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Full text of "Revue de la Normandie"

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REVUE 


DE   UL 


NORMANDIE. 


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REVUE 


DE 


LA  NORMANDIE 

Littérature,  — -  Sciences,  —  Beaux-Arts, 
Histoire,  —  Archéologie. 

PAR 

UNE  SOCIÉTÉ  D'HOMMES  DE  LETTRES 

DE  LA  NORMANDIE. 


TOME   PREMIER. 
ANNÉE  1862. 


ROUEN. 
IMPRIMERIE  E.  CAGNIARD. 

KUE   PERCIÈRE,    N*  29. 

1862. 


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REVUE 


DE    LA 


NORMANDIE 


Littérature.  —  Sciences.  —  Beaux-Arts. 
Histoire.  —  Archéologie. 


PAR  UNE  SOCIÉTÉ  D'HOMMES  DE  LETTRES  DE  LA  NORMANDIE. 


Toutes  les  provinces  de  France  ont  leur  organe  intellectuel,  et  il 
est  peu  de  villes  importantes  de  nos  départements  qui  ne  possèdent 
une  ou  deux  Revues  consacrées  aux  lettres  et  aux  sciences,  aux  arts 
et  à  Tarchéologie. 

La  Normandie,  qui  est  une  des  principales  provinces  de  l'Empire, 
et  qui,  de  Taveu  de  tous,  a  marché  la  première  dans  la  voie  des 
études  historiques  et  archéologiques,  se  trouve  privée  de  tout  re(uieil 
qui  lui  soit  spécialement  consacré ,  de  tout  périodique  qui  reflète  sa 
vie  intellectuelle  et  qui  conserve  pour  la  postérité  les  documents 
glorieux  de  sa  présente  histoire .  Ce  grand  et  historique  pays ,  qui  ren- 
ferme dans  son  sein  trois  villes  du  premier  ordre  ;  qui ,  dans  un  seul 


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de  ses  départements,  compte  jusqu'à  quatre  journaux  quotidiens  (1), 
ne  possède  pas  aujourd'hui  une  seule  Revue  où  puissent  se  produire 
les  œuvres  de  ses  enfants  ^  où  se  débattent  ses  intérêts  moraux,  où 
s'enregistrent  ses  progrès  de  tous  les  jours  et  où  se  conservent  les 
monuments  de  son  existence  actuelle. 

Il  y  a  vingt  ans^  Caen  publiait  la  Jf^t^  de  son  Académie.  Le  Havre 
même  essayait  ses  Archives  ;  Rouen  surtout  possédait  un  excellent 
Recueil  que  nous  regrettons  encore  et  que  nous  essaierons  de  faire 
revivre. 

Depuis  longtemps,  les  hommes  de  science  et  de  lettres,  nous  dirons 
plus,  tous  les  hommes  intelligents  de  la  Normandie,  qui  n'en  manque 
point,  regrettaient  cette  lacune.  Les  hommes  de  lettres  et  de  science 
se  sont  comptés,  et,  dans  un  but  qu'ils  croient  utile  et  louable ,  ils  se 
sont  groupés  pour  rendre  à  la  Normandie  la  tribune  intellectuelle 
dont  elle  est  privée  depuis  dix  ans. 

La  Revue  qu'ils  fondent  sera  un  champ  ouvert  à  toutes  les  intelli- 
gences cultivées  et  honnêtes  qui  auront  à  manifester  devant  leur 
pays  ime  pensée  morale,  un  fait  honorable,  une  œuvre  bienfaisante, 
une  institution  utile. 

(1)  Assurément  notre  province  ne  manque  pas  de  journaux;  elle  en  pos- 
sède un  grand  nombre  et  même  de  très  bien  rédigés.  Mais  les  conditions 
d'existence  d'un  Journal  et  celles  d'une  Revue  sont  très  di£ferente8.  Le 
Journal  donne  de  la  publicité,  la  Revue  procure  de  la  permanence.  La  na- 
ture du  Journal  est  essentiellement  éphémère,  la  durée  de  sa  feuille  est 
d'un  jour,  le  nom  le  dit.  Une  Revue ,  au  contraire ,  dure  un  mois ,  une 
année.  On  la  relie  ensuite  en  volume,  et  elle  prend  place  dans  les  biblio- 
thèques à  côté  des  livres  auxquels  elle  est  assimilée.  C'est  ainsi  que  l'on 
possède  encore  la  collection  du  Mercure  àe  France,  du  Mercure  galant,  du 
Mercure  de  Gaillon ,  du  Journal  dei  Savants,  et  tant  d'autres  Recueils  qui 
sont  aigourd*hui  fort  recherchés  des  bibliophiles. 


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—  3  — 

Les  fondateurs  ont  réuni  autour  d'eux  les  talents  déjà  connus  et 
les  réputations  déjà  faites  de  notre  grande  et  laborieuse  province 
Ils  font  également  appel  à  toutes  les  jeunes  intelligences  et  à  toutes 
les  aptitudes  naissantes  qui  chercheraient  à  se  produire  au  jour 
de  la  publicité.  Le  bien,  le  beau  et  le  vrai,  partout  et  en  toutes 
choses ,  seront  constamment  leur  devise  ;  toute  discussion  irritante  et 
personnelle  sera  sévèrement  bannie  de  leur  recueil;  toute  discussion 
amicale  pour  les  personnes  et  utile  pour  la  vérité  et  le  progrès,  y 
sera  admise  sans  difficulté  ;  toute  matière  scientifique  pourra  y  être 
traitée  sous  le  seul  bénéfice  d'orthodoxie  politique  et  religieuse,  en 
d'autres  termes,  à  la  seule  condition  de  respecter  César  et  Dieu. 

Nous  ne  mettons  point  de  limites  au  champ  de  nos  recherches 
ni  au  domaûie  de  nos  études.  Comme  nous  venons  de  le  dire, 
toute  matière  intellectuelle,  morale  ou  scientifique  trouvera  l'hospita- 
lité dans  nos  pages.  Cependant,  nous  désirons  avant  tout  nous 
limiter  aux  intérêts  et  à  l'histoire  de  la  Normandie.  Le  terrain  que 
nous  oflfre  cette  grande  et  belle  province  nous  paraît  assez  vaste 
pour  satisfaire  une  âme  bien  née  ;  il  suffit  d'ailleurs  à  notre  ambi- 
tion et  à  notre  intelligence.  Nous  espérons,  de  notre  côté,  répondre 
aux  désirs  et  aux  besoins  des  enfants  de  notre  pays ,  pour  lesquels 
seuls  nous  existons  et  auxquels  seuls  nous  avons  la  prétention  de 
plaire. 

Nous  le  disons  donc  hautement  et  avec  franchise,  c'est  à  travers 
le  prisme  de  la  Normandie  que  nous  aimerons  à  envisager  toute 
chose,  et  c'est  en  tant  que  chaque  question  aura  un  rapport  plus  ou 
moins  direct  avec  notre  cher  pays,  qu'elle  aura  plus  ou  moins  le  droit 
de  nous  plaire.  Nous  sommes  des  Normands  qui  s'adressent 
à  des  Normands,  et  uniquement  pour  leur  parler  dé  leur  patrie, 


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(le  son  histoire  et  de  ses  monuments,  de  ses  grands  hommes  et  de 
leurs  œuvres,  de  ses  coutumes  et  de  ses  institutions,  de  ses  intérêts 
moraux  et  matériels ,  en  un  mot  de  son  passé,  de  son  présent  et  de 
son  avenir. 

Dans  notre  Recueil,  tous  les  temps  seront  également  convoqués  et 
auront  droit  de  se  produire.  Hommes  du  présent  et  de  l'avenir, 
hommes  de  la  tradition  et  du  progrès,  nous  n'exclurons  rien  de  nos 
colonnes;  toute  institution  utile,  toute  pensée  d'avenir  trouvera 
chez  nous  sa  place  à  côté  de  l'étude  consciencieuse  et  approfondie  du 
passé.  On  ne  nous  trouvera  indifférents  à  rien  de  ce  qui  est  bon  et 
honorable  pour  le  pays  que  nous  avons  l'ambition  de  représenter, 
et  dont  nous  recherchons  les  suflfrages. 

Le  présent  nous  verra  aussi  attentifs  à  ses  besoins  et  à  ses 
intérêts  que  nous  serons  dévoués  au  passé  et  à  ses  monuments.  Les 
études  sur  nos  pères  nous  paraîtront  surtout  bonnes  et  utiles,  quand 
elles  seront  propres  à  instruire  les  enfants  et  à  préparer  une  posté- 
rité meilleure. 

Nous  avons  pris  notre  parti  de  nous-mêmes  et  nous  mettons  résolu- 
ment la  main  à  l'œuvre.  Le  patriotisme  seul  nous  anime  et  l'amour  du 
pays,  qui  nous  inspire ,  nous  guidera  en  tout.  Nous  avons  l'espérance 
d'être  compris  de  nos  compatriotes.  La  Normandie  est  riche,  grande  et 
intelligente  :  elle  ne  saurait  manquer  de  soutenir  une  œuvre  de  dé- 
vouement et  d'intelligence,  une  œuvre  qui  lui  est  complètement 
consacrée  et  qui  s'adresse  uniquement  à  elle.  Nous  avons  compté 
sur  son  concours  pour  nous  aider  dans  la  voie  de  labeurs  et  de  sacri- 
fices où  nous  entrons  en  son  nom  et  pour  son  amour.  L'avenir  nous 
apprendra  si  nous  nous  sommes  trompés. 

L'abbé  COCHET. 
Gustave  GOUELLAIN. 


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ARCHËOLOOIB. 


NOTE 


SUR 

TROIS  CERCUEILS  DE  PIERRE 

TROUVÉS  A  GOUVILLE , 

ENTRE   CAILLY    ET   FONTAINB-LE-BOURG 

(Arrondissement  de  Rouen), 

EN    1(S61    (1). 


«  i  000  <  I» 


Au  printemps  de  1861,  M.  le  comte  A.  de  Germiny,  receveur 
général  de  la  Seine-Inférieure,  faisait  labourer  un  champ,  longtemps 
inculte,  situé  au-dessus  de  l'ancien  presbytère  et  de  l'église  dé- 
molie de  Gouville.  Cette  terre,  appelée  la  Côte  aux  Prêtres ^  est  placée 
au  versant  septentrional  de  la  colline ,  au-dessous  d'un  taillis  et  dans 
un  sol  crayeux  jusqu'à  la  surface.  Toute  l'année  et  tout  le  jour  elle 
reçoit  les  plus  chauds  rayons  du  soleil. 

A  O"  25  de  la  surface ,  la  charrue  rencontra  deux  cercueils  de 
pierre  placés  côte  à  côte  et  d'une  grandeur  inégale.  Un  troisième  se 

(1)  Cette  Notice  a  été  lue  à  l'Académie  de  Rouen  dans  sa  séance  du 
22  Novembre  1861. 


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découvrit  au  bout  des  précédents ,  formant  la  pointe  avec  eux ,  mais 
sa  profondeur  était  d'environ  70  cent.  Tous  trois  étaient  intacts,  faits 
d'un  seul  morceau  et  fermés  d'un  couvercle  en  dos  d'âne ,  également 
d'une  seule  pièce.  Ils  m'ont  paru  orientés  dans  le  sens  de  la  colline, 
c'estrà-dire  que  la  tête  remontait  vers  le  nord ,  tandis  que  les  pieds 
descendaient  vers  le  sud  et  la  vallée. 

Deux  de  ces  sarcophages  avaient  été  soulevés  par  les  laboureurs 
et  s'étaient  brisés  en  quittant  leur  gisement  primitif.  Leurs  débris 
jonchent  aujourd'hui  le  sol.  Un  seul  est  parfaitement  conservé  à  la 
place  même  où  il  a  été  mis  il  y  a  plusieurs  siècles.  Comme  tous  les 
cercueils  de  l'époque  franque,  il  est  plus  étroit  aux  pieds  qu'à  la  tête 
et  n'est  pas  taillé  d'équerre.  Cette  forme  irrégulière  était  aussi  celle 
des  deux  précédents.  Au  troisième  tiers  de  sa  longueur,  le  fond  pré- 
sente un  trou  percé  avec  intention.  Cette  particularité  s'est  maintes 
fois  rencontrée  sur  les  tombeaux  de  cet  âge.  Nous  en  citerons  des 
exemplesi^ 

Mesuré  au  dehors,  ce  cercueil,  dont  l'épaisseur  constante  est 
de  6  cent.,  nous  a  donné  une  longueur  de  2",  une  profondeur  de 
0"  37,  une  largeur  à  la  tête  de  0"  73,  et  aux  pieds  de  0"  35.  Le  trou 
était  a  0"  77  des  pieds. 

Ces  trois  cercueils,  hermétiquement  fermés,  n'avaient  pas  laissé 
pénétrer  dans  leur  sein  de  terre  d'interposition.  Ouverts  parles 
laboureurs ,  ils  leur  ont  offert  chacun  trois  squelettes  parfaitement 
intacts.  Deux  d'entre  eux  étaientplacés  dans  le  sens  même  du  tom- 
beau, et  le  troisième  dans  un  sens  opposé.  Dans  chaque  sarcophage 
on  a  recueilli  un  petit  pot  de  terre,  avec  couverte  de  mine  de  plomb 
et  décoré  sur  la  panse  d'ornements  à  l'estampilln.  Ces  vases  ont  la 
forme  pt  le  type  do  tous  les  vases  mérovingiens. 


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Vases  mérovingiens^ de  Dieppe,  d'Envermeu  et  de  Londiniêres, 
(semblables  à  ceux  de  Gouville.) 

La  main  inexercée  des  explorateurs  improvisés  n'a  recueilli  pour 
tout  ornement  qu'une  ou  deux  perles  en  pâte  de  verre  et  cinq  ou  six 
perles  d'ambre ,  puis  un  anneau  de  bronze  auquel  étaient  attachées 
deux  chaînettes  du  même  métal,  d'une  longueur  de  0"  12  à 0"  15 
chacune.  Les  mailles  qui  forment  chaque  chaîne  sont  grossièrement 
faites ,  et,  chose  étrange ,  elle  sont  d'une  forme  irrégulière  et  d'une 
grandeur  inégale.  Une  d'elles  a  été  plusieurs  fois  réparée.  Il  est  cer- 
tain qu'elles  ont  beaucoup  servi ,  car  l'anneau  du  milieu  présente 
à  deux  endroits  différents  des  traces  d'usure  et  de  frottement.  La  vue 
de  ces  creux  démontre  que  les  chaînettes  se  dirigeaient  en  sens 
opposé  et  que  l'une  était  placée  en  face  de  l'autre. 

Nous  ignorons  complètement  l'usage  de  cet  anneau  et  do  co» 


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—  s  — 

chaînes,   duiit  les  analogues  ont  plusieurs  fois  apparu  dans  les 
cimetières  mérovingiens  et  saxons  de  la  France  et  de  l'Angleterre. 

A  présent,  on  nous  demandera  sans  doute  à  quel  peuple  rapporter 
ces  sépultures?  Nous  n'hésitons  pas  à  les  attribuer  à  l'époque  fran- 
que  et  même  à  la  période  mérovingienne.  Nous  nous  fondons  dans 
cette  attribution:  V  sur  la  position  du  cimetière;  2°  sur  la  matière 
et  la  forme  des  cercueils;  3°  sur  les  vases  qui  y  ont  été  trouvés  et  les 
autres  objets  qui  y  étaient  déposés. 

L'inhumation  sur  le  penchant  des  collines  est  un  des  traits  carac- 
téristiques de  la  civilisation  franque.  nOlim^  dit  Durand,  de  Mende, 
veteres  sepeliebantur  in  montibus ,  site  in  eorum  medio ,  sive  in  radia- 
bus  (1).  »  Les  faits  les  plus  nombreux  et  les  mieux  observés  sont 
venus  confirmer  cette  indication  de  l'histoire.  Nous  avons  le  choix 
des  preuves,  et  nous  citerons  dans  la  Seine-Inférieure  les  cimetières 
de  Londinières,  d'Envermeu,*  deLucy,  de  Parfondeval,  de  Neuf- 
châtel,  d'Ouville-la-Rivière ,  de  Saint-Pierre-d'Épinay,  près  Dieppe, 
de  Bois-Robort,  d'Eslettes,  de  Toufreville-sur-CrieU  de  Saint-Ger- 
vais  de  Rouen,  de  Pourville,  de  Sainte-Marguerite-sur-Mer,  de 
Saint- Aubin-sur-Scie ,  d'Etretat,  du  Mont-Cauvaire,  de  Lamber- 
ville;  de  Vattevile-sur-Seine  et  de  Saint-Pierre-du-Vauvray  dans 
l'Eure  ;  de  Miannay  dans  la  Somme  ;  de  Saint-Floxel  à  Bayeux  et 
Sainte-Geneviève  à  Paris  (2). 

(1)  Durand,  nationale  divin,  offic,^  lib.  Vil,  c.  35. 

(2)  La  Normandie  souterraine,  1"  édition,  p.  143-44-182,253,301,  341-42- 
44;  2«  édition ,  p.  43,  44,  45, 46,  47,  162, 206, 298, 305, 316,  404,  422,'  429-30- 
32-33-35-41.  —  Sépidt.  gauL,  rom.,  franq,  et  normand.,  pap:e  132.  —  Mém.  de  la 
Soc.  des  Antiq.  de  Normandie,  t.  XXIV,  p.  326.  — L'abbé  Haignerc ,  Congrh 
firrhf'oL  de  France  ;  Séances  gin.  tenues  à  Dvnkerque  en  1860.  t.  XXIV,  p.  287. — 


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11  eu  est  de  même  à  peu  i)rès  partout;  uous  ajouterous  seulement 
uu  mot  applicable  à  l'ancienne  Austrasie.  a  Plus  de  dix  cimetières 
de  l'époque  franque,  dit  M.  Ottman,  se  trouvent  aux  environs  de 
Fogny,  commune  de  Breux,  près  Montmédy  (Meuse),  à  la  cime  ou 
sur  le  versant  des  coteaux  les  plu& culminants  (1).  » 

Comme  on  le  voit,  notre  première  preuve  se  tire  d'une  coutume 
frénérale.  Arrivons  maintenant  à  la  matière  et  à  la  forme  des  cer- 
cueils. 

Nos  trois  sarcophages  de  Gouville  sont  en  pierre  de  Vergelé ,  de 
Saint-Gervais  ou  de  Saint-Leu;  en  un  mot  de  ce  bassin  de  Paris,  qui 
dut  fournir  alors  des  milliers  de  cercueils,  car  il  en  a  rempli  toute  la 
Normandie.  On  ne  saurait  douter  qu'il  ne  se  soit  fait  à  cette  époque  un 
commerce  considérable  de  ces  auges  qui  ont  toutes  une  forme  sem- 
blable et  une  provenance  commune.  Le  commerce  de  ce  temps  dut  les 
apporter  toutes  faites,  soit  sur  commande,  soit  pour  le  marché  public. 
Chacun  les  achetait  pour  les  besoins  de  sa  famille  ou  de  son  pays.  Nos 
routes ,  nos  fleuves  et  nos  rivières  durent  faciliter  un  commerce  qui 
fut  très  abondant  du  vi'  au  ix'  siècle. 

Ce  fait  n'est  pas  sans  analogue,  ailleurs  que  chez  nous,  dans  l'his- 
toire de  cette  période. 

A  cette  même  période  franque  où  l'on  attachait  un  grand  prix  à  un 
sarcophage  de  pierre,  un  atelier,  un  entrepôt  et  un  marché  s'établirent 

Ed.  Leblant,  Insanptiùtis  chrét.  de  la  Gaule,  t.  !•%  p.  278.  — Ed.  Lambert, 
Méfn.  de  la  Socdes  Antiq,  de  Noi^mandie,  t.  XVII,  p.  453. —  Congrès  archéoL 
de  France,  année  1856,  p.  242-44. —  Bidlet.  de  la  Soc.  des  Antiq.  de  Norm., 
année  1860,  p.  51, 117. 

(l)  Ottman,  Mém.de  la  Stfr.  Ihnikcnfuoise ,  18r)<)-57,  p.  138-13. —  Dovillo, 
//#T.  de  /fofmt,  1810,   l'*  sôiic»,  p.  '27}'.), 


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—  10  — 

aussi  à  Qiiarré'/h-Toittbejf,  daas  ie  déparlement  actuel  de  l'Yomio. 
La  pierre  se  tirait  des  carrières  dites  de  Chatffjjrotard .  à  Dissangis. 
et  elle  était  travaillée  par  les  tombiers  de  Quarré ,  où  se  trouvait  le 
dépôt.  Outre  les  centaines  et  les  milliers  de  cercueils  que  possèdent 
encore  aujourd'hui  Quarré-lès-Tombes  et  les  paroisses  voisines,  telles 
queSergnieSy  Saint-Branché,  Saint-Brisson,  Rouvray,  Saint-André- 
en-Morvan  et  Sainte-Marguerite  (Yonne),  Brèves  et  Clamecy  (Nièvre). 
on  trouve  des  sarcophages  de  la  même  pierre  à  Auxerre,  à  Arles ,  c\ 
Vienne,  à  Lyon  et  à  Saint-Kerre-PÉtrier  d'Autun  (1). 

Nous  avons  la  preuve  de  ces  faits  historiques  non  dans  les  livres 
contemporahis,  mais  au  sein  de  la  terre  et  dans  les  monuments  dont 
elles  est  restée  dépositaire.  Pour  notre  seul  département,  nous  pou- 
vons citer  la  présence  de  cercueils  de  Saint-Leu  et  de  Vergelé  par- 
faitement constatée  en  plus  de  vingt  endroits.  Depuis  bien  longtemps, 
on  les  trouve  à  Rouen  dans  le  cimetière  Saint-Qet^ais,  où  ils  appa- 
raissent encore  sous  le  sol  et  où  nous  les  avons  vus  en  abondance 
en  1846  (2).  Lillebonne  en  montre  dans  les  fossés  de  son  château,  et, 
en  1854,  il  en  a  été  extrait  un  grand  nombre  du  parvis  de  l'ancienne 
église  de  Saint-Denis  de  cette  ville  (3).  Dès  1744,  on  en  remarquait  à 
Saint^Aubin-des^ercueils,  où  M.  Pinel,  du  Havre,  les  constatait 
encore  en  1820  (4). 

(1)  Henry,  Notice  sur  les  tombeaux  de  Quarré- lès-Tombes ,  dans  le 
liullet,  de  la  Soc.  d'études  d'AvalUm ,  2*  année ,  p.  59, 80. 

(2)  Im  Norm.  souterr.,  1"  édit. ,  p.  37-38  ;  2*  édition ,  p.  45-46. 

(3)  Revue  de  l'Art  chrét.^  t.  IV,  p.  431.  —  Quelq.  particularités  relat.  à  la 
sépult.  chrét.  du  moyen-âge ,  p.  8. 

(4)  Les  Églises  de  l'arrondissement  du  Havre,  t.  II ,  p.  319-20.  —  Mém,  de  la 
Sor.dpsAntiq.de Normand,  A'  XIV,  p.  \m.  o\  t.  XXIV,  p.  321-22. 


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—  11  — 

Enregistrons  plusieurs  découvertes  qui  se  sont  faites  sous  nos 
yeux.  Des  cercueils  de  pierre  du  bassin  de  Paris  ont  apparu  à  Sainte- 
Mai^erite^ur-Meren  1822 et  en  1840(1);  à  Pourville,près  Dieppe, 
en  1830  (^  ;  au  Mont-Cauvaire,  en  1846  (3)  ;  à  8aint-Pierre-d*Epinay, 
près  Dieppe ,  en  1847  (4);  à  Eslettes,  près  Monville ,  en  1847  (5);  à 
Pavilly,  en  1850(6);  à  Anceaumeville,  près  Clères,  en  1851  (7); 
à  Ouville-larRivière ,  en  1854  (8);  à  Envermeu,  en  1854  et  en 
1856(9);  à  Caudebec-lès-Elbeuf,  en  1855  (10);  à  Biville-surwMer 
(11)  et  à  Cîolleville,  près  Fécamp,  en  1856  (12);  à  Sigy  et  aux 

(1)  La  Normand,  souterr.  V^  édition ,  p.  342  ;  2^  édition ,  p.  430. 

(2)  Guide  du  voyageur  dans  Dieppe  et  se$  environs^  édition  de  1860,  p.  115. 

(3)  La  Normand.  90uten\,  V*  édition ,  p.  341  ;  2*  édition,  p.  429.  —  Bulletin 
de  la  Soc.  des  Aniiq.  de  Normand.,  1. 1*',  p.  299. 

(4)  Revue  de  Rouen,  muée  IS47,  p.  234-239.  — la  A^orm.  ww^wr.,  1"  ôdit., 
p.  328-29  ;  2*  édition  ,  p.  407-414. 

&)  Deville ,  Revue  de  Rouen,  année  1847,  p*  770.  —  La  Nortn.  wuterr., 
V  édition ,  p.  36  ;  2»  édition ,  p.  43-45. 

(6)  Revue  de  Rouen,  année  1860 ,  p.  653-54.  —  La  Norm.  souterr.  1"  édition, 
p.37;2'édîtion,p.  46. 

(7)  Revuede  Rouen,  année  1851,  p.  191-92.— Au  Norm.  souterr.,  V^  édit., 
p.344;2"édition,p.429. 

(8)  La  Norm.  souterr.,  2*  édition,  p.  435-36.  —  Sépult.  gauL,  rom„  franq. 
et  norm.,  p.  132-33. 

(9)  Sépult.  gaul.,  rom.,  franq.  et  norm. ,  p.  169. 

(10)  Sépult.  gaul.,  franq.  et  norm. ,  p.  110-113. 

(11)  BuUet.  de  la  Soc.  des  Antiq.  de  Norm.,  1"  année,  p.  115.  —  Sépult. 
qml.,  rom  .  franq.  et  norm.,  p.  434.  . 

(12^  Srpfilt.  gaul.  )vm.  franq.  et  Nonn-  .  p.  137. 


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—  12  — 

Authieux-Ratiéville,  en  1858;  à  Lamberville ,  en  1859  (1);  à  Eta- 
londes,  en  1860  (2),  et  enfin  à  Gouville,  en  1861. 

Ces  faits  doivent  suffire  pour  appuyer  la  thèse  que  nous  avons 
cherché  à  établir,  et  nous  sommes  certain  que  chaque  jour  la  démon- 
trera de  plus  en  plus. 

La  forme  de  ces  cercueils  non  parallélique  et  irrégulière,  moins 
large  aux  pieds  qu'à  la  tête,  est  aussi  un  caractère  qui  appartient  à 
l'époque  franque.  Cette  forme,  en  effet,  est  celle  de  tous  les  cercueils 
que  nous  venons  de  citer. 


Cercueil  de  pierre  d'Ouville-la-Rivière  (semblable  à  ceux  de  GouviUeK 


Cercueil  de  pierre  de  Saint-Pierre-d'Épinay  (semblable  à  ceux  de  Gouville) 

Ce  qui  achève  la  démonstration ,  c'est  la  figure  du  couvercle ,  qu 
est  celle  d'un  toit  de  maison  ou  d'un  dos  d'âne.  Cette  particularité  , 

(1)  Bullet,delaSoc,d€sAûtiq,deNorm.,V^2Lnnée,  p.  51. 

(2)  Bitflet,  d(*  la  Soc,  des  Anttq.  de  Norm.,  I"  annnée,p.  115. 


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—  13  — 


(jui  n'apparaît  guère  qu'à  la  période  franque ,  est  également  un  des 
traits  différentiels  de  cette  civilisation  (1). 


Couvercle  du  tombeau  de  saint  Chalëtric  de  Chartres  (vi«  siècle). 
(Couvercle  comme  ceux  de  Gouville.) 

Enfin  le  trou  pratiqué  au  fond  du  cercueil  est  aussi  un  détail  par- 
ticulier à  ce  temps.  Cependant  il  n'existe  pas  partout  ni  dans  toutes 
les  auges;  mais  on  le  trouve  fréquemment,  et  nous  le  connaissons 
peu  à  ime  autre  époque.  Nous  l'avons  remarqué,  notamment  à  Saint- 
Pierre-d'Épinay ,  en  1847  (2);  à  Pavilly,  en  1<S50(3);  a  Ouville-la- 
Rivière,  en  1852  (4),  et  à  Sigy,  en  1859. 

Déjà  cette  particularité  avait  été  observée  en  1839,  dans  les  cer- 
cueils de  Bénouville-sur-Orne  (  Calvados)  (5);  M.  Moutié,  de  Ram- 
bouillet, l'avait  reconnue  à  Vicq    (Seine-et-Oise  )  (6),   ainsi   que 

(1)  La  Norm.  souterr,,  1"  édition ,  p.  29  ;  2*  édition ,  p.  35-36. 

(2)  Revue  de  Rouen ,  année  1847  p.  233-36.  —  La  Norm,  souterr.,  P*  édit., 
p.  223-28-29  ;  2*  édition ,  p.  407. 

(3)  Revue  de  Rouen,  année  1850,  p.  654. 

(4)  Lft  yorm.  souterr.^  2*  édition,  p.  436.  —  Sépidt,  gauL,  rom,,  franq, 
et  non». ,  p.  133. 

(ô)  L'ahbé  Durand,  Mém.  de  la  Soc.  des  Antiq,  de  la  Norm,,  t.  XIl ,  p.  330. 

(G)  A  Moutié.  —  Bulletin  du  Comité  de  la  Langue ,  de  r Histoire  et  des  Arts 
dé»  la  France,  t.  Il,  p.  230.  —  Im  Norm,  sonferr,,  V  édit.,  p.  323:  2*  édit., 
[..  407-408. 


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-  14  - 

M.  Manière,  à  Dreslincourt  (Somme)  (1),  et  M.  le  vicomte  de  Pîbrac, 
à  Verdes  (Loiret)  (2).  M.  Corrard  de  Bréban  l'avait  également  cons- 
tatée dans  les  tombeau:)^  mérovingiens  de  la  Champagne  (3.)  Enfin , 
M.  de  Caumfont  disait  au  congrès  archéologique  de  Poitiers,  en  1843, 
que  «  plusieurs  tombeaux  visités  par  lui  dans  le  nord  de  la  France 
avaient  des  trous  d'écoulement  tantôt  au  fond ,  tantôt  latéralement , 
mais  toujours  à  la  partie  inférieure  du  corps  (4).  » 

Les  vases,  par  la  forme  ,  par  la  matière ,  par  la  couverte  et  les  or- 
nements en  creux,  sont  surtout  démonstratifs  de  l'époque  franque  ; 
ils  ressemblent  à  ceux  de  Dieppe ,  d'Envermeu ,  de  Londinières , 
d'Ouville,  d'Etretat  et  de  tous  les  cimetières  francs ,  non-seulement 
de  la  Seine-Inférieure  et  de  la  Normandie ,  mais  même  de  la  France , 
de  la  Suisse  et  de  la  Belgique  (5). 

Les  perles  de  verre  et  d'ambre  sont  communes  dans  les  sépultures 
de  ce  temps.  Nous  avons  rencontré  des  perles  d'ambre  semblables  à 
celles  de  Gouville  dans  les  cimetières  mérovingiens  de  Martin- 
Eglise,  de  SaintrAubin-sur-Scie  (6),  d'Ouville-lar Rivière  (7),  d'En- 
vermeu et  de  Londinières  (8).  La  perle  d'ambre  n'était  pas  seulement 

(1)  Mazière,  Bullet.  de  la  Soc.  des  Antiq,  de  Picardie,  année  1859, 
n«3,  p.  110-111. 

(2)  De  Pibrac,  Mém.  sur  les  Ruines  galUhram.  de  Verdes ,  p.  29  et  31 ,  et 
Mém.  de  la  Soc.  d'Agric,  Sciences,  etc.,  d'Orléans,  t.  III. 

(3)  Corrard  de  Bréban ,  Congrès  archéol.  de  France;  Séances  tenues  à  Troyes 
en  1853.  — LaNorm.  souterr. ,  2"  édition ,  p.  408. 

(4)  DeCaumont,  Bulletin  monumental^  t.  X,  p.  166. 

(5)  Archéol.  céramique  et  sépulcrale ,  p.  12, 14,  et  VP  Tableau. 

(6)  La  Norm.  souterr. ,  2*  édition  p.  434. 

(7)  Sépult.  gaul,,  rom.,  franq.  et  norm. ,  p.  146. 

(8)  Im  Norm.  souterr.,  1"  édition ,  p.  230-32-268;  2«  édition ,  p.  272-76.  — 
Sépult.  gauL,  rom.,  franq.  et  norm. ,  p.  145. 


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~  15  — 

uii  ornement  prodigué  à  cette  époque  ;  c'était  aussi^  dans  les  idées  de 
DOS  pères,  un  talisman  pieux  et  une  amulette  religieuse,  u  Que  nulle 
femme,  disait  saint  Ëloi  à  ses  peuples,  ne  suspende  de  F  ambre  à  son 
wî/(l).))  Cette  parole,  annoncée  d'abord  aux  populations  d^Beauvaisis, 
était  répétée  par  saint  Ouen,  de  Rouen,  aux  populations  de  la  Neustrie 
juste  à  l'époque  de  nos  sépultures. 

Mais  les  deux  objets  qui  méritent  de  fixer  notre  attention ,  sont  les 
chaînettes  et  l'anneau  dentelé.  Les  chaînes  et  les  aimeaux  sont  assez 
communs  dans  les  sépultures  franques,  nous  allons  en  donner  quel- 
ques exemples. 

A  plusieurs  reprises  nous  avons  rencontré  des  chaînettes  de  fer  et 


Chainette  en  bronze  d'Envermeu. 

de  bronze  à  Londinières  (2)  et  à  Envermeu  (3).  Malheureusement, 

-it- 

»8 * 


Chaînettes  avec  anneau  en  bronze  de  Londinières. 

nous  n'avons  pas  observé  si  elles  se  trouvaient  sur  des  hommes  ou 
sur  des  femmes.  Mais  à  Saint-Aubin-sur-Scie ,  en  1854,  nous  sommes 

(1)  Vie  de  saint  Él(n,  évéque  de  Noycn,  par  saint  Ouen ,  évéque  de  Rouen, 
trad.  de  Ch.  Barthélémy,  p.  169.  —  La  A^orm.  «mffrr.,  2*  édition,  p.  434. 

(2)  La  Norm.$outerr..  1"  édition,  p.  233-34-;  2^ édition, p. 274,  pi.  XIII, 
fiîr.8. 

i3)  Ln  Norm.  mftter.^  1"  édition ,  p.  282. 


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—  ]0  — 

certain  d'en  avoir  recueilli  une  sur  une  leninie  qui  avait  un  collier  de 
perles  d'ambre  et  de  pâte  de  verre  (1).  A  Conlie  (Sarthe),  on  a  cru 
reconnaître  une  femme  dans  le  sujet  qui  portait  une  chaînette  de 
bronze  (2).  J^  Rev.  Faussett  affirme  positivement  avoir  rencontré 
une  chaînette  de  fer  sur  une  femme  saxonne  du  cimetière  de  Siberts 
wold-Down  (Kent)  (3). 

M.  Héré,  de  Saint-Quentin,  signale  également  une  chaînette  de 
cuivre  et  un  anneau  parmi  les  antiquités  mérovingiennes  exhumées , 
en  1858,  des  sépultures  de  Montiscourt-LizeroUes  (Aisne)  (4).  M.  de 
Gerville  en  mentionne  une  autre  dans  un  sarcophage  de  Couvert, 
près  Baveux  (5).  M.  l'abbé  Durand  en  parle  également  dans  le 
procès-verbal  de  ses  fouilles  de  Bénouville-sur-Ome  (Calvados)  (6), 
1835^6.  M.  Tabbé  Haigneré  cite  une  chaînette  de  cou  en  bronze  et 
d'un  travail  très  délicat  aperçue,  en  1858,  à  Echinghen  (7),  près 
Boulogne.  M.  Baudot  en  figure  deux  sur  les  magnifiques  planches  du 
cimetière  burgonde  de  (^harnay  (Saône-et-Loire)  (8).  M.  Lalun  m'a 

(1)  La  IVonn,  souterr.^  1'*  édition ,  p.  345  ;  2*  édition ,  p.  434. 

(2)  DesBerryes.  Bullet.  monumental  ^  t.  V,  p.323. 

(3)  Faussett,  Inveniorium  gepulchrale ,  p.  296,  pi.  XV,  fig.  25.  —  Sépult. 
gauL,  rom.,  franq,  et  norm.,  p.  267. 

(4)  Hcré,  Mém,  de  la  Soc.  acad.  de  Saint-Quentin,  3*  série,  t.  1*' ,  p.  370, 
pl.D,%.  D. 

(5)  De  Gerville,  Mém.  de  la  Soc.  desAntiq.  de  l'Ouest,  t.  II,  p.  195-96,  et 
Essai  sur  les  Sarcophages» 

(6)  L'Abbé  Durand  ,  Mém.  de  la  Soc.  des  Antiq.  de  Normandie,  t.  XII, 
p.  324. 

(7)  L'Abbé  Haigneré ,  Congrès  archéologique  de  France  :  Séances  tenues  à 
Dunkerque  en  1860,  t.  XXIV,  p.  293. 

(8)  H.  Baudot,  Mém.  sur  ia  sépult.  des  Barbares  de  l'époque  mérovingienne, 
pi.  XV ,  fig.  1  et  2,  dans  les  Mémoires  de  la  Commiss.  des  Antiquités  de  la  Côte- 
d'Or.  t.  V. 


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—  17  — 

envoyé  dos  mailles  d'une  chaînette  trouvée  à  Saint-Martin  de  Lou- 
viers  en  18G().  Enlin,  les  sépultures  ripuaires  de  Selzen  et  de  Colo- 
jnie  en  ont  donné  à  M.  Lindenschmit,  de  Mayence(l),  et  à  M.  Roach 
Sniith ,  de  Londres  (2),  ainsi  que  celles  de  l'Allemagne  à 
M.  Wilhelmi  (3),  et  celles  de  la  Suisse  et  de  la  Savoie  à  M.  (xosse, 
de  Genève  (4). 

Si  les  chaînes  sont  fréquentes,  les  anneaux  dentelés  le  sont  beau- 
coup moins,  sans  être  pour  cela  introuvables.  Nous  en  connnaissons, 
on  eflfet,  deux  exemples,  Tun  en  France  et  l'autre. en  Angleterre. 
I^e  premier  nous  est  apparu  à  Caudebec4ès-Elbeuf,  en  1855.  L'an- 
neau provenait  d'un  cercueil  mérovingien  trouvé  près  de  l'église , 
lequel  contenait,  outre  des  perles  de  verre ,  un  cure-oreilles  et  un 
cure-dents,  une  boucle  en  bronze  et  deux  jolies  fibules  en  argent  et 
or,  ornées  de  filigranes  et  montées  de  verroterie.  Quatorze  dents  dé- 
coraient le  cercle  de  Caudebec  (5). 


Anneau  dentelé  en  bronze  de  Caudebeo-lès-Elb«M:f  (I8i5). 

(1)  Lindcnschmit ,    Dos   Germanische  todtenlager,   bei  Selzen,   p.  25.  — 
Roach  Smith,  Collectanea antiqua ,  vol.  II, pi.  LVI. 

(2)  Roach  Smith,  Collectanea  antiqua,  vol.  II,  p.  147,  pi.  XXV,  fig.  10. 

(3)  Wilhelmi ,    Beschreihung  der    Wierzehen  alten   deutscken  todtenhugel . 
taf .  IV ,  n»  12. 

(4)  Crosse,  SuiteA  la  Notice  sur  d'anciens  Cimetières,  p.  14,  pi.  lîl,  ftp.  1'^'- 
VI -22. 

(5)  Sêpnlt,  qanL,  rom,,  franf/.et  norm.  ,  p.  115. 


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—  18  — 

Le  second  échantillon  a  été  trouvé  par  notre  ami  M.  Wylie ,  dans 
une  sépulture  saxonne  de  Fairford,  près  Glocester ,  en  1851  (1). 
L'anneau  de  Fairford  avait  onze  grains  qui  étaient  doubles 

Nous  restons  incertain  sur  la  destination  de  ces  sortes  de  pièces. 

Telles  sont  les  principales  observations  que  nous  a  suggérées  la 
découverte  de  Gouville.  Nous  eussions  pu  également  faire  ressortir 
Torientation  exceptionnnelle  des  cercueils  (Nord  et  Sud),  exception 
fréquente  à  l'époque  franque,  ainsi  que  la  superposition  de  plusieurs 
corps  dans  le  même  cercueil,  autre  particularité  commune  à  ce 
temps  de  barbarie  et  contre  laquelle  les  Conciles  protestaient  en 
vain.  Mais  nous  croyons  devoir  nous  arrêter  pour  ne  pas  fatiguer  le 
lecteur. 

Nous  ne  doutons  pas  que  la  Côie-ata-Prêtres  ne  renferme  d'autres 
cercueils  et  d'autres  sépultures.  Déjà,  il  y  a  dix  ans,  on  en  a  ren- 
contré de  semblables  avec  vases ,.  ornements  et  armures.  On  nous 
a  assuré  aussi  que  sur  d'autres  points  du  champ ,  la  charrue  du 
laboureur  talonne  des  pierres  qui  pourraient  bien  être  tumulaires. 
En  un  mot,  nous  croyons  que  Gouville  possède  un  cimetière  franc 
qu'il  serait  intéressant  d'explorer.  Nous  aimons  à  croire  que  M.  le 
comte  de  Germiny,  ami  de  nos  antiquités  nationales ,  voudra  lui 
faire  dire  son  dernier  mot  dans  l'intérêt  du  pays  et  de  l'histoire. 

L'abbé  COCHET. 

(48)  Wylie,  Fairford qi^avea .  pi.  V,  fig.  7. — Sépult.  gaul,,  rorn.  et  luyrni.. 
p.  115. 


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LE  MENDIANT. 


CONTE  FANTASTIQUE. 


Fritz  était  le  garde-chasse  favori  du  comte  Henri  de  Koniggratz 
en  Bohême,  et  en  cette  qualité  il  habitait  au  beau  milieu  de  la  forêt  ; 
une  sombre  forêt  d'Allemagne  pleine  de  chênes»  de  sapins,  de  fon- 
drières et  de  halliers,  une  haute  futaie  fourmillante  et  inextricable. 
Sa  maison,  située  dans  une  clairière,  était  entourée  de  murs  et  fer- 
mée comme  une  citadelle.  Ily  demeurait  toute  Tannée  avec  Marthe, 
sa  femme,  la  seule  créature  qu'il  aimât,  fumant  quand  il  ne  chassait 
pas,  chassant  quand  il  ne  fumait  pas,  et  faisant  quelquefois  les  deux 
choses  ensemble. 

L'âpreté  du  lieu  avait  réagi  sur  lui  ;  déjà  fort  brusque  en  arrivant, 
il  était  devenu  à  la  longue  aussi  brutal  et  aussi  sauvage  que  les 
sangliers  ses  voisins. 

Quand  le  comte  voulait  faire  une  battue  dans  la  forêt,  il  faisait  pré- 
venir Fritz.  Au  jour  fixé,  celui-ci  se  mettait  en  route  dès  l'aurore  ; 
mais,  si  loin  qu'il  allât,  il  fallait  qu'il  fût  de  retour  au  logis  le  soir. 


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—  20  — 

C'était  une  fantaisie  du  comte  Henri  de  vouloir  qu'on  se  tînt  chez  soi 
la  nuit.  Il  ne  fallait  pas,  disait-il,  troubler  dans  leurs  fêtes  nocturnes 
ces  légions  d'esprits  invisibles:  elfes,  lutins,  gnomes,  farfadets, 
qui  hantent  nuitamment  les  vieilles  forêts  d'Allemagne.  Fritz  obéis- 
sait rigoureusement  à  cette  singulière  injonction;  il  y  a  plus,  elle 
lui  é»ait  agréable,  car  tout  garde-chasse  et  tout  Allemand  qu'il  fût, 
peut-être  bien  même  à  cause  de  ces  deux  qualités  réunies,  Fritz  était 
hardi  vis-à-vis  des  braconniers,  mais  poltron  à  l'endroit  des  sorciers 
et  des  esprits. 

Un  matin  que ,  suivant  l'ordre  qu'il  avait  reçu  de  son  seigneur, 
il  partait  pour  se  rendre  à  une  grande  chasse ,  il  rencontra  à  une 
demi-lieue  de  sa  maison,  au  milieu  d'un  sentier  tortueux,  un 
misérable  mendiant  tout  déguenillé  qui  lui  demanda  l'aumône. 
Chose  rare  qu'un  mendiant  dans  la  forêt  !  Jusque-là  Fritz  n'en  avait 
jamais  vu.  11  reçut  celui-ci  rudement.  —  Que  fais-tu  là,  toi?  tu  m'as 
tout  l'air  d'un  braconnier  ou  d'un  voleur  :  va-t-en  !  —  Le  mendiant 
ne  bougea  pas.  —  Est-ce  que  tu  ne  m'as  pas  entendu?  —  Le  men- 
diant fit  quelques  pas  en  arrière  et  le  garde  passa  en  grommelant. 
Après  ime  demi-minute  de  marche,  il  se  retourna.  Le  mendiant  s'é- 
tait de  nouveau  placé  au  milieu  du  sentier,  son  feutre  gras  sur 
l'oreille  et  un  énorme  rotin  sous  le  bras.  Il  ricanait  insolemment. 
Le  garde-chasse  devint  rouge  de  colère  ;  d'un  mouvement  subit,  il 
épaula  sa  carabine  et  fit  feu. 

Fritz  avait  ajusté  à  la  poitrine,  et  Fritz  ne  manquait  jamais  sou 
coup  ;  aussi  fut-il  étonné,  stupéfait,  abasourdi  et  honteux  quand  il 
vit  l'inconnu  à  la  même  place  et  dans  la  même  position  narquoise. 
La  seconde  volée  de  plomb  partit  sans  qu'il  y  songeât;  elle  ne 
réussit  pas  davantage.  Ecumant  de  fureur,  Fritz  prit  son  fiisil  par  le 


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—  21  — 

caaon  et  courut  sur  le  mendiant  :  alors  décidément  celui-ci  se  mit  à 
fuir.  Il  se  perdit  au  milieu  des  broussailles.  Le  garde-chasse  allait  le 
poursuivre  ;  une  voix  étrange  se  fit  entendre  :  Fritz,  prends  garde 
à  l'Esprit  des  bois  !  Il  s'arrêta  interdit.  Son  chien  Wolf  s'était 
élancé  en  avant,  on  l'entendit  pousser  un  cri  aigu,  puis  il  reparut 
tout  saignant  et  tomba  mort  aux  pieds  de  son  maître. 

Fritz  ne  s'arrêta  pas  à  fouiller  les  buissons  :  ce  mendiant  qui  par- 
lait de  l'Esprit  des  bois,  cet  être  que  deux  coups  de  feu  n'avaient  pu 
atteindre  l'avait  fortement  étonné,  il  n'était  pas  certain  de  n'avoir 
eu  affaire  qu'à  un  homme.  Après  s'être  assuré  que  son  chien  ne 
vivait  plus,  honteux  de  l'espèce  de  terreur  qu'il  ressentait,  il  se  dit, 
comme  excuse,  que  le  comte  Henri  aimait  la  ponctualité,  et  que  s'a- 
venturer à  poursuivre  un  adversaire  qui  s'enfuyait,  c'était  s'exposer 
à  arriver  trop  tard  auprès  du  maître.  En  raisonnant  de  la  sorte,  il 
avait  repris  son  chemin . 

Le  comte  Henri  n'était  pas  encore  au  rendez-vous;  une  fanfare 
l'annonça  bientôt.  Il  arriva,  fièrement  monté  sur  un  cheval  bai- 
brun;  il  était  suivi  de  ses  amis,  de  ses  piqueurs  et  de  la  meute 
aboyante. 

La  chasse  fut  menée  ardemment;  toute  la  journée,  les  échos  de  la 
foret  retentirent  du  hennissement  des  chevaux,  de  l'aboiement  des 
chiens,  des  éclats  du  cor,  de  la  détonation  dçs  armes  à  feu  et  du 
hourra  inexprimable  des  chasseurs.  —  En  avant  !  en  avant!  taïaut  ! 
taïaut  !  alerte  !  —  Et  tout  à  coup,  dans  un  lieu  désert  il  n'y  a  qu'un 
instant,  les  voilà  qui  passent  comme  une  trombe. 

Le  hasard  voulut  qu'on  se  dirigeât  vers  le  point  où  le  garde-chasse 
avait  rencontré  le  mendiant.  Tous  les  buissons  environnants  furent 
ti^versés,  fouillés,  saccagés,  broyés  par  la  meute  ;  Fritz  lui-même 


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—  22  — 

entra  dans  le  buisson  qui  avait  servi  de  refuge  à  l'inconnu  ;  il  n'y  vit 
rien  de  plus  extraordinaire  qu'ailleurs;  mais  Fritz,  depuis  le  matin, 
était  profondément  soucieux  :  cet  examen  ne  le  dérida  pas. 

A  la  halte  qu'on  fit  pour  manger,  il  raconta  son  aventure.  Le 
comte  était  parmi  les  auditeurs,  il  secoua  mélancoliquement  la  tête. 
Mauvaise  affaire,  dit-il,  cet-être  là  n'est  pas  un  simple  fils  d'Adam, 
—  Bah  !  repartît  l'un  de  ses  amis,  écoutez-vous  Fritz  ?  Il  a  épousé 
une  sorcière,  de  sorte  qu'il  croit  toujours  voirie  diable.  Ilamaltiré, 
voilà  tout.  Fritz  sourit,  mais  du  bout  des  lèvres  ;  il  éprouva  le  besoin 
de  s'étourdir  à  même  le  vin  de  Tokay  et  le  kirschenvïrasser  du 
comte.  Après  en  avoir  bu  une  raisonnable  quantité,  il  finit  par  perdre 
la  peur,  et,  ce  qui  arrive  aux  plus  poltrons,  il  fut  bientôt  le  premier 
à  plaisanter  de  sa  rencontre. 

La  chasse  finit  à  la  chute  du  jour.  On  avait  forcé  deux  cerfs,  tué 
six  loups  et  abattu  un  sanglier.  Fritz,  prenant  congé  du  comt-e,  se 
mit  en  devoir  de  regagner  son  logis.  Cliemin- faisant,  il  voulut  aller 
visiter  quelques  terriers  de  renard  où  il  se  promettait  de  Mve  pro- 
chainement passer  un  petit  basset  à  jambes  torses;  entrant  ensuite 
dans  une  vente  nouvellement  livrée,  il  s'arrêta  à  en  compter  les  plus 
gros  arbres;  enfin  il  fit  l'école  buissonnîère. 

La  nuit  s'avançait  d^jà,  on  était  en  septembre,  l'air  avait  été  lourd 
toute  la  journée,  et  à  l'heure  du  crépuscule  de  gras  nuages  d'im  gris 
plombé  étaient  venus  envahir  le  ciel.  Un  large  écloîr  sillonna  l'ho- 
rizon, un  tonnerre  lointain  se  fit  entendre.  Fritz,  encore  chaud  de 
ses  libations,  ne  s'inquiétait  point  du  temps;  peu  à  peu,  toutefois,  l'o- 
rage se  rapprochait.  Le  ciel  devint  tout  à  fait  noir,  le  tonnerre 
commença  à  gronder  bruyamment,  les  éclairs  se  succédèrent  de 
plus  en  plus  rapides.  La  foret  avait  changé  d'aspect,  elle  avait  pris 


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^  ^s  — 

quelque  chose  de  lugubrement  solennel  :  les  oiseaux  se  taisaient,  le 
feuillage  était  immobile.  Il  y  eut  un  instant  d'attente,  puis  de  grosses 
gouttes  de  pluie  tombèrent  çà  et  là  sur  les  feuilles,  un  bruit  soudain 
descendit  d'en  haut  comme  si  le  vent  eût  secoué  la  cime  des  arbres; 
enfin  le  tourbillon  se  déchaîna.  Tonnerre,  éclairs,  vents  conjurés, 
pluie  compacte  mêlée  de  grêle;  ce  fut  une  convulsion  terrible,  un 
déchirement  formidable  et  permanent  !  Le  ciel  était  de  feu  et  d'eau, 
l'air  était  plein  d'une  vapeur  sulfureuse.  En  un  clin-d'œil,  la  forêt  fut 
inondée ,  les  chemins  creux  se  changèrent  en  torrents  et  les  terrains 
mouvants  devinrent  des  fondrières. 

Fritz  se  tenait  serré  contre  un  arbre,  un  coup  de  foudre  l'avait 
presque  aveuglé;  il  était  mouillé  jusqu'aux  os,  il  songeait  à  sa 
femme,  à  sa  maison,  il  éprouvait  un  malaise  indéfinissable.  Tout 
à  coup,  il  se  sentit  saisir  par  derrière  et  liera  l'arbre  qui  le  soute- 
nait ;  il  se  retourna  et  se  vit  face  à  face  avec  le  mendiaut,  figure 
sinistre  et  menaçante  ;  blême  de  terreur,  il  ferma  les  yeux,  s'aban- 
donnant  à  la  destinée. 

Dans  le  demi-anéantissement  où  il  se  trouvait,  il  crut  entendre 
prononcer  son  nom,  machinalement  ses  paupières  se  rouvrirent. 
Devant  lui  s'agitait  une  multitude  de  spectres  bizarres,  les  uns 
rouges  comme  un  feu  ardent,  effilés  et  mobiles  comme  la  flamme, 
les  autres  plus  verts  que  la  première  feuille  de  mai  et  pourvus  de 
longues  ailes  membraneuses,  d'autres  encore  aussi  noirs  que  la 
suie,  pesants  et  informes  comme  des  moellons.  Il  y  en  avait  de 
toute  nature  et  de  toute  couleur:  blancs  comme  l'argent,  jaunes 
commftl'or,  bleus  comme  l'indigo,  opaques  conune  le  grès,  transpa- 
rents comme  le  cristal.  Tout  cela  remuait,  fourmillait,  sautait,  ram- 
pait, so  heurtait,  s'enlaçait,  se  fuyait  et  se  combattait  tour-à-tour. 


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--  21  — 

De  temps  en  temps,  quelques-uns,  se  détachant  des  groupes,  venaient 
harceler  le  pauvre  garde-chasse,  lui  jeter  de  la  boue  au  visage. 
Le  mendiajit,  morne  fantôme,  présidait  à  cette  fantasmagorie. 

L'orage  continuait  toujours,  le  vent  hurlait  à  faire  frémir,  à  droite  et 
à  gauche  des  arbres  craquaient  et  tombaient.  Sous  la  pluie  battante, 
à  la  lueur  d'un  ciel  en  feu,  ce  troupeau  de  spectres  qui  fatiguait  la 
broussaille  effarée  était  épouvantable  à  voir.  Chaque  fois  que  s'é- 
teignaient les  éclairs,  dans  l'obscurité  profonde  qui  suivait,  toute 
la  cohorte  poussait  un  cri  sauvage;  alors  Fritz  pentait  ses  dents 
claquer  de  fraj^eur.  Que  n'étail^il  dans  une  large  plaine ,  au  grand 
soleil,  seul  contre  vingt  bandits,  il  se  fût  estimé  heureux  !  Il  n'était 
pas  dévot,  le  garde-chasse;  il  fréquentait  peu  les  églises,  il  obser- 
vait fort  mal  les  jeûnes,  mais  nul  n'aurait  su  calculer  combien  de  fois 
il  se  recommanda  à  la  Vierge  et  aux  saints,  combien  il  promit  de 
neuvaines  pour  obtenir  sa  délivrance . 

Vers  minuit  et  demi,  l'ouragan  cessa  tout  à  coup,  les  spectres  dis- 
parurent. Fritz,  tout  doucement,  essaya  de  se  remuer  ;  il  s'aperçut 
que  rien  ne  le  retenait  plus  à  l'arbre.  Sa  joie  fut  celle  d'un  prison- 
nier qui  s'évade;  la  carabine  à  l'épaule,  il  se  remit  bien  yitç  en 
marche.  ,.     .' 

Ses  jambes  étaient  jrestées  .solides,  mais  il  avait  l'esprit,  chance- 
Ijant,,  il  .tournait  péniblemçi^t  dans^un  cercle  d'idées  obtuse^*  Tout 
lui  pfiffaissait  nouveau  et  étrange;  la  feuille,  des  arbres,  l'herbe  des 
^entiers,  le  vent  affaibli  qui  souffla^t^  les  nuages  qui  couraient  dans 
le  ciel.  Un. ver-luisant  qu'il  rencontrai,t,  une  branche  qui  l'accro- 
chait au  passage  suffiraient  .p<?\ir  le  faire  tressaillir.  Quoiqu'il  sût  la 
forêt  par  cœur,  il  ne  pQUVfl,it  s'y  reconnaifro  ;  il  se  hâtait  à  l'aven- 
ture, sans  savoir  où  le  portaient  sos  pas. 


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Après  une  course  de  vingt  minutes  dans  un  sentier  tortueux,  il 
;uTiva  à  un  large  carrefour.  Cinq  chemins  droits  comme  la  flèche  y 
aboutissaient.  Ils  s'ouvraient  en  éventail,  le  premier  vers  le  nord, 
le  second  vers  le  nord-est,  le  troisième  vers  l'est,  le  quatrième  vers 
le  sud-est  et  le  cinquième  vers  le  sud.  Fritz  tourna  plusieurs  fois 
sur  lui-même ,  puis,  se  décidant  au  hasard,  prit  le  chemin  qui  allait 
au  nord. 

Ce  chemin  s'étendait  à  perte  de  vue,  les  rayons  de  la  lune,  qui  se 
montraient  de  temps  en  temps,  en  éclairaient  le  tracé  blanchâtre.  Le 
garde-chasse  s'arrangea  pour  une  longue  marche.  Il  y  avait  fait 
environ  cent  pas,  quand  il  le  vit  changer  de  direction  et  se  cour- 
ber lentement  vers  l'ouest.  Stupéfait ,  il  s'arrêta  ;  alors  le  chemin 
se  redressa  peu  à  peu  ;  il  se  remit  à  marcher,  le  chemin  fit  une  courbe 
vers  l'est.  Poursuivre  eût  été  s'égarer  à  coup  sûr  et  donner  dans  un 
piège  peutêtre;  Fritz,  la  tête  basse,  revint  au  carrefour. 

Quatre  chemins  restaient  à  choisir:  Fritz  prit  le  second,  celui  qui 
rayonnait  vers  le  nord-est.  C'était  ime  belle  chaussée  ferrée,  pour- 
Mxe  de  bornes  milliaires  et  qui  semblait  avoir  été  parcourue  par  de 
lourdes  voitures  de  roulage;  de  place  en  place,  on  y  apercevait, 
comme  sur  nos  grandes  routes,  des  amas  symétriques  de  cailloux. 
Cette  chaussée  paraissait  inébranlable;  quelques  minutes  après 
l'entrée  de  Fritz,  elle  conunença  à  se  mouvoir  par  ondulations  laté- 
rales; ensuite  elle  se  replia  sur  elle-même  et,  s'enroulant  comme 
autour  d'un  axe,  se  montra  bientôt  plus  tordue  que  la  coquille  d'un 
limaçon.  Le  garde-chasse  ouvrait  de  grands  yeux,  une  sueur  froide 
mouillait  son  front  et  ses  reins.  11  reparut  tout  pâle  au  carrefour. 

La  route  do  l'est  avait  quoique  chose  d'engageant  ;  oUe  était 
d'une   largeur    extraordinaire,  bordée    sur  ses  deux  côtés  d'une 


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—  20  — 

double  allée  de  vieux  chênes,  comme  l'avenue  d'un  château  sei- 
gneurial, et  revêtue  dans  son  milieu  d'une  épaisse  couche  d'un 
gazon  fin  qu'on  eût  cru  semé  demain  d'homme.  Le  soucieux  Fritz 
laissa  échapper  un  sourire  d'espoir,  son  visage  se  rasséréna;  il  lui 
sembla  entrevoir  de  loin  les  mura  d'un  noble  et  antique  manoir  où 
glapissaient,  dans  des  cuisines  souterraines,  les  lèchefrites  et  les 
marmitons.  Il  ne  songeait  ni  au  milieu  ni  à  l'heure.  Enfonçant  sa 
casquette  sur  ses  yeux  et  rejetant  sa  carabine  en  arrière,  il  s'avança 
d'un  pas  délibéré.  Hélas!  encore  une  déception!  A  la  quatrième 
enjambée,  le  chemin  s'ébranla  sous  ses  pieds,  se  brisa  à  angles  aigus 
comme  les  murailles  d'une  ville  de  guerre,  puis  forma  un  losange  de 
grande  dimension,  dont  l'une  des  pointes  s'appayait  au  carrefour. 

Le  quatrième  chemin  était  tout  proche  :  Frite  y  entra  tout  aussitôt. 
Ce  n'était  pas  à  proprement  dire  une  route,  mois  bien  une  ravine 
rabotteuse  au  milieu  de  laquelle  coulait  un  ruisseau  peu  profond, 
dont,  çà  et  là,  le  cresson  tapissait  les  bords.  Fritz  se  mit  à  marcher 
à  grands  pas.  11  s'attendait  à  quelque  transformation  nouvelle  ; 
aussi  ses  yeux  restaient-ils  constamment  fixés  sur  la  partie  la  plus 
éloignée  du  chemin.  Un  quart  d'heure  s^écoula  sans  accident, 
mais  tout  à  coup  il  perdit  pied  et  tomba.  La  lune  venait  de  so  cacher, 
de  sorte  qu'il  ne  pouvait  savoir  où  il  était;  il  se  sentait  rouler  sur  la 
pente  d'un  versant  rapide  et  s'efforçait  de  se  retenir  sans  le  pou- 
voir. Une  broussaille  mêlée  d'épines  lui  déchira  le  visage  ;  il  la  bénît 
et  s'y  accrocha  des  deux  mains  :  il  était  temps.  A  quelques  centi- 
mètres de  ses  pieds  miroitait  un  étang  verdâtre,  où  il  devait  inévita- 
blement tomber  sans  la  broussaille  inattendue.  Sa  carabine  et  sa 
casquette  allèrent  s'y  perdre  l'une  après  Tautre.  Fritz  remonta  péni- 
bl<»mont  jusqu'au  ravin. 


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I  —  27  — 

Le  pauvre  homme  ne  respirait  plus,  sa  poitrine  était  comme  ser- 
rée dans  un  étau  ;  il  avait  le  corps  meurtri,  les  mains  et  le  visage  ei;i 
sang,  il  frissonnait;  de  grosses  larmes  roulaient  dans  ses  yeux.  Il 
se  prit  la  tête  à  deux  mains  en  s'efforçant  de  raffermir  sa  raison  ; 
mais  Tavenir,  conmie  le  passé,  ne  lui  apparaissait  plus  qu*à  travers 
un  brouillard;  quant  au  présent,  il  se  composait  de  deux  choses  :  la 
grande  forêt  toute  pleine  d'embûches  et  cet  étang  morne  où  il  avait 
failli  tomber. 

Machinalement,  ses  pieds  se  remirent  en  route  ;  il  se  retrouva  au 
carrefour  avant  même  d'y  avoir  songé.  Arrivé  là,  il  se  coucha  par 
terre  et  donna  carrière  au  désespoir.  Est-ce  bien  moi,  se  disait-il, 
moi,  la  terreur  des  braconniers,  perdu  dans  cette  forêt  que  je  croyais 
connaître  à  fond!  Après  la  période  d'abattement  vînt  une  période 
d'agitation  et  de  frénésie.  Fritz  se  leva,  s'arracha  les  cheveux,  se 
démena  avec  fureur.  Je  resterais  ici,  s'écriait-il,  caché,  tapi  comme 
un  lapin!  non!  je  veux  aller  en  avant,  je  veux  courir  au-devant  du 
danger.  Que  l'enfer  se  lève  contre  moi  s'il  veut,  je  périrai,  mais 
je  ne  céderai  pas. 

Les  quatre  premiers  chemins  s'étaient  refermés,  le  cinquième 
restait  seul;  le  garde  s'y  précipita  tête  basse,  sans  carabine  et  sans 
casquette,  comme  un  lutteur  qui  court  sur  son  ennemi.  Il  ne  tarda 
pas  à  rencontrer  le  sien:  le  mendiant  était  au  milieu  de  la  voie, 
inunobile  et  comme  l'attendant.  C'est  contre  lui  qu'il  se  jeta.  Le 
choc  fut  brusque,  décisif;  du  coup  Fritz  alla  rouler  sur  la  terre, 
évanoui  et  le  front  saignant.  Il  semblait  s'être  heurté  contre  un 
tronc  d'arbre. 

Combien  de  temps  resta-t-il  ainsi,  on  Tignore.  Quand  il  rovint  A 
lui,  SOS  idées  ordinaires  avaient  ropris  l(Mir  murs,   il  ('tait  calmo. 


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—  2H  — 

presque  joyeux  ;  il  savait  où  il  se  trouvait,  sa  route  ne  l'embarras- 
sait plus.  Il  se  dit  qu'enfin  il  allait  rentrer  chez  lui,  revoir  sa  femme, 
fumer  sa  pipe,  s'asseoir,  se  délasser,  souper,  se  fourrer  dans  les 
couvertures.  Sa  saignée  bizarre  l'avait  rafraîchi,  il  se  sentait 
presque  un  esprit  fort.  De  tous  les  événements  de  la  nuit,  ,pas  un 
seul,  sauf  l'orage,  ne  lui  semblait  réel:  il  s'était  enivré  de  kirsch 
et  il  avait  été  le  jouet  de  son  imagination  échauffée .  Quoiqu'un  peu 
faible,  il  se  leva  résolument,  lava  son  front  dans  une  flaque  d'eau 
voisine,  et,  se  bandant  la  tête  de  son  mouchoir,  il  prit  sa  route  en 
chantonnant. 

Le  ciel  était  pur,  la  lune  brillait,  la  forêt  pleine  de  parfums 
avait  une  sérénité  grandiose  ;  quelques  oiseaux,  avant-coureurs  du 
matin,  commençaient  à  siffler  sur  les  branches.  Après  la  tourmente 
de  la  nuit,  c'était  jouissance  de  se  promener  à  cette  heure;  mais  le 
garde  pensait  à  sa  femme  et  se  hâtait. 


Fritz  est  enfin  au  terme  de  sa  course,  le  voici  arrivé  ou  peu  s'en 
faut;  il  voit  les  murs  blancs  de  sa  maison,  il  entend  la  girouette 
grincer  au  vent,  il  aperçoit  la  lumière  briller  à  une  fenêtre:  c'est  la 
lampe  de  Marthe,  de  Marthe  qui  veille  et  qui  l'attend.  —  Brave 
femme,  elle  ne  s'est  pas  couchée  !  — Il  presse  la  marche,  il  frappe 
à  la  porte  extérieure,  rien  ne  bouge;  il  frappe  encore,  le  chien  de 
pfarde  aboie,  personne  ne  vient  ouvrir;  il  redouble,  le  chien  hurle  et 
secoue  sa  chaîne,  même  silence  dans  la  maison.  Inquiet,  il  fait  le  tour 
de  l'enceinte,  puis  il  s'arrête  et  réfléchit;  enfin,  des  pieds,  desmains, 
il  escalade  le  mur,  il  entre.  Marthe  est  assise,  son  tricot  dans  les 
mains  ;  elle  dort.  Fritz  pousse  un  long  soupir  dejoie.  Marthe,  révoillo- 


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—  29  — 

loi,  dit-il  eu  s'approchant,  tu  m'as  fait  pour.  Marthe  garde  son 
sommeil  de  plomb.  Fritz  la  touche,  elle  ne  le  sent  pas;  il  la  secoue, 
elle  ne  résiste  pas;  il  la  regarde,  elle  est  blanche  comme  la  cire  ;  il 
taie  ses  mains,  elles  sont  raidies  et  glacées  par  la  mort. 

Pascal  MULOT. 


a*f83*= 


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PAYSAGES 


BT 


PROFILS  RUSTIQUES  DU  BRAY  NORMAND. 


I. 


LES  CHAMPS.  —  PIOT-LOUIS. 


Cette  année,  le  mois  de  septembre  a  été  fort  beau,  du  moins  s'est- 
il  montré  tel  dans  les  campagnes  qui  forment  le  bassin  de  la  Bresle, 
et  où  je  vais  prendre  ordinairement  quelques  jours  de  repos  bien 
gagnés.  Ce  n'est  pas  trop  d'affirmer  que  le  temps  était  magnifique. 
Les  vastes  marais  d'un  beau  vert  qui,  comme  un  velours  mobile  et 
changeant,  caractérisent  les  deux  rives  de  la  Bresle,  depuis  Nesle- 
l'Hôpital  jusqu'aux  environs  de  la  mer,  n'avaient  jamais  été  plus 
riches,  même  du  temps  où  les  pieux  monastères  de  Blangy,  de 
Sery  (1)  et  d'Eu,  s'en  partageaient  la  récolte  et  en  affectaient  le 
produit  à  la  fondation  et  à  l'entretien  d'hôpitaux  qui  existent  encore. 
Bref,  au  dire  des  cultivateurs,  les  regains,  cette  année,  valaient  une 

(1)  C'est  dans  cette  abbaye,  aujourd'hui  transformée  en  fQature,  que  Tho- 
mas Corneille  rendit  hommage  à  la  beauté  des  sites  delà  vallée  de  Bresle 
{Dictionnaire  géographique,  tome  l'O. 


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—  31  — 

première  récolte.  Quant  aux  champs  proprement  dits,  — lesgue- 
rets  d'autrefois,  —  ils  avaient  été  eu  grande  partie  dépouillés  do 
leurs  orges  et  de  leurs  blés  par  l'empressement  heureux  de  leurs 
possesseurs.  Mais  bien  des  sillons  portaient  encore  leurs  avoines; 
les  regains  des  trèfles  et  des  luzernes  tapissaient  encore,  çà  et  là, 
les  petits  héritages;  tandis  que,  sur  d'autres  points,  les  troupoîiuK 
de  vaches  et  de  moutons  et  quelques  chevaux  fatigués  des  derniers 
labeurs,  paissaient  les  restes  encore  abondants  de  la  desserte 
d'août. 

Déjà  les  labourages  avaient  recommencé  dans  plusieurs  contrées, 
quand  d'un  autre  côté  il  n'était  pas  trop  rare,  quoique  ce  fût  l'excep- 
tion, de  rencontrer  à  la  chute  du  jour,  dans  quelque  chemin  creux, 
une  voiture  chargée  des  dernières  moissons  de  blé ,  que  la  situation 
du  sol  ou  quelque  autre  motif  avait  retardées  jusqu'à  ce  moment. 

Ce  n'est  pas  un  spectacle  sans  intérêt  que  la  marche  lente  de  cette 
immense  charrette  couverte  d  comble  des  dernières  gerbes  de  blé 
mûr,  roulant  depuis  le  champ  où  on  l'a  recueilli  jusqu'aux  portes 
de  la  grange  où  l'attend  le  batteur.  Quatre  et  parfois  six  forts  che- 
vaux la  traînent  le  long  des  sillons  vides.  Sur  le  haut  de  la  pyramide 
des  gerbes,  toute  l'escouade  àesaôuieux  (1)  s'est  juchée  et  se  main- 
tient par  un  miracle  d'équilibre.  Tous,  hommes,  femmes  et  enfaaits 
s'y  trouvent  confusément  groupés  daxis  des  attitudes  diverses.  Quel- 
ques-uns ont  en  mains  la  bouteille  et  le  verre  traditionnels;  d'autres 
chantent;  ceux-ci  sommeillent,  vaincus  parla  fatigue  d'une  journée 

(1)  Moissonneurs  qui  font  Taoût.  On  appelle  cette  dernière  journée  la  tarte^ 
par  allusion  à  un  souper  de  clôture  dans  lequel  figure  une  pâtisserie  particu- 
lière. 


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de  hâte;  ceux-là  crient;  et  tous  ces  bruits,  grincement  do  roues, 
claquements  de  fouets,  chansons  à  boire,  produisent,  au  milieu  des 
solitudes  rustiques,  une  exceptionnelle  animation. 

Ces  aoûteux  ne  sont  certainement  pas  aussi  élégamment  drapés , 
aussi  artistes  que  ceux  de  Léopold  Robert  :  le  bonnet  de  coton  des 
honunes,  la  calipette  (1)  des  femmes  de  la  vallée  de  Bray  ne  tente- 
raient guère  que  quelques  peintres  de  notre  école  trop  réaliste  qui 
affectionne  le  hâle  du  teint,  la  pose  vulgaire,  la  forme  négligée  du 
vêtement  et  les  exagérations  de  la  musculature.  Mais  telle  qu'elle  est, 
cette  marche  triomphalement  cahotante  a  bien  le  cachet  qui  convient 
aux  joies  simples  et  prosaïques  de  ces   rudes  abatteurs  d'épis. 

Je  prenais  plaisir  à  me  rendre,  de  très  bonne  heure,  dans  la 
campagne,  sans  but  déterminé,  uniquement  pour  jouir  de  ces  mille 
scènes  imprévues  qui,  aux  champs,  par  une  belle  journée,  sont  les 
véritables  bonnes  fortunes  du  citadin  asservi  à  la  règle.  C'est  dans 
une  de  ces  excursions  matinales  que  j'ai  recueilli  le  petit  épisode 
auquel  je  consacre  cette  page. 

J'avais  dépassé  le  Calvaire  et  remarqué  la  grande  amélioration 
que  procure  aux  anciens  paysages  de  mon  enfance  la  nouvelle 
route  de  Bolbec  à  Blangy,  longue  de  120  kilomètres,  de  laquelle 
notre  petite  ville  apparaît  sous  un  aspect  riant  et  pittoresque,  avec 
sa  ceinture  d'eaux  pures,  de  collines  et  de  forêts.  On  ne  saurait  croire, 
du  reste,  combien,  aux  yeux  des  habitants  de  ce  pays  perdu,  la 
construction  de  cette  route  a  placé  haut  la  puissance  des  ingénieurs 
des  ponts  et  chaussées.  Pour  nos  bons  paysans  de  la  Bresle,  si  long- 
temps déshérités  même  de  chemins  vicinaux,  ces  honorables  fonc- 

(1)  Bonnet  d'indienne  doublé  ot  piqué.  Ca])etta^  s^mi. 


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—  33  — 

liounaires  sont,  depuis  lors,  quelque  chose  qui  tient  le  milieu  entre 
rhoinme  et  la  fée....;  mais  revenons.  Un  peu  plus  loin,  un  charre- 
tier mettait  en  mouvement  ses  chevaux  pour  le  labourage  d'un  coteau 
escarpé.  Un  gamin  en  sabots,  tête  nue,  brillant  de  santé  et  d'insou- 
ciance, sinon  de  propreté,  poussait  deux  vaches  à  l'aide  du  bruit 
retentissant  de  son  fouet,  instrument  qui,  pas  plus  que  certain 
eiistache  suspendu  à  sa  blouse,  ne  le  quitte  jamais;  ce  même  fouet 
dont  l'usage  abusif  aux'  premières  heures  du  jour  a  bien  souvent 
irrita  le  chasseur,  sorti  pour  surprendre,  avant  son  grand  lever,  quel- 
que compagnie  de  perdreaux.  Ici,  comme  partout,  les  petits  sont 
charmés  de  posséder  quelque  chose  qui  rehausse  leur  importance. 
Que  de  gens  dans  le  monde  passeraient  inaperçus  s'ils  ne  savaient 
trouver  l'occa-sion  de  faire  claquer  leur  fouet  ! . . . . 

Plus  loin  encore,  à  demi-cachée  derrière  un  nâfe«w  (on  appelle  ahisi 
une  dépression  de  terrain  en  friche,  reliant  deux  plateaux  d'inégale 
hauteur),  une  vieille  femme,  économiquement  vêtue  de  grosse  toile, 
était  penchée  sur  un  sillon  où  elle  arrachait  péniblement  des  pommes 
déterre.  Dans  son  travail  absorbant,  et  commencé  si  matin,  cette 
pauvre  femme  me  rappela  l'^wm^/M/^  elle-même ,  qui,  chassée  du  pa- 
radis terrestre,  fut  condamnée  à  arroser  la  terre  de  ses  sueurs,  pour  en 
obtenir  l'aliment  de  sa  vie  et  de  ses  souffrances. 

