans le sol mouvant et perfide.
Quelques chasseurs intrépides, quelques maraudeurs sans chaussure
et sans vergogne, s'exposaient seuls à traverser ce lac aux profon-
deurs inconnues.
Le gibier, il est vrai, y foisonnait. Des vols immenses de palmi-
pèdes, d'échassiers, de pigeons ramiers et de râles d'eau s'y
étaient comme acclimatés, et le chasseur courageux pouvait ample- j
ment y satisfaire une passion que, depuis, la loi a réglée.
C'était le bon temps aussi pour la pêche. Malgré l'innombrable
quantité d'oiseaux pêcheurs qui avaient élu domicile dans cette
contrée aquatique, le poisson de la Bresle, si fin et si justement
renommé, restait toujours abondant. Les oiseaux ne pèchent que
pour leur nourriture; quand elle est assurée, ils s'arrêtent, tandis
que les fermiers actuels pèchent à l'adjudication. Ce n'est plus une
question d'alimentation, c'est affaire de spéculation et de commerce.
Aussi la rivière se dépeuple-t-elle de ses succulents habitants,
comme se dépeupleront bientôt les campagnes et les bois, si le sys-
tème de mise en ferme des chasses communales et particulières
continue à se développer.
Pourtant, le marais de B***** nourrissait, indépendamment de ses
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— 379 —
habitants aîlës^ quelques maraudeurs émérites; et, puisque nous
sommes occupés à dessiner des profils, esquissons la physionomie de
l'on de ces vagabonds. Notre mémoire d'enfant l'a transmise intacte
aux réflexions de l'homme mûr. Si l'étrange impression qu'elle nous
occasionnait autrefois s'est affaiblie , il en reste assez pour une
courte biographie qui, peut-être, ne paraîtra pas trop déplacée dans
cette série d^ Etudes. « D'ailleurs, » comme le disait souvent notre
regretté professeur E.-H. Langlois, « tout paysage appelle un
1) honmie, une figure. Faites des bom hommes, nous disaitril avec
» son fin sourire et sa grosse voix. — Faites des bons hommes ! »
Qu'on se figure la vallée de Bresle avant l'invasion romaine, au
temps où les Celtes indépendants, grands chasseurs et guerriers nés,
habitaient des huttes de terre et de branchages sur les bords de
cette rivière féconde. Les forêts qui, depuis, ont fait place à une
certaine étendue de terre cultivable et de prés, descendaient alors
jusque sur ces bords marécageux.
De loin en loin, des monticules (1) arides perçaient les sommets
des bois. Là étaient les postes d'observation, les moyens de commu-
nication sémaphoriques de nos ancêtres. Le feu avertissait, d'un
point à un autre, aux heures de danger ou lors des assemblées du
peuple.
De Toi^e et des racines, quelques troupeaux aussi sauvages que
leurs bergers, un foyer à la flamme abondante et perpétuelle; des
peaux de loups et de renards pour vêtements et pour couche; la
hache de pierre, le javelot et l'épieu pour armes de guerre ; quelques
(1) Nous en avons compté, depuis Aamale jusqu'à Eu, dix-sept qui,
longeant la vallée, pouvaient offrir, à une altitude à peu prés égale, des
points de repère faciles aux tribus celtiques.
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— 380 —
filets et engins de pèche, ouvrages des femmes; tels devaient être et
les moyens d'existence et la fortune de ces peuplades belliqueuses
et fières contre lesquelles les légions de César se sont heurtées deux
fois, et qui n'ont jamais consenti à introduire dans les transforma-
tions de leur dialecte propre aucune réminiscence de la langue des
conquérants.
Eh bien! comme il se rencontre parfois sous la couche de ruines
amassée par les siècles, un témoin archéologique inerte des temps à
peine entrevus par Thistoire, de même il est des contrées où Tobser-
vation peut, dans le fond de quelque lande inculte, ou dans les pro-
fondeurs d'un canton forestier aux retraites mystérieuses, retrouver
quelque témoin vivant des races autochthones que l'on pouvait croire
complètement disparues.
Le personnage qui surgit alors vous frappe par des dissemblances
profondes de physionomie, de type, de caractère et de mœurs avec
tout ce qui l'entoure. S'il arrive que l'individu se mêle à la société,
tout en lui provoque l'étonnement et inspire la crainte. Les per-
sonnes paisibles fuient sa présence. Les gardiens officiels de l'ordre
public se tiennent sur le qui-vive. La confiance fait défaut des deux
côtés : les civilisés redoutant les instincts violents du sauvage, et
celui-ci ne faisant rien pour capter leurs bonnes grâces. La liberté
complète, effrénée, est dans sa nature; il fuit ses semblables et ne
les aborde plus guère qu'en cas de nécessité absolue. Mais son
énergie, son agilité, sa force lui assurent les moyens de vivre dans
un isolement qui imprime de plus en plus à ses traits, à ses mœurs,
le sceau de l'indépendance.
Ces hommes deviennent quelquefois criminels; la loi les frappe :
ils disparaissent. Parfois leurs singularités les classent parmi les
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— 381 —
idiots, les crétins ou les fous. Selon les contrées, ils sont séquestrés
dans un asile, où ils s'atrophient en peu de temps, ou bien ils sont
choyés et superstitieusement secourus, comme en Bretagne, en
Ecosse et en Irlande, où on les regarde comme une bénédiction de
Dieu. Dans ce dernier cas leur existence est généralement longue,
et, comme elle a été remplie d'accidents, de faits étranges, d'épi-
sodes saillants et variés, comme toute une population s'est intéressée
à cette individualité originale qui a fait les frais des longs récits de
la veillée, — ce duel permanent que l'habitant des campagnes livre
à l'ennui, — on conçoit qu'au bout de cinquante ou soixante ans, le
sauvage, le fou ou l'idiot ait pris, dans le souvenir de ses contem-
porains, l'apparence d'une figure légendaire.
En réalité, il en avait bien quelque chose, l'être singulier qui
emplissait de sa renommée la contrée de la Bresle il y a une tren-
tame d'années :
Que le premier venu, dans les veillées d'hiver, évoque aujour-
d'hui le nom de Goël le Coureur, et tout l'intérêt des autres sujets de
conversation disparaîtra. Les enfants interrogateurs s'empresseront
pour entendre parler ime centième fois de l'homme qui, pour eux,
va de pair avec les grandes figures de leur histoire, Petit-Poucet,
Croquemitaine, etc. Les vieilles femmes, qui se plaisent à exciter la
peur chez les jeunes, ne pouvant plus exciter leur envie, broderont
un nouveau chapitre à cette légende toujours nouvelle ; les hommes,
ceux surtout qui ont connu le héros rustique, hocheront la tête, et
par leur attitude réservée et jusqu'à un certain point sympathique
pour lui, ajouteront à l'intérêt du récit ce quelque chose de sous-
entendu et de mystérieui qui impressionne toujours la foule.
Ici, du reste, les esprits ingénieux auraient leurs coudées fran-
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ches, car rien n*est moins ordinaire que Vensemble des péripé-
ties de l'existence de Goël.
Les vieillards, les aines de la génération, disent l'avoir toujours
vu le même depuis sa première apparition dans la vallée. C'était
un homme de haute taille, au front large, mais bas, au cou
fortement musclé, à l'œil noir, à la chevelure d'un rouge foncé
qui prenait au soleil des teintes de cuivre bruni. C'était surtout
un homme aux bras longs j ce signe que l'on regarde comme distiDc-
tif de la race celtique ; et cette disproportion des membres, jointe
à l'éclat et à la singulière profondeur du regard, donnait au per-
sonnage ce cachet d'étrangeté que ses actes venaient ordinaire-
ment confirmer.
Goël agissait par secousses, par bonds. Son geste était rapide,
sa parole brève et monosyllabique, avec un timbre de voix grave
et pénétrant. 11 avait dans la marche et dans la tenue quelque
chose du gymnaste ou du singe. C'était l'agilité personnifiée.
Toutefois il aimait à rester longtemps au repos. Alors on le
trouvait assis sous le premier buisson venu, la tête sur les genoux,
et regardant passer, d'un regard fauve, les nuages que le vent
chassait sur le marais, les oiseaux qui fuyaient à tire d'aUe, ou
quelque voyageur qui, à l'aspect de cet homme à la pose de sphynx
et à la physionomie peu rassurante, s'empressait de mettre entre
eux une distance convenable Précaution inutile si Goël l'eût
voulu : en quelques rapides enjambées, il eut bien vite franchi
l'espace. On eut dit qu'il glissait sur la terre et que la fatigue
n'avait pas de prise sur ses muscles de fer.
Goël était ou très mélancolique et solitaire, ou très bruyant et
effronté. Le grand soleil, la chaleur d'une journée d'août, surtout
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le mouvement et les clameurs de la fonle, le grisaient. Il fût accouru
de très loin pour entendre le son et voir manœuvrer les baguettes
du tambour du crieur public.
 certaines heures, c'était un enfant serviable, doux, attentif
aux désirs de ceux qui l'employaient à quelque message. Dans
d'autres, le roi ne lui eût pas fait baisser les yeux. Sous ses haillons
déchirés par les ronces, et dont il semblait ignorer l'inconvenance,
il portait haut la tête et la susceptibilité. Lorsque, pris d'un dédain
subit pour tout acte de servitude, il donnait à ses traits une ex-
pression d'ironie farouche et de dédain suprême, sa physionomie
eût inspiré un peintre : sa figure aux grandes lignes revêtait alors
un caractère peu encourageant par l'inflexion de deux gros sour-
cils en buisson et par une sorte de rictus que dessinait silencieuse-
ment sa large bouche aux lèvres épaisses. C'était quelque chose
comme le masque terrible de la tragédie antique sur un buste de
vagabond moderne.
Dans la première moitié de sa carrière, Goël avait vécu soli-
taire, au plus profond des marais, des forêts et des endroits peu
accessibles pour le vulgaire. Il se nourrissait des fruits de sa pêche,
art dans lequel il excellait ; un trou dans la terre, au levant,
abrité sous quelque feuillage l'été, sous un amas de planches
l'hiver, telle était sa maison. Le grand feu ne manquait pas, grâce
aux bois secs des haies et des autres clôtures qu'il arrachait volon-
tiers çà et là. L'eau coulait, pure et bonne, à ses pieds; et les
habitants des villages voisins, dont il abordait les demeures de temps
en temps, n'attendaient pas sa requête pour lui procurer une
abondante ration de pain.
— C'est un chrétien, après tout! disaient-ils. En réaUté, ils
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— 384 —
n'en savaient rien, et leur charité pouvait être suspectée d'inquié-
tude.
L'âge vint. Pour Goël, ce fut le commencement de la vie so-
ciale. L'hiver, il se rapprochait plus souvent des hommes, et accep-
tait d'eux le gîte et le pain en échange de quelque service. Puis,
un jour notre sauvage disparut. On dit qu'une troupe de saltim-
banques dont il avait admiré les plumages, l'excentricité et l'a-
dresse, dont l'orchestre strident l'avait surtout émerveillé, était
parvenue à le séduire et à l'entraîner. Notre cadre serait trop
étroit pour raconter ses aventures dans cette symphonique et peu
attique compagnie...
Quelque chose comme vingt ans se passent :
— Goël est mort, disait-on à B***.
— Nous ne reverrons plus notre bon ami Goël, — disaient les
hypocrites.
Erreur; on le revit transformé, méconnaissable. Le loup s'était
fait singe. Le sauvage — chose incroyable ! — était devenu une
manière de fonctionnaire. — Comment? Dieu le sait: il apparut
comme l'éclair, un beau jour d'été, en plein soleil, dans un
nuage de poussière qu'une garde d'honneur soulevait sur la route
* en galopant le sabre au poing : un homme de haute taille pré-
cédait cette cavalerie, marchant de son pas gymnastique ordi-
naire, le corps plié, la tête en avant, ses longs bras étendus,
revêtu d'une livrée aux couleursvoyanteset d'un bonnet à plumes,
et criant: Place! place! le Roi!...
Cet homme à plumes, ce coureur aux bras longs et à la course
eflfrénée, n'était autre que Goël.
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— 385 —
Le fils des Celtes était devenu valet de pied, et répondait à
un nom de guerre
C'était une sorte de héraut de voyage, une réminiscence du
Moyen-Age: moitié bouffon, moitié serviteur. Quand la course
était remplie, on le payait largement en louis d'or; il déposait
son long bâton de cérémonie, puis il allait se griser au cabaret
voisin ou se livrer jusqu'à nouvel ordre à quelque odyssée iné-
narrable qui se terminait souvent en bataille.
Car il y avait en Goël deux natures bien distinctes: l'une,
grossière, vulgaire et sujette à toutes sortes de cautions. C'était
celle qui s'était développée au milieu de la bohème des foires;
l'autre, sauvage encore certainement, mais fière, indépendante,
généreuse. Celle-ci était sa nature de race, d'origine.
Il était merveilleusement doué pour supporter ce double far-
deau qui eût tué tout autre en peu de temps. Sa force muscu-
laire lui rendait tout excès possible, ou plutôt l'excès était sa
nature même. A jeun, serviable, compatissant, protecteur-né des
faibles; autrement, insolent, criard, perturbateur : un véritable
gibier de gendarmerie.
Deux seuls côtés restaient purs et louables dans cette organi-
sation dévoyée. Goël était brave, et d'une loyauté, d'une probité
de chevalier. — Quel singulier contraste ! Nous avons entendu
souvent des bourgeois, des cultivateurs dire, en parlant de lui:
— Il est insupportable. Ses exigences sont désespérantes. On
voudrait le savoir à cent lieues. Mais quand on l'a recueilli, quand
il a pris place sous le toit hospitalier, rien n'empêche de lui don-
ner à garder sa maison, sa femme, son enfant ou sa bourse.
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:tM
Rien n'était plus vrai. Jamais une voix, jamais un doute ne
s'est élevé contre son désintéressement.
Goël a gardé jusqu'à la fin sa physionomie, ses habitudes de
coureur de marais, son aspect étrange. On ne l'a pas vu vieillir.
Est-ce soixante, est-ce quatre-vingts ans qu'il a vécu? On n'en
sait rien. Quelquefois il disparaissait un peu de temps ; l'instinct des
voyages, peut-être le besoin de la lutte, le poussaient vers l'in-
connu. Un matin, il revenait par les sentiers de son marais,
jouant à la course avec les oiseaux, se livrant à la pêche, ou
contemplant avec une solitaire satisfaction la vallée ou la cam-
pagne; ou bien il rentrait en ville, demandant peu et attendant
plutôt qu'on lui oflfrît; remerciant rarement, mais sachant récom-
penser toujours.
Aux inondations, aux fréquents incendies qui dévoraient à cette
époque les toits de chaume :
— Où est Goël, disait-on?
— Le voici.
— Dieu soit loué! — et la foule respirait, confiante. On connais-
sait le dévouement, la force singulière, le coup-d'œil sûr de cet
homme qui, sans hésitation, se fût jeté dans im gouffre ou au
milieu des flammes pour sauver, non pas seulement l'être, mais
la chose appartenant à l'un de ses patrons de hasard.
Pêcheur, saltimbanque, un peu soldat, coureur royal, ivrogne,
sauveteur, vagabond, et surtout essentiellement variable et indisci-
pliné, tel était cet habitant de l'ancien marais de la Bresle, qui,
il y a deux mille ans, eût peut^^tre été le rustique Verdngétorix
de cette partie de la Gaule-Belgique, et qui, sans nul doute, avait
dans l'apparence, dans le sang et dans les habitudes, les signes
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— 387 —
distinctifs du véritable Celte, dont il semblait un descendant im-
médiat.
Et pourquoi non? N'y a-t-il pas, dans les familles, des individus
qui diffèrent profondément de la race contemporaine? Ne voyons-
nous pas souvent l'enfant ressembler, trait pour trait, au bisaïeul,
à l'ancêtre? Etendez les conséquences de cette remarque. Qui prouve
que le Gaulois d'il y a deux mille ans n'a pas pu transmettre pro-
videntiellement, à travers croisements et siècles, la goutte de
sang caractéristique constituant aujourd'hui, sur un descendant uni-
que, la physionomie d'un Celte contemporain de Jules César,
dans les lieux mêmes où la faucille d'or des Vellédas coupait le gui
sacré?
Goël, à nos yeux, était l'un des derniers, peut^tre le dernier
Celte de la Vallée de la Bresle.
J.-A. DE LÉRUE.
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POÉSIES MYSTIQUES.
SPHYNX.
I.
Devant ta vaste énigme , ô visible Genèse ,
Sous un fardeau plus lourd que ceux que Piranèse ,
Architecte hautain,
Imposait hardiment à la cariatide ,
L'esprit humain s'affaisse , ainsi qu'une Atlantide
Lasse de son destin.
Ce fardeau des songeurs s'appelle incertitude.
C'est que l'on jette en vain la sonde de l'étude
Dans l'abîme inconnu ;
Car de tous les plongeurs, bienfaisants ou funestes,
Nul avec le trésor des vérités célestes
Ne nous est revenu.
Tout nous paraît le jour, mais tout est la nuit noire.
Tout défend de nier; oui! mais que doit-ou croire ?
Du soleil au béryl,
Pour enseigner son nom à l'homme qui contemple,
Le Dieu s'est révélé par les splendeurs du temple;
Mais ce Dieu, quel est-il?
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— 389 —
Quel encens préféré réclame-t-il? Quel culte
Sacra de son amour ce Tout-Puissant occulte ,
Qui du chaos dompté
Dégage et fait jaillir des mondes invisibles,
Qui s'éveillent avec les sourires paisibles
De leur virginité?
IL
Ce ciel harmonieux, mystérieuse tente.
Nous cache-tril l'orgie étrange et palpitante
De rOlympe proscrit.
Qui, dans l'enivrement des fêtes sensuelles,
Défirait le mépris des foules infidèles
Et la gloire du Christ ?
N'est-ce qu'un Walhalla plein de rauques murmures,
Un camp tumultueux où le choc des armures
Et le marteau de Thor
Ebranlent l'univers qui s'émeut et tressaille ,
Où l'Eternité n'est qu'une longue bataille ,
Un banquet de la Mort?
Es1>-ce le doux sérail qu'espèrent les poètes?
Le jardin parfumé des voluptés muettes
Où l'on voit nuit et jour,
Comme des lis s'ouvrir et se fermer des lèvres.
Et des corps s'enlacer tout frissonnants des fièvres
D'un étemel amour?
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— 390 —
Serait-ce le palais flamboyant de cet astre
Qui courbait sous ses feux Tantique Zoroastre,
Les Mages pâlissants»
Et des plaines d'Iran aux temples de Chaldée
Planait ainsi qu'un roi sur la terre inondée
De ses rayons puissants?
Ou ce foyer vital rêve par le brahmane,
Où dans le sein d'un Dieu, source dont tout émane,
Tout paraît s'engloutir
Et passe par la mort pour renaître à la vie,
Métamorphose étrange et toujours poursuivie,
Mais sans s'anéantir?
N'entend-on pas plutôt, ô voûtes centenaires.
Sous vos sombres parvis gronder dans les tonnerres
La voix du Sinaî,
Et ne verrait-on point dans les éclairs obliques
Lançant la foudre, ainsi qu'aux époques bibliques,
La main d' Adonaï !
Ah! le Ciel n'est-il pas cette église gothique
Où dans l'ombre pieuse et dans l'azur mystique
Luisent des nimbes d'or.
Où chaque bienheureux prie en tenant un cierge ;
Où comme à Bethléem veille encore la Vierge
Sur son enfant qui dort?
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— 301 —
Où parmi les encens et sous les auréoles
Les harpes, les rebecs, et les tendres violes
Aux pieds de Tostensoir,
Soupirent les noëls et les hymnes des Anges,
Que le nuage errant porte à nous sur ses franges
Dans les brises du soir?
III.
Tu nous donnes la foi sans nous ôter le doute ,
Nature que j'adore et que mon cœur redoute
Comme un temple désert,
Qui d'un maître ignoré dressant Tapothéose
Me semble un Panthéon immense et grandiose
A tous les dieux ouvert !
Emmanuel DES ESSARTS.
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BIBUOOllAVHIE.
MARGUERITE D'ANGOULÊME
SCEUR DE FRANÇOIS V\
SON LIVRE DE DÉPENSES, 1540-1549.
Etnde sut ses dernières années» par le comte H. de la Ferrière-Percy. —A Paris,
cbez AUBRT, 1862, in-8<>, a?ec portrait
Marguerite, sœur de François I*' et reine de Navarre, née à Ângoulême
en 1492, appartient à la Normandie par les apanages qu'elle j posséda.
Mariée en premières noces au duc d'Alençon, elle conserva toute sa vie le
château ducal, et eut son douaire garanti sur les villes de Vemeuil, de
Séez et de Bernay. Jehan de Frotté, l'un des secrétaires de Marguerite et
son ami le plus dévoué, était un gentilhomme normand, et c'est au temps
même où ce seigneur était attaché au service de la reine de Navarre, que
le château de Couterne, près de Bagnoles-les-Bains, entra dans la famille
de Frotté, qui le possède encore. Avec sa façade de briques du xvi* siècle,
avec sa royale avenue et les grands bois qui l'enveloppent de leur ombre,
ce manoir a le charme et l'attrait des choses du passé. Son chartrier,
grossi pendant une longue suite de générations, et où Jehan de Frotté
avait laissé sans doute plus d'un souvenir écrit de Marguerite d'Angou-
léme, serait aigourd'hui une mine précieuse pour nos explorateurs du
vieux temps, si la Révolution n'y avait exécuté un de ses honteux auto-da-
fé. En juillet 1789, une troupe d'hommes armés envahit les avenues du
château; des femmes et des enfants s'étaient joints à ces sinistres émis-
saires; le curé du lieu était conduit de force à leur tète. Un mot d'ordre
mystérieux semblait alors livrer, dans une grande partie de la France, les
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— 393 —
châteaui au pillage et à Tincendie, et les seigneurs, au lieu de profiter des
fossés profonds qui défendaient encore la plupart des manoirs, pour résister
et châtier d'une manière vigoureuse les fauteurs du désordre, donnèrent
Texemple d*une faiblesse indigne de la valeureuse noblesse française. A Cou -
terne, Tattroupement trouva les grilles du château fermées ; mais, au lieu
de soutenir par une résistance légitime l'inviolabilité du domicile, on en
ouvrit Taccès, et la guerre aux parchemins commença. Cette horde igno-
rante pénétra dans la pièce où ils étaient renfermés, elle les rechercha
minutieusement, et toutes ces précieuses archives furent jetées dans le
brasier allumé au milieu de la cour. A quelques jours de là, le marquis
de Frotté quittait, pour n'y plus rentrer, le manoir de ses pères, et s'en
allait mourir à Caen. Mais au temps des guerres de la chouannerie, le
général Louis de Frotté sut mieux tenir son épée.
Or, le château de Couterne a eu la fortune d'abriter plus d'une fois sous
son toit hospitalier un de nos plus infatigables chercheurs contemporains,
M. le comte Hector de la Ferrière, auquel notre histoire normande doit
déjà maints volumes substantiels et érudits. Pour écrire, d'une manière
originale, son Histoire de la ville de Fiers, son Histoire du canton d'Athis
^^(feM9 communes, l'actif explorateur avait eu recours aux poudreuses ar-
chives des vieilles familles de ses environs ; car les honnêtes populations
des environs d'Argentan et de Mortagne avaient résisté, au temps des
mauvais jours, aux provocations dont ceux de Couterne n'avaient point su
se défendre. C'est d'un de ces chartriers féodaux que M. de la Ferrière a
exhumé le curieux jouma/ de la comtesse de Sanzay^ qui lui a servi à peindre
au vif l'intérieur d'un château normand auxvi* siècle, et a écrire un livre
dont deux éditions ont été rapidement épuisées.
Lors donc que M. delà Ferrière s'en allait à Couterne visiter son ami
le marquis de Frotté, il lui demandait sans cesse : a N'avez-vous donc plus
rien, dans votre bibliothèque ou dans vos archives, de votre aïeul Jehan
de Frotté, rien de sa bienfaitrice la reine de Navarre ?» Un jour, l'excellent
châtelain apporta enfin à son hôte, questionneur et curieux, deux petits vo-
lumes in-folio reliés en veau brun et dorés sur tranche, dont les nervures
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— 394 —
saillantes et les fers élégamment imprimés sur le plat et aux coins faisaient
pressentir l'intéressant contenu. Sous cette reliure du xvi* siècle, qui seule
eut suffi pour faire battre le cœur d'un bibliophile, se cachait un manus-
crit tracé avec ces beaux caractères si sottement délaissés aujourd'hui pour
la maigre et illisible écriture anglaise. Au premier folio, rehaussé de ma-
juscules fermes et hardies, on lisait :
a Cj commence le registre des finances de maistre Jehan de Frotté,
D contrôleur général et secrétaire des finances des roj et rojne de Navarre,
» duc et duchesse d'Alençon. d
Un pareil manuscrit, aux mains de M. de la Perrière, devait être un
trésor. Aussi, avec quel soin, quelle patience il en a compulsé les pages sé-
culaires? Pendant neuf années, de 1540 à 1549, il pouvait suivre pas à pas
la Marguerite des Marguerites, connaître le détail de ses libéralités aux cou-
vents, aux gens de lettres, aux artistes, obtenir la révélation de maints faits
curieux échappés aux historiens. Sous sa plume élégante, les comptes de
finances allaient se transformer en mémoires piquants sur Tune des plus
dramatiques époques de notre histoire.
M. le comte delà Perrière a donc pu faire connaître sous un jonr nou-
veau une princesse célèbre. Tune des plus remarquables figures de la
brillante maison des Valois. Douce et charmante, a se laissant gagner à tout
le monde, d Marguerite, comme tous ceux de sa famille, fut affolée des
poètes et des gens d'esprit, des savants et des artistes, et elle soutint tous
ces hommes célèbres du XVI^ siècle, à qui le défaut d'argent et des
habitudes de dissipation suscitaient souvent autant de traverses que leur
libertinage d'opinions. Sa bourse était sans cesse ouverte à tous ces écri-
vains besoigneux, et sa cour leur servait d'asile lorsque, par leurs écrits
ou leurs actions, ils s'étaient mis quelqu'affaire mauvaise sur les bras.
Elle, la belle-fille de la pieuse Marguerite de Lorraine, compta parmi ses
aumôniers plus d'un prêtre imbu des nouvelles doctrines : elle réchauffa
sous son toit Calvin, qui, plus tard, la paya d'injures. Elle accueillit et pro-
tégea Bonaventure des Périers, dont Charles Nodier s'est fait l'admirateur
passionné, mais dont Calvin et Henri Etienne eux-mêmes couvraient d'a-
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nathèmesla cynique impiété. Etienne Dolet, accusé d'athéisme et poursuivi
par les protestants encore plus que par les catholiques, lui décerne cet
éloge: fit A la prière de Minerve, tu honores les savants, tu les aimes, les
défends, et autant qu'il est en toi tu leur viens en aide. » Rabelais, à son
tour, ne craint pas de lui dédier le troisième livre de son Pantagruel.
Enfin, elle-même, sans cesse occupée d'écrire dans sa litière pendant ses
longs voyages, a laissé imprimer de son vivant V Heptaméron^ imité de
celui de Boccace, et où la licence des récits semble accrue encore par la
liberté ordinaire de la langue du xvi* siècle.
Aussi la réputation de Marguerite est-elle controversée, et des écrivains
du parti protestant ont-ils revendiqué Marguerite d'Angouléme comme
une des fondatrices delà religion nouvelle. — Etudiant principalement les
dernières années de sa vie, M. H. de la Ferrière défend son catholicisme,
et nous la montre occupée, à la fin de ses jours, de pratiques de piété et
d'aumônes en faveur des pauvres et des couvents. Le registre de Jehan de
Frotté donne là-dessus des détails positifs et confirme ce que Bayle avait
dit, d'après Plorimond de Rémond, dans l'article Navarre^ de son Diction^
naire historique et critique. M. de la Ferrière attribue les relations de Mar-
guerite avec les propagateurs des idées nouvelles à la mansuétude de son
caractère et à ses sentiments d'humanité et de bienfaisance. Il est certain
que sa tolérance n'eut pas de limites ; car autre chose est persécuter, autre
chose est accueillir sans discernement toutes les doctrines. Quand on lit que
Marguerite eut pour aumônier Caroli, qui quitta la cure d'Alençon pour se
faire huguenot; qu^un autre de ses aumôniers fut brûlé à Bourges par la
justice séculière; qu'elle procura l'évêché d'Oléron à Gérard Roussel,
échappé aux foudres de laSorbonne, on s'étonne moins de la licence d'idées
au milieu de laquelle vivaient les princesses de la famille de Valois. On
comprend que, dans certains pays, la multitude, scandalisée de tout ce pa-
ganisme et de la tolérance d'une partie du clergé, ait prêté l'oreille à ceux
qui lui annonçaient une réforme.
Nous ne pouvons donc partager entièrement la constante admiration de
M. de la Ferrière pour Marguerite. En introduisant imprudemment à sa
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— 396 —
cour tant d'écrivains suspects, sans qu'aucun homme de bon conseil ait été
là pour faire contrepoids, la reine de Navarre manqua de circonspection,
et c'est sans doute par suite de cette faiblesse que sa fille Jeanne d'Albret
devint l'une des plus violentes propagatrices du calvinisme. Si la douce et
compatissante Marguerite se laissa aller à la pente naturelle d'un caractère
facile et affectueux, sa fille Jeanne ne lui ressembla guère, et les persécu-
tions de cette princesse sanguinaire contre les catholiques, l'intolérance
avec laquelle elle établit le protestantisme en Béarn et y supprima l'exereice
de la religion catholique et toute liberté de conscience, furent la cause de
tristes représailles et contribuèrent à faire éclater les guerres de religion.
L'appendice, composé de pièces justificatives, ajoute un nouvel intérêt
au livre de M. de la Ferrière, et nous ne pouvons terminer cet article sans
signaler aux bibliophiles la séduisante exécution typographique de ce char-
mant volume, dont les letttres ornées, le titre tiré en noir et en rouge,
attirent tout d'abord l'attention. L'éditeur, connu par des publications d'un
goût raffiné, a pris soin de faire graver exprès des têtes de page et des fleu-
rons, composés de touffes de marguerites par allusion au sujet du livre,
et de soucis, qui rappellent la devise de la princesse. Les caractères eux-
mêmes rappelleraient les fontes des anciens imprimeurs si les s étaient
longs, e% la préface est composée en italiques, suivant l'ancien usage.
Raymond BORDEAUX.
MAITRES ET DOMESTIQUES,
Par M. J.-A. De Lérue, chef de division à la Préfecture de la Seine-
Inférieure , membre de l'Académie des Sciences , Belles-Lettres et Arts
de Rouen, etc. — 1 vol. in-S** de plus de 300 pages. — Rouen, 1862,
E. Cagniard, imprimeur-éditeur, rue Percière, 29.
Nous avions annonce pour le l" juin Touvrage de notre collaborateur, mais Tim-
portance matërielle du volume et les exigences typographiques en ont, jusqu'à ce jour,
retardé la publication. Nous sommes en mesure d'affirmer pourtant que toutes les
personnes qui attendent avec intérêt le beau travail de M. De Lérue, ne seront pas
S rivées bien longtemps d'un livre qui sera le résumé fidèle et consciencieux de tant
e questions intéressantes.
Dans la première quinzaine — peutrêtre même dès les premiers jours de juillet, —
les Maitres et Domestiques seront en vente chez tous les hbraires.
G. G.
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ANTIQUITÉS.
DÉCOUVERTE
DU
mm M ^®i ÊKiâ^Lii t
DANS LA CATHÉDRALE DE ROUEN,
En Mal et Jaln flS«9.
En 1380, le cœur de Charles V arrivait à Rouen et était déposé
dans le sanctuaire de Notre-Dame, pendant que son corps prenait place
à Saint-Denis au milieu de ses plus fidèles serviteurs, Barbazan, Dugues-
clin et Bureau de la Rivière. Ce roi, si sage dans les affaires de la vie,
ne l'avait pas été moins pour les choses de la mort. Sachant combien les
désirs des mourants, même ceux des rois, sont souvent peu réalisés après
la vie, et comme il est rare de rencontrer de fidèles exécuteurs testamen-
taires, il avait voulu lui-même préparer l'édifice de sa dernière demeure.
C'était du reste une coutume assez fréquente au Moyen-Age et même dans
l'antiquité de désigner soi-même le lieu de sa sépulture, de faire creuser
son sarcophage, de graver la dalle tumulaire et jusqu'à son inscription
suprême.
Charles V ne s'était pas contenté de faire préparer dans la partie haute
du chœur de notre cathédrale, juste en face du trône pontifical, le caveau où
devait reposer la plus noble partie de lui-même, il avait voulu prévoir
jusqu'au monument destiné à recouvrir le lieu de son repos. Il avait com-
mandé à un habile sculpteur flamand non-seulement un cénotaphe de
marbre noir orné sur toutes ses faces et décoré de statuettes allégoriques,
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— 398 —
mais encore une statue d'albâtre qui devait le représenter couché sur le
dos et portant dans ses mains son cœur qu'il offrait à la ville de Rouen et
à la province de Normandie. Aussi, dés 1368, douze ans avant sa mort,
nous le voyons donnera Hennequin, ymaginierde Liège, un à-compte de
200 francs d'or sur 1,000 que doit coûter ce monument en pleine confec-
tion, tandis qu'il verse à Jehan Périer, maître des œuvres de l'église de
Rouen, 100 fr. d'argent à compte sur 200 a pour cause de certaine œuvre
de maçonnerie de pierre qu'il a faite pour lui en ladite église » (1). Cette
œuvre de maçonnerie que le roi ne désigne pas, c'est le caveau que son cœur
s'est préparé pour lui-même, chacun le comprend.
Décédé à Paris le 16 septembre 1380, le pieux roi fut, suivant Tusage de
ce temps-là, partagé entre trois églises différentes. Son corps fut inhumé
à Saint-Denis, dans la Chapelle des Charles^ à laquelle il donna son nom et
qu'il avait pro> ablement élevée par suite de ce culte qu'il professait pour
la mort. Ses entrailles furent portées à l'abbaye de Maubuisson, près
Pontoise, où était inhumée sa mère. Bonne de Bohême, l'épouse du roi
Jean. Enfin son cœur fut apporté à Rouen et déposé dans notre cathé-
drale, au fond d'un caveau qu'un magnifique mausolée indiqua bientôt
au respect des fidèles.
Bienfaiteur du chapitre et de l'église, le sage roi avait laissé de magnifiques
fondations qui, pendant quatre siècles, conservèrent sa Inémoire et perpé-
tuèrent la prière pour le repos de son âme. Un autel royal s'était élevé
dans le sanctuaire même de Notre-Dame, et chaque jour le saint sacrifice
s'y offrait pour le prince, tandis que des cierges brûlaient et que l'encens
fumait autour de son image auguste et vénérée.
Cet état de choses dura jusqu'au commencement du xviii** siècle et l'on a
de la peine à s'expliquer comment des chanoines qui jouissaient encore des
biens légués par le roi, qui étaient dépositaires de ses dernières volontés, qui
eux-mêmes proclamaient chaque jour ses immenses bienfaits , et immensis
beneficiis;» comment, dis-je, ils ont pu décider l'enlèvement d'un mausolée
(1) A. Leprevost, Archive^de la Normandie, t. II, p. 330.— Deville, Les Tombeaxtx de
lu Cathédrale de Bouen, p. 175-176.
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et d'une image qui avaient leur racine dans le cœur des générations et dans
la vénération des peuples.
C'est pourtant ce qui fut résolu en plein chapitre, de 1722 à 1725, et ce
qui fut mis à excéution en 1737.
Cette année-là, la statue du roi et son cénotaphe furent transportés dans
la chapelle de la Sainte-Yierge (1), déjà riche du tombeau des Brezé et des
Amboise, et qui devint ainsi le Saint- Denis de la Normandie. C'est là que
le bénédictin Duplessis a vu l'image royale en 1740 (2), et que l'anglais
Ducarel Ta admirée en 1752 (3). C'est là, enfin, que la révolution Ta bri-
sée, en 1793, en même temps qu'elle exhumait des catacombes de Saint-
Denis le corps du sage roi et toute la dynastie de Hugues Capet.
A partir de 1737, la place du royal cœur ne fut plus indiquée, à Rouen,
qu'au moyen d'une inscription latine, gravée sur une plaque de marbre
blanc encadrée d'un cercle de cuivre. Cette bande de métal, mise pour rele-
ver l'inscription, lui devint fatale. La première République, friande de
métaux et qui ne fit pas grâce aux balustrades de cuivre de la Métropole,
pour lesquelles la cité tout entière avait intercédé, n'épargna pas môme
ce lambeau de cuivre. L'encadrement une fois enlevé, le marbre partit avec
lui, tandis que, s'il eut été seul, la République lui eut pardonné comme
elle épargna dans le même sanctuaire les épitaphes de Henri-le-Jeune, de
Richard Cœur-derLion et du duc de Bedfort. (4)
Pour s'expliquer la conduite du Chapitre du Rouen à l'égard du tombeau
de Charles V, il faut se rappeler quel vent de réforme soufflait dans les
esprits du dernier siècle à propos des institutions et des monuments du
(1) Au côté du midi, d'après Ducarel . Antiquités anglo-normandes, p. 26, traduc-
tion de Léchaudé-d'Anisy. In-8°, Caen, 1823.
(2) Duplessis , Description géographique et historique de la Haute-Normandie, t. II,
p. 27-28.
(3) Dncarel, Antiquités angUHwrmandes, p 26-27, traduction de Léchaudé-d'Anisy.
Caen, 1823.
(4) c La République a besoin de fer et de plomb et elle n'a pas besoin de marbre, »
disaient les membres du district de Dieppe aux trésoriers de Derchigny qui leur
apportaient le maître-autel de leur église. Les Eglises de l'arrondissement de Dieppe,
t. II, p.
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— 400 —
Moyen-Age. Les liturgistes d'alors ne voulaient pas plus des tombeaux à
^eur de sol que des jubés, des fresques, des verrières, des rétables de bois
ou d'albâtre, des balustrades et des autels de pierre. On ne goûtait guère
que le grec et le romain, et Tarcbitecture chrétienne était stjgmatisée de
répithète de gothique qui a enfin cessé d'être une injure.
Depuis tantôt soixante-dix ans, rien ne parlait plus du cœur de Charles Y,
dans la cathédrale de Rouen. La messe quotidienne ne se célébrait plus, l'an-
niversaire du 16 septembre était tombé avec les fondations, le Chapitre n'en-
censait plus la royale image qui, depuis longtemps déjà exilée du sanctuaire,
avait complètement disparu de la chapelle de la Sainte-Vierge. Dans le
chœur de Notre-Dame, il ne restait plus devant le grand aigle et en face
du trône pontifical qu'une légère cavité remplie d'un plâtre inégal et
gênante pour les pieds des chantres et du célébrant. Ce creux circulaire
indiquait seul le lieu où avait existé l'inscription de Charles Y.
Ce vide, respecté pendant un demi-siècle, nous semblait tout à la fois
une indication et un appel. Depuis longtemps des amis de nos monuments
et de notre histoire gémissaient de l'abandon dans lequel était tombée la
mémoire de Charles -le -Sage. Depuis environ un an, M. l'abbé Colas,
M. Barthélémy et moi, nous avions résolu d'y mettre un terme; avec le
concours des administrations civile et ecclésiastique , nous songions à faire
cesser cette viduité de notre cathédrale. Une nouvelle inscription sur
marbre, projetée et préparée par nous, allait enfin réparer un trop long
oubli. Nous ne songions guères qu'à reproduire celle que le Chapitre avait
gravée en 1737, et que nous donnons ici dans sa forme primitive, telle
que Ducarel nous l'a conservée (1) :
D. o. M.
ET
AETERNAE MEMORIAE
SAPIENTISSIMI PRINCIPIS
CAROLI V,
(1) Ducarel : Antiquités anglo-normandes, p. 22, traduction de Léchaude-d'Âuisy.
In-4«, Caen, 1823.
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— 401 —
OALLIARVM REGIS,
NORMANNIAB ANTEA DVCIS,
QVl HANG ECCLESIAM
AMORE SINGVLARI COMPLEXYS
BENBFICIISQVE IMMENSIS PROSECVTVS
EAMDEM AVOVSTISSIMI CORDIS SVI
RELIQVIT HEREDEM,
VBI IN OMNIVM ANIMIS VIVERE
NVNQVAM DESINET.
OBIIT ANNO SALVTIS HVMANAE
MCCCLXXX.
Toutefois, avant de placer cet épithaphe, dont le contexte exagéré par
la légitime reconnaissance du xyiii*" siècle, n'avait plus sa raison d'être au
XIX*, nous avons eu la commune pensée de nous assurer si la cathédrale
possédait encore la relique royale que nous songions à honorer.
A deux différentes reprises, en effet, la cathédrale avait été au pouvoir
dé des ennemis. Â ces deux époques malheureuses, des mains avides
avaient fouillé son sol sacré pour piller les tombeaux qu'il renferme et
retirer de ses sépultures le plomb, le fer, le cuivre et l'argent qu'elles pou-
vaient renfermer. C'est ainsi que les réformés de 1562 avaient déterré le
cœur du cardinal d'Estouteville pour s'emparer des deux plats d'argent
qui le contenaient. Qui eut osé, après cela, assurer que pareille violation
n'avait point été infligée au cœur de Charles V? Le cœur d'un roi a
toujours de quoi tenter les passions ignorantes et cupides.
Qu'on ne dise pas que nos histoires de Rouen auraient gardé trace
d'une semblable visite. Nous répondrons à cela que le cœur de Charles V
aétévnpar les chanoines de la Métropole, le 25 février 1737, et que per-
sonne jusqu'à présent, n'avait publié un seul mot sur cette visite furtive et
accidentelle. Ce fut au moment du pavage du chœur et de la démolition du
mausolée que cette inspection eut lieu. Les chanoines se contentèrent alors
de consigner dans le registre do leurs délibérations cette vérification mysté-
rieuse qui, en 1833, avait échappé à l'historien des tombeaux de la cathé-
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— 402 —
drale. Ce n'est, en effet, que depuis la publication de son livre que
M. Deville a connu le procès-verbal de cette inspection, procès- verbal qn il
a bien voulu communiquer à Tun de nous le lendemain même de notre
découverte, et en réponse à la bonne nouvelle qu'il en avait reçue.
Nous donnons ici cet extrait de procès-verbal qui pècbe, peut-être, par
quelques détails, mais qui n'en est pas moins d'un véritable intérêt rétros-
pectif :
a En tête du tombeau, en fouillant environ deux pieds, il s'est rencontré
une pierre d'environ vingt-cinq pouces sur la longueur et un pied et demi
sur la largeur, qui couvre la superficie d'un petit caveau d'environ quiDze
pouces en carré et un pied de profondeur, au fond duquel est Le cœur do
Charles Y, soutenu par une petite grille de fer faite en forme d'étoile. Sur
la superficie de ce petit caveau, sous la première pierre, s'est trouvée une
plaque de plomb sans inscription, posée sur une grille de fer qui sert de
couvercle au cœur du roy. Ce cœur est renfermé dans une boîte d'étain en
forme de cœur, qui s'est trouvée ouverte en plusieurs endroits, et sur-le-
champ on a fait refermer et sceller à mortier ledit caveau (1). »
Nous le disons tout d'abord, quand bien même nous aurions connu cette
première vérification, postérieure à 1562, nous n'en eussions pas moins
résolu et exécuté la nôtre : car, enfin, 1793 avait passé par là. Or, à cette
terrible époque, les tombeaux avaient été, partout, fouillés par mesure
administrative, pour rechercher des métaux utiles, hélas I à la défense de
la patrie, seule excuse de tant de profanations! (2).
M*' de Bonnechose, archevêque de Rouen, à qui il avait été fait part du
double projet que nous avions conçu, sous le bon plaisir de son agrément
présumé, nous accorda son entière approbation. Il n'y mit d'autre réserve
que le désir bien légitime, chez un prélat aussi éclairé, de pouvoir contem-
(1) Registre des dëlibërations capitulaires, 25 février 1737.
(2) On peut citer notamment nne circalaire du citoyen Bonchotte, ministre de la
guerre, datée du 12 prairial an 11 ; un acte de F administration des Domaines du 25 fri-
maire an II, et des arrêtés des 13 et 17 septembre 1793, ordonnant « d'enlever
des souterrains et des caveaux destinés aux sépultures, le fer et le plomb que Tor-
gtteil et l'aristocratie y avaient accumulés. »
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pler à son tour le résultat de nos recherches, s'il était heureux. Cette
condition était pour nous un encouragement et une récompense.
W eut aussi la bonté d'adjoindre aux trois personnes déjà nommées
M. Tabbé Robert, chanoine, si bien connu par ses travaux d'architecture
religieuse et à cause de cela récemment nommé intendant de l'oeuTre
de Notre-Dame.
Toutes les mesures étant prises pour ne gêner en rien le service de la
Métropole, la recherche fut commencée le lundi 26 mai. Vers trois heures
de l'aprés-midi. La fouille a duré trois heures environ, et elle a été,
comme chacun sait, couronnée d'un plein succès. A six heures un quart
nous découvrions le caveau royal possédant encore la précieuse relique
que lui avait confiée le xiv* siècle. Ce caveau, placé à 75 centimètres du
pavage actuel, était fermé avec deux pierres superposées, solidement
noyées dans un bain de dur et épais mortier. Chose singulière, les deux
pierres présentaient des trèfles incrustés du xiii* siècle, ce qui prouve
qu'on avait employé des débris même de la cathédrale.
Le caveau que ces pierres recouvraient depuis bientôt cinq siècles, avait
56 centimètres de profondeur, 64 de longueur sur 47 de largeur.
Deux grils de fer, placés à, quelques centimètres de l'entrée et du fond
du caveau, supportaient deux plaques de plomb de 48 centimètres en carré.
La première des deux plaques, placée sur le gril supérieur, était destinée
à arrêter l'humidité et la chute des matériaux. Elle a été trouvée recou-
verte de sable mélangé d'eau d'interposition. La seconde plaque avait reçu
le cœur du roi et elle l'offrait encore, réduit en poussière, mais recon-
naissable par la forme qu'affectait ce vénérable débris.
Le viscère royal avait été placé ici enfermé dans une boîte d'étain ou
plutôt d'alliage, épaisse de 3 à 4 millimètres, et affectant la forme d'un
cœur humain. Cette boîte, fabriquée de deux morceaux soudés ensemble, avait
été en majeure partie rongée par l'oxyde. Toute la portion adhérente à la
feuille de plomb n'offrait plus qu'un résidu noir cendré et métallique. La
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partie supérieure, au contraire, s*était bien oonservée et elle montrait,
d*un côté surtout, tout le brillant du métal primitif.
La poussière étalée sur la plaque de plomb était ainsi de deux sortes:
sur les bords le dépôt était noir et métallique ; au milieu la couleur an
débris était rougeâtre et ressemblait à du tan de corroyeur. Cette teinte
tannée et Tagrégation des parcelles ferait croire à un embaumement, à
moins qu'elle ne soit Teflet de la décomposition du viscère royal.
La relique étant ainsi reconnue, elle a été aussitôt dessinée par M. Bar-
thélémy, puis elle a été religieusement déposée dans la sacristie du cha- 1
pitre par les soins de M. l'abbé Robert, intendant de l'œuvre de Notre- I
Dame. Elle y a été conservée sous clé jusqu'au 6 juin suivant, et pendant
dix jours elle y a reçu la visite de plusieurs personnes notables de la cité, ,
spécialement de M. Namuroy, secrétaire général de la Seine-Inférieure, |
faisant fonction de préfet, en l'absence de M. le baron Leroy, en tournée I
de révision.
M»' l'archevêque, que les feuilles publiques avaient informé de la |
découverte pendant le cours de sa visite pastorale, s'empressa, à son
retour à Rouen, de venir contempler le royal dépôt confié à sa cathédrale,
et dont la possession jetait sur elle un nouvel éclat. Le mercredi 29, à une
heure après midi, M*' visita avec un grand intérêt le caveau construit par une
main royale et placé chaque jour sous ses yeux, en face de sa chaire ponti-
ficale, puis, dans la sacristie, il contempla avec une émotion véritable et con-
tenue ce qui restait du cœur d'un des meilleurs rois qui aient gouverné la
France.
De ce moment il fut résolu qu'une enveloppe nouvelle serait préparée
pour recevoir le précieux dépôt confié à la garde de l'église de Rouen, et
que, dans le plus bref délai, il serait rendu à son premier asile.
Muni des instructions de Sa Grandeur, M. Barthélémy fit exécuter par
M. Bécaille, habile plombier de Rouen, un cœur en étain et une boîte en
plomb destinée à conserver la relique royale le plus longtemps possible.
Toutes choses étant prêtes. M*' réunit de nouveau à la cathédrale, le
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vendredi 6 juin, les quatre témoins et agents de la découverte, puis il
procéda à l'enveloppement et à la déposition du cœur.
Pour témoigner du vif intérêt qu'il portait à cet acte de haute conserva-
tion, M^ voulut lui-même présider à toutes les phases de l'opération. En
sa présence, les restes du cœur et les débris de la boîte du xiv« siècle
furent soigneusement déposés dans le nouveau cœur d'étain, qui fut immé-
diatement soudé par le plombier. Alors M»' enveloppa cette précieuseboîte
avec un ruban violet large de trois centimètres, et il forma avec lui une
croix sur chaque face, puis il scella les bouts du cordon avec un sceau de cire
rouge deux fois répété. Ce premier étui étant ainsi scellé, il fut placé
dans une boîte en plomb toute remplie de charbon de bois finement broyé.
Sur cette seconde caisse, de forme carrée, on lit, gravée en belles lettres
romaines, l'inscription suivante :
COR
CAROLI v
FRANCORVM REGIS
RECOGNITVM
ANN. DNI. MDCCCLXIl.
Le royal et vénérable dépôt, étant ainsi soigneuisement refermé, a été
respectueusement déposé, en présence de Monseigneur, dans le caveau qu'il
occupait depuis 1380. Les grilles de fer et les plaques de plomb étant éga-
lement remises en leur place primitive, le caveau a été muré derechef
par les maçons de la cathédrale.
Prochainement, une inscription gravée sur marbre blanc, composée à
nouveau et avec une certitude rajeunie de cinq siècles, prendra place dans
le chœur de Notre-Dame, et elle indiquera au respect de tous le lieu où
repose le cœur du plus sage des rois de France.
Regrettons que le défaut de ressources ne permette pas de faire revivre
sur son mausolée l'image d'un prince qui fut le maître de Duguesclin, qui
encouragea les découvertes des navigateurs normands et qui vint lui-
même à Dieppe récompenser Jehan le Roannais^ le découvreur de la Guinée
et qui, monté sur le premier trône de l'Europe , n'oublia jamais qu'il
avait été duc de Normandie.
L'abbé COCHET.
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GORRESPONDANGE.
Notre collaborateur, M. Fernand Lamy, a reçu de l'illustre auteur
des Misérables la lettre que nous reproduisons plus bas en réponse à
Tarticle publié par lui dans la Revue du mois dernier.
Bien qu'il y ait péril à dire un mot quand une telle voix va parler,
nous pensons qu'il n'est pas sans opportunité de dégager de ce remerciment
le grand enseignement qu'il renferme. Victor Hugo, tendant sa main
fraternelle à Tun de nos plus jeunes confrères, à travers et par-dessus
toutes ces distances de la gloire et de l'exil qui nous séparent de lui,
n'est-ce pas à la fois un rare spectacle et un magnifique exemple? — Nos
lecteurs, nous en sommes certain, prendront leur part de cette bonne
fortune qui échoit aujourd'hui à la Itevue de la Normandie.
Gustave GOUELLAIN.
Haute ville -House, 10 juin 1862.
Monsieur,
La hauteur d'esprit répond à la hauteur du cœur.
Votre article le prouve. Vous comprenez les Misérables
avec l'âme. De là vos pages éloquentes qui m'ont pro-
fondement touché. Vous êtes un talent au service d'une
probité : on sent en vous la grande pensée honnête.
Vous vous penchez sur mon livre comme je me suis
penché sur le peuple, avec un ardent désir de trouver
le bon, le juste et le vrai. Je viens de vous lire, et
je sens le besoin de vous dire mon émotion. Grave
et fraternel penseur, je vous serre la main.
Victor HUGO.
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PUBLICATIONS DIVERSES.
PRINCIPAUX OUVRAGES DE M. C. HIPPEAU, Professeur à la Faculté des
Lettres de Caen, Tun des collaborateurs de la Revue de la Normandie.
Histoire de la philosophie ancienne et moderne. — Paris, Hachette, 2« ëdit , 1 v. in-8*.
Histoire de l'Abbaye de Saint-Etienne de Caen. — Caen, Hai*del, 1852, 1 vol iii-4'».
(Euores choisies de Saint-Evremont, avec une introduction et des notes. — Paris,
1852, 1 vol. in-12.
Les Ecrivains normands au XVW siècle, — 1 vol. in-12.
Le Théâtre à Borne. — 1 vol. in-8».
Le Bestiaire divin de Guillaume, clerc de Normandie, (Epuise).
Lettres inédites de la princesse des Ursins, de M^* de Maintenon, du prince de Vaude-
mont, du maréchal de Tessé et du cardinal de Janson, à Vépoque de la succession d^Es-
pagne. — Caen, Hardel, 1862, 1 vol. in-8o.
Mémoires inédits du comte Leveneur de Hlliéres, sur Charles P' et son mariage avec
Heimetie de France, précèdes d'une introduction historique. — Paris, Poulet-Ma-
lassis, 1 vol. grand in-18.
Nota. — Tous les ouvrages de M. Hippeau sont en vente chez M. A. Lebrument,
libraire, 55, quai Napoléon, à Rouen.
COLLECTION DES POÈTES FRANÇAIS DU MOYEN-AGE, publiée par
M. C. Hippeau.
ONT PARU :
La Vie de saint Thomas le martyr, archevêque de Canterbury, par Gamier, de
Pont-Sainte-Maxence , poète du xii* siècle, précédée d'une Introduction historique,
1 vol. pet. in-8".
Le Bestiaire d^amour de maître Richard de Foumival et la Réponse de la dame, avec
nne Introduction et des Notes, édition ornée de 48 vignettes gravées sur bois,
1 vol. petit in-8'».
Le Bd inconnu, poème inédit du xiii* siècle, avec un Glossaire et une Introduction.
1 vol. petit in-S».
Messire Gauvain ou la Vengeance de Baguidel, poème de la Table Ronde, par le
trouvère Raoul, avec une introduction et des notes, 1 vol. petit in-8<*.
sous PRESSE :
Amadas et Idoine, poème d'aventures.
ProtesHaus, id.
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— 408 —
Cette publication de nos meilleurs poètes français du Moyen-Age fait le plus
grand honneur à M. Hippeau, qui Ta entreprise et qui la conduit à son dëveloppe-
ment légitime avec cette autorité que donne la science doublée d^une intelligence
d'éUte. M. Hippeau ne s*amuse pas à la reproduction vaine de petits volumes que les
bibliomanes seuls auront la patience de lire ^ il regarde plus haut et, dans Fintroduc-
tion de Messire Gauoain^ explique en termes excellents le but qu'il s'est propose
d'atteindre : « enrichir le domaine de Tërudition aussi bien que celui de la littérature,
» et recueillir quelques-uns des nombreux anneaux de la chaîne qui permet de suivre
» à travers les âges toutes les transformations que subissent les mots d'une langue
» et les idées d'un peuple. »
L'exécution matérielle des volumes de la Collection des Poètes français du Moyen-
Age est à la hauteur du texte, et les plus délicats appréciateurs ne pourront adresser
que des éloges à l'habile imprimeur, M. Goussiaume de Laporte, de Gaen, et à M. Au-
guste Aubry, de Paris, éditeur de l'ouvrage.
G. G.
HARO SUR LE PAPIER TIMBRÉ.
Tel est le titre d'une brochure qui vient de paraître avec ces épig^phes :
c La Justice sera rendue gratuitement. »
(Loi de 1790).
« Les droits d'enregistrement ne sont que les anciens droits seigneuriaux, confis-
» qués au profit du Trésor public. »
(M. Troplong. — Revue de Législation, t. 10, p. 147.)
c Si la pensée de diminuer les frais de justice devait être appliquée, ce serait
» surtout en modérant les droits du Trésor. >
(Paroles de l'Empereur. — Moniteur, 21 juin 1857.)
L*auteur de cette brochure, M. Néei, ancien notaire, demande la diminu-
tion des frais de justice au moyen de rabaissement des droits de timbre,
d'enregistrement, etc., et cherche à provoquer, suivant ses propres paroles,
a une réforme que réclamait à la fois la justice, la morale et Thuma-
» nité. »
La brochure in-8^, de 200 pages, sort des presses de M. Domin, impri-
meur à Gaen.
Elle se trouve à Paris, chez Guillaumin, libraire, rue de Richelieu, 14 ;
Marescq aîné, libraire, rue Souflot, 17 ;
A Rouen, chez E. Durand, libraire, rue Saint-LÔ, 40.
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L'EXPOSITION ARTISTIQUE
D'ELBEUF
> ^^SCSJB" *
Pendant que Londres attire, à grand renfort de réclame, les visi-
teurs et les curieux de l'autre côté du détroit, et cherche à faire
briller d'un éclat supérieur les merveilles de son industrie dans une
de ces exhibitions gigantesques dont l'Angleterre a le secret, Elbeuf
organise en silence sa petite exposition locale, et nous donne une
fois de plus la preuve qu'il ne faut désespérer ni de la grandeur
ni des richesses de la France.
Du petit au grand la comparaison est permise, et s'il faut tenir
compte de ce qu'il a fallu de goût, d'initiative et de zèle pour
construire en quelques jours l'ExposnioN Industrielle d'Elbeuf, ne
devona-nous pas, en présence du résultat obtenu, nous reporter par
la pensée dans ce milieu de labeurs et d'investigations actives qui
ont fait la ville ce qu'elle est aujourd'hui?
Placé dans une situation géographique excellente, au bord de
cette route immense et féconde ouverte sur l'Océan, Elbeuf, aux
portes de Paris, participe à la fois de l'ancien et du nouveau monde.
Jetez un instant les yeux sur les produits de cette fabrique qu'on
n'égale pas. Voilà ce qu'a créé l'apprentissage des siècles, voilà
les chefs-d'œuvre de l'art et du génie français, voilà les spécimens
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de la vraie élégance ! Tout ce qui sort des mains habiles des
ouvriers de la grande cité, porte en soi la marque suprême de la
distinction et de la grâce intime, deux vertus éminemment françaises
qu'on retrouverait, si jamais elles étaient égarées, dans le moindre
regard de la première venue de nos femmes ou de nos sœurs.
Mais à côté de cette persistance laborieuse, de ces privilèges
naturels, de ces efforts renouvelés par chacun de ses enfants, ce
qui a contribué à l'essor de la noble ville, c'est aussi la fièvre des
affaires, l'esprit aventureux qui n'est pas précisément l'esprit
d'aventures, mais enfin cette ardeur de tous vers la richesse qui a
si bien favorisé et soutenu les tentatives de la science et les audaces
de l'industrie.
Les armes et la devise d'Elbeuf résument bien les tendances de
la population d'élite qui, à l'ombre de la croix protectrice de la
maison de Lorraine, a construit patiemment et avec courage,
l'édifice immense et magnifique de sa grandeur actuelle. Elbeuf a
inscrit au centre de son blason la ruche symbolique, interdite aux
frelons et aux inepties, aux parasites de la terre comme à ceux du
ciel, puisque tout le monde y travaille. A ces mots qui contiennent le
secret de la prospérité d'Elbeuf, on pourrait substituer aujourd'hui
ceux-ci i II y a de ïor ici pour tout le monde. Et comme on le
dépense largement ce trésor qui vient de l'industrie ! 11 retourne au
peuple en largesses et en bien-être ; en joies de tous les jours à ces
humbles tisserands des campagnes, qui, au coin du foyer do-
mestique, auprès des petits enfants, produisent des œuvres
arachnéennes, et ont su organiser au centre de nos campagnes
normandes, ce travail fortifiant et sain comme l'odeur de leurs
blés et de leurs foins coupés.
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C'est une race à part, profondément enracinée dans le sol
normand, que celle de ces travailleurs, moitié gens de fabrique,
moitié gens de campagne. Le tisserand possède à ferme quelques
arpents voisins de la maison qui lui sert de demeure et d'atelier, et,
selon l'opportunité de l'heure qui sonne, manie tantôt la navette,
tantôt la faucille ou la faux. Le travail chez soi, la respiration des
siens qu'il entend, les soins du petit champ, et par-dessus tout
l'émanation imprégnée de calme et de bien-être que répandent
autour de lui les champs sans limites, ces solitudes pleines de
Dieu, toutes ces joies inconnues dans l'usine où tournent les roues
de fer, où bruit la vapeur surchauffée, ne manquent pas à l'ouvrier
des campagnes. Ce milieu de tranquillité sereine engendre un
labeur sans efforts conmie sans appétits violents : l'homme se
moralise en même temps que l'œuvre devient meilleure, et ce n'est
pas un des moindres éloges qu'on puisse donner à l'industrie
Elbeuvienne, que de la féliciter hautement, au nom de tous les
grands principes civilisateurs, d'avoir su créer cette féconde et
merveilleuse organisation du travail.
L'alliance de l'art, c'est-à-dire du goût et de la machine propre-
ment dite, qui a fait d'Elbeuf une des capitales, une des têtes du
monde de l'industrie, est tellement intime qu'elle survit à toutes
les préoccupations comme à toutes les inquiétudes. Si tristes que
soient les soucis du présent, si noir que se montre l'avenir, la
confiance qui est la vraie force, anime et soutient ici ceux qui
seraient anéantis ailleurs, car ils savent bien que les traditions
dont ils continuent la suite sont impérissables, à l'égal des sources
mifiantes dont elles découlent. C'est à ce sentiment que nous
devons sans doute attribuer l'attitude fièrement dédaigneuse
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d'Elbeuf en présence de l'Angleterre, au moment où le traité de
commerce est venu brusquement rompre les digues qui proté-
geaient de temps immémorial notre pays contre l'invasion étrangère;
véritable invasion des barbares, du reste, s'il faut en croire les
braves combattants qui sont entrés en lutte à Londres, et contre la-
quelle l'élégance nationale a su dès les premiers jours se préserver.
Tout le monde a fait des miracles, s'est surpassé pour repousser
l'ennemi, et, s'il en faut une preuve, elle est donnée avec une incom-
parable énergie par l'exposition de draperie actuelle, que nous
entendions l'autre jour proclamer « la plus belle exposition de
l'Europe. »
C'est avec un sentiment de profond regret que nous ne pouvons
dire ici tout ce qu'il conviendrait de résumer de la contemplation de
ce spectacle grandiose qui nous est donné aujourd'hui par la
grande famille Elbeuvienne. Il faudrait toute la technologie d'un
manufacturier consommé, réunie à l'art exquis d'écrire, pour
rendre un compte digne et savant de ces prodiges de la draperie,
signés de noms dont nous ne dirons pas un seul, de peur d'en
passer « et des meilleurs. »
. Et puis, à côté du palais de l'Industrie, Elbeuf a ouvert aussi le
palais des Arts, et nous avons une assez longue promenade à faire
avec notre lecteur, dans ce Cluny improvisé, dans ce sanctuaire
élevé par un culte fervent à la plus grande gloire de la citHositéj
dans le sens honnête du mot.
L'exposition artistique d'Elbeuf est ouverte dans un vaste local,
situé rue Berthelot, |et occupé en partie d'ordinaire par une belle
collection d'oiseaux et d'objets d'histoire naturelle, que son pro-
priétaire, M. Noury, met généreusement à la disposition de ses
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concitoyens. Dans les appartements faisant suite à ce musée perma-
nenty situé au premier étage, sont rangés, dans d'immenses vitrines,
les plus curieux échantillons de tout ce qui rentre dans la catégorie
sans limites des mille riens, qui sont la joie et la vie des collec-
tionneurs. On accède à ces vastes salles par un vestibule orné de
panoplies, d'armures, et de tapisseries, et on laisse à sa droite en
prenant l'escalier, deux pièces complètement transformées, l'une en
salle de repas, l'autre en chambre à coucher d'un château Normand
de la fin du XVI* siècle, et où nous reviendrons.
L'étage supérieur est l'exposition véritable, où l'on n'a pas
cherché à faire im tout bien complet, mais à placer le plus d'objets
dans un petit espace. Nous avons remarqué avec plaisir l'intelli-
gente distribution du jour qui se tamise aux vitres à travers des
rideaux de guipure ou de soie. L'effet général qui se produit dès
l'entrée est excellent, et l'impression qui dure, après l'examen de
toutes les jolies choses disposées avec autant de soin que de goût,
est véritablement parfaite aussi.
Nous voudrions avoir ici une grande place à donner à l'exposition de
M"* Chennevière, qui renferme des échantillons de tout ce qu'il est
possible de posséder. Tapisseries, meubles allemands et français du
XVI* siècle; bijoux, guipures, dentelles, laques, émaux, porcelaines
de Saxe, de Sèvres et de Chine ; faïences de Rouen, deNevers, de
Moustiers; terres émaillées de Palissy, verreries d'Allemagne et de
Bohême ; voilà une nomenclature déjà bien longue, et si nous
pouvions avoir la prétention d'être complet, nous ne serions pas
au bout. Nous avons remarqué d'une manière toute spéciale, au
milieu des nombreux objets exposés par M"* Chennevière, une
glace de cheminée à riche encadrement en bois sculpté, et un
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lavabo de salle de repas, qui appartiennent à l'art allemand de la
seconde moitié du XVII* siècle.
Il y a aussi de fort belles tapisseries dans l'exposition de
M"' Chennevière ; une des plus curieuses représente un jardin
symétrique, arrangé dans le goût de Lenôtre, et qui pourrait bien
être Versailles. D'autres, moins caractéristiques, mais aussi com-
plètes, nous offrent des sujets tout-à-fait divers, et tout-à-fait
variés. Sujets de chasse, religieux, historiques, d'ornement, véri-
tables peintures où la couleur a disparu, m^is dont le dessin étrange
et bizarrement fantasque, est toujours resté durable. Beauvais, les
Oobelins, et les artistes aux mains blanches, qui brodaient au
coin du foyer paternel, où est resté l'oubli de leur nom, se
réunissent fraternellement dans ce musée improvisé, pour orner
les murailles, tout étonnées de se trouver à pareille fête.
Quand la tapisserie fait défaut, les étoflTes de l'Orient et de
l'Algérie, les nattes africaines s'étalent et servent de splendides
toiles de fond à des panoplies ingénieuses, faites d'armes de tout
bois et de toutes sortes, armes kabyles, moresques, turques, in-
crustées de corail et d'argent et dont les plus belles sont la propriété
de M. Lucien Béer.
Au premier étage appartiennent encore les très remarquables
photographies de M. Rougeot de Briet et celles de M. Fouquier-
Long; intérieurs de forêt, études d'arbres, d'une netteté prodigieuse
et d'un fini de gravure.
M. Gustave Victor-Grandin expose sa très originale série de
mortiers de pharmacie, qui nous conduit d'âge en âge à travers
toutes les transformations du bronze depuis le xi* jusqu'au xvi*
siècle.
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Notre savant et excellent collaborateur M. André Pottier,
conservateur de la bibliothèque publique de Rouen, a envoyé un
beau cadre de bijoux normands où Ton voudrait voir aussi une très
riche croix à bosse en argent, appartenant à M"' Quesney-Prieur.
N'oublions pas de mentionner bien à la hâte quelques curieux
manuscrits à figures dont Tun, ouvert à ce sujet : la Fuite en
Egypte, rappelle les bons temps de la calligraphie duxvi* siècle
bien qu'il soit un peu postérieur à cette époque. Si rapide que
doive être notre revue, il ne faut point omettre pourtant de si-
gnaler une fort belle pièce de faïence de Moustiers, appartenant
à M. de Boury: c'est un pot à Teau et sa cuvette à ornements
et arabesques polychromes, présentant, dans le centre de mé-
daillons ménagés avec art, des petites figures allégoriques
Quoique les fabriques de Moustiers n'aient employé qu'à l'époque
de leur décadence les couleurs mélangées, l'échantillon que nous
avons sous les yeux est d'une harmonie de forme, d'une ordon-
nance générale et d'une finesse de pâte que l'on ne saurait* trop
louer. Nous avons bien rarement rencontré dans nos études sur la
faïence de Moustiers une pièce de cette époque réunissant à un si
haut point toutes les qualités de la période par excellence où le
bleu contourné en bustes et en gaines est l'unique couleur em-
ployée par les minutieux artistes du Midi.
Mais si élégante que soit dans ses détails la pièce de choix
qui nous occupe, nous préférons, peut-être par amour-propre
national, les plats immenses à rinceaux réservés, les sucriè-
res monumentales dans leur petitesse et les brocs peints de la
g^rande fabrique Rouennaise. Une de ces cruches où nos bons
aïeux buvaient à la fois le cidre pétillant et la gaîté gauloise,
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— 416 —
porte la date de 1721 et représente des scènes burlesques accom-
pagnées de jeux de mots dans le goût du temps. Au-dessous de
Tune de ces caricatures, figurant un paysan tenant une oie dans
ses bras, sont inscrites ces malignes paroles : Monnoye est tout.
Ne dirait-on pas que cette charge de l'autre siècle est une plaisan-
terie du nôtre, et nVt-elle pas gardé à travers le temps et l'es-
pace ce franc regain d'antique satire dont s'inspirèrent ViUon et
Rabelais?
Nous n'avons pas la prétention de donner le catalogue de la
faïence de Rouen à l'Exposition Elbeuvienne, il faut donc bien
que nous fassions en sorte de payer ici sommairement notre tri-
but d'éloges à tout ce que nous avons distingué dans ce genre;
nous ne pouvons entrer dans les détails où pourtant il faudrait
s'aventurer pour être complet ; nous le regrettons, car nous aurions
à signaler encore beaucoup d'échantillons d'un travail grandiose et
à citer beaucoup de personnes qui l'ont assurément mérité. Ce qui
nous excusera, c'est l'absence complète de numéros, de catalogue,
d'indications d'aucune nature : nous n'aurions pu mettre aucun
nom propre dans cette revue si la bienveillance extrême de MM. les
commissaires de l'exposition artistique ne nous avait à chaque
pas obligeamment éclairé.
Nous ne savons plus à qui appartiennent quelques curieuses
chasubles données, à ce qu'U paraît, à la paroisse de la Saus-
saye par un des ducs de Lorraine : elles sont en velours rouge bro-
chées et brodées d'or et d'argent. Cachées et enterrées pendant
la Terreur, elles ont été retrouvées et réparées, et ce don splendide
de la munificence de ses ducs resplendit bien au milieu des richesses
offertes par la ville d'Elbeuf à l'admiration des curieux.
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Mais, entre autres raretés tout-à-fait précieuses, il faut compter le
Médaillon de Rouget de Uste^ par David d'Angers, et l'esquisse du
Martyre de saint Erasme, de Nicolas Poussin. Le premier de
ces deux objets appartient à M. Quesney-Prieur ; le second,
à M. Alexandre Poussin , l'un des descendants du grand peintre
du Déluge.
Si la Marseillaise s'éteignait jamais sur les lèvres des peuples,
on la retrouverait tout entière sur ce marbre où l'inscrivit l'Art
austère éternellement immuable comme la Liberté. Les strophes
de Rouget de Lisle encadrent sa figure, dont elles sont le com-
mentaire le plus éloquent, et lui font une auréole de rayons et de
flammes. L'homme disparmt presque en présence de la majesté
de l'œuvre, et c'est une main comme celle de David qui seule
pouvait tenter l'ébauche de ce profil géant. Nous ne dirons pas
que le maître a réussi, ce ne serait que la moitié de notre pensée,
nous affirmerons simplement qu'il a mis dans cette figure légen-
daire les bouillonnements et les colères de la France se soulevant
contre la ligue des rois, et qu'on y retrouve les amours et les
haines de la grande lutte dont il s'inspira. La personnalité de
Rouget de Lisle convenait bien au tempérament de David ; ces
deux caractères, c'était écrit, devaient se rencontrer un jour dans
la même route, car la destinée les avait tous deux marqués du
signe où se reconnaissent les élus choisis par elle, l'amour ardent
des gloires de la patrie. Ce portrait, qu'U soit ou non ressemblant,
est plus qu'ime image, c'est un brevet d'immortalité, et David,
en faisant passer dans les veines de ce marbre froid un éclair de
son génie, a payé à Rouget de Lisle la dette de la France.
Ces mots sonores de gloire et de génie nous reportent au sou-
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— 418 —
venir du Poussin. Lui aussi fut un des laborieux ouvriers de la
pensée humaine exaltée jusque dans l'infini
Où le plus grand des représentants de Técole française a-t-il
conçu le sujet dont nous avons une esquisse en notre présence ?
Et comment a-t-il été amené à reproduire avec son pinceau
toujours suave l'horrible scène du Martyre de saint Erasme? Le
choix de ce tableau, pour qui a pénétré dans la communauté in-
time de Tœuvre du maître, ne doit pas lui appartenir.
Les bourreaux ont pris un homme, et pour qu'il renie Dieu
enroulent, câble sanglant, ses entrailles à la manivelle d'un puits :
l'atrocité du supplice qui se consomme n'est égalée que par la séré-
nité du mariyr qui le subit et dans toute la personne du saint
resplendit la lumière pure de la grâce divine et de la foi qui
transforme.
Nous avons avec un vrai bonheur retrouvé cette esquisse du
Martyre de saint Erasme : elle nous a rappelé la seule toile du
Poussin qu'il nous ait été donné de voir au musée du Vatican et
nous a remis en mémoire le seul ouvrage au bas duquel le maître
ait mis son nom. Vers 1630, le cardinal Barberini, amateur né de
tous les talents, commanda, sur la recommandation du chevalier
del Pozzo, le Martyre de saint Erasme à Nicolas Poussin. Le car-
dinal se proposait, en donnant ce travail à notre peintre, défaire
reproduire son œuvre en mosaïque pour la placer dans Saint-
Pierre de Rome vis-à-vis du martyre des saints Processe et Marti-
nien, de son compatriote Valentin. Le Poussin se mit à l'œuvre,
peignit courageusement, sur cette vaste toile de quinze pieds, les
souffi*ances du martyr et la cruauté de ses assassins, et de manière
à satisfaire son magnifique protecteur. Le tableau, comme le car-
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-416-
dinal Tavait désiré, fut exécuté en mosaïque : il ome sous cette
forme un des autels du transept nord de Saint-Pierre, et le musée
des Papes a gardé précieusement le modèle dont nous avons l'es-
quisse sous les yeux. Nicolas Poussin avait préparé cette toile avec
une telle surabondance de vermillon que le fond aujourd'hui repa-
raît sur l'ensemble et qu'à certaines heures et sous un certain jour,
on dirait que le sang du martyr coule de nouveau de ses plaies
béantes et rejaillit sur ses bourreaux. L'esquisse d'un tableau de
cette importance possède une valeur considérable et elle est on ne
peut plus heureusement placée dans la famille de celui qui la conçut
et qui l'exécuta il y a plus de deux siècles.
Quand nous aurons signalé les curieux objets, tels que : armes,
vêtements, etc., rapportés d'Océanie parM.de Blosseville, notre
tâche sera tant bien que mal remplie pour les galeries supérieures
de l'Exposition artistique ; il nous reste à visiter les deux apparte-
ments du rez-de-chaussée transformés, comme nous l'avons déjà dit,
l'un en salle de repas, l'autre en chambre à coucher. Les meubles
de toute espèce abondent dans ces deux pièces ; les plus riches et
les plus remarquables appartiennent à M. E. Lanon, qui a fait en
sorte de restituer à chacun la place qu'il occupait réellement dans
ces intérieurs duxvi* siècle, si fastueux et si beaux d'harmonie sous
leur apparence sombre et leur vêtement lugubre. C'est une excel-
lente idée d'avoir posé les plats et tout ce qui se rapporte au service
sur la table du festin : la faïence brille ainsi de tout son éclat, et, mieux
que sur les planches d'un dressoir, étale toute la splendeur décora-
tive qui est en elle. Il y a de tout dans l'exposition de M. E. Lanon ;
mais ce qui nous a frappé d'une manière particulière , c'est un pla-
teau de table en faïence, conçu dans le plus pur style rocaille et
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montrant des amours perdus dans des fleurs et des feuillages : cette
admirable pièce, de plus de soixante-dix centimètres de longueur,
montre bien comment nos peintres rouennais savaient s'assimiler le
goût et les tendances d'une époque et combien leur habileté infinie
tirait parti des innovations que le caprice ou la mode introduisaient
dans la pratique des arts d'ornement.
Nous ne pouvons trop louer l'ordonnance exquise qui a présidé
a l'arrangement général du rez-de-chaussée où l'air, la lumière
et lep visiteurs circulent avec une aisance assez rare dans les expo-
sitions rapidement conçues et rapidement exécutées. Nous avons eu
donc tout loisir pour examiner attentivement les faïences étalées ou
préparées pour le festin : une des pièces qui ressortent le plus de
l'ordinaire est un surtout de table, décoré* en bleu, dont le dessin
possède tous les caractères rouennais de la belle période comprise
entre 1710 et 1740, mais dont l'apparence néanmoins déroute tout
d'abord la pensée et laisse l'esprit incertain. L'émail possède une
intensité de blancheur assez rare pour ne pas dire introuvable dans
les produits sortis des manufactures de Rouen à aucune époque
de leur existence. Mais il ne faut pas oublier que dans tous les
temps il y a eu des copistes et des plagiaires : les faïenciers d'au-
trefois, comme les romanciers d'aujourd'hui, ne se faisaient point
faute d'empiéter sur les domaines de leurs confrères et de leur
prendre un peu de leurs secrets. La pièce qui nous occupe est pour
nous la preuve incontestable de ces imitations faites par une fabri-
que des produits et du genre d'un autre centre industriel. L'émail
est évidemment l'émail pur, gras et d'une blancheur légèrement
rosée dont les artistes de Moustiers se sont servi dans tous les temps:
la terre et la couverte ne se transmettent pas à trois cents lieues de
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à'stance et c'est toujours le fond non décoré qu'il faut consulter
attentivement quand on se trouve en présence d'exceptions de la
nature de celle qui nous est offerte ; notre pensée s'est donc arrê-
tée dans l'intime conviction que les trois pièces de surtout qui
ornent le milieu de la table, servie par M. E. Lanon, sont des
imitations de Rouen faites à Moustiers, et à ce titre, elles seraient
déjà d'un intérêt véritable quand bien même elles n'auraient pas la
valeur artistique dont elles sont intrinsèquement douées.
Nous n'en avons pas encore fini de nos richesses céramiques
normandes : voici, toujours à la même table, un broc à riche décora-
tion bleue. Le Printemps, l'Été, l'Automne et l'Hiver sont figurés
sur la panse en personnages allégoriques d'un jet assez rapide
et d'un faire passablement élégant. Quoi qu'il en soit, quand nous
voudrons nous attacher d'une manière toute spéciale à la re-
cherche de la figure j ce n'est point vers la faïence de Rouen que
nous dirigerons nos démarches. Ce que nous ne pouvons trop
exalter au point de vue de la richesse et de la puissance décora-
tive, ce sont deux grandissimes plats, timbrés au centre des
armes de Lorraine, plusieurs magnifiques aiguières en forme de
casque renversé, deux vases à fleurs à rinceaux bleus piquetés
de rouge, ce qui est l'indice d'un travail fort ancien. Il ne faut
pas omettre non plus une soupière copiée sur les modèles d'orfè-
vrerie des commencements du règne de Louis XV ; avec certains
caractères propres à la faïence rouennaise, cette soupière pré-
sente quelques différences que nous allons indiquer sommairement.
En effet, les rouges sont moins franchement intenses que dans
les faïences typiques dites au cornet y fabriquées à Rouen à l'é-
poque correspondante; les bleus se dégradent et finissent en
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— 422 —
couleurs de lavis, les verts se teintent d'apparences vaguement
jaunâtres qui ne rentrent pas dans la tonaUté énergique de ces
chefs-d'œuvre où la régidite de la nuance le dispute à la régula-
rité mathématique du dessin. Si nos pressentiments ne nous égarent
pas et ne noua, portent point à chercher très loin une vérité qui
peut-être se trouve tout près de nous, nous incUnons vers cette
opinion que la soupière exposée par M. E. Lanon comme appar-
tenant à l'industrie rouennaise, ne doit pas être attribuée à cette
fabrication. Mais nous n'affirmons rien sur un point qui nous pa-
raît fort délicat et ce que nous osons faire, avec toute la prudence
que nous suggère le sentiment de notre manque d'autorité, c'est
de prononcer, relativement à la question de l'origine de cette
pièce, le nom de faïence de Lille. En effet, vers le milieu du
dernier siècle, un certain nombre d'ouvriers peintres de nos ma-
nufactures allèrent porter dans la capitale des Flandres les
procédés et les secrets de l'école de Rouen, et il ne nous paraît
pas impossible que la pièce qui nous occupe ne soit l'œuvre de
quelqu'un d'entre eux.
L'Italie est représentée à l'Exposition Elbeuvienne par deux
grand vases de pharmacie appartenant à M. Louis Flavigny : ces
vases d'une forme élégante sortent des ateliers de Faënza ; nous
avons remarqué aussi deux assiettes de Castelli, et trois petites
pièces (porte-bouquet, plateau et assiette) en faïence de Castel-
Durante dans une des vitrines de M. E. Lanon.
L'ameublement de la chambre à coucher nous a montré un
fort beau lit provenant du château de La Londe, un bureau de
l'époque Louis XIII, incrusté de marqueteries diverses, enfin
quatre chaises de la même période, portant les armes de divers
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— 423 —
princes de Téglise et venant de l'évêché de Bayeux. Tous ces
précieux objets sont la propriété de M. E. Lanon.
Nous avons rencontré, un peu partout, où la place a permis de
les loger, quelques bonnes toiles. Nous citerons V Amour blesséy
attribué au Titien, exposé par M. A. Guérot; deux grisailles de
Lemoine, Hercule chez Omphale et Andromède sur le rocher ; un
Paysage de J.-G. Vanloo; la Musique et la Peinture , allégories de
Van Kessel, (Anvers 1642.)
Nous avons la conscience d'avoir oublié beaucoup de bonnes
choses qu'il nous a été agréable de voir et qu'il nous eût été au
moins aussi agréable d'indiquer ici, mais le catalogue nous a fait
défaut dans cette exploration rapide, et nous nous empressons de
nous mettre à l'abri derrière ce rampart salutaire pour nous faire
pardonner de regrettables omissions.
L'Exposition Artistique, dont nous avons fait en sorte de don-
ner l'analyse trop incomplète, a été organisée, sous la présidence
de M. Ch. Lizé, par MM. Lucien Béer, E. Chennevière, Gus-
tave Victor-Grandin, E. Lanon, P. Sevaistre et Tabouelle.
Nous signalons les noms de ces Messieurs à la reconnaissance
publique.
Gustave GOUELLAIN.
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VARIÉTÉS.
UNE
EXCURSION DANS L'AUSTRALIE
L'intrépidité humaine, aux prises avec les difficultés matérielles, est un
spectacle attachant et toujours plein d*émotions des plus vives; aussi les
excursions des explorateurs ont-elles toujours un attrait tout particulier.
Ce que cherche cet explorateur, c'est Tinconnu, et l'inconnu est si attrayant
pour l'imagination I Quanta ce que le voyageur rencontre toujours, c'est la
fatigue, les privations, les dangers de toute sorte, et une telle somme de
misères, que souvent il succombe sous leur poids.
Une des contrées qui sollicitent le plus ces hardis pionniers est la terre
de l'Australie, connue tout d'abord sous le nom de Nouvelle-Hollande, et
comportant une telle étendue de terre qu'elle est considérée comme un
nouveau continent. Dès le commencement du xvii* siècle (1606), cette
nouvelle partie du monde était reconnue d'une façon bien certaine. Leur
navire hollandais Le Duythen parcourut les côt^s septentrionales de l'Aus-
tralie, sur une étendue de trois cents lieues. L'impression résultant de cette
reconnaissance fut loin d'être favorable. Voici textuellement comment
elle se résumait :
a Cette vaste contrée fut trouvée en majeure partie déserte, cependant,
en certains endroits, on rencontre des sauvages noirs, cruels et farouches,
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— 425 -^
qui massacrèrent quelques hommes de l'équipage ; ainsi on na put
apprendre d'eux rien qui concernât le pays, on ne put même s'y procurer
de l'eau et des vivres, et la disette du navire fut cause qu'on ne put pas
pousser fort loin cette reconnaissance. »
Cette impression fâcheuse, résultant de la première reconnaissance im-
portante de la terre d'Australie, est commune à toutes celles qui ont suivi.
La dernière qui vient de s'accomplir en 1861, et dont nous venons tracer
ici quelques épisodes, n'est pas de nature à modifier cette manière de voir.
Sur quatre explorateurs, trois sont morts à la peine, et parmi ces trois
hommes se trouvent les deux chefs de l'expédition, M. Robert O'hara
Burke, ex-capitaine de cavalerie, directeur de l'expédition, et son ami le
docteur William John Wills, jeune homme de vingt-sept ans, connu déjà
dans le monde de la science, surtout pour ses connaissances astrono-
miques.
Grâce aux navigateurs parmi lesquels la France compte un certain
nombre de capitaines, et en dernier lieu (1827) M. Dumont d'Urville, le
périmètre entier de l'Australie est aujourd'hui bien tracé, bien connu. Elle
a pour limites en latitude les 11'' et 39' degrés do latitude méridionale,
c'est-à-dire que la différence de température entre le nord et le sud de
l'Australie est la même qu'entre l'Espagne et le Sénégal, entre le sud de
l'Europe et le milieu de l'Afrique. On conçoit dès lors que les colonies an-
glaises, les seules colonies Européennes existant sur cette terre, se soient
portées dans la partie la plus rapprochée du Pôle austral, et offrant le plus
d'analogie avec le climat do l'Europe. Sydney, fondée comme colonie pé-
nitentiaire à la fin du siècle dernier (1788), Melbourne et Adélaïde, de créa-
tion plus récente, sont toutes trois situées dans la partie sud-est du nouveau
continent. Toute tentative pour remonter vers le nord rencontre comme .
principal obstacle la chaleur tropicale et sa compagne presque toujours
inséparable, la sécheresse; toutefois la nature du sol n'offre point grande
difficulté jusqu'à la base d'une chaîne de montagnes, ayant une direction
parallèle à celle de la côte et qu'on désigne sous le nom de montagnes
Bleues. Chaque fois que les premiers explorateurs voulurent se frayer un
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— 426 —
chemin vers les cimes de ces montagnes, en longeant des ravins plus ou
moins praticables, ils ae trouvèrent toujours, au bout d'un certain temps,
arrêtés par d'immenses murailles naturelles, terminées à pic et infranchis-
sables. L'opinion que les montagnes Bleues étaient inaccessibles s'accrédita.
peu à peu parmi les colons et cela avec d'autant plus de facilité que les
indigènes eux-mêmes ne purent indiquer aucun passage par lequel on pût
pénétrer dans les contrées intérieures. Cette difficulté de pénétrer dans
l'intérieur du continent ne devait point résister à la ténacité opiniâtre de
la race anglo-saxonne dont ce pays est devenu le domaine. £n 1813, les
montagnes Bleues étaient franchies, une route était tracée et la voie ou-
verte pour les explorateurs. Mais l'un, M. Ovley, était arrêté par des ma-
récages (1818); l'autre, M. Sturt (1827), faisant son excursion, après une
sécheresse qui durait depuis trois ans, trouvait, il est vrai, les marécages
desséchés, mais au milieu d'immenses steppes, le manque d'eau pot&ble,
l'aridité du sol et le défaut de provisions le forçaient de revenir. Le major
Mitchell (1832) resta quatre mois absent; la perte dune partie de son
matériel, de ses provisions, de deux de ses hommes tués traîtreusement
par les naturels, l'empêcha de pousser sa reconnaissance aussi loin qu^il
l'eut désiré. Un autre explorateur, M. Leichard, a disparu d'une façon
mystérieuse. Aussi, fallait-il un caractère énergique et fortement trempé
pour oser, après tant de tentatives malheureuses, entreprendre un voyage
d'exploration à travers le centre de l'Australie.
Ce cœur robuste et doublé d'airain, pour nous servir de l'expression du
vieil Horace, s'est rencontré en la personne de M. Burke, auquel vint se
joindre, comme assesseur scientiâque, M. William John Wills. Une sous-
cription ouverte réunit immédiatement une somme d'environ 80,000 fr.,
destinés aux dépenses de l'exploration. La commission qui s'institua ût
venir d'Arabie des chameaux de choix, et on composa le corps d'expédition
de douze hommes placés sous les ordres de M. Burke. 25 chameaux, plus
un certain nombre de chevaux portaient les hommes, les provisions et les
instruments nécessaires aux observations scientifiques. Le projet de
M. Burk« était de traverser en ligne droite toute l'Australie, en allant du
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— 427 —
sud au nord. L'expédition devait gagner tout d'abord un endroit connu sous
le nom de Crique Cooper, et situé à peu près au tiers de la distance à par-
courir pour gagner la rive nord du continent Australien. A cet endroit on
devait former un dépôt destiné à devenir la base des opérations de
découvertes.
Ce fut le 20 août 1860, époque qui, pour ces antipodes, est le milieu de
l'hiver, que Texpédition, minutieusement équipée et organisée, partit de
Melbourne. A son départ elle fut chaleureusement acclamée par la foule
qui était accourue dans le parc rojal de Melbourne pour la saluer au dé-
part. Chacun leur adressait les vœux les plus sincères; ils étaient animés
des plus vives espérances, ce fut une ovation, un triomphe, ils devaient,
hélas, le payer de leur vie.
Dès les premiers jours qui suivirent le départ il survint un contre-temps
des plus fâcheux. Les chameaux avaient été confiés aux soins d'un M. Lan-
dels, qui avait présidé à leur importation d'Arabie ; une difficulté s'éleva
entre M. Burke et M. Landels, et à la suite de cette difficulté M. Landels
abandonna l'expédition, emmenant la majeure partie dé ses chameaux et
presque tout le personnel de l'expédition. MM. Burke et Wills poursui-
virent leur voyage vers le nord, accompagnés seulement de deux hommes,
les nommés King et Gray, et n'ayant plus que six chameaux, un cheval et
trois mois de provisions.
Toutefois, la conduite de M. Landels, en cette circonstance, dictée par
an sentiment de déplorable vivacité, ne fut pas longtemps du goût de tout
le personnel qu'il avait détaché de MM. Burke et Wills. Quatre de ces
derniers, sous la direction d'un nommé Braye, rebroussèrent chemin et se
rendirent à la Crique Cooper, qui avait été désignée comme devant être
le quartier-général. MM. Burke et Wills, en compagnie de Gray et de
King, en étaient déjà partis, mais il y avaient laissé des papiers indiquant
qu'ils partaient pour le nord avec des provisions pour trois mois, parce
qu'après ce délai ils comptaient bien être de retour à la Crique Cooper.
Braye et ses compagnons, sur la foi de ce document, s'installèrent au
quartier-général et attendirent. Les trois mois indiqués par MM Burke et
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— 428 —
Wills s'écoulèrent, personne ne revint. Braje attendit encore cinq se-
maines, rien encore ; ses provisions s*épuisaient, il fallait opérer le retour,
ce qui présentait de graves difficultés; l'intérêt de son existence et de celle
de ses compagnons exigeait qu'il n'attendit pas plus longtemps. Il
partit!
Par une inconcevable fatalité, sept heures à peine s'étaient écoulées de-
puis le départ de Braye et de ses compagnons, que MM. Burke, TVills,
ainsi que King et Gray, arrivaient à la Crique Cooper; ils étaient épuisés^
manquaient de tout, mais ils vivaient et revenaient après avoir complète-
ment accompli leur rude tâche. Ils avaient traversé toute l'Australie et
touché la rive nord, baignée par la mer des Tropiques. Arrivés, en effet,
le 9 février 1861, près de la rivière de Flinders, MM. Burke et Wills
avaient laissé King et Graj à la garde des chameaux et étaient descendus
à pied à travers des marécages et une forêt d'arbreà à gomme jusque sur
les bords du golfe de Carpentarie, où ils arrivèrent le 11 février. Deux
mois après, au commencement d'avril, ils étaient de retour à la Crique
Cooper, d'où ils étaient partis le 11 novembre 1860. Ils étaient épuisés par
les fatigues et les privations, mais ils se considéraient comme au terme de
leur course, ils espéraient des secours. Ils ne trouvèrent personne! seule-
ment des vestiges indiquaient un campement très récent. Sur un arbre ils
virent écrit le mot creuser^ ils creusèrent ; c'était Braye qui leur laissait
quelques provisions et qui donnait la date de son départ. Déception cruelle !
il y avait sept heures que Braye venait de partir.
L'émotion fut si violente que Gray, déjà épuisé par les privations de
toute sorte, succomba presque aussitôt, le 16 avril. Ses compagnons lui
rendirent les derniers devoirs.
Incapables de suivre Braye, ils songèrent à reprendre un peu de force,
puis à essayer non de reprendre la longue route de Melbourne, mais à se
diriger directement vers la côte sud ; il ne leur fallait pour cela que gra-
vir un des chaînons des Montagnes Bleues , qui porte le nom énergique de
Hopeless (du désespoir), deux fois ils essayèrent de franchir cet obstacle,
deux fois la tentative n'eut d'autre résultat que d'épuiser davantage leurs
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— 429 —
forces et de diminuer de plus en plus leurs provisions. Ils firent rencontre
des naturels qui leur offrirent quelques secours, ils les quittèrent pour
reprendre leur route vers le sud, puis, incapables de continuer, ils revin-
rent vers le camp des Naturels comme vers leur dernier espoir le
camp avait disparu ! Ils se débattent encore quelques jours puis succom-
bent. M. Wilks meurt le premier, M. Burke quelques jours après, dans
le courant de juin 1861. King seul survivant fait un dernier effort, cet
effort est couronné de succès : il rencontre des indigènes; sa détresse est
si grande que ces sauvages, d'ordinaire si mal disposés pour les visages
pâles des Européens, se laissent attendrir. King soigne leurs malades et
dès-lors ils le regardent comme un des leurs et lui prodiguent le poisson
et leNardoo, il fait partie de la tribu.
Pendant que ces malheureux événements s'accomplissaient, la commis-
sion instituée à Melbourne ne restait pas inactive, deux mois s'étaient à
peine écoulés depuis le départ de MM. Burke et Wills, qu'elle adressait au
dépôt de la crique Cooper des renseignements concernant des découvertes
importantes que venait de faire l'explorateur Sturt. — Ceux chargés de
cette mission ne purent l'accomplir. Ayant souffert pendant sept semaines
de cruelles atteintes de la faim et de la soif, ils furent tous heureux après
ce laps de temps d'apprendre le campement dans leur voisinage de
M. Wright et ils se joignirent à lui.
Ce M. Wright s'était mis en route avec un convoi de huit personnes
pour porter secours à l'expédition. Au bout de quelques semaines, deux de
ses compagnons avaient déjà succombé, le désespoir s'emparait des autres
et il songeait à revenir sur ses pas lorsqu'il fit la rencontre de Braye et
de ses compagnons qui revenaient de la crique Cooper où ils avaient
attendu l'expédition Burke, six semaines après l'époque fixées par M. Burke,
comme devant être celle de son retour au dépôt général. Quelques jours
après cette rencontre, un des compagnons de Braye et le docteur Becker
qui accompagnait M. Wrètes, succombèrent à leur tour. En présence de
tous ces décès résultant de la fatigue et survenant coup sur coup, beaucoup
se seraient découragés, il n'en fut rien. M. Wright, accompagné de Braye,
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— 430 —
se rendit à la crique Cooper. MM. Barke et Wilis en étaient partis à
reffet d'essayer de franchir les monts Hopeless et ils n'avaient laissé à la
crique Cooper aucun document indiquant soit leur retour à la crique,
soit la direction qu'ils venaient de prendre. MM. Braye et Wright durent
donc retourner à Melbourne sans pouvoir offrir à Burke et à ses compa-
gnons les secours qu'ils lui apportaient avec tant de dévouement.
A leur retour, l'anxiété publique fut à son comble sur le sort des mal-
heureux explorateurs. En juillet 1861 la commission d'exploration orga-
nisa une nouvelle expédition et la direction en fut confiée à M. Alfred
William Howitt (fils de l'auteur populaire), résidant à Victoria depuis dix
ans et déjà bien connu dans la colonie comme un explorateur expérimenté.
11 gagna la crique Cooper où il trouva le livre journal du voyage de Burke
et Wills contenant de minitieux détails sur leur expédition au golfe de
Carpentarie, ainsi que des indications sur l'affreux état de détresse dans
lequel ils se trouvaient. Sur ces indications, M. Howitt explora les environs
de lacrique Cooper et fut assez heureux, pour rencontrer ,1e 15 septemble 1861 ,
le malheureux King installé au milieu d'une tribu de sauvages, King, le
seul survivant des quatre explorateurs qui ont touché les rives du golfe
de -Carpentarie — King raconta la mort de ses compagnons ainsi que sa
pi»opre histoire. Ce récit, que nous mettrons sous les yeux de nos lec-
teurs, et qui a été publié dans quelques papiers anglais, contient les plus
isùrieUl détails.
TROUSSEL-DUMANOIR.
{La suite à une prochaine livraison.)
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BISTOIAE.
UNE
mm, m
LE VAUDREUILp VICOMTE DE POHT-DE-UARCHE
BAILLIAGE DE ROUEN-
Il 7 a plu3 d'un siècle, on exprimait déjà le vœu qu'une histoire générale
de la Normandie fût mise au jour, et les Bénédictins de Saint-Maur
essayaient, mais sans succès, de réaliser cette entreprise. Depuis cette
époque on a vu paraître des Mémoires et des Etudes longues et laborieuses
sur des événements oubliés, études savantes,il est vrai, mais sans connexité
et sans lien. Et, il faut le reconnaître, le temps n'est pas encore venu de
composer une histoire générale de la province. Il est nécessaire auparavant
que les bibliothèques, les archives et les chartriers aient été compulsés et
examinés et qu'on ait publié le fruit de ces recherches, sur l'ensemble
des faits historiques, les fiefs, les droits et les divisions ecclésiastiques et
judicaires. Ce sont ces dernières qui font l'objet du travail que nous
donnons ici.
La révolution de 1789 a détruit pour jamais l'ancienne organisation ju-
diciaire de la Normandie. Le Parlement, les bailliages, les prévôtés et ces
innombrables juridictions des seigneurs, des évéques, des chapitres, des
abbés, après avoir subi les modifications successives du régime féodal pour
lequel ils étaient nés, ont dû nécessairement disparaître avec lui.
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— 432 —
Mais un siècle ne s'est pas écoulé et déjà les souvenirs de ce passé
sont enveloppés dans Toubli. Les noms de Justice-Haute, Moyenne et
Basse, que Ton rencontre fréquemment, rappellent à Tesprit du lecteur
une idée bien vague, et il est utile de la préciser par un examen rapide.
En faisant rouler cet examen sur la Haute-Justice du Vaudreuil, prise
pour exemple, nous observerons que la plupart des faits mentionnés
peuvent s'appliquer à toutes les Hautes-Justice de Normandie.
La juridiction du Vaudreuil, à la fin du siècle dernier, comprenait
encore dix-sept paroisses : Notre-Dame et Saint-Cir-du- Vaudreuil, Lérj,
les Damps, Poses, Tournedos, Portejoie, Saint-Pierre et Saint-Etienne-du-
Vauvray, Incarville, Aillj, Vicivillers, Fontaine-Bellenger, Heudebouville,
Saint-Jean, Notre-Dame et Saint-Germain -de-Louviers(l).
l\ est vraisemblable, comme Ta fait observer le premier président An-
toine Portail, que le bailliage du Vaudreuil fut établi peu après la conquête
normande, quand une organisation nouvelle se développait dans notre
duché. En 1180, ce bailliage est mentionné dans les grands rôles de
TEchiquier.
Les fonctions du bailli du Vaudreuil, comme celles des baillis à cette
époque, étaient importantes et réunissaient certaines branches de Tadmi-
nistration, de la justice et du pouvoir militaire, mais sans limites précises.
Quelques exemples peuvent néanmoins déterminer dans notre chàtellenie
rétendue de ces droits et de ces obligations.
En 1227, l'archevêque de Rouen, Gautier, fit enlever dans la foret de
Louviers du merrein destiné aux constructions de Rouen. Cet acte consti-
(1) La plupart des notes qui ont servi à composer cet article viennent du chartrier
du Vaudreuil. Quelques-unes ont été fournies par un document important intitulé :
« Estât de la Chàtellenie du Valdreuil en 1516, » document que M. le marquis de
Montalembert avait mis à notre disposition. Enfin, des renseignements nous ont été
donnés par MM- Raymond Bordeaux, avocat à Evreux; Tabbé Caresme, de Pont-
Audemer, et Gédéou Marc, ancien notaire <à Rouen.
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— 433 —
tuait une yiolation des droits féodaux, et le bailli du Yaudreuil s'empressa
de la réprimer en faisant saisir le merrein au nom du roi.
Ce fut à son Conseil que Louis VIII appela l'affaire.
Le second fait que nous ayons à citer donne lieu de croire que le bailli
était aussi le gouverneur du château et de la place. On ne doit pas s'en
étonner, puisqu'un bailli royal était noble et d'épée, et qu'en général ces
officiers, chargés de rendre la justice, commandaient les armées, perce-
vaient les impôts et veillaient à l'administration. En 1256, en effet, le gou-
verneur du Vaudreuil avait fait arrêter, dans le ressort du bailliage, deux
hommes qui parvinrent à s'échapper. On les poursuivit jusqu'à Louviers,
ou ils s'étaient réfugiés, et on les ramena au Yaudreuil. Cet empiétement
sur les droits de l'archevêque, comte de Louviers, fut la cause d'une récla-
mation adressée au roi. Dans les lettres écrites à cet égard par saint Louis
au bailli de Rouen, le bailli du Yaudreuil n'est pas désigné, et il résulte
implicitement de ces lettres que le gouverneur en remplissait les
fonctions.
Quant à la perception des impôts, la solution de la question ne peut être
douteuse: le bailli du Yaudreuil n'en était pas chargé. C'est un fait attesté,
dans les rôles de l'Echiquier, sous Henri II et Richard P', par les comptes
du chancelier Raoul, de Guillaume de Mandeville, de Geoffroy le Chan-
geur, etc.
Les fonctions administratives, au contraire, étaient réunies avec les
fonctions judiciaires dans la personne du gouverneur.
Sous le règne de saint Louis nous voyons Gautier, gouverneur du Yau-
dreuil, exercer les fonctions administratives, puisqu'il est chargé de distri-
buer des terres moyennant des rentes perpétuelles. Les mêmes faits se pré-
sentent sous le successeur de Gautier, Baudouin de Longuevai , choisi
pour arbitre avec le bailli de Rouen (1).
(1) Il fut, avec Julien de P^ronne, bailli de Rouen, choisi pour arbitre entre Guil-
laume Crespin et Anselme de Bràya.
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— 434 —
Ces premiers points établis, il n'est pas inutile de dire que les ducs de
Normandie et les rois de France prononcèrent plusieurs sentences au Vau-
dreuil sans avoir égard à la procédure ordinaire. Ainsi, en 1131, le roi
Henri d'Angleterre y rendit un jugement entre Audouin, évêque d'Evreux,
et les religieux de Jumièges et de Saint-Lomer, relativement aux dîmes du
Vieux- Verneuil. Et, au commencement de son règne, Jean le Bon fit exé-
cuter plusieurs seigneurs normands qui avaient tenu, au Vaudreuil, des
assemblées séditieuses. Mais c'étaient là des exceptions, et la règle voulait
que le bailli rendit la haute justice dans toute la châtellenie, tandis que la
justice moyenne et basse appartenait aux grands fiefs, tels que Maigrement
et la Motte. Toutefois, si la baronnie de Heudebouville relevait, comme
tenue noble, ses propriétaires, les religieux de Fécamp y exerçaient une
justice haute, moyenne et basse. Cette observation s'applique également au
fief du chancelier, situé à Saint-Cir et appartenant au chancelier prében-
dier de Notre-Dame de Rouen.
En dehors de ces fiefs la collégiale de Notre-Dame au Vaudreuil, donnée
en 1023 par Richard à l'abbaye de Fécamp, avait sa justice particulière.
Le bailli recevait l'appel des sentences des Prévôts, car dans le bail-
liage, qui comprenait un ensemble de paroisses, existaient les prévôtés de
Vaudreuil, Vauvray, Tournedos, Portejoie, avec leurs appartenances et dé-
pendances consistant en reliefs, treizièmes, etc. Ces prévôts rendaient la
basse justice au nom du roi, tantôt au prétoire, tantôt à la cohue. Il faat
savoir, en outre, que le prévôt dont le rôle se bornait à veiller au maintien
des droits du roi, à la perception de ses rentes et au rappel aux vassaux de
leurs obligations, était un officier chargé aussi de pourvoir aux dépenses
à l'aide des recettes et de verser le surplus au trésor royal. On l^
voit donc, le prévôt n'exerçait pas seulement des fonctions judiciaires,
mais aussi des fonctions administratives et même militaires. Cette oi^ani-
sation remonte à Philippe-Auguste, à partir duquel la prévôté est une sub-
division du bailliage.
.: hen prévôtés de Vaudreuil, Vauvray et Portejoie n'étaient pas fieffées et
les fonctions de prévôt n'étaient pas exercées par le possesseur d*nn héri-
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— 435 —
tagc» mais le roi donnait les prévôtés à ferme à une personne qu'il dési-
gnait. Au XV* siècle, où l'administration de la prévôté avait perdu une par-
tie de son importance, les redevances payées au roi par les fermiers
étaient pour le Vaudreuil, 20 livres; Vauvray, 6 livres; Portejoie, 40 sous.
La prévôté de Tournedos, seule, était fieffée moyennant une rente de
4 livres.
Pendant que les prévôts administraient et jugeaient ainsi au nom du roi
dans son domaine, les propriétaires des fiefs de Maigrement et de la Motte
avaient leurs sénéchaux remplissant les mêmes offices dans ces fiefs avec
droit de basse justice.
Au-dessous des prévôts, les vavasseurs rendaient la basse justice dans la
circonscription de leur vavassorie ; le vavasseur était le propriétaire de
Tainesse de la vavassorie. On ne trouve dans la châtellenie que la vavas-
sorie de Vauvray (1).
A côté du prévôt représentant le roi était le maire, élu par les bour-
geois. Il existait un maire au Vaudreuil en 1200, Robertus, major de Valle-
Rodolii^ et un maire à Vauvray en 1229, Ricardus, major de Vauvrayo. La
fonction principale du maire était de sceller de son sceau les contrats ou
ventes d'héritages, tous reconnus devant lui. Il prétait serment de fidélité
à Dieu, à Téglise et au roi, et promettait de garder les privilèges de la
commune et de rendre bonne justice. Les maires étaient rares en Norman-
die, et l'existence d'un maire au Vaudreuil et à Vauvray est l'indice de
libres coutumes et de privilèges qui donnaient quelque valeur à ce titre
de bourgeois du Vaudreuil, revendiqué autrefois par plusieurs anciennes
familles (2).
Après le maire et les prévôts, il convient de parler d'un officier spécial,
appelé prayer ou maréchal.
De grandes prairies comme celles du Vaudreuil et des environs néces-
sitaient une surveillance d'autant plus active, que les ducs de Normandie y
(1) En 1774, elle appartenait à Dagommer, tabellion à Lounen.
(2) Ce maire fut remplace plus tard par un syndic.
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— 436 —
avaient établi certaines coutumes et concédé diverses portions non clota-
rées, sans se dessaisir de la propriété. Divers usagers possédaient dans
ces prairies du Vaudreuii, du Homme, de Lévy et de Louviers, le droit de
sostres qui consistait, d'après le grand cartulaire de Jumiéges, dans Ten-
lèvement du foin que la fourche avait laissé sur le sol. Ces prairies for-
maient un fief nommé fief du maréchal ou du prajer. L'officier chargé de
veiller sur les près, de présider aux récoltes et de distribuer à chacun ce
qui lui était dû, jouissait de divers droits pour prix de ses services.
En 1241, Guillaume le prayer vendit dix sous de rente qu'il pouvait perce-
voir, en raison de sa sergenterie ou de toute autre, sur tous les animau x,
quels que fussent les propriétaires admis à dépouiller les secondes herbes
dans les prés du Vaudreuil.
Tels étaient les principaux offices de justice et d'administration; car ces
deux branches, sans parler du service militaire, sont presque toi;gours liées
au Moyen-Age dans notre châtellenie.
Vers la fin de la guerre de Cent-Ans, la juridiction du Vaudreuil, telle
que nous Pavons décrite, tend à disparaître, et la dépopulation aussi bien
que la destruction de la ville viennent hâter cette décadence. C*est an
Pontrde-l'Arche qu'il faudra se reporter le plus souvent pour les procès
entre particuliers, tandis que les procès entre des communes et des com-
munautés d'habitants seront iugées par l'Echiquier. Au reste, quant à cette
dernière catégorie, il n'y a rien de nouveau; car dès 1390, dans les re-
gistres de l'Echiquier, on rencontre des actions intentées par les habitants
de Criquebeuf-sur-Seine, Martot, le Becquet et Saint-Pierre-de-Liéroult,
contre ceux du Pont-de-l'Arche, les Damps, Léry, le Vaudreuil, Igovillc,
Portejoie, Tournedos, Poses, Limaie, Preneuse, Montaure, Surtauville,
Craville et la Haie-Malherbe. Ces actions roulent tantôt sur le droit
d'usage, tantôt sur le guet réclamé par les capitaines des châteaux.
Avant de quitter cette époque, il nous reste à parler de l'exécution des
arrêts et sentences.
Les arrêts en matière criminelle étaient exécutés par le bourrel aux}ws<s
de la haute justice du Vaudreuil.
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— 437 —
Cet office rentrait dans le système des inféodations du Moyen-Age ; et,
de même qae certaines terres étaient données au prévôt et au sergent à
titre de fief, mais à charge de remplir leurs fonctions, de même quelques
héritages étaient affectés à la subsistance des bourrels, qui pouvaient se
succéder de père en fils moyennant la jouissance de ces héritages.
En 1516, on lit dans Testimation du Yaudreuil, — domaine fieffé :
« Rentes deubz au roi à cause de la bourellerie du Yaudreuil. »
« De Jehan Pappavoyne, à cause de certains héritages, 12 den.
j» De Jehan Foucher,
id.
16 den.
» De Jehan Pappavoyne,
id.
16 den.
n De Jehan Lascaude,
id.
16 den.
9 De Jehan Moysant,
id.
2 sols.
A De Robin Gouël,
id.
3 sols.
9 De Laurent Paris,
id.
3 sols.
9 Somme, 13 sols 10 deniers, s
Et au domaine non fieffé :
« Sur la ferme de la bourellerie du Yaudreuil, subjecte à trouver les
exemptions de la haute justice du Pont-de-l'Arche, 12 livres. »
L'office de bourreau était donc en partie inféodé et en partie donné à
ferme avec les héritages.
Yoici maintenant la relation fort curieuse d'une exécution qui eut lieu
au Yaudreuil en 1408. Il s'agit d'un porc ayant tué un enfant.
« Par devant Jehan Goulvant, tabellion juré pour le roy notre Sire, en
la vicomte du Pontrde-l' Arche, fut présent Toustain Pincheon, geôlier des
prisons du roy notre Sire, en la ville du Pont-de-l'Arche, lequel cognut
avoir «eu et receu du roy notre dit Sire, par la main de honourable homme
et saige, Jehan Monnet, vicomte du Pont-de-l'Arche, la somme de 19 soûls
6 deniers tournois qui deus luy estaient, c'est assavoir ix s. vi d. t*., pour
avoir trouvé le pain du roy aux prisonniers debtenus en cas de crime es
dites prisons... — Ttem, à un porc admené à dites prisons le xxi' jour de
juing 1408 inclut, jusqu'au xv* jour de juillet après en suivant exclut, que
icellui porc fut pendu par les garés à un des posts de la justice du Yau-
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— 438 —
dreuil : à quoj il avait esté condeinpné pour le dit cas par Monsieur Jean
Davy, sieup de Saint-Per, bailly de Rouen, et les consseulx es assises do
Pont^e-r Arche par luy tenues le xiii* jour du dit mois de juillet, pour ce
que icellui porc avait muldrj et tué un petit enfant, auquel temps il à xxiii
jours valut au dit prix de 2 deniers tournois par jour, 4 sols 2 deniers et
pour avoir trouvé et baillié la corde qu'il esconvint à lier icellui porc de
peur qu'il n'eschapast de la dicte prison ou il avait esté mis, x deniers tour-
nois. — 16 octobre 1408. »
Nous n'insisterons pas sur la nature de cette condamnation; chacun sait
que les comparutions des animaux devant les tribunaux laïques et ecclé-
siastiques étaient fréquentes au Moyen-Age.
Vers 1515 la justice du Vaudreuil avait perdu une partie de son impor-
tance, et en 1516 les gentilshommes, ajournés pour en estimer les émolu-
ments avaient marqué :
« En tant que touche la dite justice, c'est à scavoir: Sceaulx, receptes,
amendes, forfaitures, espaves et choses gaignées et anltres droictz dMcele,
70 sous. »
Mais le magistrat chargé de viser le procés-verbal de Testimation la
déclara entachée d'erreur et préjudiciable au roi.
tf Les actes de procédure, dit-il, la correction des conduites et la répres-
sion des délits, sont choses si abondantes en ce lieu de Vaudreuil, qu*il
convient d'ajouter à l'estimation de 70 sous, 30 livres tournois de revenu
pour les profits de la dite justice. »
Enfin, si Ton passe de 1156 à 1573, on assiste à la cession de la sei-
gneurie du Vaudreuil par Charles IX à Philippe de Boulainvilliers. Cette
dernière période n'est pas la plus intéressante en raison des ressemblances
qui existaient entre les hautes justices des châtellenies ; mais des docu-
ments nombreux et complets révèlent, néanmoins, l'existence d'une or-
ganisation particulière sur plusieurs points que nous allons passer en
revue.
L'acte d'échange de 1573 portait qu'il serait uni à la seigneurie de Vau-
dreuil et Léry un droit de justice haute, moyenne et basse, a ressortissant
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— 439 —
nûement et sans mojen en la cour de Parlement de Rouen, et le sieur
comte de Fouquembergue ses hoirs ou ayant causes pourront ores et pour
Je temps à venir, commettre et députer officiers tels qu'ils aviseront bon
être pour l'exercice de la dite haute justice du Vaudreuil avec tous droits
et prérogatives qu'il avait audit Noyon et non autrement; sans que par ci-
après les officiers du Pont-de-l' Arche s'y puissent aucunement immiscer
comme ils ont fait cidevant. »
Aux termes de ce contrat, il semblerait que les appels dussent être por-
tés, dans tous les cas, au Parlement de Rouen, dès que le bailli du Vau-
dreuil avait rendu sa sentence. Il en était ainsi pour les procès entre par-
ticuliers habitant la châtellenie ; mais quand le seigneur avait un intérêt
quelconque à défendre, l'appel devait être fait au Parlement de Paris. Nous
reviendrons plus loin sur ce cas spécial de compétence.
Lorsque Philippe de Boulainvilliers de Fouquembergue eut pris posses-
sion de la terre du Vaudreuil, il y établit ses officiers de justice : bailli,
lieutenant général, lieutenant particulier (le plus souvent il n'y avait qu'un
seul lieutenant), conseiller assesseur, avocat fiscal, procureur fiscal, gref-
fier, sergents. Leurs émoluments furent fixés : pour le bailli, 100 livres; le
lieutenant et le conseiller assesseur, 50 livres; l'avocat fiscal, 15 livres; le
procureur fiscal, 50 livres. Le greffier ne recevait rien du seigneur, non
plus que les sergents, car les sergenteries étaient fieffées, sauf la sergen-
terie noble héréditaire de Léry, que le seigneur du Vaudreuil faisait exer-
cer par un commis aux appointements de 30 livres. Ces sommes si légères
étaient bien inférieures aux véritables bénéfices de ces officiers, puisque la
charge de bailli fut vendue, en 1627, 10,500 livres (1).
Paul GOUJON, Avocat.
{La suite à une prochaine livraison»)
(1) Les baillis seigneuriaux furent Jacques de Fleury, ëcuyer; Jehan Dieux, avo-
cat à la cour, 1610; François Mallet, sieur de Mailly, avocat à la cour, conseiller,
maitre des requêtes de Monsieur, frère du roi, 1659-1682; PouUard, Du Croq de
Biville, etc.
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RECHERCHES HISTORIQUES
SUR
LES SIRES ET LE CHATEAU
DE BLAINVILLE.
Blainville, actuellement bourg ou commune du canton de Buchj , arron-
dissement de Rouen, eut jadis des seigneurs et un château, qui jouèrent un
assez grand rôle dans Thistoire de la Normandie.
Sans pouvoir préciser Tépoque à laquelle les Sires de Blainville j firent
leur première apparition, il est certain qu'on rencontre ce nom sur la liste
des guerriers qui accompagnèrent le duc de Normandie, Guillaume-le-
Bâtard, lors de la conquête de TAngleterre. Un Sire de Blainville com-
battit près de lui, à la mémorable journée d'Hastings (14 octobre 1066),
dont le succès assura tout le pays au vainqueur.
Un autre guerrier, du même nom, suivit un autre duc de Normandie,
Robert Courte-Heuse ou Courte-Cuisse^ à la première croisade (1095)
pour concourir avec Godefroy de Bouillon à la délivrance de la Terre-
Sainte (1).
Cependant nous croyons qu'il ne s'agit pas là du Blainville qui nous
occupe, mais de Bléville, près du Havre, que les titres du XIV* siècle appe-
laient aussi quelquefois Blainville. (2) Ces deux guerriers du XI* siècle
eussent été des ancêtres de ce Geoffroy de Blienvill^ ou Blenvill, ou Blevilj
que nous trouvons rendant ses comptes, comme bailli du pays de Caux,
dans les Rôles de l'Echiquier de Normandie, pour l'année 1180 (3).
(1) Dumesnil, Chroniques Neustrienfies, p. 349 et 354.
(2) Toussaint-Duplessis, Description de la Haute^Normandie, t. I, p. 348.
(3) Thomas Stapleton, Magni rotuli scaccarii Normanniœ sub regibus AngHœ,
Lcadrea, 1840, t. I, membrane 6.
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— 441 —
Stapleton, qui les avait d'abord confondus, rectifie son erreur, en disant
qu'il ne s'agit pas de BlainviUe-sur-Ry, près de Mauquenchy, en Roumois,
comme il l'avait laissé entendre dans ses précédentes Observations; mais
bien de Bleville ou de Langueil^ auxquels il renvoie. En face de Longueil,
eu effet, sur la rive gauche de la Saâne, près Dieppe, il y avait une cha-
pelle du nom de Nicolas-de-Blainville ou de Grî«erw^,^qui n'avait rien de
commun encore avec notre Blainville (1).
La première trace de Texistence certaine et authentique de Blainville-
sur-Ry^ appelé en latin Blenvilla, nous est donnée par un rôle des comptes
de l'Echiquier, à la date de 1172, sous Louis VII. Comme c'est, pour ainsi
dire, l'acte de baptême historique de Blainville, nous allons le citer, d'après
Stapleton : « In the roU of 1172 is the entry, Gaufridm de Malchenct
» domum suam de Blenvilla et LX ocras terrœ, et de hoc servit régi ut miles,
» after the return of the knight- service. In Balliva Galfridi de Blenville de
» caleto. » (2). C'est-à-dire : « Dans le rôle de 1172, on trouve consigné :
» Geoffroy de Mauquenchy tient sa maison de Blainville et soixante acres de
» terre, et pour cela il doit le service militaire au Roi, d'après les états de service
» de chevalier dans le Bailliage de Geoffroy de Blainville au pays de Caux, »
Il est difficile de dire à quelle époque furent construits l'église et le
château primitifs de Blainville, ces deux monuments caractéristiques de la
société féodale du Moyen-Age. Ce qu'il y a de probable, c'est qu'ils furent
à peu près contemporains, l'un n'allant jamais sans l'autre. Toutefois, la
priorité dut appartenir au château, dont les libéralités contribuaient à
fonder l'église ou à l'embellir, et, d'après le document ci-dessus et sa posi-
tion à mi-côte, il est vraisemblable que celui de Blainville aura été élevé
au commencement du XIP siècle.
L'église paroissiale, sous le vocable de Saint-Germain , n'offre de date
certaine qu'à partir du commencement du XIV* siècle, époque où elle est
agrandie. Au XV siècle, elle avait quatre chapelles, dont les noms étaient :
Saint-Jean-Baptiste, Sainte- Catherine, Saint-Jacques et Saint-Etienne (3).
Outre la cure de Saint-Germain, ce bourg possédait encore une Collé-
giale, du nom de Saint-Michel, et une petite chapelle, du nom de Notre-
Dame-de-la-Délivrande , au hameau de Maillommais, sur lesquelles nous
reviendrons plus tard, à l'époque de leur fondation.
(1) Id. Ibid., t. II, p. cxxx.
(2) Id. Ibid., t. I, p. civ.
(3) Cette église, d^une apparence bien modeste, représentée sur une vue de Blain-
ville, prise au XVII* siècle, se trouvait au Sud-Ëst de la paroisse actuelle, un peu
plus vers le centre du hourg.
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— 442 —
Le patronage des Seigneurs de Blainville comprenait la Collégiale, les
cures de Blainville, de Crevon, de Fontaine-sous-Préaux, de Sain1>-Arnoult-
auivRj, enfin les quatre chapelles de Téglise paroissiale (1).
Il existait aussi à Blainville une Haute- Justice, exercée par un bailli, et
rappel de ses jugements ressortissait immédiatement au Parlement de
Rouen, où cet officier de justice était obligé de comparaître tous les ans.
Elle comprenait douze prévôtés établies dans les lieux voisins de Blain-
ville. Fontaine-sous-Préaux et la geôle de Long-Paon de Darnétal en
dépendaient.
Avant 1789, voici les ressorts dont il relevait pour les différentes parties
de l'administration : le Grand-Archidiaconné, le Doyenné de Ry, le Gou-
vernement, le Parlement, la Chambre des Comptes, la Cour des Aides, le
Bailliage, la Vicomte, la Généralité et FElection de Rouen.
MAISON DE MAUQUENCHY.
Blainville n'eut point d'abord de seigneurs particuliers. Il relevait de
ceux de Mauquenchy, qui y avaient bâti une demeure ou château, ei y
possédaient des terres.
Après le Geoff'roy de Mauquenchy, dont nous avons parlé, on trouve un
Durand de Mauquenchy, Seigneur de Blainville, en 1180.
On croit qu'il eut pour femme Marguerite, morte en 1203, et enterrée
dans l'ancienne église de Blainville. Au XVIP siècle, une de ses chapelles
renfermait encore une tombe, sur laquelle était gravée une dame vêtue
en religieuse, les mains jointes, avec cette inscription tout autour, en
lettres gothiques :
a Ci gît Marguerite, jadis dame de Blainville^ qui trépassa Van de
» grâce 1203, le merquedy devan la Vigile de Rovesons (2). Dex ly fâche
ji pardon » (3).
On rencontre ensuite un Guerard de Mauquenchy, qui tenait un fief de
chevalier à Blainville, un au Héron , un troisième à Fontaine-Guerard,
et un demi-fief à Bellencombre, pendant les années 1213, 1224, 1226
(1) Toussaint-Duplessis, Description de la Haute-Normandie, t. II, p. 44:^.