De  pas  en  pas  et  de  réflexions  en  déductions,  je  m'étais  égaré.  La 
campagne  était  solitaire  et  je  ne  savais  trop  comment  retrouver  cer- 
tain chemin  qui  devait  me  conduire  à  Grande-Vallée  (il  se  tattache  à 
ce  hameau  ime  histoire  de  récolte  de  faine  que  j'aurai  l'honneur  de 
de  vous  raconter  plus  tard),  lorsque  mon  attention  fût  attirée  par  une 
voix  enfantine  dont  l'auteur  ne  devait  pas  être  éloigné,  bien  que  je 
ne  Taperçussp  pas. 

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Cette  voix  criait,  sur  un  mode  lent  et  aigu,  dont  le  voisinage  des 
grands  bois  comme  celui  de  la  mer  explique  Tusage  : 

Hé  !.. .  Piot  Louis. . .  hë  !  Piot  Louis. . .  ! 

L'appel  était  fait  d'abord  dans  le  ton  simple;  une  seconde,  une 
troisième  fois  la  voix  le  répéta;  puis,  elle  devint  plus  pressante.  Il 
paraît  que  la  réponse  n'arrivait  pas;  car  la  voix  prit  alors  un  ton 
plus  strident  qui  dénotait  tout  à  la  fois  la  surprise  et  une  sorte  d'in- 
quiétude : 

Hé!  Piot  Louis!...  Piot  Louis!!... 

Pas  de  réponse  encore. 

Je  ne  voyais  rien,  mais  je  m'étais  arrêté  et  j'écoutais  attentive- 
ment  Au  bout  de  quelques  minutes,  que  le  petit  Stentor  avait  sans 

doute  employées  comme  moi  à  interroger  tous  les  points  de  l'horizon 
et  à  attendre  une  réponse,  la  voix  recommença,  cette  fois,  tout  à  fait . 
impatiente  et  voilée.   On  sentait  qu'il  y  avait  des  pleurs  dans  cette 
nouvelle  et  suprême  évocation: 

Hé!  Piot  Louis!...  hé!  PiotLoui i is! 

A  ce  momentjj'aperçus  le  pleureur  qu'un  nflfeaw  m'avait  jusqu'alors 
caché.  C'était  un  petit  vacher  de  douze  ans  à  peine  et  qui  semblait  fort 
inquiet.  U  avait  franchi,  tout  en  criant,  la  pente  du  terrain  et  se  trou- 
vait à  cent  pas  de  moi,  tenant  une  longe  sur  laquelle  il  tirait  avec 
force  et  au  bout  de  laquelle  apparut  une  vache  dont  la  résistance 
l'avait  probablement  empêché  d'accomplir  son  ascension  plus  tôt. 

Là,  il  recommença  son  appel  désespéré. 

Ce  n'était  donc  pas  aux  soins  de  la  vache  qu'il  fallait  attribuer 
cette  inquiétude 

Je  regardai  encore  à  l'horizon  :  personne  ! . . . 

Mais  je  me  trompais;  sur  la  crête  d'un  coteau  voisin  apparaissait 


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alors,  hâtant  le  pâs  et  s'avançant  vers  nous,  un  autre  petit  garçon  de 
même  taille  que  le  précédent,  accompagné  d'un  maigre  troupeau 
de  huit  à  dix  moutons. 

Mon  petit  vacher  Tavait  aperçu  avant  moi,  sans  doute. 

Tout  aussitôt,  il  cessa  de  faire  entendre  sa  lamentation.  Je  le  vis 
tirer  de  sa  poche  quelque  chose  qu'il  porta  à  ses  lèvres  :  c'était  un 
flageolet...  et  je  ne  fus  pas  peu  surpris  de  l'entendre  en  jouer  un  air 
vif,  joyeux,  saccadé,  une  espèce  de  chant  de  bienvenue  et  de 
triomphe. 

Cinq  minutes  après,  les  deux  petits  garçons  étaient  réunis. 

La  vache  et  les  moutons  broutaient  fraternellement  l'herbe  du 
même  coteau. 

Castor  et  Pollux  s'étaient  assis  côte  à  côte,  causant  amicalement. 
Le  vacher  avait  tiré  de  son  sac  de  toile  une  belle  miche  de  pain  bis, 
peut-être  un  morceaxi  de  petit  salé ,  et  avait  généreusement  partagé  ce 
bon  déjeûner  avec  son  ami. 

Ils  étaient  heureux.  Je  n'eus  garde,  par  ma  présence  et  mes  in- 
terrogations, de  troubler  ou  déranger  leur  bonheur. 

Je  continuai  ma  route  en  bâtissant  un  long  roman  sur  les  affec- 
tions, les  joies  et  les  douleurs  du  pauvre 

En  arrivant  chez  ma  sœur,  je  racontai  le  fait: 

«  Oui,  me  ditrelle,  ce  sont  (je  les  connais)  deux  petits  orphelins 
n  bien  intéressants.  Ils  appartiennent  à  la  Maison  des  Enfants  trou- 
u  vés.  Elevés  ensemble  chez  le  même  nourricier,  près  d'ici,  on  les  a 
»  séparés  à  douze  ans,  et  ils  font  tous  les  matins  près  d'une  lieue 
»)  sur  leurs  petites  jambes  pour  se  rencontrer  dans  les  champs,  l'un 
»  avec  son  troupeau,  l'autre  avec  sa  vache.  Piot  Louis,  qui  est  à 
»   Boitaumesnil,  aura  probablement  été  retardé  ce  matin.  Voilà  pour- 


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»  quoi  Piot  Maine,  qui  ne  pouvait  Taller  chercher  à  cause  de  sa 
»  vache,  était  si  inquiet  et  si  malheureux.  Ces  deux  enfants,  ajouta 
»  ma  sœur,  seront  bien  à  plaindre  s'ils  sont  jamais  séparés.  » 

Ceci  est  bien  simple ,  comme  tout  ce  qui  est  vrai. 

Voulez-vous  que  nous  en  tirions  deux  conséquences? 

La  première:  qu'une  vache,  tenue  à  la  longe  par  un  enfant,  va 
moins  vite  qu'un  petit  troupeau  de  moutons  en  liberté. 

La  seconde:  que  je  voudrais  être  le  colonel  de  Piot  Louis  et  de 
Piot  Marie  quand  ils  seront  soldats.  Incorporés  dans  le  même  ré- 
giment, ces  deux  enfants,  qui  sont  tout  l'un  pour  l'autre,  me  repré- 
senteraient une  même  âme  avec  deux  énergies.  Bien  dirigés,  peut- 
être  seraient-ils  capables  d'accomplir  ensemble  des  actes  de  dévoue- 
ment et  d'illustration. 

J.-A.  DELÉRUE. 
(La  suite  à  une  procliaine  livraison.) 


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POÉSIE. 


DEUX  SONNETS  DE  MICHEL-ANGE. 


I 


Dante,  voyageur  sombre  au  ténébreux  abîme, 
De  l'un  et  l'autre  Enfer  traversa  le  milieu, 
Et  de  là,  comme  un  aigle,  en  son  essor  sublime, 
Vivant,  il  s'éleva,  par  l'Esprit  jusqu'à  Dieu. 


La  double  éternité  des  vertus  et  du  crime, 
La  Géhenne,  sans  fond,  le  triangle  de  feu, 
11  nous  dévoila  tout,  poète  magnanime  ! 
On  sait  quel  prix  ingrat  il  obtint  en  tout  lieu. 


Le  monde  ne  sut  pas  comprendre  et  sentir  Dante, 
Ni  le  sincère  amour  de  sa  nature  ardente 
Pour  ce  peuple,  du  Beau  spectateur  dénigrant. 


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—  .'»  — 


Et  toutefois,  que  n'ai-je  une  semblable  vie  ! 
J'aurais  à  tous  les  biens  que  Tunivers  envie 
Préféré  son  exil  avec  son  cœur  si  grand  ! 


IL 


Seul,  dans  un  frêle  esquif,  sur  une  onde  en  furie. 
Fatigué  de  la  mer,  j'arrive  au  port  fatal. 
Où  tout  homme  en  quittant  sa  mortelle  patrie, 
Doit  compte  au  Très-Parfait  de  ce  qu'il  fit  de  mal. 


Je  reconnais  combien,  dans  mon  idolâtrie 
Pour  TArt  et  la  Beauté,  j'errai  sans  vrai  fanal  ; 
Car,  dans  notre  âme  sainte  et  pour  le  ciel  nourrie. 
Tout  sentiment  terrestre  est  frivole  ou  brutal. 


Pensers  d'amour  si  doux,  extase  renaissante, 
Qu'êtes-vous  maintenant  que  j'approche?  deux  morts; 
Deux  morts.  Tune  certaine  et  l'autre  menaçante. 


Marbre  et  pinceaux  n'ont  plus  de  charme  que  je  sente  ; 
Je  suis  tout  à  ce  Dieu,  pitoyable  au  remords, 
Qui  nous  ouvre  ses  bras  sur  la  croix  gémissante. 


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39  — 


l'Été  de  la  saint-martin. 

Quelquefois  sous  un  ciel,  au  tiède  Eurus  ouvert , 
Novembre  a  des  soleils,  été  rapide  et  chauve, 
Où  parmi  les  rameaux  dont  le  feuillage  fauve 
S'éclaircit,  apparaît  le  spectre  de  l'hiver. 


Alors,  pour  oublier  ce  front,  de  deuil  couvert 
L'année,  en  folâtrant,  dans  les  herbes  se  sauve, 
Et  tresse  une  couronne  avec  la  pâle  mauve 
Et  l'œillet  encor  rose  et  le  thym  encor  vert! 


Telle,  au  soir  de  la  vie,  il  semble  que  renaisse , 
Pour  plusieurs,  une  courte  et  seconde  jeunesse, 
Où  le  soleil  d'amour  brûle  comme  à  midi. 


Et  le  cœur,  qui  dormait,  se  hâtant  à  revivre. 
Chante  à  toutes  les  fleurs  son  réveil,  et  s'enivre 
D'un  nectar  que,  demain,  l'âge  aura  refroidi. 

Emile  DESCHAMPS. 


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BEAUX-ARTS. 


RESTAURATION 


DE   LA 


FONTAINE  DE  JEANNE  D'ARC, 

SUR  LA  PLACE  DE  LA  PUCELLE,  A  ROUEN. 


On  vient  de  terminer  la  restauration  complète  de  la  fontaine  monumen- 
tale élevée  à  la  mémoire  de  Jeanne  d'Arc  sur  l'ancienne  place  du  Marché- 
aux-Veaux,  appelée  aujourd'hui  p/ace  de  la  Pucelle.  Ce  petit  monument, 
d'un  style  vigoureusement  accentué,  et  qui  date  du  milieu  du  siècle  dernier, 
a  suscité  naguère ,  par  suite  des  variations  du  goût  et  des  vicissitudes  que 
subit  à  chaque  époque  la  manière  d'envisager  les  œuvres  d'art,  des  critiques 
malveillantes  et  passionnées;  on  a  même  plus  d'une  fois  provoqué  Tadmi- 
nistration  municipale  à  le  proscrire,  pour  le  remplacer  par  un  monument 
plus  digne,  au  dire  des  détracteurs,  de  sa  haute  et  patriotique  destination. 
Pourtant,  comme  aucun  projet  sérieux,  de  nature  à  justifier  un  pareil  chan- 
gement, ne  s'est  produit  jusqu'à  présent,  l'administration  a  fait  preuve  de 
prudence  et  de  fermeté  en  résistant  à  l'entraînement  de  quelques  esprits 
trop  ardents  ;  elle  a  pensé  avec  raison  que  le  monument  existant^  malgré  les 
Jivergences  d'opinion  qui  se  manifestaient  à  son  égard,  était  Tœuvre  d'une 
époque  qu'on  n'a  jamais  songé  à  taxer  de  barbarie  ;  bien  plus,  que  les  œuvre 


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—  11  — 

de  cette  période,  quoique  répudiées  au  commencement  de  notre  siècle  par  les 
partisans  d'une  école  trop  exclusive,  tendaient  cependant  chaque  jour  à 
reconquérir,  dans  l'estime  des  amateurs  impartiaux,  une  valeur  qu'on  avait 
affecté  de  leur  dénier;  que  la  postérité  ne  faisait  que  commencer  pour  elles, 
et  qu'enfin,  avant  de  détruire  une  œuvre  de  cette  importance,  si  bien  appro- 
priée par  sa  disposition  à  l'emplacement  qu'elle  occupe,  si  harmonieuse, 
quoiqu'on  puisse  dire,  de  formes  et  de  proportions,  il  était  bon  de  savoir,  au 
préalable,  ce  qu'on  prétendait  lui  substituer;  elle  a  donc  cru  devoir  con- 
sidérer la  question  comme  indéfiniment  ajournée,  et,  pour  ne  pas  encourir 
le  reproche  d'indifférence  à  l'égard  des  grands  souvenirs  que  ce  monument 
consacre,  elle  a  pourvu  à  sa  restauration  complète,  à  la  restitution  des 
inscriptions  primitives,  de  sorte  que  la  fontaine  nous  apparaît  aujourd'hui 
exactement  telle  qu'elle  fut  construite  et  inaugurée  il  y  a  un  peu  plus  d'un 
siècle. 

Dans  ces  circonstances,  nous  avons  pensé  qu'il  ne  serait  pas  sans  intérêt 
d'établir  succinctement,  à  l'aide  de  quelques  documents  inédits,  empruntés 
aux  archives  de  nos  dépôts  publics,  l'historique  de  ce  petit  édifice.  Ces  détails 
sont  de  peu  d'importance  sans  doute,  mais,  en  matière  d'histoire  locale,  il  est 
peu  de  particularités  qu'il  ne  soit  utile  de  recueillir. 

Nous  n'avons  pas  l'intention  de  reproduire  ici  ce  que  nous  avons  exposé 
ailleurs  sur  les  divers  monuments  expiatoires  qui  ont  précédé  le  monument 
actuel  sur  le  même  emplacement  ou  dans  le  voisinage;  nous  nous  contente- 
rons de  rappeler  que  le  premier,  aux  termes  du  jugement  de  réhabilitation, 
et  conformément  aux  habitudes  du  moyen-àge ,  était  une  simple  croix  : 
Ordinmies,..  in  Veteri  foro,  in  loco  scilicet  in quo dicta  Johanna  crudcli et  horrendâ 
cremationt  suffbcata  est,  cum  solemni  ibidem prœdicatione  etafflxione  crucis  ho- 
nesiœ,  ad perpetuam  rei  memoriam,,.,  «Ordonnant  que,  dans  le  Vieux-Marohé, 
»  à  l'endroit  où  ladite  Jeanne  a  péri  par  un  atroce  et  épouvantable  supplice, 
I»  une  croix  de  proportions  convenables  sera  plantée,  avec  prédication  solen- 
•  nelle,  pour  perpétuer  la  mémoire  de  cet  événement.  »  L'emplacement 
qu'occupait  ce  premier  symbole,  indiquant  le  lieu  précis  du  supplice,  est 
demeuré  inconnu  et  ne  saurait  être  établi  qu'à  l'aide  de  conjectures  ;  il  était 


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—  42  — 

âitué  dans  le  Vieux-Marché,  mais  cette  place  embrassait  alors,  dans  sa  yao^te 
étendue,  les  deux  places  accessoires  de  Saint-Eloi  et  du  Marché-aux- Veaux. 
Quoi  qu'il  en  soit,  cette  croix  ne  dut  pas  subsister  longtemps.  L'espace  qui  divise 
aujourd'hui  les  trois  places  se  couvrit  bientôt  de  constructions.  La  croix 
primitive  dut  gêner  la  formation  de  cet  îlot,  ou  cesser  d'être  en  vue,  et  c'est 
alors,  c'est-à-dire  vers  1530  au  plus  tard,  qu'on  édifia  l'élégant  édicule  pyra- 
midal, à  trois  étages  et  à  jour,  dont  une  gravure  d'Israël  Sylvestre  nous  a 
conservé  la  figure  authentique,  et  dont  une  foule  de  reproductions  plus  ou 
moins  exactes  ont  depuis  popularisé  l'aspect.  Ce  charmant  petit  édifice , 
malheureusement  aussi  fragile  que  délicat,  avait  pour  principal  ornement 
la  statue  de  Jeanne  d'Arc,  à  laquelle  les  figures  des  femmes  fortes  de  l'Ecri- 
ture, étagées  sur  les  acrotères  et  les  pinacles,  servaient  en  quelque  sorte  de 
cortège.  La  Vierge  trônait  à  l'étage  supérieur,  et  une  croix  surmontait  la 
pyramide. 

Les  recherches  si  souvent  fructueuses  de  tous  ceux  qui  s'occupent  de  notre 
histoire  locale  ne  nous  ont  rien  appris  de  positif  sur  l'érection  de  ce  gracieux 
monument,  que  sa  délicatesse  dut  exposer  plus  qu'un  autre  aux  atteintes  du 
temps.  DuLjs,  descendant  de  la  famille  de  la  Pucelle,  qui  le  mentionnait,  en 
1628,  un  siècle  environ  après  son  érection,  dans  un  recueil  consacré  à  l'éloge 
de  l'héroïne  de  sa  race,  constatait  qu'il  était  déjà  fort  endommagé;  il  n'est 
donc  pas  étonnant  qu'un  siècle  plus  tard  il  menaçât  entièrement  ruine.  Les 
documents  que  nous  allons  citer  vont  établir  qu'en  1754  il  y  avait  urgence 
de  le  démolir,  l'impossibilité  de  le  réparer  étant  démontrée. 

En  mars  1754 ,  les  propriétaires  de  diverses  maisons  de  la  rue  Herbiere 
et  de  la  place  du  Marché -aux -Veaux  adressent  au  maire  et  aux  éche- 
vins  de  la  ville  de  Rouen  une  supplique  pour  leur  faire  connaître  l'état 
fâcheux  dans  lequel  se  trouvent  leurs  maisons  depuis  plusieurs  années, 
par  suite  de  l'immersion  continuelle  de  leurs  caves,  et  pour  les  presser 
d'y  porter  remède.  Déjà  leurs  plaintes  antérieures  avaient  provoqué  l'exé- 
cution de  différents  travaux  qui,  parleur  mauvaise  construction,  n'avaient 
pas  réussi  à  détourner  le  fléau.  Ils  attribuaient  ces  inconvénients  au  mau- 
vais état  des  tuyaux  de  conduite  de  la  fontaine,  et  à  ce  qu'un  puits,  placé  à 


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quelque  distance  pour  recevoir  et  absorber  Teau  des  robinets,  laissait 
échapper  cette  eau  à  travers  ses  parois  et  inondait  les  terres  voisines.  Cette 
requête  est  souscrite  de  onze  signatures  parmi  lesquelles  on  remarque  les 
noms  de  L.  Quibel,  J.  Vaultier,  P.  De  Prelle,  Jean  Brière ,  etc. 

Le  23  du  même  mois,  sur  l'avis  du  premier  échevin,  cette  requête  fut 
communiquée  au  procureur  du  roi,  qui  invita  les  échevins  commissaires 
de  quartier  à  se  transporter  au  plus  tôt  à  Tendroit  indiqué,  às'ac^oindre 
un  ingénieur  ou  un  architecte  pour  faire  faire  des  fouilles  et  constater 
d'où  pouvait  provenir  Tinvasion  des  eaux,  et  par  suite  faire  leur  rapport 
afin  qu*il  pût  être  ordonné  ce  qu'il  conviendrait.  Conformément  à  ces  con- 
clusions, le  même  jour,  M.  de  Clére,  premier  échevin,  désigne  pour  commis- 
saires MM.  Bordier  et  Vachier,  échevins,  et  les  charge  de  faire  faire,  en 
leur  présence  et  avec  Tassistance  du  maître  des  ouvrages  de  la  ville  et  de 
tel  ingénieur  ou  architecte  qu'ils  croiront  devoir  appeler,  toutes  explora- 
tions nécessaires. 

Les  commissaires  délégués  s'acquittèrent  sans  délai  de  leur  mission, 
car,  deux  jours  après,  le  25  mars,  ils  faisaient  exécuter  les  fouilles, 
constataient  l'état  de  détérioration  des  tuyaux  de  conduite,  ainsi  que  l'état 
de  dégradation  de  la  fontaine,  et  le  lendemain  ils  faisaient  leur  rc^port 
au  bureau  de  la  ville.  Le  sieur  Dubois,  qualifié  ingénieur  du  roi  en  la  gé- 
néralité de  Rouen,  qu'ils  s'étaient  adjoint,  faisait  également  le  sien  ;  nous 
allons  extraire  de  ce  dernier  document  quelques  passages  qui  déterminent 
d'une  manière  précise  le  véritable  état  delà  fontaine. 

Après  avoir  constaté  que  les  eaux  qui  séjournent  dans  les  caves  du  voisi- 
nage exhalent  des  vapeurs  pernicieuses  capables  de  causer  des  maladies 
cpidémiques,  et  avoir  attribué  ces  inconvénients  au  mauvais  état  des 
tujaux  de  conduite  dont  la  plupart  sont  en  grès  :  «  Nous  avons  aussi  observé, 
poursuit-il,  qu'il  était  également  nécessaire  de  remplacer  à  neuf  le  petit 
tujau  qui  aboutit  au  cul-de-lampe  où  se  fait  la  distribution  de  l'eau  de  la 
fontaine  du  Marché-aux- Veaux,  et  que  cette  ancienne  fontaine,  érigée  dans 
le  milieu  de  la  place,  en  mémoire  de  la  Pucellc  d'Orléans,  menaçait  une 
ruine  prochaine,  Tune   des  trois  colonnes   au  travers  du  fût  de  laquelle» 


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—  44  — 

passe  le  susdit  tuyau  étant  fracturée  et  prête  à  s'écrouler.  Il  y  a  donc  tout  à 
craindre  que  les  habitants  qui  8>  trouvent  continuellement  pour  prendre 
de  Teau  ne  soient  ensevelis  sous  les  débris  de  cette  fontaine,  que  la  chute 
de  cette  colonne  entraînerait  infailliblement  ;  d'autant  plus  que  le  surplus 
de  ce  monument,  qui  a  déjà  anciennement  été  réparé  plusieurs  fois,  menace 
entièrement  ruine,  surtout  la  calotte  dont  toutes  les  coupes  sont  ouvertes 
et  les  pierres  prêtes  à  se  détacher.  »  Le  rapporteur  conclut  en  déclarant 
qu'il  est  indispensable  et  des  plus  instants  de  démolir  entièrement  cette  fon- 
taine, jusque  sur  ses  fondations,  afin  de  prévenir  les  accidents. 

Le  rapport  de  MM.  Bordier  et  Vachier,  échevins,  constate  les  mêmes 
faits  et  fait  présager  les  mêmes  conséquences  :  «  Il  leur  a  été  fait  remarquer 
par  MM.  Dubois  et  Jarry,  disent  les  commissaires,  que  les  colonnes  qui 
soutiennent  les  tuyaux  et  robinets  par  lesquels  coule  Teau  de  cette  fontaine 
publique,  se  sont  trouvés  endommagés  et  menacent  une  ruine  prochaine  qui 
pourrait  par  sa  chute  écraser  les  personnes  qui  seraient  à  recevoir  Teau  de 
cette  fontaine,  à  quoi  il  est  du  plus  provisoire  de  remédier.  » 

La  lecture  de  ce  procès- verbal,  devant  le  conseil  des  échevins,  provoqua 
immédiatement  une  délibération  qui  amena  les  résolutions  suivantes  : 

((  Il  a  été  arrêté  d*un  avis  unanime  qu'il  sera  incessamment  travaillé  aux 
pertes  d'eaux  qui  se  sont  trouvées  sur  le  tuyau  de  ladite  fontaine...  et,  pour 
ce  qui  concerne  Tédifice  où  sont  posés  les  robinets  et  qui  porte  la  statue  de 
Jeanne  d'Arc,  Pucelle  d'Orléans,  il  sera  démoli  avec  le  plus  de  précaution  que 
faire  se  pourra,  et  cette  statue  mise  en  séquestre,  ainsi  que  tous  les  maté- 
riaux utiles  et  de  quelque  valeur  qui  en  pourraient  sortir,  pour  être  ordonné 
par  la  suite  ce  qu'il  conviendra.  » 

Cette  délibération  est  du  26  mars  1754.  Il  paraît  qu'à  cette  époque  on  allait 
vite  on  besogne,  car,  moins  de  dix  jours  après,  si  l'on  s'en  rapporte  aux  termes 
d'un  arrêt  du  Parlement  intervenant  dans  cette  affaire,  et  qui  est  daté  du  5 
avril  suivant,  l'ancienne  fontaine  était  déjà  à  bas  et  l'on  commençait  la 
nouvelle. 

En  vérité,  on  croirait  être  le  jouet  d'une  méprise,  si  d'ailleurs  les  dates 
do  tous  les  documents  que  nous  citons  d'après  les  registres  municipaux 


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—  45  — 

n'étaient  parfaitement  exactes  et  authentiques.  Ainsi  cette  affaire,  commencée 
seulement  le  23  mars,  par  la  requête  des  habitants  du  quartier,  était,  dès  les 
premiers  jours  d'avril,  arrivée  à  sa  solution  définitive,  nonobstant  la  compli- 
cation des  rouages  administratifs  à  travers  lesquels  on  la  voit  se  dérouler 
et  que  nous  n'avons  fait  qu'indiquer  sommairement. 

Le  Parlement  toutefois  vint  modérer  cette  ardeur  ;  il  fît  intervenir  son 
autorité  souveraine  dans  l'intérêt  des  souvenirs  pieux  et  sacrés  qui  demeu- 
raient attachés  au  monument  si  brusquement  détruit;  il  s'attribua  la  sauve- 
garde de  cet  intérêt  que,  sans  doute  à  tort,  il  croyait  méconnu,  et  il  rendit 
le  curieux  arrêt  que  nous  allons  transcrire. 

«  Louis,  par  la  grâce  de  Dieu,  etc..  Cejourd'hui,  sur  la  remontrance  faite 
à  notre  Cour  par  notre  Procureur  général,  expositive  qu'il  est  informé  par 
une  rumeur  publique  que  l'on  aurait  abattu  un  monument  ancien  et  respec- 
table, dans  le  Marchê-aux-Veaux  de  cette  ville,  représentant  une  figure  de  la 
Pucelle  d'Orléans,  placée  sous  le  règne  de  Charles  VII,  par  les  ordres  duquel 
ce  monument  aurait  été  élevé,  comme  il  paraît  que  l'on  ferait  une  nouvelle 
construction  dans  la  même  place,  qui  n'aurait  point  de  relation  à  l'événe- 
ment extraordinaire  qui  a  occasionné  cet  édifice  dont  il  est  intéressant  de 
conserver  la  mémoire,  par  quoi  requiert  défenses  être  faites  de  faire  aucune 
nouvelle  construction  [audit  lieu  qu'au  préalable  le  plan  ne  lui  en  ait  été 
représenté,  aux  fins  d'être  requis  et  par  notre  Cour  ordonné  ce  qu'il  appar- 
tiendra; à  laquelle  fin  l'arrêt  qui  interviendra  sera  signifié  au  greffe  du 
bureau  de  la  ville. 

»  Vu  par  notre  Cour  ledit  réquisitoire  et  ouï  le  rapport  du  s^  do  Saint- 
Just,  conseiller-commissaire,  tout  considéré,  notre  Cour,  faisant  droit  sur 
ledit  réquisitoire,  a  fait  défenses  de  faire  aucune  nouvelle  construction  audit 
lieu  du  Marché-aux- Veaux  qu'au  préalable  le  plan  n'en  ait  été  représenté 
à  notre  Procureur  général,  aux  fins  d'être  par  lui  requis  et  par  notre  Cour 
ordonné  ce  qu'il  appartiendra;  à  laquelle  fin  le  présent  arrêt  sera  signifié 
au  greffe  du  bureau  de  l'Hôtel-de-Ville. 

»  Donné  à  Rouen,  au  Parlement,  le  cinq  avril  1754.  » 

Le  Parlement  commettait  une  grave  erreur  en  supposant  que  lo  monu- 


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—  46  — 

ment  qu'on  venait  de  détruire  était  celui-là  même  que  Charles  VII  avait 
fait  élever  en  expiation  du  supplice  de  Jeanne  d'Arc.  Cette  erreur  toutefois 
était  grandement  excusable  ;  la  science  critique  des  monuments  ne  faisait 
que  de  naître  et  ne  s'appliquait  guères  qu'à  ceux  de  Tantiquité.  Bien  peu 
de  personnes  étaient  alors  capables  de  distinguer  une  œuvre  du  xvi"  siècle 
d'une  œuvre  du  siècle  précédent.  Mais  il  est  bien  regrettable  qu'avec  la 
persuasion  que  la  statue  de  l'héroïne  remontait  à  une  époque  aussi  voisine 
de  l'événement  dont  elle  consacrait  la  mémoire,  le  Parlement  n'eût  pas 
employé  son  intervention  pour  assurer  la  conservation  de  cette  précieuse 
effigie.  Quoique  postérieure  de  près  d'un  siècle  à  Tépoquc  supposée,  elle 
aurait  présenté  autant  d'intérêt  que  le  fameux  portrait  de  THôtei-de- Ville 
d'Orléans,  si  souvent  reproduit  par  la  gravure,  et  devenu  en  quelque  sorte 
authentique,  à  défaut  d'autre  plus  certain,  quoiqu'il  ne  possède  pas  une 
antériorité  bien  démontrée.  Malgré  la  précaution  prescrite  par  l'arrêté  des 
échevins  de  la  mettre  en  iéquestre^  cette  regrettable  figure  a  disparu,  et 
nulle  mention  n'en  a  été  faite  depuis. 

La  réclamation  élevée  par  le  Parlement ,  pour  revendiquer  un  droit  de 
contrôle  sur  les  plans  à  exécuter,  fut  sans  doute  admise  sans  nouvel  incident, 
et  l'on  dut  se  mettre  bientôt  d'accord ,  car,  au  mois  de  septembre  de  eetto 
même  année,  les  travaux  étaient  sur  le  point  de  recommencer  et  allaient  se 
poursuivre  avec  une  grande  diligence,  ainsi  que  cela  résulte  de  la  délibéra- 
tion suivante  : 

c(  Du  17  septembre  1754,  en  l'assemblée  générale  de  MM.  les  vingt-quatre 
du  Conseil  de  la  ville  de  Rouen,  tenue  en  l'Hôtel  commun  d'icelle,  devant 
M.  de  Gaugy,  chevalier  d'honneur  au  Bailliage  et  siège  présidial  de  Rouen, 
maire  de  ladite  ville. 

»  M.  le  maire  a  fait  part  à  la  Compagnie  de  la  nécessité  où  Ton  avait  été 
de  démolir  tout  l'ouvrage  de  la  fontaine  du  Marché-aux-Veaux,  sur  lequel 
était  posée  la  statue  de  Jeanne  d'Arc,  Pucelle  d'Orléans,  et  du  besoin  actuel 
de  rétablir  les  choses  de  façon  que  le  public  pût  retirer  tout  le  secours  de 
cette  fontaine  qu'il  en  attend  et  dont  il  a  joui  jusqu'à  présent. 

»  Lecture  faite  de  la  requête  des   propriétaires  des  maisons  voisines, 


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—  47  — 

souscrite  d^ordonnance  du  juge  sur  les  conclusions  du  procureur  du  roi,  du 
rapport  fait  par  MM.  Bordier  et  Vachier,  conseillers-échevins,  commissaires 
en  cette  partie ,  du  procès-verbal  dressé  par  M.  Dubois,  architecte  du  roi , 
et  ouï  le  procureur  du  roi  en  ses  conclusions,  après  avoir  approuvé  tout  ce 
qui  a  été  fait  : 

»  Il  a  été  arrêté  que  MM.  les  conseillers,  maire  et  échevins  en  exercice 
donneront  les  ordres  nécessaires .  et  les  plus  prompts  qu'ils  pourront  pour 
que  cette  fontaine  soit  mise  en  état  de  procurer  au  public  le  secours  qu'il  en 
attend,  et  sont  autorisés  de  faire  les  dépenses  nécessaires  pour  la  décorer 
autant  bien  qu'elle  le  doit  être.  » 

L'année  d'après,  suivant  la  date  qu'il  porte  inacrite  sur  l'une  de  ses  faces , 
le  monument  fut  inauguré.  Alexandre  Dubois,  architecte  du  roi  dans  la  géné- 
ralité du  Rouen,  en  conçut  le  plan  et  en  dirigea  l'exécution  ;  Paul  Am- 
broise  Slodtz,  professeur  de  l'Académie,  à  Paris,  et  frère  du  célèbre  Michel- 
Ange  Slodtz,  dont  il  partagea  presque  toigours  les  travaux,  en  exécuta  la 
statue  qui  porte  sa  signature. 

Pour  conserver  la  mémoire  de  cette  érection  et  pour  donner  une  consé- 
cration nouvelle  aux  souvenirs  que  ce  monument  devait  rappeler,  on  plaça 
sur  chacune  de  ses  trois  faces  une  longue  inscription  latine  dont  le 
style,  énergique  dans  sa  concision,  ne  manque  ni  de  grandeur  ni  de  solen- 
nité. Le  nom  de  l'auteur  de  ces  trois  inscriptions  est  authentiquement 
constaté  par  cette  mention  signée  du  maire,  Ant.  de  Gaugy,  qui  se  trouve 
sur  un  exemplaire  inséré  dans  les  registres  municipaux:  «  Les  trois 
»  inscriptions  mises  à  la  fontaine  du  Marché-aux- Veaux  ont  été  composées 
»  par  M.  l'abbé  Saas,  chanoine  de  l'église  cathédrale  de  cette  «ville,  et  le 
»  présent  exemplaire  d'icelles  joint  à  la  feuille  de  l'Assemblée  générale 
»  du  17  septembre  1754.»  Sur  un  second  exemplaire ,  on  lit  cette  autre 
mention  :  que  ces  inscriptions  avaient  été  soumises  par  l'auteur  à  l'Aca- 
démie de  Rouen. 

Voici  les  trois  inscriptions ,  telles  qu'on  vient  de  les  restituer  dans  toute 
l'intégrité  de  leur  texte  primitif,  avec  la  traduction  de  chacune  d'elles  : 


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—  48  — 

I"  imcription ,  plncie  au-dessous  des  armes  de  lu  ville,  et  faisuhi  face  à  Cêyltse 

du  Saint-Sépulcre. 

JOANN^  D'ARC , 

QuaB  sexu  femina,   armis  vir, 

Portitudine  Héros, 

Post  Aureliam  obsidione  liberatam, 

Ductum  per  medios  hostes  ad  Sacra  Rliemensia 

Carolum  VII  ; 

Assertum  eidem  pluribus  victoriis  solium  ; 

Ad  Compendium  capta,  Anglis  tradita , 

Immerità  sorte 

In  isto  urbis   angulq 

Combusta  die  xxx  Mail  anno  m  cccc  xxxi. 

Exuit  flammis  quod  mortale; 

Gloria  superest  nunquam  moritiira. 

Et  in   hac  cadem  urbe 

Solemniter  vindicata. 

Die  vil  Julii  anno  m  cccc  lvi. 

«  A  Jeanne  d'Arc,  femme  par  son  sexe,  homme  par  s(îs  exploits,  héros 
»  par  sa  valeur,  qui,  après  avoir  délivré  Orléans  assiégé,  conduit 
»  Charles  VII  au  travers  des  ennemis  pour  le  Taire  sacrer  à  Reims,  et 
»  l'avoir  affermi  sur  son  trône  par  de  nombreuses  victoires,  prisonnière 
»  à  Compiègne,  livrée  aux  Anglais,  victime  d'un  sort  immérité,  fut  brûlée 
»  en  cet  endroit  de  l'a  ville,  le  30  mai  de  Tannée  1431.  Le  bûcher  n'a  con- 
»  sumé  que  sa  dépouille  mortelle;  sa  gloire  survit  pour  ne  plus  mourir, 
»  solennellement  réhabilitée  dans  cette  même  ville,  le  7  juillet  1456.» 

II*  inscription,  placée  au-dessous  des  annes  de  Jeanne  d'Arc,  et  faisant  face  à 
rentrée  de  la  me  du  Panneret. 

Flammarum  victrix,  isto  rediviva  trophapo, 
Vitani  pro  patrià  ponere  Virgo  docet. 


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—  49  — 

Eminet  exempliim  :    succendat  pectora  :  Regno 

Suscitet  Heroas,  Neustria  detque  suos. 
Stamma  vides,  sculpsit  Victoria  :  facta  Puellœ 

Rite  triomphali  sunt  ibi  scripta  manu  : 
Regia  Virgineo  defenditur  ense  corona, 

Lilia  Virgineo  tuta  sub  ense  nitent. 

«  Victorieuse  des  flammes,  revivant  en  ce  monument,  la  Pucelle  enseigne 
»  à  sacrifier  sa  vie  pour  la  patrie.  L*exemple  vient  de  haut;  qu*il  enflamme 
»  les  cœurs;  qu'il  suscite  des  héros  dans  le  royaume,  et  que  la  Neustriè  en- 
9  fante  les  siens.  Tu  vois  cet  écusson  ;  la  Victoire  en  a  sculpté  les  insignes  ; 
»  les  hauts  faits  de  la  Pucelle  j  sont  retracés  par  une  main  triomphante  : 
»  Uépée  de  la  Pucelle  soutient  la  couronne  rojale,  et  sous  sa  protection  les 
»  lis  brillent  de  tout  leur  éclat  (1).  » 

III*  imcripiion,  placée  au-dessous  de  Véeusson  aux  armes  du  due  de  Luxembourg, 
et  faisait  face  à  Ventrée  du  Vieux-Marché. 

REGNANTE  LUDOVICO  XV, 
Normanniam  gubernante  Fr.  Fred.  Monmorancio, 

DucB  LuxBMBunaio, 

D.  D.  Antonio  de  Gaugy,  Equité  et  Sancti  Lazari 

Et  Honorario  in  Curia  PrsBsidiali, 

URBis  majors; 

Jeanne  Petro  de  Glere,  Elia  le  Febvre,  Gar.  Nie.  Bordier, 

Jean.  B.  Pr,  Chapais,  Hen.  Jos.  Vachier,  Scutifero,  Nie.  Prevel, 

jEdilibus  : 

Jac.  Ph.  Mullot,  Scutifero,  Pro.  Reg.  N.  B.  E.  Goignard,  Tab.  et  Scr. 

Jac.  L.  Mullot,  Scutif.  Quest.  P.  Jarry,  Gp.  Mag. 

ViROiNi  Bbllatrici, 

Dicatum  Monumentum,  vetustate  prolapsum, 

(l)  Les  armes  de  Jeanne  d*Arc,  qui  lui  furent  données  par  Charles  VU,    étaient  : 

D'azur,  à\une  épée  d'argent,   croisée  et  pommelée  (for,   soutenant  une  couronne  royale 

d'nr,  côtoyée  de  deiix  feurs  de  lis  de  même. 

4 


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—  so- 
sie rcnovari, 
Opéra  et  genio  D.  Alex.  Dubois,  curavit  Civitas, 

ANNO  MDCCLV. 

tt  Sous  le  régne  de  Louis  XY,  Fr.  Fred.  de  Montmorency,  duc  de  Luxem- 
r>  bourg,  étant  gouverneur  de  la  Normandie;  Antoine  de  Gaugy,  chevalier 
»  de  S.  Lazare  et  chevalier  d'honneur  au  Bailliage,  étant  maire  de  la  ville  ; 
»  Jean-Pierre  de  Clère,  Elle  Lefebvre,  Ch.  Nie.  Bordier,  J.  B.  Fr.  Chapais, 
»  Hen.  Jos.  Vachier,  écuyer,  Nie.  Prevel,  étant  échevins;  Jac.  Ph.  Mullot, 
))  écuyer,  étant  procureur  du  roi  ;  N.  B.  E.  Goignard ,  secrétaire  greffier  ; 
»  Jac.  L.  Mullot,  écuyer,  receveur,  et  P.  Jarry,  maître  des  ouvrages,  la 
»  Ville  a  fait  ainsi  rétablir  de  ses  ruines  le  monument  dédié  à  l'héroïque 
»  Pucelle ,  sous  la  direction  de  Alex.  Dubois,  en  Tannée  1755.  » 

Depuis  l'époque  de  l'inauguration ,  qui  dut  avoir  lieu  dans  les  premiers 
mois  de  1755,  les  fonctions  de  M.  de  Gaugy,  maire ,  expirant  au  mois  de 
juillet  de  la  même  année,  aucun  fait  intéressant  ne  parait  se  rattacher  à 
l'histoire  de  ce  monument;  mais,  dès  qu'éclata  la  révolution,  il  se  vit,  comme 
tous  ceux  qui  rappelaient  des  souvenirs  monarchiques,  menacé  par  les  pas- 
sions populaires.  On  a  attribué  à  M.  de  Fontenay,  maire  à  cette  époque ,  le 
mérite  d'avoir  sauvé  la  statue  de  l'héroïne  par  sa  présence  d'esprit,  en  fai- 
sant observer  au  peuple  soulevé  que  Jeanne  d'Arc  était  du  tiers-état.  Le  fait 
est  très  croyable,  mais  nous  pouvons  sgouter  que  le  monument  fut  menacé 
plus  d'une  fois,  et  que  l'administration  municipale  sut  résister  à  ceux  qui 
réclamaient  avec  instance  sa  destruction. 

Nous  trouvons,  en  effet,  dans  le  procès-verbal  de  la  séance  du  Conseil 
général  de  la  commune  de  Rouen,  du  23  Brumaire  an  II,  la  mention  du  fait 
suivant  : 

«  Une  députation  de  la  société  populaire  se  présente  et  demande  de  nauveauy 
par  une  pétition  qu'elle  dépose  sur  le  bureau ,  la  démolition  de  la  statue  de 
la  Pucelle,  élevée  sur  la  place  du  Marché-aux- Veaux. 

D  Sur  quoi  délibéré,  le  Conseil  général  passe  à  l'ordre  du  jour,  motivé  sur 
une  précédente  déclaration  portant  que ,  préalablement ,  le  Comité  des  Arts 
et  Monuments  do  la  Convention  nationale  serait  consulté  sur  la  question  de 


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—  :>!  ~ 

savoir  si  ce  monument  n*est  pas  de  nature  à  être  conservé  à  la  postérité.  » 

Grâce  à  La  protection  courageuse  dont  la  municipalité  couvrit  le  monu- 
ment de  Jeanne  d'Arc,  il  eut  le  bonheur  de  traverser  ces  temps  orageux  sans 
qu'on  eût  d'autres  pertes  à  déplorer  que  celle  des  inscriptions  et  des  écus- 
sons  qui  les  surmontaient.  Les  inscriptions  furent  anéanties  et  les  armoiries 
martelées  de  manière  à  ce  qu'il  n'en  subsistât  presqu'aucune  trace. 

Mais  à  peine ,  sous  l'influence  organisatrice  du  Consulat,  l'ordre  eut-il 
succédé  à  l'agitation,  qu'on  vit  le  gouvernement  encourager  les  villes  à 
réparer  leurs  monuments  historiques.  La  ville  d'Orléans  fut  des  premières  à 
suivre  cette  impulsiou ,  et,  dès  le  commencement  de  1803,  elle  entreprenait 
de  restituer  dans  ses  murs  la  statue  de  Jeanne  d'Arc.  Cet  exemple  excitait 
M.  Beugnot,  préfet  de  la  Seine-Inférieure,  à  écrire  au  maire  de  Rouen,  la 
lettre,  suivante,  à  la  date  du  25  mars  1803  : 

«  Vous  avez  appris,  citoyen  Maire,  que  le  Conseil  de  la  ville  d'Orléans 
s'occupe  de  la  réédification  de  la  statue  élevée  dans  ses  murs  par  la  recon- 
naissance française  à  Jeanne  d'Arc. 

9  La  ville  de  Rouen  possède  aussi  un  monument  de  ce  genre,  mais  la  main 
du  temps  et  de  la  Révolution  l'a  rendu  méconnaissable  ;  l'idée  de  le  réparer 
ne  peut,  ce  me  semble,  qu'être  agréable  aux  habitants  de  cette  grande  cité. 
Je  vous  invite  donc,  citoyen,  à  vouloir  bien  vous  concerter  avec  le  Conseil 
municipal  sur  le  moyen  à  prendre  pour  faire  restaurer  convenablement  la 
colonne  (fontaine)  et  la  statue  qui,  tout  à  la  fois,  embellissent  une  des  places 
de  la  ville  de  Rouen,  et  rappellent  la  gloire  et  les  malheurs  de  l'héroïne  dont 
la  France  s'honore.  » 

Pour  déféner  aux  intentions  de  l'autorité  supérieure,  l'administration 
municipale  eut  un  instant  l'idée  d'entreprendre  la  restauration  de  notre  ton- 
tidne  et  d'en  charger  le  statuaire  Goys,  qui  venait  d'exécuter  une  nouvelle 
statue  de  Jeanne  d'Arc  pour  la  ville  d'Orléans.  Une  correspondance,  dont 
les  pièces  ont  passé  sous  nos  yeux,  fut  même  établie  dans  ce  but  avec  l'ar- 
tiste; mais  ces  ouvertures  n'eurent  pas  de  suites,  et  le  projet  demeura  sans 
«•ffet.  11  a  fallu  que  plus  d'un  domi-siécle  s'écoulât  de  nouveau  pour  qu'il  fût 
r«'pris  et  mené  à  bonne  fin. 


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—  52  — 

Grâces  soient  donc  rendues  à  Tadministration  municipale  pour  avoir  payé 
à  la  mémoire  de  Jeanne  d*Arc  cette  dette  de  tardive  réparation.  Quelques- 
uns  de  nos  concitoyens,  d'un  esprit  plus  enthousiaste  que  pratique,  avaient 
ambitionné,  pour  honorer  notre  grande  héroïne,  un  monument  renouvelé, 
aux  proportions  grandioses,  et  dont  la  statue  répondit  mieux,  suivant  eux, 
que  celle  de  Slodtz ,  à  Tidéal  quHls  ont  conçu,  un  vrai  chef-d*œuvf e  enfin 
inspiré  par  le  génie.  Mais  les  chefs-d'œuvre  sont  rares  en  tout  temps  et 
n'ont  pas  l'habitude ^e  naître  sur  commande.  Déjà,  à  deux  reprises  diffé- 
rentes, depuis  soixante  ans,  la  ville  d'Orléans  a  manifesté  la  même  ambition; 
elle  a  inauguré  successivement  sur  ses  places  publiques  l'œuvre  de  Goys, 
puis  celle  de  Foyatier.  La  renommée  ne  nous  a  pas  appris  que  sa  prétention 
ait  été  pleinement  justifiée.  Ayons  donc  la  sagesse  de  nous  contenter  de  ce 
que  nous  possédons;  le  mieux  est  trop  souvent  l'ennemi  du  bien.   . 

André  POTTIER. 


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BIBLIOGRAPHIE. 


J.  GIRARDIN.  —  Leçons  de  Chimie  élémentaire.  —  4*  édition. 

La  science  ne  devient  tout  à  fait  utile 

« 

qu*en  devenant  vulgaire. 

J.  G. 

Si  aatrefois  Talchiinie  avait  ses  adeptes,  de  nos  jours  encore  l'industrie  a 
ses  initiés,  vieux  praticiens  qui ,  éloignés  de  la  science  et  du  progrès,  ne 
connaissent  que  la  vieille  routine.  Malgré  les  cours  professés  et  les  nom- 
breux ouvrages  scientifiques,  les  connaissances  pénètrent  difficilement  dans 
tontes  les  branches  si  variées  deTindustrie,  où  bien  interprétées  elles  appor- 
teraient d'utiles  enseignements.  Une  des  causes  de  cette  situation  regrettable 
tient  probablement  à  ce  que  Touvrier  comme  Partisan  ne  trouve  pas  à  s'ins- 
truire. Au  début  de  leurs  études,  ils  ne  peuvent  suivre  ces  théories,  qu'il 
est  difficile  de  comprendre,  sans  avoir  déjà  des  connaissances  spéciales  assez 
étendues.  Et  si  l'on  trouve  de  nombreux  ouvrages  de  science  élevée  dans 
lesquels  les  noms  les  plus  singuliers  sont  alliés  aux  formules  les  plus  com- 
pliquées, il  est  rare  de  rencontrer  un  traité  fait  spécialement  pour  ceux  qui, 
n'ajant  point  ces  connaissances  premières,  ont  cependant  besoin  de  les 
acquérir. 

Les  savants  oublient  trop  souvent  ces  soldats  de  l'industrie,  et  poussés 
par  le  désir  do  se  faire  un  nom,  ils  dédaignent  ces  travaux  obscurs  qui  sont 


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utiles  à  tous,  înaiSTrop  peu  nonorifiques  pour  ceux  qui  ont  assez  TTe  TWeuf  el 
d'abnégation  pour  s'y  livrer  et  poursuivre  cette  tâche  difficile  de  renseigne- 
ment aux  classes  laborieuses. 

En  s^adressant  aux  praticiens,  à  ces  adeptes  de  la  vieille  routine,  il  faut 
se  débarrasser  du  manteau  scientifique,  aplanir  les  difficultés  de  la  théo- 
rie, en  un  mot  parler  le  même  langage  qu'eux. 

Aussi  le  professeur  de  mérite,  le  savant  qui ,  faisant  un  sacrifice  à  ses 
goûts,  ne  cherche  pas  à  s'élever  dans  les  hautes  régions,  mais  à  faire  res- 
sortir les  nombreuses  et  importantes  applications  de  la  science  à  l'industrie 
et  à  l'économie  sociale,  acquiert-il  des  droits  incontestables  à  la  reconnais- 
sance publique. 

Qui  ne  se  rappelle  avec  plaisir  ce  souvenir  de  haute  estime  et  d'affection 
que  la  ville  de  Rouen  tout  entière,  dans  la  soirée  du  10  février  1858,  était 
heureuse  d'offrir  à  son  cher  professeur  de  chimie,  qui  pendant  près  de  trente 
années  a  enseigné  le  rôle  que  joue  chaque  produit  dans  les  opérations  indus- 
trielles et  l'économie  domestique  ;  qui,  dans  son  cours  comme  dans  ses  ou- 
vrages, a  cherché,  en  démontrant  avec  une  netteté  remarquable,  les  vérités 
de  la  science,  à  nous  mettre  en  garde  contre  les  erreurs  et  les  préjugés  de 
l'ignorance  ? 

Aussi  l'empressement  du  public  à  profiter  des  leçons  du  maître  eût- 
il  bientôt  épuisé  les  trois  éditions  successives  de  ses  Leçons  de  Chimie 
Elémentaire.  Une  nouvelle  édition  était  donc  devenue  nécessaire,  et,  fidèle 
au  plan  qu'il  s'était  tracé  dès  le  début.  M*  J.  Girardin,  poursuivant  son  œuvre 
si  noblement  commencée,  n'a  pas  voulu  en  changer  les  dispositions  prin- 
cipales. Tout  en  accordant  une  place  plus  large  aux  théories  ingénieuses 
dont  la  science  s*est  enrichie  dans  ces  dernières  années,  les  procédés  de  fa- 
brication, l'essai  des  drogues  commerciales,  l'étude  des  matières  colorantes, 
la  teinture,  l'impression,  les  substances  alimentaires,  ont  été  considéra^ 
blement  augmentées. 

Cette  quatrième  édition,  à  la  hauteur  des  progrès  de  la  science  et  de  l'in- 
dustrie, sera  accueillie  avec  empressement  par  tous  ceux  qui  ont  besoin  de 
s'instruire  et  d'être  guides  avec  intelligence  dans  leurs  débuts. 


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—  55  — 

Et  si  M.  J.  Girardin  pense  que  la  scietice  ne  devient  vraiment  utile  qu'en 
devenant  vulgaire,  nous  avons  aussi  la  conviction  que  si  la  célébrité  est  à 
ceux  qui  font  des  découvertes  scientifiques,  les  honneurs  et  la  reconnais- 
sance publique  sont  à  ceux  qui  les  vulgarisent  en  les  rendant  utiles  à 
rbumanité. 

E^  DUCASTEL. 


DEUX  fflVERS  EN  ITALIE,  par  Ch.-F.  Lapibrre,  1  vol.  gr. 
in-18,  de  400  pages.  —  Prix  :  3  fr.  —  A  Paris,  chez  Dentu, 
Palais-Royal;  à  Rouen,  chez  tous  les  Libraires. 

U  7  a  une  facilité,  une  humeur,  une  grâce  extrêmes  dans  ces  lettres  dont 
le  Nouvelliste  de  Rouen  a  eu  la  primeur,  et  qui  paraissent  aujourd'hui  sous 
forme  de  yolume.  C'est  une  bonne  idée  que  de  réunir  ces  feuilles  éparses 
que  le  vent  eût  emportées,  et  qui  renferment  tant  d'esprit  de  ânesse  et  de 
vraie  intelligence  des  temps.  M.  Ch.  Lapierre  a  eu  le  rare  bonheur  de  voir 
de  près  ce  qu'il  raconte  et  d'avoir  à  son  service  tout  ce  qu'il  faut  pour  bien 
raconter.  On  voudrait  voir  l'auteur  de  Deux  Hivers  en  /to/t>  recommencer  l'an 
prochain  son  voyage,  pour  tenir  le  récit  des  faits  et  gestes  de  la  péninsule 
d'un  a^éable  chroniqueur. 

G.  G. 


':^ic*-^:«-< 


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REVUE  DES  THEATRES. 


THEATRE-FRANÇAIS. 

En  acceptant  ici  la  mission  du  critique  dramatique  que  nous  avons  long- 
temps remplie  ailleurs,  nous  ne  nous  dii^simulons  aucune  des  difficultés  de 
cette  tâche.  L*expérience,  d'ailleurs,  nous  a  appris  que  l'écrivain  qui  soumet 
au  jugement  du  public  ses  franches  appréciations  sur  Part  théâtral  et  sur  le 
mérite  relatif  de  ses  interprètes,  se  trouve  placé  dans  la  pénible  alternative 
ou  de  brûler  banalement  le  même  encens  sous  le  nez  de  MM.  les  direc- 
teurs, régisseurs,  metteurs  en  scène  et  comédiens,  ou  de  s'exposer  à  blesser 
les  flatteuses  illusions  de  certains  amours-propres  par  trop  excessifs. 

Certes,  c'est  là  une  perplexe  situation  pour  qui  tient  à  parler  des  choses 
du  théâtre  avec  droiture  et  avec  indépendance. 

Toutefois,  un  recueil  auquel  revient  aujourd'hui  l'héritage  de  l'ancienne 
Revue  de  Rouen,  doit ,  à  notre  avis,  savoir  se  mettre  au-dessus  de  ces  petits 
désagréments. 

Aux  journaux  quotidiens  il  appartient  d'écrire  la  chronique,  jour  par 
jour,  sous  l'inspiration  des  impressions  du  moment.  Les  admirations  et  la 
critique  du  jour  trouvent  des  sympathies  de  vingt-<|uatre  heures,  mais  au- 
delà,  mais  au  bout  d'un  mois  surtout,  il  n'est  possible  de  parler  du  théâtre 
que  pour  constater  des  faits  généraux,  que  pour  discuter,  à  propos  de  ces 
faits,  quelque  question  plus  ou  moins  grave,  plus  ou  moins  prédominante  de 
Tart  dramatique  ou  d'administration  intérieure,  avec  certains  développo- 


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—  57  — 

Dients  que  le  journaliste  ne  peut  donner  à  sa  pensée  dans  le  terre-à-terre  d'un 
compte-rendu  écrit  au  galop  de  la  plume,  durant  le  court  espace  de  temps 
qui  s^écoule  entre  le  moment  de  la  sortie  du  spectacle  et  Theure  de  la  mise 
sous  presse  de  sa  feuille. 

Sans  nous  soucier  donc  des  épineuses  considérations  que  nous  relatons 
plus  haut,  nous  nous  appliquerons  à  rendre  une  pleine  justice  aux  efforts 
tentés  par  les  acteurs  dans  le  but  de  plaire  au  public.  Ceux  qui  nous  con- 
naissent comprendront  que  s'il  est  un  juge  disposé  à  Tindulgence  pour  la 
famille  des  artistes,  résolu  à  les  défendre  au  besoin  contre  des  mesures  arbi- 
traires ou  tout  excès  de  pouvoir  administratif,  à  les  venger  des  injustices  qui 
leur  seraient  faites,  ce  doit  être  à  coup  sûr  le  signataire  de  cet  article.  Mais, 
il  ne  faut  pas  qu'ils  se  méprennent  sur  le  véritable  sens  de  nos  paroles,  et 
ce  serait,  de  leur  part,  une  grosse  erreur  de  considérer  cette  protestation 
comme  une  promesse  de  complaisances  en  dehors  du  bon  droit  et  de  Téquité. 
Nous  leur  donnerons  les  conseils  que,  dans  notre  conscience,  nous  croirons 
leur  être  utiles,  et  même,  dans  leur  propre  intérêt,  nous  n'hésiterons  pas  à 
leur  adresser,  sans  âel,  les  reproches  qu'ils  nous  sembleraient  avoir 
encourus. 

Cette  règle,  ou  si  Ton  veut,  cette  profession  de  foi,  suffira  pour  expliquer 
le  but  de  notre  Revue. 

La  défense  de  la  dignité  de  Fart  est  le  thème  qui  nous  parait  surtout  à  . 
Tordre  du  jour  :  c'est  celui  qui  va  faire  l'objet  principal  de  cet  article,  en 
attendant  qu'à  l'appui  des  détails  dans  lesquels  nous  entrerons  le  mois  pro- 
chain, nous  démontrions,  avec  la  simple  logique  des  faits,  la  valeur  des 
arguments  qui  servent  de  base  à  notre  opinion. 

Et  d'abord,  à  propos  de  la  dignité  de  l'art,  nous  avons  à  examiner  si  la 
direction  actuelle  n'a  pas  mérité,  dans  plus  d'une  circonstance,  d'y  être  rap- 
pelée, et  si  l'impulsion  qui  est  en  ce  moment  donnée  à  la  marche  du  réper- 
toire est  une  preuve  de  la  capacité  administrative  de  M.  Rousseau. 

Nous  sommes  à  une  époque  où,  pour  bien  apprécier  la  situation  des 
théâtres  de  Rouen,  et  pour  la  résumer,  il  importe  de  jeter  un  regard  rétros- 
pectif sur  les  événements  qui  s'y  sont  accomplis  depuis  quelques  années. 


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—  58  — 

La  réputation  traditionnelle  de  juge  éclairé  dont  notre  public  a  toujours 
joui,  n'est  pas  une  réputation  usurpée,  et  le  théâtre  de  la  ville  de  Corneille 
peut,  à  bon  droit,  revendiquer  l'honneur  d'avoir  fourni  une  large  part  au 
contingent  des  artistes  qu'on  a  vu  briller  à  Paris  à  des  époques  différentes. 

Sans  compter  MM.  Samson  et  Baptiste  aîné,  ces  deux  maîtres  de  l'art  clas- 
sique, la  Comédie-Française  a  possédé  .presque  de  tout  temps  dans  les  rangs 
de  ses  pensionnaires  des  sujets  que  le  goût  des  Rouennais  avait  guidés  vers 
les  hautes  régions  qu'ils  devaient  atteindre  plus  tard.  De  même,  plusieurs 
autres  noms  que  nous  avons  honorés  ici  font  aujourd'hui  la  gloire  de  scènes 
importantes]de  la  capitale,  puisque  c'est  d'ici  que  sont  partis  M.  Kime,  de 
l'Odéon;  M.  Geoffroy,  du  Gymnase,  et  M.  Félix,  du  Vaudeville.  Il  est  vrai 
dédire  qu'au  temps  où  ces  acteurs  préludaient  sur  le  Théâtre-des-Arts  à  leur 
future  renommée  parisienne,  l'indifférence  en  matière  théâtrale  n'avait  pas 
encore  annihilé  cette  chaleur  passionnée,  ce  vivifiant  enthousiasme  qui  dis- 
parurent à  1  apparition  successive  de  plusieurs  directeurs  dont  la  spéculation 
mesquine  désenchanta  le  public,  et  lui  fit  perdre  peu  à  peu  le  chemin  du 
théâtre. 

Cet  état  d'abandon  dura  longtemps. 

La  salle  était  alors  déserte  chaque  soir;  les  banquettes  seules  restaient 
fidèles  à  leur  poste,  mais  ces  silencieuses  spectatrices  ne  comblaient  guère 
le  déficit  des  recettes.  Les  catastrophes  se  succédaient,  et  pour  sortir  de  cette 
impasse,  il  fallut  inventer  le  trop  mémorable  système  du  prorata. 

Les  événements  de  1848  ne  furent  pas  de  nature  à  améliorer  beaucoup  le 
sort  des  théâtres.  Quand  le  drame  réel  était  dans  la  rue,  quand  les  feux  de 
peloton  tonnaient  derrière  les  barricades,  les  esprits  terrifiés  étaient  loin  de 
songer  aux  fictions  de  la  scène.  La  politique  envahissait  toutes  les  préoccu- 
pations, et,  n'étaient  la  Marseillaise  chantée  au  Théâtre-des-Arts  par  M"*  Ra- 
chel,  et  les  numéros  de  la  Foire  aux  idées  qui  réveillèrent  un  moment  la 
curiosité,  l'enthousiasme  pour  la  littérature  dramatique  demeurait  au  calme 
plat.  Il  en  fut  ainsi  durant  les  deux  ou  trois  périodes  de  nos  discordes  civiles. 

Quand  le  gouvernement  actuel  eut,  par  son  avènement,  fermé  l'ère  des 
révolutions,  nos  édiles  cherchèrent  dans  leur  sagesse  administrative  les 


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—  59  — 

moyens  de  rouvrir  les  portes  de  nos  théâtres.  Ils  crurent  un  jour  avoir  mis 
la  main  sur  un  directeur  habile.  M.  de  Courchant  venait  d'obtenir  le  privi- 
lège. Le  charlatanisme  effronté  que  ce  dernier  déploya  dans  ses  annonces, 
dans  ses  programmes,  donna  un  moment  le  change  aux  esprits  crédules.  C'é- 
tait d'ailleurs  un  homme  |aux  expédients  hardis,  car,  en  dépit  du  peu  de 
succès  que  l'histoire  accorde  au  papier-monnaie  émis  par  le  régime  de  la 
Terreur  sous  le  nom  d'assignat  àe  si  désastreuse  mémoire,  le  directeur  du 
Tiiéàtre-des-Arts,  dans  le  but  de  se  créer  les  ressources  pécuniaires  qui  lui 
manquaient,  inventa,  lui  aussi,  une  sorte  d'assignat  sous  la  singulière  dé- 
nomination de  cachets.  Hélas!  plus  d'une  personne  ici  a  malheureusement 
lieu  de  s'en  souvenir!  Nous  connaissons  pour  notre  part  un  monsieur  qui  en 
poséde  encore  pour  300  francs.  S'il  trouvait  des  amateurs,  il  les  leur  céderait 
certainement  à  un  prix  très  modéré. 

L'heure  de  la  résurrection  de  nos  théâtres  devait  sonner  en  1858,  et  à 
M.  Halanzier  était  réservé  l'honneur  de  secouer  la  poussière  de  leur 
sépulcre. 

Ce  fut  au  bruit  des  plus  chaleureuses  ovations  que  l'ancien  directeur  de 
la  scène  lyonnaise  prit,  ici,  le  sceptre  directorial.  En  moins  d'un  mois, 
Tintelligent  impressario  releva  de  fond  en  comble  les  autels  de  l'art  ren- 
versés pour  ainsi  dire;  il  régénéra,  avec  une  rapidité  presque  électrique,  le 
goût  du  spectacle  léthargiquement  endormi  chez  nous. 

A  chaque  reprise  de  quelque  ouvrage  du  grand  répertoire,  faite  avec  un 
luxe  de  mise  en  scène  sans  rival ,  notre  public,  ébloui,  manifestait  au  bruit 
des  bravos  sa  satisfaction;  il  battait  des  mains,  et  récompensait  de  ses  sacri- 
fices, par  un  rappel  à  la  chute  du  rideau,  l'homme  auquel  il  devait  d'admirer 
tant  de  merveilles. 

A  partir  de  cette  époque,  le  culte  de  l'art  dramatique  fut  rétabli,  et  comme 
la  date  de  cette  renaissance  est  toute  fraîche,  chacun  rend  à  son  souvenir  le 
juste  tribut  d'éloges  qui  lui  est  dû. 

En  quittantRouen,  M.  Halanzier  laissait,  selon  nous,  à  son  successeur  une 
tâche  facile  à  remplir;  il  suffisait  de  l'imiter,  de  mener  comme  lui  à  grandes 
iniidcs  lo   rhar  de  la  direction  sur  la  large  voie  qu'il  venait  de  niveler. 


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—  60  — 

Telle  ne  paraît  pas  avoir  été  tout  à  fait  la  théorie  de  M.  Rousseau.  En 
rêvant  la  gloire  de  diriger  le  théâtre  d'une  ville  de  premier  ordre,  l'ancien 
directeur  du  Mans  ne  s'était  peut-être  pas  suffisamment  pénétré  de  l'impor- 
tance des  frais  généraux  qui  pesaient  sur  la  gestion  du  titulaire  qu'il  était 
destiné  à  remplacer. 

La  composition  du  personnel  artistique  qu'il  proposa  au  commencement 
de  la  campagne,  pour  succéder  à  celui  de  M.  Halanzier,  que  le  public  venait 
de  charger  de  fleurs  et  de  couronnes,  parut  un  tant  soit  peu  médiocre,  et  les 
débuts  furent  assez  orageux.  Nous  n'avons  pas  à  établir  de  comparaison  entre 
les  deux  troupes.  Notre  avis  est  que  si  celle-ci  ne  vaut  pas  l'autre,  elle  n'en 
contient  pas  moins  de  bons  éléments  dont  il  était  assurément  possible  de 
tirer  un  parti  meilleur.  Une  troupe  de  comédiens  peut,  jusqu'à  un  certain 
point,  être  comparée  à  quelque  instrument  de  musique  -*  autre  bien  entendu 
que  Torgue  de  Barbarie,  qui  n'exige  du  musicien  d'autre  capacité  que  la 
force  de  tourner  une  manivelle,  —  une  troupe  de  comédiens,  disons-nous, 
considérée  comme  clavier,  a  besoin  d'être  confiée  à  quelqu'un  qui  sache  en 
jouer. 

Il  est  malheureusement  évident  que  M.  Rousseau  n'est  pas  ce  quelqu'un- 
là.  C'est  un  général  qui  jusqu'à  présent  nous  a  paru  faible  en  matière  de 
stratégie.  Pour  gagner  une  victoire,  l'essentiel  est,  premièrement,  de  savoir 
choisir  un  terrain  propice  à  l'action  prête  à  s'engager.  Or,  le  choix  des 
pièces  qu'il  a  mises  àl'étude  depuis  l'abracadabrante  chinoiserie  àeFourYo-Po 
jusqu'à  l'incroyable  odyssée  de  la  Tour  de  Nesle  à  Pont-à- Mousson,  démontre 
assez  qu'il  n'est  pas  complètement  doué  de  cette  heureuse  faculté.  Seconde- 
ment, un  chef  d'armée  doit  discerner  quels  sont,  pour  une  bataille,  les  corps 
qui  doivent  occuper  tel  ou  tel  point,  lesquels  tel  ou  tel  autre.  Les  distribu- 
tions qu'il  fait  journellement  ne  fournissent  que  trop  la  preuve  qu'il  poste 
à  tort  et  à  travers  des  canonniers  aux  endroits  ou  de  simples  tirailleurs  suffi- 
raient pour  soutenir  le  choc,  et  tient  en  réserve  sa  grosse  cavalerie  juste 
au  moment  où  elle  devrait  charger  à  outrance.  C'est  de  cette  inexpérience 
du  commandant  en  chef  du  Théâtre-Français,  que  sont  résultées  les  débâcles 
du  commencement  de  la  présente  campagne,  lors  des  débuts.  Los  soldats  (lisez 


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—  61  — 

ébutants)  ont  sans  doute  montré  de  la  bravoure^  mais  à  force  d'entendre 
siffler...  les  balles,  la  panique  les  a  gagnés,  et  il  en  est  resté  pas  mal  sur  le 
carreau. 

C'est  peut-être  à  des  considérations  analogues  que  les  Pauvres  d'esprit  de 
M.  Léon  Laja,  qui  pourtant  n'en  manquent  pas,  sont  tombés  au  bruit  des 
clefs  forées,  comme  les  murs  de  Jéricho  au  son  de  la  trompette.  Sans 
doute  cette  pièce  ne  vaut  pas  le  Duc  Job  du  même  auteur.  Elle  manque  de 
mouToment;  la  tirade,  qui  j  abonde,  en  exclut  un  peu  trop  le  dialogue;  de 
là,  beaucoup  de  froideur  et  des  scènes  languissantes.  Mais  enfin,  si  le 
choix  des  interprètes  avait  été  complètement  heureux,  si  chaque  personnage 
avait  été  placé  dans  son  véritable  jour,  si  les  accessoires,  négligés  dans 
presque  tous  les  ouvrages,  j  eussent  apporté  quelque  prestige,  il  est  à 
croire  que  le  public  n'aurait  pas  refusé  de  l'écouter  jusqu'à  la  fin. 

La  preuve  de  ce  que  nous  avançons  se  trouve  dans  la  manière  fort  conve- 
nable dont  Tartufe  a  été  représenté  tout  récemment.  Les  acteurs,  qui  se 
sont  piqués  d'amour-propre  en  donnant  tous  les  soins  à  l'interprétation  du 
chef-d'œuvre  de  Molière,  ont  détruit,  dès  le  premier  soir,  certaines  prévi- 
sions généralement  peu  favorables. 

Puisque  nous  sommes  sur  ce  chapitre,  notre  devoir  est  d'ouvrir  ici  une 
parenthèse  pour  placer  quelques  mots  en  faveur  du  respect  qui  est  dû  à  la 
mémoire  du  maître  des  maîtres.  En  constatant  que  les  artistes  ont  fait 
tout  ce  qui  leur  a  été  possible  pour  épargner  à  Tartufe  un  déboire,  nous 
n*en  sommes  pas  moins  affligé  devoir  Molière  mis  à  la  porte  de  sa  propre 
maison,  et  relégué  sur  une  scène  secondaire  par  une  mesure  dont  l'essa  a 
mal  réussi,  et  dont  tous  les  habitués  du  Tbéâtre-des-Arts  se  plaignent.  Ne 
serait-il  pas  temps  de  réinstaller  dans  le  temple  les  véritables  dieux  qui  en 
ont  été  expulsés,  et  de  rompre  enfin,  par  une  sage  union  de  la  bonne  comé- 
die avec  l'art  musical,  la  monotonie  d'un  répertoire  exclusivement  lyrique, 
mais  fort  peu  varié  ?  En  formant  ce  vœu,  que  nous  soumettons  à  qui  de  droit, 
nous  sommes  certain  d'être  l'écho  fidèle  de  l'opinion  de  la  msgorité  du 
public. 
Mais,  s'il  est  regrettable  de  voir  Molière  rabaissé  sur  le  théâtre  du  Vieux- 


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—  &>  — 

« 

Marché,  quo  penseront  les  lettrés  auxquels  nous  allons  apprendre  que,  trou- 
vant peutrétre  que  la  scène  desEperlans  était  trop  honorable  encore  pour 
le  père  de  la  comédie,  M.  le  directeur  l'a  envoyé  au  Cirque  de  Saint-Sever? 

Tartufe  au  Cirque!  comprend-on  celai  c'est  pourtant  de  l'histoire;  oui, 
on  a  entendu  les  tirades  de  M"*  Pernelle,  d'Elmire  et  de  Dorine,  dans  l'é- 
curie des  frères  Bouthors,  au  milieu  de  cette  piste  où  naguère  les  clowns 
faisaient  des  mots,  où  la  foule  se  pâmait  d'aise  en  voyant  l'audace  de 
ïhomme à  taboulé^  où  l'on  applaudissait  à  tout  rompre  le  tour  des  houteillet 
et  les  sauts  périlleux  d'Auriol  ! 

0  dignité  de  l'art,  qu'on  vienne  encore  nous  dire  que  tu  n'es  pas  un  vain 
mot! 

Ramené  au  Vieux-Marché,  un  dernier  affront  était  réservé  à  ce  pauvre 
Tartufe^  dont  M.  Victor  Henry,  régisseur  général,  on  l'absence  de  M.  Lam- 
bert, devait  se  charger  du  rôle  principal. 

Pour  le  coup,  il  faut  que  nous  renoncions  à  rendre  compte  de  cette  co- 
casserie. Il  nous  serait  impossible  de  donner  une  idée  de  ces  gestes  d'épilep- 
tique,  de  ces  mouvements  de  prunelles,  de  ces  jeux  de  langue  qui  ont  mis  !<• 
public  en  colère.  Nous  avons  eu  beau  chercher  ce  que  voulait  exprimer 
M.  Henry  par  cette  burlesque  pantomime  à  la  scène  de  la  table,  nous  n'a- 
von%  pu  y  parvenir.  Peut-être  son  intention  artrolle  été  do  nous  faire 
une  peinture  de  la  célèbre  période  philosophico-sensuelle  et  gaillarde- 
mystique  dont  parle  le  docteur  Tholosan  ;  en  ce  cas,  il  aurait  beaucoup  trop 
réussi. 

Croyez-nous,  monsieur  le  régisseur,  renoncez  à  jouer  la  haute-comédie, 
qui  n'est  pas  votre  fait.  Vous  avez,  si  voulez  bien  employer  votre  temps, 
assez  de  besogne  sans  cela.  Secondez  dans  le  labeur  directorial  votre  chef 
suprême,  qui  n'y  entend  rien  du  tout.  Lisez  attentivement  les  nombreuses 
brochures  que  vous  recevez  jouAiellement  de  Paris,  appliquez-vous  à  faire 
parmi  elles  un  choix  épuré  et  de  bonnes  distributions.  Etudiez  les  goûts  de 
votre  public,  de  ce  public  rouennais  qui  aime  le  spectacle,  mais  qui  le  vrut 
attrayant.  Débarrassez-vous  surtout  de  toutes  ces  tristes  élucubrations 
dont  l'hexibition  vous  attire  tant  d'épigrammes. 


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—  63  ~ 

Que  d'aventure  quelque  cerveau  fêlé,  rongé  par  la  fièvre  d'une  vanité  pué- 
rile ,  commette  un  ours  d'une  espèce  aussi  monstrueuse  que  les  Tribu- 
laiions  d'un  Propriétaire^  qu'il  caresse  ensuite  Tidée  de  le  faire  admirera  la 
clarté  de  la  rampe  par  ceux-là  mêmes  dont  il  a  la  prétention  de  se  moquer, 
cela  se  conçoit.  —  Il  y  a  dans  la  nature  humaine  des  esprits  si  bizarres  I  — 
Mais,  qu*ane  direction  comme  celle  de  Rouen,  qui  reçoit  une  belle  subven- 
tion de  la  ville,  à  la  condition  de  faire  de  Tart,  se  prête  à  cette  folie,  qu'elle 
gaspille  le  temps  si  précieux  des  artistes  et  les  condamne  à  loger  dans  leur 
mémoire  de  pareilles  platitudes,  n'est-ce  pas  là,  nous  le  demandons  à  nos 
lecteurs,  combler  la  mesure  de  l'absurde  ? 

Qu'on  le  sache  donc  une  fois  pour  toutes,  le  public  est  un  maître  qui  ne 
se  laisse  pas  mystifier  impunément.  Il  est  patient  quelquefois,  quelquefois 
même  il  supporte  la  sottise  ;  mais  quand  à  cette  sottise  vient  ae  joindre 
Timpertinence,  il  châtie  l'une  et  l'autre  avec  toute  la  sévérité  qu'elles  mé- 
ritent. Aussi,  l'avons-nous  entendu,  ce  public  vengeur,  siffler  sans  pitié  les 
fameuses  Tribulations^  lesquelles  ont  remporté,  non  pas  seulement  une  veste, 
comme  on  dit  dans  la  coulisse,  mais  une  longue  redingote...  à  la, proprié- 
taire. 

11  est  encore  plus  d'un  point  auquel  nous  aurions  désiré  toucher  dans  le 
cours  de  cette  causerie  ;  mais,  prévoyant  que  l'espace  nous  manquerait  pour 
traiter,  avec  tout  le  soin  qu'elles  comportent,  certaines  questions  que  nous 
0  avons  pas  effleurées,  nous  sgournons  ce  travail. 

Il  sera  complété  dans  notre  prochaine  Revue  par  les  détails  analytiques 
du  répertoire,  et  par  des  jugements  francs  et  sincères,  tant  sur  le  choix  des 
ouvrages  dont  on  l'aura  augmenté  d'ici-là,  que  sur  les  bonnes  et  mauvaises 
distributions  qui  en  auront  été  faites:  deux  conditions  d'où  dépend,  selon 
nous,  le  succès  ou  la  ruine  de  toute  entreprise  théâtrale. 

Le  défaut  de  place  ne  nous  permet  pas  aujourd'hui  de  parler  du  Théàtre- 
des-Arts,  et  de  déplorer  l'état  si  chétif  de  son  répertoire.  Nous  comblerons 
c^tto  lacune  dans  notre  prochain  numéro. 

Alexandre  FROMENTIN. 


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PUBLICATIONS  DIVERSES. 


ALBUM  DIEPPOIS. 

M.  A.  Marais,  libraire  à  Dieppe,  a  ëditë,  avec  on  soin  tout  particulier,  un  Album 
renfermant  des  vues  de  Dieppe  et  de  ses  environs,  véritable  vade  mecum  du  touriste. 

La  plupart  de  ces  vues  forment  de  dëlicieux  paysages.  Au  reste,  le  dessinateur 
(M.  A.  Maugendre)  n^avait  que  Tembarras  du  choix.  En  effet,  Dieppe  et  ses  environs 
offrent  les  sites  les  plus  ravissants,  et  c^est  avec  raison  que  la  vallëe  d'Arqués,  à  Tem- 
bouchure  de  laquelle  se  déploie  coquettement  la  cite  d*Ango  et  de  Famiral  Duquesne  y 
a  été  surnommée  la  Suisse  normande. 

Grâce  donc  à  TinteUigente  initiative  de  M.  Marais,  Dieppe  pittoresque  et  monu- 
mental se  trouve  ainsi  éparpillé  aux  quatre  vents  du  ciel  :  en  France,  en  Angleterre, 
en  Allemagne,  en  Russie  et  jusqu'en  Amérique,  car  Taristocratie  de  toutes  ces  nations, 
on  le  sait,  se  donne,  chaque  année,  rendez-vous  aux  Bains  de  Dieppe. 

M.  Marais  a  donc  bien  mérité  de  sa  ville  natale,  en  publiant  son  délicieux  Album. 

Dès  leur  apparition,  les  Vues  de  Dieppe  reçurent  des  Etrangers  le  plus  favorable 
accueil,  et  le  succès  obtenu  par  cette  utile  et  intelligente  publication  n'a  fait  que 
grandir  avec  le  temps. 

Ajoutons  que  TAdministration  municipale  a  honoré  de  sa  souscription  V Album  IHep- 
pois  et  donné  ainsi  à  Féditeur  un  précieux  encouragement,  auquel  il  s'est  montré 
vivement  sensible. 

Un  suffrage  manquait  encore  à  l'honorable  suffrage  de  la  ville ,  celui  de  M.  le  Mi- 
nistre de  l'instruction  publique,  qui  ne  se  distingue  pas  moins  par  la  protection  éclairée 
accordée  par  lui  aux  travaux  de  l'intelligence  que  par  son  haut  savoir,  sa  bienveil- 
lance et  cet  esprit  de  justice  qui  distingue  tous  ses  actes. 

Le  suprême  encouragement  qui  manquait  à  VAUnim  Dieppm  vient  de  lui  être 
accordé,  dans  des  circonstances  qui  ajoutent  encore  à  la  haute  faveur  dont  ce  précieux 
recueil  a  été  l'objet.  M.  Gustave  Rouland,  le  digne  fils  de  M.  le  Ministre  de  l'instruc- 
tion publique,  et  secrétaire  général  du  ministère,  se  trouvant  dernièrement  à  Dieppe, 
et  ayant  eu  l'occasion  de  remarquer  V Album  Dieppois,  a,  spontanément,  honoré  cet 
ouvrage  de  la  souscription  du  ministère. 

Cet  encouragement  n'honore  pas  moins  celui  qui  l'a  accordé  que  l'ouvrage  qui  en  a 
été  l'objet. 

Au  reste,  le  nom  de  M.  Gustave  Rouland  est,  depuis  longtemps,  cher  aux  lettres; 
nous  n'en  voulons  pour  preuve  (un  exemple  entre  mille)  que  l'hommage  de  reconnais- 
sance que  se  plsdt  à  lui  adresser  l'un  de  nos  plus  savants  professeurs  du  haut  ensei- 
gnement, M.  Emile  Pessonneaux,  en  tète  de  sa  traduction  de  Viliade,  Tune  des  plus 
poétiques  et  des  plus  exactes  dont  la  France  s'honore,  et  pour  laquelle  le  nom  de 
M.  Gustave  Rouland  sera  la  meilleure  recommandation  auprès  des  amis  des  lettres. 

Eliacim  Jourdain. 


nomn  —  ivr.  c.  gagnurd,  roi  PERCièitc,  S9. 


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AAGBËOLOOIE. 


EXPLORATION 


DE 


ia  ÊîJai>ll.tE  il  Ê^UilÊDT 


PRK9   VIEPPE.    EM   iftSI. 


Du  15  novembre  au  14  décembre  1861,  j'ai  fouillé  rancienne 
chapelle  de  Saint-Nicolas-de-Caudecote,  située  sur  la  côte  occiden- 
tale de  Dieppe,  derrière  la  citadelle,  et  à  1  kilomètre  environ  de  la 
ville.  Cette  chapelle,  qui  fut  autrefois  un  ancien  prieuré,  avait  été, 
comme  tant  d'autres,  supprimée  et  confisquée  par  la  révolution 
française.  Le  Génie  militaire  en  avait  fait  une  caserne  de  canonniers 
gardes-côte,  puis  un  magasin  qu'il  démolit  lui-même,  en  1841. 

Le  but  de  ma  fouille  était  la  recherche  d'antiquités  chrétiennes 
et  l'étude  de  sépultures  monastiques  que  je  présumais  exister  dans 
cet  ancien  membre  de  l'abbaye  de  Sainte-Catherine-du-Mont  de 
Rouen.  La  terre  de  Caudecote  (prœdium  de  Calde-Cota)  fut  en  effet 

5 


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—  66  — 

donnée  au  monastère  de  la  Trinité-du-Mont,  en  1030,  par  Gosselin- 
le-Vicomte,  son  fondateur. 

Malgré  toutes  les  apparences  d'une  ancienne  origine,  nous  n'a- 
vons trouvé  à  Caudecote  que  des  débris  de  colonnettes  de  pierre  du 
xiii'ouduxiv'  siècle  etquelques carreaux  émaillés  de  laméme époque, 
représentant  des  fleurs,  des  feuilles  et  des  écussons,  et,  sous  le  sol 
de  la  chapelle,  cinq  sépultures  seulement. 


Carreaux  émaillés  de  Caudecote. 

Toutes  ces  inhumations  avaient  été  déposées  dans  des  cercueils 
de  bois,  dont  nous  retrouvions  les  clous.  Deux  corps  seulement 
étaient  accompagnés  de  ces  vases  à  encens  qui  faisaient  en  grande 
partie  l'objet  de  notre  recherche. 

Un  des  deux  corps  en  possédait  quatre  ou  cinq  placés  à  l'épaule, 
à  la  ceinture  et  aux  jambes.  Ces  vases  forés,  encore  remplis  de 
charbon  de  bois,  étaient  en  terre  blanche  vernissée  de  vert.  Je  les 
crois  de  la  fin  du  xiii*  siècle,  ou  mieux  encore,  du  commencement 
du  XIV*.  J'en  ai  plusieurs  fois  trouvé  de  pareils  aux  environs  de 
Dieppe,  depuis  sept  ans  que  j'y  étudie  la  sépulture  chrétienne.  Je 
cite  spécialement  les  cimetières  de  Rouxmesnil ,  de  Bouteilles,  d'E- 


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67  — 


tran,  de  Janval  et  du  Petit- Appe ville.  Il  en  a  été  recueilli  de  sem- 
l)Iables  à  Neufchâtel ,  à  Dreux  et  à  Angers. 


\ase%  chrétiens  de  Bouteilles,  pareils  à  ceux  de  CaVidecote  (xiv*  siècle). 

La  seconde  sépulture  à  vases  nous  a  offert  deux  pichets  égale- 
ments  forés  et  remplis  de  char1[)on.  Ces  pichets,  enterre  rougeâtre  et 
fortement  recouverts  de  vernis  verdâtre ,  ressemblent  complètement 
û  ceux  que  nous  avons  recueillis  à  Etran ,  à  Bouteilles,  à  Roux- 
mesnil,  à  Braquemont,  à  Martin-Eglise ,  à  Janval  et  au  Petit-Appe- 
ville.  Nous  les  attribuons  au  xiv*  siècle  et  au  xv*;  mais  ces  vases 
ont  pu  durer  jusqu'au  xvi*. 


Vases  Pichets  de  Bouteilles ,  pareils  à  ceux  de  Caudecote  xv-xvi«  siècle). 

Jusqu'ici,  toutes  nos  trouvailles  rentraient  dans  le  cercle  de  nos 


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—  es- 
découvertes  habituelles.  Mais  en  voici  une  dernière  qui  sort  entière- 
ment du  cadre  ordinaire  de  nos  opérations,  et  qui  est  bien  contre 
toute  attente. 

Le  mardi,  3  décembre,  avant  huit  heures  du  matin,  au  moment 
où  les  ouvriers  allaient  terminer  le  déblai  du  chœur  de  la  chapelle, 
l'un  d'eux  trouva,  au  niveau  des  fondations,  un  groupe  de  monnaies 
d'or,  dont  la  vue  Téblouit  un  instant.  Ces  pièces  n'étaient  pas  ren- 
fermées dans  un  vase,  comme  cela  arrive  ordinairement  dans  ces 
sortes  de  cas.  Elles  avaient  probablement  été  déposées  dans  un  sac 
d'étoffe  ou  dans  une  bourse  de  cuir,  dont  il  ne  restait  plus  la  moindre 
trace.  Elles  étaient  au  nombre  de  35,  toutes  bien  conservées  et  pa- 
raissaient avoir  très  peu  frayé.  Leur  poids  métallique  était  de  125 
grammes,  représentant  une  valeur  intrinsèque  d'environ  375  fr. 

Toutes  ces  monnaies  doivent  appartenir  au  xvi'  siècle.  Quelques- 
unes  au  plus  pourraient  remonter  jusqu'à  la  fin  du  xv*.  Les  plus 
récentes  en  date  portent  les  millésimes  de  1567  et  de  1568. 

Il  y  en  a  12  de  France,  14  d'Espagne,  4  de  Portugal,  3  d'Ita- 
lie, 1  de  Suisse  et  une  de  Hongrie. 

Les  souverains  dont  on  lit  les  noms  et  dont  on  voit  les  images 
sont:  pour  la  France,  Louis  XII  (1498-1515),  François  I*' (1515- 
1547),  Henri  II  (1547-1559),  et  Charles  IX  (une  seule  de  1567); 
pour  l'Espagne,  Ferdinand  V  et  Elisabeth  (1474-1504),  Jeanne  et 
Charles-Quint  (1504-1506),  Charles-Quint  (1516-1556),  et  Phi- 
lippe H  (1556-1598);  pour  le  Portugal,  Jean  III  (1521-1557),  et 
Sébastien  (1557-1578);  pour  la  Hongrie,  Mathias  Corvin  (1490- 
1504);  pour  l'ItaHe,  Alphonse  I"  (1505-1534)  et  Hercule  II 
(1534-1597)  ducs  de  Ferrare.  La  Suisse  est  représentée  par  une 
seule  pièce  de  la  Cité  de  Genève  (1568). 


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Maintenant,  à  quelle  époque  faire  remonter  cette  cachette  i  Géné- 
ralement dans  nos  contrées,  ses  pareilles,  qui  ne  manquent  pas,  ont 
eu  lieu  à  la  fin  du  xvi*  siècle,  pendant  les  guerres  de  la  Ligue, 
surtout  au  moment  de  la  bataille  d'Arqués  et  du  siège  de  Dieppe  en 
1589. 

Les  cachettes  de  cette  dernière  époque  renferment  ordinaire- 
ment un  certain  nombre  de  pièces  de  Charles  IX,  de  Henri  III ,  par 
fois  même  de  Charles  X,  roi  de  la  Ligue,  Ici,  au  contraire,  pas  une 
pièce  française  n'est  postérieure  à  1567,  et  encore  la  seule  qui 
soit  de  Charles  IX  est  fleur  de  coin. 

Sans  repousser  absolument  répoque  de  la  Ligue,  je  suis  plus  porté 
à  attribuer  cette  cachette  au  temps  de  la  Saint-Barthélémy.  En  un 
mot,  j'incline  plutôt  pour  1572  que  pour  1589. 

Chose  surprenante  et  qui  prouve  combien  les  traditions  se  conser- 
vent! Mon  confrère,  M.  Feret,  qui  lui-même  avait  fait  sonder  Cau- 
decote,  vers  1828,  tenait  de  la  bouche  d'un  vieil  ouvrier,  habitant  du 
faubourg  de  la  Barre,  qu'un  trésor  était  caché  dans  la  chapelle  de 
Caudecote.  Il  ajoutait  même  que  le  précieux  dépôt  était  gardé  par  des 
esprits  ou  des  fantômes. 

Cet  homme  savait  cela  de  ses  ancêtres,  et  il  avait  connu  plusieurs 
personnes  qui,  vainement,  avaient  tâché  de  s'emparer  c(u  mystérieux 
trésor. 

M,  Feret  nous  avait  fait  part  de  ces  vagues  traditions  au  moment 
où  notre  fouille  était  commencée,  et  il  nous  les  a  confirmées  de  nouveau 
après  la  découverte.  Notre  trouvaille  d'aujourd'hui  ne  semblerait-elle 
pas  donner  raison  à  cette  tradition  de  trois  siècles? 


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—  70  — 

P.-S.  — La  longueur  des  constructions  explorées  a  été  de  25",  la 
largeur  de  5"  en  dedans  et  6"  au  dehors.  Outre  l'enceinte  de  la  cha- 
pelle que  nous  avons  parfaitement  reconnue  avec  son  triple  pavage  et 
son  autel  de  pierre,  nous  avons  constaté  en  avant  de  l'édifice  reli- 
gieux, deux  appartements  qui  pouvaient  être  la  demeure  du  prieur 
ou  du  chapelain  que  les  vieillards  y  ont  encore  connu. 

Dieppe ,  le  15  décembre  1861 . 


L'abbé  COCHET. 


■s-®?* 


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UTTÉRATURE. 


LA  RUE  PORTE-AUX-RATS 


LÉGENDE  ROUENNAISE. 


On  écrit  pour  raconter,  non  pour  prouver. 

QUINTILIEN. 


Certains  ëtymologistes  —  je  suppose  le  cas  fort  peu  probable 
où  quelques  savants  feraient  à  notre  modeste  récit  l'honneur  de  le 
lire,  —  certains  ëtymologistes,  à  principes  sëvères,  nous  blâmeront 
peut-être  d'avoir  confondu  une  tradition  rouennaise  avec  un  sou- 
venir d'outre-Rhin,  reproduit  déjà  dans  le  Magasin  Pittoresque  et 
dans  les  Légendes  de  M.  CoUin  de  Plancy .  D'autres  établiront,  preuves 
en  main,  que ,  contrairement  à  nos  conclusions,  la  rue  des  Bons-En^ 
fonts j  dont  il  va  être  question  ici ,  doit  son  nom  à  un  ancien  collège, 
et  la  rue  Porte-aux-BatSy  le  sien,  soit  à  une  quantité  considérable  de 
ces  petits  animaux  rongeurs  qui  y  vinrent  par  une  porte  ouverte  sur 
les  remparts,  lorsque  la  porte  d'Arras,  voisine  de  celle-ci,  fu 


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—  72  — 

éioupée ,  c'est-à-dire  bouchée  avec  des  étoupes,  soit  encore  à  une 
espèce  de  guichet  ou  de  poterne  où  il  ne  pouvait  passer  qu'une  per- 
sonne à  la  fois  et  que  l'on  appelait  vulgairement  Porte^-aux-Bats, 

Ces  reproches  et  autres  semblables,  nous  les  acceptons  et  nous 
allons  même  au-devant.  Mieux  que  bien  d'autres  nous  savons,  en 
effet,  ce  qu'ils  ont  de  fondé,  et  cependant  ils  ne  nous  effraient  pas. 
Donc ,  nous  transportons  à  Rouen  une  anecdote  fabuleuse  que  l'on 
nous  a  dit  s'être  passée  dans  les  deux  rues  de  cette  ville  qui  vont 
nous  servir  de  scène ,  et  nous  la  livrons  à  autrui  comme  elle  nous  a 
été  livrée  à  nous-même,  pour  ce  quelle  vaut  et  sans  garantie  d'aucun 
genre.  Que  si  maintenant  nous  sommes  mis  en  demeure  d'apporter 
des  titres  et  des  autorités  à  l'appui  de  notre  narration ,  nous  répon- 
drons par  le  vieil  adage  de  Quintilien,  que  nous  avons  pris  pour 
épigraphe  : 

On  écrit  pour  raconter,  non  pour  prouver. 

C'était  à  Rouen,  il  y  a  de  cela  plusieurs  siècles,  à  une  époque  que 
je  n'ai  pas  la  prétention  de  définir,  mais  qui  est  à  coup  sûr  bien  an- 
térieure à  cette  funeste  année  de  1418,  pendant  laquelle  les  habitants 
assiégés  par  les  Anglais  et  en  proie  à  la  plus  horrible  famine,  durent 
taxer  la  viande  du  rat  à  l'incroyable  mais  historique  somme  d'argent 
que  représenterait  une  valeur  actuelle  de  quarante  francs  :  heureux 
encore  ces  riches  bourgeois  lorsqu'ils  pouvaient,  au  prix  d'un  tel 
sacrifice,  se  procurer  une  si  grossière  nourriture!  A  cette  époque,  il 
s'en  fallait  de  beaucoup  que  les  rats  fussent  aussi  recherchés  et 
aussi  rares  qu'ils  le  devinrent  plus  tard.  Leur  espèce  s'était  alors 
multipliée  dans  d'effrayantes  proportions,  et  grâce  à  la  gloutonnerie 
proverbiale  qui  les  a  de  tous  temps  caractérisés,  ils  ne  cessaient  de 


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—  73  — 

faire  les  plus  regrettables  brèches  aux  provisions  particulières,  et 
aux  gradns  entassés  dans  les  greniers  publics. 

Les  fossés  et  les  souterrains  qui  entouraient  la  partie  nord-ouest 
de  la  ville  avaient  été  plus  particulièrement  choisis  par  eux  pour  y 
établir  leur  quartier-général.  C'était  de  là  qu'ils  partaient  tous  les 
jours  en  bataillons  serrés ,  pour  se  mettre  en  campagne  et  ravager 
les  différents  lieux  soumis  à  leurs  incessantes  déprédations.  C'était 
là  aussi  que  leurs  plus  intrépides  ennemis ,  que  les  inventeurs  des 
moyens  de  destruction  les  plus  efficaces  venaient  leur  déclarer  la 
guerre.  Mais  les  efforts  combinés  de  la  violence  et  de  la  ruse  res- 
taient impuissants  en  présence  de  bandes  aussi  adroites  que  nom- 
breuses, qui  semblaient  renaître  à  mesure  qu'elles  étaient  décimées, 
se  riaient  de  la  race  féline  comme  de  la  race  humaine,  échappaient 
aux  meilleurs  pièges,  et  déjouaient  les  plus  subtils  poisons.  Les 
choses  en  étaient  venues  à  ce  point  que,  après  avoir  longtemps  reculé 
devant  des  forces  par  trop  supérieures,  on  allait  se  trouver  dans 
l'embairassante  et  honteuse  alternative  de  défendre  corps  à  corps  sa 
vie  contre  des  assiégeants  d'un  nouveau  genre ,  ou  de  servir  de 
pâture  à  des  hôtes  plus  terribles  que  ceux  de  Montfaucon,  plus 
adroits  que  le  vieux  routier  de  La  Fontaine,  plus  cruels  que  ceux  qui 
au  x*  siècle  dévorèrent  l'archevêque  de  Mayence. 

Sur  ces  entrefaites  parut  dans  la  ville  un  homme  dont  la  taille 
gigantesque,  la  tournure  étrange  et  le  costume  des  plus  bizarres, 
attiraient  l'attention  générale.  A  son  cou  étaient  suspendues  deux 
flûtes,  l'une  blanche  et  l'autre  noire.  D'où  venait-il?  nul  ne  pouvait  le 
dire.  Aux  questions  qui  lui  étaient  adressées,  il  répondait  d'une  voix 
rauque  et  sauvage.  Seulement,  il  allait  répétant  partout  que,  pourtrois 
cents  pièces  d'or,  il  délivrerait  la  ville  du  fléau  qui  la  faisait  souffrir. 


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—  74  — . 

Dans  les  tristes  conjonctures  où  Ton  se  trouvait,  le  marché  fut 
promptement  conclu.  Alors  l'étranger,  prenant  sa  flûte  blanche 
dont  il  tira  des  sons  extraordinaires,  marcha  droit  au  repaire  princi- 
pal des  animaux  dévastateurs,  sortit  par  la  porte  à'ArraSj  que  Ton 
nomma  dans  la  suite  Porte-Etoupée,  longea  les  fortifications  exté- 
rieures, en  répétant  toujours  des  airs  sauvages,  et  reparut  bientôt 
par  Isiporte  et  dans  la  petite  rue  des  Champs-Maillets^  suivi  d'une 
incroyable  armée  de  rats  de  toute  taille,  de  tout  âge,  de  toute 
espèce,  qui  se  grossissait  à  chaque  pas  d'une  légion  nouvelle,  fas- 
cinée en  quelque  sorte  par  le  bruit  de  l'instrument  ou  par  la  pré- 
sence du  farouche  musicien,  et  qui,  se  laissant  ainsi  attirer  jusqu'au 
milieu  de  la  Seine,  ne  tarda  pas  à  périr  dans  les  eaux. 

La  première  partie  de  l'engagement  remplie,  restait  la  seconde  :  or, 
à  cette  époque  lointaine,  la  bonne  foi  n'était  pas  ce  qu'elle  est  aujour- 
d'hui, la  qualité  dominante  des  Normands  en  général,  desRouennais 
en  particulier;  et,  lorsque  le  moment  arriva  d'acquitter  la  dette  con- 
venue, il  s'éleva  de  toutes  parts  un  violent  tumulte  de  plaintes  et 
de  récriminations.  —  «  Trois  cents  pièces  d'or  pour  une  musique 
discordante!  disait  celui-ci;  les  dommages  causés  par  les  rats  s'éle- 
vaient-ils seulement  au  quart  de  cette  somme  ? — J'avais  un  moyen  in- 
faillible d'arriver  au  même  résultat  sans  qu'il  en  coûtât  une  obole,  re- 
prenaitcelui-là;  que  ne  m'a-ton  permis  de  tenter  l'expérience? — Votre 
joueur  de  flûte  est  un  suppôt  de  Satan  !  s'écriait  un  troisième;  qu'il  aille, 
s'il  le  veut,  se  faire  payer  par  son  maître  !  »  —  Et  tous,  oubheux  de  ce 
qu'ils  devaient  à  leur  libérateur,  de  se  répandre  en  invectives  contre 
lui,  et  de  conclure  en  fin,  à  l'unanimité,  que,  s'il  était  assez  hardi  que 
de  réclamer  un  salaire,  tfois  cents  pièces  d'argent,  au  lieu  d'un  nom- 
bre égal  de  pièces  d'or,  reconnaîtraient  de  reste  un  si  facile  service. 


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—  75  — 

A  cette  nouvelle,  rinconnu,  qui  avait  sans  doute  prévu  à  qui  il 
aurait  affaire,  ne  parut  aucunement  déconcerté.  Il  sourit  avec 
calme,  refusa  le  paiement  qui  lui  était  proposé,  et  donna  jusqu'au 
lendemain  pour  réfléchir  sur  le  parti  définitif  que  l'on  aurait  à  pren- 
dre. Puis,  au  jour  dit,  trouvant  chacun  dans  les  mêmes  dispositions 
que  la  veille,  il  saisit  sa  flûte,  sa  flûte  noire,  hélas!  en  joua  d'une 
manière  lugubre,  suivit  le  chemin  qu'il  avait  déjà  précédemment 
parcouru,  et  cette  fois  ce  furent  non  plus  les  rats,  mais  bien  tous  les 
enfants  de  la  cité  qui  descendirent  les  rues  après  lui,  entrèrent  dans 
le  fleuve  à  sa  suite,  et  y  disparurent  aussitôt  jusqu'au  dernier,  sans 
que  leurs  parents,  maîtrisés  comme  par  une  force  irrésistible,  aient 
pu  leur  porter  secours. 

Les  deux  rues  qui  conservent  dans  leur  dénomination  le  souvenir 
de  cette  tradition  généralement  oubliée  >  sont  la  rue  des  Bom-En" 
fonts  et  la  petite  rue  des  Champs-Maillets,  qui  est  aujourd'hui  la  rue 
Porte-aux-JRais. 

PaulBAUDRY. 


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MâLANOBS. 


LETTRE  AUTOGRAPHE 

DE  DUQUESNE. 

'I     ■  -^ 


Duquesne  (Abraham) ,  né  en  Normandie  en  1610,  apprit  le  métier 
de  la  guerre  sur  mer ,  sous  son  père ,  habile  capitaine  de  vaisseau. 
Dès  rage  de  dix-sept  ans ,  il  servit  avec  un  succès  distingué  au  siège 
de  La  Rochelle.  En  1637,  il  se  trouva  à  l'attaque  des  îles  Sainte- 
Marguerite  ,  et  Tannée  d'après ,  il  contribua  beaucoup  à  la  défaite  de 
l'armée  navale  d'Espagne  devant  Cattari.  Ce  ne  furent,  depuis,  que 
des  actions  hardies  ou  des  victoires.  Il  se  signala  devant  Tarragone 
en  1641,  devant  Barcelone  en  1642,  et  l'an  1643,  dans  labataillequi 
se  donna  au  cap  de  Gates  contre  l'armée  Espagnole.  L'année  suivante 
1644,  il  alla  servir  en  Suède ,  où  son  nom  était  déjà  connu  avanta- 
geusement. Il  y  fut  fait  major  de  l'armée  navale ,  puis  vice-amiral.  Il 
avait  ce  dernier  titre  dans  la  bataille  où  les  Danois  furent  entièrement 
défaits ,  et  il  aurait  fait  prisonnier  le  roi  de  Danemark  lui-même ,  si 
ce  prince  n'avait  été  obligé ,  par  une  blessure  dangereuse ,  de  sortir 


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—  77  — 

la  veille  de  la  bataille  du  vaisseau  qu'il  montait.  Duquesne ,  rappelé 
en  France  en  1647 ,  fut  destiné  à  commander  l'escadre  envoyée 
à  l'expédition  de  Naples.  Comme  la  marine  de  France  était  fort 
déchue  de  son  premier  lustre ,  il  arma  plusieurs  navires  à  ses  dépens 
en  1650.  Ce  fut  avec  sa  petite  flotte  qu'il  obligea  Bordeaux,  révolté 
contre  son  roi,  à  se  rendre.  Les  Espagnols  étaient  arrivés  dans  la 
ri\âère  en  même  temps  que  lui  ;  mais  il  entra  à  leurs  yeux  et  malgré 
eux.  Ce  qui  a  le  plus  contribué  à  son  éclatante  réputation ,  ce  senties 
guerres  de  Sicile.  Ce  fut  là  qu'il  eut  à  combattre  le  grand  Ruyter,  et, 
quoiqu'înférieur  en  nombre ,  il  vainquit  dans  trois  batailles  les  flottes 
réunies  de  Hollande  et  d'Espagne ,  le  8  janvier ,  le  22  avril  et  le  2  juin 
1676.  Le  général  hollandais  fut  tué  dans  le  second  combat. 

L'Asie  et  l'Afrique  furent  ensuite  témoins  de  la  valeur  de  Duquesne, 
et  ne  l'admirèrent  pas  moins  que  l'Europe.  Les  vaisseaux  de  Tripoli, 
qui  était  alors  en  guerre  avec  la  France,  se  retirèrent  dans  le  port  de 
Chio  sous  une  des  principales  forteresses  du  Grand-Seigneur,  comme 
dans  un  asile  assuré.  Duquesne  alla  les  foudroyer  avec  une  escadre 
de  six  vaisseaux;  et,  après  les  avoir  tenus  bloqués  pendant  longtemps, 
illes  obligea  à  demander  la  paix  à  la  France.  Alger  et  Gênes  furent 
forcés  de  même  par  ses  armes  à  implorer  la  clémence  de  Louis  XIV. 
Ce  prince,  ne  pouvant  récompenser  le  mérite  du  vainqueur  avec  tout 
l'éclat  qu'il  aurait  souhaité ,  parce  qu'il  était  calviniste ,  lui  donna , 
pour  lui  et  pour  sa  postérité ,  la  terre  de  Bouchet ,  qui  est  une  des  plus 
belles  du  royaume,  auprès  d'Etampes,  et  l'érigeaen  marquisat, 
avec  cette  condition  qu'elle  s'appellerait  la  Terre-Duçuesne ,  pour 
immortaliser  la  mémoire  de  ce  grand  homme.  Ce  fut  le  seul  qu'il 
excepta  de  la  proscription  lancée  contre  les  calvinistes  par  la  révoca- 
tion de  redit  de  Nantes.  Il  mourut  à  Paris,  le  2  février  1688,  après 


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—  78  — 

avoir  vécu  soixante-dix-huit  ans  dans  une  vigueur  de  tempérament  qui 
ne  se  démentit  jamais.  Il  fut  inhumé  dans  sa  terre,  sur  le  revers  d'un 
des  fossés  du  château. 

Tel  est  le  précis  historique  de  la  vie  du  grand  Duquesne ,  que  les 
écrivains  les  plus  autorisés  font  naître  à  Dieppe ,  où  lui  fut  élevée, 
en  1844,  une  statue  de  bronze. 

Le  souvenir  des  fêtes  brillantes  auxquelles  donna  lieu  Tiaaugura- 
tion  de  cette  statue ,  due  au  ciseau  de  Dantan ,  est  encore  vivant 
dans  tous  les  esprits.  Ce  témoignage  public  d'admiration  constitue , 
assurément,  l'une  des  plus  belles  pages  de  l'histoire  de  Dieppe  ,  si 
riche  en  souvenirs  glorieux. 

La  lettre  reproduite  ci-après ,  qui  jette  un  si  grand  jour  sur  la  vie 
du  célèbre  amiral ,  l'une  des  gloires  de  la  marine  française ,  nous  a 
paru  devoir  être  précédée  d'un  aperçu  historique  sur  cette  grande 
individualité  du  xvn*  siècle. 

La  lettre  qu'on  va  lire  est  la  propriété  de  la  ville  de  Dieppe  ,  qui 
l'a  acquise  au  prix  de  120  francs,  dans  une  vente  qui  eut  lieu  à 
Paris,  28,  rue  des  Bons-Enfants,  le  7  décembre  1854. 

Voici  un  extrait  du  catalogue  de  la  collection  d'autographes  dont 
faisait  partie  la  lettre  de  Duquesne  : 

«  Dans  cette  collection  se  trouve  comprise  ,  sous  le  n*  296 ,  une 
lettre  de  Duquesne  (Abraham),  célèbre  chef  d'escadre  et  général  des 
armées  navales  de  France.  N.  1610.  M.  1688.  L'aut.  sig. ,  à  M". 
Brest,  12  novembre  1696,  3  gr.  p.  in-fol.  superbe  lettre. 

M  II  justifie  sa  conduite  et  démontre  qu'il  a  fait  tout  ce  quidépen- 
daitde  lui  pour  le  bien  du  service  de  Sa  Majesté.  —  Longs  et  inté- 
ressants détails.  » 

Voici  cette  lettre ,  que  nous  avons  touchée  avec  respect  et  lue 


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—  79  -^ 

avec  attendrissement ,  au  souvenir  de  la  sainte  douleur  dont  elle 
est  la  navrante  expression. 

Grand  homme  !  toi  aussi ,  tu  fus  une  preuve  vivante  que  la  gloire 
se  paye  et  s'expie  ! 

Ah  !  Dieu  seul  permet  à  F  homme  de  génie  de  faire  le  bien ,  d*  aimer 
le  vrai,  de  chanter  le  beau  ! 

En  dehors  de  Dieu ,  toute  supériorité  offusque  toujours  quelqu'un , 
un  homme,  une  époque,  un  monde,  qui  trouve  le  moyen  de  se  venger 
du  guerrier ,  de  l'artiste  ou  de  l'écrivain ,  sauf  à  être  le  premier  à 
chanter  hypocritement  les  louanges  du  martyr ,  après  s'être  assuré 
qu'il  est  mort  et  enterré  ! 

Nous  avons  cru  devoir  reproduire  textuellement  cette  belle  lettre 
cornélienne  (peutrêtre  essaierons-nous,  un  jour,  de  la  translater  dans 
la  forme  splendide  du  vers  alexandrin)  ! 

Le  grand  Duquesne  et  le  grand  Corneille  sont  frères  par  le  pays 
et  par  la  pensée. 

Le  poète  ressuscitait  un  peuple  évanoui,  le  marin  veillait  sur 
mer  à  la  suprématie  de  la  France.  Ils  sont  morts  à  six  ans  l'un  de 
l'autre  ,  Duquesne  en  1678 ,  Corneille  en  1684.  Peut-être  se  sont- 
ils  connus,  et  ont  ils  réagi  l'un  sur  l'autre.  Qui  sait  si  tel  vers  du 
grand  tragique  n'a  pas  été  inspiré  par  telle  victoire  du  grand  amiral? 
Qui  pourrait  dire  que  telle  bataille  du  vainqueur  de  Ruyter  n'a  pas  été 
gagnée  par  lui  avec  l'enthousiasme  du  Cid  ? 

La  lettre  que  nous  reproduisons  est  criblée  de  fautes  de  français 
et  d'ortographe  !  mais  la  langue  française  était  à  peine  fixée.  Et 
puis,  un  homme  qui  se  bat  avec  l'ouragan  et  les  ennemis  de  la 
France  a  bien  le  temps  de  lire  Vaugelas  ! 


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—  80  — 
M.  du  Quesne  12.  novembre  1669. 


Monseigneur 


Tay  rescu  La  Lettre  qiiil  vous  a  pieu  descrire  du  P*'  nouembre, 
plaine  de  reproche  sur  deux  chef  es.  Sur  lesquels  Monseigneur  II  vous 
plera  me  fève  la  Grâce  Dagréer  quauec  le  respec  que  je  vous  dois  Je  y 
puesse  respondre. 

Sur  le  premier  je  puis  auec  véristé  vous  asseurer  que  ce  nest  point  le 
manque  des  viures  quy  à  causé  la  mort  daucuns  des  hommes  de  Lesque- 
page  du  Prince  puis  quil  est  cognu  et  veriff'yé  par  les  offœrs  de  la 
Marine  quy  y  ont  Eu  Esgard  que  Jay  de  tout  tamps  très  bien  noury 
mon  Esquépage  et  mieux  et  Eu  plus  de  soin  des  malades  quaucun  autre 
Cap^' 

Cest  pourquoy  Monseigneur  je  vous  puis  aussy  asseur"  que  Lindis- 
position  de  ceux  quy  sont  morts  cette  Année  dans  le  Prince,  est  entrée 
par  La  nouuelle  soldatesque  de  nation  Bretonne  naturellement  mal- 
jiropre  quy  ci  sont  jnfectez  ay  ans  esté  dabord  a  tacques  du  mal  delà  mer 
joint  quil  ne  sont  nullement  secourables  les  uns  les  autres. 

Ainsin  Monseigneur  je  croy  quecesle  méchante  opinion  que  vous  auez 
Eue  de  moy  vous  à  esté  portée  tout  de  nouueau  par  quelque  mauiiais 
office  que  mont  rendus  des  Gens  aquy  le  peu  de  Lumière  que  Jay  de  la 
marine  et  Lintegrité  de  ma  conduite  font  continuellement  ombrage. 

Quand  a  Linnutillisté  de  Jjarmement  dont  il  vous  plaist  demacvser 
Je  nay  sur  cela  Monseigneur  qua  vous  suplyer  très  humblemetit  Dauoir 
Esgard  aux  Ordres  que  vous  mauez  fait  Ihoneur  de  madrecer  cette 
campagne  Lesquels  mont  prescrit  et  réglé  toutes  Les  desmarches  que  Jay 
fais  tes,  et  de  concidérer  sil  vous  plaist  que  dans  un  tamps  de  paix  Gêné- 


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—  81  — 

ralle  comme  II  Estait  Je  nay  d'eu  féi^e  naistre  ati  préjudice  de  mes  Or- 
f/res  auamne  ocra t ion  qmjaye  Eclaté  C est  ce  quyme  donne  un  desplaisir 
extrmne  dauoir  Esté  Armi  et  en  estât  de  rendre  semce  dam  un  tamps 
mt  II  ne  eust  point  présoiteé  Doccat ion  pour  cela  et  que  je  sois  a  présent 
dhirmé  Lorsquil  sen  présente  pour  dautres  et  pour  comble  de  mon  dés- 
plaisir  que  je  sois  aséz  Malheureux  Daprendre  de  vouJi  Monseig^  que  le 
Roy  est  mal  satisfait  demoy  dont  Je  seray  Le  reste  de  ma  vye  Inconso^ 
kble  sy  votis  nauez  La  bonté  dexaminer  et  Goutter  mes  Justes  raisons, 
puis  que  sam  cela  oustré  de  Doulleur  que  Je  suis  je  ne  pouray  que  me 
persuader  que  vous  désirez  aLauenir  vous  Désfére  de  moy  que  ne  pouray 
pas  surmonter  Le  désplaisir  quejen  rescevrai. 

Au  reste  Monseigneur  je  soushete  que  Lexpédient  que  vous  prenés 
Destablir  un  commissionnaire  Général  pour  la  fourniture  des  viures  de 
la  Marine  soit  heureux  Jen  ay  dit  mon  opinion  A  Larochelle  Lors  que 
Ion  men  aparllé  Lap^^  fois  quy  estait  destablir  La  chasse  en  tamps  de 
paix  en  sorte  que  le  setrice  du  Boy  et  vostre  satisfaction  cy  rencantrast 
Lors  de  la  Gtierre  ou  la  désmarche  des  vaiseaux  de  sa  M*^  sont  alors 
phispresise. 

Je  stds  avec  tout  respect 

Monseigneur 

Vostre  très  humble  et  très 
obeyssant  serviteur 

DUQUESNE. 
A  Brest  ce  IS"*  nouembre  1669. 

Cette  lettre  nous  a  paru  précieuse,  et  nous  nous  faisons  honneur  de 
la  mettre  en  lumière. 

EuAciM  JOURDAIN. 


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—  82  — 
Analyse  de  la  lettre,  écrite  sur  le  do$  de  V autographe. 

M.  du  Quesne  12  novembre  1669. 

Il  dit  ses  raisons  pour  justiffier  sa  conduitte. 

Que  ce  n'est  point  le  manque  de  viures ,  ajant  tousjours  mieux  nourry 
son  Equipage  ,   qu'aucun  autre  Cap** 

Que  la  maladie  y  est  entrée  ;  par  la  nouuelle  soldatesque  bretonne  ;  attac- 
quée  du  mal  de  mer,  et  peu  secourable  les  uns  les  autres. 

Qu'ainsj  il  n'en  peut  croire  autre  chose,  si  ce  n'est,  que,  c'est  une  suite 
de  mauvais  offices,  que  luy  rendent  des  gens  a  qui  le  peu  de  conn**  qu'il 
à  et  son  Intégrité  font  ombrage. 

Pour  l'inutilité  de  son  armement  elle  estoit  Immancable  en  temps  de  paix, 
ayant  du  déplaisir  de  n'auoir  pas  eu,  ainsy  que  les  autres  qui  arment  a 
présent,  les  occasions  de  faire  quelq.  chose. 

Et  sur  ce  que  vous  luy  dites,  que  le  Roy  est  mal  satisfait  de  luy ,  Il  en 
sera  inconsolable  jusques  a  ce  qu'il  vous  ait  plû  entrer  dans  ses  raisons  ne 
pouuant  se  persuader  autre  chose  sinon  que  vous  voulez  vous  deffaire  de 
Luy. 

Quant  a  l'establissement  d'un  munitionnaire  gnal  des  vivres  C'est  une 
chose  à  faire  en  temps  de  paix,  et  il  ne  la  Improuué  que  dans  un  temps,  ou 
Ion  auoit  encore  de  la  guerre. 


agC838^ 


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CHIMIE. 


NOUVELLES  MATIÈRES  COLORANTES  DU  GOUDRON. 


FUCHSINE.— INDISfflE.  —  AZALÉINE.  — BLEU  DE  LYON. 


S'il  est  des  découvertes  scientifiques  curieuses,  qui  restent 
toujours  du  domaine  de  la  science  pure,  il  en  est  aussi  qui,  légère- 
ment modifiées,  pénètrent  dans  l'industrie  en  lui  donnant  un  nouvel 
essor:  les  unes,  utiles  aux  savants,  les  aideAt  dans  leurs  recher- 
ches et  leur  permettent  d'établir  les  b£tses  de  ces  théories  élevées 
qui  souvent  mènent  à  la  connaissance  de  la  vérité;  les  autres, 
convenablement  appliquées  à  l'industrie,  y  portent  quelquefois 
une  perturbation  momentanée,  mais,  renversant  les  vieilles  cou- 
tumes, elles  forcent  les  industriels  à  entrer  activement  dans  la 
voie  du  progrès.  Obligés  de  reconnaître  l'utilité  de  la  science  qui 
leur  évite  des  tâtonnements  ruineux,  ils  commencent  à  abandonner 
ces  recettes  compliquées  qui  ne  sont  vraiment  remarquables  que 
par  le  nombre  infini  de  leurs  constituants.  Aussi  la  fabrication, 
qui  saisit    avec   empressement  les  nouvelles    applications ,    aura 


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—  84  — 

bientôt  renversé  ces  vieilles  routines  qui,  malgré  les  enseignements 
de  la  science  y  ont  persisté  pendant  trop  longtemps. 

Depuis  quelques  années,  les  nombreuses  applications  des  décou- 
vertes scientifiques  ont  été  vraiment  remarquables;  on  dirait  que 
les  idées  des  savants  se  sont  principalement  fixées,  dans  ces  der- 
niers temps,  sur  les  moyens  d'utiliser  pour  l'industrie  les  données 
de  la  science.  Si  les  grandes  fabrications  ont  subi  de  notables 
changements,  les  produits  de  laboratoire  ont  acquis  aussi  un  déve- 
loppement considérable.  La  teinture  et  l'impression  des  tissus  ou 
fils  de  soie,  laine  et  coton,  sont  dans  une  période  de  transformation 
qui  doit  anéantir  pour  ainsi  dire  les  anciens  procédés  suivis  et 
sanctionnés  par  une  longue  pratique. 

L'application  en  teinture  et  en  impression  des  nouvelles  matières 
colorantes  obtenues  des  dérivés  du  goudron  a  appelé  l'attention 
sur  les  moyens  employés  pour  les  obtenir,  et  mis  sur  la  voie  de 
nouveaux  principes  colorés  qui  ne  sont  encore  que  des  produits  de 
laboratoire ,  mais  qui  bientôt  aussi  entreront  dans  les  produits  du 
commerce. 

Malgi'é  le  prix  élevé  des  nouveaux  colorants,  leur  pouvoir  tincto- 
rial est  tel,  que  la  teinture  peut  les  employer  avec  avantage  sur  soie, 
laine  et  coton  :  le  brillant,  la  vivacité  des  nuances  et  leurs  reflets 
variés  font  que,  non-seulement  elles  rivalisent  avec  les  teintures 
obtenues  avec  la  cochenille,  l'indigo,  le  bleu  de  France,  mais  encore 
laissent  bien  loin  toutes  ces  nuances  qui  jusqu'alors  faisaient  notre 
admiration. 

Si  l'application  des  produits  colorés  dérivés  de  l'aniline  et  de  la 
naphtaline  sont  tout  récents,  il  y  a  longtemps  déjà  qu'ils  étaient 
connus.  Signalés  par  Hoffman  et  Laurent  dans  leurs  remarquables 


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ouvrages,  ils  étaient  restés  pour  ainsi  dire  inconnus,  parce  qu'on  n'en 
voyait  point  l'utilité  ou  les  applications. 

C'est  en  reprenant  et  perfectionnant  les  procédés  indiqués  dans 
leurs  savants  travaux  qu'on  est  arrivé  à  faire  d'une  réaction  de  labo- 
ration  une  opération  industrielle  importante. 

Suivant  les  produits  que  l'on  veut  obtenir  (rouge,  violet  ou  bleu), 
il  faut  faire  varier  les  conditions  dans  lesquelles  ces  matières  colo- 
rantes prennent  naissance.  Mais  toutes  cependant  dérivent  des  mo- 
difications diverses  que  l'on  fait  subir  à  la  benzine  qui  est  le  point  de 
départ  de  ces  produits  :  aussi  peut-on  considérer  cette  fabrication 
comme  étant  subordonnée  à  quatre  opérations  successives  : 
!•  La  préparation  de  la  benzine  ; 

2*  id.  de  la  nitro-benzine  ; 

3*  id.  de  l'aniline  ; 

4*         *     id.  de  là  matière  colorante. 

BENZINE  C**  H* 

La  benzine,  carbure  d'hydrogène  que  l'on  désigne  aussi  par  les 
noms  de  benzène  normal,  phène,  benzole ,  s'obtient  en  général 
en  distillant  les  goudrons  de  gaz,  qui  en  contiennent  des  quantités 
notables. 

La  benzine  se  trouve  mélangée  à  divers  carbures  d'hydrogène, 
des  acides  et  des  alcaloïdes,  dont  on  est  obligé  de  la  séparer. 
Ordinairement,  on  y  parvient  eu  distillant  les  goudrons  et  frac- 
tionnant les  produits  ;  comme  la  benzine  distille  entre  80  et  90*,  elle 
se  trouve  dans  les  premières  parties  condensées  dont  il  est  ensuite 
assez  facile  de  l'isoler  par  des  distillations  successives.  On  peut  activer 
sa  préparation  en  traitant  les  huiles  de  goudron  successivement  par 


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l'acide  sulfurique  faible  et  la  potasse  ou  un  lait  de  chaux.  On  élimine 
ainsi  les  alcaloïdes  et  les  acides  qui  se  trouvaient  dans  l'huile 
brute,  et  deux  ou  trois  distillations  bien  conduites  permettent 
alors  d'obtenir  la  benzine  suffisamment  pure  pour  les  besoins  du 
conamerce. 

Si  on  voulait  la  purifier  entièrement,  il  faudrait  la  faire  cristal- 
liser par  le  fi*oid  et  la  soumettre  ensuite  à  la  pression,  dans  du 
papier  Joseph,  pour  en  extraire  les  carbures  qui  pourraient  s'y 
trouver  et  qui  ne  se  seront  pas  congelés  par  l'abaissement  de 
température.  Une  simple  distillation  faite  avec  soin  permettrait  alors 
de  l'obtenir  parfaitement  pure. 

La  benzine  qui  prend  naissance  dans  la  distillation  sèche  des  ma- 
tières grasses,  se  produit  encore  par  la  distillation  du  benzoate  de 
chaux  ;  mais  le  prix  élevé  de  ce  produit  ne  permet  pas  de  l'em- 
ployer dans  l'industrie. 

C'est  avec  ce  liquide  insoluble  dans  l'eau,  soluble  dans  l'alcool 
et  l'éther,  qui  bout  à  86*  centigrades,  d'une  odeur  empyreumatique 
très  prononcée ,  qu'on  prépare  la  nitro-benâne. 

NITROBENZINE ,   C"    H'   (Az  0*  ) 

Pour  obtenir  la  nitrobenâne ,  il  suffit  de  mettre  en  contact 
l'acide  nitrique  concentré  avec  la  benzine,  puis  d'ajouter  ensuite  de 
l'eau  qui  sépare  bientôt  une  huile  jaunâtre  ayant  l'odeur  d'essence 
d'amandes  amères.  Cette  huile  séparée  de  l'eau  et  distillée  consti- 
tue la  nitrobenzine ,  que  l'on  a  désigné  pendant  longtemps  sous  le 
nom  d'essence  de  Mirbane.  La  nitrobenzine  est  volatile  ,  son  point 
débullition  varie  suivant  sa  préparation  ou  sa  pureté  ;  il  est  ordi- 
nairement vers  21  y. 


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Quoique  ce  produit  soit  facile  à  obtenir,  il  est  certaines  condi- 
tions essentielles  dont  il  ne  faut  pas  s'écarter:  ainsi  il  faut  mettre  la 
benzine  en  contact  avec  l'acide  nitrique  fumant  à  48*  B*  et  empê- 
cher la  température  de  s'élever  trop,  autrement  une  réaction 
très-vive  aurait  lieu  et  on  obtiendrait  alors  de  la  binitrobenzine 
C"  H*  2  ( Az  O*"  )  qui  est  solide  et  cristallisable ,  et  quelquefois 
même  de  l'acide  picrique. 

Pour  éviter  la  formation  des  vapeurs  rutilantes  et  de  la  binitro- 
benzine, on  fait  arriver  simultanément,  dans  un  tube  en  verre  assez 
fort  et  entouré  d'eau,  de  l'acide  nitrique  et  de  la  benzine  en  quan- 
tité convenable  ;  à  l'extrémité  du  tube  se  trouve  un  vase  contenant 
une  suffisante  quantité  d'eau  dans  laquelle  tombent  les  deux  liquides 
mélangés,  et  la  nitrobenzine  se  sépare  immédiatement.  Tout  en 
prenant  ces  précautions,  il  arrive  quelquefois  que  la  réaction  soit 
trop  active  et  qu'on  obtienne  des  produits  différents,  tels  que  l'acide 
carbazotique  ou  picrique. 

Lorsque  la  nitrobenzine  s'est  séparée  du  liquide  aqueux  il  est  facile 
de  risoler  par  décantation  ,  mais  on  la  purifie  par  une  ou  deux  dis- 
tillations bien  conduites.  C'est  avec  ce  liquide  provenant  de  l'action 
des  agents  oxydants  qu'on  obtient  ensuite  l'aniline  en  la  mettant  en 
présence  des  corps  réducteurs. 

ANILINE,    C"  ff  Az. 

Les  conditions  dans  lesquelles  se  forme  l'aniline  ou  kyanole, 
benzidame,  cristalline,  sont  assez  variées;  elle  se  produit  : 
Par  la  distillation  sèche  de  l'anthranilate  normal  ; 
Par  la  distillation  sèche  de  l'indigo  dissous  dans  la  potasse  caustique  ; 


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Lorsqu'on  sature  par  l'ammoniaque  une  solution  alcoolique  de 
benzène-nitrique  (nitrobenzine),  puisqu'on  y  fait  passer  un  courant 
d'hydrogène  sidfuré. 

Les  corps  gras  donnent  par  la  distillation  une  certaine  quantité 
d'aniline,  les  huiles  de  goudron  de  houille  en  contiennent  des 
quantités  notables. 

Pour  l'extraire  des  huiles  du  goudron ,  il  faut  les  traiter  par 
l'acide  chlorhydrique,  filtrer,  évaporer  et  décomposer  le  chlorure 
formé  par  un  lait  de  chaux.  Il  se  sépare  alors  un  liquide  huileux 
formé  en  grande  partie  d'aniline  et  de  leucol;  après  plusieurs 
distillations  fractionnées  et  un  traitement  par  Téther,  on  isole  bien 
l'aniline  qui  bout  à  182*  ;  mais  ce  procédé  ne  donne  que  des  quan- 
tités trop  minimes. 

On  prépare  iudustriellement  l'aniline  en  faisant  réagir  sur  la  ni- 
trobenzine les  corps  réducteurs  et  principalement  Fhydrogène, 
soit  qu'il  provienne  de  la  décomposition  de  l'eau  par  le  fer  ou  de 
l'acide  chlorhydrique  qu'on  emploie. 

Ordinairement,  on  met  la  nitrobenzine  avec  du  fer,  de  l'eau  et 
de  l'acide  sulfurique  ou  acétique  ;  la  réaction  s'établit  bientôt,  et  la 
nitrobenzine,  en  présence  de  l'hydrogène  naissant,  cède  son  oxygène 
pour  former  de  l'eau  et  devient  C"  H'  Az,  en  fixant  en  outre  1  Eq. 
d'hydrogène. 

On  obtient  également  l'aniline  en  mettant  la  nitrobenzine  en  pré- 
sence de  l'hydrogène  à  l'état  naissant  et  provenant  de  la  réaction 
dé  l'acide  chlorhydrique  sur  l'étain  métallique  grenaille. 

En  général,  toutes  les  réactions  dans  lesquelles  il  se  dégage  de 
l'hydrogène  sont  aptes  à  fournir  de  l'aniline. 
*    Suivant  les  conditions  dans  lesquelles  on  opère  et  qu'on  n'a  pu 


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encore  déterminer  exactement,  on  obtient  un  produit  qui  se  transforme 
plus  ou  moins  facilement  en  matière  colorante , rouge ,  bleue  ou  violette . 

L'aniline  une  fois  obtenue  par  la  réduction  de  la  nitrobenzine,  il 
suffit  pour  la  purifier  de  la  distiller  avec  un  lait  de  chaux  ou  une 
lessive  de  potasse  caustique,  qui  l'isole  du  sel  métallique  provenant 
de  la  réaction  qui  a  donné  naissance  à  l'hydrogène. 

Après  avoir  préparé  l'aniline  par  un  agent  de  réduction,  il  faut, 
pour  obtenir  les  produits  colorés,  faire  agir  sur  l'aniline  les  agents 
d'oxydation ,  et ,  suivant  les  conditions  dans  lesquelles  on  opère , 
on  obtient  la  fuchsine  ,  l'indise  ou  le  violet. 

FUCHSINE   ou  ROUGE    d' ANILINE. 

D'après  Hoffinan,  une  partie  de  bichlorure  de  carbone  et  quatre 
d'aniline  donnent  une  matière  rouge  lorsqu'on  les  chauffe  ensemble 
avec  pression.  Il  faut  d'abord  élever  lentement  la  température  de  la 
masse  à  116  ou  1 18*;  puis,  quand  le  dégagement  des  gaz  a  cessé,  la 
portera  180 ou  200*  pendant  quelques  minutes;  on  obtient  aussi  une 
matière  foncée  que  l'on  peut  mouler  et  qui,  traitée  par  l'eau,  lui  cède 
un  principe  colorant  rouge  que  l'on  peut  précipiter  par  la  crème 
de  tartre. 

Cette  matière  colorante  rouge  obtenue  par  Hoffman  se  produit 
encore  dans  beaucoup  de  circonstances  ;  ainsi  : 

Lorsqu'on  chauffe  à  140  ou  150*  de  l'acide  citrique  avec  de 
Taniline,  on  obtient  une  masse  rouge  dont  l'eau  dissout  l'acide  citra- 
nilique  et  précipite  une  partie  insoluble  jaune. 

L'aniline,  traitée  par  le  chlorure  d'Ethyle  (liqueur  des  Hollan- 
dais) dans  les  conditions  indiquées  par  Hoffman,  donne  une  masse 
d'un  beau  rouge  de  sang. 


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L'oxalate  d'aniline,  chauffé  vers  180%  donne  également  un  liquide 
rouge. 

D'après  Steuhousse,  l'aniline  se  colore  en  rouge  intense  lorsqu'on 
y  verse  quelques  gouttes  de  furfuroL  L'acétate  agirait  dé  même ,  mais 
l'ammoniaque  fait  disparaître  la  couleur  qui  est  régénérée  par  les 
acides. 

Ije  bichlorure  d'étain  chauffé  avec  2  p.  d'aniline  donne  également 
de  la  fuchsine. 

Le  protonitrate  de  mercure  chauffé  avec  l'aniline  dépose  du  mer- 
cure métallique,  et  on  obtient  une  masse  visqueuse  rouge. 

D'après  un  brevet  de  MM.  Depouilly  et  Lauth,  l'acide  nitrique , 
avec  un  grand  excès  d'aniline,  donne  à  200*  delà  fuchsine. 

L'acide  arsénique  agit  de  même. 

S'il  est  facile  de  déterminer  une  coloration  rouge  avec  les  divers 
agents  d'oxydation,  tous  ne  donnent  pas  un  produit  de  même  nuance 
et  de  même  solidité.  Il  est  difficile  d'obtenir  de  la  fixité  dans  la  cou- 
leur ;  cependant,  plus  la  température  a  été  élevée,  plus  en  général  le 
principe  colorant  résiste  aux  agents  chimiques  et  à  la  lumière. 

Si  les  procédés  pour  préparer  la  fuchsine  sont  nombreux,  ceux 
pour  obtenir  l'indisine  ou  le  bleu  et  le  violet  sont  aussi  multipliés. 

INDISINE.  —  VIOLET    d' ANILINE. 

Le  violet  d'aniline,  que  l'on  désigne  également  sous  le  nom  de 
violet  impérial,  s'obtient  de  diverses  manières  et  comme  la  fuchsine, 
suivant  le  procédé  suivi  pour  la  préparer;  la  nuance  est  différente. 
Ainsi  : 

L'acide  chromique  précipite  les  solutions  d'aniline,  et  ce  préci- 
pité noir-bleu,  lavé  et  dissous  dans  l'alcool,  a  une  belle  nuance 


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violette. — L'acide  nitrique  raouohydraté  et  le  chlore  donnent  de 
belles  nuances  violettes,  soit  avec  Taniline,  soit  avec  ses  sels. 

D'après  MM.  Perkin,  Renard  et  Fr^nc,  on  peut  isoler  le  violet 
d'aniline  en  opérant  comme  suit  : 

Après  avoir  fait  une  dissolution  froide  de  sulfate  d'aniline,  on  la 
mélange  avec  une  dissolution  de  bichromate  de  potasse,  et,  après  10 
à  12  heures,  il  se  précipite  une  poudre  noire  qu'il  est  facile  de  re- 
cueillir et  laver  avec  de  l'eau,  de  l'huile  de  goudron,  et  enfin  on 
la  dissout  dans  l'alcool  qui  l'abandonne  par  l'évaporation. 

D'après  Beale  et  Kirkham,  de  l'acétate  d'aniline  donne  un  beau 
violet  par  l'addition  de  Thypochlorite  de  chaux  ou  un  courant  de 
chlore. 

Le  même  colorant  peut  être  obtenu  avec  les  peroxydes  de  plomb, 
de  manganèse  et  les  permanganates  solubles. 

Kay  dit  que  50  parties  d'aniline  traitées  par  40  p.  acide  sulfu- 
rique  de  1.850  D*,  étendu  de  1.400  d'eau  et  200  p.  peroxyde  de 
manganèse,  donnent,  après  une  ébuUition  suffisante,  un  liquide  dans 
lequel  l'ammoniaque  précipite  une  matière  colorante  qu'il  est  facile 
de  purifier  d'après  la  marche  indiquée  plus  haut. 

Price  obtient  le  même  résultat  avec  l'oxyde  puce  de  plomb 
dans  les  proportions  de  5  parties  de  peroxyde  pour  4  d'aniline  et 
4  d'acide  sulfurique  avec  80  d'eau.  La  matière  colorante,  qu'il 
appelle  violine,  se  sépare  par  les  procédés  déjà  indiqués. 

Le  pourpre-violet  s'obtient  par  le  même  procédé,  mais  en  variant 
les  quantités  des  agents. 

Le  violet-rosé  est  également  le  résultat  de  l'oxyde  puce  de  plomb 
sur  l'aniline,  mais  il  faut  en  employer  au  moins  le  double  de  ce  qui 
est  nécessaire  pour  obtenir  le  violet. 


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Enfin,  d'après  William,  en  traitant  le  sulfate  d'aniline  par  le  per- 
manganate de  potasse,  on  peut  obtenir  : 

Le  bleu,  —  le  violet,  —  le  rouge. 

11  est  curieux  de  voir  les  diverses  matières  colorantes  qu'on  ob- 
tient prendre  naissance  par  le  contact  d'un  même  agent,  suivant 
les  proportions  qu'on  emploie  ou  les  conditions  dans  lesquelles  on 
se  place; 

Ce  qui  pourrait  faire  supposer  que  l'aniline  qu'on  emploie  pour- 
rait bien  être  un  liquide  dans  lequel  existeraient  plusieurs  corps  que 
l'on  ne  serait  pas  encore  parvenu  à  séparer. 

Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que  telle  aniline  est  préférable 
pour  les  rouges  et  telle  autre  pour  le  violet  ou  le  bleu. 

BLEU  d'aniline.  —  INDISINB.  —  BLEU  DE  LYON. 

Peu  de  temps  après  la  préparation  en  grand  des  rouges  et  violets 
d'aniline,  on  est  arrivé  à  préparer  du  bleu  qui  a  un  éclat  bien 
autre  que  celui  de  l'indigo. 

Les  procédés  de  fabrication  sont  moins  nombreux  que  ceux  em- 
ployés pour  préparer  les  rouges  et  violets  ;  il  est  très  probable  que, 
comme  pour  ces  derniers,  on  trouvera  des  agents  qui  donneront  du 
bleu  de  nuances  plus  ou  moins  variées. 

Le  bleu  d'aniline  peut  s'obtenir,  comme  la  fuchsine,  en  traitant 
l'aniline  par  le  bichlorure  d'étain,  dans  les  proportions  de  9  p.  de  bi- 
chlorure  pour  16  p.  d'aniline  ;  après  avoir  chauffé  le  tout  pendant  un 
temps  suffisant,  à  près  de  200"  dans  des  appareils  fermés,  on  obtient 
une  masse  bleue,  soluble  dans  l'eau  bouillante,  mais  dans  laquelle 
le  sel  marin  fait  naître  un  précipité  de  bleu  noir  en  rendant  la 
matière  colorante  insoluble. 


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Le  bleu  peut  également  s'obtenir  en  faisant  réagir  sur  la  fuchsine 
un  excès  d'aniline. 

L'acide  nitrique  monohydraté  donne  également  du  bleu  dans  cer- 
taines conditions. 

Depuis  la  découverte  de  ces  principes  colorés,  on  a  cherché  à 
obtenir  de  nouveaux  colorants  de  diverses  matières.  Ainsi, 
MM.  Scheurer  et  Kestner,  en  traitant  la  naphtilamine  parles  mêmes 
agents  que  ceux  employés  pour  obtenir  la  fuchsine,  l'indisine,  le 
violet,  sont  arrivés  à  préparer  des  produits  colorés  qui  teignent  la 
laine  et  la  soie  sans  l'intervention  des  mordants. 

Le  vert  d'aniline ,  quoique  n'ayant  pas  encore  été  livré  au  com- 
merce, le  sera  aussi  très  probablement.  Nous  l'avons  obtenu  une  fois 
en  très  petite  quantité  sans  qu'il  nous  ait  été  possible  de  le  reproduire 
depuis.  Ce  qu'il  y  a  de  curieux,  c'est  que,  comme  le  vert  de  Chine,  il 

formait  des  taches  vertes  sur  les  tissus  de  soie  et  coton. 
11  est  indubitable  que,  d'ici  quelques  années,  la  science  se  sera 

enrichie  de  nouveaux  produits  dans  lesquels  l'industrie  pourra  pui- 
ser de  nouvelles  sources  de  progrès  et  de  richesse. 

Un  des  caractères  distinctifs  de  tous  ces  produits,  c'est  que,  sans 
le  secours  d'aucun  mordant,  ils  teignent  parfaitement  la  laine  et  la 
soie  comme  l'acide  carbazotique  et  le  sulfate  d'indigo  ;  mais  si  sur 
laine  et  soie  les  nuances  sont  vives  et  faciles  à  obtenir,  il  n'en  est 
pas  de  même  pour  les  teintures  sur  coton.  Cependant  on  arrive  à 
obtenir  des  nuances  assez  vives  et  nourries,  soit  en  animalisant  les 
fibres  textiles  végétales,  soit  en  ayant  recours  à  certains  mordants, 
tels  que  le  stannate  de  soude  et  certains  sels  métalliques  qui  favo- 
risent sa  fixation. 

Toutefois,  s'il  est  des  agents  qui  aident  au  développement  de  la 


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nuance,  il  en  est  d'autres  qui,  tels  que  l'ammoniaque,  les  acides 
faibles  et  certains  sels  réducteurs  qui  la  font  disparaître,  soit  mo- 
mentanée, soit  d'une  manière  persistante;  aussi  les  teintures  déri- 
vées de  l'aniline,  quoique  possédant  des  nuances  vives  et  corsées, 
sont  facilement  dégradées  ou  détruites  par  un  grand  nombre  d'a- 
gents qui  peuvent  accidentellement  être  mis  en  contact  avec  les 
tissus  colorés. 

Il  est  probable  qu'on  arrivera  encore  à  donner  une  plus  grande 
fixité  à  ces  couleurs,  qui  n'auraient  plus  de  rivales  parmi  celles 
anciennement  connues  (1). 

E.  DUCASTEL. 

(1)  Je  me  fais  un  devoir  de  constater  ici  qu'une  grande  partie  des  obser- 
vations indiquées  sont  puisées  aux  savants  travaux  de  MM.  Laurent, 
Gerhardt,  PelouEe,  de  Luynes  et  Salvetat. 


■  t  in»i  i  II 


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CORRESPONDANCE. 


A  M.  ALEXANDRE  FROMENTIN. 


CherMonsifxr, 


J'ai  dit  quelque  part  :  Il  n'est  rien  en  France  qui  soit  plus 
contmuellement  beau  .que  la  Normandie.  Ailleurs,  vous  avez  le 
pittoresque  heurté,  les  saillies  imprévues  du  paysage,  toutes  ces 
souveraines  hardiesses  de  Dieu  qui  arrêtent  le  voyageur  éperdu, 
et  vont  hérissant  l'entretien  de  points  d'admiration.  Aussi,  les 
lignes  de  telles  impressions  de  voyage  ressemblent-elles  à  des  che- 
vaux de  frise.  Et  comme  la  chose  du  monde  la  plus  monotone  est 
le  bizarre,  pourvu  qu'il  dure,  l'extase  finit  par  ce  puissant  bâillement 
du  touriste,  comparable  seulement  au  rire  de  Jupiter  olympien. 

La  Normandie,  c'est,  en  France,  la  beauté  moyenne,  compensée, 
faut-il  dire  le  mot?  la  beauté  légitime  qui  ne  lasse  point  l'amour 
en  demandant  trop  aux  premiers  transports.  On  l'aime  longtemps, 
on  l'aune  toujours;  on  fait  ménage  avec  elle.  La  Seine,  son  fleuve 
charmant,  qui  baigne  les  pieds  de  Rouen,  sa  xille-reine ,  n'a  ni 


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rapides  ni  cataractes.  La  Seine  et  la  Normandie,  c'est  tout  un: 
c'est  la  beauté  du  sourire. 

Ce  doux  homme  qui  était  Normand,  ce  troubadour  plein  de  mé- 
lodies aimables ,  mais  un  peu  pâles,  comme  certaines  échappées  de 
vos  plaines,  Frédéric  Bérat  aimait  à  revoir  sa  Normandie,  quand 
la  nature  était  reverdie.  Levers  est  normand,  le  motif  aussi.  Ces 
pâturages,  si  propices  aux  bergers,  commandent  Téglogue,  et  chez 
vous  nul  ne  se  fâche  quand  on  parle  encore  du  printemps  qui  est  de 
retour. 

Quelque  part,  dans  ces  métairies  habitées  par  la  plus  opulente 
race  de  bétail  qui  soit  au  monde,  il  doit  y  avoir,  oui,  cherchez  bien, 
il  y  a  une  guitare  pour  chanter  le  beau  pays  qui  leur  a  donné  le  jour. 

Et  certes,  ce  poète  de  plaine,  Casimir  Delavigne,  honnête  ,  cor- 
rect, discret,  abondant,  était  bien  de  chez  vous.  EtBoieldieu  aussi, 
le  maître  des  chants  gras  et  faciles. 

Mais  Corneille?  le  montagnard!  ce  higlander!  cette  sauvage 
fierté  de  la  langue  et  du  cœur!  Corneille,  le  plus  hautain,  le  plus 
mâle,  le  plus  âpre,  le  plus  robuste,  le  plus  inégal  des  génies  de 
la  France,  était-il  fils  vraiment  de  cette  blonde  province  ?  avait-il 
bu  les  eaux  de  ce  fleuve  paresseux,  endormi  mollement  dans  vos 
prairies? 

J'ai  vu  Rouen,  et  Rouen  m'expliquait  Corneille.  Ces  miracu- 
leuses barbaries  qui  sont  absentes  dans  vos  horizons,  Rouen  les 
avait.  Rouen,  lui  tout  seul,  valait  pour  le  poète  les  gorges  du  Grai- 
sivaudan  et  les  écueils  de  la  Cornouaille.  A  Rouen,  tel  que  je  l'ai  vu, 
pouvait  naître  le  gigantesque  hidalgo  qui  joua  un  jour  chez  nous 
avec  l'épée  du  Cid  Campéador. 

Rouen  parlait  si  haut  et  si  fier,  Rouen ,  tel  que  je  l'ai  vu,  qu'on 


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—  97  — 

songeait  dans  certaines  de  ses  rues  aux  sombres  épopées  de  votre 
origine.  Parmi  les  sereines  bucoliques  que  chantent  votre  terre  et 
votre  ciel,  Rouen  portait  je  ne  sais  quelle  note  chevaleresque,  et  si 
vous  ne  voulez  pas  remonter  à  la  langue  de  Sagas,  Rouen  murmurait 
à  tout  le  moins  quelque  chose  de  mystérieux  et  de  beau  dans  le 
\ie\\x  français  du  Roman  de  la  Rose.  Cela  vous  remplaçait,  ô  bien- 
heureux fils  de  la  richesse  tranquille,  les  pics  neigeux,  les  torrents, 
la  tempête.  Estril  vrai  qu'on  soit  en  train  de  biffer  les  plus  curieuses 
pages  de  cet  incomparable  livre?  est-il  vrai  que  Rouen ,  la  cité  mo- 
numentale par  excellence ,  non-seulement  par  ses  édifices  illustres, 
mais  aussi,  mais  surtout  par  son  paysage  intérieur,  soit  en  proie 
aussi  aux  démolisseurs  ? 

Dites-le  moi,  cher  monsieur,  afin  que  je  fasse  un  circuit,  la  pre- 
mière fois  que  j'irai  à  Sainte-Adresse.  Je  fuis  les  deuils  lors  même  que 
l'utilité  publique  les  a  faits. 

Avec  tous  mes  compliments  au  sujet  de  votre  très  belle  et  très 
excellente  Bévue. 

Recevez,  cher  monsieur,  etc. 

Paul  FÉVAL. 


fi»' 


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BIBLIOGRAPHIE. 


ALMANACH  DES  NORMANDS  POUR  1862,  par  Eugène  Noël, 
Georges  Pouchet  et  Georges  Pennetier;  1  vol.  in-32de  198  pages. 
—  Rouen,  Ch.  Haulard,  éditeur.  —  Prix  :  50  centimes. 


Il  y  a  un  nom  qui  n*est  pas  français,  et  qui,  plus  qu'aucun  autre,  est  popu- 
laire en  France,  un  nom  qui  plait  aux  grands  comme  aux  petits  enfants;  un 

nom  qui Mais,  ne  voulant  point  m'affubler  ici  de  la  peau  du  singe  de 

M"*deSéyigné,jevousdiraide  suite,  ce  que  sans  doute  vousavezdeviné  déjà, 
que  ce  nom  c'est  :Almanach.  Almanachs!  Qui  pourrait  dire  tous  ceux  qui  ont 
constellé  le  firmament  des  libraires  depuis  Tinvention  de  Timprimerie! 
Rassurez-vous  :  ce  ne  sera  pas  moi.  Autant  vaudrait  compter  les  étoiles  d'un 
quartier  du  ciel,  ou  les  beaux  jeux  de  nos  Cauchoises.  Mais  de  même  que, 
au  ciel  et  dans  le  pays  de  Caux,  il  j  a  des  étoiles  et  des  jeux  qui  scintillent 
d'un  plus  vif  éclat,  de  même  il  j  a  des  almanachs  dont  le  titre  seul  est  une 
recommandation.  Et  quel  titre  mieux  sonnant  aux  oreilles  normandes  que 
celui  dont  nous  parlerons  tout-àrl'heure? 

Trois  Rouennais,  trois  amis,  qui  le  sont  aussi  des  lettres,  MM.  Eugène 
Noël,  Georges  Pouchet  et  Georges  Pennetier,  avec  le  concours  de  quelques 
écrivains  de  renom,  ont  fait  paraître  récemment  chez  Ch.  Haulard,  éditeur 
plein  d'initiative,  YAbnanach  des  Normands  pour  1862.  L'idée  est  heureuse. 
Comment  l'a-tron  exécutée  ?  C'est  ce  que  l'intérêt  particulier  qui  s'attache 
aux  noms  de  ses  auteurs,  non  moins  que  Tintérét  général  soulevé  par  cer- 


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—  99  — 

laines  questions,  nous  engage  à  rechercher  de  plus  prés  qu'il  n'est  d'usage 
pour  les  publications  de  ce  genre. 

a  C  est,  disent  les  trois  amis  au  début  de  leur  opuscule,  c'est  la  route 
t»  frajée  par  Rabelais,  par  Arago,  par  Franklin,  qui  s'occupa  aussi  d'alma- 
»  nachs,  que  nous  essayons  de  retrouTer.  »  A  entendre  invoquer  de  pareils 
patrons^  on  est  naturellement  désireux  de  voir  les  disciples  à  l'œuvre. 

—  Je  passerais  le  calendrier  sous  silence,  attendu  que  la  rédaction  du 
calendrier  échappe  à  la  critique,  en  général,  si  je  n'avais  trouvé,  à  la  fin  de 
chaque  mois,  une  ligne  inutile,  pour  ne  pas  dire  plus.  Voici,  pour  janvier, 
le  spécimen  qui  varie  selon  les  mois  : 

«  l**  janvier,  11  nivôse  an  LXX.  » 

Qu'estrce  à  dire?  que  la  République  française,  une  et  indivisible,  que  l'on 
croyait  morte  à  la  fleur  de  l'âge,  dans  sa  douzième  année,  touche  au  contraire 
à  la  caducité,  après  soixante-dix  hivers!  Je  ne  sais  plus  où  j'ai  lu  que 
Louis  XVIII  aussi  avait  régné  vingt-neuf  ans.  Arithmétique  étrange  des 
hommes  départi,  que  la  rude  main  de  l'histoire  biffe  sans  pitié  partout  où 
elle  la  rencontre, même  dans  YAlmanach  des  Normands.Lo,  République  a  vécu 
«ce  que  vivent  les  roses..*  »  républicaines,  épines  comprises.  On  peut  diffé- 
rer d'opinion  sur  son  tempérament,  on  doit  être  d'accord  sur  sa  durée.  Ca- 
lendrier normand,  voulez^v6us  plaire  à  tout  le  monde?  faites  lever  et  cou- 
cher le  soleil  et  la  lune  tout  bêtement ,  comme  tout  le  monde ,  à  la  façon 
de  Grégoire  XIII ,  et  ne  troublez  point  la  cendre  des  morts. 

—  Les  grandes  marées  de  l'année  sont  indiquées  sommairement.  C'est 
bien;  mais  il  eût  été  mieux  demies  établir  au  Havre,  avec  indication  des 
heures.  Le  mieux  n'est  pas  toujours  l'ennemi  du  bien. 

— Une  liste  intéressante,  sans  être  complète,  des  Curiosités  rouennaises^  ne 
pèche,  dans  certaines  parties,  que  par  excès  de  laconisme.  Ainsi,  pour  les 
paragraphes  X,  Bibliothèque  publique:  XIX ^  Palais-de-Justice ;  XXIV,  Gros- 
Horloge;  XXV,  Hôtel  du  Bourgtheroulde,  et  pour  une  douzaine  d'autres  qu'il 
serait  trop  long  d'énumérer,  quelques  lignes  d'un  commentaire  précis  nous 
semblent  indispensables. 

Nous  ne  pouvons  que  nous  associer  au  vœu  d'un  patriotisme  si  intelligent. 


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—  100  — 

exprimé  par  M.  Beuzeville,  de  voir  la  tour  de  Philippe-Auguste,  où  Jeanne 
d'Arc  fut  prisonnière,  former  le  centre  d'une  place  publique  et  servir  de 
piédestal  historique  à  une  statue ,  moins  maltraitée  que  ses  devancières,  de 
la  glorieuse  héroïne. 