(J) Anciennement ou disait Eoaisons, Bonvoisons et Rovesons pour Rogations.
(3) Cette inscription et toutes les inscriptions suivantes sont prises dans Farin.
Histoire de la ville de Rouen, W partie, p. 42, édition de 1731.
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— 443 —
et 1228. Ce fief de Fontaine-Guerard, il le tenait de Gautier le Cham-
bellan, qui l'avait reçu en don du roi, et Ton croit que c'est de son nom
Guerard^ ou d'un de ses ancêtres, établi à Blainville, qu'est venu le surnom
de Fontaine-Guerard (1). Il mourut le vendredi après la Saint- Jean 1242,
et fut enterré à Blainville.
Ce Guerard de Mauquenchy peut avoir été le père d'un Jean de Mau-
quenchy, seigneur de Blainville.
Ce dernier eut pour femme Marie de Rayneval, morte le jour de Saint-
André 1270, et enterrée à Blainville, auprès de Marguerite, dans le même
costume et la même attitude qu'elle, avec cette inscription tout autour,
également en lettres gothiques :
a Ici gît Marie^ jadis dame de Blainville, qui trépassa l'an de grâce 1270, le
» jour de la Saint- Andrieu, Dex ly face pardon, »
Guerard de Mauquenchy et Marie de Rayneval eurent pour fils Jean de
Mauquenchy, seigneur de Blainville, qui figura dans la levée des troupes
ordonnée par le roi de France, Philippe III, en 1271, afin de faire la guerre
au comte de Foix, à propos de droits féodaux. Comme chevalier, Jean de
Mauquenchy devait le service pendant quarante jours, et, dans cette expé-
dition, il eut une querelle avec Pierre de Préaux. Son animosité alla
jusqu'au point d'être prêt à se battre en duel contre ce seigneur, dont les
terres étaient voisines des siennes, et cela, en présence même du roi. Le
différend s'arrangea en 1276, et il dut donner caution pour le traité qui
intervint entre eux.
Philippe III ayant fait plus tard la guerre à Pierre d'Aragon, excom-
munié par le pape Martin IV, et déclaré déchu de la couronne d'Aragon,
que le roi de France avait acceptée pour son deuxième fils, Charles de
Valois, Jean de Mauquenchy l'accompagna et périt le 16 août 1285, en
Aragon, deux mois avant le roi, qui mourut à la suite des désastres de la
retraite, dans la ville de Perpignan.
Sa femme fut Marguerite de Ferrières, morte le 20 mai 1287, et enterrée
à Blainville.
Ils eurent pour enfants Jean, IP du nom, seigneur de Blainville, et
Marguerite de Blainville, qui épousa Perceval de Preneuse, chevalier,
mort le 5 avril 1318. Morte elle-même, le 1*' novembre 1325, elle fut
enterrée, avec son mari, dans Tabbaye de Cergy^ près de Pontoise.
Jean de Mauquenchy, IP du nom, est le premier des seigneurs de Blain-
ville qui porte le surnom de Mouton. Ce surnom paraît lui être venu de la
(1) SUpleton. Wes de TEchiquier. t. II. obsercatioM, p. cxxvii.
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terro qui formait sa seigneurie, du nom même de Blainville. Dans la
langue du Moyen-Age, Bien, Blain, Belain, Belin, Blin s'employaient indif-
féremment pour désigner Tanimal qui bêle, le bélier, la brebis, le mouton.
Blainville (Blenvilla) signifierait donc proprement la villa, le village, des
belins, béliers ou moutons^ et, pour en désigner le seigneur, on se sera servi
du sobriquet de Mouton, en souvenir du village qui eu tirait son nom. On le
consigna bientôt par écrit sur la tombe des seigneurs de Blainville, et,
par un amour des rébus, tout-à-fait dans le goût de nos pères, on grava sur
la sépulture de ces mêmes seigneurs un ou plusieurs moutons pour expli-
quer aux yeux le nom par la chose (1).
Jean de Mauquencby, dit Mouton^ seigneur de Blainville, était sénéchal
de Toulouse, en 1298, sous Philippe-le-Bel. Le comté de Toulouse, réuni à
la Couronne en 1271, forma la troisième sénéchaussée du Languedoc, et
le titulaire dut y rendre la justice, présider les assises composées de sei-
gneurs et de jurisconsultes , commander la noblesse du Languedoc,
lorsqu'elle entrait en campagne, prendre soin des domaines du roi et admi-
nistrer les finances du pays. Bref, son pouvoir était celui des hauts-baillis
dans la France septentrionale.
Il fut encore sénéchal dans le même pays, de 1307 à 1316, sous le
même Philippe-le-Bel, et son successeur, Louis-le-Hutin. Le premier de ces
rois, en considération de ses services, lui donna, en 1310, deux cents livres do
rente sur le trésor, et le nomma parmi ceux qu'il commit pour voir et juger
les enquêtes hors parlement, dans une ordonnance signée à Poissy, le len-
demain de Saint-Marc 1313.
En 1317, le roi de France, Philippe-le-Long, le convoqua à Lisieux pour
s'y trouver avec l'évéque d'Amiens et Robert d'Artois, comte de Beaumont.
11 s'agissait d'une affaire religieuse. Deux ans après, il l'envoya également
à Saumur avec le chancelier, pour opérer une réconciliation entre l'évéque
d'Angers et son chapitre.
(1) Tousaaint-Duplessis, Description de la Haute-Noi^afidie, t. II, p. 341, veut
que le nom de Blainville soit venu des anciens seigneurs qui se seraient appelés
Mouton. D'abord on sait que, pendant longtemps, au Moyen-Age, il n'y eut d'autre
nom que le nom de baptAme, et c'est vera le XII' siècle que la désignation indivi-
duelle se forma en ajoutant le nom du fief, de la terre, au nom de baptême, surtout
au Nord de la Loire. Le nom de baptême jouait alors l'office de nom, et le nom de la
terre ou fief, celui de surnom. Ainsi on s'appelait Jean, Pierre ou Jacques de tel ou tel
endroit, comme ici Jean de Mauquenchy, village sur la route de Buchy à Foires. C«
n'étaient point les seigneurs qui donnaient leur nom au village, mais plutôt les
seigneurs qui en tiraient leur surnom, et étaient ainsi plus clairement désignés que
par leur simple nom de baptême. D'ailleurs les premiers seigneurs de Blainville
furent les sires de Mauquenchy, qui bâtirent le château de Blainville.
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— 445 —
Soug Charles IV, dit le Bel, le 10 décembre 1325, il régla les comptes
auxquels avait donné lieu le maniement des fonds reçus en Languedoc,
pendant qu'il était sénéchal de Toulouse. Après avoir exercé les mômes
fonctions dans les bailliages de Rouen et de Gisors, il alla servir sur les
frontières de Flandre, en 1326, et. Tannée suivante, en Gascogne et en
Agénois, dont il devint sénéchal et gouverneur. 11 en fut de même en Sain-
tonge, pendant les années 1336, 1337 et 1338.
Nos rois renvoyèrent constamment pour organiser Tadministration dans
les pays nouvellement soumis à leur puissance.
La piété filiale et coiyugale de Jean de Mauquenchy, IP du nom, laissa
des traces dans l'église de Blainville. Pour le repos de l'âme de son père,
Jean de Mauquenchy, P' du nom, mort en Aragon, le 16 août 1285, et de
sa mère, Marguerite de Ferriéres, morte le 20 mai 1287, et enterrée à
Blainville, il fonda deux des quatre chapelles nommées plus haut. Elles
avaient pour patron des noms rappelant ceux de ses père et mère ; l'une se
I nommait SaintrJean-Baptiste, et l'autre Sainte-Catherine et Sainte-Mar-
guerite réunies, d'après la charte de fondation, en date du 24 juin 1335.
11 établit aussi deux maisons et deux jardins pour les deux chapelains des
I chapelles, à peu de distance du cimetière de la paroisse de Blainville,
i comme il résulte d'un Aveu, rendu postérieurement (1), déclaration qui
permet en même temps de déterminer à peu près la place qu'occupait
l'ancienne église. Les chanoines de la Collégiale de Blainville disaient donc
qu'ils possédaient : a Le terrain où étaient anciennement basties les
» maisons et jardins ayant appartenu aux chapelles Saint-Jean et de
» Sainte-Catherine joignant le cimetière de l'église parroissialle de Blain-
» ville. Le lieu ainsi basti, clos et planté qu'il est, assis en la paroisse de
n Saint-Germain de Blainville, vicomte de Rouen, borné d'un costé par le
» chemin tendant de Ry à Cailly par Crevon, d'autre costé le condos et
» ruisseau qui porte l'eau provenante des fontaines et vivier de mon dit
» seigneur, d'un bout le cimetière de l'église parroissialle de Blainville
n et plusieurs particuliers, la ravine qui descend de Maillommois passant
(l) On appelait A'oeu Tacte par lequel un vassal ënumérait les terres et droits qu'il
tenait de son seigneur.
Celui-ci fut rendu au X Vf! I« siècle par les chanoines de la coUëgiale de Blainville à
Charles François de Montmorency Luxembourg, Seigneur de Blainville. — La copie
en est entre les mains de la Fabrique de Blainville, sous ce titre : LédaraJtion pat
Aveu et dénombrement des biens appartenant à Véglise collégiale dé, Blainoille, 5 octobre
1743. — Nous en devons la communication à l'extrême obligeance de M. Leconte'
cnrë de Blainville depuis trente-quatre ans.
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— 446 —
» entre deux et d'autre bout le clos cj après et sur lesquelles étoit
» anciennement la maison du bas manoir de la ditte seigneurie de
» Blainville. »
Le nom de ses trois femmes, que Jean II de Mauquenchy fit également
déposer dans ces chapelles, figure dans Tamortissemont qu'il obtint du roi
Philippe le Valois, le 24 juin 1335, pour les rentes affectées à la fondation
de ces deux chapelles.
La première est Isabelle de Hautot, morte le lundi 8 avril 1290, et
enterrée à Blainville, dans l'une des chapelles qu'il avait construites, repré-
sentée sur la pierre du tombeau en religieuse, les mains jointes, avec cette
incription tout autour, en lettres gothiques :
ce Ici gît Isabel Danotot, Dame de Blainville, qui trépassa Van de grâce
» 1240. Dié ait merchy de son âme. Amen. »
La seconde est Isabelle de Harcourt, fille de Jean, l*' du nom, sire de
Harcourt, et d'Alix de Beaumont. Morte le 16 avril 1293, elle fut enterrée
dans l'église de Blainville, par son mari, avec les mêmes marques distinc-
tives que pour sa précédente femme :
« Ici gît Isabel de Rarecourt , Dame de Blainville, qui trépassa l'an de
» grâce 1283, le jeudy avant les octaves de Pâques. Dex ly fâche pardoiu
n Amen » (1).
De l'une de ces deux femmes^ Isabelle de Hautot ou Isabelle de Harcourt,
naquit une fille, Eustache de Blainville, morte en bas âge, en 1297, et dont
la dépouille fut également déposée par son père dans la chapelle de fa-
mille, avec cette inscription :
d Ci gît Damoiselle Istace^ fille de Monseigneur de Blainville, qui trépassa
» l'an de grâce 1297. Dié ayt mercy de s'ame. »
Enfin la troisième femme de Jean de Mauquenchy, dit Mouton, fut
Jeanne, dame de Corneuil, au bailliage de Gisors, qui, morte à Toulouse,
le 7 mars 1310, fut enterrée aux Cordeliers de cette ville, où son mari
exerçait les fonctions de sénéchal.
De cette dernière femme il eut quatre enfants.
Le premier est Jean de Mauquenchy, dit Mouton, seigneur de Corneuil.
(l) Nous avons reproduit ces inscriptions telles qu'elles sont dans Farin.
Histoire de la ville de Rouen, V« partie, p. 43, quoique' singulièrement dénaturées
pour les noms et pour les dates. Isabelle de Hautot y est appelée Daiiotot^ et meurt
en 1240, au lieu de 1290; Isabelle de Harcourt y devient BarecoMrt, et meurt en 1283,
au lieu de 1293 ; enfin Eustache de Blainville va devenir Istace. — Nous rectifions
d'après le P. Anselme, Histoire généalogique et chronologique des grands officiers
de la Couronne, t. VI, p. 757.
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— 447 —
Le second, Gilles de Blainville, eut la jouissance de la terre de Blain-
ville, sa vie durant, en assignant mille livres de rentes à la veuve de son
frère, Jean de Mauquenchj, appelée Jeanne de Chambly, par transaction
faite le 15 avril 1339, avec les parents et amis de son neveu, le fameux
Jean de Mauquenchy, le maréchal de France, transaction confirmée par le
roi Philippe de Valois.
Le troisième enfant fut Guerard de Blainville, chevalier, seigneur de
Maudetour, mort en 1342 et enterré à Blainville, dans un tombeau dont
voici la description et l'inscription, d'après Farin :
a Dans la chapelle de Messieurs de Blanville est une autre tombe, sur
» laquelle est gravé un seigneur, ayant la tête nuë, les mains jointes, et
» autour de sa ceinture de petits moutons et un lion sous les pieds qui lui
» sert comme d'appui; et au-dessous est écrit :
« Chi git Monseigneur Guerard de Blainville^ chevalier, sire de Maudetour,
« qui trépassa l'an 1342. Priez Dieu pour son âme. Atnenl »
Enfin leur quatrième enfant fut Héloïse de Blainville, qui épousa
Robert de la Haye, et mourut veuve, avant Pâques 1342.
Ce seigneur de Blainville, Jean de Mauquenchy, IPdu nom, fondateur
de deux chapelles pour le repos de l'âme des différents membres de sa
famille, et qui fit placer des pierres tumulaires pareilles sur leur tom-
beau, soit qu'ils fussent morts avant lui ou pendant sa vie, reçut les mêmes
honneurs qu'il avait accordés à ses père, mère, femmes et enfants. Il fut
enterré, à son tour, dans l'église de Blainville, et voici, d'après Farin,
la description de son tombeau, au xvii* siècle :
« On y voit un sépulcre élevé en bosse, sur lequel est couché un
» homme vêtu d'une cotte d'armes , ayant une épée au côté et un mouton
» sous ses pieds, avec cette inscription en lettres gothiques :
fi Ci gît Noble Messire Jean de Mauquencuy , seigneur de Blainville, fonda-
» teur de ces deux chapelles, entre lesquelles son corps gît, qui trépassa l'an de
grâce 1330, le 31 mars. Prions pour lui que Dié veuille avoir l'âme. Amen. » (1).
(1) Dans cette inscription JAcsuquenmy est pour Mcaïqaenchy^ que d'anciens titres
appellent encore Mont-Kanchy et Mal-Kenchy. La date de 1330 est également fautive,
comme on a pu le voir par la fondation des deux chapelles de Saint-Jean et de
Sainte-Catherine, le 24 juin 1335, par les missions dont ce Sire de Blainville fut
chargé en 1336, 1337 et 1338. Il vivait même encore en 1343 et 1344, puisque le
àwc de Normandie, Jean II, le Bon, plus tard roi de France, lui accorda une somme
à prendre sur les biens de son petit-fils, le futur maréchal de France, alors en sa
garde-noble, quand il eût perdu son père en bas-âge. Il faudrait, selon nous, lire
plutôt 1^0. Les erreurs, si fréquentes dans cette partie de son ouvrage, que Farin
appelle Traité des Sépultures de la Campagne, nous paraissent venir de lectures mal
faites soit sur les lieux, soit sur les manuscrits envoyés.
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— 448— .
Son fils aîné, Jean de Mauquenehj, III* du nom, dit Mouton, fut sei-
gneur de Corneuil, et non de Blainville, titre que son père, mort bien
longtemps après lui, conserva toujours. Il recevait, à cause de sa femme,
une rente sur le trésor, rente prise sur les revenus du comté de Blois,
et une autre sur les halles et sur les moulins de la ville de Rouen, dont
il obtint main-levée, le 19 juillet 1322.
Le roi Charles IV, dit le Bel, chargea ce Jean de Mauquenchy de la garde
des côtes de Normandie, le 9 décembre 1326, dans la crainte où Ton était
d'une descente des Anglais, et il les protégea avec Guillaume, seigneur du
Merle. L'année suivante, il vendit, conjointement avec sa femme, la terre
d'Orry au comte de Sancerre, et, en 1329, il plaidait contre Jean de Beau-
mont, qui devait être de la famille d'Alix de Beaumont, dont la fille,
Isabelle de Harcourt, avait été la seconde des trois femmes de son père. Il
mourut avant ce dernier, peut-être en cette même année 1329.
Il épousa Jeanne de Chambly, dame de Cervon, fille unique de Pierre
de Chambly, dit Grismouton, seigneur de Cervon, et de Marguerite de
la Chapelle. Elle fut mariée en 1322, et son mari devint, par ce mariage,
seigneur de CeiDon, comme on disait alors, par une transposition de lettres
fort commune, pour Crevœi (1), à deux pas de Blainville.
Restée veuve de Jean de Mauquenchy, elle se remaria, en 1339, à
Guillan Braé, chevalier, qui fut, à cause d'elle, seigneur de Crevon, dont
la cure était sous le patronage des seigneurs de Blainville. C'est à Tocca-
sion de ce mariage que le frère puîné de Jean de Mauquenchy, Gilles de
Blainville, fit un accord où il assignait mille livres de rentes à la veuve
de son frère, le 15 avril 1339, pour la remplir de ses droits, et prit la
terre de Blainville, avec le consentement des parents et amis du seul
enfant issu de ce mariage, Jean de Mauquenchy, IV' du nom, mais à titre
viager seulement.
Le père fut enterré dans Téglise de Blainville, et la piété du fils lui fit
élever plus tard un tombeau, sur lequel nous aurons occasion de revenir.
Jean de Mauquenchy, IV* du nom, dit Mouton, sire de Blainville et ma-
réchal de France, perdit de bonne heure son père, vit sa mère se remarier, et
ne trouva plus d'appui que dans un grand-père fort âgé, Jean de Mau-
quenchy, II* du nom, le sénéchal et gouverneur de Saintonge à cette
(1) D'après Toussaint Duplessis, voici rëtymologie de ce nom: « Ce mot est pare-
» ment celtique. Crè ou cref signifie fort; et von signifie source ou fontaine Ainsi
» c'est en latin fons rapidus oxivehemens (source ra|nd6 ou torrent). Quelques-uns ont
» appelé ce lieu Qu6i;ron par transposition de lettres. » Description de la Haute-Nor-
mandie^ t. II, p. 513. On rappelait aussi Cervon, comme ici.
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époque, et enfin dans son oncle, Gilles de Blainville, qui possédait la
terre de Blainville, pour en jouir, sa vie durant, en vertu d'un accord de
famille, malgré Texistence d'un héritier direct, le jeune mineur en question.
D'après la Coutume de Normandie, à l'exclusion des parents, la garde du
fief d'un vassal mineur appartenait au seigneur suzerain : c'était ce qu'on
appelait la garde-noble, A cette époque, le duc de Normandie, seigneur
suzerain, était Jean-le-Bon, fils de Philippe de Valois, qui devait perce-
voir à son profit les revenus du fief qu'il se chargeait de défendre, veiller
sur la personne du vassal mineur, pourvoir à son entretien et à son édu-
cation, et conserver le fief en bon état, jusqu'à la majorité de l'enfant.
On ne sait rien sur les premières années du jeune de Mauquenchy.
Mais, à peine arrivé à l'âge d'homme, il se rangea parmi les plus braves
guerriers du xiv* siècle, et contribua, presque autant que les Duguesclin et
les Clisson, à Taff'ermissement du trône de France, grâce à la part active
et brillante qu'il prit à toutes les guerres de cette époque contre les An-
glais, fortement établis dans notre pays.
Au commencement de l'année 1356, lorsque le fils aîné du roi Jean-le-
Bon, Charles, fut nommé duc de Normandie, le sire de Blainville vint lui
rendre hommage dans la grande salle du Château de Rouen, celui qu'avait
bâti Philippe- Auguste en 1204, après la conquête de la Normandie. C'est là
que tous les feudataires de cette province prêtèrent serment de fidélité au
nouveau duc, lors de son couronnement à la Cathédrale.
Ces cérémonies furent suivies de fêtes féodales, et Charles retint long-
temps les barons auprès de lui. Réunis au Château de Rouen par leur
suzerain, ils se livraient à la joie bruyante d'un festin, dans la nuit
qui précédait le dimanche des Rameaux, 5 avril 1356, lorsque tout à
coup la porte s'ouvrit, et le roi Jean entra dans la salle du banquet, armé
de toutes pièces et suivi d'une nombreuse escorte de chevaliers. Grands
étaient ses griefs contre le roi de Navarre, Charles II, le Mauvais, fils de
Philippe d'Evreux et de Jeanne de France, fille de Louis-le-Hutin. Appelé
au trône de Navarre par la mort de sa mère, ce prince avait épousé en
1353 une fille de Jean-le-Bon, en recevant pour dot Mantes et Meulan.
Mais, en 1354, il s'était couvert du sang de Charles de La Cerda, conné-
table de France, et, non content de son comté d'Evreux, ses vues ambi-
tieuses sur la Brie et la Champagne avaient causé de l'ombrage à son
beau-père. Le roi n'était pas moins irrité contre le comte Godefroy de
Harcourt, pour avoir conseillé aux Rouennais de rejeter de nouveaux im-
pôts, et contre plusieurs autres seigneurs présents, qui faisaient de l'oppo-
sition au pouvoir royal. Le roi Jean s'avança donc vers la table, saisit de
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sa main le roi de Navarre, fit arrêter son écuyer Colin Doublet, qui cher-
chait à le défendre, et son chancelier Friquet de Friquans, marcha ensuite
vers le comte d'Harcourt, et, arrachant la masse d'armes d'un des hommes
de sa suite, en frappa rudement le comte entre les épaules, en lui criant:
a Traître orgueilleux, passe en prison. Par Tâme de mon père, tu sauras
« bien chanter, quand tu m'échapperas. » Le roi fit encore arrêter Jean
Mallet, sire de Gravillc, et Maubué de Mainnemare, tandis que les autres
convives, frappés d'eflTroi, se dispersaient et parvenaient à s'échapper en
franchissant les murs du Château (1).
Parmi eux se trouvait le sire de Blainville. Témoin de la violence du
prince qui l'avait eu en sa garde-noble, il dut gémir plus encore, quand il
apprit qu'immédiatement, dans une charrette préparée à la porte extérieure
du Château, celle qui donnait sur les champs, le roi Jean avait fait jeter le
roi de Navarre, le comte d'Harcourt, Jean de Graville, Colinet Doublet et
Friquet de Friquans, et, sans attendre qu'on fût arrivé aux fourches pa-
tibulaires, dressées sur le Mont-de-la-Justice, il avait fait trancher la
tête aux quatre derniers (tant était grande sa soif de vengeance), dans un
champ situé à moitié route, et où se tenait la foire du Pardon ou de Saint-
Romain, appelé pour cette saison le Champ du Pardon, depuis 1079,
Le roi de Navarre, après avoir assisté à cette quadruple exécution, fut re-
conduit au Château, jeté le lendemain dans les cachots du Château-Gaillard,
et successivement dans ceux du Chàtelet de Paris et de la Picardie.
Cette sanglante et barbare tragédie n'empêcha pas le sire de Blainville
de bien servir la France, lorsque le principal acteur eût été fait prison-
nier, cette année même, à la bataille de Poitiers (19 septembre 1356),
et le Dauphin, duc de Normandie, quand il fut régent, pendant la cap-
tivité de son père, et quand il devint roi de France à son tour, sous le nom
de Charles V. Le roi de Navarre, délivré de sa prison, Louis de Har-
court, frère de la victime, Philippe de Navarre, frère du roi de ce nom,
et une foule de seigneurs normands imitèrent souvent cette conduite gé-
néreuse, parce qu'ils purent croire le dauphin étranger au crime de Rouen,
et que d'ailleurs ils avaient à combattre les ennemis de l'intérieur et de
l'extérieur, la Jacquerie et les Anglais.
(1) Guillaume de Nangis, et M. Chéruel, Histoire de Rouen pendant l'époque comr
munaïe, tome II, p. 174 et suivantes. — La salle, témoin de ces faits, était dans la tour
qui existe encore aujourd'hui, au milieu du jardin des Religieuses ursulines, connues à
Rouen sous le nom de Dames-Cousin. On dit que cet appartement a été aveuglé, et
que cette tour, monument historique de la plus haute importance, tombe en ruines à
rintérieur. Jeanne d*Ârc y subit plusieurs interrogatoires.
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En 1358, les Jacques (nom donné aux paysans révoltés contre la noblesse),
s'étantportés contre le château de Gaillefontaine, la noblesse de Norman-
die s'adressa, pour en avoir raison, au roi de Navarre, qui venait de pren-
dre le château de Longueville (1). Le sire de Blain ville raccompagna et
contribua à les défaire complètement, près de Clermont, en Beauvoisia,
malgré la valeur de leur chef, Guillaume Charles. Il accompagna aussi le
Dauphin, duc de Normandie, contre Paris révolté et faisant cause commune
avec les Anglais et le roi de Navarre, qui n'écoutait plus alors que son
ressentiment.
Dans cette même année 1358, quand les Anglais se furent rendus maîtres
de Saint- Valerj-sur-Somme, le sire de Blainville, avec ses hommes d'ar-
mes, accompagna Beaudrain de la Heuse, amiral de France, qui mit le
siège devant cette place. Pendant qu'on poursuivait ce siège, un navire,
parti du Cotentin, tâcha de ravitailler la place. Le sire de Blainville, avec
les gens de guerre de Dieppe, de Rouen et du bailliage de Caux, fut
envojé à Cayeux pour s'opposer au débarquement, et les Anglais, désespé-
rant d'être secourus par mer, et par Philippe de Navarre, frère du roi de
Navarre, se rendirent à Moreau de Fiennes, connétable de France.
En 1359, les Anglais s'étant emparés de Boutancourt (Oise, arrondisse-
ment de Beauvais) le sire de Blainville, lieutenant de Louis de Harcourt,
grand capitaine de toute la Normandie, occupé alors auprès du Dauphin,
assembla toute la jeunesse du pays de Caux et de Rouen, et se rendit à
Boutancourt, auquel les troupes livrèrent un vigoureux assaut, en passant
à travers un vivier qui protégeait la place. L'action dura jusqu'au milieu
de la nuit. C'est alors qu'Harcourt, aussitôt après son arrivée, ordonna de
suspendre l'attaque, à la vue des nombreux incendies allumés en plat pays.
Les Anglais en profitèrent pour décamper, et le sire de Blainville les pour-
suivit jusqu'à Neufchàtel et à Blangy, où il contribua à les assiéger, pour
les voir fuir comme à Boutancourt.
Une nouvelle armée d'Anglais, sous la conduite de Jean Joël, étant
(1) La plupart des détails historiques donnés ici sur le sire de Blainville, à peu près
inconnus jusqu'à ce jour, sont empruntés à la publication faite, cette année même,
par la Société de l'Histoire de France, de la Chronique des quatre premiers Valois,
Pans, Renouard, 1862. Cet ouvrage, très curieux pour la Normandie, et surtout
poar Rouen, dont on peut croire Fauteur originaire et membre du clergé, entre dans
le récit de faits, qu'on chercherait vainement ailleurs. — Pour le sire de Blainville,
en particulier, la Chronique mentionne son nom une trentaine de fois, avec des cir-
constances que les autres chroniqueurs, étrangers à la Normandie, avaient dédai-
gnées.
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venue fondre sur la Normandie, quand le duc d'Anjou, laissé comme otage
en Angleterre, à la place de son père, se fut enfui de ce pays (1363), Bernav
devint le centre des opérations de ce corps d'armée. Alors Philippe de
Navarre, avec l'autorisation du roi de France, appela sous ses drapeaux la
noblesse de Normandie, et le sire de Blainville parut au premier rang, à
la tête des troupes de Rouen et des nobles du pays de Caux, et s'empressa
de rejoindre Philippe aux environs du Bec-Thomas. Bientôt la Seine gela
si fort que les Anglais purent la passer sur la glace avec leur armée, et
venir ravager le Vexin. Pour leur résister, le duc de Normandie fit lever
une armée, dont le sire de Blainville commanda une partie, et, bientôt
après, sur l'ordre du régent (car Jean-le-Bon était retourné se constituer
prisonnier, après la fuite de son fils), il se joignit à Duguesclin qui, avec
ses braves Bretons, vint aider les Normands et les Picards à chasser le«
Anglais et à faire rentrer dans le devoir tous ceux de leur parti.
Aux malheurs, en eftet, de la guerre étrangère se joignaient encore les
discordes civiles et les ravages des Grandes Compagnies ces débris des
armées, qui, licenciées après la paix de Brétigny (8 mai 1360), où le roi
Jean obtenait sa liberté, avaient formé des bandes de brigands ne vivant
que de pillage. Elles se joignirent aux troupes du roi de Navarre et de
son frère Philippe, grossies encore des Anglais. Les domaines de Charles-
le-Mauvais, en Normandie, devinrent un foyer permanent de troubles et
de guerres, et ses partisans y occupaient un grand nombre de forteresses,
telles que Rolleboise, Mantes, Meulan, Pacy, où ils entassaient les fruits
de leurs brigandages, et d'où ils interceptaient la navigation, poussant
souvent leurs ravages jusqu'aux portes mêmes de Rouen.
On se réunit à Mantes, le jour de Pâques 1364, sous les ordres de Dugues-
clin, et le sire de Blainville s'y trouvait aussi bien que dix mille bourgeois
de Rouen, conduits par un ancien maire, Jacques Le Lieur, capitaine de
la ville en ce moment. Le lendemain de Pâques, les Rouennais mirent le
siège devant Rolleboise, pendant que Duguesclin et le reste de l'armée
allèrent prendre Mantes. A son retour, Rolleboise tomba et Meulan pareille-
ment. Le sire de Blainville prit part à toutes ces expéditions.
Quand le duc de Normandie fut devenu roi de France, sous le nom de
Charles V, après la mort de son père (8 avril 1364), il songea tout d'abord
à mettre un terme aux ravages des Grandes Compagnies, qui occupaient
encore plusieurs châteaux- forts en Normandie. Le peuple les appelait du
nom significatif à'Ecorckeurs, et, à leur tête, on remarquait plusieurs ca-
pitaines renommés, le captai de Buch, avec ses Navarrais, Tarchiprétre
Cervolle, Jean Joël avec les Anglais, et le Normand Pierre de Sacquenville,
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toufl réunis k Evreux, leur quartier-général. Le roi envoya contre eux
Duguesclin, qui rassembla à Rouen Tarmée à la tète de laquelle il devait
attaquer les Grandes Compagnies et les partisans du roi de Navarre. Le sire
de Blainville, investi par la confiance de Charles V de la' garde du Château
de Rouen, et une foule de bourgeois de cette ville, se joignirent à Tarmée
royale et contribuèrent à remporter sur les troupes de Charles-le-Mauvais
une victoire complète à Cocherel, prèsd'Evreux (16 mai 1364), victoire qui
rendit un peu de tranquillité à Rouen et aux campagnes environnantes.
Bientôt après le sire de Blainville alla mettre le siège devant le fort
d'Acquigny (arrondissement de Louviers), tout entouré d'eau par la
rivière de l'Eure, et contraignit les Anglais et les Navarrais à se rendre.
11 en fut de même pour le fort de Moulineaux, près Rouen (19 septembre
1364), et pour celui du Homme, en Basse-Normandie.
Comme récompense de ses bons et loyaux services, Duguesclin reçut,
à Rouen, du roi Charles V, le comté de Longueville, et le titre de maré-
chal de Normandie. Le sire de Blainville ne tarda pas à obtenir également
le prix de ses services. Après la mort du maréchal de Boucicault, le roi le
pourvut de cette dignité par lettres patentes données à Paris, le 20 juin
1368, et dont la teneur est trop honorable pour ne pas être citée ici en entier. .
a Charles, par la grâce de Dieu, roi de France, à tous ceux qui ces pré-
» sentes lettres verront, salut, sçavoir faisons que nous confians à plein du
» sens , loyauté et grant diligence de notre amé et féal chevalier et
» conseiller Jean sire de Blainville, et aussi considerans et attendans les
ù bons, loyaux et honorables services qu'il nous a fais par longtemps en
» nos guerres , et fait chaque jour, et esperans que encore face pour le
» temps avenir, dont nous reputons estre chose convenable et digne de le
» élever en honneurs et accroissements de son estât, si comme par la Royale
» Majesté a toujours esté accoutumé de faire à ceux qui bien l'ont deservi,
» avons icelui Jean par délibération et avis de notre grant conseil, et pour
» le profit et utilité notre de royaume, fait, establiet ordesné, faisons établis -
» sons et ordenons Maréchal de fions et de notre royaume^ et le dit office de
» Maréchal de nom et de notre dit royaume^ li commettons, octroyons et don-
» nons de notre certaine science et grâce spéciale par ces présentes a le
» tenir, garder, gouverner et exercer, tant en recevant par lui et par ses
» députés, toutes monstres et retenues de gens d'armes que nous retenrons
0 pour nous servir , si comme anciennement len souloit faire, comme en
» faisant toutes autres choses accoustumées et appartenant au dit office, aux
» droits, profits et emolumens anciens et accoustumez, et qui y appartien-
« nent. Fors tant que il n'est pas notre entente ou ne voulons pas que il ait.
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D preigne du puisse demander, ne lever sur les dits gens d*armes quel-
D conques droits, quar pour certaines causes qui a ce nous ont meu, nous
D les li suspendons du tout et à plain par ces lettres. Et pour ce ayons
» ordené et ordenons que il ait et preigne par an pour ses gages deux mil
» francs d'or (1) tant comme il nous plaira , et jusques à ce que nous ayons
» sur ce autrement ordené. Si donnons en mandement par ces lettres
» à tous nos lieuxtenans, justiciers officiers et sujets, et a chacun de eux,
» si comme a lui appartiendra, que au dit sire de Blainville comme maréchal
» de nous et de notre royaume obéissent et entendent diligemment en toutes
» choses appartenans et touchans le dit office de marêchaL Et le présent
» conseil, confort et ayde se mestier en a, et ils en sont requis. Mandons
j> aussi à nos amés et féaux gens de nos comptes et trésoriers à Paris et à
o chascun de eux, si comme a li appartiendra, que des droits, profits et
» émolumens appartenans au dit office de maréchal^ excepté ceux que Von
» souloit prendre sur les dits gens d'armes, facent et laissentle dit maréchal
)) joïr et user paisiblement, et à li repondre par la manière que dessus est
» dit. Et le payer di\ cy en avant ou a son commandement les dits deux mil
» francs d'or chascun an pour ses dits gages , tant comme il nous plaira,
» aux termes et en la manière accoustumée. Et ils seront allouez es compte
» de celi a qui il appartiendra, non contrestant ordenances , mandemens ou
» deffenses a ce contraires. En tesmoin de ce nous avons fait mettre notre
» scel a ces lettres. Données à Paris le XX* Jour de Juing l'an de grâce
» mil trois cens soixante et huit, et quart de notre reigne. Ainsi signé, par
I) le roi en son Conseil. Collors (2). »
Cette dignité de maréchal de France était une des plus grandes du
royaume. Il n'y en avait que deux, à cette époque, et ils ne reconnaissaient
de supérieur en rang que le connétable, sous la direction duquel ils con-
duisaient l'armée, faisaient la monstre ou revue des troupes, constataient la
présence de chaque seigneur féodal avec son contingent, et maintenaient la
discipline dans les armées.
Nommé maréchal de France, presque en même temps que Louis de San-
cerre, le sire de Blainville inaugura par de nouveaux services sa nouvelle
dignité. Les Grandes Compagnies, refoulées de la Normandie, dévastaient
la Bourgogne. Charles V envoya contre elles le sire de Blainville. Mais
l'une d'elles, se détachant des autres , pénétra en Normandie, sous la con-
duite d'un nommé Briquet, et Louviers serait tombé en son pouvoir, si le
(1) Environ 27,000 fr. de notre monnaie actuelle.
(2) Archives de la Chambre des Comptes de Paris. — Cite par le P. Anselme, H«-
toire généalogique et chronologique des grands officiers de la couronne. I. V., p. 756.
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sire de filainville ne s'y fut jeté, à la tête de la noblesse du pays de Caux,
et ne les en eût repoussés. Il les délogea également de Yire, par l'argent et
par les armes.
Pendant cette même année 1368, les Anglais envahirent la Picardie, et
il y fut envoyé pour reprendre Nesle qu'ils avaient surpris. En 1369, comme
lieutenant du roi , il marcha contre les Anglais , qui s'étaient jetés dans
Saint-Sauveur-le-Vicomte , en Cotentin , d'où ils ne furent expulsés qu'en
1375. Parmi les vainqueurs se trouva encore le sire de Blainville, comme il
s'était trouvé, lors de la première attaque, aux côtés d'Olivier de Clisson.
Pendant toute l'année 1369, il servit en Normandie, et, en 1370, il alla
reprendre, en Guyenne, plusieurs forteresses sur les Anglais. Lors de la
conclusion de la paix à Vernon, le 25 mars 1371, entre le roi de Navarre
et le roi de France, le sire de Blainville fut un des otages que Charles V
donna pour la garantie du traité. Le connétahle Duguesclin le conduisit à
Evreux, près du roi de Navarre, avec Philippe d'Alençon , archevêque de
Rouen, membre de la famille royale, comme neveu de Philippe de Valois,
fameux par ses luttes contre Charles V, à propos du spirituel et du temporel.
Le sire de Blainville jouissait donc pleinement de la confiance du roi,
qui ne tarda pas à lui en donner une nouvelle preuve. En 1374, il rendit
une ordonnance qui prescrivait les mesures à prendre pour le gouverne-
ment de ses enfants et la majorité de son fils aîné, le futur Charles VI, la
fit publier dans un lit de justice, tenu le 20 mai 1375, et déclara son inten-
tion de faire entrer le sire de Blanville dans le conseil, en sa qualité de
grand de la couronne.
Il continua de rendre des services , avec cent d'hommes d'armes de sa
compagnie, en Normandie, pendant les années 1378 et 1379. Ainsi, le jeudi
avant la Pentecôte de l'année 1378, le comte d'Arondel, à la tête de plus
de cent navires et de deux mille combattants anglais, vint assaillir Harfieur,
où commandait le sire de Blainville. Il n'avait pas plus de cent lances,
(quatre, cinq ou six cents hommes tout au plus) composées de la noblesse
du pays de Caux. Malgré leur infériorité numérique , ils sortirent brave-
ment d'Harfleur et se rangèrent en bataille devant ses murs. Mais il fallut
bientôt se replier dans la ville ; ce qu'ils firent en bon ordre, en dépit du
grand nombre des Anglais, qui remontèrent ensuite dans leurs navires.
Après la Pentecôte, le comte d'Arondel débarqua de nouveau, vint ranger
ses troupes devant Harfieur, et proposa la bataille, en demandant où était
le connétable , et en déclarant qu'il le provoquait au combat. Le sire de
Blainville en informa Clisson, qui lui répondit de prendre jour et place
pour la bataille, à sept lieues de la mer, et que là on donnerait pleine sa-
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tisfaction aux Anglais et à leur chef. Mais ils ne voulurent point accepter
Tofifre du connétable, battirent en retraite, et furent vivement pour-
suivis par le maréchal et par les sires de Graville , de Basqueville et de
Beaussaut.
Le 16 septembre 1380, Charles Y mourut au château de Beauté-sur-
Marne , au bout du bois de Vincennes , en ordonnant que son cœur serait
porté à réglise de Notre-Dame de Rouen , à laquelle il avait accordé de
grands biens pendant sa vie. La même année, le jour de Saint-Denis
(9 octobre), eut lieu, dans la Cathédrale de Rouen, le service en l'honneur
de la translation du cœur du roi. L'archevêque de Rouen , Guillaume de
Lestrange, et le sire de Blainville assistèrent à la cérémonie, qui fut des
plus solennelles. On fit au milieu du sanctuaire un caveau pour renfermer
cette précieuse dépouille, et un tombeau de marbre noir, sur lequel leroi
était représenté , tenant un cœur en sa main. Sa figure était en marbre
blanc, de grandeur naturelle, avec le manteau royal et la couronne sur la
tête. Les calvinistes dévastèrent ce tombeau en 1562 (1).
Après le sacre de Charles VI (4 novembre 1380), Rouen vit s'assembler
les Etats de Normandie , auxquels le sire de Blainville assista avec la no-
blesse, le clergé et les notables bourgeois. On résolut d'imiter la conduite
des autres provinces du royaume, en ce qui touchait les aides et subsides.
Les quatre oncles de Charles VI, les ducs d'Anjou, de Bourgogne, deBerrj
et de Bourbon dilapidèrent promptement les trésors de Charles V, et
mirent de nouveaux impôts sur le peuple, malgré l'abolition formellement
accordée à leur entrée au pouvoir, des aides, gabelles et toute espèce d'impôts.
Vers le commencement du carême de 1381 , la population de Rouen
s'émut de ces mesures fiscales, et elle députa le sire de Blainville, avec
plusieurs personnes de Rouen , pour porter au pied du trône les doléances
de ses habitants. Elles ne ne purent être écoutées par suite du dé-
sordre où était la cour de France, en proie aux troubles de cette funeste
régence. Au mois d'octobre suivant, la levée de ces impôts amena à Rouen
une première émeute, bientôt suivie d'une autre plus terrible encore (le
25 Févrieir 1382), et connue dans l'histoire de Rouen sous le nom de
Harelle. Tous les ressentiments que le peuple avait accumulés depuis plus
(1) Farin, Histoire de la ville de Bouen, III* partie, p. 11.
Le 26 mai 1862, on a retrouvé, parles indications de M. Tabbé Cochet, dans le sanc-
tuaire de la Cathédrale, le cœur de Charles V. Une boîte en métal; fortement oxydée,
le renfermait. Le contenant et le contenu ont été rendus à la terre , soudés de nou-
veau dans un cœur en étain, placé dans une boite en plomb , le vendredi 6 Juin de U
même année. V. la Eevue, N« du 30 Juin 1862.
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d'un siècle contre les officiers royaux, les percepteurs d'impôts et les moines
de SaintrOuen, furent assouvis en un jour de terrible et folle émeute. On
alla jusqu'à créer roi un drapier riche, mais imbécile, du nom de Legras,
et le roi de France, pour faire rentrer la ville dans le devoir, fut obligé
d'y pénétrer par la brèche , et d'abolir la commune de Rouen et tous les
privilèges dont elle jouissait. Suivant l'expression du temps , elle fut mise
sous lamain du roi^ qui l'abandonna à ses officiers, et ceux-ci la rançonnèrent
impitoyablement (1).
Le vendredi, jour de marché (l" Août 1382), les collecteurs des aides dres-
sèrent leur table sur la place de la Vieille-Tour, pour percevoir la taxe
imposée sur toutes les ventes. La foule se jeta sur les officiers royaux,
renversa leur table, dispersa leurs deniers, et les força de se dérober à la
mort par une fuite précipitée. Le vendredi suivant, l'émeute se préparait à
recommencer, quand le sire de Blainville vint de sa personne à la Halle
aux draps, et fit entendre des paroles de prudence et de conciliation à cette
foule irritée , qui les écouta et laissa lever paisiblement les impôts mis sur
les draps et sur les boissons.
Nous revoyons bientôt le maréchal reparaître encore dans l'histoire de
notre pays. Ce fut à la bataille de Rosebecque, en Flandre, le 27 no-
vembre 1382. Comme il fallait détruire le principe de toutes ces révoltes ,
l'esprit des communes de Flandre, Charles VI marcha contre elles, et
écrasa les Chaperons Blancs dans une bataille décisive, où le maréchal, com-
mandant une partie de l'avant-garde, eut fort à faire contre les troupes de
Philippe d'Artevelle. Le 18 juin 1383 , il put lire la charte par laquelle
Charles VI, victorieux et irrité , supprima officiellement la commune de
Rouen, après plus de deux cent trente ans d'existence, de 1150 à 1383.
Cette même année il se trouva au siège de Bourbourg, et, au mois de sep-
tembre, le connétable de Clisson le voyait de nouveau sous ses ordres.
En 1386, lorsque le roi Charles VI eut résolu de passer en Angleterre
avec une puissante armée, et que, pour cet effet , il eut convoqué les plus
grands seigneurs du royaume, le sire de Blainville se rendit à Amiens, le
10 septembre, accompagné de quatre chevaliers et de vingt-et-un écuyers.
Mais ce fut en vain ; le roi ne poursuivit pas ses projets. Deux ans après,
à la suite du connétable de Clisson, il assista au siège de Bécherel, près de
Rennes , place que les Anglais se virent contraints de rendre.
C'est le dernier acte que nous connaissions de la vie militaire du maréchal
de France, sire de Blainville. Commencée sous Jean-le-Bon , par la lutte
contre la Jacquerie et l'Angleterre, elle se poursuivit, sous Charles V, par
(1) V. M. Ch^ruel, Histoire de la ccmmmne de Bcuen^ t. II, p. 435.
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la défaite et la soumission du roi de Navarre , la dispersion des Grandes
Compagnies, l'expulsion des Anglais hors de la Normandie, pour se ter-
miner, sous Charles YI, par des paroles de paix au sein de la sédition, à
Rouen, et une brillante valeur sur le champ de bataille de Rosebecque.
Nul ne mérita mieux le titre de maréchal de France, prix du sang versé
pendant trente ans dans une foule de sièges, de combats et de batailles.
Il n'est pas moins remarquable dans les actes de sa vie privée. Il épousa
Jeanne Mallet, seconde allé de Jean Mallet , sire de Graville, celui qu'il
vit arracher du Château de Rouen, quand Jean-le-6on lui fit trancher la
tête. Comme son père, il tenait de sa mère, Jeanne de Chamblj, des rentes
perpétuelles sur les halles et les moulins de Rouen. Une première fois,
en 1367, Charles V acheta de lui une somme de 558 livres de rentes per-
pétuelles à prendre sur ces mêmes halles et moulins. C'était pour en faire
un don au Chapitre de l'Église de Rouen. Le roi lui avait toujours porté la
plus grande affection, et, cette année, l'argent accordé venait d'une façon
d'autant plus opportune que le Chapitre de Rouen était vivement sollicité
par la Commune de pourvoir à l'entretien des fortifications et à l'équipe-
ment des hommes d'armes, pour conjurer le péril des Grandes Compagies.
Ses fréquents et longs séjours, comme duc de Normandie, et depuis même
son avènement au trône ; la présence, à partir de l'année précédente , au
sein du chapitre de Rouen, comme doyen, de Nicolas Oresme , son ancien
précepteur et l'un de ses pricipaux conseillers, qui suppléait l'archevêque
Philippe d'Alençon , obligé de s'éloigner temporairement de son siège ,
avaient singulièrement attaché Charles Y à notre Église métropolitaine.
Dévoué à son ancien élève, le doyen Nicolas Oresme imprimait d'ailleurs
au clergé normand une direction favorable à la royauté , et sa présence à
Rouen était bien nécessaire pour calmer l'irritation existant entre les
membres du clergé , partisans du roi , et les autres membres attachés à
Philippe d'Alençon, dont le temporel avait été saisi (1).
Non content d'accorder personnellement des faveurs au Chapitre de
Rouen, Charles Y en sollicita, d'une autre nature, auprès du pape Gré-
goire XI, qui séjournait alors à Avignon, quand il lui demanda la permis-
sion de faire déposer son cœur dans la Cathédrale de cette ville. Le pape,
que des liens rattachaient à l'Église de Rouen , répondit en lui accordant de
grands privilèges, dont leplus important fut l'exemption de la juridiction
temporelle et spirituelle de l'archevêque , avec un préambule curieux à
citer : « Nous désirant de procurer autant qu'il est en nous le service de
» Dieu de plus en plus, et tout ce qui en peut augmenter la ferveur et la
(1) M. Chëruel, Histoire de ^ouen pendant l'époque communale, t. II, p. 421.
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0 bienséance et la paix convenable, mais principalement en cette église
» qui devance les autres en dignité , et en laquelle pendant notre jeunesse
» nous avons servi en qualité d'Archidiacre ; iniclinant volontiers à la re-
n quête de sa dite Majesté, qui a donné des preuves de sa dévotion envers
» cette église, par les fonds qu'il lui a donnés à perpétuité, avec une libéra-
» lité vraiment royale; avons par ces présentes , etc. » (29 octobre 1371.) (1).
Le pape y joignit une rente, Tannée suivante, rente que lui veoidit le *
sire de Blainville, le 14 juillet 1372, avec le concours de sa femme. Gomme
celle qu'il avait déjà vendue à Charles V, elle était assise sur les halles et
les moulins de Rouen, et le pape la destina à fonder quelques prébendes ou
revenus dans la Cathédrale de Rouen , en faveur des chanoines. Comme la
première rente , le sire de Blainville tenait celle-ci de la succession de sa
mère. Le roi s'empressa de confirmer les privilèges et la donation du pape ,
et nous trouvons qu'en souvenir des dons considérables que ce prince avait
accordés à la Cathédrale, dons rappelés par le pape lui-même , on y célé-
brait encore^ au xvii* siècle , plusieurs obits solennels pour le repos de
rame de son généreux bienfaiteur (2).
De son mariage avec Jeanne Mallet, le sire de Blainville eut deux en-
fants, un fils et une fille.
Le fils fut Moutonnet de Blainville. Pour donner au père une marque de
son attachement, le roi lui permit, au mois de novembre 1367 , l'année
même où il achetait de lui les rentes données au Chapitre , d'acquérir des
héritages aux bailliages de Caux et de Rouen jusqu'à la valeur de 5,600 fr.
d'or (environ 75,000 fr. do notre monnaie), et d,e les unir sous un même
hommage à la terre de Blainville. Mais cet enfant mourut deux ans après,
et son père le fit mettre dans le tombeau qu'il éleva alors à la mémoire de
Jean de Mauquenchy, IIP du nom, son propre père, ce qui explique sur
cette {>ierre tumulaire le titre de Maréchal de France donné à son fils ,
(1) Farin, Histoire de la ville de Rouen^ t. I, IIP partie, p. 88.
(2) A la même époque, il y avait également une autre coutume fort touchante pra-
tiquée à THôtel-Dieu de Rouen, situé alors place dô la Calendre, auquel (Charles V
avait donné les bi^ns du prieuré de Saint-Julien. Dans la chapelle de cet Hôtel-Dieu,
on cëléVfait tous les jours la messe à son intention, et, tous les jours, après compiles,
le semainier disait à haute voix : « Ames dévotes, priez pour Charles Y, roi de France
« et pour nos autres bienfaiteurs. » On récitait alternativement le psaume Depro^
fundiSy suivi de Toraison Inclina. Tous les jours aussi, à la même heure, une reli-
gieuse garde-malade allait le long de la salle des malades, en répétant les mêmes
paroles de reconnaissance. A l'origine , c*était le prieur de la maison. — V. Farin ,
t. II, V« partie, p. 123. '
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titre qu'il ne possédait pas encore à la mort de son père. Voici Taspect
de cette tombe, au xvii" siècle, avec les inscriptions, d'après Farin :
« Sur une autre tombe élevée de trois pieds de terre , sont gravez deux
» seigneurs (1), ayant la tète nue, les mains jointes, et leur habit sursemé
» de croisettes , et autour est écrit :
» Ci gît Messire Mouton de Blainville, père de Messire Mouton de Blainville^
» Maréchal de France, et trépassa Van 1319 (2). Prions à Dex qu'il en aye
» rame. Amen, d
a Sur la même tombe , entre deux autres âgures, est gravé un petit
D garçon, avec la même posture et habit que le père (3), et au-dessous est
» écrit :
« Ci gît Moutonnet de Blainville, fils de Messire Mouton de Blainville, Ma-
» réchal de France, qui trépassa l'an 1369. Priez pour ly. Amen. »
Le maréchal eut une fille, Jeanne de Mauquenchy, dame de Blainville.
Elle était mariée, dés l'an 1372, à Nicolas, dit Colart d'Ëstouteville , sei-
gneur de Torcy et d'Estoutemont, fils de Jean d'Ëstouteville, seigneur des
mêmes lieux. Par suite d'arrangements de famille , le sire de Blainville
transporta, le 4 juin 1378, à ce Jean d'Ëstouteville la rente qu'il prenait au
trésor sur les revenus du comté de Blois.
Enfin, le sire de Blainville , maréchal de France , était mort au mois de
février 1391, comme cela résulte des Mémoires de la Chambre des Comptes,
qui possèdent plusieurs quittances de lui , depuis 1360 jusqu'en 1382, où il
ne prend que le nom de : o Mouton sire de Blainville.»
Pour armoiries, il portait d'azur à la croix d'argent cantonné de vingt croix
d'or au pied fiché. Son sceau était une croix cantonnée de cinq croisettes à chaque
canton, supports deux lions, cimier un bélier ou mmiton. Un de ses sceaux avait
pour supports deux sauvages nuds, l'un sur un lion, l'autre sur un bosuf, et pour
cimier un bosuf passant (4).
Blainville ne parait pas avoir possédé ses dépouilles , à moins que son
tombeau ne fût celui qui était placé dans le chœur, et dont Farin donne la
description en ces termes : « Sur une tombe élevé d'un pied et demi , est
» gravé un homme, ayant la tête nuë, les mains jointes, une cotte d'armes,
(1) Nous ne savons quel est ce second seigneur.
(2) Cette date est évidemment fausse. Si le père était mort en 1319, le fib n^aurait
pas été en garde noble en 1339. C'est probablement 1329 qu*il faut lire.
(3) Cest-àniire le grand-père.
Nous avons tenu à donner le détail et les inscriptions de toutes ces tombes, d*aatant
plus que Tancienne église de Blainville, qui les renfermait, n*exi8te plus.
(4) Bibliothèque impériale, Collection Qaigniéres.
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» et autour de sa ceinture de petits moutons, et un grand mouton sous ses
» pieds; et au côté une Dame vêtue en religieuse. »
Mais alors, si cette tombe était celle du maréchal, le plus illustre, sans
contredit, de tous les sires de Blain ville, comment se trouvait-elle dépour-
vue de toute inscription ?
Toutefois son souvenir, que rien ne rappelait dans Téglise de Blainville,
a été conservé par Tinscription qui lui est consacrée, à défaut d'un portrait
impossible, au Musée Historique de Versailles. La seconde Salle des Maré-
chaux, à droite en entrant, contient cette inscription, encadrée dans deux
branches, Tune de chêne, Tautre de laurier, avec deux bâtons de maréchal
en sautoir, placés au-dessous de la légende :
Rouen, souvent appelé à donner un nom à de nouvelles rues, ou
bien à remplacer d'anciens noms qui laissent à désirer sous le rapport de
la célébrité ou de la convenance , ne pourrait-il pas baptiser l'une d'elles
du nom de : Rue du sire de Blainville ? La capitale de la Normandie s'hono-
rerait, en rappelant ainsi le souvenir, presque oublié parmi nous, de l'un des
guerriers du xiv* siècle, qui joua un rôle si glorieux dans [son histoire, et
contribua si puissamment à affranchir son sol du joug de l'étranger.
F. BOUQUET.
{La mite à la prochaine livraison,)
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MÊLANeBS.
RÊVERIES D'UN SOLDAT.
L'avant-garde d'un de nos bons régiments d'Afrique campe,
le soir, au pied d'un mamelon du Jurjura.
Les hommes ont parcouru une longue étape. Mais, malgré leur
fatigue, ils craignent de céder au sommeil, car au-dessus d'eux,
sur le plateau dont la lune éclaire l'étendue, veillent certainement
de nombreux Kabyles convoqués pour la guerre sainte et résolus
à défendre les foyers de leur tribu.
Par moments, les plus éveillés de nos soldats, ceux qui étaient
chasseurs ou braconniers avant de revêtir l'uniforme, ont vu briller
au-dessus des rochers les canons de ces lonigues carabines qui se
fabriquent à Tunis et qui portent juste et loin.
On parle peu, encore n'est-ce qu'à voix basse. Quelques vieux
voltigeurs, qui étaient au combat des Portes de fer et à la prise
de Constantine, épuisent philosophiquement leur bidon de cam-
pagne. Les sous-officiers veillent à ce que les lignes de campe-
ment de chaque escouade soient rigoureusement observées.
Des sentinelles choisies parmi les hommes les plus robustes,
et qu'on relèvera silencieusement d'heure en heure, sont placées
non pas debout mais penchées dans les broussailles qui tapissent
irrégulièrement les flancs arides du mamelon.
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La vivandière alerte va d'un groupe à Tautre distribuant de Teau-
de-vie de grain, offrant Thuile pour le pansement des pieds endo-
loris et transmettant à Tavant-garde les nouvelles des derniers
rangs où sont, dans un pli de terrain à l'abri de la balle, les blesses,
les femmes et les produits vivants de la dernière razzia.
La pipe est, ce soir là, proscrite ; le feu pourrait servir de but
aux carabines arabes; et quelques vieux grognards murmurent
contre cette prescription dont ils connaissent pourtant l'utilité.
Sans le hurlement d'un chien resté en arrière, avec les cacolets
et les bagages, sans le bruit produit par le déplacement d'une
bfidbnnette qui glisse dans le faisceau ou par la rupture d'une tige
d'aloès épineux qu'un sybarite a prise pour oreiller, le silence
serait complet.
De même que l'atmosphère et la terre ne sont jamais plus calmes
qu'à l'instant qui précède la tempête, ainsi c'est par un mutisme
solennel qu'une troupe en campagne se prépare au combat.
En attendant le crépuscule, qui donnera le signal de l'assaut,
la plupart des soldats sont livrés à leurs pensées, à leurs souve-
nirs. Si le regret ou la crainte n'a plus de prise sur ces âmes
disciplinées, sur ces corps endurcis aux intempéries, façonnés
pour les hasards de la guerre, le soldat, au moment de jouer sa
vie, n'en jette pas moins involontairement un regard en arrière.
Presque toutes les contrées de la France sont représentées au
Régiment. Dans une situation aussi dramatique, où la bravoure,
naturelle à nos soldats, n'exclut pas une teinte de mélancolie, cha-
cun revient en pensée aux jours de l'enfance, au foyer, à la
patrie.
Le breton rêve à ses landes, à son église romane ou gothique.
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aux sentiers épineux que gravissent les chèvres noires de TAr-
morique, à Tair salin que l'Océan souffle sur les grèves et dans
les chênes tortus du rivage ;
Le provençal songe aux champs d'oliviers et d'orangers que
le mistral incline, comme notre vent du Nord fait d'un vaste tapis
de lins; aux chemins blancs et caillouteux qui serpentent sur la
colline ; au splendide éclat du soleil éblouissant qui jette le mirage
sur les terrasses des bastides et fait rayonner les pointes des
aloès comme autant d'épées vivantes;
L'auvergnat se représente sa montagne chenue, aux ondulations
tourmentées ; ses vallées profondes d'une abondance sauvage ; ses
grands châtaigniers ombrageant la cabane grossièrement cons-
truite à l'abri des vents dans un pli du terrain ;
Le normand sourit au souvenir de ses guérêts où le blé jaunit,
où le pommier fourmille, de ses troupeaux innombrables qui prê-
tent à la terre des richesses et une fécondité sans cesse renais-
santes;
« Et moi, pauvre Brayon (1), que le sort du recrutement a
enlevé, à vingt ans, au modeste enclos dont la culture était con-
fiée à mes bras robustes, et qui ai dû abandonner à la grâce de
Dieu, peut-être à la douteuse charité des hommes, un père et
une mère usés par la charrue, la herse et le temps, me voici trans-
porté par le devoir au milieu des tribus arabes contre lesquelles
il faut combattre.
« Et pourtant ces hommes, que nous nommons barbares, font
ce que je ferais avec dévouement au milieu des miens; ils luttent
(1) Habitant du pays de Bray.
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iir nationalité, de leur religion, de leur famille
Plus ils montrent d'énergie, plus je dois
lue victoire que la conquête remporte sur eux,
s oubliant, nous proclame; elle répand sur
t les honneurs, et elle montre avec orgueil,
, notre exemple destructeur aux futures géné-
à l'attaque de ce goum aux ardents cavaliers,
.bine a-t-elle renversé de son cheval un fils
vœux pour sa mère, ainsi que je songe à la
lu combat.
ae, ces petits enfants qui attendaient anxieu-
)ur du guerrier, sont dans le désespoir ; ils
on le soldat étranger ;
u vycD uuiio uciiio où la famille se réunissait pour le sommeil et
la prière, ils sont en cendres.
« Ces champs couverts de troupeaux, de semences et de mois-
sons, ils sont maintenant pillés et ravagés.
a Triste convention de la gloire! Que de choses inhumaines
vous encouragez en les poétisant
« Où sont les statues votives que l'homme loyal, le citoyen fidèle,
le chrétien digne de ce nom devrait élever à l'honneur du peuple
qui succombe en défendant ses foyers? Qui osera écrire, avec la
complète indépendance de la vérité, les pages historiques où les
générations futures puiseront le respect des nobles vaincus, l'admi-
ration due à ce peuple religieux, guerrier et pasteur à la fois que
Rome n'a jamais pu dompter et que la France va plier à sa loi.
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« 0 mon pays, ma vallée franche et rude, qu'on appelle sauvage
parce qu'on n'y transige pas encore avec l'antique simplicité, fille
de la raison et de l'honneur, puisses-tu ne jamais être exposé à
l'avidité glorieuse du conquérant étranger ! Puissé-je, quand mon
rôle de soldat sera rempli, te retrouver tel encore que je te quittai:
hostile aux révolutions de la pensée et de la matière, dédaigneux de
ce que ne saisit pas le sens droit de tes laboureurs ; plein de foi et
de persévérance !
« Et puisses-tu ne jamais souffrir l'insulte de ce progrès peut-être
providentiel, mais terrible, dont un côté seulement est brillant, qui
renverse les vieilles chapelles, détourne les ruisseaux et les fleuves,
arrache les calvaires des chemins vicinaux pour leur substituer des
planchers de fer et des voitures de feu, et semble ne devoir laisser
rien d'intact dans les souvenirs de l'homme, rien de gracieux dans
les espérances de l'enfant. »
Ainsi philosophait un soldat né sur les rives de la Bresle, lorsque
du haut de la montagne une lueur subite vint éclairer la cime des
broussailles au milieu desquelles le bataillon se tenait immobile.
Tout à coup, le clairon des chasseurs d'Afrique fait retentir ses notes
précipitées; les faisceaux sont rompus ; des frémissements métalli-
ques se prolongent ; mille étincelles jaillissent des baïonnettes ;
comme par enchantement tous les hommes sont debout alignés à
leur rang. Une voix forte s'élève, dominant le bruit des clairons et
des tambours ; elle crie :
Bataillon, en avant! à l'assaut !
La trombe vivante se déploie et s'élance ; elle est reçue par un
feu meurtrier ; aux cris d'enthousiasme répondent des gémisse-
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ments ; mais en quelques minutes les pentes escarpées sont fran-
chies. Au sommet, au sein d'une mêlëe des derniers kabyles et des
premiers assaillants, le drapeau tricolore apparsdt. Le mouvement
a été si rapide que le soleil a eu à peine le temps de Téclairer
Ceux qui vivent crient : Vive la France ! et un glorieux bulletin
de plus sera inscrit demain dans VAkbar.
Rêves de la vallée natale, philosophie du penseur, conscience du
soldat chrétien, qu'étiez-vous devenus? Vous vous étiez éclipsés
comme un brouillard aux premiers retentissements du clairon, à la
vue enivrante du drapeau déployé !
A. DE LÉRUE.
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BEAUX-ARTS.
LART LYRIQUE EN PROVINCE.
L'année théâtrale qui vient de s^écouler a été, surtout en ce qui touche
Tart lyrique, si bruyante et si orageuse, que jamais, on peut le dire, la
chronique des théâtres n'avait vu ses colonnes plus remplies de désastres.
Depuis la chute fameuse du Tannhauser, de Richer Wagner, jusqu'à celle de
Gaëtana, de M. E. About, nous avons assisté à une série de tumultes
qui, en province aussi bien qu'à Paris, se sont produits sur la plupart des
scènes. Conflits du public avec l'autorité, s'immisçant , à tort ou à raison,
dans des questions d'art qui ne sont vraiment pas de son ressort ;
conflits des spectateurs avec les directions, rejet en masse de troupes lon-
guement et laborieusement rassemblées ; cabales , charivaris , émeutes
mêmes, tel a été, pendant plusieurs mois, le triste bulletin de santé de
l'opéra dans les départements. — Ici, le théâtre, à raison des désordres qui
s'y étaient produits, a été fermé par ordre de l'administration ; là, un direc-
teur et une municipalité aux abois ont pensé qu'il fallait décidément
renoncer au grand-opéra, puisque les ténors faisaient absolument défaut,
sans compter que les basses-tailles manquaient souvent et les barytons
quelquefois. Le désarroi a été tel dans quelques villes, au Havre, par
exemple, que la salle, exaspérée, a demandé le renouvellement immédiat de
la direction, en même temps que de tous les artistes. Enfln, tant bien que
mal, le calme s'est rétabli et force a été au peuple amateur de musique dra-
matique de se contenter du peu qu'on pouvait lui offrir. Mais comme en fin
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de compte les mauvais chanteurs n'ont pas le privilège d'attirer les specta-
teurs, on a vu des directeurs attaquer leurs premiers sujets en résiliation
d'engagement , sous prétexte d'insuffisance dans leur emploi , et d'autres
vouloir retenir de force ceux qu'une direction rivale leur enlevait en payant
le dédit convenu. Car, si la plupart des troupes se sont montrées d'une
faiblesse tout à fait déplorable , quelques théâtres , plus favorisés , ont pu
réunir un personnel offrant des sujets vraiment remarquables. Marseille,
entre autres, a vu débuter, dans le rôle d'Arnold de Guillaume' Tell ^ un
brillant élève de Duprez qui, secondé par un baryton de premier ordre, à
ce qu'il parait, a excité jusqu'au délire l'enthousiasme des auditeurs.
En somme, cependant, on a lieu de se désoler de voir l'art lyrique décli-
ner d'année en année; les vrais chanteurs deviennent de plus en plus rares,
et si cette décadence trop rapide ne s'arrête bientôt, l'opéra deviendra réelle-
ment impossible en province. Ce ne sont pas seulement les ténors qui se mon-
trent insuffisants, tant sous le rapport de la puissance vocale que sous celui
de la méthode: les artistes, en général s'en vont. Bien chanter n'est plus ni
ce que l'on cherche ni ce que l'on demande, et les belles traditions de
récole française, de l'école de Garât et de Ponchard, s'éteignent de jour en
jour, comme se sont successivement éteintes la tragédie et la haute-comédie,
jadis si florissantes.
L'industrialisme a pénétré dans les arts, et ceux qui s'y adonnent les ex-
ploitent plutôt qu'ils ne les cultivent. Plus d'études sérieuses poursuivies
pour l'amour du beau, et l'idéal de l'acteur, aussi bien que celui de l'auteur,
c'est la recette. Après avoir gâté le goût public par la littérature insipide
on abjecte du feuilleton et du mélodrame, on ne poursuit pas d'autre but
que de le flatter en le corrompant davantage. Les spectateurs accourent
parce qu'on excite leur curiosité en parlant à leurs sens, en exaltant leurs
passions les moins nobles à l'aide de représentations scèniques, où l'immo-
ralité ae fait gloire d'être spirituelle, en exagérant enfin la mise en scène
jusqu'à l'absurde, et l'art, dégradé, cesse ainsi d'être un initiateur moral
pour devenir un amusement frivole, une sorte de délassement purement
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physique; mais alors, la jeunesse lui préfère les jouissances de Testaminet,
tandis que l'âge mûr apporte au théâtfe un esprit distrait par le souci des
affaires.
Ce n'est pas qu'à ce tableau tout d'ombre il n'y ait des fonds de lumière;
grâce au Ciel, l'art ne manque encore ni d'amis fervents et éclairés, ni de
disciples fidèles, mais leur petit nombre ne fait que mieux ressortir l'aban-
don général dans lequel il semble tombé. Si la zone méridionale n'est point
tout à fait refroidie; s'il est du feu sous la cendre; si le cœur de la FVance,
Paris, palpite plein de vie, il n'en est pas moins vrai que Tindifférence
publique, en matière morale, est le cachet de notre époque, absorbée par ce
que l'on a si bien nommé le culte des intérêts matériels. Et cependant, une
invincible force, qUi n'est que l'impulsion communiquée au monde par
le xviii* siècle, nous pousse toujours en avant et nous fait, presque
malgré nous, progresser dans l'ordre scientifique, religieux et politique.
L'état présent de nos institutions et de nos connaissances nous condamne
visiblement à des révolutions prochaines, mais* à des révolutions fécondes
et pacifiques qui, en élargissant la sphère de notre activité intellectuelle,
conduiront l'art à une transfiguration imprévue.
Or, dans cette attente, ne pouvons-nous, chacun dans le petit sentier que
nous suivons, hâter de nos efforts cette fructification naturelle de la mois-
son des temps? Oui, vraiment, nous le pouvons, car la pyramide que bâtit
le genre humain se forme de pierres et de ciment, et nous avons toujours
assez de force pour charrier un peu de sable. C'est là ce que nous faisons
ici : travail de fourmi, mais travail d'amour.
Ils sont certainement à plaindre ceux-là qui ne voient dans les beaux-
arts en général et dans l'art lyrique en particulier qu'une affaire de simple
agrément, pure distraction des sens qui ne mérite point de prendre rang
parmi les choses sérieuses. Oui, sans doute, l'art est agréable, mais il est
grave aussi et c'est véritablement à contre-sens que si souvent on lui oppose
l'utile. L'utile, ce n'est pas seulement ce qui répond à un besoin du corps,
ce qui procure une satisfaction matérielle, c'est également tout ce qui for-
tifie, ranime, développe les âmes. Or, tel est l'objet supérieur des arts.
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— 471 —
S'adressant aux oreilles et aux yeux» ils pénétrent plus loin, et leur rôle
essentiel est d'entretenir la vie de Tesprit. Par eux , Têtre moral prend le
dessus sur la béte, et Thomme tout entier s*en trouve grandi, ses sensations
s'épurent, son intelligence se raffine, son cœur s'initie aux belles réalités
intelligibles. Enfin, ils sont l'utile moral qu'il ne faut opposer à l'utile ma-
matériel que pour lui donner la préférence.
Ce n'est donc point une puérile préoccupation que la recherche des causes
de cette déplorable décadence des arts qui semble, en notre siècle, suivre
une marche parallèle au progrès de l'industrie et des arts mécaniques.
Quoi que puissent penser là-dessus les gens d'affaires et les hommes pra-
tiques, c'est, à notre sens, un malheur qui n'est point compensé par un
bien équivalent, et nous croyons les œuvres de Raphaël, le livre d'Homère
et les chants de Mozart plus utiles à l'instruction, à la grandeur de l'huma-
nité, que nous ne croyons les chemins de fer nécessaires à son bonheur.
Voilà pourquoi nous nous demandons, comme tant d'autres, d'où vient le
mal et quel pourrait être le remède.
Le mal ? il vient de bien des côtés à la fois : il vient d'en haut et il vient
d'en bas; il vient de l'affaissement du sentiment religieux, de l'exaltation
des passions sensuelles et égoïstes; il vient de nos discordes sociales, de la
corruption dissimulée mais profonde de nos mœurs, du scepticisme semé
dans les âmes par une philosophie exclusivement critique et destructive ;
il vient enfin de l'excitation communiquée à l'esprit industriel et de la
glorification officielle du savoir-faire. — Enrichissez-vous! — tel est le
mot d'ordre du xix" siècle , et chacun de courir après la fortune , d'y
tendre toutes ses facultés, d'y consacrer toutes ses forces! Philosophes,
poètes, savants, littérateurs, artistes, battent monnaie avec leur génie,
comme les manufacturiers avec Watt et Jacquart.
L'amour de l'or a toujours été la passion dominante de l'humanité, mais
au moins n'était-elle point unique, n'étouffait-elle point dans les cœurs
toute autre passion, tout autre amour. Aujourd'hui, insuffiée dès l'enfance
au sein du foyer paternel, elle desséche les sources vives de l'enthousiasme
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— 472 —
et de Théroïsme. Plus que jamais « Targent en honnête homme érige un
scélérat, » et mieux que jamais a la vertu sans argent n'est qu'un meuble
inutile. »
Dans une telle atmosphère de cupidités haletantes, les artistes peuvent-
ils croître et grandir? Non; il leur faut un air plus pur, un ciel plus serein,
et le milieu dans lequel ils s'élèvent tendant à les étouffer plutôt qu'à les
vivifier, ils s'étiolent, s'énervent et meurent sans avoir rempli la destinée
pour laquelle la nature les avait doués. Quelques-uns, il est vrai, les plus
forts, échappant à l'influence délétère qui les enveloppe, arrivent à être
grands, mais ce n'est là qu'un phénomène comme l'éruption d'un volcan au
milieu des glaces. Chaque jour, d'ailleurs, en voit diminuer le nombre et le
niveau de la grandeur baisse à vue d'oeil. Les penseurs, les poètes, les ar-
tistes, les compositeurs illustres nés avec notre siècle, s'inclinent tous vers
la tombe et une génération nouvelle de penseurs, de poètes, d'artistes et de
compositeurs, dignes de nous consoler de leur déclin ou de leur mort, n'ap-
paraît pas encore. — Y art-il lieu de s'en étonner lorsque toutes les facul-
tés de l'esprit humain semblent exclusivement vouées à la production in-
dustrielle et que les âmes n'ont plus d'aspirations héroïques? Non ; cela est
normal, et à un mal si profond, d'autant plus profond que ce n'est pas l'in-
telligence qui manque, mais le cœur; à une décadence si rapide, le remède
ne pourrait être que dans quelque grande rénovation morale qui ressusci-
terait les âmes à la vie intellectuelle et religieuse. Il faudrait une grande
secousse, un grand débat qui pût réveiller les esprits et nous arracher bon
gré, mal gré, à la préoccupation exclusive des intérêts matériels. Une idée
puissante aurait besoin de germer dans nos cerveaux, une forte passion de
nous enflammer. Alors, comme tout se lie dans l'ordre spirituel ainsi que
dans l'ordre physique, les sentiments vraiment humains, en nous revenant,
renouvelleraient le saint et sérieux amour des arts. Faut-il espérer nn®
telle révolution? faut-il l'attendre? Hélas, il n'y a que Dieu qui puisse nous
l'envoyer, et nulle puissance individuelle ou politique ne saurait l'opérer.
Désirons-la, cependant, car le désir appelle la chose, et cVst le moins que
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'■^•^•^
— 473 —
nous puissions faire que de souhaiter le bien qu'il ne nous est pas donné
d'accomplir.
Maintenant sommes-nous condamnés au rôle de spectateurs impuissants
ou passifs de notre dégénérescence littéraire et artistique? Nullement, et
nos efforts collectifs peuvent au moins en retarder, en arrêter peut-être
le cours. Encore une fois, il nous reste, Dieu merci, des penseurs et des ar-
tistes: il ne s'agit que de les convier à exercer parmi nous l'influence légi-
time qui leur appartient.
Descendons des généralités qui précèdent pour voir en fait ce qui pour-
rait contribuer à la régénération des arts; et puisque c'est l'art lyrique qui
a servi de point de départ à nos lamentables réflexions , revenons à lui et
bornons-nous à l'examen de ce qui le concerne. N'est-il pas, d'ailleurs,
le plus éducateur de tous et pas conséquent le plus intéressant sous le
double rapport de l'agrément et de l'utilité? n'est-ce pas lui qui s'adresse
à la foule pour la charmer, éveiller en elle les plus suaves sensations,
lui inspirer les sentiments les plus élevés? Il a présidé à la naissance de
la civilisation, il lui appartient désormais de l'épurer. L'abaissement
de l'art lyrique provient de ce que l'exercice de cet art est devenu, pour les
uns, un métier, pour les autres un passe -temps frivole. La régénération ne
peut sortir que d'une impulsion vigoureuse imprimée aux études musicales,
que de l'initiation des masses aux beautés classiques des grands maîtres.
Or, il n'y a qu'une seule manière d'atteindre ce but, c'est do doter la pro-
vince de ce qui, jusqu'ici, a été le monopole de Paris. Qu'un conservatoire
de musique soit fondé dans chacune des principales villes de l'Empire; qu'il
soit un foyer d'études sérieuses, un centre de critique épurée, une enceinte
où la foule puisse toutes les semaines assister à l'audition des chefs-d'œuvre
de la musique instrumentale, et nous verrons à cette école se former des
musiciens et des chanteurs dignes enfin de ce nom d'artistes qu'ils usurpent
trop souvent. Par ce moyen, les intelligences et les aptitudes lyriques, ral-
liées, pourraient communiquer entre elles de tous les points de la France,
recevoir l'action souveraine de la capitale et la propager jusqu'aux extré-
31
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— 474 —
mités, faire circuler partout, en un mot, cette vie de l'esprit trop exclusive-
ment concentrée dans Paris. — L'excès delà centralisation est évidemment
aussi fâcheux que la dissémination des forces, car il finit par étouffer la plu-
part des éléments vitaux d'une nation. Ce n'est même plus là, à proprement
parler, de la centralisation, mais une monstrueuse absorption intellectuelle
opérée au profit d'une seule cité, dont la splendeur ne parvient pas à dissi-
per les ténèbres étendues sur le reste du pays. Sans amoindrir l'astre central
on pourrait lui donner des satellites, et son éclat n'en deviendrait que plus
intense, puisque toutes les lumières convergeraient vers lui. Ainsi, Paris se
répandrait en quelque sorte sur la France entière, et la France entière ver-
serait dans Paris les trésors infinis que recèlent ses entrailles; l'union
entre le chef et les membres deviendrait intime, car ils jouiraient des mêmes
biens, respireraient le même air, participeraient à la même existence;
enfin, on ne verrait plus une grande nation fractionnée comme en deux
Empires : l'un, renfermé dans les murs d'une capitale où toutes les
richesses de l'art sont accumulées; l'autre, nourrissant trente fois plus
de population, et dépossédé presque entièrement de ce qui fait la gloire et la
fortune du premier.
Ch. EUDEL.
4^^
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BIBLIOGRAPHIE.
BIBLIOTHÈQUE HERALDIQUE
DE LA FRANCE.
--^Laje::5^^Af^5:^skA->-
Un jeune bibliophile, chez qui la science la plus vive et la plus
convaincue n'a pas attendu le nombre des années, M. Joannis
Guigard, vient de doter son pays d'un livre intitulé : Bibliothèque
Héraldique de la France (1). Cet ouvrage regarde et intéresse tous
les savants, tous les gens du monde, tous les curieux. Les archéo-
logues et les historiens y trouveront aussi leur compte. Il n'est pas
jusqu'aux faiseurs de chroniques qui ne le prennent comme une
bonne fortune.
Un tel livre manquait. Il comprend la nomenclature systématique
et raisonnée des ouvrages qui ont paru sur le blason, les ordres de
chevalerie, la noblesse, les fiefs, la féodalité et les généalogies,
(1) Dentu, éditeur, libraire de la Société des gens de lettres. — Paris,
Palais-Royal.
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— 476 —
relatifs à la France. Comme le fait remarquer Tauteur, nul travail
de ce genre, du moins aussi complet, n'avait été entrepris jusqu'à
ce jour; car, dit-il, on ne peut guère considérer comme tel ce que
renferme la Bibliothèque Historique, et les bribes bibliographiques
que nous ont laissées Palliot et Durey de Noinville. En 1668,
Th. Gore, et J. Hiibner en 1729, publièrent chacun une bibliogra-
phie héraldique générale; toutes les nations s'y trouvaient repré-
sentées. Mais ces œuvres, quoique estimées et peut-être complètes
pour leur temps, sont loin de répondre aux exigences du nôtre. De
nos jours, M. Bernd a exécuté le même travail : l'ouvrage du savant
allemand se recommande sans doute par de longues et profondes
recherches; toutefois, sans parler des erreurs nombreuses qu'on v
trouve et de la confusion qui y règne, il est malheureusement trop
incomplet, du moins en ce qui touche la France.
M. Joannis Guigard a suivi une excellente méthode Sans sa
Bibliothèque Héraldique; ce livre, dans sa spécialité, deviendra un
manuel bibliographique pour chacun de nous. La Normandie, cette
grande et importante province de la France, a sa grande et impor-
tante part dans le dictionnaire nobiliaire de M. Guigard.
Nous prenons le plus vif plaisir à transcrire et à commenter la
liste des ouvrages qu'a rencontrés notre bibliophile dans ses re-
ches sur la Normandie :
1* Acte du Roy du 31 mars 1607, pour la répression des abus commis
en l'obtention et expédition des lettres d'anoblissement, relatif à la Nor-
mandie, commençant ainsi : « Henry, par la grâce de Dieu, roy d«?
France... » — Extraict du 36* article du Cayer des Remonstrances faites
au Roy par les gens des trois estais du pays et duché de Normandie. A eux
répondue par Sa Majesté, à Paris, le 30 jour de janvier 1607, — Extraict
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— 477 —
des registres du Conseil d'Estat. — Acte du Roy du 16 juin 1607, pour la
m<anutention des anoblis de la province de Normandie. — Extraict des
registres de la Cour des Aydes en Normandie (16 juin 1607). Le tout en
une pièce in-12. — Se trouve à la bibliothèque impériale (où M. Joannis
Guigard est bibliothécaire).
2^ Elogiorvm civivm Cadomensivm centuria prima, Authore Jacobo
Cahagnesio, Cadomensi... — Cadomi, 1609, in-12 (à la bibliothèque im-
périale).
3® HistoriaB Normannorvm scriptores antiqvi... Insertas svnt monaste-
rivm fvndationes variae, séries Episcoporum et Abbatum; genealogisB
Regum, Ducum, Comitum et Nobilium... Ex Mss. codd. omnia ferè nvnc
primum edidit Andréas Duchesnivs, turonensis. — Lutetiœ Parisiorum,
1619, in-f* (à la bibliothèque impériale).
4'' Histoire générale de Normandie. Contenant les choses mémorables
advenues depuis les premières courses des Normands... Avec Thistoire de
leurs dups, leur généalogie et leur conquestes... Par M. Gabriel dv
MovLiN, curé de Maneual. — Rouen» 1631, in-f* (bibliothèque impériale).
M. Joannis Guigard ajoute qu'indëpendamment des documents généalogiques men-
tionnes ci-dessus, on trouve encore à la fin, et avec une pagination particulière :
« Catalogve des seigneors de Normandie, et cuvtres provinces de France, qui forent en la
conqueste de HieruscUem, sous Bobert Courte-Heuze, duc de Normandie, et Godefroy de
Bmllon, duc de Lorraine, Avec la curieuse remarque de leurs armes ou armoiries, —
.Yoms des seigneurs et chevaliers normands qui portoient les bannières sous PhiHppes
secoivi. — Catalogue des seignevrs renommez en Normandie, depuis Quillaume le Con-
fineront iusques en l'an mille douze,.. — Catalogue des seignevrs de la Comté de Mor-
tain qui iurérent fidélité à PhiHppes Auguste. — Nonis des seignevrs relevons de
Breteuil, qui firent hommage à PhiHppes Auguste. — Noms des seignevrs relevons du fief
de Grante-Mesnil, qui rendirent hommage au dit Auguste. — Catalogve des seignevrs
fpii n'allèrent point faire hommage et n envolèrent point d'excuses. — Noms de cent dix-
neuf gentilshommes qui deffendirent si bien le MontSaint-Michel, Van mil quatre cens
^irigt-trois, que les Anglois ne pewrent le prendre. Leurs noms et armes estoient peints,
mm Viîy^re du temps a effacé la plus grande partie des dites armes. »
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— 478 —
5" Lettre du sieur de La Roque aux intéressés en l'Histoire généalo-
gique des Maisons nobles de Normandie. — {Sans lieu) 1653, in-^ (à U
bibliothèque impériale).
6® Histoire générale des Maisons nobles de la province de Normandie,
par le sieur de La Roque... Premier (et second) volume... Avec permission
du Roy, suivant les Lettres de Sa Maiesté en date du 21 iuillet 1653. —
Caen, 1654, 2 vol. in-f* (à la bibliothèque impériale).
M. Joannis Guigard ne néglige pas la critique et les notes à travers les cinq mille
numéros de sa Bibliothèque Héraldique, Il fait remarquer ici que THistoire générale
des Maisons nobles de Normandie est avec tables généalogiques et planches de bla-
sons, mais qu*elle ne contient que les généalogies des maisons Fay, Brossard et
Touchet. Le reste n*a pas été publié. — La Bibliothèque impériale conserve on antre
exemplaire sur velin du premier volume.
7^ Déclaration du Roy pour la recherche des vsurpateurs de noblesse, et
confirmation de Lettres Patentes émanées du grand sceau en la province
de Normandie (15 mars 1655)... Avec la commission donnée pour la re-
cherche desdits vsurpateurs et arrest donnez en conséquence. — Paris,
1666, in-4*^, pièce (bibliothèque impériale).
8' Histoire de la ville de Roven, divisée en trois parties. La première,
sa fondation, ses accroissements, ses privilèges... La seconde, Torigine de
ses églises paroissiales et collégiales... La troisième, les fondations et
antiquitez de ses monastères et autres communautez, avec les sépultures et
épitaphes de remarque qui s'y rencontrent. Où sont employez plusieurs
noms, armoiries, alliances, généalogies et recherches touchant les ao-
ciennes familles de la province. (Par F. Farin, prieur de Notre-Dame-du-
Val). — Roven, 1668, 3 vol. in-12 (bibliothèque impériale).
M. Joannis Guigard fait observer très minutieusement que chaque partie condeot
une table alphabétique des noms de famille qui y sont contenus. Le bibliographe nau5
renvoie ensuite au numéro suivant.
9" Histoire de la ville de Rouen, contenant son antiquité, sa fondation,
ses différents accroissements, Thistoire abrégée de ses ducs; ses compa-
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— 479 —
gnies, ses juridictions, ses différents corps et son ordre politique et civil;
ses privilèges et ses droits... Avec les sépultures et les épitaphes de re-
marque, les armoiries, alliances et armoiries des plus anciennes familles
de la province. (Par F. Farin.) Nouvelle édition. Revue, corrigée et
augmentée. (Par Jean Le Lorrain, chapelain de Téglise métropolitaine de
Rouen). Rouen, 1710, 3 vol. in-12 (bibliothèque impériale). — Autre édi-
tion : Rouen, 1710, 3 vol. in-12 (bibliothèque impériale).
Ces deux éditions n*ont pas de table pour les noms de famille comme dans la
première. — Le fond, dit le P. Le Long, est bien de Farin, mais gâté par le
Lorrain.
M. Joannis Guigard nous renvoie encore au numéro suivant.
10* Histoire de la ville de Rouen, divisée en six parties. Troisième édi-
tion... Par un solitaire (F. Farin), et revue par plusieurs personnes de
mérite. — Rouen, 1731, 6 vol. in-12. Avec un plan de la ville de
Rouen.
1'* partie. (Contenant la descnption, Tétat où elle était autrefois et ce qu'elle est
à présent, et les ducs de Normandie.
2* partie. Contenant la noblesse, les cours de judicature, les jurisdictions subal-
ternes .et les grands hommes.
3* partie. Contenant la catiiédrale, les dignités, et ce qui est arrivé de plus mémo-
rable sous le gouvernement des archevêques.
4" partie. Contenant les conciles et les églises paroissiales qui sont dans Tenceinte
de la ville .
5« partie. Contenant les paroisses des fausbourgs, les chapelles, les hôpitaux, les
sépultures de la campagne, les abbayes et une partie des prieurez.
6* partie. Contenant la suite des prieurez et toutes les autres communautés reli-
gieuses,
!!• Histoire chronologiqve des évesqves, et du govvernement ecclésias-
liqve et politiqve du diocèse d'Avranches. Par maître Ivuen Nicole... curé
de Carnet et de la Croix-en-Avranchin. — Rennes, Mathurin Denys, 1669,
in-8*. Avec la description des armes;
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— 480 —
Ce petit ouvrage est assez rare. Uesemplaire de la bibliothèque impériale est
annoté de la main de Tillustre Huet.
12^ Explication de la garde-noble royale en Normandie, de ses avantages
et prérogatives. (Par De Jort). — Rouen, 1691, in-12 (bibliothèque im-
périale).
12^ Arrest du Conseil d^Etat du Roy du 6 août 1697, concernant TEnre-
gistrement des Lettres de noblesse qui seront expédiées pour la province
de Normandie. — (Sans date ni lieu). In-4^, pièce (à la bibliothèque im-
périale).
14* Dissertation sur les Aydes chevels de Normandie... Par Jort (1706).
— Rouen, in-12.
15* Dissertation sur le Relief des Fiefs en Normandie (par Jort). —
Rouen, 1710, in-12;
16* Mémoire sur l'Etat de la paroisse d'Anneville, contenant l'Etat
du flef, terre et seigneurie Dupont du Grand-Camp. — (Sans lieu), 1717,
in-12.
Charles COLIGNY.
(La fin à la prochaine livraison,)
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CBRONiqUE NORMANDE.
INAUGURATION D'UNE INSCRIPTION
ÉRIGÉE A LA MÉMOIRE DE DOM FILLASTRE
ET DE M. UABBÉ LANGLOIS
DANS L'ÉGLISE DU TILLEUL.
Le dimanche 29 décembre dernier, jour de la fête de saint Thomas-de-
Cantorbéry, a été inaugurée dans Téglise du Tilleul, par les soins de
M'' rarchevêquc de Rouen, une inscription commémorative destinée à
rappeler les travaux et les vertus de deux prêtres d'élite, nés dans cette
paroisse à cent soixante- seize ans de distance, dom Guillaume Fillastre
et l'abbé Pierre Langlois.
Voici le texte de l'inscription, rédigée par un autre prêtre qui remplit
avec tant de zèle, de nos jours, sa double mission d'inspecteur des monu-
ments historiques du département et des monuments religieux du diocèse,
et gravée, sur marbre noir, en lettres d'or, par M. Caulier jeune, sculpteur,
à Dieppe.
DANS CETTE ÉGLISE DE SAINT-MARTIN DU TILLEUL
ONT ÉTÉ BAPTISÉS
LE 27 DÉCEMBRE 1632, GUILLAUME FILLASTRE,
SAVANT BÉNÉDICTIN DE FÉCAMP,
DÉCÉDÉ LE 6 DÉCEMBRE 1706;
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— 482 —
ET, LE 18 JANVIER 1808,
PIERRE-LAURENT LANGLOIS,
CHANOINE HONORAIRE, DIRECTEUR DE LA MAITRISE
DE l'Église métropolitaine de rouen,
AUTEUR d'une Histoive du Prieuré du Mont-aux-Malades
ET de plusieurs AUTRES DOCTES ÉCRITS,
DÉCÉDÉ A QUEVILLT, LE 29 DÉCEMBRE 1859.
PRIEZ DIEU POUR EUX.
HUNC TITULUM PUS ET DOCTIS PRESBYTERIS PONENDUM CURAVIT
REVERENDISS. IN CHRISTO PATER D. DM. H. G. DE BONNECHOSE,
ARCHIEPISCOPUS ROTOMAGENSIS,
DIE 29â DECEMBRIS 1861.
Quelques mots, sur les deux personnages qui figurent dans cette inscrip-
tion, semblent venir ici se placer d'eux-mêmes. Nous les emprunterons
aux notices qu'en a publiées, dans ses doctes loisirs, l'historien national
des églises du diocèse (1).
— Guillaume Fillastre naquit au Tilleul, le 26 décembre 1632, «dans
une pauvre chaumière que l'on voit encore au hameau du Parlement, au
milieu d'une cour plantée de pommiers. Cette masure, construite en argile,
comme toutes les vieilles maisons du Pays de Caux, est située près du châ-
teau de Fréfossé, à l'angle du chemin qui conduit du Grand-Val au hameau
de Grosse -Mare. » '
Après avoir commencé, comme commencent presque tous les enfants de
la campagne qui appartiennent à des familles pauvres et pieuses, par être
(1) 'Notice sur la vie et les écrits de dom Guillaume Fillastre, bénécUctin de Pécamp,
par M. Tabbë Cochet. — Rouen, Nicétas Pénaux, 1841. In-8® de 31 pages.
Nécrologie normande en 1859. M. l'abbé Langlois, Jtf. Auguste Leprevost, M. Amtdtf
Féret. In-8<» de 23 pages. — Dieppe, Emile Delevoye, 1860. Etrait des numéros de U
Vigie de Dieppe des 6 janvier 1860, 19 juillet et 22 novembre 1859, par M. Fabbê
Cochet.
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— 483 —
enfant de chœur dans sa paroisse, où il « chantait les motets aux jours de
grandes fêtes, » le jeune Guillaume, grâces à sa jolie voix et à son protec-
teur, l'abbé Roquelay, vicaire du Tilleul, vit s'ouvrir devant lui les diffi-
ciles portes de la maîtrise de l'abbaye de Fécamp, l'une des premières du
royaume. Guillaume, dès cette époque, savait déjà le latin. « Nous avons
entendu raconter mille fois, dit son biographe, qu'à l'exemple du célèbre
Duval, bibliothécaire de Vienne, le peu d'argent qu'il pouvait gagner à ré-
i pondre la messe, et en assistant aux baptêmes et aux inhumations, il
l'employait à acheter des livres et des cartes géographiques. »
La vocation de Guillaume s'étant prononcée pour l'état religieux, on l'en-
voya faire son noviciat à Saint- Faron de Meaux. Il fit sa profession le 22
mai 1652, à l'âge de vingt ans ; puis s'en revint à Fécamp, où il resta,
j simple bibliothécaire de l'abbaye, jusqu'à sa mort (1).
I Un mot suffit à l'éloge de dom Fillastre : il était le correspondant et
f l'ami de Mabillon, qui vint le visiter en 1684, l'année même du plus rigou-
i reux hiver dont nos côtes normandes aient gardé le souvenir (2),
^ A l'exception d'un mémoire intitulé : Défense de V Exemption et delaJuris-
diction de V Abbaye de Fécamp, pour servir de Réponse à V Archevêque de Rouen (3) ,
qui est un chef-d'œuvre de l'érudition d'un bénédictin plaidant pro domo
I (1) La bibliothèque de Tabbaye contenait à peine 7,000 volumes, et une centaine de
I manuscrits.
La plupart de ces volumes forment aujourd'hui la bibliothèque publique du Havre.
(2) D'après une lettre de dom Guillaume Fillastre à dom Jean Mabillon, en date du
12 avril 1684, — « l'encre gelait jusqu'auprès du feu ; — le bouillon ëchappé de la mar-
mite se glaçait aussitôt sur Tâtre ; — des matelots de Saint-Valery-en-Caux, s'étant
exposes à aller pêcher, furent enveloppes par la glace à près de trois lieues au large,
vis-àr-vis du port de Véules, et ne purent regagner la terre qu'à pied, par-dessus les
glaces ; — au Havre et à Rouen, le cidre et le vin gelaient dans les fûts, faisaient
rompre les cercles par la dilatation, et ne pouvaient ensuite être fendus qu'à coups
àa hache ; — enfin, après le dégel, on mesura à Dieppe, sur le rivage, des glaçons de
onze pieds d'épaisseur.
(3) Un volume in-folio, 200 pages, 1695.
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8uâ, il ne nous reste presque rien de l'éminent religieux qui fut lié avec le»
plus illustres savants de son ordre. Dom Fillastre avait cependant beaucoup
écrit, mais, par des motifs demeurés inconnus et que nous devons respec-
ter au milieu de nos regrets, le modeste religieux, couché sur son lit de
mort, a demanda ses précieux manuscrits, les prit dans ses mains trem-
blantes, laissa tomber une larme au souvenir des veilles et des travaux quUls
lui avaient coûtés, puis les livra aux flammes... n
Mais admirez comme Dieu se joue des vaines pensées de ses serviteurs.
Tandis que dom Guillaume cherche à mourir deux fois. Celui qui « élève
les humbles » suscite, quelques années plus tard, M'M'archevéque de Rouen,
pour mettre à son front vénérable une auréole qui ne périra jamais.
— Dans une chaumière voisine de la chaumière de Guillaume Fillastre,
dans la même paroisse et dans le même hameau, naquit, le 17 janvier 1808,
Pierre-Laurent Langlois. Entré au petit séminaire diosésain du Mont-aux-
Malades vers 1823, l'abbé Langlois revint, en 1831, comme professeur,
dans ce vieux prieuré qui devait lui inspirer son meilleur ouvrage, et où il
a laissé, à ses nombreux élèves de linguistique et d'archéologie, les plus
reconnaissants souvenirs. Il y resta quinze ans.
Ce fut vers 1846 que M«' Blanquart de Bailleul enleva Tabbé Langlois au
Mont-aux-Malades pour placer sous sa direction la maîtrise de la cathédrale
de Rouen. Neuf ans plus tard, en récompense de ses services passés, Tabbé
Langlois, dont la santé, se trouvait alors profondément altérée, fut nommé
simultanément chanoine honoraire de la métropole et aumônier du couvent
de Saint- Joseph.
« La santé du digne prêtre, remarque ici M. l'abbé Cochet, qui eut ce triple
bonheur d'être à la fois l'ami, l'émule et le compatriote de celui dont il écrit
la vie, la santé du digne prêtre no devait malheureusement pas se relever
des ébranlements successifs qu'elle avait endurés par suite de ses nombreux
travaux. Après quatre années d'alternative de bons et de mauvais jours, au
moment où nous croyions qu'il préparait dans le silence du cabinet une vie
du cardinal delà Rochefoucauld, sa mort est venue nous surprendre comme
un coup de foudre. Il a succombé à Quevilly, chez M"' la comtesse de la
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Châtre, née de Montmorency , dans le château de laquelle il était allé prendre
quelques jours de repos. Il est mort tout d'un coup, comme son savant
maître et ami le R. P. Arthur Martin qui, en 1856, s'éteignit inconnu dans
un hôtel de Ravenne, où il était allé étudier l*es mosaïques chrétiennes les
plus curieuses du monde. »
L'ahbé Langlois est décédé le 29 décembre 1859, à l'âge de cinquante et
un ans.
Il était membre de l'Académie de Rouen, de la Commission des Archives
et de la Commission des Antiquités de la Seine-Inférieure.
L'abbé Langlois a publié :
P Histoire du Prieuré du Mont-aux-Malades-lès- Rouen, et Correspondance
du Prieur de ce monastère avec saint Thomas de Cantorbéry (1120 — 1820), d'après
les archives du Prieuré et les manuscrits de la bibliothèque nationale ; avec
planches et pièces justificatives, la plupart inédites. In -8** de XVI ch. et 458
pages, avec 2 lith. — Rouen, Pérou, 1851.
a Nous pourrions citer, dit M. l'abbé Cochet, le jugement écrit sur cette
monographie par MM. Léopold Delisle et Paulin Paris, membres de l'Ins -
titut; mais le lecteur se contentera de savoir que M. le comte de Monta-
lembert, l'un des oracles de l'archéologie sacrée, en pensait et en disait le
plus grand bien possible. »
2" Revue des maîtres de Chapelle et musiciens de 'la Métropole de Rouen
(1755—1777). In-8° de 29 pages. —Rouen, Pérou, 1850.
3** Notes historiques et descriptives sur les jubés de l'église métropolitaine de
Rouen. In-8* de 120 pages. — Rouen, Pérou, 1850.
4** Recherches sur les bibliothèques des Archevêques et du Chapitre de Rouen.
In-8° de 79 pages, avecl planche. — Rouen, Pérou, 1853.
5* Nouvelles Recherches sur les bibliothèques des Archevêques et du Chapitre
de Rouen. In-8** de 59 pages. — Rouen, Pérou, 1854.
&" Essai historique sur le Chapitre de Rouen pendant la Révolution (1789 —
1802). In-8" de 100 pages. — Rouen, Pérou, 1855. — 2' édition corrigée.
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augmentée et suivie de pièces justificatives, in-8* de 132 pages. — Rouen,
Mégard, 1856.
Il est permis d'espérer, en outre, qu'une main pieuse et intelligente
fera paraître, en son temps, les œuvres posthumes de M. Tabbé Langlois.
Nous n'aurions garde d'omettre, en terminant, un fait rapporté par son
biographe, fait capital dans la vie d'un antiquaire chrétien et normand.
« Ce fut l'abbé Langlois qui reçut mission, en octobre 1847, conjointement
avec M. Deville, de rapporter du Bec-Hellouin à Rouen les restes mortels
de l'Impératrice Mathilde, découverts dans le chœur de l'ancienne abbaye
en décembre 1846. »
Voilà quels furent les hommes qui viennent d'être l'objet, dans leur
église natale, d'honneurs tout exceptionnels. Ce double et solennel
hommage rendu à la science ecclésiastique, au nom du clergé diocésain,
par M*' de Bonnechose, en qui les lumières de l'archéologue semblent
prêter un nouvel éclat aux vertus de l'évêque, n'avait eu d'autre précédent
parmi nous, si je ne me trompe, que l'inscription érigée à Richard Simon,
par la fabrique de Saint-Jacques de Dieppe, sur la proposition de M. l'abbé
Cochet. C'est un acte de haute justice qui ne rencontrera que des
approbateurs.
Heureux donc le diocèse qui produit de pieux et savants prêtres tels que
dom Fillastre et l'abbé Langlois ! Mais aussi heureux les prêtres du diocèse
eux-mêmes, continuateurs des mérites et des travaux de leurs devanciers,
encouragés qu'ils sont par la voix d'un saint et généreux pontife qui les
bénit, qui les aime, et qui dit aujourd'hui aux vivants, comme il disait
hier aux morts: Ecce venio cito, etmerces mea mecum est, reddere unicuique
secundum opéra sua (Apoc. XXII, 12).
BRIANCHON.
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PUBLICATIONS DIVERSES.
Les Filles de la Terre, poésies par Jacques Bornet. — 1 vol. in-18,
Paris, 1862.
Noos venons de parcourir le volume de vers de M. Jacques Bornet, et nous vou-
lons constater la bonne impression que nous en avons gardée. C'est de la vraie et
touchante poésie, mise au service de toutes les grandes idées et de toutes les causes
saintes, ^émancipation des esclaves, la première entre toutes, est particulièrement
traitée avec une vigueur de style et un sentiment excellent dans le petit drame que
Tauteur a intitulé Jean Paréja. — Nous renvoyons avec confiance nos lecteurs au livre
de M. Jacques Bornet; nous les convions aussi aux séances littéraires que ce dernier
donne à Rouen en ce moment. Le Havre vient de faire à ses lectures un éclatant
succès.
Les Fi7/es de la Terre sont en vente à Rouen, chez tous les libraires.
G. G.
PRINCIPAUX OUVRAGES DE M. Raymond BORDEAUX, l'un des colla-
borateurs de la Revue de là Normandie.
Serrurerie du Moyen-Age. Les ferrures de portes, avec 40 planches lithographiées
par M. G. Bouet, et de nombreuses vignettes sur bois, in-4^, publié à Oxford, par
M. Parke. — 1858. — 20 fr.
De la Législation des cours d^eau, dans le droit français ancien et dans le droit
moderne. De quelles améliorations serait-elle susceptible ? — Ouvrage couronné par la
Faculté de Droit de Caen. — Suivi d'observations sur les frais d'ingénieurs prélevés
sur les riverains. — Un vol. in-8° , Paris, Durand. — 1849, — 4 fr.
Les questions de frais en matière administrative, soulevées dans la seconde partie de ce
volume, n'avaient été abordées par aucun jnrisconsulte. Le décret du 10 mai 1854, sur
la taxe des ingénieurs, est intervenu depuis les plaintes de l'auteur.
Philosophie de la Procédure cwile. Mémoire sur la réformation de la justice, cou-
ronné par l'Académie des Sciences morales et politiques. Un fort vol. in-8^, Paris,
Durand. — 1857. — 8 fr.
Traité de la réparation des Eglises, Principes d'archéologie pratique avec 90 figures
intercalées dans le texte. Paris, A. Aubry, 1862.
Edition portative, in-12. 4 fr. — Edition de bibliothèque, in-8*. 7 fr.
Tous les ouvrages de M. Raymond Bordeaux se trouvent à Rouen, chez M. A. Le-
brument, libraire, 55, quai Napoléon.
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— 488 —
DERNIÈRES PUBLICATIONS DE M. ELIACIM JOURDAIN, l'un des coUabora-
teurs de la Bem^ de la Normandie,
Edmée, roman, publie (à ce jour) par les journaux des villes dont les noms suivent :
Dieppe, — Boulogne-sur-Mer, — Saint-Lô, — Senlis, — Valenciennes, — le Puy,—
Dijon, — Rennes, — Havre, Caen, — Metz, — Nantes, — Marseille, — Chàlons-sur-
Saône, — Paris, Bévue de Baces latines, répandue dans les Deux-Mondes, — Brest,
— Nancy, — Saint-Etienne, — Bar-le-Duc, — Saint-Sever, — Verdun, — Boussn
(Belgique). — Paris, LeDoyen, éditeur ; Dieppe, A. Marais.
La Bevendication de ^Honneur, roman historique, publié pour la première fois à
Marseille. — Déjà reproduit au Havre, à Metz, à Yalenciennes, à Arras, à Montargis,
à Luxembourg (Hollande).
Ginèvre, légende normande (chronique des Deux^Amants),
Sonnets fantaisistes (au nombre de 265).
Drames et Comédies (au nombre de quarante) dont un mystère en vingt-troia actes,
en prose et en vers.
DonPédre d'Aragon, drame en cinq actes, en prose dédié à S. M. la Reine d'Espagne.
M. Eliacim Jourdain se propose de faire traduire ce drame en espagnol, aussitôt
que Sa Majesté Catholique aura daigné en agréer Thommage.
PRINCIPAUX OUVRAGES DE M. Jules THIEURY, Tun des collaborateurs de
la Revue de la Normandie.
Saini-<iervais de Rouen. Eglise et paroisse. — Paris, 1859. Aubry, rue Dauphine, 16.
— A Rouen, chez Lanctin, grand in-8^ fig.
L'Espagne et l'Angleterre en 1588. Campagne de F Armada. Documents nouveaux.
— Paris, 18(50. A. Aubry, in-12. pièce.
Le Portugal et la Normandie jusqu'à la fin du xvi^ siècle. Relations. Commerce.
— Paris, 1860, Aubry, grand in-S».
Bécits Dieppois. Combat naval. 1555 — Réimpression de l'édition d'Olivier de Harsy,
avec des notes. — Dieppe, 1861, A Marais, in-8®.
La lettre de change. Son origine. Documents historiques. — A Paris, 1862,
A. Aubry, in-8®.
Les Noêls Virois, par Jean Le Houx, publiés pour la première fois d'après le manus-
crit de la Bibliothèque de Caen, avec une introduction et des notes, par Armand Gasté.
— Caen, Le Gost-Clérisse, éditeur, 1862.
Eistoire du Parlement de Normandie, depuis sa translation à Caen, au mois de juin
1589, jusqu'à son retour à Rouen, en avril 1594, par M. Jules Lair, avocat à la Cour
impériale de Paris, ancien élève de l'École des Chartes.
Ouvrage couronné par l'Académie des Sciences, Arts et Belles-Lettres de Caen,
dans sa séance de novembre 1858. — Caen, Hardel, 1861, in-8<>. Prix . 4 francs.
Rovm — M». I. CAORUM, Ml pnoiivii M.
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BSAUS-ARTS.
UNE EXCURSION
AU CHATEAU D'ANET.
« Il voit les murs d'Anet bâtis au bord de l'Eure.
» Lui-même en ordonna la superbe structure :
» Par ses adroites mains , avec art enlacés ,
» Les chiffres de Diane y sont encor tracés ,
)) Sur sa tombe en passant , les plaisirs et les grâces
» Répandirent les fleurs qui naissaient sur leurs traces. »
{La Nenriade, chant IX.)
Dans une vaste plaine sur les confins du département d'Eure-et-
Loir, au joli bourg d'Anet, qu'arrose la rivière d'Eure, s'élevait ja-
dis une habitation princiêre , bâtie, les uns disent en 1548, les
autres en 1552. Ce palais avait été élevé sur les plans de Phi-
libert Delorme , par le roi de France Henri II , pour Diane de
Poitiers, sa favorite, femme célèbre par son esprit, ses grâces et
sa beauté.
Cette splendide demeure, que la Révolution française renversa,
comme un torrent dévastateur, en même temps que les châteaux
32
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— 490 —
non moins admirables de Gaillon , de Madrid , de Chantilly, etc. (1) ,
réunissait l'étendue et la magnificence des bâtiments à un luxe de
décoration auquel tous les arts avaient concouru. Les artistes les
plus fameux de cette grande époque du xvi* siècle, ce siècle de Pé-
riclès des temps modernes, avaient été appelés pour y faire briller
leurs talents et leur génie.
Diane de Poitiers avait su captiver le cœur du roi qui Taimait si
éperdûment qu'il avait voulu que l'on vît partout, dans les tour-
nois , sur ses ameublements, dans ses devises, sur le frontispice de
de ses bâtiments royaux, un croissant, des arcs et des flèches, qui
sont les symboles ordinaires de Diane chasseresse.
Ces attributs allégoriques de la déesse de la chasse et les chiflBres
enlacés de Diane et de Henri II se retrouvent encore aujourd'hui
au Louvre, au château d'Ecouen, aux églises de Magny, de
Gisors, de Nogent-sur-Seine , etc., etc.
Le château, ou plutôt le palais d'Anet se composait d'un corps de
logis principal, placé au fond d'une cour carrée, et accompagné de
deux ailes en retour d'équerre qui se reliaient à d'autres bâtiments
moins élevés formant un quatrième côté , au centre duquel était la
grande porte d'entrée.
Il ne subsiste plus que cette porte d'entrée et les bâtiments qui en
dépendent, une seule aile et la chapelle. Le château proprement dit,
ayant face au Nord sur les jardins, et au Sud sur la cour , a été rasé
(1) Dieu nous garde de faire ici le procès à notre grande Révolution , car
depuis ce temps de trouble et d'anarchie; combien de monuments , combien
de châteaux, la cupidité, ce monstre hideux et stupide, n'a-trelle pas fait
disparaître du sol français. La liste en est malheureusement si longue,
que nous ne pourrions les nombrer.
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— 491 —
complètement; Tailede l'Est, dans laquelle la chapelle se trouvait
enclavée en forme de T, et dont nous avons vu les arrachements,
en 1834^ a été également rasée.
L'orangerie, le parc, les canaux, la fontaine de Diane ont disparu.
Cette fontaine en marbre blanc, qui était au milieu du parc, est un
morceau unique et de la plus grande beauté , un chef-d'œuvre de
Jean Goujon où Diane de Poitiers est représentée en Diane, appuyée
sur un cerf et accompagnée de ses deux chiens. Ce groupe admirable
est placé dans une des salles du Musée de sculpture française au
Louvre. La décoration centrale de la façade du fond de la cour,
haute de 66 pieds, et composée des ordres dorique, ionique et corin-
thien, ornée de bas-reliefs et de sculptures de la plus grande beauté,
dignes enfin du ciseau de Jean Goujon qui les exécuta, a été
transportée à Paris, par les soins de feu Alex. Lenoir (I) ; on la
voit aujourd'hui dans la cour du Palais des Beaux-Arts. A la partie
supérieure , on lisait en lettres d'or, sur un marbre de Languedoc >
le distique que voici :
Splendida miraris magni palatia cœli ,
Non hœc humana saxa polita manu.
Au troisième ordre, qui s'élevait dans la hauteur des combles, était
placée une statue de Diane de grande dimension. Au sommet de ce
portail, se voyaient les armoiries découpées de la famille de Brézé.
La grande porte d'entrée se présente à la vue comme un arc de
triomphe. C'est un ensemble architectural dont le centre est occupé
(1) Alex. Lenoir, père de M. Albert Lenoir , architecte à Paris , fut le
créateur du Musée des Monuments français des Petiis-Augustins , supprimé
si fâcheusement en 1816, à Tavènement de la Restauration. C'est aujour-
d'hui le Palais des Beaux- Arts.
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— 402 —
par une belle porte à deux battants rectangulaires , ornés de riches
sculptures, représentant des attributs de la chasse et de la pêche. Le
heurtoir, en forme d'S, et oflTrant une tête de chien (boule-dogue) ,
est remarquable, ainsi que l'entrée de la serrure finement travaillée
et enrichie de divers dessins , parmi lesquels on remarque un enfant
et, au-dessus de lui, un croissant, des masques, des trophées,
des carquois.
Cette porte est surmontée d'un tympan , en plein cintre , portant
sur un linteau orné d'une table de marbre noir, et encadré par une
belle archivolte dont les voussoirs sont alternativement eu pierre et
en marbre.
Ce tympan était enrichi , autrefois , de ce fameux bas-relief de
bronze représentant la nymphe de Fontainebleau , appuyée sur un
cerf et entourée de chiens et de sangliers , que Benvenuto Cellini
avait exécuté primitivement pour le palais de Fontainebleau. Cette
belle œuvre d'art, le plus important morceau de sculpture que la
France possède de Benvenuto Cellini, a été placée au Louvre depuis
la destruction du château d'Anet ; elle a occupé d'abord le dessus de
la tribune des Caryatides de Jean Goujon , dans une des salles du
Musée de sculpture. A présent, on la voit dans la salle dite de la
Renaissance.
Sur l'archivolte s'élève un massif en attique , décoré de deux
niches, aujourd'hui vides et à jour. Au centre , on voit un cadran
circulaire, et au-dessus un fronton découpé en forme de console,
servant de piédouche aux accessoires d'une horloge fort ingénieuse,
laquelle indiquait, à la fois, les heures, les mois de l'année et les
phases de la lune. Ces accessoires en bronze représentaient un cerf et
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]
— 493 —
des chiens qui jouaient un rôle dans cette œuvre très remarquable : le
cerf marquait les heures en frappant du pied, et les chiens faisaient
entendre, en même temps, leurs aboiements.
« Tous les bronzes ont disparu, mais la grande porte, ornée d'at-
» tributs de chasse et de pêche et des chiffres de Diane , est conservée
» à la même place ; la Commission des Monuments historiques Ta
» restaurée en 1856, et a placé dans le portail (conjointement avec
» le propriétaire), une horloge ordinaire et au-dessus un cerf avec
w quatre chiens en terre cuite peints en bronze (1). »>
Cette décoration centrale est épaulée , de chaque côté , par un
corps d'architecture d'ordre dorique, surmonté d'un attique, terminé
en terrasse, et orné d'une élégante balustrade en pierre.
De chaque côté , à des hauteurs ou sur des plans différents , se
voient encore des balustrades à jour couronnant d'autres parties en
terrasse moins élevées, et qui complètent ce bel ensemble architec-
tural , dont l'effet est encore augmenté par des marbres de couleurs
variées.
Du côté de la cour, l'ordonnance, quoique offrant plus de simpli-
cité, n'est pas moins gracieuse.
Les eaux des terrasses sont rejetées en dehors par des gargouilles
en forme de vases d'un galbe fort élégant, richement sculptés , cou-
chés de côté, l'anse en dessus. Dans la partie se dirigeant vers l'Est,
se trouvaient, sous une terrasse, les cuisines qui sont presque entiè-
rement ruinées aujourd'hui.
Un fossé converti en jardin entoure, au Sud et à l'Est, le château
ou plutôt ce qui fut le château.
(1) Le château (TAnet. Paris, 1860, par M. Riquet, comte A. de Caraman.
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A l'Est, est une seconde entrée beaucoup plus simple . mais ana-
logue a celle que nous venons de décrire. Cette entrée latérale
est en ruine.
L'aile qui subsiste a été récemment retravaillée dans la partie
qui était contiguë au château proprement dit ; on en a retranché une
travée, pour cause de mauvais état. Elle est d'un grand et beau
style, quoique fort simple. Elle se compose d'un rez-de-chaussée
surmonté d'un étage décoré, dans sa partie centrale, de pilastres
ioniques accouplés ; un grand trophée orne le milieu du mur.
Les lucarnes principales portent chacune, sur deux acrotères, les
chiffres de Diane et de Henri II, enlacés et sculptés à jour.
Le pignon du sud donnant surle fossé est flanqué, dans ses angles,
de deux tourelles en encorbellement couronnées par un dôme.
Au même pignon, entre les deux tourelles , une cheminée s'élève en
masquant le haut toit. Elle est, comme toutes les autres cheminées de
cette aile, décorée d'un fronton surmonté de trois petites boules en
pierre et d'une girouette. A la base de cette cheminée , est un car-
touche fort orné.
De l'autre côté de l'aile qui reste du château, en se dirigeant vers
l'Ouest, sur la ligne de la grande porte d'entrée et du fossé qui la
précède, est un mur cintré décoré de bossages, de tables sculptées,
de statuettes, et surmonté d'un attique avec des vases élégants, très
enrichis d'ornements.
En avant de ce mur était un bassin et une fontaine. Sur les côtés,
dans des niches, sont des statues de femmes demi-nues , malheureu-
sement très mutilées et privées de tête.
Tout à côté et contigus à cet endroit , sont deux pavillons , l'un
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attenant à l'aile dont nous avons parlé , l'autre se reportant plus
loin vers l'Ouest. Dans ce dernier est un rez-de-chaussée, dont le
plafond d'une beauté ravissante a été miraculeusement conservé
pendant la Révolution.Dansles divers caissons, de grande dimension
et en bois , dont ce compose ce plafond, on voit , peints et dorés et
placés symétriquement, les armes de France, celles de la duchesse
de Valentinois, le chiflfre de Henri II (H couronné), celui de Diane
(D aussi couronné), et trois croissants enlacés de diverses manières.
Revenons maintenant à la chapelle, laquelle se trouvait, comme
nous l'avons déjà dit, dans l'aile à l'Est du château. Aujourd'hui res-
taurée et ornée d'une nouvelle façade d'après les plans de M. Au-
guste Caristie, architecte, membre de l'Institut, elle fait face à
Taile, à l'Ouest, qui est devenue le Château actuel.
Cette chapelle , échappée à la destruction , est un petit chef-
d'œuvre d'architecture et de sculpture. Elle avait aussi frappé Henri
Sauvai, l'auteur d'un livre intitulé: Histoire et recherches des Anti--
qxntés de la ville de Paris. Il caractérise ainsi le château d'Anet:
Afiet admirable par sa chapelle (Paris, 1734; t. 2% p. 312, in-f).
La chapelle du château d'Anet, d'une structure régulière, en
forme de croix grecque, est très soigneusement bâtie de pierres d'un
grain très fin. Trois autels semblables la décoraient. C'est aujour-
d'hui la partie la mieux conservée du château. Elle est richement
ornée de bas-reliefs représentant des sujets religieux et divers motifs
d'ornementation revêtus de dorures.
Aux plafonds d'un péristyle ou vestibule soutenu par des colonnes
doriques accouplées, sont peintes sur fond d'or et sur la pierre même
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— 496 —
la Foi, TEspérance et la Charité, de grandeur naturelle (1). Aux
angles de chacun des trois plafonds est un croissant d'or. Le pavé
se compose de compartiments de marbre noir et blanc : un H et des
croissants en marbre noir ornent le seuil de la grande porte d'entrée
qui est accompagnée de deux plus petites. Au-dessus de cette porte,
sur un marbre noir, on lit l'inscription suivante :
PAVETE AD
SANCTVARIVM
La porte battante, en bois de chêne, avec des incrustations de bois
étrangers, offre des entrelacs, et les chiffres H et D. Les sculptures
des autres portes sont également riches et du meilleur goût. On y
voit un anneau en forme de croissant, des inscrustations en marque-
terie des bois alors les plus rares et les plus beaux , l'acajou ,
l'ébène, etc.
« Ce même luxe de sculpture et d'incrustation, dit M. Vaudoyer,
» architecte du gouvernement à Paris, existait dans toute lamenui-
1) série du château, et deux portes d'Anet restaurées et replacées
» dans une des salles du premier étage de l'Ecole royale des beaux-
» arts ne peuvent en donner qu'une faible idée. On voit aussi quel-
» ques panneaux sculptés provenant également d'Anet dans d'autres
») parties de l'Ecole. Il existe encore dans le château même, outre
» la porte de la chapelle qui est dans un état déplorable, quatre
» autres portes sculptées et dorées qui méritent d'être soigneuse-
)) ment conservées. »
(1) Ces trois figures ont disparu totalement en 1844, lorsqu'on a été oblige
de démonter ce portique pour le restaurer. On n'en a conservé qu'un croquis
{Le château d'Anet, par M. de Caraman ).
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— 497 —
Ajoutons que la porte de la chapelle a été complètement réparée
en 1844, sous la direction de M. Auguste Caristie.
Deux escaliers accompagnent rentrée principale delà chapelle, et
sont extérieurement surmontés d'une masse quadrangulaire tout
unie de forme pyramidale. Au sommet des deux pyramides, se voit
une girouette présentant les chiffres de Henri et de Diane enlacés
et découpés à jour.
La chapelle dont nous venons de décrire le vestibule est une
coupole supportée par quatre arcades, et surmontée d'une campa-
nille, où plutôt d'une lanterne, composée de colonnes corinthiennes
accouplées, sur lesquelles reposent des archivoltes. La calotte, ou
dôme, est entourée d'une galerie à jour, formée du chiffre de
Diane.
Le pavé, composé de marbres noirs et blancs, présente des crois-
sants combinés de miUe manières. Au centre , une rose à cercles
réguliers en marbres de diverses couleurs et des plus précieux, est un
chef-d'œuvre de précision. La coupole offre la même disposition de
Ugnes, hormis que les croissants en losanges des caissons sont rem-
plis par des chérubins. Au fond de la lanterne, qui laisse pénétrer le
jour à travers des verres blancs enchâssés dans des réseaux de
plomb, est une peinture grise tout-à-fait méconnaissable. Cette lan-
terne est terminée elle-même par un petit dôme.
Les quatre, arcades de la coupole sont supportées par des pieds-
droits ornés de pilastres et d'un entablement de l'ordre corinthien.
Nous ferons remarquer, en passant, que les feuilles des chapiteaux
ne sont pas d'acanthe, mais de laurier.
Entre les pilastres sont des niches cintrées, où l'on voyait au-
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— 498 —
trefois les douze apôtres exécutés par Jean Goujon. Ces admirables
sculptures sont perdues pour les arts. Les grandes fenêtres qui
éclairent le fond des arcades sont également cintrées, faites de bois
et dans le style du dernier siècle. Les carreaux de verre blanc
de 16 centimètres environ de hauteur, ont remplacé trois admirables
grisailles de Jean Cousin, représentant Jésus-Christ enseignant
rOraison dominicale, Abraham congédiant Agar et Ismaël (1) et le
combat des Hébreux contre les Amalécites, le tout orné de déli-
cieuses arabesques, et chargé d'inscriptions. Ces verrièi'es qui
avaient été recueillies par M. Alex. Lenoir dans son Musée des Mo-
numents français, ont disparu après la suppression de ce musée et
la dispersion des objets d'art qu'il renfermait.
Toutes les croisées du château étaient primitivement ornées de
peintures en grisaille, représentant des sujets de la fable; c'est le duc
de Vendôme (Louis- Joseph), devenu propriétaire du domaine d'Anet,
le 6 août 1669, qui les fit ôter et remplacer par des vitres blanches
pour obtenir plus de clarté.
Sous les voussures des archivoltes, huit figures d'enfants por-
tent les attributs de la Passion; sur les pendentifs, huit figures de
femmes ailées et drapées avec un goût exquis, sculptures de Jean
Goujon, tiennent les unes des palmes , les autres des trompettes,
et sur les frises se lisent des sentences latines. A la hauteur des ar-
cades, et entre chacune d'elles, des niches de forme carrée oblongue
figurant des fenêtres, sont occupées par les quatre évangélistes
peints sur toile, de manière à imiter des grisailles sur verre.