D'un  autre  côté,  M.  Jules  Levallois  a  mille  fois  raison  de  plaider  la  cause 
des  vieux  monuments  de  Rouen,  et  d'observer  que  «  si  Saint-Martin-sur- 
»  Renelle  n'avait  point  servi  de  magasin  à  un  carrossier,  et  si  la  tour  Saint- 
»  Laurent  n'était  pas  occupée  par  un  menuisier,  on  eût  accordé  à  l'un ,  on 
»  accorderait  à  l'autre  une  attention  plus  sérieuse.  » 

Depuis  bientôt  cinquante  ans,  Rouen  a  beaucoup  sacrifié  au  goût  moderne. 
Il  cherche  à  se  réformer.  Dieu  veuille  qu'il  ne  se  déforme  pas!  Le  vieux 
Pont  de  bateaux  —  a  je  parle  de  longtemps  d  —  a  été  remplacé  par  le  jeune 
Pont  suspendu.  Je  supporte  le  jeune,  mais  j'adorais  le  vieux.  Je  vois  encore, 
dans  le  mirage  de  mes  souvenirs,  onduler  au  gré  des  lames  clapotantes 
ce  long  chapelet  noir  de  nacelles  pressées  qui,  le  jour,  faisaient  aux  piétons 
un  sentier  mobile,  et,  le  soir,  offraient  un  refuge  tel  quel  à  ces  pauvres  diables 
nommés,  par  antiphrase,  enfants  du  soleil.  Au  lieu  de  la  belle  flèche  classique, 
ardoise  et  bois,  renversée  officieusement  par  l'incendie  de  1822,  se  guindé 
aujourd'hui,  en  vertu  d'un  goût  approuvé  mais  douteux,  un  affreux  sque- 
lette de  fonte,  noir,  sec,  transparent,  rigide,  et  qui  n'en  finit  pas.  Sur  les 
ruines  des  maisons  irrégulières,  à  pignons  tourmentés,  à  étroites  fenêtres, 
à  toits  aigus,  d'un  effet  si  pittoresque,  qui  se  pliaient  au  cours  du  fleuve, 
se  sont  alignées,  froides  et  nues,  des  maisons  plates  du  haut  en  bas  et 
d'un  bout  à  l'autre.  La  tourelle  qui  pendait,  comme  un  nid  d'oiseau,  à  l'angle 
de  l'hôtel  du  Bourgtheroulde,  a  disparu,  pour  cause  d'empiétement  sur  la 
voie  publique.  Il  est  vrai  que,  par  contre,  le  jubé  de  Notre-Dame  subsiste 
toigours.  On  a  restauré  Saint-Ouen  :  montez  sur  la  côte  de  Sainte-Catherine, 
et  dites-moi  dans  quel  rapport  se  trouvent  les  maigres  clochetons  du  portail 
avec  la  majestueuse  tour  centrale.  On  a  restauré  le  Palais-de-Justice  :  de- 
mandez à  M.  de  la  Quérière  ce  qu'il  pense,  avec  tous  les  archéologues,  de 
la  restauration  de  l'escalier  de  la  salle  des  Pas-Perdus.  La  rue  Impériale 
peut  être  commode  :  sa  traverse  en  diagonale ,  sur  la  place  de  l'Hôtel-de- 


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—  101  — 

Ville,  est  désagréable  à  l'œil.  On  redresse  la  tue  des  Carmes;  la  rue  Grand- 
Pont  se  rajeunit.  Partout  le  pantalon  fait  la  guerre  à  la  culotte,  le  feutre  du 
gandin  au  casque  du  chevalier.  Le  xix*  siècle  ne  succède  pas  seulement  au 
mojen-àge,  il  Tefface.  Je  ne  parle  point  des  rues  nouvelles,  qui  appartiennent 
encore  à  l'avenir. 

Or,  je  le  demande,  n'est-il  pas  à  craindre,  en  jugeant  de  ce  que  Ton  fera 
par  ce  qui  a  été  fait,  que  Rouen  ne  s'égare  ?  Rouen  est  fanatique  du 
moderne,  de  l'uniformité  :  Rouen  ne  vaut  que  par  ses  caprices  et  par  ses 
Tieilleries.  On  aime  un  beau  vieillard,  qui  porte  ses  cheveux  blancs  comme 
nne  couronne,  et  inspire  la  vénération  dans  son  costume  des  anciens  jours. 
On  aime  un  vieillard  qui  sait  être  vieux;  tandis  que  le  barbon,  qui  achète 
lebéne  de  ses  cheveux  et  l'émail  de  ses  dents,  fait  sourire,  s'il  ne  fait 
pitié.  Que  Rouen  n'essaie  donc  pas  de  recommencer  une  jeunesse  impos- 
sible, la  splendide  jeunesse  qui  ne  fleurit  pas  deux  fois;  mais  plutôt  qu'il 
conserve  avec  amour,  comme  le  lui  conseille  M.  Jules  Levallois,  le  culte  de 
ses  vieux  monuments,  de  ses  vieilles  maisons ,  de  ses  vieilles  rues.  Agir  au- 
trement, ce  serait  le  suicide,  ou  pis  encore,  —  l'abdication. 

—  Un  des  abîmes  où  s'engloutissent  le  plus  malheureusement  de  nos- 

jours,  avec  la  santé  des  individus,  les  ressources  du  ménage,  c'est  le  café. 

Le  café  à  la  ville,  le  café  à  la  campagne,  le  café  où  l'on  perd  son  temps,  son 

urgent,  sa  raison,  le  café  conduit  à  la  négation  de  la  famille,  et  la  négation 

de  la  famille  —  prenez-y  garde!  —  entraîne,  comme  conséquence  logique, 

la  négation  de  la  société.  Cela  vaut  qu'on  y  pense.  Aussi  estimons-nous  que 

M.  Georges  Pennetier,  en  stigmatisant  les  abus  alcooliques  à  Rouen,  fait  à  la 

fois  acte  de  philanthrope  éclairé  et  de  bon  citoyen.  Le  problème  se  pose  tous 

les  jours,  de  plus  en  plus  menaçant:  à  la  sagesse  du  Gouvernement  de  la 

résoudre.  Peuirétre  qu'une  loi  qui  élèverait  les  droits  sur  l'eau-de-vie,  qui 

les  abaisserait  sur  le  vin,  une  loi  qui  restreindrait  le  nombre  des  cafés  et 

punirait  l'ivresse,  peut-être  que  cette  loi-là  serait  une  bonne  loi,  une  loi 

essentiellement  humanitaire  et  conservatrice.  Qu'on  se  le  dise  !  et  surtout 

qu'on  nous  la  fasse  ! 

—  Une  bonne  notice  critique  est  consacrée  par  M.  Ernest  Chesneau  à 


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Géricault,  né  à  Rouen  en  1791,  mort  à  Paris  en  1824.  En  émettant  le  vœu 
bien  naturel  que  le  tombeau  du  célèbre  peintre ,  par  Etex,  relégué  au  pied 
de  Tescalier  du  Musée,  soit  placé  plus  convenablement,  et  que  la  Tille  fasse 
exécuter  une  bonne  copie  du  Radeau  de  la  Médvae,  M.  Ernest  Cbesneau,  après 
s'être  livré  à  une  appréciation  détaillée  de  la  manière  de  Géricault,  formule 
en  terminant  ce  généreux  axiome  qui  devra  être  entendu  de  Tédilité  rouen- 
naise  :  a  Honorons  nos  gloires,  et  sacbons  nous  bonorer  d'elles.  » 

—  Le  Tatouage  à  Rouen  est  un  des  nombreux  exemples  de  la  sottise 
humaine  dont  M.  Georges  Pouchet  nous  révèle,  avec  une  plume  exercée 
déjà,  rimportance  et  les  singularités..  Le  jeune  et  savant  docteur  décrit  le 
procédé  des  tatoueurs,  et,  par  de  piquantes  anecdotes,  fait  souvent  rire  le 
lecteur  aux  dépens  des  tatoués. 

—  M.  Eugène  Noël  conseiUe  aux  architectes,  ses  compatriotes,  d'orner 
leurs  maisons  de  balcons  à  fleurs,  qui  seraient  autant  de  Jardins  suspendus. 
L'idée  est  charmante,  digne  du  gracieux  auteur  de  la  Vie  des  fleurs^  et  si 
jamais  on  la  réalise,  le  moins  qui  puisse  justement  échoir  à  M.  Eugène  Noël, 
c'est,  de  la  part  des  fleuristes  reconnaissantes,  un  bouquet  d'honneur. 

—  Tandis  que  M"**  J.  Michelet  réduit ,  en  les  effleurant  de  ses  doigts 
de  rose,  les  fractures  d'une  pauvre  hirondelle  de  Chilien,  un  maître  ès- 
sciences  devant  lequel  nous  nous  inclinons  tous,  M.  Félix  Pouchet,  nous 
enseigne  ce  qu'il  est  permis  de  croire  et  ce  qu'il  faut  nier  des  invisibles  popu- 
lations de  l'atmosphère.  Limité  par  l'espace,  étranger  d'ailleurs,  nous  l'avouons 
en  rougissant,  aux  matières  qu'il  traite,  nous  ne  saurions  parler  ici  de  l'ar- 
ticle de  M.  Félix  Pouchet  avec  le  développement  qu'il  mérite.  Mais  que 
VAlmanachdes  Normands  reçoive  ici  du  moins  mes  félicitations  de  la  bonne 
fortune  qui  lui  fait  compter  au  nombre  de  ses  collaborateurs,  dès  la  première 
année  de  son  existence,  l'érudit  et  aimable  conservateur  du  Muséum  d'histoire 
naturelle  de  Rouen. 

^M"**  E.  de  Gérando-Téléki  donne  la  traduction,  non  sans  élégance, 
d^une  Poésie  hongroise  d'Alexandre  Pétofi,  où  voltigent  trois  amours  d'illus- 
tration égale  quoique  d'inégale  noblesse, — l'amour  des  jeunes  filles,  l'amour 
du  vin,  l'amour  de  la  patrie. 


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—  103  — 

—  Suit  un  chapitre  signé  du  grand  nom  de  Michelet.  Ce  chapitre  est  inti- 
tulé yMarly.  J*aime  à  croire  que  Rouen  l'aurait  mieux  inspiré. 

—  M"*  G.-A.  P...  rencontre  des  accents  émus  pour  dire  Un  simple  Détespoir 
tToiseau.  Il  s'agit  d'une  jeune  cane  couveuse  qui  se  trouve  entraînée  à  passer 
la  nait  loin  de  ses  œufs  adorés,  et  qui ,  saisie  de  chagrin  en  même  temps 
qae  de  froid,  refuse  d'accepter  a  la  douce  nourriture,  »  languit  et  meurt. 

—  L'avènement  au  trône  d'Orélie  Antoine  P',  roi  des  Araucaniens,  est 
rapporté  par  M.  Ch.  Perrinelle,  sinon  officiellement,  du  moins  spirituelle- 
ment. La  chauche  fait  manger  le  poichon. 

-~  Connaissez-vous  la  Fée  aux  Oiseaux?  C'est,  tout  à  la  fois,  le  gracieux 
surnom  de  M"*  J.  Michelet,  et  le  titre  justifié  d'une  poétique  bluette  de 
M.  A.  Delzeuzes. 

—  Décidément,  les  couveuses  ont  la  vogue.  Après  la  Cane  couveuse  de 
M"  G.-A.  P...,  voici  venir  la  Poule  couveuse  de  M.  Eugène  Noël.  Mais  celle-ci, 
Don  moins  intéressante,  a  plus  de  bonheur  que  l'autre.  Au  risque  de  se  laisser 
rôtir  ou  noyer,  elle  sauve  ses  petits,  elle  sauve  la  maison,  et  se  sauve  elle- 
même  par-dessus  le  marché. 

—  M.  Georges  Pennetier  traite  de  la  musique  appliquée  au  traitement  de  la 
folie.  Dans  plusieurs  asiles,  et  notamment  à  Quatremares,  on  a  obtenu  les 
meilleurs  résultats  de  l'enseignement  des  musiques  vocale  et  instrumentale. 
L'auteur  termine  par  ces  paroles,  qui  méritent  d'être  prises  en  considé- 
ration : 

«  Ainsi  donc,  la  musique  a  une  influence  constatée  sur  l'aliénation ,  et  le 
difficile  problème  de  l'éducation  musicale  des  aliénés  est  résolu.  A  l'avenir 
de  distinguer  rigoureusement  les  conditions  dans  lesquelles  doit  se  trouver 
Taliéne  pour  que  cette  influence  soit  salutaire,  de  celles  où  elle  peut  lui  être 
préjudiciable.  » 

^  A  juger  du  goût  allemand  par  une  Ancienne  ballade,  traduction  de 
M.  Alfred  Dumesnil,  ce  goût  ne  ressemble  point  au  nôtre. 

—  Deux  petites  pièces  de  vers,  signées  Eugène  Noël  et  Ernest  Chesneau, 
Versa  ,!/■•  Blanchecotte  et  Vers  à  E.  N.,  sont  à  la  prose  fourrée  de  notre 
volume  ce  que  sont  deux  fleurs  riantes  au  tertre  de  gazon  épais. 


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—  104  — 

—  J'ai  été  quelque  peu  surpris,  je  l'avoue,  de  voir  M.  Eugène  Noël  choisir, 
pour  son  Histoire  d'un  bon  Curé,  le  curé  de  Terrier-Coquart.  Le  curé  de 
Terrier-Coquart  était  un  brave  homme,  je  ne  dis  pas  non;  un  original j  c'est 
bien  certain  ;  mais,  à  coup  sûr,  ce  n'était  pas  ce  qu'on  appelle,  dans  la  langue 
exacte,  un  boncuré.  Il  faisait  du  bien,  le  curé  de  Terrier-Coquart,  et  ce  n^est 
point  de  cela  que  je  le  blâme.  Mais,  de  bonne  foi,  quand  il  aurait  porté,  au 
lieu  de  a  sabots,  »  des  souliers,  au  lieu  de  «redingote  grise,  à  long  poil,  »  une 
soutane  noire,  unie,  et  le  chapeau  à  trois  cornes,  au  lieu  d'un  «bonnet  de 
laine,  d  je  ne  vois  point  en  quoi  cette  conformité  à  la  discipline  ecclésiastique 
aurait  ôté  de  Texcellence  de  son  cœur  ou  de  la  rectitude  de  son  esprit. 
Le  curé  de  Terrier-Coquart  rencontre  «  le  soir,  le  long  des  haies,  deux 
a  amoureux  auxquels  il  promet,  s'ils  se  marient,  une  vache,  un  cheval,  et 
0  la  bénédiction  gratis.  »  C'est  bien,  mais  l'exemple  malheureusement  ne  me 
parait  guère  de  nature  à  faire  école  chez  la  plupart  de  nos  curés  de  cam- 
pagne, et  même  de  ville,  qui  sont  loin  d'avoir  à  leur  disposition  «  4  à  5,000  fr. 
de  rente,  b  comme  le  curé  de  Terrier-Coquart,  et  qui  sont  en  conséquence 
obligés  d'avoir  recours  à  d'autres  procédés  pour  retenir  leurs  paroissiens 
dans  les  sentiers  de  la  morale. 

Le  bon  curé  de  M.  Eugène  Noël  était  médecin.  C'était  sans  doute  à  une 
époque  où  l'exercice  illégal  de  la  médecine  ne  conduisait  pas  tout  droit  sur 
les  bancs  de  la  police  correctionnelle. 

Il  mettait  la  main  à  la  pâte,  le  bon  curé,  et  il  fallait  le  voir,  avec  ses 
a  soixante-quinze  ans,  travailler  à  son  presbytère  au  milieu  des  charpentiers 
»  et  maçons.  »  Quand  la  vieillesse  sacerdotale  éprouve  un  besoin  d'exercice 
quand  même,  et  qu'elle  ne  peut  d'ailleurs  pas  faire  autrement,  le  travail 
manuel  n'est  certainement  point  un  crime.  Mais  on  m'accordera  pourtant 
qu'il  y  a  un  sentiment  instinctif  de  convenance,  de  décence  et  de  dignité 
qui' interdit  certaines  occupations,  fort  louables  en  soi,  à  certaines  condi- 
tions sociales.  L'auteur  de  VHistoire  d'un  bon  Curé  lui-même,  s'il  voyait  un 
évêque  en  robe  violette  porter  la  hotte,  ou  un  conseiller  en  robe  rouge 
botteler  du  foin,  ne  pourrait  s'empêcher  de  rire.  On  sait  assez  que  l'habit 
ne  fait  pas  le  moine,  mais  il  lui  sert 'd'enseigne.  Chez  l'ecclésiastique  qui 


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—  105  — 

chasse  des  chevilles  ou  gâche  du  mortier,  j'honore  le  travailleur,  je  ne  re- 
connais plus  le  prêtre.  Bon  charpentier,  vaillant  maçon,  mais  singulier  curé. 
Le  curé  de  Terrier-Coquart  était  «  docteur  en  théologie  et  sorboniste. 
Mais  il  paraissait  faire  de  cette  science-là  assez  peu  de  cas.  »  Quand  je 
Toas  disais  que  c'était  un  singulier  curé  ! 

«  n  (toiyours  le  bon  curé)  n'avait  avec  Tarchevêché  aucune  relation.  »  Pour 
le  coup,  voilà  qui  est  trop  fort.  Conçoit-on  un  bon  maire  qui  n'aurait  aucune 
relation  avec  la  préfecture?  un  bon  fermier  qui  n'aurait  aucune  relation 
arec  son  propriétaire?  un  bon  rédacteur  de  journal  qui  n'aurait  aucune 
relation  avec  le  gérant?  ou  enfin  un  bon  subordonné  qui  n'aurait  aucune 
relation  avec  son  supérieur,  et  un  bon  serviteur  qui  n'aurait  aucune  relation 
avec  son  maître?  Mais  <c  ils  (Monseigneur  et  ses  grands- vicaires)  ne  savent 

i  pas  que  cette  paroisse  existe;  ils  ne  savent  pas  que  j'y  suis,  etc »  Oh  ! 

alors,  du  moment  que  l'archevêché  est  taillé  sur  le  patron  du  pres])ytère, 
je  ne  m'en  mêle  plus.  Un  archevêché,  qui  ignore  jusqu'au  nom  de  ses  paroisses 
et  an  nom  de  ses  curés,  est  un  archevêché  imaginaire,  à  l'ombre  duquel  peut 
très  bien  éclore  un  presbytère  fantastique,  comme  dans  un  conte  de  fées. 

Cet  unique  bon  curé  de  Terrier-Coquart  «  n'allait  point  en  retraite  ;  il  n'ai- 
»  mait  point  les  missionnaires,  des  gens  qui  gâtent  tout  »;  il  se  permettait  la 
gaudriole,  avec  discrétion ,  je  le  reconnais,  mais  enfin  il  se  la  permettait ,  du 
temps  qu'il  était  chapelain  de  la  princesse  de  Guémené,  et  même  depuis;  «  il 
»  faisait  danser  les  jeunes  filles,  à  l'ébahissement  des  garçons;  il  payait  la 
»  collation;  il  payait  les  violons,  »  dans  la  personne  du  père  Guillot,  méné- 
trier du  village,  qu'il  invitait  même  «  à  souper,  »  pendant  qu'il  était  en 
train...  Ah!  c'était  la  perle  des  hommes  que  le  curé  de  Terrier-Coquart; 
mais  un  bon  curé,  allons  donc  ! 

Des  écrivains  qui  honorent  notre  littérature  ont  dit  sur  le  curé  de  cam- 
papc  d'excellentes  choses  que  l'auteur  de  Y  Histoire  d'un  bon  Curé  connaît  sans 
doute  aussi  bien  que  moi.  Ne  voulant  pas  en  recommencer  le  portrait, 
M.  Eugène  Noël  en  a  tenté  la  caricature.  Il  a  réussi. 

—  Les  profanes  eux-mêmes,  à  en  juger  par  nous,  liront  avec  un  intérêt 


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—  106  — 

marqué  une  très  savante  page  de  M.  A.  Houzeau,  écrite  d*un  style  rapide  et 
précis,  sur  Y  Analyse  chimique  du  soleil. 

—  Une  découverte  nouvelle  a  produit  un  mot  nouveau.  C'est  assez  Tusage. 
Mais,  n*en  déplaise  aux  néophiles  du  discours,  ce  mot  sonne  mal,  ce  mot 
n*est  pas  français.  J'entends  parler  de  la  Pisciculture,  ou  fécondation  artifi- 
cielle des  poissons,  dont  M.  Eugène  Noël  crayonne,  cette  fois  de  main  de 
maître,  l'histoire  passée,  présente  et  à  venir.  Personne,  plus  que  moi, 
n'applaudit  à  la  chose,  mais,  plus  que  moi ,  personne  ne  réprouve  le  mot 
forgé  pour  la  désigner. 

Je  m'explique. 

Culture,  substantif  qualificatif,  dans  la  langue  française,  toutes  les  fols 
qu'on  le  fait  entrer  dans  la  composition  d'un  mot,  s'applique  invariablement 
aux  choses.  Ainsi,  l'on  dira  agriculture,  horticulture,  sylviculture,  lorsqu'il 
s'agit  des  soins  donnés  aux  champs,  aux  jardins,  aux  bois.  Mais  le  génie  de 
notre  langue,  qui  admet  que  l'on  cultive  une  plante,  n'admet  pas  que  l'on 
cultive  un  animal.  La  mWru//ure.  I3.  caniculture,  l'o^mtcu/^tire,  pour  éducation 
de  l'homme,  du  chien,  de  l'àne,  ne  se  disent  pas  plus  que  galli-indiciculture^ 
caponiculture,  ansericulture ,  pour  l'acte  d'élever  des  dindons,  des  chapons, 
des  oies.  Pourquoi  donc  une  exception  k  pisciculture?  Si  l'usage  —  ou  la 
mode  —  consacrent  jamais  ce  barbarisme,  nous  courberons  silencieusement 
la  tête;  mais,  en  attendant,  au  nom  de  la  langue  du  six-septième  siècle 
outragée,  nous  crions  :  Haro  !  de  toutes  nos  forces. 

—  A  ceux  qui  ont  les  moines  et  le  moyen-âge  en  horreur,  nous  ne  saurions 
mieux  faire  que  de  recommander  la  scandaleuse  légende,  le  Château  du  Froc 
au  Moine,  racontée  par  M.  L.  D.  à  M.  Eugène  Noël. 

—  Merci  à  M.  Eugène  Noël  de  sa  naïve  chanson  des  Faucheux,  recueillie 
à  Guernesey  par  François-Victor  Hugo. 

Dès  qu*rair  du  matin  nous  rëville, 
Oyoùs  chantaîr,  fiera  et  réjouis. 
Branlant  Tfaux  émoulue  qui  brille, 
Les  faucheux,  le  long  d*no8  courtis, 


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—  107  — 

La  jouaie  au  cœur, 
A  tour  de  bras 
Abattant  Tfaïù,  fauchant  la  flieur? 
Hourras  ! 

—  Dans  le  Sexagénaire,  M.  J.-B.  Gosselin,  ancien  facteur  rural,  réveille 
anacréontiquement  les  échos  assoupis  de  la  poésie  du  premier  empire. 

—  A  propos  du  Juge  de  Paix  de  village,  M.  Eugène  Noël  nous  cite  un 
exemple  touchant  des  vertus  de  la  classe  ouvrière,  dans  les  Sept  Garçons  de 
la  Mère  Quevillard.  La  chose  est  bonne  à  dire,  et  rentre  dans  le  sujet.  Mais 
devinez  ce  qui  vient  après,  toujours  à  propos  du  Juge  de  Paix  de  village?  Une 
HisUnre  de  saint  Joseph  d'Arimathie! 

On  ne  s^attendait  guère 
A  voir  Joseph  en  cette  affaire... 

et  d'Arimathie  encore  ! 

Donc,  saint  Joseph  d'Arimathie,  le  héros  de  M.  Eugène  Noël,  faisait  partie 
d'an  s  saint-sépulcre»  composé  de  sept  personnages  plus  grands  que  nature. 
Tout  le  monde  en  avait  peur.  Arraché  de  l'église,  où  il  faisait  peur,  pendant 
la  réyolution,  le  groupe  avait  été  placé  à  l'entrée  d'une  ferme,  où  il  faisait 
tonjonrs  peur.  Là,  ceux  qui  passaient  devant  a  l'épouvantable  saint»  avaient 
le  frisson;  les  gens  qui  n'étaient  pas  zouaves,  pour  l'éviter  le  soir,  prenaient 
de  longs  détours;  les  femmes  grosses,  pour  l'avoir  regardé ,  accouchaient 

d enfants  idiots;  enân,  le  cheval  de  M.  le  curé  lui-même,  qui  n'y  tenait  plus, 

finit  par  regimber  tout  de  bon,  et  faillit  tuer  son  maître. 
Ce  jour-là,  M.  le  curé  se  fâcha  tout  rouge,  et  fit  bien  et  dûment  enterrer 

«  l'effroyable  groupe  »  sur  le  lieu  même,  en  présence  de  plusieurs  témoins, 

inter  quos,  le  père  Deshottes  et  Jean  Labiche. 
Longues  années  après,  sur  la  foi  de  cette  tradition,  un  archéologue,  qui 

voulait  rire,  entreprit  des  fouilles.  Mais,  moins  heureux  que  M.  l'abbé  Cochet 

à  la  chapelle  de  Caudecote,  il  ne  trouva  rien,  absolument  rien.  Tous  les 

témoins,  comme  autrefois  a  Joinville,  »  comme  autrefois  «  Josué,  »  avaient 
eu  «la berlue». 


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—    108  — 

Au  récit  de  M.  Eugène  Noël ,  son  auditeur  émerveillé  crie  deux  fois  : 
Miracle  !  Nous,  à  Texclamalion  du  Juge  de  Paix  de  village»  nous  dirons  une 
fois  seulement  :  Bonhomme  ! 

—  Saluons  en  passant  quelques  lignes  émues  jetées  par  M.  H.  Briére  au 
Poète  incompris,  et  gravissons  la  fameuse  montagne  d*Etna  où  s*ouvre  à 
deux  battants,  pour  nous  donner  Thospitalité,  la  Casa  dei  Inglese.  Grâces  à 
M.  Georges  Pouchet,  dont  la  plume  est  un  pinceau,  nous  connaissons  aujour- 
d'hui l'Etna,  après  l'avoir  lu,  comme  si  nous  y  avions  été,  —  et  peut-être 
mieux. 

—  Nul  doute  que  M.  Eugène  Noël  n'aime  les  abbés  :  il  y  revient  toujours. 
Seulement  il  y  a  abbés  et  abbés,  de  même  qu'il  y  a  vins  et  vins.  Les  abbés 
goûtés  par  M.  Noël  sont  d'un  crû  plus  que  médiocre.  Celui  dont  il  s'agit  dans 
l'histoire  présente  est  intitulé  :  le  Pauvre  Homme.  C'est  un  curé  qui  habite  le 
fond  des  Vosges,  où  l'évéque  de  Saint-Dié  l'a  relégué  pour  a  quelques  petits 
scandales  ».  Son  presbytère  est  le  théâtre  d'une  foule  de  drôleries  dont  le 
curé  serait  l'auteur,  et  non  le  diable,  au  dire  de  l'écrivain. 

Quant  à  nous,  qui  avons  lu  M.  de  Mirville ,  écrémé  les  anciens  pères  et 
les  spirites  modernes,  nous  n'hésitons  pas  à  croire  qu'il  y  a  une  foule  de 
faits,  ce  qui  s'appelle  faits,  qui  demeurent  inexplicables  sans  l'intervention 
des  esprits,  et  que,  dans  les  similaires  de  l'espèce  actuelle,  les  curés  ne  sont 
peut-être  pas  si  diables,  ni  les  diables  si  curés  qu'ils  en  ont  l'air. 

—  Des  ailes!  s'écrie  Ruckert,  par  la  voix  de  M.  Alfred  Dumesnil,  des  ailes 
pour  voler  ici,  là,  bien  loin,  à  travers  la  vie,  à  travers  la  mort...  Des  ailes, 
m'écrierai-je  à  mon  tour,  bien  plus  dans  Tintérêt  de  mes  lecteurs  que  dans 
le  mien,  des  ailes  pour  voler  jusqu'au  bout  de  VAhnanachdes  Normands. 

—  Les  excellentes  lunettes  que  les  lunettes  roses  de  M.  Henri  Briére ,  qui 
font  voir  tout  de  leur  couleur,  et  à  travers  lesquelles  on  lit  ces  mots  magi- 
ques :  Foi,  Espérance,  Amour!  et  quelle  foule  chaque  jour  chez  M.  Fauvel, 
opticien,  rue  aux  Juifs,  57,  si  chacun  pouvait  s'en  procurer  de  pareilles  au 
prix  coté  de  ce  4  livres  10  sous  !  » 

—  Un  mot  d'Auguste  Préault,  qui  se  détache  en  point  lumineux  sur  le  fond 
assez  obscur  des  Causeries  chez  Béranger,  nous  mène  aux  Fils  de  la  Vierge. 


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—  109  — 

^acieuse  page  d*histoire  naturelle^  par  laquelle  M.  Eugène  Noël  termine 
heureusement  la  série  des  quarante  articles  environ  qui  composent  VAlma- 
naeh  des  Normands.  Ces  fils,  remarque  l'auteur  avec  raison,  si  célèbres  sous 
leur  nom  légendaire,  ne  sont  pourtant  que  des  fils  d'araignées.  Mais,  a  en 
»  vérité,  je  vous  le  dis,  c'est  M.  Eugène  Noël  qui  parle,  et  sa  poétique  asser- 
»  tion  ne  rencontrera  pas  de  contradicteurs,  les  fées  pâlissent  devant 
»  Ârachné  traversant  les  airs  dans  sa  conque  de  soie.  » 

Tel  est  le  bilan  de  VAlmanach  des  Normands  pour  1862,  que  nous  avons 
cherché,  un  peu  longuement  peut-être — le  charme  du  sujet  en  est  la  cause,  — 
à  établir  avec  le  plus  de  fidélité  possible.  Nous  avons  loué  ce  qui  nous  parais- 
sait louable,  blâmé  ce  qui  nous  paraissait  blâmable,  sans  acception  de  per- 
sonnes, mais  non  sans  souci  des  choses.  Nous  avons  dit  ce  qu'était  VAlma- 
mch  des  Normands,  auquel  nous  reprochons  surtout  de  parler  trop  peu  de  la 
Normandie  (six  fois  sur  quarante)  :  il  nous  reste  à  dire  ce  que  nous  vou- 
drions qu'il  fût,  pour  répondre  à  l'idée  patriotique  qui  a  inspiré  ses 
auteurs. 

Ce  que  nous  demanderions  d'abord  à  YAlmanachdes  Normands,  ce  serait  de 
changer  de  titre.  La  nature  a  posé,  entre  la  Haute  et  la  Basse-Normandie, 
une  limite  que  les  géographes  et  les  savants  seuls  franchissent,  et  qui,  pour 
être  nulle  en  droit,  de  fait  n'en  existe  pas  moins.  Rouen  et  Caen  sont  deux 
centres  autour  desquels  gravitent  des  personnages,  des  mœurs  et  des  in- 
térêts différents.  Or,  pour  un  almanach ,  c'est  entreprendre ,  à  mon  gré , 
une  bien  lourde  tâche  que  de  vouloir  concilier  tout  cela.  C'est  déjà  trop 
pour  une  Revue.  Pourquoi  Y  Almanach  des  Normands  ne  se  contenterait-il  pas 
d'être,  tout  simplement,  VAlmanach  ou  V Annuaire  de  Rouen  et  de  la  Seine-Infé- 
rieure?  Le  cadre  serait  moins  vaste,  mais  plus  facile  à  remplir.  Et  que  de 
choses  encore,  sous  ce  seul  titre,  pour  un  almanach  comme  je  le  conçois,  et 
comme  les  auteurs  de  VAlmanach  des  Normands  l'exécuteraient  à  merveille  ! 
Un  Almanach  de  Rouen  et  de  la  Seine-Inférieure  qui,  outre  la  statistique 
départementale,  offrirait  le  résumé  succinct  de  tout  ce  qui  s'est  passé  dans 
l'année,  dans  le  département,  sous  les  rapports  civil,  religieux,  scientifique, 
littéraire,  judiciaire,  scolaire,  agricole,  industriel,  etc.,  et  qui  serait  enrichi 


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—  710  — 

d'anecdotes  empruntées  avec  discernement  au  répertoire  des  seuls  faits 
locaux,  un  tel  almanach  réaliserait  pour  moi  Fidéal  du  genre.  Ce  serait 
quelque  chose  comme  une  exposition  perpétuelle  des  produits  intellectuels 
et  moraux  de  notre  département,  comme  le  miroir  annuel  de  Thistoire  de  la 
contrée.  Précieux  dès  aujourd'hui  pour  tous,  il  aurait  sa  place  obligée  sur 
les  rayons  de  toutes  les  bibliothèques  normandes  dans  cinquante  ans. 

—  Et  à  quoi  tientril,  en  définitive,  qu'une  pareille  idée  fasse  ou  ne  fasse 
pas  son  chemin? 

—  A  ce  qu'elle  soit  ou  ne  soit  pas,  du  maigre  sillon  où  je  la  jette,  trans- 
plantée sur  un  sol  vigoureux  que  féconderaient  aisément,  l'an  prochain,  la 
science  et  le  patriotisme  des  trois  amis  rouennais,  fondateurs  de  V Al- 
manach des  Normands. 

BRIANCHON. 


EUSTACHE  BÉRAT  ou  LE  MODERNE  TROUVÈRE,  épître  à 
M.  le  marquis  de  R. ,  par  le  D'  Prosper  Viro.  —  Broch.  gr.  in-8*. 
—  Paris,  E.  Thunot  et  Ci«.  —  1861. 

Bien  que  ce  livre  nous  arrive  de  la  capitale,  il  est  tout  normand.  En  effet, 
il  renferme  la  biographie  agréablement  versifiée  d'un  Rouennais,  qui,  pour 
s'être  fait  Parisien,  n'a  point  perdu  parmi  ses  compatriotes  un  droit  de  cité 
noblement  acquis.  Nous  sommes  certain  que  les  nombreux  amis  de  l'artiste 
aimable  et  du  maître  vénéré,  dont  la  vie  est  racontée  en  ces  pages  gracieuses, 
y  trouveront,  ce  que  nous  y  avons  rencontré  nous-méme,  une  ample  moisson 
de  bons  et  chers  souvenirs. 

G.  G. 
A  Rouen,  chez  E.  Durand,  libraire,  rue  Saint-Lô,  40. 


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REVUE  DES  THEATRES. 


THEATRE-DE8-ARTS. 

I 

En  abordant  aujourd'hui  la  causerie  sur  le  Théâtre-des-Arts  que  nous 
devons  à  nos  lecteurs,  il  nous  pèse  d'avoir  à  débuter  dans  cette  besogne  par 
lexpression  du  regret  que  nous  éprouvons  de  ne  pouvoir  les  entretenir  que 
de  simples  reprises. 

Quoique  Taffiche  nous  promette  Tapparition  prochaine  de  la  Bohémienne, 
nous  n'en  sommes  pas  moins  obligé  de  constater  qu'au  moment  où  nous  tra- 
çons ces  lignes  (15  février),  les  nouveautés  montées  depuis  le  commence- 
ment de  la  campagne  lyrique  ne  dépassent  guère  le  nombre  deux ,  à  savoir  : 
Gil'Blas  et  la  Truffomanie, 

Le  retour  que  la  direction  a  fait  faire  tout  récemment  à  son  personnel, 
dans  l'ancien  répertoire  de  Boïeldieu  et  d'Âuber,  est  sans  doute  une  mesure 
que  nous  n'aurons  jamais  l'idée  de  blâmer.  Au  point  de  vue  de  l'art,  nous 
Tapprouvons  et  nous  n'hésiterons  pas  à  manifester  notre  satisfaction  chaque 
fois  que  nous  verrons  payer  un  tribut  aux  chefs-d'œuvre  des  maîtres  ;  mais, 
avant  de  retirer  des  rayons  de  la  bibliothèque  ces  belles  et  nobles  partitions 
endormies,  ne  seraitril  pas  bon  qu'un  directeur  se  fît  à  lui-même  ce  sage  rai- 
sonnement :  a  J'ai  le  désir  de  remettre  à  la  scène  le  Petit  Chaperon-Bouge, 
I»  le.Votir«au  Seigneur  on  Fra-Diavolo,  par  exemple.  Comme  il  y  alongtempa 


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—  112  — 

»  que  ces  beautés  musicales  n'ont  été  entendues,  elles  seraient  sans  doute 
))  accueillies  avec  empressement  par  le  public  qui  m^apporterait  des  recettes. 
»  Oui,  mais  ce  serait  à  la  condition  que  ces  œuvres-modèles  réapparussent 
»  avec  tous  leurs  avantages,  c'est-à-dire  qu'elles  fussent  interprétées  de 
»  manière  à  ne  pas  faire  trop  regretter  les  chanteurs  distingués  qui  ont 
1)  attaché  leur  nom  à  la  création  de  ces  rôles.  Or,  suis-jebien  certain  de  possé- 
»  der  dans  ma  troupe  assez  de  siyets  dont  les  aptitudes  répondront  aux 
M  exigences  de  telle  manière  de  chanter,  aujourd'hui  malheureusement 
»  passée  de  mode.  M.  Tel,  qui  possède  un  talent  incontestable,  et  qui 
»  brille  dans  les  ouvrages  modernes,  pourra-t-il  assouplir  sa  voix  au  point 
»  de  surmonter  la  difficulté  de  certaines  vocalises  du  répertoire  ancien  ?  » 

Si  oui,  le  directeur  ne  doit  pas  hésiter  à  se  mettre  à  l'œuvre;  si  non, 
plutôt  que  de  s'exposer  à  un  échec  pareil  à  ceux  dont  nous  avons  été  témoin, 
il  doit ,  en  méditant  sur  la  sagesse  du  proverbe  :  a  Qui  trop  embrasse  mal 
étreint,»  renoncer  à  ce  projet,  et  s'appliquer  à  chercher  l'œuvre  la  mieux  ap- 
propriée au  genre  de  talent  de  ses  pensionnaires. 

Tout  le  monde  sait  qu'il  est  dans  la  destinée  de  l'art  lyrique,  aussi  bien 
que  dans  celle  des  autres  arts,  de  subir,  dans  sa  marche  à  travers  le  temps, 
des  modifications  de  style  et  de  méthode,  qu'y  introduisent  tour-à-tour  des 
chanteurs  dont  l'habileté  fait  école. 

Sans  remonter  à  l'époque  déjà  éloignée  des  roulades  du  célèbre  Martin, 
est- il  un  seul  habitué  du  Théàtre-des-Arts,  dans  le  souvenir  duquel  est  resté 
un  écho  de  la  voix  de  Tilly,  qui  ne  convienne  que  le  rôle  du  Loup,  dans  le 
Petit  Chaperon- Rouge,  n'est  plus  à  la  taille  de  la  plupart  des  chanteurs  mo- 
dernes? 

Ceci  dit,  bien  entendu,  sans  la  moindre  intention  de  froisser  le  légitime 
amour-propre  de  M.  Vincent,  qui  est  d'ailleurs  un  chanteur  de  mérite,  mais 
dont  les  études  musicales  ont  été  naturellement  dirigées  vers  un  genre  plus 
actuel. 

Ainsi,  la  voix  exceptionnelle  de  Chollet,  qui  a  guidé  dans  ses  inspira- 
tions l'illustre  auteur  de  Fra-Diavolo,  devait  être  un  écueil  insurmontable 
pour  les  interprètes  à  venir  de  cette  éblouissante  partition.  Il  ne  faut  donc 


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—  113  — 

pas  en  youloir  à  M.  Warnots  si,  après  avoir  recueilli  les  bravos  les  plus 
mérités  dans  la  romance  :  Agnh  la  Jouvencelle,  il  faiblit  tout  à  fait  dans  son 
grand  air  du  troisième  acte. 

Nous  avons  assisté  à  la  seconde  représentation  de  Gil-Blas,  et  nous  nous 
en  sommes  félicité.  M"'  Erambert,  de  même  que  dans  tout  ce  qu'elle  chante, 
V  a  fait  merveille.  Pourtant,  si  nous  sommes  bien  informé,  on  lui  a  imposé 
ce  rôle  de  Gil-Blas,  qui  n'appartient  pas  à  son  emploi ,  puisqu'il  est  écrit 
pour  le  contralto  de  M""  Ugalde. 

On  sent,  en  effet,  que  la  gravité  de  certaines  notes  de  la  sérénade  du  troi- 
sième acte,  notamment,  sont  gênantes  pour  notre  première  chanteuse  légère, 
et  on  est  presque  révolté  à  la  seule  pensée  qu'un  pareil  exercice  peut  nous 
gâter  le  gosier  de  cette  délicieuse  fauvette. 

Nous  comprenons  d'autant  moins  cette  tendance  de  la  direction  à  inter- 
vertir les  rôles,  que  la  cantatrice  dans  les  attributions  de  laquelle  se  trouve 
le  personnage  de  Gil-Blas,  est,  de  même  que  M"*  Erambert,  une  artiste  très 
aimée  du  public,  et  qui,  assurément,  mérite  cette  faveur  à  plus  d'un  titre. 
M"*  Gallj-Marié  possède  une  des  plus  jolies  voix  de  contralto  que  nous 
ayons  entendues.  Elle  est,  de  plus,  habituée  à  recueillir  des  ovations.  En  se 
chargeant  du  rôle  de  Gil-Blas,  lequel  lui  revenait  de  droit,  elle  aurait  pro- 
bablement rendu  service  à  sa  camarade,  elle  serait  entrée  en  possession 
d'un  rôle  écrit  pour  la  nature  de  sa  voix,  et  la  représentation  n'en  aurait 
pas  été  moins  bonne. 

La  reprise  du  Prophète  n'a  pas  été  un  événement  très  heureux,  tant  s'en 
faut.  Outre  la  pauvreté  d'une  mise  en  scène  qui  continue  à  décroître,  outre 
l'aspect  du  tableau  de  sept  ou  huit  patineurs  qui  sont  venus  trébucher  de- 
vant la  rampe,  outre  enfin  cette  éclipse  totale  de  soleil  que  la  science  de 
M.  Babinet  n'avait  pas  prévue,  et  à  laquelle  les  machinistes  ont  remédié 
le  lendemain  par  l'exhibition  d'une  sorte  de  lune  dans  son  plein,  la  partie 
vocale  a  laissé  considérablement  à  désirer.  M"*  Gallj-Marié,  néanmoins,  a 
lutté  énergiquement  au  milieu  de  ce  sauve-qui-peut,  et  les  efforts  qu'elle  a 
laits  pour  rompre  la  glace  de  Tenthousiasme  public  ne  sont  pas  restés  sans 
résultat.  Notre  Fidès,  dont  la  voix  possède  un  si  grand  charme,   a  obtenu 

8 


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—  114  — 

des  bravos  d*autant  mieux  mérités,  qu'il  est  plus  difficile  de  vaincre  Tindif- 
férence  d'un  auditoire  qu'un  ensemble  insuffisant  ne  dispose  pas  favora- 
blement. Mais  M"*  Gally-Marié  ne  sait-elle  pas  tous  les  secrets  des  cliarme- 
resses  et  des  Circés,  et  quelque  chose  peut-il  résister  à  tant  de  beautés  et  à 
tant  de  grâces  ? 

Les  Désespérés  ne  sont  qu'une  bluette,  mais  cette  bluette  est  vivifiée  par 
les  spirituelles  grimaces  de  M.  Gerpré,  et  réchauffée  par  l'agaçante  mutine- 
rie de  M""  Robert,  la  perle  des  Dugazons.  M.  Gerpré  doit  être  classé  parmi 
les  artistes  d'un  mérite  réel.  Chacun  des  personnages  qu'il  représente 
reçoit  de  la  verve  de  l'acteur  cotte  franche  originalité  qui  constitue  les 
véritables  types. 

Je  n'oserais  pas  garantir  que  la  reprise  des  Huguenots  ait  eu  lieu  dans 
des  conditions  bien  meilleures  que  celle  du  Prophète.  C'est  toujours  la  même 
faiblesse  dans  l'ensemble,  toujours  pareille  négligence  dans  les  accessoires, 
et  la  même  absence  de  pompe  scénique.  Si  l'on  retirait  de  cette  représenta- 
tion M.  Bonnesseur,  qui  conserve  ses  moyens  et  chante  toujours  avec  ce 
goût  épuré  qu'on  lui  connaît,  si  l'on  retirait  aussi  M^^*  Irène  Lambert,  une 
cantatrice  qui  donne  les  plus  belles  espérances ,  est-il  bien  sûr  que  la  re- 
prise des  Huguenots  ait  eu  lieu  sans  soulever  des  tempêtes? 

L'apparition  de  M.  Jourdan  dans  la  Favorite  n'a  pas  satisfait  nos  habitués, 
dont  la  curiosité  avait  été  mise  en  émoi. 

Ce  chanteur  n'a  qu'une  voix  de  ténor  léger,  insuffisante  pour  le  grand  opéra. 
Le  Directeur  qui  l'avait  entendu  aux  répétitions,  n'aurait  pas  du  le  présenter 
au  public  de  Rouen ,  dont  le  goût  musical  est  si  délicat.  Chacun  est  sorti 
de  la  salle  mécontent,  et  qui  sait  si  ce  n'est  pas  au  souvenir  de  cette  désil- 
lusion que  ces  deux  charmants  virtuoses,  qui  s'appellent  M.  et  M"* Léonard, 
doivent  le  mécompte  de  n'avoir  eu  ,  deux  jours  après,  à  charmer  de  leurs 
sublimes  mélodies,  que  les  fauteuils  et  les  banquettes  vides?  Cela  est 
d'autant  plus  regrettable  que  le  talent  de  violoniste  de  M.  Léonard  est  tout 
à  fait  exceptionnel ,  et  que  nos  dilettantes  ont  été  privés  ainsi  d'une  grande 
jouissance  musicale. 

Espérons  que  les  deux  éminents  artistes  auront  la  bonne  pensée  de  nous 


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revenir  bientôt  pour  tenter  une  nouvelle  épreuve,  et  qu'au  milieu  des  élans 
d'un  chaleureux  enthousiasme,  la  salle,  comble  alors,  leur  décernera  toute 
entière  les  palmes  qui  sont  dues  à  leur  grand  talent. 

Alexandre  FROMENTIN. 


La  Bévue  a  reçu,  à  propos  du  dernier  article  de  M.  Fromentin,  les 
deux  lettres  suivantes  : 

A  H.  le  Directeur  de  la  UYUE  Dl  U  lORlAlIBII. 

Monsieur  le  Directeur,  depuis  que  j'ai  Thonneur  d'être  directeur  des 
Théâtres  de  Rouen  ,  je  crois  avoir  moniré  le  respect  que  je  professe  pour  la 
presse.  J'ai  accueilli  ses  appréciations  mémos  les  plus  sévères,  —  et  elles  ne 
m'ont  pas  été  épargnées, — sans  protestation ,  ni  réclamation ,  et  je  me  suis  ef- 
forcé, quand  cela  m'était  possible,  d'en  faire  mon  profit.  Il  faut  donc  une 
circonstance  exceptionnelle  pour  que  je  me  décide  aujourd'hui  à  prendre  la 
plume,  et  à  vous  adresser  quelques  observations  en  réponse  à  l'article  in- 
séré dans  votre  dernier  numéro  de  la  Revue  de  la  Normandie^  sous  la  rubrique 
Théàlrt-Français. 

Ce  n'est  pas,  en  effet,  sans  un  profond  étonnement  que  j'ai  lu  cette 
critique,  ou  plutôt  cette  diatribe  violente  contre  les  actes  de  mon  ad- 
ministration; mon  étonnement  n'a  pas  été  moins  grand  quand  j'ai  vu  quel 
était  le  signataire  de  cet  article. 

J'ai  quelque  peine  à  m'expliquer  les  motifs  qui  ont  pu  amener  M.  Fro- 
mentin à  fulminer  contre  ma  direction  un  acte  d'accusation  dans  les  régies. 
M.  Fromentin  touche  cependant  au  Théâtre  par  bien  des  points,  et  il  devrait 
montrer  plus  d'indulgence  pour  ceux  qui  entreprennent  la  difficile  mission 
d'amuser  le  public.  Son  beau-père  est  encore  aujourd'hui  mon  pensionnaire. 


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Peu  s'en  est  fallu  que  sa  femme  ne  Tait  été.  J'avais  verbalement  traité  avec 
elle.  Tout  était  arrêté,  convenu,  quand  un  autre  engagement,  plus  avanta- 
geux sans  doute,  se  présenta  pour  elle.  Comme  le  dit  un  personnage  d'une 
comédie,  que  vous  ne  connaissez  sans  doute  pas,  monsieur  le  Directeur,  i7  «y 
avait  rien  d'écrit  y  et  je  ne  pus  retenir  M"'  Fromentin.  Sïl  avait  pu  en  résul- 
ter, —  ce  qui  n'est  pas  arrivé  heureusement, — un  préjudice  quelconque,  ce 
préjudice  eût  été  pour  moi.  Je  ne  vois  donc  pas  là  le  motif  de  la  haine  per- 
sonnelle dont  M.  Fromentin  est  animé  à  mon  égard,  à  moins  que,  ce  qui 
est  possible,  il  ne  veuille  faire  taire  ainsi  les  quelques  petits  reproches  que 
sa  conscience  peut  lui  adresser. 

J'ajouterai  que  j'avais  accordé  à  M.  Fromentin  l'entrée  gratuite  dos 
théâtres  que  je  dirige;  c'est  peu  de  chose,  je  le  sais;  toutefois,  ce  n'est  pas 
encore  là  la  raison  que  je  cherche  de  sa  vive  animosité  à  mon  égard. 

Mais  laissons  là  l'auteur  de  l'article;  je  veux  seulement  examiner  quel- 
ques-uns des  griefs  énumérés  dans  son  factnm,  H  en  est  qui  sont  vraiment 
puérils,  et  malgré  l'inexpérience  que  je  vous  suppose,  monsieur  le  Directeur, 
en  pareille  matière,  je  ne  doute  pas  que  vous  ne  me  donniez  raison  après 
m'avoir  entendu. 

On  m'accuse  d'avoir  fait  représenter  Tartufe  au  Théâtre-Français  et  au 
Théâtre  du  Cirque.  C'est,  dit-on,  un  manque  de  respect  pour  la  mémoire 
des  maîtres.  On  ajoute,  en  parlant  du  Théàtre-des-Arts,  et  dans  un  stjle 
qui  a  dû  vous  paraître  un  peu  profane,  «  qu'il  est  temps  de  réinstaller 
«  dans  le  temple  les  véritables  Dieux  qui  en  ont  été  expulsés.  »  A  cela,  je 
pourrais  faire  cette  seule  réponse  :  Mon  cahier  des  charges  m'interdit  de 
donner  au  Théàtre-des-Arts  d'autres  œuvres  que  des  œuvres  lyriques  ;  je 
m'y  conforme  et  je  ne  peux  pas  ne  pas  m'y  conformer. 

Mais,  je  vais  plus  loin,  et  je  soutiens  que, au  contraire,  c'est  une  excellente 
chose  que  mettre  sous  les  yeux  du  peuple  les  chefs-d'œuvre  dramatiques  de 
notre  littérature.  Pourquoi  voulez-vous  soumettre  les  ouvriers,  les  gens  peu 
fortunés  qui  fréquentent  le  Théâtre-Français  et  même  le  Cirque ,  au  régime 
exclusif  du  mélodrame  et  du  vaudeville?  Pourquoi  ne  voulez-vous  pag  qu^ils 
élèvent  leurs  idées,  forment  leur  esprit  en  entendant  les  vers  de  Molière. 


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par  exemple?  Pourquoi  établir  en  faveur  des  classes  aisées  le  monopole  de 
l'audition  de  ces  œuvres,  honneur  éternel  de  notre  littérature?  Aune  époque 
démocratique  comme  la  nôtre,  quand  les  efforts  du  Gouvernement  tendent 
a  éclairer  et  à  moraliser  le  plus  possible  la  classe  populaire,  c'est,  il  faut 
l'avouer,  avoir  bien  peu  de  bon  sens,  se  méprendre  étrangement  sur  ce  qui 
constitue  le  progrès,  que  d'exprimer  le  regret  que  je  viens  de  relever  chez 
votre  collaborateur. 

Qu'importe  le  temple,  pour  me  servir  de  son  expression,  pourvu  que  le 
Dieu  soit  présent  ! 

Les  catacombes  n'avaient  point  la  splendeur  de  nos  modernes  cathédrales, 
ei  cependant  ceux  qui  s'y  rassemblaient,  au  péril  de  leur  vie,  n'avaient  pas 
une  foi  moins  vive  que  les  chrétiens  de  nos  jours. 

Il  y  aà  Paris,  au  boulevard  du  Temple,  un  vaste  Cirque  qui  retentit 
chaque  soir  des  éclats  du  fouet  et  où  des  écuyères  passent  au  milieu  de 
cercles  de  papier.  Eh  bien,  dans  ce  Cirque,  dont  la  destination  n'a,  comme 
vous  le  voyez,  rien  de  littéraire,  on  donne  en  ce  moment  des  concerts  de 
musique  classique,  et  les  symphonies  de  Beethoven  y  sont  religieusement 
écoutées  par  le  peuple  qui  remplit  chaque  fois  cette  salle  immense,  dont  les 
places  sont  mises  avec  intention  à  un  prix  extrêmement  modique. 

Molière  n'est  donc  pas  déshonoré  parce  qu'on  joue  ses  œuvres  au  Cirque 
(le  Saint-Sever.  Ce  sont  les  spectateurs  qui  s'honorent  et  s'élèvent  en  l'é- 
coutant. Molière  qui,  lisant  ses  pièces  à  sa  servante  Laforét,  ne  dédaigne 
pas  d'exciter  le  rire  et  les  applaudissements  du  plus  humble  auditeur.  Mo- 
lière était  enfant  du  peuple,  il  sait  se  faire  comprendre  par  le  peuple. 

Je  crois  que  j'ai  suffisamment  prouvé  l'erreur  dans  laquelle  le  parti  pris 
de  malveillance  a  fait  tomber  votre  collaborateur.  Je  dirai  encore  quelques 
mots  à  propos  du  manque  de  discernement  qu'il  m'impute  dans  le  choix  des 
pièces  représentées  au  Théâtre-Français. 

A  part  deux  ou  trois  pièces  locales ,  sans  importance,  dont  une  seule  n'a 
pas  eu  de  succès,  je  n'ai  fait,  comme  tout  directeur  de  province,  que  mon- 
ter des  pièces  empruntées  au  répertoire  courant  des  scènes  parisiennes.  J'ai 
monté  à  peu  près  toutes  les  nouveautés;  mais,  comme  la  consommation  est 


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grande ,  il  a  pu  s'en  trouver  quelques-unes  moins  heureuses  que  les  autres. 
C'est  un  accident  auquel  tout  directeur  est  exposé.  Mais  pourquoi  votre  col- 
laborateur, qui  parle  si  complaisamment  de  Fou-yo-Po  et  de  La  Tour  de  Nesle 
à  Pont 'à' Mousson^  néglige-t-il  de  mentionner,  même  en  passant,  le  succès 
de  Nos  Intimes^  que  vingt  représentations  n'ont  pas  épuisé?  Cette  omission 
ne  vous  donne-t-elle  pas  la  mesure  de  Tesprit  malveillant  qui  a  guidé  Fau- 
teur? 

Je  n'irai  pas  plus  loin,  monsieur  le  Directeur;  je  ne  relèverai  pas  la  com- 
paraison faite  dans  un  but  évidemment  hostile  de  ma  gestion  avec  celle  de  mon 
honorable  prédécesseur.  Je  fais  le  plus  grand  cas  de  M.  Halanzier,  je  rends 
hommage  à  son  talent  et  à  son  caractère;  mais  je  suis  sur  qu'il  ne  voudrait 
pas  lui-même  d'éloges  ainsi  prodigués  dans  l'intention  de  nuire  à  un  con- 
frère. Je  traverse  une  période  difficile;  les  bons  ouvrages  sont  rares,  et  des 
préoccupations  sérieuses  détournent  une  partie  du  public  des  divertisse- 
ments du  Théâtre.  J'ai  fait  jusqu'à  présent  tous  mes  efforts  pour  maintenir 
la  scène  de  Rouen  au  rang  qu'elle  doit  occuper  parmi  les  scènes  départe- 
mentales; j'y  persévérerai;  mais  vous  comprenez  combien  il  m'est  pénible 
de  voir  ainsi  sciemment  dénaturer  mes  actes  et  mes  intentions.  C'est  ce  qui 
m'a  décidé  à  vous  écrire  cette  lettre,  que  je  vous  prie,  monsieur  le  Direc- 
teur, et  qu'au  besoin  je  vous  requiers  d'insérer  dans  votre  plus  prochain 
numéro. 

Agrez,  Monsieur,  l'expression  de  mes  civilités  distinguées. 

ROUSSEAU. 
Rouen,  17  février  1862. 


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Rouen  ,  le  20  février  1862. 


&  H.  It  Directeur  de  la  REVUE  DE  LA  lOREAIDIE. 

Monsieur  le  Directeur,  le  23  novembre  dernier,  vous  me  fîtes  l'honneur  de 
ffl'adresser  une  lettre  où ,  en  m'annonçant  votre  intention  de  reconstituer 
laAnme  de  la  Normandie^  vous  me  demandiez,  dans  les  termes  les  plus  flat- 
teurs, de  prendre  part  à  la  rédaction  de  ce  Recueil. 

«  Nous  venons,  me  disiez-vous,  vous  demander  pour  cette  œuvre,  toute 
0  de  désintéressement  et  de  patriotisme,  votre  concours  effectif  et  bienveil- 
•  lant. 

»  Votre  nom,  monsieur,  devait  se  présenter  à  nous  un  des  premiers,  dès 
»  qu'il  s'agissait  d'hommes  de  science  et  de  dévoùment.  Nous  osons  croire 
»  que  vous  nous  permettrez  de  compter  sur  votre  patronage,  et  nous  espé- 
»  rons  même  que  vous  nous  accorderez  la  faveur  de  vous  annoncer  comme 
B  un  des  futurs  collaborateurs  de  notre  Revue.  » 

Je  m'empressai  de  vous  répondre,  monsieur  le  Directeur,  que  j'acceptais 
voire  proposition ,  et  je  vous  promis,  non-seulement  ma  collaboration  à  la 
Retue,  mais  aussi  mon  concours  comme  rédacteur  d'une  des  feuilles  quoti^ 
diennes  de  Rouen,  et  disposant  par  conséquent  d'une  publicité  qui  pouvait 
être  utile  à  votre  entreprise. 

J'étais  très  sincère,  monsieur  le  Directeur,  en  vous  exprimant  ma  recon- 
naissance pour  vos  offres  bienveillantes  ;  je  ne  suis  pas  un  affamé  de  publicité. 
Sans  être  un  vétéran  de  la  presse,  j'exerce  de  puis  six  ans  la  profession  de 
journaliste,  et  je  trouve  assez  aisément,  en  province  comme  à  Paris,  le  pla- 
cementet  la  rémunération  de  mes  modestes  travaux.  Je  ne  recherche  donc  pas, 
avec  le  même  empressement  que  certaines  plumes  plus  jeunes  ou  moins  occu- 
pées, toutes  les  occasions  de  faire  imprimer  quelques  pages  de  prose  gratuite. 
Pourtant,  dans  la  circonstance  qui  nous  occupe ,  je  considérais  comme  flat- 


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teur  et  honorable  le  titre  de  collaborateur  de  la  Revue  de  ia  yormandie.  Je 
connaissais  la  réputation  du  Recueil  que  vous  annonciez  devoir  reconstituer, 
et  je  ne  doutais  pas  que,  sous  la  direction  d'un  homme  connu ,  comme  vous, 
monsieur  le  Directeur,  autant  pour  son  profond  savoir  que  pour  sa  parfaite 
urbanité,  la  Bévue  de  la  yormandie  ne  continuât  glorieusement  les  traditions 
de  son  aînée. 

Aussi ,  vous  avez  pu  voir  avec  quel  empressement  j'ai  inséré  dans  le 
journal  auquel  j'appartiens  votre  Prospectus  ou  votre  numifesie,  comme  vous 
l'appelez.  C'est  là,  monsieur  le  Directeur,  une  faveur  que  je  n'accorde  pas 
à  tout  le  monde.  Je  ne  vous  en  demandais  pas  de  reconnaissance  ;  mais 
avouez  du  moins  que  je  faisais  déjà,  par  cela  seul,  acte  de  collaborateur 
actif  et  dévoué. 

Je  ne  vous  cache  pas  qu'aujourd'hui  je  le  regrette  un  peu,  et  que  je 
suis  revenu  de  bien  des  illusions.  J'avais  lu  dans  votre  manifeste  ces 
lignes  où,  parlant  des  fondateurs  de  la  Revue  de  la  yormandie,  vous  disiez  : 
«  Le  bien,  le  beau,  le  vrai,  partout  et  en  toutes  choses,  seront  constam- 
»  ment  leur  devise  ;  toute  discussion  irritante  et  personnelle  sera  sévèrement 
0  bannie  de  leur  recueil.»  Hélas!  ce  programme  a  eu  le  sort  commun  à 
beaucoup  de  ses  pareils,  il  n'a  pas  été  exécuté.  J'en  appelle,  en  effet,  à 
votre  jugement  si  droit  et  si  éclairé  :  certains  passages ,  — je  ne  parle 
que  de  ceux  qui  me  sont  personnels ,  — de  l'article  que  vous  publiez  sous 
la  rubrique  Revue  des  Théâtres,  sont-ils  en  rapport  avec  votre  programme? 
sont-ils  dignes  d'une  Revue  ^out  on  vous  sait  le  Directeur? 

Je  mets  de  côté  mon  titre  de  collaborateur  et  le  concours  que  j'ai  accordé 
comme  journaliste  à  votre  publication.  Bien  que  l'on  doive  des  éganis 
même  aux  gens  qui  vous  rendent  service,  je  néglige  cette  face  de  la 
question  et  je  ne  m'occupe  que  du  plus  ou  moins  de  convenance  de  l'ar- 
ticle qu'un  de  vos  collaborateurs  a  bien  voulu  me  consacrer. 

Permettez-moi  de  reproduire  ici  cet  article  où  je  ne  suis  pas  nommé, 
il  est  vrai,  mais  où  je  suis  assez  clairement  désigne, — ^j'emploie  à  dessein 
les  termes  légaux,  puisque  personne  n'ignore  que  je  suis  l'auteur  de  la 
pièce  intitulée  :  Les  Tribulations  d'un  Propriétaire. 


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«  Que  d'aventure  quelque  cerveau  fêlé,  rongé  par  la  fièvre  d'une  vanité 
9  puérile,  commette  un  ours  d'une  espèce  aussi  monstrueuse  que  les  Tri- 
»  bulations  d'un  Propriétaire,  qu'il  caresse  ensuite  Tidée  de  la  faire 
»  admirer  à  la  clarté  de  la  rampe  par  ceux-là  mêmes  dont  il  a  la  pré- 
»  tention  de  se  moquer^  cela  se  conçoit,  —  il  y  a  dans  la  nature  humaine 
»  des  esprits  si  bizarres  !  —  Mais  qu'une  direction  comme  celle  de  Rouen , 
»  qui  reçoit  une  belle  subvention  de  la  ville  à  la  condition  de  faire  de 
i  Tart,  se  prête  à  cette  folie,  qu'elle  gaspille  le  temps  si  précieux  des 
»  artistes  et  les  condamne  à  loger  dans  leur  mémoire  de  pareilles  pla- 
B  titudes,  n'est-ce  pas,  nous  le  demandons  à  nos  lecteurs,  le  comble  de 
»  l'absurde? 

«  Qu'on  le  sache  donc  une  fois  pour  toutes ,  le  public  est  un  maître  qui 
»  ne  se  laisse  pas  mystifier  impunément.  Il  est  patient  quelquefois,  quelque- 
»  fois  même  il  supporte  la  sottise:  mais  quand  à  cette  sottise  vient  se  joindre 
»  l'impertinence,  il  châtie  l'une  et  l'autre  avec  la  rigueur  qu'elles  méritent. 
»  Aussi,  l'avons-nous  entendu,  ce  public  vengeur,  siffler  sans  pitié  les  fa- 
»  meuses  Tribulations,  lesquelles  ont  remporté,  non  pas  seulement  une  veste, 
»  comme  on  dit  dans  la  coulisse,  mais  une  longue  redingote....  à  la 
»  propriétaire.  » 

J'appelle  votre  attention ,  monsieur  le  Directeur,  sur  les  passages  que  j'ai 
soulignés,  et  je  vous  demande,  —  abstraction  faite  de  ma  personne,  —  s'ils 
tfont  d'accord  avec  la  déclaration  de  votre  manifeste  que  je  citais  tout  à 
l'heure. 

Il  existe  des  petits  journaux  qui  pratiquent,  —  pardonnez-moi  le  mot,  — 
ce  qu'on  appelle  Véreintement^  mais  je  ne  crois  pas  qu'ils  aient  jamais  usé 
d'un  style  semblable  où  l'injure  se  mêle  agréablement  à  l'argot.  Vous  vou- 
drez bien  reconnaître  ma  compétence  en  pareille  matière;  j'ai  mes  chevrons; 
j'ai  subi,  comme  tous  ceux  qui  tiennent  une  plume,  cette  affligeante  néces- 
sité de  la  vie  littéraire;  j'ai  été  éreinté  en  vers  et  en  prose;  aussi ,  en  ma 
qualité  de  connaisseur,  je  vous  déclare  que  la  pei'sonne  à  laquelle  vous 
avez  confié  cette  spécialité  dans  votre  feuille  est,  sous  tout  autre  rapport 
que  celtii  de  l'esprit  et  de  la  grammaire ,  tout  à  fait  à  la  hauteur  de  l'emploi. 


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—  122  — 

Je  n'abuserai  pas  de  Toccasion  qui  mVst  offerte  pour  entreprendre  la 
justification  d'une  œuvre  légère,  sans  autre  prétention  que  celle  d'amuser, 
et  qui  a  manqué  son  but.  J'en  conviens  sans  la  moindre  honte,  j'ai  fait  une 
pièce  qui  n'a  pas  réussi.  J'ai  cela  de  commun  avec  des  hommes  de  talent, 
de  génie  même,  avec  lesquels  je  n'ai  pas  l'intention,^  croyez-le  bien, 
de  me  mettre  autrement  en  parallèle.  J'avais  obtenu,  l'année  dernière, 
sur  cette  même  scène  du  Théâtre-Français ,  un  petit  succès  qui  m'avait 
encouragé.  J'ai  travaillé  de  nouveau  pour  le  public  rouennais  qui,  cette 
fois,  a  été  plus  sévère.  C'est  un  malheur,  mais,  je  vous  le  demande,  mon- 
sieur le  Directeur,  est-ce  une  raison  pour  prodiguer  à  un  homme  des  épi- 
thètes  empruntées  au  langage,  pittoresque, je  le  veux  bien,  mais  beaucoup 
trop  coloré ,  des  halles  et  autres  lieux  semblables. 

Vous  sentez  bien ,  monsieur  le  Directeur,  que  je  ne  veux  pas  m'abaisser 
à  réfuter  ces  injures.  Si  je  les  relève,  c'est  seulement  pour  votre  édification 
personnelle,  pour  vous  montrer  la  voie  fâcheuse  dans  laquelle  vous  lancez 
ainsi  une  publication  dont  on  attendait  mieux,  et  pour  motiver  ma  démis- 
sion que  je  vous  donne  de  collaborateur  de  la  Revue  de  la  Normandie, 

Vous  me  demanderez  peut-être,  monsieur  le  Directeur,  pourquoi  je 
m'adresse  à  vous  personnellement,  et  vous  m'objecterez,  je  le  prévois, 
un  avis  imprimé  sur  la  couverture  de  votre  Recueil,  où  il  est  dit  que  a  la 
»  critique  n'entraîne  en  rien  la  solidarité  du  Directeur  de  la  Revue.  » 
Ce  sont  là  des  mots,  monsieur  le  Directeur  ;  la  solidarité  que  vous  repoussez 
existe,  quoique  vous  en  disiez,  et  si,  —  ce  qu'à  Dieu  ne  plaise,  —  vous 
commettiez  une  infraction  aux  lois  de  la  presse,  vous  ne  pourriez  pas 
en  douter.  Je  vais  plus  loin;  je  suis  convaincu,  monsieur  le  Directeur, 
que  vous  ne  laisseriez  passer  dans  votre  Recueil  aucune  hérésie  en  ma- 
tière de  religion ,  ou  même  simplement  en  matière  d'archéologie.  Devant 
la  loi ,  comme  devant  l'opinion ,  vous  êtes  responsable  de  tout  ce  qui 
s'imprime  dans  votre  Recueil ,  et  vous  devez  vous  résigner  à  recevoir 
les  réclamations  que  pourront  susciter  des  collaborateurs  compromettants. 
Vous  n'aviez  peut-être  pas  songé  à  cela;  et  pourtant,  —  permettez  à  un 
journaliste  de  vous  le  dire,  —  c'est  un  des  moindres  inconvénients  de  la 


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—  123  — 

position  difficile  de  directeur  d'une  Revue^  —  fùt-elle  seulement  littéraire. 

Je  m'abstiens,  monsieur  le  Directeur,  de  me  prévaloir  du  privilège 
que  me  confère  la  loi  pour  vous  demander  Tinsertion  de  cette  lettre  dans 
Totre  plus  prochain  numéro.  Je  suis  persuadé  qu'il  me  suffira  pour  cela 
de  faire  appel  à  votre  justice  et  à  votre  impartialité. 

Veuillez  agréer,  monsieur  le  Directeur,  avec  tous  mes  regrets,  l'as- 
sarance  de  mes  sentiments  les  plus  ^respectueux. 

Ernest  BOYSSE. 


Aux  deux  longues  et  verbeuses  épitres  qui  précédent,  notre  réponse  sera 
courte;  car,  de  cette  double  avalanche  d'une  prose  interminable,  il  n'est 
guère  qu'un  seul  point  auquel  il  nous  importe  d'arrêter  l'attention  du  lecteur. 
Nous  ignorons  si  M.  le  directeur  des  théâtres  de  Rouen,  porteur  d'un  nom 
illustre,  imposant,  et  qui  nous  parle  de  sa  plume,  croit  descendre  en  droite 
ligne  de  l'immortel  Jean-Jacques,  mais  il  est  facile  de  juger,  à  la  force  de 
sa  dialectique,  qu'il  n'est  ni  le  petit-fils,  ni  l'arrière-neveu  du  citoyen  de 
Genève.  Au  surplus,  ce  n'est  pas  du  style  plus  ou  moins  châtié  de  M.  Rous- 
seau qu'il  s'agit  ici  :  nous  avons  seulement  à  repousser  une  insinuation 
malyeillante  qu'il  dirige  contre  nous  et  contre  M"*  Fromentin ,  en  faisant 
intervenir  le  nom  de  cette  dernière  dans  un  débat  purement  littéraire  et 
artistique,  et  en  avançant  qn' il  avait  verbalement  traité  avec  elle. 

Le  fait  est  inexact.  Ni  M"*  Fromentin,  ni  personne  pour  elle,  ne  s'est  en- 
gagé  verbalement  avec  M.  Rousseau.  Voici  les  faits  tels  qu'ils  se  sont  passés  : 

Rester  à  Rouen,  dont  le  public  venait  de  lui  donner  des  marques  d'une 
haute  bienveillance,  était  le  vœu  le  plus  cher  de  M"*  Fromentin. Mais,  comme 
ses  appointements  n'étaient  pas  assez  élevés  sous  la  direction  de  M.  Halanzier, 
elle  avait  demandé  au  nouveau  titulaire  une  augmentation,  qui  ne  lui  fut 
pas  accordée.  Lorsque,  depuis  prés  de  deux  mois,  plusieurs  artistes  de 
la  troupe  avaient  déjà  renouvelé  leur  engagement,  M.  Rousseau  signifia 
enfin  à  M"^  Fromentin  qu'elle  eût  à  signer,  sans  quoi,  elle  serait  immédia- 
tement remplacée. 


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—  124  — 

En  présence  de  cette  mise  en  demeure  un  peu  autocratique,  laquelle  plaçait 
Tartiste  dans  la  pénible  nécessité  de  s'éloigner  de  Rouen,  le  signataire  do 
cet  article  fut,  à  Tinsu  de  M°*  Fromentin,  trouver  M.  Rousseau,  lequel 
partait  pour  Paris,  et  lui  parla  ainsi  :  «  L'obsta,cle  qui  nous  divise  est  une 
ï)  augmentation  de  peu  d'importance.  Je  viens  vous  trouver,  monsieur, 
»  pour  savoir  si,  dans  le  cas  où  M"*  Fromentin,  que  je  n'ai  pas  consultée, 
»  voudrait  accepter  cette  proposition^  vous  seriez  disposé  à  trancher  le  dif- 
»  feront  par  la  moitié  de  Taugmentation  demandée.  »  M.  Rousseau  voulut 
bien  consentir  à  ce  projet  de  transaction  dans  lequel  la  décision  de 
M"*  Fromentin  avait  été  formellement  réservée.  Malheureusement,  cette 
décision  ne  fut  pas  favorable  au  projet  que  Ton  avait  cru  possible  pendant 
quelques  instants. 

Le  lendemain ,  M.  Hippolyte  Cogniard ,  directeur  des  Variétés ,  était  à 
Rouen  ;  il  venait  proposer  un  engagement  à  M"*  Fromentin. 

Voici  toute  la  vérité.  L'assertion  de  M.  Rousseau ,  en  ce  qui  concerne 
rengagement  verbal  dont  il  parle ,  n'est  donc  pas  sérieuse ,  et  le  lecteur 
jugera  si,  en  toute  cette  affaire,  il  y  a  quelque  chose  qui  soit  de  nature  à  ^row- 
bler  notre  conscience. 

Nous  n'avons  point,  comme  le  prétend  M.  Rousseau,  Tintention  préconçue 
de  lui  faire  une  opposition  svstématique.  Nos  appréciations  ont  été  un  peu 
franches  peut-être,  mais  conformes  aux  impressions  que  le  public  lui-même 
a  souvent  et  hautement  manifestées;  nous  n'avons  rien  à  retirer  de  ce  que 
nous  avons  écrit. 

Quant  à  la  prolixe  harangue  que  le  modeste  auteur  des  Tribulations —  qui 
a  la  complaisance  de  nous  apprendre  son  nom  —  adresse  également  à  la 
Retme,  nous  n'en  dirons  rien.  Nous  reconnaissons  que,  no  possédant  ni  esprit» 
ni  grammaire,  nous  avons  commis  un  crime  de  lèse-littérature  en  critiquant 
une  pièce  dans  laquelle  se  trouve  unie  à  la  science  de  Noël  etChapsal  toute 
la  verve  de  Beaumarchais. 

Alexandre  FROMENTIN. 


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PUBLICATIONS  DIVERSES. 


Nous  regardons  comme  une  bonne  fortune  de  pouvoir  faire  connaître  à  nos  lecteurs 
qu'ils  trouveront  encore  au  Bureau  de  la  Revue  un  petit  nombre  d'exemplaires  res- 
tonts  (les  ouvrages  ci-après,  dus  à  la  plume  estimée  de  notre  collaborateur,  M.  Dk 
LÉRi'B,  et  qui,  comme  tous  ceux  de  cet  écrivain,  ont  leur  place  marquée  dans  les 
bibliothèques  d'élite.  M.  De  Lénie ,  en  effet ,  fidèle  aux  inspirations  de  son  pays ,  a 
principalement  écrit  sur  la  Normandie.  Ses  ouvrages,  oii  domine  un  sentiment  moral 
très  élevé ,  rentrent  donc  dans  le  cadre  des  appréciations  de  cette  publication  nor- 
nwnde,  et  c'est  à  ce  titre  que  nous  sommes  heureux  de  les  signaler  particulièrement. 
MEANDRES.  —  Poèmes  normands  et  poésies  philosophiques.  Cet  ouvrage  con- 
tient des  odes  sur  Corneille,  Boieldieu,  Géricault,  E.  H.  Langlois,  etc.  Un  très 
beau  volume  in-8*»,  publié  en  1815;  augmentations  et  corrections  récentes. 

U  BIENFAISANCE  PUBLIQUE  ET  PRIVÉE  DANS  LA  SEINE^INFÉRIEURE. 
In  fort  volume  in-S*^  publié  en  1852,  contenant  l'histoire  des  Établissements  de 
bienfaisance  de  toute  sorte  qui  existent  dans  le  département,  et  de  curieux  renseigne- 
ments sur  leur  administration  et  leurs  ressources. 

Ces  études  ont  un  double  intérêt  dans  les  circonstances  actuelles,  et  le  livre  remar- 
quable qui  les  résume  sera  consulté  avec  fruit  par  les  moralistes  et  les  statisticiens. 

HISTOIRE  DE  BLANGY  et  de  LA  VALLÉE  DE  BRESLE,  in-12,  de  200  pages,  que 
M.  De  Lérue  a  publié  Tannée  dernière  ;  attrayante  monographie  d'une  contrée  pitto- 
resque, que  l'auteur  a  tracée  avec  une  précision  de  détails  qui  n'exclut  pas  le  charme 
poétique  du  style. 

Nous  voudrions,  dans  l'intérêt  de  l'HISTOIRE  DES  NORMANDS,  voir  se  propager 
de  plus  en  plus  la  publication  de  ces  études  localisées ,  auxquelles  se  rattachent  déjà 


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—  12Ô  — 

les  noms  et  les  travaux  de  plusieurs  de  nos  compatriotes,  MM.  Semichon  (Aumale), 
Leroy  (Cany),  Lesguillez  (Valmont),  Canel  (Pontr-Audemer) ,  Tabbë  Decorde  (les 
divers  cantons  de  Tarrondissement  de  Neufchàtel)  et  autres. 

On  trouvera  aussi  au  Bureau  de  la  Revue  le  dernier  poème  de  M.  De'Lënie, 
intitulé  :  l'IVROGNERIE.  Nous  regrettons  que  la  Revue  n'ait  pu  avoir  les  promisses 
de  cet  énergique  appel  à  la  tempérance.  C'est  à  des  œuvres  de  ce  genre  que  noua 
serons  toujours  empressés  d'ouvrir  nos  colonnes. 


-^^i^JLCi^^^Xi^r^:::^^^,^^ 


RECITS  DIEPPOIS.  —  COMBAT  NAVAL,  1555.  —  Réimpression  de  l'édition 
d'Olivier  de  Harsy,  avec  des  notes  par  Jules  Thieurv.  —  Dieppe,  A.  Marais,  libraire- 
éditeur,  1861.  ^ 

TRAITÉ  THÉORIQUE  ET  PRATIQUE  DE  GYMNASTIQUE,  à  l'usage  des  Lycées, 
des  Collèges  et  de  tous  les  établisements  d'instruction  publique  des  deux  sexes,  par  Louis 
Lrnorl,  professeur  de  gymnastique.  —  Ouvrage  rédigé  conformément  au  programme 
adopté  par  le  Conseil  d'Instruction  publique,  et  accompagné  de  six  cent  cinquante 
figures  intercalées  dans  le  texte.  —  Dieppe,  E.  Delevoye,  1861. 

En  vente,  chez  A.  Marais,  libraire-édit«ur,  41  et  43,  Grande-Rue,  à  Dieppe. 


COLLECTION  DE  DALLES  TUMULAIRES  DE  LA  NORMANDIE;  par  M.  L. 

LE  Mètayer-Masselin  ,  membre  de  plusieurs  Sociétés  savantes.  —  1  vol. 

très  riche ,  grand  in-4®,  de  75  pages  de  texte,  sur  très  beau  papier,  avec 

couverture  et  titre  illustrés. 

Cet  ouvrage,  outre  un  portrait  de  l'auteur  et  huit  belles  photographies  représentant, 
dans  toute  leur  magnificence  primitive,  quelques-unes  des  plus  riches  pierres  tombales 
de  Normandie,  est  illustré,  à  chacun  de  ses  chapitres,  d'une  curieuse  majuscule,  gravée 
sur  bois,  entièrement  inédite ,  composée  et  dessinée  en  rapport  avec  le  texte  qu'elle 
précède. 

Prix  :  25  Fr. 

A  Paris,  chez  MM.  Rollim  et  Fruardent,  rue  Vivienne,  12;  à  Caen,  che»  M.  A. 
Hardel,  libraire,  rue  Froide,  2. 


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—  127  — 
A.  LE  BRUMENT,  Libraire-Editeur,  55,  quai  Napoléon,  à  Rouen. 

MANUEL  DU  BIBLIOGRAPHE  NORMAND 

OU 
DICTIONNAIRE  BIBLIOGRAPHIQUE  ET  HISTORIQUE, 

Contenant  :  !•  l'indication  des  Ouvrages  relatifs  à  la  Normandie ,  depuis 
Torigine  de  Timprinierie  jusqu'à  nos  jours;  2°  des  notes  biographiques , 
critiques  et  littéraires  sur  les  écrivains  normands,  sur  les  auteurs  de 
publications  se  rattachant  à  la  Normandie  et  sur  diverses  notabilités  de 
cette  province;  3*  des  recherches  sur  l'histoire  de  Tlmprimerie  en  Nor- 
mandie ; 

Par  Edouard  FRÈRE, 
Membre  de  l'Académie  des  Sciences,  Belles-Lettres  et  Arts  de  Rouen , 
des  Sociétés  des  Antiquaires  de  Normandie,  de  Londres,  etc.  ; 
2  forts  voL  gr.  in-8,  imprimés  à  deux  colonnes,  sur  pap.  collé,  et  sur  les 
modèles  du  Manuel  du  Libraire,  de  M.  Brunet. 
Prix  :  36  fr. 
Cette  publication ,  essentiellement  normande ,  honorée  d'une  souscription  de  M.  le 
Ministre  de  rinstruction  publique,  a  ëtë  justement  appréciée  par  les  bibliophiles  nor- 
mands; mais  elle  intéresse  aussi  tous  les  amateurs  de  livres;  car  la  Normandie  ne 
s'oecope  pas  toute  seule  de  la  Normandie  :  les  provinces  s'étudient  les  unes  sur  les 
autres,  et  l'histoire  d'un  village  est  souvent  étudiée  de  plus  loin  que  du  haut  de  son 
clocher. 

L'auteur,  attaché  depuis  de  longues  années  à  T étude  de  la  bibliographie  et  con- 
vaincu de  l'utilité  d'un  livre  de  ce  genre,  8*est  efforcé  d'atteindre  un  but  que  plusieurs 
de  DOS  concitoyens  avaient  marqué  d'avance  de  leur  précieuse  approbation.  Pour 
accomplir  avec  plus  de  certitude  la  tâche  quil  s'était  imposée,  il  a  compulsé  les 
volumineuses  coUections  de  l'Académie  des  Inscriptions  et  Belles-Lettres,  du  Meraire 
de  France,  du  Journal  des  Savants,  \&  Bibliotf^éque  historique  du  P.  Pelong,  les  ouvrages 
de  MM.  Bnmet,  Barbier  et  Quérard,  la  BibUotfiéque  de  VÉcole  des  Chartes,  l'Ar- 
cAffo/ogia*  etc.,  et  toutes  les  collections  académiques  de  la  Normandie.  A  l'indication 


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—  128  — 

de  tout  ce  qui  a  ëtë  ëcrit  sur  la  Normandie  et  de  tout  ce  qui  a  été  écrit  ou  fait  par 
des  Normands,  Tauteur  a  joint  des  notes  biographiques  sur  les  hommes  remarquables 
dont  les  œuvres  sont  mentionnées.  On  trouvera  également  dans  le  Manuel  des  détails 
spéciaux  sur  l'Imprimerie  normande  aux  xv«,  xvi«  et  xvii*  siècles,  les  noms  de  ces 
vieux  imprimeurs  qu*on  a  si  justement  appelés  les  héros  de  la  pensée ,  l'indication 
des  éditions  sorties  de  leurs  presses  et  les  différentes  appréciations  qu'elles  ont 
reçues. 

L'ordre  alphabétique  a  été  adopté  pour  Fensemble  du  travail,  comme  étant  le 
plus  simple  et  le  plus  commode.  Il  est  bon  de  noter  que,  dans  cette  combinaison, 
certains  articles  se  trouvent  classés  par  ordre  de  matièi'es  ;  tels  sont  les  Almanachs  et 
les  Annuaires,  les  Arrêts  et  les  Remontrances  du  Parlement,  les  Bréviaires,  les 
Cartulaires,  les  Catalogues  de  bibliothèques,  les  Chambres  de  Commerce,  les  Chemins 
de  fer,  les  Chroniques,  les  Coutumiers,  les  Ëdits,  les  Entrées  triomphales  des  rois, 
les  Factums,  les  Journaux,  les  Livres  d'heures,  les  Missels,  les  Pièces  palinodiques 
les  plans  de  ville,  les  Sociétés  savantes,  les  Statuts  des  corporations  d'arts  et  métiers 
les  Vies  des  Saints, 


ivp.  c.  cAa:iuMi,  iti'i  MCftwi*u,  tt 


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ARCHÉIOLOGIE  CBRËTIfiNNfi. 
FOUILLES 

DE 

L'ABBAYE  DE  SAINTWANDRILLE, 

EN  1861. 
(Extrait  d'un  rapport  à  M.  lo  Sénateur-Préfet  de  la  Seine-Inférieure.) 


Ruines  de  Tabbaye  de  Saint- WandriUe ,  en  1825. 

Pendant  le  mois  d'octobre  dernier,  j'ai  profité  d'un  séjour  de 
quelques  semaines  aux  bords  de  la  Seine  pour  explorer,  au  point  de 
vue  archéologique,  les  ruines  de  Tabbaye  de  Saint-Wandrille.  Ce 
sol  renonuné  est  par  excellence  la  Terre-Sainte  de  la  Normandie. 
Aussi  j'avais  lieu  d^espérer  que  j'y  découvrirais  un  grand  nombre 

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—  130  — 

de  monuments  utiles  pour  la  science  archéologique  et  pour  l'histoire 
du  Moyen- Age.  J'ai  été  en  partie  déçu  dans  mon  espérance.  JNon- 
seulement  j'ai  trouvé  peu  de  monuments  intacts,  mais  encore  je  n'ai 
recueilli  qu'une  faible  moisson  d'observations  pour  l'histoire  des 
mœurs  monastiques  et  de  la  sépulture  chrétienne. 

La  raison  de  cette  pauvreté  inattendue  provient  de  deux  causes  : 
la  première,  c'est  que  la  grande  église  abbatiale  de  Saint-Wandrille, 
sur  laquelle  ont  porté  mes  recherches,  a  été  complètement  recons- 
truite au  xiii"  et  au  xiv"  siècle  (1250-1331),  et  qu'à  cette  époque, 
pour  asseoir  la  nouvelle  basilique,  on  recouvrit  l'ancien  sol  de  3  à  4 
mètres  de  remblais.  Pour  cet  effet,  on  pratiqua  au  pied  de  la  colline 
méridionale  une  énorme  coupure  que  l'on  voit  encore  au-dessous  des 
murs  de  clôture,  et  l'on  étendit  les  terrains  qui  en  provenaient  de  façon 
à  former  la  saillie  que  l'on  remarque  encore  aujourd'hui  sur  le  sol  de 
la  prairie.  Cette  différence  de  niveau,  entre  l'église  et  le  monastère, 
apparaît  surtout  lorsque  l'on  visite  les  jardins  et  les  bâtiments  claus- 
traux de  Fontenelle. 

Cette  récente  opération,  que  nous  avons  parfaitement  reconnue  au 
moyen  du  sondage,  nous  privait  donc  entièrement  de  tout  objet  anté- 
rieur au  xiii*  siècle,  époque  où  fut  posée  l'assise  de  la  grande  et  belle 
église  que  la  Révolution  a  supprimée  et  démolie. 

Mais  alors  pourquoi  n'avons-nous  pas  trouvé  de  monuments  du 
xiii*  siècle  et  des  temps  postérieurs? 

La  seconde  raison  de  notre  pauvreté  vient  des  spoliations  faites 
à  la  Révolution  et  depuis.  Nous  avons  trouvé  plusieurs  caveaux  de 
pierre  qui  avaient  contenu  des  sépultures  de  marque,  et  qui  tous 
avaient  été  visités  et  pillés  à  une  époque  assez  rapprochée  de  nous. 
On  nous  a  assuré  que  les  propriétaires  de  l'ancienne  abbaye  avaient 


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—  131  — 

tiré  des  caveaux  de  Tëglise  une  certaine  quantité  de  cuivre,  de  plomb, 
de  fer  et  de  métaux.  Nous  ignorons  l'exactitude  de  cette  assertion, 
dont  il  n'existe  pas  de  procès-verbal.  Ce  qui  est  certain ,  c'est  que 
nous  avons  trouvé  tous  les  caveaux  violés.  Les  propriétaires 
d'alors  ont  usé  d'un  droit  suprême,  et  nous  ne  pouvons  que  remercier 
le  propriétaire  d'aujourd'hui,  M.  Augustin  Lenoir,  d'avoir  bien  voulu 
nous  permettre  d'interroger,  dans  l'intérêt  de  la  science  et  de  l'his- 
toire, le  sol  vénérable  et  sacré  qu'il  a  reçu  de  son  père. 

Les  sondages  que  j'ai  faits  et  les  tranchées  que  j'ai  pratiquées  ont 
porté  plus  spécialement  sur  le  chœur,  le  clocher  et  le  transept  sud  de 
réglise.  J'ai  aussi  interrogé  une  chapelle  du  tour  du  chœur,  au  bas- 
côté  nord,  le  parvis  de  la  basilique  et  le  Cimetière  des  Frères  au  midi 
de  la  grande  nef. 

Dans  la  tranchée  que  nous  avons  ouverte  au  parvis  et  devant  le 
portail  de  la  grande  église  do  Fontenelle,  nous  avons  rencontré  deux 
ou  trois  cercueils  des  xii^  et  xiii"  siècles;  ils  étaient  composés  comme 
ceux  de  Bouteilles,  d'Etran,  du  Petit-Appeville,  de  Rouxmesnil,  et 
tous  les  tombeaux  do  cette  époque,  de  plusieurs  morceaux  de  moellons 
joints  à  l'aide  de  mortier,  recouverts  de  dalles  grossières,  et  présen- 
tant pour  la  tête  une  entaille  quadrangulaire. 


cercueil  en  moellon  avec  entaille  pour  la  tête ,  xi«  et  xn«  siècles ,  provenant  de 

BouteiUes,  près  Dieppe. 

(Semblable  aux  cercueils  cntaillds  de  Saint-WandriUe.) 


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—  lan- 
cette découverte  et  cette  constatation  m'ont  prouve  une  fois  do 
plus  la  coutume  qu'avait  le  moyen-age  d'inhumer  dans  le  parvis  des 
églises  et  des  abbayes.  Je  le  présumais  fort  pour  cette  nouvelle  église, 
mais  j'étais  bien  aise  d'en  acquérir  une  démonstration  matérielle  et 
positive. 

A  côté  de  ces  sépultures  m>st  apparu  un  tronçon  de  mur  antique 
appareillé  avec  de  grandes  et  larges  pierres  de  taille.  Cet  appareil 
splendide  présentait,  à  deux  reprises,  des  bourrelets  ou  saillies  décou- 
pées à  même  la  pierre  des  assises.  Ce  mur,  qui  me  parut  cyclopéen, 
s'enfonçait  sous  le  sol  à  3  ou  4  mètres  de  profondeur.  Malheureuse- 
ment, je  n'ai  pu  le  suivre,  parce  qu'il  se  dirigeait  immédiatement 
sousime  haie-vive  et  dans  im  verger  planté  de  pommiers;  mais  je 
suis  convaincu  que  ce  magnifique  débris  appartient  au  Fontenelle 
primitif.  Quand  ce  morceau  serait  romain  ou  construit  avec  les  belles 
pierres  que  Teutsinde  et  Erinhard  firent  venir,  en  734,  du  théâtre  et 
du  Castrwn  de  Lillebonne ,  nous  n'en  serions  nullement  surpris. 
«  AUatis  pétris  de  Juliabonû ,  Castro  qnomlam  nobilissimo  ac  firmis- 
simo  (1).  ») 

La  même  raison  d'étude  de  mœurs  chrétiennes  et  de  liturgie 
sépulcrale,  qui  m'avait  fait  sonder  le  parvis,  me  fit  interroger  la  gout- 
tière du  côté  méridional  de  la  nef.  J'y  trouvai,  comme  à  Bouteilles, 
comme  à  Fécamp,  comme  au  Petit- Appe ville,  des  sépultures  placées 
sous  le  larmier;  c'étaient  aussi  des  cercueils  en  moellon  de  plusieurs 
pièces,  avec  entaille  pour  la  tête.  Selon  toutes  les  vraisemblances, 
ils  remontaient  également  au  xi%  au  xii'  ou  au  xiii*  siècle.  On  appelait 
ce  lieu  le  Cimetière  des  Frères,  et  il  est  probable  que  les  sarcophages 

(1)  Neutiria  pîa^  p.  149. 


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—  133  ~ 

que  nous  avons  trouvés  ne  contenaient  que  de  simples  religieux.  En 
tout  cas,  leur  découverte  m'apportait  la  confirmation  de  conjectures 
basées  sur  l'analogie. 

L'exploration  du  chœur  m'a  montré  une  inhumation  jusqu'au  pied 
du  maître-autel.  Ce  fut  sans  doute  celle  d'un  religieux,  car  j'ai  recueilli 
àla  ceinture  du  squelette  une  boucle  ronde  et  deux  anneaux  de  cuivre 
de  la  grandeur  de  la  boucle.  Nous  pensons  que  la  boucle  fermait  et 
que  les  anneaux  décoraient  la  ceinture  d'un  disciple  de  saint  Benoît. 
(Nous  reproduisons  ici ,  dans  leur  grandeur  naturelle ,  cette  boucle 
avec  les  deux  anneaux.) 


Boucle  et  anneaux  de  cuivre  de  Saint- WandriUe. 

Rapprochement  remarquable  !  au  mois  de  juillet  précédent ,  j'avais 
recueilli  dans  les  ruines  du  cloître  de  l'ancien  prieuré  d'Auffay  trois 
objets  entièrement  pareils  et  placés  au  même  endroit  du  corps. 
(Nous donnons  ici,  dans  leur  forme  naturelle,  cette  boucle  et  ces 
anneaux  d'Auffay.) 


Boucle  et  anneaux  d'Auffay. 


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—  134  — 

Il  s'en  suit  donc  que  c'était  là  une  loi  du  costume  et  de  la  sépulture 
monastiques  du  Moyen-Age, 

En  1858,  M.  Métayer,  de  Bemay,  explorant  la  léproserie  de  cette 
ville,  a  trouvé  également  sur  un  des  morts  de  la  Madeleine  une 
boucle  pareille  à  celles  d'Aulfay  et  de  Saint-Wandrille.  Etait-elle 
sur  un  lépreux  ou  sur  un  des  religieux  qui  servaient  les  ma- 
lades? C'est  ce  que  nous  ne  saurions  dire.  M.  Métayer  assure 
qu'elle  était  au  milieu  d'un  corps  qui  portait  au  doigt  un  anneau 
d'argent  incrusté  d'un  cristal  rehaussé  d'un  paillon.  Près  de  ce 
squelette  a  été  recueilli  un  vase  à  charbon  et  une  monnaie  de  cuivre 
de  Jean  I",  roi  de  Portugal  (1383-1431).  (Nous  donnons  ici  la 
boucle  de  Bernay.  ) 


Boude  en  cuivre ,  Bemaj,  1858. 

Ail  milieu  du  chœur  était  un  caveau  bâti  en  pierres  de  taille,  long 
de  3  mètres  44  centimètres,  large  de  85  centimètres  et  haut  de 
1  mètre  46  centimètres.  La  voûte  en  avait  été  effondrée  et  était  rem- 
plie de  terre,  mais  il  nous  a  été  facile  de  reconnmtre  que  ce  caveau 
avait  autrefois  renfermé  des  sépultures  importantes,  dont  nous  retrou- 
vions les  ossements,  les  ferrures  et  le  bois  de  la  bière. 

Dans  le  transept  du  midi ,  nous  avons  trouvé  un  second  caveau 
construit  avec  autant  de  soin  et  avec  des  matériaux  semblables;  il 


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comptait  2  mètres  de  longueur,  56  centimètres  de  largeur  et  1  mètre 
14  centimètres  de  hauteur.  Comme  le  premier,  il  avait  également  été 
visité  et  effondré.  Nous  y  avons  reconnu  des  ossements  humains,  des 
ferrures,  du  bois  et  un  vase  de  grès  qui  nous  semble  appartenir  au 
XV*  ou  au  xVi*  siècle.  (Nous  reproduisons  ici  ce  vase  à  moitié  de  sa 
grandeur.  Comme  rapprochement,  nous  l'accompagnons  de  deux 

vases  analogues,  trouvés,  en  1854,  dans  le  cimetière  de  Saint-Denis 
(leLillebonne.) 


Vase  en  grès  de  Saint-Wandrille.  Vases  en  grès  de  Saint-Denis  de  Lillebonne. 

Un  troisième  caveau,  fort  bien  appareillé  en  pierres  de  taille,  a  été 
également  reconnu  dans  le  transept  du  midi.  Large  de  60  centimètres, 
il  avait  conservé  une  profondeur  d'environ  80  centimètres  ;  quoique 
effondré,  il  contenait  un  corps  à  peu  près  en  place  et  entouré  de  clous 
et  de  restes  de  bois.  Près  de  la  tête,  qui  était  à  Touest,  s'est  ren- 
contré un  vase  à  charbon  du  xiii*  siècle,  ce  qui  fait  présumer  que  la 
sépulture  était  de  ce  temps.  Des  vases  pareils,  datant  du  xiii*  siècle, 
ayant  été  trouvés  au  Havre,  en  1856,  et  à  Lillebonne  en  1854,  nous 
les  reproduisons  ici  comme  analogues  et  comme  rapprochement. 


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—  136  — 


Havre  18M.  LiUebonne  ISU. 

Vases  chrétiens  du  xiii*  siècle. 

Du  reste,  le  clocher  et  le  transept  méridional  se  sont  montrés  pro- 
digues de  sépultures.  Malheureusement,  presque  toutes  étaient  brisées 
ou  avaient  été  violées  précédenunent.  Nous  y  avons  rencontré  un 
grand  nombre  de  cercueils  de  plâtre,  qui  avaient  été  coulés  sur 
place;  ils  contenaient  encore  les  squelettes  qui  leur  avaient  été  con- 
fiés, mais  rien  n'avait  été  inhumé  avec  eux.  11  y  avait  aussi  des 
cercueils  de  bois,  dont  les  planches  n'avaient  pas  entièrement  dis- 
paru, tant  le  sol  est  sec  en  cet  endroit.  Enfin  on  y  voyait  également 
des  cercueils  de  pierre,  fabriqués  de  plusieurs  pièces,  et  qui  présen- 
taient pour  la  tête  une  entaille  circulaire.  Ces  derniers  m'ont  paru 
appartenir  au  xiu*  siècle  ;  les  sarcophages  de  plâtre  doivent  aller  du 
xiii*  au  XIV*  siècle;  les  bières  en  bois  pourraient  descendre  jusqu'au 
XVI*  et  au  XVII*. 

Généralement,  tous  les  corps  de  religieux  étaient  orientés  la  tête 
à  l'ouest  et  les  pieds  à  l'est,  suivant  l'ancienne  coutume  :  il  en  était 
ainsi  surtout  pour  les  cercueils  de  pierre  et  de  plâtre  ;  quelques  bières 
de  bois  seulement  ont  présenté  l'orientation  opposée,  la  tête  à  l'est  et  les 
pieds  à  l'ouest,  orientation  nouvelle  pour  nous,  et  que  nous  appelle- 
rons ecclésiastique  ou  romaine.  On  sait,  en  eflfet,  que  chez  nous  cette 


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—  137  — 

orientation  est  récente,  et  qu'elle  n'a  pénétré  dans  nos  contrées  qu'à 
la  fin  du  xvi*  siècle  ou  au  commencement  du  xvii%  avec  l'introduc- 
tion du  rituel  romain,  promulgué  par  les  papes  Pie  V,  Clément  VIII 
et  Urbain  VIII  (1). 

Toutefois,  quelques  objets  intéressants  pour  l'étude  de  la  sépulture 
chrétienne  ont  été  recueillis  ou  observés  sur  le  peuple  de  morts  qui 
se  pressent  sous  les  transepts.  Malgré  tant  de  pillages  de  toutes 
sortes,  il  était  encore  échappé  quelques  épaves. 

Nous  citerons  entre  autres  un  chapelet  recueilli  dans  un  caveau  : 
ce  chapelet  se  compose  de  grains  en  bois  montés  sur  des  fils 
de  laiton;  la  croix  elle-même  est  formée  avec  des  grains  de  bois. 


(1)  Voir  à  co  sujet  :  Quelques  particularités  relatives  à  la  sépult.  chrct. 
du  tmyen-ûge,  p.  12-15.  —  Revue  de  l'Art  chrétien,  t.  IV,  p.  433-37.  —  RéjTcr- 
toire  archéologiqtie  de  l'Anjou,  de  novembre  1860,  p.  372. 


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—  138  — 


et  nous  croyons  qu'elle  se  terminait  par  une  médaille  de  cuivre 
communément  connue  sous  le  nom  de  Croix  de  Saint-DenoU  ou  de 
Croix  des  Sorciers.  Nous  donnons  ici  cette  médaille  curieuse,  bien 


Croix  ou  médaille  de  Saint-Benoit. 


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connue  des  amateurs.  (1)  Nous  Taltribuons  aux  premières  années 
du  XVII*  siècle  et  nous  avons  la  certitude  qu'elle  accompagnait 
la  dépouille  d'un  bénédictin. 

Le  chapelet  n'est  pas  chose  très  commune  dans  les  sépultures 
chrétiennes.  Nous  n'en  avons  trouvé  qu'un  jusqu'à  présent:  ce  fut 

(1)  Dans  la  pensée  que  quelques-uns  de  nos  lecteurs  pourraient  no  pas 
connaître  rinterprétation  de  cette  médaille,  qui  se  trouve  pourtant  dans  le 
Ma^in  Pittoresque  de  1841,  t.  ix,  p.  02-93,  nous  la  répéterons  ici.  11  est  vrai 
que  notre  recueil  populaire  Ta  donnée  d'une  manière  assez  incomplète.  Du 
côté  de  la  croix,  les  quatre  lettres  C.  S.  P.  B.,  placées  dans  les  angles, 
signifient  Crux  Sancti  Patris  Benedicti,  Dans  le  champ  de  la  croix,  les  lettres 
qni  vontde  haut  en  bas:  C.  S.  S.  M.  L.,  signifient:  Cruxsancta  sit  mihi  lux; 
les  cinq  lettres  du  croisillon,  N.  D.  S.  M.  D.  veulent  dire  Non  dœmon 
ùt  miki  Dux.  —  Au  verso  de  la  croix,  on  voit  le  monogramme  du  nom 
^eJehetus:  I  H  S.,  et  au-dessous  les  trois  clous  de  la  Passion.  Autour 
wnt  les  lettres  :  V.  R.  S.  N.  S.  M.  V.  S.  V.  Q.  L.  I.  V.  Ô.,  ce  que  l'on  traduit 
par  ces  quatre  vers  léonins  : 

Vade  Retrô,  Satana, 
Non  Suadeas  Mihi  Yana: 
Sunt  Vana  Qufe  Libas, 
Ipse  Venena  Bibas. 

On  nous  a  assuré  que  Torigine  de  cette  croix  ou  médaille  do  Saint-Benoit 
ne  remontait  qu'au  xvii*  siècle.  Dans  ce  cas ,  la  nôtre  serait  un  des  plus 
anciens  monuments  de  ce  genre.  Mais  on  ajoute  qu'à  cette  époque,  elle  fut 
plutôt  renouvelée  qu'instituée.  Cette  dévotion  se  propagea  surtouten  Bavière. 
Le  Révérend  Père  abbé  de  Solesmcs,  le  célèbre  dom  Guéranger ,  vient  de 
composer  un  Essai  sur  Vorigine,  la  signification  et  les  privilèges  de  la  Médaille 
(nt  Croix  de  Saint' Benoit.  Cette  notice,  qui  aura  de  100  à  200  pages,  est  actuel- 
lement sous  presse. 


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—  140  — 

en  1860,  dans    le  chœur  de  Téglise  d'Etran.  Les  grains  en  bois 
étaient  montés  sur  une  chaîne  d'argent  ou  de  cuivre  argenté. 

En  1861,  des  chapelets  en  bois,  montés  sur  un  fil  de  cuivre 
jaune,  ont  été  trouvés  à  Bernay,  dans  l'ancien  couvent  des  Cîordeliers; 
ils  accompagnaient  des  corps  qui  doivent  être  ceux  d'anciens  reli- 
gieux (1). 

Enfin  un  dernier  chapelet,  venu  à  notre  connaissance,  a  été 
rencontré,  en  1858,  par  M.  L.  Métayer,  de  Bernay,  dans  le  chœur 
de  l'église  de  Saint-Leger-de-Rostes,  département  de  TEure.  C'était 
un  religieux  capucin  vêtu  de  sa  chasuble,  ayant  auprès  de  la  tête  un 
vase  à  charbon  et  au  côté  droit  un  cordon  de  fil  auquel  était  sus- 
pendu un  chapelet  composé  de  grains  en  bois,  dur  et  noir  comme  de 
l'ébène.  Les  dizaines  étaient  indiquées  par  d'autres  grains  de  bois 
blanc,  recouverts  d'un  tissu  de  soie  de  couleur;  à  ce  chapelet, 
étaient  attachées  deux  médailles  de  cuivre  et  une  petite  croix 
d'ébène  se  démontant  en  trois  parties  ;  les  grains  de  ce  chapelet 
n'étaient  pas  montés  par  un  fil  de  laiton,  mais  passés  à  un  cordonnet 
de  soie.  Dans  le  cercueil,  fait  en  bois  de  poirieret  rempli  de  bruyère, 
on  avait  placé  une  monnaie  fruste  du  xvi"  siècle;  il  est  probable  que 
la  sépulture  était  voisine  de  la  Ligue  (2). 

Nous  avons  aussi  reconnu  du  cuir  et  dos  étoffes  provenant  sans 
doute  de  ceintures  et  de  vêtements  monastiques. 

Nous  avons  surtout  retiré  du  fond  des  cercueils  des  bottines  et  des 
sandales  de  cuir,  qui  semblaient  avoir  été  mises  aux  pieds  des  morts 
dans  une  pensée  symbolique  et  mystérieuse.  L'emploi  de  chaussures 

(1)  L.  Métayer,  Jow^mldeVarwndissement  de  Bernay,  du  5  septembre  1861. 

(2)  L.  Métayer,  Bulletin  monumental,  t.  XXVII,  p.  424. 


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—  141  — 

pour  les  défunts  était  véritablement  une  prescription  de  la  liturgie 
mystique  de  nos  ancêtres.  Les  auteurs  du  xii"  et  du  xiif  siècle  on  font 
mention  comme  d'une  coutume  générale  et  presque  obligatoire  de  leur 
temps  :  «  Et,  ut  quidam  dicunt,  debent  /labere  caligas  circa  tibias  ut 
»  per  hoc  ipsos  esse  paratos  ad  judicium  representœtur  (1).  »> 

Déjà,  en  effet,  il  a  été  rencontré  des  chaussures  dans  cette  même 
abbaye  de  Fontenelle,  lors  des  réparations  exécutées  par  dom  Laurent 
Hunault,  en  1671  (2).  Les  fouilles  pratiquées  à  l'abbaye  de  Jumiéges , 
de  1830  à  1840,  par  M.  Casimir  Caumont,  ont  aussi  montré  autour 
des  jambes  des  abbés  des  bottines  de  cuir  ou  des  sandales  avec  leurs 
ligatures  (3).  Nous-même  avons  pu  en  reconnaître,  en  octobre  1861, 
dans  l'exploration  du  chapitre  de  Jumiéges,  que  M.  Lepel-Cointet  a 
bien  voulu  faire  en  notre  présence. 

En  1861  également,  dans  la  cathédrale  de  Worcester,  on  a 
trouvé  dans  le  mur  même  de  l'édifice  un  squelette  ayant  aux  pieds  des 
sandales,  dont  les  semelles  de  cuir  avaient  très  peu  servi  (4). 

Il  en  a  été  de  même  à  Angers  dans  plusieurs  églises.  M.  Godard- 
Faultrier  cite  des  sandales,  des  semelles  ou  des  bottines  de  cuir  sur 
un  abbé  de  Toussaint,  trouvé  en  1845  (5),  et  sur  François  d'Orignni, 
ahbtule  Saint-Serges,  trouvé  en  1857  (6).  Bernard,  roi  d'Italie  et 

(1)  Joan.  Beleth,  Divin,  offici.  explicatio,  c.  eux.  —  Durandus,  Ratianale 
divinor,officior.,\i^'  VII,  cap.  xxxv. 
G)  Guilmcth,  Descrip.  géogr.  hist,  stat.  et  mon.  dcsarrond.,  etc.  ,t.  Il,  p.  173. 
(3)  Sépult.  gaut,,  rom.y  franq.  et  norm.,  p.  365. 
H)  Gentleman  s  Magazine,  octobre  1861,  p.  427. 

(5)  Godard-Paultrier,  Nouvelles  Archéolog,^  décembre  1858,  p.  il.  —  La 
Pmi$e,  1"  année,  n»  9,  15  septembre  1861. 

(6)  Id.  Note  sur  un  tombeau  découv.  à  Saint  Serges  d'Angers,  p.  2.  —  Im  Pa- 
rùis»,V*  année,  n«9,  p.  289,  15  septembre  1861. 


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petit-fils  de  Charlemagne,  fiit  inhumé  à  Milan  en  818,  avec  des 
chaussures  de  cuir  rouge  que  Ton  a  retrouvées  dans  son  tombeau, 
en  1638  (1). 

On  a  surtout  recueilli  en  abondance  de  ces  chaussures  symboliques 
dans  des  tombeaux  souabiens  de  Tépoque  carlovingienne ,  fouillés, 
en  1846,  à  Oberflacht,  près  Stuttgart,  dans  le  Wurtemberg  (2). 

On  cite  même  des  traces  de  cette  coutume  dès  l'époque  romaine. 
M.  Deville  a  reconnu  une  semelle  dorée  dans  un  tombeau  de  Quatre- 
mares,  près  Rouen,  en  1843  (3).  Nous-même  en  avons  trouvé  à  Cany, 
en  1849(4),  et  M.  Godard-Faultrior  en  signale  à  Angers  la  même 
année  (5). 

L'abbé  COCHET. 

Dieppe,  le  15  novembre  1861  *. 

(1)  Wjlic.  The  graves  of  the  Alemanni  at  Oberflacht  in  Stiabia^  p.  26. 

(2)  Von Durrich,  Dîe  Heidengraber  am  Lupfen,  bci Oberflacht,  plate  xiii,  fig.  4. 
—  Wylic,  The  graves  ofthe  Alemanni  at  Oberflacht  in  Suabia,  p.  24-26. 

(3)  Dcvillc,  Découv,  de  sépult,  antiq.  à  Quatremares  dans  la  Revue  de 
Rouen,  année  1843, 1"  série,  p.  124;  —  La  Normandie souterr.,2^  àdït.  p.  49. 

(4)  La  Normandie  souterr.,  !'•  cdit.,  p.  53-54;  2*  édit.,  p.  63-64.  —  Gi- 
rardin,  Précis  amdyt.  de  l'Académie  de  Rouen,  année  1851-52,  pi.  IV. 

(5)  Godard -Faultrier,  La  Paroisse,  V^  année  n**  9,  p.  229,  15  septembre 
1861. 


*  Nous  dovon»  plusieurs  de  nos  dessins  à  Tobligeance  de  M.  Michel  Hardy,  de  Dieppe. 


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LITTÉRATURE. 


LE  MOUVEMENT  POÉTIQUE  CONTEMPORAIN. 


POESIES  PARISIENNES,  PAR    M.    EMMANUEL  DES  ESSARTS. 

Je  n'ai  jamais  beaucoup  cru  au  tempérament  poétique  des  Fran- 
çais. On  nous  a  reproché  de  n'avoir  pas  la  tête  épique  ;  je  ne  pense 
pas,  je  Tai  déjà  dit  ailleurs,  que  nous  ayons  davantage  la  tête 
lyrique.  Nous  parlons  une  langue  admirable  pour  la  prose,  et  nous 
sommes  avant  tout  et  surtout  desprosateurs.  La  poésie  vit  de  qualités 
excessives  qui  nous  manquent.  Nous  sommes  plus  sensés  qu'inven- 
tifs, plus  gais  que  mélancoliques,  plus  spirituels  que  profonds.  Nous 
n'avons  pas  dans  l'âme  je  ne  sais  quel  grand  foyer  d'enthousiasme 
qui  fait  les  poètes.  Nous  nous  montons  difficilement  aux  diapasons 
très  élevés.  Notre  génie  est  semblable  à  notre  climat,  tempéré  et 
charmant,  abondamment  pourvu  en  dons  aimables  et  moyens.  Ce 
génie,  si  la  chimie  pouvait  le  décomposer  comme  un  alliage,  je 
devinebien.ee  qu'elle  y  trouverait:  cinq  dixièmes  d'esprit,  trois 
de  bons  sens  et  deux  d'imagination. 


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—  144  — . 

Si  je  ne  m'abuse,  ainsi  doués,  pouvons-nous  revendiquer  des  apti- 
tudes po(^tiques  bien  puissantes?  Nos  annales  littéraires  répondent 
négativement. 

Nous  comptons  à  peine,  en  effet,  trois  ou  quatre  poètes  d'instinct; 
derrière  eux  se  traîne  une  immense  armée  de  rimeurs  et  de  versifi- 
cateurs d'occasion.  La  poésie,  la  poésie  Ijrrique,  la  vraie,  la  seule, 
n'existe  jamais  chez  nous  qu'à  l'état  accidentel  et  ne  veut  pas  s'ac- 
climater. Elle  s'est  révélée  une  première  fois ,  au  xvi*  siècle , 
avec  Ronsard  et  sa  pléiade  pour  se  détourner  et  se  fausser  presque 
aussitôt  sous  l'influence  pédagogique  de  Malherbe  et  de  ses  succes- 
seurs. 

Ressuscitée  et  renouvelée  avec  éclat  vers  1820,  elle  tend  aujour- 
d'hui à  se  dévoyer,  à  s'affaisser  sur  elle-même  en  écrasant  ses  der- 
niers adeptes.  Je  pénètre  vite  au  cœur  même  de  mon  sujet. 

Il  me  semble  qu'on  s'efforce  d'inaugurer,  depuis  dix  ans,  en 
poésie  et  peut-être  un  peu  dans  tous  les  arts,  l'école  de  la  difjp^cuUL 
Les  grands  lyriques  contemporains,  Victor  Hugo,  Lamartine,  Musset 
se  sont  vivement  préoccupés  des  questions  do  forme,  mais  ils  ont 
laissé  la  pensée  roine  et  jamais  ils  n'ont  songé  à  la  reléguer  an 
second  plan.  Los  disciples  (les  disciples  sont  souvent  dangereux) 
n'ont  pas  assez  suivi  le  sage  exemple  des  maîtres.  Ils  sont  tombés 
dans  un  excès.  Ils  ont  créé  une  littérature  artificielle,  une  littéra- 
ture de  procc'dés  qui  s'impose  chaque  jour  de  plus  en  plus,  s'accré- 
dite et  attire  à  elle  presque  tous  les  jeunes  talents.  Elle  a,  sans 
doute,  des  représentants  très  habiles  et  d'une  science  consommée. 
On  n'a  jamais  plus  élégamment  fabriqué  un  alexandrin,  plus  joli- 
ment assis  une  strophe,  mieux  ciselé  un  sonnet,  aussi  légèrement 
découpé  une  odelette.   Toute  la  partie  matérielle  et  plastique  de 


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—  145  — 

l'art  est  excellemment  entendue  et  comprise.  Je  ne  me  plains  pas  d'un 

si  gracieux  savoir-faire,  d'une  habileté  si  séduisante  et  si  neuve; 

mais,  comment  ne  pas  mettre   au  service  d'une  idée  tant  d'agré- 
ments et  de  ressources?  Je  me  réjouis  peu  de  voir  confectionner 

de  somptueux  vêtements  pour  habiller  des  mannequins.  J'estime 
qu'on  pourrait  dire  aussi  bien  en  disant  quelque  chose. 

La  poésie  qui  ne  s'adresse  qu'à  l'oreille,  se  dégrade.  Elle  est  d'effet 
stérile,  et  malgré  de  trompeuses  apparences  de  force  et  de  vitalité,  on 
peut,  sans  misanthropie  et  sans  pédantisme ,  la  taxer  d'art  affaibli  et 
déchu.  Nous  avons,  à  cette  heure,  en  France,  beaucoup  d'artistes  en 
poésie,  peu  de  poètes.  C'est  un  curieux  tableau.  Tout  ce  monde  ri- 
mant et  versifiant  à  tous  vents  et  à  tous  crins,  véritable  troupe  funam- 
bulesque d'équilibristes  et  d'acrobates  littéraires,  exécute  devant 
quelques  spectateurs  ébaubis  des  exercices  de  la  j)lus  grande  diffi- 
culte.  Quelques-uns,  violonistes  d'archet  léger,  d'âme  vide,  enlèvent 
intrépidement,  sur  la  quatrième  corde,  d'éblouissantes  variations.  La 
difficulté  toujours,  la  difficulté  quand  même,  voilà  le  programme.  Le 
programme  n'est  pas  sérieux.  Non-seulement  il  n'est  pas  sérieux;  mais 
il  est  funeste.  Travailler  comme  travaillent  la  plupart  de  nos  contem- 
porains, c'est  faire  de  l'art  pour  l'art,  c'est  préconiser  et  appliquer  une 
doctrine  mauvaise,  fausse,  inacceptable,  incompatible  avec  les  prin- 
cipes de  toute  esthétique  noble  et  digne.  En  France,  nous  sommes 
toujours  un  peu  les  moutons  de  Panurge.  Nous  aimons  à  nous  traîner 
àla remorque  de  quelqu'un  ou  de  quelque  chose,  et  à  sauter  les  fossés 
qu'on  a  sautés  avant  nous.  Je  sais  dans  le  monde  des  lettres  un  très 
charmant  homme,  jeune  sous  ses  cheveux  blancs,  épris  encore  de 
toutes  les  hardiesses  et  de  toutes  les  témérités  folles  de  la  vingtième 
année,  M.  Amédée  Pommier,  puisqu'il  faut  l'appeler  par  son  nom.  Il 

10 


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—  146  — 

a  publie  récemment  un  volume  de  vers  étranges,  sous  ce  titre  :  CoUfi- 
cliets  et  Jeux  de  Rimes.  Il  avait  déjà  produit  un  poëme  non  moins 
curieux,  F  Enfer  j  dont  il  a  eu  l'extrême  bienveillance  de  m*offrir  un 
des  rares  exemplaires  restés  en  librairie.  Dans  F  Enfer  comme  dans 
les  Colificheis  M.  Amédée  Pommier  se  révèle  fantaisiste  à  outrance, 
exclusivement  poète  de  forme  et  versificateur  prodigieux.  Parce  que 
M.  Pommier,  par  tempérament,  par  boutade  de  vieillard  spirituel,  par 
haine  de  quelques  niaises  coteries  d'Académie,  se  constitue  ainsi 
maître  ès-rimes  et  prestidigitateur  patenté  durhythme  et  de  la  césure; 
parce  qu'aussi  M.  Théodore  de  Banville,  un  fils  du  pays  des  chimères, 
un  rêveur  de  châteaux  en  Espagne,  et,  de  plus,  un  des  princes  de  la 
métrique,  en  un  jour  de  bonne  humeur,  s'est  mis  à  chanter  avec  beau- 
coup de  malice,  dans  une  langue  d'un  coloris  heureux,  Colombinect 
Pierrot,  Arlequin  et  Cassandre,  faut-il  élever  M.  Pommier  et  M.  de 
Banville  à  la  dignité  grande  de  chefs  d'école,  et  nécessairement  rimer 
à  r instar  de  ces  deux  enfants  chéris  du  Caprice  et  de  la  Fantaisie? 
J'avoue  que  j'ai  beaucoup  goûté  Auriol  dans  mon  enfance,  et  que  j'ai 
applaudi  des  deux  mains  l'agilité  surprenante  de  Léotard.  Auriol  et 
Léotard  sont  deux  grands  hommes  en  leur  genre;  mais  je  ne  souhaite 
pas  qu'ils  nous  encombrent  de  leurs  disciples. 

J'ai  peur  de  n'être  pas  compris  et  que  le  sentiment  qui  me  dicte  ces 
lignes  n'échappe  à  mes  lecteurs.  Je  ne  suis  pas  un  pédant.  J'ai  l'hor- 
reur des  pédants  et  je  serais  désolé  de  leur  avoir  procuré  la  moindre 
satisfaction,  une  seule  fois,  en  ma  vie.  Je  ne  les  ai,  du  reste,  jamais 
ménagés  quand  je  les  ai  rencontrés  sur  ma  route .  Je  plaide  ici  la  cause 
de  la  dignité  et  de  l'avenir  de  la  poésie.  Je  signale  à  ses  modernes  in- 
terprètes la  voie  dangereuse  qu'ils  suivent.  Cette  voie  est  une  impasse 
ou  plutôt  un  penchant  de  colline  très  glissant,  et  Tabîme  est  en  bas. 


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—  147  — 

Qaand  une  littérature  se  matérialise ,  quand  elle  donne  le  pas  à  la 
forme  sur  Tidée  (et  Thistoire  est  là  pour  justifier  les  conclusions  de 
ma  thèse),  c*est  un  pronostic  terrible  d'une  ruine  prochaine.  Ily  a 
quelque  soixante  ans,  l'abbé  Delille,  le  chef  et  le  type  incamé  d'une 
école  sotte  et  abâtardie,  se  vantait  vers  sa^n  d'avoir  fait  douze  cha- 
meaux, quatre  chiens,  trois  chevaux  y  compris  celui  de  Job,  six  ti- 
gres, deux  chats,  un  jeu  d'échecs,  un  trictrac,  un  damier,  un  billard, 
plusieurs  hivers,  beaucoup  d'étés,  force  printemps,  cinquante  cou- 
chers de  soleil,  et  tant  d'aurores  qu'il  se  perdait  à  les  compter.  Delille 
est  mort  dans  l'amour  de  la  description,  comme  beaucoup  de  Gau- 
tiers  et  de  Banvilles  au  petit  pied  mourront  dans  l'impénitence 
finale  à  l'endroit  de  la  villanelle  ou  du  rondeau  redoublé. 

Je  le  répète,  je  ne  fais  la  classe  à  personne.  Je  n'ai  aucun  titre  pour 
monter  en  chaire.  Humble  critique,  perdu  dans  les  rangs  des  plus 
obscurs  soldats  littéraires,  je  ne  suis  qu'une  voix  qui  jette  un  cri 
d'alarme,  et  je  me  sens  fier  de  tenir  une  plume  qui  me  permette  de  dé- 
voiler une  situation  regrettable.  Les  temps  sont  graves.  La  rapidité 
violente  des  événements  change,  à  chaque  instant,  la  face  du  monde. 
La  vie  positive,  en  ses  complications  multiples ,  est  d'un  rude  poids. 
Nous  n'avons  pas  le  temps,  nous  n'avons  pas  le  droit  de  nous  amuser 
aux  bagatelles  d'art,  aux  sauts  de  tremplin,  ni  aux  escamotages  d'au- 
cun genre.  Panem  et  circemes  était  la  clameur  d'un  peuple  abruti  et 
déclassé.  Ce  ne  sera  pas  la  nôtre.  Les  poètes  se  plaignent  de  manquer 
de  public,  de  voirie  vide  se  faire  autour  d'eux  et  de  chanter  dans  des 
solitudes.  Je  ne  me  dissimule  pas  que  dans  un  état  de  civilisation  aussi 
avancé,  le  rôle  des  poètes  est  fatalement  restreint;  mais  la  désaffection 
qu'ils  déplorent,  ils  l'ont  provoquée.  En  se  réfugiant  dans  les  abstrac- 
tions, en  se  rendant  inaccessibles  à  la  foule  par  l'affectation  du  pro- 


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—    148  — 

cédé,  aux  dépens  de  la  pensée  et  du  sentiment,  en  se  condamnant  de 
parti  pris  à  n'être  que  des  artistes,  ils  ont  mis  entre  le  public  et  eux  une 
barrière  infranchissable.  Ils  se  sont  parqués,  ils  se  sont  cloîtrés.  Qu'ils 
reviennent  donc  au  monde,  à  la  lumière,  à  la  vie.  Victor  Hugo,  un 
sculpteur  et  un  ciseleur  qu'ils  ne  renieront  pas,  leur  maître  à  tous, 
pense  et  parle  au  cœur  des  multitudes;  il  est  lu  d'un  bout  à  l'autre  du 
monde!  Il  faut  prêcher  une  rénovation,  une  réhabilitation  de  l'Idée. 
C'est  dans  ce  sens  que  la  critique  initiatrice  et  exploratrice  doit  mul- 
tiplier ses  efforts.  Il  y  a  des  horizons  nouveaux  à  ouvrir,  des  progrès 
à  célébrer,  des  martyres  et  des  apothéoses  à  chanter.  Autrefois,  dans 
le  désert ,  en  tête  des  innombrables  colonnes  du  peuple  hébreu,  s'a- 
vançait ime  bande  d'éclaireurs  dont  les  hautes  torches  enflammées 
jetaient  au  loin  de  vives  lumières.  C'était  un  rayonnant  faisceau,  une 
nuée  de  feu,  disent  les  livres  saints  en  leur  style  magique.  Je  vou- 
drais que  le  bataillon  sacré  des  poètes  se  fît  ainsi  l'avant-garde  des 
nations  en  marche.  Je  crois  qu'il  est  encore  des  terres  promises  à 
découvrir,  et  que  le  monde  moral  aura  ses  Christophes  Colombs! 
Nous  sommes  les  citoyens  d'un  grand  pays,  nous  ne  marchandons 
ni  la  gloire  ni  les  couronnes,  et  c'est  parce  qu'il  nous  reste  encore  la 
compréhension  très  vive  et  l'intelligence  très  nette  des  vrais  mérites 
que  nous  n'avons  garde  d'élever  des  statues  à  des  rhéteurs  habiles,  à 
des  sophistes  ingénieux,  à  de  gracieux  arrangeurs  de  mots. 

J'arrive  au  livre  de  M.  Emmanuel  des  Essarts.  M.  des  Essartsest 
mon  ami,  et  je  suppose  qu'il  ne  se  formalisera  pas  des  quelques 
observations  que  j'ai  présentées  plus  haut.  Je  ne  les  ai  pas  écrites 
contre  lui,  mais  à  propos  de  lui.  C'est  un  jeune  homme  d'une  orga- 
nisation très  riche,  d'une  forte  érudition,  d'un  grand  esprit  exercé 
et  assoupli  par  les  meilleures  études.  Il  a  du  sang  d'écrivain  dans 


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—  149  — 

les  veines,  et  il  ne  mentira  pas  à  son  sang.  J'aurais  mauvaise  grâce 
à  le  traiter  sévèrement,  puisque,  je  ne  le  cache  pas,  j'ai  été  souvent 
heureux  de  m'inspirer  de  ses  conseils.  lia  heaucoup  d'expérience, 
un  sens  critique  excellent,  toutes  les  qualités  d'un  guide  précieux. 
Je  m'intéresse  chaudement  à  son  avenir,  et  voilà  pourquoi  je  me  suis 
efforcé  de  lui  signaler  les  défauts  d'une  école  à  laquelle  il  se  rallie- 
rait volontiers. 

Son  volume  est  un  volume  de  poésies  légères.  Poésies  parisiennes, 
le  titre  avertit  implicitement  le  lecteur.  Tous  ces  vers  au  frais 
ramage,  pimpants  et  coquets  d'une  coquetterie  délicate  et  savante, 
se  sont  échappés,  un  beau  matin,  des  ombrages  de  Belle  vue,  des 
bureaux  de  V Artiste  ou  des  salons  de  M"'  de  Solms  et,  à  l'appel  du 
poète,  sont  venus  se  grouper  dans  le  très  aimable  recueil  dont  je 
vous  annonce  l'apparition.  Dans  ces  deux  cents  pages  où  le  cœur 
pousse  des  cris  si  touchants,  où  l'art  sonne  de  si  brillantes  fanfares, 
j'aurais  beaucoupdejoliespiècesàciter,  si  Tonne  me  limitait  l'espace. 
Je  n'emprunterai  donc  à  M,  des  Essarts  que  deux  des  perles  de 
son  écrin  pour  les  enchâsser  dans  la  prose  de  mon  article.  C'est 
d'abord  une  chanson  de  quatre  strophes,  la  Chanson  de  Janvier, 
déjà  mise  au  jour  par  un  bel  esprit,  M.  Louis  Ulbach,  avec  lequelje 
suis  charmé  de  me  rencontrer  dans  les  bonnes  fortunes  de  la  cita- 
tion. 

LA  CHANSON  DE  JANVIERr. 

A  SEVERIANO   DE  HEREDIA. 

Et  pour  cette  nouvelle  année , 
Et  pour  tout  l'avenir,  je  veux 
Dire  quel  sera,  pour  nous  deux, 
Le  n^man  de  la  destinée. 


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—  150  — 

Partout  où  luira  sur  les  fronts 
Des  Juliettes  au  blanc  voile , 
La  Beauté,  fascinante  étoile, 
Nous  aimerons! 


O  nature,  aux  grâces  sauvages, 
Tant  qu'à  nos  regards  bien  épris 
Rayonneront  tes  frais  pourpris. 
Souriront  tes  grands  paysages; 
Que  vous  fleurirez,  liserons, 
Et  qu'au  bois  régneront  les  chênes, 
Libres  des  prosaïques  chaînes, 
Nous  chanterons! 


Tant  qu^au  cri  d'amour  de  la  femme 
Répondra  le  cri  des  douleurs; 
Tant  que  déborderont  les  pleurs 
De  la  plaie  immense  de  l'âme; 
Tant  qu'au  bruit  fatal  des  clairons 
Fuiront  les  foules  désarmées , 
Femmes  et  races  opprimées , 

Nous  lutterons!  I 


Hélas  !  l'amour  a  ses  supplices  ; 
Il  ne  subjugue  les  héros 
Que  pour  leur  donner  des  bourreaux 
Dans  leurs  divines  séductrices. 


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—  151  — 

La  lutte  indigne  les  Nérons, 
Les  chants  irritent  le  vulgaire; 
Partout  le  mépris  ou  la  guerre  ! 
Nous  souffrirons! 

Voilà  des  strophes  admirablement  frappées,  d'un  beau  rhythme, 
d'une  sève  puissante,  d'un  sentiment  ardent,  d'un  caractère  élevé  qui 
dépasse  Taccent  général  de  Fœuvre. 

M.  des  Sssarts  possède  une  rare  dextérité  de  main,  un  talent 
très  flexible  et  très  varié.  Il  traite  en  praticien  consonimé  les 
genres  les  plus  difficiles  et  les  plus  divers.  S'il  sait  trouver  des 
élans  passionnés,  des  tours  hardis  et  vigoureux  pour  l'expression 
des  agitations  tumultueuses  de  la  passion,  il  n'est  pas  moins  adroit 
aux  jeux  de  rime  et  aux  espiègleries  mordantes  de  l'esprit.  Lisez 
plutôt  cette  villanelle,  une  véritable  friandise  offerte  à  M.  Edouard 
Thierry. 

LE  MARIAGE  D'ARAMINTE. 

Araminte  se  marie  ! 
C'est  la  nouvelle  du  jour: 
Je  ne  veux  pas  qu'on  en  rie  ! 

Plus  d'un  déjà  s'expatrie 

De  l'orchestre  ou  du  pourtour. 

Araminte  se  marie, 


La  jeune  France  est  marrie 
De  se  voir  jouer  ce  tour. 
Je  ne  veux  pas  qu'on  en  rie. 


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—  152  — 

C'est  une  source  tarie. 
Qu'en  dira  Victor  Séjour! 
Araminte  se  marie. 


Mais  qui  donc  à  la  mairie 
Conduira  ce  cher  amour? 
Je  ne  veux  pas  qu'on  en  rie. 


Est-ce  un  lion  de  Bar  je. 
Un  notaire,  un  troubadour? 
Araminte  se  marie. 


Elle  fuit  en  Sibérie 

Oji  sur  les  bords  de  l'Adour. 
Je  ne  yeux  pas  qu'on  en  rie. 


ENVOL 

Las!  plus  de  coquetterie, 
Plus  de  petit  doigt  de  cour. 
Araminte  se  marie. 
Je  ne  veux  pas  qu'on  en  rie  ! 


Je  m'arrête.  Un  livre  de  vers  ne  s'analyse  pas,  il  se  résume. 
Celui  que  je  ferme  est  un  badinage  spirituel,  vif  et  coloré,  tout  paré 
des  agréments  et  des  séductions  d'une  poésie  très  soignée  et  très 
abondante.  Mais  M.  desEssarts  peut  faire  davantage  ;  contrairement 


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—  153  — 

à  tant  d'autres,  il  a  travaillé  aujourd'hui  plutôt  au-dessous  qu'au- 
dessus  de  lui-même.  Il  tient  de  la  nature,  en  légitime  propriété, 
un  instrument  très  complet,  d'un  clavier  sonore,  dont  il  ne  nous  a 
fait  encore  entendre,  par  coquetterie  peut-être,  que  les  notes  mon- 
daines. Ses  débuts  de  virtuose  sont  accomplis,  et  avec  succès.  I^es  dé- 
buts du  penseur  s'accompliront  prochainement,  et  il  est  permis  de 
les  pronostiquer  très  brillants.  M.  Emmanuel  des  Essarts  ne  me 
tiendra  pas  rigueur  d'avoir  revendiqué,  à  l'occasion  de  ses  premiers 
essais,  les  droits  éternels  et  immuables  de  la  pensée  humaine.  Il 
est  trop  dévoué  à  tous  les  grands  cultes  pour  méconnaître  la  jus- 
tesse de  mes  conclusions,  et  je  suis  persuadé,  qu'avant  peu  il  voudra 
rendre  honunage  à  mes  théories  dans  un  livre  qui  le  classera  défi- 
nitivement au  rang  des  représentants  les  plus  éminents  de  notre 
poésie  contemporaine. 

Fernand  LAMY. 


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la  imu  m  êâ^wiiy 


(1) 


LES  DOYSSARD. 

Vers  la  fin  de  Tan  1591,  on  voyait  dans  la  rue  de  rEcureuil,  à 
Rouen,  une  vieille  et  haute  maison  en  bois  à  étages  saillants, 
qui,  malgré  son  âge  patriarcal,  conservait  encore  Tapparence 
de  ces  constructions  que  le  moyen-âge  avait  décorées  du  titre 
d'hôtels. 

Elle  était  située  à  trente  pas  environ  de  la  belle  tour  gothique 
de  l'église  Sainfr-Laurent,  que  la  récente  ouverture  de  la  rue  de 
l'Hôtel-de-Ville  a  dégagée,  et  qui  est  devenue,  comme  celle  de 
Saint-Jacques-la-Boucherie,  à  Paris,  un  objet  d'admiration  pour  les 
touristes  qui  aiment  les  vieux  monuments. 

Les  poutres  dont  se  composait  la  façade,  noircie  par  le  temps  et 
ces  pluies  torrentielles  qui  ont  valu  un  assez  vilain  sobriquet  à  la 
cité  neustrienne,  étaient  chargées  de  sculptures  grossières.  C'étaient 

(1)  La  reproduction  est  interdite  sans  Tautorisation  de  l'auteur. 


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—  155  — 

des  têtes  grimaçantes  de  gnomes,  des  gueules  béantes  de  dauphins 
sortant  de  Tonde  au  milieu  de  roseaux  et  de  plantes  marines.  A  côté 
d'Hercules  en  goguette  servant  de  cariatides,  des  singes  et  des 
amours  couraient  le  long  des  frises  que  la  fantaisie  des  imagiers 
du  temps  avait  couvertes  de  fleurs  et  d'arabesques. 

Les  appartements  supérieurs  recevaient  le  jour  par  de  hautes 
fenêtres  historiées,  dont  les  vitres  étaient  tenues  par  des  mailles 
de  plomb. 

Avec  un  peu  de  bonne  volonté,  l'œil  du  passant  pouvait  distinguer 
au-dessus  de  la  porte  cochère  quelques  traces  d'armoiries  et  un 
firagment  d'écusson  brisé  à  la  bande,  que  le  temps  avait  entière- 
ment deshérité  de  son  casque  et  de  ses  lambrequins. 

Les  personnes  pour  lesquelles  cette  porte  venait  à  s'ouvrir  se 
trouvaient,  en  entrant,  sous  un  vestibule  assez  spacieux,  dont  les 
parois  étaient  ornées,  à  droite  et  à  gauche,  d'une  file  de  statues 
poudreuses  d'anciens  chevaliers  armés  de  pied  en  cap.  Ces  person- 
nages de  pierre,  qui  se  regardaient  et  semblaient  s'entretenir  en- 
core des  exploits  de  saint  Louis  et  de  Charlemagne,  étaient  la 
ressemblance  plus  ou  moins  fidèle  des  ancêtres  de  M*'  d'Oyssard, 
le  maître  du  logis. 

Ce  messire  d'Oyssard,  descendant  de  l'une  des  plus  anciennes  et 
des  plus  valeureuses  familles  de  la  province  de  Normandie,  était  un 
homme  d'une  haute  stature.  11  avait  été  doué  d'une  force  hercu- 
léenne, et  il  était  considéré  comme  type  retardataire  de  la  race  pri- 
mitive des  hommes  du  Nord.  Mais  le  poids  des  années,  les  orages 
de  la  guerre  l'avaient  courbé  comme  le  tronc  desséché  des  vieux 
chênes  de  nos  forêts.  De  rares  cheveux  blancs  couvraient  encore 
le  derrière  de  sa  tête,  dont  le  crâne  était  entièrement  dénudé.  Une 


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—  156  — 

large  balafre  sillonnait  sa  figure  depuis  le  sommet  du  front  jusqu'à 
la  base  des  joues,  et  attestait  assez  qu'il  n'avait  eu  guère  l'habitude 
de  présenter  son  dos  aux  ennemis  de  la  France.  Profondément  creu- 
sés par  une  maladie  cruelle,  ses  yeux  brillaient  d'une  clarté  factice, 
et  donnaient  à  sa  figure  osseuse  cette  rudesse  qui  caractérisait  bien 
le  gentilhomme  de  ce  temps. 

Le  11  novembre,  messire  d'Oyssard  se  trouvait  dans  une  des 
salles-basses  de  son  hôtel,  assis  auprès  de  l'âtre,  où  pétillaient  en 
brûlant  de  grosses  branches  d'un  bois  résineux. 

Il  semblait  absorbé  dans  d'inquiétantes  réflexions. 

En  face  de  lui  se  tenait  un  jeune  homme  coijflTé  du  casque  et  re- 
vêtu de  l'armure  des  cavaliers  de  la  milice  bourgeoise.  Sa  taille 
était  élancée,  sa  lèvre  supérieure  ombragée  d'une  épaisse  moustache 
rousse  comme  ses  cheveux  et  relevée  en  crochet,  ce  qui,  avec  sa 
barbe  taillée  en  longue  pointe,  donnait  à  sa  physionomie,  quelque 
peu  basanée,  un  caractère  tout  à  fait  martial. 

Il  y  avait  dans  son  attitude  beaucoup  de  noblesse  et  de  fierté  ; 
dans  ses  grands  yeux  presque  noirs  se  reflétait  une  âme  ardente, 
passionnée ,  mais  son  front  était  chargé  de  mélancolie. 

Il  y  avait  cinq  minutes  que  ces  deux  personnages  ne  s'étaient 
dit  un  mot,  lorsque  la  violente  détonation  d'une  bombarbe  ébranla 
au  loin  tous  les  échos  de  la  vallée  rouennaise. 

—  Georges,  dit  au  jeune  homme  M.  d'Oyssard,  entends-tu  la 
voix  du  canon? 

—  Oui,  mon  père,  mais...  c*est  sans  doute  celui  du  Vieux- 
Palais?... 

—  Non  pas,  corne  du  diable!  c'est  bien  l'artillerie  du  roi  de 
Navatre... 


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—  157  — 

—  Enfin  !  s'écria  le  fils  du  vaillant  gentilhomme  en  relevant  la 
tête  d'un  air  de  vive  impatience,  c'est  donc  aujourd'hui! 

—  Je  gavais  que  les  maudits  huguenots  qui  campent  autour  de 
la  ville  devaient  nous  attaquer  ce  matin:  tu  vois  que  ce  n'est  pas 
sans  raison  que  je  t'ai  fait  endosser  cette  armure  solide?  Voici  le 
siège  qui  commence,  mon  fils;  Rouen  réclame  de  l'appui,  il  n'en 
manquera  pas.  Je  pense  que  le  dernier  rejeton  de  la  famille  des 
d'Oyssard  voudra  marcher  aux  premiers  rangs  de  ses  défen- 
seurs?... 

—  Je  vous  remercie,  mon  père,  d'avoir  compté  sur  mon  cou- 
rage, reprit  Georges  avec  empressement.  Puisque  l'heure  de  la 
justice  divine  est  venue,  vous  verrez  bientôt  si  la  valeur  tradi- 
tionnelle de  notre  lignée  est  prête  à  se  démentir. 

—  C'est  bien,  c'est  très  bien  !  continua  le  vieux  soudard  ;  je 
suis  heureux  de  te  trouver  au  jour  du  danger  digne  de  ton  origine. 
Pars  donc,  enfant,  vole  au  secours  de  ton  pays  audacieusement 
attaqué.  Ah!  pourquoi  faut-il,  mon  Dieu!  que  je  sois  aussi  vieux, 
et  que  les  infirmités  m'empêchent  de  combattre  auprès  de  mon 
fils  pour  la  cause  de  notre    sainte  religion  ! . . . 

—  Les  dangers  que,  sans  pâlir,  vous  avez  courus  pendant  cin- 
quante ans  au  service  de  la  France,  et  les  lauriers  dont  votre 
tête  est  ornée,  mon  père,  suffisent  bien  à  votre  gloire.  La  Nor- 
mandie, cette  terre  des  preux,  a  inscrit  en  lettres  d'or,  à  côté  de 
ceux  de  vos  illustres  ancêtres,  le  nom  de  sire  Charles-Henri  d'Oys- 
sard dans  les  pages  de  son  histoire.  Permettez  donc  à  votre  unique 
héritier  de  revendiquer  aujourd'hui  l'honneur  de  cueillir  seul  ses 
premières  palmes. 

Tandis  que  Georges  prononçait  ces  paroles,  le  vieillard  sentit 


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—  158  — 

des  larmes  de  joie  mouiller  ses  yeux,  et  il  pressa  fortement  son 
fils  dans  ses  bras. 

—  Je  vous  prie,  mon  père,  dit  le  jeune  homme,  de  me  confier 
l'illustre  épée  que  vous  tenez  de  vos  aïeux,  et  qui  vous  servit  si 
bien,  il  y  a  trente  ans,  à  combattre  les  audacieux  qui  vinrent, 
comme  aujourd'hui,  livrer  notre  patrie  à  toutes  les  horreurs  d'une 
guerre  impie.  Je  veux  m'en  servir  à  mon  tour,  et  je  jure  par 
Dieu  qui  nous  entend  que  j'enverrai  en  enfer  tous  les  héritiques 
qui  se  trouveront  sous  la  portée  de  cette  arme. 

—  Vive  Dieu!  s'écria  le  sire  d'Oyssard,  les  paupières  toujours 
humides,  mon  fils  promet  de  se  conduire  en  bon  gentilhomme  ; 
je  puis  donc  mourir  en  paix...  Que  la  Sainte-Vierge  le  pro- 
tège! 

Il  sortit  de  l'appartement,  passa  dans  sa  salle  d'armes,  et  rentra 
un  instant  après,  en  présentant  à  son  fils  la  lourde  dague  que, 
grâce  à  ses  soins,  la  rouille  n'avait  jamais  attaquée. 

—  Tiens,  lui  dit-il  en  lui  remettant  l'arme  séculaire,  voici  ce 
que  tu  as  demandé.  Sois  fier  de  suspendre  à  ton  côté  cette  ins<i- 
parable  compagne  de  la  gloire  de  tes  pères  :  celle-là  même  qu'ils 
croisèrent  jadis  en  Orient  contre  le  cimeterre  des  Infidèles.  Moi- 
même,  je  m'en  suis  honorablement  servi  au  siège  de  Rouen,  en 
l'an  1562.  Va,  mon  fils,  va  prouvera  M.  de  Villars  que  la  valeur 
et  le  patriotisme  s'éterniseront  dans  la  famille  des  d'Oyssard. 

A  ce  moment,  il  agita  une  sonnette,  et  un  page  se  présenta. 

—  Fernance,  lui  dit  le  vieux  guerrier,  mes  ordres  ont-ils  été 
exécutés? 

—  Oui,  monseigneur,  les  deux  coursiers  de  votre  fils,  mon 
maître,  sont  complètement  harnachés.  Pluton,  surtout,  mord  son 


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—  159  — 

frein  et  piaffe  dans  la  cour  revêtu  de  son  caparaçon  d'argent  aux 
armes  de  votre  maison. 

—  C'est  bien...  Georges,  tu  vas  le  monter.  C'est  un  cheval 
jeune,  fougueux  comme  le  tonnerre,  qui  ne  demandera,  j'en  suis 
certain,  qu'à  affronter  les  dangers,  car  lui  aussi  est  un  normand 
de  race  pure  et  ancienne.  Engendré  et  nourri  sur  nos  domaines, 
il  compte  parmi  ses  pères  les  destriers  qui  ont  porté  tes  ancêtres 
au  milieu  de  cent  batailles. 

—  Pluton  rapportera  votre  fils  vainqueur,  reprit  vivement 
Georges,  ou  tous  deux,  homme  et  cheval,  laisseront  leurs  cadavres 
sanglants  dans  la  poussière  du  chemin. 

—  Dieu,  dont  tu  défends  la  cause,  mon  enfant,  exaucera  mes 
prières  et  saura  te  protéger...  Quant  à  toi,  Femance,  qui  vas  suivre 
mon  fils  au  fort  de  la  mêlée,  déploie  à  son  exemple  ta  jeune  au- 
dace, sois  brave,  et  les  éperons  de  chevalier,  que  tu  brigues  déjà, 
seront  la  récompense  que  M.  de  Villars  accordera  à  ton  loyal 
service...  Allez,  enfants,  partez,  et  que  le  Tout-Puissant  vous  ait 
en  sa  sainte  et  digne  garde  ! 

Georges  s'approcha  de  son  père  qui,  après  l'avoir  armé,  lui 
tendit  les  bras,  le  pressa  de  nouveau  sur  son  cœur,  et  lui  donna 
le  baiser  d'adieu. 

Après  quoi,  le  jeune  homme,  suivi  de  son  page,  sortit  de  l'ap- 
partement et  traversa  le  vestibule.  Les  deux  cavaliers  enfourchè- 
rent leurs  montures  ;  ils  quittèrent  l'hôtel  d'Oyssard  pour  aller  se 
mettre  à  la  disposition  du  Gouverneur  de  la  ville. 


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—  160  — 
IL 

INVOCATION  A  LA  MADONE. 

Les  cris  de  frayeur  et  de  désespoir  du  peuple  rouennais  partaient 
de  tous  les  points  de  la  cité.  Ils  montaient  dans  Tair  et  se  confon- 
daient avec  le  bruit  sinistre  du  tocsin  et  des  trompettes  d'alarmes. 

Guerre  aux  huguenots  ! . . .  vengeance  ! . . .  mort  aux  hérétiques  ! . . . 
tels  étaient  les  seuls  mots  qu'on  pouvait  saisir  au  milieu  de  ce 
brouhaha  de  hurlements  et  de  malédictions. 

Les  soldats ,  la  rapière  au  poing,  parcouraient  la  ville  en  tous 
sens,  et,  conformément  aux  ordres  que  les  officiers  en  avaient 
reçu  de  Monseigneur  Brancas  de  Villars,  ils  forçaient  des  masses 
d'hommes,  qu'ils  trouvèrent  inactifs  à  la  Porte-du-Crucifix ,  de 
prendre  qui  la  lance ,  qui  l'arbalète  ou  le  mousquet ,  pour  concourir 
à  la  défense  de  la  ville. 

On  vit,  en  un  instant,  les  flots  de  la  population  en  émoi  se 
dissiper  devant  la  marche  accélérée  des  escouades  de  chaque 
poste  de  la  ville ,  se  dirigeant  vers  le  quartier  Beauvoisine ,  qui 
était  le  point  attaqué. 

A  de  courts  intervalles,  on  entendait,  de  ce  côté ,  le  canon  des 
forteresses  répondre  de  sa  voix  tonnante  à  celle  de  l'artillerie  des 
assiégeants;  parfois  aussi ,  le  bruit  lointain  des  arquebusades  don- 
nait à  toute  la  ligne  de  défense  le  triste  signal  de  graves  et  pro- 
chaines hostilités. 

Villars  connaissait  les  desseins  de  ses  ennemis  et  le  plan  d'at- 
taque qu'ils  devaient  mettre  en  usage  pour  s'emparer  de  la  ville. 

Du  palais  archiépiscopal ,  où  on  l'avait  installé ,  il  dictait  ses 
ordres  à  tous  les  chefs  et  officiers  de  la  place.  Il  veillait  surtout  à 


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—  161  — 

ce  que,  sous  peine  de  mort ,  les  consignes  fussent  partout  ponctuel- 
lement exécutées  par  les  sentinelles  postées  sur  les  remparts. 

La  multitude  encombra  bientôt  les  églises,  les  chapelles,  les 
oratoires,  où  prêtres  séculiers,  moines  et  franciscains  demeuraient 
en  permanence ,  afin  d'appeler,  par  leurs  prières,  le  secours  du  ciel 
sur  les  armes  des  fidèles  partisans  de  la  Sainte-Ligue. 

Au  moment  où  il  quitta  son  hôtel ,  une  pénible  pensée  traversa 
l'esprit  de  Georges  d'Oyssard,  un  nuage  assombrit  son  front. 

Il  se  prit  à  songer  que,  si  quelque  boulet  ou  la  balle  d'ime  arque- 
buse venait  l'étendre  froid  et  inanimé  à  côté  de  Pluton  sous  les 
murs  de  la  ville,  il  descendrait  au  tombeau  sans  y  emporter  les 
adieux  de  ceUe  qu'il  aimait. 

Posant  ime  main  sur  celui  des  bras  de  son  page  qui  tenait  la 
bride  du  cheval ,  et  lui  faisant  signe  d'arrêter  : 

—  Femance,  lui  dit-il  d'un  ton  amical,  il  faut  que  je  t'adresse 
une  question. 

—  Laquelle ,  Monseigneur?. . . 

—  Au  moins,  ne  me  taxe  pas  d'indiscrétion...  Femance,  ton 
cœur  a-t-il ,  comme  le  mien ,  déjà  battu  d'amour? 

—  A-ton  vingt  ans  impunément?...  Oui,  Monseigneur,  oui. 
j'aime  à  l'adoration  une  jeune  fille,  fleur  à  peine  éclose,  et  cachée 
encore  à  l'ombre  du  vieux  donjon  de  son  père. . . 

—  Et...  sait^Ue  les  dangers  que  tu  vas  courir? 

—  Une  courte  missive,  confiée  ce  matin  à  la  discrète  fidélité  d'un 
des  serviteurs  du  seigneur  son  père,  a  mise  au  courant  des  événe- 
ments mademoiselle  Lucie  de. . . 

—  Mon  ami,  dit  vivement  Georges  en  l'arrêtant,  je  ne  t'ai  pas 
demandé  d'être  indiscret...  garde  son  nom.  Il  suffit  que  je  te  sache 

11 


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—  162  — 

amoureux  pour  te  dire  que,  avant  de  nous  rendre  où  nous  attendent 
tous  les  jeunes  gentilshommes  et  les  plus  braves  bourgeois  de  la 
ville  ,  il  nous  faut  franchir  au  plus  vite  Fespace  qui  nous  sépare  de  la 
cathédrale. 

—  Je  crois  comprendre,  Monseigneur;  c'est-à-dire  qu'il  faut 
piquer  des  deux,  et  qu'en  un  clin-d'œil  nous  soyons  transportés... 
rue  Saint-Romain...  car  je  suppose,  ajouta  malicieusement  le  com- 
pagnon du  jeune  d'Oyssard,  que  c'est  de  ce  côté  que  vous  désirez 
vous  diriger? 