(1) Au rapport de M. Alex. Lenoir, Jean Cousin avait représenté Diane,
pour laquelle il faisait ce tableau, sous la figure d'Agar.
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— 499 —
Au-dessus de la porte d'entrée, et sur une des arcades est une
tribune dépouillée de ses lambris et dont Pappui en bois est ruiné.
Une porte richement sculptée, communiquant d'un des escaliers
à la tribune, offre sur un panneau les armes de France, et sur le
panneau de dessous, les armes de Diane de Poitiers, relevées de
dorures, car l'or brille ici partout à profusion.
En face de la grande porte et de la tribune était Tautel, dont il
n'existe pas de vestiges ; si ce n'est qu'on aperçoit à droite et à gauche
deux petites sacristies qui ont conservé leurs lambris.
L'aspect intérieur et extérieur de ce monument est aussi frais que
s'il était de récente construction.
Les trois faces extérieures sont bâties régulièrement et présentent,
au-dessous du dôme, trois frontons cintrés. La couverture du dôme
et de toutes les parties de la chapelle est en pierre.
Quatre escaliers partagent extérieurement le dôme en autant de
divisions.
M. et M"' de Caraman ont entrepris la restauration de la Chapelle.
Par leurs soins, la croix a été replacée sur le sommet du dôme, les
autels ont été rétablis, et le 3 septembre 1851, Monseigneur Pie,
évêque de Poitiers, a fait solennellement la réconciliation de ce
temple domestique et consacré de nouveau l'autel principal sous
l'invocation de saint Thomas, apôtre.
Il existe tout près du château une autre chapelle, dont la façade
se présente sur la voie publique. C'est la chapelle sépulcrale , bâtie
pour recevoir le tombeau de Diane de Poitiers. Jacques Androuet
du Cerceau en parle dans son ouvrage «/r les plus excellents bâtiments
de France, comme si elle venait seulement d'être terminée (1576).
Cette jolie façade revêtue, en beaucoup d'endroits, de marbres par
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— 500 —
incrustation, se compose de quatre pilastres et d'un entablement
corinthiens, que surmontent un attique fort simple avec un
amortissement composé d'une espèce d'autel ou tombeau accosta
de deux femmes ; un ange est au sommet, à demi caché derrière
le tombeau.
Sur la porte d'entrée, sont deux Renommées tenant d'une main une
trompette, de l'autre un livre ouvert et une table de la loi. Dans la
Révolution, on avait écrit sur la table de la loi ces mots : Guerre et
mort aux tyrans. On voit aux pieds de l'une de ces Renommées
une tête de mort et un serpent, et aux pieds de l'autre un mouton.
Entre ces deux figures et un peu au-dessus, est un faux œil de
bœuf orné de peintures.
Aux deux côtés de la porte, sont deux niches où se voient des
statues de femmes, d'enfants, etc. A la porte battante, sont des car-
quois, des anneaux de fer figurant des croissants.
Les murs latéraux de ce petit temple sont bâtis de pierre et de
brique. L'abside est demi-circulaire.
L'intérieur de la chapelle est tout-à-fait nu. Le tombeau de Diane,
qui en avait été enlevé à l'époque de la Révolution, avait été re-
cueilli en débris par Alex. Lenoir que nous avons déjà cité. Depuis
la suppression du Mmée des monuments français des Petùs-Augns-
tins, ce tombeau de marbre noir, avec la figure de Diane, à ge-
noux, œuvre de Boudin, sculpteur très peu connu, a été placé
dans le parc de Neuilly, par la famille d'Orléans.
Le sanctuaire était orné de la représentation sur émail des douw
apôtres, que Léonard Limosin avait exécuté en 1545, pour la
chapelle de Fontainebleau. Henri II avait voulu que l'on employât
ces magnifiques émaux à la décoration de la chapelle sépukrale
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— 501 —
d'Anet, que Diane elle-même avait fait ériger sous l'invocation de
la Sainte Vierge. Ils ont été donnés en 180!?, par l'administration
du département d'Eure-et-Loir, à l'église de Saint-Père de Chartres,
où nous les avons vus dans la chapelle de la Vierge, derrière le
chœur de cette église.
Le cachet que portent les constructions d'Anet est celui du talent
le plus élevé uni à la science la plus profonde. C'est le génie, le génie
*
créateur, rempli du feu sacré des beaux-arts, qui a présidé à toutes
ces merveilles. On ne se lasse point d'admirer la beauté et la régu-
larité des plans, la pureté des lignes et des moulures , le goût exquis
et le fini des sculptures, la majesté des masses, la richesse et la
grâce des détails.
« Des statues représentant les divinités mythologiques, des bustes
n des Empereurs et des grands hommes de l'antiquité grecque ou ro-
» maine, étaient répandus à profusion et sur les façades et dans les
» jardins. Les combles étaient décorés de crêtes dorées. La croix de
w fer qui surmontait le dôme de la chapelle était considérée comme
» un chef-d'œuvre de serrurerie. A l'intérieur, c'étaient bien
» d'autres richesses encore.
'( La menuiserie des lambris, des portes et des plafonds, avait
» été composée et travaillée avec un art et une richesse infinis ; on
» avait su marier aux bois indigènes des bois étrangers de toute
» espèce, apportés, à grands frais, des pays les plus lointains; les
» verrières, peintes avec réserve, adoucissaient la vivacité de la
« lumière, et de toutes parts, l'éclat des dorures et de l'émail
» chatoyait à la vue. De riches tentures couvraient les murailles là
»» où la peinture n'avait pu trouver place » (1).
(1) Le château d*Anet, par M. de Caraman, p. 166-167.
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— 502 —
Faut-il s'étonner de raccumulation de tant de chefs-d'œuvre
dans un même palais, si l'on songe que les hommes les plus habiles
que la France ait jamais possédés , les Philibert de Lorme, les Jean
Goujon, les Germain Pilon , les Jean Cousin, ces maîtres de l'archi-
tecture, de la sculpture et delà peinture au xvi* siècle, concoururent
par la réunion de leurs talents à la merveilleuse création d'Anet,
que les vers de Voltaire ont immortalisée ? (1)
L'origine du château d'Anet est fort ancienne. Le nom d'un sei-
gneur de ce nom, Simon d'Anet, se lit dans des chartes de 1 169. Vers
l'année 134D, le comte d'Evreux, fils de Philippe-le-Hardi, devint
possesseur de ce domaine . En 1444, Charles VII, pour reconnaître
les services que lui avait rendus le grand sénéchal de Normandie ,
Pierre de Brézé , lui fit , entre autres dons , celui de la Châtellenie
d'Anet.
A Pierre de Brézé succéda Jacques de Brézé, son fils, qui avait
épousé Charlotte de France , fille de Charles VII et d'Agnès Sorel.
Enfin, Louis de Brézé , comte de Maulévrier , grand sénéchal de
Normandie, fils de Jacques, hérita du domaine d'Anet. Il épousa en
deuxièmes noces, le 29 mars 1514, Diane de Poitiers, fille de Jean
de Poitiers, seigneur de Saint-Vàllier, qui n'était âgée que de qua-
torze ans ; elle était née en 1499. Diane avait trente-deux ans quand
elle perdit son époux. Son union avec lui avait été irréprochable ;
(1) Mon ami et excellent confrère à T Académie de Rouen, M. L. Desmarest,
architecte du département de la Seine-Inférieure, a dessiné une vue géné-
rale de cette résidence princière dans l'état où elle se trouvait primitivement.
Son dessin, d'une pureté et d'une linesse admirables , a été gravé pour le
Magasin Pittoresque^ année 1843. Il accompagne des étitdes d'architecture en
France, rédigées par M. Vaudojer, architecte du Gouvernement.
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— 505 —
elle lui voua, pendant toute sa vie, une marque touchante de son
fidèle attachement, car elle ne quitta jamais ses habits de deuil, et
Henri II souffrit que la mémoire de celui qu'il remplaçait dans le
cœur de la belle veuve fût incessampient rappelée par la statue de
Louis de Brézé, de grande dimension, et par les vers suivants gravés
en lettres d'or sur un marbre noir qu'elle avait fait placer au château
d'Anet :
Brezœo hœc statuit pergrata Diana marito
Ut diuturna sui sint monumenta viri.
a Diane reconnaissante a élevé ce monument à Brézé son époux ,
afin qu'il restât un souvenir durable de lui. »
Elle fit ériger à la mémoire de Louis de Brézé, dans la chapelle de
la Vierge de la Cathédrale de Rouen , un mausolée magnifique (1),
chef-d'œuvre de l'art, modèle admirable, où elle-même s'est fait
représenter de grandeur naturelle , agenouillée et priant près du
sarcophage où est le corps de son mari figuré nu , et étendu sur
un linceul.
Via-à-vis de la statue de Diane, à l'extrémité opposée du sarcophage •
on voit une autre statue de femme portant im enfant. Quelques per-
sonnes n'admettent pas, ainsi que l'a dit M. A. Deville , dans son
curieux ouvrage sur les Tombeaua: de la Cathédrale de Rouen , que
cette femme fortement constituée, espèce de virago, soit la Sainte-
Vierge, ni que cet enfant, demi-nu, gigottant, soit l'enfant Jésus.
(1) Le tombeau de Louis de Brézé est peut-être dans son genre, parmi les
chefs-d'œuvre que possède la France , le plus excellent que Fart moderne ,
ou art français, ait produit en s'inspirant de l'antiquité.
Ce morceau de sculpture en albâtre est d'une étonnante perfection. Il est
attribué à Jean Cousin, ou à Jean Goujon, mais plutôt à Jean Goujon.
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Elles aiment mieux voir dans ce groupe M. de Brézé aux bras de sa
nourrice : ainsi se trouveraient rapprochées la naissance et la mort
du grand sénéchal de Normandie. L'auteur appuie son opinion sur
ce que la figure de Louis de Brézé mort et celle qui le représentait
en habit de comte, étaient tournées vers la statue de femme dont
nous parlons, et que cette double prière semblait sortir de leur
bouche :
Suscipe preces, Virgo benigna.
« Reçois nos prières, Vierge bénigne. »
et
Miséricordes oculos ad nos converte.
« Tourne vers nous tes yeux miséricordieux. »
« Pour achever de lever tous les doutes, dit M. Deville, nous
» ferons remarquer l'analogie complète qui existe entre cette statue
» et la figure en plomb de la Vierge qui est placée sur le faîte de la
» chapelle même de la Vierge, tant sous le rapport de la composi-
» tion du groupe que sous celui du caractère et du costume de la fi-
M gure principale; la ressemblance est frappante. Il y a plus, le
») faire et le dessin en sont tellement identiques, que nous n'hési-
» tons pas à attribuer l'exécution de ces deux morceaux au même
» artiste. (1) »
Ces raisons nous paraissent péremptoires. On sait, en eflfet, que
les artistes du xvi* siècle se permettaient souvent des écarts contre
le goût et la bienséance. J'ai vu, il y a une trentaine d'années, à
Sainte-Gertrude, près Caudebec, une statue de grandeur naturelle
représentant la sainte Vierge allaitant l'enfant Jésus par une échau-
crure pratiquée à sa robe et qui laissait voir le sein à découvert.
(1) Tombeaux de la Cathédrale, par A. Deville, p. 112-113.
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— 505 —
Une figure en pied de Louis de Brézé se voyait appuyée à la mu-
raille. Il était en grand costume avec les insignes de ses dignités.
Cette statue a disparu, il y a si longtemps, qu'il n'en est resté nul
souvenir. Il est probable qu'elle aura été retirée de sa place bien
avant la Révolution pour une cause quelconque. La Description his-
torique de la Cathédrale de Rouen ^ par A. P. M. Gilbert, Rouen,
1837, p. 136, dit: Elle a été détruite en 1793. C'est une erreur :
aucun témoignage n'a confirmé cette assertion.
On lit sur im panneau de marbre ces quatre vers latins, lesquels
semblent sortir de la bouche même de Diane :
Hoc Lodoice tibi posuit Brezœe sepulchrum
Pictonis amisso mœsta Diana vire.
Indivulsa tibi quondam et fidissima conjux
Ut fuit in thalamo sic erit in tumulo.
o O Louis de Brézé, Diane de Poitiers, désolée de la mort de son mari ,
1» t'a élevé ce sépulcre. Elle te fut inséparable et très fidèle épouse dans le
» lit coi^ugal; elle te le sera de même dans le tombeau, d
Il faut considérer que l'intimité de Diane avec Henri II n'eût lieu,
au plus tôt, que cinq ou six années après la mort de Louis de Brézé,
son mari, et qu'il n'y manqua alors que la sanction légale, car le
mariage du roi avec Catherine de Médicis ne se fit que plus tard.
Si nous en croyons Brantôme, dont la plume n'est pas accoutumée
à la bienveillance, une circonstance solennelle découvrit toute la
grandeur et la noblesse de son âme.
L'historien rapporte que le roi voulut reconnaître une fille qu'il
avait eue de cette princesse. Elle s'y opposa : «j'étais née, lui dit-elle,
(i pour avoir des enfants légitimes de vous. J'ai été votre maîtresse
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a parce que je vous aimais, je ne souflWrai pas qu'un arrêt me
a déclare votre concubine. »
Louis de Brézé mourut au château d'Anet, le 23 juillet 1531.
Diane vécut alors retirée dans cette résidence. Mais après la mort
de François I", elle alla briller à la cour où elle avait été, très jeune,
admise au nombre des filles d'honneur de la reine Claude , femme
de celui-ci, et elle acquit bientôt un grand ascendant sur l'esprit
de Henri II , son fils et son successeur, qui n'avait alors que treize
ans. Elle inspira, ainsi que nous l'avons dit , la plus ardente passion
à ce jeune roi, lequel lui prodigua publiquement pendant toute
sa vie la vivacité constamment soutenue de ses sentiments et qui alla
même jusqu'à adopter les couleurs du deuil de celle qu'il se plaisait
à appeler sa belle veuve.
Diane, devenue duchesse de Valentinois par le don que le Roi lui
fit de ce duché, a raconté sa propre histoire dans ces vers d'une
naïveté charmante, qu'elle fit pour Henri II, et qui sont conservés
dans les manuscrits de la bibliothèque impériale (1).
Voicy vraisment qu'Amour un beau matin,
S*en vint m'offrir flourette très gentille.
Là, se prit-il, aournez vostre teint,
£t vistement violiers et jonquille
Me rejetoit a tant que ma mantille
En estoit pleine et mon cœur se pasmoit,
(Car, voyez-vous, flourette si gentille
Estoit garçon frais, dispos et jeunet)
(1) Musée des monuments français par Alex. Lenoir, t. 4', an 13, 1805, et
JDescription historique etc. , des monuments français par le même. — Janvier 1806.
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Ains tremblottante et destournant les jeux...
Nenni... disois-je — Ah! ne serez déçue
Reprit Amour, et soudain à ma vue
Va présentant un laurier merveilleux.
Mieux vault, lui dîs-je, estre sasge que royne,
Ains me sentis et fraimir et trembler
Diane faillit, et comprendrez sans peine.
Duquel matin je praitends reparler.
M. le comte de Caraman, propriétaire actuel du domaine d'Anet,
a imprimé cette pièce de vers avec de notables différences et sans
indiquer la source où il a puisé, dans un opuscule dont nous avons
déjà parlé, et qui a pour titre Le Clidteau dAnet. — Paris 1860.
Diane de Poitiers avait 60 ans, quand mourut si fatalement le
roi Henri II, à l'âge de 41 ans, le 10 juillet 1559, sans que ratta-
chement de ce prince pour celle qui avait conquis toutes ses aflfec-
tions se fût jamais démenti.
Cette fraîcheur de jeunesse, cette beauté ravissante que Diane
conserva dans un âge où les ravages du temps se sont fait sentir
ordinairement, parurent si extraordinaires, qu'il y eut dans ce siècle
superstitieux, même des hommes graves, qui crurent à un effet d'in-
vocations magiques chez une femme si privilégiée de la nature et des
grâces. Elle survécut encore de six années à la perte de son royal
amant. Elle mourut à l'âge de 66 ans, le 25 avril 1566.
Brantôme s'exprime ainsi au sujet de cette princesse illustre à
tant de titres :
« Je la vis six mois avant sa mort, si belle encore que je ne sache
« cœur de rocher qui ne s'en fût ému , quoique quelque temps
« auparavant elle se fût rompue une jambe sur le pavé d'Orléans.
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« Sa beauté, sa grâce et sa belle apparence étaient toutes pareilles
a qu'elles avaient toujours été. C'est donunage que la terre couvre
« un aussi beau corps. Elle était fort débonnaire, charitable et au-
« manière. Il faut que le peuple de France prie Dieu pour qu'il ne
« vienne jamais favorite de roi plus mauvaise que celle-ci, ni plus
a malfaisante.»
Il y a soixante-dix ans, lors de la Révolution, le domaine d'Anet
était possédé par la maison de Penthîèvre. Il fut vendu en 1793,
comme bien national, et passa successivement aux mains de plu-
sieurs particuliers. La duchesse douairière d'Orléans, fille du duc de
Penthièvre, le racheta en 1820. Après sa mort, arrivée le 23 juin
1821, le duc d'Orléans, son fils, devenu roi depuis, sous le titre de
Louis-Philippe I", en hérita. Il le vendit en 1823 à M. Passy, rece-
veur général du département de l'Eure, lequel, en 1837, le revendit
à M. Dibon, manufacturier à Louviers. En 1840, M. de Riquet,
comte Adolphe de Caraman, en devint à son tour possesseur. Il nous
est permis d'espérer que les précieux restes de ce séjour enchanteur
nous seront longtemps conservés par cet ami des beaux arts.
E. DE LA QuÉRIÈRE.
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VARIÉTÉS.
UNE
EXCURSION DANS L'AUSTRALIE
Suite et fin (4)
RBCIT DE KINO.
Nous arrivâmes au dépôt général de la Crique-Gooper le 11 avril, vers
sept heures et demie du soir. Nous n'avions plus que deux chameaux.
Toutes nos provisions consistaient en une livre de viande desséchée. Nous
nous aperçûmes que Texpédition venait de partir ce même jour En
regardant autour de nous, nous avons aperçu Tarbre sur lequel on avait
écrit: Creusez. Après avoir creusé nous avons trouvé les provisions qu*on
avait déposées. M. Burke prit connaissance des papiers qui étaient dans
une bouteille et demanda à chacun de nous s'il se sentait en état de quitter
la crique et de se mettre à la poursuite de l'expédition qui venait de partir.
— Nous répondîmes négativement. Il répliqua qu'il nous avait fait cette
question pour obéir à son devoir mais que, quant à lui, il se sentait inca-
pable d'en rien faire ; — il était bien plustdt décidé à essayer, après quelque
repos, de franchir la chaîne des monts Hopeless, parce que la commission de
Melbourne lui avait donné l'assurance qu'il existait une exploitation à
(1) Voir le numéro de juillet, p. 424-430.
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— 510 —
moins de 150 njille de laGrique-Cooper. M. Wills n*était point disposé à
adopter ce plan, il préférait reprendre le chemin suivi pour arriver,
mais il finit par céder. Quanta moi, j'avais aussi exprimé le désir de suivre
la route par laquelle nous étions venus.
Nous restâmes quatre ou cinq jours à nous reposer, faisant nos préparatifs
pour descendre la crique par étapes de quatre ou cinq milles par jour.
M. Burke plaça dans Tendroit adopté comme magasin un papier indiquant
la route que nous nous proposions de suivre pendant que nous descen-
dions la crique, les naturels nous procurèrent du poisson à peu de temps
de là un des chameaux que nous désignions sous le nom de Landa, s'em-
bourba.
Pendant près de deux jours nous essayâmes de le retirer; convaincus, au
bout de ce temps, que nous n'étions pas assez forts pour y parvenir, nous le
tuâmes d'un coup de fusil le soir du second jour; — nous découpâmes leplus
qu'il nous fut possible de sa chair et la fîmes sécher, nous nourrissant pendant
cette opération à même ce qui restait du pauvre animal; ceci fait nous avons
abandonné tout ce qui n'était pas d'une absolue nécessité, chargeant tout
ce qui nous était indispensable sur le dos du seul chameau qui nous restait
et que nous désignons sous le nom de Rajah; de plus, chacun de nous se
chargea d'environ vingt-cinq livres pesant; nous suivîmes alors diverses
vallées de la crique dont la direction était vers le sud, il se trouva que toutes
aboutissaient à des steppes sablonneuses, infranchissables. Dans ledénûment
où nous nous trouvions M. Burke revint sur ses pas et notre dernier cha-
meau étant complètement à bout de force, nous résolûmes de lui donner un
repos de quelques jours et de faire un nouveau temps d'arrêt. Pendant ce
temps MM. Burke et Wills furent à la recherche des indigènes afin d'ap-
prendre d'eux en quels lieux se trouve la plante appelée le nardoo qui, pour
les naturels remplace notre blé. Ils trouvèrent le camp des indigènes et
obtinrent d'eux un grand nombre de gâteaux de nardoo ainsi que du poisson,
mais ils ne purent faire comprendre qu'ils désiraient pouvoir trouver eux-
mêmes cette substance. Ils revinrent le troisième jour rapportant du nardoo
et du poisson.
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Le lendemain, le chameau Rajah parut très mal; je dis à M. Burke qu'il
me paraissait n'avoir plus que trois ou quatre jours à vivre, et comme le
soir de ce même jour la pauvre béte sembla être sur le point d'expirer,
M. Burke m'ordonna de le fusiller ce que je fis. Nous découpâmes sa chair
à Taide de deux couteaux brisés et d'une lancette. Nous séchâmes la chair,
puis M. Burke voulut faire une nouvelle tentative à Tefifet de trouver du
nardoo, il me prit avec lui: nous descendimes la vallée espérant retrouver
les indigènes campés à Tendroit où M. Burke les avait vus quelques jours
auparavant ; il n'y était plus M. Burke dit alors qu'il nous fallait faire
un effort suprême, parce que, si nous ne pouvions pas trouver du nardoo,
nous devions nous attendre à succomber inévitablement. Aussi avait-il Tin-
tention de faire provision d'un peu de viande desséchée ainsi que de riz, et
tout en faisant nos recherches nous diriger vers la chaîne des monts Hopeleis,
nous fûmes tous trois d'accord qu'il valait mieux faire une seconde tentative
pour traverser les monts Hopeless, parce que quelle que fût notre faiblesse
actuelle, elle deviendrait bientôt plus grande encore, notre portion journa-
lière 86 réduisant chaque jour de plus en plus.
Au bout de peu d'instant de marche nous arrivions à un plateau où j'a-
perçus des graminées, je m'écriai que je venais de trouver du nardoo. Ma
trouvaille nous donna grande joie.... Après avoir voyagé pendant trois jours
nous rencontrâmes un cour d'eau qui coulait au sud de la crique Cooper;
nous étions très fatigués et nos provisions se réduisaient à une petite ga-
lette et trois rouleaux de viande desséchée; cc-soir là nous avons campé
pendant environ quatre heures, résolus de marcher ensuite tout le jour sui-
vant jusqu'à deux heures du matin. Si alors nous n'avions pas trouvé d'eau,
nous devions revenir sur nos pas, nous partîmes, et à l'heure dite nous n'a-
vions pas trouvé d*eau ; nous nous assîmes alors tous trois pendant une
heure et revînmes sur nos pas. Que nous aurions été heureux d'une pluie
de quelques iours qui nous aurait permis de poursuivre notre route ! Selon
le calcul de M. Wills, nous nous trouvions à une distance de 45 milles de
la crique Ck)oper. Nous marchâmestoutle jour retournant lentement sur nos
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pas et le soir suivant nous pûmes atteindre Teau la plus proche de la crique,
nous pûmes cueillir un peu de nardoo que nous fimes bouillir pour le rendre
plus facile à écraser.
Le lendemain, nous atteignîmes la crique principale. Sachant où il
j avait de bonne eau et des gunias naturels nous nous y rendîmes, désireux
de conserver notre farine et notre viande desséchée pour une nouvelle ten-
tative à Teffet d'arriver à franchir les monts Hopeless... Le jour suivant,
M. Wills et moi fûmes cueillir du nardoo; nous en Ûmes provision pour trois
jours. Ayant trouvé près des gunias une grosse pierre, M. Burke et moi
nous nous en servîmes pour moudre notre grain; mais notre travail dura si
longtemps que la moitié de ce qui nous restait de farine ainsi que la moitié
de notre provision de nardoo furent consommées. MM. Burke et Wills descen-
dirent la crique pour prendre le reste de notre viande desséchée que nous
avions mis en réserve. Nous nous mimes ainsi en possession de toutes nos
provisions cueillant du nardoo et vivant le naoins mal possible.
M. Burke pria M. Wills de remonter la crique jusqu'au dépôt et d'y pla-
cer une note indiquant que nous vivions dans la crique, la première note
que nous avions placée dans ce dépôt annonçait que nous nous mettions en
route, nous dirigeant vers le sud ; M. Wills fut aussi chargé d'y enterrer le
livre journal du voyage au golfe de Carpentarie. Avant de se mettre en route
il prit trois livres de farine, quatre livres de nardoo réduit en poudre et
environ une livre de viande desséchée. Il pensait que son absence durerait
une huitaine de jours, pendant son absence je cueillis du nardoo et le broyai,
car M. Burke désirait en faire provision pour le cas où nous serions surpris
par les pluies Ason retour, M. Wills nous dit avoir rencontré les indi-
gènes le soir même du jour ou il nous avait quittés ils s'étaient montrés très
bienvaillants pour lui et lui avaient donné des vivres en abondance pour
tout son voyage aller et retour, il croyait qu'il nous serait facile de vivre au
milieu d'eux.... Pendant l'absence de M. Wills, il était arrivé que M. Burke
faisant un jour cuire du poisson, les flammes atteignirent le guniah sous
lequel nous étions campés et le brûlèrent si rapidement que nous ne pûmes
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rien sanver de nos effets sinon un revolver et un fusil, après le retour de
M. Wills, il fut résolu que nous remonterions la crique pour aller vivre
avec les indigènes, puisque M. Wills pensait qu'il nous serait facile d'en
obtenir des provisions.
Nous nous rendions à Tendroit ou nous comptions les trouver. Quel no
fut point notre désappointement, ils étaient partis ! Ayant apperçu un champ
de Nardoo, nous fîmes halte dans Tintention d'y établir notre camp. Nous
nous occupâmes à cueillir du Nardoo et à en faire provision. M. Wills et moi
étions occupés à la cueille et nous en rapportions chaque jour un sac ,
quant à M. Burke, il parvenait pendant notre absence à en broyer quantité
suffisante pour notre diner. C'est à ce moment que M. Wills tomba dans
une grande faiblesse et devint complètement incapable de continuer à aller
cueillir du Nardoo ; il lui fut impossible même de s'occuper à le broyer,
tant il devint faible en quelques jours. Je continuai à aller cueillir le
Nardoo, mais à son tour M. Burke commença à se sentir très débile et dé-
clara qu'il ne pouvait plus être que d'un faible secours pour le travail de
broyer le Nardoo ; je devais donc à moi seul cueillir et broyer pour trois.
Je continuai ce travail pendant quelques jours, au bout desquels je sentis à
mon tour mes forces diminuer rapidement. Mes jambes étaient devenues
faibles et douloureuses, je fus incapable de marcher pendant quelques jours
et nous fûmes forcés de vivre pendant six jours à même les provisions
mises en réserve. Alors M. Burke proposa que, pendant trois jours, je cueil-
lisse le plus que je pourrais de Nardoo, et qu'à l'aide de cette provision,
ajoutée à ce qui nous restait encore , lui et moi nous nous mettrions à la
recherche des naturels. Ce plan de conduite nous avait été suggéré par
M. Wills qui le considérait comme la seule chance pour lui comme pour
nous. Je cueillis tout ce que je pus trouver de Nardoo, et nous en broyâmes
quantité suffisante pour que M. Wills en eût pour huit jours et nous pour
deux jours. Nous mîmes à la portée de M. Wills de l'eau et du bois pour faire
du feu et M. Burke et moi nous nous levâmes pour partir. Avant de quitter
M. Wills, M. Burke lui demanda s'il persistait toigours dans ce plan dont
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il était Tauteur, parce que sans cela, lui, M. Burke, ne voulait pas le laisser
seul. M. Wills répondit qu'il considérait cette conduite comme la seule chance
de salut possible. Il donna à M. Burke une lettre et sa montre, le chargeant
de remettre le tout à son père, et me dit que, dans le cas où je survivrais il
M. Burke, il me priait d'accomplir ce dernier vœu.
Le premier jour de notre voyage, M. Burke parut très mal; il se plaignait
de grandes douleurs dans les jambes et dans les reins. Le second jour, à
parut mieux et me dit qu'il lui semblait sentir ses forces revenir, mais à
peine eûmes-nous fait deux milles, qu'il me dit qu'il lui était impossible
d'aller plus loin. Je persistai à l'exciter à marcher, je le soutins même
pendant assez temps, jusqu'à ce que je vis qu'il était tout-à-fait épuisé. Il
me dit qu'il ne pouvait plus porter son sac et en même temps il jeta à terre
tout ce qui le chargeait. Je réduisis alors moi-même mon mince bagage ,
ne conservant qu'un fusil, un peu de poudre et de plomb , une petite gibe-
cière et des allumettes. A peine avions nous fait un peu de chemin que
M. Burke s'arrêta, disant que nous allions faire halte pour lanuit. Cet en-
droit se trouvait près d'une grande nappe d'eau et exposé au vent. Je le lui
fis observer et j'obtins de lui d'aller un peu plus loin, jusqu'au premier étang
quo nous rencontrâmes et où nous nous établîmes. En cherchant autour
de nous, quelques rares plantes de Nardoo nous apparurent , je les cueillis,
les écrasai et, avec un corbeau que je tuai, nous trouvâmes moyen de sou-
der. Quoique M. Burke eut mangé au souper, il se trouva plus mal; il me dit
qu'il était convaincu qu'il n'avait plus que quelques heures à vivre. Il me
remit sa montre qui , me dit-il , appartenait à la commission ; il me remit
aussi un petit livre dans lequel il avait écrit quelques notes , il me dit de le
remettre à sir William Stawell. Il ajouta: a J'espère que vous resterez
avec moi jusqu'à ce que je ne soit plus, car c'est une grande consolation de
savoir qu'on a là quelqu'un près de soi. Lorsque je no serai plus je désire
que vous placiez un pistolet dans ma main droite et que vous me laissiez
sur le sol sans m'enterrer et dans le costume que je porte. »
Le reste de la nuit il parla très peu ; le lendemain matin, il ne pouvait
plus proférer une parole, et vers les huit heures il expira. Je restai près du
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cadavre pendant quelques heures, mais je ne pouvais plus lui être utile et
je me remis en route à larecherche des naturels. L'état de solitude dans
lequel je me trouvais m'affectait beaucoup, et, pour dormir la nuit, je cher-^
chait des traces de campements occupés par les sauvages. Deux jours après
avoir quitté l'endroit où M. Burke était mort , je trouvai quelques gunyah
80US lesquels les naturels avaient déposé une provision de Nardoo suffisante
pour me faire vivre une quinzaine de jours. Je tuai aussi ce soir-là un cor-
beau, mais j'avais grande crainte de voir les naturels survenir et mo
prendre la provision de Nardoo.
Je restai là deux jours à recouvrer mes forces et je retournai vers
M. Wills. Je le trouvai étendu mort sous son gunjah. Les naturels avaient
passé par là et lui avaient enlevé une partie de ses vêtements. J'enterrai le
corps dans du sable et restai là quelques jours , mais voyant ma provision
de Nardoo diminuer rapidement et me sentant incapable d'en récolter, je
suivis les traces qu'avaient laissée les naturels alors qu'ils étaient retournés
à leur campement. Tout en suivant ma route, je tuai de temps à autre, soit
un corbeau, soit tout autre oiseau. Les naturels dès qu'ils entendirent le bruit
du fusil, vinrent à ma rencontre, m'emmenèrent dans leur camp , me don-
nant du Nardoo et du poisson. Ils prirent les oiseaux que j'avais tués, me
les firent cuir, puis me montrèrent un gunyah sous lequel je dormis en com-
pagnie de trois dès leurs. Le lendemain matin ils vinrent à moi, mirent un
doigt à terre , le couvrirent de sable et même temps me désignaient la
crique, disant : a aussi blanc^ » je compris qu'ils voulaient me dire que de
ce coté il y avait un homme blanc qui était mort, c'est ainsi que je sus que
c'était cette tribu qui avait pris les habits de M. Wills. Ils me demandèrent
alors ou était le troisième homme blanc; à mon tour je mis deux doigts par
terre, les couvris de sable et en même temps je désignais la crique, ils pa-
rurent éprouver un grand sentiment de compassion pour moi lorsqu'ils
comprirent que j'étais seul désormais et perdu dans la crique; ils me don-
nèrent des vivres en abondance, mais au bout de quatre jours que j'étais
avec eux, je m'aperçus qu'ils commençaient à s'ennuyer de ma personne. Ils
m'exprimèrent par signes qu'ils allaient remonter la crique et qu'il était de
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— 51« —
mon intérêt, quant à moi, de me diriger en sens contraire ; je fis mine dp
ne pas comprendre. Le même jour, ils levèrent leur camp ; je les suivis , ci
lorsqu'ils s'arrêtèrent pour un nouveau campement, je tuai quelques corbeaux.
Cela leur fit tant de plaisir, qu'ils me dressèrent un abri au milieu de leur
camp, puis vinrent se ranger autour de moi pendant que je faisais cuire
mes corbeaux et même ils m'aidèrent à les manger. Ce même jour, une
femme, à laquelle j'avais donné une portion de corbeau, vint à moi et m'of-
frit un paquet de Nardoo, me faisant comprendre qu'elle aurait voulu m'en
donner d'avantage, mais elle avait une telle blessure au bras qu'elle se sen-
tait incapable d'en broyer. Elle me montra sa blessure; en la voyant, la
pensée me vint de faire chauffer de l'eau et de laver le bras avec une
éponge. Pendant l'opération, toute la tribu s'assit en cercle autour de moi,
se parlant à voix basse. Le mari s'assit à côté de moi et pendant tout Je
temps cria de toutes ses forces. Après avoir lavé la plaie, je la touchai avec
du Nitrate d'argent ; à ce moment la femme se met à hurler et se sauva,
criant à tue-tête : Mokow ! Mokow ! (Feu ! Feu !). A partir de ce moment cette
femme et son mari prirent l'habitude de me donner matin et soir une cer-
taine quantité de Nardoo, et quoique la tribu fût sur le point de partir pour
une expédition de pêche, ils me donnèrent à entendre que je pouvais le:;
accompagner. Ils s'employèrent aussi à m'aider à construire un gourli,
espèce de tente , dans chaque endroit où on campait. D'ordinaire , je tuais
tantôt un corbeau, tantôt un autre oiseau, et je le leur donnais en recon-
naissance de leurs petits services. Tous les quatre ou cinq jours, la tribu
faisait cercle autour de moi et me demandait si mon intention était de re-
monter ou descendre la crique ; à la fin je finis par leur faire comprendre
que, s'ils remontaient, je remonterais avec eux, comme aussi , s'ils descen-
daient la crique, je les suivrais de même. A partir de ce moment, ils sem-
blèrent me considérer comme un des leurs et me fournirent régulièrement
du Nardoo et du poisson. Ils étaient cependant très désireux de savoir ou
était le corps de M. Burke. Un jour donc qu'ils péchaient dans un étang
situé non loin de là, je les conduisis à l'endroit où était le cadavre de
M. Burke; dès qu'ils l'aperçurent il se mirent tous à fondre en larmes et le
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couvrirent de branchages. A partir do ce moment, ils se montrèrent à mon
égard encore plus bienveillants qu'auparavant ; toutefois je leur fis com-
prendre que les hommes blancs viendraient à cet endroit avant deux mois.
Le soir, quand ils revinrent avec leur provision de poisson et de Nardoo, ils
parlaient entre eux des hommes blancs qui étaient en route pour venir, et
en même temps ils montraient la lune de la main. Je leur fis comprendre
aussi qu'alors ils recevraient beaucoup de présents. Tous me demandaient
des tomahawks qu'ils désignaient sous le nom de Bomayko. Jusqu'au jour
ou l'expédition envoyée à notre secours me rejoignit, c'est-à-dire pendant
environ un mois, ils me traitèrent avec une bienveillance qui ne se dé-
mentit pas un seul jour, et comme je l'ai dit, me regardèrent comme un
des leurs.
Un jour que j'étais resté au campement, ils étaient partis à la pèche, un
d'eux revint et me dit que les hommes blancs arrivaient. Tous ceux qui
étaient au camp s'élancèrent aussitôt de tous côtés pour aller à la rencontre
des arrivants, tandis que celui qui m'avait apporté la nouvelle me faisait
traverser la crique, etje vis bientôt nos compatriotes arrivant à ma ren-
contre.
Ici s'arrête le triste récit du malheureux King. Ce qu'il ne dit pas et qui
est le complément de ce récit, c'est l'état dans lequel nous le dépeint
M. Howilt, commandant de l'expédition, qui l'a retrouvé : King, dit-il, avait
la plus triste apparence. Sa maigreur était telle qu'il n'était plus que l'ombre
de lui-même ; c'est à grand'peine qu'on reconnaissait en lui un homme civi-
lisé, c'est à peine s'il lui restait quelques vêtements sur le corps. Il paraissait
excessivement faible et j'avais souvent beaucoup de difficulté à le com-
prendre; les naturels l'entouraient assis par terre autour de lui en le regar-
dant de la face la plus amicale.
Le journal de M. Howilt, rend compte ensuite de ses démarches pour
trouver le corps de MM. Wills et Burke ot ainsi que des honneurs funèbres
rendus à leurs restes après qu'il les eut trouvés, il continue :
1861, septembre 23. — Descendu aujourd'hui la crique à la recherche des
naturels.
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-^ 518 —
Je ne puis penser à les quitter sans leur avoir montré que nous sayons
apprécier et récompenser la bienveillance qu'ils ont montrée à M. Burke, à
ses compagnons et particulièrement à King. Sur une distance de trois milles
nous voyageons sur des plaines d'alluvion qui longent la crique et sur les
quelles croît une grande quantité d'arbres à gomme ; on y voit de plus, des
arbres qui produisent une espèce de fève, des orangers très grands mais
sans fruit à cet époque ; diverses espèces d'accacias et autres arbres. Sur
notre droite s'étendent de larges plaines sablonneuses mais cependant cou-
vertes d'une herbe assez fournie. Nous sommes alors arrivés à un grand
étang où quatre ou cinq naturels étaient occupés à pécher; leurs filets étaient
à sécher sur le sable où ils faisaient cuire leur poisson. Trois milles plus
loin nous avons trouvé le campement de ces indigènes. En nous voyant
avancer vers eux, ils éprouvèrent une émotion des plus vives, mais leur
attitude était des plus amicales; je dénouai mon paquet et en fis sortir des
spécimen des objets que je me proposais leur donner, un Tomahawk, un
couteau, des colliers de verre, des glaces à main, des peignes, de la farine
et du sucre, après le couteau, le Tomahawk fut ce qu'ils désiraient le plus,
mais je crois que ce qui les surprit le plus furent les glaces à main. En
voyant leurs figures refiettées, quelques uns étaient immobiles de surprise,
d'autres ouvraient des yeux d'une grandeur démesurée et faisaient claquer
leur langue à grand bruit pour exprimer leur surprise. Je leur fis com-
prendre qu'ils n'avaient qu'à venir tous le lendemain matin à notre camp
pour recevoir les présents que je leur destinais, puis nous nous sommes
quittés les meilleurs amis du monde.
Septembre 24. Ce matin vers les dix heures, nos noirs amis sont apparus.
Ils faisaient l'effet d'une longue procession composée d'hommes, de femmes
et d'enfants. Ils étaient encore à une distance de plus d'un mille lorsqu'ils
se mirent à crier de toutes leur forces, ce qui est chez eux une habitude; ils
étaient environ trente ou quarante. Avec l'aide de King, je parvins à les
faire s'asseoir autourde moi, et alors je leur distribuai mes présents, c'étaient
des Tomahawks, des couteaux, des rubans, des miroirs, des peignes. Je n'ai
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— 519 —
jamais vu d'individus si heureux, et il était très curieux de voir la façon
dont ils indiquaient une chose ou une autre sur laquelle ils avaient jeté les
yeux. Les père et mère apportaient leur tout petits enfants pour qu'on mît
un ruban rouge autour de leur sale petite tête, une vieille femme, qui avait
été tout particulièremen bienveillante pour King, fut comblée de présents, je
leur distribuai une cinquantaine de livres de sucre, et le morceau destiné à
chacun fut enveloppé dans un mouchoir aux couleurs nationales, ce dont ils
se montrèrent très fiers ; quant au sucre, ils se mirent à le manger à belles
dents. Pour la farine que je leur distribuai ( environ cinquante livres ), ils
la désignaient sous le nom de Nardoo blanc ; ils expliquèrent qu'ils com-
prenaient très bien que tous ces dons leur étaient faits en récompense des
secours et des aliments qu'ils avaient donnés à King, puis ils partirent em-
portant leurs présents et nous faisant les signes de l'amitié la plus vive. Je
suis convaincu que nous avons laissé parmi eux la meilleure impression
possible. Les blancs ainsi qu'ils ont déjà appris à nous nommer sont regardés
par eux désormais comme des amis, et dans aucune occurence un des nôtres
n'est exposé à recevoir de leur part un mauvais traitement.
Les journaux Anglais contiennent une foule de détails à l'égard de cette
expédition et de ses conséquences.
Nous ne publions ici que ceux de ces détails qui nous ont paru les plus
intéressants. Le gouverneur de Victoria en a écrit en Angleterre à Sir
RoderickMurchison; la lettre a été lue à la séance de la Société Royale de
Géographie et publiée dans les journaux ; on ne parle que de compléter
l'œuvre de M. Burke, etlenom de M. Howitt est prononcé comme un des plus
dignes successeurs dunardi et malheureux explorateur. On propose que son
expédition se combine avec une expédition maritime qui coordonnerait ses
mouvements avec ceux de l'expédition terrestre.
Quant à la contrée qui borde le golfe de Carpentarie, elle portera désor-
mais le uom de Terre de Burke, la plus belle récompense qu'on puisse
offrir à sa mémoire, puisqu'elle perpétue le souvenir de son courage et de
son dévouement.
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— 520 —
C'est ainsi que les Anglais accomplissent la prophétie faite à cet égard il
y a une trentaine d'années par M. Dumontd'Urville. a TAustraiie, dit-il, oc-
cupée peu à peu par les Anglais, formera bientôt un nouveau monde, et ce
monde, créé tout entier de leurs mains, leur appartiendra à bien plus juste
titre quel'Inde, car là du moins ils n'ont trouvé que des solitudes incultes, b
TROUSSEL-DUMANOIR.
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HISTOmS.
UNE
mwm m%im m Ëêmumm
LE VAUDREUIL, VICOMTE DE POHT-DE-UARCHE
BAILLIAGE DE ROUEN^
Suite et fin [*).
Bailli. — Aux termes de la coutume de Normandie, le titre de bailli
était donné au juge royal des nobles, comme celui de vicomte au juge
royal des non nobles. Mais le juge préposé par le seigneur d'une haute
justice est qualifié de haut-justicier, et c'est sous ce nom que la Coutume
détermine sa compétence dans les articles 16 à 23, 45, 53 et 61.
Le haut-justicier était juge des nobles et des non nobles, et dans la pra-
tique on rappelait bailli.
Le bailli haut-justicier avait le pouvoir d'informer, connaître et juger en
matière criminelle comme en matière civile, de tous les cas et crimes,
hormi les cas royaux. Les cas royaux étaient ceux désignés par l'article 10,
titre P', de l'ordonnance de 1670, modifié par l'article 5 de la Déclaration
du roi, de 1731 (1).
(1) Les cas royaux et prëvôtaux étaient juges, les premiers par les officiers royaux
du Pontrde-r Arche et le lieutenant criminel du bailli de Rouen, et les seconds par
les prévôts des marëchaussées.
O Voir le numëro de Juillet, p. 431.
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Avocat fiscal. — L'avocat fiscal était Tofficier du ministère public dans
une justice seigneuriale. C'est ainsi que le considèrent les ouvrages d'an-
cienne jurisprudence. Cependant les titres et les aveux lui donnent le pas
sur le procureur fiscal, et nous le lui conservons dans cette énumération.
En effet, l'avocat fiscal siégeait en l'absence du bailli et de son lieutenant,
et était juge des faits que le procureur fiscal portait devant lui (2).
Procureur fiscal. — Le procureur fiscal remplissait à peu près les mêmes
fonctions que le ministère public actuel.
Les lettres patentes de 1769, titre vi, article 9, enjoignent aux procureurs
fiscaux des hautes justices de poursuivre incessamment la punition des
crimes. S'ils négligeaient d'agir dans les trois jours, au plus tard, la pour-
suite devait être faite au bailliage, aux frais des hauts-justiciers, en les
avertissant, dans les trois jours, au greffe de leur haute justice. Mais l'cdit
du mois de mars 1772 modifia ces dispositions en accordant une certaine
facilité aux hauts-justiciers.
Sei^ents. — Nous n'avons pas rencontré dans les documents antérieurs
à la seconde moitié du xv® siècle, la division de notre châtellenie en ser-
genteries. Toutefois, nous savons que la division existait en 1470, et la
vicomte du Pont-de -l'Arche se composait alors des sergenteries suivantes:
1" sergenterie de Pont-de-l' Arche ; 2* de Crasville ; 3* de Criquebeuf ; 4" de
Preneuse et Léry; 5" du Vaudreuil; 6® de Vauvray; 7® du Neubourg,
En 1516, la châtellenie du Vaudreuil se subdivisait en deux sei^en-
terîes, Vaudreuil et Vauvray; elle en comprit quatre après l'échange
de 1573.
Ces sergenteries nobles, dit Pesnelle, étaient des fiefs attribuant le
droit de commettre un sergent pour exercer la sergenterie dans un certain
district.
(l) c Le 28 septembre 1712, au Vaudreuil, en la Chambre du Conseil, deTant
» Jacques-Georges de Bec-de-lièvre, ëcuyer, sieur de Bonnemare, avocat fiscal, jug«
» en cette partie pour Tabsence de Messieurs les baillj et lieutenant, par le procii-
» reur fiscal, a ëtë remontre que »
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1* La sergenterie du Vaudreoil, plein fief de haubert. Le propriétaire
avait le droit de faire généralement tous exploits concernant tant la jus-
tice royale que la justice du Vaudreuil dans les paroisses de Notre-Dame
et Saint-Cyr-du-Vaudreuil, Incarville, Tournedos, Saint-Germain et Notre-
Dame-de-Louviers. La sergenterie s'étendait sur ces deux dernières pa-
roisses à cause du fief de la salle du Bois. Là se trouvaient la rue au Coq,
le grenier à sel, le manoir et les moulins de la salle du Bois, appartenant
au seigneur du Vaudreuil, et où ses officiers tenaient sa juridiction dans
les cas extraordinaires et pour les crimes, quand ils le jugeaient à
propos.
On a quelquefois distingué, mais à tort, la sergenterie de la salle du
Bois ;
2" La sergenterie noble héréditaire de Léry, que le seigneur du Vau-
dreuil faisait exercer par un commis. Elle s'étendait sur les paroisses de
Léry, les Damps et Poses;
3** La sergenterie de Vauvray, relevant pour un quart de fief noble. Elle
s'exerçait sur les paroisses de Saint-Pierre et Saint-Etienne-du-Vauvray,
Portejoie, SainiJean, Notre-Dame et Saint-Germain-de-Louviers, à cause
des fiefs de la salle du Bois et de la Villette, le Portpinché, le Moulin-
du-Pré, Crémonville, le Vieil-Rouen et autres hameaux, et aussi en la
haute justice d'Heudebouville, bien qu'il y eût là une sengenterie parti-
culière.
4* Le sergenterie d'Ailly, qui fut démembrée de celle de Vauvray après
1573, relevant pour un quart de fief noble. Elle comprenait la moitié de
Vicivillers, d'Ailly, de Prontaine-Bellenger, car l'autre moitié de chacune
de ces trois paroisses était du ressort de la justice d'Acquigny.
Les sergents étaient tenus de comparaître tous les jours d'audience, et
leurs diligences, pour être valables, devaient être faites dans leur ressort;
hors de là, leurs fonctions cessaient, ils n'avaient aucun pouvoir. Cette
règle absolue en théorie était loin de l'être en pratique.
A côté de ces sergents il y avait des huissiers qui prenaient le titre de
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huissiers-archers, gardes en la connétablie et maréchaussée de France,
exploitant par tout le royaume.
Prévôté de Tournedos, au xviii* siècle. — La prévôté de Tournedos est
la seule des anciennes prévôtés de la châtellenie dont parlent les aveux du
XVIII* siècle. On se souvient qu'elle était fieffée et comprenait plusieurs
fonds particuliers que les seigneurs avaient inféodé à charge de faire le
service de prévôté. En 1659, M. de Sain1>-Supplix, conseiller au Parlement
. de Rouen, en était détenteur, et elle appartenait, en 1774, à M. Nicolas
Le Cloutier, chevalier, seigneur et patron de Vatteville.
On distinguait la prévôté tournoyante, qui consistait à remplir, dans la
paroisse, les mêmes fonctions qu'un sergent dans sa sergenterie, et la
prévôté receveuse, qui devait remplir les services de la prévôté tour-
noyante, et de plus recevoir les rentes seigneuriales et en faire les derniers
bons au seigneur. C'est à cette dernière catégorie qu'appartenait le prévôté
dh Tournedos, dont le service, sans importance, était rempli en partie pour
la prévôté tournoyante par le sergent du Vaudreuil.
Lorsque les exploits avaient été donnés par les sergents, après supplique,
au bailli, et ordonnance conforme, l'affaire était portée au prétoire ordi-
naire par un procureur et plaidée par un avocat.
On comptait près la haute justice quatre avocats et quatre procureurs.
Ici s'arrête l'énumération des personnes qui concouraient chacune pour
leur part à l'exercice de la haute justice. Mais avant de terminer ce sujet
nous dirons quelques mots du moyen et du bas-justicier, en rappelant que
les sénéchaux de Maigrement et de la Motte, et le vavasseur de Vauvray
étaient dans cette catégorie.
L'article 37 de la Coutume était le seul qui parlât de moyenne justice,
« en la juridiction basse et moyenne du seigneur. » L'ancien coutumier n'en
disait rien et la glose seule en traitait au titre de juridiction. Enfin la
charte de Louis-le-Hutin (art. 18) ne parlait que de haute et basse justice.
Berault, qui a fait ses observations, remarque néanmoins que diverses
abbayes s'étaient ingérées de faire connaître par leur sénéchal de quelques
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actions personnelles et mobiliaires entre leurs sujets, sous le nom de
moyenne justice, mais que les procureurs généraux de Normandie s'y
étaient toujours opposés, jusqu'en 1618, où un arrêt de la cour reconnut
au seigneur de Fiers droit de moyenne justice.
Le moyen justicier connaissant de toutes les affaires personnelles et mo-
biliaires, entre les vassaux du fief, avait une compétence plus étendue que
le ba^justicier.
Bien que la moyenne justice n'ait été légalement reconnue qu'en 1618,
par le Parlement de Rouen, les fiefs de Maigrement et de la Motte, rele-
vant de la haute justice du Vaudreuil, énuméraient, dès le xvi* siècle, au
nombre de leurs droits, la basse et moyenne justice (1).
Quant au bas-justicier, comme le vavasseur de Vauvray, sa compétence
était réglée aux articles 24 à 28, 32 à 37, 41 et 185 à 190, inclusivement,
de la Coutume de Normandie. Quoiqu'il eût le droit de juger criminelle-
ment en certains cas, il ne pouvait avoir de fourches patibulaires ou autres
marques de justice dans l'étendue de son fief. Toutefois Berault nous dit:
a Et pourront les bas-justiciers faire dresser en leurs terres des fourches
» patibulaires auxquelles ils feront pendre le condamné, lesquelles ils
» seront tenus ôter après l'exécution faite, de peur que par ce signe ils no
» s'attribuent le droit de haute justice. »
Les titres de licencié ès-lois et d'avocat, exigés pour la charge de bailli,
ne Tétaient pas pour les fonctions concernant la basse justice, pour le
sénéchal ou le greffier. Il suffisait de personnes approuvées en justice,
domiciliées sur le fief où à trois lieues au plus. Le seigneur pouvait les
destituer quand bon lui semblait, car elles n'avaient ni provision, ni
réception.
Nous passons maintenant aux tabellions et aux juridictions spéciales
appelées : Gruerie et Voierie :
(l) Elle était rendue par un sénéchal. — Tels furent, en 1675, Jean Marie, avocat
à la cour, bailli d^Acquigny et Crèvecœur, et en 1695, Bernard Bonard, avocat à la
coor, sénéchaux de Maigrement.
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— 526 —
Tabellions. — Depuis Tédit de juillet 1ÔT7» par lequel le roi, suppri-
mant le tabellion en Normandie, avait créé des notaires garde-notes dans
toute la province, un petit nombre seulement des anciennes hautes justices
avait conservé le tabellionnage. Le Yaudreuil s'était fait, par arrêt dn
conseil rendu en faveur du sieur de Bailleul, maintenir en la possession
de ce droit réglementé depuis par Tédit de mai 1686. Celui-ci, reconnais-
sant les tabellions du seigneur haut-justicier, leur faisait défense de passer
aucun acte, sinon dans leur juridiction, entre les justiciables et pour les
biens situés dans l'étendue de leur haute justice. (Yoy. Tédit de 1694.)
Les tabellions résidaient au Yaudreuil et à Léry, et formaient ainsi
un tabellionnage aux obligations duquel était attaché un garde du scel.
Cet office avait quelque importance , et nous avons trouvé en 1598 :
Antoine Favart, écuyer, capitaine et gruyer de Courtenay, grand-maître
enquesteur et général réformateur des eaux et forets de Bourgogne, garde
du scel des obligations de la vicomte du Yaldreuil.
Gruerie. — Les bois de la seigneurie du Yaudreuil, situés en la forêt de
Bort, comprenaient deux divisions appelées gardes : la garde du Yaudreuil
contenant 708 arpents 48 perches, et la garde du Testelet contenant 967
arpents 54 perches.
Le seigneur avait droit, en raison de ces gardes, à deux arpents de bois,
chaque année. L'arpent était estimé, en 1516, à 16 livres.
Outre ces deux arpents, il avait droit de peussage sur la forêt cou-
tumiére.
Enfin, cette portion de forêt était dans le ressort de la haute justice du
Yaudreuil, et les amendes et forfaitures s'élevaient, d'après l'état de 1516,
à une somme annuelle de 55 livres.
Les gardes du Yaudreuil et du Testelet étaient administrées par deux
sergents ou officiers de forêts, qui recevaient du roi, le premier 13 livres
1 sou 4 deniers, et le second 23 livres 7 deniers.
Il existait autrefois, au-dessus des sergents, un verdier, administrateur
de toute la forêt de Bort.
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Ces dispositions, antérieures à 1573, furent modifiées à cette époque et
les bois du Vaudreuil soumis à uue juridiction appelée gruërie. Quoiqu'on
fait, le droit de gruerie fût réuni à la haute justice du Vaudreuil avant
1708, puisque un avis du vicomte do TEau de Rouen, du 19 avril 1666,
fait défense aux officiers de la haute justice et gruërie du Vaudreuil de
prendre connaissance des contestations nées ou à naître d^ ilottage sur la
rivière d'Eure; néanmoins le seigneur du Vaudreuil dut verser une somme
de 500 livres, pour être maintenu dans son droit, conformément à la décla-
ration du roi, du 1" mai 1708.
Le juge gruyer connaissait en première instance, à l'exclusion des
maîtres particuliers, tables de marbre et juges royaux, des matières con-
cernant les eaux et forêts, et des crimes et délits commis à leur occasion.
En un mot, il avait les avantages et les charges déterminés par l'ordon-
nance de 1669.
Pour concourir à l'exécution de ces obligations, le seigneur préposait,
en outre, deux officiers spéciaux, un jaugeur et un sergent dangereux sur
la rivière d'Eure.
La sergenterie de la rivière d'Eure, donnée à ferme, payait au roi, en
1516, une rente de 7 livres. Le sergent percevait pour son compte le tiers
et le dixième des produits de la rivière. On l'appelait dangereux, des mots
tiers et danger. De nombreux exemples ont établi que le mot danger, tra-
duit de dangerium et domigerium, signifie seigneurie. Ce droit, constitué
par la charte aux Normands en 1314, s'étendait aussi bien sur les eaux
que sur les forêts; il fut réglementé depuis par le titre 23 de Tordonnanco
de 1669, et changé en une taxe par l'édit de 1673 (1).
Voyer. — Le voyer était chargé de veiller à l'entretien des chemins et
de faire les opérations qu'ils exigeaient dans les dix-sept paroisses de la
chàtellenie. Malgré ce droit inhérent à la haute justice, plusieurs contes-
(1) Voy. Huard-Ducange, etc. M. Lëopold Delisle, Etudes sur la classe agricole en
Normandie.
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— 528 —
talions s'élevèrent, et le Bureau des Finances de Rouen voulut surveiller
les vues dans rinterieur des paroisses. Le Parlement de Paris écarta cette
prétention, par arrêt du 5 mai 1786.
En matière de voirie, l'appel des jugements de la justice du Vaudreuil
était porté au conseil du roi, suivant l'arrêt du 27 juin 1752.
Les autres attributs delà haute justice du Vaudreuil ne présentent aucun
caractère particulier. Le seigneur avait des sceaux, des poids et mesures,
un vase étalon pour le mesurage des grains, etc... (1).
Toutefois, si nous n'avons pas à parler ici des autres droits féodaux, il
n'est pas inutile do rappeler un fait isolé, celui de la suspension de la
justice.
L'ancien chartrier du Vaudreuil contient deux lettres, l'une du 27
février 1708, l'autre du 4 août de la même année, portant suspension de la
justice pendant six mois afin que les officiers pussent vaquer à leurs affaires
particulières.
Compétence du Parlement de Rouen. — Il existait une différence entre
les anciennes hautes justices et les hautes justices créées par édit du mois
d'avril 1702. Dans les anciennes hautes justices, souvent l'appel était porté
directement au Parlement : nous en trouvons un exemple pour la haute
justice du Vaudreuil, tandis que dans les nouvelles, les justiciables avaient
à subir trois degrés de juridiction : la haute justice, le bailliage et le
Parlement.
On comprend, sans parler des ennuis de la procédure, que c'était au
point de vue des frais, un grand avantage d'aller de la haute justice à la
cour. ,
Au reste le Parlement de Rouen recevait l'appui de tous jugements entre
es habitants de la chàtellenie du Vaudreuil. Aucune oontestation ne se
présentait à cet égard, il s^en élevait, au contraire, pour les droits du sei-
gneur.
(1) On trouvera ces droits ënumérés dans la coutume de Normandie, et ses diverses
explications.
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— 529 —
Compétence du Parlement do Paris et arrêts du Conseil du roi. — L'acte
d'échange de 1573 avait été enregistré au Parlement de Paris, le 18 mars
1579, et par cet enregistrement le Parlement de Paris était devenu compé-
tent dans toutes les questions concernant les droits réels, personnels et
féodaux du seigneurjdu Yaudreuil. C'est pourquoi les formules mises à la
fin des lettres patentes sur le Vaudreuil portaient:
« Si donnons en mandement à nos amez et feaulx conseillers les gens
n tenant notre cour de Parlement à Paris seuls en droit et possession de
» connaître privatiment à tous autre nos juges de ce qui concerne les biens
» et droits de la terre du Yaudreuil et dépendances, en conséquence de
» Tenregistrement qui a été fait en notre dite cour du contrat d'échange du
» 11 avril 1573 par arrêt du 18 mars 1579. »
Cette compétence, qui parait bien déterminée, fut néanmoins l'objet des
plus vives discussions. Les juges du Pont-de-rÂrche, privés des avantages
pécuniaires qui résultaient pour eux d'une plus grande étendue dans leur
juridiction, firent de pressantes instances pour faire annuler le droit do
justice accordé au seigneur du Yaudreuil, avec appel au Parlement. Les
habitants du Pont-de-l' Arche se livrèrent même à quelques excès contre
ceux du Yaudreuil, tendis que le Parlement de Rouen revendiquait une
compétence complète pour tous les droite de la seigneurie.
Le Conseil du roi, appelé à décider ces questions, fit défense aux juges et
habitante du Pont-de-l'Arche de troubler le sieur de Boulainvilliers dans
ses droite (1584), et, quelques années plus tard, un nouvel arrêt les menaça
de la peine de deux mille écus d'amende (1602).
Mais il paraît qu'aucune considération n'éteit de nature à faire départir
les officiers du Pont-de-l'Arche de leurs prétentions, car ils intentèrent
bientôt un procès au seigneur du Yaudreuil, et ce dernier dut obtenir un
nouvel arrêt du Conseil (1606). Cet arrêt confirme la compétence du Parle-
ment de Paris et interdit aux juges du Pont-de-l'Arche de recevoir aucune
appel des juges du Yaudreuil, à peine d'en répondre leurs propres et privés
noms.
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— 530 —
Ces arrêts du conseil successivement confirmatifs de Tattribution au Par-
lement de Paris, furent encore suivis d'une vingtaine d*arrêts, parmi les-
quels nous en trouvons un condamnant les officiers du Pont-de-rArche à
3,000 écus d'amende (1634), et un autre imposant silence aux procureurs
généraux de Normandie (1636).
Telle est l'organisation judiciaire acceptée par tous les habitants de la
chàtellenie et les vassaux qui, aux décrets de la terre, ont contesté la mou-
vance des fiefs n'ont jamais formé opposition sur le ressort de la haute jus-
tice. On ne peut voir des exceptions à ce que nous venons de dire, dans les
prétentions élevées à diverses époques par les sergents du Vaudreuil et de
Yauvray. Leurs demandes étaient relatives à la mouvance de leurs fiefs
sergenteries considérées comme fiefs et tenues nobles, mais non pas comme
offices relevant de la haute justice.
Cette dernière observation terminera une étude dans laquelle nous
croyons avoir suffisamment établi les attributions de chaque officier et la
compétence de chaque juridiction, tant au Vaudreuil que dans les hautes-
justices et châtellenies du duché.
Paul GOUJON, avocat.
Paris, août 1862.
a » cOo i
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RECHERCHES HISTORIQUES
SUR
LES SIRES ET LE CHATEAU
DE BLAINVILLE.
SUITE (1)
MAISON D'ESTOUTEVILLE
Le maréchal do France, sire de Blainville, étant mort sans laisser de
postérité mâle, sa fille porta la terre de Blainville dans la famille d^Estou-
teyille, par un mariage, de sorte que la terre de Blainville ne parait plus
désormais en chef dans Thistoire de la Normandie, mais à la suite d'autres
seigneuries possédées par ses différents titulaires.
Nicolas, dit Colart (2) d'Estouteville, Seigneur de Torcy, d'Estoutemont
où de Beyne, chevalier, épousa Jeanne deMauquenchy, dame de Blainville,
fille de Jean de Mauquenchy, sire de Blainville, le maréchal de France, et
de Jeanne Mallet de Graville. Elle était mariée avec lui dès 1372.
Nicolas d'Estouteville estmentionné dan^une mon/re ou revue que le sire de
Blainville, son futur beau-père, fit de tous les gens d'armes du diocèse de
Rouen, dont il était capitaine, le 13 août 1364. Il avait encouru une amende
à cause de trois cents arbres coupés dans la forêt de Torcy, pour réparer son
château de Torcy, que le roi de Navarre avait voulu*forcer, et, le 6 septembre
de la même année, Charles Y, comme don de joyeux avènement, lui en fit
(1) Voir la livraison du 3 juillet.
(2) Colari, comme Colas, Colin et Colimt, altération ou abréviation de Nicolas,
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— 532 —
la remise. Le roi l'envoya aussi avec cent- soixante hommes d'armes assiéger
le château de Mortain, et lui aecorda cent-cinquante francs d'or a par mois,
pour l'état de sa personne» , dans des lettres données au bois de Yincennes,
le *^ avril 1378. Au reste, ce n'est pas la seule expédition à laquelle il prit
part. Avant ou après son mariage, presque partout où Ton rencontre, dans
la Chronique des quatre premiers Valois de notre auteur rouennais, le nom da
sire de Blainville, le Maréchal de France, on est sûr d'y trouver aussitôt
celui du sire ou de Monseigneur (TEstoutevillej parmi les membres de la
noblesse normande qui viennent se ranger sous les ordres de leur chef.
Le nouveau seigneur de Blainville, Nicolas d'Estouteville, fut aussi gou-
verneur du château d'Arqués, qui avait alors la plus grande importance. Une
ordonnance de Charles V, rei^due le 20 mai 1379, règle ainsi son traitement.
« Comme par nos autres lettres, nous aions baillé et ordené à nostre amé et
« féal Chevalier Colart d'Estouteville sire de Torcy la garde et gouvernement
« de nostre chastel d'Arqués à tels gaige, proffit et omolumens comme avoit
« et prenoit Regnault de YUes nostre Bailli de Caux naguère aie de Vie à
« trépas... » Le roi, ne trouvant pas que ces gages ordinaires fussent suffi-
sants, (ils se montaient en tout à 396 fr., environ 5,300 fr. de notre monnaie),
« y ajouta 300 fr. d'or oultro et par dessus les ditgaiges ordinaires de cinq
« soit parisis par jour etcent soit parisis pour robe par an (1).» C'était agir en
monarque généreux que de donner, à titre de gratification, à pou prés la
valeur du traitement entier. Mais nous avons vu, par la dignité de maréchal
accordée au Sire de Blainville, que Charles V savait récompenser les services
rendus au pays et à sa personne, et le gendre ne fut pas moins bien traité que
le beau-père.
Nicolas d'Estouteville était encore capitaine ou gouverneur du château d'Ar-
qués quand Charles VI vint visiter, en 1386 et 1387, les côtes de Normandie,
lors de l'expédition qu'il projetait contre l'Angleterre, et où le maréchal sire
de Blainville devait l'accompagner. Sa sévérité était grande à l'égard'des
habitante du pays de Caux, qu'il astreignait au service régulier du guet dans
le château d'Arqués, jour et nuit, non sans réclamer les droits do monture
qu'ils négligeaient de payer, ou les impôts qu'il appliquait « au prouffit, reppa-
raclons et empieremens de « son Chastel. »
11 garda le gouverment du château d'Arqués pendant toute la durée de sa
vie.
11 participaaux réformes salutaires qui firent créer aux xiii et xiv" siècles un c
foule d'établissementsd'instruction publique à Paris. Jusque-là les étudiants
de l'Université y vivaient dans une liberté absolue, dont ils abusaient trop
(l) A. Deville, Histoire du château d'Arqués, p. 176-182.
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— 533 —
souvent; on songea alors à établir des collèges où les jeunes gens, et surtout
les jeunes gens pauvres, recevraientgratuitement l'instruction, le logement et
la nourriture, et l'on estétonné de la part considérable que la Normandie prit
à cette œuvre éminemment généreuse et moralisatrice. Un Guillaume de
Saâne, chanoine trésorier de l'Eglise de Rouen (1255-1290) fonda, en 1268,
à Paris, un collège de boursiers normands, sous le nom de collège du Trésorier,
avec cette particularité que leur unique supérieur était le plus âgé d'entre
eux. Un autre normand, Raoul d'Harcourt, établiten 1280 \e collège d'Harcourt,
achevé par son frère, Robert d'Harcourt, évèque de Coutances, en 1311. Une
comtesse d'Evreux, Jeanne de Navarre, femme de Philippe-le-Bel, créa, en
1304, le collège de Navarre, le seul collège de Paris où l'on enseignât alors
complètement les humanités. En 1308 s'éleva le collège de Bayeux, dont le
nom rappelle encore un fondateur normand, un archevêque de Rouen. Gilles
Aiscelin de Montaigu jeta les fondements du collège de Montaigu^ dont son
cousin et son exécuteur testamentaire, Pierre des Moulins, évêque d'Evreux,
acheva la construction. Enfin, Nicolas d'Estoute ville, sire de Torcy et de
Blainville, eut à son tour une grande part, sinon dans la fondation première
du collège de Lisieuœ, qui est de 1336, rue dos Prêtres-Saint- Séverin, mais
dans l'agrandissement de ce collège qui s'appelait, en souvenir de sa famille,
collège de Lisieux^ dit de Torcy (1). 11 suivit donc le mouvement qui s'étendit
à Rouen lui-même, puisqu'aux autres établissements d'instruction publique,
les Ecoles du Chapitre, de Sainte-Caude-le-Vieiéx, deSaint-Ouenet de Sainte-Ca-
therine^ l'archevêque Guillaume de Flavacourt, II' du nom, organisa, en 1358,
le collègedes Bons-Enfants, siiMé^Tès de \B.T^OTie Cauchoise, à l'extrémité occi-
dentale de la rue qui en a conservé le nom de rue des Bons-Enfants (2).
Nicolas d'Estoute ville, Sire de Blainville, pendant sa longue carrière, était
toujours monté en dignité. Ainsi, nous le voyons, à la fin de sa vie, prendre
la qualité de conseiller, chambellan, capitaine des chastels et ville de
Cherbourg et d'Arqués » dans ses quittances des 10 mars 1404, 17 juillet
1407 et 27 juillet 1415. Il mourut avant l'année 1416.
Ses armoiries se composaient des armes de Blainville et de celles des
d'Estouteville réunies. Ces derniers portaient, en Normandie, burelè d'argent
et de gueules de dix pièces au lion de sable brochant sur le tout, armé, lampassè et
couronné d'or j son sceau était écartelé d'Estouteville et de Blainville, supports
un lion et un chien^ cimier une tête de vieillard en face*
Nicolas d'Estouteville eut pour fils aîné Charles d'Estouteville, qui, pre-
(1 ). Le père Anselme, Histoire généalogique des grands officiers de la couronne, t. VIII,
p. 97.
(2) M. ChérueL de l'instiutction publique à Rouen pendant le Moyen^Age, p. 9.
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— 534 —
mîer panetîer du Dauphin en 1399, mourut vers 1407 sans enfants, de Jac-
queline de Chambly, avant son père, circonstance qui fit passerla terre de
Blainville entre les mains de son frère Cadet.
C'était Guillaume d'Estouteville qui devint alors Seigneur de Torcj, de
Blainville, d'Estoutemont et de Beyne, grand-maître général des Eaux et
Forets de France. Il est nommé dans deux arrêts du Parlement, en 1406 et
1408, parce qu'il plaida contre Beaudoin d'Ailly, vidame d'Amiens. Il était
capitaine d'Harfleur, par nomination de Charles VI, lorsqu'en 1415, l'armée
anglaise, sous la conduite de Henri V, vint l'attaquer, forte de a six mille
« bacinets et vingt-quatre mille archers, sans les canonniers et autres
a usans défendes et engins, dont ils avaient grant habundance. » Outre les
habitants de la ville, d'Estouteville n'avait guère que quatre cents hommes
d'armes conduits, en majeur partie, par la noblesse du pays de Caux. Us
n'en opposèrent pas moins une vaillante résistance contre les Anglais logés
à Graville, dès le 14 août 1415. Ils détruisirent la chaussée que menait de
Montivilliers à Harfleur, se défendirent à coups d'arbalète et firent de vi-
goureuses sorties. Mais les convois de poudre envoyés parle roi de France
ayant été pris, le roi d'Angleterre, ayant aussi fait pratiquer trois mines sous
les remparts, et abattre une grande partie des murs et des tours, les assiégés
rendirent la ville le 22 septembre « moiennant qu'ils araient leurs vies
a saulves et seraient quîctes pour paier finances ( 1) ».
Les Anglais, maîtres de cette clef de la Normandie, en éprouvèrent nne
joie extrême. A peine entré dans Harfleur, le roi d'Angleterre alla remercier
le Ciel de sa victoire, et fit défiler devant lui le commandant de la ville, le
Sire d'Ëstouville, et les braves qui avaient concouru à sa défense, les laissant
« prisonniers sur parole. « Et après que les portes furent ouvertes et ses
a commis dedens entrer, Icelluy roy, à entrer en la porte, descendi de son
a cheval et se fist deschaulier, et en tel estât ala jusques en l'Eglise Saint-
a Martin parrochiale d'icelle Ville, et la fist son oraison très dévotement en
a regraciant son créateur de sa bonne fortune. Et après qu'il eut ce fait,/£s/
« prisonniers tous lesnoblesetgensde guerre qui léans étaient, et tantost après
« les fist mectre hors de la Ville, grans partie en leurs pourpoins tant sen-
a lement, moiennant qu'ils furent tous mis en escript par nom et sarnoni,
«c et jurèrent parleurs sermons de eulx rendre prisonniers à Calais dedens
a la Saint-Martin d'iver ensuivant, et sur ce separtirent (). »
Ce Sire de Torcy et de Blainville, prisonnier des Anglais sur parole,
resta plusieurs années encore en France, soit en liberté, soit dans les chà-
( 1 ) La Chronique d'Enguerran de Monstrelet, édition de la Sociëtë de l'Histoire de
France, t. III, p. 82-85.
(2) Id. Ibid. p. 94.
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— 635 —
teaiix destinés à garder leurs prisonniers. Un sire de Blainville, au dire de
Monstrelet (1), prit part à la bataille d'Azincourt, où ce chroniqueur le range
parmi les morts. Si un Sire de Blain ville y assista, ce ne peut être que lui
ou Tun de ses fils aines, mais sans 7 succomber. Il fut emmené prisonnier
en Angleterre, dans le courant de 1419, et n*en sortit qu'après avoir payé
une grosse rançon, pour laquelle il fut obligé d'aliéner beaucoup de ses
biens (2).
Pendant qu'il était captif en Angleterre, le roi Henri V, maître de Rouen,
après le mémorable siège de 1418, et de toute la Normandie, songeait à y
établir solidement son gouvernement. Il remplaçait tous les fonctionnaires
français, et faisait saisir, au mois de février 1419, par un Bailli de Rouen
de nouvelle création, « les terres et possessions des Seigneurs laïcs ou
a ecclésiastiques qui n'avaient pas fait serment |de féauté. » Comme une
foule d'autres domaines, celui de Blain ville et son château furent adjugés à
des Anglais ou à des Français qui faisaient cause commune avec l'ennemi
de la France. Le nouveau possesseur prêta serment d'hommage au nouveau
suzerain de Blainville, le roi d'Angleterre, qui l'avait confisqué (3).
Après avoir porté une rude atteinte à son patrimoine de Torcy pour
former sa rançon, Guillaume d'Estouteville revint d'Angleterre. De nouveau
il porta les armes pour son pays, car, sous Charles VII, il apposa sa signa-
ture sur le traité fait le 16 août 1449, entre les capitaines français etl'évéque
de Lisieux Basin, pour la reddition de cette ville. Au mois de septembre de
la même année, à Louvicrs, il signa une grâce accordée par le roi à un
prêtre du diocèse du Mans (2). Il mourut bientôt après, le 25 octobre
1449, et fut enterré dans l'Eglise de Torcy.
Sa femme avait été Jeanne d'Oudeauville, dame le Pencher, de Novion et
de Caumartin, veuve de Raoul, Seigneur de Rayneval, Comte de Fauquem-
berg et fille de Jean, Seigneur d'Oudeauville et de Novion, et de Jeanne de
Créquy.
Il en eut trois fils. L'aîné, Nicolas, dit Colinet d'Estouteville, mourut sans
postérité, après 1419. Le Cadet, Guillaume d'Estouteville, mourut aussi
sans postérité, après le mois d'avril 1449, de sorte que la terre de Blainville
(l) Monstrelet, Id. Ibid.p.. 115
(2). P Anselme, t. VIII, p. 878. .
(3) Bibliothèque impériale, collection Bréquigny, t. 43; Normandie, t. III.
On sait que ce n*e8t qu*une copie, et que les originaux sont en Angleterre.
(4) Histoire des régnes de Charles Vii) et de Louis VI, par Thomas Basin, t. IV,
p. 174 et 187.
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— 536 —
revint au troisième fils de Guillaume d'Estouteville, qui s'appelait Jean d*Es-
toute ville.
Mais longtemps avant la mort de leur père, ces fils avaient possédé les
biens qui formaient son domaine. Jean d'Ëstouteville était âgé de dix-sept
ans à peine, lorsque le roi d'Angleterre, Henri Y, lui rendit, en 1422, aussi
bien qu'à ses frères, les biens qui avaient été confisqués sur leur père, pour
avoir si vaillamment défendu Harfleur et suivi le parti du roi de France (1).
Blainville rentra donc par cette voie dans la famille d'Estouteville.
Depuis Jean d'Estouteville se mit au service du roi de France, Charles VII,
qui lui donna la garde de Fécamp, en 1436 et en 1439, avec cinquante
hommes d'armes et cent vingt-et-un hommes de trait. Il fut même chargé,
avec trente-six hommes d'armes, du commandement d'Harfleur, où son père
avait été glorieusement vaincu, et où les Français étaient rentrés en vain-
queurs, dès 1433. Après 1444, il fut envoyé à Nancy, puis en Allemagne;
appelé à la prévôté de Paris, le 29 mai 1446, qu'il résigna, peu de temps
après, en faveur de son frère Guillaume d'Estouteville, et enfin nommé
Chambellan du roi Charles YII, avec douze cents livres de pension. Il fut
ensuite député en Flandre, vers le duc de Bourgogne, commanda les francs-
archers menés au secours de Tournay, et obtint la charge de maître des
arbalétriers en 1449, à la mort du Sire de Graville, office qu'il exerça jus-
qu'en 1461., pour en devenir plus tard grand-maître.
Plus que personne il contribua à reconquérir laNormandie sur les Anglais
en 1449. Il ne cessa d'accompagner Charles YII dans la conquête de son
royaume sur l'étranger. Au mois de septembre de cette année 1449, il faisait
partie du conseil tenu à Lisieux entre les divers généraux qui commandaieDt
en Normandie, pour reprendre les places encore au pouvoir de l'ennemi. Sur
leur invitation, le roi vint en Normandie, successivement il se redit à Ver-
neuil, à Evreux, à Louviers et au Pont-de-l'Arche, parce que des intel-
ligences avaient révélé que Rouen allait bientôt se révolter contre les
Anglais. Cette révolte éclata, en effet, le dimanche 19 octobre 1449, à
l'heure de la messe. Au milieu de la célébration de l'office divin, le
bruit circula que les Anglais égorgeaint les Rouennais. Aussitôt on s'élança
hors des églises, on sonna partout le tocsin, on fit des barricades, et
les Anglais épouvantés se retranchèrent dans le palais, le château
et la barbacane, pendant que le Roi accourait en toute hâte du Pont-de-l'Ar-
che. A la nouvelle que les habitants étaient maîtres de la ville, et les Anglais
renfermés dans les forts, le Roi prit position sur la côte Sainte-Catherine
et se retira dans le monastère, défendant à son armée de pénétrer dans Ja
(1) Le F, Anselme — Histoire des grands Offldersde la couronne, T. VIII, p. 98.
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— 537 —
Ville, par crainte de la voir livrée au pillage, à rapproche de la nuit. Mais
il envoya tout d'abord révêquo de Lisieux, Basin, et Jean d'Estoutoville,
avec cent lances qui faisaient alors quatre cents hommes d'armes. Son soin le
plus pressé fut de prendre des mesures énergiques contre les anglais, on élevant
des travaux, en dressant des bombardes, et en établissant dos postes dans la
ville, mesures qui amenèrent la capitulation de leur chef Sommerset, le 4 no-
vembre suivant. Le Sire de Blainville fut donc le premier capitaine français
qui rentra dans Rouen possédé depuis une trentaine d'années par les anglais (1).
Il prit encore une grande part à la bataille de Formigny (14 avril 1450),
qui amena leur expulsion définitive de la Normandie.
En 1461, il fit hommage au nouveau Roi Louis XI, de toutes les terres
qu'il possédait en Normandie, et celle de Blainville est comprise dans cet
hommage. Son nom fut porté sur la liste des trente-six commissaires pour
le bien public, désignés conformément à l'article V des préliminaires du
traité de Saint-Maur, que la noblesse imposa pour ainsi dire à Louis XL
Elle fut dressée le 27 octobre 1465, et il est un des douze chevaliers et écu-
yers formant la seconde catégorie, avec les douze membres du clergé, et les
douze membres du conseil. A titre de don, il reçut, le 16 janvier
1472, cent arpens de bois pour rebâtir son château de Charlemesnil, et, le
2 décembre 1474, il obtint le droit de Haute-Justice dans ses terres de Pon-
thieu etdoNouvion. 11 combattait encore à la journée de Ganiégate(4 août
1479) contre Maximilien d'Autriche; c'est à partir de l'année 1471 qu'il prit
la qualité de chevalier, et, en 1479 seulement, le titre de grand-maître des
arbalétriers.
En montant sur le trône (1483), Charles VIII le nomma son lieutenant
général « es pays entre les rivières de Somme et de Seyne. » Il était en même
temps capitaine du château d'Arqués, dont il fit une sorte de quartier-gé-
néral, poste qu'il avait déjà occupé en 1550. On a plusieurs quittances de lui
pour ses gages de capitaine du donjon et du château, qu'il touchait sur le
pied de cinq sols parisis, comme un de ses aïeux, et elles se rapportent aux
années 1484, 1485 et 1488. Dans ce donjon il reçut le roi Charles VIII, et,
à la suite du repas, il s'éleva une singulière querelle au sujet de la coupe,
ou hanap, dans laquelle le roi venait de boire. Robers le sénéchal. Sire de
Lardenières, la réclamait en vertu d'un privilège de son fief; les officiers
(1) Basin, Histoire des régnes Charles VII et de Louis XI, t. 1, liv. IV, eh. XVIII.
et XX. — Robert Blondel, historien normand, dans un ouvrage ëcrit en latin, comme
celui de Basin, fait de Jean d'Estouteville le plus bel éloge. Voir Assertio Normanniœ,
t. III. ch. 1. Il y parle de sa puissance, de sa sagesse, de sa persévérance, de Tillustration
lie sa race et de son patriotisme, qui Ta porté à joindre aux bretons les braves défen-
seurs du Mont-Saint-Michel.
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— 538 —
du roi ne voulaient pas la remettre, et cette grosse affaire fut tranchée, à
Paris, le 22 juin 1485, par une ordonnance royale qui donnait gain de cause
aux prétentions de Lardenière (1).
Il avait épousé Françoise de la Rochefoucauld, dame de Montbazon, fille
d'Aymar de la Rochefoucault, seigneur de Montbazon, de Saint-Maure et de
Nonastre, et de Jeanne de Martreuil.
Jean d'Ëstouteville et sa femme étaient des personnages très pieux, aux-
quels la Normandie doit de nombreuses fondations. Désirant établir à Rouen
des religieuses de la réformation de sainte Colette, ils achetèrent pour cet
effet une place sur la paroisse Saint- Vivien, dans la rue Saint-Hilaire, eu
1481, et obtinrent, cette année-là même, du roi Louis XI, des lettres patentes,
datés du 11 mai, à Plessis-lez-Tours, pour l'amortissement de cette place,
Ils y firent construire aussitôt un monastère, qui ne fut achevé qu'en 1485,
et le Seigneur de Torcy et de Blainville manda des religieuses qui vinrent
à Rouen et prirent possession de cette maison, le 7 septembre 1485. Elles
étaient au nombre de seize, tirées de plusieurs maisons diverses de leur ordre»
quatre du couvent de Sainte-Claire d'Amiens, quatre de celui de Sainte-
Claire de Hesdin, et huit du couvent de Sainte-Claire d'Arras.Sœur Marie
Brifay, religieuse du couvent de Sainte-Claire d'Amiens, fut la première
abbesse du couvent de Rouen, dûàlagénéroité d'un Seigneur de Blainville (2).
Blainville se ressentit aussi de la piété de Jean d'Estouteville, son sei-
gneur et grand-maître des arbalétriers de France, sous Charles VIII. Il J
fonda une église Collégiale, par acte du 5 janvier 1489. Le lendemain, jour
de l'Epiphanie, l'archevêque Robert de Croixmare, successeur de Guillaume
VII d'Estouteville sur le siège de Rouen, assisté de l'évèque d'Evreux, de
Jean Masselin, doyen de l'Eglise de Rouen, et de plusieurs autres personnes
de distinction, célébra la messe dans la chapelle du château de Blainville.
Quand on fut à l'oflertoire, le pieux fondateur se présenta au pied de l'au-
« tel, sa charte de donation à la main, et dit à haute voix : « Mon Roi»
« mon souverain Seigneur, mon Sauveur et mon Rédempteur, je viens de-
( l) A. Deville, Histoire du château â^ Arques, p. 212.
(2) Farin. flïstoiV e de Bouen, t. II, VI» partie, p. 95.
Ce couvent ëtait situe près des Pénitents, au-dessous des Tilles du Ban-Tastear. Une
impasse de la rue Saint-Hilaire, anciennement Pilavoine, et aujourd'hui Sainte C/atVt^i
rapelle le nom et la position de ce couvent, supprimé en 1792, et dont il reste encore
des vestiges, deux grandes portes, avec sculptures, rue Saint-Hilaire, sous les n"* 66
et 64, TE^lise coupée en deux par Timpasse, et un grand corps de logis, qui pourrait
bien être le cloître. Voir P. Përiaux, dictionnaire indicateur des rues et places de Bouen,
p. 122.
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— 539 —
« vers vous à secours et recours, et vous fais oblation de mon âme, de mon
«r corps, de mon honneur, de mon état, et de ce qui est écrit en ce cahier
a touchant une partie des biens qu'il vous a plu de me donner pour me vivre
« et entretenir en ce monde, et vous supplie, mon souverain Seigneur et
a Rédempteur, qu'ils soient emploies pour vous faire service au temps à
a venir : lequel service puisse vous être agréable. »
Dans ces paroles perçait la reconnaissance du donateur pour les biens de
Blainville , venus d'une façon si inespérée , par la mort de ses deux frères,
entre ses mains.
Voici, au reste, le texte même des principales dispositions de cet acte de
donation fort détaillé, tant pour les motifs de la fondation que pour l'énumé-
ration des biens accordés à l'ordre du service divin , et les devoirs des dif-
férents membres de la Collégiale (1).
a A tous bons chrétiens et loyaulx catholiques qui ces présentes lettres
a verront ou orront , Jean d'Estouteville , chevalier de l'ordre du Roy notre
« Sire Seigneur de Torcy, de Blainville , conseiller , chambellan du Roy
« notre Sire, lieutenantrgénéral d'jceluy Seigneur entre les rivières de
a Somme et Seine et grand maistre des arbalestriers de France, 5a/t<^
a Gomme entre les œuvres de vertu celles qui sont appliquées pour l'hon-
a neur de Dieu le créateur et de notre mère Sainte Eglise son i!)pouse
« soient très salutaires , par quoy je désirant le salut des âmes de moy , de
tt ma très chère et très amée compagne et épouse Françoise de la Roche-
ci faucault dame de Montbazon et de Sainte-Maure et de nos antecesseurs,
a successeurs et bienfaicteurs , aye de longtemps eu et ay encor dévotion a
« ce que le divin service soit quotidiennement célébré, continué et aug-
« mente en Sainte Eglise en l'honneur de la très glorieuse et individuo
<( Trinité et mesmement de notre Seigneur et Rédempteur Jesus-Ghrist fils
d de Dieu le père, seconde personne d'j celle Trinité et de la Très sacrée
« Vierge Marie sa mère , de Monsieur Saint-Michel l'ange , et de toute la
a cour céleste, et par long espace de temps que jay soubs la miséricorde de
a Dieu mon créateur vescu en ce monde mortel en grands honneurs et
(1) L*original, en parchemin, fut dëposë dans on coffre du trësor du chapitre, où
il ëtait encore en 1743. Le secrétaire du chapitre, Jacques-François Le Pelletier, en
fit faire, à cette époque, une copie par Philippe Crespin, notaire royal-garde , note
au Bailliage et Vicomte de Rouen, pour sa noble sergenterie de Cailly, branche de
Blainville. Elle se compose d'une vingtaine de grandes pages, et fut collationnëe à
Rj, le 8 août 1743, par un sieur Roberge. C'est d'après cette copie, qui existe encore
ai:gourd*hui dans le trésor de la fabrique de Blainville, que nous ferons nos citations.
Nous en devons la communication , comme pour l'aveu , à M. Leconte, cure de
Blainville.
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— 540 —
« prospérités, non voulant estre ingrat d'jceluy mon créateur, mais jceulx
a recognoistre a mons pouvoir a Toxemple et imitation des Saints et deyots
a pères et d'aucuns de mes prédécesseurs , je aye fait célébrer chacun jonr
a solennellement par plusieurs chappellains le divin et canonial service
« selon Tusage du diocèse de Rouen en la chapelle de mon château du dit
« lieu de Blainville, en quoj non sans cause jaj pris consolation et jaje
« espirituelle et ay cogneu par expérience que cetoit et est œuvre méritoire
« et a Dieu agréable selon mon espérance et jugement de conscience, et pour
n ce me suis délibéré de donner, impartir et aumosner, aucune portion des
« revenus, fiefs et héritages des Seigneuries que Dieu ma donné et permis possedet
a en ce monde jusque au nombre et valeur de cinq cents livres tournois de rente,
« ou revenu annuel en assiete de terre pour fonder et faire continuer a perpétuité
a ledit service divin par certain nombre de chanoines ou chappelains en forme de
« collège, sur quoy javais desja obtenu le congé et licence du Saint-Siège
a apostolique jouxte la bulle et le procès fulminé d'jcelle, et sur les formes
a et manières de faire le dit service , aye depuis eu advis et conseil à plu-
a sieurs notables docteurs en théologie , droict canon et autres gens
« d'Eglise. » Il annonçait ensuite Tintention de faire ériger ou construire
une chapelle a avec les maisons et édifices qu'il a desja fait commencer pour
« loger jceulx chappelains et chanoines en la dite ville de Blainville » d'après
la permission que lui en avait accordée le feu Roi Louis XI, au mois de
novembre 1482, c'est-àrdire six ans auparavant, et qu'il avait fait enre-
gistrer à la chambre des comptes de Paris, la même année. Toutefois il
jugeait à propos de renouveler sa fondation sous le règne de son successeur,
Charles VIII, et il le déclarait en ces termes; a Scachent tant présent et
« advenir que je Jean d'Estoutevillb seigneur de Blainville et de Torcy,
(( dessus nommé en accomplissant et exécutant a mon pouvoir jcelle, ma
a dévotion et fondation, ay donné et aumosné et par ces présentes donne et
a aumosne perpétuellement a Dieu mon créateur et a son Eglise et aux
tf chanoines et collège servant Dieu selon ma presante fondation les dits
« cinq cents livres tournois de rente amorties aynsi que dict est pour
« apliquer a la fondation en la forme qu'il est spécifié contenu et déclaré
a en ces présentes. »
Il enumérait ensuite tous les héritages, fiefs, seigneuries et revenus qu'il
donnait pour faire la somme de cinq cent livres de rentes, et le détail en
est fort considérable, car la nature, la contenance et les bornes y sont
relatées avec le plus grand soin. Il y est question de pièces de terre, de
jardins , de rentes de droits à Blainville , à Crevon , à Fontaine-sous-
Préaux, à Bos-Guillaume, dans la vicomte d'Arqués, et aux différents lieux
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— 541 ~
dépendant do ce fief, Cropus, Lespinay, Gonneville, Beaunaj, Saint-
Hellier, etc. Enfin, il cédait deux quarts de fiefs nommés Maurepas et Beau-
ficel, ces droits possédés par lui à Gournay.
A propos de Fontaine-sous-Préaux, Tune des douze prévôtés dont la
seigneurie de Blainville était composée, le donateur faisait réserve du droit
de justice. Il donnait tout le reste aux chanoines « fors seulement la court
« et usage, justice et jurisdiction que j'ay retenue et réservée a moy et a
M mes successeurs seigneurs du dit lieu de Blainville et fairay faire droict
tf et justice par mon senechalou autre juge du dictlieu auxdicts chanoines et
a chappelains, par moy fonder et a leurs hommes resseans et tenants d jcelle
« prevosté, ainsy qu'il a esté et est de tout temps accoustumé parce toutes
« fois que le service de prevosté demeure au proffit et seigneurie d'jceulx
« chanoines et collège pour faire les contraintes et exploits a eux et a leurs
« hommes et tenants en jcelle prevosté requis et nécessaire dont les assi-
« gnations et adjournements en cas de proceds seront faicts a sortir a mes
c( pieds et jurisdiction du dit lieu de Blainville. »
Puis vient une clause sur le droit de guet, que le seigneur de Blainville
réservait aussi, la défense du château de Blainville confiée aux populations
relevant de la seigneurie, a Et aussi j'ay réservé et reserve a moy et a mes
« successeurs seigneurs du dit lieu de Blainville le droict de guet et de garde
c( que doibuent et a quoy sont subjects les hommes manants et habitansde la
« dicte parroisse et prevosté de Fontaine-sous-Preaux a mon dict château
« de Blainville.»
Il continuait en demandant à Tarchevêque de Rouen de vouloir se con-
tenter pour sa visite annuelle de dix livres tournois, et de consacrer
l'église ou chapelle qu'il a fondée en l'honneur de la Sainte-Trinité et de
Saint- Michel. Arrivait alors la constitution de la collégiale, a Je veux et
a ordonne et est mon jntention que l'église soit ores et pour le temps
« advenir érigée en l'église collégiale, ayant corps et communauté auquel
« collesge seront instituées douze personnes dont les neuf seront prostrés
« et les trois autres un clerc et deux choreaux lesquels douze personnes
« diront, chanteront, et dévotement célébreront selon l'usage de l'église de
« Rouen par chacun jour aux heures debueset accoustumés en semblables
a églises, matines, prime, tierce, grande messe, midy, nonne, vespres,
a compiles, item que des dicts neuf prostrés chanoines prébendes (1) et les
« autres trois prestres chanoines semiprebendés, et d'iceulx six chanoines
a prébendes , les deux premiers et principaux aveq leur chanoisie et
(l) On appelait prébende la portion du revenu attachée à un canonicat, prœbenda
Tporiio»
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— 542 —
a prébende auront offices ou dignités, l'une tbesauricr et Tautre chantre
« annexées a leurs dictes prébendes en telle manière que leur dite prébende
a et office seront un seul et simple beneâce compatible aveq autre bénéfice,
a et par semblable es autres prébendes et semie-prebendés, item que tons
« neuf chanoines prébendes et semi-prebendés seront au temps advenir et
a demouront perpétuellement et a tous iours a la présentation et nomina-
a tion de moy mes hoirs successeurs ou ayants cause seigneurs du dit lieu
a de Blainville, toutes et quantes fois qu'elles seront vacants, par quelque
« voye ou manière que ce soit et les pati'onnages d'icelle annexés et incor-
(( pores en la dite seigneurie de Blainville. »
Après avoir fixé les sommes dues à Tarchevéque et au chapitre pour
chaque réception, les droits, devoirs, profits et émolument de chacun des
membres de la collégiale, le donateur s'occupait des prières pour les tré-
passés, des obits pour lui-même, sa femme, les rois de France et les
diffiérents membres de sa famille, considérations qui paraissent avoir été le
principal motif de l'érection de cette chapelle, « Item pour ce que jay en des
« biens de dicts et trespassés, parquoy je suis tenu a faire prier Dieu pour
a eux, je veux et ordonne pour le salut des âmes de mes parents, amis,
a bienfaicteurs et autres catholiques trespassés, et aussy de moy et de ma
« ditte très amée épouse, quand il plaira a Dieu que nous décédons de ce
a siècle mortel soient chantés et célébrés en la dicte Eglise par les dicts
« chanoines clerc et choreaux douze obits par chacun an... Item pource que
«t jay eu plusieurs biens et honneurs des Roye de France, je veux et
<c ordonne que pour leurs âmes a l'intention d'iceulx soit chanté et célèbre
<( un obit solennel pour chacun an à diacre et soubs diacre, et deux tenans
a chœur en chappes, c'est à scavoir les vigilles le jour de la feste de la
a Magdelaine pour ce que en semblable jour le feu bon Roy Charles
a septième trespassa et le lendemain le dit obit (1). Item pource que je suis
<c grandement tenu a feu Monsieur mon père et a Madame ma mère, je
a veux et ordonne que a semblable jour que mon dict sieur mon pcrc
« trespassa qui fust le vingt cinquième jour d'octobre, soit dict et célébré
a un obit solennel comme celuy des Roys et a semblable jour que Madame
a ma mère trespassa qui fust le saizieme de juillet, un autre semblable obit
« pour le salut de leurs âmes. Item et pource que je crois que jay plus que
a nul autre besoing et nécessité de la grâce de Dieu mon créateur, des
(1) Charles VIT, sous lequel Jean d'Estouteville avait si longtemps porte les armes
pour reconquérir la Normandie, mourut à Mehun-sur-Yèvre, près de Tours, le
mercredi, 22 juillet 1461, jour de la fête de la Magdelaine, vers une heure après
midi.
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— 543 —
« prières oraisons et suffrages de Sainte Eglise, je requiers et supplie et
« neantmoins veux et ordonne que après mon trespas soit dict chanté et
cr célébré a la dicte Eglise bien dévotement un obit solennel pour le salut
« de ma paouvrc amo, par chacun an a tel jour qu'il plaira a mon créateur
« la séparer de mon corps et que ma vie durant au lieu du dict obit solennel
(( soit dict chantée et célébrée une messe solennelle du Benoist Saint-
o Esprit le jour de par chacun an afin qu'il plaise à mon dict
« créateur et rédempteur de me donner la grâce de bien vivre et mourir,
a Item pour contemplation de la bonne amour et société quej'ay eu par
« longtemps en mariage avec la dicte dame Françoise de la Rochefoucault
« ma très chère et amée femme et cspouse, veux et ordonne que par sem-
« blable pour le salut de son ame après ce qu'il aura pieu a Dieu la mettre
ce hors du monde soit dict et célébré un obit solennel chacun an a semblable
c< jour qu'elle decedra et devant son trespas au lieu du dict obit une messe
« du Saint-Esprit, le jour de...»
Voilà donc cinq obits solennels fondés par la piété et par la reconnais-
sance de Jean d'Estouteville , pour sa femme, ses père et mère, son com-
pagnon d'armes le bon roi Charles VII ^ et lui-mémo, sa prévision s'étendit à
tout, et à défaut de l'Eglise collégiale encore à bâtir, le service divin devait
être dit dans la chapelle du château de Blainville, et, si la nouvelle église
n'était pas terminée à l'heure de sa mort, les obits seront célébrés dans une
des chapelles que ses ancêtres ont bâties en l'église paroissiale. « Item
c( pource que encore n'est pas ediffiée l'église ou chapelle que jay intention
« de faire ediffier pour faire le dict service au lieu dont dessubs est faicte
M mention, je veux et ordonne que tant que je vivray, le divin service dont
tf dessubs est faicte mention, soit faict en la chapelle de mon château de
« Blainville et en jcelle chappelle soient recous et installés les dicts
(( chanoines en attendant et jusques a ce que moj (se Dieu m'en donne la
« grâce) ou mes successeurs ayans faict faire le dict moustier ou Eglise, et
« en cas que alors de mon trespas la dicte Eglise ne serait pas faicte, et
« accomplie, que le dict service soit faict et célébré en une la plus conve-
« nable a ce faire des chappelles fondés érigés et édiffiés par mes predeces-
« seurs, en l'église paroissial de SainctrGermain du dict lieu de Blainville
a de laquelle par semblable je suis patron, le tout a heures deubes et con-
« venables, en telle manière que le service parroissial ne soit pas empeschié
« et veux que le curé du dict lieu et les chappclains des chappelles dont je
a suis patron comme dessubs le souffrent et permettent. »
Il réglait aussi l'ordre des séances du chapitre, le mode des délibérations
et des distributions faites aux chanoines , et désignait l'un des trois cha-
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— 544 —
noincs Seraiprcbendes comme fabriquier^ afin que « les reliquaires, livres,
» calices et aorncments qu'il a Tintention donner a la dicte Eglise soient
» bien et seurement gardés et nettoyés , quand besoing l'en sera. » Les
fonctions du clerc, le luminaire , les réparations à faire aux maisons des
chanoines, l'inventaire de leurs meubles, le genre de vie qu'ils devaient
mener, les précautions à prendre pour éviter tout scandale, enfin , des cas
qui pouvaient entraîner la perte du bénéfice , tout cela était également
mentionné dans l'acte du prévoyant fondateur.
Il terminait en demandant l'approbation de l'archevêque , et le priant
d'imposer aux chanoines, lors de la collation des bénéfices , l'observation
de toutes ces prescriptions. « En tesmoing des quelles choses, ces présentes
» lettres émanées, de ma certaine science , intention et volonté seignécs
» de mon saing, ont été scelées munies et raliorées de mon scel. Ce fusi
M faict et donne en mon chasteau du dict lieu de Blainville le cinquiesmc
» jour du mois de janvier l'an de grâce mil quatre cents quatre vingt et
» huit (1). »
L'archevêché ne tarda pas à accorder l'approbation demandée. Ro!)ert de
Croixmare la signait le 10 janvier suivant. Elle est en latin et sert de
préambule et de conclusion à l'acte de donation, qui y est inséré en entier.
Immédiatement on se mit à l'œuvre sur le terrain accordé et désigné par
Jean d'Estouteville pour voir s'élever l'Église. C'était « une pièce de terre
» en jardin et en fresche contenant deux acres ou environ ainsi plantée de
» certain petit nombre de vieux arbres quelle est a présent sur laquelle
» pièce de terre souloient estrc anciennement les édifices du lieu commu-
» nément nomme le bas manoir de la dite sieurie de Blainville et est mon
» intention que le moustior Eglise ou chapelle de cette dicte présente fon-
» dation, soit en temps advenir érigé et édifié sur jcelle pièce do terre au
» lieu plus convenable, laquelle pièce de terre est bournée d'un costé au
» chemin du Roy qui mené de la diste ville de Blainville a Quevron,
» d'autre costé au condos du vivier ou Estan, dont dessuies est faicte men-
» tion, d'un bout en partie à la dicte voye ou chemin ystant de la dicte
» chaussée, et en l'autre partie en la maison et jardins des dicts chappc-
» lains pies a fondés, et d'autre bout a une autre voye ou chemin de vingt
» trois pieds de large qui demeurera a commun pour aller du chasteau du
» dict lieu de Blainville au dict chemin Royal par dessubt une autre
» chaussée faisant séparation entre les dits second vivier et un autre tiers
(1) 1489, nouveau style, où Tannée commence au l®»" janvier et non à Pâques,
comme dans Tancien style.
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— 545 —
» vivier a moy appartenant nommé le vivier des Treilles et demeurera sur
» le dict chemin une tourelle quarréo de pierres qui y est de présent , la-
» quelle tourelle , j'ay réservée et retenue a moy pour a faire a mon
» plaisir (1). »
En moins de quatre ans, à peu de distance de l'église paroissiale, de bien
chétive apparence, s'éleva la collégiale, avec un caractère monumental qui
rappelle l'époque de sa fondation. Elle était on pierres, grès et silex, avec
contreforts, croisées à ogives, beaux vitraux et couverture en ardoise, trois
ou quatre fois plus vaste et plus grande que l'église paroissiale , au dire
d'un Mémoire du xyiii* siècle. Les sinistres prévisions de Jean d'Estoute-
ville ne s'étaient pas réalisées. Non seulement il put voir bâtir l'église qu'il
avait fondée, mais il en vit encore la dédicace, sous le nom de Saint-
Michel (2), le 29 septembre 1492 , par l'archevêque de Rouen , Robert de
Croixmaro, qui avait dit la messe dans la chapelle du château de Blainville,
le jour où le fondateur avait solennellement annoncé ses pieuses intentions
au pied de l'autel, et délivré l'acte de donation.
Dans le chœur de la collégiale, la paroisse d'aujourd'hui, on distingue
encore, au point de jonction des nervures qui soutiennent la voûte , les
armes des Mauquenchy et des d'Estouteville réunies, depuis le mariage de
Nicolas d'Estouteville avec Jeanne de Mauquenchy. Elles étaient celle du
fondateur, Jean d'Estouteville; comme ses ancêtres, il portait: Ecarteléaul
et au 4 fascé d'argent et de gueules de dix pièces au lion sable d'or , brochant sur
le toui, qui est Estouteville ; au 2 et 3 d'azur, à la croix d'argent, cantonné de
vingt croix recroisetées, au pied fiché d'or^ qui est Mauquenchy.
Au-dessus de la principale porte d'entrée, faisant" face au chœur, on voit
une statue, de petite dimension , en pierre , assez grossièrement sculptée,
représentant un guerrier casque en tête , la poitrine couverte d'une cui-
rasse , avec une énorme épéo dans la main droite , et collée contre son
corps ; un lion est couché à ses pieds. Ce pourrait bien être Jean d'Estou-
teville, Grand-Maître des Arbalétriers et fondateur de l'église.
Nous penchons à croire aussi que Jean d'Estouteville, avec les intentions
généreuses manifestées dans l'acte de donation « pour les reliquaires ,
(1) Acte de donation, fabrique de Blainville.
(2) Une vue de Blainville, au xvii* siècle, lui donna le nom de La Trinité, Église
Canomale, bien que le fondateur l'eût consacrée également à la Sainte-Trinité et à
Saint-Michel, c'est ce dernier nom qui a prévalu. Elle est devenue Féglise paroissiale
actuelle, après que l'église primitive du bourg , située au Sud-Est, inondée par les
sources, tombant de vétusté, à la fin du xviii" siècle, fut devenue tout-^-fait impropre
au service du culte.
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— 546 —
» livres, calices et aornements » aura donné à la collégiale le magnifique
retable en bois sculpté, peint et doré, longtemps un des plus beaux orne-
ments de la collégiale, et qui a excité l'admiration générale lors de
l'exposition artistique et archéologique de Rouen en 1861, d'autant plus qu'on
y reconnaît le style de l'époque où vivait le fondateur de la collégiale (1).
Jean d'Estouteville mourut fort âgé, le 11 septembre 1494. On lui fit do
magnifiques funérailles. Cette famille d'Estouteville était fameuse en Nor-
mandie par l'illustration de ses membres dans les armes et dans régliso.
Nous les avons vus exercer les fonctions de lieutenant général du roi , do
capitaine d'Arqués, do grand-maître des arbalétriers , et payer largement
leur dette sur de nombreux champs de bataille. Un d'Estouteville, mort ar-
chevêque de Rouen, en 1482, avait été cardinal, et son cœur fut rapportô
de Rome dans la Cathédrale de son ancien siège. Une cloche s'y appelait
Marie (TEstouteville^ la première des onze cloches , qui se trouvaient alors
dans la tour Saint-Romain, fondue en 1467 avec l'argent donné par ce car-
dinal archéque. Rouen s'intéressait donc particulièrement à cette famille
si considérable dans le royaume et qui lui avait fourni tant de bienfaiteurs,
et il tint à prouver sa reconnaissance lors des funérailles du seigneur do
Blainville, fameux lui-même par sa bravoure et par sa piété.
Il mourut à Blainville, et son corps, placé d'abord dans l'église Collégiale
de Blainville, qu'il avait fondée, en partit sous la conduite des chanoines.
Ils le déposèrent provisoirement au couvent des Chartreux, situé à cette
époque dans le faubourg Saint-Hilaire , prés du Nid-de-Chien (2). Il sortit
de leur église, le 16 septembre 1494, à deux heures de l'après-midi, accom-
(1) Ce retable, dont le départ de Blainville a été si regrettable, enlève de la place
primitive, fut mis à l'autel de la Vierge, où ses dimensions Fempèchaient de produirp
un bon effet. En 1835, M. Hyacinthe Langlois se le fit céder pour un tableau reli-
gieux. De ses mains il passa dans celles de M. Bataille de Bellegarde, et, aujourd'hui
de sa famille. Au centre il représente le Christ en croix entre les deux larrons , de»
soldats à cheval et à pied se disputant les vêtements du Christ, et un groupe d^
saintes femmes soutenant la Vierge évanouie. A droite et à gauche s^étendent deux
bas-reUefs ; celui de gauche retrace le baiser de Judas , la flagellation , le portement
de croix; celui de droite, lu descente de croix, la mise au tombeau, la résurrection.
Toutes ces sculptures sont surmontées d'un dais en bois sculpté et menuisé avec une
déUcatesse extrême. L'exécution artistique des groupes, des poses et des physionomies
n'est pas sans mérite.
V. une Notice que M. A. Darcel lui a consacrée dans le Journal de Bùoen et l*"
Livret de l'Exposition, 1861.
(2) La rue de la Petite^luirtreuse rappelle le nom de ce couvent qui n*existe plus.
V. P. Pénaux, Dictionnaire des rues de Rouen, p. 55.
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— 547 —
pagné dos Quatre Religions mendiantes, des Religieux do Saint-Lô et do la
Madeleine, du Clergé de la ville, des Chanoines de Blainville , et des Cor-
deliers de l'observance de Sainte-Claire, qui le posèrent sous la porte Saint-
Hilaire. Soixante hommes en deuil portaient chacun une torche où étaient
attachées les armes du défunt. Les Chanoines et les Chapelains de la Cathé-
drale l'attendaient à cette porte, avec l'abbé de Sainte-Catherine, le Prieur
de SaintrLô, l'Évêque de Philadelphie, la Commune de la ville, les Officiers
du Roi, les Conseillers, les Quarteniers et autres, jusqu'au nombre de près
de cent personnes. On pria de soutenir les quatre coins du drap mortuaire
Pierre Daré , lieutenant-général du Bailli de Rouen, Jacques Le Lieur,
Roger Le Tourneur et Robert de La Fontaine, sieur de Pissy, échevins de
la ville de Rouen, office dont ils s'acquittèrent jusqu'à l'église Sainte-Claire,
sous la porto Saint-Hilaire ; on alluma six grosses torches , où étaient atta-
chées les armoiries de la ville , portées par six hommes revêtus des robes
de la ville. Devant le corps, couvert d'un riche drap, où étaient brodées
les armoiries du défunt, marchait l'Évéque de Coutances, en habit ponti-
fical, et qui célébra l'office. Derrière lui venaient immédiatement cinq
hommes, dont les deux premiers portaient la cotte d'armes et l'épée de leur
maître, les deux autres ses deux étendards , et le dernier son guidon dé-
ployé. Ensuite s'avançait une foule considérable do gentilshommes , venus
de tous les points de la Normandie. Jean d'Estoutevillo fut inhumé au
milieu du chœur du couvent de Sainte-Claire, dans un magnifique tombeau,
dont il ne restait plus de traces à la fin du xvii" siècle (1).
Tout ce cérémonial fit de ces funérailles du seigneur de Blainville une
des plus magnifiques que Rouen ait jamais vues. Aussi ses historiens ont-ils
jugé à propos d'en donner uno minutieuse description , preuve manifeste
de sa grande réputation et de l'estime particulière que cette ville et la pro-
vince faisaient de Jean d'Estoutevillo , pour ses talents militaires et pour
ses pieuses fondations.
De son mariage avec Françoise de la Rochefoucauld , Jean d'Estoutevillo
eut un fils unique , Louis d'Estoutevillo , seigneur de Saintc-Mauro et do
Nonastre, qui mourut avant son père. Comme il se trouvait alors sans hé-
ritier, et qu'il avait survécu à tous ses frères, la terre de Blainville revint
au fils aîné de son cinquième frère , Robert d'Estoutevillo , seigneur de
(1) Farin, Histoire de Rouen ^ t. ii, vi« partie, p. 96. C'est donc à tort que le même
Farin dit (v* partie, p. 43), qu'il fut inhumé dans Tabbaye de Saint-Evroult (Orne,
arrondissement d'Argentan), dont il était également fondateur. Sur cette dernière
abbaye, voir un article du Magasin Pittoresque^ t. xvii. Il en reste encore quelques
ruines.
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— 548 —
Beyne et de Saint- André, dans la Marche, prévôt do Paris, sur la démission
de son frère, marié à Ambroise de Loré, dame de Muessy , baronne d'Ivry,
fille d'Ambroise de Loré, prévôt de Paris, et de Catherine de Marcillv,
baronne d'Ivry.
Ce cinquième fils de Robert d'Estoute ville, héritier de son oncle , Jean
d'Estouteville, et, par ce fait, seigneur de Blainville, était Jacques d'Estou-
teville, seigneur de Beyne, baron d'Ivry et de Saint-André en Marche,
chambellan du Roi et prévôt de Paris, après son père, par lettre du 10 juin
1479. Plus tard il obtint le titre de conseiller et de chambellan du Roi , fut
commissaire aux états de Normandie, et occupait encore la place de prévôt
de Paris en 1499.
Sa femme fut Gillette de Coetry, fille d'Olivier de Coetry , seigneur do
Taillebourg, sénéchal do Guyenne, et de Marie, bâtarde de Valois, dame do
Royan et de Monac.
De ce mariage, Jacques d'Estouteville, qui était mort en 1510 , eut deux
filles.
La première, Charlotte d'Estouteville, dame de Beyne , mariée à Charles
de Luxembourg, comte de Brienne, de Ligny et de Roucy , était l'héritière
de Jacques d'Estouteville. Mais soit par part^ige, soit par transaction, soii
par la mort de cette sœur, Blainville passa à la sœur cadette , Marie d'Es-
touteville, dont le mariage va faire entrer le château et la terre de Blain-
ville dans une famille nouvelle.
F. BOUQUET.
[La suite à la prochaine livraison.)
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BIBUOAAATBIE
MAITRES & DOMESTIQUES
PAR M. J.-A. DE LÉRUE.
L'abondance des matières nous a fait ajourner le compte-rendu que nous
avions préparé de l'ouvrage de M. De Lérue. Un autre sentiment nous fait
encore remettre ce que nous aurions pu dire de Tœuvre nouvelle de notre
collaborateur.
Quand un livre réunit tous les suffrages et concilie tous les esprits dans
une même admiration légitime, est-il bien nécessaire que les amis de Tauteur
prennent la parole pour faire ressortir ce qui se manifeste de soi-même?
nous ne le pensons pas.
11 j a unanimité dans la presse et dans le public pour féliciter M. De
Lérue du succès de sa tentative et, ce qui appartient à ses confrères de la
Revue de la Normandie^ c'est de prendre acte officiellement de la sincérité
de ces honorables manifestations.
Notre concours modeste dans ce bruit élogieux , notre voix perdue dans
cette foule qui applaudit, notre nom sans autorité au bas de quelques pages,
ce sont toutes choses dont n'ont pas besoin les Maîtres et Domestiques pour
faire leur chemin dans le monde, et ce que nous voulons ici, c'est constater
seulomont le succès bien éclatant et très sincère d'un collaborateur et d'un
ami.
Gustave GOUELLAIN.
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PUBLICATIONS DIVERSES.
Notice historique et critique sur Tancienne église Saint-Laurent , par E. Julien ,
ornée d'une vignette, par E. Nicolle. — Rouen, GiRoux et Rénaux, 1862.
Sous une forme commode, dans un style sobre et condensé, M. E. Julien vient
de nous donner Thistoire complète de cette magnifique église de Saint-Laurent de
Rouen, Tun do nos plus riches débris du xv* siècle.
La monographie de Tantique édifice ne renferme que des détails intéressants, et Tau-
teur, avec un soin scrupuleux, dont nous le félicitons, a su rejeter tous détails oiseux
ou inutiles. Nous savons maintenant tout ce qu'il est convenable de connaître sur
un des plus élégants monuments de notre ville, et pour atteindre ce but , il nous a
suffi de parcourir la petite notice de M. E. Julien.
Quant à ce que Von devrait faire de l'église Saint-Laurent , l'un des chapitres du
livre qui nous occupe, les avis sont ouverts et chacun de nous peut émettre le sien.
Sans déclarer impraticables ceux que développe M. Julien, nous croyons que la forme
de rédifice est incompatible avec toute destination profane, et que la maison bâtie
pour Dieu, par la foi de nos pères, ne peut, sans déchoir, être appropriée à aucun
usage humain.
La Notice sur Saint-Laurent est en vente chez tous les libraires.
G. G.
Distances légales de Rouen à toutes les villes de France, par L. Petit. — Rouen
Giroux et Rénaux, 1862.
Cet ouvrage, qui contient en quelques pages une somme considérable de rensei-
gnements utiles, est ainsi divisé :
Première partie. — Distance de Rouen à toutes les communes du département d*
la Seine-Inférieure.
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— 551 —
Deuxième partie. — Distance de Rouen à tous les chefs-lieux d'arrondissement et
de canton des départements circonvoisins de celui de la Seine-Inférieure , savoir :
Eure, Oise, Somme.
Troisième paiiie. — Distance de Rouen à tous les chefs- lieux de préfecture et
sous-préfecture de tous les autres départements de la France.
En vente, à Rouen, à la librairie Paul Canu, 40, rue des Carmes.
PRINCIPAUX OUVRAGES DE M. DE LA QUERIÉRE, Tun des collaborateurs
delà Revue de la Normandie.
Description historique des Maisons de Rouen les plus remarquables par leur déco-
ration et par leur ancienneté, 2 vol. in-8®, 36 planches gravées sur cuivre et sur
acier. — 1821-1841. _
Elssai sur les Girouettes, Epis, Crêtes et autres décorations des anciens combles et
pignons, in-8'», 8 plam^hes gravées. — 1846.
Recherche historique sur les Enseignes des maisons particulières, in-8^, 28 sujets
jçravés.— 1852.
Rouen. — Revue monumentale, historique et critique, un volume. — 1835
Notice sur F Incendie de la Cathédrale de Rouen, du 15 septembre 1822.
I*etit Traité de Prosodie normande. — 1826.
Réfutation de Napol. Landais (L mouillé). — 1839.
Notice sur un ancien Manuscrit relatif au Cours des fontaines de la ville de Rouen,
1 planche.— 1835.
Observation sur le règlement de la Mairie de Rouen fixant la hauteur des maisons
•iur la largeur des rues.— 1845.
Architecture. Architectes. Rénovation du style gothique.
Rénovation des différents styles d'architectures du Moyen-Age. — 1858.
Revue rétrospective rouennaise. — 1833.
Description historique, archéologique et artistique de TEglise paroissiale de Saint-
Vincent de Rouen, 1 planche. — 1844.
Saint-Caude-le-Jeune, paroisse de Rouen supprimée en 1791, au's notés, 1 planche.
— 1857.
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— 552 —
Notice historique descriptive de rancienne église paroissiale de Rouen, ornée de 3
gravures. — 1860.
Saint-Martin-sur-Renelle, ancienne Eglise paroissiale de Rouen, 3 gravures. — 1860.
Notice sur Tancienne Eglise collégiale du-Saint Sépulcre, dite Chapelle Saint-
Georges, ornée de 1 planche. — 1864.
Le Cftasseur bibliographe. — Revue bibliographique, littéraire, critique et anecdo-
tique, rédigée par une société de bibliographes et de bibliophiles, suivie d^une notice
de livres rares et curieux, la plupart non cités, à prix marqués. — 12 livraisons in-^*"
par an. Prix 6 fr. — Sous la direction de M François, librsdre, 26, rue Bonaparte, à
Paris.
La. Bévue de la NofTnancUe est en retard avec le Chasseur bibliograpîte. (Test, en
effet, une de ces publications qu*on ne saurait trop louer au double point de vue da
but qu'elles poursuivent et du goût épuré qui préside à leur exécution. Nous ne sur-
prendrons personne en rappelant ici le nom de M. François, directeur et proprié-
taire de ce recueil, qui a laissé à Rouen la renommée bien acquise d'un éditeur savant
et d'un amateur distingué.
On s'abonne au Chasseur bibliograghe^ à Rouen, chez M. Lanctin, libraire, Grande-
Rue.
nOVBN. — IMV. K. CAC5UI10, KDB PKlClKftK, H.
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HISTOIAE.
o:*;»
DE LA NOBLESSE
DE
JEANNE DARG
ET DE SA FAMILLE,
PAR M. LEVAILLANT DE LA FIEFFE.
On sait que Jeanne Darc , depuis appelée Pucelle d'Orléans , étail
née à Domremy, paroisse de Greux, sur la Meuse, près de Vaucou-
lours, dans le diocèse du Toul, de Jacques Darc et d'Isabelle Ro-
inée. Jacques Darc exerçait, à Domremy, l'état de laboureur; il étciit
né à Séfonds, aujourd'hui Ceffons, département de la Haute-Marne,
à 17 lieues de Domremy. Isabelle Romée était native du village de
Vouthon, aujourd'hui les Voûtons, canton de Coussey, département
lies Vosges, à une demi-lieue de Domremy.
Jeanne Darc était employée, dans son enfance, à garder tantôt
les bestiaux qui appartenaient à son père et tantôt, à tour de rôle,
pour son père, ceux qui composaient le troupeau de la commune. La
famille possédait aussi une maisonnette avec jardin. Mais ces petites
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ressources réunies ne les faisaient y>tf.v ùien rrc/ie$(\). En uii mot,
comme le dit, avec beaucoup de sens, dans son langage Gaulois^
l'un des plus anciens historiens de la Pucelle, « c'ëtoient de fort gern^
» de bien, craignant et aimant Dieu, mais qui avoient peu de moyens
» et vivoient d'un peu de labourage et de bestail qu'ils nourris-
» soient (2). »
Telle était leur situation lorsque les exploits de Jeanne vinrent
transformer cette modeste existence.
Le roi Charles VII voulut donner à Jeanne Darc des marques
éclatantes de sa reconnaissance pour les services signalés qu'elle lui
avait rendus : il l'anoblit avec Jacques Darc , son père, Isabelle
Romée, sa mère, Jacquemin, Jean et Pierre Darc, ses trois frères,
ensemble leur lignage, leur parenté et leur postérité née et à naître, en
ligne masculine et féminine. Les lettres-patentes, conférant cet anoblis-
sement, furent données à Meun sur Yeurte, en Berri, présents Gré-
goire Langlois, évêque de Séez, et les seigneurs de la Trémouille et
de Termes, au mois de décembre de l'an 1429; elles furent enregis-
trées à la Chambre des Comptes de Paris, transférée à Bourges, le
16 janvier de la même année qui commençait à Pâques. Cette charte
fut aussi enregistrée en la Cour des Aides de Normandie le 13 dé-
cembre 1608. Une expédition authentique se trouve à la direction
générale des archives de l'Empire, dossier k, 63, n' 9, en voici
d'ailleurs un extrait textuel :
« Carolus, Dei gratià, Francorum Rex, ad perpetuam rei memoriam.
» Magnificaturi divin» celsitudinis uberrimas , nitidissimasqne gratias
(1) Voy. Quicherat, procès de la Pucelle, t. ii, p. 385 et suiv.
(2) Histoire do la Pucelle d'Orléans, par Edmond Richer, manuscrit de
la bibliothèque impériale. S. F., 4907.