—  Tu  es  un  homme  de  beaucoup  de  pénétration,  Femance,  fit 
Georges  avec  un  sourire  mélancolique,  tu  m'as  parfaitement  de- 
viné... Allons,  en  avant,  et  au  triple  galop! 

Les  deux  cavaliers  enfoncèrent  les  molettes  de  leurs  éperons 
dans  le  flanc  des  coursiers,  qui  partirent  avec  une  rapidité  telle ,  que 
leurs  fers  faisaient  jaillir  de  chaque  pavé  qu'ils  frappaient  une  gerbe 
d'étincelles. 

En  moins  de  six  secondes,  ils  atteignirent  le  point  où  la  rue  de 
la  Croix-de-Fer  tombe  perpendiculairement  sur  celle  de  Saint-Ro- 
main. 

Ici,  les  chevaux  s'arrêtèrent  court. 

Georges  parut  s'orienter  un  instant,  puis  il  leva  les  regards  du 
côté  de  la  fenêtre  d'une  tourelle  du  palais  archiépiscopal,  croyant  y 
découvrir  une  tête  chérie.  Mais  la  mystérieuse  croisée  sur  laquelle 
ses  yeux  se  fixèrent  était  fermée ,  et  un  épais  rideau  vert  empêchait 
la  vue  du  sentimental  chevalier  de  pénétrer  à  l'intérieur  du  sanc- 
tuaire de  son  idole. 

—  C'en  est  fait ,  se  dit-il  en  se  décourageant,  je  mourrai  sans 
ravoir  vue  ! 


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—  163  — 

Et  il  allait  rebrousser  chemin ,  lorsqu'il  aperçut,  non  loin  de  lui , 
une  statue  de  la  Vierge,  trônant  dans  une  niche  à  la  partie  supérieure 
d'un  portique, 

  cette  vue ,  obéissant  à  une  pieuse  inspiration ,  d'Oyssard  mit 
pied  à  terre,  confia  la  bride  de  Pluton  à  Femance,  et,  s'age- 
nouillant  devant  l'image  vénérée,  il  fit  à  demi-voix  cette  prière  : 
«  Tendre  mère  de  Dieu,  vous  qui  du  haut  des  cieux  veillez 
B  sur  les  humains  qui  implorent  votre  protection ,  et  qui  daignez 
»  patronner  les  fidèles  et  chastes  amours ,  exaucez  les  vœux  d'un 
»  chevalier  prêt  à  mourir  pour  la  défense  et  le  triomphe  de  la 
»  religion  catholique,  la  seule  qui  soit  sainte! 

»  J'aime  la  belle  Estelle ,   la  noble  fille  du   haut  et  puissant 
*  seigneur  Brancasde  Villars,  gouverneur  de  la  ville  de  Rouen. 
»  Elle  m'a  donné  son  cœur  en  me  jurant  sa  foi  ! 
»  Vierge  sainte!  veuillez  prêter  à  mon  bras  la  force  nécessaire 
ï»  pour  vaincre  et  châtier  l'hérésie  d'une  manière  éclatante  ;  car , 
»  telle  est  la  promesse  faite  par  le  père  de  la  dame  de  mes  pen- 
»  sëes.  La  main  d'EsteUe  sera  la  douce  récompense  accordée  au 
»  gentilhomme  qui ,  sur  le  champ  de  bataille ,  se   sera  montré 
»  le  plus  intrépide  !  Que  la  vengeance  qu'appellent  les  vœux  de  tout 
H  ce  qui  a  une  âme  catholique   s'accomplisse  complète  et  ter^ 
»  rible!  que,  favorisé  du  ciel,  je  puisse,  après  la  victoire,  être 
••  couronné  par  Estelle  aux  yeux  de  mes  nombreux  rivaux!  » 

Quand  Georges  se  releva,  il  vit  une  jeune  femme  qui  s'était 
silencieusement  approchée  de  lui. 

—  Monseigneur  d'Oyssard ,  lui  dit-elle ,  je  suis  chargée  par 
quelqu'un,  qui  a  un  secret  à  vous  confier,  de  vous  prier  de  me 
suivre. 


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—  164  — 

—  Le  moment  n'est  guère  favorable ,  ma  toute  belle ,  nos  ar- 
mures vous  annoncent  que  nous  courons  au  secours  de  la  ville, 
attaquée  par  les  huguenots. 

—  La  confidence  que  Ton  a  à  vous  faire,  quoique  de  la  plus 
haute  importance ,  ne  sera  pas  longue  Elle  ne  vous  empêchera 
pas  de  vous  rendre  où  Thonneur  vous  appelle. 

—  Puis-je  au  moins  savoir,  mon  enfant,  de  la  part  de  qui 
vous  venez? 

—  Vous  le  saurez  tout  à  l'heure.  Monseigneur...  Qu'il  vous 
suffise  seulement,  ajouta-trclle  en  baissant  tout  à  fait  la  voix  de 
manière  à  n'être  entendue  que  de  Georges,  d'apprendre  que  celle 
qui  m'envoie  est  une  personne  à  laquelle  votre  cœur  s'intéresse. 

A  ces  mots,  l'image  d'Estelle  s'était  présentée  souriante  à  l'esprit 
du  jeune  homme. 

Il  murmura  quelques  paroles  à  l'oreille  du  page,  et,  s'adres- 
sant  à  l'inconnue  : 

—  Ma  gentiUe  messagère,  lui  dit-il  avec  douceur,  je  suis  à  vos 
ordres. 

Georges  suivit  son  guide  charmant ,  qui  le  conduisit  vers  une 
petite  porte  gothique  pratiquée  dans  le  mur  du  monument  diocésain. 
Cette  porte ,  verrouillée  sans  doute  depuis  un  siècle ,  cria  sur  ses 
gonds  oxydés  en  s'ouvrant  pour  donner  accès  dans  la  princière 
demeure  au  digne  héritier  de  la  bravoure  des  d'Oyssard. 

Puis  elle  se  referma  bientôt  sur  le  nouvel  hôte  avec  im  semblable 
grincement. 

Alexandre  FROMENTIN. 
(La  suite  à  une  prochaine  livraison.) 


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TOPOOAAPHIB  NORMAIVDB. 


LA  HAGUE. 


On  appelle  Hague  les  paroisses  qui  composaient  rarchidiaconné 
de  la  Hague,  le  ^lus  étendu ,  mais  le  plus  pauvre  du  diocèse  de 
Coutances,  enfin  toute  la  presqu'île  au  nord  de  Cherbourg.  Les 
paroisses,  au  nombre  de  vingtrneuf ,  presque  toutes  communes  au- 
jourd'hui,  étaient:  Cherbourg,  Equeurdreville,  Querqueville,  Octe- 
ville,  NonainviUe,  Urville,  OsmontviUe-la-Petite,  Gréville,  Osmontr 
ville-la-Rogue,  Sainte-Croix,  Nacqueville,  Hayneville,  Acqueville, 
HéâuviUe,  FlottemanviUe,  Tonneville,  Digulleville,  Teurthéville, 
Vasteville,  Saint-Germain-des-Vaux,  AuderviUe,  Jobourg,  Herque- 
ville,  Branville,  Biville,  EcuUeville,  Beaumont,  Vauville,  Sion- 
ville. 

Il  n'y  a  guère  qu'un  itinéraire  pour  visiter  une  presqu'île  étroite, 
c'est  d'en  longer  les  rivages.  Connaître  le  littoral  de  la  Hague, 
c'est  à  peu  près  la  connaître  toute  entière.  Du  reste,  là  où  il  y  a 
des  routes  sur  la  côte,  eUes  vous  conduisent  de  temps  en  temps 


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—  166  — 

dans  les  villages  de  rintérieur  et  sur  des  hauteurs  d'où  vous  em- 
brassez tout  le  pays. 

Au  milieu  même  des  fêtes  de  Cherbourg,  splendides  de  soleil  et 
d'appareil,  je  quittais,  par  un  contraste  charmant,  les  puissances, 
les  foules,  les  bruits.  Avec  mon  bâton  pyrénéen,  souvenir  d'un 
excellent  jeime  homme,  qui  devait  faire  ce  voyage  avec  moi,  et 
qui  ne  fit  que  le  commencement  du  voyage  de  la  vie,  portant  sur  le 
dos  une  hotte  de  pêcheur,  pleine  de  livres  et  de  provisions,  j'entrais 
par  la  belle  avenue  d'Equeurdreville  dans  cette  Bretagne  pour  le 
sol,  dans  cette  Scandinavie,  pour  la  langue,  de  la  Normandie.  C'é- 
tait, avant  tout,  en  philologue  que  j'allais  parcourir  ce  pays. 
Collecteur  de  patois  normand,  que  je  voulais  placer  entre  ses  ori- 
gines celtiques,  latines,  Scandinaves,  et  l'anglais,  son  fils  saxonisé, 
je  pénétrais  avec  espérance  et  respect  dans  son  dernier  sanctuaire, 
penetralia  libertatù.  —  Je  voulais  surtout  la  reconstituer  vivante, 
c'est-à-dire  avec  toutes  les  harmonies  de  la  méthode  naturelle. 
J'espérais  plus  encore:  à  l'aide  de  la  langue,  et  tous  ses  accessoires, 
locutions,  proverbes,  chants,  j'évoquais  un  peuple  tout  entier,  en 
entrant  dans  cette  Hague  dont  le  nom,  qui  signifie  cap,  est  essen- 
tiellement Scandinave. 

EQUEURDREVILLE. 

La  première  localité,  qui  s'appelle  en  langage  officiel  Equeur- 
dreville,  est  dans  la  bouche  du  peuple  Etcheurdrevijle  et  Tcheur- 
ville.  C'est  le  SceldrevîUa  des  chartes,  principalement  d'une  grande 
charte  de  Guillaume-le-Bâtard,  très  précieuse  pour  la  topographie 
de  la  Hague.  Cette  localité  n'a  que  le  caractère  bâtard  d'une  popu- 


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—  167  — 

lation  mélangée  d'ouvriers  et  de  marins  :  c'est  un  faubourg  de 
Cherbourg;  aussi  comme  c'est  nous  qui  parlons  mal  en  général, 
et  que  c'est  le  peuple  qui  parle  bien,  devrions-nous  dire  un  forbourg. 
Là,  je  commence  à  entendre  le  pur  baguais,  «  le  bague  lan- 
gage, »)  comme  disait  un  trouvère  de  ce  pays.  L'accent  est 
ouvert  comme  l'anglais,  aspiré  et  chuintant  comme  les  langues  ger- 
maniques, rudement  grasseyé.  Je  retrouve  là  avec  un  cbarme  indi- 
cible et  mille  associations  les  sons,  souvent  inimitables,  qui  frap- 
pèrent mon  oreille  d'enfant  et  d'adolescent.  Deux  choses  font  sur- 
tout le  pays,  la  langue  et  la  nature  :  les  pâtres  des  Alpes  et  des 
Pyrénées  sont  compatriotes  par  les  montagnes,  comme  par  la  langue 
le  Gallois  et  le  Breton.  Situé  près  d'un  cours  d'eau,  qui,  à  son 
emboucbure,  porte  le  nom  très  répandu  de  Pole^  marais,  resté  en 
anglais,  cette  paroisse  semble  renfermer  dans  son  Schelder  le  nom 
même  de  l'Escaut,  rivière,  Scaldts. 

Je  retrouve  là  un  son  que  je  cherchais  depuis  longtemps  en  nor- 
mand, cet  aï  de  l'anglais,  pour  la  voyelle  i  et  j'entends  prononcer: 
il  est  enpraïson;  un  fait  de  plus  pour  prouver  le  principe  :  grattez 
l'anglais,  pour  trouvez  le  normand. 

La  géologie  est  la  loi  première  de  l'architecture;  non-seulement 
elle  lui  donne  la  couleur,  la  physionomie,  mais  encore  la  forme. 
Voyez,  par  exemple,  dans  tout  le  département  de  la  Manche  :  au 
sud,  c'est  le  granit;  l'église  est  lourde,  basse,  solide;  il  y  a  peu 
d'édifices  qui  n'aient  encore  des  membres  romans.  Au  milieu,  c'est  le 
calcaire  :  l'église  est  haute,  légère,  elle  a  une  flèche,  elle  est  sculp- 
tée. Au  nord,  c'est  le  schiste:  l'église  est  humble  et  trapue,  mais 
solide  et  durable,  et  le  roman  y  domine  encore.  Telle  est  l'église 
de  la  Hague.  D'ailleurs,  sur  ce  cap  des  tempêtes,  elle  a  besoin. 


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—  168-- 

comme  Tarbre  rabougri  du  pays,  de  se  replier,  de  s'endurcir,  de 
s'appuyer  coimne  un  lutteur.  Ici  nous  sonmies  en  plein  schiste,  et 
M.  de  Gerville  y  signale  le  schiste  ferrugineux  au  fort  des  Cou- 
plets et  de  la  lande  Misère.  L'église  d'Equeurdre ville  appartenait  à 
Tabbaye  de  Saint-Lô  vers  1172.  La  grande  route  qui  traverse  la 
commune  était  autrefois  le  chemin  royal j  car  un  acte  de  1226 
assigne  aux  religieux  de  Cherbourg  «  deux  champs  en  enclave 
entre  les  marais  d'Equeurdreville  et  le  chemin  royal.  »  Le  patois 
appelle  encore  ces  grandes  voies  le  quemin  al  Ré^  la  Conclue ^  le 
Perréf  le  Ferré.  En  quittant  cette  longue  rue  d'Equeurdre ville,  dont 
les  cabarets,  les  tabagies,  la  population  besoigneuse  et  agitée  con- 
trastent si  étrangement  avec  la  calme  austérité  du  pays,  on  entre 
dans  la  véritable  campagne. 

A  un  embranchement,  à  un  fimerçuet,  près  d'un  lieu  nommé 
d'un  mot  conmiun  dans  le  pays,  Délassa,  c'est-à-dire,  halte,  repos, 
on  trouve  une  niche  ou  châsse  de  saint  Clair.  On  ne  signale  pas  de 
château  dans  cette  commune  ;  cependant,  en  1598,  messire  Marie 
d'Equilly,  conmiune  de  l'arrondissement  de  Coutances,  habitait 
Equeurdreville.  L'église  contient  des  inscriptions  tumulaires  qui  ont 
été  restaurées  par  Duchevreuil,  antiquaire  distingué.  Elles  ne  sont 
sans  doute  pas  importantes,  car  c'est  tout  ce  qu'en  dit  un  homme 
exact  et  judicieux,  qui  a  beaucoup  étudié  la  Hague,  et  que  nous 
prendrons  souvent  pour  guide,  M.  de  Pontaumont.  Duchevreuil, 
déchiffirant  et  restaurant  des  épitaphes,  rappelle  celui  que  le  plus 
fécond  créateur  de  types  dans  notre  siècle  a  immortalisé  sous  le 
nom  de  Old  mortality.  Cette  église  est  désignée  par  l'ancien  terme 
de  monasterivm^  dans  la  charte  de  GuiUaume-le-Conquérant:  «  In 
Sceldrevilla  molendinumquodadjojcetpropemonmterium  ejusdem  villœ.n 


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—  169  — 


HAINNEVILLE. 


Au  bord  de  la  route  impériale,  on  remarque  en  cette  commune 
une  petite  chapelle  de  sainte  Anne  :  «  elle  a  remplacé,  dit  M.  de 
Pontaumont,  ime  statuette  qui,  en  1816,  était  placée  si  près  de  la 
mer,  que  j'ai  vu  le  flot  battre  le  pied  de  la  niche  qui  la  contenait. 
Depuis  cette  époque,  la  mer  a  fait  de  si  rapides  progrès  sur  cette 
plage,  qu'on  a  dû  enlever  ce  petit  monument  et  le  remplacer  par 
celui  qui  existe  aujourd'hui.  »  On  l'appelle  la  chapelle  de  M"'  Gi- 
gault,  la  dame  qui  a  donné  un  asile  à  la  statue,  et  qui  descend  des 
seigneurs  de  cette  commune,  dont  la  famille  a  donné  un  maréchal 
de  France  et  un  archevêque  de  Paris.  L'église ,  sous  l'invocation  de 
Notre-Dame,  fut  donnée  par  Louis  XI  à  l'abbaye  de  Saint^auveur. 
En  1692,  JeanMahieu  en  était  curé.  Autrefois,  mais  avec  un  respect 
tout  particulier  danslaHague,  comme  le  montrent  les  vieux  docu- 
ments, le  curé  portait  le  nom  de  Messire,  comme  le  noble. 

TONNEVILLE. 

Sou  nom,  Tunevilla,  renferme  un  élément  celtique  et  germanique, 
le  Dimum  des  Gaulois,  le  Town  des  Anglais,  c'est-à-dire  hauteur. 
Il  y  a  encore  un  vocable  celtique,  la  lande  le  Bingard,  formé  de 
Bin,  signifiant  aussi  hauteur,  qui  se  trouve  dans  une  localité  voisine, 
Biville.  Non  loin  du  manoir  de  Tonneville,  sur  cette  lande,  on  a 
trouvé  des  Celts  en  bronze,  selon  M.  de  Pontaumont,  à  qui  nous 
empruntons  presque  tous  nos  détails  sur  cette  commune  assez 
obscure.  L'église  de  Tonneville,  dédiée  à  samt  Martin,  avait  le  roi 


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—  170  — 

de  France  pour  patron.  C'était  une  prébende  de  la  collégiale  de 
Cherbourg,  qui  fut  réunie  à  la  cathédrale  de  Coutances.  On  retrouve 
dans  cette  paroisse  une  famille  aussi  illustre  en  Angleterre  qu'en 
France:  Guillaume  de  Percy,  résidant  à  Tonne  ville,  suivit  en 
Terre-Sainte  le  duc  Robert  Courte-Heuse  et  Godefroi  de  Bouillon. 
Les  ballades  populaires  anglaises  recueillies  par  un  Percy,  qui 
n'était  pas  de  la  famille  toutefois,  dans  ses  Reliques  of  the  old  mv- 
cient  englishpoetryj  renferment  les  prouesses  et  les  légendes  de  la 
famille  Percy.  Un  des  derniers  descendants  normands,  né  au  manoir 
de  Tonneville,  est  l'abbé  de  Percy,  poète  agréable,  qui  devint,  en 
1810,  chapelain  de  la  mère  de  l'Empereur. 

Brave  Galfred  next  to  Normandy 
With  venturous  RoUo  came, 
And,  from  his  Norman  castles  won, 
Assum'd  the  Percy  name. 

(The  Hermit  of  Warkworth.) 

Ed.  le  HÉRICHER  (d'Avranches). 
(La  suite  à  une  prochaine  livraison.) 


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PAYSAGES 


BT 


PROFILS  RUSTIQUES  DU  BRAY  NORMAND. 

8aile(i]. 


IL 

LA   FORÊT.— MARIANNE  OU   LA  RÉCOLTE  DE  LA  FAINE. 

Les  touristes  et  les  sylviculteurs  s'accordent  à  signaler  la  beauté 
hors  ligne  de  la  vaste  forêt  du  comte  d'Eu. 

Placée  sur  les  coteaux  historiques  qui  s'étendent  en  ondulations 
variées  depuis  Aumale  jusqu'à  Eu,  elle  relie  presque  sans  inter- 
ruption, le  long  de  la  rive  gauche  de  la  Bresle,  les  sièges  des  deux 
anciennes  seigneuries  principales  du  Pays  de  Bray. 

Cette  forêt  est  belle,  non-seulement  par  son  développement  sur 
une  face  territoriale  de  plus  de  80  kilomètres ,  mais  encore  par 
l'abondance  singulière  de  ses  végétations,  la  vigueur  de  ses 
hautes  futaies  de  chênes  et  de  hêtres,  où  l'industrie  et  là  marine 
s'approvisionnent  depuis  des  siècles. 

(1)  Voir  le  numéro  de  Janvier,  page  30. 


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—  172  — 

Son  voisinage  assainit  naturellement  la  vallée  de  la  Bresle.  Il  est 
remarquable,  en  effet,  que  les  populations  de^cette  vallée,  quoique 
resserrées  entre  de  hautes  collines,  au  sein  d'un  pays  primitive- 
ment marécageux,  sont  à  l'abri  des  fièvres  paludéennes  qui  régnent 
dans  d'autres  contrées  du  département  en  apparence  mieux  expo- 
sées. 

Là,  bon  nombre  d'habitants  conduisent  en  état  de  santé  leur 
paisible  existence  jusqu'à  quatre-vingt-dix  et  même  cent  ans  :  ré- 
sultat que,  pour  être  juste,  il  faut  peut-être  attribuer  aussi  à  l'é- 
loignement  des  grandes  villes,  à  l'absence  des  chemins  de  fer,  à  la 
lenteur  du  progrès  industriel  local,  qui  n'a  pas  encore  permis  de 
doter  cette  silencieuse  et  rustique  vallée  de  manufactures  retentis- 
santes, avec  leurs  compléments  obligés  de  cabarets  et  de  guin- 
guettes. 

Si  nous  nous  trompons,  l'historien  futur  de  la  vallée  de  Bray 
pourra  le  dire  ;  car  il  est  en  ce  moment  question  d'appeler,  dans 
les  gras  pâturages  de  l'arrondissement  de  Neufchâtel,  la  machine 
infernale  de  Watt  et  Crampton,  —  en  d'autres  termes,  le  principe 
de  l'accélération  de  toutes  choses:  du  bien  comme  du  mal 

Notre  forêt,  qui  comprend  une  superficie  de  8,971  hectares,  a  été 
réunie  au  domaine  de  l'Etat  en  1850. 

Auparavant,  elle  était  administrée  par  le  domaine  privé  de  la 
famille  d'Orléans. 

A  l'aide  de  travaux  de  construction  de  routes,  de  pavillons  grou- 
pés avec  art  dans  de  larges  éclaircies,  de  réserves  de  chasse  et  de 
bassins,  on  était  parvenu,  en  dix-huit  années,  à  faire  de  ce  vaste 
domaine  un  immense  et  magnifique  parc,  dépendant  du  moderne 
château  d'Eu,  avec  la  mer  pour  horizon  et  pour  lieu  de  plaisance. 


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—  173  — 

C'est  là  qu'en  1845,  la  reine  d'Angleterre  et  le  prince  Albert, 
dans  une  visite  qui  présageait  de  longues  amitiés,  s'épuisèrent  à 
bon  droit — quoique  Anglais  —  en  exclamations  admiratives 

Certes,  l'abandon  forcé  de  cette  splendide  résidence  et  de  ces 
embellissements  accomplis  avec  tant  de  persévérance  et  de  bon- 
heur, ne  dût  pas  être  le  moindre  regret  dû  vieux  monarque  et  des 
siens,  lorsqu'il  fallut  quitter  le  sol  de  la  France,  et  abandonner  aux 
hasards  des  révolutions  les  tombeaux  mêmes  des  ancêtres.... 

Revenons  : 

Cette  administration  particulière  du  domaine  privé,  n'étant  pas 
liée ,  comme  celle  des  domaines  de  l'Etat,  par  Içs  exigences  de 
la  règle ,  pouvait ,  comme  elle  le  faisait  en  réalité ,  —  se  montrer 
animée  d'un  grand  esprit  de  bienveillance  pour  les  pauvres  populations 
riveraines  de  la  forêt. 

Ainsi,  ses  officiers,  ses  gardes  (ou  bandoulierSj  comme  on  disait 
autrefois)  n'étaient  pas  trop  rigoureux  dans  la  justification  des 
titres  en  vertu  desquels  les  pauvres  gens  continuaient,  sous  les  yeux 
de  l'administration,  d'exercer  certains  usages  peut-être  parfois  abu- 
sifs, mais  doublement  précieux  pour  les  communes  et  les  particuliers. 

Indépendamment  des  travaux  d'exploitation  des  Coupes,  de  per- 
cement et  d'entretien  de  routes,  de  plantations,  défrichements, 
charbonnage  et  sabotage  —  que  les  ouvriers  y  trouvent  du  reste 
encore  à  présent,  —  les  habitants  indigents  ou  peu  aisés  des  ha- 
meaux limitrophes  recueillaient,  dans  toute  l'étendue  de  ce  beau 
domaine,  des  immunités  très  variées  qu'ils  ont  aujourd'hui  en  partie 
perdues,  sous  l'empire  d'une  loi  d'ordre  général. 
C'était  le  droit  d'usage  au  bois  mort  et  au  mort-bois,  à  la  glandée 

pour  les  porcs,  au  pâturage  pour  les  bestiaux. 


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—  174  — 

C'était  la  faculté  de  ramasser  les  feuilles  pour  la  litière  des 
vaches,  de  couper  Therbe  qui  les  nourrissait  l'hiver. 

Sur  certains  points,  c'était  mieux  encore  :  quelques  communes, 
jadis  incendiées  durant  les  troubles  civils,  en  défendant  bravement 
la  propriété  du  comte  contre  les  Bourguignons  et  les  Anglais  de 
Talbot,  avaient  obtenu  le  droit  de  «  prendre  dans  la  forêt  autant 
I)  de  bois  qu'il  leur  en  fallait  pour  bâtir,  reconstruire  et  entretenir 
I)  leurs  habitations.  » 

D'autres  habitants,  descendus  de  ceux  que  les  premiers  comtes 
d'Eu  et  de  Penthièvre  avaient  fait  émigrer  des  contrées  environ- 
nantes pour  opérer,  au  milieu  de  l'épaisse  forêt  vierge,  ces  défriche- 
ments d'où  sont  sorties  les  communes  actuelles  de  Réalcamp, 
Saint-Léger,  Dancourt,  Rieux,etc.,  les  descendants  de  ces  pionniers 
avaient  obtenu  la  concession  perpétuelle  d'un  droit  de  chauffage, 
—  c'est-à-dire  que,  chaque  année,  après  recensement  des  maisons 
anciennes  (n'eussent-elles  plus  que  la  pierre  de  leur  premier  âtre), 
les  gardes  délivraient  aux  possesseurs  un  certain  nombre  de  marques 
de  bons  bois,  largement  calculées  pour  l'alimentation  des  foyers.  (1). 

Enfin,  les  habitants  des  localités  riveraines  avaient  la  permission 
d'aller,  chaque  année,  ramasser  la  faine  sous  les  futaies  et  les 
lisières  des  grands  hêtres. 

Cette  graine  oléagineuse,  plus  savoureuse  et  plus  estimée  que 
celle  qu'on  tire  du  pavot  blanc  (l'œillette),  était,  dans  les  années  d*a- 

(1)  Les  droits  d'usage  en  forêt  pour  le  chauffage  et,  plus  rarement,  pour 
la  construction,  ont  pu  récemment  être  consacrés  de  nouveau,  sur  justifi- 
cation de  titres,  en  faveur  des  communes  de  Réalcamp,  Rieux,  le  Caule, 
Blangy,  Grandcourt,  Richemont,  Saint-Riquier,  Âubermesnil,  Eu  et  Lion- 
dinières. 


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^  175  — 

bondance,  une  ressource  précieuse  pour  les  pauvres  mënages. 
Chacun  pouvait,  en  peu  de  jours,  recueillir  une  quantité  de  faine 
suffisante  pour  la  provision  d'huile  de  Tannée.  La  récolte  faite, 
plusieurs  ménages  mettaient  en  commun  leur  cueillette  et  le  moulin 
voisin  la  transformait  aussitôt  et  à  peu  de  frais  en  une  huile  excel- 
lente, propre  à  tous  les  besoins  de  la  consommation. 

Nous  avons  connu  de  braves  gens  qui,  mettant  chaque  matin  la 
dé  sous  la  porte  —  ou  la  fermant  tout  simplement  au  loquet  — 
étaient  parvenus,  par  le  travail  assidu  du  père,  de  la  mère  et  de 
leurs  enfants,  à  recueillir  ainsi  dans  une  saison  jusqu'à  vingt  litres 
d'hmle. 

Ils  avaient  donc  presque  pour  rien,  ces  corvéables  d'un  régime  si 
peu  connu  de  nos  jours,  tout  ensemble  le  toit,  le  feu,  le  coucher, 
la  nourriture.... 

Quelle  est  l'aumône  qui  fait  plus  aisément  ce  triple  bien  du  travail 
en  famille,  delà  salubrité  et  de  l'abondance?  Ne  vous  semble-t-il 
pas  qu'il  y  avait  dans  cet  usage  comme  un  reflet  des  temps  bibli- 
ques, où  les  chefs  de  la  moisson  oubliaient  à  dessein  pour  les  gla- 
neurs la  plus  belle  gerbe,  la  gerbe  de  Dieu  ! 

Il  est  vrai  qu'alors ,  moissonneurs  et  glaneiu^  étaient  encore  bien 
rapprochés  de  leur  souche  commune.  Ils  étaient  frères.  La  philan- 
thropie n'avait  pas  encore  donné  de  nom  et  de  règles  à  l'aumône. 
L'ostentation  n'était  pas  née.  La  main  qui  donnait  et  celle  qui  se 
tendait  pour  recevoir  s'unissaient  dans  la  même  prière.  Moisson- 
neurs et  glaneurs  avaient  eu  le  même  berceau,  ils  avaient  en  espoir 
la  même  terre  promise  ;  ils  devaient  dormir  dans  la  même  tombe. . . . 

Mais  ces  temps  sont  loin  et  ces  ressouvenirs  historiques  paraî- 
tront bien  graves  dans  une  simple  étude  de  mœurs  rustiques. 


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—  176  — 

Eh  bien  !  c'est  d'une  de  ces  pauvres  familles  qui  récoltaient  la 
faine,  glaneurs  du  champ  royal,  que  nous  voulons  en  ce  moment 
vous  parler. 

C'était  en  183...;  la  bourgade  principale  de  la  vallée,  dont  les 
industries  antiques  —  le  foulage  des  draps  et  la  tannerie  —  avaient 
fini  par  disparaître  presque  entièrement  par  l'effet  d'un  de  ces  dé- 
placements qui  ne  sont  pas  rares  dans  les  habitudes  du  commerce, 
trouvait  quelque  compensation  à  cette  décadence  imméritée  dans 
les  avantages  inhérents  au  voisinage  d'une  résidence  royale. 

Le  passage  fréquent  des  équipages,  les  grandes  chasses  à  courre, 
la  présence  d'un  grand  nombre  d'employés,  de  visiteurs  et  d'étran- 
gers, le  protectorat  naturel  que  les  besoins  de  la  contrée  trouvaient 
dans  ce  voisinage  de  la  Cour,  toutes  ces  causes  réunies  faisaient 
luire  sur  la  bourgade  et  les  villages  environnants  une  ère  de  pros- 
périté relative. 

Le  système  de  centralisation  qui,  en  France,  répand  la  justice 
et  l'assistance  en  même  temps  sur  tous  les  points  du  territoire,  a 
beauy  en  effet,  être  appliqué  avec  le  discernement  et  l'équité  con- 
venables, on  ne  peut  méconnaître  que  les  localités  où  résident  tem- 
porairement les  chefs  du  pouvoir  sont  favorisées  d'exceptionnelles 
satisfactions. 

Les  habitants  du  pays  dont  nous  parlons  se  trouvaient  dans  ce  cas. 
Que  de  malheureux  secourus  à  propos  !  que  de  fiObs  de  pauvres  familles 
pourvus  d'instruction  et  d'emplois!  que  de  modestes  espérances 
facilement  réalisées  par  la  bienfaisance  ou  le  simple  désir  de  popula- 
rité de  hauts  personnages  qui,  sans  le  voisinage  du  souverain,  eussent 
peut-être  fermé  l'oreille  aux  requêtes  même  les  plus  dignes  d'in- 
térêt! 


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—  177  — 

La  contrée  était  donc,  en  général,  prospère  à  cette  époque.  D'ail- 
leurs, son  commerce  de  détail,  sa  grosse  quincaillerie,  les  restes  de 
son  industrie  de  la  tannerie  et  ses  marchés  aux  chevaux  avec  leur 
auxiliaire  obligé  de  cabarets  et  de  cafés,  concouraient  à  assurer 
l'existence  de  ses  habitants. 

Là,  en  outre,  les  familles  d'ancienne  bourgeoisie  ou  de  noblesse 
ne  dédaignaient  pas,  pour  vivre  —  ce  qui  est  toujours  un  but  très 
honnête  et  très  noble —  d'exercer  quelqu'une  de  ces  petites  profes- 
sions qui,  partout  ailleurs,  les  eussent  fait  déroger,  mais  qui,  à  B***, 
étant  pratiquées  par  tous  les  honnêtes  gens,  sans  distinction  d'ori- 
gme,  n'entachaient  nullement  la  considération  ni  la  dignité. 

Cest  parmi  ces  déshérités,  modestement  plies  à  leur  nouvelle 
existence,  que  se  rangeait,  quoique  au  bas  de  l'échelle,  une  femme 
de  trente-cinq  à  trente-six  ans,  qui  tenait,  avec  sa  fille  aînée,  âgée 
de  quinze  ans,  et  deux  autres  enfants,  un  petit  magasin  de  mer- 
cerie. 

Le  mari,  officier  qui,  disait-on,  avait  abandonné  en  Afrique  de 
grandes  chances  d'avancement  pour  épouser  une  des  belles  filles 
du  pays  de  Bray,  était  mort  à  B***  en  laissant  sa  veuve  presque 
sans  ressources  avec  cette  triple  charge. 

Marianne  Jeandeux  avait  dû  être,  en  effet,  très  belle.  Elle  avait, 
ce  qui  vaut  mieux,  été  bien  élevée,  comme  on  pouvait  le  voir  en- 
core, après  vingt  ans  de  mariage  pénible ,  à  un  air  de  dignité  qui 
tenait  les  commérages  à  distance,  à  une  politesse  réservée  quoique 
obligeante,  et  à  certaines  formes  de  langage,  privilège  des  gens 
qui  ont  reçu  dans  leur  jeune  âge  ou  qui  ont  acquis  depuis  l'éducation 
régulière  et  disciplinée  de  la  famille. 

12 


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—  178  — 

Cependant,  malgré  sa  piété  et  sa  résignation,  Marianne  était 
ordinairement  silencieuse  et  paraissait  nourrir  un  fonds  de  tristesse 
qui  ne  s'expliquait  que  trop  par  la  situation  précaire  de  sa  famille. 

Le  mari  tant  regretté  de  cette  femme  intéressante  était  originaire 
d'un  pays  du  Vimeu  qui  borne  la  rive  droite  de  la  Bresle,  vers  la 
mer,  le  bourg  d'Ault  ;  Marianne  était  appelée  du  nom  de  son  mari, 
Jean,  composé  avec  l'autre,  et  Jean  d'Ault  était  devenu  à  la  longue 
Jean  deux.  Toutefois,  en  y  regardant  de  près,  on  eût  vu,  dans  l'acte 
de  décès  de  l'ancien  officier,  et  non  peut-être  sans  surprise,  cet 
illustre  nom  de  Jean  d'Ault  figurer  d'une  manière  officielle,  ce  qui 
eût  ouvert  le  champ  des  conjectures  sur  la  situation  ancienne  de 
cette  lignée  à  présent  si  déchue. 

Aucune  allusion  n'avait  jamais  été  faite  à  cet  égard,  et  il  fallut  un 
concours  singulier  de  circonstances  pour  qu'il  en  advînt  autre- 
ment. 

Les  produits  de  la  boutique  de  mercerie  étaient  minces.  Une  rigou- 
reuse économie  pouvait,  seule,  permettre  à  la  veuve  d'assister  chaque 
dimanche,  avec  ses  enfants,  à  l'office  paroissial,  dans  im  costume 
décent.  La  gêne — d'autant  plus  pénible  qu'on  se  sent  plus  fier  — eût 
régné  sans  cesse  au  sein  de  ce  ménage,  sans  l'ingénieuse  actirité 
de  la  mère  qui  ajoutait  aux  ressources  normales,  tantôt  à  l'aide  d'ou- 
vrages de  lingerie  que  des  pei*sonnes  généreusement  clairvoyantes 
lui  procuraient,  tantôt  en  profitant  de  la  possibilité  de  renouveler  la 
provision  de  bois  ou  de  faine  par  le  ramassage  en  forêt. 

Laissant  la  maison  à  la  garde  de  sa  fille,  Marianne  n'hésitait  pas 
à  user,  avec  ses  deux  autres  enfants,  de  cette  bonne  fortune  ouverte 
aux  plus  malheureux.  Elle  partait  de  grand  matin,  choisissait  un 
canton  dans  le  bois  le  plus  rapproché  et  y  demeurait  tout  le  jour 


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—  179  — 

jusqu'à  ce  que,  sa  provision  faite,  elle  pût  rentrer  le  soir,  bravement 
chargée  de  fagots  ou  de  faine,  et  ramenant  avec  elle  ses  deux  mar- 
mots, qui  ne  la  quittaient  jamais. 

C'était  pitié  de  voir  ce  travail  grossier  pour  un  si  modique  résul- 
tat; cette  tâche  de  paysai>  accomplie  par  des  mains  distinguées  ; 
cette  persévérance  sans  issue  ! 

Il  faut  dire  que  tout  le  monde,  à  cette  moisson  quotidienne  du 
pauvre,  s'empressait  de  lui  faire  une  bonne  place.  Si  l'on  eût  osé, 
chacun  se  serait  volontiers  cotisé  pour  épargner  à  la  veuve  — véri- 
table reine  de  ces  réunions  rustiques  —  le  pénible  labeur  de  sa 
tâche. 

Les  endroits  les  plus  abondants  lui  étaient  réservés.  Elle  n'avait 
nul  besoin  de  solliciter  :  c'était  convenu.  Les  gardes  a-vaient  pour 
elle  une  bienveillance  irraisonnée,  mais  réelle,  une  sorte  de  respect 
bourru.  Le  vieux  Flamant,  le  garde-chef,  ancien  soldat  d'Afrique, 
la  terreur  des  braconniers,  et  des  maraudeurs,  se  distinguait  entre 
tous  par  sa  déférence  pour  la  veuve.  Ses  enfants  trouvaient  partout 
des  caresses.  On  savait  évidemment  gré  à  cette  femme,  en  apparence 
digne  d'un  sort  meilleur,  de  lutter  avec  énergie  contre  la  mauvaise 
fortune>  sans  jamais  laisser  voir  que  ses  sacrifices  d'amour-propre  lui 
coûtassent. 

La  Cour,  c'est-à-dire  les  voitures  des  princes  et  de  leur  suite,  tra- 
versaient quelquefois  B***  pour  se  rendre  à  Eu  ou  dans  des  excur- 
sions improvisées.  Au  premier  galop  des  chevaux  de  l'escorte,  à 
l'apparition  du  courrier  galonné  qui  passait  comme  l'éclair  en  criant: 
le  Roi  !  les  Princes  !  toute  la  population  était  sur  pied  ;  les  boutiquiers 
se  mettaient  aux  portes;  les  ouvriers  interrompaient  leur  travail;  une 
haie  de  personnes  empressées  et  reconnaissantes  se  formait  sur  le 


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—  180  — 

parcours  et  donnait  à  la  principale  rue  du  bourg  la  physionomie  la 
plus  animée. 

C'est  dans  une  de  ces  circonstances  que  le  Prince,  arrêté  près  de 
l'église,  remarqua  la  figure  distinguée  d'une  femme  de  haute  taille, 
brune  et  pâle  qui,  accompagnée  de  deux  enfants,  se  tenait  à  peu  de 
distance,  les  yeux  fixés  sur  le  brillant  cortège.  11  la  fit  appro- 
cher: 

— Madame,  lui  dit-il  (les  rois  ont  le  coup  d'œil  juste),  vous  êtes  de 
ce  pays? 

—  Oui,  Sire,  répondit  Marianne  en  saluant,  et  voici  deux  de  mes 
enfants. 

—  De  beaux  enfants  !  Vous  êtes  veuve  ?. . . 

—  D'officier,  Sire:  Jean  d'Ault... 

—  Comment,  d'Ault?  d'Ault  de  ****? 

La  réponse  fut  affirmative,  et  Marianne,  en  répondant  cette  fois, 
releva  haut  la  tête  par  un  mouvement  d'une  noblesse  respectueuse 
qui  dût  compléter  les  inductions  du  roi. 

Après  quelques  mots,  le  roi  se  tourna  versun  fonctionnaire  qui  était 
près  de  lui  et  qui  prit  des  notes. 

La  voiture  partait.  Le  roi  salua. 

— Bonjour  et  au  revoir,  madame!  dit-il. 

Marianne  était  restée  rêveuse,  n'entendant  pas  les  félicitations  de 
ses  amis  qui  —  chose  rare  au  village  comme  ailleurs  —  s'applaudis- 
saient du  bien  que  cette  rencontre  lui  présageait.  Bientôt,  on  la  vit  se 
diriger  vivement  vers  sa  maison  et  embrasser  sa  fille  avec  chaleur: 
une  pensée  de  délivrance  lui  était  enfin  venue. 

Pourtant  il  s'écoula  quelques  semaines  sans  que  la  pauvre  famille 
du  soldat  recueilUt  les  effets,  d'abord  si  problables,  de  l'entrevue 


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—  181  — 

royale  :  il  y  a  tant  de  causes  d'oubli  dans  Uatmosphère  de  ceux  qui 
commandent! 

Les  ressources  se  faisaient  plus  rares.  La  fille  aînée  grandissait,  en 
s'attristant  et  s'étiolant  comme  une  plante  oubliée  dans  Pombre;  elle 
se  sentait  prête  à  envier  les  compagnes  de  son  âge  qui,  moins  jolies 
qu'elle,  attiraient  exclusivement,  par  de  fraîches  toilettes  et  une 
gentillesse  rehaussée  par  la  notoriété  d'une  dot,  les  regards  et  les 
politesses  des  jeunes  gens.  Les  vêtements  s'usaient  de  plus  en  plus  et 
devenaient  haillons;  on  avait  dû  faire  argent  d'une  partie  du  modeste 
mobilier. 

La  mère,  à  bout  d'expédients,  était  à  la  veille  d'abandonner  son 
magasin  de  mercerie,  dont  les  cartons  épuisés  ne  se  renouvelaient 
plus.  Un  jour,  on  alla  mêmejusqu'à  lui  proposer  d'entrer  en  domesti- 
cité dans  un  château  voisin  ;  ses  enfants  devaient  généreusement  être 
admis  avec  elle.  Le  spectre  de  la  misère  était  là.  Toutefois,  cette  pro- 
position lui  fit  monter  le  rouge  au  front;  puis,  en  regardant  ses  en- 
fants, elle  devint  pâle;  des  larmes  coulèrent  sur  ses  joues  amai- 
gries  

—  Eh  bien!  nous  verrons,  dit-elle...  Tout  pour  nos  enfants!... 
Jean  me  le  pardonnera. 

Ses  excursions  en  forêt  furent  plus  actives,  plus  laborieuses  encore . 
Elle  semblait  trouver  une  sorte  de  soulagement  à  épuiser  ses  forces 
dans  les  derniers  efforts  du  travail  libre...  Quand  la  faine  manquait, 
Marianne  faisait  des  fagots  de  fougère  ou  de  branchages,  des  provi- 
sions de  mousse  dont  elle  tirait  quelque  argent.  Pauvre  femme  !  on  la 
rencontrait,  à  la  tombée  du  jour,  courbée  sous  son  fardeau,  sordide- 
ment vêtue,  et  marchant  avec  peine  dans  les  âpres  sentiers  qui  sépa 
rent  le  bourg  de  la  forêt. 


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—  182  — 

Mais  ses  deux  enfants  ne  soufiraient  pas  encore.  Il  leur  fallait  si 
peu  pour  rester  gais  et  roses  !  C^était  sa  joie,  reléguée  pure  dans  un 
dernier  repli  d'amour.  Près  d'eux,  lasoufirance,  la  boue  des  chemins, 
la  pluie  et  la  neige  du  ciel,  les  défaillances  de  Tâme  étaient  vaincues. 
Dieu  est  bon  de  donner  ainsi  souvent  aux  mères  ce  rayon  de  soleil  qui 
réchauffe  leur  calvaire  ! 

Cependant  cette  situation  trop  tendue  allait  avoir  un  terme,  et  voici 
ce  qui  arriva: 

Un  matin,  Marianne  était  occupée  à  ramasser  la  faine  sur  la  haute 
pelouse  qui  couronne,  à  la  lisière  du  bois,  les  pittoresques  habitations 
de  Grande-Vallée,  de  Heurtevent  et  de  Bieux.  La  journée  s'annonçait 
riante  et  pure.  Les  rayons  du  levant  absorbaient,  au  milieu  dufoufl- 
lis  des  grands  hêtres  et  des  cépées  multicolores,  ces  diamants  li- 
quides que  la  rosée  avait  suspendus  aux  feuilles  luisantes.  Les  brouil- 
lards de  la  vallée  se  fondaient  par  masses  successives,  ou  s'éloignaient 
poussés  par  la  brise.  Les  troupeaux  de  la  ferme  voisine  montaient 
vers  le  canton  de  pâturage  assigné  par  le  garde,  et  déjà  les  premiers 
rangs  s'annonçaient  sous  les  taillis  par  un  joyeux  bruit  de  clo- 
chettes. 

Tout,  à  cette  heure,  dans  la  solitude  aux  parfums  pénétrants,  por- 
tait l'empreinte  profonde  d'une  harmonieuse  tranquillité. 

La  pauvre  mère  admirait  ce  splendide  paysage  en  suivant  de  l'œil 
et  de  l'âme  lès  ébats  des  deux  enfants  occupés  insoucieusement  à  ra- 
vager les  buissons  voisins,  remplis  de  fleurs,  de  fruits,  de  chansons... 
et  d'épines. 

Pour  elle,  quelle  différence  auprès  de  la  tristesse  navrante,  des 
soucis  quotidiens  de  la  sombre  petite  maison  ! 

—  Oh  !  pensaiirelle,  c'est  ici  qu'il  ferait  bon  vivre  avec  mes  enfante, 


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—  183  — 

sous  Tabri  bienfaisant  de  ces  grands  bois  que  j'aime,  où  du  moins  je 
peux  songer  tout  à  Taise,  en  travaillant,  à  celui  que  j'ai  perdu.  Mon 
cher  Jean,  lui  aussi,  aimait  ce  lieu  de  promenade,  devenu  pour  moi 
un  but  de  travail  si  pénible  et  si  peu  productif.  Il  applaudirait  à  mon 
espérance.  Une  petite  maison  ici...  oh!  peu  de  chose...  une  vache 
avec  sa  génisse,  qxielqaes  journaua:  (1)  de  terre...  Il  me  semble  que 
ce  serait  le  paradis. . . 

—  Maman  !  maman  !  dit  un  des  petits  garçons  qui  accourait  essouf- 
flé, vois  donc  ces  beaux  Messieurs  qui  montent  là  au-dessous.  Ils 
ont  laissé  leur  voiture  dans  le  chemin.  Qui  est-ce,  dis,  maman? 

—  Je  ne  sais,  cher  enfant...  des  promeneurs;  ils  sont  venus  par 
la  route  d'Eu... 

Les  deux  personnages  atteignaient  le  sommet  de  la  colline.  Arri- 
vés auprès  de  notre  groupe,  ils  saluèrent.  L'un  d'eux,  un  élégant 
jeune  homme  aux  cheveux  bruns,  à  l'œil  profond,  à  la  physionomie 
sérieuse  et  déjà  caractérisée,  s'approcha. 

—  Madame  Marianne  d'Ault... 

—  Vous,  monseigneur!  ditrcUe  en  rougissant  et  en  tremblant  à  la 
fois  d'une  soudaine  émotion. . . 

—  Vous  me  connaissez? 

—  Oh  oui,  monseigneur.  Je  vous  ai  vu  très  jeune,  il  est  vrai;  mais 
Jean  me  parlait  si  souvent  de  vous,  de  son  général;  il  dépeignait  si 
bien  vos  traits... 

—  Mon  pauvre  et  bon  camarade  d'enfance  et  de  guerre...  Nous 
nous  aimions.  Mais  il  a  voulu  me  quitter,  en  Afrique,  pour  se  ma- 
rier... et  vous  me  l'avez  gardé...  pas  assez  pourtant,  ajouta  le  prince 

(1)  Un  journal  de  terre  représente  39  ares  50  centiares. 


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—  184  — 

en  prenant  la  main  de  Marianne...  J'arrive,  je  savais  vous  trouver 
ici.  Pardon  si  je  ne  me  suis  pas  informé  plus  tôt  de  la  digne  veuve  de 
mon  brave  aide-de-camp.  Mais  la  guerre  se  fait  loin  d'ici...  Vos 
enfants? 

Marianne  les  réunit  et  les  lui  présenta.  —  J'ai  encore  une  fille, 
dit-elle. 

—  Nous  la  marierons  à  un  digne  officier,  comme  était  son  père. 
Et  vous,  Marianne,  que  désirez-vous?  Mais,  j'y  songe,  cette  occupa- 
tion misérable....    Oh!  venez!  venez! Commandant,  veuillez 

offrir  le  bras  à  Madame  d'Ault...  qui  s'est  cachée  longtemps:  elle  a 
voulu  hériter  de  la  fierté  des  anciens  mitres  de  cette  terre-  Mais  j'ai 
une  dette  à  payer.  Nous  lui  ferons  oublier  ces  tristes  jours... 

—  Monseigneur,  dit  Marianne,  j'ai  pris  l'habitude  de  la  simpli- 
cité... plus  encore.  Vous  combleriez  mes  vœux  en  me  permettant  de 
ne  pas  quitter  cette  contrée  paisible.  C'est  là  que  j'ai  été  heureuse, 
que  je  me  souviens,  que  j'aime  ce  qui  me  reste  de  celui  qui  vous  ai- 
mait et  qui  pourtant  a  sacrifié  à  ma  tendresse  une  carrière  brillante. 
Tenez,  je  faisais  ce  rêve  quand  vous  êtes  venu... 

Elle  lui  dit  l'impression  de  soulagement  et  de  bien-être  que  ce  lieu 
charmant  venait  de  lui  donner;  ce  songe  d'un  asile  modeste  sur  la 
colline  forestière. 

Ils  arrivaient  à  l'endroit  où  la  voiture  s'était  arrêtée.  Marianne  y 
prit  place,  avec  ses  deux  enfants,  tout  éblouis  et  devenus  muets  en 
face  du  prince  et  de  son  aide-de-camp. 

Au  bout  de  quelques  minutes,  on  s'arrêta  à  la  porte  de  la  maison 
de  la  mercière.  Le  prince  l'y  déposa  en  lui  promettant  de  l'informer 
bientôt  de  ce  qu'il  aurait  entrepris,  et  non  sans  passer,  comme  en 
jouant,  au  cou  du  plus  fort  des  bambins,  une  élégante  petite,  gibe- 


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—  185  — 

cière  de  filet  arabe,  qui  sans  doute  tenait  lieu  d'aumônière  en 
voyage. 

Puis  il  salua  respectueusement  la  pauvre  Marianne,  embrassa  les 
enfants  sur  le  seuil  de  la  porte,  et  repartit  à  grandes  guides. 

Un  mois  après,  le  prince,  accompagné  cette  fois  d'un  intendant, 
vint  prendre  notre  héroïne  avec  sa  famille  et  les  emporta,  au  grand 
trot  de  deux  beaux  chevaux,  à  peu  de  distance  de  ce  même  coteau 
où  avait  eu  lieu  la  première  entrevue. 

On  avait  abattu  et  défriché  sur  la  lisière  du  bois  une  étendue  de 
dix  journaux  de  futaie.  Au  levant,  un  joli  jardin  était  clos  et  plante. 
Le  surplus  du  champ,  labouré,  se  trouvait  prêt  à  recevoir  la  semence 
d'hiver.  Dans  la  partie  la  plus  pittoresque,  l'architecte,  un  homme  de 
grand  talent  qui  bâtissait  des  palais,  avait  ménagé  un  emplacement 
gazonné  au  milieu  duquel,  entre  de  jeunes  masifs  d'arbres  florifères, 
s'élevait  un  joli  pavillon  à  un  étage,  flanqué  de  bâtiments  ruraux, 
disposés  pour  une  petite  exploitation. 

Avec  des  pressentiments  dont  on  conçoit  le  charme,  Marianne 
admirait  cette  délicieuse  résidence. 

—  N'est-ce  pas  à  peu  près  votre  simple  rêve  ?  lui  dit  le  prince. 

—  Oh  !  monseigneur,  c'est  plus... 

—  Eh  bien!  le  roi  m'a  permis  de  le  réaliser.  Ceci,  madame,  esta 
vous.  Voici  l'acte  de  concession  avec  le  droit  d'usage  en  forêt...  En 
attendant  que  vos  fils  puissent  devenir  des  cultivateurs  et  des  fores- 
tiers, le  garde  du  canton,  le  vieux  Flamant,  qui  vous  aime,  sera  votre 
gérant.  Il  est  un  peu  brûlé  par  le  soleil  d'Afrique,  mais  il  s'entend  à 
une  exploitation  rurale.  Soyez  heureuse  dans  cette  solitude  —  puis- 
que vous  l'aimez 

Le  petit  domaine  de  Mesnil-d'Ault  prospère.  Marianne,  que  le 


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—  186  — 

bonheur  a  rajeunie  et  rendue  meilleure  encore,  s'il  est  possible,  y 
rend  chaque  jour  hommage  à  ses  bienfaiteurs  ;  une  partie  de  ses 
épargnes  est  consacrée  aux  pauvres  glaneurs  de  faine  qui  trouvent 
chez  elle  un  accueil  hospitalier.  Elle  n'est  pas  éloignée  du  lieu  où 
son  mari  repose.  Les  mille  mètres  de  distance  qui  la  séparent  de  la 
prochaine  église  ^ne  Tempêchent  pas  d'aller  pieusement,  tous  les 
dimanches,  prier  sur  une  tombe  chère.  Ses  enfants  sont  la  fleur  du 
village;  et  le  bien-être,  qui  récompense  enfin  cette  famille  longtemps 
éprouvée,  n'est  pas  sans  influence  morale  sur  l'énergie  des  travail- 
leurs, sur  l'honnêteté  des  malheureux. 

J.-A.  DE  LÉRUE. 
(La  suite  à  une  prochaine  livraison,) 


=»*<= 


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CHRONIQUE  NORMANDE. 


Noas  avons  Tintention,  si  le  temps  et  le  Comité  de  rédaction  nous  le 
permettent,  de  donner,  dans  chaque  numéro  de  la  Revue,  une  chronique 
des  faits  intéressant  le  pays ,  Thistoire  et  les  arts,  qui  se  seraient  accomplis 
pendant  le  mois  qui  vient  de  s'écouler.  Pour  rendre  ce  tableau  meilleur 
et  cette  liste  plus  utile,  nous  prions  ceux  de  nos  confrères  qui  habitent  les 
diverses  parties  de  la  Normandie,  de  vouloir  bien  nous  honorer  de  leurs 
communications.  Témoins  des  faits  qui  se  passent  sous  leurs  jeux  ou  dans 
leur  rajon,  ils  sont  à  même  de  nous  les  transmettre  sous  un  aspect 
nouveau  et  avec  un  caractère  d'authenticité  incontestable.  Cet  enregistre- 
ment périodique  dans  un  recueil  sérieux  équivaudra,  avec  le  temps,  à  ces 
notes  quotidiennes  que  Ton  rédigeait  autrefois  dans  les  monastères,  et  qui 
nous  servent  tant  aujourd'hui. 

Antiquités  franques  découvertes  ablangy.  —  Les  journaux  de  la  Seine- 
Inférieure  ont  parlé,  pendant  le  mois  de  janvier,  d'une  découverte  d'anti- 
quités franques  faite  à  Blangy-sur-Bresle  (arrondissement  de  Neufchàtel). 
Nous  avons  obtenu  quelques  renseignements  sur  ce  fait  archéologique 
qu'il  nous  semble  utile  de  constater.  Du  8  au  12  janvier  1862,  M"*'  de 
Morgan,  propriétaire  à  Blangy,  faisait  planter  des  pommiers  au  lieu  dit 
le  Camp-Comtois,  au  hameau  du  Petit-Fontaine.  A  une  assez  faible  profon- 


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—  188  — 

deur,  les  ouvriers  ont  rencontré,  avec  leurs  pioches,  quatre  ou  cinq  sque- 
lettes dont  un  était  celui  d'un  enfant.  Les  autres  étaient  ceux  de  personnes 
avancées  en  âge,  et  deux  semblent  avoir  appartenu  à  des  hommes  d'armes. 
Le  jardinier  du  château,  qui  suivait  les  travaux  de  plantation ,  a  recueilli 
deux  haches  en  fer  qui,  probablement,  étaient  aux  pieds  des  guerriers. 
Ces  haches  ne  se  sont  jamais  rencontrées  à  d'autres  places,  aussi  bien 
dans  les  cimetières  de  la  vallée  de  l'Eaulne  que  dans  ceux  des  bords  du 
Rhin.  Six  vases  sont  sortis  des  fosses  qui  ont  été  visitées  :  trois  sont  en 
terre  noire ,  deux  en  terre  grise  et  un  sixième  en  terre  rouge.  Ces  vases 
devaient  être  placés  aux  pieds  des  défunts,  comme  cela  a  été  observé  dans 
tous  les  cimetières  francs  contemporains  de  celui  de  Blangy. 

Avec  des  ouvriers  abandonnés  à  eux-mêmes,  l'observation  est  impos- 
sible :  la  perte  ou  la  détérioration  des  objets  est  presque  assurée.  Ici,  comme 
ailleurs ,  beaucoup  de  pièces  ont  été  involontairement  égarées  ;  car  ce  ne 
fut  qu'assez  tard  que  les  terrassiers  eux-mêmes  s'aperçurent  qu'ils  étaient 
dans  un  cimetière.  L'heureuse  intervention  du  jardinier  sauva  ces  petits 
monuments  utiles  pour  l'histoire  locale.  Mais  la  grande  valeur  d'une 
sépulture  antique,  et  surtout  d'une  sépulture  franque,  est  dans  le  gisement 
des  objets  et  dans  la  place  qu'ils  occupent  au  sein  de  la  tombe.  Pareille 
observation  est  le  propre  de  la  science,  et  ici  elle  fait  complètement 
défaut. 

Nous  espérons,  au  printemps  prochain ,  nous  transporter  à  Blangy,  et 
faire ,  dans  ce  dortoir  mérovingien,  une  exploration  en  règle. 

En  attendant,  nous  enregistrons  précieusement  jusqu'aux  moindres 
vestiges  de  la  civilisation  gallo- franque;  car,  à  l'heure  où  l'on  dresse  une 
carte  de  la  Gaule ,  ou  si  l'on  veut  de  la  France  sous  Dagobert  !•',  aucune 
indication  n'est  à  négliger.  La  géographie  mérovingienne  est  pleine  de 
lacunes.  Envoyant  le  dépouillement  si  consciencieux  fait  par  Alfred  Jacobs, 
de  Grégoire  de  Tours,  de  Frédégaire  et  des  Gesta  Francorum^  on  est  surpris 
du  petit  nombre  de  localités  qu'il  a  pu  recueillir  dans  ce  grand  pays  de 
France.  Les  diplômes  et  les  agiographes  que  le  jeune  savant  se  propose 
de  consulter  n'augmenteront  que  faiblement  la  somme  des  connaissances 


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—  189  — 

acquises.  Les  cimetières  sont  donc  le  complément  de  l'histoire  et  des  chro- 
niques. Déjà  M.  Jacobs  a  bien  voulu  reconnaître  la  vérité  de  cette  obser- 
vation que  nous  lui  avons  soumise.  En  effet,  si  toute  population  suppose 
un  cimetière,  tout  cimetière  aussi  prouve  une  population  disparue.  C'est  pour 
cela  qu'il  importe  d'enregistrer  soigneusement  tous  les  points  de  la  Neustrie 
et  de  TAustrasie,  où  se  rencontrent  des  sépultures  franques.  C'est  un  des 
meilleurs  moyens  de  reconstituer  la  France  mérovingienne. 

TRANSLATION,    FAITE    A    BERNAT,    DES    PRETENDUS     RESTES    DE    JUDITH    DE 

BRETAGNE ,  DUCHESSE  DE  NORMANDIE.  —  C'cst  avec  uu  véritable  regret 
que  nous  avons  lu  dans  le  Journal  de  Bemay,  du  28  février  dernier ,  le 
récit  de  la  Translation  semi-solennelle  des  restes  de  Judith  de  Bretagne ,  dans 
l'église  de  Notre-Dame  de  la  Couture.  Que  l'épouse  de  notre  duc  Richard  II 
ail  été  inhumée  dans  l'abbaye  de  Bemay,  dont  elle  était  fondatrice,  cela 
me  paraît  très  vraisemblable ,  quoique  sa  sépulture  ait  été  revendiquée 
par  quelques-uns  pour  la  grande  abbaye  de  Fécamp.  Mais  qui  donc 
oserait  assurer  que  le  cercueil  de  plomb  trouvé  le  27  février  1861 , 
par  notre  ami  Métayer,  dans  l'ancienne  église  abbatiale  de  Bernay 
*  est  bien  celui  d'une  princesse  normande  du  xi'  siècle  ?  A  coup  sûr ,  au- 
cun archéologue  un  peu  éclairé,  aucun  critique  tant  soit  peu  exercé  n'ose- 
rait reporter  au  xi*  siècle ,  époque  où  les  cercueils  de  plomb  étaient 
rares,  un  sarcophage  dont  le  type  semble  se  rapprocher  de  nous.  Les 
deux  seuls  tombeaux  en  plomb  que  nous  connaissions  du  xi'  siècle  ont 
la  fonne  d'un  carré  long  comme  les  cercueils  de  pierre  de  ce  temps.  Ce 
«ont  ceux  de  Guillaume  de  Varenne  et  de  Gondrée,  son  épouse,  la  fille  du 
Conquérant,  retrouvés  à  Lewes  (Angleterre)  en  1845.  Ces  sarcophages 
portent  même  le  nom  des  deux  illustres  Normands  qu'ils  renfermaient. 

Mais  le  cercueil  de  Bernay,  avec  sa  forme  d'étui  et  son  enceinte  circu- 
laire pour  la  tête,  a  tout  le  type  des  sarcophages  du  xvi'et  duxvii'  siècle. 
Ceat  tout  ce  qu'une  archéologie  sage  et  éclairée  peut  affirmer  pour  le 
présent.  Ceci  soit  dit  sans  préjudicier  en  quoi  que  ce  soit  au  savant 
examen  du  squelette,  fait  le  20  septembre  1861 ,  à  l'Hdtel-de-Yille  de 


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—  190  — 

Bernay,  par  MM.  Auzoux  et  Denonvilliers,  docteurs  et  professeurs  de  la 
Faculté  de  Paris.  Le  rapport,  résumant  Topération  des  deux  célèbres  chi- 
rurgiens, a  été  rédigé  à  Saint- Aubin-d'Escroyille,  ce  sanctuaire  de  Tana- 
tomie,  et  a  été  inséré  dans  le  Journal  de  Bernay  du  17  octobre  1861. 

Nomination  db  M.  l'abbé  Colas  a  un  canonicat  de  Rouen.  —  Ni.  l^abbé 
Colas  jouit,  dans  la  ville  et  le  diocèse  de  Rouen,  d'une  honorable  notoriété. 
Il  est  connu  pour  aimer  les  sciences,  les  lettres,  les  arts  et  les  œuvres 
de  charité.  On  peut  dire  que  sa  vie  est  une  bonne  œuvre  perpétuelle.  De 
la  fortune  que  le  ciel  lui  a  donnée,  il  fait  chaque  jour  Tusage  le  plus  noble 
et  le  plus  chrétien.  C'est  donc  avec  infiniment  de  plaisir  et  de  reconnais- 
sance que  nous  avons  appris  sa  promotion  à  l'un  des  canonicats  de  l'égalise 
métropolitaine  de  Rouen.  Chacun  a  félicité  dans  son  cœur  l'éminent  et 
éclairé  prélat  qui  sait  si  bien  reconnaître  le  mérite  et  récompenser  la  vertu. 

Nous  ne  sommes  que  peu  de  chose,  mais  si  nos  félicitations  peuvent 
avoir  quelque  prix,  nous  les  accordons  sans  réserves  à  deux  récentes  no- 
minations faites  dans  le  sénat  de  l'église  de  Rouen  ;  nous  voulons  parler  ici 
de  M.  l'abbé  Robert,  d'Yvetot,  et  de  M.  l'abbé  Colas,  de  Rouen.  De  pareils 
hommes  relèvent  et  honorent  les  corporations  dont  ils  font  partie ,  et  le 
premier  pasteur  de  notre  diocèse  peut  présenter  de  tels  prêtres  aussi  bien 
au  Chapitre  qu'à  l'Académie. 

L'abb*  COCHET. 


I   I  iJli  i  I 


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PUBLICATIONS  DIVERSES. 


NoQS  annonçons  avec  plaisir  à  nos  abonnés  un  livre  destine  à  un  grand  retentisse- 
ment dans  le  monde  de  Tërudition  : 

U  NORMANDIE  SCANDINAVE  ou  ÉLÉMENTS  SCANDINAVES  DU  PATOIS 
NORMAND.  —  Un  vol.  Prix,  5  fr.  —  Avranches  et  Paris.  —  Cet  ouvrage,  qui 
ouvre  des  aperçus  nouveaux  et  profonds  sur  un  point  encore  obscur  de  nos  origines, 
est  du  aux  recherches  de  notre  collaborateur  M.  LeHrricher,  d' Avranches,  corres- 
pondant du  Ministère  de  Tinstruction  publique  pour  les  travaux  historiques,  et 
membre  de  plusieurs  Sociétés  savantes. 

DU  MÊME  AUTEUR.  —  EN  PREPARATION: 

HISTOIRE  ET  GLOSSAIRE  DU  NORMAND,  DE  L'ANGLAIS  ET  DE  LA 
LANGUE  FRANÇAISE,  d'après  la  méthode  naturelle,  historique  et  étymologique. 
Développement  d'un  mémoire  couronné  par  l'Académie  de  Rouen.  —  3  vol.  in-8°. 
18  fr.  —  Avranches  et  Paris. 

A  Rouen,  chez  A.  Lbbrumbnt,  libraire. 

Voici  encore  un  nouveau  travail  de  géographie  locale  :  «QUELQUES  PAGI  PICARDS 
ET  NORMANDS  •  que  vient  de  publier  notre  collaborateur  M.  Semichon,  membre 
do  Conseil  général  de  la  Seine-Inférieure.  —  L'auteur,  en  quelques  pages,  trace  avec 
laotorité  de  l'homme  d'études,  la  carte  des  frontières  Nord-Est  de  notre  province, 
et  conclut  que  le  pays  d'Aumale  n'a  pas  dans  l'origine  appartenu  à  la  Normandie. 

f  Je  ne  sais,  dit-il  en  finissant,  si  mes  compatriotes  me  pardonneront,  à  moi  Nor- 
>  mand,  la  broche  que  Je  me  permets  de  faire  dans  leurs  posseasiona  anciennes;  mais 


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—  192  — 

»  les  droits  de  la  vëritë  remportent  sur  toute  considération;  d'heurs,  les  Normands 
»  ont  conquis  assez  de  royaumes  sur  les  côtes  riantes  de  Tlonie,  de  Byzance  et  de 
»  Parthénope,  aussi  bien  que  dans  la  sévère  et  belliqueuse  Albion,  pour  se  consoler 
9  de  n'avoir  pas  possédé  pendant  quelques  siècles  le  pays  d'Aumale.  > 

On  pardonnera  tout  à  M.  Semichon,  et  si  la  première  loi  de  Thistorien  doit  être  le 
culte  fervent  de  la  vérité,  personne  ne  pourra  Taccuser  d'avoir  sacrifié  à  une  vanité 
puérile  la  question  des  traditions  et  des  origines  de  notre  cher  pays.  La  Bévue  de  la 
Normandie  manquerait  au  premier  de  ses  devoirs  si  elle  ne  signalait  à  Tattention  de 
la  province  Tœuvre  consciencieuse  de  M.  Semichon  où  se  trouvent  discutées  avec 
étendue  des  limites  obscures  et  longtemps  controversées.  —  G.  G. 

A  Rouen,  chez  A.  Lbbrument,  éditeur. 

DU  M&ME  AUTEUR,  — POUR  PARAITRE  PROCHAINEMENT: 

HISTOIRE  DE  LA  VILLE  D'AUMALE  ET  DE  SES  INSTITUTIONS,  avec  une 
introduction  sur  Thistoire  d'une  ville  au  moyen-âge  et  dans  l'ancien  régime.  —  Paria^ 
chez  AuBRY  et  Didier,  éditeurs. 

La  liste  des  souscripteurs  à  I'histoire  de  la  ville  d'aumalb  sera  publiée  à  la  fin 
de  l'ouvrage.  —  On  est  prié  de  se  faire  inscrire  avant  le  15  avril  prochain  (dëlai  de 
rigueur),  chez  M.  A.  Lebrument,  libraire-éditeur,  quai  Napoléon,  55,  à  Rouen. 


PETITES  COMEDIES  PAR  LA  POSTE;  —  ENFANTS  ET  FEMMES  ;  —  deux 
charmants  volumes  de  M.  Prosper  Delamare,  un  poète  homme  dn  monde  qui  &,  sans 
grande  apparence  d'efforts,  réconcilié  d'une  manière  séduisante  la  raison  et  la  rime. 

Cest  parce  qu'il  y  a  dans  les  deux  ouvrages  de  M.  Prosper  Delamare  beaucoup  de 
pièces  frappées  au  coin  d'une  rare  élégance,  que  nous  renvoyons  le  lecteur  au  volume 
qui  les  contient.   —  G.  G. 

A  Rouen,  chez  E.  Durand,  libraire,  nie  Saint-Lô,  40. 


LE  HERAUT  D'ARMES,  revue  illustrée  de  la  noblesse,  sous  la  direction  de 
M.  LE  comte  de  Bizemont,  panut  le  l*'  de  chaque  mois,  par  livraisons  de  32  pages 
grand  in-8^,  —  blasons  et  figures  dans  le  texte.  —  Prix  de  l'abonnement,  20  fr. 
par,  an  pour  toute  la  France.  —  Bureaux,  rue  du  Pont-de-Lodi,  n®  1,  à  Paris. 


I  wumkÊm,  M. 


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BEAUSAllTS. 


LE  MUSÉE  CÉRAMIQUE  DE  NEVERS. 


Quand  nous  émettions  le  vœu,  lors  de  la  belle  exposition  d*archéo- 
logie  du  mois  de  mai  dernier,  de  voir  établir  à  Rouen  un  musée 
spécial,  monument  véritable  élevé  à  la  gloire  de  notre  ancienne 
industrie  céramique,  nous  ne  pensions  guère  que  l'exemple  était 
donné  et  que  notre  idée  avait  reçu  la  sanction  de  Texpérience. 

Nous  avons  eu  la  bonne  fortmie  de  rencontrer  à  Nevers  ce  que 
nous  désirions  le  plus  vivement  étudier  et  connaître  :  une  collection 
nationale  reproduisant  la  physionomie  de  l'art  du  pays,  depuis  ses 
origines  jusqu'à  nos  jours.  Or,  quelle  a  été  la  fabrication,  tout  à 
la  fois  industrielle  et  artistique,  dont  peut,  avec  justice,  à  une  époque 
donnée  de  son  histoire,  se  glorifier  la  ville  de  Nevers?  —  Est-ce 
celle  de  la  dentelle,  de  la  tapisserie,  des  armes,  des  émaux?  —  En 
aucune  sorte  ;  amasser  à  grands  frais  des  spécimens  coûteux  de  ces 
genres  si  différents,  dans  un  centre  où  ils  n'auraient  évoqué  nul 
souvenir,  c'eût  été  perdre  un  temps  précieux  dans  l'accomplisse- 
ment d'une  tâche  pénible  et  sans  résultats  satisfaisants.  On  ne  l'a 

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—  194  — 

donc  pas  tentée,  cette  besogne  inutile,  mais  on  s'est  rappelé  qu'au 
xvii"  siècle  la  céramique  avait  fait  l'honneur  de  la  cité.  On  a  pensé, 
avec  raison,  qu'une  réunion  d'échantillons  des  produits  de  cette  in- 
dustrie, pris  à  toutes  les  phases  de  ses  transformations,  aurait  un 
intérêt  immense,  stimulerait  le  zèle  des  artistes  contemporains,  ré- 
veillerait dans  les  masses  le  sentiment  du  goût  au  spec:tacle  du  beau, 
serait  un  enseignement  et  un  exemple.  Des  honimes  intelligents  et 
courageux  se  sont  mis  à  l'œuvre,  et,  en  quelques  années,  ont  réussi 
par  leurs  efforts  persévérants  à  fonder  ce  Musée  Nivernais,  appelé 
à  devenir  une  des  curiosités  de  la  France  centrale,  et  le  modèle 
parfait  de  ces  collections  locales  que  nous  voudrions  tant  voir  se 
multiplier  pour  l'instruction  de  tous. 

Quand  on  considère  ses  richesses  monumentales,  on  peut  dire  que 
Nevers  n'avait  pas  besoin  de  son  Musée;  c'est  une  des  villes  les 
plus  intéressantes  de  notre  France,  si  bien  douée  en  cités  riches  et 
remarquables.  Elle  est  bâtie  en  amphithéâtre,  sur  une  colline  qui 
vient  finir  en  glacis  légèrement  incliné  au  bord  de  la  Loire;  —  un 
ruisseau,  que  l'on  traverse  à  gué  dans  la  belle  saison,  et  qui,  en 
hiver,  sera  un  fleuve  impétueux.  —  Du  haut  du  pont  qui  coupe  ce 
fleuve,  le  coup-d'œil  est  des  plus  agréables  pour  l'antiquaire  et  le 
simple  promeneur.  Au  sommet  de  l'échafaudage  des  maisons,  entre- 
coupées d'arbres  verdoyants ,  s'élève  la  cathédrale,  aux  lourds  piliers 
Romans;  et,  un  peu  à  droite,  les  tourelles  élégantes  du  palais  des 
ducs  se  profilent,  droites  et  élancées,  dans  le  ciel  lumineux. 

Nevers  a  conservé  l'aspect  d'une  ville  italienne.  Elle  renferme 
des  jardins  verts  en  grand  nombre,  et  des  couvents  presque  à 
chaque  tournant  de  rue.  Ce  sont  partout  des  murailles  élevées,  des 
fenêtres  grillées,  le  sommeil  des  cloîtres Mais  ne  vous  laissez 


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—  195  — 

pas  prendre  à  cette  langueur  apparente  et  toute  superficielle.  Der- 
rière ces  murs  épais  fermente  l'activité  d'une  population  d'élite. 
La  race  semble  laborieuse  et  diligente,  les  hommes  remuants  et 
audacieux;  les  travaux  de  l'intelligence  doivent  être  recherchés 
avidement,  et  plus  d'une  œuvre  solide  s'élabore  dans  ces  pacifiques 
solitudes.  Nous  avons  dit  trop  de  bien  de  la  population  masculine 
pour  ne  pas  rendre  aux  femmes  ce  qui  leur  appartient;  elles  sont 
séduisantes  et  paraissent  douées  de  toutes  les  richesses  qui  font 
Tapanage  de  leur  sexe. 

Par  les  portes  entr'ouvertes  se  dessinent  des  formes  élégantes, 
et  des  jeunes  filles  curieuses  font  briller,  comme  des  étincelles, 
leurs  yeux  ardents  à  la  fenêtre  des  vieilles  maisons.  Le  sang  riche 
et  fécond  de  l'Italie  coule  dans  ces  veines,  qui  se  sont  ouvertes  à 
Talliance  fortifiante  des  Gonzague.  La  flamme  qui  brûle,  énergique 
et  passionnée,  dans  les  regards  des  femmes  de  Mantoue,  a  laissé 
dans  les  prunelles  brunes  de  leurs  sœurs  un  reflet  splendide  qui 
ne  s'éteindra  pas.  Les  Nivernaises  le  prodiguent  avec  ce  charme 
particulier  —  la  grâce,  —  qui  ne  leur  appartient  pas  en  propre, 
mais  que  toutes  les  Françaises  trouvent  dans  leur  berceau  en  venant 
au  monde,  comme  un  patrimoine  inséparable  et  un  trésor  qui  leur 
est  dû. 
A  chaque  pas,  nous  retrouverons  ici  l'Italie. 
Elle  a  signalé  son  passage,  —  comme  les  divinités  favorables  de 
rOlympe  antique ,  —  en  faisant  le  bien  ;  en  touchant  le  front  des 
enfants  de  l'hospitalière  cité  qui  l'avait  accueillie,    ou  du  sceau 
magnifique  de  l'art,  ou  de  celui  de  la  beauté,  plus  grande  que  lui, 
—  puisque  l'art  émane  de  l'homme  et  qu'elle  est  un  des  reflets  de  la 
lumière  de  Dieu  ! 


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—  196  — 

Mais,  en  quel  temps  et  comment  se  produisit  à  Nevers  Tinfluence 
italienne,  et  par  qui  fut-elle  dirigée?  c'est  ce  que  nous  allons  exposer 
sommairement  : 

Les  ducs  de  Mantoue  devinrent  ducs  de  Nevers,  en  1565,  par  le 
mariage  de  Louis  de  Gonzague,  fils  de  Frédéric  II,  souverain  de 
Mantoue,  avec  Henriette  de  Clèves,  petite-fille  de  François  de 
Clèves,  comte  de  Nevers.  Ce  dernier  avait  obtenu  du  roi  François  I" 
l'érection  du  Nivernais  en  duché-pairie  en  1538,  et  semé  la 
moisson  féconde  que  ses  enfants  devaient  recueillir  plus  tard. 

Quand  Louis  de  Gonzague  quitta  la  Lombardie,  il  avait  vingt- 
cinq  ans,  et  ne  partit  point  seul.  Il  fut  accompagné  par  l'élite  de 
ses  favoris  et  quelques  artistes  choisis,  dont  la  société  devait  lui 
rendre  moins  pénible  son  éloignement  de  cette  Italie,  —  attrayante 
syrène ,  —  qu'on  ne  quitte  jamais  sans  emporter  une  blessure  au 
cœur.  De  son  côté,  Henriette  de  Clèves  se  chargea  du  soin  de  faire 
perdre  à  son  manie  souvenir  delà  patrie  absente.  Elle  était  passa- 
blement jolie,  pour  une  Nivemaise  de  ce  temps-là,  et  il  ne  paraît 
pas  que  Louis  de  Gonzague  ait  eu  à  se  repentir  d'avoir  changé  de 
duché. 

Il  avait  fait  à  la  cour  de  son  père  l'apprentissage  de  la  somptuo- 
sité. Les  ducs  de  Mantoue  menaient  le  train  de  rois  d'Italie.  Il  avait 
vu  Frédéric  II  appeler  Jules  Romain  près  de  lui  ;  il  avait  assisté  à 
cette  prodigieuse  transformation  de  la  cité  natale  qui  arrachait  au 
vieux  duc  ces  paroles  caractéristiques:  —  <i  Mantoue  n'est  plus  ma 
ville  ;  c'est  la  ville  de  Jules  Romain.  »  —  Aussi,  avait-il  conservé 
de  ces  spectacles  grandioses  une  impression  profonde,  et  toutes  les 
fois  qu'il  trouva  l'occasion  de  favoriser,  par  quelque  moyen,  le  déve- 
loppement des  arts  et  des  lettres  dans  son  duché  de  Nevers,  Louis 


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—  197  — 

de  Gonzague,  fort  de  Texemple  paternel,  se  hâta  toujours  de  mar- 
cher résolument  dans  la  voie  féconde  où  le  poussaient  naturellement 
les  traditions  de  sa  race  et  l'ëlégance  de  ses  instincts. 

A  cette  époque  d'exception  où  lesMédicis,  à  Florence  ;  les  Este, 
àFerrare,  n'avaient  qu'à  frapper  du  pied  pour  faire  sortir  de  terre 
des  légions  de  sculpteurs,  de  peintres  et  d'architectes,  tout  grand 
seigneur  regardait  comme  un  devoir  d'encourager  ceux  qui  contri- 
buaient à  la  grandeur  de  la  mère-patrie.  Pas  de  petit  prince  lillipu- 
tien qui  n'eût  à  sa  solde  quelque  grand  génie  dont  l'histoire  n'a 
pas  conservé  le  souvenir,  mais  dont  les  œuvres,  signées  d'un  nom 
inconnu,  sont  restées  comme  autant  d'énigmes  proposées  aux 
admirations  de  la  postérité. 

Louis  de  Gonzague,  nous  l'avons  dit,  aimait  les  arts,  et  cherchait 
par  tous  les  moyens  à  manifester  la  sollicitude  dont  il  était  animé 
à  l'endroit  des  hommes  dont  le  talent  fait  la  véritable  gloire  d'un 
règne.  L'occasion  lui  fut  offerte  de  faire  preuve  des  bonnes  dispo- 
sitions qu'il  avait  en  réserve  pour  les  innovateurs  et  les  chercheurs. 

Un  jour,  dans  une  promenade,  une  chasse  peut^tre,  un  des 
Italiens  appartenant  à  la  suite  du  duc,  découvre  aux  environs  de 
Nevers  une  terre  particulière  qui  ressemble  à  s'y  méprendre  aux 
argiles  plastiques  de  son  pays. 

La  vaisselle  d'argent  commençait  alors  à  tomber  en  défaveur  :  sur 
les  buffets  royaux  et  les  tables  princières ,  il  devenait  de  bon  goût 
d'étaler  des  faïences  peintes,  tirées  pour  la  plupart  des  ateliers  de 
Faënza.  Aussi  le  duc  fut-il  enchanté,  quand  son  ingénieux  compa- 
triote, apercevant  dans  sa  trouvaille  l'indice  d'un  succès  certain, 
lui  proposa  de  fonder,  aux  portes  du  palais,  un  établissement  destiné 
à  reproduire  ces  objets  si  recherchés. 


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—  198  — 

Bientôt  arrivent  d'Italie  des  ouvriers  habiles,  des  peintres  rom- 
pus aux  secrets  de  l'émaillation  :  les  essais  commencent,  sont  pour- 
suivis sans  relâche  et  réussissent  enfin,  grâce  aux  efforts  persévé- 
rants de  tous.  La  fabrication  à  Nevers  de  la  faïence,  genre  italien^ 
devient  alors  une  conquête  acquise. 

Le  duc  n'oublia  pas  celui  qui  venait  de  créer  dans  son  État  une 
industrie  importante  et  curieuse.  Nous  le  voyons  le  gratifier  de 
lettres  de  naturalisation,  et,  comme  ce  n'était  pas  assez  pour  un 
Gonzague,  il  lui  donne  aussi  des  armes  (1),  un  titre  de  noblesse,  un 
privilège,  à  l'abri  duquel  l'art  nouveau  put  se  développer  et  marcher 
avec  sécurité  à  son  perfectionnement  légitime.  Sous  l'égide  de  cette 
protection  distinguée  et  puissante,  la  manufacture  de  Nevers  fait  des 
progrès  immenses  :  elle  va  pouvoir  rivaliser  dignement  avec  ses 
modèles  et,  sans  atteindre  la  perfection  de  ces  derniers,  produire 
des  pièces  d'une  grâce  parfaite  et  d'une  valeur  incontestable.  Les 
couleurs  sont  moins  vives,  ont  moins  d'intensité  que  les  émaux  d'Ita- 
lie, et  c'est  le  caractère  qui  fera  distinguer  l'œuvre  des  disciples  de 
l'œuvre  des  maîtres;  car  le  dessin  ne  présente  pas  de  différences 
bien  saisissables.  On  emploie  toutes  les  couleurs  de  l'arc-en-cîel, 
moins  le  rouge  cependant.  C'est  toujours  là  le  summum  opus  des 
céramistes  de  tous  les  temps  et  de  tous  les  pays.  Le  jaune,  le  bistre, 
le  noir,  le  vert,  le  bleu,  servent  tour-à-tour  au  peintre  à  manifester 

(1)  Voir,  sur  ce  sujet,  un  remarquable  ouvrage  en  cours  de  publication, 
dû  aux  recherches  savantes  de  M.  Du  Broc  de  Ségange,  secrétaire  gé- 
néral du  département  de  la  Nièvre  et  conservateur  du  Musée  Nivernais. 
C'est  un  travail  que  nous  no  pouvons  trop  recommander  à  tous  égards,  et 
sur  lequel  nous  appelons  l'attention  des  amateurs. 


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—  199  — 

la  richesse  de  sa  palette  et  Taident  parfaitement  à  réaliser  les  concep- 
tions ingénieuses  de  son  cerveau.  C'est  le  temps  classique  où  l'on 
aime  à  prendre  les  sujets  de  décoration  dans  l'histoire  mythologique, 
—  cette  source  fécondante  où  viennent  boire,  depuis  Raphaël,  les 
altérés  de  l'infini.  —  Ils  firent  à  Nevers, — ce  qu'avaient  fait  à  Rome, 
à  Venise,  à  Florence,  leurs  frères  et  leurs  maîtres,  —  le  tour  du 
monde  païen,  qui  les  inspira  des  actions  surhiunaines  de  ses  Héros 
et  des  aventures  étranges  de  ses  Dieux. 

Voilà  donc  fondée  ce  qu'on  appelle  lajor^wiA*^  manière  de  Nevers, 
cestrà-dire  l'imitation  pure  et  simple  des  fabrications  italiennes;  on 
ne  cherche  pas  encore  à  créer  un  style  particulier,  les  secrets  du 
métier  proprement  dits,  les  tours  de  main  de  i'atelier  n'étant  pas 
encore  développés,  et  pendant  une  assez  longue  période  on  se 
contente  de  copier. 

Vers  1650,  paraît  pour  la  première  fois  dans  l'histoire  de  l'art  le 
nom  de  Custode,  qui  reflète  bien  son  origine.  (En  italien,  custode ^ 
gardien.  )  Les  Custode  commencent  par  reproduire  servilement  ce 
qui  s'est  fait  avant  eux,  et  leurs  premiers  essais,  très  remarquables 
au  point  de  vue  du  dessin,  sont  la  contre-partie  textuelle  du  genre 
exercé  par  leurs  devanciers;  mais  nous  retrouverons  leur  nom  pen- 
dant plus  d'un  demi-siècle,  à  la  tête  de  tous  les  perfectionnements 
et  de  toutes  les  découvertes.  Ils  seront  les  inventeurs  de  ces  belles 
statuettes  de  saints  ou  de  vierges,  modelées  avec  tant  de  grâce,  et 
que  toutes  les  fabriques  chercheront  un  jour  à  reproduire  sans 
pouvoir  y  parvenir  jamais.  C'est  encore  sous  l'influence  des  Custode 
que  nous  voyons  apparaître  une  sorte  de  faïence  très  originale  :  le 
fond  est  bleu  intense,  et  sur  ce  fond  inusité  sont  peints  en  camaïeu 
blanc  ou  simplement  au  trait,  des  arbres,  des  ornements,  des  fleurs, 


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—  200  — 

des  personnages.  Cette  fabrication  a  dû  être  des  plus  considérables 
et  jouir  d'une  grande  vogue,  car  on  en  retrouve  des  spécimens 
assez  nombreux.  D*où  fut-elle  importée?  C'est  ce  que  nous  allons 
faire  en  sorte  de  déterminer.  Il  a  été  dit  et  affirmé  que  ces  faïences 
étaient  originaires  de  la  Perse  ;  nous  ne  le  croyons  pas,  et  cette 
opinion  vient  d'un  déplorable  abus  de  l'étymologie.  Pers,  en  vieux 
langage  français,  est  synonyme  de  bleu  :  on  disait  des  yeux  pers, 
pour  des  yeux  bleus,  et  conséquemment  faïence  perse,  pour  faïence 
bleue.  De  là,  des  antiquaires  plus  ou  moins  érudits  ont  fait  depuis 
faïence  de  Perse,  et  trouvé,  de  cette  manière,  que  Nevers  était 
redevable  aux  Persans  du  secret  de  ce  genre  particulier;  ce  n'est 
pas  mal  imaginé,  sans  doute,  mais  c'est  de  la  fantaisie  archéolo- 
gique. Il  est  plus  simple  de  supposer  que  les  procédés  de  cette  fabri- 
cation nouvelle  furent  empruntés  aux  Vénitiens,  qui  réussirent  ces 
fonds  bleus  avec  un  art  infini.  Nous  avons  rencontré  à  Sèvres,  dans 
le  musée  céramique,  à  l'appui  de  notre  opinion,  un  échantillon  de 
bleu  de  Venise,  rehaussé  d'or,  et  nous  n'avons  point  aperçu  de 
différence  de  ton  entre  le  fond  de  cette  pièce  et  celui  des  objets 
authentiques  faits  à  Nevers.  Aussi  croyons-nous  que,  pour  cette 
sorte  de  faïence,  l'Italie  fut  encore  la  grande  inspiratrice  des  artistes  ^^^ 
Nivernais,  magna parens.  ,y  g|| . 

Après  ces  épreuves  et  ces  essais  brillants,  il  appartenait  à  ceux^^i^ 
dont  la  main  s'était  formée  dans  ces  travaux  persévérants,  de  fonder 
le  genre  spécial  qui  devait  faire  sortir  la  fabrique  de  Nevers  du 
chemin  battu  des  reproductions  ou  des  imitations.  Ils  ne  manquèrent 
point  à  cette  tâche  honorable.  Après  les  plats,  les  potiches  poly- 
chromes et  les  bleus  intenses,  c'est  le  tour  de  ces  buires  élégantes, 
de  ces  aiguières  élancées,  à  anses  recourbées,  où,  sur  un  émail 


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—  201  — 

teinté  d'azur,  se  dessinent,  cernés  d'un  trait  violet  au  manganèse, 
les  sujets  diflfërents  empruntés  aux  toiles  des  grands  maîtres  de 
toutes  les  écoles.  Nous  sommes  arrivés  à  la  belle  époque  de  l'art 
dont  les  traditions  vont  s'étendre  jusqu'au  milieu  du  xviii*  siècle. 
Des  naïades,  descendues  des  murailles  de  la  Farnésine,  où  des  bu- 
veurs Hollandais  (collection  de  Sèvres)  viennent  animer  tour  à  tour, 
avec  une  hardiesse  de  touche  extraordinaire,  des  pièces  d'une  gran- 
deur relativement  considérable.  Tantôt  des  mascarons  ou  des  têtes 
de  bélier  se  détachent  au  fronton  des  fontaines  colossales  ou  des 
vases  d'ornement;  tantôt  des  Chinois  ventrus  se  pavanent  dans  les 
plats  à  larges  bords,  et  rappellent,  avec  plus  d'élégance  et  moins 
de  monotonie,  le  genre  favori  de  Delft.  Pendant  un  siècle,  le  décor 
bleu  sur  émail  blanc,  —  ces  deux  bases  par  excellence  de  la 
faïence,  —  ont  été  les  seuls  éléments  employés  par  les  artistes. 

Avec  la  Révolution  reparaissent  les  dessins  polychromes. 

On  écrit  sur  la  vaisselle,  —  ne  pouvant  les  graver  dans  tous  les 
cœurs,  —  ces  grands  mots  de  Liberté,  Égalité,  surmontés  du 
symbole  ordinaire  :  seulement,  à  Nevers,  comme  le  rouge  est  tou- 
jours le  grand  mystère,  on  coiffe  étrangement  la  République.  Dût 
en  souffrir  sa  majesté  souveraine,  on  l'affuble  d'un  bonnet  jaune, 
qui  pourrait  parfaitement  rivaliser  avec  celui  du  Malade  imaginaire. 
Ces  jours  d'agitation  et  de  crise  sont  marqués  par  l'infériorité  des 
œuvres  artistiques;  partout  et  à  propos  de  tout,  éclate  la  négli- 
gence des  ouvriers,  que  sans  doute  de  plus  hautes  préoccupations 
absorbent.  Nous  avons  eu  l'occasion  de  signaler,  vers  1792,  une 
transformation  déplorable  dans  la  fabrication  de  Rouen;  le  même 
caractère  se  retrouvera  dans  les  productions  de  Nevers  à  cette 
époque.  C'est  l'heure  de  la  désorganisation  et  du  chaos.  La  couleur 


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et  le  dessin,-  pour  se  vulgariser  et  descendre  davantage,  font  assaut 
de  platitude  et  d'inepties.  Plus  de  style,  plus  d'aspirations  vers  le 
beau;  partout  la  trivialité  mise  à  la  place  de  l'élégance. 

Comme  conséquence  de  cette  période  désastreuse,  il  faut  citer 
ces  caricatures  grossières  et  ces  scènes  populaires  bizarres,  peintes 
par  des  mains  inhabiles  et  destinées,  paraît-il,  à  l'ébahissement  de 
nos  bons  aïeux.  Nous  ne  ferons  que  signaler  ce  genre,  —  passager 
comme  une  mode  de  printemps.  —  Là,  en  eflTet,  où  il  n'y  a  ni  labeur 
de  la  pensée,  ni  recherche  dans  l'exécution  matérielle,  il  est  inu- 
tile d'arrêter  l'attention  et  le  regard. 

Avant  de  finir,  pourtant,  et  sans  nous  étendre  sur  l'état  de  l'in- 
dustrie contemporaine  à  Nevers,  il  est  intéressant  de  reconnaître  et 
de  dire  que  les  traditions  ne  sont  pas  absolument  perdues,  et  qu'on 
y  fait  actuellement  de  la  faïence  de  ménage  plus  fine  et  plus  soi- 
gnée que  dans  beaucoup  d'autres  centres  plus  importants.  Peut-être 
un  jour,  au  spectacle  magnifique  des  reliques  du  passé,  une  renais- 
sance sortira-t^Ue  de  terre,  rajeunie  et  inspirée  !  Aujourd'hui  plus 
que  jamais,  il  est  permis  d'en  concevoir  l'espérance  légitime. 

Le  Musée  céramique  est  un  merveilleux  livre  où  le  plus  ignorant 
peut  apprendre,  en  quelques  heures,  l'histoire  complète  de  l'art  qui 
a  fait  naguère  l'illustration  de  la  cité.  Fondé  depuis  quelques  an- 
nées seulement,  il  renferme  déjà  plus  de  500  échantillons  qui  tous 
ont  leur  intérêt,  et  dont  plusieurs  sont  des  chefs-d'œuvre  excep- 
tionnels et  introuvables.  Des  spécimens  bien  choisis  de  toutes  les 
fabriques  françaises  indiquent  le  genre  de  chacune  d'elles  et  faci- 
litent les  comparaisons.  Chaque  amateur,  chaque  noble  famille  a 
voulu  contribuer,  pour  sa  part,  à  l'ensemble  de  la  collection  et  aider 
à  l'accroissement  des  richesses  acquises  par  l'administration  supé- 


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rieure.  Avec  un  crédit  modique,  le  Musée  s'enrichit,  tous  les  ans, 
d'échantillons  intéressants,  grâce  aux  soins  intelligents  et  dévoués 
d'un  conservateur  habile.  —  M.  Du  Broc  de  Ségange,  qui  a  accepté 
ce  titre  honorable,  doit  être  récompensé  de  son  zèle,  aujourd'hui 
que  le  succès  obtenu  par  le  Musée  de  Nevers  a  dépassé  toutes  les 
prévisions. 

Là  richesse  du  cadre  n'a  jamais  fait  tort  au  tableau. 

Par  une  coïncidence  heureuse,  les  faïences  sont  logées  dans  ce 
palais  élégant  d'où  les  Gonzague  donnèrent  l'impulsion  aux  premiers 
essais.  Le  palais  ducal  est  un  des  monuments  les  plus  simples  de  la 
fin  du  xv*  siècle;  il  ne  présente  pas  les  richesses  sculpturales  qui  se 
rencontrent  fréquemment  dans  les  constructions  de  cette  époque, 
mais  il  est  d'une  ampleur  et  d'une  légèreté  de  lignes  véritablement 
parfaites.  Les  branches  noueuses  du  blason  des  Clèves  qui  s'entre- 
lacent dans  une  frise  étroite,  et  des  sujets  de  chasse  en  demi-relief. 
Tiennent  rompre  agréablemenif  les  plans  de  la  façade,  et,  sans  viser 
à  l'ornementation,  concourir  puissamment  à  la  grâce  et  à  l'effet.  Ce 
aoble  édifice,  restauré  dans  ces  dernières  années  avec  une  rare 
intelligence  de  l'esprit  de  l'époque,  convenait  bien  pour  renfermer 
les  trésors  artistiques  qui  lui  sont  confiés,  et  l'on  ne  pouvait  ambi- 
tionner un  plus  digne  asile  pour  cette  collection  céramique  appelée 
à  devenir,  avec  l'aide  du  temps,  une  des  plus  riches  de  la  France. 


Peut-être,  dira-t-on,  que  nous  nous  sommes  bien  longuement 
arrêté  sur  la  question  des  origines  de  ce  Musée  de  Nevers,  mais 
nous  avions  à  remplir  une  double  tâche  ;  payer  à  la  belle  collection 


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Nivernaise  notre  tribut  d'hommages,  et  dire  à  nos  compatriotes 
quels  enseignements  nous  y  avons  recueillis. 

Il  y  a,  depuis  quelques  années,  un  revirement  salutaire  des  es- 
prits vers  l'antiquité;  les  représentants  les  plus  illustres  de  l'art 
contemporain  s'inspirent  des  traditions  et  des  modèles  qui  ont  guidé 
nos  premiers  maîtres.  La  recherche  des  monuments  primitifs,  l'his- 
toire des  développements  et  des  transfigurations  de  l'art,  préoccu- 
pent au  plus  haut  point  les  plus  nobles  intelligences  de  notre  temps. 
Les  collections  se  multiplient,  les  amateurs  abondent;  mais  ce 
mouvement  serait  stérile  s'il  n'était  sagement  réglementé. 

Il  ne  suffit  pas,  en  effet,  de  s'agiter  au  hasard,  d'embrasser,  dans 
une  ardeur  frébrile,  l'universalité  de  ce  monde  sans  limites  qui  a 
nom  la  curiosité.  Nous  perdrions  ainsi  notre  temps  et  nos  peines. 

La  province  doit  échapper  toujours,  —  quoiqu'on  fasse,  —  à 
l'imbécile  formule  de  la  décentralisation^  et  c'est,  nous  le  croyons, 
un  bonheur  pour  la  province  de  conserver  son  existence  indivi- 
duelle. Nous  ne  serons  jamais  ni  Paris,  ni  Rome.  Nous  ne  saurons 
jamais  édifier  ni  un  Panthéon,  ni  un  nouveau  Louvre;  mais  ce  n'est 
pas  une  raison  pour  laisser  désert  l'autel  de  nos  dieux. 

Si  nous  devons  renoncer  à  l'espoir  de  jamais  posséder,  en  pro- 
vince, les  grands  modèles  et  les  chefs-d'œuvre  des  maîtres,  nous 
pensons,  et  nous  l'avons  déjà  dit,  «  qu'il  faudrait  résumer  en  de 
»  petits  musées  permanents  les  productions  artistiques  particulières 
»  à  chacune  de  nos  provinces  et  créer  ainsi  la  géographie  de  Fart. 
»  —  Limoges  aurait  les  émaux;  Dieppe,  les  ivoires;  Beauvais,  les 
»  tapisseries;  Ne  vers  et  Rouen,  les  faïences.  » 

C'est  vers  la  réalisation  de  ce  projet  que  nous  appelons  avec  con- 
fiance la  bienveillante  sollicitude   des  personnes  distinguées  qui 


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—  205  — 

sont  à  même  de  Texëcuter  dignement.  Il  appartient  à  notre  admi- 
nistration municipale,  si  éclairée,  et  si  jalouse  de  nos  antiquités  lo- 
cales, d'ouvrir  et  de  consacrer  le  sanctuaire  où  viendront  prendre 
place  les  débris  aujourd'hui  dispersés  de  notre  magnifique  industrie 
céramique.  Ce  que  Nevers  a  si  bien  fait,  avec  des  ressources 
minimes,  Rouen  peut  l'accomplir  sans  difficulté.  Nous  en  avons 
l'assurance,  et  nous  sommes  persuadé  que  les  hommes  actifs  et  zélés 
qui  ont  l'honneur  de  remplir  les  premières  fonctions  publiques  vou- 
dront attacher  leur  nom  à  l'édification  de  ce  Musée  céramique  de 
Rofuerij  qui  sera,  —  pour  la  cité  comme  pour  ses  fondateurs,  —  une 
gloire  de  plus. 

Gustave  GOUELLAIN. 


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HISTOIAES. 


DEUX  FARCEURS  NORMANDS. 


Gros-Guillaume  &  Gaultier  Gargouille. 


La  farce,  genre  vrai,  s'il  en  fut  jamais,  —  la  farce,  qui  a  enfanté  Molière, 
—  est  comme  un  fruit  naturel  du  terroir  français.  On  la  retrouve  dans  une 
foule  de  coutumes  qui  ont  traversé  le  Moyen-Age  ;  elle  brille  surtout  au 
théâtre,  aussi  bien  avant,  comme  après  la  Renaissance. 

Longtemps  la  farce  a  vécu  de  personnalités.  La  basoche  qui,  pendant  de 
nombreuses  années,  en  conserva  le  monopole,  ne  se  faisait  pas  faute,  quand 
venait  le  grand  jour  du  Mardi-Gras,  de  s'emparer  de  l'aventure  scandaleuse 
du  moment,  pour  égayer  la  foule  par  de  bonnes  et  dures  vérités  qui  passaient 
en  franchise  sous  le  manteau  de  la  folie.  Toute  circonstance  qui  appelait  la 
répression  par  le  ridicule,  était  saisie  au  passage  et  jouée  à  l'impromptu 
par  les  impitoyables  confrères.  Les  farceurs  de  l'ancien  théâtre  s'accoutu- 
mèrent fort  aisément  à  ne  pas  agir  d'une  autre  manière. 

Pendant  près  de  trois  siècles,  du  xiv*  à  la  fin  du  xvi*,  les  farces  drama- 
tiques furent  écrites  en  vers.  Cette  forme,  qui  se  prétait  mal  à  l'improvisation 


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des  épisodes  additionnels  inspirés  par  Thistoire  du  jour,  finit  par  tomber 
peu  à  peu  en  désuétude.  Le  public  et  les  joueurs  de  farces  auraient  trop 
perdu  à  manquer  Tà-propos  d'une  malice  :  la  prose,  plus  commode  à  se 
plier  à  toutes  les  exigences,  se  trouva  donc,  par  la  force  des  choses,  substi- 
tuée aux  vers.  Alors  les  comédiens,  conviés  de  plus  en  plus  par  la  malignité 
publique  à  vivre  de  scandale  au  jotir  le  jour,  durent  être,  en  même  temps, 
des  improvisateurs,  sinon  pour  créer  toujours  des  farces  satiriques  tout 
d'une  pièce,  au  moins  pour  faire  entrer  dans  un  cadre  connu  d'avance 
Tactualité  propre  à  solliciter  le  rire. 

Les  anciennes  farces,  remises  en  style  plus  accessible  aux  intelligences 
de  répoque,  celles  qui  furent  importées  d'Italie,  devinrent  le  canevas  sur 
lequel  se  multiplièrent  les  broderies  de  circonstance.  Tout  farceur  intelli- 
gent n'eût  donc  pas,  à  cette  époque,  seulement  à  rendre  avec  plus  ou  moins 
de  supériorité  les  œuvres  des  écrivains  dramatiques;  il  dut  encore,  fort 
souvent,  être  lui-même  un  peu  auteur. 

Yalleran,  Jodelet,  Bruscambille,  Turlupin,  Gaultier  Garguille  et  Gros- 
Guillaume  :  voilà,  au  commencement  du  xviii*  siècle,  entre  autres  comé- 
diens, quelques-uns  de  ceux  qui,  sur  les  théâtres  de  Paris,  excellaient  à 
redonner  vigueur  à  la  vieille  tradition  de  la  farce,  en  la  riyeunissant  par 
Finterpolation  quotidienne  des  faits  de  la  chronique  scandaleuse.  —  Les 
deux  derniers  étaient  Normands. 

Gros-Guillaume  et  Gaultier  Garguille  ont  eu  leur  légende,  qui,  au  reste, 
comprend  aussi  leur  camarade  Turlupin. 

Ainsi,  selon  un  mémoire  manuscrit  cité  par  les  auteurs  de  VHistoire  du 
Théâtre-Frmçois  (les  frères  Parfait),  ils  auraient  été  tous  les  trois  garçons 
boulangers,  faubourg  Saint-Laurent,  à  Paris.  Sans  étude,  mais  doués  d'esprit 
et  d'imagination,  les  trois  amis  se  mirent  en  tête  de  jouer  la  comédie  et  de 
composer  des  pièces  ou  fragments  comiques,  a  sur  tout  ce  qui  pu  leur  venir 
en  pensée,  ce  qu'on  a  appelé  depuis  turlupinades.  a  Pour  leurs  débuts,  ils 
allèrent  louer  un  petit  jeu  de  paume  à  la  porte  SaintnJacques,  vers  l'entrée 
du  fossé,  appelé  de  l'Estrapade,  et  avec  un  théâtre  portatif  et  des  toiles  de 
^teau  pour  leur  servir  de  décorations,  ils  auraient  joué,  depuis  une  heure 


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jusqu'à  deux,  pour  les  écoliers,  et  les  soirs  également,  à  raison  de  deux  sous 
six  deniers  par  personne.  On  îyoute  qu'après  leur  association  avec  les  comé- 
diens de  riiôtel  de  Bourgogne,  Gros-Guillaume  ayant  eu  la  hardiesse  de 
contrefaire  un  magistrat  affecté  d'un  tic  à  la  bouche,  les  trois  amis  furent 
décrétés.  Gaultier  Garguille  et  Turlupin  prirent  la  fuite;  mais  Gros-Guil- 
laume, mis  au  cachot  de  la  Conciergerie,  éprouva  un  tel  saisissement,  qu'à 
quelques  temps  de  là  il  tomba  malade  et  mourut.  Ses  deux  confrères  ne 
devaient  lui  survivre  que  de  quelques  jours  :  la  douleur  les  emporta  l'un  et 
Tautredansla  même  semaine... 

Il  y  a  dans  tout  cela  bien  peu  de  chose  qui  soit  exact.  Je  vais  rétablir  ici 
la  vérité  sur  le  compte  de  nos  deux  compatriotes,  et,  à  cet  égard,  je  m'em- 
presse de  déclarer  que  je  ferai  largement  mon  profit  des  documents  recueillis 
sur  eux  par  M.  Edouard  Fournier,  dans  son  introduction  à  la  nouvelle 
édition  des  Chansons  de  Gaultier  Garguille. 

«  Encore  que  le  vieux  proverbe  dit  que  de  ce  pays  de  Normandie  il  ne 
vient  point  de  meneurs  d'ours  ny  de  basteleurs,  il  est  très  vray  pourtant  que 
j'en  suis  venu  aussi  bien  que  toy.  » 

Ces  paroles,  à  l'adresse  de  Gros-Guillaume,  sont  attribuées  à  Gaultier 
Garguille,  dans  la  facétie  intitulée  :  Sofoge  arrivé  à  un  homme  (Timportance 
(Paris,  1634).  Ainsi  il  demeure  constaté,  sans  qu'il  soit  besoin  de  chercher 
d'autres  témoignages,  que  nos  deux  bouffons  sont  originaires  de  la  même 
province. 

Au  reste,  comme  on  le  reconnaît  tout  d'abord,  Gros-Guillaume  et  Gaultier 
Garguille  sont  deux  surnoms  de  théâtre,  et  nous  verrons  bientôt  que  ceux  qui 
les  portaient  en  avaient  encore  adopté  chacun  un  autre. —  Le  vrai  nom  du 
premier  était  Robert  Guérin  ;  celui  du  second,  Hugues  Guéru. 

Robert  Guérin  naquit,jene8ais  sur  quel  point  de  laterre  normande,  vers 
l'année  1560,  plutôt  avant  qu'après.  — C'est  à  Caen,  selon  Tallemant  des 
Réaux,  que  Hugues  Guéru  reçut  le  jour,  et  sa  naissance  parait  pouvoir  être 
fixée,  avec  assez  de  certitude,  à  l'année  1573. 

Selon  Sauvai  {Antiquités  de  Paris)^  Robert  Guérin  a  commença  à  monter 
sur  le  théâtre  dés  qu'il  commença  à  parler.  »  En  supposant  cette  assertion 


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fondée,  on  serait  assez  naturellement  conduit  à  penser  qu'il  dut  faire 
ses  premiers  essais  en  Normandie.  L'auteur  du  Testament  de  Gros-Guil- 
lautne,  facétie  datée  de  1634,  donne  à  ce  farceur  la  qualification  d'au- 
theur  de  la  resjouisiance  publique  depuis  quarante  ans.  S'il  n'y  a  rien  à 
rabattre  de  ce  dire,  Gros-Guillaume  aurait  été  connu  à  Paris  dés  la  fin 
du  xvi'  siècle.  —  Mais  que  signifie  cette  qualification  elle-même  ?  Elle 
indique,  suivant  M.  Foumier,  qu'il  dirigea,  pendant  cette  longue  pé- 
riode, la  réjouissance  publique  du  carnaval,  —  c'est-à-dire,  sans  doute,  ces 
représentations  aux  Halles,  dans  lesquelles  nous  le  verrons  figurer  tout  à 
l'heure.  Or,  là  se  trouvaient  les  derniers  restes  des  Enfants  sans  so»m^ 
<  qui  tentaient  l'impossible  ^our  se  soutenir  au  théâtre  des  Halles,  »  rapporte 
un  manuscrit  du  temps,  cité  dans  r/^i«to2re{fe«  Marionnettes^  par  M.  Magnin. 
Cette  circonstance  n'indiquerait-elle  pas  que  Gros-Guillaume,  avant  d'être 
devenu  exclusivement  comédien,  avait  fait  partie  de  la  bande  joyeuse  de  ces 
mêmes  Enfants  sans  souci?  Rien  n'empêcherait  de  croire  alors  qu'il  eût  exercé 
la  profession  de  boulanger  pendant  les  longues  intermittences  des  représen- 
tations de  la  confrérie. 

Quoi  qu'il  en  soit,  vers  1610,  Gros -Guillaume  était  définitivement  enrôlé 
parmi  les  comédiens  de  Paris,  ainsi  que  l'indique  une  gravure  de  ce  temps, 
qui  représente  la  farce  du  Marié  et  où  il  figure  avec  Turlupin,  et  il  faisait 
alors  partie  de  la  troupe  de  l'hôtel  d'Argent,  vieille  maison  située  rue  de 
la  Verrerie,  au  coin  de  celle  de  la  Potterie.  A  la  même  époque,  il  prenait 
également  part  aux  représentations  de  circonstance,  rappelées  ci -dessus, 
qui  86  donnaient  aux  Halles  sur  des  tréteaux. 

Ce  serait  trop  peu  dire,  au  reste,  que  de  faire  remonter  seulement  à 

Tannée  1610  la  participation  de  Gros-Guillaume  aux  jeux  scéniques  offîerts 

quotidiennement  à  la  population  parisienne.  Avant  cette  date,  sa  renommée 

était  déjà  si  bien  établie,  qu'il  était  du  nombre  des  comédiens  que  Henri  IV 

mandait  souvent  au  Louvre.  Plus  qu'aucun  autre  même,  il  avait,  comme 

«'exprime  M.  Foumier,  le  privilège   d'amuser  le  roi,  qui  a  se  donnait  le 

plaisir  de  lui  faire  mettre  en  farce  les  ridicules  de  caractère,  d'allure  ou  de 

langage,  des  seigneurs  qui  se  trouvaient  là.  Ainsi  rien  ne  le  divertissait  plus 

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que  de  lui  voir  jouer  les  façons  gasconnes  du  maréchal  de  Roquelaure.  Il 
faisait  bon  voir  alors  ce  plaisant  borgne,  feignant  de  se  fâcher,  lutter  de 
comique  avec  l'acteur  qui  le  singeait  sur  la  scène.  » 

A  cette  occasion,  je  ne  puis  omettre  de  rapporter  ici  une  anecdote  où 
figurent  Gros-Guillaume  et  cet  important  personnage,  o  Une  fois,  dit 
Tallemant,  le  roi  tenoit  celui-ci  entre  ses  jambes,  tandis  qu'il  faisoît  jouer  à 
Tartre  la  farce  du  Gentilhomme  gascon.  Atout  bout  de  champ,  pour  divertir 
son  maître,  le  maréchal  faisoit  semblant  de  vouloir  se  lever  pour  aller  battre 
Gros-Guillaume,  et  Gros-Guillaume  disoit  :  Cousin,  ne  bous  fasckez.  —  Il 
arriva  qu'après  la  mort  du  roi,  les  comédiens,  n'osant  jouer  à  Paris,  tant 
tout  le  monde  y  étoit  dans  la  consternation,  s'en  allèrent  dans  les  provinces, 
et  enfin  à  Bordeaux.  Le  maréchal  y  étoit  lieutenant  de  roi;  il  falloit  deman- 
der permission:  Je  vous  la  donne,  leur  dit-il,  à  la  condition  que  vous  jouerez  la 
farce  du  Gentilhomme  gascon.  Ils  crurent  qu'on  les  roueroit  de  coups  de 
baston  au  sortir  de  là;  ils  voulurent  faire  des  excuses  :  Jouez,  jouez  seulement, 
leur  ditril.  Le  maréchal  j  alla  ;  mais  le  souvenir  d'un  si  bon  maître  lui  causa 
une  telle  douleur,  qu'il  fut  contraint  de  sortir  tout  en  larmes,  dès  le 
commencement  de  la  farce.  » 

Dans  le  temps  où  Gros-Guillaume  était  déjà  en  possession  de  la  faveur 
d'Henri  IV,  il  est  douteux  que  Gaultier  Garguille  figurât  parmi  les  comé- 
diens de  Paris. 

Les  frères  Parfait  ont  dit  qu'il  débuta,  à  Paris,  dans  la  troupe  du  Marais, 
en  1598.  Ce  n'est  pas  l'opinion  de  M.  Fournier  :  «  A  mon  avis,  dit-il,  si 
Gaultier  Garguille,  qui  mourut  à  la  fin  de  1633,  joua,  comme  le  dit  Sauvai 
{Antiquités  de  Paris),  pendant  plus  de  quarante  ans,  ce  ne  fut  certainement  j 

pas  dans  cette  ville  qu'il  passa  tout  ce  temps  et  qu'il  fit  surtout  ses  premiers 
essais.  Il  dut  même,  selon  moi,  n'y  arriver  qu'assez  tard. —  Comme  Brus- 
cambille,  qui  fut  longtemps  comédien  à  Toulouse  avant  de  se  faire  connaître 
à  l'hôtel  de  Bourgogne,  et,  plus  tard,  sur  le  théâtre  du  Marais,  il  fit,  j'en 
suis  certain,  de  longues  caravanes  en  province.  En  1610,  Bruscambille  était 
arrivé  déjà  rue  Mauconseil,  puisqu'il  fit  et  récita  le  prologue  de  la  tragé- 
die de  Phalante,  qui  y  fut  représentée  alors;  mais  je  ne  répondrais  pas 


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qu'à  cette  même  époque  Gaultier  Garguille  se  trouvât  de  même  à  Paris. 
—  Nous  connaissons  soit  le  texte,  soit  la  gravure  de  quelques-unes  des  farces 
qui  furent  jouées  de  1610  à  1617,  €t  notre  bouffon  n'y  figure  pas...  Si 
Gaultier  Garguille  eût  déjà  joué  à  Paris  du  temps  de  Henri  IV,  nul  doute 
qu'il  n'eût  été  mandé  au  Louvre  avec  Gros-Guillaume,  car  il  était  aussi 
plaisant  que  lui  dans  les  rôles  dont  le  roi  s'amusait  le  plus.  Mais,  je  le 
répète,  il  devait  alors  jouer  en  province,  sans  doute  même  à  Rouen,  comme 
tendrait  à  le  prouver  la  dédicace  que  lui  fit  de  ses  Regrets  facétieux....  le 
sieur  Thomassin,  qui  était,  en  1632,  comédien  en  cette  ville.  L'hommage 
qu'il  adresse  ainsi  à  Gaultier  Garguille  me  semble  le  souvenir  confrater- 
nel d'un  pauvre  diable  de  farceur  resté  en  province,  à  son  ancien  camarade 
devenu  célèbre  à  Paris.  (1)  » 

Suivant  le  même  écrivain,  ce  n'est  qu'en  1619  que  la  présence  de  Gaultier 
Garguille  est  constatée  à  Paris,  a  VEspadan  satyrtque,  publié  cette  année- 
là,  dit-il,  est  le  premier  livre  qui  parle  de  lui,  et  c'est  à  l'hôtel  de  Bourgogne 
qu'il  nous  le  fait  voir,  non  point  encore  avec  Gros-Guillaume  et  Turlupin, 
qui  jouaient  alors  à  l'hôtel  d'Argent,  mais  avec  Vautray,  Valeran,  Bruscam- 
bille.  »  Nous  ajouterons  que  VAdvisdu  Gros- Guillaume^  publié  la  même  année, 
nous  montre  également  Gaultier  Garguille  à  Paris — Mais  nous  dirons  en  plus 
que  la  présence  de  notre  farceur  dans  cette  ville  doit  être  antérieure  à  cette 
date. 

En  1618,  il  y  était  déjà  très  connu.  J'en  cite  pour  preuve  une  publication 
de  cette  même  année  :  les  Prédictions  de  Bruscambille, — facétie  en  tête  de 
laquelle  on  a  placé  un  Avis  de  Gaultier  Garguille  au  lecteur^  et  dont  le  texte, 
dès  la  première  page,  mentionne,  sur  la  même  ligne,  le  même  acteur,  Gros- 
Guillaume  et  Turlupin.  A  Paris,  aurait-on  fait  un  pareil  honneur  à  un 
bouffon  de  province,  ou  à  peine  débarqué  de  sa  province? 

(1)  M.  Fournier  dit  encore  ailleurs:  c  Cëtait  l'usage  des  comëdiens  de  s'en  aller 
en  proTÎnee,  sitôt  que,  pour  n'importe  quelle  cause,  le  succès  chômait  un  peu  dans  la 
grande  ville.  Ils  gagndent  d'abord  Rouen  de  préférence  (Chapuseau,  le  Tfiéàtre  franc,, 
p.  189.)>«.  Peut-être  est-ce  dans  une  de  ces  courses  que  Hugues  Guëru,  dit  Oaultier 
Gargoille,  fut  ainsi  eurôlë  par  des  comëdiens  de  Paris.  » 


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—  212  — 

—  Quatre  ans  plus  tard,  par  une  de  ces  voltes-faces  si  ordinaires  encore 
aujourd'hui  parmi  les  gens  de  théâtre,  Gaultier  Garguillo  a  quitté  l'hôtel  de 
Bourgogne  pour  Thotel  d'Argent  (1);  mais  désormais,  quand  il  changera  encore 
de  théâtre,  ce  sera  en  compagnie  de  Turlupin  et  de  Gros-Guillaume.  Une 
ferme  amitié,  qui  fait  leur  éloge  à  tous  les  trois,  les  tiendra  invariablement 
unis  à  Tavenir. 

A  peine  la  nouvelle  association  était-elle  formée,  qu'une  plainte  fut 
portée  contre  les  trois  confrères  devant  le  cardinal  de  Richelieu.  Quels 
étaient  les  plaignants?  Des  rivaux  jaloux,  les  comédiens  de  Thôtelde  Bour- 
gogne, dit  l'auteur  d'un  Mémoire  peu  sûr,  cité  par  les  frères  Parfait;  mais, 
selon  M.  Fournier,  ce  devaient  être  bien  plutôt  les  confrères  de  la  Passion, 
avec  lesquels  ces  mêmes  comédiens  de  l'hôtel  de  Bourgogne  étaient  depuis 
longtemps  en  querelle  au  sujet  d'une  redevance  de  trois  livres  tournois  que 
ces  privilégiés  fainéants  prétendaient  pouvoir  exiger  d'eux  par  chaque 
représentation. 

Nous  n'adoptons  pas  la  rectification  proposée  par  M.  Fournier.  Sans 
doute,  le  Mémoire  cité  par  les  frères  Parfait  est  peu  sûr  en  général;  mais 
nous  croyons  qu'il  est  exact  lorsqu'il  attribue  la  plainte,  dont  il  vient  d'être 
parlé,  aux  comédiens  de  l'hôtel  de  Bourgogne.  Un  document  contemporain 
nous  parait  pleinement  justifier  notre  opinion  :  nous  voulons  parler  du  Bêve 
arrivé  à  un  homme  d'importance,  —  facétie  imprimée  en  1634,  et  dans  laquelle 
on  nous  montre  Gaultier  Garguillo  léguant  une  part  de  sa  malédiction  a  aux 
anciens  maistres  de  l'hostel  de  Bourgogne,  qui,  lui  fait-on  dire,  nous  ont 
suscité  des  procès.  » 

Ces  procès,  qui  pouvaient  être  préjudiciables  aux  trois  associés,  tournè- 
rent, au  contraire,  à  leur  plus  grand  avantage.  Richelieu,  dont  la  curiosité 
avait  été  excitée  par  les  clameurs  de  leurs  rivaux,  eut  le   désir  de  les 

(l)  En  cette  môme  année  1622,  Gaultier  Qarguille  parait  avoir  joué  aussi  à  la  place 
de  risle-da-Palais  (la  place  Dauphine).  (Test  du  moins  ce  que  semble  indiquer  la 
Sentence  par  corps.»,  contre  Fauteur  des  Caquets  de  l'accouchée^  où  Ton  fait  dire  à 
notre  farceur  :  i  Sur  la  requeste  faitte  en  noitre  audience  de  riale^u-Palais.  » 


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—  213  — 

entendre.  Les  bouffons  de  Thôtel  d'Argent  furent  donc  mandés  près  de  lui, 
au  Palais-Royal,  pour  lui  donner  un  échantillon  de  leur  savoir-faire,  sur 
un  théâtre  dressé  dans  une  alcôve. 

Gaultier  Garguille  excellait  dans  une  farce  où  il  ne  tarissait  pas  en  impré- 
cations contre  les  servantes  et  leurs  nombreux  défauts,  contre  leur  mal- 
propreté surtout.  Les  siennes,  disait-il,  se  peignaient  toigours  sur  la  mar- 
mite; aussi  n'étaitril  pas  surpris  de  trouver  des  cheveux  dans  sa  soupe. 
—  <K  Oh  bien!  lui  répondait  Turlupin,  celle  que  je  vous  ai  promise  est  le 
phénix  des  servantes;  vous  ne  trouverez  plus  de  cheveux  dans  la  soupe  : 
elle  se  coiffe  toujours  à  la  cave.  » 

Nos  farceurs  jouérent-ils  cette  farce  devant  Téminence?  Il  y  a  quelque 
probabilité.  Ce  que  Ton  peut  regarder  comme  certain,  c'est  qu'ils  la  réga- 
lèrent d'une  autre  farce  dans  laquelle  Turlupin  remplissait  le  rôle  du  mari 
et  Gros-Guillaume  celui  de  la  femme.  Le  premier,  un  sabre  à  la  main, 
s'emportait  contre  la  commère,  — toujours  menaçant  de  lui  couper  la  tête; 
Scène  d^une  heure,  et  des  plus  comiques,  et  qui  se  terminait  ainsi: 

Turlupin  :  Vous  êtes  une  masque.  Je  n'ai  point  de  compte  à  vous  rendre  ; 
il  faut  que  je  vous  tue....  » 

Gnos-GUiLLAUMa  «  Eh!  mon  cher  mari,  je  vous  demande  la  vie;  je  vous 
en  conjure  par  cette  soupe  aux  choux  que  je  vous  fis  manger  hier,  et  que 
vous  trouvâtes  si  bonne.  » 

A  ces  mots,  le  mari  se  rend,  et  laissant  tomber  son  sabre:  «Ah!  la 
carogne,  disait-il,  elle  m'a  pris  par  mon  faible  !  La  graisse  m'en  fige  encore 
sur  le  cœur!...  » 

Les  trois  amis  se  surpassèrent  sur  le  théâtre  improvisé,  et  le  cardinal, 
qui  pourtant  était  parfois  assez  difficile  à  égayer,  pensa  mourir  de  rire  de 
leurs  charges  plaisantes,  et,  en  même  temps,  fort  souvent  saugrenues.  Nos 
bouffons  l'ayant  amusé,  il  voulut  leur  en  tenir  compte.  Il  fit  donc  venir  les 
principaux  de  la  troupe  de  l'hôtel  de  Bourgogne,  leur  dit  que  leurs  spec- 
tacles étaient  d'un  ennui  mortel  auprès  de  celui  que  lui  avaient  donné  ces 
farceurs,  et  leur  ordonna  de  se  les  adjoindre  au  plus  vite.  Selon  M.  Four- 
nier,  cette  façon  d'expliquer  l'arrivée  définitive  de  Gros-Guillaume,  de 


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—  214  — 

Gaultier  Gargnîlle  et  de  Turlupin  à  Thôtel  de  Bourgogne,  quoique  basée 
sur  un  récit  d'assez  frêle  autorité,  parait  assez  invraisemblable.  Aussi 
Vadmet'il  assez  volontiers.  Nous  n'avons,  de  notre  côté,  aucun  motif  pour  ne 
pas  l'accepter  sans  réserve. 

a  Le  retour  de  Gaultier  Garguille,  ajoute  M.  Fournier,  et  l'arrivée  de  ses 
deux  compères  furent  une  bonne  fortune  pour  l'hôtel  de  Bourgogne.  Ils  y 
éclipsèrent  les  comédiens  italiens,  dont  les  représentations  alternaient  sur 
ce  théâtre  avec  celle  de  la  troupe  française.  —  Saint- Amant,  entre  autres 
adieux,  prête  celui-ci  à  Maillet,  son  poète  crotté  : 

Adieu,   bel  hôtel  de  Bourgogne, 
Où,  d'une  joviale  trogne, 
Gaultier,  Guillaume  et  Turlupin 
Font  la  figue  au  plaisant  Scapin... 

—  Or,  c'est  à  Gaultier  Garguille  surtout  que  cet  avantage  était  dû.  Son 
rival  de  l'autre  troupe  ne  pouvait  lui-même  s'empêcher  de  rendre  hommage 
à  son  mérite.  Scapin,  célèbre  acteur  italien,  disoit,  écrit  Tallemant,  qu'on  ne 
pouvoit  trouver  un  meilleur  comédien.  » 

Si  la  reine,  comme  Italienne,  tenait  pour  les  farceurs  italiens,  elle  ne 
parvint  jamais,  sur  ce  chef,  à  imposer  sa  préférence  à  Louis  XIIL  Le  roi, 
—  ainsi  que  son  principal  ministre,  —  appréciait  la  supériorité  de  leurs 
concurrents  et  celles  de  ces  bonnes  farces  françaises,  que  son  père  avait  tant 
aimées  et  dont  les  trois  confrères  savaient  tirer  si  bien  parti.  Le  plus  sou- 
vent, les  comédiens  se  rendaient  au  Louvre,  mais  quelquefois  Louis  XIII 
allait  à  leur  théâtre  et  toujours  il  y  prenait  le  plus  vif  plaisir.  La  faveur 
royale  eût  été,  à  elle  seule,  en  ce  temps,  une  garantie  de  succès  ;  avec  leur 
talent  en  plus,  il  était  impossible  qu'ils  ne  parvinssent  pas  à  se  maintenir 
dans  les  bonnes  grâces  du  public.  Louis  XIII,  il  est  vrai,  se  scandalisait 
quelquefois  de  leurs  joyeusetés  un  peu  crues.  «  La  pièce  étoit  belle,  disait-il 
un  jour, — ainsi  que  le  rapporte  le  Père  Coton,  — si  les  comédiens  n'eussent 


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—  216  — 

rien  dit  de  sale.  »  Mais  alors  il  n'y  avait  peut-être,  en  France,  que  l'oreille 
du  roi  qui  fût  aussi  délicate,  et  personne  n'était  disposé  à  prendre  ombrage 
poHr  des  mots,  quels  qu'ils  fussent. 

Ce  n'est  pas  seulement  Scapin  qui  proclama  les  talents  de  Gaultier  Gar- 
guille.  Plusieurs  de  ses  contemporains  en  ont  fait  le  plus  brillant  éloge. 
Dans  les  Révélations  de  l'ombre  de  Gaultier  Garguille  à  Gros-Guillaume,  on 
prête  à  celui-ci  les  paroles  suivantes  :  «  Est-ce  toi,  illustre  Gaultier  Gar- 
guille, qui  as  esté  autrefois  la  merveille  des  comédiens  de  la  France, lequel, 
par  de  naïves  et  admirables  actions,  tu  t'es  fait  admirer  par  les  plus  excel- 
lens  esprits,  et  de  plus  as  eu  la  faveur  d'estre  aimé  du  plus  grand  prince 
du  monde?  »  —  L'auteur  de  la  Rencontre  de  Gaultier  Garguille  avec  Taharin 
met  dans  la  bouche  de  Caron  ces  paroles  adressées  à  notre  farceur  :  a  Va,  je 
te  pardonne  ;  tu  as  assez  de  mérite  pour  obtenir  cette  faveur.  Et  quand  ce 
ne  serait  que  pour  ton  beau ,  judicieux  et  naïf  esprit,  tu  as  eu  l'honneur 
de  donner  du  contentement  au  plus  grand  roi  du  monde,  tu  n'as 
garde  que  tu  ne  sois  favorisé  partout.  »  —  Le  Songe  arrivé  à  un  homme 
f importance  n'est  pas  moins  laudatif.  Voici  comment  l'auteur  fait 
parler  Gaultier  Garguille  lui-même  :  a  Je  suis  cet  imparangonable  Gau- 
thier Garguif,  la  fleur  de  l'hostel  de  Bourgogne,  l'honneur  du 
théâtre  et  le  bon  père  des  bonnes  chansons.  Tu  sauras  que  la  Normandie 
m'enfanta  entre  la  poire  et  le  fromage  ;  qu'en  ceste  année  les  pommes 
vinrent  en  telle  abondance,  qu'il  y  eut  double  automne  et  qu'on  n'appréhen- 
doit  pas  moins  qu'un  déluge  de  cidre.  On  vit,  en  plusieurs  endroits,  rire  des 
pierres,  des  arbres,  des  citrouilles  et  des  hommes  qui  n'avoient  ri  de  plus 
de  quarante  ans.  Ce  qui  fut  interprété  par  Nostradamus,  qui  vi voit  pour 
lors,  que  ma  naissance  seroit  la  mort  de  la  mélancolie  et  la  production 
d'un  homme  qui  auroit  un  souverain  remède  contre  le  mal  de  rate...  »  Et 
plus  loin  :  a  Crois-moy  que  ce  n'est  pas  comme  aux  Ménechmes  de  Plante , 
où  il  y  a  deux  semblables;  car  la  nature  n'a  pu  faire  qu'un  Gauthier  Gar- 
guille depuis  que  le  monde  est  monde...  a 

La  postérité  a  confirmé  ces  éloges.  Les  frères  Parfait,  dans  lenv  Histoire  du 
Théâtre-Français;  —  Gouriet,  dans  ses  Personnages  célèbres  des  rues  de  Paris; 


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—  216  — 

—  Boucher  d'Argis,  dans  ses  Variétés  historiques,  —  le  présentent  comme 
une  des  gloires  de  la  farce. 

Tous  les  écrivains  de  l'époque  qui  ont  parlé  de  Gros-Guillaume  sont  égale- 
ment d'accord  pour  faire  son  éloge  comme  joueur  de  farces: 

«  Gros-Guillaume,  écrit  Tallemant,  autrefois  ne  disoit  quasy  rien  ;  mais 
il  disoit  les  choses  nayfvement,  et  avoit  une  figure  si  plaisante,  qu'on  ne 
pouvoit  s'empescher  de  rire  en  le  voyant.  » 

Selon  l'auteur  du  Rêve  arrivé  à  un  homme  d'importance,  et  celui  des  Révé- 
lations de  Vombre  de  Gaultier  Garguille, —  Gros-Guillaume  s'est  rendu  par- 
fait dans  son  art,  —  et,  «  sa  physionomie  seule  vaut  mieux,  sans  parler, 
que  toutes  les  farces  et  comédies  »  des  autres. 

Le  Testament  de  Gaultier  Garguille  recommande  à  Gros-Guillaume  de 
a  garder  tousjours  sa  naïfveté  risible  et  son  inimitable  galimatias.  » 

C'est  principalement  àsjis  le'  Testament  qui  porte  son  propre  nom  que  son 
éloge  est  le  plus  développé  :  o  II  donne  son  authentique  charge  et  pouvoir 
absolu  de  faire  rire  à  celui,  de  la  troupe  royale,  qui  aura  le  plus  d'esprit  à 
imiter  ses  rencontres  et  naïves  extravagances,  pour  faire  espanouir  les  rates 
opilées,  à  force  de  rire  — Et  afin  que  tous  ses  confrères  ne  s'offensent  pas 
de  ce  qu'il  a  plus  légué  aux  autres  qu'à  eux,  il  leur  donne,  tant  en  général 
qu'en  particulier,  son  esprit,  sa  ravissante  mine,  tous  ses  gestes  et  sa  belle 
disposition.  » 

A  l'influence  hilariante  de  sa  ravissante  mine,  il  convient  d'iyouter  encore 
l'avantage  qu'il  savait  tirer  de  sa  grosseur  peu  ordinaire,  soit  dans  les  rôles 
de  femme  qu'il  jouait  quelquefois,  soit  dans  les  rôles  de  vieillard  qu'il  par- 
tageait avec  Gaultier  Garguille. 

«  Il  étoit  si  gras,  si  ventru,  dit  Sauvai,  que  les  satyriques  de  son  temps 
disoient  qu'il  marchoit  longtemps  après  son  ventre.  »  Le  Rêve  arrivé  à  un 
homme  d'importance  signale,  à  son  tour,  a  que  sa  graisse  estoit  cause  qu'on 
accusoit  la  nature  de  prodigalité  en  sa  génération,  et  que  les  meilleurs  méde- 
cins de  la  Faculté  l'avoient  censé  et  réputé  immeuble.  » 

Le  costume  qui  lui  était  ordinaire  avait  été  combiné  de  façon  à  exagérer 
encore  sa  rotondité  naturelle,  a  Suivant  les  estampes  du  temps,  disent  les 


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—  217  — 

frères  Parfait,  Gros-Guillaume  avoit  la  tête  couverte  d'une  calle  ou  bar- 
rette ronde  (1),  avec  une  mentonnière  de  peau  de  mouton,  une  culotte 
rayée,  de  gros  souliers  gris,  noués  d'une  touffe  de  laine.  Il  étoit  enveloppé 
dans  un  sac  plein  de  laine,  lié  au  haut  de  ses  cuisses.  »  De  son  côté,  sur  le 
même  sujet.  Sauvai  s'exprime  ainsi  :  a  Jamais  il  ne  paroissoit  à  la  farce 
qu'il  ne  fût  garrotté  de  deux  ceintures  :  Tune  liée  au-dessous  du  nombril, 
et  l'autre  prés  des  tétons,  qui  le  mettoient  en  tel  état  qu'on  l'eût  pris  pour 
un   tonneau  depuis  les  pieds  jusqu'à  la  teste,  ou  estre  tout  ventre.  » 

Nous  ne  croyons  pas  que  ce  costume,  «  bariolé  à  la  façon  des  Suisses  de 
François  P',  »  ait  été  le  seul  employé  dans  la  farce  par  Gros-Guillaume. 
Lorsque,  dans  son  prétendu  Testament,  «  il  donne  sa  casaque  volante  au  plus 
homme  de  bien  de  meusnier  qui  soit  hors  des  portes  de  Paris,  afin  que  tous 
les  vents  qui  ont  autrefois  soufflé  dans  son  haut-de-chausses  s'aillent  rendre 
aux  ailes  de  son  moulin  pour  en  faire  un  mouvement  perpétuel,  »  —  n'est- 
il  pas  évident  que  cette  désignation  ne  peut  s'appliquer  au  sac  à  double 
ceinture  ?  Il  paraîtrait  donc  à  propos,  pour  compléter  l'inventaire  de  sa 
garde-robe  de  théâtre,  d'ajouter  que,  dans  certains  rôles,  Gros-Guillaume 
se  montrait,  sur  la  scène,  vêtu  d'une  blouse  flottante  en  toile  blanche,  comme 
Tabarin  l'était  alors  et  comme  le  furent  traditionnellement,  depuis,  maints 
bateleurs  de  la  foire. 

(l)  Elle  était  de  couleur  rouge.  «  Il  donne  son  scientiâque  et  authentique  bonnet 
rouge  aux  esprits  malades,  afin  de  les  faire  revenir  en  leur  bon  sens.  »  (Testam,  de 
Grvs-GuUlaume), 

A.  CANEL. 

{La  suite  à  une  prochaine  livraison.) 


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UTTÉBATV&S. 


«■He  (S). 


(1) 


III 
ESTELLE  DE  VILLARS. 

Cette  vieille  porte,  dont  Georges  et  la  jeune  fille  venaient  de 
franchir  le  seuil,  fermait  l'orifice  d'un  corridor  obscur,  sorte  de 
souterrain  mystérieux  pratiqué  dans  la  demeure  des  prélats  de  la 
Métropole  de  Rouen. 

—  Seigneur  cavalier,  dit  à  voix  basse  la  belle  inconnue,  donnez- 
moi  la  main  et  laissez-vous  conduire,  car  cette  galerie  n'est  pas 
moins  longue  que  noire...  Marchez  aussi  avec  précaution,  et  surtout 
faites  en  sorte  d'éviter  le  bruit  de  vos  éperons  sur  ces  dalles,  car 
la  voûte  est  sonore,  et  M.  de  Villars  à  l'oreille  fine. 

—  11  suffit,  mon  enfant,  répondit  Georges,  je  vais  tâcher. 

(1)  La  reproduction  est  interdite  sans  Tautorisation  de  Tauteur. 

(2)  Voir  le  numéro  de  mars,  p.  154. 


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—  219  — 

Et  il  avança  une  de  ses  mains ,  que  son  intéressant  guide  saisit 
dans  Tombre. 

Us  marchèrent  en  silence  quelques  instants  au  milieu  des  ténèbres 
les  plus  profondes. 

—  Monseigneur 9  observa  le  cicérone  féminin,  faites  attention; 
ici  commence  une  longue  suite  de  gradins  dont  vous  devez,  du  pied, 
sonder  Télévation. . . 

—  Très  bien...  j'y  suis:  montons. 

Parvenus  au  haut  de  cet  escalier,  l'hôte  et  son  guide  se  trouvèrent 
au  milieu  d'une  pièce  dans  laquelle  la  meurtrière  d'une  tourelle 
laissait  pénétrer  un  faible  rayon  de  lumière. 

—  Voici  un  siège,  monseigneur;  asseyez-vous,  et  attendez  la 
personne  qui  a  voulu  vous  voir;  je  cours  la  prévenir  que  vous  êtes 
ici. 

Elle  fit  au  gentilhonmie  une  profonde  révérence,  et,  sans  attendre 
sa  réponse,  elle  ouvrit  une  porte  à  secret,  qui  se  referma  aussitôt 
sur  elle  comme  poussée  par  un  ressort  puissant. 

—  Attendez  la  personne  qui  a  voulu  vous  voir,  a-t-elle  dit,  mur- 
mura Georges  à  son  tour...  Mais,  si  cette  personne  n'était  pas 
Estelle?...  si  le  gouverneur,  mécontent  de  l'inclination  de  sa  fille, 
qu*il  destine  à  quelque  prince,  m'avait  tendu  un  piège!...  Il  est 
vrai  qu'il  serait  un  peu  tard  d'y  songer...  Après  tout,  ajouta-t-il  en 
se  cambrant  fièrement  et  portant  la  main  sur  le  pommeau  de  l'illustre 
épée  de  ses  aïeux,  dans  un  cas  pareil,  nous  verrions  encore  beau 
jeu,  et  pour  peu  qu'on  me  donne  le  loisir  de  me  mettre  en  garde, 
cette  bonne  lame  à  la  main,  je  me  charge  de  délivrer  de  la  vie 
Testafier  qu'on  aurait  envoyé  pour  m'occir. 

Georges  n'avait  pas  achevé  cette  invraisemblable  supposition, 


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—  220  — 

que  des  pas  légers  et  Tharmonieux  frôlement  d'une  robe  de  femme 
vinrent  caresser  son  oreille. 

Le  cœur  de  Tamoureux  chevalier  bondit  de  joie  :  il  avait  cru  recon- 
naître Estelle,  dontlagracieuse figure  se  dégageait  un  peu  de  Tobscu- 
rite. 

C'était  elle  en  eflFet. 

Mademoiselle  de  Villars,  que  le  duc  de  Mayenne,  lors  de  son 
passage  à  Rouen  au  mois  de  juillet  précédent,  avait  nommée  Té- 
toile  du  royaume,  était  en  effet  d'une  beauté  tout  exceptionnelle. 

Son  corsage  de  velours  noir  orné  de  satin  violet  emprisonnait 
une  taille  souple,  élégante.  Les  longues  boucles  de  ses  cheveux 
cendrés  servaient  d'encadrement  à  la  plus  ravissante  des  physiono- 
mies. Ses  yeux  d'azur  exprimaient  la  douceur  de  son  âme,  et  son 
sourire,  à  travers  lequel  on  voyait  l'émail  éblouissant  d'une  double 
rangée  de  perles,  avait  quelque  chose  de  céleste. 

—  Je  suis  heureuse,  Georges,  dit  la  noble  jeune  fille,  de  pouvoir 
vous  parler  avant  votre  départ  pour  le  combat. 

—  Mon  bonheur,  chère  Estelle,  n'est  pas  moins  grand  que  le 
vôtre;  sans  la  connaître,  je  bénis  la  circonstance  fortunée  qui  m'a 
fait  avoir  accès  auprès  de  vous. 

—  Je  vous  ai  aperçu*  de  la  fenêtre  de  mon  oratoire,  quand,  tout 
à  l'heure,  agenouillé  devant  l'image  de  la  sainte  madone,  vous 
déposiez  à  ses  pieds  une  prière  suprême  à  laquelle,  Georges,  j'ai 
associé  la  mienne.  Je  n'ai  pas  résisté  au  désir  de  vous  mander  par  ma 
camériste  ;  si  c'est  un  tort,  mon  ami ,  me  le  pardonnerez-vous  ?. . . 

—  Un  tort?...  ma  belle  Estelle,  qu'osez-vous  dire!  tort  de 
m'accorderun  instant  de  bonheur  que  j'aurais  volontiers  consenti  à 
payer  de  la  moitié  de  ma  vie  ! 


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—  221  — 

—  Georges,  vous  savez  à  quel  point  vous  m'êtes  cher?... 
— Oh!  maintenant,  je  puis  braver  la  mort;  car  si  le  destin,  au 
lieu  de  me  favoriser,  me  devenait  fatal,  je  mourrais  sans  regrets, 
puisque,  en  expirant,  j'aurais  la  triple  consolation  d'avoir  combattu 
pour  la  défense  de  mon  pays  et  de  ma  religion,  pour  conquérir  le 
titre  de  votre  époux,  et  d'emporter  dans  la  tombe  le  dernier  adieu 
de  ma  maîtresse  bien-aimée  ! 

Les  bras  du  chevalier  entourèrent  alors  la  taille  svelte  de  la 
jeune  fille  qu'il  serra  fortement  sur  son  cœur.  En  touchant  celles 
de  mademoiselle  de  Villars,  les  lèvres  brûlantes  du  gentilhomme 
s'enivrèrent  d'un  long  baiser;  il  la  pressa  plus  fortement,  aux 
risques  de  déplisser  la  haute  collerette  ou  fraise  dont  la  mode  du 
temps  dérobait  la  blancheur  du  col  des  femmes. 

A  ce  moment,  le  silence  qui  avait  régné  jusque-là  dans  le  palais, 
fiil  tout  à  coup  rompu.  Un  murmure  de  voix  nombreuses  se  fit 
entendre  dans  l'une  des  pièces  voisines.  Estelle  fit  quelques  pas, 
colla  son  oreille  à  la  muraille,  puis,  revenant  auprès  de  Georges  : 

—  Ce  sont,  lui  ditrelle ,  les  officiers  supérieurs  de  la  garnison, 
des  moines  et  plusieurs  conseillers  au  Parlementligueur.  Ils  viennent 
se  concerter  avec  mon  père  sur  les  moyens  de  défendre  la  cité. 
Venez  par  ici  :  il  existe  dans  ce  mur  une  petite  croisée  par  laquelle, 
sans  être  aperçu,  vous  pourrez  tout  voir  et  peut-être  tout  entendre. 
Georges  obéit.  Il  reconnut  qu'en  eflfet,  une  petite  baie,  pratiquée 
dans  le  refend  et  bouchée  par  une  vitrine,  pouvait  lui  servir  d'obser- 
vatoire. 


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900 


IV 


LE  CONCILIABULE. 


Le  gouverneur,  en  grand  costume,  était  assis  entre  Tabbé  de 
Saint-Ouen  et  M.  Delalonde,  lieutenant  du  Vieux-Palais.  Parmi  les 
autres  assistants  réunis  dans  la  salle  des  Etats,  Georges  reconnut 
aussi  l'élite  des  hommes  de  guerre  :  M.  de  Chattes ,  comman- 
dant le  fort  Sainte-Catherine;  les  vaillants  capitaines  Valdory, 
d'Eudemare,  du  Couldray,  M.  de  Bauquemare,  maire  de  la  ville; 
une  douzaine  d'échevins  et  autant  de  ceux  des  membres  du  Par- 
lement de  Normandie,  qui  avaient  refusé  de  s'adjoindre  au  parti 
royaliste. 

Dès  que  tous  furent  installés  sur  les  sièges  disposés  dans  le 
vaste  appartement,  M.  de  Villars  prit  ainsi  la  parole: 

—  Messieurs,  dit-il,  quand  la  ville  de  Rouen,  déjà  en  butte  aux 
attaques  des  ennemis,  pourrait  dans  quelques  jours  être  ensevelie 
sous  ses  propres  ruines  ;  quand  le  culte  catholique  est  menacé  de 
voir  son  sanctuaire  souillé  de  nouveau  par  la  main  des  calvinistes  ; 
quand  la  France  religieuse,  enfin,  gémit  à  la  seule  pensée  du 
triomphe  des  hérétiques,  j'ai  dû  vous  appeler  pour  vous  donner 
connaissance  des  plans  d'attaque  et  de  la  position  des  assiégeants, 
afin  de  combiner  nos  moyens  de  défense,  et  d'écraser,  s'il  se  peut, 
jusqu'à  la  dernière  des  phalanges  ennemies. 

D'après  le  dernier  rapport  de  mes  espions  sur  l'état  de  campe- 
ment de  ses  troupes,  Henri  de  Bourbon  a  planté  sa  tente  au  bourg 
de  Darnétal. 


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—  223  — 

C'est  là  qu'est  son  quartier  général. 

Derrière  de  profondes  tranchées  qui  coupent  la  vallée  en  plusieurs 
endroits,  se  cachent  les  haUebardiers,  les  lansquenets,  les  arque- 
busiers et  autres  gens  de  pied  de  ses  bataillons. 

Une  forte  division  de  réserve  occupe  aussi  plus  loin,  sous  les 
ordres  de  Sully,  les  hauteurs  de  Fresne-le-Plan. 

L'artillerie  est  divisée  en  plusieurs  batteries  principales:  la 
première,  qui  déjà  nous  attaque,  est  placée  sur  le  Mont-de-Justice. 

La  seconde,  confiée  au  duc  de  Lavardin,  domine  le  quartier 
Saint-Hilaire  et  le  Val-de-la- Jatte. 

Enfin,  le  fameux  Biron  a  braqué  la  troisième  au  bois  de 
Thuringe,  sur  le  versant  d'une  des  collines  de  Bonsecours. 

M.  de  Sainl^Géran  commande  en  chef  la  cavalerie  huguenote, 
il  l'a  disséminée  dans  les  villages  environnants,  qu'elle  pille  et 
dévaste,  excitée  qu'elle  est  encore  par  les  Anglais  du  comte  d'Essex, 
envoyés  par  la  reine  d* Angleterre  comme  auxiliaires  à  l'armée  du 
roi  de  Navarre. 

S'il  faut  juger.  Messieurs,  du  sort  que  les  hérétiques  destinent  à 
notre  ville  une  fois  tombée  en  leur  pouvoir,  par  le  fait  qui  s'est 
passé  hier  à  Boisguillaume,  certes  vous  penserez  avec  moi  que 
les  Rouennais  ne  sauraient  s'armer  de  trop  de  courage  afin  de 
purger  le  sol  de  la  patrie  de  ses  hordes  de  bandits. 

Non  contents  d'avoir  dévasté  la  ferme  de  la  Madeleine,  d'y 
avoir  violé  les  femmes,  de  s'y  être  livrés  aux  plus  honteuses  orgies, 
une  vingtaine  de  mousquetaires  ou  piquiers  ont  mis  le  comble  à 
leur  ignominieuse  conduite  en  incendiant  tous  les  bâtiments  de 
cette  métairie. 

—  Si  ces  damnés  entrent  jamais  à  Rouen,  s'écria  M.  de  Chattes, 


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—  224  — 

soyez  sûr,  monsieur  le  gouverneur,  que  ce  ne  sera  pas  à  la  portée 
des  canons  du  fort  Sainte-Catherine  ! 

—  Ni  de  ceux  du  Vieux-Palais,  ajouta  M.  Delalonde  ! 

—  Ce  ne  sera  pourtant  pas  non  plus  du  côté  où  se  trouveront 
mes  intrépides  arquebusiers,  gromela  à  son  tour  dans  sa  moustache 
le  capitaine  Valdory  ! 

Les  autres  personnages  de  la  députation  militaire  firent  tour  à 
tour  de  semblables  protestations.  M.  de  Bauquemare  parla  aussi 
dans  le  même  sens  au  nom  des  bourgeois  volontaires. 

Il  nomma  les  jeunes  gentilshommes,  les  plus  vaillants  du  pays, 
qui  mettaient  leur  épée  au  service  de  la  patrie,  et  Georges  d'Oyssard, 
en  entendant  citer  son  nom  avec  un  pompeux  éloge,  pressa  de  nou- 
veau sur  son  cœur  Estelle,  à  qui  la  joie  fit  répandre  une  larme  de 
bonheur  ! 

Les  marques  les  moins  équivoques  d'indignation  contre  les  assié- 
geants répondirent  de  tous  les  points  de  la  salle  à  l'allocution  de 
M.  de  Villars. 

L'abbé  de  Saint-Ouen  se  leva  à  son  tour;  étendant  les  bras  pour 
bénir  les  armes  des  fidèles  défenseurs  des  décrets  de  la  Ligue  : 

—  Messeigneurs,  dit-il  avec  une  amphase  qui  aurait  été  comique 
en  d'autres  circonstances,  votre  succès  est  assuré.  Dieu,  qui  préside 
aux  combats,  exaucera  les  prières  de  l'Eglise,  car  il  ne  permettra 
pas  que  ses  autels  tombent  au  pouvoir  d'un  ennemi  impie.  Partez 
donc,  montez  à  cheval,  les  moments  sont  précieux.  Allez  vous  abri- 
ter sous  les  étendarts  de  la  Sainte-Union.  Pendant  que  vous  oppo- 
serez aux  attaques  audacieuses  du  schisme  une  résistance  formi- 
dable, vos  frères,  à  genoux  devant  les  saints  autels,  appelleront  le 
secours  céleste  sur  nos  armes. 


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—  225  — 

La  victoire  ifécompensera  votre  pieuse  entreprise,  et,  faveur  mille 
fois  plus  grande,  vous  aurez  mérite  les  bénédictions  du  Ciel.... 
que  je  vous  souhaite. 

—  Et  maintenant.  Messieurs,  à  cheval  !  dit  M.  de  Villars  ;  que 
chacun  de  vous  dirige  une  partie  de  ses  hommes  vers  le  château  de 
Bouvreuil.  Protégés  par  de  bonnes  coulevrines,,  que  je  viens  de  faire 
placer  sur  le  rempart  voisin,  nous  allons  tenter  une  première  sortie 
de  ce  côté. 

Tous  les  honmies  d'armes  s'éloignèrent. 

—  Mon  ami,  dit  Estelle  à  son  amant,  hâtez-vous  de  devancer 
mon  père.  Il  faut  que  vous  fassiez  partie,  sous  ses  yeux,  de  la 
première  expédition  qui  se  prépare.  N'oubliez  pas,  Georges,  que 
partout  où  vous  irez,  mon  cœur  et  mes  vœux  vous  suivront.... 
Adieu!  Georges.   Adieu!... 

Et  l'heureux  chevalier  sentit  sur  son  front  le  brûlant  contact  de 
la  bouche  de  sa  belle  maîtresse.  Ivre  de  bonheur  et  la  tête  en  feu, 
le  jeune  homme  allait  l'attirer  sur  son  cœur  et  l'envelopper  dans 
une  nouvelle  étreinte,  lorsque  la  suivante  d'Estelle,  qui  lui  avait 
servi  de  guide,  reparut  une  lanterne  à  la  main. 