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!: '^iStk'
» celeFni miuisierio PuelUp, Johannap Darc de Donipreineio, chara} ot
» dilectaî nostrse, de Baillivia Calvimontis, seu ejus ressortis, nobis elar-
») gitas, etc.. Considérantes insuper per ipsam Johannam PuelLam multi-
p mode de impensa, et qu^B in futurum impcndi speramus, certisque aliis
ï> causis ad hoc animum nostrum inducentibus, praefatam Puellam, Jacobum
)) Darc dicti loci de Dorapremeio, patrem; Isabellam ejus uxorem, matrem;
» Jacqueminum, Johannem Darc et Potrum Prerelo, fratres ipsius Puellaî
» et totam ejus parentelam et lignagium, et in favorem et pro contempla-
» tione ejusdera, et eorum posteritatem masculinam et faemininam in
» légitime matrimonio natam et nascituram, nobilitavimus , et, per
i> pracsentes, de gratià speciaii, et ex nostrâ certà scientià et plenitudine
« potestatis, nobilitamus et nobiles facimus : concedentes expressé ut dicta
» PucUa, dicti Jacobus, Isabella, Jacqueminus, Jobannes et Petrus, et
» ipsius Puellae tota posteritas, et lignagium, et ipsorum posteritas, nata et
» nascitura, in suis actibus in judicio et extra, ab omnibus pro nobilibus
» habeantur et reputentur etc-
» Concedentes eisdera et eorum posteritati, tam masculinae quam fœmi-
» ninae, in légitime matrimonio procreata) et procreandae, ut ipsi feoda et
» retrofeoda et res nobiles a nobilibus et aliis quibuscumque personis
» acquirant, et, tara acquisitas quam acquirendas retinere, tenere et pos-
» sidère perpetuô valeant atque possint, etc., Datum Magduni super
» Ebram , mense decembri , anno Domini millésime quadringentesimo
» vigesimo nono, regni vero nostri octave. Sur le reply est écrit : per Regem
w Episcopo Sagiensi, Dominis de la Tremoille et de Trevis et aliis prajsen-
» tibus. Signées : Mallière et scellées sur lacs de soye rouge et verte du grand
» sceau de cire verte. Et sur le dit reply est encore écrit : Expedita in caraorà
» coinpotorum Domini Régis décima sextà die mensis januarii , anno
» Domini millésime quadringentesimo vigesimo nono et ibidem rcgistrata
» in libre cartarum hujus temporis, folio CXXI. Signé : A. Greelle, »
Le privilège de noblesse concédé par cette charte ('tait admirable
et n'avait encore été octrové à aucune autre famille.
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Charles VII, pour laisser à la postérité un témoignage des actions
héroïques de Jeanne Darc, lui donna pour armes un ëcu d'azur, à
répée d'argent, mise en pal, la pointe en haut, ayant la croisée et
le pommeau d'or, soutenant une couronne royale d'or, et accom-
pagnée de deux fleurs de lis d'or, et il gratifia sa famille du surnom
du Lis, par allusion à l'écu de France.
Honorés de cette insigne faveur, les frères de la Pucelle quittè-
rent le nom Darc pour prendre celui du Lis.
On a prétendu que la famille de Jeanne Darc était noble avant
la charte de 1429, noble en dépit de l'histoire et de Tune des
notions essentielles qui se rattachent à sa biographie. Charles
du Lis , l'un des membres de cette famille , dont il s^est fait
l'historiographe, affirme dans ses écrits que le père de Jeanne
était d'une bonne , riche et ancienne famille , dont les armes
étaient d'azur, à tare et or mis en fasce, chargé de trois flèches entre-
croisées, les pointes en haut, férues, deux d'or ferrées et plumetées
d'or; et le chef d'argent, au lion passant de gueules; aussi, prétend-
il que le nom de la pucelle doit s'écrire d'Arc. Ainsi écrit, le nom
patronymique de Jeanne présente en efiet une double signification :
la première est celle d'un nom nobiliaire ; la seconde indique une
origine géographique.
M. A. Valletde Viriville, dans ses recherches sur la famille et le
nom de Jeanne Darc, brochure publiée en 1854, soutient que le nom
de la famille de Jeanne était Darc ; il en tire la preuve des termes de
la charte par laquelle cette famille a été anoblie en 1429 et de divers
documents authentiques qu'il relate ; il prouve même que le nom
Darc subsistait encore en 1853.
Quant au nom Day, donné aussi à la Pucelle et à sa famille,
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M. de Viriville explique qu'il avait la même signification que le nom
du Lis; que, dans le pays de l'illustre héroïne, une fleur de lisse
disait fleur à'AUs ou Bay.
On a mis en doute si l'intention du roi Charles VII, en anoblissant
le Pucelle d'Orléans, a été de transmettre la noblesse à la postérité
féminine de ses frères, par ce qu'il était du style ordinaire de plu-
sieui-s autres chartes de n'anoblir les filles que si elles contractaient
des alliances nobles; aussi le privilège de noblesse accordé à
Jeanne Darc et à sa famille fut depuis interprété par la déclaration
du roi Henri II, donnée àAmboise, le 26 mars, avant Pâques de
l'an 1555, par laquelle ce souverain dit que le privilège créé par la
charte de 1429 s'étend et se perpétue seulement en faveur de ceux
qui seraient descendus du père et des frères de la Pucelle, en ligne
masculine et non féminine ; que les seuls mâles sont censés nobles et
non les descendants des filles, si elles ne sont mariées à des gentils-
hommes. La publication de cette déclaration fut faite en la Cour des
Aides de Normandie, qui rendit, le 23 avril 1556, un arrêt dont voici
les termes :
« Ceux qui se disent issus de la race de la Pucelle jouiront du
w privilège de noblesse suivant la dite charte, pourvu qu'ils portent
» le nom ou qu'ils soient issus des filles de Jacques Day, n'ayant
») dérogé à leur état et ayant été mariées à des gentilshommes vivant
»► noblement. Les autres ne portant le nom et ayant dérogé seront
»> taillables, et défenses à eux d'usurper les armes de Jeanne Day,
'• à peine de confiscation de biens. »
Le même privilège fut encore aboli à F égard des descendants par
flammes, par l'èdit du roi Henri IV, de l'an 1598, sur le fait des ano-
l»li<sc monts créés depuis Tan 1578, ot cet édit fut confirmé par im
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autre du roi Louis XIII, du mois de juin 1614, article 10, et par les
dëclations de 1634 et 1635.
Nonobstant ces interprétations et ces restrictions, les descendants
des filles, dans la famille de la Pucelle, ont joui du privilège lors-
qu'ils ont vécu noblement et qu'ils ont obtenu des lettres-patentes
pour être maintenus dans ce privilège. Jean Hordal, docteur-ès-lois
en l'université de Pont-à-Mousson, l'un des descendants d'Hallouis
ou Helvide du Lis, fille de Pierre du Lis, né Darc, frère de la Pucelle
d'Orléans, Valeran Varan, docteur en théologie en Tuniversité de
Paris, Etienne Pasquier et autres écrivains tiennent cette noblesse
constante pour la postérité mâle et féminine et pour les descendants
de l'un et de l'autre sexe.
En conséquence des lettres d'anoblissement de 1429 , ont été
déclarés nobles ou maintenus dans leur noblesse, entre autres
membres de la famille de la Pucelle d'Orléans, ceux dont les noms
suivent, appartenant, pour la plupart, à la Normandie :
Premièrement, par lettres-patentes enregistrées à la Chambre des
Comptes de Paris, le dernier jour d'avril 1551, Robert Le Fournier,
baron de Tournebu, et Lucas Duché min, sieur du Féron, son neveu,
lesquels prouvèrent , par deux enquêtes faites , l'une par Pierre
Berruier, lieutenant-général du Bailli d'Orléatis, etTautre par Pierre
André, lieutenant-général du Bailli de Caen, que Robert Le Four-
nier était fils de Jacques Le Fournier, grenetier du grenier à sel de
ChiHeaudun et receveur des Tailles en cette Election, et de Marie de
Villebresme, fille de François de Villebresme, receveur du domaine
d'Orléans, originaire de la ville Blois, et de Jeanne du Lis, fille de
Pierre du Lis, frère de la Pucelle, et que Lucas Duchemin de Cesnv
on Cinglais, avait épousé Jeanne Le Fournier, sœur du dit Robert;
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Deuxièmement, par lettres-patentes données à Paris, le 17 juin
1555, Jean Le Royer, fils de Médard Le Royer et de Marguerite de
Voiseul , arrière-petit6-fille d'Améline Romée , sœur d'Isabelle
Romée, mère de la Pucelle;
Troisièmement, Robert Le Foumier, baron de Tournebu, déjà
nommé, et Charles Le Fournier, son frère, sieur de Boisthénon,
lieutenant-général du vicomte de Caen, par lettres-patentes du roi
Henri II, données à Fontainebleau, le 2 juillet 1556, contenant que
i:eux qui justifieraient être de la parenté de Jeanne Day, tant en ligne
masculine qu'en ligne féminine, seraient maintenus com?ne nobles ,
nonobstant la déclaration doimée par le mênie roi, à Amboise^ le 26
mars 1555;
Quatrièmement, Louis Duchemin, sieur du Féron, par un arrêt du
Parlement de Rouen, du dernier jour de juin 1565;
Cinquièmement, Jean et Nicolas Duchemin, enfants de Lucas
Duchemin, sieur du Féron, suivant un arrêt des commissaires des
fi-ancs-fiefs, assemblés à Paris, le 19 août 1576;
Sixièmement, par un arrêt du conseil privé, du 3 février 1580,
Jean Marguerie, sieur de Sorteval, élu en l'élection de Caen, Adam
Dodeman, sieur de Placy, Jeanne Marguerie, sa femme, Jacques
Fauvel, sieur de Fresnay, lieutenant en l'amirauté de France au
siège d'Oistrehan , Charles Noël, sieur de Démouville et autres
descendus de Jeanne Le Fournier et de ses sœurs, issues de Marie de
Villebresme, fille de Jeanne du Lis (1), sortie du mariage de Pierre
du Lis, frère de la Pucelle, avec Jeanne de Prouville ;
Septièmement, par une ordonnance du Bailli de Vitry, du 16
août 1585, Etienne Le Fêvre, élu à Châlons, fils de Jean Le Fêvre,
(1) On lui donne aussi h» prénom do Catherine.
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docteur en médecine en l'université de Reims, et de Jeanne Mai-
quin^ fille d'Etienne Marquin et de Marguerite de Perthes, fille de
Colet ou Pierre de Perthes et de Marguerite Romée, fille de Jean
Romée, dit de Vouton, oncle maternel de la Pucelle;
Huitièmement, par lettres-patentes de Charles II, duc de Lorraine,
données à Pont-à-Mousson, le dix juillet 1596, Jean Le Rover, sieur
de Bénecque ville, lieutenant des Traites Foraines Domaniales au
bureau de Vaucouleurs, sorti de Médard Le Royer et Marguerite de
Voiseul , petite-fille d'Améline Romée , tante maternelle de la
Pucelle ;
Neuvièmement, par un arrêt des commissaires des francs-fiefs, du
22 juin 1599, Guillaume Le Verrier, sieur de Tourville, assesseur
en la vicomte de Valognes , époux de Denise Duchemin , fille de
Lucas Duchemin, sieur du Féron^ déjà nommé ;
Dixièmement, par lettres'-patentes du roi Henri IV, du dernier
jour de juillet 1603, Charles Baillard, sieur de Flamets, lieutenant-
criminel du Bailli de Caux, à Neufchâtel, fils de Germain Baillard,
élu en l'élection de Neufchâtel, et de Madeleine Garin, fille de
Robert Garin et d'Anne Patris, fille d'Etienne Patris, docteuiwîs-lois
et professeur en l'université de Caen, conseiller au Parlement de
Rouen et garde des sceaux de cette cour, natif de Beaucaire en
Languedoc, et de Jeanne Le Fournier, fille de Jacques Le Foumier
et de Marie de Villebresme, fille de François de Villebresme et de
Jeanne Day, fille de Pierre Day , ou du Lis, frère de la Pucelle ;
Onzièmement , par autres lettres-patentes données à Paris le
1" août 1608, enregistrées à la Cour des Aides de Rouen, la même
année, Thomas de Troismonts, sieur de la Mare, conseiller au
prosidial de Caen, époux do Charlotto Ribaut, fille de Jean Ribaut,
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sieur du Mesnil-Saint-Jorre, receveur des décimes au diocèse de
Bayeux, et de Madeleine Patris, petite-niècé de la Pucelle;
Douzièmement, par lettres-patentes du roi Louis XIII, données à
Paris, le 25 octobre 1612, Charles du Lis, conseiller et avocat-
général à la Cour des Aides de Paris, et Lucas du Lis, conseiller
notaire et secrétaire du roi , lesquels se disaient de la race de la
Pucelle, <ie qui fut prouvé par un mémoire qu'ils publièrent;
Treizièmement, par autres lettres patentes vérifiées à la Cour des
Aides de Rouen, en 1625, Gilles Hallot, sieur de Martagny , avocat
du roi au Bailliage de Caen, comme époux de Charlotte Bourdon,
descendue de la race de la Pucelle ;
Quatorzièmement, par un arrêt de la Cour des Aides séant à Caen,
le 12 juin 1640, Robert Lecomte , sieur de Saint-Evrout , qui avait
épousé Anne de Troismont»> fille de Charlotte Ribaut, dont j'ai déjà
parlé ;
Quinzièmement, par un arrêt du Conseil d'État , tenu à Paris , le
31 mai 1656, Jean-François Hallot, sieur de Martagny , avocat du
roi au Bailliage de Caen, fils de Charlotte Bourdon, fille de Guillaume
Bourdon, sieur de Roquereul, contrôleur des finances en la généra-
lité de Caen , et d'Antoinette Ribaut , sœur de la même Charlotte
Ribaut ;
Seizièmement, et par un autre arrêt du Conseil, rendu en 1667, Phi-
lippe Baratte, sieur de Vergenetté, de la paroisse de Fontaine-Halbout ;
Louis Douezy, sieur de Caumont, et Jean Douezy , son frère , sieur
d'Ardaines, de la paroisse de Saint-Loup-de-Fribois , dans l'élection
de Falaise, comme mariés ou descendants de gens maries avant la
d»^claration du roi Louis XIII, du mois de juin 1614.
Les lettres-patontos obtenues par Charles Baillard , sieur de Fla-
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mets, du roi Henri IV, le 31 juillet 1603, furent enregistrées à la
Gourdes Aides de Normandie, le 30 octobre 1604 , et cette Cour or-
donna que Charles Baillard jouirait du privilège de noblesse par pro-
vision ; que , cependant , remontrances seraient faites au roi sur la
qualité des mêmes lettres ; mais elles furent enregistrées définitive-
ment, le 29 mars 1635, en faveur de Pierre Baillard, fils de Charles
et son successeur en la charge de lieutenant criminel à Neufchâtel ;
l'arrêt d'enregistrement fut suivi d'une sentence -des élus de Neuf-
châtel, du 3 juin 1635, par laquelle il a été dit que Charles et Pierre
Baillard jouiraient du privilège de noblesse à cause de la Pucelle,
Lors de la recherche des usurpateurs de noblesse qui eut lieu sous
le règne de Louis XIV et commença en 1666, Adrien Baillard, sieur
de la Hêtrelaye, demeurant à Conteville , près de Gaillefontaine , se
présenta pour être maintenu en sa qualité de noble , comme descen-
dant de Jeanne Darc, nièce de la Pucelle d'Orléans, et dans la jouis-
sance de ses armes qui étaient celles données par Charles VII à
Jeanne Darc et à sa famille. Il remit à M. Barrin de la Galisson-
nière, maître des requêtes, commissaire départi dans la générah'é
de Rouen , les lettres-patentes obtenues par son aïeul , du roi
Henri IV, et la sentence des élus do Neufcliatel ; mais il fut renvoyé
nu conseil, le 10 août 1667.
Le procureur du roi repoussait la demande d'Adrien Baillard par
des conclusions que je vais ti*anscrire :
•« Le procureur du roi ayant eu communication dos pièces de l'exposant.
» dit qu'il tient pour constant que du marijxge do Jacques Day ou Darc, natif
» du village de Domremy au diocèse de Toul et d'Isabeau Romèe , était
» issue Jeanne Day ou Darc, appelée vulgairement la Pucelle d'Orléans ,
» à cause qu'elle fit lever le mémorable siège posé devant ladite ville, dont
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» les frères et sœurs furent anoblis par le roi Charles VII , en Tan 1429 ;
>i entre les dits frères était Pierre Day ou Darc, qui eut pour femme Jeanne
» de Prouville, dont sortit, entre autres, Jeanne Day ou Darc, femme de
» François de Villebresme, receveur du domaine d'Orléans, père et mère
» de Marie de Villebresme , femme de Jacques Le Fournier, receveur des
» tailles de réloction de Caen, qui eurent pour fille Jeanne Le Fournier,
)) qui épousa messiro Etienne Patris , natif de Beaucaire en Languedoc,
» docteur-ès-lois en Tuniversité de Caen, conseiller au Parlement de Rouen
» et garde des sceaux de la dite Cour, qui eurent pour fille Anne Patris ,
»> femme de Robert Garin , bourgeois à Rouen , dont naquit Madeleine
» Garin, femme de Germain Baillard , élu en Télection de Neufchâtel , qui
I) eurent pour fils Charles Baillard, impétrant des lettres du dernier juil-
» let 1603, registrées en la Cour des Aides, le 30 octobre 1604 , par provi-
» sion, et, définitivement, le 29 mars 1635, en faveur de Pierre Baillard,
» fils du dit Charles et d'Isabeau de Fry, ce qui ne doit prendre pied que
» du jour du dernier enregistrement ; et l'on demeure d'accord que les dites
» lettres n'eussent pas été surprises , lesquelles , sans doute , l'ont été ;
» considéré que le roi Henri II avait réduit le privilège de noblesse des
» parents de la Pucelle d'Orléans aux fils mâles à l'exclusion des filles ; ce
» même privilège ayant été révoqué par Henri le Grand , Louis-le-Juste et
» par les dernières déclarations, soutient que l'on ne doit avoir égard aux
» lettres d'anoblissement fondées en privilège, si solennellement révoquées
» et les avouer concédées par le roi Charles VII, à la Pucelle d'Orléans et
» à ses consanguins, c'est-à-dire, frères et sœurs, ne se transmettant pas
n aux descendants des nièces de la dite Pucelle in infinitum. »
Ces conclusions prouvent que Louis XIV voulait restreindre le
nombre des nobles qui, comme maintenant, tendait, sous son règne,
à s'accroître prodigieusement ; mais elles prouvent aussi qu'Adrien
Baillard avait, par Madeleine Garin, sa bisaïeule, une illustre ori-
gine. Je ne sais s'il a triomphé, devant le Conseil d'Etat, de l'oppo-
sition du procureur du roi, mais il n'est pas compris dans le nobiliain^
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de Normandie, dressé par Chevillard et contenant les noms, qualités,
armes et blasons de tous les nobles de cette province.
On voit pourtant , dans ce nobiliaire , un sieur de Troismonts ,
écuyer , sieur de Faguvols, de la généralité de Caen , et au-dessus
de son nom, les armes de la Pucelle d'Orléans. Ce Troismonts devait
descendre de Thomas de Troismonts, sieur de la Mare, qui avait
obtenu, en 1608, des lettres de noblesse, comme époux de Charlotte
Ribaut, fille de Jean Ribaut, sieur du Mesnil-Saint-Jorre, et de
Madeleine Patris, petite-nièce de la Pucelle.
Ainsi, Adrien Baillard, sieur de la Hêtrelaye, qui descendait
d'Anne Patris, ne paraît pas avoir été maintenu noble dans la géné-
ralité de Rouen, tandis que le sieur de Troismonts , descendu de la
sœur d'Anne Patris, l'a été dans la généralité de Caen : si l'un était
noble , l'autre devait l'être , puisqu'ils avaient la même origine , le
même blason.
La postérité de Jean Ribaut et de Madeleine Patris fut, à la vérité,
maintenue dans sa noblesse en la généralité de Rouen, le 17 jan-
vier 1668; mais ce Jean Ribaut, qui vivait en 1506, était noble,
comme fils de Jean Ribaut, écuyer, sieur du Bosbénard et de Beau-
champ, et d'Agnès du Quesnay; il portait: de gueules, à la fasce
dazur, chargée de trois besarits dor, accompagnés de trois croix ancrées
d'argent, deux en chef et une en pointe.
Les descendants d'Adrien Baillard , sieur de la Hêtrelaye , ont
ajouté à leur nom patronymique celui du Lis, dont Charles VU avait
gratifié la famille de Jeanne Darc. Adrien Baillard descendait, par
Charlotte de Béthencourt, sa mère, de Regnaultde Béthencourt, sur-
nommé Morelet, chevalier, grand-maître de l'hôtel du duc de Bour-
gogne , frère et héritier de Jean de Béthencourt , chambellan de
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Charles VI , seigneur de Béthencourt, paroisse de Sigy et de Graiii-
ville-la-Teinturière, lequel, après avoir engagé, pour une certaine
somme d'argent, son domaine de Grain ville-la-Teinturière, à Robert
(le Bracquemont , son oncle maternel , partit de la Rochelle , le
1" mai 1402, avec plusieurs gentilshommes du pays de Caux, pour
la conquête des îles Canaries,- qu'il eut en souveraineté.
M. Adrien Baillard du Lis, décédé le 2 janvier 1858, à CatteviUe,
commune de Tourville-la-Chapelle , canton d'Envermeu , qu'il admi-
nistra longtemps comme maire, arrière-petit-fîls d'Adrien Baillard,
sieur de la Hêtrelaye, était fils de M. Baillard du Lis, officier au ré-
giment de Noailles (dragons), et de Félicité d'Haucourt, descendante
du fameux Jean d'Haucourt, fait chevalier devant Oudenarde,
on 1450, d'une maison illustre, passée dans celle des comtes de
MaUly.
Il avait épousé Marie-Eléonore-Rosalie de Mercastel, fille de
Nicolas-Maximilien-Onésiphore comte de Mercastel, né à Envermeu,
le 18 février 1756, reçu chevalier de Malte de minorité, ensuite page
de M"* la comtesse de Provence , puis officier au régiment
Royal-Champagne (cavalerie), garde du corps du roi, retiré brigadier
des gardes, chevalier de Tordre royal et militaire de Saint-Louis.
L'origine de Marie-Eléonore-Rosalie de Mercastel , épouse de
M. Baillard du Lis, n'est pas moins illustre que celk de Charlotte
de Béthencourt, son aïeule ; M"* Baillard du Lis appartenait à l'an-
cienne maison de Mercastel , qui vint , d'Angleterre , s'établir à
\'illers-Vermont, entre Gournay et le bourg de Formerie , donna de
tous les temps de braves capitaines, des commandeurs et nombre de
chevaliers de l'ordre de Malte, les uns pris par les Turcs et morts en
esclavage, les autres tués au service de l'ordre, et dont faisait partie
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Antoine Sicuri, coniUi de Mercastel , qualitié hardi chevalier et sans
reproche, grand sewiteur, généreux chrétien, bless(5 à Constantinople.
et qui se rendit maître du Saint-Sépulcre , en 1099 , avec lo corps
d'infanterie qu'il commandait, ses écuyers et vingt-quatre sergents
qui marchaient sous sa bannière rouge, blanche et verte.
Les Mercastel , alliés aux maisons de Mailly, de Monsures, de
l'Étendart, de Fautereau, de Dampierre, de Caqueray, de Sarcus.
de Pardieu, de Milly , portaient pour armes : (t argent ^ A trois crois-
sants de gueules , posés deux et un ; ils furent gratifiés du titre de
comte, pour avoir fidcMement servi dans les conquêtes d'outre-raer,
nommément Vautier , comte de Mercastel , choisi par saint Louis
pour l'accompagner en Terre-Sainte, et, pour récompense d'avoir pris
plusieurs drapeaux, il leur fut permis de porter pour attributs , d'un
coté, leur bannière semée de croix de Jérusalem et chargée de Técu
de leur maison, et, de l'autre côté, une pique.
Leur devise était : Ah Jérusalem hoc decus avorum.
Leur cri : Hong ne cpii vonra.
Les descendants d'une nièce de Jeanne Darc ne pouvaient fain»
de plus belles alliances.
De la Roque, auteur du Traité de la Noblesse, compare la noblesse
créée en faveur de la famille de Jeanne Darc , par Charles VII , aux
phylactères des Juifs; il dit qu'elle s'était tellement étendue que, non-
seulement les descendants des frères et des sœurs de la Pucelle ,
leurs parents et alliés s'en prévalaient, mais même des membres des
familles de Guyon et d'Aignan de Cailly, parce qu'ils avaient logé
Jeanne Darc dans Orléans ; comme si cette héroïne, semblable à
l'Arche-d' Alliance, qui a apporté des grâces et des bénédictions à
risraélite Obededom, pour avoir reposé trois mois chez lui , avait du
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— 5(>7 —
leur produire un tel avantage ; il ajoute qu'ils ont ïnême pris pour
armes : d argent à trois cMrubim de gueules , pour témoigner qu'ils
avaient eu part aux révélations do Jeanne Darc et communication
avec les anges (1). En un mot, dit-il encore , on peut comparer cette
noblesse à l'or de Midas qui convertissait en pareil métal tout ce
qu'il touchait, parce que tous ceux qui ont pu approcher de cette pu-
celle se disaient nobles.
LE VAILLANT DE LA FIEFFE.
(1) Deux descendants de Pierre du Lis, frère de la Pucelle , Charles du
Lys, né vers 1559, avocat général à la Cour des Aides de Paris , et Tun de
ses fils, se sont alliés à une famille de Cailly, sans doute la même que celle
citée par de la Roque, souvent sévère dans ses appréciations.
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RECHERCHES HISTORIQUES
SUR
LES SIRES ET LE CHATEAU
DE BLAINVILLE.
SUITE (1).
MAISON D'ALÉ(ÎRE.
Marie d'Estouteville, dame de Blainville, d'Oisery et de Marcilly, vicom-
tesse du Tremblay, baronne d'Ivry et de Saint- André dans la Marche, épousa,
vers 1512, Gabriel, baron d'Alègre, seigneur de Saint-Just et de Millau.
Alègre était une petite ville avec château en Auvergne. En 1361 elle échut
à Jean de France, ducdeBerri, par la donation que lui avait faite Armand,
dernier héritier mâle de la maison de ce nom. Le ducdeBerri, pour récom-
penser les services de Morinot, seigneur de Tourzel, lui fit don de cette
baronnie, par lettres du mois d'avril 1385, confirmées par Charles VI, en
mai 1393. Sa postérité prit plus tard le nom d'Alègre, et fut illustrée par
les plus belles alliances, puisqu'au commencement du xviu* siècle Tun de
ses membres fut créé maréchal de France sous Louis XV, le 2 février 1724.
Mais cette famille eut à traverser des jours bien difficiles, et, pendant la
période où elle possédait le château et la terre de Blainville, on dirait que
les terribles aventures sont devenues exclusivement son partage. Aussi, dans
l'histoire de Blainville, aux scènes de bravoure et de piété, vont succéder le
meurtre, le pillage, les préparatifs de guerre, les complots du crime, les
cris de la vengeance.
(l) Voir les livraisons du 31 juillet et du 31 août.
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— 509 -—
Pendant près d'un siècle, cette famille d'Alègre est vraiment voiiéo aux
plus tragiques événements.
Gabriel, baron d'Alègre, seigneur de Saint-Justet de Millau, conseiller et
chambellan du roi Louis XII, était maître des requêtes en 1509, et prévôt
de Paris le 1" mars 1512. De plus il commanda, comme capitaine, trente-
deux lances fournies des ordonnances du roi François I*% du nombre des
quarante qui étaient sous sa conduite, « dont huit avec leurs archers avaient
» été renvoyés chez eux par Madame, mère du roi, régente en France, pour
» soulager le peuple. » Il fut bailli de Caen en 1526, et capitaine de
cinquante lances des «quatre cents que le roi avait ordonné de marcher en
» Italie pour le renfort de l'armée de la Sainte-Ligue et le recouvrement do
» son royaume de Naples, » en 1528 (1). Il reçut à Caen le roi François I",
on 1532, et mourut vers 1539, laissant une veuve, Marie d'Estouteville, qui
so remaria à Jean Fages, seigneur du Bouchet, avec lequel elle était unie dès
1511. Son sceau, en 1526, représentait une tour accompagnée de cinq fleurs de
lijfi, une en chef * deux à chaque côté de la tour. L'année suivante, il en aura une
sixième â la base.
D'après la Coutume de Normandie, la terre de Blainville passa au fils aîné,
François,, baron d'Alègre, qui ne la posséda pas longtemps, puisqu'il fut tué
on 1542,. à 27 ans.
Comme il ne laissait pas d'enfants, elle revint au second fils de Gabriel
d'Alègre et de Marie d'Estouteville, Gilbert d'Alègre, devenu baron d'Alègre
ot seigneur do Blainville, après la mort de son frère. Ce nouveau seigneur
fieffa au chapitre de la Collégiale « une pièce de terre en coste pastis et
» buissons appelées les Costes Marcottes, contenant vingt-sept acres en la
» paroisse de Catenay, » par contrat passé devant les tabellions de Rouen,
lo 19 février 1543 (2).
A son tour, il mourut sans enfants, en 1551, ot Blainville passa entre les
niains d'Yves, son troisième frère. Il avait nom Yves III, baron d'Alègre,
En récomi)ense des services qu'il avait rendus aux rois Henri II ,
Charles IX et Henri III, dont il était échanson, ce prince érigea la ba-
ronnie d'Alègre en marquisat, par lettres du mois de mars 1576, enregistrées
le 30 juillet suivant, et il le choisit, avec le comte d'Escars, pour être donné
au prince Jean Casimir, comte palatin, comme garantie du paiement d<\s
sommes promises aux reîtres envoyés au secours du roi de Franco. Son
frrand âge ne lui ayant pas permis de faire le voyage, il subrogea à sa plac(^
(1) Le P. Anselmo, Histoire généalogique des grands nffincrs fk fa couronne, t. VU,
p. 7in.
{'*) Arm <U's chanoiiu»s i\e Hhiinvillo, »•» 1743.
;J7
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le baron <lo Millau, t^ou iiovou, lieutonajil-ooIoiR*! de cavalcrio lègèiv, Y\i^
crAlê^re, le fils aîné d'un cinquième frère, d'Antoine d'Alègrc et de Fran-
çoise de Mailly, qu'il adopta et institua son héritier en 1577. Comme le>
fonds n'arrivaient pas, le jeune Yves d'Alègre resta prisonnier dans le
château d'Heidelberg jusqu'en 1581. Mais Tonde fut encore moins heureux.
Blessé au siège d'Issoire, presque aussitôt après le départ de son neveu, il
périt victime d'un assassinat, pendant la nuit, en 1577, dans son cbàloaii
d'Alègre, à la suite d'une affaire galante. «Le 28 mai 1577, Monsieur ayant
» assiégé Yssoire elle fut le 12 juin, en parlementant, prise d'assaut. Les
0 soldats ne purent être ompeschez qu'ils no pillassent et bruslassent la
» ville et tuassent sans discrétion tout ce qui se trouva devant eux : K
» seigneur de Buss}^ le jeune et plusieurs gentilshommes furent tués aux
j) aproches de cette ville, et d'Alègre^ qui en avait été quitte pour une
» arquebusade, fut tué de nuit en son château d'Alègre à l'occasion d'onr
» dame qu'il aymoit. » (1).
Telle fut la triste fin de ce seigneur de Blain ville, que son grand a?»
avait empêché de devenir l'otage du roi do France, auprès du comte palatin,
pendant que son neveu restait prisonnier à sa place.
Son sceau, dans une quittance du 18 novembre 15G5, est chargé d'une twn
et de cinq fleurs de lys ; l'écu surmonté d'une couronne de marquis et d'un
casque orné de ses lambrequins, avec le collier de l'ordre de Saint-Michol.
Yves, III* du nom, baron d'Alègre, mourut sans laisser d'enfants ii<^
Jacqueline d'Aumont, sa femme. Le château et la terre de Blainville passè-
rent alors, en 1577, entre les mains de son frère, Christophe d'Alègro»
seigneur de SaintrJust, le quatrième fils de Gabriel d'Alègre et do Mario
d'Estouteville, malgré l'adoption et l'institution comme héritier do son
neveu Yves d'Alègre, prisonnier en Allemagne. Ainsi le voulait la Coutume
de Normandie, qui tenait surtout compte des souches de famille, établis-
sant la séparation la plus absolue entre les biens de la ligne paternelle et
ceux de la ligne maternelle, sans que l'une des deux branches pût arriver a
hériter, tant qu'il existait un héritier de l'autre. C'est donc du chef de sa
mère que Christophe d'Alègre posséda la terre de Blainville, non sans avoir
des démêlés avec les représentants de son neveu, pour le titre du marquisat
d'Alègre.
Il possédait, en outre, les terres de SaintnJust et d'Oisory, dont il fit
hommage, le 19 décembre 1578. Epoux d'Antoinette du Prat, fille d'Antoine
du Prat, seigneur de Nantouillet et d'Anne d'Alègre, morte en 1598, il
(1) P. de L'Estoilp. Mémoires poi/r smir à rjlistoire do France, édition do Colo<rn»-
1719, t. I, j». 8«).
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mourut à Homo, en 1580, à Tàgc do cinquaiilo-cinq ans, laissant coninu'
héritier un fils, Christophe d'Alégre, IP du nom, baron do Saint-Just, auquel
revint la terre de Blainville. Cette dame d'Alégre avait fondé, le 1(5 no-
vembre 1577, une messe après matines dans la Collégiale (1).
A son retour, en 1581, Yves d'Alègre, baron de Millau, le prisonnier
d'Allemagne, plaida contre ses cousins, pour combattre leurs prétentions
8ur la succession de Toncle qui l'avait adopté et institue son héritier. Il
ol>tint gain de cause et se fit adjuger le marquisat d'Alégre et tous les biens
dont Yves, baron d'Alégre, avait pu disposer on sa faveur. Mais Blainville
resta entre les mains de Christophe II, d'Alégre, représentant son père, et sa
:xrand'mcre, Marie d'Estouteville.
Peu do temps après, le mémo Yves d'Alègre tua en duel le baron de
Vitcaux, Guillaume du Prat, seigneur de Nantouillet, petit-fils du chance-
lier Antoine du Prat, qui avait tué lui-même en duel, devant Thotel de
Neslc, en 1571, à quarantre-trois ans, Antoine d'Alégre, baron de Millau,
son cousin, et père do celui qui le vengea. Le dimanche, 7 août 1583, sur
les huit heures du matin, ils se rencontrèrent dans un champ, situé alors
derrière les Chartreux, à Paris, se battirent nus en chemise, et le jeune
baron de Millau sortit vainqueur de la lutte.
A son tour, il devint le héros d'une tragique histoire. Sa propre sœur
tenta de lui donner la mort par l'envoi d'une machine infernale, tentative
que de l'Estoile raconte en ces termes :
« (Septembre 1587.) Le samedi vingt-sixième à la Croix-du-Tiroir (2) fut
» rompu et mis sur la roue à Paris, un Normand nommé Chantepie, qui
» avoit envoyé au seigneur Millau d'Allègre, par un laquais, une boëte
» artificieusement par luy composée, dans laquelle cstoient arrangez trente-
)) six canons de pistolet, chargez chacun de deux baies, et y estoit un
» ressort accommodé de façon qu'ouvrant la boëte ce ressort laschant faisoit
» feu, lequel prenant à l'amorce à ce préparée, faisoit à l'instant jouer les
» trente-six canons et jettcr soixanto-et- douze baies, dont à peine se pou-
" voient sauver ceux qui se trouvaient à l'environ ; cette boëte fut par ce
» laquais envoyée sous le nom de la Damoiselle de Coupigny (3), sœur du
» dit Millau, avec une lettre par laquelle elle lui mandoit qu'elle luy en-
» voyoit une boëte de rare et esmerveillable artifice, afin qu'il la vist. Or
(1) Avcti des Chanoines de Blainville.
(2) La place de la Croix-durTiroir^ que Ton nommait quelquefois du Trahoiv, du latin
trahere, située autrefois rue Saint-Honoré, servait à ëtendre et à tirer les étoffes.
(3) Isabelle d'Alègre. épouse df Gabricd du Qiiesnel, aeignonr de Coupigny. sdMir
ti'Yvos d'Alc'irn». baron df^ Millau.
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» avoit Chantepie monstre au laquais, comme il faloit ouvrir la dite boëtc,
» lequel de fait Touvrit en la présence du dit sieur de Millau, et soudain s*.'
» laschcrent tous les dits canons, desquels neantmoins ne fut le dit Millau
» que peu ou point ofFencé ; deux ou trois baies donnèrent dans les cuisses
» du laquais et n'en mourut. Chantepie fut appréhendé, confessa avoir fait
» l'instrument, et fut exécuté. (1) »
Mais ce même homme, qui venait d'échapper à l'assassinat projeté par sa
sœur, périt en 1592, dans une sédition populaire, qui éclata à Issoire, dont
Henri IV lui avait donné le gouvernement. Comme il n'avait pas d'enfants,
le marquisat d'Alègre revint alors en droit à son cousin, Christophe II,
d'Alègre, déjà seigneur do Blainville, depuis 1580, et qu'on rencontre, à
partir du règne de Henri IV, avec le titre de marquis d'Alègre. Son histoire
va offrir des événements plus tragiques encore que tous ceux qui avaient
attristé jusqu'ici sa famille.
Aussitôt après l'assassinat de Henri III, d'Alègre se prononça franche-
ment pour le parti de Henri IV. Dès le mois d'août 1589, il avait enlevé
Neùfchâtel au parti de la Ligue, et il y remplissait les fonctions de gouver-
neur, ou tout au moins il l'occupait avec ses troupes. La Cour des Aides,
établie à Dieppe, près du roi légitime, depuis que Rouen était au pouvoir de
la Sainte-Union, ne lui envoya que de faibles subsides pour lui et ses troupes,
pendant les mois d'août et de septembre, 160 écus seulement. Vu l'insuffi-
sance de la somme, d'Alègre frappa Neufchàtel d'une contribution de guerre
de 500 écus, contre laquelle les habitants réclamèrent, le 12 octobre 1590,
dans une requête adressée au sieur de la Barre, trésorier do France, à
Dieppe. Ils demandaient le remboursement de 474 écus , qu'ils avaient été
obligés de donner à d'Alègre, disaient-ils, lors de la réduction de Neufchà-
tel. On leur répondit de justifier leur demande, pour qu'on pût aviser; ce
fut la seule satisfaction qu'ils obtinrent (2). Dans les deux partis, la pénu-
rie#des finances était extrême, dès le début de la lutte, et elle ne fit que s'ac-
croître, à mesure que la guerre se prolongeait.
Une lettre de Henri IV, du 19 octobre 1589, nous montre que le sire de
Blainville, d'Alègre, avait été nommé gouverneur de Vitré , par Henri III,
avant cette preuve de dcvoûment donnée à Henri IV, et que le sieur du
Bourdaige, capitaine des cinquante hommes d'armes des ordonnances du
(l) P. de L'Estoile, Journal du régnedu roi Henri III, édit. de Cologne 1699, où le récit
est un peu plus complet que dans les Mémoires pour servir à VHitoire de France, t. ï. p. BO
du même auteur.
io\ r»nr,içu-n fin ht CoHv des Aides, au Palais-de-Justice de Rouen.
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roi, désirait obtenir ce poste pour avoir sauvé la ville contre les ennemis
«lu roi. Mais Henri IV lui répondit que «lo sieur d'Alègre a esté pourveu par
» le feu Toy du gouvernement du dict Vitrey, et qu'il ne lui peut ester sans
M luj faire tort, ayant bien servi comme il a faict; l'assurant que, s'offrant
» aultre occasion, il en sera gratiffié(l). »
Quant à d'Alègre, il se montra reconnaissant de cette faveur, en tâchant
«le servir Henri IV de toutes ses forces.
D'abord, le 11 janvier 1590, il présenta une requête aux trésoriers géné-
raux de France, établis à Dieppe, où il demandait qu'on installât, en v sa
» maison et château de Blainville, un bureau de recette pour les deniers des
» aides et tailles à lover dans les Elections de Rouen et de Lyons, offrant de
M s'employer de tout son pouvoir pour que ces deniers profitassent à Sa
M Majesté. » Il voulait qu'on nommât une personne capable, et il proposait,
ûcet eifet, un nommé Deshours, demeurant au dit Blainville , dont il se
portait caution. Sans cela, les deniers de ces deux Elections passaient entre
les mains des partisans de la Ligue, qui, de son côté, faisait aussi lever des
impôts au nom de la Sainte-Union. La proposition fut acceptée, et Claude
de la Barre rendit à Dieppe une ordonnance conforme à cette demande, dès
le lendemain du jour où d'Alègre l'avait formulée.
Cette fois d'Alègre en profita pour se faire donner les fonds nécessaires à
l'entretien do ses troupes. Au 30 avril 1590, Deshours avait versé entre
les mains a du marquis d'Alègre, et par son commandement, la somme
» de 2,185 écus pour être employée au paiement de la gendarmerie tenant
» garnison au dict château de Blainville, pour le service du roi. » Cela
résultait de cinq reçus donnés par d'Alègre dans les mois de février, de
mars et d'avril. Si cette somme représentait toute la solde de sa troupe,
comme chaque soldat à pied recevait trois écus par mois, il y avait dans le
château de Blainville, en tenant compte de la solde des officiers, une gar-
nison d'environ deux cents hommes. A la date du 23 mai 1590, le roi y faisait
porter, par le capitaine Desmoulins, partant de Dieppe, « des pouldres et
» munitions de guerre, o aussi bien qu'au Pont-de-l' Arche, tant il attachait
«rimportance à la possession de ces deux places.
Voilà comment Blainville devint forcément le siège d'une recette royale,
f n opposition avec celle de Rouen. Le trésorier Deshours y reçut bientôt
<les ordres très sévères, pour empêcher les fonds de l'Election de Rouen et
di' Lyons do passer entre les mains des Ligueurs (2).
(i) Collection des Documents inédits sur T Histoire de France, hecueil des Lettres-
ihimre$ de Henri 17, par Berger de Xivroy, t. III, p. 59.
<?) hefjisfrc de h Cour des Aides.
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1)0 son côté, (l'Alègrc ne larda pas à se iïiclior avec le rccovciir desilouin •
royaux, qu*il avait proposé et fait nommera Blainvillc, soit que celui-ci i.-
voulût plus verser les fonds demandés, soit qu'il se livrât réellement i\àv<
malversations, si faciles dans ces temps d'agitation et de désordre. D'Alègre.
le 23 janvier 1591 , adressait une requête aux trésoriers de la Gourdes Aides,
à Dieppe, pour obtenir la permission <c de faire appréhender et araener dan?
» les prisons de Dieppe Deshours, receveur des deniers du roi àBlainvillo.
)) en la maison du suppliant, pour l'Election do Rouen et de Lyons.» C'était
îifin de l'obliger à rendre compte des deniers qu'il avait perçus ; et commi'
le besoin d'argent était toujours extrême, l'ordonnance ne se fit pas attendre.
Deshours reçut l'ordre de venir justifier dans la huitaine Teraploi et le
maniement des fonds versés entre ses mains. En sa qualité de caution.
d'Alùgrc eut la permission de le faire saisir à Blainville, et de ramener à
Dieppe, pour donner la justification demandée (1).
Disposant d'une forte garnison, que la recette établie à Blainville lui per-
mettait de payer, d'Alègre tacha de servir encore Henri IV par un des coups
de main les plus audacieux dont parle l'Histoire de Rouen et de laNormamlie.
qui en comptent tant d'autres. H rappelle de tout point la glorieuse tcntatlTc
do Ricarville, en 1432, contre les Anglais, maîtres du Château de Rouen,
d'où il les aurait chassés, sans la désertion de ses compagnons d'armes. Si
d'Alcgrc, comme Ricarville, avait complètement réussi, la position de wux
qu'ils voulaient servir l'un et l'autre en aurait été singulièrement améliorée.
Mais des succès passagers furent de part et d'autre suivis de prompts et
sanglants revers.
Rouen était, après Paris, l'une des villes les plus dévouées à la Ligue, et
ce fut dans son sein que resta la fraction du Parlement de Normandie qui
n'avait pas obtempéré aux ordres de Henri III de se rendre à Caen , vill^*
dévouée à la cause royale. Le 14 décembre 1589, cette fraction du Parle-
ment venait de rendre un arrêt solennel enjoignant à tous de reconnaitrt'
« pour naturel et légitime roy de Franco et souverain seigneur, Charles.
» X* de ce nom , de luy prester la fidélité et obéissance deue par t'>u.^
I) bons et loyaux subjectz. » Fantôme de roi , au-dessus duquel Mayenne
exerçait toute la puissance royale , dont il laissait prendre le titre a
d'autres.
Ce fut au milieu de cette ville, si dévouée à la Ligue, que d'Alègre tent-n
de substituer l'autorité de Henri IV à celle du parti do son prétendu rival.
De son château de Blainville, composé de tours nombreuses et convenable
moni fortifié, il courait chaque jour la ranipngno, :\ la tôto do bon n«>inl'i
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Oe gens arniês, i>illaut, raïKjonnant , emprisonnant les Ligueurs. Il n'était
bruit, dans cette partie de la Normandie, que de ses excursions audacieuses.
Le Parlement ligueur, séant à Rouen , dès le mois de décembre 1589, n'était
occupé qu'à écouter les plaintes amères que ses membres formaient contre
d'Alégre, et le do;)'cn ,Ras8ent de Bapeaume, dont le seigneur de Blainville
venait do ravager les domaines , aux portes de Rouen , se plaignait plus
fortement que les autres. Le Chapitre de la Cathédrale avait aussi à écouter
les plaintes non moins vives des chanoines ligueurs de la Collégiale do
Blainville, que dVVlègre avait dépouillés et jetés dans les prisons de son
château , pour les punir de leur attachement à un parti qui n'était pas le
sien en ce moment. Comme ils tenaient de sa famille leurs revenus , il ne
leur accordait pas la permission de penser autrement que lui en matière
politique.
Mais ces scènes de dévastation et de violence, qui pouvaient être rappor-
tées tout aussi bien à Tamour du pillage qu'aux intérêts do la cause royale,
ne le servaient guère dans le parti auquel elles pouvaient profiter. 11 forma
donc, au mois de février 1590, le projet de frapper un grand coup, qui ne
laissât plus le moindre doute sur la nature de ses intentions. Ce fut démettre
entre les mains de Henri IV le Château de Rouen, place importante encore
à cette époque, avec ses trois tours et son enceinte fortifiée, et dont la posses-
sion semblait devoir rendre le roi maître de la ville, que ce château dominait.
Le 21 février 1500, la bande de d'Alègre, favorisée par des capitaines et des
soldats do la place, s y introduisit et de là tint Rouen en échec. Pendant
vingt-quatre heures, on crut que le règne de la Ligue allait j finir, et c'en
était fait d'elle sans le chevalier d'Aumale, qui, réunissant les Ligueurs do
Rouen , les conduisit avec huit pièces do canon à l'attaque du Château. Ils
prirent position en face de son enceinte et ne cessèrent de la canonner,
jusqu'à ce qu'il y eût brèche suffisante pour livrer l'assaut. Mais au moment
où les Ligueurs se mettaient en devoir d'y monter, d'Alègre demanda à capi-
tuler, et obtint la vie sauve pour lui et les siens, dans la journée du 22 février.
Sorti du Château vingt-quatre heures après y être entré , pendant qu'il
regagnait tranquillement Blainville , le Parlement faisait le procès à ses
complices, jetés dans les prisons de la Conciergerie, et, le 23 février, cinq
potences se dressaient sur la place du Vieux-Marché pour recevoir Jean-
Louis, capitaine du château; Pierre du Roussel, dit Lacave, autre capi-
taine ; Godefroy Ury, Jean Alexandre , et un orfèvre, aussi du nom de Jean-
Louis « convaincus du crime lèse-miyesté, de conspiration contf*e la ville de
M Houen ; d'avoir trahy et vendu le Chastoau, et iceluy livré entre les mains
il dos hrvf'fiqffrs. » Pour é[inuvanior ccmix qui soraient iontés do Timiter, le
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— :ûù —
corps du capitaine Louis fut exposé sur une des tours du Cliàteau. Une
sixième potence reçut même le cadavre de Jean le Franc, trouvé mort dans
son cachot. Mais Rouen ne fut que médiocrement satisfait de cette expiation
suprême. On sentait bien qu'on n'avait puni là que les agents subalternes,
et non les principaulx conducteurs de V affaire. On se hâta aussi de démanteler
le Château du côté de la ville, et la destruction s'en poursuivit d'année en
année. Cette tentative audacieuse, par les périls qu'elle avait fait courir,
devint son arrêt de mort (1).
Rentré dans son château de Blainville, d'Alègre avait recommencé ses
courses dans les campagnes voisines et sous les murs de Rouen. Il faisait
en cela comme une foule d'autres seigneurs de la Normandie. A cette époque,
il n'y avait guère de château , dans ce pays, qui ne fut transformé en for-
teresse. Chaque seigneur ramassait tous les aventuriers qui couraient les
routes, les armait, et, avec leur aide, exerçait ses vengeances particulières,
désolant toute la contrée, sous prétexte de servir la Ligue ou le Roi. Ces
courses do partisans n'accordaient ni trêve, ni merci, et ces ravages inces-
sants provoquaient la colère des villes qui désiraient, à tout prix, traquer
ces pillards, ces voleurs dans leurs repaires et les écraser sous les ruines de
leurs ciiàteaux. Quand ils étaient trop forts, le Parlement , au lieu de lancer
des arrêts impuissants contre eux , s'assemblait , comme au mois de no-
vembre 1590, pour élaborer les clauses d'un traité en règle, destiné à assu-
rer quelque repos aux malheureuses victimes de ce brigandage organisé. On
se réunissait dans le but de a délibérer certains articles de la conférence el
» traité projeté avec les habitants des villes de Dieppe, Neufchâtel et Chasteau
n de Blainville, afin de moyenner le repos des laboureurs et personnes dc-
» mourant aux champs et soulager le paouvre peuple de l'opression et
» ravage des gens de guerre. » On députait un membre du Parlement, pour
aller traiter avec eux do puissance à puissance. A la suite de cette confé-
rence, on envoya le conseiller Jean Duperron , pour se transporter où besoin
serait, dans le but d'arriver aux fins qu'on se proposait d'atteindre, et il
lui fut alloué cent écus comme frais de voyage (2).
(1) Floquet, Histoire du Parlement de Normandie, t. III, p. 346-349.
(?) Archives du Palais de Justice , Registres du Parlement.
Dana ce qui a trait au siège du Château de Blainville , nous devons la plupart des
détails à M. Gosselin, Greffier et Archiviste de la Cour. Puisés par lui dans le»
Registres du Parlement , réunis en notes présentées à l'Académie de Rouen, dans sa
séance du 18 mars 1859, il nous les a communiqués avec une extrême obligeance, qui
nous permet de compléter l'indication sommaire de M Floquet, Histoire du Parlement
de Normandie, t. III, p. 350. La relation de ce siôge est inédite, ces docnmenh
n'ôtant point Forti? dfs cartons do l'Acadômie.
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Le député du Parlement ne réussit pas dans sa mission , et d'Alègre
continua ses dévastations et ses pillages, pendant les mois de décembre 1590
et de janvier 1591, avec plus d'audace que jamais. Au mois de février Texas-
pération, comme le mal, était au comble de tous côtés. Mais Theure des
représailles allait bientôt sonner.
Le jeudi 14 mars 1591, une séance de nuit fut indiquée chez le conseiller
doven Lechandelier, remplissant les fonctions de premier président au sein
du Parlement ligueur. C était pour aviser aux moyens de mettre un terme
aux excès de d'Alègre. Le sergent-major de la Londe, espèce de commandant
général , qui joua un rôle fort important à Rouen , pendant la Ligue , les
capitaines de la Faye, Hervieu et Lepetit, les échevins, Le seigneur, maître
des ouvrages, les députés pour les finances, furent mandés à cette réunion ,
où l'on donna lecture d'une lettre du vicomte do Tavannes, gouverneur de
de Rouen , adressante au Parlement :
a Messieurs, le désir que j'ay de servir à la ville de Rouen a fait résoudre
» M. de Villards et moy d'attaquer Blainville pour les continuelles incom-
» médités que ce chasteau nous apporte; je vous supplye de nous vouloir
» ayder, ayant en cela grandement besoin de vostre assistance , vous sup-
M pliant de départir les charges parmi vous pour nous faire venir ce qui
» nous est nécessaire, dont le principal est de trouver des chevaux de
n charroy et d'artillerie, des munitions de guerre et des vivres ; vous pou-
» vant dire avec la vérité que le succès de ceste entreprise dépend entière.
» ment de vostre assistance. Nous avons marché droit aux ennemis qui
a avoient attaqué Thibermesnil (1) lesquels se sont retirez vers Dieppe. Je
» desirerois avoirmoyen de vous servir, me recommandant bien humblement
» à vos bonnes grâces, priant Dieu , Messeigneurs, vous donner longue et
» heureuse vie (2).
»> Vostre plus obéissant à vous faire service ,
» Tavannes. »
Pendant que Henri IV était au siège de Chartres, une autre portion de
ses troupes, appuyée sur Dieppe , tenait této aux Ligueurs dans la Haute-
Normandie , soutenant la même cause que d'Alègre, et, pour en finir avec
ce dernier, Tavannes avait résolu d'attaquer son château.
Afin de lui venir en aide , comme il le demandait , le Parlement arrêta
que le lieutenant criminel du Bailliage ferait saisir et amener à l'Hôtel-de-
Ville (situé alors dans la rue de la Grosse-Horloge , contigu à la tour du
(l) A l'ouest de Tôtes, canton d'Yervillo, arrondissement d'Yvetot, dans la vallée
»îo la Saàne.
'2) hpfp'^fre^ sf'TCf^ dv Varînpent.
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— 578 —
Be/Troi) pour doux heures après minuit, tous les cheviiux <le harnais; qu il
serait versé au maître des ouvrages trois cents cous destinés à la conduite
de l'artillerie; qu'on enverrait des vivres, des munitions, cent pionniers,
«lescanonniers, charpentiers, charrois, bref, tout le matériel nécessaire a
un siège; et qu'à l'instant môme « les gentilshommes et gens de guerre dt-
» vroient monter à cheval pour accompagner le vicomte de Tavannes là par
» où il seroit, sous peine delà confiscation de leurs armes et chevaux. »
La délibération, commencée aux flambeaux, se prolongea bien avant da«<
la nuit , et les Rouennais se mirent en route , le 15 mars 1591 , pour le camp
établi devant Blainville. Dès la veille , en effet , Tavannes et Viliars avaient
assiégé en régie le château de Blainville , trop considérable pour être enleva*
par un coup de main. En voici la description, d'après une vue qui le repré-
senta cent ans plus tard , mais il ne devait pas y avoir de notables différence?
entre les deux époques.
L'aspect général en était imposant. Situé sur le bord du grand chemin d»*
Rouen àlaFerté, presque au sommet du plateau, voisin de la rivière, en-
touré de fossés profonds du côté de la campagne, défendu par des pentt?
abruptes du côté de la route et du bourg, il le dominait de beaucoup par
l'ensemble de sa masse et la hauteur do ses ouvrages. Un mur régnait â
Textérieur, et des deux poternes qui donnaient accès au château, outre h'
chemin principal , celle du côté de la campagne avait une herse, ctTautn'
une grille. Do forme à peu près carrée, bâti en pierres et en grès et recouvert
en ardoises; six grosses tours et autant de tourelles, symétriquement pla-
cées et fort élevées , lui donnaient un air formidable. Il ne paraît pas avoir
eu de donjon. Plus étroites à la base, quelques-unes de ces tours s'élargissaient
vers la naissance du toit, au-dessous duquel régnait, le long des murailles
et vers leur partie supérieure, un cordon de meurtrières et de mâchicoulis.
Yis-à-vis le chemin de Rouen on voyait un long corps de bâtiment, avec uno
petite guérite de pierre, percé de meurtrières et destiné à défendre la TonU'
qui menait au corps de la place. Le fossé intérieur, au pied des tours for-
mant le massif du château , était à fond de cuve, et on le franchissait sur un
pont-levis s'abaissant de la porte principale, large et élevée, au-dessus do
laquelle figuraient sculptés les insignes d'un chevalier : le casque, la cui-
rasse, et les armes, autant qu'on en peut juger (1). A gauche de cette entrêo.
faisant face au chemin de Rouen , on apercevait la chapelle , ou tout a"
moins doux fenêtres à ogives qui font supposer qu'elle était là, et au-des.«u^
(1) Cea armes pourraient bien ètio celles d'Yves lll^ d'Alègre, dont Técusson êt;îli
surmonté d'une couronne de marquis ot d'un rnsque orné «le ses lam^reijnins, f^^-
le enlli'-'r (le l'onlro «le Saint-Mieliel.
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du mur qui formait un dos cotes de son enceinte, et de la tour qui la bor-
nait, se drossait une sorte de campanillc. De nombreuses lucarnes ou
fenetnîs éclairaient l'intérieur des appartements. Les épis, dont le toit
conique des tours était surmonté, leur donnaient assez d'élégance Dans
beaucoup do ses détails et do ses dispositions extérieures, il rappelait cer-
taines parties du château de Dieppe, vu surtout du côté de la campagne (1).
Tel étfiit le château, dont les troupes de Tavannes et de Villars , grossies
des bourgeois et de la noblesse de Rouen et des environs, faisaient le siège,
à la grande joie du Parlement, de la Commune, des Rouennais et des popu-
lations voisines. Dans la nuit du 14 mars, le Parlement arrêta aussi qu'on écri-
rait au vicomte de Tavannes une lettre d'encouragement et de remercîment,
pour le zèle qu'il déployait au service de la ville et de la province.
Le vendredi 15, on publia par la ville de Rouen qu'il était permis à
toutes personnes , de quelque qualité qu'elles fussent, de porter ou de faire
porter toutes sortes de vivres au siège du château do Blain ville, avec exemp-
tion pour cela de tous subsides et impôts.
IjC samedi 16, le vicomte do Tavannes écrivit aux écbevins de Rouen
qu'il était devant le château de Blainville , et il leur demandait encore des
vivres, du poisson salé (on était en carême), et des munitions pour ses
troupes. D'après le détail des vivres déjà accordés par les échevins , il est
certain que les assiégeants étaient nombreux. Comme il n'y avait point d'ar-
gent à l'Hôtel-de-Ville, les échevins s'adressèrent au Parlement, qui ordonna
aux députés des finances de verser à Leseigneur, maître des ouvrages,
deux cents écus pour l'achat et le transports des vivres nécessaires aux
troupes occupées à faire le siège do Blainville.
Convenablement pourvus de munitions et de vivres, retranchés dans une
place relativement forte , soutenus par l'espoir de voir le gouverneur de
Dieppe, Aymar de la Chaste , venir les dégager, les assiégés firent bonne
contenance pendant quatre jours. Mais, en présence des moyens formidables
accumulés contre eux, des troupes nombreuses qui les pressaient de toutes
parts, et en l'absence de tout secours extérieur , ils jugèrent à propos de
rendre la place, par composition, probablement le dimanche 17 mars.
<1) Bibliothèque impériale, section des Manuscrits y fonds Gaignières. Un énorme
portefeuille n® C799 renferme, au milieu d'une foule de vues ou de dessins précieux
pour la Normandie, deux vues du château de Blainville, Tune représentant Tensemble
du château, l'autre la porte d'entrée. Il y a aussi une vue du bourg. Le tout est colorié.
La Bibliothèque de Rouen possède une collection de vingtHîinq dessins, copiés d'après
lofl originaux de ce carton par M. Jolimont , en 1852. et les trois vues qui concernent
lîlainvillc y fif?rurcnt.
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Dans la mutinée du lundi 18 mars, le capitaine Lemasson apporta au Par-
lement une nouvelle qui ne dut pas lui être moins agréable qu'aux Rouen-
nais. Il se présenta devant la Cour, et exposa « qu'il estoit venu s'avoir s'il
» plaira à la Court députer quelqu'un de Messieurs pour aller vers le sei-
» gneur de Tavannes estant de présent dans le chasteau de Blainville. »
La victoire était donc gagnée ; il ne s'agissait plus que d'en tirer bon
parti. Le seul vœu, le seul cri de toutes les autorités de Rouen fut pour or-
donner la démolition du formidable château , actuellement au pouvoir de
la Ligue, et d'où les partisans du roi étaient tant de fois sortis pour les ac-
cabler de maux. Le Parlement députa vers Tavannes un de ses membres,
le conseiller Duperron, pour lui en démontrer la nécessité, en lui rappelant
l'audacieuse surprise du Château do Rouen. « Il faut, disait le Parlement,
» supplier le seigneur de Tavannes de faire mettre le dict chasteau de
» Blainville en tel estât qu'il ne puisse nuire à l'advenir, faire desmolir les
D tours, remplir les fossés et laisser le chasteau desclos ; il faut représenter
» au seigneur de Tavannes les conséquences do ceste affaire et les incon-
» vénients qui en peuvent arriver, et considérant la despense de la garni-
n son qu'il y fauldra laisser, luy représenter l'entreprise que ceux du dict
» Chasteau avoient cy devant faicte sur le Chasteau de ceste ville qui a
» causé la desmolition d'iceluy. »
Mais le mardi , 19 mars , de Tavannes vint lui-même au Parlement, l'en-
tretint de ses affaires, de ses démêlés personnels , et termina sa harangue
en s'occupant de Blainville : a J'ay receu la lettre que vous m'avez écrite,
» dit-il, sur le desmolition du chasteau de Blainville; à cela je ne veux
» avoir voix seule, ains suivre tousjours l'advis de la compagnie. Mais il
» sera bon de regarder auparavant les moyens comme la desmolition pourra
n se faire ; car d'oster seulement les deffenses et laisser les tours, lesen-
» nemys ne laisseront d'y loger et donneront encore autant de peines que
» devant, à quoy il conviendroit d'adviser pour le mieux. »
Il voulait donc se retrancher derrière l'autorité du Parlement, ou tout au
moins prendre soa avis, s'assurer de son concours sur les voies et raojens,
dans cette affaire de la démolition du château de Blainville qu'il désirait
entière et complète. Ce qui paralysait encore t5on action, c'est que, depuis
ce siège, ou plutôt, depuis la prise de ce château, Yillars était en lutte ou-
verte avec lui. Aux propositions de continuer la campagne contre d'autres
places au pouvoir des Royalistes , le gouverneur du Havre répondait par
une foule do moyens dilatoires , qui cachaient mal sa mauvaise volonté :
« Il fauldroit auparavant, disait-il, qu'il fist faire monstre (revue) à st>
» soldats et qu'ils fussent payez. » Ou bien , quand les conseillers du Par-
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lement Lebrun et Martel vinrent le fécilitcr et le prier do se joindre à Ta-
vannes, «lans rintérêt do la cause qu'ils servaient tous les deux , tout en
prodiguant de grandes protestations de dévoûment à la Ligue, au Parlement
et à Rouen, il ajoutait: « Mais je ne puis compatir avec le seigneur de Ta-
» vannes, à cause de ses façons de faire et je suis forcé de m'en séparer. »
Puis il entra dans certaines particularités sur le siège de Blainville, devant
la consignation desquelles reculait, pour le moment, la discrète réserve de
la Cour, soit qu'elle n'y crût pas , soit plutôt qu'elle craignît de blesser les
susceptibilités du principal intéressé. Enfin Villars , pour justifier sa con-
duite, déclarait que « le moindre des siens ne vouloit compatir avec ceux
» du seigneur de Tavannes et ne vouloit recevoir aucun commandement de
» luj. »
Le Parlement, déplorant profondément cette lutte, dont Villars le faisait
le confident, employa tous les moyens imaginables pour en conjurer les
tristes effets, Ge même jour, 19 mars, à peine les députés étaient-ils partis
pour informer la Cour du résultat de Tentrevue, que Villars sortit de Rouen,
dans l'après-midi, pour aller visiter ses troupes campées au Mont-aux-Ma-
lades et dans la vallée d'Yonville (1). Au retour il fit une cbute de cheval et
se blessa à la jambe. Son médecin, de Bailleul, ne permitpas aune nouvelle
députation du Parlement do troubler le repos du malade , et il la renvoya
au lendemain matin.
Dans cette visite du mercredi , 20 mars , que Villars , quoique souffrant
encore, voulut accorder aux députés, il révéla complètement ses griefs
contre Tavannes. Aux exhortations à la concorde , à l'assurance des bonnes
dispositions du gouverneur de Rouen à son égard , il répondit nettement:
« J'ay reçu do monseigneur duc de Mayenne des lettres qui me mandent do
» me joindre au sieur de Tavannes; j'en ay donné connaissance à mes
» troupes et elles m'ont dit que plutôt elles se rendroient à l'ennemy que
» d'être commandées par le sieur de Tavannes. Au reste de Tavannes a mal
I» contenté ses soldats: il leur a dict qu'un ckasteau étant rendu par composi-
» tiony le butin qui est dedans n'appartient aux soldats; les capitaines de ses
» troupes se sont plaints à moi de ce que ils n'ont reçu qu'un escu par jour
» pendant le siège de Blainville, et qu'il leur avait baillé du pain qui n'es-
» toit guère bon et en outre de ce que le sieur de Tavannes , estant entré
»» dans le chasteau après sa réduction, avoit faict lever le pont, laissant
» ses capitaines enfermés dans la basse cour, pendant que l'on sauvoit le
» butin d'un autre côté. J'ay veu un assez mauvais ordre au siège de Blain-
(1) Sur le parcours de la rue du Renard, à l'endroit où se trouve la fontaine Saint-Filleul,
au pied du versant Siul-Ouestde la cote du Mont-aux-Malades.
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» villo, los pièces d*aitillerio ctoient mal servies. Cependant je veux bien
» encore consentir agir de concert avec lui contre de Pont-de-rAsche et j'y
» donnerai six cents coups de canon. Mais nos gens sont las et il leur faut
» quelques jours pour se rafraîchir. » Le vrai motif de la division, celte
sortie le révèle. Elle était née du partage du butin, Villars ne se trou-
vant pas, pour son compte, satisfait d'avoir partagé simplementrargenteri^'
du château de Blainville avec de Tavannes. On sait que son amour du gain
était extrême, aussi bien que Tavidité de ses soldats (1).
Pendant tous ces deux jours de débats, au sein du Parlement, pour
calmer l'irritation de Villars , et tâcher de rétablir la concorde entre de
Tavannes et lui, rHôtel-de-Ville ne poursuivait qu'un seul but, mais avec
une vivacité extrême, la démolition du château de Blainville (2).
Les échevins de Rouen, appuyés par les vœux de la population tout en-
tière, avaient présenté un requête en ce sens au Parlement, et celui-ci,
dans la matinée du mercredi, 20 mars, rendit un arrêt qui « permettait aux
» échevins de tenir le jour même, dans l'après-midi, une assemblée générale
» dans l'hôtel commun, pour aviser aux moyens d'arriver à cette démoli-
» tion , et prescrivait de transmettre immédiatement la délibération à la
» Cour. »
Le lieutenant Richard Guerard réunit donc cette assemblée générale. Le?
avis n'y furent pas partagés. Se rappelant « les incommodités souffertes par
» les bourgeois, manans et habitants de la dicte ville , pilleryes , raneon-
» nemens, volleryes, et bruslomens de maisons , meurtres faicts et commis
» par ceux qui puis nagueres occupoient le dict chasteau tonans le parti
» contraire à la Sainte-Union,» tous les conseillers et échevins, s'ap-
puyant, en outre, sur le vœu des habitants, sont d'avis que « le dict chas-
» teau de Blainville soit totallement demolly et raze et que a cestc fin
» Messieurs de la Court et Monseigneur do Tauanes seront suppliez d'inter-
» poser leur auctorité et pouuoir. »
On envoya immédiatement cette délibération de l'Hôtel-de-Ville àla Cour,
et le lendemain jeudi, 21 mars, la Cour, se reportant à son arrêt du 23 fé-
vrier 1590, par lequel elle avait condamné à mort les complices de d'Alègre,
lors de la surprise du Château de Rouen, et les lettres de Mayenne, données
à Paris , le 14 décembre 1589 , touchant les châteaux et places fortes : fl ^'à
» Court, suiuant les ad vis et deliberacion a ordonné et ordonne que le dict
(1) Archives du Palais-de-Justice, Registres du Parlement, année 1591.
(2) Nous avons puisé toute la partie du récit qui va suivre dans les Begistm '/f
îlIôtel-ile-Vine de liouen, annoe 1591.
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— 5^3 —
» chastoau de Bhiiuvillu sera demolljr ot ruyiie a la dilligcncculcs dicts coii-
M seiller^et cchevins de la dicte ville. Auxquels la dicte Court enjoinct S(»
» retirer promptement deuers le dict seigneur de Tauanes pour adviser des
» moicns propres pour faire la dicte demollition et de ce faire et v prester
» main forte a este le dict seigneur de Tauanes exhorté. »
Cet arrêt fut apporté au bureau de THôtel-de-Ville , le samedi 23 mars,
sur les onze heures du matin, et les échevins firent venir un nommé Michel
du Hen, maçon, qui dut se rendre en toute diligence au château de Blain-
ville, et examiner les moyens de le démolir aux moins de frais possibles.
Il en jdressa le plan, sur les lieux, le lundi 25 mars.
En même temps les échevins avaient supplié également de Tavannes d'or-
donner au capitaine La Bracqueticre, chargé du commandement de Blain-
ville , de livrer au maître des ouvrages , Leseigneur, ou à son commis, les
armes et munitions de guerre renfermées dans le château pour les mettre
dans lo magasin de la ville. Des charretiers et des charrettes furent envoyés à
Blainvillc, et, sous la conduite de cinquante arquebusiers de Rouen, ils ap-
portèrent, le lundi 25 mars , « deux espoircs (1) de fonte , ung pierier , une
» petite bouette, une cardinalle et une petite cspoire de fer auec trois
» douzaines de petites balles de fauconneaux et huict balles de canon et
» couUeurynes. » C'était toute Tartillerie et toutes les munitions du châ-
teau , fruit de la victoire. Mais ces charretiers durent rapporter aussi
« quatre mille six ou sept cent pains, pesant douze onces pièces , restant de
» la munition du camp de douant Blainville » que les échevins firent
vendre, par le maître des ouvrages , le 27 mars , au prix de dix deniers
chacun, et deux milliers de poudre, dont parlent seuls les registres du Par-
lement.
Le mardi 26, du Hen adressa son rapport aux échevins, qui mandèrent le
capitaine Bontemps pour arriver à la démolition tant souhaitée du château
de Blainville, et firent do nouvelles instances auprès de Tavannes qui leur
répondit : « que toutes fois et quantes que on vouldroit envoyer au dict
« Blainville il estoit prest d'y tenir main forte et faire deliurer la place. »
Le même jour, la Cour appela les échevins, afin de connaître les mesures
prises par eux pour assurer Texécution de son arrêt, et les échevins répon-
dirent qu'ils avaient envoyé du Hen, qu'il avait dressé le plan du château,
et déclaré que la démolition demanderait bien trois mois. Puis, profitant de
la circonstance, les échevins dirent à la Cour « qu'ils n'avoient aucuns
a deniers en la dite ville,» et la Cour promit de mander Messieurs les
députés des finances qui durent goûter fort peu les dépenses occasionnées
{h Espoir, sans e, potito \)U'Co iVnvi'ûïorii^. V. Archéithgie imvnir, par A. Jal.
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— 58t —
par co siège. Ils avaient déjà donné 300 cous pour se mettre en route, on
avaient envoyé 200 autres, pendant le siège, et ils reçurent encore Tordre
de payer à Tavannes 1,100 écus, montant de Tétat de frais présenté par lui,
aussi bien qu'une autre somme de 630 écus aux échevins, pour solder les
frais de la conduite et charroi des canons, munitions et vivres. C'était donc
un peu plus de 2,200 écus que ce siège de quatre jours avait coûté, au
trésor épuisé do la Ligue, somme considérable en ce temps-là.
Les échevins prièrent alors le sergent-major de la Londe d'envoyer deux
des capitaines au bureau de l'Hôtel-de-Ville pour s'entretenir de la démoli-
tion du château de Blainvijle. Do leur côté, le lieutenant-criminel Le
Masson et le capitaine GouUard se déclarèrent tout prêts à donner une
escorte. Une seule chose les arrêtait, c'est qu'ils n'avaient « aucun moyen
de trouver deniers. »
Alors les échevins retournèrent, le mercredi 27 mars, dire à la Cour le
résultat de leurs démarches pour assurer l'exécution de son arrêt, et ajou-
tèrent cette conclusion consignée sur leurs registres : « N'y ayant ung seul
I) denier à la ville, il nous estoit impossible subvenir à la dicte demollition,
» supplians la dicte Cour y voulloir pourvoir, laquelle nous feist retirer
» pour y aduiser. » Ce fut le langage de tous les temps; ce sera celui du bon
Lafontaine dans V Envoi de sa Ballade à Fouquet, pour la reconstruction du
pont de Château-Thierry :
Pour ce vous plaise ordonner promptement.
Nous être fait des fonds suffisamment;
Car vous savez, seigneur, qu'en toute affaire,
Procès, négoce, hymen, ou bâtiment,
L'argent surtout est chose nécessaire.
En apparence, le manque d'argent empêchait seul la démolition du clià-
teau de Blainville, et la Cour, les échevins et la population de Rouen
n'étaient guère satisfaits do voir différer la vengeance de tant de griefs,
l'exécution d'un arrêt réparateur. Mais l'étonnement des uns et des autres
fut porté à son comble, quand on connut la démarche que Villars avait faite,
dès le 25 mars, en faveur de d'Alègre. Il adressa une lettre dans laquelle il
priait la Cour a de luy donner csclaircissement si elle entend insister la
n démoUition du chasteau de Blainville.» Pareille lettre, mais plus pres-
sante encore, dit le registre du Parlement, fut également adressée au
vicomte de Tavannes, qui d'abord avait, de très bonne foi, promis son con-
cours pour la démolition. A présent, il engageait à son tour les échevins a
ne pas exécuter l'arrêt de la cour : a Je vous donne l'assurance, dit-il, que
» non sans suiet je vous fais cette demande. »
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— 5^o —
«?ous des menées qui échappaient à beaucoup do monde,
^^au, d'Alègre dut faire des promesses d'argent, ou des
ngement de parti, par exemple, en homme que son
Tnt les temps et selon les gens :
' -» Roi ! Vive la Ligue !
•t de conduite inexplicable, sans Tadmis-
nt peut-être des ordres de Mayenne,
ireil auxiliaire à la Ligue, précieux
château de Blain ville.
^, qui n'étaient point dans le
' la demande de Villars ,
nt partis, le même jour,
iui conduire leurs troupes à
a enlever, la Cour ordonna « que
exécuté selon sa forme et teneur, no-
i Allaigre, et qu'il sera escrit lettre au sieur
ii'c entendre les causes qui ont meu la Court a
.>i (1). »
.1 abandonnèrent pas non plus la partie, et leurs délibéra-
aL foi. « Le deuxième auril mil Vccc quatre vingts unze nous dicts
..cvins mandasmes ung nomme Pierre Regnauld dict Mansault pour
scavoir s'il voulloit entreprendre la dicte demoUition, lequel dict que
» pour son faict et regard il feroit ce qu'il pourroit pour percer les pierres
» avec engins, mais qu'il vouldroit auoir ung personnage pour composer la
» pouldre pour mectre l'artifices de feu et que ce ne se pouuoit faire qu'avec
» longitude de temps (2). »
Ainsi la discorde des chefs, le manque d'argent, les intérêts de la poli-
tique, l'habileté de d'Alègre sauvèrent le château de Blainville d'une des-
truction si ardemment souhaitée par le Parlement, la ville de Rouen tout
entière et les campagnes voisines. Loin de se déclarer pour la Ligue,
d'Alègre recevra bientôt Henri IV dans ce château, l'effroi et la terreur de
ses voisins, et l'objet d'une haine légitime pendant trois ans de « pilleryos,
H raçonnements , vollerjes , bruslemens de maisons, meurtres faicts et
» commis par ceux qui l'occupoient, » comme le constatent avec amertume
et colère les registres de la cité qui en avait eu tant à souffrir.
F. BOUQUET.
{/m mite à la prochaine livraison.)
(1) Registres du Purîemetit de 'Sormandie, année 1591.
i2) henistrt'S de V Hôtel -de-Xilk.
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UTTBRATUaE.
là T®y^ il mumm
(I)
Suite (2).
VIL
LA POTENCE.
Deux jours après cet entretien du Gouverneur avec sa fille : entre-
tien qui avait mis tant de tristesse dans l'âme de M"' de Villars, une
multitude immense remplissait la place du Vieux-Marché , qu'on ap-
pelait alors le Marché-aux-Veaux.
Cette foule, houleuse et bruyante, se repliait jusque dans les rues
adjacentes.
Quoique le ciel fût très brumeux ce jour-là, et qu'il fit un froid de
Sibérie, les fenêtres de tous les étages de chaque maison donnant
sur la place étaient garnies de curieux depuis l'entresol jusqu'aux
lucarnes. Il y avait même des gens qui, n'ayant pu trouver à se caser
ni aux balcons , ni à aucune croisée , étaient grimpés comme des
écureuils sur les faîtes, se tenant cramponnés à l'angle aigu des\ieux
pignons.
(1) La reproduction est interdite sans Tautorisation de l'auteur.
(2) Voir le numéro de juin, p. 307.
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Parmi les hautes et grimaçantes bicoques qui, à cette époque,
séchelounaieiit à l'entour de la place , il y en avait une surtout , for-
mant saillie, dont la décrépitude était telle , que , sans le secours de
deux étaies qui la soutenaient comme les bras vigoureux d'un jeune
homme soutiennent un octogénaire qui penche vers la tombe , elle se
serait à coup sûr écroulée sur les passants.
Cette maison avait été, dans le temps, une hôtellerie assez acha-
landée. Vers le milieu du xv* siècle, il n'était guère de maquignon
du pays de Caux ou de la Picardie, attiré aux foires de Rouen pour la
vente de ses poulins et de ses cavales, qui ne tînt à honneur de des-
cendre à la Marmite du Colporteur j et d'y « loger à pied et à cheval, n
(!omrae disait Técriteau en lettres jaunâtres placé au-dessus de la
}rrande porte.
Mais, hélas ! il y avait bien des années que la fameuse MarmitesYoit
cessé de bouillir !
Les manants ou menu peuple qui n'auraient pas trouvé, ce jour-là
îsurtout, d'accès dans les habitations voisines, s'empressèrent, comme
bien on le pense, de se nicher dans cette masure à moitié découverte,
veuve de vitres et de locataires.
En quelques secondes, elle fut envahie, et la charpente de sa toi-
ture vermoulue couverte de gens en guenilles.
A ce fiévreux empressement de la population de s'agglomérer, de
s'étouflter sur un même point de la ville, il était facile de juger qu'il
se préparait quelque chose d'extraordinaire.
Un événement émouvant allait s'y passer en effet.
On allait pendre un homme — le caporal La Frappe — convaincu
d'avoir conspiré contre la Ligue, en trempant dans un complot dont
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— 5«8 —
le but était de favoriser Tentrée des troupes royalistes dans la y'ûk
assiégée.
Cet homme était celui que, Tavant-veille, Villars avait vu deTuuc
des fenêtres de l'Archevêché, quand il passait garrotté dans la rue
Saint-Romain au milieu des soldats qui le menaient aux juges du
Parlement.
Déjà au milieu du Vieux-Marché, obstrué par les flots grossissante
de ce peuplé éternellement affamé d'un pareil spectacle , se dressait
une gigantesque potence neuve. Le bourreau, tout de rouge habillé,
préludait à sa tache en faisant jouer la poulie du fatal instrument,
qu'il avait eu la délicatesse de bien graisser pour la circonstance.
On voyait aussi à côté de la potence une sorte de plate-forme sur-
montée d'un grossier pilori. Au pied de ce poteau était un réchaml
rempli de charbons ardents. Sur cette petite fournaise, que l'exécu-
teur des œuvres alimentait de temps en temps à Taide d'un soufflet,
rougissait un instrument de torture en forme de tenailles.
Ces ignobles préparatifs semblaient allécher beaucoup la féroce
curiosité de la populace, à laquelle ils promettaient de profondes
émotions.
Cependant le supplice , annoncé pour midi , commençait à se faire
trop attendre.
Depuis plus de deux heures, les spectateurs impatients étaient là,
grelottant, et tendant leurs regards avides vers le grand gibet, dont
le bourreau continuait à tirer et retirer la corde.
Tout-à-coup un long braillement, comparable au bruit produit par
les galets que les vagues de l'Océan roulent sur la grève dans un
joi:r de tempête, fut poussé par cette foule de curieux étages, dont
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— 589 —
ou vit les têtes se tourner simultanément du côté de la rue de la
Grosse-Horloge.
— Le voilà ! le voilà ! vociféra la multitude , voilà le complice
(les Parpaillots !
Depuis le jour où les Anglais brûlèrent la pauvre Jeanne d'Arc,
jamais à Rouen supplice n'avait donné lieu à un si grand dévelop-
pement de troupes.
C'est qu'aussi, de même qu'à l'époque de l'horrible holocauste de
la vierge héroïne — cent soixante ans auparavant — les hauts-justi-
ciers se trouvaient également en proie à de cruels remords, à de pro-
fondes inquiétudes; c'est que chaque jour les conspirations en faveur
<le la royauté légitime se succédaient d'un façon fort significative.
Tout en embrassant par couardise et par peur le parti de la Ligue,
les magistrats iniques qui n'avaient pas eu , à l'exemple de plusieurs
(le leurs collègues, le courage de s'élever contre l'illégalité flagrante
dune politique infâme, et de fuir loin d'un prétoire abandonné à la
rebeUion, sentaient au fond de leurs consciences combien étaient ré-
voltantes les prétentions usurpatrices des ambitieux auxquels ils
(^talent obligés d'obéir. Ils ne pouvaient , en se regardant , s'empê-
cher de rougir sous leurs toges du rôle honteux qu'on les contrai-
gnait à remplir , et ils tremblaient en songeant aux conséquences
(lue pouvait avoir pour eux une réaction populaire en faveur du bon
droit.
C'était donc sous l'empire de ces* mortelles perplexités que l'auto-
rité des échevins, combinée avec l'influence du Parlement et la puis-
sance militaire, avaii voulu, pour terrifier l'esprit de la population ,
4110 la mort du conspirateur La Frappe eût lieu avec une mise en
h^'mic des plus dramatiques.
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— 590 —
Au moment même où les hourras du peuple perché aux fenêtres
annonçaient la venue du cortège , de lugubres roulements de tam-
bours se firent entendre, et une sonnerie de trompettes glapissantes
écorcha toutes les oreilles du voisinage.
On vit alors déboucher sur la place du marché la tête de ce long
cortège. Il se composait d'une partie de chaque corps armé caserne
aux divers quartiers de la vilUe.
La marche en était ouverte par un détachement de lansquenets ,
lequel, sous le commandement de La Mothe , était chargé de faire
écarter la foule et de frayer, aux risques d'écraser les gens sous
le pied des chevaux, un passage pour la lugubre procession. Der-
rière suivait, la hallebarde sur l'épaule, et guidé par le lieutenant
Mauclerc, un piquet de gens de pied , choisis dans le régiment du
chevalier Picard. A quelques pas de cette escouade apparaissaient
cent arquebusiers à cheval commandés par les lieutenants La Bra-
que tière et de Boispalays.
Après ces soldats , marchaient les tambourins , les clairons de
Tétat-major, les piquiers et mousquetaires de la Cinquantaine atta-
chés à la garde du gouverneur, et trente maîtres d'armes conduits
par le lieutenant et cornette La Girardière.
Puis, venait alors M. de Villars en pourpoint de velours violet,
lamé d'or et coiffé d'un large feutre à l'un des côtés duquel était
attachée une orgueilleuse et longue plume qui retombait en arrière.
Il était monté sur un étalon normand qu'enveloppait un vaste capa-
raçon au double écusson de la ville de Rouen et de la province de
Normandie , c'est-à-dire le mouton d'argent portant l'oriflamme . et
les deux léopards d'or, aux griffes d'azur.
Le gouverneur ào Rouen précodait, d'un air grave et soucieux.
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— 59i —
les présidents à mortier, tous les conseillers du Parlement en robes
écarlates, les procureurs, les huissiers à verges et les greffiers , qui
eux-mêmes précédaient la charrette du condamné , derrière laquelle
marchait encore une nombreuse soldatesque \'épée au poing.
La Frappe était assis dans le hideux véhicule à côté du père La-
voisier, son confesseur, moine encapuchonné, qui, de temps en
temps, lui faisait baiser la croix de son rosaire.
La figure du jeune caporal était intelligente ; quoiqu'en descendant
la rue de la Grosse-Horloge , il pût apercevoir de loin , se dressant
au milieu de la place, l'instrument de son supplice, ses traits n'en
conservaient pas moins une impassibilité et une sérénité qui décon-
tenançaient ses juges.
On en vit plusieurs pâlir en le regardant.
Quand la triste voiture fut arrivée au pied du gibet , deux soldats
saisirent le condamné, dont les poings et les pieds étaient chargés de
chaînes; ils le traînèrent sur la plate-forme. Après lui avoir enlevé
une sale houppelande grisâtre qui couvrait ses épaules , ils attachè-
rent son corps nu jusqu'à la ceinture, au pilori, avec de grosses
cordes, de telle façon qu'aucun de ses membres ne pût faire un seul
mouvement. Les deux bras, ramenés en arrière, furent serrés contre
la pièce de bois avec tant de force , que les liens semblaient entrer
dans les chairs. La tête du malheureux fut également condamnée à
l'immobilité, grâce à un carcan de fer dont on emprisonna le cou en
le fixant à l'ignoble poteau.
Ces apprêts terminés , le greffier Mériel franchit les gradins de
réchafaud; puis, se tournant vers La Frappe, qui déjà s'épuisait dans
les convulsions de la souffrance , il déroula un gros parchemin , et.
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— .002 —
d'une voix cassée, lui la sentence de moil du conspirateur ainsi for-
mulée :
« Aujourd'hui , M novembre de l'an de grâce quinze cent quatrc-
w vingt-onze ;
« Les nobles hommes, présidents, chanceliers, procureurs, con-
» seillers du Parlement et Cour suprême de Haute-Normandie,
M réunis en audience solennelle . dans le palais ordinaire de ses
» séances ,
« En présence du Christ, notre auguste Rédempteur,
u Ayant interrogé Jean-Nicolas La Frappe , caporal d'une des
» compagnies de hallebardiers de la garde du château et fort de
» Sainte-Catherine, accusé d'avoir formé, avec des complices jusqu'à
» présent inconnus, un complot séditieux , pour faciliter l'entrée des
» ennemis dans la ville de Rouen ," en leur livrant le secret de nos
)) ralliements, nos. mots d'ordre et nos consignes;
« Et après avoir entendu le prévenu faire la plus insolente des
») protestations;
« Attendu que La Frappe, bravant la justice, a eu l'audace d'in-
» sulter en pleine audience l'auguste nom de monseigneur de
» Mayenne, de jeter l'injure à la face des plus hauts et des plus puis-
» sants dignitaires de la cité et de blasphémer la divine institution
» de la Sainte-Ligue .
« Attendu que l'action dont La Frappe s'est rendu coupable, est
» un odieux crime de haute trahison, que les lois du pays puniss^ent
» de la peine capitale ;
(( Considérant surtout qu'il importe à la tranquillité publicjuc i\v
» prévenir, par un grand exemple do sévérité, lo retour do S(Mn-
» l)laMcs méfaits ;
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— 5^3 —
« Ordonne que le dit Jean-Nicolas La Frappe , âgé de vingt-cinq
» ans, soldat dégradé , né à Pont-de-l' Arche , sera pendu haut et
»> court, sur la place du Marché-aux- Veaux , à Rouen, dans les
►) vingt-quatre heures qui suivront le dit jugement. »
Cette lecture provoqua des applaudissements auxquels on entendit
se mêler aussitôt de sourds et menaçants murmures , car la partie
de la multitude qui partageait secrètement l'opinion de La Frappe
n'était venue là que pour protester.
Quand le greffier eut replié son grimoire, M. de Villars et un pré-
sident à robe rouge — celui-là même qui avait prononcé le jugement,
— montèrent sur la plate-forme accompagnés du père Lavoisier, qui
avait relevé son capuchon , et , s'adressant au malheureux qui conti-
nuait à faire d'épouvantables grimaces :
— La Frappe , lui dit sèchement le Gouverneur de Rouen , vous
avez refusé de révéler au Parlement le nom des complices de votre
crime. Je vous préviens que si vous persistez dans votre refus , ce
n'est plus seulement cette corde que vous avez à redouter , mais la
plus cruelle des tortures.
— Je vous répète à vous, Gouverneur, répondit le patient , ce que
j'ai dit aux Juges : Vous ne saurez rien !
— Croyez-moi, ce fer est rouge... parlez, quels sont les misé-
i-ables qui vous ont poussé dans l'abîme ?
— Ceux-là, dit La Frappe d'une voix faible, ne sont pas plus que
moi des misérables, sachez-le , homme barbare. Ceux que vous ap-
pelez mes complices sont des cœurs généreux , des braves qui se
fieront tous hacher jusqu'au dernier pour monseigneur Henri de
Hourbon, parce qu'il est le roi légitime de la France. Il montera sur
^oji trône avant pou, ot vous , qui \o drrrioz, si vous no voulez pas
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— 594 —
être pendu à votre tour, vous irez bassement vous traîner à ses pieds
pour implorer votre pardon !
— Malheureux ! oses-tu bien me braver quand le feu et le fer sont
à tes pieds !
— On peut me brûler ou couper mon corps par morceaux, Dieu,
qui m'entend, m'approuve et condamne mes assassins. Je ne suis pas
un lâche , je ne dénoncerai pas mes amis.
Villars , que ce sang-froid fit monter jusqu'au paroxisme de la
fureur, s'écria avec une rage concentrée : « Eh bien ! c'est ce que
nous allons voir ! »
En même temps,' il fit un signe au bourreau, qui monta' sur
l'estrade.
La Frappe, loin de s'effrayer à la vue de l'exécuteur, dont la face
repoussante se cachait à moitié sous une longue barbe noire, lui jeta
un regard dédaigneux, et cria avec ce qu'il lui restait de force:
« Vwe le roi! Vive le roi! Vive »
Ce dernier cri fut arrêté par le bourreau qui , après avoir retiré
toutes rougies ses tenailles du feu , en pinça fortement la mamelle
gauche de La Frappe. La figure de l'infortuné se contracta aussitôt
au milieu d'une souffrance convulsive.
— Eh bien ! damné, qu'en dis-tu, es-tu prêt maintenant à faire des
aveux? dit d'un ton de cannibale l'implacable Villars.
Et, comme en prononçant ces paroles, il s'était approché tout près
de La Frappe, celui-ci, pour toute réponse, lui cracha au visage en
présence de six mille témoins !
Sans attendre l'ordre du maître , le bourreau , jaloux de donner
une éclatante preuve de son zèle , se rejeta sur sa proie; et , de s*^s
pinces, hii arracha, lambeau par lambeau, une partie de la poitrine.
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— 595 —
Un sourire infernal de vengeance assouvie passa sur la lèvre du
gouverneur !
Les cris de la victime devinrent alors si perçants , si lamentables ,
que les spectateurs à l'odorat desquels arrivait Todeur de la chair
brûlée, et que commençait à gagner le sentiment de la compassion,
traduisirent ainsi leurs plaintes de toutes parts: Assez! assez! d la
corde! à la corde!
Les femmes pleuraient et demandaient grâce en élevant leurs
mains suppliantes vers le gouverneur, dont le visage conservait tou-
jours l'empreinte monstrueuse de la férocité.
Le président, qui était à côté de lui , ne put supporter plus long-
temps rémotion qui le dominait ; on le vit , pâle comme un mort,
chanceler et tomber évanoui sur l'estrade.
Troublé par cet incident et par les clameurs de la foule sanglot-
tante, le bourreau consulta du regard le gouverneur pour savoir s'il
devait continuer son atroce besogne.
Sur un signe de Villars, qui lui désignait le gibet, il ordonna à ses
valets d'ôter les liens qui attachaient la victime au pilori , et il se mit
lui-même à préparer le fatal nœud coulant.
La Frappe fut porté tout pantelant au pied du gibet par les deux
aides, et tandis que les spectateurs de cet horrible drame frisson-
naient d'horreur, le patient présentait de lui-même le col en laissant
tomber un regard de remercîment sur cette corde qui enfin allait
mettre un terme à ses souffrances !
En effet, le bourreau, pressant du doigt une sorte de détente , fit
tomber du haut de l'affreuse machine un lourd contro-poids d'inven-
tion nouvelle, qui, par un procédéà ))ascule, enleva, avec une rapidité
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— 59t^ —
égale à sa chute, le corps du mallieureux jusqu'à la hauteur du bras
de la potence.
La secousse de cette brutale ascension accéléra la strangulation.
Cependant, comme les membres du supplicié avaient été délivrés de
leurs chaînes, on les vit se débattre en l'air au milieu de la dernière
lutte provoquée par l'extinction du système organique. Cette suprême
agitation d'un corps mutilé produisit sur les assistants une impression
presque aussi pénible que l'aspect des tortures du fer rouge.
Enfin, l'heure de la délivrance était venue pour La Frappe. On le
vit, les yeux sortis des orbites et la langue allongée , rendre le der-
nier soupir. Mais là ne devait pas se borner le drame du Vieux-
Marché. Un tableau d'un autre genre , et non moins attristant que
celui qui venait de se dérouler, était encore réservé à la vue de la
population.
Au moment où le peuple détournait les yeux de la potence et du
cadavre du conspirateur maintenant immobile, une effrayante bordée
de coups de canon, dont le bruit fut répété par tous les échos des
vallons environnants, partit des hauteurs de Saint-Gervais, où l'armée
du roi de Navarre venait d'établir ses batteries.
Les boulets lancés par-dessus le rampart dans la direction de la
rue Cauchoise, vinrent frapper sur un des angles de l'ancienne Mar-
mite du Colporteur.
— Ces lourds projectiles , en faisant sauter les poutres qui la sou-
tenaient, avaient ôté le seul point d'appui de la grande bicoque , la-
quelle, ébranlée par ce terrible choc , fit un mouvement sur elle-
même , s'inclina d'abord doucement aux cris de désespoir de tant
de personnes, hommes et femmes, qui se sentiront entraînés dans sa
chiite.
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— 597 —
On espéra un moment que les gens qui s'y trouvaient auraient lo
temps de se sauver, car la maison ne fléchissait que lentement, mais
bientôt une seconde détonation, plus forte encore que la première ,
succéda à celle-ci, et une nouvelle grêle de boulets et de bombes
vint reflTondrer tout-à-fait et lui donner une impulsion définitive.
La vieille Marmite s'écroula donc avec un épouvantable fracas, et
plus de cent victimes furent ensevelies sous le pêle-mêle de ses dé-
combres, au-dessus desquels s'éleva à l'instant un tourbillon de pous-
sière tellement épais, que la place du marché se trouva pour ainsi
dire dans les ténèbres !
L'épouvante que ce terrible coup de théâtre jeta dans Tesprit de
la multitude fut si grande, que, pour échapper à la mitraille qui con-
tinuait à pleuvoir sur la ville , elle fut obligée d'abandonner à leur
malheureux sort les victimes englouties sous les ruines de la vieille
maison, pour chercher son salut dans la fuite.
Inutile de dire ici combien fut rapide le mouvement de ce sauve-
qui-peut. Cinq minutes après l'événement, le Vieux-Marché, où Ton
s'écrasait un instant auparavant , était devenu complètement soli-
taire.
Chaque habitant du quartier s'était hâté de fermer sa boutique,
et de se cacher dans sa cave. Il ne restait plus sur la place que le
cadavre du pendu !
Quant au gouverneur, après avoir envoyé l'ordre de faire sonner
le tocsin dans toutes les églises , il était parti au galop suivi de sa
garde, pour aller organiser une vigoureuse défense à la porte Cau-
choise et sur toute la longueur du rempart voisin.
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— 598 —
VIII.
LE PRÉ DE LA BATAILLE.
Sur un signe de Villars, les forces réunies de la garnison et de la
milice bourgeoise de Rouen furent immédiatement dirigées vers
la porte Cauchoise.
Le feu des canons du Vieux-Palais et les batteries qui hérissaient
le rempart de ce quartier ripostèrent alors aux attaques des calvi-
nistes avec une vigueur telle , que ceux-ci , effrayés de la grêle de
projectiles qui fauchaient de longues files de leurs hommes, crurent
prudent de s'éloigner et d'abandonner leur position.
Au moment où il commandait une manœuvre sur la crête du coteau
qui domine Saint-Gervais, le duc de Lavardin lui-même reçut une
balle d'arquebuse dans la cuisse, et ses soldats le transportèrent dans
ime chaumière du Montr-Saint-Aignan , où les chirurgiens accu-
rurent pour lui donner leurs soins.
Mettant à profit ce mouvement de retraite , le gouverneur de
Rouen , les yeux eflTarés et écumant de colère, ordoima une seconde
sortie, qui s'efltectua par la porte Cauchoise.
L'année rouennaise gravit sans échec la montagne et poursuivit
l'ennemi jusqu'au Mont-aux-Malades.
Cependant, les divisions du comte d'Essex, qui feignaient de
prendre la fuite, se retournèrent tout-à-coup, et les bataillons des
deux corps belligérants se trouvèrent face à face.
Alors, une action des plus sanglantes s'engagea. Des arquebusiers
du capitaine Valdory furent pris en flanc et taillés en pièces par les
tirailleurs huguenots, tandis que, sur un autre point , les hallebar-
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— 599 —
diers de Mauclerc massacraient un peloton de piquiers allemands de*
l'armée royaliste.
Les chances du combat se balancèrent ainsi pendant près d'une
heure, car l'acharnement des combattants était dans l'un et l'autre
camp monté à un égal degré. Tout en guerroyant, les troupes du
roi de Navarre feignirent de se trouver repoussés dans un marais^
situé au bas de la colline qui descend en pente douce vers le Mont-
Riboudet , entre le Lieu de Santé et la Croix d'YonviUe , calvaire
gigantesque qui s'élevait alors au-dessus des sources Saint-Filleul.
Là, ils firent un nouvel effort pour vaincre l'opiniâtre résistance des
ligueurs rouennais.
Le bruit des mousquetades, mêlé au tonnerre de l'artillerie, ébran-
lait les échos les plus lointains de l'antique vallée neustrienne.
Ce n'était pas sans intention stratégique que les soldats huguenots
avaient descendu la côte. Ils savaient qu'une solide compagnie d'ar-
^luebusiers et de mousquetaires des leurs s'était retirée dans le
château de la Motte-Saint-Filleul, et que dans le cas où les Ligueurs
auraient la velléité de les poursuivre jusque sous les murailles de ce
castel tout criblé de meurtrières et entouré de fosses profondes, ils
se trouveraient pris entre deux feux.
Leurs prévisions se réalisèrent. Au moment où les arquebusiers
(le la garnison s'avançaient vers le donjon , ils reçurent une décharge
de mousqueterie qui laissa sur le carreau plus de cinquante hommes.
Alors des clameurs s'élevèrent dans les rangs des assiégés. Villars,
qui était à cheval à quelque distance, prit le commandement général
de toutes les divisions rouennaises, et cria de toute la force de ses
poumons : « Soldats, à l'assaut ! à l'assaut ! »
Aussitôt toute la légion obéissant à la voix du gouverneur de
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— 000 —
Rouen se porta sur le donjon. De nouvelles décharges partirent
des tourelles, qui disparurent un instant dans un nuage de fumée, et
des groupes de Rouennais tombèrent encore au pied des murailles
de la petite forteresse.
Cependant, une trentaine de pionniers intrépides, munis d'échelles
et bravant la fusillade qui en tua une partie, parvinrent à escalader
les murailles en jetant un pont sur le fossé, et aussitôt le château fut
envahi. Les portes en furent défoncées à coups de hache par ces
hommes terribles qui semblaient rire en présence du danger, et tous
ceux qui y étaient enfermés furent massacrés ou passés au fil de
répée.
Ce champ de carnage où les Rouennais remportèrent une victoire
qui leur coûta si cher, a gardé le titre tristement mémorable de Pré
de la Bataille, et le castel de la Motte-Saint-Filleul montre encore
aujourd'hui au voyageur qui arrive à Rouen par la route du Havre ,
ses deux tourelles enéteignoir sur lesquelles tournent des girouettes
féodales.
Après la déroute complète des troupes assiégeantes, les courageux
défenseurs de la ville rentrèrent fièrement, quoique le front soucieux
des pertes qu'ils venaient d'éprouver, dans leurs bastions, et , de
Test à l'ouest, les sentinelles furent multipliées sur toute la ligne des
remparts.
IX.
LE CABARET DE LA CNAUVE^SÛURIS.
Mœurs étranges, que celles du xvi' siècle ! Pendant que les soldats
do la Ligue étaient aux prises avec l'ennomi, au moment même où !♦»
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— 501 —
sang rouennais arrosait le gazon du pré Saint-Filleul , le peuple ,
dans la ville, non content d'avoir assisté à Taffreux spectacle des tor-
tures de La Frappe, se portait en foule le lendemain sous les murailles
du fort de Sainte-Catherine. Il allait là pour contempler la tête du
supplicié, que l'autorité avait fait placer au bout d'une perche, sur la
haute tour carrée de cette citadelle !
Toute la populace était là, sous ces courtines du despotisme — qui
semblaient alors devoir traverser tous les siècles, et dont, aujour-
d'hui, on cherche en vain les traces. — Elle jetait l'insulte à ce lam-
beau saignant d'un homme de cœur, qui n'avait pas hésité à exposer
sa vie pour le triomphe d'une cause légitime !
Ce jour-là, la rue MartainviUe fut encombrée d'oisifs , allant au
fort ou en revenant. Beaucoup de ces derniers , satisfaits d'avoir vu,
disaient-ils, les dernières grimaces du conspirateur, entraient, sous
prétexte de se désaltérer , dans les tavernes échelonnées , dès cette
époque, le long de la rue.
La plus en vogue était située au coin de la rue du Figuier. Sur la
porte de ce taudis , les badigeonneurs du temps avaient représenté ,
en noir de fumée, un animal informe et ailé , qui servait d'enseigne à
rétablissement, car on lisait au-dessous en lettres barbares : Cabaret
f/e la Cliaxwe-Soiiris.
Ce bouge était tenu par \uie vieille femme dont le nez crochu , les
yeux percés avec une vrille , le rire édenté et satanique , la bouche
fondue de travers, les joues creuses et la peau de parchemin, consti-
tuaient une tête des plus horribles à voir. A côté de la mère GrygifFe
— c'était son nom — la sorcière du sabbat eut été presque une
Vénus.
Quoi qu'il en soit, elle voyait cependant une nombreuse clientèle,
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— 5f»2 —
et faisait assez bien ses affaires. Les manants du quartier allaient de
préférence chez la mère Grygiffe, d'abord à cause du cidre qui n'y
était pas cher, et ensuite parce qu'elle avait la réputation de fricoter
d'assez bonnes fritures. Ses chalands d'ordinaire étaient à la vérité
fort peu choisis, c'étaient le plus souvent des mendiants, des marau-
deurs qui avaient fait d'heureuses prises, ou des soldats ligueurs en
goguette qui contrevenaient aux lois de la discipline.
Les autorités de la ville n'ignoraient rien de ce qui se passait dans
ce repaire , mais elles se seraient bien gardées d'en faire déguerpir
l'affreuse hôtesse. Au contraire , grâce aux espions qu'elles y possé-
daient journellement, elles pouvaient être renseignées sur la plupart
des complots qui s'y formaient. C'était au cabaret de la Chauve-
Souris que la conspiration, dont La Frappe avait été la seule victime,
avait été éventée.
Au moment où le plus gros de la multitude remontait la rue , deux
hommes se détachèrent des groupes et entrèrent chez la Grygiffe.
Le costume de l'un deux était assez caractéristique. Sa tête portait
un casque de fer à la visière en forme de croissant ; son justaucorps
de daim le serrait à la ceinture et son haut-de-chausse était très
ample : c'était un hallebardier.
Quant à son compagnon, il ne paraissait point appartenir à la gent
soldatesque. Un vaste manteau brun l'enveloppait des pieds à la tête,
et, sans son feutre noir à bords relevés, qui pouvait le faire prendre
pour quelque agent suspect, il n'eût pas été possible d'émettre vrai-
semblablement une opinion sur son individualité.
Les deux hommes allèrent s'asseoir au fond du bouge, devant une
table inoccupée.
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— 568 —
Le soldat ôta son casque et en frappa la table pour appeler la
Grygiffe, qui accourut.
— Mère Grygiffe ?
— Votre servante, beau soldat.
— Tu vends du cidre ?
— Du vrai gros, brassé en Basse-Normandie.
— Je sais... c'est avec ce gros-là que tu empoisonnes les hommes
de ma compagnie.
— Moi , mon vrai Jésus !
— Voyons, tu as du cidre. . . mauvais c'est su. . . , mais tu ne vends
pas toujours «^ boire à des simples soldats ou à des filous?
— Pas si haut, fit la Grygiffe en jetant un regard inquiet du côté
de l'autre écot.
— Je sais que tu as un certain petit vin de Vernon qui. . .
— En voulez-vous, mon beau soldat, y en a en quelques bou-
teilles à la cave, on ne les vend pas vite... ce maudit siège paralyse
tant de commerce !
— Monte-nous-en deux bouteilles et nous verrons après... avec
ça une friture de choix, des côtelettes de mouton et de la gibelotte
de lapin... surtout, tâche que ce ne soit pas du chat.
— Ah ! bonne Vierge, du chat! Dieu merci ! ce n'est pas chez moi
comme chez le voisin d'à côté, allez.
La Grygiffe tourna les talons pour aller à son cellier, et le person-
nage au manteau brun, qui avait été silencieux jusque-là, découvrant
un peu son visage :
— Eh bien ! maître Claude, dit-il, à voix presque basse, êtes-vous
content de moi.
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— 504 —
— Je suis enchanté, M. Tabbé, reprit le soldat sur le même ton.
Fourche de Satan, comme vous jouez de la hallebarde ! sur Tépée
de Saint-Paul, je ne vous connaissais pas ce talent-là!
Alexandre FROMENTIN,
(La suite à une prochaine h'vraison.)
I » ^e> i <
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BIBLIOGRAPHIE.
BIBLIOTHÈQUE HERALDIQUE
DE LA FRANGE.
Suite et Bn (1).
17^ Nobiliaire de la Normandie, ou catalogue de la province de Nor-
mandie, disposé par ordre alphabétique, contenant les noms, qualitez,
armes et blazons de tous les nobles de cette province. Fait et dressé, sur la
recherche de MM. les Intendants, depuis Tannée 1666, et exécuté par
Jaques-Louis Chevillard fils, généalogiste, — Paris (vers 1720), in-f* de 27
feuilles gravées (à la bibliot, imp.)
Quoique ancien, cet ouvrage est néanmoins très recherché, et le caractère d'au-
thenticité dont il est revêtu le fait préférer aux travaux récents que Ton a publiés
sur cette partie de Thistoire de la Normandie. Du reste excessivement rare.
18" Nobiliaire de Normandie, ou Catalogue de la province de Normandie,
disposé par ordre alphabétique, contenant les noms, qualitez, armes et
blazons de tous les nobles de cette province... Exécuté et perfectionné par
P.-P. DuBUissoN. — Paris^ 1725, in-f».
C'est Touvrage précédent, avec 29 blasons de plus. — Cette continuation est très
rare.
(1) Voir le n« du 31 juillet.— Pages 475 et 480.
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— 566 —
19* Histoire du comté d'Evreux, par Le Brasseur. — Paris, 1722, in-4'
(à la bibliothèque impériale) avec figures.
20* Mémoires concernant le comté et pairie d*Eu... Par L. Froland. —
Paris, 1722, 1729, in'4'' (à la bibliothèque impériale).
2P Mémoire sur la Baronnie de Creuilly, assise dans le Bailliage de
Caux. — (Sans lieu) 1753, in-4^ Pièce.
22** Nouvelles anecdotes pour servir à l'histoire et aux généalogies de
Normandie, par Michel Bêziers.
Vojez le Journal de Verdun, avril 1761, p. 287.
23*» Catalogue des Rolles gascons, normans et françois, conservés dans
les archives de la Tour de Londres... (Par Th. Carte, et publié par
DE Palmeus, 1743.)
24** Dissertation sur les prérogatives des aines en Normandie et sur la
manière dont les puinés tenaient d'eux leur fiefs, pendant six degrés de
consanguinité, avant la réformation de la coutume de cette province, faite
en 1583, ce qui s'appelait tenir de son aîné en parage par lignage. (Par
M. le marquis de Chambray.) — Sans lieu ni date, in-12 (à la bibliothèque
impériale.)
Avec : l*> les sceaux des seigneurs de la Fertë-Fresnel et de Chambray; 2" on
tableau du parage masculin, établi dans le xii* siècle, entre Guillaume, baron de la
Ferté-Fresnel, et Simon, seigneur de Chambray, son frère aîné; 3® une chronologie
des seigneurs de Chambray jusqu'en 1762.
25*» Traité des fiefs à l'usage de la province de Normandie... ParM'DB
LA Tournerie (1763) in-12, à la bibliothèque impériale. — Nouvelle édition
corrigée, augmentée et enrichie d'un traité des droits honorifiques. Rouen,
1772, in-12.
26** Chronologie historique des baillis et des gouverneurs de Caen, avec
un Discours préliminaire sur l'institution des baillis en Normandie. (Par
Michel BÊZIERS.) — Caen, 1769, in-12, (à la bibliothèque impériale).
27" Mémoires sur les baillis du Cotentin, par M. L. Dblisle... Extrait des
Mémoires de la Société des Antiquaires de Normandie. — Caen, 1851,
iii-f.
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— 567 —
Ce mémoire intéressant contient la liste exacte des baillis du Cotentin , depuis
1207 jusqu'en 1789, accompagnée de détails biographiques sur chacun de ces ma>
gistrats, et de notes savantes qui donnent à la production de M. Delisle une réelle
importance historique.
28"^ Cahier de TOrdre de la Noblesse du Bailliage de Cotentin. (Sans lieu
1789.) in-8*. Paris (à la bibliothèque impériale).
29® Cahier de l'Ordre de la Noblesse du Bailliage d'Alençon. (Sans lieu,
1789) in 8*. Paris (à la bibliothèque impériale).
29^ 6. Mandat, Pouvoirs et Instruction que lanoblesse du Bailliage de Caux,
assemblée à Caudebec, donne à ses députés aux Etats généraux, convoqués à
Versailles, le 27 avril 1789. Députés, MM. le marquis de Quairon, le mar-
quis do Thiboutot, le comte de Bouville. — Caudebec et Paris (sans date),
in-8*'. Paris (bibliothèque impériale).
30* Cahier de Tordre de la noblesse du bailliage d'Ëvreux. (Sans lieu,
1789.) in-8«, pièce.
31* Lettre au lord Leicester sur les briques armoriées de l'abbaye de
Saint- Etienne (de Caen), par M. Henniker. — Londres, 1794, in-8*.
32" Essais historiques et anecdotiques sur le comté, les comtes et la ville
d'Evreux, par M. Masson de Saint-Amand. — Evreux, 1813-1815, 2 vol.
in-12, (bibliothèque impériale.)
33" Recherches de Rémond Montfaut, contenant les noms de ceux qu'il
trouva nobles et de ceux qu'il imposa à la taille quoiqu'ils se prétendissent
nobles, en l'an 1463. Seconde édition, corrigée sur plusieurs manuscrits, et
enrichie do discours préliminaires, de notes et de tables, par messire
P.-E.-M. Labbey de la Roque. — Caen, 1818, in-8". (Bibliothèque im-
périale.)
Pour la première édition, voyez le tableau généalogique... delà noblesse. ,» Par
le comte DR Valroquier (1786.) Cet ouvrage estimé, dont la bibliothèque impériale
Conserve aussi le manuscrit, ne comprend que neuf Elections de la Basse-Normandie.
34* Supplément de la deuxième édition de la Recherche de Rémond
Montfaut, contenant des corrections et additions. (Par P.-E.-M. Labbey
DE L\ Roque.) Caen, 1824, ïnS".
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— 5(58 —
35** Recherche faite en 1540, par les Elus de Lisieux, des Nobles de leur
Élection avec des notes, des remarques et des tables. Par messire Pierre-
Elie-Marie Labbey de la Roque. — Caen, 1827, in-8*. (Bibliothèque
impériale.)
36° Histoire des comtes d*Eu... Par L. Estancelin. — Dieppe, 1828, in-B"
avec figures. (Bibliothèque impériale.)
37** Extrait du Registre des Dons, Confiscations, Maintenues et autres actes
faits dans le Duché de Normandie pendant les années 1418, 1419 et 1420,
par Henri V, roi d'Angleterre, contenant les Noms des Anglais auxquels ce
prince donna des terres, ceux des Familles qui les perdirent, et les Noms
des propriétaires qui conservèrent leurs biens. Par Charles Vautier. —
Paris, 1828, in-12. (Bibliothèque impériale.)
38° Notice historique sur la ville de Torigny-sur-Vire et sur ses barons
féodaux, par F. Deschamps. Dédié aux habitants de Torigny-sur-Vire. —
SaintrLô (sans date,) in-8*.
3G® Magni roturi scacarrii NormannisB de anno ab incarnatione Domini
W C* LXXXIIII, Willielmo, filio Radulfi, senescallo, quœ extant. -
(Londini, 1830.) In-4'*, pièce. (Bibliothèque impériale.)
Publié pour la première fois par M. Pétrie, garde des archives de la Tour de
Londres. — Réimpression dans le £• vol. des « Archives du Ca/vodos, » de Léchaudé
d'Anisy, et dans les c Mémoires de la Société des Antiqumres de Normandie, » 2* série
5* vol. ann. 1846.
40° Extrait des chartes et autres actes Normands qui se trouvent dans les
archives du Calvados... accompagné d'un atlas in-4° contenant 500 sceaux
ou contre-sceaux dessinés et mis en ordre, par Louis-Amédée LscHAUDi
d'Anisy. — Caen, 1834, 2 vol. in-4°. (Bibliothèque impériale.)
C^t ouvrage, publie, aux frais de la Société des Antiquaires de la Normandie, est
entièrement épuisé aujourd'hui. L'auteur avec cette patience et cette érudition qui le
distinguaient, passa près de six années à exhumer de la poussière des archives plus
de dix mille chartes, bulles, lettres royaux et autres actes anglais et normands, dont
l'ensemble est d'un très grand intérêt pour l'histoire des grandes familles de la Nor-
mandie, et pour l'histoire féodale de cette province.
4P Rotuli NormannitTP, in turri Londinensi as.^ervati .Tohanne ctHenrico
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— 569 —
quinto Anglise regibus; accurantc Thomas Duffus Hardy. — Londinensi,
1835, gr. in-S**. (Bibliothèque impériale.)
Tome Premier. — C'est tout ce qui a paru. — Extrait de la collection intitulée :
a Commission of the Records. » Réimprimé dans les « Mémoires de la Société des Anti-
quaires de Normandie. » Tome xv, 2* série, 5* vol.
42* Magni rotulis cacarrii Normanniae sub regibus Angliœ. Opéra Thomas
Stapleton. — Londini, 1840, 2 vol. gr. in-8®. (Bibliothèque impériale.)
Cet ouvrage, qui plaça si haut Fauteur dans Testime du monde savant, est très
rare aujourd'hui ; mais il a été réimprimé dans les « Mémoires de la Société des Anti-
quaires de Normandie^ » années 1846 et 1852, par les soins de MM. Léchaudé
d'Ânisy et Â. (Jharma.
43" Grands rôles des échiquiers de Normandie, publiés par Léchaudé
d'Anisy, aux frais de la Société des Antiquaires de Normandie. — Paris,
1845, mA\
(Extrait du tome xv des « Mémoires de la Société des Antiquaires de Nor-
mandie.» Ce vol. contient : 1" la réimpression du tome premier des « Magni rotuli
scacarrii Normannise, » publié par Stapleton ; 29 la réimpression du tome premier des
« Rotuli Normanni», » publié par Duffus Hardy.)
44® Magni rotuli scaccarii Normanniae de anno Domini ut videtur 1184
fragmentano detexit ediditque Leopoldus Delislb. — Cadomi, 1851, in-4®.
(Bibliothèque impériale.)
Extrait des c Mémoires de la Société des Antiquaires de Normandie, » tome xvi,
année. 1851.
45® Recherches sur le Domesday ou liber censualis d'Angleterre, ainsi que
sur le liber de Winton et le Boldin-Book, contenant : 1® une description de
ces registres pour servir d'introduction ; 2® trois tables accompagnées de
notes historiques et généalogiques sur les familles françaises et anglaises
inscrites dans ces registres; 3* un glossaire; 4® une statistique d'Angleterre,
par MM. Léchaudé d'Anisy et de Sainte-Marie. — Caen, C.-M. Lesaulnier,
18^^12, in-4°. (Bibliothèque impériale.)
Cet ouvrage disposé par ordre alphabétique , devsdt se composer de plusieurs
volumes : le premier seul a paru, et encore ne contient-il que la lettre A. Le reste
forme in-fol. de 300 pages, d'nno écriture fine et serrée. Ce manuscrit, tout entier de
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— 570 —
la main de Lëcliaudo d'Anisy, portait lé n» 1703, dans le catalogue des livres compo-
sant la bibliothèque de ce savant.
46® Histoire et Antiquités du Marquisat de Segrie-Fontaine, par
M. Laine db Néel, — Caen, 1844, in-12.
47® Recueil de chartes et pièces relatives au prieuré de N.-D.-des-Mouli-
neaux... et à la chàtellenie de Poigny, tirées des archives du domaine de
Rambouillet, et publiées par Auguste Moutib, — Paris, 1826, in-4*. (Bi-
bliothèque impériale.)
48® Histoires des évêques d'Evreux, avec des notes et des armoiries...
Par M. A. Chassant et M. G.-E. Sauvage. — Evreux, 1846, in-18*.
49® Etudes héraldiques sur les anciens monuments de la ville de Caen,
par Bordeaux. — Caen, 1847, in-8®, avec blason. Tiré à petit nombre.
50® Armoriai de la Province, des Villes, des Évéchés, des Chapitres cl
des Abbayes de Normandie, par M. A. Canel (1849). Rouen.
Avec un appendice contenant des additions et des rectifications. — Tiré à 100
exemplaires. — Extrait de la m Revue de Bioueni» 1849-1850.
51® Extrait des Procès-Verbaux de rassemblée générale des trois ordres
du Bailliage principal d'Evreux et de six Bailliages secondaires, pour la
nomination des députés aux Etats-Généraux de 1789, d'après les documenti
déposés aux archives de la préfecture de l'Eure. Par M. Lorin, archiviste.
— Evreux, Canu (1829), in-8®. Pièce.
52® Histoire de SaintrMartin-du-Tilleul, par un habitant de cette com-
mune. Auguste Le Prévost. Paris, 1849, gr. in-8® (bibliothèque impériale^
avec blasons gravés et intercalés dans le texte.
Cet ouvrage contient beaucoup de renseignements sur les anciennes familles nob}e<
de cette localitë.
53® Monstres généralles de la Noblesse du Bailliage d'Evreux en
MCCCCLXIX. (Publié par M. Théodore Bonin). — Paris, Dumoulin, \^l
in-8®. (Bibliothèque impériale.)
Tire À très petit nombre.
Publication du manuscrit portant le n^ 1789 dans le catalogue des archiver J^
M. le baron de Joursanvault, et qui se trouve aujourd'hui dans les archives du dêpa^
tement de l'Eure, sous le n® 25 des registres.
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— 671 —
Cd manuscrit est dënué de signature officielle. Ce n'est qu'une copie qui, par con-
séquent, n*offre pas tout le degrë à*authenticitë voulu en pareille matière.
54" Histoire de Fiers et de ses seigneurs, par M. le comte Hector de
LA Ferriére-Percy. — Paris, 1855, in-8°, avec blason.
55<> De la vicomte de TEau de Rouen et de ses coutumes au xiii" et au
XIV* siècle, par Ch. de Beaurepaire. — Rouen^ 1856, in-S».
56^ Histoire des Grands Panetiers de Normandie et du Franc-Fief de la
Grande Paneterie, par M. le marquis de Belbeuf, ancien pair de France.
— Paris, 1856, in-8«.
57® Annales civiles, militaires et généalogiques du pays d'Avranches, ou
de la toute Basse-Normandie, par M. l'abbé Desroches, curé-doyen dlsigny,
— Caen, août 1856, in-A"*.
Ce travail, fruit do longues et patientes recherches , jette un jour nouveau sur
lancien ëtat de cette partie de la Normandie.
58* Histoire de la commune de Sainte-Horine-la-Chardonne , par M. le
comto Hector de la Fbrrièr^-Percy. — Caen, 1857, in-4*. (Bibliothèque
impériale.)
Avec blasons gravés sur bois intercalée dans le texte.
59* Histoire du canton d'Athis (Orne), et de ses communes , par M. le
comte H. de la Ferribre-Percy. — Paris, 1858, in-8® (bibliothèque
impériale).
Avec 40 blasons et plusieurs autres figures. — Cet ouvrage, avec un certain
mérite littéraire, contient des documents nombreux sur la féodalité, les fiefs et leurs
possesseurs, et sur les principales familles nobles de ce canton.
60* Sourdeval-la-Barre, par H. Sauvage, avocat. — Mortain, 1859 , in-8'
pièce. — Notice sur le fief de Sourdeval et ses possesseurs.
61' Rôle de TArriére-ban du Bailliage d'Evreux en 1562, publié par
M. Tabbé P.-F. Lebeurier, archiviste du département de TEure, — Paris,
Dumoulin, 1861, în-8«.
Cest la publication du manuscrit original do ce rôle que possèdent les archives
d<> TEure. Dans une introduction substantielle, le savant éditeur résume en quel-
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— 572 —
ques lignes Thistoire du ban et de rarrière-ban. Chaque article du rôle est accom-
pagne d'une note indiquant la commune et le canton où se trouve placé le fief die
dans l'article. Le travail de M. Lebeurier intéresse donc la localité sous le triple
point de vue de la noblesse, de Thistoire et de la géographie.
— On voit que le travail de M. Joannis Guigard est des plus
complets et des plus importants. Comme la Bibliographie s'applique,
selon lui, à des êtres rëels, il a dû indiquer toutes les sources où les
titres d'ouvrages ont ^té pris. La bibliographie ne dédaigne rien et
ne doit rien dédaigner. Une nomenclature pure et simple, mais dispo-
sée dans une ordre logiqued'idées, aurait encore un avantage bien pré-
cieux, qui consisterait à établir avec certitude les tendances morales,
politiques et religieuses d'une époque; ce serait le critérium le plus
sûr pour juger avec équité cette époque sous ces trois points de vue.
M. Joannis Guigard a compris tout cela à merveille, et il a pouss*?
les détails jusqu'oùilspouvaient aller pourêtre contenus dans un gros
volume de plus de 500 pages à deux colonnes compactes. La liste de
tous ces ouvrages a mie éloquence propre pour qui la veut suivre
dans une lecture intelligente; cette liste a cela de particulier qu'elle
concrète l'idée, et lui donne une forme et une vie. Voilà le profit
qu'on retire en étudiant la Bibliothèque héraldique de la France ^
Charles COLIGNY.
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CODE DE LA NOBLESSE FRANÇAISE ou Préds de la
Législation sur les Titres, Epithètes, Noms, Particules nobiliaires
et hxmorifiques , les Armoiries, etc., par le comte P. de Sémain-
ville, ancien Magistrat. — Deuxième Edition. Un voL in-S** de
VIII et 820 pages. Rouen, Librairie Lebrument. Prix, 10 fr.
L'usurpation de la noblesse était prohibée avant la Révolution, parce que
la noblesse formait un des ordres de l'État, et possédait des préviléges et
des immunités au nombre desquelles se trouvait l'exemption de certains
impôts : il importait donc qu'un membre de l'ordre du tiers ne s'introduisît
pas sans droit dans l'ordre de la noblesse. Mais si l'usurpation de la qualité
•dVcrwy^r, qui est la marque sacramentelle de la noblesse, était punissable,
aucune peine n'avait été édictée sous l'ancienne monarchie contre les écarts
de la vanité qui portaient les gentilshommes à se qualifier de comte , de
marquis, sans posséder de comtés ni de marquisats. Bien plus , le Roi et les
ministres autorisaient chaque jour ces usurpations, en attribuant dans la
conversation et la correspondance des titres dits de courtoisie aux seigneurs
de leur entourage, aux notables fonctionnaires , et surtout aux officiers de
Tarmée. Ce fut sous le premier Empire que les titres de duc , de comte , de
baron, de chevalier furent réglementés , et leur possession fut sanctionnée
pour la première fois dans le Code de 1810. Mais en même temps que les
titres impériaux étaient protégés contre l'usurpation, les titres de l'ancienne
noblesse restèrent sous le coup des lois prohibitives de la Révolution , et
l'Empire ne constitua pas de noblesse non titrée. Ce ne fut qu'en 1814 que
la simple noblesse commença a être conférée de nouveau par une série d'or-
donnances du roi insérées au Bulletin des Lois^ et dont la première est celle
du 17 juillet 1814 , anoblissant M. Lebeau, président du Conseil général de
la Seine, et MM. Bellart et Pérignon. Lors des Cent jours, un décret impé-
rial daté de Lyon, le V.\ mars 1815, et contre-signe comte Bertrand, abolit de
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— 574 —
nouveau la noblesse et les titres féodaux. L'article Indispose : «La noblesse
est abolie, et les lois de rAssemblée constituante seront mises en vigueur;»
mais le décret autorisait à continuer de porter les titres nationaux. La dis-
tinction entre ces titres et la noblesse , telle qu'on lentendait autrefois,
était positive.
A la seconde Restauration, les anoblissements ne sont plus insérés au
Bulletin des Lois^ qui ne donne de publicité qu'aux créations de majorais.
Mais s'il n'est pas de titre héréditaire sans majorât, la noblesse proprement
dite reste tout-à-fait indépendante de l'établissement d'un majorât. Le titre
prend un caractère réel, la noblesse n'affecte que la condition des personnes
et elle se transmet avec le sang. En revanche, la qualification d'écuyer,
indice légal de la noblesse , reparaît souvent dans le Bulletin des Lois et
dans les actes publics. On la voit portée, comme l'est en Angleterre la qua-
lification ù'esquire^ par des personnes dontle nom n'est accompagné d'aucune
particule seigneuriale, d'aucune appellation territoriale. Des négociants,
des armateurs du Havre, de Bordeaux, de Lyon font suivre leur nom de ce
# titre d'écuyer, seul marque extérieure de leur condition noble. A Rouen, le
président du tribunal civil, M. Adam, dans ses ordonnances et jusque dans
les légalisations de signatures, plaçait après son nom et avant son titre de
chevalier de la Légion-d'Honneur , ce titre d'écuyer. Si Ton feuillette la
S* série du Bulletin des Lois , on voit dans les ordonnances autorisant des
changements de nom, cette [qualification nobiliaire d'écujer accompagner
des noms sans aucune particule, et en même temps on voit concéder des
noms de terres avec particule à des personnes non nobles , puisqu'elles ne
sont point qualifiées d'écuyer. C'est l'ancienne tradition d'avant 1789 qui
est remise en vigueur. La particule n'a pas encore de valeur nobiliaire,
elle ne prouve qu'une chose, ou que l'on descend d'une famille ayant pos-
sédé des fiefs avant la Révolution, ou que l'on est soi-même propriétaire
territorial. Mais en revanche, il n'existe plus, comme avant 1789, de
moyen de s'anoblir soi-même , d'acquérir , indépendamment de l'autorisa-
tion du prince, le droit de sortir du Tiers-État et d'entrer dans l'ordre de la
noblesse, par Tacquisition de certaines charges, pyr racconiplissement de
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— 575 —
certaines conditions. La distinction des trois ordres ne subsiste plus , et lo
Roi seul donne la noblesse , comme il donne les décorations : la noblesse
devient une faveur, non un droit. Vous avez beau devenir ministre , gé-
néral, membre de l'Académie française, vous ne serez plus anobli, vous et
votre postérité, que si le prince vous accorde des lettres-patentes.
Cette noblesse par lettres-patentes avait toiyours été moins estimée en
France que celle acquise par des charges , par de grandes fonctions ou par
la longue possession. La vieille liberté française préférait la noblesse ob-
tenue en vertu de son droit et des lois du royaume, à celle due à la faveur
personnelle du prince. On aimait mieux la noblesse peut-être usurpée,
mais dont l'origine était voilée par une longue possession, que celle dont la
date était précisée à jour certain par les lettres d'anoblissement. Aussi ,
sous la Restauration, la bourgeoisie se montra-t-elle hostile à la noblesse
proprement dite. Friande de titres et de décorations , comme elle l'était
d'écus,ellepréférajoindreaux noms patronymiques celui de quelque métairie
attestant qu'elle possédait du bien au soleil. C'était le beau temps du titre de
propriétaire^ devant lequel palissait désormais celui d'éanjer. Le rang
d'écujer était un indice do caste^ comme disaient les journalistes d'alors ;
mais c'était un honneur stérile, car Vécuyer souvent n'était pas électeur ,
tandis que le propriétaire entrait dans les collèges électoraux , et la qualité
d'électeur de grand ou de petit collège^ suivant le chiffre de l'impôt que l'on
payait, donnait part à la puissance politique.
Ce fut le temps de la grande vogue de la particule : pour obtenir dos
lettres de noblesse, il fallait faire profession de royalisme, et s'adresser au
prince. Mais pour coudre à son nom celui d'un champ ou d'un domaine, on
agissait de son propre mouvement. Le gouvernement de la Restauration
n'avait jamais fait appliquer l'article 259 du Code pénal de 1810 , et d'ail-
leurs l'addition d'un simple nom avec particule n'était pas alors punissable.
Tandis que plusieurs chefs de l'opposition affectaient de retrancher la par-
ticule qui précédait légalement leur nom, d'autres au contraire prirent
(avec ou sans parenthèse) le nom de leur lieu de naissance , et l'on vit des
députés libéraux s'adjuger en guise de fief le nom du doparlem^^'^t nui loy
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— o<0 —
avait envoyés à la cliambre. Si Benjamin de Constant était devenu Ben-
jamin Constant, on eut en revanche Dupont de l'Eure, Martin du Nord, etc.
Les médecins surtout donnèrent dans ce travers.
On sait qu^après la Révolution de Juillet, le Code pénal fut retouché et
que l'on fit disparaître de l'article 259 la pénalité édictée en 1810 contre
les usurpateurs de titres. Ce fut désormais que se multiplièrent les comtes
sans comté, les marquis sans marquisat. Une foule de gentilshommes se
qualifièrent de comtes du fief dont leur grand-père avait été simple sei-
gneur, et beaucoup de bourgeois qui, pour se distinguer d'homonymes, por-
taient un nom territorial joint à leur nom par un simple trait d'union , in-
troduisirent la particule plus sonore. Ces distinctions furent accueillies avec
la plus grande facilité par l'usage. Les mœurs publiques donnèrent dés
lors une valeur nobiliaire à la particule et la qualification d'écuyer se
trouva à peu près délaissée. Il faut dire que de tout temps cette tendance
des Français à prendre un nom territorial avait été générale, même dans les
classes populaires, et en vain les rois avaient fait des ordonnances pour
empêcher les nobles de substituer leur nom féodal à leur nom patronj-
mique; cesédits n'avaient pas été enregistrés par les parlements ou s'étaient
trouvés abrogés par le non -usage. Sous l'ancienne monarchie , en effet, la
coutume était la confirmation nationale de la volonté royale.
La loi du 28 mai 1858 , modifiant l'article 259 du Code pénal et punissant
l'usurpation de titres ou les modifications de nom en vue de s'attribuer une
distinction honorifique , n'appartient pas , par ses conséquences, au droit
pénal seulement. Elle a eu la portée la plus grave sur la condition civile des
personnes. C'est la première loi qui ait donné à la particule dite nobiliain»
une valeur honorifique, et qui ait fait un délit d'un simple acte de vanité.
C'est surtout par les circulaires qui ont suivi sa promulgation, que cette loi
touche essentiellement à l'état civil. Un nombre considérable de citoyens,
dans l'administration, dans l'armée , dans la magistrature, portaient san^
contradiction des noms d'apparence seigneuriale que ne leur donnaient p3«
leurs actes de naissance. Des circulaires émanées des divers ministères onî
prohibé l'emploi de ces noms, et ceux qui les portent ont dû se faire îii.t*'
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riser par la chancellerie à les conserver , s'ils ny avaient pas droit anté-
rieurement, ou s^adresser aux tribunaux en rectification d'actes de nais-
sance, si un tel nom était vraiment la propriété de leur famille. Le Gou-
vernement a atteint par là, sans recourir à la voie pénale , presque tous
ceux qui, par des fonctions publiques, se trouvent dans sa dépendance. Nous
ferons observer cependant qu'il reste encore une dernière mesure à prendre
dans Tordre de Tadministration, car beaucoup de maires et de conseillers
généraux continuent à se parer de titres et de noms féodaux qui ne leur
appartiennent pas, et il est d'un mauvais exemple de voir des maires exiger
de leurs administrés, dans les actes de Tétat civil, la justification de leur
qualité et prendre eux-mêmes, dans ces mêmes actes, un nom ou une signa-
ture que la loi leur défend de porter. Il est étrange de trouver dans des
procès- verbaux de Conseils généraux, et dans les annuaires de département,
la consécration d'usurpations interdites aux autres fonctionnaires, et punis-
sables chez tous les citoyens.
La loi de 1858, en rendant ainsi à la noblesse une importance réelle, afait
naître un grand nombre d'articles et de brochures : elle a donné lieu àuno
jurisprudence qui s'est difficilement formée. Elle avait donc besoin d'un
commentaire, et elle a trouvé un commentateur érudit dans M. le Comte de
Semainville, ancien magistrat dans le ressort de la Cour de Rouen, dont
nous avons lu avec grande attention le Code de la Noblesse. Après une pre-
mière édition anonyme en un mince in-18, cet ouvrage, émané d'une plumo
normande, reparait une seconde fois sous la forme d'un ample in-8*. Le
Le titre de Code pourrait faire penser que ce volume n'est qu'un recueil do
textes et de circulaires ; c'est au contraire un traité destiné à occuper, dans
notre jurisprudence moderne, une place semblable à celle que tient dans
l'ancien droit le Traité de la Noblesse publié au xvii* siècle par André do
Laroque. Comme code proprement dit, le ministère de la .Justice a fait pu-
blier dernièrement un Recueil des statuts, décrets, ordonnances et avis relatifs
aux titres nobiliaires et au conseil du Sceau des titres; mais ce volume in- 12,
sorti des presses officielles, et tiré sur papier vergé, est d'un prix assez élevé,
comparativement à son peu d'étendue, parce qu'un très petit nombre d'exera-
40
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— 578 —
plaires so trouvont dans lo commerce. D'ailleurs il ne donne aucun texte
antérieur au décret du 1" mars 1808, et pour tout ce qui concerne Tan-
cienne noblesse, il faut recourir à l'ouvrage beaucoup plus ample de M. de
Somainville, si Ton n'a pas r Abrégé chronologique des éditsmr la nobles», pu-
blié par Chérin en 1772.
M. de Semainville prend l'histoire de la noblesse à son origine; il montre
ce qu'elle fut dans l'antiquité et fait connaitrc son organisation dans l'em-
pire romain, point qui a son importance, parce que le droit romain a eu une
grande influence sur notre législation nobiliaire depuis le xvi* siècle. M. de
Semainville expose aussi les origines germaniques de la noblesse, et, après
avoir parlé de la noblesse aux temps mérovingiens, et de la noblesse féodale
des Français sous les Carlovingiens et les premiers Capétiens, il arrive à la
noblesse de Cour sous les Valois et les Bourbons. Il touche ainsi à un grand
nombre de points qui ont été traités par le respectable M. Championniére
dans le savant ouvrage où il a fait découler l'histoire de la Propriété des
Eaux courantes de celle des Institutiom seigneuriales. M. Championniére s'es
surtout occupé de la hiérarchie féodale des terres ; il a montré ce qu'étaient
les ûefs et les justices ; M. de Semainville a étudié la hiérarchie des per-
sonnes et fait connaître ce que c'était que seigneurie et noblesse.
Aujourd'hui que le conseil du Speau des titres fonctionne avec activité, et
que les tribunaux sont saisis de leur côté d'un grand nombre de requêtes en
rectification de nom, les moyens de faire des preuves de noblesse reprennent
une véritable importance pratique. Le livre de M. de Semainville fournira
aux intéressés des documents précieux : nous avons remarqué notamment
le très utile chapitre où sont énumérées l^s charges dont la possession con-
férait la noblesse avant 1789, et les conditions sous lesquelles les possesseurs
de ces charges transmettaient à leurs descendants la noblesse héréditaire.
Le nombre des familles nobles diminue tous les jours: chaque année elles
s'éteignent par centaines, et dans la Normandie, par exemple, où les gentils-
hommes formaient une notable partie de la population, il est des cantons
entiers où déjà les familles anciennes n'existent plus que dans l'histoire.
L'antiquité de la race est en effet maintenant le caractère le plus généra-
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— 579 —
lement accepté do la noblesse; et c'est une maxime du droit nobiliaire do
France que : si le prince peut faire un anobli, il ne saurait faire un gentil^
homme. Le gentilhomme en effet est celui qui peut prouver la noblesse de
son père etde son aïeul. De tous temps cependantlanoblesse,pour se maintenir,
ayait besoin de rester nombreuse : c'était une armée qui était forcée do se
recruter sous peine de perdre sa force, et jusqu'en 1789, ses rangs furent
ouverts à toutes les notabilités, à tous les cœurs vaillants. Déjà sous
Charles IX, le procureur général Matharel, répondant au livre d'IIotmann,
intitulé Franco- Gallia^ disait: « Hoc habetFranco-Gallia et habuit et habebit
» in perpetuum,utetiaminfimo natu virtute possint clari evadere et honores
» majores in hac bene constitutâ republicà nostrâ assequi et obtinere. »
M. de Semainville a curieusement recherché toutes les sources de la no •
blesse. L'hérédité est la première de ces sources, à tel point que le gentil-
homme qui épouse une femme de condition obscure crée une lacune dans la
généalogie de ses descendants. Et si les femmes ont pu transmettre à leurs
époux nobles et à leurs enfants les titres territoriaux dont elles étaient héri-
tières, la femme noble qui épousait un roturier, dérogait, perdait sa noblesse,
subissait par sa mésalliance une véritable capitis diminutio. La maxime du
vieux droit : en formariage le pire emporte le bon^ venait corroborer le prin-
cipe que le fils suit lacondition du père. C'est sur ce terrain que le livre de M. Se-
mainville contient des doctrines contestées. Est-il vrai que la femme de con-
dition illustre ait quelquefois anobli l'homme de basse origine qu'elle aurait
épouse? Sans doute une grande alliance a pu ajouter quelque éclat à la con-
dition d'un homme distingué déjàpar une position élevée et notable par le mé-
rite personnel, maisjamais, ce nous semble, lafemmed'origineprincière, alliée
en dehors des convenances sociales à un particulier de basse condition, n'a
véritablement anobli d'une façon régulière et juridique un époux forcément
obscur.
Nous croyons avec M. de Semainville que les titres se transmettaient par
les femmes, mais à des descendants nobles, car autre chose est un titre,
autre chose est la noblesse. Nous pensons que la noblesse simplement mator^
nelle no peut être qu'une noblesse incomplète, intérossanto dans un arliro
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généalogique, surtout à une époque où la simple noblesse n'a plus de mojens
de se recruter, mais qu'elle ne peut décorer honorifiquement les descen-
dants sans une autorisation. Nous n'entendons pas pour cela nier absolument
la noblesse utérine de Champagne et de Brie. Toutefois M. de SemainTille
nous semble aller bien loin quand il soutient queles dispositions de lacoutume
de Champagne en cette matière doivent encore être considérées comme en
vigueur en 1860. Au reste, cette question delà noblesse utérine oucoutu-
mière est des plus curieuses, et on lira avec profit, pour l'affirmative, le cha-
pitre que lui a consacré M. de Semainville, et, pour la négative, un article
récemment publié par M. Anatole de Barthélémy, dans la Bibliothèque de l'E-
cole des Cluirtes, plus une lettre de Lévesque Laravelliére qui a été imprimée
dans le Cabinet historique^ recueil de vieux parchemins justement apprécié
par tous les amateurs et déchiffreurs — M. de Barthélémy reconnaît cepen-
dant Texistence légale de la noblesse utérine dans leBarrois mouvant, mais
il soutient en mémo temps que les conditions auxquelles la transmission de
cette noblesse était soumise ne pouvant plus s'accomplir, le privilège des
femmes nobles de Bar se trouve par là même éteint.
Pour quitter le terrain du passé et aborder les questions actuelles et pra-
tiques, nous disons que la noblesse de la mère peut cependant procurer léga-
lement à l'enfant roturier par son père quelqu'avantage honorifique, et cela,
non seulement en Champagne, mais dans toute la France, parce que la
chancellerie, qui ne reconnaît pas la noblesse utérine, autorise cependant
fréquemment les enfants à sgouter à leur nom le nom et la particule delear
mère, surtout lorsque celle-ci est la seule et dernière héritière de ce nom.
Mais cette autorisation n'est pas un anoblissement, et comme le ditfort bien
M. de Semainville, parce que l'on a obtenu des lettres qui permettent de
porter un nom noble, on ne se trouve pas anobli pour cela. Ce qui caractérise
la noblesse, nous ne pouvons trop le répéter, c'est le droit à la qualification
d'écuyer et non pas la particule plus ou moins sonore.
Cette question de la particule a été depuis deux ans l'objet d'un nombre
considérable d'arrêts, et à ce siyet, je citerai celui de la Cour de Cassation du
Sjanvier 1861, qui contredit positivement l'opinion suivante de M. deSemain-
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— r>si —
ville : «Un noble qui, maintenant que Ton ne prend plus lo litre d'écuyer,
n'aurait à son nom patronymique aucun signe honorifique, peut y ajouter un
nom de terre ou d'un ancien fief. ( p. 519 ). » Nous croyons, comme la Cour de
Cassation, que le noble, dans cette situation, ne pourra ajouter ce nom féodal
qu'avec uneautorisation, autorisation que probablement la Chancellerie ne re-
fuserait guéres, mais qui n'en devrait pas moins donner lieu à la perception
de droits fiscaux assez élevés.
La dernière observation critique qui est venue à notre pensée en achevant
la lecture du savant et très intéressant volume de M. le comte de Semain-
ville, porte sur la valeur relative de la qualification d'écuyer et de la parti-
cule. Je crains que le laborieux auteur n'ait trop suivi le courant des habi-
tudes actuelles en attachant une valeur excessive à cette particule, qu'on ap-
pelle àtort nobiliaire, tandis que c'est bien plutôt seigneuriale ou féodale qu'il
faudrait dire. Je lui reprocherai d'avoir constaté, sans faire aucune réserve,
que les gentilshommes « ne prennent même pas dans les actes publics le
titre d'écujer. » Que l'on cesse de porter dans les actes de la vie com-
mune cet indice véritablement nobiliaire, je l'admets, et je ne propose pas
de revenir à l'usage anglais, où le titre d'esyMire est inséparable du nom de tout
homme bien né. Mais sur le terrain juridique, je dis que c'est une imprudence
.de la part de celui qui veut maintenir la possession de son état nobiliaire, de
ne pas prendre exactement cette qualification dans un contrat de mariage
et dans les actes de l'état civil. Je crois que les avocats et les notaires,
soucieux de l'intérêt de leurs clients, devront en conseiller l'emploi, même
aux personnes en possession du titre de comte et de baron. C'est, je le répète
encore, la marque caractéristique et héréditaire de la noblesse d'origine
royale, qui ne résulte nullement ni d'une particule, ni de l'usage des ar-
moiries. Et puisque me voilà sur le terrain de la pratique, je conseillerai
surtout de faire suivre, de cette qualification d'écuyer, le nom de l'exposant
dans les requêtes en rectification d'état civil, toutes les fois qu'il s'agit
d'une personne pouvant prouver sa noblesse. J'ajouterai que la rédaction
de ces requêtes ne peut être trop soignée, car la requête en rectification
fait partie du jugement, qui, comme tous les jugements sur requcto, est
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— 582 —
porté sur la même fouille de papier timbré. La requête est expédiée arec le
jugement, et transcrite comme lui et en entier sur les registres courants
de rétat civil. Ce n'est donc pas une de ces pièces qui restent enfouies
dans le dossier et dont la rédaction peut être abandonnée à un clerc. Pour
ma part, j'ai eu, comme avocat, à indiquer les termes de requêtes de cette
espèce, et je n*ai point négligé de faire suivre le nom de Texposant de la
qualité d'êcuyer, au lieu de la banale qualité de propriétaire. En visant
ensuite brièvement les actes sur lesquels repose la demande en rectifi-
cation, on peut aisément établir Torigine et la condition de la famille, et
constater ainsi en justice le droit de Fexposant à la noblesse, sans
empiéter le moins du monde sur la juridiction administrative de la
chancellerie.
Raymond BORDEAUX*
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CBAONIQUES NOXIMANDES.
Dieppe, septembiN? I8ô2.
A M. lo Directeur do la Revue de la Not^iandie,
Mon cher Directeur,
Dieppe est un pays privilégié. Outre la mer, la plage, les concerts, les
bals, les beaux esprits, les jolies femmes, nous avons encore la triade
PéretrDelevoye-Marais, — un auteur doctissime, un habile imprimeur,
un éditeur intelligent , — tous les trois Dieppois , dont Tassociation
patriotique vient de produire un opuscule des plus curieux, dans la bonne
acception du mot.
La Maison de Benri IV, au Polet, une pauvre royale chaumière dont je
n'ai guère fait qu'entrouvrir la porte; voilà ce qui m'a paru mériter Tatten-
tion de tous les amis des études historiqoies, et, à ce titre, digne de vous étro
signalé immédiatement.
M. Féret, l'auteur de l'opuscule enrichi d'un fort joli dessin de Charles
Ransonnette, M. Féret n'écrit pas l'histoire comme tout le monde, et Dieu
me garde de lui en faire un reproche. J'aime l'homme qui, n'ayant d'autre
Kouci que celui de la vérité, marche à son but comme il lui plait, sans s'in-
quiéter du qu'en dira-t-on, tantôt par les sentiers battus, tantôt par les sen-
tiers de traverse, toujours soi, jamais un autre.
A notre époque de fusion ou plutôt de confusion littéraire, on n'est pas
fâché de rencontrer parfois un homme qui ait le rare ndérite de porter
carrément partout et toujours l'habit de sa paroisse.
J'aime, dans l'espèce, ce je ne sais quel signe d'originalité native qui
particularise l'individu. Donc il ne faut pas croire que M. Féret s'enferme
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rigoureusement dans sa Maûmi de Henri IV. Il en sort quelquefois, on
pourrait même dire souvent. Nourri de longues et nombreuses études, tète
allemande et cœur français, M. Féret a non seulement Tamour du clocher,
mais encore Tamour de celui des autres, et c'est ainsi qu'en racontant un
fait spécial il y mêle une foule d'anecdotes qui font d'autant plus plaisir à
voir qu'on s'attendait moins à les rencontrer.
Mais peindre l'auteur m'entraînerait trop loin. J'arrive à l'analyse du
livre. Peu de mots suffiront pour en démontrer l'importance :
« La journée d'Arqués n'a point été une affaire décisive. Sans les bons
remparts de Dieppe, sans l'appui de ses bien-amez les habitants de Dieppe
et du Polet, sans la fidélité du gouverneur Aymar de Chaste, le roi Henri
était jeté hors de son royaume, i»
Telle est, dans sa simplicité, mais aussi dans sa force, la thèse noufelle
que M. Féret vient de faire entrer dans le domaine des faits incontei-
tables.
Je cite, et je serai bref, deux conditions de nature à me concilier quelque
bienveillance.
La nouvelle de la mort de Henri III arrive à Dieppe le 5 août.
Le gouverneur de Chaste appela au château les capitaines des compagnies
bourgeoises et leur fit, ainsi qu'à la garnison, prêter serment de fidélité à
Henri de Navarre.
Il adressa au roi l'hommage des habitants.
Dès le 2 août, Henri IV, alors au camp de Saint-Cloud, avait écrit au
gouverneur de Dieppe une lettre affectueuse et de politique profonde, rap-
portée tout au long par M. Féret, qui ne parvint à Dieppe que le IL
Henri IV tenta une attaque sur Rouen. Il établit son quartier général à
Lescure-lès-Rouen, où l'on montre encore la chambre qu'il habita dans le
château de M. Keittinger.
Le roi quitta Darnétal le 25 août, avec 500 chevaux. 11 coucha à Longue-
ville et, le lendemain, il entra dans Dieppe, aux acclamations de la ville
entière et descendit à la maison d'Ango,
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— 585 —
Ce jour là fut le premier, a-t-il dit depuis, qui lui ût goûter le plaisir
qu'il y a d'être roi de France.
Le 27, Henri visita le château et la citadelle, où il fut reçu par Aymar
do Chaste, qu'il continua dans ses fonctions de gouverneur, et porta le
chiffre de la garnison de 200 à 500 hommes.
D'accord avec le maréchal de Biron, il* choisit Dieppe pour lieu de ses
opérations et dota sa confirmation des privilèges de la ville : Au camp de
Dieppe, au mois éHaoût, Van de grâce 1589.
Le roi retourna à Darnétal le 29 août.
Le 8 septembre, le roi, après avoir levé le siège de Rouen, était de retour
à Dieppe.
Le 9, Henri écrit des retranchements d'Arqués à la comtesse de Gra-
mont:
« Mon cœur, c'est merveilles de quoy je vis au travail que j'ay. Dieu ait
pitié de moy et me fasse miséricorde, bénissant mes labeurs, comme il faict
en despit de beaucoup de gens. J'ay prins hier Eu. Les ennemis qui sont
forts, au double de moy, a ceste heure, m'y pensoient attraper. Ayaut faict
mon entreprinse, je me suis rapproché de Dieppe, et les attens a un camp
que je fortifie. Ce sera demain que je les verray, et espère avec l'ayde de
mon Dieu que s'il m'attaquent ils s'en trouveront mauvais marchans. Ce
porteur part par mer.»
Henri IV a beaucoup aimé, et l'histoire lui a beaucoup pardonné. — Re-
marque de M. Féret aussi juste que spirituelle.
Le château d'Arqués est fortifié, on trace un camp sur le coteau de Saint-
Etienne, on tire des lignes entre Arques et Dieppe, et le Polet est mis en
état de défense.
Cependant le duc de Mayenne, qui avait repris Neufchâtel et Eu, s'ap-
prochait.
L'armée de Mayenne était de 18,000 hommes.
Henri en comptait à peu près la moitié.
2,000 hommes environ défendaient la ville.
lie duc de Mayenne vint camper à Thibermont. Il essaya, le 15 et le 16,
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de forcer le retranchement du Pollet, et fut repoussé par les braves Diep-
pois, commandés par M. de Givrj, avec une perte de 600 hommee, parmi
lesquels le sieur de la Chataigneraye.
Henri lY plaça son quartier-général dans la maison qui porte encore
aujourd'hui son nom. De là, il apercevait le clocher et le château d'Arqué?,
à une extrémité, et, à l'autre, le château de Dieppe, la tour Saint-Jacques
et la mer.
C'est contre cette maison que sont venus se briser, en ce mois de
septembre 1580, les efforts redoutablement soulevés de la Ligue, do
Sixte-Quint et de Philippe II.
Le 21, Henri battit Mayenne à Arques. Tout le monde sait cela, mais ce
que tout le monde ne sait pas, c'est que le fameux billet à Grillon ne fut
pas écrit le soir du combat. Il est daté de huit ans plus tard, 20 septembre
1597, au camp devant Amiens.
M. Féret cite, à propos de cette journée, une particularité curieuse. Un
dieppois protestant, nommé Planchon, avait eu de ses trois mariages,
vingt^eux âls, en âge de porter le mousquet. Il les offrit tous au roi, la
veille de la bataille.
La bataille d'Arqués ne fut pas une action décisive, comme on Ta cm
jusqu'à présent. Ce ne fut qu'un incident. Le siège de Dieppe qui suivit, et
dont aucun historien ne parle, eut, lui, autrement d'importance.
Dans la soirée du 21, Henri tint conseil et se replia sur Dieppe, où l'am-
bassadeur anglais Stafford lui amena, le 23, treize vaisseaux chargés dV-
gent, de vivres et do munitions. M^' de Montmorency et Catherine do
Bourbon, sœur du roi, étaient réfugiées dans le château.
Mayenne décampa de Thibermont le 23, et vint se loger à Bouteilles et
à Janval, où nous trouvons encore sa cavalerie le 26.
Les lignes des assiégeants, partant de la vallée d'Arqués, coupant la
plaine jusqu'au coteau qui descend à la vallée de la Scie, avaient environ
2,000 mètres de front.
Henri ne leur laissait aucun repos. Il faillit être tué sur le Mont<le-Caux
où dos reîtres le chargeront à Timprovigte*
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Dans la nuit du 30 septembre au 1*' octobre , Mayenne éleva, sur un
escarpement de la route d'Arqués, une forte batterie qui commandait la ville,
le port et la rade.
Le 1" octobre, la batterie de Mayenne tira 54 coups en deux heures. Un
chef de cuisine fut tué par un boulet dans le logis même du roi.
Mais bientôt la Tour-aux- Pigeons répondit à la batterie de Mayenne, et
éteignit son feu. A midi tout était fini, à la grande joie des habitants de
Dieppe, «
Le 2, le roi, sur le conseil de Guitry, mena du canon à Tescarmouche,
ce qui ne s'était jamais vu, et s'en trouva bien.
Le 4, arriva par mer un secours de 1,200 Ecossais, a bien armés, vestus
& l'antique, avec Jacques de maille et casques de fer, couverts de drap
noir, comme bonnets de prostrés, se servant de musettes et hautbois, lors-
qu'ils vont au combat. »
Dès le 5, ces braves gens, dont on se gaussait par la ville, tant ils étaient
plaisants à voir, furent menés àTattaque de Bouteilles par le sieur d'Ovins
et s^en emparèrent.
Enfin, le 6, à quatre heures du matin, on vit de sinistres clartés précéder
les heureuses lueurs de l'aurore. C'était Mayenne qui brûlait ses positions
et qui levait le siège.
Désormais le roi de Navarre était véritablement roi de France.
La thèse soutenue par M. Féret est donc victorieusement prouvée, à sa-
voir, que le siège de Dieppe ignoré, bien plus que la journée d'Arqués tant
vantée, est la pierre angulaire du trône de Henri IV.
A l'occasion des services rendus pendant ces vingt jours, des lettres d'a-
noblissement furent confiées à plusieurs familles de Dieppe ou des envi-
rons, parmi lesquelles nous remarquons : Lemoyne d'Aubermesnil, d'Estré-
pagny, Pinchon, Gallye, Le Balleur, Le Barrois, Tacquet et de Clieu.
Je termine ici cette analyse, qui n'est que Vombre. Mais j'espère que cha-
cun voudra voir la réalité qui est : — La Maison de Heuri /F, près du Polet,
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faubourg de Dieppe^ dessinée et gravée par Charles Ransonnette; texte yar
M. P.-J. Féret, c&nservateur de la bibliothèque et des archives de Diepye.
Dieppe, A. Marais, libraire-éditeur. Paris, J. Tardieu. mdccclxu. Un beau
vol. in-8* de 86 pages.
BRIANCHON.
^NOTE SUR LE PONT DE PIERRE DE LA VILLE DE ROUEN. — En 1810, lorsque
TEmpereur Napoléon P' décrétait qu'un pont de pierre serait construit
à Rouen, en remplacement du pont de bateaux, on était loin de préToir
que, trente ou quarante ans après, de Tautre côté du fleuve, le village
de Sotteville, à la porte de Rouen, deviendrait une ville renfermant 12,000
habitants; que le faubourg de Saint-Sever verrait sa population doublée;
enfin, que les voies ferrées prendraient la place des grandes routes, et
qu'une gare pour les voyageurs et les marchandises serait établie sur la
rive gauche de la Seine, donnant ainsi lieu à une circulation incessante de
charrois et de véhicules de toute espèce, et au mouvement d'une population
considérable : en moyenne, entre 6 heures du matin et minuit, il passe sar
le pont 4,500 voitures et 25,000 piétons (1).
Les ingénieurs du premier Empire crurent faire merveille en donnant aa
pont qu'ils étaient chargés de construire, une laideur de 13 mètres 80 cen-
timètres en chaussée et en trottoirs C^. Cette largeur assez médiocre pou-
vait être alors acceptée, mais aiyourd^hui, elle est complètement insuffi-
sante.
Pour obvier à ce défaut d'espace, on a proposé de remplacer les solides
parapets de pierre qui bordent le pont sur toute sa longueur, par de simples
(1) Conseil gënëral du département de la Seine-Infërieure, session ordinaire de 1861.
page 353.
(2) Largeur entre les bahuts ou parapets, 13 mètres 80 centimètres.
Largeur de la chaussée, 9 mètres.
Largpur do» trottoira, 2 mètres 40 centimètres.
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— 589 —
balusires de fer. Nous pensons que toucher au pont ce serait le gâter, le
déshonorer^ pour n'aboutir en définitive qu'à une amélioration impercep-
tible : en effet, qu'est-ce qu'un élargissement de 2 mètres obtenu à grand'-
peine quand il faudrait 4 et mémo 6 mètres de plus en largeur, en se ren-
fermant rigoureusement dans le strict nécessaire ? Si la cbaussée est trop
étroite, les trottoirs le sont aussi, et dans une proportion encore plus forte.
En second lieu, des appuis, ou rampes en fer n'offrent point la même
sécurité que d'épaisses et solides bordures de pierre. En outre, l'application
du fer comme construction à un monument en pierre est choquante. Il nous
semble cependant qu'il y aurait un moyen très facile d'éviter l'emcombre-
ment journalier de notre pont de pierre (l), ce serait la conversion en un
pont de fer forgé carrossable du pont suspendu (2), lequel est peu éloigné du
pont de pierre, et fait communiquer les rues Beauvoisine, des Carmes 0t
Qrand-Pont, qui forment la principale artère de la ville, avec la grande
rue du faubourg Saint-Sever.
La dépense serait relativement peu considérable, les culées existant ainsi
que les rampes d'accession ; un faible exhaussement serait suffisant, et le
niveau des quais resterait le même.
On a parlé de la construction éventuelle d'un autre pont, en face de la
nouvelle rue de l'Impératrice. Outre que ce pont ne pourrait, par son éloi-
gnement, suppléer à l'insuffisance du pont actuel, il réduirait le bassin
destiné à la navigation maritime , et présenterait dans l'exécution de grandes
difficultés, et dans la pratique, c'est-à-dire dans la mise en activité de
service, une foule d'inconvénients qu'il est inutile d'énumérer, mais qu'il
est facile d'apercevoir.
(1) Il est étonnant que le rapport de M. l'ingénieur en chef du département au
Conseil général, n'appelle Tattention que sur le peu de largeur de la chaussée. Il dit:
« qu'on pourrait, en utilisant la largeur occupée par le parapet et une partie de la
corniche, restituer à la chaussée une largeur de 2 mètres sans mcufie diminution sur la
largeur des trottoirs. »
(2) Cette idée de conversion vient d'être Tobjet d'un voeu du Conseil d'arrondissement
de Rouen.
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— 590 —
Cependant, il est une amélioration réclamée depuis fort longtemps, une
amélioration indispensable et de la plus extrême urgence, c'est radoucisse-
ment des pentes beaucoup trop rapides des abords du pont de pierre du côté
de la ville (1). Jour et nuit, la loi Grammoht, protectrice des animaux, est
impunément et à chaque instant transgressée au grand scandale des pas-
sants, et surtout des habitants du quai Napoléon et de la place Impériale.
Nous ne sommes guère partisan du macadam ; toutefois il pourrait être
employé là avec beaucoup d'avantage, après rabaissement préalable des
rampes d'accession Est et Ouest, et de rentrée en ville sur la place Impé-
riale. Il conviendrait alors de mettre une ou deux marches aux trottoirs des
deux rampes, à Tendroit où ils se raccordent avec ceux du pont.
Ce travail n'occasionnerait qu'une dépense peu considérable ; il facilite-
rait les mouvements de la voirie, et mettrait fin au spectacle odieux et
blessant pour la morale publique que présentent les mauvais traitements
exercés journellement, par des charretiers brutaux sur leurs malheureuses
bétes de somme et d'attelage surchargées outre mesure, et qui par les temps
de sécheresse et de gelée, ne peuvent tenir pied sur cette chaussée beau-
coup trop rapide.
Nous terminerons cet article en exprimant le regret que les ingénieurs
des ponts et chaussées n'aient pas porté l'extrémité de leur ligne de niTeau
du pont beaucoup plus loin qu'ils ne l'ont fait. On pouvait arriver à la place
Saint-Ouen par une pente insensible. La rue Impériale se trouve en contre-
bas des rues transversales, Saint-Romain, des Bonnetiers, SaintrDenis e
des Halles, lesquelles pouvaient y aboutir de niveau ou à peu près.
E. DE LA QUÉRIÈRE.
CONSERVATION DE l'bglisb SAINT-LAURENT. — Voici uuc hautc et puissaute
adhésion do plus à une cause que la Revue de la Normandie n'a pa« eu besoin
de défendre, mais à laquelle elle s'associe bien sincèrement. C'est une lettre
adressée par M. le sénateur préfet de la Seine-Inférieure à notre collabo-
rateur M. André Durand.
(1) Il en est de même du côté du faubourir Saint-Sever.
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<x Monsieur,
» Bien que parvenue dans mes bureaux au moment do la clôture de la
» session , je me suis empressé de placer sous les jeux du Conseil général
» la notice que vous m'avez adressée sur Tancienne église Saint-Laurent.
n Le conseil en a pris connaissance avec intérêt, et je me fais son inter«
» prête en vous remerciant de cette attention.
» Agréez , monsieur, l'assurance de ma considération très distinguée.
» Le sénateur préfet de la Seine-Inférieure ,
» E. Lb Roy. »
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PUBLICATIONS DIVERSES.
E. DE LA QuÉRiÈRB. — Salxitr-Andrë-de-larVille , ëglise paroissiale de Rouen.—
Rouen et Paris, 1862, in-4<>, pi.
Cochet (Vabbë). — Découverte , Reconnaissance et Déposition du Cœur du mi
Charles V, dans la cathédrale de Rouen. Havre, 1862, in-8®, pi.
C. HipPBAU. — Mémoires inédits du comte Levenour de Tillières sur le coaur d^
Charles I". Paris, 1862, in-12.
Lebeuvibr (Fabbé). — Notice historique sur la commune d*Aquigny avant 1790.
Evreux, 1862, in-8» pi.
Lecomte (rabbé). — Notice sur la Grosse-Tour du Havre , dite depuis la toor
François I". Havre, 1862, in-d», pi.
— Le grand Archevêque Eudes Rigaud au prieuré de Graville , à Montivilliers et
à SaintrNicolas-de-rEure. Havre, 1862, in-8°.
Monte YREHAR (Henri de). — Charlotte de Corday. Paris, 1862, in-12.
Vasnier. — Petit Dictionnaire du Patois T^ormand en usage dans raiTondissement
de Pont-Audemeri Rouen, 1862, in-8^.
Tous ces ouvrages sont en vente à Rouen , chez M. A. LE BRUMENT, libnire.
quai Napoléon , 55.
*ui(r:i ~ IV p. B. cAvxufttt «rs rsacstat. S*
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BEAUX-AATS.
L'EXPOSITION
DE PEINTURE
DE ROUEN.
La dix-neuvième exposition municipale des Beaux- Arts a ouvert
ses portes, le premier jour d'octobre, devant un public empressé. Il
est de bon ton , dans un certain monde d'esprits chagrins et pré-
venus, de parler sans cesse de l'indifférence de la province en
matière artistique ; c'est une opinion toute faite sur le compte de
laquelle il sera bon de revenir.
Cette année surtout , les preuves ressortiront bien évidentes, la
lumière se fera pour les yeux mêmes les plus récalcitrants ; car
l'administration municipale , avec cet heureux sentiment d'initiative
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qui la caractérise et qui la guide, a voulu, qu'à Texemple de ce qui
se passe ailleurs, un droit d'entrée soit prélevé aux portes du musée.
Droit modeste , aumône insignifiante que personne ne refusera de
verser sur l'autel sacré de l'art! obole naïve et simple qui peut
donner la mesure des tendances et des instincts d'une génération et
permettre de nombrer et d'exprimer par un chiffre la somme de ceux
qui ont conservé, dans notre centre industriel , le culte des choses
de la pensée.
Il y aura quelque chose de touchant à voir l'administration supé-
rieure répartir en achats de tableaux ce qui lui viendra ainsi du
concours de tout le monde ; car la ville n'entend pas payer les frais
de son exhibition au moyen de ce droit d'entrée. Que chacun donc
vienne jeter son offrande dans cette bourse à tous ouverte ! c'est peu
de chose et c'est beaucoup cette petite rétribution ! C'est une toile
de plus vendue, c'est le bien-être au foyer d'un travailleur nécessi-
teux , c'est le soleil et c'est la vie dans un intérieur obscur, la joie
et l'orgueil dans les yeux ravis d'une femme , le sourire sur les
lèvres d'un petit enfant.
Car. par ces temps d'abaissement et de préoccupations matérielles,
les ouvriers de la grande famille artistique labourent un dur sillon.
Si quelque chose nous étonne , c'est de voir encore autant de fer-
vents, autant d'adeptes, se presser aux portes de ce temple auguste
plein d'éclairs, mais aussi d'orages; de gloire, mais de désillusions.
11 faut des âmes fortement trempées pour résister à ce courant éner-
gique et forcené qui entraîne, comme une proie, le siècle tout entier
du côté des satisfactions mondaines, et nous admirons profondément
tous ceux qui regardent en haut , tous ceux qui espèrent , tous ceux
qui combattent. Les uns disparaîtront comme la fumée, s'évanouiront
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dans la lutte , ne laisseront d'eux ni un nom , ni un souvenir ; qu'im-
porte ! Tous auront, par les sacrifices de leur existence, par leur
lente agonie , par les terribles enseignements de leur mort , rendu
témoignage de ce qui est la vérité.
D'autres plus heureux aborderont à la terre promise. Fortune,
dignités , estime publique , tout les viendra récompenser d'avoir eu
foi dans les promesses d'une nature privilégiée, dans lès mystérieuses
voix qui les poussaient en avant et dans la religion impérissable de
la France pour tout ce qui est grand, honnête et beau.
Toutes ces excitations enflamment aujourd'hui plus que jamais
une foule d'ardentes et nobles convoitises. La grandeur du résultat
est telle , qu'au risque de se rompre le cou chacun veut escalader la
montagne sainte. Toutes les audaces sont généreuses quand il s'agit
d'art et d'idéal : les chutes ne sont pas grotesques dans cette course
débordante des âmes à travers l'infini. Dans la mesure des forces de
chaque individu, toute tentative pour s'élever est au même degré
respectable. Tel sera serv-i par des muscles d'élite, tel autre par les
facilités du chemin , qui ne vaudront pas mieux dans la balance
surhumaine que l'infirme et le maladroit restés en arrière sur la
route.
Pour nous, les artisans doivent être honorés à l'égal des maîtres,
au point de vue de la considération qui s'attache au métier. Gens de
plume, sculpteurs, peintres, tous enfants de la même famille, tous
amants de la même maîtresse , la beauté , se doivent , à notre sens,
appui et assistance.
Nous ne sommes pas des étrangers pour vous, qui travaillez là-bas
à faire passer sur un lambeau de toile la mélancolie d'un paysage
désolé , ou quelque grande scène de l'histoire de l'humanité • Nous
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nous sommes promenés, ô Ruysdaël , dans les solitudes brumeuses
de tes paysages d'hiver ; nous nous sommes assis pour méditer, ô
Raphaël, sous les portiques tout grands ouverts de ton Ecole d'Athèms !
Nous avons senti , maîtres, passer en nous, attentifs et muets, l'ombre
de vos pensées ; nous nous sommes pénétrés de vos œuvres, et dans
la limite qui sépare notre petitesse de votre grandeur, nous avons
éprouvé les émotions qui vous avaient animés , nous avons senti
battre dans nos poitrines les mêmes passions, aux crins épars, dont
les ailes en feu vous emportèrent. Tous ceux qui de loin vous suivent,
nous les aimons en mémoire de vous, et nous les respectons parce
qu'ils vous honorent. Le même culte nous a réunis, et nous resterons
fidèles au souvenir de cette adoration fervente , qui , devant la même
idole vénérée, a établi les liens de cette sympathie charmante ; aussi,
nous regardons comme une bonne fortune la part qui nous revient
aujourd'hui de rendre compte ici de l'Exposition artistique de Rouen.
Nous avons signalé une des innovations apportées cette année par
l'administration, le droit d'entrée ; mais est-ce à dire que le dernier
mot soit prononcé, et que nous sommes arrivés à la perfection ? Non,
sans doute. Avec les meilleures intentions de bien faire, une exposi-
tion des Beaux-Arts ne peut être complète dans le local étroit et mal
éclairé du Musée. De plus, les étrangers sont privés, pendant la
durée de ces solennités, de la vue des toiles qui sont le fond des
collections municipales, et c'est parfois une déception qui se com-
prendra facilement. Tant qu'il ne se sera pas trouvé un admirable
spéculateur pour nous édifier, par quelque combinaison , un local
spécial pour les expositions et le Musée, il restera à la question un
grand pas à accomplir. Puisqu'il est aujourd'hui surabondamment
démontré pour tout le monde combien les galeries actuelles de
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THôtel-de-Ville se prêtent mal au bon agencement des tableaux ,
on aurait voulu voir Tadministration faire Tessai d'une innovation
qui a été , Tan dernier, tentée à Paris.
Nous voulons parler de la disposition des toiles d'après Tordre
alphabétique , suivant enfin la marche du livret.
Il y a beaucoup à dire pour et contre cette manière de faire ; mais,
quand les salles d'exposition se présentent , comme celles de notre
Musée, dans de mauvaises conditions pour tous les artistes ; quand
malgré les efforts d'une bienveillance manifeste, chacun se trouvera,
avec juste raison , mal satisfait de son lot ; nous émettons l'opinion
que la rigueur mathématique n'eût pas fait plus de mécontents et
n'eût pas accompli plus de bizarreries. Du côté du public , une pa-
reille amélioration sera toujours favorablement accueillie ; la classi-
fication par numéros simplifie les recherches en diminuant la fatigue
des visiteurs ; elle réunit et concentre les termes épars d'une com-
paraison dont la résultante se dégage de cette façon plus lumineuse :
il y a plus de chances de tout voir et de bien voir, et de cette manière,
chacun, suivant ses convenances, embrasse beaucoup ou se restreint
dans un petit nombre de lettres de cet alphabet illustré.
Si l'on veut bien se rendre compte de la difficulté que l'on éprouve,
quand il faut chercher des tableaux perdus dans des recoins impéné-
trables, personne ne sera supris de l'insistance de nos observations.
Sans citer aucun exposant d'une manière spéciale , nous dirons que,
pour tous , nous avons regretté l'aménagement de fantaisie qui a
présidé à la distribution de leurs œuvres. Quand , à la mémorable
exposition universelle de 1855, les maîtres avaient voulu leur salon
spécial , ce n'était ni par un sentiment de vanité puérile , ni pour
contenter une orgueilleuse personnalité , c'était pour présenter un
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enseignement plus complet et rendre plus facile à tous la synthèse
magnifique de leurs travaux. Dans la voie de progrès où marchent
nos expositions municipales depuis quelques années , à l'aide du
concours de l'administration et du patronage généreusement effectif
de la Société des Amis des Arts de Rouen , il est bien permis d'es-
pérer que toutes les réformes seront pratiquées. Le droit d'entrée
est un de ces pas en avant hors du sentier de la routine : il déci-
dera , sans doute , de nouvelles tentatives, parmi lesquelles, nous
n'en doutons pas, une des premières et des mieux appréciées sera
celle dont nous venons de parler, qui nous semble devoir, en pro-
vince , réussir aussi bien qu'à Paris.
Pour nous, qui entreprenons la tâche de conserver pour la Bévue
le souvenir du Salon de 1862, nous demanderons à notre lecteur la
permission de nous guider dans ce labyrinthe avec les indications
alphabétiques du livret. Nous avons à voir plus de mille tableaux, et
dans cette période des temps que nous traversons, où chaque genre
empiète sur le genre voisin, où les lignes de démarcation s'effacent,
nous croyons ne pas faire, par ce moyen, de plus mauvaise besogne,
qu'en séparant prétentieusement par ces mots, déviés de leur sens :
Histoire, Paysage, etc.; les pages de notre compte-rendu.
A.
M. AccARD, dont le nom se présente tout d'abord à notre atten-
tion^ est un artiste consciencieux dont les qualités se montrent bien
condensées dans Une Scène des Femmes Savantes ; il y a autant
d'analyse du cœur humain que de finesse de touche dans cette petite
étude, toute pleine du souvenir des personnages de notre immortel
Molière ; et si quelqu'éditeur des œuvres du grand poète se permet-
tait le luxe de commander à M. Accard une série d'illustrations pour
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les comédies, le public appréciateur ne lui en saurait pas mauvais
gré. — Les petits portraits en pied de M. Accard ne manquent non
plus ni de distinction, ni d'élégance : nous aimons surtout celui de
M. le comte de M. . . où Texiguité de la toile disparaît eu présence
d'une exécution large et de détails excellemment traités.
Sous ce titre : Une Chaumih^e mix environs dlionflcur ,
M. J. AcHARD recommence une fois de plus le voyage des peintres
paysagistes aux sites enchanteurs de notre Normandie : il s'est bien
inspiré de l'éclat de ses feuillages et de la teinte un peu nuageuse de
ses horizons.
Comme cette peinture calme et modeste nous plaît mieux que celle
des batailles et des imiformes ! Elle n'aura pas le succès des Chasseurs
ff Afrique, de M. Aillaud, et sera beaucoup moins regardée que Le
Départ de Gênes du 15" de ligne, où le troupier Français marche au
pas comme dans un tableau de Bellangé, mais elle subsistera
davantage parce qu'elle n'est l'expression, ni de la mode, ni des
tendances particulières d'une époque.
L'école actuelle est riche en observateurs attentifs et en fervents
admirateurs de la nature : M. Jules André est un de ceux-là. On
revoit toujours avec le même bonheur ses eaux et ses arbres. Que ce
soient les Bords de la Dordogne on les Bords delà Charente; c'est tou-
jours le même talent au service de la même ame, passionnée jusqu'à
l'excès des prodigieuses grandeurs des paysages de son pays.
M*"' Allard, M"** E. Apoil se recommandent par le soin et le
goût qui éclatent dans leurs Fleurs et dans leurs Fnnts; vrais
«
ouvrages de femme soignés et délicats comme une broderie.
Nous avons reconnu une puissance indiscutable et des effets
grandioses dans les Dessins au fusain de M. Appian : nous les préfé-
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rons à ses tableaux que nous trouvons moins fondus et moins har^
monieux.
Dans lesAdieiix de Raphaël à sa mkcj de M. Adolphe Aze, l'élève
de Robert Fleury se fait vainement chercher. L'expression et la
sincérité des figures, la parfaite mise en scène, ce ton général de
franchise et de vérité qui éclatent si bien dans les ouvrages de ce
maître, manquent absolument ici. Heureux, M. Aze, s'il avait su
donner au plus important de ses personnages le type élevé qui lui
convenait! Son Raphaël est d'un trivial qui surprend. C'est pourtant
une figure de prédilection pour tous ceux qui manient l'ébauchoir ou
le pinceau. M. Adolphe Aze fait mieux d'ordinaire, beaucoup mieux
même; aussi, est-on tout surpris quand il faut constater avec lui un
insuccès.
B.
Le Matin. — M. Léon Bailly nous le fait toucher du doigt sous la
figure d'une jeune femme qui s'étire les bras en sortant du lit : c'est
aussi poétique et beaucoup plus vrai que les aurores en écharpe de
nos aïeux, et nous préférons cette solide anatomie qui montre ses
formes à ces apparitions en maillot rose qui cherchent à cacher on
ne sait quoi. — Les deux autres toiles de M. Bailly sont aussi
vigoureusement construites que cette vivante petite étude. EUes
s'intitulent : la Méditation et YAl/ée des Cerisiers. Le sujet en est
peut-être moins plaisant à voir, mais elles possèdent au même point
les mêmes qualités de touche, de couleur et de dessin.
Ce n'est pas d'aujourd'hui que M. Balfourier compte parmi les
bons, les Salines du Var et le Ptnts de Saint-Pierre d H y ères nous le
montrent tel que nous le connaissons, imitateur habile et scrupuleux
de notre riche nature méridionale.
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Il ne faut désespérer, nous l'avons dit, ni du goût, ni des tendances
artistiques de la province. Ce qui est grand aura toujours le privilège
de parler haut et de provoquer l'émotion. Ces théories nous revien-
nent à la pensée à propos de la Malvina de M. Barri as. « Malvina
« accompagne Ossian, aveugle, sur la tombe d'Oscar, fils d'Ossian,
« son époux. L'ombre d'Oscar apparaît sur les nuages et entretient
« Malvina de la vie future. » Cette scène rendue avec un sentiment
contenu et une puissance toute latente , sans appareil fantas-
magorique, ni trucs usités en pareil cas, séduit et attire, comme tout
ce qui est simple, avec une incomparable énergie. La pâle figure de
Malvina respire « l'air plein d'espérance » dont rêve quelque part le
poète des Nuits \ et l'ombre qui lui parle à l'oreille, n'est pas plus
aérienne que la fille de la terre écoutant, souriante et ravie, cette
voix du tombeau. La couleur employée par M. Barrias est grise
comme la lueur d'un crépuscule d'été ; mais les maîtres ont le secret
d'être fantastiques tout en restant humains, d'être sublimes sans
devenir obscurs. La Malvina^ dessinée aussi bien que pas un des
Exilés de Tibère , est une des grandes œuvres de l'Exposition de
Rouen : nous émettons le vœu de la voir conserver à notre ville.
Nous avons vu, à plusieurs reprises, la foule s'arrêter devant les
Autrichiens et les Zouaves de M. Eugène Bellangé. La Garde à
Magenta, les Grenadiers en tirailleurs, le Combat de Kovf/hil nous
donnent manifestement la preuve que AL E. Bellangé est lo digne
héritier des traditions paternelles et qu'en lui la race n'a pas
dégénéré.
Puis voici dans une sphère moins officielle toute une série de bons
travaux : le Départ pour les champs y de M. Bknard; — la Plage de
Pourville, de M. Bentabole, où la belle Madame de Longue ville
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rf^chauffa devant Taire du presbytère, par une nuit delà Fronde, ses
membres transis de froid ; — la Demoiselle ^ frsuche incarnation d'une
page deBrizeux, parM^'BERTAUT; — Un Incendie en mer y scène d'une
horreur sinistre , par M . Berthélem y . — On regarde avec satisfaction
la Chèvre Amalthéej de M. Célestin Blanc, et surtout cette immor-
telle aux bras de neige qui, de ses mains divines, tire le lait de cette
bote légendaire. M. Blanc nous montre aussi un Petit Savoyard et une
Femme couchée dans im })aysage. Le Savoyard n'a pas ime kop
mauvaise figure, c'est apparemment depuis qu'il est devenu Français;
mais comme cette gaillarde étalée dans des feuillages est autrement
traitée et plus agréable à voir.
Le soleil se couche avec une vérité saisissante dans les Paysages
bretons de M. Alex. Bluhm, presque aussi bien que coule la Seine
dans la Vue prise à Saint-Ouen^ par M. Auguste Bohm. Quand la
nature est saisie ainsi sur le fait et rendue avec cette fidélité surpre-
nante , elle est presque aussi réjouissante à contempler dans ces
œuvres humaines que dans le grand ouvrage de Dieu.
Les Nymphes au bain sont deux admirables filles, Tune blonde,
l'autre brune, encadrées dans des fleui^s et de la verdure avec cet art
infini dont M. Louis Boulanger a gardé si bien le secret. Trans-
parence do la chair, éclat de la jeunesse, pureté et suavité des lignes,
toutes les beautés et toutes les grâces se sont réunies dans ces corps
charmants, créés par la fantaisie à la honte éternelle de la réalité.
Nul satyre impudent ne vient mêler à cette aimable scène la grimace
de son profil de bouc. Ces créatures surnaturelles savent qu'elles
sont belles, et c'est pour cela sans doute qu'elles se drapent si bien
dans leur déshabillé plein de mollesse en attendant le jeune dieu, qui
pour les voir, va sortir des ondes ou des roseaux. — Les Pi fferarisonx
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moins réussis : la perspective s'explique mal et il y a discordance
entre les personnages du premier plan elles édifices du second. Ceci
est assurément fâcheux; car, dans cette pléiade de joueurs de corne-
muse, ceux de M, Louis Boulanger sont les mieux dessinés et ils
descendent en bien directe ligne des gorges de l'Apennin.
Nous passerons assez rapidement devant la Paysanne romaine, de
M. Victor BoYENVAL, d'une couleur trop épaisse et trop dure. — La
Jeune Mère, de M"* Bourges, est d'un modelé presqu'insuffisant et
qui ne se conçoit guère. Voici encore : une Vue à Fontainebleau ,
de M. J. Bremond, et une Cour dans le Khan de la sultane Validé, de
M. Fabius Brest, dont la couleur nous semble de pure convention.
C'est que l'art n'a pas dit son dernier mot quand la main de l'ouvrier
a tant bien que mal dessiné des arbres et brossé des ciels, quand un
coup de pinceau frappé sur la palette magique a fait éclore des
maisons turques dans un orient de fantaisie. La vérité, qui n'est pas
précisément le réalisme, a ses exigences impitoyables, auxquelles
les plus habiles même ne se peuvent soustraire sans perdre à plaisir
une partie de ce qui est leur force.
M. E. Brevière est toujours le graveur irréprochable et minutieux
par excellence. Tout le monde a pu voir, avant l'exposition, dans
les œuvres tant appréciées de notre honorable collaborateur, M. de
la Quérière, les belles exécutions faites par M. Brevière des quelques
monuments du vieux Rouen atteints par l'inilexible niveau des rues
nouvelles. Saiiit-Martin-sur-Renelle, Saint-André-de-la-Villo, Saint-
Jean , grâce à M. Brevière et grâce aussi à leur vénérable historien,
ne sont pas a jamais perdus, et nous pouvons dire que la mémoire de
ces plendides édifices est conservée aujourd'hui pour l'avenir d'une
manière ineffaçable.
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Nous aimons beaucoup les animaux de M. Brissot de Warville,
surtout ses Montons en troupeau ; il y aurait bien pourtant une cer-
taine poussière qui gagnerait à être un peu plus soulevée et moins
compacte. Les moutons, — vrais moutons de Panurge , n'y regardent
pas de si près et marchent là dedans de bon cœur ; n'importe , ce
tourbillon enfariné n'est pas assurément ce qu'on peut appeler un
/«/âf^é? de poussière. — En revanche, le Steeple-chose , de M. Brown,
est enlevé comme un coup de vent parti du plus profond de la ca-
verne d'Eole. Quelle tempête, bon Dieu! et quelles enjamb($es!
c'est à craindre que ces brèves gens n'aillent se rompre le cou de
l'autre côté de la bordure.
M. Emile Bujon est un travailleur qui arrivera, si les circonstances
lui viennent en aide , et s'il réussit à trouver sa voie et à s'y tenir.
Voici quelque temps déjà que nous le suivons dans ses Études de
chevaux et dans ses peintures de batailles ; nous applaudissons avec
plaisir à ses essais , mais nous attendons de lui toujours quelque
chose de décisif et de complet. Le Coup de Tonnerre et le Zouave
blessé sont des modèles d'académie qui nous donnent la certitude que
l'auteur fera bien , quand il aura su adoucir la crudité de certaines
couleurs heurtées et rapprocher davantage son dessin de la réalité.
Beaucoup de personnes nous en voudraient de ne pas citer le
Petit Poucet et le Clmperon rouge, de M. Brochart, et nous nous
empressons de le faire dans notre ferme et constant désir de ne
manquer ni de condescendance , ni de respect envers ces honnêtes
pastels, appelés à endurer, comme leurs aînés, tant de douleurs sous
les jolis doigts des petites demoiselles qui en feront la copie pour les
grands jours de la pension ou de la famille.
Passons à quelque chose d'un peu plus vivant , d'un peu plus réel.
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C
Les Bœufs au pâturage et les Bœufs à V abreuvoir, de M. Eugène
Capelle , sont établis sur des plans d'herbes et de verdure d'une
extrême solidité. Les fonds sont lumineux et transparents, sans
éclats et sans discordance ; les ciels, teintés de ces lueurs grisâtres
particulières aux horizons de notre France du Nord. M. Eugène
Capelle est en grand progrès, et comme la distance qui sépare son
exposition actuelle de celle des dernières années est considérable ,
nous ne désespérons pas de le voir bientôt arriver à la place qu'il
doit occuper un jour, et où l'appellent des travaux poussés avec
conscience , de parfaites traditions d'une école qui restera ime des
grandes du siècle, et une dextérité matérielle destinée à l'aider
puissamment.
L'école de Rouen, sous la direction intelligente d'un artiste
homme de goût comme M. Morin , ne peut manquer de produire de
bons élèves et M. Carliez donne la preuve de ce qui n'a besoin
d'être démontré pour personne. Le Portrait de 31. C... fait le plus
grand honneur à ce jeune homme, car en abordant un genre difficile
il a su être correct , coloriste suffisant et imitateur habile, ce qui est
beaucoup pour un début. Le jeu de la physionomie est bien rendu ,
les mains sont étudiées et dessinées ; en somme , à part les acces-
soires assez péniblement agencés, l'apparence générale est satis-
faisante et ce portrait est gros de promesses. Avec du temps, de la
persévérance, la fréquentation des ateliers de Paris, le contact des
maîtres, nous voyons très en beau l'avenir de M. Cariiez.
M. Castan est un peu vaporeux à l'exemple de son illustre ini-
tiateur, M. Calame ; mais quelle ampleur dans ses perspectives !
Quelles éclaircies profondes sous les arbres de ses bois ! Les Environs
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de Sion en Valais, traites dans le meilleur style de la grande école
paysagiste moderne, séduisent à première vue par l'adroite disposi-
tion des plans, l'usage intelligent des demi-teintes et le sentiment
de bien-être et de calme qui se dégage de cette nature primitive et
presque immaculée.
Une chronique italienne a servi de thème à M. Richard Cavaro
pour nous représenter une des pages les plus connues de l'histoire
amoureuse et sanglante de la Sérénissime République : le Mariage
du Doge Marino Faliero dans F église Saint-Marc. <( Marino Faliero,
» âgé de quatre-vingts ans, venait d'être élu doge, quand il épousa
» la belle Angiolina Badoëro , l'une des plus gracieuses filles de
» Venise . Le vieux doge se fit revêtir ce jour-là de l'armure qu'il por-
» tait au siégo de Zara, voulant prouver qu'il était encore en état de
» défendre la jeune épouse , qui devait être bientôt la cause involon-
» taire de sa fin tragique. » Comme on le peut voir par ce préambule,
M. Richard Cavaro ne choisit pas mal ses sujets d'étude. Venise et
sa sombre histoire , ses puits et ses lagunes , quelle inépuisable mine
d'inspirations fécondes et de motifs superbes ! M. Richard Cavaro
est entré tout entier dans la traduction d'une des parties de ce drame
immense , qui commence aux pieds d'un autel pour finir au billot
ensanglanté. Le doge descend les degrés de Saint-Marc tenant par
la main sa blonde épousée , la foule s'incline sur son passage, s'em-
presse autour de lui, curieuse et ravie. La tête du doge est simple
et touchante , la dogaresse promène d'assez jolis yeux sur la mul-
titude qui l'environne. Mais pourquoi tous ces gens là sont-ils si
bariolés? Les attitudes sontfranches, laperspective observée avec soin,
l'action une et bien groupée , mais quel singulier abus des tons roses,
jaunâtres , vert-pomme , etc. Nous aurions voulu aussi pour une scène
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pareille une toile moins microscopique: il y aune mesure rigoureuse
entre le sujet qu'on exprime et la manière de l'interpréter, et nous
nous refusons à croire que la peinture historique puisse dignement
s'écrire avec des personnages lilliputiens.
Voici une très excellente sortie d'église, le Dimanche des JRa-
meanx de M. Edmond Castan. Comme tous ces visages sont simples,
touchants, honnêtes ! De vrais fidèles ceux-là !
L'émotion réelle, cette souveraine preuve que l'artiste a touché
le but, nous l'avons éprouvée encore devant les Saintes Femmes^ de
M. Chamerlat. Le juste vient de mourir , la croix se dresse dans le
crépuscule, les ombres de la nuit descendent sur le Gol gotha. Heure
lugubre ! Les femmes ont prié pendant cette agonie , mais quand tout
est consommé , elles descendent la sinistre montagne , témoins accu-
sateurs du martyre de celui qu'elles ont aimé. Un sentiment religieux
d'amertume et de mélancolie , une douleur profonde , se révèlent dans
leur démarche brisée, dans leurs attitudes funèbres. C'est bien ain^i
qu'elles ont dû revenir du Calvaire , ces saintes femmes , Marie et
Marie-Madeleine et leurs compagnes préférées , silencieuses , pen-
sives, désolées, après la mort ignominieuse de leur fils et de leur
Dieu.
Le Christ au Jardin des Oliviers j de M. Chassevent, qous paraît
beaucoup moins dans le vrai. Pas d'invention du reste dans l'agen-
cement de la scène; une étude froide, grise et incolore. Nous
préférons à ce pastiche sans originalité : la Soupe , une fine peinture
de genre ; le Matin et le Soir , deux paysages , faits de verve et
réussis.
Ce qui vaut mieux encore que les arbres de M. Chassevent, ce
sont les arbres et les feuillages de M. Théophile Chauvel, parce
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que l'un travaille [en homme d'esprit, qui veut montrer qu'il en a,
l'autre en laborieux interprète de la nature poussant jusqu'à la
minutie le soin de copier fidèlement ce qu'il voit. — Le Passage du
gué, la Vue prise près Saini-Cloudy sont tout simplement deux ma-
gnifiques choses qui accusent le maître exercé, sûr de lui-même, ne
cherchant ses effets ni dans les subtilités ingénieuses, ni dans des
trompe-l'œil passés de mode et ne demandant la raison d'être de son
succès qu'aux grands moyens , seuls dignes de lui.
Dans un gracieux intérieur pompéien , le Peintre de Vases, de M.
Chazal, se livre avec assiduité à son occupation élégante : il exécute
sur la panse de quelque délicate amphore une de ses peintures de
prédilection , une toilette de Vénus, une bacchanale , ou telle autre
scène édifiante; car il parait absorbé par son travail et content de
ce qu'il fait. M. Chazal l'a revêtu d'une large draperie blanche qui
prend bien les sinuosités et les inflexions de ce qu'elle recouvre, et
qui se casse aux articulations en plis d'apparence magistrale.
Quelle profondeur à perte de vue ont ces dessous de bois dans le
Jardin de l'Académie de France au Palais MédiciSy de M. Chifpl.vrt!
Le jeune et brillant auteur du Faust au Combat s' j montre tout à
la fois paysagiste consommé et peintre de genre impeccable. Les per-
sonnages jetés dans ces solitudes grandioses, avec l'art et la grâce
de ceux qui entourent le Poète Florentin de Gabanel , sont mer-
veilleux de bonne tournure , comme des italiens du grand siècle, et
frappants de réalité dans leurs poses si variées. 11 n'y a pas, on le
voit , de difficultés pour M. Chifflart : il conçoit ce qui est grand el
il exécute comme il conçoit. La pâte avec lui est ferme et les lignes
vigoureuses, les perspectives s'allongent saisissantes, les ombres
sont portées avec ime intelligence toute personnelle et qui cons-
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#
tîtue sa manière propre. Nous lui devons le plus surprenant et Tun
des plus admirables paysages de l'exposition.
Les Buffles dans la Forêt de Castel-Fusano traînent péniblement
dans un chemin effondré des troncs de pin sur un mauvais chariot de
campagne: M. Chifflart a vu Rome et ces tombées de jour parti-
culières à la grande cité quand le ciel se teinte de bleus intenses. Il
a reproduit, avec un rare bonheur, ce qu'il a si bien observé , si bien
compris , si bien senti. Ce serait presque puéril dans cette réussite
de reprocher à M. Chifflart la rectitude et l'immobilité de son .atte-
lage. Bien qu'il ne faille pas oublier que nous avons en présence
un animal assez lent, il y a dans toute la composition quelque lour-
deur et quelque somnolence, et malgré notre estime très grande pour
M. Chifflart, nous nous permettrons de consigner ici cette objection
que nous avons entendue , et qui nous semble ne pas manquer abso-
lument d'un certain à-propos.
M. Constantin, qui se joue des bouillonnements indociles de l'eau-
forte , nous a donné deux vues accentuées du Château de Courtomer.
Ses gravures ne nous feront pourtant pas négliger ses tableaux : on
revoit toujours sans lassitude ses Fruits et Gibiers, et nous ne man-
querons pas de dire qu'il y a des miracles d'effet dans ses petites
aquarelles.
Des trois tableaux exposés par M. Coomans : laRêoerie, le Bain dans
le Vallon et les Conseils, nous n'hésitons pas à donner la préférence au
second. — Le Bain dans le Vallon se distingue, sinon par l'invention,
au moins par un faire d'une habileté consommée. Deux belles jeimes
filles trempent leurs pieds charmants dans un ruisseau pur et trans-
parent comme les divines blancheurs de leur peau ; les cheveux
blonds par ici , bruns à côté , s'agitent aux soufles tièdes de la ma-
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tinëe qui commence. Des empâtements vigoureux s'étendent sur les
épaules nacrées , et concentrent un rayon de soleil furtif sur cette
belle chair fraîche. C'est dessiné de main de maître , posé de manière
ravissante ; ce bain et ce vallon ne sont à vrai dire que prétexte à
peindre de jolies femmes, et sans doute rien de bien neuf n'apparaît
en tout ceci ; mais on aime à voir ces contours fermes et vigoureia
reflétés dans une eau limpide. — M. Coomans dans les Conseils mm
présente des paysannes napolitaines, habillées du costume tradi-
tionnel où le gros bleu et le rouge sombre dominent. Sans doute ,
il y a toujours du dessin ; M. Coomans n'est pas un apprenti à ren-
voyer à l'école , mais quelles lourdeurs de touche et de couleur à
côté de ces finesses de la ligne. — Nous aimons mieux ce qu'il a ap-
pelé JRêverie. Deux femmes, la maîtresse et la suivante, en costume
de fantaisie, dans un intérieur non moins fantaisiste. Il y a de la
grâce naïve et de la sentimentalité dans ces grands yeux bruns qui
fixent quelque chimère , qui regardent , à demi voilés , quelque
songe aimé flotter, par delà ce monde , dans les espaces sans bornes
de l'inconnu. Le prosaïsme et le vulgaire répugnent aux instincts
de M. Coomans, im idéaliste qui sait habiller ses méditations du
vêtement d'or qui leur convient; à la recherche de pensées abstraites,
il donne à ses rêves une apparence matérielle et saisissante , mais
chez lui toujours la création garde au front la marque de cette terre
d'élection où elle a pris naissance.
Si nos souvenirs ne nous égarent pas, M. Maurice CossMAima
choisi la spécialité des Ligueurs et des Huguenots. — Son 32atin de
la Saint-Barthélémy y sa Bonde de Partisans de la Liffue onile àéfmt
de provoquer les réminiscences et encore l'extrême désagrément
d'être traités dans un ton blafard assez peu varié. Beaucoup d'ar-
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tistes se complaisent toute leur vie dans la reproduction pure et
simple de la même œuvre ; ainsi M. Couder refait à chaque expo-
sition le même petit bouquet , bien frais, bien coquet, bien posé,
sur sa petite toile fine et serrée. Ce n'est pas à dire que les Fleurs et
Fruits de M. Couder manquent de charme ; — nous l'affirmerions que
personne ne nous croirait; — quant à de la variété, nous n'en trouvons
pas dans ce véritable tirage du même tableau à centaines d'exem-
plaires , et nous nous refusons à admettre que là soit le terme et le
dernier mot du talent. M. Couder n'est pas heureux du reste quand
il renonce à ses fleurettes et à ses pâquerettes. U Atelier d'im Peintre
de Batailles est un magasin de bric-à-brac assez confus , rempli de
friperies et de ferrailles peu amusantes. La loi de la distance est mal
observée, il y a une perspective impossible, et c'est bien du temps
perdu pour un travail sans élévation, comme sans résultats.
M. Couturier a conquis sa place parmi nos bons peintres d'ani-
maux. Dans son Faucon chassant un Lièvre il a su réunir les qualités
qui font apprécier : naturel parfait , manière sobre. Le terrain incliné
sur lequel court, tout effaré, le lièvre, dont le sort est écrit d'avance
dans les yeux figés et vitreux de son ennemi , est résistant et presque
sonore. On voit les tournoiements de la bête de proie et les évolu-
tions désespérées de l'animal timide ; on assiste à la lutte du fort
contre le faible, de l'audace et de la timidité. Ce ne sont que des
bêtes et pourtant on est tout surpris de se sentir vivement intéressé
par ce duel étrange.
Voici que nous en sommes venus au tour des Vues diverses de
M. CouvELEY, ardoisées et indécises. Nous ne nous y arrêtons pas
davantage parce qu'elles n'offrent pas un grand agrément et parce
que nous avons hâte d'arriver à M. Court.
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— 652 —
L'an 304 de notice ère , sous le règne de Dîoclëtien, Rome assista
à un étrange spectacle. Une jeune chrétienne, Agnès, respectable
par son âge et par sa beauté, fut condamnée à être exposée nue aux
bêtes du cirque. Au moment où la sentence impudiqfue allait recevoir
son infernale exécution, les cheveux de l'enfant s'allongèrent en
manteau et cachèrent aux yeux de la populace les grâces naissantes
de la victime. Cette légende touchante a fourni à l'Algarde le sujet
d'un de ses plus délicats bas-reliefs : il se trouve par une coïnci-
dence heureuse dans les caveaux de cette église de la place Navone
qui s'élève sur les gradins mêmes de l'amphithéâtre où fut accompli
le supplice de la sainte.
M. Court s'est merveilleusement servi de cette histoire, pour en
présenter une des phases lugubres , et l'encadrer dans ce forum im-
mense comme la grandeur romaine. Ce n'est pas au martyre, c'est
à la condamnation de sainte Agnès que le maître nous fait assister.
Ou plutôt ce qu'il a voulu, c'est au moyen d'une action historique
convenable faire revivre après quinze siècles le fantôme géant couché
dans la poussière. Cette restitution de la ville des Césars est une des
plus étonnantes œuvres .que jamais peintre ait osé tenter. Tous les
monuments civils et religieux du Capitole et du Palatin se dressent au-
dessus du forum agité et tumultueux. On assiste à l'un des jours les
mieux remplis de l'activité du peuple-roi. La foule se presse en on-
dulations diverses suivant le caprice qui la mène : les uns écoutent
l'orateur qui gesticule, les autres cherchent à faire tomber un salut
de la litière d'un patricien. On parle, on vit, on intrigue, dans cette
vaste toile, reflet lumineux d'un temps disparu. Pendant que dans le
lointain toutes ces passions se remuent , aux premiers plans , une
femme est condamnée au dernier des supplices; c'est Agnès, que
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déjà le bourreau suit pas à pas comme une proie dont le sang sera
bon à respirer. La sentence est prononcée ; les yeux s'injectent des
mauvais venins de la vengeance ; et dans un instant celle qui doit
mourir va faire à César le salut suprême.
Avec Tart consommé dont M. Court sait toujours faire preuve, il
a su remplir cette toile colossale et laisser intacte pourtant la part
d'intérêt supérieur et d'importance première qui revient au Martyre
de sainte Agnès. La scène un peu en longueur peut-être s'explique
d'elle-même, sans commentaires. Rome sort de ses ruines de bronze
et de marbre comme au meilleur siècle des Empereurs. L'eiFet pro-
duit est imposant , considérable , grandiose : il serait plus grand
encore, avec une disposition plus favorable donnée au tableau, tant
au point de vue de l'éloignement qu'à celui de la lumière.
Si maintenant nous passons aux autres travaux exposés par
M. Court, nous retrouverons comme par le passé les jolis portraits
de jolies femmes dont le maître à gardé la spécialité; même grâce,
même exécution, même fini dans les accessoires : les yeux et les
moires resplendissent à qui mieux mieux, comme aux plus brillantes
heures de la jeunesse. Nous préférons pourtant au portrait de
iH"* de 5... ou à celui de it/"* de M... ^ le très admirable portrait de
M. C... où le peintre a concentré autant de force de coloris et de
dessin qu'il s'en trouve dans fa Mort de César.
Nous avons remarqué de M. Crauk, Les Capucins de Venise
forgeant une croix. On croirait que l'auteur s'est souvenu des quatre
fameuses lumières de la Prison de Saint-Pierre, peinte par Raphaël,
dans une des chambres du Vatican, et qu'il a voulu, en petit, donner
une idée de ces effets un peu cherchés.
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— 654 —
D.
Nous aimons beaucoup les fusains de M. Daliphard; nous les
préférons dans leur robe de bure, aux toilettes éclatantes jetées par
M. Daniaud dans son Marché et dans bb. Bue à Alffej\ — Est-ce que
par hasard M. Dansaert serait un émule de M. Meissonnier? On
serait tenté de le croire. Les Philosophes sont pris un peu partout
dans la série des personnages nés sous le pinceau patient de ce
maître illustre. L'imitation est trop prochaine et se sent trop; mais
comme elle se retrouve jusque dans la manière de M. Dansaert, ceci
nous réconcilie franchement avec lui.
Voici quelques natures mortes bien étudiées de M"' Louise Darru,
de M. P. Delaunay, — et de M. D'Herbes , des vues asiatiques
étrangement curieuses : Le Panorama de Bakou et le Temple Atesk-
Gah^ où brûle le feu éternel.
On respire la maFaria, cette fièvre particulière aux marais Pon-
tins qui a si bien inspiré M. Hébert, dans la Vue prise à Terracinc,
par M. Jules Didier. Cette fois c'est en des mains vaillantes qu est
tombé le prix de Rome. Nous applaudissons cordialement aux succès
de M. Didier. Quelle atmosphère mortelle étend ses brumes dans la
campagne silencieuse ! On dirait un pays frappé par la foudre et
endormi pour ne se réveiller jamais. Les lointains s'estompent de
mornes lueurs crépusculaires et le froid des tombeaux enveloppe ces
maisons qui semblent ne devoir plus s'ouvrir. Bien que M. Jules
Didier nous paraisse, dans cette page de ses études, suivre trop à la
trace M. de Curzon, nous n'hésitons pas à mettre la Vue de Terra-
cine tout à côté de la Villa Mcdicis de M. Chifflart.
Dans la Défaite nous retrouverons le même sentiment profond de
la nature mélancolique. Dans un ruisseau passe un cavalier
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barbare retenant à côté de lui, sur le dos de son cheval, le cadavre
de quelque frère d'armes, mort en combattant. Dans la pénombre
s'échafaude l'armée vaincue, poursuivie , mais se retirant en bon
ordre. Nous touchons aux approches de la nuit; les montagnes se
couvrent des brouillards bleuâtres du soir, et quelques oiseaux
perdus dans l'immensité font entendre leur cri lugubre. Les chevaux
s'avancent, forts et nerveux d'encolure, comme ceux des arcs-de-
triomphe et des bas-reliefs antiques, et l'on voit tout de suite que
M. Didier a contemplé et compris le bronze équestre de la place du
Capitole. On s'est battu tout le jour, on sent la fatigue et la tristesse
dans cette marche funèbre du soldat emportant les restes défigurés
de son compagnon de guerre. 11 y a des merveilles de dessin dans le
groupe principal; le bras gauche du cadavre se casse avec une
vérité surprenante, pour retomber suivant la loi que la pesanteur
impose à toute chose inerte. Les pectoraux sont aussi vigoureuse-
ment linéamentés. En somme, M. Jules Didier a renouvelé avec
talent un sujet classique , et sa composition ne rappelle l'école
que dans ce qu'elle a de bon, de puissant et d'élevé.
Un des flamands d'aujourd'hui, M. Dielman, expose un Troupeau
de Moutotis] M. Dubois, huit paysages, entre autres un bel effet de
Soleil couchant pris en Artois
M. DucHESNE fait à M. Dupuy-Delaroche une rude concurrence
comme peintre de portraits. Si toutes ces figures-là sont ressem-
blantes, nous n'en demanderons pas davantage et nous partagerons
la satisfaction que semblent éprouver toutes ces honnêtes personnes
qui ont posé par exemple sur toute la ligne. Mais si M. Duchesne
sort de sa spécialité pour peindre des escaliers, et M. Dupuy-Dela-
roche pour faire des tableaux de genre, de touche lourde et pâteuse
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— 656 —
comme le Conseil du Modèle, nous nous empresserons de les rap-
peler tous les deux à leur travail de prédilection. Nous citerons
encore ici la Mort du général Marceau y de M. Dupray, et VAumôfie
de la Mer y de M. Duval Lecamus : ce sont choses honorables.
E. F.
Ce que M"* Eudes de Guimard a intitulé Passe-Temps de Jeiuie
Fille est un petit sujet plein de grâce, de fraicheur et de délicatesse,
traité comme il a été rêvé.
Les Ruines et V Oberland Bernois , de M. de Fontenay ; Les
Soleils couchafiis de M"*' Herminie Faucher, ont le charme des
grands spectacles naturels. Les Fruits et les Gibiers de M. de Folle-
ville sortent de la catégorie des études dites d'amateur. M"* Pauline
DE LA FoREST, M"' DE FoRESTiER, M"* EHsaFoRT, uous out envoyé
d'aimables Paysages, minutieusement et délicatement touchés : on
voit facilement que de petites mains ont passé par là.
La Prise (T habit aux Carmélites, de M"* Amanda Fougère, attire
tous les regards. Il y a de quoi, en vérité, elles sont si jolies toutes
ces religieuses ! M"° Amanda Fougère a découvert là un couvent
bien assorti.
Nous citerons aussi avec honneur les Miniatures de M"'' Foulon ;
les cartons pour une peinture murale sur la Théogonie des Indous^
de M. FouLouQNE ; les Zouaves à Palestro, de M. Fourau ; les
Moines à l'Etude, de M. François ; la Caravane d Boulak et le Café
Turc, de M. Th. Frère, le coloriste ingénieux.
Nous voudrions pouvoir nous arrêter davantage sur toutes ces
œuvres distinguées que nous avons vues et revues sans nous lasser;
mais si nous n'avons pas éprouvé le moindre sentiment de fatigue, il
n'en est pas ainsi de notre lecteur.
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— 657 —
G.
Arrêtons-nous pourtant un peu dans cette longue S(?rie accidente'e
devant la Charité, de M. Garin, et les Sontrs au Couvent, de
M. Armand Gautier. Tous deux sont venus se retremper dans la
pure atmosphère des cloîtres , où tant d'âmes élevées s'éteignent
contentes d'une vie obscure passée en faisant le bien. La Charité
s'explique à première vue ; les Sœurs de M. Gautier ne se compren-
nent pas du tout. Il y a sans doute grande habileté d'exécution et
prodigieuse variété d'attitudes, mais on se demande inutilement ce
que font ces femmes errant au hasard dans un jardin triste et dénudé.
Ce que nous aimons dans ce tableau, c'est le souvenir d'exception
que nous lui devons : il nous a rappelé le faire et presque l'agence-
ment de ces Folles de la Salpétriè^^e qui resteront le chef-d'œuvre de
M. Gautier.
Au sortir du monde chrétien, le hasard de la lettre nous amène en
pleine antiquité païenne devant iVyw/ï/i^^/^a/y/'^? de M. Giacomotti.
Ce n'est pas un miracle d'invention que cette adorable femme
endormie dans l'auréole de ses cheveux dénoués et guettée par un
faune au regard oblique. Mais quelle chair blanche et transparente
sur le bleu de cette draperie qu'on dirait découpée dans la robe d'une
Vierge du divin Corrége ! Un parfum mêlé d'antiquité et de jeunesse
se dégage, pénétrant et séducteur, de cet assemblage gracieux.
Est-ce dans une fresque de Pompeï, ou dans une toile du Caravage,
que M. Giacomotti s'est inspiré de cette figure pleine de joie et de
luxure du Sylvain, de cette provocante beauté de la nymphe? On
dirait qu'il a voulu mettre de l'esprit jusque dans le feuillage des
arbres et dans les brins d'herbe foulés par le chèvre-pieds. Le peintre
a donné à ses personnages une résistance extraordinaire : ce ne sont
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pas des masques, mais des visages où s'agite la passion, c'est-à-dire
la vie. Le corps de la femme est du plus admirable modelé, de la
grâce la plus exquise : on sent circuler le sang et courir sur
l'opiderme de petits frissons nerveux. Quel avenir on découvre,
éclatant et magnifique, dans les œuvres de M. Giacomotti, s'il reste
lui-même, artiste vrai, praticien consommé, coloriste délicat. Comme
tous les bleus sont fondus dans la draperie qui rehausse la peau
charmante de la nymphe; comme la nuance ocreuse du satyre,
exalte les divines blancheurs qui lui font opposition.
La mythologie n'est pas la seule inspiratrice de M. Giacomotti. 11
a voulu aussi, comme tous les autres qui ont un grand cœur avec un
grand génie, tenter cette figure idéale de la Madeleine repentante.
Nous nous souvenons trop en ce moment de celle de M. Paul
Baudry, pour juger sans comparaison la Madeleine qui nous occupe;
• nous avons les yeux encore tout remplis de la souveraine lumière
que projette l'œuvre du jeune maître; nous sommes sous le coup
d'un éblouissement qui dure. C'est pour ce motif sans doute que
nous avons trouvé, baignés d'une teinte grisâtre, les repentirs de
Madeleine, et que cette peinture sévèrement conçue nous a paru un
peu apprêtée. Dépêchons-nous du reste de voir et d'admirer les
commencements de M. Giacomotti; du bois dont il est fait, il n'expo-
sera pas longtemps en province.
M. Glaize, un homme arrivé pourtant, nous a envoyé cette
fameuse PowDoyeuse Misère tant appréciée et tant vantée au dernier
Salon de Paris. Toutes les finesses et tous les tours de main sont
faciles à M. Glaize : il a par exemple cerné ses figures, d'im trait
noirâtre qui donne à sa composition un relief prodigieux, et noyé ses
personnages dans une brume indécise qui jette sur toute la scène le
jour fantastique qui convient.
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— 659 —
Pauvreté ! pauvreté ! c'est toi la courtisane !
comme dit notre immortel Alfred de Musset.
La PoiuDoyeuse Misèi^e entasse ses victimes , de toutes jeunes
filles, dans le char mené, à grandes guides, par un Méphistophélès
quelconque, vers les sources pleines d'or où boit la corruption. Les
enfers d'une grande cité flamboient dans le fond comme des four-
naises, le terrain se dérobe sous les pieds des chevaux, l'abîme va
dévorer ces riches et luxuriantes chevelures où se seraient embar-
rassées les ailes de l'amour. Qu'importe ! le temps est ainsi fait et
l'heure passe ; ces enfants ont peur de cette sinistre vieille en hail-
lons ignobles, et puis il fera froid cet hiver au foyer de la mansarde,
et c'est dommage de piquer de si jolis doigts. Elles sautent donc
désespérées dans l'équipage resplendissant où les appellent les éclats
de rire de leurs compagnes de la veille, devenues les reines du jour,
et bientôt il n'en restera pas une seule autour de cette table où fume
la chandelle modeste des intérieurs laborieux.
Cette idée grande et morale a été traitée, par M. Glaize, avec une
incontestable supériorité : toutes ses figures sont des types où éclate
la lueur d'mie passion mauvaise ou bonne. Il a su être vrai, sympa-
thique et touchant, en restant gracieux et élégant dans ce désordre
de vices et de vertus. La jeune fille debout, au premier plan, le
fuseau à la main, incertaine de ce qu'elle va faire, est une apparition
radieuse sans doute ; mais comme celle qui s'est assise sur les genoux
de son cocher diabolique ouvre de beaux grands yeux de biche
effarée !
Si les bruits de Salon valent quelque chose, on dit tout bas que
M. Glaize remportera le prix de 1 ,500 fr. offert par la ville de Rouen
à la toile capitale de son exposition. Le jour où cette bonne nouvelle
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nous sera officiellement annoncée, nous nous joindrons sans restric-
tion aux nombreux admirateurs de Toeuvre élevée et magistrale de
M. Glaize, pour applaudir des deux mains à une récompense si bien
gagnée, si intelligemment départie.
La Société des Amis des Arts de Rouen, en achetant pour sa
loterie la Pourvoyeuse Misère j de M. Glaize, et la Malvim^ de
M. Barrias, s'est placée au premier rang des cercles artistiques de
France.
On Ta dit bien des fois, toutes les noblesses obligent. Celle de la
plume, celle du pinceau, à l'exemple de celle du sang, créent des
devoirs rigoureux, des servitudes impitoyables. M. Glâizb fils pro-
met de ne manquer ni aux exemples, ni aux enseignements pater-
nels, et sa composition de Jacob et Rachel nous fait augurer favora-
blement de son avenir.
Citons rapidement un Épisode du siège de Sèbastopol de M. Grbllbt,
où les soldats se battent pour de bon et non pas en figurants de pro-
vince ; \e Faisan indiscret j de M. Grobon, l'un des habiles de l'école
de Lyon ; le Chartreux déchiffrant un manuscrit, de M. Grosclacdb.
— Mais à quoi bon cette série de types vulgaires et de faces triviales
que nous montre M. L. Grosclaude à propos de la Lecture d'un bul-
letin de l'armée d Orient ? N'est-ce pas dommage de dépenser du talent
et du temps pour arriver à un pareil résultat bourgeois et insignifiant?
La Main Chaude^ de M. Guérard. En voilà un sujet humble, si
l'on veut, paysan même ; mais quelle heureuse et franche variété
d'expression dans ces honnêtes et rougeaudes figures ! Les plaisan-
teries du village, les grosses farces normandes, les gaîtés de la ferme,
on retrouve tout cela dans cette petite toile où la couleur n'est pas
de première finesse peut-être, mais qui déborde de verve et de vérité.
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— 661 —
H.
Nous rangerons au-dessous de cette Main Chaude^ mais à une
place honnête pourtant, V Intérieur d'atelier et le Fournil ^ par M.
Hadamard; la Leçon d'amour j de M, Halphen, un. panneau tombé
d'une boiserie de la régence, et les dessins à la plume de M. Hamel.
— On reconnaît la main sûre et le dessin consciencieux d'un élève
de M. Ingres, dans le Vieillard au Poêle et VEcureuse, de M. Hameltn.
On voudrait néanmoins plus de mouvement; il fait froid et sombre en
tout cela, et ce défaut empêche les très excellentes productions de
M. Hamelin de parvenir au public.
La peinture d'histoire, fort pauvrement représentée jusqu'ici, a un
adepte distingué en M. Hamman. Il a mis dans son Premier épisode
de la journée des Dupes toutes les qualités constitutives d'un beau ta-
bleau de ce genre. Trois grandes figures, Louis XIII, Richelieu,
Marie de Médicis, suffisent non pas seulement à occuper, mais à
remplir cette vaste toile où les détails d'ameublement, de costume et
de couleur locale sont traités avec la même intelligence que les per-
sonnages. L'expression du déplaisir se lit couramment et sans peine
sur la figure allongée du roi et de la reine-mère : le cardinal semble
vexé, mais sûr de lui. Il flaire déjà les dupes qu'il va jouer, et
M. Hamman le montre bien, dans sa faiblesse et dans son humilité
apparente, plus fort que les ennemis puissants dont il a surpris le
secret.
Reposons-nous de ces intrigues tortueuses de la politique, en
suivant dans le chemin creux où elle marche, droite et élancée
comme une statue grecque, la Pileuse , de M. Hébert. Le peintre
charmant des élégances et des morbidesses Italiennes est tout entier
dans cette magnifique petite œuvre, signée de son admirable talent
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aussi bien que la très célèbre maVaria. La fileuse s'avance, le buste
un peu renversé, avec la démarche lière et aristocratique qui con-
vient à une fille de Cervara, portant sur sa tête le pot de terre rouge
des paysannes romaines. Cependant le lin glisse sous ses doigts, et
Tenfant laborieuse, insouciante de sa distinction de reine, jette au ha-
sard ce regard de sauvagesse ou d'impératrice qu'il faut voir briller
aux fêtes de Tivoli ou au seuil des masures du Transtévère. Attaches
nerveuses des bras et du cou, ondulations vivantes de la taille, profil
de déesse ou de patricienne, couleur harmonieuse répandue sur tout
ce riche ensemble comme un vêtement de pourpre, tout cela fait de
la Fileuse de M. Hébert une de nos toiles capitales, si humble et si
ignorée qu'elle paraisse dans son cadre modeste et rétréci.
Un bon sentiment de la nature au repos se manifeste dans le Rids'
seau à Cliarancy^ de M. Hanoteau. 11 y a de l'illusion et du savoir-faire
dans les Fruits de M"' Hautier, et surtout dans le IJêvre mort y de
M. Jules HÉDOu, une étude consciencieuse, éclatante de vigueur et
de relief. Nous passerons vite devant la Lecture et Y Heureuse Fotnille
de M. Paulin Hébert, pour arriver plus tôt à M. Georges Hébert,
lequel a exposé vingt-cinq tableaux et dessins de caractères et
d'ordres très différents et très variés.
La jeunessse débordante et pleine de sève, impatiente et indisci-
plinée comme un cheval indocile, rayonne dans toutes ces œuvres
diverses, saisissantes de coloris, fantasques et bizarres. Il ne faut pas
une grande somme de perspicacité pour reconnaître en M. Hébert
un homme incertain qui cherche sa route, et qui croit l'avoir trouvée
dans le sillon lumineux tracé par M. Eugène Delacroix. En suivant
pas à pas la trace de ce maître illustre, M. Hébert s'est approprié
déjà une partie de ses procédés et de sa couleur, et il a joint à cette
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manière des réminiscences de l'dcole vénitienne que nous avons
retrouvées surtout dans la Femme adultère. Le temps est passé fort
heureusement des déclamations et dos querelles d'école. Le nom
d'élève de Delacroix ne correspond plus à celui de maniaque, et ce
n'est plus un crime de s'extasier Aewoxïile^ Massacres de Scioou Ovide
chez les Scythes. Plus que tout autre, M. Delacroix fascine avec son
organisation dramatique^ et nous comprenons fort bien qu'un tel maî-
tre ait séduit un jeune homme ardent et bien doué. Quand l'élève
sera entré plus avant dans l'intime assimilation de son chef d'école,
que les étrangetés, semées à dessein par une personnalité impatiente
de prendre sa place au soleil, auront disparu devant la comtenplation
des modèles antiques et le premier encouragement que donne le suc-
cès; alors, nous espérons que, la lumière s'étant faite, M. Hébert
sortira victorieux des empâtements impossibles et des incorrections
de ses premiers essais. Nous voudrions pouvoir le suivre dans toutes
les phases de son exposition nombreuse ; car, si le chiffre ne fait rien
à TafFaire, il nous révèle une des aptitudes particulières de M. Hébert :
la prodigieuse facilité. Mais cette course serait longue et il nous
manque ce qu'il nous faudrait avoir pour la faire supporter à notre
lecteur. Nous nous restreindrons, puisqu'il le faut, à l'examen de la
Femme adultère^ la plus grande toile du Salon après le Fomm^ de
M. Court.
N'est-ce pas une des légendes les plus touchantes des livres saints
que l'histoire de la femme adultère ? Le Christ est au milieu d'une
populace sauvage. On poursuit de menaces la pauvre créature qui a
failli. Le juste se recueille, et du plus profond de son cœur d'homme
il tire cette divine réponse qu'il écrit, silencieux, dans la poussière du
chemin : — « Que celui d'entre vous qui est sans péché lui jette la
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première pierre. » — Pourquoi M. Hébert n'a-t-il pas respecté reli-
gieusement cette histoire et nous montre-t-il Jésus sur un haut pérys-
tile, relevant une femme prosternée sur les degrés? C'est manquera
la vérité et à la tradition pour le seul plaisir de présenter la scène,
non pas en longueur, comme l'ont fait presque tous le maîtres; mais
en hauteur, comme personne jamais ne l'a dû tenter. Des architec-
tures grandioses étendent, dans le fond du tableau, leurs somptuosités
de marbre, et une foule bigarrée se presse dans les entre-colonnes
et sur les marches d'un escalier de géants. Un poète, pour écouter le
dieu fait taire sa lyre, pendant que la pécheresse humiliée attend dans
une pose suppliante les paroles de pardon qui vont la sauver. Une fois
faite la part de la critique, quant à la transformation fantaisiste de la
légende, nous trouvons dans cette composition immense de sérieuses
qualités de mise en scène et de couleur : il y a sans doute, et nous
ne les relèverons pas, des lignes à rectifier et des ovales à dessiner;
mais nous ne sommes pas jaloux de faire la leçon à M. Hébert pour
des points et des virgules, nous aimons mieux dire que, malgré ses
imperfections, la Femme adultère n'est pas l'œuvre du premier venu,
et qu'il faut posséder en soi des facultés précieuses pour avoir ainsi
habillé d'étoffes luxuriantes ce drame émouvant. Que M. Hébert ne
se laisse pas émouvoir par de malveillantes paroles, et qu'il retouche
certains coins de sa Femme adultère^ à ses heures, à tête reposée. Il
verra qu'il a écrit un long article au courant de la plume, et que, s'il
prend la peine de se relire, il en peut tirer une grande page.
Si Watteau revenait au monde, il serait bien surpris, le peintre
charmant, envoyant quelle vogue entrepris ses sujets préférés. Sou-
venirs galants du grand siècle, — filles d'Eve aux paniers de brocart,
coups d'éventail donnés par de blanches mains sur des lèvres roses,
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petits pieds faisant sonner sur le sable fin de Marly le talon des
mules satinées, parfums de l'ambre et des billets doux, tailles bien
prises dans les longs corsages gris-de-perle, — mieux prises encore
aux détours des charmilles par un bras amoureux ; — tout ce
monde enchanté, qui nous plaît à la folie, revit et ressuscite dans
les différentes compositions intitulées par M. Hébert : Yb, Promenade j
CythèrCj YAveUy une Lettre.
Nous aimons moins t Odalisque y Après te Bain. On n'improvise
pas l'Orient, et il est impossible d'arriver, par l'intuition, à faire
des Bédouins comme ceux de Fromentin ou de Marilhat. La Rue
arabe manque de profondeur et les premiers plans ne s'expliquent
pas : le jeu des traînés d'ombre n'est pas non plus très heureux, et,
en somme, nous conseillerons à M. Hébert d'aller voir se coucher,
au-dessous des ruelles turques, les soleils d'Orient, avant de les
peindre. On a beau sentir en soi les plus belles dispositions de colo-
riste, il y a des spectacles qu'il faut prendre sur le vif.
Avant de quitter M. Hébert, nous voulons citer le HamaCj une
agréable peinture de genre ; un Portrait d enfant inachevé mais
qui promet; la Jeune Fille peignant, étude cherchée et réussie.
Nous allions omettre un Dessous de ôowlargement et vigoureusement
brossé, et la Mélancolie , une mine de plomb, mise là sans doute par
M. Hébertàl'adresse de ceux qui l'accusent de ne pas savoir dessiner.
M. Hébert prépare, nous a-t-ondit, une toile gigantesque, le Cru-
cifiement ^ dont le projet fait partie de son exposition actuelle. Nous
y avons surtout remarqué aux premiers plans un groupe de cavaliers
qui rappelle la manière de Rembrandt. Quand cette colossale entre-
prise sera menée à bonne fin, le nom de M. Hébert, autour duquel
s'est fait cette année un certain tapage, sera, nous en avons la per-
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suasîon, bien près d'obtenir la consécration du succès. Ce que nous
lui souhaitons, c'est de ne pas se limiter, — esprit original qui vit et
qui ose, — dans la préoccupation abstraite de la couleur et dans
l'imitation servile d'un seul maître, si triomphant qu'il soit. Organisé
comme il l'est, M. [Hébert est sûr de l'avenir : nous en émettions la
pensée ailleurs, il y a deux ans ; — nous l'affirmerions aujourd'hui.
M. HÉNAULT, un compatriote, l'un des meilleurs élèves de M. Morin
et de l'école de Rouen, fait des progrès sensibles et que l'on aime à
constater. U Époux et r Epouse néanmoins nous semblent froids et
académiques et nous aimons mieux son Portrait de Femme, — La
grâce et le parfum des fleurs se retrouvent dans les Bases et
azaléas de M"' Heuzé aussi bien que dans son Bouquet peint sur por-
celaine : il y a sur tout cela le reflet et la fraîcheur de la jeunesse.
La Poste enfantine et les Bulles de Savon nous donnent la preuve
que M. HiLLEMACHER n'est pas en progrès. Quand on a eu le rare
privilège de mettre son nom au bas d'une création élégante et gra-
cieuse comme le Courtisan y il devrait être interdit de fabriquer de
pareils prétextes à lithographies. La, Nature morte de M. de Hbyder
est plus forte et plus résistante que ces élucubrations incolores et
l'artiste a su la douer d'une sorte de Vitalité. Nous ne connaissions
M. HoLTZAPFFEL quo commc paysagiste, et il ne nous avait pas encore
été donné de l'apprécier comme peintre de genre. Le Retour est
une idée honnête, rendue sobrement et simplement. Pas de bruit,
pas de vaine fumée ; le calme et le bonheur de la famille ouvrant ses
bras à l'absent, c'est tout ce qui se lit dans cette conception soignée
et délicate qui nous montre cette face du talent varié de M. Holt-
zapffelsous le plus favorable aspect.
Jeanne d'Arc et Marat ont le sort infortuné de souffrir à chaque
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— 667— .
exposition quelque nouveau supplice. L'héroïne et le dictateur ont
été tous les deux impitoyablement martyrisés une fois de plus, et
leursblessures sont à ce point saignantes que nous croyons inutile
d'insister davantage.
On sera toujours bien venu en nous rappelant, de si loin que ce
soit, une des œuvres bien aimées de M. Paul Baudry. La Fortune et
le Jeune Enfant, peinture sur porcelaine, par M. Hudel, ne donne
pas l'idée assurément de la toile du jeune maître, mais c'est un sou-
venir excellent, et, à ce titre, nous l'avons rencontrée avec plaisir.
Nous sommes en droit de supposer que les triomphes de M. Hamon
empêchent de dormir M. Humbert : La Cigale ayant chanté tout
Fêté eill ne faut pas jouer avec le feu sont deux idylles agréables
sans doute, mais si nous pouvions nous permettre de donner un
conseil à M. Humbert, nous lui dirions en toute franchise de regar-
der plus souvent du côté de M. Gérôme que du côté de M. Hamon.
J. K.
Les fleurs ne se discutent pas ; on les regarde ou Ton passe indif-
férent; il n'y a pas de milieu. L'artiste a réussi ou s'est trompé.
Quand on les remarque, il est presque certain qu'elles valent quel-
que chose. Nous sommes appelés à ces observations par V Etude de
Roses, de M*'* Jacob, et les deux Pastels, de M. Juncker, qui nous
ont, à l'improviste et à plusieurs reprises, singulièrement attirés.
JJ Empereur et sa Maison militaire à la bataille de Solférino, par
M. Janet-Lange. De la peinture officielle. Passons. Vous êtes bien
loin aujourd'hui, M. Janet-Lange, de ces débuts brillants où
votre empereur s'appelait Néron disputant le prix de la course des
chars. Le temps, qui modifie les goûts et les tendances, en vous
poussant vers les régions sereines de l'art [de commande, vous a
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— 668 —
rendu un mauvais service au point de vue de votre réputation d'ar-
tiste. La Bataille de Solférino n'a ni mouvement, ni vie : tous ces
gens-là font la guerre comme on passe une revue.
Il serait fâcheux de ne pas s'arrêter devant le Moulin sur la rivière
(TYèreSy de M. Knœpffli; la Communion de Jeanne d'Arc et le
Portrait de itf"' de L.j par M. Ed. Krug, qui montrent à première
vue le dessinateur habile, exact et correct.
Un regard aussi sur les Falaises de M. Kuwasseg, qui est tou-
jours le peintre de marine que vous savez. Nul, mieux que lui,
n'étend, sur les récifs ruisselants d'écume, les végétations phospho-
rescentes de la mer.
Gustave GOUELLAIN.
(La fin à la prochaine livraison.)
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HISTOIRE.
RECHERCHES HISTORIQUES
SUR
LES SIRES ET LE CHATEAU
DE BLAINVILLE.
MAISON FALÉGRE.
SUITE (1).
Sentinelle avancée de Henri IV contre Rouen et les environs, le château
de Blainville lui était encore utile pour entretenir ses communications entre
le camp de Darnétal et Dieppe, son quartier-général, où se trouvait l'admi-
nistration financière de Rouen, et d'où il recevait quelques secours par la mer,
tantôt des Provinces-Unies, tantôt de l'Angleterre. En ce moment encore,
ce château devenait de la plus haute importance ; car, avec certaines petites
places de guerre , telles que Gournay, Neufchâtel , Gerberoy, Aumale, il
servait à fermer aux ennemis, postés en Picardie, la route directe vers
Rouen, qu'ils affichaient toujours Tintention de secourir. D'Alègre, dévoué
à Henri IV, par son château, sa garnison et ses expéditions multipliées, qui
harcelaient les Ligueurs, rendait donc d'éminents services à la cause royale.
Aussi ce prince , au milieu de la pénurie du trésor, que l'augmentation
énorme des impôts de toute espèce, et principalement du sel, était impuis-
(1) Voir les livraisons du 31 juillet, du 31 août et du 30 septembre.
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— 670 —
santé à mettre en état de suffire à tous les besoins , avait-il été obligé
d'aliéner quelques portions du domaine, et de prier le Parlement de Caen
de fermer les yeux sur cette infraction aux lois du royaume, commandée par
la nécessité. Le 4 septembre 1591, il adressait à Caen Tédit de vente, avec
une lettre explicative qui peint sa détresse d'une façon saisissante : « Nos
» amez et feaulx , nous vous envoyons l'edict que nous vous avons faict pour
» la vente à perpétuité de quelques parties de notre domaine , pour nous
» subvenir à ceste nécessité présente et puissante où sont nos affaires;
» lequel nous ne doubtons point que vous ne trouviés extraordinaire et
» contre les loix du Royaulme ; mais ce vous doibt estre un grand témoignage
» que nous sentons le mal qui oppresse cest Estât , arrivé à grande extré-
» mité , puisque nous sommes contraincts de nous ayder de sy extrêmes
» remèdes (1). »
Comme il le disait au Parlement de Caen , dans une lettre de la veille,
l'entreprise de reconquérir son royaume a ne se pouvoit exécuter sans une
» grande et forte armée, ne un sy grand amas de forces subsister longtemps
» sans finances, que ils pouvoient sçavoir estre un des principaulx nerfs de
» la guerre. (2) » De plus, il était obligé de faire des dons à tous ces capi-
taines qui le servaient depuis le commencement de la guerre, sans grande
paye, et le nombre de ces dons est fort considérable sur les registres delà
Cour des Aides. Il est vrai qu'il les prenait sur les biens confisqués aux
Ligueurs ; mais cette destination n'en diminuait pas moins les ressources
générales. Pour faire face aux nécessités présentes , il lui avait fallu
les révoquer, au moins temporairement, pour la plupart. Malgré cela , les
dons faits au seigneur de Blainvillo furent maintenus , comme le prouve
une lettre spéciale adressée par Henri IV à ses trésoriers de Dieppe.
a A noz amez et feaulx les Président , trésoriers généraux de France,
» establis à Rouen , présentement transferez à Dieppe.
» Nos amez et feaulx, nous vous auons cy devant faict expédier nox
» lectres pour la reuocation des dons par nous faictz des fruictz et revenus
» de ceux de la ligue de vostre généralité pour le présent quartier d'octobre
» à l'occasion de quoy vous auriez faict ou pourriez faire difficulté de faire
*) jouir les sieurs marquis d'AUaigre et Ercigny (3) du don que nous leur
» auons faict des biens et reuenuz de Rassent et Bourdeny (4), et d'autant
(1) Lettres missives de Henri IV, t. III , p. 479.
(2) Id. ibid., p. 478.
(3) Cest ce que nous avons cru lire. Il y a Ersigni , Arsigny, Derchigny, près de
Dieppe.
(4) Deux membres du Parlement ligueur de Rouen.
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— 671 —
» que nous voulions que la gratiffication que nous auons en cela use à leur
» endroict aie lieu et sorte effect, nous vous mandons et enjoignons que
B vous aiez à les faire jouir et user pleinement et paisiblement des dictz
» dons à eux faictz suiuant les lectres que nous leur en auons faictz expe-
D dier, nonobstant la reuocation par nous faicte de semblables dons pour
» le dict prosent quartier d'octobre que nous ne voulions auoir lieu pour leur
» regard. Ains les en avons en considération de leurs bons et recommandables
» seruices exceptez et reservez , exceptons et reservons, à quoy vous ne ferez
» faulte , car tel est nostre plaisir. — Donné au camp douant Rouen , le
» dixième jour de décembre mil cinq cent quatre vingt unze (1). »
Signé (( Henry. »
Et au-dessous « Foroet. »
Pareille lettre fut adressée au lieutenant-général du bailliage de Caux ,
qui , en vertu des ordres reçus, avait dû , non moins que la Cour des Aides,
inquiéter le seigneur de Blainville dans la possession des biens enlevés par
lui , comme nous l'avons vu , à Rassent de Bapaume, ce conseiller du Par-
lement ligueur, si ardent dans ses plaintes et dans ses demandes do démo-
lition contre le château de d'Alègre. Celui-ci avait réclamé auprès de
Henri IV, et le roi, par cette exception à une règle presque générale,
attestait l'importance des services rendus, et donnait la mesure de la recon-
naissance qu'il en conservait , au milieu de ce pressant besoin d'argent qui le
poursuivait sans cesse. Non content de cette faveur, il l'éleva encore en un
poste important , quand il Tiiivestit du gouvernement de la ville et du château
de Gisors. Mais cette nomination devait avoir pour lui les plus funestes
conséquences, comme nous le verrons bientôt.
Par sa position topographique , le château de Blainville ne tarda pas à
jouer un rôle de plus en plus important, lorsque le duc de Parme, à la tête
d'une armée espagnole, se mettait en devoir, au mois de février 1592, de
venir attaquer Henri IV, campé à Darnétal , et tout occupé à faire le siège
du fort de la côte Sainte-Catherine et à bloquer Rouen. Incertain de sa
marche, Henri surveillait l'ennemi et déployait la plus grande activité.
Le 5 février, il livrait le combat d'Aumale, où il fut blessé ; le 6, il était à
Neufchàtel. De là, il tira vers Dieppe et alla à Saint- Aubin-le-Cauf, où
Groulart, le premier président de la fraction royaliste du Parlement de
(1) Cette lettre, extraite des Registres de la Cour des Aides de Rouen , ne figure point
dans les Lettres missives de Henri IV, éditées par M. Berger de Xivrey. Elle n'est
même pas mentionnée à la Table des lettres non impnmées, dressée à la fin du volume.
Elle parait donc être publiée ici pour la première fois.
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— 672 —
Normandie , séant à Caen , possédait une belle maison de campagne, que
Bassompierre avait sauvée de la destruction des Ligueurs , en y envoyant
ses gardes, pendant que Mayenne assiégeait Dieppe. Groulart s'y trouvait
précisément retenu prisonnier par les vents qui l'empêchaient, depuis
le 17 janvier, de retourner à Caen pour reprendre ses fonctions. Henri IV
vint donc loger chez lui , le samedi 8 février. Malgré la douleur de sa bles-
sure, il se promenait par la chambre et disait à Groulart , avec sa gaîté
d'humeur ordinaire : « Je veux vous donner à dîner chez vous lundi (1). »
Mais le 10 février, il avait bien d'autres affaires en tête qu'un dîner à
donner à ses amis. Le duc de Parme , tournant vers Dieppe , le forçait
à décamper de grand matin, et, le mardi 11, nous le trouvons à Auffay,
battant en retraite devant l'ennemi qui s'avance. Le mercredi 12, au soir,
il était au camp de Buchy, écrivant une lettre à son cousin, le duc de Nevers,
pair de France , gouverneur et lieutenant-général de Champagne et de Brie,
pour lui rendre compte de la prise de Neufchàtel , et lui donner rendez-vous
au château de Blainville, où il se proposait de tenir une sorte de conseil de
guerre , dans lequel on aviserait aux moyens d'arrêter la marche du duc
de Parme et de ses Espagnols, qui paraissaient vouloir venir au secours de
Rouen, et répondre enfin aux pressants appels du gouverneur et des habi-
tants, depuis plus de deux mois qu'ils étaient assiégés.
(1) Mémoires de Messire Claude Groulart, ou Voyages par lui faits en cour, chap. III.
Cette date du 8 février rend impossible le récit de Jean Pillet, qui veut que Henri IV
se soit transporté à Gerberoy, après la blessure reçue le 5 à Aumale : t S'élant fait
» panser à la hâte dans le bois, et ayant reconnu que sa blessure n'était pas profonde,
» il se fit porter à Gerberoy, comme dans un lieu de sûreté... Il logea en la maison
» du sieur Michel de Bricque ville... Quelques jours après, le duc de Parme, doublant
» de la vie de notre généreux prince, envoya après lui un trompette à Gerberoy pour
» reconnoistre ce qui en estoit, avec ordre de feindre d'estre venu pour composition
9 de prisonniers. Le roy, qui vit bien l'adresse du duc, avant que de donner audience
» au trompette, feignit de vouloir aller à la chasse ; sur quoi il donna Tordre de tenir
» son cheval prest; sur lequel estant monté, il se fit voir au trompette, comme s'il
» n'eust eu aucune blessure, et, après Tavoir congédié, il se remit au lit. » Histoire
de la ville et chasteau de Gerberoy e7i Beauvoisis , Rouen, 1674, liv. IX, chap. 10.
M. Berger de Xivrey, dans l'édition des Lettres missives de Henri IV, t. III , p. 563,
paraît adopter ce récit, en raison des détails précis qu'il contient. — Mais le qiieh[ites
jours après est bien vague, tandis que les Economies royales, la Correspondance du roi,
les Mémoires de Groulart démontrent, en suivant le roi, jour par jour, rirapossibilité,
par un alibi, de T aventure de Gerberoy, qui tient plus du merveilleux de la légende,
que de la vérité de Thistoire.
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— 673 —
« A mon cousin le duc de Nevers ,
<ï Mon cousin , le baron de Biron vient de venir de la guerre. Il m'a rap-
» porté ce qui s'est passé à Neufchastel, qui est que six heures après que le
» sieur de Givry y fut arrivé hier, il fut investy des ennemys , qui dres-
» serent leurs batteries à cinq cens pas à découvert , commencèrent à deux
» heures après midy à battre de dix pièces , à cinq heures avoient faict
» bresche de cent pas, où les charrettes pouvoient monter. Ce que voyant
» le dict sieur de Givry, et que dans le chasteau il ne pouvoit retirer deux
» cens maistres (1) qu'il avoit, et les rcgiraens de Rempel et de Rebours (2),
» a capitulé , et est sorti tambours battans , enseignes desployées , trom-
» pettes sonans et en bataille, a emporté et emmené tout ce qu'il a peu de
» la ville; que les habitans ne scroient pillez; et a laissé dans le chasteau
» toutes les munitions et gens de guerre qui y sont nécessaires, et a emmené
» les chevaulx de ceux qui sont demeurez dans le dict chasteau : en quoi
» j'estime qu'il a fait ce qu'il pouvoit pour mon service. Et parce qu'il est
» nécessaire de pourvoir à ce que nous avons à faire , je vous prie mon
» cousin, de vous rendre demain à onze heures au chasteau de Blainville , où je
» vous donneray à disnor. J'ay mandé aussy à mon cousin le mareschal de
» Biron et aux sieurs d'O et do la Guiche, de s'y trouver à la même heure.
» Cependant je prieray Dieu qu'il vous ayt, mon cousin, en sa sainte et
» digne garde. Du camp de Buchy, le mercredi/ au soir , le XII* jour de feb-
» vrier 1592 (3). »
<c Henry. »
0 Potier. »
Le jeudi 13 février, d'Alègre , seigneur de Blainville, vit donc arriver
dans son château les généraux et les gens de guerre qu'Henri IV y avait
convoqués. C'était d'abord Armand de Gontaut, baron de Biron, qui s'était
distingué à Arques, à Ivry, aux sièges de Paris et de Rouen , où il venait
d'être blessé, le 13 janvier, dans la contrescarpe du fort de Sainte-Cathe-
rine, mais légèrement, d'un coup de pique au bras , et où il allait bientôt
l'être encore, dans la vigoureuse sortie faite par les assiégés, le 26 février.
En soutenant le choc à la tête du régiment des suisses, il reçut un coup
d'arquebuse à la jambe droite, au-dessus du genou, et, la même année,
9 juillet, il allait mourir d'un coup de pierrier reçu au siège d'Épernay.
(1) Cavaliers, parce que primitivement ils étaient accompagnés d'écuyers et d'ar-
chers, dont ils étaient les maitres.
(2) Noms de régiments suisses.
(3) Lettres missives de Henri JF, ëdit. Berger de Xivrey, t. III, p. 567.
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— 674 —
Le marquis d'O, seigneur de Fresnes, d'une ancienne et noble famille de
Normandie, avait quitté de bonne heure le métier des armes pour Tadmi-
nistration, et remplissait les fonctions de surintendant des finances. Partons
les moyens possibles, il tâchait de procurer de l'argent à Henri IV, allant
même jusqu'à offrir au président Groulart de lui vendre l'office de chan-
celier, proposition que celui-ci accueillait en lui déclarant nettement « ne
» vouloir point parvenir à une telle charge par de l'argent » (1). Un an plus
tard, en juillet 1593, il hâtera la conversion du roi , en lui montrant l'atti-
tude du Tiers-Etat, et en lui déclarant qu'il était perdu, a s'il ne se hâtait
» d'aller à la messe. »
Le sieur de la Quiche est probablement le membre de cette maison appelé
Philibert , grand-maître de l'artillerie en 1578 , et gouverneur de Ljon
en 1595.
Charles II de Qonzague, duc de Nevers, était le principal lieutenant du
roi. Il venait de prendre Saint- Valerj-sur- Somme , lorsqu'il reçut Tordre
de se loger entre Neufchâtel et Gournay. Puis l'ennemi faisant mine de
vouloir se porter vers Beauvais, dans la vallée d'Oise, il devait, si son état
de santé le lui permettait, se diriger vers Gisors, ou tout au moins j en-
voyer la cavalerie et l'infanterie dont il disposait. Peu de temps avant le
rendez-vous de Blainville , il se tenait à une faible distance de l'armée de
Henri IV, qui entretenait une correspondance active avec lui , et le priait
d'Auffay, le 11 février, de lui envoyer quatre chariots à Cléres, lui rendant
compte, le 12, de l'attaque de Neufchâtel.
Pour Henri IV, bien grand était son désir de livrer bataille à l'ennemi.
L'escarmouche d'Aumale n'avait eu d'autre but que d'amener le duc de Parme
à ses fins. A son arrivée à Blainville , il soufi'rait encore du coup d'arque-
buse reçu dans les reins , huit jours auparavant , à Aumale , blessure qui
l'avait obligé à garder le lit deux ou trois jours à Neufchâtel. Les ennemis
le présentaient comme dangereusement malade, et ses préoccupations mo-
rales étaient des plus grandes à l'approche d'une bataille inévitable , si le
duc de Parme continuait sa marche sur Rouen, puisqu'il venait de déloger
les troupes royales de Neufchâtel, le 11 février, le contraignant lui-même
à se replier d'Auffay sur Buchy, où était son camp , et de Buchy sur Blain-
ville, couvert par les troupes laissées à Buchy. Il s'entourait donc de ses
principaux officiers pour délibérer sagement dans des conjonctures aussi
pressantes. Biron quittait l'ennemi pour rejoindre le roi à Blainville, et ses
autres lieutenants faisaient de même.
(l) Mémoires de Groulart, Chap. III.
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— 675 —
On peut juger des mesures qui y furent prises par la lettre qu'il y écrivit.
Il dut y être fortement question des secours de la reine d'Angleterre , Eli-
sabeth, secours toujours promis et n'arrivant jamais, et du besoin de con-
centrer toutes les forces disponibles pour tenir tête à l'ennemi. Comme la
Haute-Normandie était occupée par les Espagnols et la Ligue , ou par les
troupes royales, c'était à la Basse-Normandie, à Caen surtout, que Henri IV
demandait les fournitures de guerre dont il avait tant besoin. Le 12 dé-
cembre 1591, il réclamait du maire et des habitants de Cacn le linge et les
médicaments nécessaires pour panser les blessés de son armée au siège de
Rouen. Maintenant, du château de Blain ville, il s'adressait également à eux
pour en obtenir les vivres nécessaires à l'entretien de son armée , en face
de l'ennemi qui s'avance.
a A nos amez et feaulx les Maire et eschevins de nostre ville de Caën.
n Nos amez et feaulx , la resolution qu'avons prise de nous opposer à
» l'armée et forces que les ennemys , usurpateurs de cest Estât , ont as-
» semblé et continuer neantmoins le siège de Rouen , espérant que Dieu
» nous fera la grâce d'exécuter l'un et l'aultre , nous a fait despecher le
» chevalier Duguet, nostre maistre d'hostel , et l'un de nos commissaires
» generaulx de nos vivres, vers vous, pour le faict des dicts vivres et des-
» quels il est très nécessaire que nostre armée soit promptement secourue,
» selon que vous entendrés plus particulièrement de luy, lequel vous prions
» croire, et faire en sorte que incontinent les vivres qui doivent venir de
» vostre ellection (1), soient fournis et envoyez : à quoy nous asseurant que
» satisfcrés, nous prions Nostre Seigneur qu'il vous maintienne en sa saincte
» garde. A Blainville, le XIIP février 1592 (2). »
« Henry. »
a Potier. »
Il est à penser que, stimulés par le Parlement dévoué de Caen , par le
gouverneur de cette ville, La Vérune, qui n'était pas moins dévoué, comme
ils l'avaient déjà fait en mainte et mainte occasion , le maire et les échevin
satisfirent aux demandes que Henri IV leur transmettait de Blainville , et
qu'une fois de plus Biron put dire d'eux ces paroles qu'il adressait à leur
(1) Circonscription financière soumise à la juridiction des Éhis , magistrats qui ju-
geaient en première instance des procès relatifs à Tassiette des tailles et autres sub*
sides.
(2) Recueil des lettres missives de Henri IV, t. III, p. 567. — L'original esta
l'Hôtel-de-Ville de Caen.
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— 676 —
syndic Lesage, après Tenvoi de provisions qui Tavaient mis en belle humeur,
que : a Ceux de Caën étaient gens de bien (1). o
On sait qu'après avoir remporté quelques succès à Bures contre les
troupes du duc de Guise et de La Châtre, le 17 février; après être allé,
dans les premiers jours de mars, suivant sa pittoresque expression, o faire la
» croix sur le dos de l'ennemi à la chaussée du Pont-de-Remy,» sur les bords
de la Somme; après avoir pressé si vivement le siège de Rouen, que de
Villars, devenu gouverneur de cette ville, écrivit au duc de Parme, qu'à défaut
de secours, avant le 20 avril, il serait obligé de se rendre, le roi vitle rusé
capitaine espagnol, qui lui « avait fait toujours des tètes d'infanterie dans
» sa retraite , sans rien exécuter d'important » au dire de Sully, reprendre
tout-à-coup l'offensive. En un jour, celui-ci rassembla son armée, et, en trois
jours de marches forcées, il vint de l'embouchure de la Somme à Darnétal,
où il arriva le 20 avril au matin, forçant Henri IV de décamper immédiate-
ment et de se replier vers Gouy et le Pont-de-l'Arche. Mais le duc de Parme
ayant fait mine de battre en retraite lui-même, Henri IV s'attacha de nou-
veau à ses pas, et, vers le 25 avril, il repassait à Blainville, pour aller à
Fontaine-le-Bourg, après avoir chassé quelques soldats espagnols laissés
dans le village et le château de Martainville, à deux pas de Blainville.
Ce fut donc toujours au milieu de circonstances de guerre fort critiques
et fort périlleuses que le château de Blainville vit Henri IV dans ses murs,
et, quand d'Alègre le reçut, il pouvait craindre d'être obligé de se replier
jusque sur son camp de Darnétal, dont une bien faible distance le séparait.
Mais Buchy marqua le point extrême de la retraite de son armée, et Blain-
ville, le lieu où se tint le conseil destiné à faire face aux éventualités les
plus menaçantes de cette guerre de détail et de chicane pour reconquérir
pied à pied son royaume.
Afin d'y parvenir, il avait eu besoin de s'entourer de gens dévoués, et,
dans la pensée que d'Alègre, le seigneur de Blainville, l'ennemi de la Ligue,
était de ce nombre, il l'avait nommé au gouvernement de la ville et du château
de Gisors, où la guerre l'avait si souvent appelé lui-même ou ses lieutenants.
Dans ce poste de confiance, d'Alègre, par sa violence et ses tyrannies, était
devenu la terreur et l'effroi du pays. Pour n'en citer qu'un seul exemple,
le lieutenant-général Frontin ayant résisté à l'un de ses caprices, il le fit
asseoir sur un baril de poudre, près duquel brûlait une mèche dont la durée
devait être le signal de la mort de ce vieillard. Malgré cela, il n'en résista
pas moins courageusement à d'Alègre, que poursuivaient de plus en plus
les malédictions de la population soumise à son autorité. Elles parvinrent
(1) M. Lair, Histoire du Parlement de Normandie pendant son s^ovr à Caen, p. 168.
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— 677 —
aux oreilles de Henri IV, qui remplaça ce gouverneur de Gîsors, détesté de
tous, par François de Montmorency, seigneur de Hallot, baron de Chan-
temerle, fils aîné de François de Montmorency et de Jeanne de Montdragon,
brave gentilhomme dont les services avaient assuré au roi la possession de
la Normandie et la victoire à la journée d'Arqués. En 1590, Henri IV l'avait
chargé d'une mission de confiance auprès de messire Claude Groulart, sieur
de la Cour, premier président du Parlement de Normandie, siégeant à Caen
à la tête de la portion du Parlement dévouée à la cause du Béarnais, et que
nous avons vu recevoir Henri IV, le 8 février 1592, dans sa maison de Saint-
Aubin-le-Cauf, près Dieppe, comme une vieille connaissance. Voici la lettre
dont du Hallot fut porteur :
« A M. De la Court.
» M. le Président, pour ce que j'ay mandé mon cousin, M. le duc de
» Montpensier, pour me venir trouver et admener avec luy le reste de mon
j> armée, et que je crains que plusieurs gentilshommes et soldats demeurent
B derrière, j'envoye M. de Hallot, présent porteur, pour m'admener tout ce
» qui sera demeuré derrière, à quoy je vous prie de tenir la main ; décla-
» rant tous ceux qui portent les armes et qui auront manqué de se trouver
D à Toccasion qui maintenant se présente, roturiers, et procédant contre
0 eux par saisies de leurs biens et toutes autres voyes rigoreuses. Vous
» entendrés par le sieur de Hallot de mes nouvelles et de celles de mes
D ennemys, et Testât auquel ils sont à présent. Faictes qu'il me retourne
» trouver incontinent, de peur de perdre cette belle occasion. — D'Yvry,
» ce cinquième febvier. »
0 Henry. »
Et comme le roi avait grand besoin de toutes ses troupes pour livrer à
Mayenne, le chef de la Ligue, une bataille décisive, ce qui eut lieu à Ivry,
le 14 mars 1590, il îyoutait en post-scriptum, de sa propre main :
a Je vous prie de faire le procès en toute diligence à ceulx qui manque-
» ront de me venir trouver (1). »
Claude Groulart, le destinataire de cette lettre, rendait déjà depuis long-
temps les plus grands services à la cause royale. Le 26 juin 1589, à la tête
de huit conseillers du Parlement de Normandie, il avait ouvert, dans les
Cordeliers de Caen, les séances de la fraction du Parlement qui ne suivait
pas le parti de la Ligue. Aussitôt après l'assassinat de Henri III, il s'était
occupé de rallier cette ville à la cause de son successeur, entreprise difficile,
en présence du gouverneur qui la commandait. De plus il avait proposé à
(l) Lettre» mUsivee de Henri IV, t. m, p. 138.
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— 678 —
Henri IV un plan de campagne, que celui-ci s^empressa d'adopter, lui mon-
trant que, pour conquérir son royaume, il lui fallait s'assurer de la Nor-
mandie, et en faire la base de ses opérations contre Paris révolté, plan
dont le succès eut les plus heureuses conséquences pour le Béarnais (1).
Tout d'abord, il lui donna un utile auxiliaire dans Gaspard de Pelet,
sieur de La Vérune, gouverneur de Caen, catholique scrupuleux, peu
favorable à Henri IV, lors de son avènement. Suivant les paroles de Claude
Groulart, a par les artiâces de quelques ligueurs, ce gouverneur estoit
» refroidy, et au hazard de prendre party contraire. » Parent de Villars, il
penchait plus de son côté que de celui de Aymar de Chaste^ son autre
parent, gouverneur de Dieppe, si dévoué à Henri IV. Il avait même pris
certaines dispositions militaires, à Caen, pour assurer la ville à la Ligue.
Mais Groulart employa tant d'adresse qu'il attacha La Vérune au parti du
roi, et ce fut un immense service pour sa cause et pour le Parlement qui la
soutenait, puisque ce gouverneur pouvait garantir la liberté de ses membres
et assurer l'exécution de ses décisions. Il le détermina même à envoyer à
Henri, qui se trouvait au Mans, sans argent, sans munitions, sans poudre
pour assiéger la moindre bicoque, toutes les ressources dont il manquait.
Aussi, au château de Falaise, le roi reconnaissant des services de Groulart
(ce qu'il ne fut pas toujours ni envers lui , ni envers d'autres) lui dit : « Je
» scay que le feu roy vous aimoit , et que vous l'avez fidellement servy. En
» la perte de vostre maistre, vous en avez un autre qui vous promet de
» l'affection davantage, et qui vous le monstrera par effect. (2) »
Cette lettre, à la date du 5 février 1590, atteste toute la confiance que
Henri IV avait dans l'habileté de du Hallot, qui la justifia par le plein
succès de sa mission. Après beaucoup d'autres arrêts pour forcer les casa-
niers (c'était le nom qu'on donnait aux seigneurs restant dans leurs châ-
teaux, malgré tous les eiforts de Henri IV et de ses lieutenants pour les
exciter à le venir joindre sur le champ de bataille), le Parlement en rendit
un, le 9 février suivant, enjoignant aux gentilshommes du bailliage de
Caen de monter à cheval avec armes et équipage, dans trois jours pour tout
délai, et de se rendre au bourg de Livarot, faisant savoir o aux delayanti
» et reifusants, qu'ils seroient déclarez ignobles et roturiers, et que leurs
» meubles seroient saisis et vendus pour subvenir aux frais de la guerre. »
Le Parlement lui envoya cet arrêt, et Henri s'en déclara satisfait : a A quoy
(1) Ae^ts^es secrets du Parlement, 26 novembre 1589.
(2) Mémoires de Groulart, eh. 2. — Floquet Histoire du Parlement de Normanàie,
t. m, p. 443-453.
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— 679 —
» j^estirae que satisferont ceulx qui ont Thonneur devant les yeux,» (1)
dit-il.
Le roi dut donc être content de du Hallot, qui avait peint la situation en
termes assez pressants pour déterminer le Parlement à rendre un arrêt si
favorable à sa cause.
Le 25 janvier 1591, il adressait au Parlement de Normandie , séant à
Caen, Tavis de la nomination de du Hallot au gouvernement des Bailliages de
Rouen et d'Ëvreux, et il donnait ordre à la Cour d'enregistrer les lettres de
nomination.
Cet attachement devint encore plus sensible, quand du Hallot fut blessé
au siège de Rouen, au commencement de décembre 1591. Un jour, il se
trouvait prés du corps de garde que les assiégeants avaient établi sur le
chemin d'Yonville, lorsqu'un coup de couleuvrine , tiré du boulevard Cau-
choise par les assiégés , lui brisa la jambe et tua son cheval sous lui, non
sans maltraiter plusieurs personnes qui raccompagnaient (2). Henri IV,
écrivant du camp devant Rouen ^ 14 décembre 1591, au duc de Montmorency,
cousin de du Hallot, une lettre où il lui donnait des nouvelles du siège et
lui communiquait ses idées au siget de TEspagne, terminait par cette phrase
qui témoigne de tout son intérêt pour la santé du blessé : a Je crois du
D reste que le sieur du Hallot, vostre cousin, vous escript comme la bles-
» sure ne sera pas si périlleuse que nous avions pensé et qu'il a bonne
» espérance qu'il en guérira sans estre estropié (3). » Il ne se serait pas
trompé, sans le crime dont ses bienfaits envers du Hallot devaient être
bientôt la cause, et où nous allons voir figurer presque tous ceux dont le
nom a paru dans cette partie de l'histoire du Château de Blainville.
Ne pouvant plus employer du Hallot dans l'armée active, pour le récom-
penser de sa bravoure, de son dévouement et de ses services, Henri IV le
nomma, vers le milieu de l'année 1592, au gouvernement de la ville et du
château de Gisors, à la place d'un homme aussi emporté et aussi détesté que
le seigneur de Blainville, d'Alègre. Ce dernier en conçut une haine vio-
lente contre son successeur qui profitait de sa destitution sans l'avoir pro-
voquée , et il résolut de s'en venger. Depuis ce moment , jour et nuit , dans
son château de Blainville , ce n'étaient que mystérieux entretiens avec le
comte de Saint-Pol, un page nommé Marché et d'autres familiers du
(1) Beqistfti secrets du Parlement de Caen, 21 février 1500. — Floquet, Histoire du
Parlement, t. III, p. 500-5Ô1.
(2) Diteoun du siège deBouen (par Valdory), p. 36, au recto.
(3) Lettres missives de Henri IV, t. III, p. 523.
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château, pour comploter un horrible forfait. On avait entendu dire, quelques
temps avant le jour fatal , par les suppôts de d'Alègre, lors de l'assassinat,
à Rouen , de Larchant , capitaine des gardes de Henri IV : a Larchant est
2> tué , du Hallot sera bientôt de même. » Sinistre prophétie qui ne devait
que trop s'accomplir.
A une époque où les grands crimes n'étaient pas rares , celui de d'Alègre
frappa tout le monde d'épouvante, pour les motifs qui l'inspirèrent, la froide
barbarie de l'exécution , et l'impunité assurée au principal coupable.
Le samedi, 12 septembre 1592, le marquis d'Alègre (I) partit de son châ-
teau de Blainville, de très grand matin , accompagné de quinze ou seize
gentilshommes à cheval. Parmi eux se trouvait Claude de Péhu , sieur de
La Mothe , jeune gentilhomme né à Longueil, en Picardie , page du mar-
quis d'Alègre, et qui l'avait quitté, après la prise de Dieppe (1589), pour s'at-
tacher à la personne du seigneur de Gournaj, Philippe de Maries, com-
mandant au nom de la Ligue, depuis que Mayenne s'était rendu maître de
cette ville , en septembre 1589. Lors de la reprise de Gournay (7 octobre
1591) , par le maréchal de Biron, au nom du roi , Péhu fut fait prisonnier,
et d'Alègre, se souvenant de son ancien page, avait payé sa rançon,
a Depuis iceluy temps , Péhu estoit retourné chez son premier maistre et
» luy avait toujours faict service. » Prés de lui étaient aussi, dans cette
expédition, le capitaine Fremyn de Floques, gentilhomme du Vimeu, en
Picardie, un sieur du Fossey, Dumont-Doubledent et Lecadet-Lagloë. Tous
ces gens-là étaient de ces aventuriers qui, s'élançant de derrière les mu-
railles des châteaux, commettaient toutes \espilleryes, voUeries et meurtres,
dont le souvenir avait failli amener la ruine totale du château de Blainville.
Plus d'un était, pour sûr, aux côtés de d'Alègre, lors de la surprise du Châ-
teau de Rouen , de ses courses à travers le pays, ou du siège qu'il eut à
soutenir à Blainville.
Dans cette journée du samedi, ils se rendirent tous à cheval à Vemon-
sur-Seine, où ils arrivèrent à six heures du soir, et descendirent à l'Hôtel
du GroS'Towmois.
Le lendemain dimanche, vers six heures du matin , d'Alègre fit venir
quatre des gentilshommes qui l'avaient accompagné , et leur dit : a Je m'en
» vays en un certain lieu où il faudra jouer de l'espée et se battre... Venez
» avec moi... Vous medebvés ceste assistance. » Quand ils eurent promis de
le suivre, il leur apprit qu'il s'agisssait d'assassiner du Hallot, a qui, di-
(1). Il rëtait devenu, sinon auparavant, au moins par la mort de son cousin Yres
d'Alègre, tuë à Issoire en 1592.
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» sait-il , luy avait faict une perfidie. » De nouveau ils lui promirent leur
concours. Pendant le déjeûner, d'Alègre fit préparer les pistolets de sa
troupe, qui monta à cheval et se rendit à la maison de du Hallot (1).
Depuis peu de temps seulement , François de Montmorency était venu à
Vernon , quittant sa maison du Hallot , placée à peu de distance de cette
ville , circonstance dont d'Alègre avait été informé. Sur les instances de la
bande , un page de du Hallot le pressa de paraître. Il était au lit, se leva ,
descendit de sa chambre, appuyé sur des béquilles, à cause de sa blessure.
La troupe mit pied à terre. Du Hallot, se présentant sur ses béquilles, le
chapeau à la main, souhaita le bonjour au marquis d*Alègre, qui lui
répondit, la tête couverte : « Il fault mourir, » et, joignant aussitôt les
faits aux paroles , il lui donna plusieurs coups de poignard , bientôt suivis
de nombreux coups d'épéo portés par les complices, et la victime resta
étendue sur la place.
Du Hallot mort, d'Alégre et les siens remontèrent à cheval, et gagnèrent
au trot la porte de la ville. A cause de l'heure matinale, la herse était
encore baissée; mais, malgré les sentinelles, ils parvinrent à la hausser et
à s*échapper tous. Ils allèrent dîner au château de la Roche-Guyon , et le
soir du dimanche, 13 septembre, jour de cet horrible assassinat, le château
de Blainville , d'où ils étaient partis la veille , les revit tous rentrer dans
son enceinte.
La nouvelle de ce crime abominable souleva l'indignation dans la Nor-
mandie tout entière , à Paris, et même en Angleterre. De tous côtés s'éle-
vèrent des cris de vengeance. Immédiatement dénoncé au Parlement de
>»ormandic parla veuve et les filles de du Hallot, il devint de sa part et de
la leur l'objet des poursuites les plus actives. La famille était puissante.
Du Hallot avait épousé en secondes noces Claude Hébert, dite d'Ossonvil-
liors, dame de Courcy. Do ce mariage étaient nées deux filles , la première,
Françoise de Montmorency, avait été mariée à Sébastien de Rosmadec ,
baron de Molac, chevalier de l'Ordre du roi, capitaine des cinquante
hommes d'armes des ordonnances, gouverneur de Dinan. La seconde,
Jourdane Madeleine de Montmorency, avait épousé|, le 3 juillet 1591 ^ ce
même Gaspard de Pelet, vicomte de Cabanes, baron des Deux Vierges,
seigneur de la Vérune, que Groulart avait si habilement rattaché à la cause
du roi. Pour prix de son dévouement, il était devenu lieutenant du roi dans
le bailliage de Caen, en mars 1590, outre sa place de gouverneur de la ville
(1) Elle était située rue Allais, près la Fansse-Porte , et connue sous le nom de
MaisonrCarrée ou Château, en 1833.
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et da château de Caen. On conçoit qu'en raison de sa parenté , de sa posi-
tion et de l'horreur inspirée par ce crime, la famille ait pu faire pousser le
procès avec la plus grande vigueur, auprès d'un Parlement présidé par
Groulart, si attaché à ses devoirs, si dévoué à la personne de Henri IV, qui
perdait en Montmorency du Hallot un vieil ami et un fidèle serviteur.
Le Parlement ordonna donc et fit sur-le-champ des poursuites qui
effrayèrent les coupables, et surtout d'Alègre, le chef du complot. Aussi
s'empressa-t-il de quitter son château de Blainville , pour se mettre en
sûreté. Il fit bien; car, le 13 février 1593, juste un an, jour pour jour,
après avoir reçu Henri IV dans ce même château, le Parlement de Nor-
mandie, séant à Caen, rendait un arrêt par lequel d'Alègre c autheur et
» principal exécuteur du dict inhumain assassinat, était condamné à estre
» tiré et démembré par quatre chevaulx, puis après décapité, et la main
» dextre coupée, sa tête et sa main attachées par le bourreau, en lieu émi-
» nent, sur le pont de Vernon; les autres membres aux quatre principales
» portes de Caen. » Les peines contre Péhu et les autres complices n'étaient
pas moins terribles. Ils avaient été condamnés à « estre rompus sur un
» gril dressé sur l'échafaud, et, par après, à estre jetés vifs dans un feu
» pour y estre leurs corps bruslés et réduits en cendres. » Il était encore
question dans l'arrêt de dommages et intérêts pour la veuve de du Hallot,
d'amende pour les couvents, d'une chapelle expiatoire à Vernon. Enfin, à
cause de l'énormité du crime, l'arrêt déclarait tous les condamnés ignobles,
eux et leur postérité, et, comme pour effacer tout soutenir de cet abomi-
nable forfait, il ordonnait encore que « la maison et chasteau de Blainville
» où d'Alègre faisoit sa retraicte et résidence seroit razée, desmoUie et
» abattue de manière à ce qu'il n'y restât dorénavant aucune marque de
» maison et forteresse. » Cette dernière mesure, dictée par la politique
autant que par la juste réparation du crime, ne devait pas être plus exécutée
que l'arrêt de démolition lancé contre ce même château par le Parlement
ligueur de Rouen, en 1591.
Mais le 17 février 1593, vu l'absence des condamnés, l'arrêt fut exécuté
en rencontre de son propriétaire, « en effigie en bosse représentant sa per-
» sonne ; pour ses complices en des tableaux qui furent pendus en des
» potences sur la place du marché de Caen. »
Telles furent les terribles conséquences du crime affreux conçu et tramé
dans les murs du château de Blainville, lieu de départ et de refuge de tous
ceux qui y avaient trempé et venaient d'être frappés par la justice.
A jamais perdu dans le parti royaliste, par ce meurtre d'un homme cher
à Henri IV, d'Alègre se tourna tout de bon, cette fois, du côté de la Ligue,
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— 683 -"
dont il avait été si longtemps Tardent ennemi. Il se retira auprès de son
chef, le duc de Mayenne, qui oublia que, plus d'une fois, de son château de
Blainville*, d'Alègre, pour soutenir la cause du roi, avait fait de fréquentes
sorties à la tête de ses bandits, et dévasté les environs, sans même épargner
Rouen, obligé d'envoyer un petit corps d'armée de Ligueurs pour en faire le
siège en règle. Mais l'arrêt de condamnation d'un Parlement royaliste,
après l'assassinat d'un fidèle serviteur du roi, devint un titre suffisant
pour effacer le tort Jd'avoir autrefois porté les armes dans le parti con-
traire.
La Ligue promit donc son appui à d'Alègre, quand il manifesta l'intention
de lever la fierté de Saint-Romain, à Rouen, afin d'obtenir ainsi l'absolu-
tion de son crime. Toutefois, pour ne pas se compromettre, en se présentant
en personne, il détermina un de ses complices, Claude de Péhu, son ancien
page , à se constituer prisonnier. Comme les concierges des prisons de
Rouen n'auraient pas écroué un prisonnier volontaire sans renonciation
d'une cause motivant l'écrou, le complice de d'Alègre se garda bien de dé-
clarer la véritable , qui aurait pu tourner contre lui et compromettre le
succès de la ruse. Il eut alors recours à un subterfuge. La loi voulant qu'on
ouvrît les prisons à un débiteur, que son créancier faisait écrouer sur l'ex-
hibition d'un titre, Péhu imagina de se faire écrouer à la requête d'un sieur
Du Fossey (vraisemblablement celui-là même qui avait pris part à la
sanglante tragédie de Vernon, ou tout au moins un membre de sa famille),
pour une obligation contractée par brevet devant les tabellions de Blain-
ville. C'est comme débiteur insolvable que Péhu fut admis dans la con-
ciergerie ou prison de la Cour des Aides, située à Rouen, rue du Petit-
Salut.
Auparavant, il se rendit à l'archevêché de Rouen , où le subdélégué du
légat du Pape, Monseigneur Jehan de Lesselie , évesque de Bosse y envoyé à
Rouen pour maintenir cette ville dans le parti de la Ligue , lui donna l'ab-
solution du crime d'avoir servi naguère dans l'armée royaliste, crime qui
avait entraîné de plein droit l'excommunication. Admis en présence du
prélat, Péhu a demanda en toute humilité pardon à Dieu et à l'église , et
i> supplia le subdélégué du saint père de luy donner l'absolution , soy sub-
o mettant à telle pénitence que cet ecclésiastique adviseroit bien estre, avec
I) protestation de n'adhérer jamay s au dict roy de Navarre, ses fauteurs et
» adhérens, ne porter les armes, ny favoriser en façon quelconque les hé-
» rétiques , ains vivre en l'unyon de l'esglise catholique , apostolique et
n romaine, et mourir pour la défense d'icelle. » Le subdélégué enjoignit à
Péhu a pénitence salutaire, et lui donna l'absolution , après lui avoir fait
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» jurer sur les sainctes évangiles, » et signer en présence d'un notaire l'en-
gagement qu'il venait de prendre (1).
Un acte en forme , constatant l'absolution accordée par le subdéléguc du
légat; le certificat d'un chanoine de l'église collégiale de Blainville, attes-
tant que Pchu a cstoit bon catholique, et avoit fait ses Pasqucs cette année
» avec toute contrition et repentajice », lui conféraient des titres auprès
du Chapitre de Rouen , maître d'exercer le privilège db la fierté.
Le duc de Mayenne écrivit, en outre, au Chapitre pour le a prier et le con-
» jurer de toute son affection, de donner la fierté au marquis d'Alègre qu'il
» désiroit infiniment estre gratifié de cette courtoisie. » C'était bien , en
effet, pour se sauver et le sauver que Péhu, obscur complice, avait accepté
le rôle qu'il allait jouer, le privilège s'étendant non seulement à celui qui
levait la fierté, mais aussi à tous ses complices. De Villars , gouverneur de
Rouen , où il venait de repousser si bravement les assauts de Henri IV,
(( supplioit le Chapitre, on son particulier, de toute son affection, de donner
)> la fierté au marquis d'Alègre. » Il voulait sauver la personne, comme il
avait déjà précédemment sauvé le château, après l'expédition faite contre
lui avec de Tavanes.
La veuve de du Hallot et ses filles, averties de toutes ces intrigues, firent
agir leurs amis et les membres du Parlement de Caen , pour empêcher les
assassins d'obtenir, par ce moyen, l'impunité de leur crime. Elles n'y purent
parvenir. Le Chapitre de la Cathédrale de Rouen élut , tout d'une voix,
Claude Péhu et ses complices, c'est-à-dire le marquis d'Alègre , seigneur de
Blainville, et les quinze ou seize sicaires qui l'avaient accompagné à
Vernon. On alla le chercher à la conciergerie de la rue du Petit-Salut, et,
le jeudi de l'Ascension de l'année 1593, Pélu leva la fierté ou châsse de
saint Romain, à la tourelle de la Vieille-Tour. Tel fut l'abus criant que le
Chapitre de Rouen fit de son privilège en cette occasion, et qui faillit bientôt
lui devenir funeste.
Pendant ces tristes menées, la famille de du Hallot, dans son extrême
douleur, s'était adressée au Roi, au Grand Conseil, et au Parlement de
Caen. Un arrêt du Conseil déclara que l'assassinat commis sur la personne
de du Hallot, lieutenant du roi, était un crime de lèse-majesté, et que,
comme tel, ce crime était en dehors du privilège de la fierté. Par arrêt du
10 janvier 1594, le Parlement de Caen déclara aussi la même chose, et de
(1) Floquet, Histoire du privilège de Saint-Romain, t. I., p. 399. La plupart des dé-
tails sur ce meurtre et ses suites sont extraits de cet ouvrage, oîi il est raconta en une
centaine de pages. 392 à 492.
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plus, apré^ la levée de la fierté par Pchu, au mois de juin 1593, il avait fait
exécuter le capitaine Fremyn de Floqucs, complice de d'Alègrc, sans tenir
compte de l'extension du privilège. En septembre 1594, époque où la frac-
tion du Parlement, fidèle au roi, Groulart en tête, de retour à Rouen, était
confondue avec la partie fidèle à la Ligue, restée dans cette ville, le
nommé Dumont Doubledent, autre complice de d'Alcgre, . fut arrêté et
emprisonné à la requête des dames du Hallot. Le Chapitre eut la hardiesse
d'envoyer des députés pour représenter au Parlement que « Dumont no
» pouvoit nullement estre recherché au moyen du privilège do Monsieur
» saint Romain, obtenu par Péhu en 1593, pour luy et ses complices. »
Ils demandèrent en outre que Dumont fut mis en liberté, et défense faite
aux dames du Hallot de le poursuivre pour le crime do Vernon. Mais les
temps étaient bien changés. La requête ayant été écartée et TafTaire évoquée
par le Conseil privé du roi , ce Dumont Doubledent, en 159 1, fut exécuté à
mort, en place de Grève, à Paris, en vertu d'un arrêt du Conseil. En 1596,
Lecadet-Lagloë, autre complice de d'Alègre, subit le même sort.
Ije crime conçu à Blainville eut aussi son contre-coup sur le privilège de
la fierté. La conduite du Chapitre de Rouen lui avait singulièrement nui
dans l'esprit des gens sensés, et, le 25 janvier 1597, de l'avis des princes
du sang, des membres du conseil, des principaux officiers du Parlement et
des autres cours souveraines réunies à Rouen pour l'Assemblée des Notables,
le roi Henri IV signa une déclaration qui modifiait beaucoup le privilège,
et continua de le régir jusqu'à sa suppression, après la Révolution de 1789.
Dans le préambule, on parlait de la nécessité de « retrancher de grands
» abus et scandales qui se commettoient sous la faveur du dict privilège. »
Il est certain que Henri IV pensait au meurtre d'un de ses serviteurs
dévoués, quand il s'exprimait de la sorte. On exceptait aussi tous ceux qui
se trouveraient prévenus du crime d'assassinat avec guet-apens.
En 1606, le Chapitre et son privilège, qu'il voulut soutenir, devinrent
encore l'objet de plus rudes attaques, quand les dames du Hallot firent
arrêter et écrouer, dans les prisons du Chàtelet, Péhu lui-même, réfugié à
Paris. Sans des lettres de grâce qu'il obtint, il aurait porté sa tête sur
réchâfaud, comme déjà trois autres des complices de d'Alègre.
Pour le seigneur de Blainville, en voyant l'insuccès de toutes les démar-
ches destinées à le sauver, il avait jugé plus prudent de fuir de France,
quand la Ligue eut été définitivement vaincue, et de se retirer en Italie,
d'où il ne revint que longtemps après que le bruit de cette triste afi'aire se
fut calme.
L'arrêt du Parlement royaliste de Caen, en ce qui touchait la destruction
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— 686 —
du château de Blain ville, ne fut pas plus exécuté que celui du Parlement
ligueur de Rouen. Il fut bien heureux d'y échapper; car le premier soin du
Parlement, après son retour à Rouen, fut de demander au roi de démolir
tous les châteaux et forteresses d'où les propriétaires s'élançaient pour
saccager le pays et piller les passants. Il pensait comme son premier pré-
sident Groulart, disant au duc de Montpensier, à propos du château de
Neuilly, sur la Vire, possédé par Dampierre, a que ce seroit faire un bon
» service à tous que de les abattre et de les raser, parce qu'en temps de
ï> paix ou de guerre, ils ne servoient que pour loger des brigands ou voleurs
» qui saccageoient et ruinoient le paouvro peuple (1). » Mais Tabsencede
d'Alégre avait rendu le château de Blainville inoifensif pour tout le
monde. Il en fut de lui comme d'une foule d'autres, contre lesquels on
lança pareillement des arrêts de destruction à cette époque. S'ils avaient
été tous exécutés, il n'en serait peut-être pas resté un seul debout, au
siècle suivant, où Richelieu en détruisit encore un si grand nombre.
D'Alègre rentra en France, quand les lettres de grâce de Péhu et les res-
trictions apportées au privilège de la fierté de Saint-Romain eurent mis fin
à l'émotion et aux poursuites causées par son crime. Dans les dernières
années du régne de Henri IV, il épousa Louise de Flagheac, mariée par
contrat du 27 avril 1608, dont il eut huit enfants. Il exerça même tous ses
droits sur la terre de Blainville, et il parut vouloir s'attachera faire oublier
ses torts passés. 11 donna à l'ancienne église paroissiale une cloche qui
porte son nom, avec celui du curé de cette époque et des six chanoines
prébendes alors en exercice. En voici l'inscription :
m" GVILLEMME LHERMITTE PBR (2) CVRB DV LIEV, MESSIRE XPFLE (3) DALLEGRE
MARQVIS ET SEIGNEVR DV LIEV — JACQVE DE LA VILLE, LOVIS DERLIS, GVILLEMMB
HESBERT, THESAVRIER — LEMASVRIER, TOVSSAINCTZ DERLIS, LOVlS LEROl (161...)
Une bavure ne permet pas de lire la date précise où cette cloche fui
fondue; mais elle le fut postérieurement au retour de d'Alégre en
France (4).
(1) Begistres secrets du Parlement, 20 mai 1590.
(2) Presbyter, prêtre.
(3) Abréviation de Christofle ou Christophe, prénom du marquis d'Alégre.
(4) Cette même cloche a été depuis transportée dans la Cîollégiale, devenue enlise
paroissiale, ainsi que le constate Tinscription suivante : placée par auzou an iv de
LA LIBERTÉ, 1792 (suivant le mode primitif de supputer les années après la Revolu-
lion de 1789). On vient de lui adjoindre une seconde cloche, qui a été bénie le laodi
22 septembre de cette année, et dont le parrain et la marraine ont été M. PiraoBt
aine et M"** de Fréville, née Passerat de Crevon.
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— 687 -
Le 22 avril 1627, lo même seigneur de Blainville réunit à la Collé-
giale les deux chapelles de Saint-Jean-Baptiste, de Sainte-Catherine et de
Sainte-Marguerite, fondées par Jean de Mauquenchy, le 24 juin 1335, à la
condition de dire deux messes par semaine. En même temps, il donna au
Chapitre, par contrat passé devant les tabellions de Rouen, aux sièges
de Blainville et d'Auzouville-sur-Ry , les biens et revenus qui avaient
auparavant appartenu à ces deux chapelles, et qui consistaient en deux
maisons et jardins, et une pièce de terre en labour de trois vergées dans la
paroisse de Blainville (1). A Torigine, les seigneurs de Blainville avaient
été obligés de faire prier pour eux dans l'église paroissiale, par des chape-
lains particuliers; aujourd'hui les chanoines de la Collégiale étaient exclu-
sivement chargés de ce soin pieux. Ce transfert était un mojcn de leur
faire oublier le temps où d'Alègre les emprisonnait dans les cachots de son
château, pour les punir de soutenir contre lui le parti de la Ligue.
En 1636, il présenta à François de Harlay, I" du nom, archevêque
de Rouen, un nommé Nicolas Freulard, pour une place de chanoine
vacante dans la Collégiale de Blainville. La demande, signée de lui, revêtue
de ses armes, est datée du château d'Alègre, en Auvergne, où il paraît avoir
fait le plus souvent sa résidence, dans l'impossibilité de se trouver long-
temps au milieu des populations qu'il avait tant épouvantées par ses dépré-
dations et par ses crimes (2). Il la renouvela le 28 août 1638.
Ce seigneur de Blainville portait de gueules à la tour cannée d'argent accostée
de trois fleurs de lys d'or en flanc. Son sceau était accompagné d'une devise
(1) Aveu des Chanoines de Blainville, 1743.
(2) Il y a derrière le maître autel de la paroisse actuelle, Tancienne Collégiale,
quatre vitraux représentant, en partant de la gauche du spectateur, saint Germain,
saint Jacques, saint Jean et saint Christophe, presque de grandeur naturelle. Ils sont
là pour rappeler le patron de la vieille église (saint Germain), ceux des d'Estouteville
(saint Jacques et saint Jean), et celui de d'Alègre (saint Christophe). Des deux armoi-
ries, copiées de celles de la voûte, et placées récemment au bas de ces vitraux, les
unes, à gauche en regardant Tautel, sont celles des Mauquenchy et des d'Estouteville,
de Jean d'Estouteville, le fondateur de la Collégiale (mais le lion en est effacé) ; les
autres, celles de droite, appartiennent à une famille à laquelle les d'Estouteville se sont
alliés. Il est probable qu'à l'origine celles de d'Alègre ont dû y figurer; car noua
pensons que ces vitraux ont été donnés par lui ou par sa famille, à cause de la pré •
sence de son patron. A leur place, à côté des deux armoiries ci-dessus, on voit deux
inscriptions latines constatant l'époque de la restauration des vitraux (1844), le nom
des Fabriciens en exercice, qui en ont fait les frais, et celui des personnes qui les ont
aidés de leur argent et de leurs soins.
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— 688 —
renfermant un jeu de mots que nous ne pouvons croire avoir été l'expres-
sion de la vérité, à toutes les époques d'une vie si agitée : tam in prosperis
QUAM iN ADVERSis sEMPER ALACER. D'Alègro u'aupa pas a toujours été alègre
» (gai, dispos) aussi bien dans l'adversité que dans la prospérité. (1) »
L'aîné de ses huit enfants, issus de son mariage avec Louise de Flagheac,
Claude Yves, marquis d' Alègre, gouverneur d'Evreux, maréchal des camps
et armées du Roy, obtint la terre de Blainville, où il exerçait certains
droite du vivant de son père.
Il avait épousé, en premières noces, Louise Eschallart de la Boullaye,
fille de Philippe Eschallart, seigneur de La BouUaye, et de Marie Hurault
du Marais, mariée par contrat le 26 juin 1636. Investie de sa confiance,
elle eut sa procuration aussitôt après le mariage. Nous voyons, en efiet :
« Louise Eschallart dame espouso et procuratricc de haut et puissant sei-
» gneur, marquis d'Alègre et de Blainville, » présenter, pour le titre
d'une des chapelles de l'église paroissiiile, Adrien Buglet, le 20 septembre
1636(2).
Le titre de marquis de Blainville est de trop dans cette présentation
comme dans beaucoup d'autres actes du même genre ; mais celui de marquis
d'Alègre prouve qu'il le portait du vivant même de son père.
Sa seconde femme fut Marguerite-Gilberto de Roquefeuil, héritière de
sa maison, veuve de Gaspard de Coligny et fille d'Alexandre de Roquefeuil .
Il y a de lui une dizaine de présentations pour la Collégiale do Blain-
ville, dont la première est du 2 décembre 1641, en faveur d'un nommé
Nicolas Bernard, et la dernière porte la date de 1664 (3).
Pendant qu'il était seigneur de Blainville, le hameau de Maillommais,
qui en dépend, vit s'élever une chapelle. Un tabellion royal de Rouen, du
nom de Esaïe Helye, âgé de plus de soixante-trois ans, en reconnais-
sance des grâces nombreuses dont Dieu l'avait comblé, depuis son enfance,
adressa, le 16 mars 1659, à l'archevêque de Rouen, François de Harlay, la
demande de dédier et d'ériger en bénéfice simple, sur un fond à lui appar-
tenant, situé à Maillommais, une chapelle consacrée à Notre- Dame -de-
Délivrande, Voici le texte même de sa deniîfnde :
« A Monseigneur,
» Monseigneur l'Illustrissime et religiosissime
» archevesque de Rouen, primat de Normandie
ou M" ses grands vicaires.
(1) Archives départementales, Doyenné de By, liasse BlaiiwiUe.
(2) Archives départementales, liasse Blaùrville.
(3) Id. ibid. Dans les cachets qui les accompagnent le nombre des fleurs de Its
n'est pas toujours le même.
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— 689 —
« Supplie humblement s' Esaie Helye, tabellion royal à Rouen, disant
» qu'estant raeu de deuotion et pour recognoistre les bienfaits qu'il areceu
» de la main de Dieu il auoit fait bastiret construire une chapelle ou ora-
» toire sur ung fond a luy appartenant sis en la paroisse de Blainuille,
» hameau de Maillommois (1) de vostro diocèse, distant de demye lieuë ou
» environ de l'église paroissiale pour y faire dire et célébrer messe sous
» vostre bon plaisir toustes les festes et dimanches de l'année deuant ou
» après la messe do paroisse pour ne point troubler l'ordre d'icelle, ce qu'il
» ne peut faire sans auoir de vostre Eminence permission.
I) Ce considéré, Monseigneur, et qu'il vous appert du contract de dotation
» et fondation cy attaché, il vous plaise accorder la grâce cy desssus et
)) sous cet effect commettre telles personnes qu'il vous plaira pour bénir la
» susdite chapelle et icclle ériger en tiltre et bénéfice simple sous le nom
» et inuocation de Notrc-Dame-de-la-Déliurande, et le suppliant sera obligé
» à redoubler ses prières pour vostre prospérité et santé (2).
« HÊLYE. »
L'acte de fondation de cette chapelle, que l'archevêque s'empressa
d'ériger, est du 4 avril 1659, rédigé en latin, portant la signature de
Lecomier. La présentation du chapelain appartenait aux possesseurs des
héritages que le fondateur avait eus à Maillommais et à Blainville, et l'on
trouve pour cette chapelle cinq ou six présentations, dont la dernière est du
18 juillet 1760.
Il y avait une terre affectée à cette chapelle, située dans la paroisse de
Saint-Arnoult, et dont il est souvent question dans les aveux des chanoines
ses voisins, sous le titre do a terre de la Chapelle de Notre-Dame-de-Déli-
» vrande. »
Claude Yves d'AIègre avait eu de sa seconde femme, Gilberte de Roque-
feuil, deux enfants.
L'aînée lut Louise-Marie d'AIègre, qui mourut en bas-âge.
La seconde fut Marie-Marguerite d'AIègre, qui perdit son père le 14
novembre 1664, nommé chevalier de l'ordre du Saint-Esprit, mais sans
avoir été reçu. Elle tomba alors sous la tutelle de Claude-Christophe
d'AIègre, son oncle, qui, en 1666, présenta à la Collégiale, a parce que, dit-
(1) Cette ancienne orthographe montre qu'aujourd'hui il faut écrire Maillommais,
depuis le changement introduit par Voltaire de ois en ais. C'est par erreur que le
Fouillé de Rouen, de 1738, Tappello Maillebois. Une d^Vlègre ayant épousé, en 1713,
le marquis de Maillebois, de là sera venue peut-être Terreur.
(2) Archives départementales, Doyenné de Ry, liasse Blainville,
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— 690 —
» il, la nomination nous en appartient à cause de notre terre de Blain-
» ville (1). ï)
C'était pour remplacer le chanoine Charles Daniel, mort cette année-là,
bienfaiteur de la Collégiale et fondateur d'un Ohit pour le repos de son
âme. Il y fut inhumé, avec cette inscription qu'on lit] encore aujourd'hui
dans la chapelle latérale de droite :
« Cj gist noble et discrette personne M^* Charles Daniel, vivant prestre chanoine en
» réglLse coUëgiale de St Michel de Blain ville lequel décéda le 27'"* de may 1666
» et a donné au trésor d'icelle église la somme de vingt et une livre de rente hypo-
» thecque mentionnée av contract passé devant lacqves Vernier tabellion de Caillj,
» le XI* lour de lanvier 1664 avx charges par les s'* thrésorier et chanoines de la
» dicte église de dire tovs la messe et célébrer vn service par chacvn an le leur de
» de son dict deces povr le repos de son ame et de ses parents et amvs avqvel assis-
» teront tovs les dicts chanoines a peine de perdre toutes les distribusions svivant son
» testament dv 25 de may 1666 et la ratification diceluy faicte par les s'* Delaglos
» et Debierville et avtres héritiers du ?"• lour de Ivin 1666.
« Pries Diev povr son ame. »
Comme c'est la seule inscription restée de toutes celles qui durent être
mises dans l'ancienne Collégiale, nous avons tenu à la citer.
Quand Marguerite d'Alègre fut majeure, après la mort de sa mère, ar-
rivée en 1672, elle se maria, et ce mariage, comme cela était déjà arrivé
pour les Mauquenchy et les d'Estouteville, fit passer la terre et le château
de Blainville dans une nouvelle famille, celle du grand Colbert.
F. BOUQUET.
{La fin à la prochaine livraison.)
(1) Archives départementales, Ih^enné de Ry, liasse B/ainrtï/e.
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POÉSIE.
SPECTACLES DE LA POIRE.
Octobre a ramené les hôtes de la Foire :
Phénomène vivant qu'il faut voir pour y croire,
Tigre, vautour, chacal, grand lion du désert.
Chiens et chevaux savants, escamoteur disert.
Puis des nains, des géants et des danseurs de corde ;
Tout cela chaque soir s'agite et se déborde
Dans une symphonie à rendre sourds les gens.
« On avait jusqu'alors cru les singes méchants,
« Nous en montrons ici de plus doux que I^ hommes.
« Entrez, Messieurs, entrez ! arrangeants nous le sommes,
« Vous ne paierez pas cher ; approchez, venez voir !
« Profitez ! nous avons grand spectacle ce soir. »
Soudain, à la lueur des flammes du bengale.
Eclatent les clairons, le tam-tam, la cymbale ;
Et l'artiste ambulant drape ses oripeaux
En regardant la foule assiéger ses tréteaux.
Voici Polichinel ! J'aime à voir sa boutique,
C'est l'antique Fantocche à tournure comique.
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— 692 —
Qui, bossu par derrière et bossu par devant,
Fait cent pendables tours sur la scène en plein vent.
II bat, il est battu, tout désordre l'attire ;
Coquin bon à brûler s'il ne faisait pas rire.
Recherche qui voudra les fadeurs de bon ton ,
J'aime ces quolibets et ces coups de bâton.
Ces pantins déhanchés, cohorte aventurière.
Qui font tout, disent tout de grotesque manière.
Là se trouve du moins la gaîté d'autrefois.
Mais Paillasse, à grand bruit, fait retentir sa voix.
Paillasse, autre bandit, autre bonne figure.
Poltron, filou, hâbleur et coureur d'aventure.
Esprit original sous des haillons vieillis,
Il ouvre en écoutant de grands yeux ébahis ;
Son cynisme sans art comme un torrent s'épanche
Et sa plaisanterie a le poing sur la hanche.
Ne lui reprochez point son jargon plein d'excès.
Pourvu ^'on fasse rire on est toujours français.
Que ferait-il, bouffon, dans sa verve ennemie.
Du langage du monde et de l'Académie !
Les discours d'Institut sont trop faibles de reins
P?ur soutenir l'honneur des théâtres forains.
Il faut avec le peuple une allure gaillarde ;
L'imprévu, l'étonnant, voilà ce qu'il regarde.
Pardon ! n'oublions pas les hercules du Nord,
Ici l'esprit n'est rien, la palme est au plus fort :
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— 693 —
On se prend, on s'étreînt, on se courbe, on s'enlace.
Et malheur à celui que son rival terrasse.
S'il touche carrëment l'arène de son dos,
Il est désavoué de messieurs les badauds.
Nous en avons vu courir après la double vue ;
Louij^e et fâcheuse erreur ! mais elle est disparue.
De la devineresse on n'entend plus la voix.
Nous ne monterons pas sur les chevaux de bois ;
Le cirque est à côté, c'est un spectacle honnête
Où l'on porte ses pieds sans danger pour sa tête ;
Les écuyers brillants à fond de train lancés,
Semblent par l'ouragan soutenus et poussés.
La guerre a son tliéâtre aussi, scène tragique.
Qui porte au front ces mots : Théâtre mécanique.
Quoique le canon gronde, enfants, n'ayez pas peur :
Les soldats en carton marchent à la vapeur;
Qu'on se batte en plein champ, qu'on assiège une ville,
Tout se meut sous la loi du balancier docile ;
Une parole, un geste, et la paix renaîtra.
Quant aux morts, patience ! on les relèvera.
Par tous ces bateleurs la ville est récréée.
On les voit avec joie arriver chaque année ;
Pourtant le meilleur manque ; en ce concert discord,
J'ai cherché bien souvent sans fruit, je cherche encor
Un spectacle plein d'art, de verve et de folie
Que la France emprunta jadis à l'Italie :
La Pantomime alerte, estimée aux faubourgs,
Et dont le geste promn* valait de grands discours.
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Le vieil esprit s'en va ; Ton en rencontre à peine
De ces joyeux bouffons d'inépuisable veine
Qui remuaient le peuple au temps de nos aïeux;
Nous devenons plus fiers et n'en valons pas mieux.
Qui nous rendra Pierrot, Arlequin, Colombine,
Scaramouche, Isabelle et sa charmante mine, ^
Le docteur, Pantalon, tous les Fantoccini,
Et leur clinquant vermeil dont le lustre est terni !
Pascal MULOT.
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BIBLIOGRAPHIE
SAINT-ANDRÉ-DE-LA- VILLE, Monographie par M. E. de
la Quérière. — Rouen et Paris, 1862, in-4*.
L'étude aride de l'archéologie est singulièrement rendue facile et
attrayante quand elle est présentée par des hommes de goût et de style.
M. de la Quérière est un de ces privilégiés de la science qui ne se perdent
ni dans les redites, ni dans les documents inutiles, et qui condensent en
quelques pages agréables et bien remplies ce que d'autres prolongeraient à
plaisir en d'interminables dissertations.
Nous le félicitons d'avoir porté ses regards cette fois encore sur une do
ces merveilleuses et regrettables églises que la pioche des démolisseurs
vient de faire disparaître de notre sol normand. Saint-André-de-la- Ville
revit tout entier dans cette monographie où se reflètent, fidèles et transpa-
rentes, toutes les phases de son existence, depuis l'année 1348, quand sa
paroisse comptait 60 feux, jusqu'au moment où le tocsin de 93 fit taire et
remplaça le son des cloches dans cette demeure de Dieu. Fortune, magni-
fique du passé, journées de fête et de grandeurs, émanations de l'encens,
verrières enflammées au soleil, fantaisies hautaines de la pierre, qu'étes-
vous devenues?... Un souvenir consacré par une main pieuse, voilà ce qui
reste de vos splendeurs, voilà ce qui demeure de votre magnificence d'au-
trefois ! Et c'est une bonne occasion de rencontrer encore des historiographes
comme M. de la Quérière qui réunissent aux qualités particulières de l'ar-
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tiste les connaissances spéciales de l'antiquaire : la vérité avec eux est
avant tout et toujours respectée, ce qui ne veut pas dire que rimagination
de l'écrivain ne se donne pas de temps en temps carrière. A côté de ce qui
s'est fait, l'auteur manifeste sa personnalité pour dire ce qu'il fallait faire;
et, par exemple, quand il exprime ses regrets en ce qui touche le tracé des
nouvelles rues de Rouen, bien qu'il y ait dans ses observations une large
part pour la critique, il séduit son lecteur parla profondeur des aperçus et
le range du côté du système qu'il développe. Le respect des monuments
antiques, respect poussé jusqu'à la vénération, voilà surtout c^ qui ressort
des conclusions de M. de la Quérière, voilà ce qu'il exprime hautement et
justement quand il dit : « Malheureusement, le percement d'une très large
» voie à travers le cœur de la cité va faire disparaître la nef de Saint-André,
^ en même temps que nombre de constructions curieuses du moyen-âge et
» de la Renaissance qu'on pouvait aisément épargner, puisqu'il s'offrait à
» quelques pas de là une ligne toute tracée de rues déjà existantes, qu'il ne
» s'agissait que d'élargir convenablement pour atteindre le but qu'on se
» proposait. »
Les amateurs de ce qui a fait le renom de notre antique cité, les biblio-
philes et les artistes voudront posséder l'œuvre nouvelle de notre colla-
borateur.
Saint' André-de- la-Ville vient compléter admirablement Saint- Martin-sur-
RenellCy deux chefs-d'œuvre de moins ; mais, qui, grâce à M. de la Quérière,
ne vont pas entièrement disparaître dans l'oubli.
Comme toujours, l'exécution typographique est satisfaisante ; nous avons
à signaler aussi deux fort belles planches, gravées sur cuivre par M. Bre-
vière : l'une représente l'état de Téglise avant la démolition ; l'autre la
flèche qui surmontait la tour actuellement subsistante. Ces éléments d'inté-
rêt puissant n'étaient pas nécessaires au succès du travail de M. de la Qué-
rière, mais il a voulu être complet et excellent : nous croyons pouvoir lui
dire qu'il a réussi.
Gustave GOUELLAIN.
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— 697 —
HISTOIRE DE LA VILLE D'AUMALE, par M. Semichon.—
Rouen et Paris. 2 vol. în-8".
a Que chacun, — disions-nous il y a quelque yin^ ans, dans un Rapport
à la Société d'Emulation sur les premiers travaux monographiques de
M. J.-E. Decorde, — a que chacun veuille bien rechercher dans sa com-
» mune les faits anciens, les événements remarquables de la localité, en y
» mettant ce qui, à nos yeux, constitue l'attrait de ces sortes d'ouvrages :
» l'exactitude, l'ordre, un peu d'humour et cette passion mesurée que l'écri-
h vain projette sur les labeurs dont le sujet lui est sympathique ;
ft Que parallèlement ce travail, appliqué aux temps historiques, soit,
» pour les événements modernes, accompli jour à jour, dans chaque com-
» mune intéressante, par les soins intelligents du curé, de l'instituteur ou
» de quelque lettré modeste, dans un Recueil de notes successives, prises
» sur le fait, et soumises annuellement à un certain contrôle, l'examen,
» par exemple, du Conseil local de l'Instruction publique;
» Et vous pouvez prévoir aisément les conséquences favorables au pro-
» grès de l'histoire générale, de ce double courant d'eiforts devenu d'au-
» tant plus efficace qu'une émulation soutenue l'entretiendrait dans les
» limites delà véritable érudition et de l'utilité scientifique... »
Nous nous élevions même, à ce propos, contre le dédain manifesté alors
par certains écrivains pour ce qu'ils appelaient la petite monnaie de l'his-
toire, la préoccupation provinciale et trop exclusive du clocher. C'est à
l'ombre du clocher, disions-nous, c'est sous les créneaux démantelés de nos
ruines locales, c'est près du cours de nos ruisseaux ignorés qu'ont pris
naissance les libertés et les franchises communales, le sentiment de l'hon-
neur patriotique, le respect des institutions, le premier germe de ce dévoue-
ment aujourd'hui victorieux à l'unification de tout l'Empire : l'histoire d'un
Clocher, n'est-ce pas souvent, dans des proportions restreintes, mais avec
des éléments semblables, l'histoire même de la France ?
Depuis que ce vœu a été exprimé, la bibliographie normande, — pour ne
parler que de notre contrée, — a pu enregistrer, souvent avec honneur, un
nombre déjà très grand de monographies locales que l'hospitalité des
Revues et des Sociétés savantes est venue soustraire à l'oubli, et qui n'ont
pas été certainement sans influence sur le développement actuel du goût
public pour ces sortes de compositions. Aujourd'hui, le Gouvernement les
encourage, l'Institut daigne leur faire une place, toujours enviée, dans ses
concours annuels, et le mouvement général si heureusement imprimé à cette
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tendance, offre pour ainsi dire, par sa fécondité et ses avantages, une
branche nouvelle à la littérature.
Nous pourrions citer de vim cinquante productions de ce genre, parmi
lesquelles figurent : THistoire de Dieppe, par M. Féret; celles d'Eu, par
M. Estancelin et M. L. Vitet; les notices historiques de M. Guillemeth sur
plusieurs contrées du département de la S ei ne- Inférieure ; celles de
M. Tabbé J.-E. Decorde sur les cantons de Neufchàtel, de Blangy et de
Gournay ; les histoires de Gournay, par M. P. de la Mairie ; de Fécamp,
par M. Fallue ; de Valmont, par M. Lesguilliez ; d'Elbeuf, par M. Maille ;
les notices érudites de M. L. de Duranville, sur le mont de Thuringe ; de
M. le marquis de Belbeuf, sur l'ermitage et le hameau de Saint- Adrien ; de
M. Ballin, sur le canton de Grand-Couronne ; de M. Leroy, sur Montérol-
lier; de M. Derny, sur les clochers du pays de Bray ; de M. J. Rondeaux,
sur Saint-Etienne-du-Rouvray, etc. — Il n'est pas que nous n'ayons nous-
méme, s'il est permis de le rappeler, prêché personnellement d'exemple en
l'honneur de l'ancienne petite ville de Blangy et de la vallée de la Bresle.
Donc, on le voit, l'idée a fait son chemin comme, du reste, tout ce qui,
dans notre plantureuse Normandie, trouve moyen de fixer ses racines dans
le sol et d'éveiller le sentiment de la nationalité.
Reste la seconde partie du projet, relative aux matériaux de l'histoire
contemporaine locale. Elle aura peut-être aussi son jour...
C'est encore cette belle et inspiratrice vallée de la Bresle qui peut reven-
diquer aujourd'hui l'une des monographies les plus intéressantes, les plus
complètes de ces derniers temps : V Histoire de la ville (TAumale et de ses insti-
tutions, due à la plume de M. E. Semichon, avocat à Neufchàtel.
Cet ouvrage, publié tout récemment, a trouvé au Conseil général un
accueil distingué qu'avait devancé une mention honorable accordée par
l'Institut à l'une des parties manuscrites du travail.
On trouve dans ce livre, quia dû coûter bien des recherches et bien des
veilles, ce doux sentiment du respect pour la famille et pour le berceau qui
donne tant de couleur et de vie philosophiques aux récits les plus simples.
Mais ce qui, surtout, caractérise l'œuvre et la rend digne de figurer dans
les collections historiques de choix, c'est l'abondance des faits recueillis au
prix de recherches patientes, et groupés avec un soin pour ainsi dire reli-
gieux, avec un esprit de critique très ferme, autour de l'édifice que Térudit
auteur a voulu consacrer aux fastes de sa ville. Ce soin minutieux des
détails, qui n'entend rien négliger de ce qui peut fortifier une opinion,
éclaircir un fait douteux, est toujours chez un historien ou un archéologue, la
marque d'un travail consciencieux ; et il entre nécessairement pour beau-
coup dans la somme de confiance que le lecteur lui accorde.
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— 699 —
En racontant les événements de toute sorte dont la ville d'Aumale fût le
théâtre depuis le xii* siècle, l'auteur s'appesantit — c'est là le but principal
de son œuvre — sur le caractère de ceux qui font ressortir l'indépendance
communale de cette bourgade, siège d'une haute Seigneurie durant prés de
500 ans. Cette préoccupation amène M. Semichon à établir, du connu à
l'inconnu, et par une abstraction que nous croyons suffisamment logique, la
synthèse des progrès, de l'affaiblissement et enfin de la décadence des privi-
lèges communaux à tous les âges de l'histoire de notre pays.
Ses déductions ingénieuses sont le fait d'un esprit exercé aux choses
de l'histoire; elles portent l'empreinte d'une loyauté et d'une sagacité
remarquables. Aussi peut-on dire qu'alors même que les affirmations d'un
historien ne seraient pas mathématiquement justifiées, ses appréciations,
secondées par ces mérites, ont généralement le caractère de vraisemblance
et de bonne foi qui entraîne le lecteur à les juger irréfutables.
On comprend qu'en pareille matière et sous l'empire de cette nécessité
où l'auteur se trouve placé, de signaler et de relier entre eux, selon les
temps, une immense quantité d'incidents, de pièces et de noms, la lecture
de l'ouvrage demande une certaine somme d'attention et de bonne volonté ;
et que le lettré qui s'éprend principalement de la forme, puisse n'y pas
trouver tout l'attrait qu'y découvriront certainement l'antiquaire, le philo-
logue, le géographe.
Hâtons-nous de dire que, sous le rapport purement littéraire, M. Semi-
chon a pu, même dans un ouvrage de cette nature, montrer à un haut
degré les qualités d'écrivain que nous lui connaissons. L'introduction qui
sert de cadre et comme de résumé anticipé à son œuvre est là pour le
prouver. Les 150 pages de ce morceau, péristyle brillant d'un monument
sévère, réunissent à Téclat du style, l'abondance des idées et la hauteur
des vues. Pour nous, qui aimons la concentration et qui croyons que la
pensée est toujours mieux servie par l'éloquence littéraire que par le
chiffre, quelque probant qu'il soit, c'est dans cette introduction même que
nous voyons le véritable Livre et que nous pouvons le mieux nous rendre
compte de la pensée philosophique de l'auteur.
Nous y renvoyons le lecteur. Ausi bien serait-il impossible, sans trahir
l'harmonie de l'ensemble, d'en tirer des extraits suffisamment détaillés.
Nous n'aurons pas fait, il est vrai, un article de critique complet, mais
nous aurons, du mois, par cet hommage, engagé les lecteurs de la Revue
à apprécier personnellement ce qui nous semble le justifier.
J. A. DE LÉRUE.
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GHRONiqUE NORMANDE.
LES COMPAGNONS DE GUILLAUME- LE- CONQUÉRANT EN 1066. — La Société
française d'Archéologie a publié récemment la liste des compagnons
de Guillaume à la conquête de l'Angleteterre. Le 17 août dernier, à la
suite d'une cérémonie imposante qu'avait organisée cette compagnie, et
sous l'intelligente direction de M. de Caumont, elle a été fixée sur le mur
occidental de l'église de Dives, à l'intérieur de la nef, au dessus de la porte
d'entrée, où elle occupe une surfaee qui n'a pas moins de 24 métrés carrés.
Il est inutile de rappeler , à cette occasion , la controverse longtemps pen-
dante sur le lieu de départ de l'expédition normande. M. de Caumont parait
l'avoir tranchée , lorsqu'en août 1861 il a érigé une colonne commémorativa
sur le promontoire qui se dresse à l'embouchure de la Dive. Nous n^avons
d'autre prétention que de donner à un monument historique , si intéressant
pour la Normandie , la publicité de la Revue de la Normandie , et de reproduire
ici avec uno fidélité scrupuleuse , la list^ des compagnons de Guillaume»
telle que Ta publiée la société française d'archéologie , et telle que Ta com-
posée M. Léopold Delisle, membre de l'Institut.
Achard.
— d'Iviy.
Aioul.
Aitard de Vaux.
Alain Le Roux.
Amauri de Dreux.
Anquetil de Cherbourg.
— de Grai.
— de Ros.
Anscoul de Picquignj.
Ansfroi de Côrmeifies.
— de Yaubadon.
Ansger de Montaigu.
— de Senarpont.
Ansgot.
— de Ros.
Amoul d* Ardre.
— de Perci.
Arnoul de Hesdin.
Aubert Greslet.
Aubri de Couci.
— de Ver.
Auvrai le Breton.
— d'Espagne.
— Merteberge.
— de Tanie.
Azor.
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— 701 —
Baudouin de (Plombières.
— le Flamand.
— de Meules,
Bërenger Giffard.
— de Toeni.
Bernard d'Alençon.
— du Neufmarchë.
— Pancevolt.
— de Saint-Ouen.
Bertran de Verdun.
Beuselin de Dive.
Bigot de Loges.
Carbonnel.
David d'Argentan.
Dreu de la Beuvrière.
— de Montaigu.
Durand Malet.
Ecouland.
Engenouf de l'Aigle.
Enguerrand de Raimbeau-
court
Emeis de Buron.
Etienne de Fontenai.
Eude, comte de Champagne.
— ëvèque de Bayeux.
— Cul-de-Loup.
— Le Flamand.
— de Fourneaux.
— Le Sënëchal.
Eustache, comte de Bou-
logne.
Foucher de Paris.
Fouaue de Lisors.
Gautier d'Appeville.
— Le Bourguignon.
— de Caen.
— de Claville.
— de Douai.
— Giffard.
— de Grancourt.
— Hachet.
— Heusé.
— d' Incourt.
— de Laci.
— de Mucedent
— d'Omontville.
— de Risbou.
— de Saint-Valeri.
— Tirel.
— de Vemon.
Geoffroi Alselin.
— Bainard.
— du Bec.
— de Cambrai.
— de la Guierche.
— Le Maréchal.
— de Mandeville,
— Martel.
— Maurouard.
Geoffroi de Montbrai,
— comte du Perche.
— de Pierrepont.
— de Ros.
— de Runeville.
— Talbot.
— de Tournai.
— de Trelli.
Gerboud le Flamand.
Gilbert le Blond.
— de Blosseville.
— de Brette ville.
— de Budi.
— de ColleviUe.
— de Gand.
— Gibard.
— Malet
— Maminot.
— Tison.
— de Venables.
— de Wissant.
Gonfroi de Cloches.
— Mauduit.
Goscelin de Cormeilles.
— de Douai.
— de la Rivière.
Goubert d*Aufai.
— de Beauvais.
Guernon de Peis.
Gui de Craon.
— de Raimbeaucourt.
— de Rainecourt.
Guillaume Alis.
— d'Ansleville.
— L'Archer.
— d'Arqués.
— d'Auarieu.
— de L'Aune.
— Basset.
— Belet.
— de Beaufou.
— Bertran.
— de BiviUe.
— Le Blond.
— Bonvalet.
— du Bosc.
— du Boso-Roard.
— de Boumeville.
— de Brai.
— de Briouse.
— de Bursigny.
— de Cahaignes.
— de CaïUy.
— de Cairon.
— Cardon.
— de Carnet.
— de Castillon.
— de Ceaucé
— La Chèvre.
Guillaume de ColleviUe.
— Corbon,
— de Paumerai.
— Le Despensier.
de Durville.
— d'Ecouis.
— Espec.
— d'Eu.
— comte d'Evreux.
— de Falaise.
— de Fëcamp.
— Folet.
— de la Forêt.
— de Fougères.
— Froissart.
— Goulafre.
— de Lètre.
— de Loucelles.
— Louvet.
— Malet.
— de Malleville.
— de La Mare.
— Maubenc.
— Mauduit.
— de Moion.
— de Monceaux.
— de Noyers.
— fils d'Osbeme.
— Pantoul.
— de Parthenai.
— Pëchë.
— de Perci.
— Pevrel.
— de Picquigny.
— Poignant.
— de roillei,
— Le Poitevin.
— de Pont-de-l'Ai^
che.
— Quesnel.
— de Reviers.
— de Sept-Meules.
— Taillebois.
— de Toeni.
— de Vatt^ville.
— de Vauville.
— de Ver.
— de Vesli.
— de Warenne.
Guimond de Blangi. V
— de Tessel.
Guineboudde Balon.
Guinemar Le Flamand.
Hamelin de Balon.
Hamon Le Sënëchal.
Hardouin d'Ecalles.
Hascouf Musard.
Henri de Beaumont.
— de Ferrières.
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— 702 —
Herman de Dreux.
Hervé Le Berniier.
— d'Espagne.
— d'Helion.
Honfroi d'AnsleviUe.
— de Biville.
— de Bohon.
— de Carteret.
— de Culai.
— de L'Ile.
— du Tilleul.
— Vis-de-Loup.
Huard de Vemon.
Hubert de Mont-Canisi.
— de Port.
Hugue L'Ane.
— d'Avranches.
— de Beauchamp.
— de Bemières.
— du Bois-Hébert.
— de Bolbec.
— Bourdet.
— de Brébeuf.
— de Cordon.
— de Dol.
— Le Flamand.
— de Goumai.
— de Grentemesnil.
— de Guideville.
— de Hodenc.
— de Hotot.
— d'Ivri.
— de Laci.
— de Maci.
— Maminot.
— de Manneville.
— de La Mare.
— Mautravers.
— de Mobec.
— de Montfort
y — de Montgommerî.
— Musard.
— de Port.
— de Rennes.
— de Saint-Quentin.
— Silvestre.
— de Vesli.
— de Vi ville.
IlbertdeLaci.
— de Toeni.
Ive Taillebois.
— de Vesci.
Josce Le Flamand.
Juhel de Toeni.
Lanfranc.
Mathieu de Mortagne.
Mauger de Carteret.
Maurin de Caen.
Mile Crespin.
Murdac.
Néel d'Aubigni.
— de Berville.
— Fossard.
— de Goumai.
— de Munneville.
Normand d'Adreci,
Osberne d'Arqués.
— du Breuil.
— d'Eu.
— Giffard.
— Pastforeire.
— du Quesnai.
— du Saussai.
— de Wanci.
Osmond.
Osmont de Vaubadon.
Ours d'Abbetot.
— de Berchères.
Picot.
Pierre de Valogne.
Rahier d'Avre.
Raoul d'Aunou.
— Baignard.
— de Bana.
— de Bapuames.
— Basset.
— de Beaufou.
— de Bernai.
— Blouet.
— Botin.
— de La Bruière.
— de Chartres.
— de Colombières.
— de Conteville.
— de Courbépine.
— L'Estourmi.
— de Fougères.
— Framan.
— de Gael.
— de Hauville.
— dénie.
— de Languetot.
— de Limesi.
— de Marci.
— de Mortemer.
— de Noron.
— d'Ouilli.
— Painel.
— Pinel.
— Pipin.
— de La Pommeraie.
— du Quesnai.
— de Saint-Sanson.
— du Saussai.
— de Savigni.
— Taillebois.
— du Theil.
— de Toeni.
Raoul de Tourlaville.
— de Tourneville.
— Tranchard.
— fils d'Unspac.
— Vis-de-Loup.
Ravenot.
Renaud de BaiUeul.
— Croc.
— de Pierrepont.
— de Sainte-Hélène.
— de Torteval.
Renier de Brimou.
Renouf de Colombelles.
— Flambard.
— Pevrel.
— de Saint-Waleri.
— de Vaubadon.
Richard Basset.
— de Beaumais.
— de Bienfaite.
— de Bondeville.
— de Courci.
— d'En gagne.
— L'Estourmi.
— Fresle.
— de Meri.
— de Neuville.
— Poif^iant-
— de Reviers.
— de Sacquenville.
— de Saint-Clair.
— de Sourdeval.
— Talbot.
— de Vatteville.
— de Vernon.
Richer d'Andeli.
Robert d'Armentière».
— d'Auberville.
— d'Aumale
— de Barbes.
— Le Bastard.
— de Beaumont.
— Le Blond.
— Blouet.
— Bourdet.
— de Brix.
— de Buci.
— de Chandos.
— Corbet.
— de Courçon.
— Cruel.
— Le Despensier.
— comte d'Eu. *
— Fromentin.
— fils de Geroud.
— de Glan ville. »
— Guernon.
— de Harcourt.
— de Lorz.
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703 —
Robert Malet.
— comte de Meulan.
— de Montbrai.
— de Montfort.
— comte de Mortain.
— des Moutiera.
— Murdac.
— d'OuiUi.
— de Pierrepont.
— de Pontchardon.
— de Rhuddlau.
— de Romenel.
— de Saint-Léger.
— de Thaon.
— de Toeni.
— de Vatteville.
— des Vaux.
— de Veci.
— de Vesli.
— de Villon.
Roger d'Abemon.
— Arundel.
— d'Auberville.
— de Beaumont.
— Bigot.
— Boissel.
— de Bosc-Normand.
— de Boso-Roard.
— de Breteuil.
— de BuUi.
— de Carteret.
— de Chandos.
— Corbet.
Roger de Courcelles.
— d'Evreux.
— d'Ivri.
— de Laci.
— de Lisieux.
-— de Meules.
— de Montgommeri.
— de Moyaux.
— de Mussegros.
— de Oistreham.
— d'Orbec.
— Picot.
— de Pistres.
— Le Poitevin.
— de Rames.
— de Saint-Germain.
— de Sommeri.
Ruaud TAdoubë.
Seri d'AuberviUe.
Serlon de Burci.
— de Ros.
Sigar de Cioches.
Simon de Senlis.
Thierri Pointel.
Tihel de Hërion.
Toustain.
Turold.
— de Grenteville.
— de Papelion.
Turstin de Gueron.
— Mantel.
— de Sainte-Hëlène
fils de Rou.
Turstin Tinel.
Vauquelin de Rosai.
Vital.
Wadard.
D'Auvrecher d'Angerville
De Bailleul.
De Briqueville.
Daniel.
Bavent.
De Clinchamps.
De Courcy.
Le Vicomte.
De Toumebut.
De Tilly. ^t
Danneville.
D'Argouges.
D'Auvay.
De Briqueville.
De Canouville.
De Cussy.
De Fribois.
D'Héricv.
D'Houdêtot.
De Mathan. ^
De Montfiquet.
D'Orglande.
Du Merle.
De Saint-Germain.
De Sainte-Marie-d'Aignaux
De Touchet.
De Venois.
A. L. B.
LES TROIS CLOCHES DU PAYS DE BRAY. — L'inscpiption do ces trois cloches
est extraite d'un ouvrage dont l'impression est commencée, et qui a étc
annoncé dans la Revue de là Normandie (page 339), par M. l'abbé Cochet.
Nous n'avons pas à revenir sur le plan de l'ouvrage de M. Dergny, notre
collaborateur; mais, en attendant sa publication, nous venons donner à
nos lecteurs une petite primeur de ce volume, qui se rattache spécialement
à un pays auquel nous av ons consacré une grande partie de nos études
archéologiques.
En jetant un coup-d'œil sur quelques feuilles ^'épreuves du livre de
M. Dergny, j'ai noté trois inscriptions de cloches, remarquables à divers
points de vue.
1.
On lit sur la cloche de Longmesnil :
An mil sept cent quatre vingt treisb l'an devxièmb de la rbpvblique
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— 704 —
FRANÇOISE UNE INDÉVISIBLE j'aI ÉTÉ BENITE PAR LE CITOYEN PIERRE LOYIS
DEHAIS CVRÉ ET NOMMÉE MARIE LOVISE PAR CITOYEN PIERRE JEAN LEVESQUE ET
LA CITOYENNE MARIE LOVISE RIDENT ÉPOVSE DV CITOYEN ADRIEN COCAGNE LE
CITOYEN GAMBV OFFICIER LE CITOYEN JEAN CHARLES MALLARD OFFICIER LE
CITOYEN JEAN CHARLES LEGENDRE.
Cette inscription nous reporte à une époque où, loin de bénir de nou-
velles cloches, on dépeuplait au contraire nos églises de celles qu'elles pos-
sédaient, pour les jeter dans les fonderies de la République.
La cloche de Longmesnil est sans doute la dernière qui ait été bénite en
Normandie, au siècle dernier. C'est pourquoi nous avons voulu relater ici
son inscription, avec son style. Nous avons peine à nous expliquer comment
la municipalité de cette petite commune avait pu se décider à faire la
dépense d'une cloche à pareille époque, car nous nous rappelons parfaite-
ment l'état de mutilation dans lequel nous avons trouvé l'église, au moment
de nos excursions dans le canton de Forges-les-Eaux. 11 nous semblait
encore entendre le marteau des iconoclastes de 1793 répéter ses coups sur
les statues et les meubles du temple saint. Nous ne pûmes même retenir une
parole de blâme et de regret, à la vue de cette dévastation. Un vieillard,
témoin de notre surprise, auquel nous demandions quelques renseignements,
baissa les yeux et s'éloigna sans rien dire. Pauvre vieillard ! nous avons été
informé, après son départ, qu'il avait été le principal auteur de tous ces
désordres. Encore une fois, comment la cloche de Longmesnil a-t-elle été
bénite, au milieu des scènes qui ont eu lieu dans cette commune ?
II.
On lit sur la seconde cloche de Roncherolles-en-Bray :
Fondue en 1813 j'ai été bénite par m. marcatel curé de roncherolles
et nommée marie alexandrine par m. louis alex***" de la porte repré-
SENTANT l'ancien seigneur de RONCHEROLLES-EN-BRAY et maire de la COM-
MUNE DE N. D. DU HAMEL ET PAR DAME MARIE BELHOMME DE GLATIGNY ÉPOUSE
DE M. DESHOMMETS DE MARTAINVILLE ANCIEN PROP. A MAUQUENCHY. CETTE
CLOCHE A ÉTÉ PRÊTÉE A L'ÉGLISE DE RONCHEROLLES PAR M"*' DE SOLIGNY A
LA CONDITION EXPRESSE ET FORMELLE QUE LE CULTE CATHOLIQUE. ROMAIN VENANT
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— 705 —
A CESSER DANS LA DITE ÉGLISE ELLE SERA VENDUE AU PROFIT DES PAUVRES DE
LA DITE COMMUNE.
Les archives de Roncherolles nous apprennent que M"* de Soligny avait
donné une autre cloche, sur laquelle étaient relatées les mêmes conditions
qu'on vient de lire. La noble dame, encore émue des déprédations commises
dans nos églises vingt ans auparavant, avait voulu par là se prémunir
contre les excès d'une nouvelle révolution ; comme si les révolutions de-
vaient avoir plus de respect pour les titres gravés sur l'airain, que pour les
fondations inscrites sur les anciens parchemins de nos archives ou rappelées
sur les murailles de nos temples!
HT.
On lit sur la cloche de Bazinval :
L'an 1782 j'ai été bénite et nommée marie Françoise par m* jean
mariette et demoiselle marie françoise louvard fille de m. pierre
LOUVARD.
Au-dessous de cette inscription, se trouve une croix composée de diverses
lettres de l'alphabet, ainsi disposées :
LJ QP
3
o
O
<
H G F D
B D Y Z X
Nous avons trouvé la mention d'une croix de ce genre, dans la Notice sur
les cloches de Bordeaux^ publiée par M. l'abbé Pardiac (page 32). Cette sin-
gulière inscription figure sur là cloche de Saint-Médard-en-Jalle, fondue
en 1605. Les lettres qui forment cette croix sont distribuées de la manière
suivante :
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— 706 —
PQ
O
AD
w
fa
X Y Y X
M N L K U
Z Y Y X V
Maintenant, il nous resterait à indiquer le sens de ces espèces de croix
hiérogljphjiques ; mais la difficulté nous a paru si grande, que nous avouons
ne pas en avoir cherché la solution. D'abord, il faudrait savoir si véritable-
ment ces inscriptions mystérieuses renferment un sens caché, ou bien si le
fondeur ne se serait pas amusé à mystifier ses futurs lecteurs. Cependant,
il faut bien reconnaître qu'il est assez étonnant de rencontrer ces croix,
avec une différence de 177 ans de date, et à près de 200 lieues de distance.
Quoi qu'il en soit, le fait nous a paru digne d'être signalé, et nous livrons
son interprétation à la sagacité de nos lecteurs.
L'abbé J.-E. DECORDE.
industrie de la verrerie dans le departement de la seine-inferieure.—
Quelques mots ont été dits par nous, dans V Histoire de Blangy (1), sur les
industries principales de la vallée de la Bresle et de cette portion du paya
de Braj à laquelle nous avons, depuis un certain temps , consacré nos re-
cherches. Nous n'avons eu garde, à cette occasion, d'oublier de mentionner
la fabrication du verre, industrie dont l'origine italienne est généralement
connue, et qui, depuis le xvi* siècle, a constitué dans ce pays une profes-
sion privilégiée, longtemps circonscrite dans les familles nobles de firossard,
de Vaillant ou Le Vaillant, de Caqueray et de Bongard.
Une excursion, récemment faite dans la contrée, nous a permis de recueillir
des notions précises sur l'une des six usines à verre qui y fonctionneot
(l) 1 vol. in-12, 1860. Rouen, chezCagniard
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— 707 —
encore : Nous croyons être agréable aux lecteurs de la Revue en les leur
communiquant.
Les six usines existantes sont celles de Romesnil , commune de Nesle-
Normandeuse (M. d'Imbleval); de la Grande-Vallée, commune de Guerville
(M. Hémerj); de Val-d'Aulnoy, commune de Fallencourt (M. Vimont fils);
de Varirapré, commune des Essarts (M. de Girancourt); de Rétonval , com-
mune du même nom (M. Vimont fils) , et du Courval, commune de Hodeng-
au-Bosc (M. Dénin).
C'est de cette dernière qu'il s'agit ici.
La voie qui, de Blangy, y accède, est l'ancien chemin d'Eu à Aumale, qui
s'étend en sinuosités irrégulières et par des pentes fréquemment rapides, à
travers les territoires de Fontaine, Grémont-Mesnil, Nesle, Bourbel, Gui mer-
ville, et qui va prochainement, on l'espère, faire place à une route meil-
leure, le chemin d'intérêt commip de la rive gauche de la Bresle.
Sur son parcours, où les travaux de déblais ont mis à jour des sépultures
antiques , des armes , des poteries , des tuiles romaines ou franques , l'ar-
chéologue peut relever en passant la situation d'anciens postes militaires,
les Statera de la Motte à GrémontrMesnil , du Montfaucon à Nesle , et à
Bourbel le mont de la Clique en face duquel, de l'autre côté de la Bresle,
se dressent le château de Senarpont et la haute église du même village.
On arrive bientôt, à travers des champs ondulés dont l'aridité naturelle
est depuis des siècles combattue par une culture pénible, à un entonnoir de
collines que ferme brusquement la forêt et au fond duquel nous dirions que
dort le Courval sans le filet de fumée blanche qui s'élève perpendicu-
lairement de cette espèce de Tcnare, et qui annonce la vie industrielle.
La route, ici élargie et bien entretenue entre deux lignes verdoyantes
d'herbages , décrit une courbe gracieuse qui amène la voiture au pied même
de l'usine.
Qu'on se figure, quoiqu'on petit, les pentes abruptes du Pausilippe et les
terrains incendiés de Torre del greco , le lendemain d'une éruption volca-
nique. Dans la cour, au pied des bâtiments qui semblent confondus en un
péle-méle plus que pittoresque , s'amoncèlent des masses de scories pro-
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— 708 —
venant de la fabrication, résidus tantôt assimilés, tantôt émiettés, du feu
perpétuel qui brûle sous la grande Halle^ amas hétérogène de matières bril-
lantes dont rœil est ébloui. Ce sont les laves do ce volcan qu'allume la
main de Thomme et au sein duquel l'art du verrier va cueillir la matière
de ces délicates verroteries qui ornent nos tables et nos dressoirs.
Deux heures passées aux environs de cette fournaise , au milieu de ces
ouvriers demi-nus , à suivre les difPérentes opérations de la fabrication,
sont bien rapidement écoulées. Il y a là cent ouvriers, dont quarante enfants;
les premiers sont pour la plupart armés d'une longue tige de fer creuse,
une espèce de sarbacane à travers laquelle ils soufflent, après l'avoir cueil-
lie au fourneau incandescent, une boule liquide de matière vitriûable, que
presse, coupe et façonne une tenaille de forme particulière et qui s'arrondit
par la pression sur une plaque de métal posée par terre, près do la forme ou
enclume de chaque atelier. En quelques minutes, la boule de verre liquide
devient ainsi bouteille, gobelet , verre ou carafon. A mesure que le refroi-
dissement s'opère, l'œuvre passe par toutes sortes de teintes» depuis celle
de la plaque de fer chauffée à blanc.
La nécessité de se tenir à portée du fourneau où , par d'étroites ouver-
tures, le verrier recueille l'aliment de son travail , fait que chaque ouvrier
est obligé de n'occuper qu'un espace fort restreint. Ils sont tellement
pressés les uns contre les autres qu'on s'étonne de la facilité avec laquelle
ils se meuvent et font manœuvrer leur longue sarbacane sans s'éborgner
mutuellement. Cela arrive du reste quelquefois , et ce n'est pas le moindre
des périls inhérents à cette profession. — A la suite des souffleurs ou des
verriers proprement dits, viennent les enfants qui classent et transportent
les objets confectionnés , débarrassent l'atelier des rognures (on coupe par-
fois le verre avec des ciseaux), et des scories; puis ce sont les employés
non verriers, qui font la répartition et remballage, et qui sont au nombre
d'une douzaine, sous la direction d'un contre-maitre , homme spécial,
M. Sellier, principal régisseur de l'usine.
On calcule qu'il faut en moyenne deux enfants pour le service do cinq
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— 709 —
ouvriers, qui les prennent à leur compte et les rétribuent selon l'aide qu'ils
en reçoivent.
Les ouvriers gagnent ordinairement de 25 à 30 fr. la semaine. Sur ce
salaire ils paient leurs )eunes auxiliaires , qui reçoivent en moyenne de
3 à 6 fr.
Le travail de l'atelier s'étend régulièrement et sans interruption de six
heures du matin à quatre heures et demie du soir , même les dimanches et
les fêtes.
Si Ton songe à cette condition d'assiduité dans un milieu aussi peu
favorable au jeu des poumons que l'est le voisinage immédiat des fourneaux
d'une verrerie, et au rayonnement constant de calorique qui s'échappe du
verre en fusion ou en travail, on comprendra les rigueurs exceptionnelles
de cette profession , d'autant plus pénible à exercer qu'elle fonctionne à
deux pas d'un air libre et pur, et presque sous l'ombrage des grands
bois.
Aussi est-il généralement reconnu que les artistes verriers ne peuvent
sans danger exercer leur industrie après l'âge où la maturité arrive dans
d'autres professions. Un grand nombre d'entre eux , entrés jeunes et forts
dans la verrerie, en sortent atteints d'une maladie des bronches ou même
de pbthysie et ne peuvent revenir à la santé qu'à la condition de changer
d'état dans un milieu salubre.
Ceux que nous avons vus sont loin d'offrir une apparence robuste, mais
ce sont surtout les enfants que nous jugeons les plus exposés dans une
atmosphère aussi peu respirable. Ces pauvres petite êtres font peine à voir,
et Ton s'étonne de l'indifférence avec laquelle leurs parents consentent à
les livrer ainsi à un étiolement anticipé , alors que la contrée agricole envi-
ronnante offre, même à l'avidité paternelle , des travaux aussi lucratifs et
plus sains. C'est là toujours , du reste , la vieille histoire de l'industrie
manufacturière en général, qui, on ne saurait le nier, ne compte pas assez
avec la santé des hommes...
Nous ne voulons pas dire que ce soit sa faute , c'est son essence même. Il
faut aux usines des ouvriers jeunes , agiles , dont l'âge et le tempérament
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— 710 —
soient à Tunisson da mouvement précipité de la vapeur, des ardeurs de la
flamme.
Ces réflexions pénibles nous sont venues à un spectacle navrant qui nous
a frappé dans une circonstance analogue, lors de la visite d'une autre ver-
rerie.
Nous sortions de l'usine , émerveillé de cette bouillante activité d'une
industrie productive, brillante, distinguée entre toutes :
Un jeune homme, un ouvrier descendait près de nous l'escalier de
quelques marches qui donne accès à la Halle ^ il venait de quitter l'atelier
pour respirer un instant l'air du dehors. C'était un homme de trente ans à peu
près, dont la maigreur extrême se remarquait à travers sa chemise aux plis
collés à ses épaules par une abondante transpiration. Sa pauvre figure,
maigre et pâle, aux yeux creux, aux pommettes saillantes, souriait de bien-
être aux premières atteintes de l'air extérieur. Il pressait d'une main sa
poitrine, où l'on devinait le siège d'une oppression chronique, et ses jasubes
semblaient avoir peine à le soutenir. — Nous fûmes sur le point de nous
approcher de cet ouvrier par un sentiment de commisération naturelle
mais à quoi bon ? peut-être ne connaissait-il pas la gravité de son état et
une marque de sympathie inopportune pouvait malheureusement le loi
révéler
Au Courval, la fabrication du verre , qui consiste, ainsi que nous l'avons
dit, dans la gobeletterie, emploie pour matières premières : un sable parti-
culier tiré de Rheims et des environs, une pierre à chaux que l'on trouve à
Boulogne et que Ton cuit et éteint dans des bâtiments annexés à Tusine ;
enfin, des quantités proportionnelles de ce verre de rebut (grésil) , de ces
bouteilles et verres cassés que les chifl'onniers des villes recueillent à un
prix presque insignifiant, ainsi que les rognures de la façon et les débris
qui sont rassemblés dans l'usine même.
Une potée de verre, c'est-à-dire ce qui constitue la matière liquide con-
tenue dans le fourneau, comporte un poids de 150 kilog. On calcule qu'il r
a dans la fabrication un vingt-cinquième de déchet.
Nous avons assisté à l'opération du refroidissement successif des pièces
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— 711 —
fabriquées, et à celle de remballage au magasin. Là, sont les carafes ; ici ,
toutes les espèces de verres à boire; dans un autre compartiment , les bou-
teilles ou demi -bouteilles; plus loin les flacons à parfumerie , les services
de table, etc. Toutes ces pièces sont en verre blanc , quelquefois elles sont
revêtues de moulures qu'une forme spéciale en fonte leur imprime, ou de
lettres indiquant le nom du marchand qui les a commandées. La gravure
y est exceptionnelle.
Ce qui frappe le plus, lorsqu'au détour de la route on aperçoit les dépen-
dances de la verrerie, c'est une vaste et haute tour qui dépasse de beaucoup
les bâtiments les plus élevés, tour cylindrique , immense , aux parois qui à
distance paraissent unis , et dont le sommet coupé horizontalement semble
avoir perdu son toit et ses créneaux. En approchant on se rend compte de
la nature de cette construction : Elle est formée simplement d'un amas
symétrique de billettes ou petites bûches de bois de hêtre , qui sont l'aliment
quotidien, indispensable, du grand foyer industriel. Cette tour de billettes
avait, le jour où nous l'avons vue, une capacité de 6,000 mètres cubes I
Les produits de l'importante fabrication du Courval trouvent commu-
nément un débouché sur tous les points de la France. Ils s'exportent même
pour une notable partie à l'étranger, mais en ce moment la guerre Améri-
caine n'est pas sans occasionner un certain ralentissement à son activité.
M.Dénin,lemaître de cette verrerie, a eu, il y a quelques années, l'excel-
lente pensée de faire élever, à ses frais, auprès de l'usine, une petite maison
d'école pour les jeunes ouvriers de l'établissement. Cette école malheureu-
sement n'a pas encore d'instituteur. Espérons qu'un projet aussi généreux
recevra bientôt une réalisation complète.
Peutrétre aussi une association de secours mutuels entre la population
ouvrière du Courval aurait-elle de bonnes chances de formation, si quelque
impulsion municipale lui était donnée. Nous pouvons , du moins , dire que
nous avons communiqué cette idée au régisseur et aux principaux ouvriers,
et qu^ils y ont donné un assentiment empressé.
J. A. DE LÉRUE.
20 septembre 1862.
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PUBLICATIONS DIVERSES.
ANCELOT, SA VIE ET SES ŒUVRES, par Henry Frère, avocat à la cour impé-
riale de Rouen. — Rouen, 1862, A. Lebrument. — Un vol. in-12. Ce travail a è\é
couronne par Tacadëmie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Rouen, au concours
de 1862.
LA LIGUE EN NORMANDIE (1588-1594) avec de nombreux documenta inédits,
par le vicomte Robert d'Estaintot. — Paris et Rouen, 1862 — in-8®.
DU MÈMR AUTEUR :
NOTE SUR LES FIEFS DE L'ARRONDISSEMENT DE LOUVIERS. — Caen,
Hardel, 1857. — in-«».
NOTICE SUR QUELQUES DROITS FÉODAUX DE LA GÉNÉRALITÉ DE
ROUEN. — Caen, Hardel, 1857. — in-8».
DES USURPATIONS DES TITRES NOBILIAIRES AU DOUBLE POINT DE VUE
DE UHISTOIRE ET DU DROIT PÉNAL. — Paris, 1858. — in-6».;
RECHERCHES HISTORIQUES, ARCHÉOLOGIQUES ET FÉODALES SUR LES
SIRES ET LE DUCHÉ D^ESTOUTEVILLE. — Caen, Hardel, 1861. — in-4». i
LE PROTESTANTISME EN NORMANDIE, depuis la révocation de Tédit de !
Nantes jusqu'à la fin du xviii* siècle, par M. Francis Waddinoton. — 1 vol. grand
in-8°, 4 fr.
LA MAISON DE HENRI IV, près du Polet, faubourg de Dieppe, dessinée et
gravée parCh. Ransonnette, texte par J.-P. Férbt, grand ïnS^ (tiré à petit nombre),
3 fr. 50 c.
Tous ces ouvrages sont en vente à Rouen, chez A. Lebrument, libraire. 55,
quai Napoléon.
•OUEII. ~ m, 1. CAOSnAlk», mb kbgi*«k, ft.
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BEAUS-ARTS.
L'EXPOSITION
DE PEINTURE
DE ROUEN.
(Suite et fin (1).
L.
Nous considérons comme une bonne fortune de pouvoir inscrire ,
au commencement de cet article et en première ligne , le nom très
jeune et déjà célèbre de M. Lambron. Avec un seul tableau , le
Flâneur y M. Lambron occupe dans notre exposition une place
d'élite , et son joueur de bilboquet attire à Rouen autant de regards
que les fameux Croque-Morts du salon de 1861 , si remarqués et si
discutés à Paris l'an dernier. C'est qu'en effet, avec une simplicité
déguisée, M. Lambron est un délicat par excellence : la couleur chez
lui est sobrement ménagée et le dessin d'une rigidité presque mathé-
matique. Il n'en faut pour preuve que ces admirables plis de la
casaque jaune du Flâneur y rigoureux jusqu'à l'extrême, et traités
avec autant d'ampleur que ceux de la robe rouge dont Raphaël a
vêtu son cardinal de la Madone de Foligno. Pas de moyens vulgaires
(1) Voir le numéro du 31 octobre, pages 633 à 668.
46
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dans cette peinture soignée, pas de ficelles de mauvais aloi , pas de
procédés prétentieux. M. Lambron remplace toutes ces petites
finesses du métier par un dessin d'une pureté merveilleuse, une
intelligence parfaite du caractère dont il s'est proposé l'étude , et
une rectitude magistrale dans l'ordonnance de la composition. On
peut chercher des négligences , il n'y en a pas. Les accessoires sont
finis à l'égal du héros de la fête. Mais, qu'est-ce que ce Flâneur ?Ei
faisons un peu connaissance avec lui. — Sur un pavé de mosaïque,
dans ime salle tapissée de fleurets , de raquettes , de quilles et de
masques, un jeune homme , à la barbe pointue comme un raffiné de
la cour des Valois, au profil de prince déguisé, aux extrémités aris-
tocratiques , est accoudé contre un mur dans une attitude d'une
élégance et d'un /àr mente vraiment adorables , et, pour tromper
les ennuis de la solitude, il s'amuse à étudier, — sujet digne, en
efiet, de méditations profondes, — les paraboles que décrit dans
l'espace la boule d'un bilboquet. Tout près de ce personnage un
violon pend à la muraille , et vis-à-vis , dans un cadre d'ébène , une
Léda, — qui se défend assez mal des caresses du cygne , — ressort
en blanc sur un pan de ciel bleu. Le Flâneur n'a pas d'yeux pour
toutes ces richesses et son joujou le préoccupe spécialement: il est
tout affairé par la distraction qu'il se donne , et chacun des muscles
de son petit être est tendu , avec une vigueur surprenante, vers le
plaisir qu'il a choisi. La figure — de profil et en pleine lumière —
est du plus excellent modelé ; les mains et les doigts se ressentent
de ce voisinage et se coupent aux phalanges avec une rectitude qui
fait illusion. Nous ne reviendrons pas sur le vêtement qui se plisse
si bien aux épaules et aux coudes, puisque nous avons dit déjà qu'il
ressemble à une draperie de Raphaël.
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— 715 —
M. Lambron a grossi les dimensions de cette jolie composition et
le Musëe de Kensington possède à Theure qu'il est une reproduc-
tion , grandeur nature , de cet élégant petit Flâneur. Nous n'avons
pas à l'apprécier ici; mais , s'il est permis de juger par comparaison,
nous prendrons la liberté de dire que la peinture de genre a ses
convenances et ses dimensions propres, et qu'en agrandissant outre
mesure un sujet de chevalet, on n'arrive pas toujours au but qu'on
avait pu entrevoir. Pour nous , il y a entre le Flâneur de Rouen et
celui de Kensington la distance qui sépare une enseigne faite pour
attirer la foule d'une œuvre solide, distinguée, poursuivie avec
adresse et réussie avec un bonheur mérité.
Nous ne savons quel sort attend ici la jolie toile de M. Lambron :
c'est une de celles que nous voudrions bien voir demeurer dans notre
ville , car elle réunit assurément aux qualités pratiques beaucoup
d'observation, d'étude, de finesse et de goût. Nous faisons des vœux
pour qu'un achat intelligent nous la conserve.
Encore une excellente création, la Veuve des Pyrénées^ de M. Lan-
DBLLE ! Sentiment vrai, souffrance résignée , regrets et espérances ,
que de choses se lisent dans les yeux de cette jeune mère et de ses
petits enfants! Et comme on s'occupe peu des procédés et delà
manière quand l'effet produit est à ce point saisissant. — M.Victor
Lâiné a envoyé deux paysages véritablement pris sur nature ; —
M. Labbé , des Aras dans une Vigne , resplendissants d'éclat; —
M. Polyclès Langlois, des Dessins à la plume y venus comme des
eaux fortes.
N'oublions pas non plus de signaler une Chaumière aux environs
(THùnfleur, de M . Lapito, qui ressemble à n'importe quelle chaumière
édifiée par ce maître renommé ; une Nature morte de M. Laurens ,
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étude parfaitement travaillée; et une Usière de Forêts de M. Lepor-
TiER, où il y a des lointains bien noyés dans une brume matinale.
On reconnaît, au premier coup d'œil, une main exercée et des
études fortes dans la Vue du Portique d'Octaviey de M. Hippolyte
Lanoub. Le marché aux poissons, cet assemblage repoussant et vul-
gaire de nos villes modernes , est à Rome entouré du prestige et de
rimmensité des ruines. A la place de cet étal ignoble , sous ces
arcades séculaires , ont passé pendant les grands jours de l'Empire,
les beaux et les magnifiques , et toutes ces curieuses figures d'une
histoire qui restera la plus extraordinaire entre toutes. Patriciens à
la toge de laine fine , gladiateurs aux poignets d'acier, courtisanes
venues de tous les coins du monde par le chemin de Corinthe ,
affiranchis, orateurs, augures, légionnaires, Rome toute entière est
venue, en sortant des Thermes, errer et vivre sous ce portique où la
Vénus de Médicis (1) trônait en souveraine dans l'auréole de ses che-
veux dorés. M. Lanoue a bien saisi la teinte particulière de ces édifices
vénérables, et construit, aussi solidement qu'un architecte du temps
des empereurs , ces murs de brique et de ciment impénétrables à
Faction dissolvante des pluies et recouverts parle soleil d'une patine
jaune comme un rayon figé sur une plaque de métal.
Les bienfaits de la lettre nous apportent, au sortir de ces souvenirs
de la ville étemelle, le nom de M. Amand Laroche. — he Pacte
de Faust est une œuvre sérieuse , un peu sombre peut^tre , mais
conçue dans un bon style et exécutée avec des moyens suffisants.
(1) Certains antiquaires avancent que cette célèbre statue, qui est aujour-
d'hui au Musée de Florence , a été trouvée en seize morceaux dans des
fouilles exécutées dans le Portique d'Octavie. D'autres pensent qu'elle est
sortie des décombres de la villa Adriana.
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— 717 —
Nous aurions voulu des accessoires plus vrais, moins modernes.
C'est fâcheux de voir le docteur se prélasser dans un mobilier de
vieux chêne comme il ne s'en trouve que chez les faiseurs du fau-
bourg Saint-Antoine. Il y a là une faiblesse et une mauvaise impres-
sion qui se manifestent malgré tout. Pourtant les figures, vraies
et soignées , rachètent un peu ces défectuosités de l'ordonnance de
la scène , et nous devons féliciter M. Laroche d'avoir su faire un
Méphistophélès , qui , pour posséder une apparence diabolique , n'a
point pour cela précisément le masque de singe dont on l'affuble
souvent.
Le Cachot, de M. A. Legrand, est encore un des épisodes du
drame colossal où resplendit la pâle figure de Marguerite. Il faut
que cette source soit bien pleine et puissamment fécondante, puisque
tous ceux qui viennent y boire n'ont point à s'en repentir et s'en
retournent, musiciens, avec des chefs-d'œuvre , peintres, avec des
tableaux saisissants.
Que n'avons-nous plus de loisir pour rendre compte tout au long
de ce qu'il y a de vérité , de talent et de finesse dans la Lecture
défendue, de M"* Célina Lefbbure ? Oh ! la curiosité ! qu'elle en a fait
de pécheresses depuis notre mère Eve ! Si toutes encore étaient
jolies à l'égal de la liseuse aux doigts menus que nous venons de
surprendre , ce serait à se réconcilier vraiment avec les romans
grivois et les bibliothèques rococo.
Une phrase de Teverino a fourni à M. Auguste Legras un pré-
texte gracieux pour son tableau la Fille aux Oiseaux. (( Une jeune
» montagnarde grimpait la pente escarpée qui conduisait à la Roche-
» Verte, et cette enfant marchait littéralement dans une nuée d'oiseaux
»> qui voltigeaient autour d'elle. » Demander un sujet à M"' Sand,
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c'est un gage et une promesse de succès : M. Legras devait réussir,
et nous le féliciterons aussi sincèrement de sa bonne inspiration litté-
raire que de sa peinture. Les Poules, de M. Lemmens, sont dignes
de circuler dans le Cliemin de la Ferme, de M. Raphaël Lelargb.
qui fait toujours bien parce qu'il fait vrai. La Société des Amis des
Arts, qui ne s'y trompe pas, a su découvrir ces deux excellentes
études, et l'achat qu'elle en a fait vaut mieux que n'importe quel
éloge. Nous trouvons de triste couleur et de pénible intelligence le
Suicide compliqué de faits, de M. Jules Léonard. Il y a des épi-
sodes qu'on ne peint pas. — M. L'Huillier, avec son Prudlm
à r abbaye de Cluny, n'est pas arrivé non plus à un effet bien satis-
faisant ; il a mis sans doute de l'espace et de l'air sous les ogives de
cette vaste salle , mais il y en a tant que les personnages s'y perdent
et ne se retrouvent plus. — La Quête au cabaret j de M. Lhullier;
\q Hallebardier, de M. Loutrel; les Paysans napolitains en prière,
de M. LuGARDON, sont trois jolis tableaux de genre, que nous nous
empresserions de céder pourtant pour le Hamlet, de M. Léonce
Lelarge. Dans le champ de Shakespeare, il y ade quoiglaner pour un
peintre, s'il n'y a plus rien à faire pour un dramaturge , et M. Lelarge
nous prouve que des inspirations nouvelles se découvrent toujours
dans les grandes œuvres. Hamlet, tel qu'il nous est représenté,
est bien le héros étrange rêvé par le poète, et dans ses yeux hagards
brille admirablement le feu sombre de la folie. Les ombres sont
distribuées avec une entente parfaite sur les méplats accentués de
cette figure osseuse, et tous les détails du costume sont interprétés
dans une tonalité de bon aloi. En somme , on ne peut jeter même un
regard sur le Hamlet de M. Lelarge sans évoquer du plus profond
de ses souvenirs l'ombre de l'amant d'Ophélie , ce personnage fatal
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et bizarre, qui avait cette maladie de douter de sa maîtresse, mais
de ne pas vouloir douter de l'amour. L'effet produit est énergique et
puissant , et si M. Léonce Lelarge a voulu seulement , non pas en-
richir, mais suivre Shakespeare à la trace, nous pouvons lui dire
franchement qu'à notre sens il a réussi à merveille à interpréter le
grand tragique anglais. Ce n'est point chose facile de faire entrer
dans nos cadres humains ces héros légendaires, de taille et d'allure
si peu semblables aux nôtres, et c'est une audace mêiîie de le tenter.
La fortune a cette fois encore voulu prouver qu'elle aime ceux qui
la suivent , en jetant à pleines mains sur l'œuvre élevée et méritoire
de M. Lelarge les meilleures d'entre les richesses dont elle a la
garde. — Avant de fermer le cercle de cette lettre abondante entre
toutes, nous nommerons parmi les travaux qui ne sont dignes ni de
bien des éloges, ni non plus de beaucoup de critiques : la Dernière
Visite, de M. Leroux; les Premiers Lilas, de M. Leroy; le Sou-
venir, de M. H. Lesecq ; la Leçon de Lecture, de M. Lobbedez. —
Nous sommes heureux de nous apercevoir, à temps pour le réparer,
de l'oubli que nous allions faire des Fruits et Gibiers^ de M"** Lb-
MARCHAND, et dos Roses et Marguerites^ de M"' Henriette de
Longchamp.
M.
Voici encore une riche série que nous commençons avec cette
lettre! Beaucoup d'artistes et beaucoup d'œuvres, de mérite et
d'ordre différents , se rangent dans cette catégorie nombreuse , et
nous croyons une fois de plus que le mieux est de suivre la classifi-
cation de l'alphabet pour regarder à tour de rôle : le Relais de Chiens,
de M. Malençon ; le Dimanche des Rameaux, de M. Eugène Marc ;
le Père Nourricier, de M. Massé. Ce dernier titre a besoin d'être
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expliqué. Un vieux de la vieille mène à la promenade et soigne,
comme le ferait une femme, la bande indocile des enfants de
troupe du régiment : un cheval vient à passer et le brave étend,
en avant de ses protégés, sa large main paternelle. Avec plus de
recherche dans la couleur, qui est terne , et plus de soin dans le
dessin de ses petits bonshommes, M. Massé aurait fait là une jolie
trouvaille pour la lithographie .
Le Riche et Pauvre ^ de M. Matout, est un tableau de genre dans
la force du terme, mais qui excède tant soit peu les dimensions habi-
tuelles de cette peinture. Peut-être M. Matout a-t-il voulu parlerpuis-
samment aux yeux et pour un sujet d'une importance capitale édifier
un théâtre en rapport avec la grandeur du drame conçu par lui. Par
une fenêtre basse resplendit un intérieur somptueux: c'est la maison
du riche. Assis devant une table bien servie , il savoure le vin géné-
reux que lui présente dans un verre de Venise une femme galamment
parée, — la maîtresse du logis sans doute — puisqu'elle profite de
l'occasion pour se faire baiser la main par un ami de la maison.
Mettez une bordure à cette scène, renfermez dans un cadre ce qui se
révèle par cette fenêtre ouverte , et vous aurez tout un délicieux
tableau éclairé de cette lumière ruisselante qui débordait comme une
aurore du pinceau de Jordaëns. Ici donc les rires , le choc des
verres , les éclatantes gaîtés de la richesse satisfaite ; plus bas , au
pied du mur, au-dessous de cette joie, un homme à demi-nu, couvert
de quelques haillons sordides , les cheveux incultes , tend une main
suppliante , du fond des angoisses de la faim , du côté de ce repas.
Dessiné avec un soin extrême , étudié sur le vif avec une patience
magistrale , le pauvre concentre sur sa chétive personne tout l'in-
térêt qui se dégage de cette vaste mise en scène, et nous félicîtoûs
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M. Matout d'avoir fait de lui le centre et le hëros de la composition.
C'est à peine s'il reste un regard pour ce hallebardier de haute sta-
ture et ce chien de mauvaise humeur qui sortent de la demeure inhos-
pitalière pour chasser le mendiant dont la misère importune ces
magnifiques rassasiés. Et pourtant quelle sincérité M. Matout donne
aux moindres détails ! Comme ce chien regarde bien de travers la
créature vile qui veut lui disputer les restes du souper abondant qu'il
a flairé ! Quand une idée morale de cette valeur se présente A la
pensée d'un artiste comme M. Matout , il est presque certain
d'avance que la moisson sera bonne, et que le champ rendra au cen-
tuple la féconde semence qui lui aura a été confiée. Cette fois encore
nous voyons un sentiment élevé, profondément humain, inspirer une
œuvre d'art vigoureuse, pleine de qualités, de style et d'effet.
M- Matout a su rester à la hauteur où l'ont placé ses précédents tra-
vaux en habillant d'un vêtement de pourpre la statue d'or de ses
rêves. A tous ces titres, nous sommes heureux de constater le réel
succès du Riche et Pmwre de M. Matout.
Après les grandes œuvres, vient le tour des plus petites qui
reposent de ces audaces de la pensée. Au hasard , nous regarderons
avec le même plaisir : le Café et les Maisons Mauresques de M. Ray-
mond DE Meester ; les excellents Chiens Terrie7\s de M. Melin , si
vrais et si expressifs ; les Marins j de M. A. Mayer ; il est pénible de
ne pouvoir s'arrêter sur chacune de ces jolies choses.
Ici nous allons , s'il vous plait , ouvrir une parenthèse spéciale
poiir nous occuper de la très nombreuse exposition do M. Jules
Michel. 11 y a de tout un peu dans les différents ouvrages de M. Michel ,
du genre, du paysage, du portrait, et dans chacune de ces branches
diverses nous aurons de bons progrès à constater. La véritable spé-
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cialité qui nous semble convenir d'une manière particulière à M. Mi-
chel est pourtant celle du portrait, et nous croyons que là est sa voie;
ce n'est pas une raison pour négliger cependant ses autres compo-
sitions. La Cruche cassée est celle qui doit venir en première ligne, et
nous n'en raconterons pas le sujet ici ; tout le monde a lu Lafontaine.
Nous dirons seulement que la jeune fille est bien modelée dans une
pâte transparente et distinguée : il y a une délicatesse et une mollesse
charmantes dans les attaches des bras qui tombent bien alanguis des
épaules nacrées, et, sur la joue de l'enfant, une larme brillante
semble un vrai saphir tombé d'un écrin somptueux. Le paysage et
les moissons qui entourent la bergère imprudente sentent bien la
campagne en septembre, quand le feuillage prend des apparences
fauves et que les blés se teintent des reflets blonds de l'or égyptien.
Le Nid est un sujet de moindre dimension. Ua jeune garçon ,
perché dans un arbre, offre une nichée d'oiseaiix à une petite
paysanne. La toile est remplie absolument par ces personnages et
le paysage n'a pu concentrer autant d'importance que dans la Cruche
cassée. C'est regrettable , car M. Michel comprend la part que
prennent les accessoires naturels dans une scène de campagne,
et il sait leur donner leur valeur propre avec un rare talent.
V Homme à la mer, inspiré par une page des Misérables, est puis-
sant d'horreur et de vérité sinistre. La mer verte étend ses vagues
sombres au-dessus de l'infortuné qui se débat dans les abîmes et
qui contemple éperdu les profondeurs de son mourant tombeau.
On ne pouvait mieux rendre tout ce qu'il y a dans ces lignes du
poète : « Il fait partie de l'écume , les flots se le jettent de l'un à
» l'autre , il boit l'amertume , l'océan lâche s'acharne à le noyer;
» l'énormité joue avec son agonie... 11 songe aux aventures téné-
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» breuses du cadavre dans l'ombre illimitée. Le froid sans fond le
» paralyse , ses mains se crispent et se ferment et prennent du
)) néant... » Quand on se sent la force d'aller chercher de pareils
modèles, c'est qu'on n'est pas un athlète vulgaire; M. Michel, en
s'attelant au colosse , ne s'est point fait écraser par lui.
Fatist sur la Montagne et Faust chez la Sorctèt^e nous ramènent aux
fictions du drame allemand , qui ne sont pas plus émouvantes que
ces péripéties d'une âme humaine jetée à l'abîme sans fond. Ces
deux dessins ont , avec V Homme à la mer, de grandes ressemblances ;
ce sont les mêmes procédés et les mêmes taches d'ombre avec des
points lumineux : les profils se détachent en silhouette sur des loin-
tains brumeux où s'estompent des apparitions indécises et des formes
vagues. S'il se rencontre en ces deux scènes du Faust une énergie
appropriée à leur origine, nous trouverons, en revanche, beaucoup
(le grâce dans un autre dessin, V Escarpolette , et dans une esquisse
appelée à devenir un tableau parfait , les Noisettes,
Si nous ne nous étendons pas sur les portraits exposés par
M. Michel, c'est qu'il nous paraît difficile d'en rien dire après
ce que nous avons écrit déjà sur ce point. M. Michel s'entend mer-
veilleusement à encadrer ses personnages : il donne aux détails
(^pisodiques ou accessoires une vie réelle ; nous prendrons pour
exemple le Portrait de itf"' ilf..., où ces qualités se manifestent
avec un ensemble tout particulier. Et puis, il faut en convenir, si
l'image est ressemblante , la part de la critique se trouve singu-
lièrement restreinte ; à quoi bon venir se perdre en paroles inutiles
quand un mot suffit pour dire à l'artiste qu'il a réussi.
Maintenant , la véritable exposition de M. Michel est-elle au
Musée? Nous ne le croyons positivement pas. Dans cette carrière
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encore jeune où nous avons eu l'occasion déjà de constater plus
d'un succès, la fortune et les commandes sont venues se promener
de compagnie. Or, tous les travaux faits depuis deux ans ne se sont
pas donné rendez- vous à Rouen. Nous nous souvenons, comme on
garde la mémoire des grandes choses, de quatre compositions exé-
cutées par M. Michel pour un riche amateur de nos amis : le
Travail, V Amitié, le Souvenir, V Espérance. Nous ne pensons pas
que Texposition actuelle eût perdu , s'il avait été possible de faire
admirer au public cette page considérable des travaux de M. Michel.
Quel dommage de ne pouvoir que citer en hâte : le Relah depofte
et le Groupe de cavaliers romains, de M. Morbau ; les Singes et
Fruits j de M. Monginot; le Rendez-vous de chasse, de M. Nicolas
MOREAU.
Le Vieî(x Rouen n'est pas mort tout entier, puisque M. Gus-
tave MoRiN a pris la peine de nous en conserver une douzaine
de vues des plus caractéristiques. Avant que la ville antique ne soit
complètement démolie , il appartenait à l'un de ses fils d'écrire
l'histoire de ses ruelles et de ses carrefours. M. Gustave Morm, en
se dévouant à cette besogne pénible, dont on lui saura gré, nous a
privés cette année d'un tableau excellent, comme il les sait faire,
mais nous sommes trop heureux de ses dessins pour pouvoir rien
regretter ici.
W . O. P.
Pour battre M. Joseph Navlbt, nous ne nous servirons pas d*un
autre que lui-même. Quelle distance entre la composition heurtê«
de cette année, Sub Pontio Pilato^ et cette grandiose Descente à
Golgotha qui avait fait de M. Navlet l'im des lions de l'exposiuun
dernière. Ce qui a valu un succès à l'esquisse est précisément ce qui
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nuit au tableau : on veut dans un travail de cette nature plus de
fixité, plus de retenue ; il faut être plus délicat, sans pour cela s'af-
fadir dans la manière. Les figures doivent être étudiées et non pas
seulement indiquées ; il ne suffit plus de placer les bras et les jambes,
il faut les attacher et les vêtir de draperies laissant deviner la place
et la tension des muscles. M. Navlet semble avoir oublié ces indis-
pensables conditions d'existence d'un tableau susceptible de vitalité,
et nous en consignons ici nos regrets sincères, car le talent de
M. Navlet est un de ceux qui nous sont très-sympathiques.
Le Coffret et la Jeune femme faisant so?iner une horloge, de
M. Navier, nous semblent exécutés dans une couleur trop discor-
dante, qui ne tient pas assez compte des ombres portées et du milieu
qui sert de cadre aux personnages.
Les Vues de Saint-André dans la ville, de M. E. Nicolle, nous
plaisent au même titre que les dessins de M. Brevière; nous aimons
trop tous ces chers souvenirs de notre vieille patrie pour ne pas trou-
ver un véritable bonheur à les rencontrer si fidèles, et si conscien-
cieusement traités.
Nous mettrons sur la même ligne les Bords de fOme, de
M. OuDiNOT, et les Effets de soleil, de M. Opdbnhofp. C'est chatoyant
et passablement agréable à l'œil, mais à la condition de ne pas ap-
procher; les eaux et les ciels se prennent alors en une pâte épaisse
et sans transparence.
La spécialité du paysage facile appartient toujours à M. Justin
OuvRiÉ. Le Rialto à Venise est aussi loin qu'il est possible de Cana-
letto, c'est-à-dire de la vérité. Quel air pesant écrase ici ces palais
mornes ! Quelles boues verdâtres ont mêlé leurs fanges aux flots
bleus de F Adriatique ! Une allure libre et franche, une sûreté de
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main digne d'un meilleur résultat, se manifestent à doses égales
dans ces petites toiles soignées, et, jusqu'à un certain point, sédui-
santes, Boppart sur le Rhin vaut assurément mille fois mieux que
BialtOy bien qu'il n'y ait pas plus de style, mais la perspective a quel-
ques lignes ondulées d'un eflfet gracieux et les plans rapprochés du
spectateur s'animent et remuent. En somme, cette petite ville Alle-
mande ne sort pas, comme beaucoup d'autres, d'une boîte de joujoux
de Nuremberg.
Les Fruits y les Fleurs et Accessoires deM, Alphonse Ouri sont plus
grandement brossés qnele profanumvulffm des natures mortes ; c'est
ce qui nous engage à les signaler d'une manière spéciale à l'atten-
tion bienveillante de nos lecteurs.
Parmi les plus excellents paysages ressortent brillants et superbes
ceux de M. Ortmans. Les Cerfs et biches (Soleil couchant) sont ruis-
selants de lumière intense, les animaux circulent et s'agitent, les
arbres sont plantés d'une main ferme dans un sol vigoureux. Le Par-
quet de Fontainebleau^ le Parc de BragdatCj accusent chez M. Ort-
mans un sentiment élevé de la nature et des qualités précieuses de
dessinateur. Il n'y à rien à reprocher, ni à ses plans, ni à ses ombres:
tout cela est mis à sa place : quant à l'intensité des tons, nous n en
parlerons pas, puisque déjà nous avons dit combien tous les tableaux
de M. Ortmans sont distingués par l'éclat.
Nous retrouvons en M. Pain un des fervents admirateurs de nos
antiquités locales : il a été bien inspiré en choisissant pour thème de
ses deux dessins au crayon : La Tour de l'Albane et la Bue Saif^-
Romain. Il y a des sujets qui portent bonheur à ceux qui les savent
trouver.
Par continuation nous restons en plein paysage. Voici encore une
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Forêt de Fontainebleau^ de M. Papeleu, qui fait pendant au Beixean
de M. Pallièrb. S'Us étaient moins frottés de cendres, moins fondus
dans les tons gris de M. Cicéri, nous n'aurions rien à reprendre aux
Pâtres Kurdes et aux Cavaliers Arabes de M. Pasini. Les fonds eux-
mêmes s'enfarinent malheureusement dans cette poussière qui leur
fait perdre tout relief et toute solidité ; c'est vraiment dommage, car
chevaux et cavaliers ont une gentille allure.
L'aquarelliste par excellence est toujours M. Pelletier, qui nous
a habitués aux miracles de vigueur d'un genre par lui-même assez
froid.
Puisque nous venons d'admirer les aquarelles énergiques et chau-
des de M. Pelletier, allons un peu, en expiation et par contraste,
voiries dominos à la glace du Pierrot intrigué de M. Picart. Quelle
somme prodigieuse de talent matériel jetée aux quatre vents du
monde insignifiant! Tous ces masques s'agitent sans but et semblent
des spectres. Nous ne chercherons pas à expliquer la légende de
la Pénitente impénitente. On n'expose pas — même avec la traduc-
tion — de semblables charades.
La Lesbie de M. Philippe se devine de prime-saut; mais, si bien
dessinée qu'elle soit, elle nous rappelle trop les fantaisies néo-grec-
ques de M. Hamon. Pour être plus grande, plus arrêtée aux contours,
faite d'os et de chair, — et non pas rembourrée de son comme les pe-
tites divinités de l'école, — nous la croyons néanmoins trop proche
parente de la Sceur aînée et des Vierges deLesbos.
Encore un homme qui n'est pas en progrès c'est M. Ludovic Piette
avec son Tableau de Fleurs et son Sommeil. Nous n'élevons pas
une querelle en l'air en nous montrant avec lui difficile. Nous
croyons en avoir le droit, parce que nous nous souvenons de cette
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poétique Ballade que la même voix nous avait délicieusement chantée
il y a deux ans sous un clair de lune argenté.
Pour être un peu classique, le groupe de Ruth et Noemi^ de
M'*' de PosT, n'en est pas moins une honorable étude , moins criarde
que la Vente forcée après décès ^ de M. Henry Pottin, et aussi
moins vulgaire.
Le Phare y de M. Edouard Pinel, les Deux Blessés, de M. Protais,
ne nous séduisent que médiocrement : nous voudrions plus de lim-
pidité dans ces vagues et moins de brouillard sur ces figures.
Pour étranger que soit le nom de M. Portaels son talent lui
donne parmi nous droit de cité. Il ne nous a exposé qu'un Portrait,
mais c'est celui d'une belle personne. Les yeux sont expressifs <,
les cheveux souples et fins, les mains élégantes. Où ce rare modèle
a-t-il posé devant les yeux de l'artiste, nous n'avons pas à rechercher
ce mystère ici. Ce que nous pouvons dire, c'est que le portrait, quand
il est traité de cette manière, prend des dimensions inattendues et
qu'il séduit, parce qu'on sent sous la toile immobile les battements
d'un cœur et les vivantes énergies d'une personnalité d'élite. Com-
ment oser maintenant féliciter M. Portaels de l'habileté supérieure
avec laquelle il fait descendre en plis légers un vêtement ou une dra-
perie? Comment venir lui faire un mérite de savoir, aussi bien qu'un
maître, accrocher un rayon de soleil aux facettes grises d'un bouton
d'acier? Les détails du costume original de la belle étrangère sont
traités avec un art exquis et une entente parfaite de ce qui s'appelle
ornementation et science des accessoires. Voilà donc un Portrait
véritablement digne de ce nom ; nous remercions M. Portaels de
nous avoir permis d'admirer cette figure et cette peinture d'excep-
tion au milieu de tant d'images grossières et bourgeoises.
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a.
iues charmé de pouvoir dire à M. Jules Ravel que son
ijouis XIII et sa Cour aux Eaux de Forges a tous les
;urs du Salon. Il partage avec la Journée des Dupes de M. Ham-
iiin le sceptre de la peinture d'histoire et attire bien des regards
envieux et sympathiques. C'est qu'en effet il ressort de tout ce noble
entourage de la cour de France, groupé avec un art infini, quelque
chose de séduisant et de délicat comme le parfum retrouvé des élé-
gances d'autrefois. La reine Anne d'Autriche, en somptueux costume,
est assise au milieu des dames de sa maison; le roi, debout auprès
d'elle, semble chercher les vertus de l'eau qu'il boit, tandis que le
cardinal présente à la reine, sur un plateau d'or, le verre aux
parois enrichis d'arabesques gravées. Le geste est naturel , bien
qu'insinuant, et quelques personnes même ont voulu voir une inten-
tion maligne de l'artiste dans ce verre d'eau servi à la souveraine
par la galante main de Richelieu. L'histoire, quia ses coulisses, a
médit dans ses chroniques scandaleuses de tant de gens qui ne
l'avaient pas mérité, que nous avons une médiocre confiance dans
ces légendes de fantaisie. L'eau de Forges a-t-elle fait des miracles?
Nous ne voudrions pas en douter ; mais dans la circonstance qui nous
occupe, si le cardinal fut empressé auprès delà reine , le dauphin, qui
devait être Louis XIV, ne se dépêcha guère de venir donner raison
à la tradition du pays normand. L'année se passa et plusieurs autres
encore; enfin, six ans après ce séjour de la cour à Forges, Anne
eut un fils — ce qui nous porte à croire qu'en l'an de grâce 1632 elle
avait manqué sa saison.
M. Jules Ravel, avec une conscience qui l'honore, a reproduit
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avec une fidélité charmante la gracieuse et mignonne personne de
la reine : on voit qu'il a recherché ces traits réguliers et fins, ces
mains aristocratiques , sur les peintures et les miniatures du temps,
avant de les fixer sur sa toile, et qu'il a voulu donner un portrait
authentique. Le roi et le cardinal n'ont pas été moins bien étudiés:
ce ne sont pas des profils de convention , mais des visages historiques,
expressifs et réels. Les seigneurs et les dames de la cour, les pages
à la livrée de France, les oisifs et les curieux, remplissent les vides
et complètent d'une façon très satisfaisante le groupe important des
acteurs qui jouent le rôle principal. Dans le fond, des constructions se
mêlent aux feuillages verdoyants et font à ces premiers plans de
satin, d'or et de moire, une opposition franche et tranchée. En
somme, M. Ravel a su rester lui-même, c'est-à-dire, avec sa nou-
velle œuvre, nous rappeler celles que nous avons eu l'occasion
d'admirer dans le passé dé nos dernières expositions. Le Louis XIII
aux Eaux de Forges a les mêmes qualités de finesse de touche,
de détails spirituels , de couleur distinguée , que M. Jules Ravel
nous a montrées déjà à propos de V Arrestation de Broussel et dans
Mazarin chez la Duchesse de Chevreuse. Plus important que tous les
autres au point de vue du nombre des personnages . mais comme ses
aînés, étudié jusqu'à l'extrême, le dernier tableau de M. Jules Ravel
ne dépare pas cette riche collection qu'il a entreprise avec amour et
qu'il poursuit en maître à travers les faits les plus curieux de notre
histoire nationale.
Nous ferons à M. Rœhn et à M. Richomme les mêmes éloges et
les mêmes critiques. S'ils manient le pinceau avec une légèreté sou-
veraine, savent à merveille construire une petite figure et bien
habiller d'étofies charmantes leurs personnages un peu raides, ils ne
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possèdent ni l'un ni l'autre ce don particulier d'où émanent l'action ,
le mouvement et la vie. Quelle que soit la grâce répandue avec pro-
digalité dans la Jalousie et le Pardon , de M. Roëhn, et la finesse de
bon goût mise par M. Richomme dans la Lecture, nous respirons à
la vue de ces jolies compositions un air par trop glacial pour n'avoir
pas besoin d'aller nous retremper bien vite dans un milieu plus vivi-
fiant. — Les Gâte-Sauces et la Répétition, de M. Ribot, sont de par-
faits repoussoirs à ces élégances maniérées. Les attitudes sont vraies
et prises sur nature , le dessin ferme et franc , les lignes accentuées
et les tjrpes suffisamment vulgaires sans tomber précisément dans le
réalisme plat. N'était la couleur sale employée par M. Ribot, nous
aurions en lui un des lions de la peinture de genre; pour notre
compte , nous ne pouvons nous habituer à ces teintes enfumées qui
ne sont ni agréables, ni naturelles, et donnent aux meilleures choses
un aspect ignoble et repoussant. Que des marmitons soient bar-
bouillés de suie; jusqu'à un certain point, nous le comprenons; mais
faire à des chanteurs un masque pareil, c'est outrepasser sans profit
pour l'art les bornes de la fantaisie et se jeter à plaisir dans le parti-
pris et l'aflectation. Quand un artiste est richement doté comme
M. Ribot, nous supportons avec peine de le voir descendre à l'emploi
de moyens qui frisent la réclame et qui sont par conséquent indignes
de sa personne et de son talent. Que ces doléances nous soient par-
données par M. Ribot , au nom de l'estime très grande que ses
œuvres actuelles, bien qu'imparfaites, nous donnnent de son avenir.
Les derniers Flamands valent autant que leurs ancêtres, à en juger
par V Effet de Lumière, intense, délicat et réussi , de M. Rosierse. —
Nous ne parlerons que pour mémoire de M. Rivoulon. Quand on
expose de pareils sujets , c'est à la médecine et non pas à la critique
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qu'il faut s'adresser pour avoir un compte-rendu- sérieux. — A côté
de M. Dansaërt, rémule heureux de M. Meissonier, nous deman-
derons une place pour M. Robert Annbt, dontV Amateur de Gravures
ne laisse rien à désirer comme imitation soignée et fidèle d'un genre diffi-
cile. — Dans la série des paysages qui séduisent, à première vue,
par le faire etl'accent vrai , nous citerons ceux de M. Amédée Rosier,
La Corne cTOr, Constantinople vu du Bosphore et les Environs de
Tunis. Le soleil miroite sur ces eaux bleues presqu'aussi bien que
dans une marine orientale de M.Ziem , le maître inimitable. — Ulle
dePhj/lé,àeM. Rossi-Gazzolo, ne déparerait pas la collection de
M. Rosier et leur peinture est de la même famille : éclat, fraîcheur,
dessin, nous trouverons au même degré toutes ces qualités chez l'un
et chez l'autre.
Nous passerons rapidement devant un Episode de la Bataille de
Soflérino et une Scène d Inondation de M. Georges Rouget. S'il y a
talent indiscutable dans ces sévères images, nous ne chercherons
pas à le prouver , c'est inutile. Mais nous ne nous appesantirons pas
sur ces élucubrations vieillies qui ont, pour nous, le défaut de rappeler
les souvenirs de l'ennuyeuse école de l'Empire et le prosaïsme bour-
geois des élèves de David. — M. de Rudder ne commente que de
bien loin le chantre aimé des Harmonies dans son Echo du Bovin. Le
thème nous parsut prétentieux et obscur et le personnage mal dessiné.
Pourquoi ce ciel vert? Et cette main gauche au bout de ce bras
gauche ! En voilà du modelé peu naturel , mais en revanche pas élé-
gant. La Baigneuse et le Berger des Abruzzes complètent d'une ma-
nière assez pauvre le bagage de M. de Rudder. — Conçues et exé-
cutées dans un bon sentiment de la campagne réelle, nous aimons
beaucoup la Plaine de Villiers et la Mare Palud, de M. J. C. Rozier.
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Voilà de ces tableaux au bas desquels il n'est pas besoin d'écrire :
D'après nature. Tout le monde a vu ces paysages là.
S. T.
M. Salmon refait toujours la même Gardeuse de Dindons. S'il n'y
prend garde , le moule est tellement usé qu'il ne va plus pouvoir
nous donner que des épreuves mal venues. Il est temps que M. Sal-
mon rectifie les incorrections de son dessin et les touches lourdes
de sa couleur, s'il ne veut tomber dans l'impossible. — Nous ne
regardons jamais les tableaux de M. Sebron que pour la perspective
habile qu'ils découvrent. On reconnaît à lajustesse de ces eflfets de
lointain l'homme qui a travaillé pour le diorama et qui s'est pénétré
de l'importance des plans logés à leur place, et des lignes lumi-
neuses qui font ressortir, énergiques et vigoureuses , les traînées
obscures de l'ombre. Si M. Sebron se servait d'une palette moins
épaisse et moins empâtée et s'il mettait de l'air dans ce qu'il fait,
nous croyons qu'il arriverait à un meilleur résultat artistique. Pour
le moment ilne faitque du paysage ressemblant. — Il faut mentionner
avec tout éloge le Cabaret sous Louis JJTF, de M. Sain, scène com-
plexe et variée.
M. SuTTER, pour n'être pas gai , n'en est pas moins un artiste
de valeur. Le charme, il faut bien en convenir, ne se dégage
guère de la Plaine de Chailly et de V Entrée des Gorges dApre-
tnonty mais ce sont des vues solidement construites, des herbes
frissonnantes, des chemins pierreux et des plaines où nous avons
tous marché. On ne se promène pas avec M. Sutter dans des edens
ou des paradis et il ne cherche guère à rendre belle la campagne
qu'il nous dépeint : son premier soin est de chercher à faire illusion
en ne reproduisant absolument que ce qui se voit tous los jours, et
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nous aimons assez ces tendances réalistes dans le paysage. Comme
Ta dit excellemment M. Courbet, dans une lettre célèbre : « L'ima-
gination dans l'art consiste à savoir trouver l'expression la plus
complète d'une chose existante, mais jamais à supposer ou à créer
cette chose même. » On dirait que M. Sutter avait médité profon-
dément sur ces paroles profondes avant le peindre son Village de
Barbizon.
Après M. Gérôme, il n'est plus permis de prendre pour sujet la
Défense de Phryné.llfdMi bien que la chose soit impossible, puisqu'un
praticien de la force de M. Tabar a complètement échoué dans la
concurrence qu'il a voulu faire au plus digne représentant de la jeune
phalange des grecs modernes. La Boche auj: Chasseurs est fort heu-
reusement pour M. Tabar une parfaite étude, qui ne laisse après elle
que bons souvenirs : nous lui devons de ne pas clore, par cette cons-
tatation fâcheuse d'un insuccès, notre revue des œuvres d'un artiste
dont la valeur appelle toute sympathie et que personnellement nous
estimons fort dans son passé de la Beine Brunehaut.
Citons encore Une Ville d* Asie-Mineure de M. de Tournemine.
Les Fleurs des Champs, de M. Tamizier, sont aériennes et menues
au point de faire illusion. — Les aquarelles de M. Tesson réagissent
sur ses tableaux de telle sorte qu'à distance on ne peut plus en faire
la différence. Les tons les plus francs s'amollissent et finissent en
taches blafardes du plus fâcheux aspect; les incorrections s'accu-
sent et rien ne les vient racheter. Où le radieux soleil de M. Decamps
est-il donc allé se cacher? où le maître a-t-il emporté les modèles de
cet Orient lumineux que poursuivent en vain ses meilleurs élèves ?
V.
La nature morte est bien traitée en passant par les mains de
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M. Henry Valentin et nous aimons beaucoup ces gracieuses fantaisies
qu'il a intitulées Y Office et le Salon.
La Vierge des Douleurs, d'après le Guide, les Portraits de Rubens
et de Raphaël {SUT ivoire) de M. Vanoni accusent les recherches pa-
tientes , l'art courageux, l'étude sérieuse du caractère des person-
nages représentés. M. Vanoni est toujours l'artiste de conscience
qui à chaque exposition nous fait entrevoir, avec religion et rectitude ^
un coin de l'œuvre élevée des maîtres. — Les animaux de M. Van
Marcke tiendraient-ils debout s'ils sortaient animés de leurs cadres?
nous nous sommes posé cette question en présence de ce que l'auteur
a appelé la. Mare , et nous n'avons pas osé la résoudre. Il nous semble
qu'il y a des membres et des muscles impossibles.
Quelle valeur en revanche et quel relief ontles chevaux de M. Vey-
rassat! Nous sommes en pleines moissons, au milieu de vrais pâtu-
rages , sous un jour lumineux et sain dans ces compositions origi-
nales qui s'Sipi^eWeniles Environs (fisiffny ou bien Ferme et Moissons
à Ezauville.
En la personne de M. Verreaux , nous retrouvons un des adroits
de la nature morte , et en M. Vibert un des excentriques de la pein-
ture de genre. La Sieste est une halte de peintres réalistes dans
une auberge de campagne. L'effet est d'abord étrange : mais chaque
détail est si bien traité que la bizarrerie de la scène disparaît devant
l'habileté matérielle de l'artiste. Ce tableau nous rappelle un peu
trop la manière de M. Ribot, il cherche et tire l'œil et avec une
fausse apparence de simplicité accuse une affectation manifeste.
M""' ViGER a deux bien charmantes petites toiles de nature morte.
Nous nous plaisons à les citer, car elles sont fines et nettes autant
que les meilleures citées par nous dans le cours de notre examen.
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Voici encore de M"' Eugénie Vénot : un Pâtre jouant du Biniou y
habilement campé sous ses haillons pittoresques ; le Déjeuner de la
GraniTMère, de M. Valton; le Lac dans le Haut^ura^ de M. An-
tony ViOT, et une Yue prise près de Bayonne, par M. Vojare. Nous
voudrions avoir le temps de donner à chacun de ces estimables ou-
vrages le temps et l'attention dont il serait digne ; mais, il nous faut,
à regret, abréger ce travail déjà trop long.
Z.
Les sujets simples séduisent le talent naïf et presqu'allemand de
M. ZuBER BuHLER. La Première Éducation^ rétrécie dans le cadre qui
renferme le Bêve d'Amour y gagnerait incontestablement beaucoup:
certains détails outrés perdraient en intensité et en importance,
et laisseraient l'attention du spectateur se porter tonte entière sur
les personnages qui font le tableau. La grâce malheureusement
dégénère en mignardise dans toutes ces compositions empruntées
à la vie domestique.
Plantons comme un phare ardent et lumineux à la fin de cette
obscure revue le nom éclatant et superbe de M. Ziem, le maître
des vues et du soleil d'Orient. Le Port de Comtantinople regorge de
lumière chaude, les caïques sont peuplés de leur population pitto-
resque de marchands et de rameurs, la barque qui porte le chef des
croyants traverse rapide comme une flèche la surface des eaux bleues
du Bosphore et les canons maures saluent le passage du souverain.
Tous les écrins épandus de la vieille et opulente Turquie , tous les
trésors du sérail, tous les sourires des Aimées jetteraient moins
d'éclairs que cette toile où M. Ziem n'a mis d'autre richesse que le
cachet magnifique de son incomparable talent.
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SCULPTURE.
L'exposition de sculpture est comme toujours exiguë et sans va-
leur. Il semble que le grand art manque d'adeptes. Pas d'efforts hé-
roïques à signaler, pas de travail solide, — en dehors même d'un
succès. Des ébauches à peine venues sont décorées du nom de bus-
tes ou de statues et présentées sans respect et comme des ouvrages
finis aux regards étonnés du public. Esi^ce à dire que dans cette dé-
chéance, les artistes soient seuls à blâmer ? Ce n'est point assurément
notre pensée, et nous possédons la conviction intime que si la sta-
tuaire est en décadence, c'est la faute de tout le monde. En effet, le
peintre trouve çncore des clients rares, qui paient, à peu près ce qu'il
vaut, un portrait ou un tableau d'ameublement. Le statuaire, drapé
fièrement dans le manteau de Phidias, méprise ces bourgeois timides
qui n'ont que quelques pièces d'or à jeter dans la fournaise sacrée
d'où sortirent les œuvres colossales du monde antique et les fantaisies
grandioses de la Renaissance. Les répubUques grecques avaient, dans
leur extase et leur ferveur pour le beau, réalisé pour les adorateurs
du Dieu, les rêves de l'âge d'or. L'artiste rétribué magnifiquement
par lîBtat, ceioplissait les places et les temples d'un monde de Bac-
chantes, de Venus, d'ApoUons et de Mercures. Le maître travaillait
à ses heures, content de l'hospitalité magnifique d'Athènes et de
Corinthe, et si quelque blonde mortelle, en posant mal, avait fait
manquer la statue commandée de la déesse, le Pentélique ouvrait ses
veines de marbre et jetait à l'artiste, sans marchander, ses blocs
purs et cristallins. Dans notre temps d'économie, édifier une statue
est chose de longuehaleineet de moins en moins commune. Les villes
de province honorent bien, par-ci par-là, leurs grands hommes
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— 738 —
d'une inscription sur un tombeau, mais celles qui vont jusqu^à faire
sortir de Tombre le fantôme de bronze ou de marbre de leur enfant
glorieux se comptent en petit nombre. Que fera un simple citoyen,
là où l'administration elle-même hésite et tâtonne? On perd donc le
chemin de Tatelier du statuaire, et quand l'isolement se fait autour
de ses œuvres, l'artiste est bien obligé — car il faut vivre — de
faire du métier. Nous appelons m^//(?r, les médaillons à faces inertes,
les bustes sansmodelé et généralement tout objet qui simule l'art
tout en restant dans la catégorie des choses de commerce. Pour de
pareils travaux, l'habileté de main suffit; l'inspiration et l'étude
seraient gêne et contrainte : les traditions du passé, les leçons loin-
taines de l'école sont un bagage inutile et dont il faut se défaire au
plus vite. Et puis, quand l'homme s'est fait petit, au milieu de ces
préoccupations mesquines, il se met à l'œuvre, et le profil vulgaire
du parvenu s'ébauche, à prix débattu, sous ces doigts qui auraient,
en des temps meilleurs, esquissé peut-être une Vénus renouvelée
de Cléomène. On se console en répétant que l'art s'en va. Cela re-
vient à dire que l'infini se limite et que le soleil s'éteint. Faites
riches et honorés les laborieux de la carrière artistique, amenez
les gouvernements à créer moins de boulevards et à élever plus de
statues et vous reconnaîtrez que rien n'est perdu des magnificences
du passé. Pour revenir à l'exposition qui nous occupe, elle n'est
plus mauvaise ni plus forte que celles qui l'ont précédée. Elle
manque par exemple, de caractère particulier; c'est le plus grand
reproche que nous lui ferons.
Ainsi, les Médailles et le Médaillon de M. JB., par M. Auvray,
ressemblent à tous les ouvrages de ce genre , où il n'y a ni fautes
de français, ni fautes d'orthographe. La figure y est , mais le tra--
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vail se montre ordinaire et sans accentuation. — Sous ce titre
Innocence, nous avons remarqué une jolie tête de jeune fille , de
M. Arnaud. — On trouve néanmoins plus de relief dans les
terres cuites de M. Eugène Blot. La Statuette de Frédéric Sauvage j
l'inventeur de l'hélice ; celle de Daunon , président des Cinq-Cents,
sont finies et terminées comme des ivoires. — Citons aussi deux
charmants Bustes d'enfants, de M. Blondel. — Nous rangerons
dans l'art d'ameublement les Tourterelles et le Nid de Fauvettes en
bois sculpté, de M. Briand. — M. Gain et M. Mène ont la spécialité
des petits bronzes de bureau ou d'étagère , lesquels sont trop estimés
pour avoir besoin de nos éloges et se vendent trop bien pour que
nous nous permettions d'en faire la critique.
La seule statue exposée cette année est le Géricault , de
M. Drouet. Où l'auteur a-t-il été prendre le peintre rouennais pour
rhabiller de la sorte ? On dirait un échappé du radeau de la Méduse,
ou à coup sûr un Dieu marin sortant des ondes dans le costume de
circonstance. Quelle pauvreté dans ce bout de draperie! Que
d'exagération dans ces formes boursoufflées comme des membres
malades ! Nous préférons encore à cette image de fantaisie la
belle statue d'Etex perdue dans un coin de notre Hôtel-de- Ville ,
et où le grand artiste est représenté couché sur son tombeau. Le
Géricault de M. Drouet est-il destiné à faire l'ornement d'une de nos
places publiques? Nous ne le savons pas et nous ne le désirons pas.
C'est par de pareils écarts que le goût du public se trouve faussé
et ses instincts déviés. Les rois de la palette ne se drapent pas en
rois de la terre, et il faut , à première vue, que la personnalité se
dégage du personnage. Or, sans le nom de Géricault écrit au bas, qui
voudrait reconnaître un peintre dans cette singulière composition ?
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— 740 —
Dans ses Médaillons^ M. Drouet reporte les lignes abruptes et
les lourdeurs de touche de sa statue. Il est impossible de tailler
dans le bronze avec plus de sans gêne ; il y a dans ces figures des
angles droits d'un effet assez réjouissant. Où donc est allé se
cacher le modelé , ce dessin des sculpteurs ?
Les deux plus grandes œuvres sont , sans conteste , le Biiste de
la Taur^r Auvergtie, de M. Gourdel , et celui du Général de Pimodan,
de M. Julien Roux. Il y a des personnages vivants sous ces uni-
formes, et non pas seulement des maquettes habillées. Les détails
sont traitas habilement, avec goût et fidélité scrupuleuse; en somme,
deux travaux honorables et qui sortent de la ligne vulgaire.
Les Animaux , de M. Abel Maître, vaudront autant que ceux
de M. Gain ou de M. Mène , quand ils seront réduits à une dimension
convenable pour la destination qui les attend. G'est étudié , spirituel
et vrai , mais où loger de pareils chiens d'appartement ?
M. MouTiER est un émule de M. Graillon , qui fait pour nous aussi
bien que son maître. — Nous félicitons de ses Carnées des célébrité^
contemporaines, M. Reverchon. Sans doute , il y a loinde ce travail
aux difficultés de la pierre dure , et il est aisé dans ce genre d'arriver
plus vite à la grâce et à l'effet , mais on doit reconnaître dans les
œuvres de M. Reverchon la pureté des contours et le don de la
ressemblance.
Un amateur de talent et d'avenir, M . de Santa-Coloma , nous
a envoyé un C/iasseurà cheval y tenue de campagne, d'une allure
excellente dans ses vêtements lourds. Le cavalier est posé à mer-
veille , et quand cette ébauche en cire sera transportée dans une
matière plus résistante , nous ne doutons pas qu'elle ne gagne encon^
en vigueur et en accentuation.
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Et maintenant que nous sommes arrivé à la limite de notre étude,
excusons-nous auprès de notre lecteur de nos négligences et de nos
omissions. Dans une exposition qui compte plus de mille numéros,
nous avons parfois négligé des œuvres jusqu'à un certain point satis-
faisantes. Si nous l'avons fait , c'est que nous avons tenu d'une ma-
nière particulière à parler longuement des toiles magistrales et des
essais incomplets mais originaux de ceux qui sont jeunes et que la
publicité doit aller chercher.
Nous avons la conscience d'avoir voulu être utile et nous avons
sacrifié parfois nos sympathies personnelles aux exigences impi-
toyables de la vérité. Que nos amis nous pardonnent si nous les
avons traités comme des indifférents ! La meilleure manière de rendre
service n'est-elle pas d'écrire avec franchise et de parler avec sin-
cérité?
Gustave GOUELLAIN.
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DES EXPOSITIONS
DE
PEINTURE EN PROVINCE.
U)
Depuis que M. le comte de Niewerkerke a été nommé directeur des musées
impériaux , on a beaucoup fait dans l'intérêt des arts et des artistes ; mais
il faut reconnaître que Paris seulement a pu profiter des améliorations qui
ont été effectuées.
Cependant, c'est de la province que viennent chaque année tous ces
artistes, dont le goût, le savoir et Tintelligence, font de la France la pre-
mière nation artistique du monde.
Si on recherche pourquoi ces artistes ont émigré, on voit que, bien sou-
vent , ils ont été obligés de le faire, parce que leur province, ou pauvre ou
ingrate, ne pouvait les faire vivre ; ils fussent demeurés, au moins beaucoup
d'entre eux , s'il leur avait été possible de vendre leurs œuvres.
Ce serait une erreur de croire qu'il faille absolument aller à Paris pour
devenir un artiste de talent. De même qu'il n'est pas d'une utilité certaine
d'aller à Rome , quand on peut suivre fies études à Paris, il n'est pas indis-
pensable d'aller à Paris, quand on vit dans une province où les études sunt
(1) Quelques-unes des réformes demandées par notre collaborateur Tiennent d'êtiv
rëalisées avec un rare bonheur par Tadministration municipale ; mais il reste plu?
d*un pas à faire encore.
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possibles; tout au moins, peut-on les pousser assez loin pour n'avoir plus
besoin que d'un court séjour dans le centre artistique.
Quant à nous, nous croyons qu'il est très possible de rompre la centra-
lisation artistique qui existe aujourd'hui. Rouen est d'ailleurs placé dans
des conditions de proximité avec Paris, qui nous donnent raison , au moins
pour cette ville, et comme nous n'avons à nous occuper ici que de la ville
de Rouen , nous ne pensons pas qu'il puisse nous être fait d'obîections sé-
rieuses à ce que nous venons d'avancer.
En effet, on trouve à Rouen tous les éléments d'études complètes. A côté
d'une bibliothèque très importante et très choisie , dirigée avec une rare
intelligence, nous trouvons un musée très riche en œuvres des grands
maîtres anciens. A chaque pas que l'on fait dans la ville , on se trouve en
face de richesses architecturales des plus splendides époques, et de vitraux
peints d'un mérite hors ligne. Enfin , il y a une école de peinture et de
dessin très remarquable, excessivement complète , dirigée par un artiste
distingué , joignant à un rare degré le talent d'instruire à celui d'admi-
nistrer, qui a su réunir une quantité énorme de modèles de toutes sortes
et des plus beaux , si bien que J'école de Rouen est sans égale peut-être
en province.
Pourquoi donc , en présence de pareils éléments d'instruction artistique ,
y a-t-il à Rouen si peu d'artistes? Pourquoi ont-ils abandonné leur ville?
Pourquoi ceux qui restent ont-ils la vie si difficile ? C'est que ceux qui
pouvaient produire quelque chose, ont cherché la seule ville où la vente de
leurs œuvres était possible.
Rechercher les moyens de former en même temps le goût des jeunes
artistes et celui de leurs compatriotes , rechercher surtout la possibilité
d'augmenter les achats des œuvres d'art , est le but que nous nous sommes
proposé.
Les villes ont des charges énormes, des frais de toutes sortes ; elles font
beaucoup, voudraient faire plus encore ; mais enfin , elles ne peuvent donner
que des sommes relativement minimes.
Et d'ailleurs, ce n'est pas, selon nous, aux administrations des villes
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qu'il faut demander ces ressources que nous cherchons. C'est déjà bien
assez pour elles d'avoir commis la grave erreur de commanditer les théâtres
sans encore venir leur demander de commanditer les expositions d'œuvres
d'art.
Selon nous, c'est à la population elle-même que nous devons nous
adresser. C'est dans son sein que nous trouverons les moyens d'existence
qui nous manquent , pour peu que nous sachions trouver des combinaisons
qui lui plaisent et qui Tintéressent.
La première condition à remplir, c'est de faire une exposition sérieuse,
formée avec goût, soigneusement épurée. Le conservateur du Musée de
Rouen, mieux que personne peut obtenir ce résultat; son grand talent,
son caractère honorable lui permettent d'attirer à lui , dès qu'il le voudia,
les œuvres des meilleurs maîtres, en s'adressant à ces maîtres directement.
Jusqu'à présent, il faut le dire , les expositions de province sont en gé-
néral des marchés, où les marchands de Paris viennent écouler leurs
tableaux mauvais ou usés. Nous en avons, pour notre part, retrouvé que
nous avions vu figurer plusieurs fois dans les plus mauvaises ventes de
l'hôtel Drouot. Il est facile de faire changçr cet état de choses, et c'est
une amélioration urgente, indispensable, dont il faut immédiatement se
préoccuper.
11 faudrait que les expositions de province fussent régionales. Ainsi, à
Rouen, il faudrait autant que possible, attirer les œuvres des Normands et
augmenter l'intérêt par l'exposition de quelques tableaux des maîtres de Tart
moderne, qui viendraient instruire les artistes de province, en même temps
qu'ils charmeraient et intéresseraient les visiteurs.
Nous disons qu'il faudrait que les expositions fussent régionales , parce
qu'il nous parait naturel de seconder les efforts de nos voisins immédiats,
qui ayant, à peu prés , les mêmes goûts, les mêmes mœurs, la même nature,
doivent être intimement liés d'intérêts avec nous.
S'il nous était permis d'ajouter ici une raison d'un ordre plus éleré.
nous dirions que les expositions régionales, bien oiiganisés, doivent donner
un jour, de merveilleux résultats, au point de vue de l'art lui-même.
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— 745 -^
En effet, il y a ceci de remarquable , c'est que depuis que toutes les
écoles sont venues se réunir dans les ateliers de Paris , il n'y a plus
d'écoles. Toutes les natures et tous les instincts sont venus se fondre dans
un mémo creuset. Et tandis que les anciennes écoles italiennes , par
exemple, nous montrent des diflTérences si grandes entre elles, quoique
toutes admirables, nous n'avons, nous, en France, aucune distinction pos-
sible de races parmi les écoles. Il y a bien ce qu'il plait d'appeler l'école
réaliste et l'école romantique, mais tout cela se ressemble terriblement dans
ses résultats. Le tempérament ardent et brillant du Midi s'est mêlé de
toile sorte au tempérament méditatif et mélancolique du Nord , qu'il en
est résulté une race bâtarde qui n'a plus conservé dans les arts , ni le
cachet, ni le sentiment, ni la poésie d'aucun pays.
Les expositions régionales auraient ceci de remarquable dans leur
succès, c'est que permettant à l'artiste de vivre chez lui , elles lui laisse-
raient la faculté de développer ses qualités propres, et de conserver intacte
cette originalité qui nous vient, pour ainsi dire, du sol où nous sommes nés.
Et nous pourrions assister, un jour, à la renaissance des écoles de province,
brillant chacune de leurs qualités respectives.
Nous demandons pardon de cette digression un peu longue , sinon tout-
à-fait étrangère au sujet que nous traitons, et nous revenons à ce qui a été
notre point de départ, les expositions artistiques régionales.
Que l'on ne croie pas le succès impossible. Si on ouvre, en effet, le catalogue
des expositions de Paris, on voit que la Normandie a donné naissance à une
infinité de peintres de talent, qui viendront tous dès qu'une administration
honorable, haut placée comme celle de Rouen, viendra leur faire un appel ;
en leur promettant des récompenses, modestes peut-être, mais justes,
données par elle-même, après l'examen sérieux et impartial d'une commis-
sion nommée exclusivement par elle, pour exciter l'émulation et rendre
les récompenses désirables.
Si à l'attrait puissant de récompenses données dans de pareilles condi-
tions, on vient joindre celui de pouvoir faire vendre des œuvres d'art, dans
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— 746 —
une proportion notable, le doute sur la qualité et la valeur des objets
exposés, ne sera plus possible.
Oifrir au public l'entrée gratuite des expositions est une grave erreur
financière, aussi grave que celle de la lui faire payer trop cher, au point
de vue surtout du public des dimanches et fêtes.
La majorité d'une population se compose des gens, qui toute la semaine
ont travaillé, et ne peuvent profiter que du dimanche pour visiter les
Musées.
Si pendant ce jour de repos, l'entrée est gratuite, vous ne pouvez plus
chercher de recettes que dans la minorité et vous ne parviendrez qu'à un
résultat à peu près nul.
Une perception minime attirera beaucoup plus de visiteurs que la gra-
tuité, et Ce que l'on fait payer aux masses, dans la mesure de leurs moyens,
paraît à leur imagination avoir une bien plus grande valeur que ce qu'on
leur oflVe gratuitement » a dit un critique : et à ce sujet permettez-nous
d'ajouter encore quelques lignes du même auteur.
« Les curiosités foraines, les spectacles repoussants et stupides des fétos
publiques, captivent la multitude, elle se rue, c'est le mot, sur ces horreurs
qu'elle n'irait pas voir pour rien , et qu'elle voit uniquement parce qu'elles
coûtent peu. Qu'elles coûtent trop, elle s'en privera, qu'elles ne coûtent
rien, elle les dédaignera.
« Offrons à cette foule avide de curiosités à bon marché, le spectacle
civilisateur des merveilles de l'art, pour une très faible rétribution, qu'elle
sache bien l'emploi de l'impôt léger, dont on grève sa légitime avidité, et
elle s'y prêtera avec faveur. Que cela coûte peu, mais que cela coûte quelque
chose, et son indifférence cessera. La vue gratuite d'une merveille, n'a
aucun charme pour elle, la vue trop coûteuse de quoi que ce soit est au-
dessus de ses moyens et elle s'en passe. »
En procédant du plus grand au plus petit, ces lignes restent toujours
d'une vérité saisissante.
Nous n'hésitons pas à dire qu'après avoir bien organisé les expositions,
il faut sans retard supprimer leur entrée gratuite.
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Une perception unique ne serait pas rationnelle.
Il serait bon, pensons-nous, d'avoir trois prix d'entrée différents. Cin-
quante centimes, un jour de la semaine, vingt-cinq centimes les cinq autres
jours, et dix centimes seulement le dimanche et les jours de fête.
Les recettes seraient très importantes, en faisant savoir au public que
l'argent de cette perception n'est pas destiné à entrer dans la caisse de la
ville, mais bien à former une somme, devant servir à l'acquisition d'ou-
vrages, qui devront être mis en loterie et dont les billets appartiendront
à ceux qui seront venus visiter l'exposition.
Pour rendre accessible à tout le monde cette loterie, il conviendrait do
ne mettre qu'à un franc le prix des billets.
Toute personne recevrait en écharge de son prix d'entrée, un coupon do
billet, qui serait à valoir sur le prix réel du billet.
Ainsi, en échange d'un nombre de coupons, quelle que soit leur catégorie,
formant la somme de un franc, on recevrait un billet ou autant de billets
qu'il y aurait de fois un franc.
Lorsque, dans le public, on saura que pour quelques francs, même un
franc, on pourra non seulement voir plusieurs fois l'exposition, mais mémo
gagner un tableau d'une valeur, quel qu'il soit, de beaucoup supérieure au
prix du billet, il n'est pas douteux qu'on no vienne souvent visiter l'expo-
sition, et beaucoup de personnes prendront même des billets supplémen-
taires.
Nous sommes intimement convaincu que par ces moyens, consistant en
une belle exposition avec des récompenses décernées exclusivement par la
ville, avec une entrée non gratuite et une loterie, on obtiendrait une somme
assez forte pour acheter un nombre important de tableaux.
Les expositions deviendraient d'années en années plus brillantes, les
artistes y enverraient avec régularité, et peu à peu le peintre de province
trouvant chez lui, dans sa ville, la possibilité de vendre ses œuvres, n'irait
plus au loin chercher le bien-être et même le nécessaire qu'il n'y peut
trouver aujourd'hui.
La Société des Amis des Arts fonctionnant de son côté avec énergie,
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rivalisant avec la ville pour les achats destinés à sa loterie spéciale, le sort
des artistes deviendrait vite meilleur, et ils trouveraient, dans ces deux
forces protectrices, une concurrence qui donnerait à leurs productions une
plus grande valeur.
Donc, pour nous résumer, voici ce que nous soumettons aux réflexions et
à la sagacité de Tadministration.
La ville agissant seule, en dehors de toute société, faisant à ses frais une
exposition d'objets d'art, la faisant avec soin, nommant une commission
d'examen et de récompenses, et mettant en loterie, au profit du public et à
un prix minime du billet, des tableaux qu'elle achètera au moyen des
recettes effectuées par le paiement du prix d'entrée prélevé.
Par ces moyens, nous ne craignons pas de prédire que le résultat dépas-
sera toutes les prévisions.
A. LECOO.
■ir^S^gêiSr-
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HISTOIRE.
RECHERCHES HISTORIQUES
SUR
LES SIRES ET LE CHATEAU
DE BLAIlfVILLE.
SUITE (1).
MAISON DE œLBERT-SEIGNELAY.
Mario Marguerite, la seconde des filles de Claude Yves, marquis d'Alcgrc
et seigneur de Blainville, devenue marquise d'Alègre , épousa, par contrat
du 8 février 1675, Jean-Baptiste Colbert, marquis de Seignelay , secrétaire
d'Etat, commandeur et grand trésorier des ordres du roi, fils aine du grand
Colbert, pourvu, cinq jours auparavant, de la charge dos ordres , en survi-
vance de son père. C'est parce mariage que la famille Colbert fut appelée à
posséder la terre de Blainville , et certains droits féodaux qu'elle étendit
ensuite, par des achats successifs, jusque dans soixante-et-onze paroisses
des environs.
En 1677, le 26 novembre , Jean-Baptiste Colbert, marquis de Seignelay,
Xircsente, comme Seigneur Ckastelain de Blainville, à un titre vacant do cha-
(1) Voir les livraisons des 31 juillet, 31 août, 30 septembre et 31 octobre.
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— 750 —
noino. Cot énonce formel prouve qu'à cette époque il n'avait pas encore
mis à exécution l'intention qu^on lui attribue de faire ériger la terre de
Blainville en marquisat.
La marquise de Seignclay, née d'Alôgre, mourut le 16 mars 1678,n ajant
laissé qu'une fille, Marie-Jeanne Colbert, à son tour marquise d'Alègre, qui
mourut bientôt elle-même, le 14 avril 1680. Alors son père , le marquis de
Seignelay, héritier d'une partie des droits de sa femme et de sa fille, tran-
sigea, le 31 mai 1681, avec la famille d'Alègre, au sujet de leur succession,
à cause d'un nouveau mariage contracté avec Catherine-Thérèse Guyon do
Matignon.
Emmanuel , vicomte d'Alègre , cinquième fils du fameux Christophe 11,
marquis d'Alègre, et de Louise de Flagheac, succéda à la marquise d'Alègre,
sa nièce, Marie-Jeanne Colbert, morte en bas âge, dans les autres biens de
la maison d'Alègre , qui se trouvaient principalement en Auvergne , et ,
d'après ce que dit le P. Anselme, dans la Seigneurie de Blainville (I), devant
ratifier plus tard , le 18 mars 1689 , la transaction que sa femme Marie
Remond de Modène, veuve de Jean-Gaspard Mottier, avait faite avec li-
marquis de Seignelay, pour remplir ce dernier des droits qu'il tenait de
son premier mariage avec la marquise d'Alègre.
Il y a pour sûr erreur en ce qui concerne Blainville, puisque positivement
cette terre resta entre les mains du marquis de Seignelay, pendant sa vie,
et qu'on la retrouve, après sa mort, entre les mains de ses héritiers. 11 était
plus naturel que la famille d'Alègre prît les biens d'Auvergne , et laissât
ceux de Normandie au marquis de Seignelay. Au mois d'octobre 1682,
on effet, époque postérieure de plus d'un an à la liquidation de leurs droite
respectifs du 31 mai 1681, il traite avec les chanoines de Blainville pour
un échange de fiefs , a parce qu'il pensait , dit Toussaint Duplessis , à fain^
» ériger la terre de Blainville en marquisat (2), » pensée qu'il n'aurait pa^
eue certainement , si cette terre eût fait retour à la famille d'Alègre. Au
reste les présentations , les transactions , l'ordre de succession ne laissent
aucun doute à cet égard.
Nous avons le détail complet de cette transaction avec les chanoines, qui eut
pour la Collégiale l'immense avantage de mettre presque tous ses biens, pour
ainsi dire , sous sa main , et d'en rendre ainsi l'administration plus facile.
Elle est consignée dans un Aveu fait par les chanoines à l'un des successeurs
du marquis de Seignelay. a Ensuivent les biens et héritages dont jouit
(1) Histoire généalogique des grands officiers de la couronne, t. VII, p. 713.
(2) Description de la Haute-Normandie, t. II, p. 342.
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» propriétairoment le Chapitre de notre dite église au droit de l'échange
» par nous faitte avec feu monseigneur le marquis de Seignelay a rencontre
» des fiefs et seigneuries de Fontaine sous Préaux et du Bois Guillaume et
» de dix livres de rente foncière sur le fief de Saint Remy à la Haye par
D contrat du vingt quatre octobre mil six cent quatre vingt deux confirmée
» par lettres patentes du Roy du mois de septembre mil six cent quatre
» vingt huit. »
Au lieu de ces deux fiefs ^ dont l'un était dans la vicomte d'Arqués , ils
obtinrent des biens voisins de ceux qu'ils possédaient déjà .
P A Blainville et à Crevon, ce fut « Une ferme située près le dit collège ,
» consistant en cent douze acres trente huit perches de terre en masure
» labeur costes herbages et bois taillis en vingt six pièces, » dont les
bornes par tenants et aboutissants sont données avec le plus grand soin.
» Lesquelles vingt six pièces de terre cy dessus et neuf acres une vergée
» en masure logée et bois taillis en quatre pièces assises es parroisses de
» Blainville et de Catenay par nous fieffées à François Le Rat boullengcr à
» Blainville par contrat passé devant Varnier nottaire à Cailly le treize
» janvier mil six cent quatre vingt cinq moyennant cinquante cinq livres
» de rente foncière nous appartiennent au droit par échange de mon dit
» seigneur a qui ils appartenoient par retrait féodal sur Michel Turpin sui-
» vaut la sentence rendue au Bailliage de Rouen le quinze octobre mil six
» cent quatre vingt deux , lequel les possédoit comme luy ayant esté
» a^ugées au décret des héritages de Nicolas Le Cauchois par autre sen-
» tence du dit bailliage de Rouen du sept août audit an mil six cent quatre
» vingt deux.
2^ Dans la paroisse de Saint-Arnoult : a Une ferme au hameau de la
» Milleraye contenante cent trente cinq acres une vergée en vingt neuf
» pièces.
» Une ferme audit hameau de la Milleraye consistant en douze acres une
» vergée de terre en huit pièces.
9 Une ferme audit hameau de la Milleraye consistant en sept acres vingt
» perches de terre en sept pièces.
D Une petite ferme audit hameau consistante en cinq vergées de terre
» en deux pièces.
» Une ferme dans les fonds de Saint Arnoult consistante en quarante
» quatre acres de terre en huit pièces.
» Lesquelles fermes et héritages sictuées en la ditte parroisse de Saint
» Arnoult et une autre ferme assise en la parroisse d'Elbeuf sur Andcllo
» consistante en neuf acres de terre en masure logée et labeur en six pièces
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— 752 —
» par nous fieffés quarante livres à Nicolas Cauchois par contrat pa&8c
») devant maître Nicolas Varnicr nottairo au dit lieu de Cailly le saizc no-
» vembre mil six cent quatre vingt douze nous appartiennent au droit de
M réchange faite avec mon dit seigneur par contrat cy devant datte , lequel
» les avoit de Jacques Duhamel ecuier fils de Jacques par contrat passé
» devant les nottaires de Rouen le deux octobre mil six cent quatre vingt
» deux. »
Puis VAveu relatait Texemption et le maintien des droits stipulés dans le
contrat d'échange : « Tous lesquels héritages a nous donnés en échange par
» mon dit seigneur ont été affranchis de touttes rentes seigneuriallcs
» envers la ditte terre et Chatellenie de Blainville n'étant seulement tenus
» qv'aux droits seigneuriaux reliefs, treizièmes, service de prevosté, baon
» de moulin, regard de mariage et autres droits et devoirs seigneuriaux le
» cas échéant. Mais sommes tenus et obligés pour raison des dittos fermes
» de Saint Arnoult en une mine de bled de rente au trésor de TEgliso de la
» ditte paroisse pour cause de fondation faitte a la dite Eglise par les an-
» cicns propriétaires des dits biens, comme aussy devons annuellement
» trois livres saizo sols de rentes seigneuriallcs a la seigneurie de Rj dont
0 relèvent quelques pièces de terre assises au dixmages de Ry le tout ainsy
» que nous en sommes chargés par le dit échange. »
Comme l'argent avait singulièrement baissé de valeur depuis la donation
des cinq cents livres de rentes faite par Jean d'Estouteville, en 1489, à la
Collégiale, outre ces terres et héritages représentant une portion des fiefs
amortis par la constitution de la rente, ceux de Fontaine et de Bois-Guil-
laume, le marquis de Seignelay assigna encore, pour cet échange, une
somme do rentes (?gale aux rentes primitivement constituées, que les cha-
noines prendraient sur la terre de Blainville."
a Plus nous appartient au droit de la ditte échîingo cinq cent deux livres
» de rentes annuelle a prendre sur la ditte terre de Blainville payable au
» receveur de notre chapitre au dit lieu de Blainville en deux termes égaux
» Pasque et Saint Michel, lesquelles cinq cent deux livres de rente, la ditte
D terre doit continuer de payer jusqu'au temps que mondit seigneur nous
j) fournira un fond en roture qui soit a notre bienséance etdc pareille valeur
o en revenu (1). »
Telles sont les principales clauses de cet échange fait par le marquis de
Seignelay, en vue de l'érection de Blainville en marquisat, à ce que dit
Toussaint Duplessis, et sur lequel cet Aveu des chanoines de Blainville, près
de soixante ans après, le 5 octobre 1743, donne seul des détails.
Quant à l'érection de la terre do Blainville en marquisat, il nous a été
impossible d'en découvrir le titre primitif, et, malgré la mention de Mar-
(1) Archives de la Fabrique de Blainville.
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— 753 —
quisat ou do Marquis do Blainvillo dans plusieurs présentations ou pièces
postérieures, nous penchons à croire que le marquis de Seignelay s'en sera
tenu à rintention, et que cette mention est une erreur volontaire ou invo-
lontaire de rédaction partout où elle figure. D'abord cet Aveu ne donne pas
le titre de Marquisde Blainville au seigneur auquel il est fait. Il y avait déjà
un Marquisat de Blainville à quatre lieues do Nancy, qui aura bien pu em-
pêcher la constitution de celui-ci. Enfin, une autre preuve se trouve encore
dans le silence de Toussaint Duplossis. Dressant le tableau de VEtat actuel du
pays de Caux et du Vexin (1740), à la suite des deux Discours qui ouvrent ses
deux volumes de la, Description de la /faute- Normandie^ où figurent tous les
marquisats existant alors, il ne mentionne pas celui de Blainville. Il est
donc à penser que le marquis de Seignelay ne donna pas suite à son projet,
si réellement il Ta jamais eu.
Il fut convenu encore, par le contrat d'échange avec les chanoines do
Blainville, que l'on supprimerait les trois demi -prébendes, établies en 1489,
parle fondateur Jean d'Estouto ville. Un décret de l'archevêque de Rouen,
François Rouxel. de Médavy, les supprimale 22 décembre 1684, et le revenu
en fut uni à lamense commune du chapitre (1), qui, en vertu du même
acte, ne devait plus être composé, à l'avenir, que du trésorier, du chantre,
et de quatre chanoines obligés d'entretenir un clercetdeux enfants do chœur,
ainsi que le portait l'acte de donation, respecté sur ce point. C'était une
manière indirecte d'accroître encore les revenus delà Collégiale, en dimi-
nuant le nombre des parties prenantes. Le seigneur de Blainville continuait
toujours do présenter à la trésorerie et aux quatre prébendes; mais on
s'arrangea de façon, pendant la fin du xvii" siècle et le commencement du
xviii*, à ce que le trésorier de Saint-Michel fût également curé de l'église
paroissiale de Blainville, en raison des faibles rentes affectées aux titulaires
de la Collégiale (2).
C'est à ce seigneur de Blainville. au marquis do Seignelay, que Boilcau
adressa, en 1675, l'une de ses meilleures Epitres, la ix*, qui roule sur cette
yèrïiô : Rien n'est beau que le vrai. Bien cino co marquis n'eût que vingt-
quatre ans, Boileau put dire de lui avec l'assentiment de son siècle :
Mais sans f aller chercher des vertus dans les nues,
Il faudrait peindre en toi des vérités connues :
Décrire ton espnt ami de la raison,
Ton ardeur pour ton roi puisée en ta maison ;
A servir ses desseins ta vigilance heureuse,
Ta probité sincère, utile, officieuse.
Epitro IX, vers 155-160.
(1) L'ensemble du revenu ou biens d'une église, d*un chapiti'e.
(2) Tou88£Ûat Duplossis, Description de la Uaute-Nijrrnandie^ t. II, p. 342.
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— 754 —
A sa mort, arrivée â Versailles le 3 novembre 1690, le marquis de Soi
gnelay laissait trois enfants de Catherine-Thérèse de Matignon. C'étaient
Marie-Jean-Baptiste de Colbert, marquis de Seignelay ; Paul-Edouard, dit
le duc d'Estoutcville ; Charles-Léonor, comte de Seignelay , tous les trois en
bas-âge. Ils tombèrent en la garde noble de Louis XIV, que nous voyons,
pour cette raison, présenter un chanoine à Blainville, à la date du 24 dé-
cembre 1698.
A cette époque, le château de Blainville était dans un parfait état de con-
servation, et, pour s'en convaincre, il n'y a qu'à jeter les yeux sur la vue
qu'en a fait lever le marquis de Gaignières, en 1696. La couverture, les
tours, les épis, la porte principale, tout paraît dans un bon état de conserva-
tion. Ce dessin, à la plume et colorié, donne une haute idée de l'importance
de ce château (1). Il porto en légende la mention formelle de Marquisat ^ et il
est accompagné, dans le bas, des armes de la famille Colbert, mises en face
décolles du maréchal de Blainville. Elles étaient d'or à une couleuvre d'azur
]mée en jmL
A son tour, le fils aîué, Jean-Baptiste Colbert, marquis de Seignelay et
devenu Seigneur de Blainville^ présenta, par devant notaire, le 21 février
1700, à la mémo Collégiale de Blainville. Mais il mourut le 26 juin 1712,
laissant de sa femme Mario-Louise, princesse de Furstemberg, une fille
unique du nom de Mario-Sophie, héritière de Seignelay.
(1) Cette vue accompagnera le tirage à part qui sera fait prochamement de cet
article.
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MAISON DE MONTMORENCY-LUXEMBOURG
En 1724, Marie-Sophic-Emilic-Honoratc Colbert de Seignelay cipousa
Charlcs-François-Frodéric do Montmorency-Luxembourg, duc, pair et maré-
chal do Franco, chevalier des ordres du roi, gouverneur do Normandie.
C'est par ce mariage que Blainville -entra dans la maison de Montmorency-
Luxembourg. A ce nouveau châtelain de Blainville, J.-J. Rousseau a consacré
quelques pages, et il est bien connu sous le nom de maréchal de Luxembourg.
Il présenta bientôt à la Collégiale de Blainville, le 4 avril 1725, avec lo
simple titre de Chastelain de Blainville, et, en 1751, avec celui de Marquis de
Blainville^ d'où l'on peut croire que le caprice des rédacteurs do la présenta-
tion était la seule loi à cet égard. C'est sous lui que les chanoines et lo
chapitre firent la déclaration par aveu et dénombrement des biens apparte-
nant à l'église Collégiale de Blainville, le 5 octobre 1743.
Voici le résumé de ce curieux document, pour fixer l'état de la Collégiale
au milieu du xviii* siècle.
« De TRES HAUT ET TRES PUISSANT SEIGNEUR, Monsoigncur Charlcs
» François de Montmorency Luxembourg, duc de Luxembourg, de Mont-
» morency et de Piney, pair et premier baron chrestien de France, comlo
» de Tancarville, Gournay et la Ferté en Bray, marquis do Seignolay et
» Lonrey, baron do Mello, d'Halbosc et du Vivier, Chastelain de Blainville^
» seigneur haut justicier de Dernetal et autres lieux, chambellan et con-
» nestablc héréditaire de Normandie, gouverneur et lieutenant gênerai pour
» le Roy en la même province, maréchal des camps et armées de Sa Ma-
» jesté et chevalier de ses ordres.
» Nous, trésorier, chantre et chanoines do I'Eglisb Collégiale de Saint-
» Michel de Blainville tenons et avouons tenir de mondit seigneur a cause
» do sa ditte terre chastellenio de Blainville, les édifices, maisons, héri-
» tages, rentes, droits ofïlces et revenus cy après spécifiés. »
L'Aveu rappelle la donation de Jean d'Estoute ville et sa charte de fonda-
tion.
A Blainville, ils possédaient « l'enclos et terrain sur lequel est édifiée
» la ditte église collégialle avec les maisons et jardins des chanoines séparées
» l'une de l'autre.
» Les maisons et jardins ayant appartenu aux chapelles do Saint-Jean
» et de Sainte-Catherine, joignant le cimetière de l'église paroissiale de
o Blainville.
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— 756 —
» Une pièce do terre en labour close de haycs vives, iissisc sur les fon-
» tailles de raondit seigneur, contenant une acre et demie »
Les biens et héritages énumérés plus haut , en échange des fiefs de Fon-
taine-sous-Préaux, du Bois-Guillaume et Cropus, et de dix livres de rentes
fief à la Haye (1).
Il avait, en outre, soixante-dix livres de rentes sur le fief de Beauficel ;
trente-huit livres de rentes sur le fief d'Estainières ; vingt livres do rentes
sur le fief Baignard ; deux pièces de terre àBlainville en remplacement des
fiefs de Bezu et de Maurepas ; cinq livres de rentes à Gournay ; deux muids
de bled par an sur les moulins de Neufchàtel ; la sergenterie d'Envcrmeu ; dix
livres de rentes sur les côtes Marcottes à Catenay; les biens et revenus des
chapelles de Saint- Jean et de Sainte-Catherine; quatre livres de rentes à
Héronchel ; quatre livres dix sols au Boisguilbert ; vingt sous à la Campagne,
paroisse de Saint-Germain-des-Essourts, et trois livres à Catenay.
Les chanoines de Blainville possédaient environ 385 acres de terres dont
le revenu venait s'ajouter à 670 livres de rentes, sans parler des bâtiments
dont ils jouissaient à Blainville.
Cet Aveu^ qui n'a pas moins de vingt-quatre pages grand format , se ter-
mine par cette déclaration qui donne la constitution de la Collégiale, les
noms des chanoines à cette époque, et leurs obligations envers lo seigneur
du château de Blainville. a Laquelle église Collégiale et Chapitre est com-
» posée de six canonicats et prébendes qui sont a la collation et nomination
» de mon dit seigneur et a cause dicelle sommes tenus et obligés a faire et
M célébrer chacun jour le divin et canonial service a l'usage du diocèse et
» comme il est accoutumé faire en leglise cathédrale et métropolitaine de
» Notre Dame de Rouen et en outre a faire les prières et service pour le
M fondateur et bienfaitteur de la ditte église le tout suivant et aux termes
M de la charte de fondation dattée du dit jour cinq janvier mil quatre cent
» quatre vingt huit et aux fondations faittes depuis l'une par Madame Dal-
» legre le saize novembre mil cinq cent soixante dix sept et l'autre en
» forme de réunion des dittcs deux anciennes chapelles a notre ditte église
» faitte par Monsieur d'Allcgre le vingt deux avril mil six cent vingt sept
» et sans y déroger. Signés Le Sancois chantre, Lurienne trésorier, J. Mar-
» dor, Laurent et Pelletier avec paraphes. »
Pour que le Chapitre de Blainville fût au complet , depuis la convention
faite avec lo marquis de Seignelay, il ne manquait qu'un chanoine du nom
de Duval, qui signa la déclaration lorsqu'elle fut présentée, le 5 octobre
1743, à a Jean François Dcvallées, avocat en la cour , procureur fiscal du
» Bailliage et Haute Justice de Dernetal et senechal do la torrc et chas-
(1) Voir page 751.
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— 757 —
» tcllonio do Blainvillc. » C'est devant lui que les déclarants comparurent
pour faire \cnvAveUy qui fut contrôlé à Ry, le 19 octobre do la même année,
par le sieur Delarche (1).
Peu de temps après cet Aveu^ la discorde divisait profondément quatre
des chanoines titulaires à cette époque. Trois d'entre eux s'étaient ligués
contre un nouveau chantre, le sieur Machuel, qui s'en plaignit avec la plus
grande vivacité , la plus grande amertume, dans une requête adressée à
l'archevêché, où il exposait l'état de choses qui a commencé avec « la fatiilo
» année 1750. » La longue énumération de ses griefs se terminait par co
triste résumé : « Ligues, complots, procédés inouïs, voyes le fait, outrages,
» calommies, insultes atroces, procès injustes, fourberies exercées par trois
» confrères contre le sieur Machuel chantre, toujours contraire et constam-
» ment oposé à la très faible idée qu'il donne par l'énoncé cy dessus dos
» abus et desordres dont il est obligé et forcé de porter ses plaintes (2).
» (Signé) Machuel,
» Chantre chanoine de Blainville. »
Rien n'était plus opposé qu'une pareille conduite aux pieuses intentions
du fondateur, lui qui, dans l'acte de fondation, avait prescrit aux chanoines
« de vivre paisiblement, vertueusement, sobrement et chastement , sans
» aucune dissolution ni excès , en gestes, conversations , ou habits , ou
» raonstrant au peuple l'exemple de bonne vie et honnesto conversation, »
traçant do sages règles de conduite pour éviter jusqu'à l'apparence de tout
désordre, autorisant le trésorier, sur l'avis du chapitre, à priver le délin-
quant de toute distribution jusqu'à ce qu'il fût rentré dans l'ordre et com-
plètement corrigé (3). Mais , d'après les plaintes du chantre Machuel , la
discorde semblait avoir élu domicile dans la Collégiale de Blainville.
Du mariage de Mario-Sophie Colbert de Seignelay avec Charles-François-
Frcdéric de Montmorency-Luxembourg, naquit Anne-Franoois de Montmo-
rency-Luxembourg, duc de Montmorency, colonel du régiment de Tourai ne,
brigadier des armées du roi, capitaine en survivance d'une des compagnies
des gardes du corps de Sa Majesté. Il s'intitule en outre Marquis de Blain-
ville^ parce que cette terre lui fut donnée par sa famille, et, le 22 janvier
1751 , il présenta pour un canonicat à Blainville.
Il épousa Louise-Françoise-Pauline de Montmorency-Luxembourg Tingry,
et de co mariage naquirent trois enfants, Mathieu-Frédéric, duc do Mont-
(1) Copte de VAvea en la possession de la Fabrique de rÉglise do Blainville.
(2) Archives départementales, liasse Blainville.
(3) Acte de donation^ Fabrique do Blainville.
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— 758 —
morency, mort en 1761, peu de jours avant son père, Anne-Prançoise-Ch&r-
lotte, et Madeleine-Angélique de Montmorency-Luxembourg.
Leur père étant mort en 1761 , ses deux filles, les seules héritières , tom-
bèrent en la tutelle honoraire de leur grand-père, du côté paternel, Charles-
François-Frédéric de Montmorency-Luxembourg. Il n'en avait que la
tutelle honoraire, à cause de la Coutume de Normandie, comme nous l'avons
déjà vu, le roi ayant le droit de garde-noble, mais s'en étant départi pro-
bablement en faveur de la famille. C'est ce qui résulte d'une présentation
faite par lui pour un titre de la Collégiale le 22 mai 1763, dont le début est
ainsi conçu : « Charles François de Montmorency duc de Luxembourg , de
n Montmorency et de Piney, tant en qualité d'tisu fruitier du Marquisat de
ïi Blainville^ qu'en celle de tvieur honoraire d'Anne Françoise Charlotte et
» Magdelaine Angélique de Montmorency Luxembourg , filles mineures et
» uniques héritières de notre très cher fils Anne François de Montmorency
» Luxembourg, etc... » Elles possédaient Blainville comme petites-filles de
Marie-Sophie Colbert de Seignelay, dont le mari, leur grand-père, était de-
venu leur tuteur en ce moment , avec certains droits d'usufruit sur cette
terre, que sa mort leur laissa tout entière.
Ce grand-père mourut en 1764, et ces jeunes filles passèrent alors en la
tutelle de leur grand-père du côté maternel, ce qui résulte d'une présenta-
tion faite le 25 juillet 1766, avec ce protocole : « Charles François Christian
» de Montmorency Luxembourg , prince de Tingry, etc., tuteur fwnoraire do
» Mesdemoiselles de Montmorency Luxembourg nos petites-filles , comme
» ayant succédé à feu M. le Maréchal duc de Luxembourg de Piney , notre
» cousin, dans la tutelle honoraire des dites demoiselles do Luxembourg,
» nos petites filles du côté maternel... »
Ces deux jeunes filles possédèrent indivisément leurs biens jusqu'en
1767, époque où des partages provisoires furent faits entre elles. Nous ne
savons à laquelle des deux échut Blainville. Peut-être fut-il dans le lot de
Madeleine-Angélique, morte à Genève, le 27 janvier 1775. Ce qu'il y a de sûr,
c'est que cette terre fit retour à un Colbert-Seignelay, comme le prouve une
présentation du 5 août 1779, où figure : « Louis Jean Baptiste Antonin Col-
» bert marquis de Seignelay et de Blainville, brigadier des armées du roi,
» colonel du régiment de Champagne, chevalier de l'ordre royal et militaire
»> de Saint Louis (1). »
(1) Toutes ces présentations figurent , en original, aux Archives départementales
avec les signatures, sceaux et armoiries de ceux qui les font, depuis d'Alègre juscju à
Antonin Colbert. La plupart sont dans un très bon état de conservation , sur par-
chemin et soigneusement minutées. L'existence nous en a été signalée par M. de
Beaurepaire, archiviste, avec une Qxtrême complaisance.
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— 759 —
Nous no savons pas comment il était devenu possesseur de Blainvillc. Est-
ce par achat, donation ou héritage ?
Fils de Charles-Léonor, comte de Seignelay, il naquit le 13 septembre
1731, d'un second mariage avec Marie-Rénée de Gontaut, fille du maréchal
duc de Biron.
Ije 5 novembre 1781, il présenta encore à l'archevêque de Rouen, Mon-
seigneur de La Rochefoucauld, pour le nommer chanoine de la Collégiale,
Pierre Massy, prêtre, et la présentation se termine par ces mots : « Donné
» en nostre château de Blainville. »
A la même époque, la vieille église de Blainville, celle qui renfermait les
dépouilles des sires de Blainville, se trouvait, par suite des inondations, et
aussi de la vétusté, dans l'état le plus déplorable. En 1783, le curé de Sainte-
Croix, du nom de l'Hcrmite, avait fait, par ordre de ses supérieurs, une
visite dont il constate les résultats en ces termes : « La nef vient d'être
i> inondée par les eaux qui sont occasionnées par des sources abondantes au
» point que les tombeaux qui sont dans la dite église se sont ouverts et que
0 les ossements ont été élevés sur lasurface du pavé qui se trouve soulevé
» dans toute l'espace de la nef. Lesquelles concavités répandent dans toute
» l'étendue de l'église une odeur pestilente qui a déjà préjudicié à la santé
» de plusieurs habitans qui s'y sont trouvés mal au point de perdre con-
» naissance (1). »
L'eau des sources y était montée jusqu'à plus de six pouces, et, par un
séjour prolongé, elle avaitlaissé des empreintes et des dégradations visibles
sur tous les murs. Comme la nef menaçait de s'écrouler, le chœur seul
étant resté en bon état, à la suite de ce rapport, le promoteur général du
diocèse interdit l'office divin dans l'église paroissiale de Blainville, cette
année-là même. On y fit, pendant deux ans, de nombreuses réparations, et,
le 18 mars 1785, sur les ordres du cardinal de La Rochefoucauld, le curé de
la paroisse de Crevon vint faire la bénédiction de la paroisse de Blainville
ainsi restaurée.
Mais les habitants, qui avaient suivi l'office pendant deux ans dans la
Collégiale, trouvèrent bientôt leur église paroissiale trop petite, incommode
et insalubre. On dressa alors, vers lafin du xviii" siècle, un projet de réunion
de la Collégiale à l'église paroissiale, projet longuement et sérieusement
motivé, qui nous apprend que la Collégiale était quatre fois plus grande,
que le chœur contenait quarante-deux stalles, et qu'il y avait quatre cha-
pelles. Cette réunion était si naturelle, si légitime, que Jean-Nicolas Col-
(1) Archives dëpartementales, liasse BlainoiUe.
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— 760 —
bert, archevêque de Rouen, le frère du marquis de Seignelay, avait eu Tin-
tention, cent ans auparavant, de la faire de sa propre autorité, en établissant
ce principe que le curé de la paroisse devait être le trésorier de la Collé-
giale. Toutefois, ces vœux de la population de Blainville ne devaient recevoir
satisfaction que longtemps après la Révolution, lorsque la vieille église,
consacrée sous le nom de Saint-Germain, fermée au culte le 16 ventôse
an II de la République (6 mars 1794), fut enfin démolie en 1806 (1).
Le château, ce vieux contemporain de Téglise, tomba avant elle. Vendu
comme bien d'émigré, il passa en d'autres mains, et cette fois la destruction
en fut arrêtée et consommée sans retour. De ce manoir féodal jadis si vaste»
si imposant, si formidable même, il ne reste plus aujourd'hui que quelque»
rares et informes débris, quelques vieux pans de muraille couverts de plantes
(l) Un fait assez curieux, c'est, en cent soixante-deux ans, le petit nombre de des-
sellants qui se sont succëdé dans la cure de cette paroisse. On n*en compte
que six :
De 1700 à 1726, M. Robert Dehors.
De 1726 à 1728, un vicaire, M. François Le Rommier.
De 1728 à 1757, M. Michel-Charles de Luiienne.
De 1757 à 1770, M. Le Bourgeois.
De 1772 à 1828, M. Louis-Barthëlemy Dumont.
Du 21 septembre 1828 jusqu'à présent, M. François-Alphonse Leeonte.
Le commandant Delorier, Tauteur du Becueil de Chansons patriotiques, par wn Jm:<i-
lùley qui habita Blainville pendant vingt ans, a composé quelques vers, placi^s au-
dessous d'un bouquet de cheveux blancs du vënërable abbé Dumont. Les voici :
AU SOUVENIR
DR I.OUIS BARTHELEMY DUMONT, NÉ LE 24 AOUT 1738, DÉcéDR A BLAINVILLE .
APRÈS AVOIR DESSERVI CETTE COMMUNE PENDANT 57 ANS.
D'un bon et saint pasteur, restes religieux,
Inspirez à nos cœurs la sagesse profonde
Dont il donna toujours l'exemple dans ce monde,
Et qui sut ëlever son âme jusqu'aux cieux !
Puisse-t-il quelquefois, de la voûte ëternelle,
Abaissant ses regards vers ce triste sëjour ,
Rappeler avec joie en cette âme immortelle.
Qu'il obtint, après Dieu, notre plus tendre amour !
Nous dovonRla communication de cette note, de ces vers et de quelques autres détail»:
locaux, répartis dans Tensomblo do cet ouvrage, à l'oblifçeance de MM. Bérat aîné.
A. Bance, Papillon et Leclerc, <pii ont bion voulu faire plusieurs recherches pour
nous à Blainville. et nous aider de leurs souvenii*s personnels.
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— 761 —
grimpantes ou cachés sous l'herbe, qui permettent à peine de retrouver la place
où il s'élevait naguère encore, et de le reconstruire par la pensée. Mais ce que
les ravages du temps ni la main des hommes n'ont pului enlever, c'est le pri-
vilège de résumer dans son histpire toute la vie du moyen-âge, les combats,
les sièges, les complots, les surprises, les pieuses fondations, la prière ;
c'est l'honneur d'avoir été le domaine de tant d'hôtes illustres, d'avoir vu
passer tour à tour dans ses murs de braves guerriers, de grands adminis-
trateurs, un roi livré tout entier au soin de reconquérir son royaume, un
ministre qui fit faire à notre marine d'immenses progrès, sujet d'épouvante
pour les ennemis de la France, enfin, d'intrépides maréchaux, de vaillants
capitaines qui guidèrent ses armées sur les champs de bataille. Tl peut tou-
jours citer avec orgueil le maréchal et les sires de Blainville, les d'Estou-
teville, le roi Henri IV, les Colbert-Seignelay, les Montmorency-Luxembourg,
ces noms si fameux dans les annales de notre patrie. Les d'Alègre même,
non moins par l'agitation de leur vie que par l'audace de leurs projets,
servent à peindre au naturel l'époque de troubles où ils vécurent. En dépit
du temps et des hommes, il restera donc toujours au château de Blainville un
curieux passé que l'histoire avait dispersé et comme enseveli dans les faits
généraux, et que nous avons voulu exhumer, réunir et mettre en vue, pour
montrer une fois de plus combien chaque coin de la Normandie est fécond
en grands noms, en hauts faits et en glorieux souvenirs !
P. BOUQUET.
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NOTES HISTORIQUES
SUR
LA VALLÉE DE LTÈBI
La vallée d'Yère est une des moins étendues de toutes celles de la Haute-
Normandie. Sur son cours d'eau, qui n'a pas plus de 50 kilomètres de
parcours, n'est édifié aucun établissement industriel important. Plusieurs
routes la traversent à Foucarmont, à Grandcourt, à Sept- Meules et à Griel;
un chemin de grande communication la longe dans toute son étendue.
Dans quelques localités de cette vallée, on cultive le houblon, le chanTre
et le lin. Elle produit des grains, des racines fourragères et des fruiu,
et ses pâturages, sans cependant être comparables à ceux de TEpte et de
la Béthune, sont aussi très estimés.
Sur le versant nord, la haute-forét d'Eu la domine sur une très
grande étendue, et les terrains où l'Yère prend naissance sont ombragés
par la basse-forêt.
Quant au versant sud, de nombreux restes de bois qui peut-être ne for-
mèrent autrefois qu'un ensemble, la séparent du plateau très accidenté qui
s'étend de Bosc-Geffroy à la mer.
Si la vallée d'Yère, par son peu d'importance, le cède à quelques-unes;
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— 763 —
elle l'emporte sur beaucoup par le nombre des terres titrées qui, avant la
Révolution, existaient sur son étendue.
Il y avait trois vicomtes: i* la vicomte et seigneurie de Criel; 2" la
vicomte et seigneurie de Foucarmont; 3® la vicomte de Sept- Meules.
On j comptait sept baronnies: P la baronnie du Besle; 2^ la baronnie
de Saint-Martin-Gaillard; 3® la baronnie de Grandcourt; 4° la baronnie
de Déville; 5** la baronnie de Cuverville; 6** la baronnie d'Ecotigny;
T* la baronnie de Yillers. Les quatre premières furent de tout temps
unies au comté d'Eu, duquel étaient mouvantes les baronnies de Cuver-
ville et d'Ecotigny. Quant à celle de Villers, elle était tenue et mouvante
du duché d'Aumale.
L'Yère prend sa source dans la commune d'Aubermesnil, près le hameau
de Buleux^ et dans les vallons ]Éri7te, du Câtel et de fiussie (1). Nous
allons rapporter une courte notice sur chacune des communes que traverse
cette rivière avant de se jeter à la mer au bas de Criel.
AuBERMESNiL était anciennement un fief appartenant au comte d'Eu. Les
habitants de ce lieu se livraient alors à une industrie aujourd'hui com-
plètement oubliée. Dans chaque cheminée était établi un fourneau qui
servait à diviser des canons de verre faits dans les verreries à cristaux
établies dans la forêt d'Eu ; les perles de verre qu'ils obtenaient par ce
travail étaient employées à faire des colliers, principalement des patenotes,
avec lesquelles les chevaliers de Malte entouraient leur écu(^. On trouve
encore à Aubermesnil un nombre considérable de ces perles.
En quittant le chemin de Criel à Gaillefontaine, on passe auprès d'une
croix. Dans cet endroit les comtes d'Eu avaient fait bâtir un moulin à vent
dont étaient banniers les habitants de la contrée. Il existe dans le pays
une légende sur ce moulin et sur le meunier qui l'habita. On cultive le
houblon dans cette commune, où se rencontrent de nombreux vestiges de
fl) Ce dernier ainsi appelé, parce qu'il se trouve près de la forêt et ne reçoit pas
le soleil en hiver.
(2) Mëmoires M" sur le comte d'Eu, livre 3 chap., !•'.
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— 764 —
l'occupation romaine. Dans la forêt d'Eu, sur le territoire faisant partie
de cette commune, on vient d'abattre un chêne que, par sa beauté et sa
grosseur, l'on appelait le roi de la forêt. Il est destiné aux constructions
du port de Brest. — Villers-sous-Foucarmont est une terre qui avait titre
de baronnie dès 1355. A cette époque, Henriette de Villers, fille du baron de
ce lieu, porta cette terre dans la maison de Fautereau, par son mariage
avec Marie de Fautereau, commandant cent chevau-légers pour le roi
Charles V. Cette dernière famille posséda la terre de Villers jusqu'à 1r
fin du xvii^ siècle. Le 13 juin 1723, elle fut achetée par J.-F. de Vildor,
conseiller-secrétaire du roi. Dans le parc du château de Villers sont les
restes de l'église paroissiale, qui sert aujourd'hui de chapelle particulière
à la noble famille des Martin, barons de Villers, qui possèdent cette terre.
FoucARMONT cst uu bourg où il y a marché tous les samedis, grand-
marché le premier mardi de chaque mois, et des foires le \^ juin, le 9 octobre
et le 18 novembre : cette dernière est la plus importante. Foucarmont est un
lieu très ancien ; il s'y tenait des écoles publiques au xii* siècle, circonstance
qui est très rare en France à cette époque. Le sol de ce boui^, que traver-
sent la route impériale de Rouen à Saint-Omer, la route départementale
d'Aumale à Londinières et le chemin de grande communication de Criel à
Gaillefontaille, est semé de débris gallo-romains.
Une chapelle, connue sous le nom àe Notre- Dame de VEpinette^ était édifiée
à peu de distance de Foucarmont. Le portail, que l'on voit encore, était sur-
monté d'un campenar qui, avec celui de l'église d'Hodeng-au-Bosc, étaient
les deux seuls de l'arrondissement de Neufchâtel. En suivant la route qui
conduit à Blangy, on passe près de V Abbaye. Ce hameau doit son nom à
un monastère d'hommes de l'ordre de Citeaux, fondé en ce lieu ^n 1130
par Henri P', comte d'Eu, qui y mourut et y fut enterré en 1139.
Dix-huit princes ou princesses de l'illustre maison de son fondateur
furent enterrés dans cette abbaye, qui fut importante et exista jusqu'à U
Révolution. On voit encore leurs armes au sommet de l'ogive de la port**
d'entrée du manoir qu'ils possédait en ce lieu. L'écusson est écartelè aux
armes de Laurencin, qui sont celles du dernier abbé de ce monastère.
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— 765 —
En quittant la route impériale pour prendre le chemin de grande
communication, au lieu dit la rampe de Fallencourt^ un poteau indicateur
apprend au voyageur qu'il est à 42 kilomètres de Criel.
Pallencourt est une paroisse dont l'église possède une belle verrière
récemment posée dans le sanctuaire. Sous cette verrière, qui retrace les
principales scènes de la vie de la Sainte- Vierge, ont été placés, à Texte-
rieur, les restes d'une pierre tumulaire qui recouvrait la tombe d'Anne
de Canouville, épouse d*Ezéchiel de Mondion, soigneur de Fallencourt, de
La Salle, etc. Elle fut inhumée dans l'église et vivait en 1585.
Fallencourt est la dernière commune de la vallée, où on se livre à la
culture du houblon. C'est aussi sur le territoire de cette commune que
commence cette ligne de nombreux écarts qui s'échelonnent sur les bords
de la forêt d'Eu pour se terminer à Grandcourt.
Au hameau du Val-d'Aulnoy existe une verrerie. C'est dans cet établisse-
ment que fut découvert le flint-^lass (1).
Saint-Requier était une terre qui fut unie d'ancienneté au comté d'Eu.
Il y eut dans ce lieu un château-fort fermé de fossez et ponts-levis, et qui
fut desmoly par les guerres avant 1650. Les ruines sont encore apparentes.
Cette terre eut aussi ses seigneurs particuliers. En 1258, Hugues des
Fontaines était seigneur de Saint-Riquier. En 1503, Jacques de Bailleul
était aussi seigneur de cette terre.
On a trouvé sur le territoire de cette commune, principalement près la
ferme de Drisencourt, des fers de chevaux anglais, des boulets, des
armes, des pièces espagnoles; en d'autres endroits, on a recueilli des mé-
dailles romaines, des tuiles à rebords, etc.
Plusieurs chapelles existèrent sur cette ancienne paroisse, aiyourd'hui
annexe de Dancourt. Le P. Duplessis (1) parle des trois chapelles : de
IVotre-Dame-d'Aunai, de la Sainte- Trinité'du-Val'd'Annoi et de Saint-
Sylvestre, Cet auteur croit que ce n'est qu'une chapelle sous différentes dé-
(1) Mémoires M** sur le comte d*Eu, livre II, eh. iv.
(1) Description de la Haute-Normandie, tome l«S p. 671.
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— 766 —
nominations, et c'est une erreur, car elles étaient .toutes trois distinctes.
Notre-Dame-d'Aunai ou d'Aulnoy était édifiée au hameau de ce nom, dont
la terre appartenait à la famille de Limoges en 1739. La chapelle de la
Sainte' Trinité'du-Val-d*Annot ou d'Aulnoy était celle de la verrerie de ce
nom, dont nous avons parlé plus haut. Nous avons retrouvé dans un grenier,
à Nesle-Normandeuse, la petite cloche de cette chapelle, détruite depuis
longtemps. Sur cette tinterelle, qui date de 1774, on lit:
Gelai qui n*a pas Tëglise pour mère
Ne peut avoir Dieu pour père.
Quant à la chapelle Saint-Sylvestre^ elle s'élevait dans le hameau de ce
nom. Primitivement, il exista dans ce lieu un prieuré qui fut détruit par les
guerres avant le xv* siècle. La chapelle, qui était régulière, résista encore
longtemps puisque Tabbaye de Saint-Victor-en-Caux, de laquelle elle était
dépendante, y conféra en 1705.
Le territoire de Saint-Silvestre, que nous croyons avoir été défriché par
les religieux du prieuré, n'a pas, depuis plusieurs siècles, pris un grand
développement aux dépens de la forêt d'Eu, qui l'entoure presque en
totalité.
Dancourt est un lieu de pèlerinage très fréquenté le 12juin, jour de
Saint-Onuphre. Devant le portail de l'église de ce lieu sont plusieurs
pierres tumulaires armoriées venant de l'ancienne église de Saint-Remy-
en-Rivière, et dont les inscriptions, à peu près effacées, sont malheureuse-
ment sur le point de disparaître. Les marches du pied de la croix qui est
devant la porte de l'église sont formées de pierres sépulcrales; sur Tune
d'elles on lit le nom de Charles de Héron.
En 1480, Antoine d'Haucourt était seigneur de Dancourt. En 1503, Fran-
çoise de Bailleul, dame de Preuseville, Dancourt, Saint-Riquier, etc., fille
de Jacques de Bailleul, chevalier, seigneur de Saint-Léger-au-Bois, et de
Jeanne de Haucourt, porta ces terres dans la maison de Mailly, par son
mariage avec Adrien de Mailly, châtelain, gouverneur de Gaillefontaine.
Dancourt éUiit le siège d'une haute-justice, qui comprenait dans son res-
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— 767 —
sort : Dancourt, Saint-Remy-en-Riviére, Preuseville, etc. On voit encore à
la ferme du Bolhart le lieu où l'on rendait la justice. En 1757, Gaspard-
Nicaise Brayep de la Motte, chevalier, conseiller du roi, président hono-
raire en sa cour du parlement, était seigneur haut-justicier de Dancourt,
la Motte, Saint-Remy-en-Rivière, Preusevilje et Saint-Riquier, en partie.
Saint-Rebiy, aujourd'hui un des principaux hameaux de Dancourt, était,
avant la Révolution, une paroisse dont l'église, édifiée au lieu dit le Cron-
quelet^ fut détruite vers 1820.
La terre de Saint-Remy était tenue de la châtellenie de Mortemer.
Dans la ferme du Logis à Saint-Remy on voit un écusson en pierre
portant les armes des de Héron, qui possédèrent cette terre. Ces armes,
très bien conservées, sont surmontées d'une couronne de baron. Près de
là se trouve la Motte^ une de ces anciennes seigneuries qui n'avaient
pour ainsi dire que le nom. La terre de la Motte, aujourd'hui traversée
par l'embranchement de la route de Blangy à celle de Gamaches à Neuf-
châtel, avait à peine trente pas de long et n'en avait pas vingt-cinq de
large.
Sur le versant de la forêt d'Eu, en face de ce hameau, s'avance dans la
vallée une élévation connue sous le nom de Mont -Saint -Itemy, C'est un des
plus beaux points de vue de la vallée d'Yére.
BÉTHENGOURT, autre hameau de Dancourt, est la limite du canton de
Blangy. Dans ce lieu existait anciennement une chapelle qui était sous le
vocable de Notre-Dame et Saint-Remy. Tout a disparu, jusqu'au souvenir
de la place qui fut occupée par cet édifice religieux. Bethencourt possède
un pont en grès jeté sur l'Yère, dont les arches sont formées d'une seule
pierre. Ces grès ont été tirés sur le territoire de ce hameau.
Grancourt est un bourg assez important où la vente des grains, inter-
rompue au commencement de ce siècle, vient d'être reprise. Un marché au
chanvre vient d'y être ouvert chaque mois au grand profit de la contrée
Les routes de Bolbec à Blangy, de Neufchâtel à Gamaches, le chemin de
grande communication de Criel à Gaillefontaine, traversent cette localité.
Nous allions oublier d'y signaler une taillerie hydraulique pour le verre.
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L'église de Grandcourt possède une chaire qui a quelque mérite. Toutes
les fenêtres sont ornées de verrières en grisaille à sujets. Parmi les scènes
représentées sur ces verrières, nous citerons : la Naissance du Sauveur,
Jésus-Christ sur la croix, la Résurrection, TAscension, la Pentecôte, la
Transfiguration, etc. Une scène de la vie de saint Martin, patron de la
paroisse, est aussi figurée sur une rosace au bas de la nef.
Grandcourt eut ses seigneurs particuliers sortis de la maison des comtes
d'Eu. Guillaume de Grandcourt fut un des chevaliers qui combattirent à
la bataille qui se donna près le Bourgtheroulde en 1124. Peu après, cette
terre qui eut titre de baronnie, fut unie au comté d'Eu dont elle fit toujours
partie.
Le château des anciens sires de Grandcourt était bâti sur Téminence où
on voit aujourd'hui l'église. Ce château n'existait déjà plus en 1503. Une
motte qui existait près la rivière vient de disparaître par la construction de
la route de Bolbec.
Plusieurs anciennes paroisses ne forment plus aigourd'hui que des ha-
meaux de Grandcourt; nous allons les signaler rapidement.
PiERRE?ONT était une terre de trois quarts de fief. En 1701, Marie de
Neufville, marquise de Pierrefite, était dame de Saint-Remy -en-Campagne,
Pierrepont, etc. Près le ponceau en pierres du ruisseau qui se jette dans
l'Yère, nous avons découvert des fers à cheval à rainures, des clous, des
bagues à tète, etc.
LeNouvEAU-MoNDB, un des hameaux de cette ancienne commune, possède
une carrière de grès. Non loin de là, dans la forêt, on a tiré toutes les
pierres employées au pavage des rues de Blangy.
A Sainte-Catherine, autre hameau de Pierrepont, est la résidence du
garde général et du brigadier. Ce fut dans ce lieu qu'en 1843 Louis-Phi-
lippe offrit à la reine d'Angleterre un magnifique goûter.
EcoTiONT avait titre de baronnie. Le manoir seigneurial existe encore, et
l'arbre du baron^ qui était dans les terres du domaine, vient de tomber il y
a quelques années. En 1497, Jean de la Heuze, chevalier, seigneur de Baii-
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leul, était baron d'Ecotigny. Cette terre est aigourd'hui possédée par M"' la
comtesse de Brjas, née d'Hunolstein.
Devillb, autre hameau de la commune de Grandcourt, avait aussi titre de
baronnie. Au commencement du xviii* siècle, cette terre était dans la mai-
son à!e Bi^ssar^.'
La Pierre est le dernier hameau de Grandcourt. Il forme aussi la limite
des arrondissements de Neufchâtel et de Dieppe. En 1722, Charles-Antoine
de Gaude de Martainville était seigneur et patron de la Pierre, du Val-du-
Roy, etc.
YiLLY est une petite paroisse dont Téglise a conservé les trois cloches
qu'elle possédait à la révolution de 93. Ce sont les plus belles et les plus
harmonieuses delà contrée. Le patronage deTéglise de ce lieu appartenait à
Tabbaye du Tréport, à laquelle il avait été donné en 1059 par Roger de
Villy. Un hameau de cette commune, — le Val-du-Roy, — qui porta un
moment après 93 le nom de Val-des-LibreSy possède encore son église très
bien entretenue. On y voit les restes d'une litre qui entourait ancienne-
ment cet édifice religieux. Nous avons pu y reconnaître encore les armes
de la maison d'Hunolstein, qui possédait la terre du Val-du-Roy, ainsi que
le patronage de l'église du lieu.
D. DERGNY.
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POÉSIB.
L'AME ET L'OISEAU
l'ame.
Toi qui voles si près de la voûte éternelle ,
Et si loin de Thumanité ,
Petit oiseau , prends-moi dans un pli de ton aile ,
Emblème de la liberté.
l'oiseau.
Qui donc es- tu? Réponds... es-tu ma philomèle,
Timide amante de mon cœur,
Et dans les flots d'azur sous la voûte éternelle ,
Viens-tu m'apporter le bonheur ?
l'ame.
Cette voûte azurée et pleine de mystère
Est le sol du royaume où je vivais jadis,
Mais un jour Dieu , mon roi , m'exila sur la terre.
Dans un sublime élan de pitié pour ses fils.
De son divin regard enveloppant les mondes,
Il me dit : Vois, le Crime et la Corruption
Souillent le cœur humain de leurs baisers immondes,
Portes-y la lumière et la rédemption.
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— 771 —
Toi qui voles si près de la voûte éternelle,
Et si loin de Thumanité,
Petit oiseau, prends-moi dans un pli de ton aile.
Emblème de la liberté.
l'oiseau.
Quoi ! c'est pour accomplir cette mission sainte ,
Que ton roi t'exila des cieux ,
Ingrate. . . et ta voix prend les accents de la plainte ,
Et des larmes sont dans tes yeux.
l'ame.
Hélas ! sur une terre où tout n'est que mensonge ,
Haine , égoïsme , envie , orgueil et vanité ,
Soudain je m'éveillai comme au sortir d'un songe,
Rayonnante d'amour et d'immortalité ;
Puis. . . jetant au hasard sur ce monde en démence
Un regard encor plein de l'image de Dieu ,
Frémissante d'horreur , je la vis sans croyance ;
J'eus peur et je voulus m'éloigner de ce lieu.
Toi qui voles si près de la voûte étemelle ,
Et si loin de l'humanité ,
Petit oiseau, prends-moi dans un pli de ton aile.
Emblème de la liberté.
l'oiseau.
Tu voix est tour à tour effrayante et sublime ,
Pauvre âme , esUl vrai qu'ici bas
L'homme aveuglé , perdu dans le chemin du crime ,
Creuse le néant sous ses pas?
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_ 772 —
l'amb-
Pour puiser ses plaisirs à la coupe du vice ,
Je Tai vu niant Dieu , Pâme et l'éternité ,
Sourire en s'embrassant comme im nouveau Narcisse
Dans les ruisseaux fangeux de la perversité.
En vain dans les transports d'une ardeur insensée y
J'ai crié : Ton âme est le souffle du Seigneur,
Elève jusqu'à lui ton cœur et ta pensée ,
Dans le bien et le beau cherche le vrai bonheur.
Toi qui voles si près de la voûte étemelle ,
Et si loin de l'humanité ,
Petit oiseau, prends-moi dans un pli de ton aile ,
Emblème de la liberté.
l'oiseau.
Tais-toi. . . tais-toi. . . je sens à ta voix affaiblie
La pitié naître dans mon cœur.
Et Dieu pourrait, voyant ta tâche inaccomplie ,
Nous frapper de son bras vengeur.
l'amb.
Dieu de pitié, pardonne à ma triste impuissance y
Pour éclairer le monde il faudrait ton pouvoir.
Au malheureux trop tard j'ai chanté l'espérance ,
A tous en vain , mon Dieu , j'ai chanté le devoir ;
En efforts impuissants j'ai déchiré mes ailes
Pour féconder la terre où tu me vois gémir ,
Dans les cieux près de toi , vers mes sœurs immortelles
Je ne puis m'élancer, et je me sens mourir.
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^77B —
l'oiseau.
Oh ! viens... viens... cache-toi, cache-toi sous mon aile,
Et partons dans l'immensité.
LAME.
Seigneur, ouvre le ciel à ton âme fidèle ;
Rends-moi , rends-moi. . . Téternité. . .
Louise BORNET.
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MÉLANGES.
LITTÉRATURE
DU
MOYEN-AGE.
COURS D* AMOUR. — JOTEUSB VIE DES PREUX DANS LEURS CASTBLS. — JBAN
NOSTRADAMUS, AUTEUR d'uNB BIOGRAPHIE DES TROUBADOURS. — REUNIONS
NOBfMBBS PUY8. — ARRÊTS d'aMOUR. — TRADUCTIONS.
Il I iUggl I II
On doit savoir reconnaissance aux gens de lettres et aux artistes de notre
siècle, qui ont remis en honneur le moyen-âge, cette période historique si
remarquable sous tant de rapports, et pour laquelle on n'avait eu pendant
longtemps que des paroles dédaigneuses. Ses institutions si poétiques n'ob-
tenaient pas, il y a trente ans, plus de respect que ses monuments ogivaux,
si bien appropriés à notre climat, à nos souvenirs, et âétris de la qualifi-
cation injurieuse et complètement fausse de gothique. C'est, il faut le dire,
à cette littérature romantique, dont les écarts ont été si bizarres et les exa-
gérations si gigantesques , qu'appartient l'honneur d'avoir fixé l'attention
publique sur l'architecture nationale , d'avoir signalé ce riche héritage que
nous laissions se détériorer, faute d'en connaître la valeur. Les écrivains
de l'école romantique ont reconnu des hiéroglyphes dans les divers genres
de constructions ogivales ; ils ont vu dans l'étude de l'architectonique une
véritable initiation aux choses saintes, nobles ou gracieuses. Beaucoup de
cathédrales renferment toute une épopée : la poésie s'est faite avec les
pierres aussi bien qu'avec les mots. Les figurines sont nombreuses dans les
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- 775 —
voussures des portails : c'est un cycle plus inépuisable que celui des Atrides
ne le fut pour la Melpomène antique. S'il y a quelque désordre dans l'orne-
mentation de la basilique ogivale, c'est que , comme dans l'ode ,
Son style impétueux souvent marche au hasard :
Chez elle un beau désordre est un effet de Fart (1).
Il prouve en faveur des artistes, dont on aime les pensées natives. Eh !
qu'importe que les sculpteurs ou les peintres- verriers n'aient pas toujours
observé les proportions, et qu'ils aient placé sur le même plan des person-
nages de dimensions incohérentes ? Leurs productions sont loin d'être, pour
cela, dénuées de verve.
Une réaction favorable s'est étendue aux hommes et aux choses, à la lit-
térature et même à certaines institutions. « Au moyen-âge, dit un archéo-
» logue distingué , il y eut des hommes nés pour de grandes actions. Che-
» valiers, ils maniaient puissamment la hache d'armes et la lance, prenaient
o la défense de l'opprimé, et , s'ils cédaient à l'entraînement des passions ,
» inséparables compagnes d'une vie toute d'énergie, parfois aussi leur bras
» levé sur un vassal sans défense se détournait souvent à la vue d'une
» croix. Le noble preux se rappelait que, le lendemain peut-être, sur un
» champ de bataille , il aurait à invoquer en tombant ce signe rédempteur,
i> dont la garde de sa bonne épée figurait Tembléme. Troubadours ou trou-
» vères, ils touchaient avec délicatesse et suavité la lyre du poète, ou ,
» tirant de la harpe du barde des accords mâles et guerriers , devenaient
» créateurs de ce cycle épique national, que le xviii* siècle condamnait élo-
0 quemment à l'oubli.»
MM. Paulin Paris, Achille Jubinal , Francisque Michel, et autres élèves
de l'école des Chartes , ont retiré du sein des ruines la littérature du
moyen-âge. Il n'en était pas comme des monuments d'architecture. On
continuait pendant le règne exclusif des ordres d'entrer dans les basili-
ques ogivales, et de voir, au lever du soleil , leurs vitraux étinceler de
couleurs resplendissantes. Mais les poésies et les fictions des xi*, xii*, xiii*
(1) Despr^aux, Art poéh'gue.
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— 776 —
et XIV* siècles demeuraient oubliées. Les productions occitaniennes tombè-
rent dans un grand discrédit, et, quand Tabbé Millet publia BonHittaire
littéraire des Troubadours, d'après les manuscrits de Sainte-Palaje, un
homme d'esprit se permit de dire qu'il était assez inutile a de rechercher
0 des cailloux dans de vieilles ruines, quand on avait des palais modernes.!
Ce jugement était trop sévère : les champs du mojen-âge sont émaillés
de fleurs ; ils recèlent des mines abondantes, que tôt ou tard on exploitera
complètement ; on ne trouvera pas moins utile d'avoir des écoles des lan-
gues du moyen-âge que des écoles de langues orientales. L'heure de la
réhabilitation a sonné : certaines personnes et certaines choses ne parai»-
sent jamais plus belles qu'après avoir subi d'injustes outrages.
M. Frédéric Diez, professeur à l'Université de Bonn, et auteur d'an
ouvrage intitulé : Essai sur les cours d'amour^ demande si la critique doit
admettre, ou non , leur existence avec les attributions qu'un écrivain fran-
çais, M. Raynouard, leur adjuge dans son Choix des poésies originales des
Troubadours. Il le conteste et pense autrement que M. Raynouard. Lequel
des deux a raison ? Nous l'ignorons : Adhuc subjudice lis est. Souhaitons qne
de plus amples renseignements mettent le public lettré à même de pro-
noncer sur l'existence ou la non existence de ces tribunaux , devant lesquels
les amants auraient plaidé leur cause , qui auraient formulé des arrêts
conformément à un code spécial , et ressemblaient à ces tribunaux d'hon-
neur à la barre desquels les titulaires de certains ordres, de la Toison-d'Or,
de Saint-Jean-de-Jérusalem , exhibaient les preuves de leur conduite hono-
rable, ayant toute confiance aux sentences, parce qu'elles devaient émaner
de leurs pairs.
L'usage voulait en Provence que , dans les poèmes nommés te$Mns, ou
jeux mi-partis, le poète, interpellant un de ses confrères, lui exposât deux
jpropositions contradictoires, avec la charge de choisir une de ces proposi-
tions et de la soutenir contre lui.
a On trouve, toutefois, dit le même M. Diez, certains tenions, àla fln
» desquels les rivaux conviennent d'un arbitre, ou d'un petit tribunal de
D deux à trois personnes , hommes ou femmes. La coutume de débattre
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— 7T7 —
» ainsi les subtilités ambiguës et parfois très curieuses de la philosopbie
» erotique est si ancienne, que le célèbre comte de Poitiers, Guil-
^ laume IX (1;^ s'écriait, dans une de ses chansons si précieuses pourTart
» Et, si vous me proposez un jeu d'amour, je ne suis pas si sot que de ne"
» pas choisir la meilleure question, o Cette forme dialoguée, ce choix d'un
arbitre n'ont-ils pas une origine encore plus ancienne que le moyen-âge ?
Ne pouvons-nous pas reconnaître dans les tensons ou jeux mi-partis, une
tradition de la littérature antique, puisque les bergers de la troisième
églogue de Virgile, Menalque et Damète, en réfèrent au jugement d e
Palémon ?
Tantum, vicine PaJœmon,
Sensibus hœc imis, res est non parva, reponas.
Quoique les productions du moyen-âge aient une grande originalité, néan-
moins elles ne sont pas entièrement exemptes d'imitation. La palette d'un
grand peintre passe de mains en mains: ceux qui s'en servent longtemps
après la mort de l'artiste ne songent guère à son premier possesseur. C'est, du
reste , ce qui arrive pour beaucoup de choses du monde , pour les lois, pour
les langues. Les hommes du moyen-âge , en proférant des mots romans , ne
songeaient point à l'idiome des vainqueurs du monde, d'où la langue romane
dérivait, pas plus que les habitants de certaines communes du littoral bas-nor-
mand ne reconnaissent dans leurs coiffures la toque à bourrelet du xv* siècle.
Nous possédons plusieurs traités sur les poésies occitaniennes ; elles
étaient de leurs siècles , on peut les considérer comme documents histo-
riques. Le passage suivant du troubadour Ramon Vidal de Bezaudun don-
nera quelque idée de la joyeuse vie que menaient les preux dans leurs
castels, quand leurs lances s'y reposaient après des combats vigoureux:
« Sire Hugues,» dit-il, a traite it dans la grande salle de son château
» nombre de riches barons. Aux tables somptueusement servies, ce n'étoient
0 que rires et folle joie. Partie des convives alloient et venoient dans la
» salle, d'autres jouoient aux dés, aux échecs, sur tapis et coussins verts ,
(1) CéiBXt le père d*Elëonore de Guyenne, Tëpouse répudiée de Louia-le-Jeune.
50
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— 778 —
s bleus, vermeils, ou violets. Il y avoit céans de gracieuses dames , sédui-
» sant avec gentillesse et amabilité; je m'y trouvois moi-même, et Dieu
» sauve rame de mes pères, comme il est vrai que je vis entrer un jongleur
D de bonne mine, bien vestu, lequel, après avoir requis convenablement la
» permission de sir Hugues , nous chanta mainte chanson , et nous fabula
D maint conte. 0
Jean Nostradamus , frère puîné du fameux astrologue , et procureur au
Parlement d'Aix , est auteur d'une Biographie des Troubadours qui parut à
Lyon en 1575 (1). Il loue la mère du troubadour Marcabrun , « laquelle. »
dit-il , (X estoit docte et savante aux bonnes lettres , et la plus fameuse poëte
» en nostre langue provensale et es autres langues vulgaires , autant qu'on
» eust peu désirer, tenoit cour d'amour ouverte en Avignon , où se trou-
0 voient tous les poètes , gentilshommes et gentilsfemmes du pays , pour
» ouyr les deffinitions des questions et tensons d'amour, qui y estoientpro-
D posées et envoyées par les seigneurs et dames de toutes les marches ot
D contrées de Tenviron. » Mentionnant plus loin deux femmes poètes:
» Toutes deux , » dii^il , « romansoient promptement en toute sorte de
» rythme provensale. Elles estoient accompagnées de plusieurs dames
» illustres et généreuses de Provence , qui fleuryssoient de ce temps en
» Avignon, lorsque la cour romaine y résidoit, qui s'adonnoyent à l'estude
» des lettres , tenant cour d'amour ouverte. »
En remontant vers le nord, on entrait dans le domaine de la langue d'oi7.
Dans la partie septentrionale du royaume , il y avait une propension frap-
pante aux associations religieuses , et les fêtes patronales semblaient con-
venir parfaitement aux réunions nommées puys. Celles d'Amiens , d'Arras ,
de Valenciennes se formèrent sous l'influence ecclésiastique. Rouen eut sa
fête aux Normands, ou Puy de l'Immaculée Conception. Telle est l'origine
de son ancienne Académie des Palinods.
André, chapelain du pape Innocent IV, est auteur d'un traité latin
intitulé : Tractatus amoris, et de amoris remedio^ ou bien : Erotica , seu ama-
(1) Voici le titre de cet ouvrage : Les vies des phts anciens et célèbres poètes pncen-
eaux, qui ont fUmry du temps des comtes de Provence. Il a été traduit en italien.
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— 779 —
tùria. Cet homme d'Eglise fait des citations fréquentes de la Bible, de
Cicéron , de Donat : et c'est aux pieds d'un trône qu'il recueille les pré-
ceptes erotiques.
En 1773, l'Académie des inscriptions et belles-lettres fit paraître un mé-
moire sur un manuscrit contenant les armoiries d'environ cinquante per-
sonnes, des principaux seigneurs de la France, de la Bourgogne , de la
Flandre et de l'Artois, réunis sous la dénomination de Cours amoureuses. On
y voyait des trésoriers, des Chartres et registres, des auditeurs, des
conseillers de cours, des chevaliers d'honneur, des chevaliers trésorier, des
secrétaires, des concierges et gardiens des vergiers amoureux. L'éditeur voulut
y reconnaître un jeu de circonstance destiné à l'amusement du malheureux
Charles VI. Ce moyen eut-il plus de succès que n'en eurent les cartes de
Jacquemin Gringonneur? Qui le pourrait deviner, les noms des acteurs
survivant seuls au drame, tandis qu'ordinairement bien peu d'acteurs vivent
aussi longtemps que les bonnes pièces dramatiques ?
Martial de Paris , connu aussi sous le nom de Martial d'Auvergne , pro-
cureur au Parlement et notaire au Châtelet de Paris , l'un des hommes les
plus aimables et l'un des esprits les plus faciles du xv* siècle , est auteur
d'un recueil d'Arrest d'amour* Ils sont munis de toutes les formes judiciaires,
que ses doubles fonctions le mettaient à même de connaître parfaitement.
Environ la fin de septembre (dit-il)
Que faillent violettes et fioura,
Je me trouvay en la grand'chambre
Du noble parlement d'amours.
Il y a des conseillers qui ont le titre àegensd*amour: la première instance
emploie beaucoup de juges; on y voit le marquis des flours et violettes
d*amours , le prévost d'Aulbespine , le maire des bois verdi , le viguier d'amours
en la province de beauté. Chacun sait que , dans le xv° siècle , les poètes
étaient entichés de l'allégorie ; ils personnifiaient la quintessence de toutes
les idées abstraites : le roman de la Rose fournit l'origine de ce goût domi-
nant, auquel Alain Chartier, Froissard, Charles d'Orléans, Martin Franc ,
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— 780 —
Olivier de la Manche ont obéi. Or , des personnages allégoriques, la Mort,
le Danger, le Dépit, la Calomnie, comparaissent parfois à la barre.
Plusieurs amants et amoureux
Ilec vinrent de divers lieux,
Qui les dits arrest ëcoutoient
Dont leurs cœurs ëtoient tant ravis
Qu'ils ne savoient ou ils estoient.
Les uns de paour serroient leurs dents ;
Les autres, émus et ardents,
Tramblants comme la feuille en Tarbre.
Nul n'est si saige ne parfait
« Que , quand il oit son jugement ,
Il ne soit à moitié deffait
Et troublé à l'entendement.
Qui croirait qu'un savant jurisconsulte et chanoine de Lyon, Benoit Le
Court, a composé des commentaires fort sérieux sur ce badinage (1). Quand
Martial d'Auvergne écrivait, on n'était plus dans le moyen-âge : il n'était,
lui , ni troubadour, ni trouvère ; il avait cherché ses inspirations dans les
traditions littéraires du moyen-âge.
Maintenant, nos poètes peuvent aussi puiser les leurs à la même source.
Afin que les richesses de la période historique qui vient jusqu'à la moitié
du XV* siècle puissent se populariser , souhaitons la traduction en français
des ouvrages les plus importants écrits en langue romane. Beaucoup de
personnes ne peuvent les comprendre qu'en ayant un glossaire à la main.
Tous les classiques latins sont traduits en français : comment des ouvrages
écrits dans une langue comprise par bien moins do lecteurs que la langue
des Césars , ne le sont-ils pas encore ? Cela présenterait , dit-on , quelques
inconvénients: la paresse gagnerait les hommes d'étude; trouvant beau-
coup plus commode de s'en rapporter à des traductions , ils négligeraient
(1) Il y a eu plusieurs éditions du texte et des conunentaires. Ils ont été publia
aussi en latin : Arresta amorum {Anct Martiale d'Auvergne). Cum comment. Benedicti
Curtii symphoriani. Pansiis, de Marneff, 1566.
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— 781 —
les textes; au lieu de mettre une attention soutenue, ils se contenteraient
de feuilleter : puis les versions, quelque fidèles qu'elles soient , dénaturent
souvent l'œuvre originale ; quand elles n'ôtent rien aux pensées , elles ne
manquent pas d'enlever quelques agréments à la ûeur du style. Mais ces
inconvénients existent pour tous les ouvrages anciens ou modernes , écrits
en langues mortes ou bien en langues vivantes , depuis l'Iliade et l'Enéide
jusqu'aux romans de Walter-Scott et de Cooper, et, s'ils existent, ils n'en
sont pas moins compensés par de grands avantages.
LÉON DE DURANVILLE.
{La suite à une prochaine livraison.)
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BIBLIOGRAPHIE
DICTIONNAIRE GÉNÉRAL DES LETTRES , DES BEAUX-
ARTS ET DES SCIENCES MORALES ET POLITIQUES,
comprenant :
POUR LES LETTRES : La Grammaire, — la Linguistique, ^ la Rhëtonque, U
Poétique et la Versification, — la Critique, — la Théorie et l'Histoire des différents
genres de Littérature, — F Histoire des littératures anciennes et modernes, — des
Notices analytiques sur les grandes œuvres littéraires , — la Paléographie et la Di-
plomatique, etc.
POUR LES BEAUX-ARTS : L'Architecture : Constructions civiles, religieuses, hydrau-
liques, militaires et navales; — la Sculpture , la Peinture , la Musique, la Gravure,
avec leur histoire; — la Numismatique, — le Dessin , la lithographie, la Photo-
graphie, — la Description des monuments fameux, — les divers arts et jeux d'agré-
ment, de force, d'adresse ou de combinaison, etc. — {N. B, Cette partie est ornée de
figures dans le texte.)
POUR LES SCIENCES MORALES ET POLITIQUES : La Philosophie: Psychologie,
Logique, Morale, Métaphysique, Théodicée, Histoire des systèmes philosophiques;
— les Religions, les Cultes et la liturgie de tous les peuples , — la Jurisprudence
usuelle : Droit civil, politique, pénal et international; Législation militaire, mari-
time, industrielle, commerciale et agricole ; — la Science politique, théorie et his-
toire des gouvernements ; — la Science de l'administration et l'Histoire des institu-
tions administratives, — les Etudes historiques et géographiques, — le Blason, —
l'Economie politique et sociale : Institutions de crédit et de charité, Banques, Bien-
faisance publique, Hospices, Salles d'asile, — la Statistique, — la Pédagogie et
l'Éducation, etc.,
Par M. Th. Bachelbt et une Société de littérateurs, d'Artistes, de Publicistes et de
Savants. — 1 vol. grand in-8« jésus, de 2,000 pages environ, en 2 parties, formant
1 ou 2 tomes, à volonté. — - Prix, broché : 25 francs.
Ce titre, pour qui sait comprendre, indique déjà suffisamment retendue I
et l'importance de l'ouvrage. A quelque profession libérale qu'on appar- 1
tienne, on a besoin , en dehors de sa spécialité, de connaissances générales.
L'écrivain ne peut se dispenser de notions sur les beaux-arts ; l'architecte ,
le peintre , le sculpteur, le musicien ne doivent pas rester étrangers à la
culture littéraire, puisque c'est dans les littératures tant anciennes que
modernes qu'ils puisent leurs sigets. La plume, le crayon, le pinceau, le
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^ 783 —
burin ne sont que des instruments destinés à traduire l'inspiration poétique.
Chacun choisit Tinstrument qui convient à son aptitude , mais dés qu'il en
est devenu maître au point de vue pratique , il lui est bien plus facile
d'agrandir son horizon et d'élever son idéal, s'il a acquis un réel et profond
sentiment du beau par l'étude de toutes les formes qui l'expriment. Cette
idée que les lettres et les beaux-arts ont un lien commun et sont soumis aux
lois d'une même esthétique a été comprise aux grandes époques, mais il
semble que de nos jours un plus grand nombre d'esprits en sont pénétrés et
reconnaissent la nécessité d'y conformer leur éducation. Toutefois cette
éducation qui exige, en outre, l'alliance de dons divers, ne peut être que le
fruit d'un long travail; par conséquent, elle est inaccessible à ceux qui de-
mandent aux arts d'imagination des moyens d'existence. Ils n'ont ni assez
de loisirs pour réfléchir et comparer , ni les livres spéciaux pour les initier
et les guider. Ces derniers d'ailleurs sont quelquefois rares ou d'un prix
trop élevé et n'offrent, pour la plupart, une lecture attrayante qu'aux véri-
tables érudits.
Le nouveau Dictionnaire que nous recommandons à nos lecteurs à été
conçu et exécuté en vue d'épargner aux écrivains et aux artistes des recher-
ches souvent fastidieuses et, en outre, de réunir sous leur main les connais-
sances usuelles qu'il leur est utile de posséder comme hommes du monde. Il
peut leur tenir lieu de la bibliothèque la plus variée et la plus substantielle
et même leur servir à en former une d'un bon choix par l'indication qu'il
donne des meilleurs ouvrages qui ont traité telle ou telle matière. Rédigé
en termes clairs et précis qui n'excluent ni l'élégance ni le charme du style,
c'est, avant tout, un livre d'enseignement qui met à la disposition de la jeu-
nesse de précieuses ressources pour faciliter ses travaux , ainsi que des
exposés lumineux des doctrines littéraires , philosophiques et religieuses ,
les plus propres à former son jugement et à le maintenir dans les limites
du vrai. A ce titre, il a sa place marquée dans toutes les familles où l'on
fait cas de l'instruction , surtout quand elle est présentée sous une forme
agréable qui stimule le désir d'apprendre , en permettant de lire jusqu'au
bout et sans fatigue les articles les plus sérieux.
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— 784 —
Le plan de ce Dictionnaire est très simple ; nous allons essayer d'en don-
der une idée au moyen de quelques exemples. Aux moisFrançaise et France,
on trouve Thistoire de la langue , de la littérature , des monnaies , de la
philosophie, de Tarchitecture, de la peinture, de la sculpture, de la musique
en France. Aux mots Allemagne, allemande; Espagne, espagnole ; Danemarck,
Danoise ; Grèce, grecque^ etc., le même ordre est suivi. Tous ces articles sont
d'excellents résumés de Thistoire des idées et du progrès des arts chez les
nations les plus civilisées tant dans Tantiquité que dans les époques mo-
dernes. Indépendamment de ces résumés où sont énumérés et appréciés les
grands poètes et les grands artistes, chaque genre littéraire a aussi son
histoire. Au mot Comédie, nous avons la Comédie à Athènes, la Comédie à
Rome, la Comédie en France avant la Renaissance, la Comédie en Italie, la
Comédie en Espagne^ la Comédie Française. Les grandes œuvres consacrées
par la postérité ont été chacune rohjet d'une notice particulière que Ton
peut consulter avec fruit à sa place alphabétique ; ce sont entre autres :
VIliade, V Enéide, la Divine Comédie , le Paradis perdu, le Novum Organum,
les Provinciales, V Esprit des lois, la Cité de Dieu et les Confessions de saint
Augustin , etc. Une analyse Adèle fournit la substance des principales pro-
ductions qui ont joui de quelque célébrité au moyen-âge et qu'il serait dif-
ficile de lire aujourd'hui. Enfin, pour ne laisser du champ de la linguis-
tique et de la littérature aucun coin inexploré, on a ajouté un aperçu sur les
principaux dialectes et patois de France et d'autres pays.
On trouve aussi une définition nette et raisonnée des termes techniques
qui appartiennent à la rhétorique, à la philosophie, à la jurisprudence, au
commerce , à l'économie politique , etc. La réunion de ceux qui sont du
domaine de la musique formerait le dictionnaire musical le plus complet et
le plus instructif qui existe. L'intelligence des articles sur l'architecture et
autres arts est rendue facile par des figures qui reproduisent tantôt des mo-
numents entiers ou en partie, tantôt des spécimens d'autres ouvrages.
Il est encore juste de signaler une innovation qui a bien sa valeur et qui
contribuera sans doute à développer le goût de l'érudition ; au bas de tout
article un peu important on voit la liste des ouvrages qui ont été publiés
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— 785 —
sur le même sujet et auxquels on peut avoir recours, si Ton est tenté de se
livrer à des études plus approfondies.
Nous n'insisterons pas sur les autres parties du Dictionnaire ; il nous
sufûra de dire qu'elles n'intéressent pas moins que celles qui concernent les
Lettres et les Beaux-Arts. Toutes ensemble sont appelées à rendre plus
d'un service à ceux qui savent aussi bien qu'à ceux qui veulent apprendre.
Cet ouvrage paraissant à l'approche du jour de l'an , il était du devoir de
la Revue de le signaler aux personnes qui aiment à faire des cadeaux sérieux
et d'une utilité permanente.
Un autre motif non moins impérieux nous engageait à annoncer cette
remarquable publication; c'est qu'elle a été conçue et dirigée par un
Rouennais, M. Bachelet, professeur d'histoire au Lycée impérial de Rouen,
et qu'aussi quelques-uns de ses collaborateurs sont de notre ville.
Ce compte-rendu est nécessairement incomplet ; une œuvre multiple qui
contient tant de documents et des sujets si variés échappe à toute analyse.
Qu'on médite le titre qui est en tête de ces lignes ; dans sa concision , il est
plus explicite que nous n'aurions pu l'être; notre rôle doit donc se borner
à affirmer que l'ouvrage tient tout ce qu'il promet.
M. P.
ALMANACH DES NORMANDS pour 1863, par Eug. Noël, G.
PoucHET et G. Pennetier. — Un vol. in-32 de 180 pages, avec
couverture illustrée par G. Delanoy, et orné de deux vignettes
dessinées par Nicolle et gravées par Brevière. — Rouen, E. Ca-
gniard, éditeur. — Prix : 50 centimes.
L'automne n'est pas seulement le triste automne, la saison des feuilles
qui s'en vont : il est aussi Tautomne aimé, la saison des feuilles qui revien-
nent. Voyez i^luiôiVAtmanach des Normands^ jolie petite plante caduque, mais
qui renaît déjà, depuis le commencement du mois, dans les serres hâtives de
M. £. Cagniard, par les soins collectifs de MM. Eugène Noël, Georges Pou-
chet et Georges Pennetier.
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— 786 —
En rendant compte ici même, au mois de février dernier, de la
première apparition de VAlmanach des Normands pour 1862, nous donnions le
conseil à ses auteurs, qui parlaient trop peu de la Normandie, à notre gré,
d'en parler davantage en 1863. Ces messieurs nous ont répondu, sans rien
dire, de la façon Is plus spirituelle du monde : cette année ils n'en parlent
pas du tout. Quand je dis pas du tout, j'en excepte pourtant les précieuses
Gouttes d'eau de M. Beuzeville, qui scintillent comme des diamants, — le
Talisman de Robert 'le- Diable y fait d'une tige d'ortie morte, espèce perdue,
par M. Octave Féré, — un Normand excentrique^ par M. Elie Reclus, — la
Mère du Terre-Neuve^ pensée morale finement ciselée par M. F. Des-
champs, etc., etc.
Mais, où donc avais-je les yeux quand j'accusais les auteurs de VAlmanack
des Normands de ne parler point de la Normandie? Peut-être en parlent-ils
moins toujours que je ne voudrais, mais ils en parlent plus que je ne croyais,
et voici que mon blâme irréfléchi se tourne en éloge forcé. Car, tout compte
fait, c'est l'exception que je craignais qui devient la règle que j'aime. Sur
dix-sept chapitres, la Normandie, de prés ou de loin, en a inspire neuf.
Des deux plateaux de la balance, c'est celui de la Normandie qui l'emporte.
Merci donc, et de tout cœur, à messieurs de VAlmanach des Normands. Qu'ils
demeurent dans cette voie, qui est la bonne ; qu'ils ne craignent pas de re-
venir davantage à la Normandie. La Normandie n'est pas une marâtre, elie
porte bonheur à ceux qui l'aiment.
Quand nous nous trompons, nous trouvons toujours que c'est la faute du
voisin, jamais la nôtre. Conformément à cette manière de voir, si c<.>mmune
et si consolante, je n'hésite point d'affirmer que le grand coupable, dans la
bévue que j'ai faite de croire que VAlmanachdes Normands ne parlait point
de la Normandie, c'est M. Félix Pouchet. J'ai ouvert le livre à la page 73,
où commence sa Journée d'une Pompéienne^ et je suis resté sous le charme de
cette aimable reviviscence jusqu'à la page 91, où elle finit. Qui n'en aurait
fait autant? Or, Pompeï est à quatre cents lieues de Rouen. Je me trouvais
dans un pays enchanté, mais je ne reconnaissais point la Normandie. Delà,
j'aperçois une Idée en l'air — que j'y laisse — de M. Georges Pouchet, puis
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— 787 —
j*éooute sonner, sur un timbre poétique, àThorloge de Toulon, la Première
et Ir Dernière heure^ de M"* J. Michelet. Je ne suis encore qu'en Provence.
Mais, tout en fredonnant la Romance du Muletier^ de M. S. Cahot, et en mé-
ditant le Bomandans la science, de M. Georges Pennetier, je me trouve trans-
porté cahin-caha, de Londres à Lille, avec M. Jules Grimaux, au milieu des
Tribulationsd'un voyageur les ^\u8 comiques dxi monie. Bref, ce n'est qu'a-
près avoir traversé Paris, où M. Eugène Pelletan me fait voir dans le Pre-
mier grain de blé une foule de choses que je suis bien aise d'y voir, et que je
n'y aurais jamais vues sans lui, et où M. J. Michelet esquisse, avec le crayon
rose de Watteau, les Modes de la régence en 1718, que je découvre enfin la
terre promise, cette Normandie où mon cœur tendait sans cesse pendant que
mon esprit se trouvait arrêté ailleurs.
Il y a deux manières, pour un critique, de faire connaître les bijoux d»
récrin étiqueté : Almanach des Normands, La première consiste à parler à
tort et à travers, sur ce qu'on sait et sur ce qu'on ne sait pas : c'est une ma-
nière au-dessus de mes forces, et que je laisse aux habiles. Mais combien ne
préféré-je pas la seconde, au moyen de laquelle il n'y a qu'à se baisser pour
en prendre, c'est-à-dire à citer tout simplement les titres des articles afin de
séduire le lecteur et de pouvoir l'y renvoyer.
C'est ce que nous avons fait, parce qu'il n'est pas besoin d'autres moyens
pour servir la cause de V Almanach des Normands.
N'oublions pas, avant de finir, de féliciter M. Ë. Cagniard, l'éditeur intel-
ligent, du soin distingué qui caractérise Texécution typographique. Il y a
progrès en ce point depuis Tan dernier. Tous nos compliments aussi à
MM. NicoUe et Brevière pour leurs spirituelles illustrations.
BRUNCHON.
ANCELOT, SA VIE ET SES ŒUVRES, par M. Henry Frèrb,
avocat à la Cour impériale de Rouen. — Rouen, 1862, A. Lebru-
ment, éditeur. — Un vol. in-12 (tiré à 100 exemplaires numérotés).
Couronnée par TAcadémie des sciences, belles-lettres et arts de Rouen,
au concours de 1862, et louée avec toutes sortes de bonnes paroles dans le
remarquable rapport fait à cette compagnie par notre collaborateur M. De
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— 788 —
Lérue, V Etude biographique sur Ancelot^ de M. Henry Frère, se présenta
au public avec les plus estimables recommandations. Ce mémoire sort , en
effet, de la catégorie ordinaire des travaux qui sont oflTerts aux récom-
penses des sociétés savantes de la province. Nous y trouvons de l'ampleur,
du trait, de Tintérét, tous ces dons de l'esprit qui accusent Thomme de
goût et la nature d'exception. Il était facile, avec un siyet pareil , d'être
somnolent et diffus; M. Henry Frère, avec un art auquel nous le reconnais-
sons , a tourné très habilement les difficultés nombreuses dont la voie était
pleine, pour faire ressortir avec finesse, et parfois avec vigueur, le profil
littéraire et politique d'une médaille passablement efifacée.
Nous ne connaissions d'Ancelot que les palmes de son habit d'académi-
cien. Décoration solennelle et rigide qui nous avait jusqu'alors, richement
constellée d'épigrammes, dissimulé l'homme derrière l'auteur dramatique
malheureux. C'est une tentative qui fait un véritable honneur à M. Henry
Frère d'avoir su choisir dans ces aventures diverses de l'existence labo-
rieuse d'Ancelot les détails qui pouvaient intéresser à sa personne et le
relever un peu dans l'estime de ses contemporains. A ce titre, on ne peut lire
avec trop de profit les pages instructives du jeune écrivain.
Et puis, à ces enchantements du style, à ces détentes inattendues de la
phrase qui jette un trait , à ces élégances de la forme qui dissimulent si bien
le moyen de convaincre, une subite lumière jaillit de l'œuvre obscurcie
d'Ancelot , et l'on se trouve tout séduit par ce talent consciencieux et par
cette âme honnête. Toutes nos félicitations cordiales à M. Henry Frère , et
avec elles nos remerclments, pour nous avoir fait pénétrer dans l'intimité
d'une existence que nous ignorions et qui, par ses luttes, par ses aspirations,
par ses grandeurs et ses misères, était digne de tenter un historien jeune et
bien doué. Cette fois, l'Académie n'a pas couronné dans un silence impo-
sant une œuvre condamnée d'avance à s'aller perdre dans l'oubli ; la publicité
est venue chercher, dans la nuit des archives, le travail séduisant de
M. Henry Frère, et l'accueil sympathique dont est l'objet, de la part du
public lettré, le petit volume dont nous essayons de rendre compte , est
encore un succès de plus à ^jouter aux succès passés de l'auteur.
Gustave G0U£LLAIN.
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— 789 —
CONCOURS POUR LE RÉPERTOIRE ARCHÉOLOGIQUE
DE LA FRANCE.
J'ai connu un jeune savant, mort à peine dans sa trentième année, qui
pensait à composer une histoire de tous les monuments que le christianisme
a élevés dans toutes les provinces de la France. Ce n'était pas uniquement
un rêveur. Il réfléchissait qu'avec le concours de tous les hommes de savoir
et de bonne volonté, qui partout se feraient une joie de s'associer à cette
magnifique entreprise, il aurait recueilli les immenses matériaux qui étaient
nécessaires, et l'ouvrage aurait été ainsi le résultat de la plus belle et de la
plus compacte association.
La mort est venue détruire tous ces projets; une courte maladie l'enleva
au commencement de ses beaux et utiles travaux. Déjà le jeune écrivain,
dans ses essais profonds et réfléchis, examinait les ressources que pouvait
fournir à la province le journalisme, s'il laissait de côté d'inutiles discus-
sions politiques et prenait en main la défense des intérêts locaux, en répan-
dant partout les lumières de la science et de l'art. Dès ce moment, il soulevait
partout ces grandes questions des idées d'art dans les masses. C'était une
sublime pensée. Mais le livre qu'il voulait entreprendre pouvait-il s'achever
entre ses mains ?
La tâche était belle, mais elle était loin d'être facile. Il n'y a qu'un moyen
en France, selon nous, pour arriver à connaître les arts qu'on y a cultivés:
c'est de diviser les études. Il faut que les provinces soient explorées par
des hommes studieux, habitués à voir les monuments sous toutes leurs
faces, qui connaissent assez bien l'histoire de ces monuments et les tradi-
tions locales pour pouvoir leur restituer tout-à-fait leur ancienne physio-
nomie. C'est dans ces travaux disséminés qu'est fondé l'avenir de la science
archéologique en France.
L'État Ta compris. Voici un texte que nous lisions l'autre jour :
a Un concourt avait été ouvert, en 1861, par M. le Ministre de l'instruc-
» tion publique et des cultes, entre les diverses sociétés savantes de l'Em-
» pire, pour la publication d'un Répertoire archéologique de la France.
<x Le Comité des travaux historiques et des sociétés savantes, chargé de
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— 790 —
» juger ce concours, vient de rendre sa décision. Ses suffrages se sont
D portés en première ligne sur le Répertoire archéologique de l'arrondissement
x> de Dieppe, présenté par TAcadémie impériale des sciences , belles-lettres
0 et arts de Rouen, et dont M. Tabbé Cochet est Tauteur. En conséquence
» de cette décision, une médaille commémorative en or a été décernée à
» TAcadémie par M. le Ministre de Tinstruction publique et des cultes.
a Quant à M. Tabbé Cochet, il recevra du ministère de Tlnstruction pu-
D blique une médaille en bronze et le prix, qui est de 1,200 fr. »
M. Tabbé Cochet est un des savants qui ont le plus servi à populariser en
France la science archéologique. Cette science lui doit d'importants résul-
tats. Il a écrit pour la Normandie ce que réclament bien d'autres provinces.
Lorsque chaque localité aura été explorée avec zèle, dans toute son étendue,
par des hommes auxquels un long séjour aura permis de tout examiner et
de tout étudier, nous pourrons avoir enûn des descriptions exactes , des
dessins sévèrement exécutés , et des classifications fondées sur des dates:
ce qui n'empêche pas M. l'abbé Cochet de se fonder en artiste sur le carac-
tère des monuments.
L'histoire de l'humanité est une vaste synthèse qui comprend l'homme,
les sociétés et l'univers ; elle est d'autant plus difficile à concevoir , que
chaque jour des faits et des rapports jusqu'alors ignorés sont découverts ,
que des idées nouvelles surgissent, que des causes obscures sont éclairées et
rangées au nombre des vérités. L'humanité et l'océan I deux abîmes dont
il est malaisé de sonder la profondeur, qui ont leurs moments de calme et
leurs moments de tempêtes, leurs nuits sombres et leurs lumières radieuses!
rintelligence ne les peut dompter qu'un instant; ils rentrent, malgré tout,
dans la voie que leur montre ce doigt qu'on nomme le doigt de la Provi-
dence. Si Ton veut étudier leurs courants, si l'on essaie de les asservir à des
lois, si l'on cherche à connaître ce qui s'élabore sous le tumulte de leurs
fiots, on succombe souvent à la tâche, parce qu'on ne peut tenir compte de
tous les éléments qui les gouvernent.
Les siècles et les vagues de la mer ! deux mouvements éternels et iden-
tiques !
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— 791 —
Les vagues déposent sur la plage les plantes et les débris qu'elles ont
bercés d'un monde à Tautre monde. Elles remportent, en se retirant^ ce que
les vagues du flux précédent avaient rejeté sur ces bords. — Il en est ainsi
des siècles. Ils confient à ceux qui les suivent les œuvres qu'ils ont créées ,
et détruisent en même temps l'ouvrage des siècles passés , comme pour
racheter le legs qu'ils ont fait. Ce legs, plus ou moins fragile, mais toiyours
riche et fécond, devient le partage de la génération qui grandit; chaque
individu en reçoit une portion qui lui est autant que possible départie sui-
vant ses goûts et ses aptitudes.
Aux uns appartient la législaiion ; aux autres, la philosophie ; à ceux-ci,
l'histoire ; à ceux-là, les belles-lettres. Puis les sciences se subdivisent : de
telle sorte qu'il en doit résulter un tout , une individualité à part , avec ses
formes, sa physionomie et son caractère saillant en plein relief.
Toutes les fois que l'on considère ce grand travail intellectuel, onesttou-
îours affligé de voir que l'art s'aborde en dernier lieu , comme si son lan-
gage était plus obscur en même temps qu'il est plus grandiose. L'art n'a
été étudié jusqu'à présent que dans ses détails et dans ses abstractions: il
en est résulté une analyse informe, mais d'une utilité incontestable.
Le temps est venu où l'on va rassembler en une histoire générale les in-
nombrables matériaux que les crédits de plusieurs siècles ont acquis à la
science. On les rattachera à un système encyclopédique. Si on ne l'a pas
encore fait, c'est qu'on n'osait pas aller glaner dans tous les temps et dans
le monde entier, pour y recueillir le souvenir de tant d'idées et l'image de
tant de monuments dont les formes ont varié à l'infini. Je parle de l'his-
toire de l'art en général. Et quelle série de connaissances de tous genres
devra réunir en lui seul l'homme qui entreprendra ce travail gigantesque !
On conçoit qu'il faille attendre longtemps pour connaître tant de choses,
la plupart si lointaines et quelquefois si difficiles à aborder. Mais ce que Ton
ne concevait pas, c'est que l'art de la France, l'art de nos aïeux, eût pu tomber
dans un oubli aussi profond, dans un discrédit aussi outrageux que ceux
d'où l'ont retiré des études récentes. Pas un admirateur , pas un historien,
pour l'arracher au néant qui le menaçait. A peine se trouvait-il un chro-
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— 792 —
niqueur pour écrire quelques dates , et saisir maladroitement le profil de
nos monuments qui tombaient de vétusté. Tout ce qu'il y avait d'intelli-
gence, de science et d'investigation, était consacré aux études de la civilisa-
tion antique, et aux imitations de l'antique par la civilisation moderne.
C'est justice enfin qu'on en vienne à recueillir les œuvres qui portent
l'empreinte de notre nationalité. N'en faisons plus , comme par le passé,
des objets de dédain, de ridicule et même de haine. Inquiétons-nous tou-
jours de Tenfance et de la jeunesse de l'homme de génie , bien qu'il n'ait
produit de grandes choses que dans l'âge viril.
Par malheur, les antiquaires n'avaient que du mépris pour l'art des pre-
miers siècles de la monarchie française. Ce n'est que lorsque les monu-
ments ont commencé à disparaître du sol, qu'on a désiré les bien connaître,
et alors que les tempêtes révolutionnaires et l'action irrésistible du temps
les renversaient de fond en comble.
Des travaux importants viennent d'être entrepris. M. l'abbé Cochet est
entré dans la direction qu'ont prise les idées. Il s'est d'abord occupé de sa
chère Normandie. Le Répertoire archéologique de l'arrondissement de Dieppe
forme la première partie d'une publication qui doit comprendre tout le dé-
partement de la Seine-Inférieure. Nous apprenons que l'abbé Cochet continue
de s'occuper de cet important travail, qu'on vient aujourd'hui de couronner.
La seconde partie, dit le Bulletin de l'Académie de Rouen , relative à Tût-
rondissement du Havre , a été déjà transmise au ministère il y a quelques
mois. Un nouveau triomphe attend sans doute encore M. l'abbé Cochet.
Charles COLIGNY.
OVCN — tW. M. CAOKUM, KVB PK»Clft«C, 1».
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ANTIQUITES.
L'ARCHEOLOGIE
DANS
LA SEINE-INFERIEURE
EN 1862.
Depuis quelques temps je me fais un devoir de résumer, en quel-
ques pages, les opérations archéologiques les plus importantes qui
ont lieu chaque année dans le département de la Seine-Inférieure.
On voit par ce court exposé tout ce qu'une bonne organisation permet
d'exécuter dans un seul département, et ce que d'heureuses circons-
tances apportent de découvertes dans le cours d'un seul an. Ces dé-
couvertes sont relatives aux quatre grandes périodes do notre his-
toire.
§1— RBGHBRCHB IIB MOMJIIBMTS AIVTI^IIBS.
PÉRIODE GAULOISE.
La période gauloise s'est de nouveau manifestée cette année. Il est
vrai que de cette période réculée un seul monument s'est fait jour,
mais quand on songe à la rareté des faits de ce genre , on a lieu de
se tenir pour satisfait.
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— 794 —
Saint-Wandrille-Rençon. — A la Côte des Cailleltes (commune
de Saint- Wandrille-Rençon, arrondissement d'Yvetot), dans le cou-
rant de juillet 1861 , un cimetière celtique s'est révélé sous la pioche
des terrassiers cherchant du caillou pour les routes: Les sépultures
consistaient en des urnes de terre grossière ayant la forme d'un pot-
à-fleur et présentant tous les caractères de la céramique primitive.
Presque tous ces vases contenaient des os brûlés et concassés ; mal-
heureusement aucun n'est arrivé jusqu'à nous dans un état complet.
Nous n'avons connu que des fragments recueillis par M. le docteur
Gueroult, de Caudebec.
Ces urnes qui étaient fort nombreuses avaient été accompagnées
d'armes de fer, notamment de javelots, de lances et d'épées. Les
épées enveloppées dans des fourreaux de métal avaient été plovées
suivant un usage celtique que nous retrouvons à Eslettes, près Mon-
ville, en 1847; àBouelles,près Neufchâtel, en 1854; àMoulineaux,
près Rouen, en 1855, et au Vaudreuil, près Louviers, en 1859.
PÉRIODE ROMAINE.
Comme toujours la période romaine s'est montrée la plus féconde
des civilisations antiques. Après le moyen-âge chrétien , cVst
l'époque qui a laissé le plus de traces parmi nous.
Manneville-la-Goupil. — En 1856, des incinérations gallo-
romaines s'étaient fait jour à Manneville-la-Goupil (canton de Goder-
ville , arrondissement du Havre), en comblant une mare, au hameau
de Chambray ; de nombreux vases antiques en terre et en verre con-
tenant pour la plupart des os brûlés avaient été recueillis et reconnus
pour appartenir à d'anciennes sépultures gallo-romaines. — Désirant
m'assurer de l'étendue et l'importance de ce cimetière , j V ai pra-
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— 795 —
tiqué une fouille en septembre 1861 et je n'y ai rencontré qu'une
urne en terre grise de forme ollaire et recouverte d'une assiette en
terre noire. L'urne contenait les os brûlés d'un adulte, au-dessus des-
quels on avait placé une coupe de verre et au-dessous trois monnaies
de bronze du Haut-Empire et trois palets en os (tali), tels que j'en ai
déjà rencontré dans le cimetière romain de Lillebonne.
Sainte-Marguerite- sur-Mer. — Sainte -Marguerite -sur-Mer
(canton d'Offranville), est en possession depuis plus de quarante ans
d'occuper les archéologues par les nombreuses antiquités qui ont été
rencontrées sur son sol privilégié. Dès 1820 et 1822, M. Sollicoflre
et M. Estancelin ont constaté les premières découvertes par des cer-
cueils de plâtre et de pierre, et par des sépultures franques accom-
pagnées d'ornements et d'armures. — A la même époque, la charrue
montra des mosaïques que des fouilles régulières firent sortir de
terre avec Fensemble d'une magnifique villa romaine. De 1840 à
1846 , les dépendances de la villa apparurent. — C'étaient des bains,
une fontaine avec son bassin, un temple ou cella^ et, enfin , une lon-
gue galerie pavée et lambrissée en mosaïque.
Les jardins de la villa montrèrent des sépultures germaniques de
la famille des Saxons et des Francs, en un mot des peuples envahis-
seurs de la Gaule au déclin de l'Empire.
Mais, chose singulière! jamais jusqu'ici le cimetière romain de la
villa ne s'était laissé soupçonner. Une urne en verre bleu avait ap-
paru près du château de M. de la Tour; mais elle était isolée et les
incinérations se faisaient toujours attendre.
Un laboureur de la localité m'ayant averti que dans son champ
appelé la Roquette^ la charrue rencontrait des murs et des fonda-
tions, j'y ai fait des fouilles qui m'ont permis de reconnaître plu-
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— 796 —
sieurs fragments de murailles et sur un point les bases de six à huit
colonnes rondes que je suppose avoir été des stèles funéraires. Ce
qui me le fait présumer, c'est qu'entre chacune de ces colonnes, j'ai
rencontré un encaissement long et large de 85 centimètres rempli de
terres noires et de vases broyés que je considère comme des urnes
cinéraires. Une de ces colonnes était en briques circulaires revêtues
d'une couche de ciment qui dut recevoir des stucs. On m'a assuré
que des colonnes funèbres de ce genre existaient encore à Pompéïa
el à Herculanum. Je crois donc avoir trouvé ici une partie du cime-
tière des Romains qui vécurent à Sainte-Marguerite pendant le Haut-
Empire.
Graville-Saintb-Honorine. — Durant les six premiers mois de
J861 , un habitant de Graville-Sainte-Honorine , près le Havre ,
tirant du sable de sa carrière située au haut de la me Montmirail el
sur la lisière de l'ancien bois de la Hallate^ a rencontré constamment
des vases antiques contenant des ossements humains brûlés et con-
cassés. Mon attention ayant été appelée sur ce pointpar les journaux
du Havre, j'ai visité cette mine archéologique au mois d'août de la
même année. J'ai reconnu dans cette série de découvertes des inci-
nérations gallo-romaines des trois premiers siècles de notre ère. Il a
été détruit en cet en droit plus de 150 vases en terre et en verre
provenant d'un cimetière romain du Haut-Empire. Quelques vases
seulement ont été conservés et offerts au Musée du Havre où je les
ai visités. Ce sont des urnes en terre cuite , des vases aux offrandes
et aux libations , des amphores et des fioles de verre comme dans
tout le pays de Caux.
TouRViLLB-LA-RiviÊRE. — Au Commencement de cette année.
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— 797 —
j'ai appris pour la première fois qu'à Tourville-la-Rivière (canton
d'Elbeuf), on trouvait depuis vingt ans des vases et des sépultures
antiques. La première découverte fut faite en 1842 , lors du perce-
ment du tunnel du chemin de fer de Rouen à Paris. Depuis ce temps
l'exploitation d'une sablière a révélé presque tous les ans des sque-
lettes accompagnés de vases. A trois différentes reprises, il a été
aperçu des cercueils en plomb contenant des corps et des objets d'art.
J'ai fouillé cette mine féconde en mai et en juin 1862, et je l'ai
trouvée en partie épuisée. Cependant elle m'a encore donné une
urne remplie d'os brûlés et quelques sépultures escortées de vases
de terre et de verre ; une bague en bronze ; un bracelet de verre,
et des monnaies du Bas-Empire. En même temps , j'ai constaté qu'il
y avait eu là un cimetière à inhumation du iv* et du v* siècle , chose
rare dans nos contrées.
Généralement les corps avaient été déposés dans des cercueils de
bois d'une grande épaisseur, à en juger par les clous en fer qui
n'avaient pas moins de 12 à 15 centimètres. Ces cercueils ont renfermé
des vases de terre et surtout des coupes de verre , dont il n'a point
été trouvé moins de 40 à 50. Nulle part le verre ne s'est montré
aussi abondant. Presque tous les vases étaient saturés au dedans et au
dehors d'un tartre raugeâtre semblable à du sang caillé ou à de la lie
desséchée. Les objets de métal étaient en petit nombre. Je dois citer
pourtant des bracelets en bronze, un vase en fer, des boîtes en îole
ot des masses de quinaires en bronze do Posthume et de Tétricus.
Saint-Saens. — Une des découvertes intéressantes que j'ai faites
cette année , a été la constatation à Saint-Saëns ( arrondissement de
Neufchâtel), d'une ancienne fabrique de meules à broyer, pour les
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époques gauloise, romaine et franque. Cette fabrique avait lieu dans
le bois de P Abbaye j où Ton voit d'énormes fosses accompagnées de
buttes très élevées. Là, le poudingue abonde et l'on ne saurait douter
que ces grands mouvements de terrain ne soient des restes d'extrac-
tion. Des recherches faites sur le sol nous ont montré une quantiU»
de meules à l'état de formation; ce sont des ébauches et des essais
abandonnés par les anciens industriels.
De simples débris romains nous sont apparu à Pourville, près
Dieppe; au Bosc-le-Hard (canton de Bellencombre ) ; à Etretat et à
Blangy-sur-Bresle .
PÉRIODE FRANQUE.
CoLLBviLLB. — En octobre 1861 , j'ai eu occasion de constatera
Colleville, près Fécamp (canton de Valmont), la découverte de nou-
velles sépultures franques faite en creusant les fondations de la nou-
velle nef. Ces sépultures consistaient , comme celles de 1854 et de
1856, en des cercueils de pierre de Vergelé , renfermant, avec des
corps , des lances, des couteaux, des haches, des boucles en fer et
en bronze , des fibules de cuivre et des vases en terre cuite.
Blangy. — Au mois janvier dernier , les feuilles publiques
m'avaient appris que des antiquités franques avaient été rencontrées
à Blangy-sur-Bresle, en plantant des pommiers dans un pré appelé
le Camp-Comtois. Ces objets consistant en deux haches de fer et en
six vases de terre marqués à l'estampille , avaient été recueillis par
M. de Morgan qui voulait bien autoriser les fouilles. Ces fouilles , je
les ai faites au mois de mai dernier, et j'ai reconnu que le Cofnp-
Comtois avait été un cimetière à l'époque franque ; mais plusieurs
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— 790 —
fosses avaient ëté violées , soit dans ces derniers temps, soit même
au moyen-âge. — Néanmoins, malgré les spoliations et les déplace-
ments de sépultures, j'ai encore recueilli dans quelques fosses une
hache et une lance en fer, une pince à épiler en bronze, deux ou trois
vases en terre placés aux pieds , une coupe et un bol de verre de
forme bien mérovingienne.
Lamberville. — En 1859, j'avais reconnu sur une des collines de
Launberville (canton de Bacqueville), un cimetière mérovingien dont
les premières traces avaient apparu en 1854, à l'occasion de nivelle-
ments de terrains. Dans un premier sondage j'avais recueilli, avec
plusieurs vases de terre , des boucles et des agrafes de fer , des
plaques de ceinturon en bronze , des fibules et un style en cuivre ,
des perles de verre servant de collier, et un sabre encore enfermé
dans un fourreau décoré de bronze.
Ayant pu, en 1862, donner un plus grand développement à mon
exploration , j'ai reconnu la présence de douze à quinze sépultures de
personnes de tout âge. J'ai recueilli aux pieds des morts six vases en
terre blanche ou noire, et sur le corps cinq ou six agrafes de bronze
accompagées de plaques et de contre-plaques ciselées. J'ai également
récolté une épingle en bronze , un style et une terminaison de cein-
ture. Sur les trois objets de bronze, ces derniers offraient des croix ,
ce qui me paraît un signe chrétien.
PouRviLLB, PRÈS DiEPPB. — Je u'avais pas oublié que, vers 1830,
à Pourville, près Dieppe, six cercueils en pierre de Vergelé étaient
tombés d'une cavée dans un jardin situé sous le Pâtis de Saint-
Thomas^ là où une tradition plaçait l'ancienne église. Les cercueils
éboulés par la chute des terrains contenaient un ou plusieurs corps.
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— 800 —
L'un d'eux renfermait une épëe en fer, seul objet dont on avait gardé
le souvenir. A trente-deux ans de distance, j'ai cherché la suite de
ces sépultures et je n'ai reconnu dans le sol que quelques ossements,
déjà visités, et une agrafe de fer avec plaque et contre-plaque de
ceinturon.
Martin-Eglise. — Le cimetière qui entoure l'église de Martin-
Eglise , près Dieppe , a continué de nous donner, comme il le fait
depuis quelques années, des débris de l'époque franque. J'airecueilU
cette année deux plaques de ceinturon en fer damasquiné et un beau
scramasaxe long de plus de 45 centimètres et portant encore sa
double rainure sur chaque côté de la lame.
PÉRIODE CHRÉTIENNE DU MOYEN-AGE.
AuPFAY. — En juillet 1861, des travaux de déblais et de terras-
sement pratiqués au nord de l'église d'Auffay (canton de Tôtes),
pour la construction d'une sacristie, ont révélé d'intéressants et pré-
cieux débris. Il y a été facile d'y reconnaître les restes d'une cons-
truction du xiii" siècle, qui fut probablement le cloître , et une cha-
pelle de l'ancien prieuré. Là s'est rencontré , comme toujours , une
série de carreaux émaillés du xm* et du xiv* siècle ; des sépultures
chrétiennes de toutes les époques apparurent aussi. Elles étaient re-
connaissables à l'orientation , aux clous des cercueils, et, surtout,
aux vases à charbon qui les entouraient. Ces vases nombreux et di-
vers m'ont paru aller depuis le xiv* siècle jusqu'au xvi*. Une de ces
sépultures, que je crois celle d'un bénédictin du pieuré d'Auffay, a
donné à la ceinture une boucle en bronze accompagnée de deux an-
neaux de même métal.
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— 801 —
Mais la meilleure découverte provenant de ce travail de déblai ,
fut une belle dalle en pierre de Chérence ou de Vernon , épaisse de
8 centimètres, large de 1 mètre 42 et haute de 2 mètres 95. Cette
grande dalle recouverte d'ornements gravés en creux représente
deux bourgeois d'Auffay du xiv*" siècle , l'époux et l'épouse. On lit
autour : « chi gist benart des bovlovrs qvi trespassa l'an mil
CCCXLVII (1347) LA VEGILE DE LA CANDELBVR. PRIES DIEV QVIL ET
LAME DE LI A(M)EN. — CHI GIST LORENCHB QVI EV FAME BENART DES
bovlovrs qvi trespassa... de DECEMBRE... AMEN. »
Cette belle dalle, quoique calcinée par le feu et mise en plus de
vingt-cinq morceaux, a été soigneusement conservée et encastrée
dans l'intérieur de l'église d'Auffay aux frais du département
FÉCAMP. — Dans le courant de l'année 1861 , un habitant de
Fécamp a construit une maison dans la rue des Forts , sur l'ancien
parvis méridional de l'abbaye. En creusant les fondations de la
cave, il a percé une triple couche de cercueils en moellon, que nous
attribuons auxi* ou au xii* siècle, si nous en jugeons par les entailles
de la tête. Il a recueilli dedans ou à côté des vases à charbon que
je crois du xiii* siècle ; puis , il a rencontré sur les morts un cer-
tiûn nombre de coquilles ou pèlerines percées au talon de deux trous
destinés à les fixer. Nous ignorons l'usage de pareilles coquilles, qui
ont déjà apparu à Fécamp en 1830 et que l'on retrouve dans les
sépultures chrétiennes de l'abbaye de Jumiéges, de la maladrerio
deBemay, de la Suisse et de la Savoie.
Saint-Wandrille-Rençon. — Au commencement d'octobre
1861 , j'ai pratiqué dans l'ancienne église abbatiale de Saint-Wan-
drille, une fouille qui m'a fait rencontrer plusieurs caves sépulcrales
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dans le chœur et sous les transepts. Elles avaient été spoliées à la
Révolution. J'ai constaté au parvis l'existence de cercueils du xr et
du XII' siècle, suivant un usajre qui fut général au moyen-àge ; de
semblables sarcophages se sont montrés le long des gouttières,
au côté méridional de la nef. Dans le sanctuaire, j'ai recueilli sur
la ceinture d'un religieux une boucle et deux anneaux de fer,
comme à Auffay.
Sous le chœur et dans les transepts, j'ai retrouvé des cercueils
de pierre du xii* et du xiii* siècle, des bières en bois et des
sarcophages en plâtre du xiv" au xv* siècle. La plupart avaient éU'^
violés ; cependant quelques-ims nous ont donné des vases à charbon
du XII i* et du xvi*' siècles ; des restes d'étoffes, des sandales en
cuir, et un chapelet en bois accompagné d'une médaille ou croix de
Saint-Benoit f que je crois du xvii*' siècle.
Le Havre. — Pendant le mois d'octobre 1861 on creusait au
Havre les fondations d'un hôtel de la Gendarmerie impériale, à
l'endroit où avait existé, pendant les deux derniers siècles, un cou-
vent d'Ursulines. Cet ancien monastère, transformé en prison depuis
un demi siècle, était situé au lieu nommé Vllot^ entre la me mi
Lard et la rue Beauverger. Cinquante corps environ ont été exhu-
més : presque tous étaient dans des cercueils de bois ; neuf d'entre
eux présentaient une plaque en plomb sur laquelle était ime ins-
cription gravée au poinçon. Ces plaques de 30 à 40 centimètres
en carré, contiennent les noms, l'âge, la profession religieuse et la
date du décès des anciennes ursulines. Toutes celles qui ont été
recueillies datent du xviii" siècle ; mais nous ignorions l'usage de
ces plaques commémoratives en plomb. Ailleurs, notamment à Mon-
tivilliers, nous n'avions recueilli que des tablettes d'ardoise.
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Dieppe. — Le fief de Caude-Côte , près Dieppe , (prœdhun de
Caldecottd) est mentionne dès 1030 dans la charte de Gosselin-le-
Vicomte, qui peut passer, avec raison , pour le plus ancien titre
historique de Dieppe. Une vieille tradition prétend que les Bénédic-
tins de la Trinité du Mont de Rouen, possesseurs de ce fief, avaient
fondé dès le xi" siècle , sur le promontoire de Caude-Côte un prieuré
qui serait devenu plus tard la chapelle de Saint-Nicolas. Tous ces
motifs , joints à la présence de quelques débris romains aperçus dans
la coupe des falaises , faisaient supposer que le sol , encore couvert
de substructions, pouvait receler de curieux monuments.
Toutes ces raisons me déterminèrent à pratiquer une fouille à
Caude-Côte en novembre et en décembre 1861. J'explorai tout lo
sol deTancienne chapelle démolie en 1841. Je constatai que le der-
nier édifice religieux n'était pas antérieur au xvi* siècle, mais qu'il
avait succédé à une construction du xiii* siècle, dont on retrouvait
les colonnettes de pierre.
Le chœur nous adonné quelques carreaux émaillés que je crois
du XVI* siècle, etquatre sépultures, dont trois étaient accompagnées
de vases. Ces vases, forés et remplis de charbon, m'ont paru dater du
xiv'au xvi* siècle.
La principale découverte de cette fouille fut un petit trésor ren-
contré sous le pavage du chœur et composé de trente-cinq pièces d'or
du xvi' siècle ; il y en avait douze de France, quatorze d'Espagne,
quatre de Portugal , trois d'Italie, une de Suisse et une de Hongrie.
La plus ancienne était de Mathias Corvin , roi de Hongrie ; les plus
récentes étaient de Charles IX (1567) et de la république de Genève
(1568).
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La totalité du trésor pesait 1 25 grammes et représentait une valeur
intrinsèque de 375 fr. Le propriétaires du terrain ayant réclamé la
moitié de ces pièces ; l'autre moitié est rentrée au Musée départe-
mental. Nous supposons que cette cachette a été placé là au plus tôt
en 1572, au plus tard en 1589.
PouRViLLE, près Dieppe. — Dans les fouilles que j'ai pratiquées
en 1862, au sein de l'église démolie de Pourville, j'ai reconnu que
rédifice actuel datait au plus tôt de la fin du xvi* siècle. Le chœur
seul nous a donné quelques sépultures intéressantes ; c'étaient des
ecclésiastiques reconnaissables à leur orientation spéciale (les pieds
à l'ouest, la tête à l'est) et aux ornements de cuivre de leurs cha-
subles. Une seule de ces sépultures nous a fourni une terrine de
grès propre à contenir de l'eau bénite.
MoNTiviLLiERS. — A la fin de mars 1862, le chœur de l'abbave
de Montivilliers s'étant effondré a laissé voir le caveau des dames
de l'Hospital , abbesses de ce royal monastère de 1595 à 1661 . Ce
caveau haut de 2 mètres, long de 2 mètres 15 et large de 1 mètre
40, est entièrement construit en pierre de taille. Violé à la Révolu-
tion, il a été trouvé rempli de débris de toutes sortes. Toutefois on
y a reconnu très clairement trois crânes de femme, des cercueils de
bois, des restes de tissus provenant de vêtements funèbres et un cœur
en plomb encore assez bien conservé. Cette boîte de métal, haute
de 19 centimètres et large de 21 centimètres, dut contenir le cœur
d'une des trois dames de l'Hospital, les plus renommées abbesses du
célèbre monastère.
Rouen. — Mais le cœur le plus illustre et le caveau le plus re-
nommé que nous ayons rencontré cette année , c'est, sans contredit.
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— sos-
ie caveau et le cœur de Charles V , roi de France, découverts le
26 mai dernier dans le sanctuaire même de la cathédrale de Rouen.
On savait par l'histoire que le cœur de ce sage roi avait été déposé
dans le chœur de Notre-Dame, le 10 octobre 1380; mais depuis
l'enlèvement de tout signe extérieur, en 1737et en 1793, latradi-
dion était muette sur la véritable place du caveau et sur la relique
elle-même. Une fouille heureuse, tentée dans le désir de s'assurer
de la possession actuelle du dépôt confié à l'église de Rouen , a
fait rencontrer le caveau où reposait depuis cinq siècles le cœur du
plus sage des rois de France. Le caveau situé à 75 centimètres du
pavage actuel , est en pierre de taille et il mesure 50 centimètres
en hauteur, 64 en longueur et 47 en largeur. 11 est fermé ù la base
et au sommet par une grille en fer que recouvre une lame de plomb
de 48 centimètres en carré. C'était sur la grille et sur la lame infé-
rieures que reposait le cœur du roi , enfermé primitivement dans
une boîte d'étain ou d'alliage , boîte qui avait elle-même la forme
d'un cœur humain, mais que l'action du temps avait décomposée.
Sous la plaque de métal qui avait résisté à l'oxyde, se voyait un
résidu rougeâtre de couleur tannée, ce qui n'était autre chose que
le cœur du roi Charles V, avec les aromates dont il avait été saturé.
L'analyse chimique à reconnu d'une manière incontestable les
traces d'un embaumement.
Après cette découverte qui a excité un intérêt général, le cœur
du roi a été enfermé de nouveau dans une double boîte de métal et
le caveau a été fermé en présence de M*' l'archevêque de Rouen ,
qui doit prochainement faire placer dessus une inscription commé-
morative.
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Enfin, des travaux de déblais opérés dans la vallée de la Scie
ont fait voir la base ensevelie de deux anciens châteaux du moyen-
age, mais d'une époque bien différente.
Château de Charles-Mesnil. — Le premier est celui de Charles-
Mesnil (commune de Manéhou ville, canton de Longue ville). Des tours
rondes, placées aux angles du corps carré de la forteresse, se sont
montrées avec leurs revêtements de grès du xvi* sièle. Cependant,
on a reconnu, parmi ces débris , les carreaux émaillés qui pourraient
bien remonter au xiv* sièle. Du reste, il est certain que le château
n'a été démoli que depuis 1700 ; car il figure entier et complet dans
la collection Gaignières.
Château de Dénest an ville. — L'autre château disparu depuis
long-temps et séculairement caché sous une motte de terre, est
celui de Dénestanville dans le même canton. Il est entièrement cons-
truit en tuf et ses murs ont jusqu'à trois mètres d'épaisseur. On y
remarque des tours rondes et carrées, des chapiteaux de colonnes
dénotant l'époque romane la plus barbare. On croit voir ici un de
ces châteaux en bois et en maçonnerie qui figurent sur la tapisserie
de Bayeux. Nous croyons celui-ci de l'époque normande ou carlo-
vingienne.
§ II. — CONSEBVATIOW DE MONUMENTS ET SOUVEIVIBS
niSTOiilflUES.
DALLES ENCASTRÉES. — INSCRIPTIONS COMMÈMORATIVES.
Après l'exposé des recherches et découvertes d'antiquités, il me
reste maintenant à dire ce qui a été fait pour la conservation des
monuments et des souvenirs historiques.
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AuFPAY. — J'ai mentionné la belle dalle tumulaire du xiv* siècle
découverte à Auifay et encastrée dans l'église de ce bourg.
Denestanville. — J'ai également fait encastrer dans le pignon
occidental de l'église de Denestanville (canton de Longueville) la
pierre tombale d'une châtelaine de 1614 , gravée avec beaucoup
de soin et recouverte d'une inscription.
Varengeville-sur-Mer. — J'ai été assez heureux pour faire en-
castrer dans l'église deux inscriptions qui en étaient sorties. La
première est une pierre tumulaire du xvi* siècle, qui depuis
soixante-dix ans servait de seuil à une ferme ; la seconde est une
plaque de marbre noir rachetée chez un brocanteur et racontant
toute l'histoire de la fondation de la chapelle de Saint-Jérôme. Cette
chapelle, supprimée à la Révolution, se voit au hameau de la Place ^
où elle fut fondée en 1670 par les Guilbert de Rouville.
LoNGUEiL. — Au commencement de cette année la ville de Dieppe
a fait placer dans Téglise de Longueil (canton d'Offranville), une
inscription commémorative en l'honneur de David Asseline , prestre
de Saint-Jacques et auteur d'un précieux manuscrit intitulé : Anli-
fjviléset Chroniques de Dieppe (1(j82), Asseline était venu mourir à
Longueil le 27 septembre 1703, après le bombardement de sa patrie,
(*t il avait été enterré dans l'église où une inscription gardera désor-
mais sa mémoire.
Le TiLLBUL. — Animé d'un sentiment semblable, M*' l'arche-
vêque de Rouen a voulu rendre hommage à la mémoire de deux
ecclésiastiques de son diocèse, qui ont marqué dans les sciences
historiques et archéologiques. A cet effet, il a fait placer une ins-
cription commémorative dans l'église du Tilleul (arrondissement
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du Havre), où tous deux avaient été baptisés à deux siècles de dis-
tance. L'un de ces ërudits est Dom Guillaume Fillaslre, bénédictin
de Fécamp et Tami de Mabillon , décédé en 1706. L'autre est l'abbé
Langlois, chanoine et académicien de Rouen , auteur d'une Histoire
(lu Prieuré du Mont-aux-Malades .
TouRviLLE-suR- Arques. — Une célébrité qui appartient à la
France entière dormait obscurément dans l'église de Tourv'illensur-
Arques (canton d'Ofiran ville). Je veux parler du marquis Thomas
Hue de Miromesnil , premier Président du parlement de Normandie
et garde des sceaux de France, sous Louis XVI. Cet excellent mi-
nistre du meilleur des rois , après avoir souffert persécution pour
son maître , était venu mourir le 6 juillet 1796 dans son château de
Miromesnil, qu'il avait autrefois entouré de ses bienfaits. La recon-
naissance publique l'avait inhumé sans pompe, il est vrai, mais non
sans courage, dans le chœur même de l'église alors fermée et sans
culte. Depuis soixante-six ans il y reposait sans que rien y rappelât
son illustre et bienfaisante mémoire. Grâce à M. le Sénateur Préfet ,
j'ai pu placer dans le chœur de Tourville une inscription sur marbre
qui rappellera à la postérité et à notre pays le passage et la dé-
pouille de l'un des hommes qui ont le plus honoré la France et la
Normandie au xviii* siècle.
Allouvii^le-Bellefosse. — Enfin, il est encore un autre
hommage dont M. le Préfet de la Seine-Inférieure a bien voulu
prendre l'initiative , je veux parler de l'inscription placée dans l'é-
glise d'Allouville-Bellefosse (canton d'Yvetot), en l'honneur de Pierre
Blain , sieur d'Esnambuc , le pionnier des Antilles. — Blain d'Es-
nambuc est le véritable fondateur des colonies françaises dans le
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golfe du Mexique. C'est lui qui, après avoir assuré à la France la
possession de Saint-Christophe, de 1625 à 1635, a eu l'insigne hon-
neur de prendre possession , pour le roi Louis XIII , des îles de la
Martinique , le 15 septembre 1635 , et de la Dominique le 17 no-
vembre de la même année. Le souvenir de cet homme courageux et
utile était à peu près perdu dans sa propre patrie , où l'honneur de
son œuvre était même attribué à des membres de sa famille. — L'ins-
cription d'Allouville revendique les droits du pionnier normand, et
elle sera un hommage rendu par la mère patrie à l'un de ses plus
intrépides colons. Il est juste d'ajouter que les colonies françaises,
par la personne de leur délégués, se sont associées à ce légitime et
trop tardif hommage.
L'abbé COCHET.
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BISTOIBE.
NOTICE HISTORIQUE
SUR
L'ANCIEN PRIEURE DE GRtNDMONT,
PRÈS ROUEN (1).
Tous les environs de Rouen offrent aux artistes, aux touristes et à Tob-
servateur, de magnifiques paysages qu'il serait peut-être difficile de trouTer
ailleurs. Parmi les sites pittoresques et remarquables qui se rencontrent
à chaque pas aux portes de Tanciennecapitale de la Normandie, la délicieuse
promenade du Grand-Cours, autrement dît, Cours de la Reine, mérite d'at-
tirer Tattention par la beauté et la variété des points de vue admirables de
poésie, de grandeur et de ms^esté.
(1) Depuis la fondation du monastère de Notre-Dame-du-Parc, par Henry II, duc
de Normandie et roi d^Anglererre, les religieux de cette maison furent appelés les
Bonshommes de Grandmont^ à cause du chef-lieu de Tordre établi à Grandmont, bourg
situé dans le diocèse de Limoges (ancien Limousin).
La véritable dénomination de cette maison religieuse a toujours existé depois, tant
dans les anciennes chartes comme dans la tradition, sous le titre de Prieari et
Grandmont. Dans les paroisses voisines, particulièrement à la Mi-Voie près Rouen,
iexiste encore des ateitx ou échanges avec les particuliers, portant pour suscription :
Priewré de Qrandmont, et c'est par erreur qu'on a désigné depois quelques années cet
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Le visiteur qui vient de contempler, du point où est placée la statue de
Pierre Corneille, l'imposant tableau que présente le port toujours rempli
de vaisseaux arrivant de la mer ou descendant la Seine, et enrichi par
l'aspect des monuments incomparables qui font de Rouen la cité la plus mo-
numentale de laFrance, est tout-à-fait émerveillé lorsqu'il dirige ses regards
vers le Grand-Cours, situé à l'entrée du faubourg de Saint- Sever sur la
rive gauche de la Seine. Sur les premiers plans, ce senties rives du fleuve
bordées d'îles couvertes de la plus belle verdure et sillonnées sans cesse
par de nombreuses embarcations de toutes formes et de toutes dimensions
qui charment agréablement la vue ; au second plan vers l'Est, l'ancienne
église Saint-Paul, un des plus vieux monuments, du pays, et au-dessus, les
roches blanches de la montagne Sainte-Catherine qui se reflètent dans les
eaux limpides ; le val d'Eauplet, avec ses usines et ses jolies maisons d?
campagnes posées, pour ainsi dire, en amphithéâtre jusqu'au pied de la belle
église deBonsecours; et plus loin, au bas de lachaîne de coteaux qui se pro-
longe à l'infini, ce sont les vastes usines de Lescure qui, semblables à un
ancien prieuré sous le nom de Grammont. Cest ainsi qu^à partir de 1792, plasiears
dënominationa historiques des rues et carrefoure de notre vieux Rouen ont été défi-
gurées et altérées par rignorance et le vandalisme des autorités de Tépoque. Vers
1822 à 1823, radministration municipale de Rouen donnait elle-même Texemple de
cette barbare transformation en faisant inscrire à tort sur les poteaux bordant les
voies qui conduisent à ce prieuré devenu le magasin à poudre : Avenue de Grammont
et Rue de Grammont. C'est par cela même que cette erreur s'est reproduite jusqu'à ce
jour.
D'après les documents que j'ai consultés et ayant exploré moi-même en novembre
dernier 1861, les bâtiments claustraux qui restent, ainsi que Téglisequi sert à emma-
gasiner la poudre, tout indique qu'il existe en ces lieux, et sous l'église particulière-
ment, des sépultures qui ont échappé à la dévastation, et probablement qu'on y
trouverait celle de Geffroy, archevêque d'York et fils naturel de Henry II, etc. La
commission des antiquités du département ferait bien, avec l'autorisation de M. le
Sénateur Préfet, d'y faire pratiquer quelques fouilles qui pourraient, selon moi, ame-
ner de. curieuses découvertes pour notre histoire locale.
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volcan mal éteint, lancent dans Tair, jour et nuit, des tourbillons d'épaisse
fumée ; à l'horizon, les falaises si pittoresques de Saint-Adrien-du-Becquet,
se détachant sur les riches et grasses prairies de Saint-Etienne-du-Rouvray,
et sur un plan plus rapproché, le frais village de la Mi-Voie avec sa vieille
église dominée par le beau parc du château de Belbeuf. Ce taibleau est ra-
vissant, et en présence de cette belle et grande nature, Tâme éprouve tout
à la fois une douce mélancolie et un profond sentiment d'admiration. C'est
surtout lorsque le soleil est sur son déclin et vient illuminerde ses derniers
rayons les fabriques et les masses d'arbres d'Eauplet et les riants cottages
de Bonsecours, qu'il semble que l'on a sous les yeux en ce moment quelques-
uns des sites d'Italie si bien reproduits par Claude Lorrain, Guaspre Pous-
sin et Joseph Vernet !
Au milieu de ces riches paysages animés aujourd'hui par les gigantesques
travaux de l'industrie moderne il existait avant la Révolution de 1790 un
établissement religieux fondé et doté par la piété et les libéralités des ducs
de Normandie et des rois de France. Le monastère auquel nous consacrons
ici quelques lignes historiques était le prieuré de Grandmont, situé à peu de
distance du Grand-Cours, dont l'Eglise et les restes des bâtiments claustraux
servent depuis cinquante à soixante ans de magasin à poudre.
Henry II, roi d'Angleterre et duc de Normandie, ayant donné un fonds
dans la forêt de Rouvray, aux religieux de l'ordre de Grandmont, ils com-
mencèrent à s'y établir l'an 1156. Mais étant distraits de leurs fonctions à
cause des chasseurs qui venaient presque tous les jours chez eux, ils lui re-
montrèrent ce désordre, ce qui le détermina à leur donner son parc qui con-
tenait toutes les prairies aux environs de leur maison, et c'est par cett*j
raison que leur église, qui était dédiée à la Sainte -Vierge, était appelée
Dame-du-Parc, et sur la porte du Prieuré était représentée l'image de
Notre-Dame au milieu d'un parc, pour mieux exprimer l'antiquité de cette
maison (1).
(1) Histoire de Aoue/i, troisième ëdition, sixième pai*tie, contenant la suite des
Prieurés et toutes les autres communautës religieuses, etc. Rouen. Louis Du Souil-
let, 1731.
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Ces religieux suivaient le règle de Saint-Etienne -de-Muret, ainsi nommé
à cause du long séjour qu'il fit dans le bourg de Muret dans le diocèse de
Limoges, d'où, successivement après, son corps et ses disciples furent trans-
férés à Grandmont, ville du Haut-Limousin. On les nommait en plusieurs
endroits du royaume les Bonshommes^ parce que leur premier fondatxjur
saint Etienne était appelé de son vivant le Bonhomme, dont le nom est passé
à ses successeurs. Les religieux Minimes établis dans les bois de Yincennos
où ils avaient pris la place des religieux de Grandmont en 1493
étaient, comme ceux de Chaillot, près Paris, appelés également les « Bons-
hommes.»
La fondation de ce monastère a été depuis confirmée par Richard IV, roi
d'Angleterre et duc de Normandie, fils de leur fondateur Henry lî, en 1192;
par Philippe-Auguste en 1212, après la conquête de la Normandie; ensuite
par Philippe VI en 1344, Charles VIII en 1487 et par Louis XIV en 1661.
Les droits et les prérogatives dont jouissait ce prieuré étaient considérables,
ayant haute, moyenne et basse justice à la porte de la ville de Rouen, et la
moitié d'un faubourg qui en dépendait. Ce prieuré possédait dans la ville
l'hôtel de Grandmont, dit Za Vieille Romaine^ situé rue Herbière. De plus il
avait droit de suffrage aux assemblées de THôtel-de-Ville, et il lui était dû
chaque année trente mines de blé à prendre sur les moulins do la ville ; en-
fin, comme le rapporte l'historien Farin, auquel nous empruntons dans son
entier le texte de la donation do Henry II : « ses possessions, sont grandes,
» ses immunités singulières et ses privilèges aussi beaux qu'on puisse
w souhaiter pour honorer une communauté. »
Fondation du p'ieuré de Grandmont'lès-Rouen par lettres patentes de
Henry II ^ roy d'Angleterre^ l'an 1156.
« Henry, par lagrace de Dieu, roy d'Angleterre, duc de Normandie et
» comte d'Anjou, aux archevêques, évéques, abbés, prieurs, comtes, barons,
» justiciers, vicomtes et autres nos officiers et sujets qui verront et orront
» ces présentes, salut. Sachez, qu'ayant, par cy devant fondé le monastère
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» des Bonshommes de Tordre de Grandmont, en notre forêt de Rouvray ei
» donné en pure et perpétuelle aumône pour leur mense et entretien,
» la vicomte de l'eau de notre ville de Rouen avec toutes ses appar-
» tenances, domaines, puissance, et tous autres droits qui nous appartien-
» nent, ou qui peuvent nous appartenir, ils nous ont humblement remontré
» qu'ils étoient incessamment incommodez par nos chasseurs, et qu'ils se-
» roient enfin contraints de quitter le divin service, si nous n'avions la
» bonté d'y donner ordre. Or, nous ayant favorablement accordé leur re-
» quête, nous leur avons donné en échange des choses susdites, tout noire
» parc de Rouen ainsi qu'il s'étend et qu'il est clos depuis le pont de Seine du
» du côté de la ville, jusques à l'autre bout à ligne droite (sans toutefois y
» comprendre le dictpont), avec toutes les dépendances, terres, bois, eaux,
» prairies et autres choses mobiles et immobiles qui se rencontreront en-
» closes dans les fossez dudit parc, qui sont le long de la chaussée et le che-
» min qui mène àSotteville, et qui se terminent par l'autre côté à la rivière
» de Seine, y compris aussi la dicte rivière et l'Isle qui se rencontre enclose
» par la ligne droite à l'aboutissement des dicts fossez, afin que les dicts
» Bonshommes de l'ordre de Grandmont tant présents qu'à venir en jonL?-
» sent comme de leur bien propre ; et, en outre, nous voulons qu'en tous les
a lieux susdicts, ils ayent haute, moyenne et basse justice, pleine puissance
» et jurisdiction comme en étant les principaux seigneurs: ce que nous leur
» avons accordé, tant pour nous que pour nos successeurs. Nous voulons
y> aussi que les dicts Bonshommes ayent un plein droit et usage non sea-
0 lement dans notre forêt de Rouvray mais aussi dans toutes les autres fo-
» rets qui nous appartiennent, pour bâtir, pour se chauffer et pour faire
fi tout ce qui sera nécessaire à la dicte maison et ce, sans demander congé
» à personne. Nous avons aussi donné aux dicts frères 200 livres de
» rentes (parce qu'ils n'en ont pas voulu davantage), à prendre tous les ans
» tant sur la vicomte de Rouen que sur la recette générale de notre
» duché, à sçavoir 100 livres à Pâques et autant à la Saint-Michel, lequel
» payement leur sera fait ausdicts jours sur peine de dix livres d^amcnde
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— 815 —
» que celui qui tiendra ladicte vicomte pour nous ou nos successeurs sera
» contraint de payer en cas de délay . Nous avons aussi donné aux dicte
I) Bonshommes, toutes les abeilles qui se rencontreront dans notre dicts
» forêt de Rouvray, et un homme de la dicte paroisse d'Oissel, qui recueil-
» lera les dites moucheslors qu'il lui en donneront la commission, lequel
» pour récompense, aura le même droit, sur ladite forêt, à la volonté néan-
» moins desdits frères. Nous donnons aussi ausdits religieux, notre
» vacherie qui est proche de Moulineaux, sans nous en rien retenir.
» Nous avons aussi donné ausdits frères deux hommes de la ville
» de Rouen, pour leur rendre service quand il leur plaira, et un homme do
» tous les villages de quatre lieues à la ronde autour dudict prieuré pour
» les servir successivement et Tun après l'autre, qui tous avec leur famille
» seront francs et exempts par toute ma duché, tant par eau que parterre,
» d'impôts, de passages, de péages, de taille, de soldats et d'amendes pour
» les crimes dont la connaissance nous pourrait appartenir, ou à nos succès-
n seurs et lesdicts frères auront droit d'exercer la même justice que noua
» eussions pu faire lorsqu'ils étaient en notre puissance. Nous donnond aussi
» pouvoir ausdits frères d'acquérir tels fonds et héritages qu'ils voudront
» pour s'agrandir, sans qu'ils soient obligez de payer aucun droit d'amor-
» tissement, ni pour le temps présent, ni pour l'avenir. Nous voulons aussi
» que la maison des dicts frères, avec toutes ses appartenances, en
» quelque lieu qu'elles se rencontrent, soit tellement libre et exempte
n de toute justice et domaine, que si quelque coupable y a recours, il
» soit absous de tout crime aussitôt qu'il sera entré dans la clôture
» des fossez, ni plus ni moins que s'il était dans un monastère ou dans
» une église consacrée. Or, nous voulons que les présentes, et toutes et cha-
» cuno les choses y contenues, touchants les privilèges et concessions par
» nous faites aux prieur et Bonshommes sortent leur plein et entier effet,
» et en toute notre duché et terres qui nous appartiennent. Nous comman-
» dons à tous nos sigets de quelle qualité ou condition qu'ils soient, de nous
» obéir inviolablement ; que s'il se rencontre quelque opiniâtre, nous vou-
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— 816 —
» long qu'il soit dépouillé de tout son bien ; que si c'est quelque personne de
» condition, il payera pour amende cent marcs d'argent, sinon, il sera con-
» traint de sortir hors de notre duché, comme ennemi de la république. En
n témoin de quoi nous avons fait sceller les présentes de notre grand sceau
n en la présence de GuiUaume, fils de Radulphe, sénéchal de Normandie,
• Roger de Curtenoi, Hugues de Morvic et Marc de Ose, fait et passé le 3
» juillet, l'an second de notre règne. »
Ce prieuré si considérable a été possédé par des personnages illustres,
savoir : par le cardinal d'Estouteville, l'an 1450 ; par Robert de Groixmare,
archevêque de Rouen, l'an 1482; par le cardinal de Luxemboui^, en 1516;
par messire Arthus de Larrey, évéque d'Angouléme et précepteur du roi
François I*' ; par messire Etienne Bouchier, évéque de Bayonne, qui fit
rétablir le cloître en 1547. Depuis, il a été donné en commandite à messire
Jacques de Bernage, aumônier du roi Henri IV qui ensuite le résigna avec
le bénéfice à messire Louis de Bernage, aumônier du roi Louis Xin et
évéque de Grasse, lequel l'ayant cédé aux pères Jésuites de Rouen, du
consentement du roi, les religieux transigèrent avec ces derniers le 16 juin
1633. A cette époque, les religieux échangèrent de même, avec les Jésuites
du collège de Rouen, plusieurs dépendances de leur prieuré, notamment
une grande étendue de prairies sur le territoire de la paroisse de Saint-
Etienne-du-Rouvray. Cet emplacement, précisément vis-à-vis le village de
la Mi-Voie, avait été jadis la pêcherie des ducs de Normandie et donnée
aux religieux parles mêmes ducs. L'on retrouve encore aujourd'hui dans
une portion de prairie au bord de la Seine et appartenant à la famille Miche]
Rault de la Mi-Voie, des fondations en pierre de taille qui paraissent consi-
dérables et avoir une grande étendue. Ce terrain est encore appelé actuelle-
ment le Co/%e, parce que, jusqu'à la Révolution, il a été la propriété du
collège de Rouen.
La bibliothèque de ce prieuré était considérable et fournie de bons livres
et de manuscrits qui avaient été légués aux religieux à diverses époques par
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les bienfaiteurs du monastère, particulièrement par le cardinal de Bourbon,
archevêque de Rouen, en 1560.
Plusieurs sépultures marquantes étaient conservées dans l'église, la pre-
mière était celle de Geoffroy, archevêque d'York, fils naturel d'Henry II,
roi d'Angleterre, mort en 1212(1). Nous devons à l'obligeance de M. l'abbô
Malais, curé de Saint-Martin-Eglise, près de Dieppe, une note très curieuse
à ce sujet, tirée de l'histoire pittoresque d'Angleterre, a Geoffroy,
un des fils naturels de Henry II, fut d'abord évéquo de Lincoln et chance-
lier du royaume d'Angleterre; il se tint seul auprès du lit de mort du mo-
narque qui le remercia de son zèle, et exprima le désir qu'il devînt promp-
tement évêque de Winchester et archevêque d'York, etc., etc. » — D'autres
sépultures curieuses se voyaient aussi dans l'cglise et le cloître, une surtout
relatait une partie de l'histoire de cette maison religieuse. Nous la transcri-
vons d'après Farin, comme document historique :
« EPITAPHE DE MATHIEU DE VERUC, PRIEUR DE GRANDMONT, EN 1411.
» Cy devant gît vénérable personne
» Sous cette lame, ainsi que Dieu rordonne,
» Frère Mathieu de Vernils dénomme,
» En son vivant sage et bien renommé.
» Il fut prieur de l'hôtel de ciens,
» Comme appai*tient a sages et scient,
» De gouverner le temple déifique,
» Et y tenir régime pacifique :
» Lequel en prit, comme il est mention,
» Neuvième jour de mars possession.
» Heure de tierce, et fut mis en ses mains
» L'an mil trois cens quatre-vingt-cinq au moins
» Lequel prieur, pour le notifier,
» Fit cette église deux fois édifier.
» Laquelle fut, pour la première fois,
» Détruite par les soldats Navarrois.
(I) D. ToussaintrDuplessis. Description de la Uaute-N(n7n€uidie (t. II, p. 60).
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» Et depuis, fut comburé tout ce lieu.
» Et dëinoli par fortune de feu.
» Et endura ce pestiféré assault,
» Ledit prieur, le huitième jour d^aoùt
t Mille quatre et onze, priez Dieu.
» Qu'il ait rame dudit frère Mathieu. »
« L'an 1488, dit encore Farin et ses continuateurs, on trouva, en fossoyant
» près la porte de ce couvent, un coffre de plomb où était un géant qui fut tu
» de plusieurs personnes, mais aussitôt il s'en alla en poudre ; les os de ses
» jambes venaient jusqu'à la hanche d'un homme de notre temps, et il avait
» une épée auprès de lui qui se rompit comme le verre. »
Au mois de novembre dernier, en visitant l'église et les bâtiments qui
subsistent encore, nous n'avons rien pu découvrir des sépultures histori-
ques que nous mentionnons. Cependant, comme le prieuré de Grandmont a
passé lors de la première révolution immédiatement dans les mains de l'ad-
ministration qui en a fait un magasin à poudre, il serait peut-être possible de
retrouver dans les caveaux de l'église quelques-unes de ces sépultures. Ce
qui confirmerait nos suppositions à cet égard, c'est que dans un coin de la
cour actuelle de la poudrière nous avons remarqué une belle dalle de pierre
servant de toit à la loge d'un chien de garde. Cette pierre mesure un mètre
de long sur cinquante centimètres de large, et à l'entour est gravée enferme
de listel l'inscription suivante en caractères gothiques : a Cj devanst gist
» Jehan de Lane, estant en son vivant de céans quitré-
» passa le xix Jour de septembre l'an M. quatre cens quarante. •
Ce monastère, à cause de sa position, fut dévasté maintes et maintes fois
par suite des guerres. Il fut ruiné de fond en comble pendant les troubles de
la Ligue, et réparé par les soins de frère Jean Dubois, prieur claustral en
1652. C'est ce qui explique lepeu qui reste des constructions desxii* etxiu'
siècles que l'on aperçoit encore à l'abside et dans le côté nord de la nef de
l'église, mais l'époque la plus fatale pour cette maison religieuse fut le pil-
lage par les calvinistes en 1562. Ayant été maîtres de Rouen pendant six
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mois, de 1560 à 1562, los images, les croix furent brisées et renversées, les
églises brûlées ; dans leur fureur, ils rompaient les vases sacrés et tuaient
les prêtres et les religieux, et c'est à ce moment qu'ils se ruèrent sur le
prieuré de Grandmont, qu'ils incendièrent ainsi que plusieurs églises do
la campagne, notamment celles de la Mi- Voie, de Saint-Paul, de Sotteville
et de Bonsecours. (Histoire de Rouen^ 5* partie, édition de 1731.)
Ce Prieuré eut également à souffrir plusieurs fois des inondations de la
Seine, et nous voyons que dans les années 14% et 1571, il fut entièrement
submergé. En 1658, par une des plus grandes inondations, les religieux ne
pouvaient sortir qu'en bateau et furent obligés de retirer le Saint-Sacre-
ment du tabernacle, à cause de l'eau qui entra dans l'église et monta jusqu'à
l'autel. Au pied du premier contrefort de la nef de l'église, au nord, les re-
ligieux ont eu soin défaire graver le souvenir do cet événement.
» l'an mil six CENTZ CINQUANTB-HVICT PAR UN DEBORDEMENT INSIGNE,
» LA SEINE, SORTANT DE LON LICT 165S
» PARUT JUSQUE SUR CETTE LIGNE. »
Cette ligne est àun mètre trente centimètres du sol actuel, c'est-à-dire à
dix mètres au-dessus du niveau de la Seine. A vingt centimètres plus
bas que la ligne de 1658, on a tracé aussi celle qui indique la hauteur des
eaux en 1740 ; « 31 décembre 1740. »
André DURAND.
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LITTEHATURE.
SALAMMBO
PAR
M. GUSTAVE FLAUBERT (1).
Voici une œuvre qu'il faut saluer très bas, parce qu'elle se présente
à nous avec la double empreinte d'un grand talent et d'une rare
conscience artistique. A l'heure où j'écris ces lignes, la presse pa-
risienne n'a pas encore prononcé son arrêt. Seuls, je crois, parmi les
dégustateurs influents des nouveautés littéraires, M. Taxile Delord,
dans un assez faible article, et M. Sainte-Beuve, en quelques pages
exquises et délicates comme tout ce que produit ce gracieux et char-
mant esprit, ont devancé les appréciations de leurs confrères. Quand
mon travail paraîtra, tout le ban et l'arrière-ban de la critique aura
parlé. Comment le nouveau livre de notre compatriote sera-t-il défi-
nitivement jugé et commenté? Je l'ignore. Il serait à désirer que
toutes les voix écoutées de l'opinion fussent d'accord pour remercier,
au nom de l'art, le jeune et vaillant auteur de Salammbô.
Cette savante étude, d'un caractère si étrange, d'une originalité si
vive, si inattendue, a passablement déconcerté ses nombreux lec-
(1) Paris, Michel Lévj. — Rouen, chez tous les libraires.
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teurs. C'a été pour les classifîcateurs et les chercheurs de généalogies
littéraires, une grande surprise qu'une pareille publication, entre-
prise avec amour et admirablement exécutée parle moraliste attentif
et le paysagiste puissant de ilf"' Bovary. En France, nous avons la
déplorable manie de Tenrégimentation. Il faut toujours que nous
dressions des colonnes et que nous alignions un nom après un autre.
Nous croyons difficilement à la personnalité. Nous avons inventé les
genres enViiiévdXMve, en peinture, en sculpture; et, pour chaque genre y
désigné un chef de file derrière lequel quelques vieux oracles du pé-
dantisme voudraient que tout le monde emboîtât le pas. Pour ces
gens-là, le caprice, la fantaisie, la variété des aptitudes n'existent
point. Après l'éclatant succès de ilf"' Bovary , des Aristarques à
double vue classèrent bon gré mal gré M. Flaubert dans la descen-
dance directe de Balzac. Voilà maintenant qu'à propos de Salammbô
l'on établit d'ingénieux parallèles avec Atala^ avec les Martyrs. Ces
rapprochements oiseux amusent le public et l'égarent. Les impuis-
sants, qui font les majorités, aiment ces restrictions à l'éloge, ces hy-
pocrites attaques aux jeunes renommées, et vous plairez toujours à la
foule envieuse lorsque vous vous écrierez devant elle : Inventeurs,
vous n'inventez pas, il n'y arien de nouveau sous le soleil.
Je sais cependant aujourd'hui quelque chose de nouveau et de très
nouveau, c'est le roman de M. Gustave Flaubert qui a, n'en doutez
pas, la prétention légitime de ne relever de personne, et s'est permis,
audace grande, d'entrer, sans parrain, dans le monde des lettres.
Mais il paraît qu'Horace est un sage et qu'il a eu raison de dire:
La fortune aime les audacieux j car, présentement, M. Flaubert est
l'enfant gâté de la fortune. Elle l'a comblé de toutes ses faveurs,
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elle l'a, pas à pas, suivi dans raccomplissement d'une périlleuse
aventure.
La guerre des Mercenaires contre Carthage, surlaquelle repose Tin-
térêt de Salammbô, n'a été constatée que très brièvement par Thistoire.
Le récit froid et insuffisant de Polybe est à peu près le seul texte que
nous ait laissé l'antiquité. Ajoutez-y quelques fragments de Tite-Live
et de Strabon, et vous avez la courte liste des minces documents d'où
nos historiens modernes ont tiré, le bonhomme RoUin en tête, la
narration banale, incolore d'un des plus grands faits des annales pu-
niques. Quant à la physionomie extérieure et intérieure de la ville de
Didon ; quant à la vie politique, religieuse, commerciale et adminis-
trative de ce peuple Carthaginois qui fut un des plus terribles ad-
versaires de l'antique Rome, les écrivains anciens, ignorants ou mal
renseignés, sont muets. M. Gustave Flaubert a osé tenter de combler
cette lacune de l'histoire. Il fallait ce fier et mâle esprit à cette rude en-
treprise. Ce sera une des gloires de ce siècle sicalonmié, d'avoir magni-
fiquement agrandi le champ de l'art et de la pensée humaine et jeté
des yeux avides sur tous les horizons inconnus. Nos écrivains n'ont
jamais été plus libres, plus indépendants, plushardis, plus chercheurs.
Leur impatience , leur ardent désir de tout fouiller, de tout com-
prendre, de tout révéler a donné naissance à des œuvres de portée
haute. Ce mouvement se produit simultanément dans Thistoire, la
critique, le théâtre et le roman. Un dédain de plus en plus général
de la convention, une recherche très évidente et une préoccupation
constante de l'art vrai caractérisent exactement les tendances con-
temporaines. De là beaucoup d'efforts laborieux vers la science dont
les hommes d'imagination se sont emparés. On n'a jamais mieux su
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ni su davantage qu'aujourd'hui, en toutes choses. L'alliance de l'éru-
dition et de l'imagination est un fait maintenant consommé. Cette in-
troduction si habilement opérée de l'élément scientifique dans le ro-
man constitue même une des plus curieuses phases de l'originalité
littéraire du temps. Provoquée et accréditée par une certaine secte
de l'école réaliste dont M. Flaubert est le plus remarquable repré-
sentant, elle laissera sa trace lumineuse dans l'histoire des lettres
françaises.
Le livre de Salammbô consacre avec éclat le triomphe des doc-
trines nouvelles. D'ouest sorti ce livre bizarre, étonnant? A quelle
source mystérieuse M. Flaubert a-t-til puisé cette prodigieuse abon-
dance de renseignements sur un monde barbare mort jusque dans sa
langue ? Quel historien, quel poète, quel archéologue, quel conteur
inconnu a dirigé ses investigations? C'est la question que chacun se
pose et que nul ne résout. Et cependant M. Flaubert se prom(>ne à
travers Carthage, à travers ses lois, ses mœurs, sa religion, ses cou-
tumes avec une merveilleuse aisance, une science de détails éblouis-
sante, incroyable, et, comme en se jouant, par je ne sais quel surpre-
nant tour de force, il a tiré de l'ombre des siècles cette civilisation
phénicienne engloutie dans son passé ténébreux, inexploré, jusqu'à
ce jour fermé à l'œil du savant. Comme un contemporain d'Hamil-
car, il connaît Carthage, ses palais, ses temples, ses murailles, ses
rues, ses ports, ses places publiques. Il a appris les noms des mois
de Tannée et ceux des jours de la semaine, il a compté les degrés
des temples d'Eschmoun, de Khamon et de Moloch, il avisité l'Acro-
pole, assisté au conseil des Anciens, vu la place de Khamon, la porte
de Cirta, traversé le marché aux Herbes, les galeries de Kinisdo, le
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Faubourg des Parfumeurs, Malqua, Mégara, Byrsa, lesMappales; le
grand-prêtre de Tauitlui a dit les rites sacrés, la sombre théogonie
punique ; il sait que l'armée carthaginoise se servait de machines
de guerre appelées carrobalistes, onagres, catapultes et scorpions;
que la phalange pouvait se former en carré, en cône, en rhombe, en
trapèze et en pyramide ; que les masseurs de suffèteHannon lui écra-
saient, après le bain, sur les articulations, une pâte composée avec du
froment, du soufre, du vin noir, du lait de chienne, de la myrrhe, du
galbanum et du styrax; que le sulBfète Hamilcar louait centquatre-vingt-
douze maisons dans les Mappales à raison d'un béka par lune; trois
palais autour de Khamon à douze kesitah par mois ; qu'il prêtait à
Tigillas, deuxkikar au denier trois ; à Bar-Malkarth, quinze cents
sicles; à Stratoniclès de Corînthe et à trois marchands d'Alexandrie,
dix mille drachmes athéniennes et douze talents d'or sjrriens ; qu'il
envoyait des flottes à Gadès et à Thymiamata et des caravanes
dans l'extrême Ethiopie, aux pays des Atarantes et du Harousch-
Noir, et qu'il avait, pour gouverner sa maison, des intendants qui
portaient les titres de Chef-des-Navires, Chef-des-Voyages, Chef-
des-Odeurs.
M. Flaubert a procédé par un ensemble de descriptions admira-
blement colorées et d'une magnifique intensité de relief. La première,
celle qui ouvre magistralement le livre : Le Festin des mercenaires, est
assez belle et assez large pour que je ne résiste pas au plaisir d'en
citer un ou deux passages : « C'était à Mégara, faubourg de Car-
thage, dans les jardins d'Hamilcar. Les soldats qu'il avait comman-
dés en Sicile se donnaient un grand festin pour célébrer le jour anni-
versaire de la bataille d'Eryx, et comme le maître était absent et
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qu'ils se trouvaient nombreux, ils mangeaient et buvaient en pleine
liberté
» Il y avait là des hommes de toutes les nations, des Ligures, des
Lusitaniens, des Baléares, des nègres et des fugitifs de Rome. On
entendait, à côté du lourd patois dorien, retentir les syllabes celti-
ques bruissantes comme des chars de bataille, et les terminaisons
ioniennes se heurtaient aux consonnes du désert, âpres comme des
cris de chacal. Le Grec se reconnaissait à sa taille mmce, l'Egyp-
tien à ses épaules remontées, le Cantabre à ses larges mollets. Des
Cariens balançaient orgueilleusement les plumes de leur casque, des
archers de Cappadoce s'étaient peints, avec des jus d'herbes, de larges
fleurs sur le corps, et quelques Lydiens portant des robes de
femmes dînaient en pantoufles et avec des boucles d'oreilles. D'au-
tres, qui s'étaient par pompe barbouillés de vermillon, ressemblaient
à des statues de corail
» On leur servit d'abord des oiseaux à la sauce verte, dans des as-
siettes d'argile rouge rehaussée de dessins noirs, puis toutes les es-
pèces de coquillages que l'on ramasse sur les côtes puniques, des
bouillies de froment, de fève et d'orge, et des escargots au cumin sur
des plats d'ambre jaune.
» Ensuite les tables furent couvertes de viandes : antilopes avec
leurs cornes, paons avec leurs plumes, moutons entiers cuits au vin
doux , gigots de chamelles et de buffles, hérissons au garum, cigales
frites et loirs confits. Dans des gamelles en bois de Tamrapann
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flottaient au milieu du safran de grands morceaux de graisse. Tout
débordait de saumure, de truffes et d'assa-fœtida. Les pyramides de
fruits s'éboulaient sur les gâteaux de miel et Ton n'avait pas oublié
quelques-uns de ces petits chiens à gros ventre et à soies roses que
Ton engraissait avec du marc d'olives, mets carthaginois en abomi-
nation aux autres peuples. La surprise des nourritures nouvelles
excitait la cupidité des estomacs. Les Gaulois aux longs cheveux
retroussés sur le sommet de la tête, s'arrachaient les pastèques et les
limons qu'ils croquaient avec Técorce. Des Nègres n'ayant jamais
vu de langoustes se déchiraient le visage à leurs piquants rouges.
Mais les Grecs rasés, plus blancs que des marbres, jetaient derrière
eux les épluchures de leur assiette, tandis que des pâtres du Brutium.
vêtus de peaux de loups, dévoraient silencieusement, le visage dans
leur portion.
» La nuit tombait. On retira le velarium étalé sur l'avenue de cyprès
et Ton apporta des flambeaux.
») Les lueurs vacillantes du pétrole qui brûlait dans des vases de
porphyre effraya , au haut des cèdres , les singes consacrés à la
lune. Ils poussèrent des cris, ce qui mit les soldats en gaîté.
» Des flammes oblongues tremblaient sur les cuirasses d'airain.
Toutes sortes de scintillements jaillissaient des plats incrustés de
pierres précieuses. Les cratères, à bordure de miroirs convexes,
multipliaient l'image élargie des choses; les soldats se pressant
autour s'y regardaient avec ébahissement et grimaçaient pour se
faire rire. Us se lançaient, par-dessus les tables, les escabeaux
d'ivoire et les spatules d'or. Ils avalaient à pleine gorge tous les vins
grecs qui sont dans des outres, les vins de Campanie enfermés dans
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des amphores, les vins des Cantabres que Ton apporte dans des
tonneaux, et les vins de jujubier, de cinnamome et de lotus. Il y en
avait des flaques par terre où Ton glissait. La fumée des viandes
montait dans les feuillages avec la vapeur des haleines. On enten-
dait à la fois le claquement des mâchoires, le bruit des paroles, des
chansons, des coupes, le fracas des vases campaniens qui s'ëcrou-
laient en mille morceaux, ou le son limpide d'un grand plat d'argent.»
A travers cette galerie de tableaux si montés de ton , si débor-
dants de sève, de mouvement et d'éclat , au milieu des développe-
ments archéologiques, historiques, religieux, militaires, qui sont tout
l'ouvrage , l'écrivain a jeté , avec un tact parfait et une habileté de
premier ordre, une intrigue romanesque d'une simplicité tout-à-fait
dans le goût antique, la rivalité de deux barbares, le lybien Mâtho,
généralissime des Mercenaires, et un roi de Numidie, Narr'Havas,
épris d'un même amour pour la fille d'Hamilcar, Salammbô, vierge
mystérieuse , éthérée, à demi symbolique, ensevelie dans les rites
étranges du culte de Tanit. « Personne ne la connaissait. On savait
seulement qu'elle vivait retirée dans des pratiques pieuses. Des
soldats l'avaient aperçue la nuit, sur le haut de son palais, à genoux
devant les étoiles, entre les tourbillons des cassolettes allumées.
C'était la lune qui l'avait rendue si pâle, et quelque chose des dieux
l'enveloppait comme une vapeur subtile. Cet élément romanesque,
si peu important qu'il soit dans l'ordonnance générale de la com-
position , a pourtant inspiré à M. Gustave Flaubert quelques scènes
d'un rendu saisissant , notamment le chapitre de la Tentey que tous
les journaux ont reproduit.
Mais, comme je l'ai déjà dit, le livre n'est pas là. Il est dans la
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peinture minutieuse , énergique, violente, mouvementée de la san-
glante et terrible lutte de Carthage aux prises avec les hordes dé-
chaînées des Barbares vomis de tous les coins de TAfrique ; il est
surtout dans la résurrection gigantesque , étrange et merveilleuse
d*une civilisation absolument ignorée. On ne pouvait surmonter
plus d'obstacles, faire œuvre plus artistique avec plus d^érudition ,
de sagacité, de conscience et de talent. Je ne crains pas d'affirmer
que M. Flaubert a travaillé en maître et déployé , àtous les points
de vue de la critique, des qualités éminentes où s'affîrme un tem-
pérament d'écrivain des plus rares, des plus solides et des mieux
assurés contre les retours de la vogue. Il a élevé son sujet barbare
à de grandes hauteurs et l'a traité dans un sentiment surprenant et
une intelligence exquise des hommes, des choses et des temps. Par
la puissance de l'accent , par la grandeur sauvage de la mise en
scène , par l'ampleur de la description , la touche sobre et mâle du
style , la rude complexion des personnages ; Spendius , Màtho ,
Hamilcar, Hannon , colossales figures traversant ces pages et les
éclairant d'une lueur sinistre; le roman , à de certains endroits, se
transfigure , il devient épopée, et nous donne comme un ressouvenir
de la manière homérique. M. Flaubert a eu de ces bonnes fortunes.
Je suis heureux de n'être pas seul à le constater.
Arrivons maintenant à l'éloge de la forme et disons que le travail
de la langue est immense dans Salammbô. Il y a là une science du
vocabulaire , un remuement de mots d'un dilettantisme littéraire ,
que les délicats apprécieront et admireront à côté de cette exécution
précise, nette et ferme de la phrase et de ce beau style plastique si
admirablement descriptif.
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— 829 —
Armé comme il Test , écrivain sûr de lui-même , assoupli à toutes
les difficultés , en garde contre toutes les surprises de plume ,
M. Flaubert a, dès à présent, conquis l'avenir. Quelque magni-
fiques qu'aient été les résultats de cette excursion savante d'un
artiste ironique et fier, dédaigneux des succès faciles, au sein des
ténèbres d'un monde ancien; quoiqu'il soit sorti de là une œuvre
forte, étudiée, élaborée avec un art exquis, dans la méditation d'un
travail de six années, je souhaite que M. Flaubert revienne mainte-
nant à la vie moderne. Il se doit à la lutte contemporaine. Il est trop
fort pour ne point rentrer dans la mêlée. Que ce psychologiste
vigoureux, que cet analyste opulent reprenne le cours de ces belles
études de la passion où il excelle et qui ont refait au roman, depuis
dix ans, une originalité si vivace. Il ne peut faillir à la tâche, il a,
dans le passé et dans le présent, deux gages certains d'une réussite
éclatante, destinée à consacrer définitivement la célébrité de son
nom ; deux livres écrits avec toutes sortes de qualités, particulière-
ment distinguées, et ce qu'on pourrait appeler l'aristocratie du talent.
Fernand LAMY.
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LITTÉRATURE.
O O OO 0
ik mm m ummi
Salie (2).
(1)
IX.
LECABARETDELA CHAUVE-SOURIS (Soite).
— Si tous les moines , carmes , capucins et autres trembleurs qui
se cachent au fond de leurs cloîtres me ressemblaient, murmura le
prêtre, nous en aurions bientôt fini avec la race maudite des luthé-
riens.
— Je crois, en effet, que si l'armée huguenote avait affaire seu-
à six mille hommes de votre trempe , elle rentrerait bientôt en enfer
d'où elle est sortie.
— Et vous pouvez y compter !
— Ah ! voici le vin et les côtelettes demandés , s'écria le hallebar-
dier envoyant la vieille hôtesse chargée d'un énorme broc et d'un
plat de terre brune.... Grygiffe, je veux savoir de suite si celui-là
est vraiment ton meilleur.
— Oh ! goûtez , beau soldat , goûtez !
<1) La reproduction est interdite sans rautorisation de Tauteur.
• (2) Voir le numéro de Septembre, p. 586.
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— 831 —
Claude emplit son verre à moitié, le porta à ses lèvres, et
après ravoir dégusté , fit à la Grygîffe un signe approbateur.
— Il n'est pas trop mauvais.... cela peut se boire.... maintenant,
laisse-nous, et va soigner notre poisson.
Le soldat ligueur emplit le verre de l'homme au manteau , et
saisissant le sien :
— Buvons, dit-il , à la santé de Monseigneur le Prince de Mayenne
chef actuel de la Ligue.
— Buvons à son avènement au trône de France que le Dieu des
armées lui destine !
Ce toast, qui fut entendu par quatre hommes en guenilles
accoudés à une table à l'autre extrémité du bouge, dans une position
à ne pas laisser voir leurs figures, provoqua de la part de ceux-ci
un mouvement de surprise, cependant ils ne se retournèrent pas du
côté des deux mangeurs.
— Ah ça ! fit Claude en mettant une côtelette sur l'assiette de
son commensal , contez-moi donc par quel hazard vous vous êtes
trouvé, vous, curé de Saint Patrice , armé tout-à-coup d'une halle-
barde , et incorporé dans notre compagnie au moment de la sortie
par la porte Cauchoise ?
— Je le veux bien , mais d'abord il faut que vous sachiez qu'avant
d'endosser la soutane, j'avais servi la France comme soldat.
— Bravo !... je m'en étais un peu douté.
— Vrai?
— Oh! oui, on ne manie pas notre arme comme vous le faites,
sans avoir des notions. ...
N'est-ce pas?... Tel que vous me voyez, j'assistais, la hallebarde
au poing, sous les ordres du duc de Joyeuse , à TafFaire. de Coulras,
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— 832 —
où nous n'avons pas eu de chance, mais je fus un de ceux qui enfon-
cèrent le premier bataillon des huguenots qu'on nous avait opposé
comme une digue insurmontable.
— Vous avez dû être beau ce jour-là!... buvez donc, monsieur
l'abbé , . . . à votre santé.
— A la votre, maître Claude.... J'étais jeune alors, oh !... mais
j'oublie que ce n'est pas mon passé que vous voulez connaître... Je
vous dirai donc que je suis le confesseur d'un vieux et digne soldat,
un ancien héros de nos armées, qui demeure à cette heure dans la
ville de Rouen.
— Ah!
^- Pour sa part, Messire d'Oyssard , qui est octogénaire, ou peu
s'en faut , a fait une rude guerre aux calvinistes lors du siège de
notre ville en 1562.
— J'ai entendu parler de ce brave; mais, sans vous interrompre ,
vous savez que son fils, Georges d'Oyssard , que M. de Villars avait
mis à la tête de la cavalerie volontaire , a été pris par l'ennemi lors
de notre première sortie ?
— Je le sais, il est en ce moment retenu prisonnier au camp de
Damétal, c'est ce que m'a conté hier matin son père , les larmes aux
yeux, et en maugréant contre Henri de Navarre.
— Ah ! le vieux d'Oyssard est des nôtres ?
— Si bien des nôtres, qu'il voulait, lui, ancien chef de cohorte ,
partir avec sa hallebarde , et entrer comme simple soldat dans vos
rangs!
— Bravo !... à sa santé !
— A la santé de M. d'Oyssard, le plus vaillant rejeton de nos
antiques chevaliers. Or, comme je voyais hier le bonhomme tout-à-
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fait disposé à aller guerroyer, il m'est venu à l'idée de lui proposer do
faire servir moi-même son arme.
— Histoire de vous retremper, heim?... Parfait !
— J'endossai le justaucorps du gentilhomme que voici sous ce
manteau, et sans être reconnu par aucun de vos chefs, j'ai passé
dans vos rangs.
Tandis que le prêtre parlait , l'un des individus de l'autre table
s'était levé , et , après avoir marché à reculons jusqu'auprès de lui ,
il se retourna brusquement de son côté , et le soldat et l'abbé se trou-
vèrent en présence d'un homme dont le visage était couvert d'un
masque.
— Eh ! eh ! manant , cria Claude avec un mouvement superbe, et
en dégainant un poignard suspendu à sa ceinture , nous ne sommes
pas encore au carnaval, les gens qui se déguisent à cette heure, mon
mignon, ne sont autres que des espions , et les espions, tu sais com-
ment on les traite?
En s'exprimant ainsi, Claude Simon avait déjà fait un mouvement
pour punir le mendiant indiscret, mais, celui-ci tirant de dessous sa
souquenille un grand diable de pistolet, et le braquant sur la gorge
de son agresseur :
— Tout doux, ligueur acharné, fit-il, je ne suis ni ce que tu
penses ni ce que je parais être : ces messieurs, qui m'accompagnent,
portent à la vérité comme moi des haillons en ce moment , mais ces
tristes nippes sont loin d'être leurs vêtements habituels. Quant aux
aumônes que tu nous supposes faire métier de demander , apprends
que chacun de nous quatre est assez riche pour t'en faire. Ainsi, ren-
gaine ton poignard , ou à l'instant la balle de ce pistolet va te faire
sauter la cervelle , dans laquelle je suis à peu près sûr qu'il n'y a pas
grand chose.
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— 834 —
L'argument était sans réplique, le poignard étant impuissant
contre la balle , Simon rengaina et se rassit.
— Quant à toi , monsieur Martin Hébert , curé de Saint-Patrice,
qui prêches l'abstinence dans ton église , et qui viens , aujourd'hui
vendredi, manger des côtelettes de mouton au Cabaret de la Chauve-
Souris y tu as fait et tu continues de faire un très vilain métier.
— Qu*est-ce à dire , riposte l'abbé d'un ton fébrile ?
— On connaît tes aventures galantes et même tes bâtards , tes
exploits sont audacieux, mais s'ils te donnent une certaine gloire aux
yeux de quelques niais pareils à celui qui t'accompagne , je doute
qu'ils te méritent le ciel.
La figure du hallebardier se crispa, sa main droite saisit de nou-
veau la garde de son poignard, mais le canon du pistolet de l'homme
mystérieux reprenant sa position horizontale, ordonna au soldat
ligueur de revenir à une attitude moins hostile.
— Seriez-vous donc des assassins, demanda le prêtre en se rai-
dissant d'un air légèrement fanfaron?
— Des assassins , nous î vous vous moquez , mon brave abbé ;
c'est vraiment bien à vous de parler ainsi, quand, hier, à l'issue de
vos offices, vous avez occis sept hommes avec la pointe d'une
hallebarde.
— Ces hommes étaient des hérétiques , ils faisaient partie des
rebelles qui portent dans notre pays l'étendard de la révolte, bom-
bardent la cité rouennaise , et veulent la mettre à feu et à sang pour
le triomphe de la cause d'un prince qui doit être damné.
Les trois autres prétendus mendiants, également armés, s'étaient
rapprochés aussi de la table des ligueurs. L'un deux, relevant lader-
nière phrase de Martin Hébert :
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— a35 --
— Il n'y a de damne ici, dit-il, que le prêtre dépravé qui ose
donner aux ouailles de sa paroisse l'exemple des massacres de la
guerre civile et les exciter au meurtre. La cause du roi de Navarre
que nous servons, nous autres, est sainte et légitime.
— Dans quelques jours , Henri de Bourbon montera sur son
trône, ajouta le troisième, et j'espère que nous aurons la satisfaction
de te voir pendu en expiation de tes crimes, à la place même où, hier,
vous avez fait périr notre jeune et courageux ami La Frappe.
— Cela est probable, objecta à son tour le quatrième des hommes
masqués, en s'adressant à ses compagnons, mais comme on ne peut
pas garantir la venue des événements, je crois, messeigneurs, qu'il
n'y aurait pas de mal à purger dès aujourd'hui le pays de ces deux
bandits.
Et il mettait en joue le curé de Saint-Patrice, lorsque la vieille
GrygifFe, rentrant dans son cabaret chargée de la friture demandée
et voyant poindre dans son chenil, déjà tant de fois compromis, une
nouvelle catastrophe pour la politique, laissa tomber ses goujons et
se mita crier : Au secours l en poussant des hurlements féroces qui
furent entendus des passants.
Bientôt une foule de manants de tous les échantillons envahit la
noire taverne. Les uns s'étaient munis de bâtons, d'autres avaient
ramassé de grosses pierres. Les hommes masqués qui comprirent le
danger de leur situation, se présentèrent hardiment à la cohue, et
tandis que la Grygiffe les signalait comme des assassins et surtout
des voleurs qui se sauvaient sans payer la dépense de leur écot, ils
parvinrent à se frayer un passage, grâce à la menace de leurs
armes.
Une fois dans la rue, ils se mirent à courir à toutes jambes, mais
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la foule les pourchassait à coups de pierres, et ils allaient être ar-
arrêtës lorsqu'une circonstance imprévue vint les soustraire un mo-
moment à la poursuite du peuple ameuté.
La nuit était venue.
Une longue procession aux flambeaux qui avait parcouru tous les
quartiers de Rouen, descendait précisément la rue Martain-
ville.
Ce cortège, non moins interminable que lugubre, se compossût du
clergé des églises de Notre-Dame-de-la-Ronde, de Saint-Cande-le-
Jeune,de Saint-Pierre-rHonoré,de Saint-Vigor, de Saint-André-la-
Ville, de Saint-Pierre-du-Châtel, de Saint-Sauveur, de SaintrMa-
clou, de Saint-Martin-du-Pont, et il était grossi encore par une dé-
putation de tous les divers ordres religieux des deux sexes, dont,
à cette époque, la cité normande était peuplée. C'étaient les Carmes
chaussés et déchaussés, les Moines, les Bénédictins de Saint-Ouen,
les Cordeliers, les Feuillants de Cauchoise, les Capucins de Saint-
Hilaire, les Carmélites de Beauvoisine, les Filles de Sainte-Claire,
les Bernardines, les Religieuses de Saint-Joseph, et encore bien
d'autres qui, croix et bannière en tête, cheminaient ainsi, une torche
à la main, et appelaient de leurs chants rauques et monotones la
protection du Ciel sur les armes de la Sainte Ligue.
L'aspect qu'offrait cette bizarre manifestation était vraiment un
tableau des plus étranges.
En défilant le long de ses vieilles maisons que la rougcâtre clarté
des torches résineuses éclairait jusqu'à la pointe de leurs pignons, et
montrait leurs croisées en guillotine garnies de têtes de curieux qui
semblaient grimacer, tous ces hommes en robes noires ou brunes, la
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— 837 —
plupart encapuchonnés, et dont on ne voyait de la tête qu'une lon-
gue barbe grisonnante, formaient un ensemble presque effrayant.
Tout cela s'avançait enveloppé, serré, au milieu d'une popu-
lation grouillante de bourgeois et de vilains qui répétaient les ver-
sets de psaumes entonnés par deux ou trois cents voix fort peu mé-
lodieuses de Carmes et de moinillons.
Cette procession de nuit avait pour escorte plusieurs détachements
de soldats de la garnison chargés de maintenir la foule et de veiller à
ce que cette promenade politique, ordonnée parles chefs de la Ligue,
et à laquelle la foi religieuse était, bien entendu, complètement
étrangère, ne fût pas troublée par quelque audacieuse et coupable
manœuvre du parti opposant.
Quand la châsse de Saint-Paul , portée sous un dais , parut à l'en-
coignure des rues du Ruissel et de la Chèvre , sur le pont qu'on a
depuis appelé le Pontceau ou Ponchel, toute l'assistance s'inclina et
s'agenouilla au milieu de la rue devant la vénérable relique , pour
recevoir la bénédiction de l'abbé de Saint-Ouen.
Il se fit alors un profond silence.
Le moine prononça de sa voix usée et nasillarde le Benedicat vos^
mais au moment où le saint homme, qui venait de bénir la foule des
fidèles catholiques se remettait en marche avec la châsse au milieu
de ces mille torches mobiles qui jetaient partout de lugubres lueurs
d'incendie, une sorte de brouhaha vint troubler ce recueillement
général.
— Ce sont des Parpaillots maudits, criaient les femmes , il sont de
la bande de La Frappe , Noël ! Noël , nous irons encore au Marché-
aux-Veaux voir pendre ceux-là !
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On aperçut alors se débattnat au milieu d'un peloton d'archers, qui
les avait saisis, quatre individus d'une allure suspecte.
C'étaient nos hommes masqués du Cabaret de la Chauve-Satirà.
Dans la crainte d'être reconnus sous leur hideuse défroque , ils
avaient eu l'imprudence de conserver leurs masques , et on les avait
arrêtés, alors qu'ils cherchaient à se cacher sous une allée obscure
des environs de la rue de la Vigne.
Aussitôt, ils furent désarmés, et, comme en laissant voir leurs
pourpoints de velours sous leurs haillons , ils se donnèrent pour des
gens de qualité, on les conduisit, sans les démasquer, à l'arche-
vêché, pour comparaître devant M. de Villars.
Le peuple, non moins curieux en ce temps-là qu'à présent , aban-
donna bien vite la procession et les capucins , pour suivre la capture
des soldats. Ce ne fut certes pas sans peine , qu'au milieu de cette
agglomération d'oisifs , les archers purent traverser avec leurs pri-
sonniers les ruelles obscures par lesquelles on accédait , à cette
époque , de la rue Martain ville au palais archiépiscopal.
Parmi ceux qui suivaient cette procession d'un nouveau genre, on
vit apparaître, la figure très enluminée, le hallebardier Claude Simon
et Martin Hébert, lesquels, après avoir dit quelques paroles à l'oreille
du chef de l'escorte , entrèrent aussi dans la demeure des prélats
normands, au grand ébahissement de la foule qui se demandait ce
qu'allait faire là le curé de Saint-Patrice , et qui stationna dans la
rue des Bonnetiers jusqu'à ce qu'une escouade de gens de guerre
vînt dissiper le rassemblement.
Alexandre FROMENTIN.
(La suite à une prochaine livraison.)
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POÉSIE.
LE JOUR DE L'AN.
FRAGUIT DUHE E8QUI8SK SATIRIQUE.
I.
A voir de haut en bas la cité frémissante,
Qui s'habille en gala, s'agite triomphante ,
On croirait que Tannée, une espérance au front,
Se rendant à nos vœux avant l'aube naissante.
Ne nous ouvre ses bras comme une jeune amante,
Que pour nous dépouiller d'un reste de raison.
A voir en un clin d'œil partout sortir de terre.
Ce monde fourmillant, brossé, ciré, ganté.
Interminable armée, engeance moutonnière,
Procession marchant sans croix et sans bannière ,
On croirait que personne au gîte n'est resté,
Que chacun ce matin pris d'un accès de fièvre,
S'est levé pour courir après un autre lièvre ;
Que le parterre est veuf du moindre visité,
Que chaque visiteur ne poursuit que son ombre,
Que l'amour d'être en scène a séduit le grand nombre,
Que tous à l'ennemi sans doute ont déserté,
Si ce n'est moi qui, seul, censeur atrabilaire,
A leur approche crie : Esclavage et misère !
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840 —
IL
C'est à qui montrera dans cet assaut courtois,
Inauguration des délices du mois,
Son jarret vigoureux et sa plaisante mine ;
A qui composera la plus fraîche tartine,
Avec force débris des discours d'autrefois ;
A qui sera plus souple à courber son échine.
Contraste éblouissant devant qui je m'incline !
C'est pour laver l'affront de tant d'humilité,
Que leur visage affiche un masque de fierté.
C'est qu'ils sont déjà pleins de leur haute importance,
Ces charmants nouveaux-nés du premier jour de l'an,
Dont l'orgueil (dernier point commun de ressemblance)
Accepte la louange au poids du bon argent.
Il en est qui toujours montés sur des échasses,
Espèrent fasciner et subjuguer les masses
Par leur port imposant et leur fausse grandeur.
Il en est dont l'emploi dépasse la stature.
Qui comptent le remplir, s'enflant outre mesure ;
Il en est qui vont là comme au poste d'honneur.
Où ne sauraient manquer tous les valets de cœur ;
Il en est, quoiqu'ils soient égaux par la naissance.
Qui veulent l'un sur l'autre avoir la préséance ;
11 en est, dont le monde ébahi fait grand cas.
Qui ne montrent jamais que l'esprit qu'ils n'ont pas ;
11 en est.... recouverts de quelque vieille armure,
Qui plongés tout entiers dans leur profond savoir,
Mieux qu'un chanoine heureux en pleine sinécure,
Si la Seine était proche et la route moins sûre,
Fourraient tomber dans l'eau, sans s'en apercevoir.
11 en est... peu jaloux d'un fidèle miroir.
Adonis satisfaits devant leur propre image.
Qui vantent dans autrui les traits de leur visage,
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Et se cassent le nez à grands coups d'encensoir.
Chacun met bien ou mal sa robe d'innocence,
Chacun sur son air porte un cachet différent,
L'artiste doit savoir, en marquant la nuance,
Les faire ressortir dans un cadre éclatant.
En vain ma plume trace une rouge estampille
Sur tous ces sots enfants d'une sotte famille ;
Il faudrait un Boileau pour les pétrifier,
Moi, je ne puis songer qu'à les colorier.
N'osent-ils pas se dire oiseaux de bon augure,
Ces donneurs annuels d'eau bénite de cour ?
Visiteurs dont je suis l'innocente pâture.
Soldats endimanchés, recrutés sans tambour,
Dont le plus fou jadis mit en train l'avant-garde.
Comme le bon exemple a ses imitateurs !
Comme la mode absurde a ses adorateurs !
De tous côtés on vient... ami lecteur, regarde.
III.
En ce moment sur nous s'abat le tourbillon.
Le pavé retentit au seuil de ma maison.
Et ma vitre en frémit. . . c'est l'immense cohue
De tous ces beaux messieurs qui passe par la rue.
Seigneurs de fraîche date, en costume bourgeois,
Dont l'Elbeuf est encor vierge de toute croix ;
Conservateurs jurés de la froide étiquette.
Qui la carte à la main, attaquent ma sonnette.
Et furetant partout, pataugeant à la fois,
Me produisent l'eifet d'une meute aux abois.
Qui retrouvant joyeuse une piste perdue.
Relance le gibier à grand renfort de voix.
Franchit fossés, ruisseaux, haletante, éperdue.
Et vainement s'attarde en courant dans les bois.
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Spectacle étourdissant à Toreille, à la vue,
Que cet essaim cruel des modestes piétons.
Qui fouille en ses zigzags tous les coins de la ville !
Troupe ailée et semblable à de noirs papillons,
Qui, dévorant l'asphalte, incessamment sautille ;
Errante multitude, effrénée en ses bonds !
Flot qui s'en va, revient, ne néglige personne,
En traînant à sa suite un écho qui bourdonne ;
Foule qui se replie ou s'allonge en serpent,
Frappant de porte en porte avec acharnement.
Et qui pour exercer son prestige éphémère,
Irait nous visiter jusqu'au bout de la terre ;
Automates vivants, munis d'un passe-port.
Dont la nouvelle année a pressé le ressort ;
Intrépides marcheurs, paradant à la file.
Qui s'inquiètent peu d'une course inutile,
Estiment qu'en ce jour tout aux fous est permis,
Nous traitent sans façon comme un peuple conquis.
Et dans une tenue élégante et sévère,
Pour m'honorer, dit-on, assiégeant mon logis,
A grands coups de marteau réveillent ma colère,
Et mettent sur les dents ma vieille ménagère.
IV.
J'ai vu même parfois mon cerbère en défaut.
Laisser un assaillant pénétrer dans la place,
Et j'étais tout surpris de me voir face à face,
Avec quelque inconnu qui s'exclamant bien haut.
Me disait chapeau bas, dans sa prose vulgaire :
« Monsieur, je suis un tel, natif du Finistère,
» J'ai pris pour ma fortune un excellent chemin,
» Je viens, pour vous servir, d'être promu notaire,
» Et ne saurais longtemps rester célibataire.
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— 843 —
» Je suis sans trop d'orgueil, un peu votre voisin,
» Tenez... Ton voit d'ici sur ma porte cochère,
» Deux brillants panonceaux signaler mes pouvoirs.
» Avant tout, je voulais vous rendre mes devoirs,
)) Agréez en ce jour mon humble révérence. »
Puis, après une pause, où l'assommant bavard
S'excuse bien à tort de hâter son départ,
Et pense mettre à bout toute ma patience,
») Monsieur, ajoute-t-il, sans perdre contenance,
» Avec peine on vous quitte , alors qu'on vous connait ;
» Je suis vraiment heureux , grâce à mon insistance ,
» De vous voir sain de corps et l'esprit satisfait ;
» L'honneur que je reçois n'est pas sans un regret,
» Permettez que j'emporte avec moi l'espérance
» De faire une autre fois plus ample connaissance. «
Devant un tel aplomb , je suis un écolier,
Et n'apprendrai jamais ce courageux métier.
Oh ! contradiction ! sans nulle procédure ,
Je chasse un pauvre fou de mon appartement ,
Le monde dit justice , et quand par aventure ,
Un intrus bien vêtu s'y glisse... un intrigant...
Le bon ton me prescrit de n'en pas faire autant ;
Il me faudra subir une longue torture ,
Et garder tout ce temps une honnête figure.
V.
Je reprends le récit où je l'avais laissé :
Après ce bel exorde où je suis encensé ,
Mon homme avise un siège et sans gêne s'y place ,
Espérant qu'un éloge aura fondu la glace ;
Toujours embarrassant, jamais embarrassé ,
Il s'y prélasse à l'aise, il m'agace, il m'ennuie...
Tout enm'entretenant du beau temps, de la pluie ,
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Il donne des regrets à défunt l'an passé ;
A l'entendre , janvier n'est qu'un long jour de fête ;
Il m'apprend qu'au collège il était sans rivaux.
Et qu'il n'a point, fi donc ! enjambé les ruisseaux.
Il s'érige en génie ou se pose en prophète ,
Avant le baromètre , il prédit la tempête ,
Et ne s'aperçoit pas, monté sur ses tréteaux,
Que c'est jeter son plomb et sa poudre aux moineaux.'
On dirait que le fat est sûr de ma conquête ,
Qu'en venant il avait son projet dans la tête ,
Que pour lui je ne suis qu'un docile instrumei^t ,
Que, victime aujourd'hui de son empiétement,
Je ne saurais manquer demain d'être sa proie ,
Qu'il a juré , bon Dieu ! de corrompre ma joie ,
Qu'en ma personne il voit l'étoffe d'un client,
Et qu'il flaire déjà contrat ou testament.
Aussi , quoiqu'en la forme il soit irréprochable ,
Je trouve son discours un morceau détestable ;
Je démêle trop bien sous ses airs patelins ,
L'homme qui veut cacher d'équivoques desseins;
S;i visite me pèse ainsi qu'un mauvais rêve.
Et je crains d'éclater, avant qu'elle s'achève,
Froidement je l'écoute et je me rends muet.
En vain j'attends toujours qii'à la fin il se lève ,
Opposant mon silence à son zèle indiscret ;
Ce monsieur me réserve un supplice complet.
Je voudrais pourtant bien, surmontant ma détresse ,
Maintenir jusqu'au bout ma simple politesse.
Sauf à mordre ma lèvre et froncer le sourcil;
Je voudrais cette fois (d'un an je suis plus sage),
Ne pas laisser tomber de ma bouche... un fromage ,
Ni, corbeau mal appris envers renard subtil,
Contre mon gré lâcher un gros mot incivil.
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Pourrai-je y paiTenir, même en lui laissant croire
Qu'il m'a pris à la glu de tous ces faux semblants?
Ce n'est point une fable ici. . . C'est une histoire
Où chacun plus ou moins figure tous les ans.
VI.
Ayant l'air d'écouter son fâcheux bavardage ,
En secret j'étudie à fond mon personnage ;
Je me lève trois fois. . . exprès pour l'avertir,
Sans qu'il semble songer qu'il est temps de partir.
J'admire avec effroi sa verve intarissable ,
Je base mon salut sur son éternûment ,
J'attends depuis une heure un prochain dénoûment,
Et ma gêne à la fin devient intolérable.
Dans cette impasse affreuse où j'étouffe à mourir-,
Avec son plat orgueil j'ai hâte d'en finir,
Puisque de ses projets il ne veut rien rabattre ;
Et voilà mon esprit qui court, se met eu quatre ,
. Pour me trouver l'appui d'un prétexte mondain ,
Qui force l'ennuyeux à quitter la partie ,
Epargnant au hasard le soin de sa sortie.
Hélas ! mon pauvre esprit y perd tout son latin...
Mais, voici que d'en bas éclate une espérance...
Je suis sauvé ! J'entends... Oh ! quelle heureuse chance !
J'entends quelqu'un qui monte, en courant, l'escalier,
Et dont bientôt la voix, expliquant sa présence ,
M'arrive comme un son d'où sort ma délivrance.
J'ouvre... C'est Figaro, mon précieux barbier.
Qui, pour mieux célébrer plus d'une bienvenue,
Sans doute ce matin attardé dans la rue ,
S'empresse de m'offrir les doux soins de son art.
Non , tu n'es pas, ami , conduit par le hasard ,
C'est l'effet à coup sûr d'une seconde vue.
Oh ! non, tu ne pouvais venir plus à propos.
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Pour m'arrcher vivant à ce flot d'éloquence ,
Et rendre à cette année un instant de repos.
Triomphe, Figaro, ton succès est immense,
Un dieu t'aura versé le don de prescience ;
Bravo , joyeux mortel, tu fais la barbe à tous ,
Ta venue à cette heure est un coup de fortune ,
Qui vient déconcerter son audace importune ;
Tu fais, à ton insu, d'une pierre deux coups.
Un tel service aura sa digne récompense ,
Et vraiment , je te dois double reconnaissance.
A ces mots prononcés d'un certain air narquois :
« Il est, je crois, grand temps. Monsieur, que je vous rase. »
Mon causeur interdit, laissant tomber sa phrase ,
Interrompt l'entretien pour la première fois.
Il maudit le secours imprévu qui m'arrive ,
Et son esprit s'en va flottant à la dérive ;
Sous la tuile qui tombe. . . il se sent écrasé ,
Tout son échafaudage est sur lui renversé.
Il a l'oreille basse et la face abattue ,
On dirait qu'il n'est plus qu'une froide statue.
Puis, lorsqu'il voit enfin s'installer mon sauveur.
Le dépit fait monter à son front la rougeur;
Il se lève soudain, prend son chapeau, salue,
S'esquive sans songer à m'oflTrir un bonsoir,
Et je n'ai pas le temps de lui dire : Au revoir !
Qu'il est déjà bien loin. . . et trotte dans la rue.
Non , non , jamais plaideur en perte d'un procès ,
Larron surpris nanti du fruit de ses méfaits ;
Grand homme ballotté dans sa candidature ,
Auteur sifflé , berné sur sa littérature ;
Jamais ambitieux descendu du pouvoir,
Héritier qui se voit frustré dans son espoir.
N'ont allongé, d'honneur ! plus piteuse figure ,
Qu'un tel sot, empêtré dans cette conjoncture.
Ernest SIMONIN.
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BIBLIOGRAPHIE.
CHANTS DE L'INDUSTRIE, par C. Michu.— Un vol. in-12, de
246 pages, chez Dentu. Paris, 1862.
Voici la lettre qui nous est adressée par notre collaborateur M. De Lérue,
sur le volume de vers de M. Claude Michu : on ne pouvait mieux dire en
moins de mots.
G. G.
« A Monsieur le Directeur de la Revue de la Normandie.
ï) Monsieur,
» Vous me faites l'honneur de me demander une appréciation sur le volume
de poésies que M. C. Michu vient de publier chez Dentu : les Chants de Vin-
dustrie,
» Je trouve d'abord ce titre assez heureux, avec une pointe d'originalité
résultant deTalliance imprévue de l'Industrie et des Vers ;— des vers, organe
ordinairement exclusif de la pensée spiritualiste ; de l'Industrie, noble fille
des arts, sans doute, mais qui ne passe pas pour une inspiratrice poétique,
et qui n'hésiterait pas à atteler Pegasus à un camion, si l'ardente monture
do Pindaro n'avait pas d'ailes.
» Que, du titre, nous passions à 1 œuvre, me voilàtoutembarrassé; nonque
ma tendance se refuse à l'éloge, ou que mon devoir hésite à la critique :
mais vous ne m'accordez qu'une page, et c'est bien peu pour faire, en pareil
cas, une juste part à l'un et à l'autre.
» M. C. Michu est un esprit resté jeune malgré les envahissements
de l'Industrie qu'il chante, et cet esprit est servi par une plume alerte et un
sentiment passionné des choses dont l'image rapide — trop rapide peut-être
— ne semble pas permettre à son inspiration d'approfondir et de dévelop-
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per. Il cherche et rencontre souvent cequ^on appelle le trait. « Patience et
longueur de temps » ne sont pas son affaire. Son vers est organisé pour Tin-
dépendance, Topposition et le combat. Je regrette d'avoir à ajouter qu'il se
complaît dans des allures de réalisme qui sont aigourd'hui à la mode, et aux-
quelles, pour ma part, je trouve une foule d'inconvénients, ne fût-ce que
elui de transformer l'antique forme poétique — qui est le poli, le noble et
le beau dans l'harmonie, en un langage cru, qui, dans ses descriptions trop
exactes, n'est pas sans blesser parfois l'oreille et le goût.
» Nous croyons que les modernes — qui ont changé cela — sacrifient ainsi à
un progrès douteux à une idole qu'ils aimeront un jour à renverser. Toute-
fois, le point de départ admis, on ne peut méconnaître qu'un certain nombre
des Chants de l'Industrie ont l'originalité et la vigueur. Dussé-je être en dé-
saccord avec l'opinion que son auteur en a, je dirai même que c'est dansiez
tableaux gracieux, dans la traduction des sentiments tendres, dans la philo-
sophie plutôt rêveuse que militante, en un mot, qu'il a été le mieux inspiré.
» Il y a beaucoup de ces parties qui, réunies aux idées ingénieuses, aux sin-
gularités mêmes du style, et surtout à plusieurs morceaux où l'on sent vi-
brer le sentiment patriotique, formeraient, détachés, un ensemble excel-
lent.
» Mais en matière de poésie, comme en tout autre, ce n'est pas à frapper
fort, mais à toucher juste, qu'est le mérite ; et la plume n'est pas un marteau.
» Agréez, etc.
» J. A. DE LÉRUE- »
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GHAONIQUE NORMANDE.
Note sur quelques points d'ecclêsiologie. — La Révolution a décimé
Jcs innombrables églises de paroisse, d'abbayes, de prieurés qui cou-
vraient notre diocèse. Celles qu'épargna la colère des hommes de 93 no
peuvent échapper à l'inévitable action du temps qui les mine lentement.
L'indigence des fabriques, les faibles offrandes des fidèles ne peuvent arrê-
ter le ravage des années, trop souvent secondé par l'indifférence des popu-
lations. Plusieurs de nos édifices sacrés menacent de s'écrouler sur leurs
autels, un très grand nombre périclitent dans des parties essentielles. La
métropole elle-même qu'on ne peut contempler sans douleur est entamée
de toutes parts. Cette œuvre admirable de nos archevêques, l'un des plus
beaux monuments de la France, non seulement voit tomber l'un après
l'autre tous ses ornements, mais elle est atteinte dans sa solidité mémo à
un degré alarmant. Au dire de nos meilleurs architectes, il ne faudrait pas
moins de deux à trois millions pour la restaurer complètement.
Cependant le mal est peut-être moindre pourles édifices du premier ordre
que l'Etat entretient à ses frais comme essentiels à la religion et à l'orne-
ment de nos villes. Le sol delà France serait si nu le jour où tomberaient
les temples que la religion lui a laissés ! Mais le mal est bien plus grand
pour les nombreuses églises du second ordre qui sont abandonnées à leurs
propres ressources.
Outre les agrandissements, les dispositions nouvelles, les constructions
do chapelles ou de sacristies que réclament plusieurs églises, il serait impos-
sible d'énumérer les reconstructions, les réparations, les consolidations
presque partout nécesaires aux tours, aux pavages, aux murs, aux arcades,
auxtombeaux, aux toitures, aux vitraux, etc., etc.; les travaux d'architec-
ture, de peinture, de sculpture, que souvent on ne peut retarder sans voir
s'amonceler les débris et se multiplier les dépenses. La matière n'est donc
que trop abondante pour le zèle réparateur du clergé; mais ce zèle est en-
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travé par de graves difficultés qui semblent réclamer le secours de l'autorité
en même temps que les lumières de la science.
Ce n'est pas tout, pour un curé, de triompher d'une fabrique parfois
difficile, d'amasser patiemment quelques aumônes, d'arracher à un Conseil
municipal son assentiment et son denier pour sauver la maison de Dieu
d'une ruine prochaine, il faut encore qu'il obtienne l'approbation de l'admi-
nistration civile et qu'il passe souvent bien du temps dans l'accomplisse-
sèment d'inévitables formalités ; il n'est même pas sans exemple que, par
suite de préventions soufflées par la malv<^illance, d'utiles projets pénible-
ment élaborés languissent et meurent sur les premiers degrés de la hiérar-
chie administrative. L'œuvre est ainsi étouffée au début ; mais supposons
qu'il arrive à obtenir toutes les autorisations requises pour commencer ses
travaux. Toute difficulté n'est pas encore levée. Souvent, dans des cam-
pagnes obscures, dans un vallon ignoré, s'élève une magnifique église,
témoignage surprenant de la foi généreuse de nos pères et de la fécondité
du christianisme, bâtie peut-être par l'un de ces anciens ordres religieux en
qui une humilité si profonde s'unissait à un si fier génie. On y rencontre en
foule des colonnes hardies, des sculptures délicates, des inscriptions histo-
riques et pieuses, des fenestrages, des vitraux tout couverts d'images sacrées
qui servaient de catéchismes dans les temps anciens, des reliefs qui inté-
ressent la liturgie ou l'histoire ecclésiastique, des armoiries, des tombeaux
de familles illustrées par leur naissance ou leurs libéralités. Pré-
cieuses reliques auxquelles les hommes instruits attachent un haut prix
et qui méritent souvent à une église les secours de l'administration civile
ou des amis des arts. Or, avant d'aborder de tels édifices aveclepic, le mar-
teau ou le pinceau, qui ne sent qu'il est besoin de ne pas procéder à l'aveu-
gle, et d'avoir quelqu'intelligence de cet art chrétien qui a couvert la
France et la Normandie en particulier de monuments sans rivaux et les
monuments eux-mêmes de richesses innombrables?
11 ne paraît pas que cette observation, si simple qu'elle soit, ait été jus-
qu'ici bien saisie, car il n'est peut-être pas dix de nos églises, même parmi
les plus mgnifiques qui, depuis quarante ans, n'aient été plus ou moins long-
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— 851 —
temps à la merci d'artisans et de maçons inliabiles. Nous citons quelques
exemples entre mille, nous éviterons à dessein les plus récents.
Les églises de Saint-Ouen de Rouen, de Blainville, de Préaux, de Saint-
Hilaire deRouen, etc., etc., sont pavées avec des tombeaux sciés par mor-
ceaux.
Près d'Yvetot, une belle tour en pierre, ainsi que ses balustrades à jour
et sa flèche octogone ont été démolies pour faire place à un mauvais clocher
sans caractère et sans dignité.
Prés de Caudebec, pour faire entrer un dais, on a mis le pic dans un por-
tail que la Renaissance avait couvert de ses guirlandes et de ses dentelles
de pierre.
Près de Saint-Romain, une église très remarquable par son caractère
monumental fut mise en vente par la fabrique de la paroisse dentelle dépen-
dait; elle serait aujourd'hui rasée sans Tintervention de l'autorité civile qui
l'entretient à ses frais.
Ici c'est un clocher qui s'écroule tout entier pendant que les fabriciens
faisaient trancher ses bases pourélargir l'entrée du chœur. Le fait n'est pas
unique.
Ailleurs, comme à Saint-Georges-de-Boscherville, un tombeau en marbre
noir magnifiquement sculpté reste trente ans retourné sur la face.
Dans la même église, sous prétexte qu'elle était trop grande, on avait eu
l'ingénieuse idée d'élever un ignoble mur de refend des deux côtés de la
grande nef pour la séparer des deux bas-côtés.
Un célèbre jubé qui n'eût jamais d'égal dans nos contrées a été démoli
complètement. Ses reliefs, qui représentaient des passages de la vie des
saints et de l'ancien testament, ornent maintenant les jardins et les maisons
du voisinage.
Dans une vieille cité normande, un vaste portail orné de festons de pierre
a été loué pour servir de remise et de grenier à foin.
Dans une de nos plus belles églises paroissiales, d'admirables culs-de-
lampe furent abattus parce que les moineaux y faisaient leurs nids.
Un autel do pierre du xii* siècle, le plus ancien du diocèse, après avoir
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(Hé peint comme une boutique, a été supprimé par la fabrique, sans Tintcr-
vention de l'autorité civile.
Les dégradations commises à l'intérieur des églises sur des objets de dé-
tail seraient innombrables. Leur mobilier n'a pas été plus respecté. Dans
les cabinets des curieux, dans nos musées, dans les magasins des marchands
de curiosités, parmi des objets profanes, quelquefois indécents, on voit figu-
rer des reliquaires, des calices, des patènes, des montrances, des sculptures
sacrées, des boiseries, des vitraux, qui formaient autrefois le trésor des
églises et qui ont parfois été vendus à vil prix dans les sacristies. C'est
ainsi qu'un ostensoir en cuivre, mais d'un travail merveilleux, était en
vente il y a peu d'années encore ; des amateurs avaient offert 500 fr.; le
vendeur voulait le double de ce prix.
Le musée des antiquités de Rouen s'enrichit tous les jours de tombeaux
chrétiens, de châsses, de fonts baptismaux, d'anciens ciboires, de bas-re-
liefs représentant la Passion, etc., etc.
A mesure que les églises perdent leurs antiques trésors, on les remplace
par des peintures, des décorations déplorables qu'on est contraint de deman-
der à des artistes entièrement étrangers aux idées religieuses. Quelquefois,
des sculptures inimitables sont voilées sous trois épaisses couches d'une
peinture grossière qu'on ne pourra désormais enlever qu'à grands frais.
Ailleurs, un grand amas do cailloux couverts de t«rre et de mousse, est
amoncelé dans une belle chapelle ogivale avec la prétention de figurer la
montagn du calvaire.
Nous avons rencontré une représentation de la sainte Vierge montant au
Ciel avec l'enfant Jésus dans ses bras.
Souvent, presque toujours, des anges effraient les yeux pudiques parleur
nudité, la transparence des costumes. Presque partout l'humain, le maté-
riel, le grotesque, le ridicule et le leste envahissent les autels du fils de
Dieu et de sa sainte Mère, et c'est tout ce qu'on peut attendre d'artistes sans
science comme sans foi, par trop désorientés quand il leur faut peindre les
modèles adorables de la céleste beauté.
De tant de décorations mal conçues, de tant de réparations inintelligen-
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— 853 —
tes et de mutilations, il résuhe que le pouvoir civil empiète de plus en plus
chaque jour sur la garde et la conservation des édifices sacrés. Le prêtre ce-
pendant est le gardien né, le conservateur naturel de son église, mais si son
zèle à embellir la maison de Dieu n'est pas guidé par la science, il voit in-
tervenir les inspecteurs de l'Etat qui lui font essuyer leurs blâmes hautains,
renversent ce qu'il a édifié, dictent des lois dans le lieu saint et défendent
à la main du prêtre de toucher au sanctuaire. Il résulte encore de là qu'une
grave atteinte est portée à la considération personnelle des membres du
clergé. Si une lettre incivile discrédite son auteur, si une façon de vivre
trop vulgaire ruine un prêtre dans l'esprit des hommes d'éducation, que
sera-ce s'il arrache ou mutile les plus beaux ornements de son église, s'il
y introduit et fixe à demeure des constructions bâtardes, des peintures ab-
surdes, des statues sans caractère, des disparates choquantes, et cela au
moment où le bon sens public a fait pleine justice de toute bizarrerie qui
rompt l'unité d'un monument.
L'importance de nos églises sous le rapport religieux, historique, artis-
tique, est avouée de tous les esprits éclairés. Il y a quarante ans, on ne ren-
contrait pour elles que mépris ou hostilité. Aujourd'hui il y a admiration,
passion, enthousiasme. Plus de quatre-vingts sociétés savantes, spontané-
ment organisées sur tous les points de la France, les étudient, les décrivent,
les recommandent à l'Etat ou les entretiennent de leurs dons volontaires. Le
gouvernement les prend sous sa protection, recommande aux autorités d'em-
pêcher qu'elles ne soient mutilées ou maladroitement réparées, il dépense
chaque année plusieurs millions pour prévenir leur dégradation et leur
ruine. Si le clergé, préoccupé avant tout du salut des âmes, doit user sobre-
ment des antiquités et des arts, il ne doit pas s'aheurter violemment contre
le mouvement général des esprits. Il n'a rien à gagner en traitant légère-
ment les monuments chrétiens, et il a beaucoup à perdre en négligeant de
s'associer au pouvoir civil et à l'opinion publique.
On sait qu'il y eut un temps ou seul le clergé écrivait, étudiait, quand
personne ne savait étudier ni écrire ; un temps ou seul dans un monde en
proie aux ravages de la guerre, il savait construire, préserver et transmettre;
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— 854 —
un temps de brutale et sanvage ignorance où seul il ralluma le flambeau
éteint des sciences et des arts et fit éclore les merveilles d'une architecture
devant laquelle se prosterne un siècle qui se dit éclairé ! Viendrait-il an
autre temps où, par une révolution étrange, le clergé seul n'aurait pas Tin-
telligence des temples bâtis par ses devanciers, seul n'en apprécierait pas les
beautés et la sublime ordonnance, seul à la face d'un public éclairé, en alté-
rerait le style et les nobles caractères. C'est ce dont trop de lettres épîsco-
pales, trop d'auteurs graves accusaient le clergé il y a quelques années.
Presque tous les évéques de France ont voulu remédier à cet élat de choses
Nous rappellerons dans un prochain travail les ordonnances si pressantes
qu'ils ont publiées à ce sujet, les cours d'archéologie fondés par eux dans
leurs séminaires où des hommes comme MM. Canéto, Barraud, Auber, Vau-
drival, Laffetaj, Olivier, professent des cours réguliers, avec un succès
si bien établi.
L'abbb GUÉRITEAU.
La Statue DB l'Empereur Napoléon I" , a Rouen. — Uu journal, que
nous croyons informé d'une manière incomplète, nous a donné la nouvelle
que la question du monument à ériger à l'Empereur Napoléon va recevoir
une solution prochaine. L'affaire , paraît-il , est engagée; le nom d'un sta-
tuaire est prononcé ; la place est choisie ; ce qu'on ne sait pas bien encore,
par exemple , c'est si la statue tournera le dos ou fera face à l'Hôtel-de-
Ville.
Ce qui dans tous ces bruits nous intéresse et nous semble digne de créance,
c'est qu'un projet destiné à l'embellissement de la cité va sortir du monde
des théories pour entrer dans la voie de la réalité. Jusqu'à présent, nous
voulons le croire, il n'y a rien de plus. En effet, une statue équestre ne
s'improvise pas comme une ébauche ou une statuette , et ce qui se présente
tout naturellement au début d'une œuvre semblable , c'est la nécessité
indispensable d'un concours. Où ce cùnœurs a-t-il été annoncé? Où les
maquettes ont-elles été exposées? A quelles individualités de l'art s'est-on
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— 856 —
adressé pour ce colossal ouvrage où doit revivre plus que TEmpereur-Con-
quérant , — l'Empereur-Lêgislateur ?
Ce n'est pas au moment où Paris met au concours tous les monuments de
sa moderne splendeur, où l'Opéra, suivant la volonté expresse du Souve-
rain, sort déterre, grâce au concours, par les soins d'un artiste presque
inconnu la veille, que l'on voudrait en province mépriser ces grands
exemples donnés par la capitale et par le chef de l'Etat. Pour nous donc,
avant de parler de la forme et de l'emplacement de la statue , il faut que
le modèle en ait été soumis aux souscripteurs, et que les détails en soient
réglés par une commission de savants et surtout d'artistes. De plus, à l'ori-
gine, un concours a été promis; il ne peut disparaître aujourd'hui comme
par miracle, sans un motif et sans une explication.
Gustave GOUELLAIN.
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PUBLICATIONS DIVERSES.
Pour paraître dans le courant de janvier, RECHERCHES HISTORIQUES SUR
LES SIRES ET LE CHATEAU DE BLAINVILLE, par F. Bouquet, professeur au
lycëe impérial. Ce travail, extrait de la Revue, a été complété par des corrections, un
appendice, une table, et une vue générale du château, au XVII* siècle. Il forme un
volume grand in-octavo de sept feuilles d'impression.
L'OCCASION PERDUE RECOUVERTE, par Pierre Corneille, nouvelle édition
accompagnée de notes et de commentaires, avec les sources et les imitations qui ont
été faites de ce poème célèbre non recueillis duns les œuvres de l'auteur.
Tiré seulement à 320 exemplaires, tous numérotés, et sur papier vergé :
250 exemplaires format petit in-12 à 3 fr.
et 70 exemplaires format inS^ à 5 fr.
CORNEILLE A LA BUTTE SAINT-ROCH, comédie en un acte, en vers, représen-
tée au Théâtre-Français, le 6 juin 1862, précédée de notes sur la vie de Corneille
d'après des documents nouveaux, par Ed. Fouknier, 1 vol. in-12, orné d'une jolie
vignette de M. Aug. Racine.
DES DISTINCTIONS HONORIFIQUES ET DE LA PARTICULE, par H. Beaune,
2* édition revue et augmentée, in-12.
Sous presse pour paraître très prochainement :
LE NOBILIAIRE DE NORMANDIE, par M. de Magny. un fort voL in-4° orné de
blasons gravés.
Tous ces ouvrages se trouvent à la librairie de A. Lbbrument. 55, quai Napoléon,
à Rouen.
Le MONITEUR DES ARTS, Revue permanente des Expositions et des
ENTES PUBLIQUES paraissant les mercredi et samedi pendant la saison des ventes
(soit 80 numéros par année). — Directeur : M. H. Audiffred, rue Saint-Georges, 43,
à Paris. — Ce journal est indispensable à tous collectionneurs, amateurs de tableaux
et d'objets d'art; il donne les prix d'adjudication pour les ventes importantes faites à
l'hôtel Drouet. — France : Un an, 20 fr. — Six mois, 15 fr.
VIERGE ET PRÊTRE, roman, par M. Boné de Villiers, homme de lettres, à
Evreux — 1 beau vol, in-18 ; Paris, Vanier, éditeur, rue Lamai-tine, 19. — Envoi
franco contre 3 fr. en timbres-poste. — Victor Hugo a honoré M. Boné de Villiers de
la lettre la plus flatteuse et la plus encourageante à propos de ce volume oii se dé-
roule un drame poignant et colossal.
■0OIII.— nir. I CA^mAftA.
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TABLE
DU TOME PREMIER.
MANIFESTE. — L'abbé CoCHBT. — G. GOUBLLAIN 1"
ARCHÉOLOGIE. — AHTiaUITÉS.
Découvertes de Gouville. — L'abbé Cochet 5
Exploration de la Chapelle de Caudecote. — L'abbé Cochet 65
Fouilles de l'abbaye de Saint- Wandrille. — L'abbé Cochet. ..... 129
Description d'une verrière de l'église Saint- Vincent. — André Pottibr 236
Découverte du cœur de Charles V. — L'abbé Cochet 397
L'Archéologie dans la Seine-Inférieure » en 1862. — L'abbé Cochet. . 793
BKAUX-ÂRTS.
Restauration de la Fontaine de Jeanne d'Arc. — André Pottier. . . 40
Le Musée céramique de Nevers. — G. Goubllain 193
L'Exposition artistique d'Elbeuf. — G. Goubllain 409
Une Excursion au château d'Anet. — E. de la Quériére 489
L'Exposition de peinture de Rouen. — G. Goubllain 633, 713
Des Expositions en province. — A. Lecoq. . . , 742
L'Art lyrique en province. — Ch. Eudbl 468
BIBUOGRAFHn.
Chimie élémentaire de M. J. Girardin. — E. Ducastel 53
Deux Hivers en Italie, par Ch.-F. Lapierre. -^G, Q 55
Almanach des Normands. — Brianchon 98
Eustache Bérat. — G. G 110
Galerie Dieppoise. — Brianchon .320
Une nouvelle publication normande. — A. Canel 325
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— 858 —
Les Misérables. — Lettre à Victor Hugo. — Fernand Lamt 327
— — Lettre de Victor Hugo. — G. Gk>uellain. . 406
Soirées poétiques et religieuses, par M. E. Lureau, —A. Martin. . . 334
Marguerite d'Angouléme. Son Livre de Dépenses^ par le comte de la
Ferrière-Percy. — Raymond Bordeaux 392
Maîtres et Domestiques, par M. J.-A. de Lérue. — G. Gouellain. . . 549
Bibliothèque héraldique de la France. — Ch. Gougny 473, 605
Code de la Noblesse française, — Raymond Bordeaux 613
Saint-André-de-la-Ville, de M. E. de la Quérière. — G. Gouellaim. . 695
Histoire d'Aumale, de M. Semichon. — J.-A. de Lbrub 697
Dictionnaire général des Lettres, Beaux-Arts et des Sciences. — M. P. 782
Almanach des Normands pour 1863. — Brianchon 785
Ancelot, sa vie et ses œuvres. — G. Gouellain 787
Concours pour le Répertoire archéologique de la France. — Ch. Goliont 789
Les Chants de Tlndustrie, par M. Claude Michu. — J.-A. de Lbrub. . 847
CIHIE.
Nouvelle matière colorante du Goudron. — E. Ducastbl 83
craonaoBs loiuunBi.
Antiquités Franques découvertes à Blangy. — L'abbé Cochet. .... 187
Translation à Bernay des prétendus restes de Judith. — L'abbé Cochet 189
Nomination de M. Tabbé Colas à un canonicat de Rouen. — L*abbé
Cochet 190
La Flèche de la Cathédrale de Rouen. — L'abbé Cochet 256
Débris d'une villa romaine aperçus à Saint-Aubin-sur-Gaillon. —
L'abbé Cochet 258
Temple de Mercure découvert à Berthouville. — - L'abbé Cochet . . . 259
Fouilles à Pourville. — L'abbé Cochet 260
Une Rectification. — G. Gouellain 262
Ancienneté de l'Horlogerie sur d'Aliermont. — L'abbé Cochet 336
Un Calligraphe Rouennais du XV* siècle. — L'abbé Cochet 337
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— 850 —
Les Cloches du pays de Bray. — L'abbé Cochet 339
Découverte à Rouen de monnaies et d'un byou d'or. — G. Gouellain. 340
Écussons trouvés à Drosay. — F.-N. Leroy 342
Inauguration d'une inscription dans l'église du Tilleul. — Brianchon 481
Correspondance. — Brianchon 623
Note sur le pont de pierre de Rouen. — E. de la Qubriére 628
Conservation de l'église Saint-Laurent. — G. G 630
Les Compagnons de Guillaume-le-Conquérant. — A.-L. B 700
Trois Cloches du pays de Bray. — L'abbé Deoorde. 703
La Verrerie dans le département. — J.-A. de Lérue 706
La Statue de l'Empereur à Rouen. — G. Gouellain 854
CORHESPOimAHGE.
A M. Alex. Fromentin. — Paul Péval . 95
ECCLÉ8I0L06IE.
Utilité de cette science. — L'abbé Cochet 265
Note sur quelques points d'Ecclésiologie. — L'abbé Gubritbau. ... 849
mSTODII.
LaHague. — Ed. Le Hêrichbr 165
Deux Farceurs normands. — A. Canel 206, 273
Une Haute-Justice en Normandie. — Paul Goujon 431^521
Recherches sur les Sires et le Château de Blainville. —
F. Bouquet 440, 531, 568, 669, 749
Histoire de la noblesse de Jeanne Darc. — Levaillant de la Fieffe.. 553
Notes sur la vallée de l'Yère. — D. Dergny . . . • , 762
Noticesur le prieuré de Grandmont. — André Durand 810
UTTÈRATDRL
Le Mendiant. — Pascal Mulot 19
La rue Porte-aux-Rats. — Paul Baudrt 71
Le mouvement poétique contemporain. — FernandLAHT 143
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— 860 —
La Tour de Carville. — A. Fromentin 154, 218, 367, 586, 830
Salammbô, par M. Gustave Flaubert. — Fernand Lamy 820
HÉLâHGKS.
Paysages et profils rustiques. — J.-A. De Lêrue 30, 171-, 376, 4Ô2
Une lettre autographe de Duquesne. — Eliacim Jourdain 76
Les Blasphémateurs de Dieu. — Ch. Lormier 286
Littérature du mojen-âge. — L. ot Duranville 774
POtSISS.
Sonnets. — Emile Desghahps 37
Derniers conseils d'un Normand à son fils. — Ch. Hblot 231
A une fille d'Estaminet. — A un homme des champs. — Pascal
Mulot 316
Sphynx. — Emm. desEssarts 388
Spectacles de la foire. — Pascal Mulot 691
L'Ame et l'Oiseau. — Louise Bornet 770
Le Jour de l'an. — Ernest Simonin - • . . 839
THÉÂTRES.
Théâtre-Français de Rouen. — A.Fromentin 56
Théàtre-des-Arts de Rouen. — A. Fromentin ! . . . 111
Lettre de M. Rousseau 115
Lettre de M. Ernest Boysse . 119
Réponse. — A, Fromentin 123
YARitTÉS.
Le Comédien Neuville et M"^ de Montansier. — C. Hippeau 345
Une Excursion dans TAustralie en 1861. — Troussbl-Dumanoir. . . . 424
fin de la table du premier volume.
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^.
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