Sur  un  signe  de  M"'  de  Villars,  la  camériste  se  dirigea  vers 
l'escalier  communiquant  au  souterrain,  sur  le  premier  gradin 
duquel  elle  s'arrêta  pour  attendre  Georges,  qu'elle  était  chargée  de 
reconduire. 

Estelle  détacha  de  son  vêtement  une  écharpe  légère,  la  porta  à 

ses  lèvres,  et  la  noua  à  l'armure  de  son  amant,  qui,  mettant  un 

genou  à  terre,  lui  baisa   respectueusement   la  main,  poussa  un 

gros  soupir,  et  se  décida  à  suivre  son  guide. 

Grâce  à  la  lueur  du  fanal,  la  longueur  du  souterrain  fut  cette  fois 

15 


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—  226  — 

plus  promptement  franchie.  Quand  les  gonds  rouilles  de  la  vieille 
porte  de  sortie  eurent  de  nouveau  crié  sur  les  pentures  oxydées, 
Georges  franchit  le  seuil  en  adressant  à  la  jeune  femme  un  salut  de 
sincère  remercîment, 

Puis,  quand  il  eut  enfourché  Pluton,  dont  le  pied  frappait  le  sol 
d^impatience  : 

—  Viens,  mon  cher  Femance,  dit-il  à  son  jeune  compagnon 
d'armes,  je  suis  heureux,  j'ai  revu  mon  Estelle,  j'emporte  ses 
serments,  et  ce  précieux  talisman  de  crêpe  bleu-céleste  .qu'elle  a 
embrassé.  Partons  et  gagnons  le  château  de  Bouvreuil  à  franc 
étrier  :  c'est  par  là,  je  le  sais,  que  le  gouverneur  de  Rouen  doit 
opérer  à  notre  tête  sa  première  sortie  pour  donner  une  bonne 
chasse  aux  assiégeants. 

Les  deux  coursiers  partirent  alors  ventre  à  terre,  et  les  cavaliers 
ne  modérèrent  la  rapidité  de  leur  galop  qu'au  delà  des  ruines  de 
l'antique  porte  Sainte-Appolline ,  pour  prêter  un  moment  l'oreille 
au  bruit  lointain  du  caiion  et  des  arquebusades  de  l'ennemi. 


LA  PREMIÈRE  SORTIE. 

Nos  deux  amis  arrivèrent  au  château  de  Bouvreuil  quelques 
minutes  avant  le  gouverneur  de  Rouen,  qui  parut  à  la  tête  d'une 
légion  de  gens  de  pied,  et  d'un  corps  de  cavalerie. 

Sur  un  signal  de  M.  de  Villars,  les  officiers  des  diflférentes 
armes,  c'est-à-dire  des  lansquenets,  des  hallebardiers  et  des  arque- 
busiers, rangèrent  leurs  hommes  en  bataille  le  long  de  la  cour 
du  vieux  château  de  Philippe-Auguste. 


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—  227  — 

Les  chevaux  occupaient  l'espace  compris  entre  Tune  des  tours 
de  cette  forteresse  et  la  poterne  établie  à  l'angle  de  là  rue  du 
Beffipoi. 

Se  tournant  du  côté  de  Georges,  le  gouverneur  lui  fit  signe 
d'approcher: 

—  Messire  d'Oyssard,  lui  dit-il,  je  vous  nomme  chef  de  la 
cavalerie  volontaire.  Vous  donnerez  des  ordres  pour  poursuivre  les 
assiégeants  dans  la  sortie  que  nous  allons  faire,  dès  que  vous 
aurez  reçu  mes  instructions. 

—Monseigneur,  je  vous  suis  reconnaissant  de  l'honneur  que  vous 
voulez  bien  me  faire,  répondit  avec  un  ton  plein  de  noblesse  le  jeune 
chevalier.  Je  jure  de  remplir  ma  tâche  de  façon  à  mériter  cette 
distinction. 

—  Vous  sortez  d'une  race  de  preux,  messire  Georges  ;  comme 
vos  ancêtres,  vous  êtes  courageux,  vaillant;  aussi  ne  dois-je  pas 
vous  laisser  ignorer  que  le  parti  catholique  compte  sur  votre 
dévouement. 

—  Et  le  parti  catholique  a  raison.  Monseigneur,'  reprit  le  jeune 
homme  en  élevant  la  voix.  En  le  quittant,  j'ai  dit  à  mon  père,  qui  me 
recommandait  la  bravoure,  que  ni  moi  ni  mon  cheval  ne  rentre- 
rions dans  la  ville  d'où  nous  allions  peut-être  sortir  dès  aujourd'hui, 
qu'autant  que  les  Rouennais  seraient  vainqueurs  sur  toute  la 
hgne. 

—  Vivat!  mon  gentilhomme;  je  ne  doute  nullement  de  votre 

succès mettez-vous  donc  à  la  tête  de  notre  cavalerie.   Moi 

aussi  je  fonde  sur  vous  l'espoir  d'une  partie  de  la  réussite  de  nos 
armes. 

A  la  manière  dont  Villars  lui  dit  ces  paroles,  Georges  sentit 


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—  228  — 

que,  déciilément,  le  gouverneur  n'avait,  aucun  soupçon  de  son 
amour  pour  Estelle. 

Il  ne  se  doute  guère,  pensa-t-il,  que  je  viens  de  pénétrer  dans  le 
souterrain  obscur  qui  mène  de  la  rue  Saint-Romain  au  corridor  de 
la  salle  des  Etats  de  l'archevêché,  où  sa  fille,  ma  délicieuse 
fiancée,  m'a  reçu  et  m'a  juré  sa  foi!  Le  sort  me  favorisera-t-il 
toujours?...  N'importe,  marchons,  et  tâchons  de  conquérir,  l'épée 
àla  main,  celle  que  j'adore  et  dont  je  suis  aimé! 

En  ce  moment,  deux  boulets  lancés  par  le  canon  des  assiégeants, 
détachèrent  des  pierres,  et  firent  tomber  quelques  matériaux  des 
murailles  de  la  porte  Bouvreuil. 

—  Allons,  Messeigneurs,  cria  M.  de  Villars,  le  moment  décisif 

é 

est  arrivé...  il  faut  vaincre  ou  mourir!...  haut  la  herse!...  bas 
le  pont-levis  ! . . .  mort  aux  hérétiques  ! 

Et  aussitôt  on  entendit  le  bruit  rauque  des  chaînes  qui  abaissèrent 
le  pont-levis  pour  donner  aux  phalanges  armées  accès  sur  le  viaduc 
élevé  en  cet  endroit  au-dessus  du  fossé  d'enceinte. 

L'infanterie,  commandée  par  le  capitaine  Valdory,  sortit  d'abord 
en  faisant  résonner,  dans  la  direction  du  Mont-de-Justice,  au  haut 
duquel  l'ennemi  s'était  embusqué,  des  décharges  fort  bien  nourries. 

Une  lutte  acharnée  s'engagea  sur  les  hauteurs  du  Mont-Fortin, 
entre  les  tirailleurs  respectifs  des  armées  belligérantes. 

Elle  durait  depuis  une  heure  au  moins,  quand  une  estafette, 
rentrée  dans  la  ville  à  bride  abattue,  vînt  apporter  à  Georges 
d'Oyssard  la  nouvelle  que  les  catholiques  étaient  prêts  d'emporter 
la  position  des  assiégeants,  en  même  temps  que  l'ordre  de  se  porter 
en  avant  avec  son  escadron  et  de  charger  à  outrance  sur  ceux  des 
huguenots  qui  s'obstinaient  à  la  résistance. 


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—  229  — 

—  Amis,  exclama  Georges  en  s'adressant  à  ses  compagnons 
d'armes,  notre  tour  est   enfin  venu.  Allons   prouver   au  comte 
d'Essex  et  à  Henriot  ce  que  vaut  le  patriotisme   rouennais... 
Mourir  ou  délivrer  notre  patrie,  voilà  ma  devise  ! 

Les  cavaliers  répondirent  par  ce  cri:  Guerre  et  mort  aux 
impies  ! 

Et,  tirant  du  fourreau  Thistorique  épée  dont  il  a  été  parlé,  le 
sire  d'Oyssard  commanda  d'une  voix  sonore:  En  avant!  en  avanj! 

L'escadron  franchit  le  pont,  partit  au  grand  galop,  et  atteignît, 
en  moins  de  temps  qu'il  ne  faut  pour  le  raconter,  le  sommet  du 
Mont-de-Justice  ou  côte  du  Gibet,  et  le  Mont-Fortin. 

La  voie  qui  conduisait  à  cette  éminence  se  trouvait  juste  sur 
l'emplacement  actuel  de  la  route  de  Neufchâtel.  Ce  n'était  alors 
qu'mi  chemin  impraticable,  sillonné  d'ornières  profondes  et  hérissé 
de  cailloux  raboteux.  L'état  d'abandon  où  il  était  tombé  s'expliquait 
jusqu'à  un  certain  point  par  son  voisinage  du  lieu  ordinaire  du 
supplice  des  criminels  de  ce  temps.  Jusqu'au  jour  où  le  docteur 
Guillotin  inventa  l'atroce  mécanique  à  laquelle  il  a  légué  son  nom, 
la  belle  colline  qui  domine  la  ville  au  nord  fut  le  Montfaucon 
rouemiais.  Et  lorsque  le  touriste  de  ce  temps-là  allait  promener  sa 
rêverie  du  côté  de  Boisguillaume,  il  se  trouvait  parfois  en  présence 
de  trois  ou  quatre  pendus  dont  le  vent  balançait  en  l'air  les  cadavres 
hideux. 

La  cavalerie,  lancée  à  fond  de  train,  fondit  sur  une  légion  d'ar- 
quebusiers du  duc  de  la  Rogerie,  avant  que  ceux-ci  eussent  eu  le 
temps  de  recharger  leurs  armes,  et  de  se  former  en  bataille. 

Semblable  au  tigre  que  l'odeur  du  sang  rend  de  plus  en  plus 
féroce,  Georges  frappait  d'estoc  et  de  taille,  sans  merci  ni  trêve. 


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—  280  — 

A  le  voir  ainsi,  les  yeux  flamboyants,  animés  par  une  colère 
presque  sauvage,  et  excitant  ses  frères  d'armes  au  combat,  le  jeune 
d'Oyssard  avait  tout  Tair  d'un  de  ces  hëros  du  Moyen-Age,  de  ces 
hommes  de  bronze  et  de  fer  qui  secondèrent  le  farouche  Rollon 
dans  ses  audacieuses  entreprises,  dans  ses  sanglantes  expéditions. 

Sous  la  pression  des  éperons,  son  cheval,  la  bouche  écumante, 
bondissait  au  milieu  des  combattants  et  des  blessés  comme  un 
taureau  effarouché. 

On  eût  dit  que  la  vieille  et  redoutable  dague  des  d'Oyssard, 
agitée  par  le  bras  nerveux  d'un  héritier  de  la  famille,  se  sentait 
rajeunie! 

Les  cris  de  souffirance  des  mourants  remplissaient  les  échos  de 
la  campagne! 

La  déroute  de  cette  division  des  forces  du  Béarnais  fut  bientôt 
complète,  et  pourtant  cette  division  n'était  pas  des  moins  aguerries. 

Les  assiégés  firent  un  assez  grand  nombre  de  prisonniers  que  l'on 
amena  à  Rouen,  et  qui  furent  incarcérés  dans  les  cachots  du  Vieux- 
Palais. 

Fier  de  sa  victoire,  Georges  ne  crut  pas  devoir  rentrer  immédiate- 
ment dans  la  ville.  En  dépit  du  clairon  qui  sonnait  dans  le  camp 
les  fanfares  de  la  retraite,  il  se  mit  avec  ses  cavaliers,  malgré  le 
brouillard  qui  devenait  épais,  à  la  poursuite  d'un  certain  nombre  de 
fuyards  qui  se  dirigeaient  vers  le  hameau  de  Mesnil-Grémichon. 

Alexandre  FROMENTIN. 


(La  suite  a  une  prochaine  livraison.) 


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paâsiE. 


DERNIERS  œNSEILS  D'UN  NORMAND  A  SON  FILS. 


Pour  bien  vivre ,  mon  fils ,  c'est  la  première  loi , 
Il  faut  viser  d'abord  à  se  faire  de  çwi. 
Des  vertus  sans  profit  laisse  aux  fous  l'héritage  : 
L'argent,  c'est  le  seul  but  où  doit  tendre  le  sage. 
Notre  curé  prétend  que  l'Evangile  dit  : 
Heureux  les  pauvres  !  oui,  mais  les  pauvres  d'esprit. 
Je  suis  chrétien,  mon  fils,  et  j'aime  trop  l'Eglise 
Pour  croire  qu'elle  ait  dit  jamais  une  sottise. 

Dieu  savait  quand  il  fit  ses  dix  commandements, 
Ce  qui  convient  à  tous  et  surtout  aux  Normands. 
Bien  (f autrui  ne  prendras!  Quelle  belle  parole! 
Prends  bien  garde ,  mon  fils,  que  quelqu'un  ne  te  vole. 

Le  champ  que  je  te  laisse  est  près  d'un  grand  chemin 

Que  possède  l'Etat.  C'est  un  fort  bon  voisin. 

Tu  pourras  chaque  année ,  en  poussant  ta  charrue , 

Gagner  un  pouce  ou  deux  du  côté  de  la  rue. 

Cela  n'est  pas  voler  ;  car  le  Gouvernement 

Se  rattrape  toujours  sur  les  impôts.  Pourtant 


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—  232  — 

Fin  contre  fin ,  tu  sais ,  ne  vaut  rien  pour  doublure. 
A  tes  autres  voisins  n'en  va  pas  faire  autant: 
Normand  ne  gagne  rien  qui  s'attaque  à  Normand. 
Si  donc  il  faut  parfois  >  c'est  la  loi  de  nature , 
Pour  sauver  l'intérêt  risquer  la  bonne  foi, 
Ne  t'adresse  jamais  qu'à  plus  bête  que  toi. 


Le  plus  tard  que  l'on  peut  il  faut  payer  ses  dettes  ; 
Mais  fais-toi  rembourser  strictement  quand  tu  prêtes. 
Ce  n'est  pas  pour  les  chiens  que  sont  faits  les  huissiers  : 
Ne  laisse  pas  longtemps  dormir  tes  créanciers. 
Que  tu  doives»  mon  Dieu,  chacun  sait  bien  qu'en  somme,. 
On  peut  devoir  un  peu  sans  être  un  vilain  homme  ; 
Mais  l'essentiel,  c'est  qu'on  ne  te  doive  pas. 
Qui  court  après  son  dû  risque  toujours  ses  pas. 


Aussi,  plus  tard  y  quand  tu  chercheras  femme, 
Compte  bien  sur  tes  doigts  avant  de  prendre  flamme. 
Quand  elle  est  économe  y  et  qu'elle  a  des  écus, 
Une  femme  y  mon  fils,  a  toutes  les  vertus. 
L'amour ,  je  veux  le  croire ,  est  bon  à  quelque  chose , 
Mais  l'homme  ne  vit  pas  que  de  feuilles  de  rose. 
Surtout,  pour t'assurer  toujours  un  capital. 
N'accepte,  en  tous  les  cas,  qu'un  régime  dotal. 
Une  faillite,  hélas!  n'est  pas  chose  impossible , 
Et  c'est  Dieu  qui  l'a  dit:  Tout  homme  est  né  faillible. 


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—  233  — 

Mais  sur  un  bien  de  femme  à  propos  retiré, 
L'on  vit  tranquillement  et  toujours  honoré. 

Honoré  :  oui ,  l'honneur ,  c'est  des  biens  de  la  vie , 
Après  l'argent  pourtant,  le  plus  digne  d'envie. 

Parle  souvent,  mon  fils,  souvent  de  ton  honneur.... 

« 

Qu'on  te  connaisse  bien  pour  un  homme  de  cœur. 

Sache  même  au  besoin  débourser  une  somme, 

Pour  être  aux  yeux  de  tous  toujours  im  galant  homme. 

Soigne  bien  du  pays  le  premier  magistrat: 

(Il  ne  s'agit  ici  d'Yport  ni  d'Etretat). 

Digne  homme  !  il  m'a  sauvé  jadis  dans  une  affaire , 

Où,  sans  im  bon  poulet  dont  je  lui  fis  présent, 

J'aurais  perdu ,  sans  compter  mon  argent, 
Ma  réputation  peutrêtre  tout  entière. 
Je  sais  que  mon  voisin  en  pâtit  quelque  peu  ; 
Mais  c'est  au  juge  alors  de  tarer  sa  balance , 
Et  c'est  lui,  selon  moi,  qui,  dans  cette  occurrence , 
Du  mal  qu'il  a  permis  répondra  devant  Dieu. 

Si  ton  bœuf  est  atteint  de  quelque  maladie , 

Bien  vite  fais  quérir  Bastien  le  maréchal. 

Jamais  il  n'en  guérit  peut-être  de  sa  vie  ; 

Mais  s'il  ne  fait  du  bien,  il  peut  faire  du  mal. 

C'est  un  homme  sans  foi.  D'accord;  mais  moi  je  pense 

Que  c'est  au  plus  méchant  qu'on  doit  la  jHréférence, 


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—  234  — 


Et  j'en  connais  y  ici,  des  plus  huppés,  mon  Dieu, 
Qui,  pour  ne  pas  vouloir  recourir  à  son  aide , 
Et  chez  un  autre  aller  chercher  quelque  remède  , 
Ont  presque  tous  les  ans  des  vaches  au  lait  bleu. 


Pour  nuire  aux  pauvres  gens  chacun  a  sa  manière  : 
Le  médecin  s'entend  avec  Tapothicaire  ; 
C!omme ,  dans  \m  procès ,  pour  vous  laisser  à  plat, 
Votre  juge  s'entend  avec  votre  avocat. 
Enfin,  puisque  sur  cette  terre, 
C'est  le  plus  fin  toujours  qui  fait  mieux  son  affaire , 
Il  faut  tâcher,  mon  fils,  que  tu  sois  le  plus  fin. 


Je  te  parlais  tantôt  du  médecin  ; 

Prends  garde  à  lui  !  c'est  un  rusé  compère. 
Certe,  il  ne  ferait  rien  pour  vous  faire  mourir; 
Mais  comme  il  s'entend  bien  à  vous  faire  languir  ! 
Ah!  si  je  l'avais  cru  pour  ta  défunte  mère , 
Elle  serait  peut-être  encore  dans  ces  lieux 
A  souffrir...   et  coûter  plus  d'argent  que  nous  deux. 
Mais  je  m'entends  assez  à  savoir  ce  qu'on  pense: 
«  Avez-vous,  cher  docteur,  dis-je,  quelque  espérance 
w  —  Hélas  !  répondit-il,  par  ce  médicament 
«  J'espère  bien  donner  quelque  soulagement  ; 
»  Mais  où  Dieu  met  la  mort,  peut-on  mettre  la  vie? 
»  —  Vous  supposez  alors  que  cette  maladie 


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—  235  — 

»   L'emportera  ?  —  Brave  homme ,  à  ne  vous  rien  cacher. . . 

»   —  C'est  bien,  mon  cher  docteur,  j'en  fais  mon  sacrifice, 

M   Et ,  puisqu'il  faut  enfin  que  ma  femme  finisse , 

»   Attendez  pour  venir  qu'on  aille  vous  chercher. 

w   De  me  dominer,  moi,  je  n'ai  pas  la  fortune; 

»   La  mort,  quand  elle  vient,  est  toujours  importune; 

M   Mais,  quand  il  faut  mourir,  pour  s'en  aller  en  paix, 

»    J'estime  que  le  mieux,  c'est  de  mourir  sans  frais.  » 

Cela  dit,  de  mon  doigt  je  lui  montrai  la  porte. 

C'est  comme  il  faut  traiter  les  gens  de  cette  sorte. 

Ils  sont  toujours  chez  vous  tout  prêts  à  revenir. 

Et  l'on  ne  sait  comment  les  faire  déguerpir. 

Eh  !  n'a-t-on  pas  assez  à  payer  sur  la  terre , 

Pour  naître  et  pour  mourir  et  pour  qu'on  vous  enterre  ! 

Je  me  souviens  tout  juste  en  ce  moment 
Que  de  ta  mère  encor  je  dois  l'accouchement. 
S'il  faut  le  médecin...  tu  prendras  son  confrère... 
On  dit  dans  le  pays  que  c'est  le  plus  savant; 
Du  reste,  on  peut  toujours  changer  pour  son  argent. . . 

Ne  venant  plus,  l'autre  oublira  peut-être. 


Et  maintenant ,  va  demander  le  prêtre. 
Pour  faire  en  son  vivant  quelque  chose  de  bien. 
Il  faut  qu'un  bon  Normand  finisse  en  bon  chrétien. 

Ch.  HÉLOT. 


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ANTIQUITÉS. 


DESCRIPTION 

d'une 

VERRIÈRE  DE  L'ÉGLISE  SAINT-VINCENT 

DE  ROUEN. 

NOUVELLEMENT   RESTAURÉE. 

snpiulsssnriimr  wsvt  aulAaobzs  unrsiriitiffx* 


De  tous  les  systèmes  employés  au  Moyen-Age  pour  la  décoration  inté- 
rieure des  édifices  religieux,  de  tous  les  moyens  que  Tart,  le  goût  et  une 
pieuse  inspiration  ont  mis  en  usage  pour  rehausser  Téclat  des  cérémonies 
et  éveiller  dans  Tàme  des  fidèles  rassemblés  le  recueillement  et  le  respect, 
il  n'en  est  certainement  aucun  qui  produise  un  plus  grand  effet  et  qui 
i^oute  davantage  à  la  solennité  des  lieux  saints  que  Temploi  des  vitraux 
colorés.  La  peinture  proprement  dite,  c'est-à-dire  celle  qui  s'exécute  sur 
toile  ou  sur  mur  n'atteindra  jamais  à  la  puissance  d'effet  dont  sont  douées 
les  peintures  transparentes;  celles-ci  demeurent  toujours  jeunes,  tocgours 
éclatantes,  quelle  que  soit  leur  ancienneté,  tandis  que  la  peinture  ordinaire, 
promptement  dégradée  par  tant  d'influences  fâcheuses  qui  viennent  l'alté- 
rer, surtout  au  contact  des  murs  et  dans  l'athmosphère  humide  des  temples, 
ne  présente  bientôt  plus  que  des  apparences  confuses  et  un  aspect  terni, 
sans  attrait  pour  les  yeux  et  sans  action  sur  l'esprit.  Certes,  nous  ne  pré- 
tendons pas  exclure  la  peinture  de  la  décoration  des  églises,  malgré  le 


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—  237  — 

médiocre  effet  qu'elle  y  produit,  même  dans  les  meilleures  conditions  ; 
mais,  en  voyant  Taspect  misérable  et  sordide  de  la  plupart  des  tableaux 
qu^on  rencontre  appendus  çà  et  là  aux  murs  de  nos  églises,  et  pour  la 
possession  desquels  le  clergé  et  les  fabriques  ont  souvent  fait  de  grands 
sacriâces,  nous  regrettons  que  l'argent  qu'ils  ont  coûté  n'ait  pas  été  plutôt 
employé   à  restituer  cette   splendide   décoration   de   verrières  peintes, 
qui  ajoute  aux  édiûces  religieux  tant  de  prestige  et  d'éclat.   Mais,  s'il 
est  convenable  de  doter  de  verrières  peintes  les   églises  nouvelles   ou 
celles  qui  ont  été  dépouillées  de  cet  ornement  indispensable,  il  nous  parait 
encore  plus  urgent  d'assurer  la  conservation  de  celles  que  nous  possédons 
encore  en  les  faisant  restaurer  par  des  artistes  intelligents  et  conscien- 
cieux.  La  ville  de  Rouen,  qui  a  perdu  à  la  Révolution  et  depuis  des  trésors 
inappréciables  en  ce  genre,  peut  encore  passer  cependant  pour  une  des 
cités  les  plus  richement  pourvues.  Nul  ne  l'ignore  parmi  nous,  et  nous 
savons  à  l'occasion  nous  prévaloir,  auprès  des  étrangers,  de  ce  surcroit 
d'intérêt  que  présentent  nos  édifices  religieux.  Mais,  en  réalité,  bien  peu 
s'inquiètent    de  savoir  si  ces   précieuses  et  fragiles  peintures,  jouets, 
depuis  trois  siècles  au  moins,  de  tant  d'intempéries  et  de  tant  d'outrages, 
ne  périclitent  pas  dans  leurs   montures  corrodées  et  déjetées,  jusqu'au 
point  d'être  souvent  en  prochaine  perdition.  On  les  admire  en  quelque 
sorte  sur  parole,  séduit  par  les  harmonies  tranquilles  ou  parle  choc  éblouis- 
sant de  couleurs  qu'elles  produisent,  suivant  l'état  du  ciel  ou  les  heures  de 
la  Journée;  nul  ne  songe  à  se  demander  si  c'est  bien  l'œuvre  intacte  et  pri- 
mitive qu'il  a  sous  les  yeux;  si,  outre  la  crasse  que  le  temps  a  épaissie  sur  ces 
verres,  au  détriment  de  la  transparence,  un  rapiécetage  inintelligent,  ayant 
pour  but  de  masquer  des  trous  avec  des  fragments  de  verre  coloré,  ne  jette 
pas  un  désordre  inexplicable  dans  les  sigets,  de  manière  à  rebuter  la  curio- 
sité la  plus  attentive,  et  à  transformer  de  curieuses  légendes  en  une  suite 
d'énigmes  indéchiffrables. 

C'est  donc  une  entreprise  des  plus  dignes  d'éloge  que  celle  de  restituer 
à  ces  précieuses  verrières  les  avantages  d'une  intégrité  parfaite,  qui  seule 
permet  d'en  comprendre  non-seulement  les  beautés,  mais  même  le  sens 


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^y 


—  238  — 

précis.  Malheureusement,  les  fabriques  ont  montré  jusqu'ici  peu  d'empresse- 
ment à  ordonner    ces  restaurations,  parce  qu'elles  sont  fort  coûteuses,  et 
que  le  résultat  ne  leur  semble  pas  toigours  en  proportion  avec  les  sacri- 
fices exigés.  En  effet,  à  leur  sentiment,  la  verrière  n'a  souvent  fait  que 
se  décrasser  un  peu.  D'un  autre  côté,  les  peintres  verriers  se  montrent 
moins  empressés  encore  à  entreprendre  ces  restaurations  que  les  fabriques 
à  les  ordonner.  C'est  par-dessus  tout  une  œuvre  de  patience  et  de  conscience, 
dont  il  est  difficile  d'apprécier  tout  d'abord  les  difficultés,  qu'il  faut  évaluer 
par  conséquent  un  peu  au  hasard,  et  qui,  mémo  lorsqu'elle  paraît  d'un 
prix  exorbitant  à  ceux  qui  la  paient,  dédommage  rarement  l'artiste  de  ses 
peines  et  de  ses  soins.  En  outre,  il  faut  lutter  de  suavité  ou  d'énergie  contre 
un  original  redoutable,  assimiler  soigneusement  ses  procédés  d'exécution 
aux  procédés  anciens,  obtenir  enfin  ce  résultat,  sans  lequel  toute  restaura- 
tion de  ce  genre  n'est  qu'un  déplorable  placage,  que  l'œuvre  moderne  se 
fonde  à  ce  point  dans  l'œuvre  ancienne,  qu'on  ne  puisse  la  suivre  et  la 
déceler.  Il  n'est  donc  pas  étonnant  que  la  plupart  des  peintres  verriers, 
habitués  à  ces  travaux  de  facile  exécution  qu'ils  entreprennent  au  rabais 
et  qu'ils  produisent  hâtivenent  sans  contrôle,  pour  la  fourniture  des  églises 
de  campagne,  se  soucient  peu  de  s'astreindre  aux  exigences  d'une  œuvre 
difficile  et  toujours  peu  payée. 

C'est  donc  un  devoir  pour  la  critique  sérieuse  d'encourager  les  efforts  qui 
ont  pour  but  de  restituer  à  nos  précieuses  verrières  cette  intégrité  sans 
laquelle  elles  ne  sont  guère  qu'une  lettre-morte,  une  décoration  éclatante, 
mais  sans  pensée  et  sans  enseignement.  A  ce  titre,  l'essai  qui  vient  d'être 
fait  à  l'église  Saint-Vincent  de  Rouen  mérite  toutes  les  sympathies  des 
hommes  de  goût,  et  si  nous  entreprenons  d'en  parler  avec  quelque  déve- 
loppement, c'est  que  la  verrière  dont  il  s'agit  est  tout  à  la  fois  une  œuvre 
d'art  de  premier  ordre,  une  représentation  allégorique  des  plus  singulières 
qu'on  puisse  citer,  et  que  la  restauration  dont  elle  vient  d'être  l'objet  ne 
laisse  presque  rien  à  désirer. 

La  verrière  dont  nous  allons  parler  est  située  à  la  partie  méridionale  du 
transept,  &  côté  de  l'élégant  portail  qui  fera  bientôt  face  à  la  rue  Haran- 


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-^  239  — 

guérie  prolongée.  Elle  est  divisée  perpendiculairement,  par  trois  me- 
neaux, en  quatre  formes  ou  travées,  et  horizontalement  en  trois  étages  ou 
zones,  indépendamment  de  la  partie  enclavée  sous  le  cintre  de  Togive,  qui 
se  divise  également  en  trois  étages  de  compartiments .  superposes.  Cette 
Terriôre  avait  été  jusqu'ici  peu  remarquée,  malgré  tout  Téclat  dont  elle 
brille,  ce  qu'il  faut  sans  doute  attribuer  à  Tofoscurité  mystérieuse  du  sijget 
et  aux  injures  que  le  temps  avait  fait  éprouver  à  ses  symboliques  figura- 
tions. Elle  avait  cependant  attiré  l'attention  de  notre  savant  antiquaire 
Ë.-H.  Langlois,  qui  en  avait  esquissé  quelques  personnages,  et  qui,  dans 
son  Essai  sur  la  peinture  sur  verre^  principalement  à  Rouen,  se  contente  de 
dire  que  c'est  une  allégorie  représentant  le  triomphe  des  vertus  chrétien- 
nes, et  qu'on  y  voit  les  sept  péchés  capitaux,  marchant  en  cavalcade, 
montés  sur  divers  animaux.  aDeux  femmes,  ajoute-t-il,  dont  l'une  figure  la 
Gourmandise  et  l'autre  la  Colère  ou  l'Orgueil,  s'entretiennent  avec  une 
grâce  et  une  vérité  qui  les  font  distinguer  dans  ce  groupe  de  réprobation.» 
Ce  sont  précisément  ces  deux  figures  que  Langlois  avait  dessinées,  sans 
doute  avec  l'intention  de  les  introduire  dans  son  Esmi^  et  dont  le  croquis 
est  demeuré  entre  nos  mains.  M.  Delaquérière,  qui  a  consacré  à  l'église  de 
Saint- Vincent  et  à  ses  vitraux  une  monographie  justement  appréciée,  fait 
remarquer,  en  citant  le  passage  de  Langlois,  qu'un  sujet  analogue  a  été 
sculpté  sur  pierre  dans  une  maison  située  rue  de  l'Ecureuil,  et,  sans  pous- 
ser plus  loin  ses  investigations,  il  termine  par  ce  renseignement,  emprunté 
aux  registres  de  la  Fabrique,  qu'en  1764,  cette  verrière,  ainsi  que  toutes 
celles  du  midi  de  l'église,  fut  fortement  endommagée  par  la  grêle,  pendant 
un  ouragan. 

Le  champ  de  l'interprétation  est  donc  à  peu  près  inexploré  ;  nous  allons 
essayer  de  le  parcourir,  non  toutefois  sans  éprouver  une  certaine  appré- 
hension, en  songeant  aux  écueils  de  cette  mer  terrible,  dont  parle  Boileau  (1). 

(1)  Après  cela,  Docteur,  va  pâlir  sur  la  Bible, 
Va  marquer  les  ëcueils  de  cette  mer  terrible  ! 
(Boileau,  Satire  VIII  v.  215.) 


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—  240  — 

Il  peut  sembler  aventureux,  en  effet,  de  toucher  sans,  mission  à  ces  mys- 
tères redoutables  sur  lesquels  TÉglise  elle-même  garde  une  prudente  ré- 
serve, laissant,  aux  âmes  ardentes  et  passionnées  dans  leur  foi,  la  liberté 
de  leurs  suppositions  hardies,  dès  lors  qu'elles  trouvent  dans  des  textes 
ambigus  des  Saintes-Ecritures  un  fondement  plus  ou  moins  plausible. 
Loin  de  nous,  l'intention  de  juger  et  encore  moins  de  critiquer  ces  singu- 
lières applications  de  Tinterprétation  biblique.  Nous  nous  contentons  seu- 
lement de  les  exposer,  comme  un  témoignage  du  mysticisme  exalté  d'une 
époque  où  la  foi,  pressentant  de  prochaines  épreuves,  affirmait  ses 
croyances  avec  un  redoublement  d'énei^e,  et  même,  par  delà  le  dogme 
établi,  rêvait  et  se  créait  des  dogmes  nouveaux. 

Le  sujet  de  la  verrière  est  complexe;  il  y  a  ce  qu'on  pourrait  appeler  le 
drame  divin  qui  occupe  la  partie  supérieure,  tandis  qu*à  la  partie  inférieure 
se  déroule  le  drame  humain.  La  pensée  la  plus  générale,  celle  qui  domine 
Tensemble,  est  évidemment  la  glorification  de  la  Vierge;  c'est  la  manifes- 
tation la  plus  éclatante  qu'on  puisse  concevoir  de  sa  nature  immaculée  qui 
est  assimilée,  identifiée  en  quelque  sorte  à  la  nature  divine.  Mais,  au-des- 
sous de  cette  pensée  générale,  il  y  a  une  pensée  secondaire  qui  résulte  de 
la  considération  des  différents  développements  qui  constituent  l'œuvre 
entière.  C'est,  suivant  nous,  l'intention  de  présenter  la  femme,  dans  Marie, 
comme  auteur  de  la  création,  par  sa  participation  directe  à  cet  acte  de  la 
volonté  suprême,  de  la  chiUe^  dans  Eve,  et  enfin  de  la  réhabilitation,  encore 
dans  Marie,  comme  mère  du  Sauveur.  C'est  l'histoire  abrégée  de  l'hu- 
manité en  trois  périodes,  dans  lesquelles  la  femme  remplit  le  rôle  prin- 
cipal. 

Ces  préliminaires  exposés,  abordons  la  description.  La  partie  supérieure 
de  la  fenêtre,  encadrée  dans  les  deux  courbes  de  l'ogive,  est  divisée  en 
six  compartiments  principaux,  subordonnés  les  uns  aux  autres  dans  cet 
ordre  :  un,  deux  et  trois,  ainsi  qu'on  s'exprime  en  blason.  Entre  ces  com- 
partiments d  autres  plus  petits  sont  intercalés,  qui  remplissent  les  inter- 
valles et,  par  leurs  figurations  appropriées  au  stget,  servent  à  compléter 
l'ensemble. 


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—  241  — 

Dans  le  compartiment  supérieur  figure  la  Trinité,  représentée  par  deux 
des  personnes  divines  siégeant  sur  un  trône,  au-dessus  desquelles  plane, 
tout  au  sommet  de  Togive,  le  Saint-Esprit  en  forme  de  colombe.  Rien  jus- 
qu'ici que  de  très  ordinaire  aux  représentations  de  ce  genre.  Jilais  voici 
rinattendu  :  entre  les  deux  personnes  assises  apparaît,  soutenue  dans  Tes* 
pace,  une  très  petite  figure  de  la  Vierge  enfant,  c'est-à-dire,  suivant  la 
pensée  du  peintre,  encore  incréée  à  sa  vie  mortelle,  et  qui  assiste  au  conseil 
suprême  où  se  décide  la  création.  Bientôt,  la  volonté  divine  se  manifeste; 
dans  le  compartiment  placé  immédiatement  au-dessous,  le  fils  apparaît  ra- 
dieux, vêtu  de  lumière ,  ainsi  qu'on  peut  dire ,  car  une  gloire  rayonnante 
Tenvironne  de  toutes  parts;  il  plane  dansTinfini,  et  de  ses  bras  étendus,  par 
un  geste  souverain,  il  sépare  le  chaos  du  monde  naissant;  à  son  côté,  une  nou- 
velle figure  de  la  Vierge,  ayant  à  piine  la  proportion  d'un  embryon  de 
quelques  mois,  par  rapport  à  la  mère  qui  le  porte  dans  son  sein,  est  repré- 
sentée au  centre  d'une  auréole  particulière  qu'enveloppe  dans  son  orbe 
lumineux  la  gloire  qui  rayonne  autour  du  divin  Créateur.  Ici  évidemment 
la  Vierge  participe  directement  à  la  création.  Et  s'il  pouvait  rester  un 
doute  sur  cette  interprétation,  il  serait  à  l'instant  levé  par  les  termes  de 
cette  inscription  qui  se  lit  sur  une  banderoUe,  au-dessous  de  ce  siyet: 
Nondum  erant  abyssi  et  jam  concepta  eram.  Ces  paroles,  empruntées  au 
livre  des  Proverbes  de  Salomen,  chapitre  VIII,  verset  24,  quelque  significa- 
tives qu'elles  soient,  ont  besoin,  comme  nous  en  verrons  d'ailleurs  d'autres 
exemples  dans  un  instant,  d'être  complétées  par  la  lecture  des  versets  voi- 
sins, qui  s'appliquent  à  la  plupart  des  détails  représentés  et  leur  servent 
de  commentaire. 

Voici,  d'après  la  traduction  de  D.  Calnàet,  quelques-uns  des  versets  de 
ce  chapitre,  qui  ont  certainement  guidé  l'artiste  ou  plutôt  ceux  qui  le  diri- 
gèrent dans  cette  hardie  personnification  : 

«  j^  22.  Le  Seigneur  m'a  possédée  au  commencement  de  ses  voies;  avant 
qu'il  créât  aucune  chose,  j'étais  déjà. 

»  t  ^-  J*û  été  établie  dès  l'éternité  et  dès  le  commencement,  avant  que 

laterre  fût  créée. 

16 


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—  242  — 

»  f  24.  Les  abymes  n'étaient  point  encore  lorsque  j'étais  déjà  conçue. 
(C'est  le  verset  inscrit  sur  le  vitrail). 

»  ^  27.  Lorsqu'il  préparait  les  cieux,  j'étais  présente;  lorsqu'il  environ- 
nait les  abymes  de  leurs  bornes  et  qu'il  leur  prescrivait  une  loi  invio- 
lable... 

»  j^  30.  J'ÉTAIS  AVEC  LUI  ET  JE  RÉGLAIS  TOUTES  CHOSES;  j'étais  cbaque  jour 
dans  les  délices,  me  jouant  sans  cesse  devant  lui.  » 

Dom  Calmet  fait  observer,  sur  ce  dernier  verset,  que  le  texte  hébreu,  qui 
présente  souvent  un  sens  plus  matériel  et  plus  étroit  que  la  Vulgate,  s'in- 
terprète ainsi: 

a  J'étais  auprès  de  lui  comme  un  nourrisson  qui  demeure  auprès  de  son 
père  et  qui  se  joue  en  sa  présence.»  Il  est  évident  que  c'est  à  l'idée  d'enfant 
en  bas-âge  que  l'artiste  s'est  attaché  pour  matérialiser  sa  singulière  con- 
ception. 

Mais  qui  tient  donc  ce  langage  si  rempli  de  pompe  et  de  majesté?  Il  n'j 
a  à  cet  égard  aucune  difficulté  d'interprétation  ;  le  commencement  du  cha- 
pitre le  révèle  sans  détour;  c'est  la  Sagesse  divine,  éternelle  et  incréée 
comme  Dieu  lui-même,  ayant  nécessairement  présidé  à  tous  ses  actes  ;  at- 
tribut inséparable,  en  un  mot,  do  la  divinité.  Il  n'est  pas  sans  exemple,  à 
la  vérité,  que  des  interprètes  aient  songé,  à  titre  d'allusion,  de  figure  et  do 
sens  prophétique,  à  les  appliquer  à  la  Vierge;  la  Bible  de  Vitré  l'indique, 
quoique  D.  Calmet  reste  muet  à  cet  égard  ;  mais,  rapporter  au  sens  littéral 
ces  termes  figurés,  donner  une  expression  matérielle  et  un  corps  à  ces  in- 
saisissables emblèmes,  voilà  ce  qui  distingue  l'œuvre  que  nous' analysons 
de  toutes  les  représentations  ayant  pour  but  de  glorifier  la  Vierge  en  l'exal- 
tant par  dessus  toutes  les  créatures. 

Reprenons  notre  description  :  Au  haut  de  la  verrière,  avons-nous  dit,  la 
Trinité,  dont  la  volonté  suprême  va  tirer  l'Univers  du  chaos,  et  la  Vierge 
ayant  place  au  milieu  des  trois  personnes  divines  ;  au-dessous,  la  seconde 
personne  de  la  Trinité,  ayant  la  Vierge  à  son  côté,  réalise  la  création  dont 
les' divers  tableaux  se  groupent  dans  les  compartiments  voisins;  ainsi,  à 
gauche,  dans  le  compartiment  parallèle  à  celui  du  Créateur,  les  éléments 


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encore  confondus  présentent  l'image  d'un  volcan  en  éruption.  Dans  le  com- 
partiment au-dessus,  quatre  anges  entièrement  teints  chacun  d'une  couleur 
différente:  blanc,  bleu,  vert,  rouge ,  font  voir  par  ce  contraste  naïf  que  la 
séparation  des  éléments  est  accomplie.  A  droite  et  sur  le  même  plan,  les 
douze  signes  du  zodiaque,  inscrits  chacun  au  milieu  d'un  disque,  indiquent  la 
création  de  Tunivers  et  l'établissement  de  l'ordre  invariable  des  saisons. 
Ici  encore  nous  avons  à  signaler  une  de  ces  singularités  énigmatiques  qui 
rendent  l'étude  de  cette  verrière  si  intéressante  pour  ceux  qui  aiment  à 
dégager  le  sena  vrai  de  l'obscurité  affectée  du  symbole.  Dans  la  série  des 
signes  du  zodiaque,  la  Vierge  fait  défaut;  et  pourtant  le  disque  qui  lui  est 
consacré  est  en  place,  au  centre  du  groupe,  intact  comme  au  jour  où  il  sor- 
tit de  la  main  du  peintre,  avec  le  listel  jaune  qui  le  borde  et  qui  le  rend 
conforme  aux  disques  voisins;  mais  l'artiste  s'est  contenté  d'y  figurer  un 
cie  let  un  horizon.  L'idée  est  ingénieuse,  quoique  raffinée,  et  ne  se  laisse  pas 
tout  d'abord  comprendre.  Mais  en  voici  Texplication  :  évidemment  Tartiste, 
saisissant  chaque  occasion  de  matérialiser  une  idée  symbolique,  a  établi 
une  confusion  volontaire  de  personnes  entre  la  constellation  céleste  appelée 
la  Vierge,  et  l'être  quasi  divin  dont  il  fait  une  émanation  de  Dieu  même, 
existant  dès  l'origine  des  choses,  et  prenant  part  à  l'œuvre  de  la  création  ; 
coDséquemment ,  il  affecte  de  ne  pas  la  placer  au  zodiaque  puisqu'elle 
tient  sa  place  à  côté  du  Créateur  lui-même.  Au-dessous,  à  droite,  le  der- 
nier acte  de  la  création  :  Eve  tirée  de  la  côte  d'Adam. 

C'est  par  ce  dernier  sujet,  qui  sert  de  transition,  que  nous  passons  de  ce 
que  nous  avons  appelé  le  drame  divin  au  drame  humain.  Ce  dernier  est  en 
trois  actes  ou  tableaux:  rinnocence,  la  Chute,  la  Réhabilitation,  qui  occupent 
chacun,  en  descendant  de  haut  en  bas,  une  des  trois  zones  horizon- 
tales. 

Quelques  mots  d'explication  préalable  sont  maintenant  nécessaires  pour 
rendre  compte  du  singulier  parti  adopté  par  l'artiste.  Les  sujets  que  nous 
venons  d'annoncer  sont  bien  connus;  ils  ont  exercé  maintes  fois  le  talent 
du  peintre  ou  du  sculpteur,  et  il  serait  superflu  do  prétendre  les  inter- 
préter s'ils  se  présentaient  ici  sous  leur  forme  habituelle.  Mais  il  n*en 


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est  pas  ainsi,  et  ce  qui  frappe  tout  d^abord  le  spectateur,  c'est  un  appareil 
étrange,  une  pompe  théâtrale  et  fantastique;  c'est  une  suite  de  chars 
richement  décorés,  précédés  et  suivis  de  personnages  splendidement  vêtus, 
portant  des  bannières  qui  se  déployent  au  vent.  En  un  mot,  c'est  un 
cortège  de  fête,  une  sorte  de  Triomphe,  ainsi  qu'on  appelait  jadis  ces  ma- 
nifestations d'apparat  dans  lesquelles  éclatait,  avec  une  prodigalité  sans 
mesure ,  le  goût  passionné  de  nos  ancêtres  pour  les  représentations 
fastueuses. 

L'idée  de  figurer  sous  ce  bizarre  déguisement  quelques-uns  des  faits  qui 
sont  la  base  même  de  nos  croyances  religieuses,  pourrait  passer  pour  une 
singulière  anomalie,  pour  le  résultat  de  quelque  fantaisie  individuelle, , 
si  l'examen  comparé  de  quelques  autres  monuments  de  notre  ville  n'éta- 
blissait, entre  ces  diverses  figurations,  une  similitude  qu'on  tenterait  en 
vain  d'attribuer  au  hasard.  Ces  monuments  sont  principalement:  la  frise, 
divisée  en  six  bas-reliefs,  qui  couronne  les  fenêtres  de  la  galerie  de  l'hôtel 
du  Bourgtherouide,  parallèlement  aux  célèbres  bas-reliefs  de  l'entrevuedu 
Camp  du  Drap-d'Or;  les  bas-reliefs  d'une  maison  de  la  rue  de  l'Ecureuil, 
que  nous  avons  déjà  cités,  et  une  magnifique  verrière  de  l'église  Saint- 
Patrice,  connue  sous  le  titre  de  Triomphe  de  la  Religion.  Ces  divers  monu- 
ments représentent  le  même  siget  que  notre  verrière,  à  l'aide  du  même 
système,  c'est-à-dire  en  plaçant  les  scènes  caractéristiques  sur  des  chars. 
Sans  doute,  ces  représentations  différent  dans  les  détails,  dans  ce  qui 
constitue  les  divers  accessoires  du  siget,  mais  le  fond  est  essentiellement 
le  même.  Dans  les  bas-reliefs  de  la  rue  de  l'Ecureuil,  dont  un  seul,  horri- 
blement maltraité,  est  aujourd'hui  visible,  mais  qui,  lorsque  E.-H.  Lan- 
glois  les  dessina  sur  pierre,  vers  1830(1),  étaient  encore  au  nombre  de  trois 
et  passablement  conservés,  le  sujet  qui  représente  la  Chute,  c'est-à-dire  les 
suites  de  la  désobéissance  d'Adam,  et  qui  comprend  deux  de  ces  bas-reliefs, 

(1)  Les  épreuves  de  ces  trois  précieuses  lithographies  sont  excessivement  rares  ;  il 
n*en  fut  tiré  que  deux  ou  trois  à  titre  d'essai,  et,  par  suite  d*un  malentendu,  les  pierres 
furent  effacées.  Un  exemplaire  existe  à  la  Bibliothèque  publique  de  Rouen. 


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est  tellement  semblable  à  la  même  scène  de  notre  verrière,  qa*on  retrouve 
dans  chacun  d'eux  les  mêmes  personnages,  les  mêmes  bannières  et  les  mêmes 
attributs.  Il  en  est  de  même  du  troisième  bas-relief,  qui  n'offre  que  la 
moitié  de  la  scène  du  Triomphe  de  V Eglise.  De  sorte  que  si  ces  bas^reliefs, 
qui  devaient  être  au  nombre  de  six  au  moins,  nous  eussent  été  conservés 
dans  leur  intégrité,  nous  aurions  une  répétition  exacte  en  sculpture  du 
même  sujet,  modifié  seulement  par  Tinspiration  personnelle  de  l'artiste. 

De  semblables  analogies,  observées  sur  des  monuments  existant  dans  la 
même  ville  et  appartenant  tous  à  la  même  époque,  indiquent  une  origine 
commune.  Nous  sommes  d'avis  qu'il  faut  naturellement  chercher  cette 
origine  dans  quelque  fait  réel  passé  à  cette  époque,  et  dont  nos  annales 
locales  n'ont  pas  gardé  le  souvenir.  La  Flandre  maintient  encore  avec  un 
attachement  héréditaire  l'usage  de  ces  pieuses  solennités  où,  sous  forme 
de  cortège  triomphal,  on  expose,  à  des  époques  jubilaires,  sur  une  suite  de 
chars  disposés  comme  autant  de  théâtres,  des  allégories  religieuses,  des 
personnifications  morales,  et  même  les  mystères  sacrés  de  la  foi.  Au  jubilé 
de  Notre-Dame-d'Hanswyck,  célébré  à  Malines,  en  1838,  et  consacré, 
comme  la  procession  de  notre  vitrail,  à  glorifier  la  mère  du  Sauveur,  on 
vit  défiler  dans  le  cortège  les  Litanies  de  la  Vierge,  représentées  par 
cinquante  jeunes  filles  à  cheval,  portant  chacune  une  bannière  et  l'attribut 
emblématique  de  l'invocation  qu'elles  caractérisaient  ;  en  outre,  sur  neuf 
chars  richement  décorés,  des  groupes  nombreux  symbolisaient,  dans  le 
plus  somptueux  appareil,  les  prérogatives  célestes  que  l'Eglise  attribue  à  la 
paissante  médiatrice  des  humains.  Au  xvi*  siècle,  les  Rouennais  avaient 
pour  ces  représentations  allégoriques  le  même  goût  passionné  qui  survit 
chez  les  Belges  d'ai:gourd'hui.  Les  Entrées  royales  en  fournissent  d'incon- 
testables exemples.  Le  souvenir  des  magnificences  qu'on  déploya  à  l'entrée 
de  Henri  II  nous  ont  été  conservées  par  la  gravure;  on  y  voit  figurer  les 
chars  de  la  Renommée,  de  la  Fortune,   de  la  Religion. 

Nous  n'hésitons  donc  pas  à  croire  que  la  verrière  de  Saint-Vincent,  ainsi 
que  les  monuments  similaires  que  nous  avons  cités,  étaient  destinés  à 
transmettre  le  souvenir  de  quelque  solennité  religieuse,  analogue  au  jubilé 


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—  246  — 

de  Malines,  et  que  leur  exécution  pût  être  ordonnée  par  quelques-uns 
de  ceux  qui  avaient  été  les  promoteurs  ou  les  acteurs  principaux  de  ces 
grandes  manifestations.  Si  les  seigneurs  de  la  puissante  famille  des  Leroux, 
qui  firent  construire  et  décorer  l'hôtel  du  Bourgtheroulde,  y  firent  repré- 
senter en  sculpture  les  principales  scènes  de  Tentrevue  du  Camp  du  Drap- 
d'Or,  c'est  que  sans  doute  l'un  d'eux  y  avait  assisté;  et  s'ils  y  joignirent 
la  représentation  d'un  Triomphe  dans  lequel  figurent,  groupés  sur  des 
chars,  comme  à  Saint-Yincent,  différentes  scènes  allégoriques,  symbolisant  la 
Création,  la  Désobéissance  d'Adam  et  finalement  le  Triomphe  de  la  foi,  c'est 
aussi  sans  doute  parce  qu'un  événement  contemporain,  aux  magnificences 
duquel  l'un  d'eux  avait  peut-être  contribué,  en  rendait  le  souvenir  glorieux 
pour  sa  famille.  Nous  tenterions  vainement  de  donner  une  explication 
plus  plausible  du  fait  de  la  reproduction  multiple  de  ce  si:get,  sous  l'inspira- 
tion d'un  programme  identique  pour  tous.  A  la  vérité,  les  idées  que  ce 
programme  développe  et  met  en  action  avaient  une  grande  vogue  à  cette 
époque  ;  la  précellence  de  la  Yierge-Mére  sur  toutes  les  créatures,  l'Huma- 
nité déchue,  condamnée,  puis  enfin  régénérée  par  le  divin  sacrifice,  le 
triomphe  de  la  foi  sur  l'hérésie,  tels  étaient  alors  les  si:gets  d'une  foule  de 
compositions.  Ainsi,  parmi  les  vitraux  de  l'église  de  Couches,  on  remarque 
une  magnifique  peinture  du  Triomphe  de  la  Foi;  à  l'église  de  SaintrOuen 
de  Pont-Audemer,  une  autre  verrière,  qui  est  certainement  un  des  plus 
merveilleux  chefs-d'œuvre  du  xvi*  siècle,  a  pour  siget  l'Humanité  repré- 
sentée dans  ses  trois  phases  successives  :  Avant  la  Loi,  Sotis  la  Loi,  Sma 
la  Grâce»  Ces  sijgets,  il  faut  le  reconnaître,  ont  une  étroite  concordance 
avec  le  nôtre,  et  toutefois  la  composition  en  diffère  de  tout  point;  elle  ne 
sort  pas,  en  effet,  des  données  naturelles,  et  ne  présente  à  l'interprétation 
aucune  énigme,  telle  que  celle  de  ces  chars  qui  voiturent  tour  à  tour 
Adam  et  Eve,  le  Serpent,  la  Vierge,  etc.  Cette  dernière  particularité 
établit  entre  nos  représentations  rouennaises  et  toutes  les  autres  du  même 
genre  une  différence  tranchée  qui  ne  saurait  être  méconnue. 

Ces  explications  admises,  et  dès  qu'il  est  avéré  que  nous  avons  sous  les 
yeux  la  représentation  d'un  spectacle  pieux,  d'une  procession  scénique , 


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composée  à  rimitation  de  toutes  celles  que  le  xvi*  siècle  prodiguait  dans 
ses  fêtes,  toute  difficulté  d'interprétation  disparaît^  et  la  description  de- 
vient aisée  et  facile.  Nous  allons  la  poursuivre  âuccinctement,  en  tenant 
compte,  toutefois,  des  particularités  caractéristiques  les  plus  intéres- 
santes. 

La  partie  moyenne  et  inférieure  du  vitrail  est  partagée,  comme  nous 
Tavons  dit,  en  trois  zones  horizontales  qu'il  faut  supposer  réunies  et  mises 
bout  à  bout,  en  commençant  par  le  haut,  à  droite,  et  en  finissant  par  le 
bas,  à  gauche,  pour  embrasser  dans  leur  ordre  successif  les  différentes 
scènes  du  cortège.  Chaque  étage,  toutefois,  représente  une  scène  com- 
plète. 

A  rétage  supérieur,  le  premier  panneau,  à  droite,  représente  la  créa- 
tion terrestre  dans  Tharmonie  primitive  de  son  état  d'innocence  et  de 
paix.  Divers  animaux,  quadrupèdes,  volatiles  et  reptiles,  un  lion,  uno  li- 
corne, un  bœuf,  un  sanglier,  etc.,  cheminent  fraternellement  vers  la  droite, 
au  milieu  d'une  forêt,  précédant  et  annonçant  le  roi  de  la  création. 

Au  panneau  suivant,  deux  figures  de  jeunes  filles,  somptueusement  vê- 
tues, représentent,  l'une  la  Foi  (Fides),  avec  une  église  pour  attribut 
dans  la  main,  l'autre  la  Force  (Fortitudo)  ;  cette  dernière,  sans  attribut 
pour  justifier  son  titre,  traîne,  à  l'aide  d'une  chaîne,  un  char  qui  occupe 
le  troisième  panneau.  Sur  ce  char,  richement  décoré ,  sont  assis  Adam 
et  Eve ,  dans  une  complète  nudité.  Adam  tient  dressée  et  fait  ondoyer 
au-dessus  du  char  une  bannière  sur  laquelle  est  représentée  la  Justice. 
Toute  cette  scène  se  détache  sur  un  fond  représentant  une  forêt  au- 
dessus  de  laquelle  brillent  le  disque  du  soleil  et  celui  de  la  lune.  Sur  une 
bandelette  qui  se  déroule  au-dessous  du  char  on  lit  ces  paroles  du  psaume 
VII],  verset  8  :  Omnia  mbjecisti  sub  pedibus  qus.  Si  l'on  se  reporte  au  texte 
sacré  pour  compléter  la  pensée,  ce  qui  est  généralement  nécessaire  si  l'on 
Teut  avoir  l'intelligence  complète  du  sens  de  ces  symboles,  on  y  trouve  ce 
passage  : 

0^7.  Vous  lui  avez  donné  l'empire  sur  tous  les  ouvrages  de  vos 
mains. 


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9  jr  8.  Vous  avez  mis  toutes  choses  sous  ses  pieds  :  les  brebis,  les  bœufs, 
toutes  les  bétes  domestiques  et  celles  qui  sont  sauvages,  les  oiseaux  du 
ciel  et  les  poissons  de  la  mer...  » 

Ce  passage  justifie  la  présence  des  animaux  qui  précèdent  le  cortège. 

Derrière  le  char  et  occupant  le  quatrième  panneau,  un  groupe  de  Vertus, 
élégamment  agencées  dans  leurs  riches  vêtements,  ferme  la  marche  et 
complète  la  scène,  en  symbolisant  les  perfections  dont  le  Créateur  avait 
doué  sa  créature  avant  la  désobéissance  et  la  réprobation  qui  la  suivit;  ce 
sont  (1)  :  la  Charité,  qui  tient  dans  ses  mains  un  soleil,  emblème  des  feux 
qui  échauffent  son  zèle;  la  Prudence,  portant  un  livre  ouvert  (2);  la  Tem- 
pérance tenant  élevée  dans  sa  main  une  tête  de  mort,  comme  pour  procla- 
mer que  rintempérance  conduit  fatalement  au  trépas;  enfin  TEspérance  qui 
porte  une  ancre ,  son  emblème  habituel.  Ce  groupe,  en  j  comprenant  les 
deux  figures  qui  précèdent  le  char,  complètent,  aune  exception  près,  la  série 
de  ces  sept  vertus  que  la  religion  préconise  entre  toutes  et  que  la  théologie 
a  appelées  théologales  et  cardinales.  Toutefois,  la  Justice,  Tune  d'entre  elles, 
pourrait  passer  pour  absente,  si  Ton  ne  remarquait  qu'elle  figure  avec  ses 
balances  sur  la  bannière  que  tient  Adam,  symbolisant  ce  règne  de  la  jus- 
tice qui  allait  se  perpétuer  sur  la  terre  sans  la  faute  de  nos  premiers  pa- 
rents. C'est  là  une  nouvelle  application  du  moyen  que  l'artiste  à  mis  en 
œuvre  lorsque,  dans  le  siget  supérieur,  il  a  retranché  la  Vierge  du  nombre 
des  constellations  créées,  par  la  raison  qu'elle  figurait,  comme  créatrice 
elle-même,  à  côté  du  Créateur. 

Nous  avons  à  signaler,  à  propos  de  ce  tableau,  une  particularité  de  la 
plus  haute  importance.  C^est  que  Tartiéte  y  a  inscrit  son  nom  sur  le  listel 

<l)  Les  noms  de  ces  vertus  sont  inscrits  sur  des  tillets^  au-dessous  ou  à  côté 
des  personnages. 

(2)  M.  Didron,  dans  son  Iconographie  des  Vertus  cardinales,  constate  que  les  figures 
de  la  Prudence  armées  du  livre  sont  très  nombreuses;  il  explique  cet  emblème  par 
cette  considération  :  qu'une  des  preknières  recommandations  de  la  Pradence  à  rhomme 
étant  de  se  connaître  lui-même ,  le  livre  est  une  sorte  de  miroir  où  il  apprend  à  se 
connidtre. 


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ou  bordure  inférieure  du  char;  malheureusement,  Tartiste  ayant  volon- 
tairement dissimulé  une  partie  de  Tinscription  derrière  la  roue  du  char,  ce 
nom,  partagé  en  deux  fractions,  demeure  incomplet;  on  lit  JEHAN  LE 
PR...  ERL  Nous  ne  nous  hasarderons  point  à  compléter  ce  nom,  n^ayant, 
jusqu'à  ce  moment  aucune  conjecture  plausible  à  émettre;  mais  nous  es- 
pérons viyement,  pour  la  gloire  de  l'artiste  qui  a  conçu  et  exécuté  cette 
œuvre  remarquable,  que  quelque  découverte  inopinée  viendra  restituer  à 
ce  nom  tronqué  son  complément  perdu« 

Au  tableau  d'innocence  et  de  félicité  sans  mélange  que  retrace  la  zone 
que  nous  venons  de  décrire,  va  succéder,  dans  la  zone  au-dessous,  le  ta- 
bleau des  conséquences  fatales  qu'a  entraînées  la  désobéissance  de  nos 
premiers  parents.  D'abord,  au  premier  panneau,  à  droite,  on  aperçoit 
dans  le  fond  le  paradis  terrestre,  sous  l'apparence  inusitée  d'une  île  ver- 
dojante  qu'entourent  les  eaux  d'un  grand  fleuve.  De  petits  anges  voltigent 
parmi  le  feuillage  des  arbres,  tandis  qu'à  l'entrée  d'une  grotte  profonde 
se  montre  un  ange  entièrement  rouge  qui  tient  une  épée  flamboyante. 
Cette  singulière  idée  d'avoir  représenté  le  paradis  comme  une  ile  désor- 
mais inaccessible,  fait  involontairement  penser  à  ces  vers  de  Boileau  : 

Uhonneur  est  comme  une  ile  escarpëe  et  sans  bords, 
On  n'y  peut  plus  rentrer  dès  qu'on  en  est  dehors. 

Sur  le  premier  plan  de  ce  panneau  se  montre,  en  guise  de  coryphée  de 
cette  nouvelle  scène,  une  femme  au  visage  vieilli,  parée  des  plus  splen- 
didcs  atours;  elle  porte  et  élève  dans  les  airs  une  hampe,  qu'à  sa  richesse 
on  peut  prendre  pour  un  sceptre;  mais  ce  sceptre  est  brisé;  sur  la  bannière 
qui  se  déploie  à  son  sommet  est  flgurée  la  Justice ,  renversée  et  la  tète  en 
bas.  Le  nom  de  cette  femme  est  inscrit  à  ses  pieds:  Credulitas.  C'est  la  cré- 
dulité de  nos  premiers  parents  aux  conseils  du  tentateur,  qui  a  entraîné 
leur  déchéance. 

Le  panneau,  suivant  nous ,  montre  cette  déchéance  dans  sa  désolante 
réalité.  Adam  et  Eve,  descendus  de  leur  char  de  triomphe,  s'avancent 
tristement,  la  tête  baissée,  honteux  tout  à  la  fois  de  leur  faute  et  de  leur 


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nudité  qu'ils  s'efforcent  de  cacher  avec  leurs  mains  chargées  de  liens. 
Trois  figures  les  accompagnent,  personnifications  que  le  châtiment  céleste  a 
désormais  attachées  à  leurs  pas  ;  c'est  la  Douleur  (Dolor)  ,  agenouillée  et 
levant  au  ciel  ses  yeux  en  larmes  avec  une  sublime  expression  d'angoisse; 
c'est  le  Travail  (Labor),  représenté  sous  la  figure  d'une  jeune  fille  vêtue 
d'habits  communs,  qui  traîne  le  char  du  panneau  suivant;  c'est  enfin 
une  troisième  figure  qu'à  ses  sordides  vêtements  qui  cachent  à  peine  sa 
nudité  on  reconnaît  aisément  pour  la  Misère^  quoique  aucun  nom  ne  l'ac- 
compagne. L'inscription  placée  sur  une  banderoUe,  au  bas  du  panneau 
voisin,  sert  de  commentaire  à  cette  scène  :  Et  amplius  eorum  labor  et  dolor. 
C'est  un  fragment  de  verset  du  psaume  89,  dont  le  sens  est  que  :  le  sur- 
plus de  leurs  ans  n'est  que  peine  et  douleur. 

Le  char  qui  suit  manifeste  le  triomphe  du  Tentateur  ;  il  porte  l'arbre 
de  la  science  qu'entoure  de  ses  replis  le  Serpent  au  buste  séduisant  do 
femme.  Ce  génie  du  mal  agite  et  fait  fiotter  une  bannière  sur  laquelle 
figure  la  Mort,  hideuse  et  décharnée,  qui  brandit  un  dard.  A  l'arrière  du 
char  se  dressent  deux  statues,  emblème  saisissable  de  l'idolâtrie  qui  va 
s'étendre  sur  le  monde.  Deux  femmes  accompagnent  le  char;  l'une  d'elles 
est  désignée  par  un  tillet  qui  porte  son  nom:  Inobedientia,  c'est  la  Déso- 
béissance; le  nom  de  la  seconde  est  inscrit  en  cercle  sur  une  des  roues, 
c'est  la  Cupidité  (1)  (Cupiditas).  Ces  deux  figures  complètent,  avec  la 
Crédulité,  l'ensemble  personnifié  des  infiuences  fatales  sous  lesquelles 
succombèrent  nos  premiers  parents. 

Le  dernier  panneau,  qui  termine  cette  scène,  renferme  dans  son  étroit 
espace  un  groupe  dans  l'agencement  duquel  Tartiste  a  fait  preuve  d'une 
grande  habileté.  On  y  voit  figurer  les  sept  Vices  capitaux,  qu'une  inscrip- 
tion incorrecte  désigne  ainsi  :  Les  sept  pèches  mortes.  Chacun  d'eux  a  pour 
monture  l'animal  qui  caractérise  le  mieux  son  penchant.  Toutefois,  quatre 
de  ces  animaux  seulement  se  laissent  apercevoir.  Ainsi,  au  premier  rang, 

(l)  La  Cupidité  d'atteindre  à  cet  état  de  perfection  quelle  Tentateur  leur  faisait 
entrevoir  en  leur  disant:  Vous  serez  égaux  à  des  Dieux, 


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—  251  — 

une  femme  splendidement  vêtue,  montcô  sur  un  lion,  figure  l'Orgueil; 
elle  semble  converser  activement  avec  sa  voisine,  montée  sur  un  pourceau^ 
et  qui  figure  la  Gourmandise.  Un  chien,  animal  cynique,  sert  à  désigner 
la  Luxure,  tandis  qu'un  âne,  animal  rétif,  caractérise  la  Paresse.  Les 
trois  derniers  Vices,  placés  à  l'arriére  du  groupe,  et  ne  montrant  guère 
que  leurs  têtes,  peuvent  offrir  quelque  vague  à  l'interprétation.  Une  femme 
à  tête  casquée  ,  avec  une  expression  violente,  doit  représenter  la  Colère; 
une  figure  de  vieille  exprime,  naturellement  l'Avarice  ;  au  personnage  de 
l'Envie  revient  forcément  la  dernière  tête,  mais  nous  devons  reconnaître 
qu'elle  est  sans  aucune  expression. 

C'est  ici  l'occasion  de  faire  remarquer  de  nouveau  l'identité  d'inten- 
tions et  de  symboles,  déjà  par  nous  signalée,  et  qui  existe  entre  cette 
représentation  des  suites  de  la  chute  d'Adam,  et  la  représentation  analogue 
comprise  dans  deux  des  bas-reliefs  de  la  rue  de  l'Ecureuil  qui  se  font 
suite.  On  retrouve,  dans  ces  derniers,  la  figure  de  la  Crédulité  portant  la 
bannière  à  l'effigie  de  la  Justice  la  tête  en  bas;  Adam  et  Eve  cachant  leur 
nudité;  le  Travail  et  la  Douleur,  l'un  en  robuste  villageois  avec  sa  houe 
sur  l'épaule,  l'autre  en  vieillard  infirme  qui  se  traîne  péniblement  en 
s  appuyant  sur  deux  béquilles  ;  puis  vient  le  char  portant  l'arbre  de  la 
Science,  le  Serpent  au  buâte  de  femme  qui  s'enroule  dans  ses  rameaux,  et 
qui  déploie  la  bannière  où  la  Mort,  figure  d'une  rare  énergie  de  mouve- 
ment, s'apprête  à  lancer  son  dard;  enfin,  à  la  suite  du  char,  les  sept 
Péchés  en  cavalcade  sur  divers  animaux.  L'identité,  sinon  de  détails  au 
moins  de  pensée,  est,  comme  on  le  voit,  de  la  plus  entière  évidence,  et  justifie 
ce  que  BOUS  avons  cherché  à  établir:  le  fait  d'un  programme  scénique,  inter- 
prété diversement  dans  les  détails  par  plusieurs  artistes,  suivant  l'empla- 
cement, les  convenances  particulières  et  les  procédés  employés,  mais  au 
fond  identique  pour  tous. 

La  dernière  zone,  à  la  base  du  vitrail,  va  nous  offrir  la  conclusion  de 
ce  grand  drame  allégorique,  c'est-à-dire  le  Triomphe  de  la  Foi,  de  l'Egliso 
ou  de  Marie.  Il  serait  difficile  de  préciser  davantage,  car  il  paraît  évident, 
lorsqu'on  observe  attentivement  les  représentations  de  ce  genre  et  de  cette 


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époque,  qu'on  a  laissé  avec  intention  la  détermination  demeurer  indécise  ; 
c'est  surtout  ici  que  les  caractères  d'une  représentation  ambulatoire  éclatent 
aux  jeux  les  moins  prévenus. 

Au  premier  panneau,  toujours  à  droite,  la  marche  du  cortège  est  ouverte 
par  quatre  petits  anges  qui  voltigent  en  sonnant  de  la  trompette.  Ce 
groupe  nous  fournit  un  détail  de  la  plus  haute  importance  pour  la  localisa- 
tion de  la  scène.  Aux  trompes  sont  appendus  des  pennons  carrés  qui  por- 
tent des  armoiries  disposées  hiérarchiquement  de  haut  en  bas  dans  l'ordre 
suivant:  en  haut,  l'écusson  de  France,  puis  ceux  de  France  et  de  Bretagne 
accolés,  l'écusson  de  Normandie  et  enfin  celui  de  Rouen.  A  leur  suite 
marche  avec  solennité  Moïse  élevant  dans  les  airs  une  lance  au  sommet 
de  laquelle  un  hideux  Dragon  transpercé  s'épuise  en  vaines  contorsions. 
Deux  femmes  le  suivent:  l'une  est  Vérité,  montée  sur  une  licorne  et 
déployant  une  bannière  sur  laquelle  est  figuré  le  Saint-Esprit;  l'autre  s'ap- 
pelle Hérésie;  elle  lance  à  ce  divin  emblème  un  regard  de  haine  et  de  défi. 

Quatre  anges  ailés,  tenant  des  palmes,  et  précédant  ou  traînant  le  char, 
occupent  le  deuxième  panneau. 

Sur  un  char  d'une  richesse  extrême,  surmonté  d'un  dais  et  disposé 
comme  un  trône,  siège  une  femme  dans  laquelle  on  peut  reconnaître  tout 
à  la  fois  ou  séparément,  suivant  le  gré  des  interprètes,  la  Religion, 
l'Eglise  ou  la  Vierge  Marie  ;  un  sceptre  est  dans  une  de  ses  mains  et  une 
palme  dans  l'autre.  Sur  l'avant  du  char  se  tiennent  deux  prophètes,  dont 
l'un  est  David,  reconnaissable  à  sa  harpe,  et  l'autre,  qu'on  lui  associe 
ordinairement  dans  de  semblables  représentations ,  est  le  mâle  Isaïe.  Le 
Serpent  git  écrasé  sous  les  roues  du  char;  au-dessous  de  lui^  sttr  une 
bandelette,  on  lit  ces  paroles  prophétiques  du  chapitre  III,  verset  8  de  la 
Genèse  :  Ipsa  œnteret  caput  tuum  ;  cr  Elle  te  brisera  la  tête.  »  Une  autre 
banderolle,  fiottant  dans  l'air  au-dessus  de  cette  scène,  porte  cette  inscrip- 
tion tirée  du  Cantique  des  Cantiques  (ch.  IV,  v.  7):  Tota  pulchra  es,  arnica 
mea,  et  macula  non  est  in  te;  «  Tu  es  toute  belle,  mon  amie,  et  il  n'y  a  point 
de  tache  en  toi.  » 

Enfin,  dans  le  dernier  panneau  qui  clôt  cette  œuvre  aussi  singulière  que 


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variée,  un  groupe  de  seigneurs  et  de  bourgeois  suit  le  char  et  ferme  le  cor- 
tège, en  paraissant  s'entretenir  avec  animation  du  merveilleux  spectacle 
qui  vient  de  défiler  devant  lui. 

Avant  de  terminer  cette  longue  description,  signalons  encore  quelques 
détails  volontairement  omis.  D'abord,  sur  la  bordure  d'une  des  roues  du 
char  qui  porte  le  Serpent,  ainsi  qu'au  centre  d'une  roue  du  char  dé  la  Reli- 
gion, on  lit  cette  date  deux  fois  répétée  :  1515,  qui  doit  être  considérée 
comme  celle  de  l'exécution  de  cette  magnifique  verrière.  Cette  date  est 
d'ailleurs  corroborée  par  la  présence  de  Técusson,  parti  de  France  et  de 
Bretagne,  que  nous  venons  de  citer;  placé  au-dessous  de  celui  du  roi,  cet 
êcusson  était  un  hommage  à  la  reine  Claude  de  France ,  qui ,  par  son 
mariage  tout  récent  avec  François  I",  venait  do  lui  apporter  en  dot  le 
duché  de  Bretagne. 

En  décrivant  le  dernier  tableau,  nous  avons  passé  sous  silence  deux 
inscriptions  qui  se  lisent  à  la  base  même  du  vitrail,  chacune  sur  une  ban- 
delette ou  phylactère,  Tunç  au-dessous  du  groupe  de  seigneurs  qui  suivent 
le  char,  l'autre  au-dessous  du  groupe  où  figure  Moïse.  Ces  deux  inscriptions 
doivent  être  considérées  comme  étant  en  dehors  du  si:get  et  placées  là 
comme  une  invocation  du  pieux  donateur  :  Bne  adjuva  me,  —  Custodi  famu- 
/«m  tuum  sperantem  in  te,  «  Seigneur,  soyez  mon  aide.  —  Préservez  votre 
serviteur  qui  espère  en  vous.  »  Cette  double  inscription,  présentant  un 
caractère  tout  à  fait  individuel,  exclut  toute  participation  d'un  corps  ou 
d'une  confrérie  à  l'offrande  de  ce  vitrail. 

À  chacun  des  deux  angles  .extrêmes  de  la  verrière,  on  voit  un  êcusson 
chargé  d'un  chiffre  ou  monogramme  qui  malheureusement  ne  peut  offrir, 
quanta  présent,  aucune  lumière  pour  faire  découvrir  le  nom,  soit  de  l'au- 
teur, soit  du  donateur.  Le  chiffre  de  gauche  est  composé  d'un  A  et  d'un 
B  soudés  ensemble  par  leurs  jambages  contigus,  et  surmontés  d'un  sigle 
d'origine  maçonnique,  analogue  à  celui  qu'on  trouve  si  fréquemment  ré- 
pété au  XV*  siècle,  sur  les  marques  typographiques  des  premiers  impri- 
meups,  ainsi  que  sur  de  nombreuses  œuvres  d'artistes.  Le  chiffre  de  droite 
parait  composé  de  deux  QQ  adossés,  d'une  forme  assez  inusitée. 


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Enfin,  une  dernière  observation,  fondée  sur  un  détail  accessoire  du  sujet, 
peut  fournir  un  argument  concluant  pour  localiser  la  scène,  c'est-à-dire 
pour  déterminer  d'une  manière  précise  le  lieu  où  elle  se  passe.  Dans  le 
second  tableau,  qui  occupe  le  rang  intermédiaire,  le  fond  présente  l'aspect 
imposant  d'une  grande  ville,  située  au  bord  d'un  fleuve  que  traverse  un 
pont  aux  arches  nombreuses.  Certainement,  il  ne  faut  pas  chercher,  dans 
la  silhouette  des  monuments,  des  similitudes  exactes  de  détails  dont  les 
artistes  n'avaient  nul  souci  à  cette  époque.  Mais,  si  l'on  s'arrête  aux  traits 
généraux,  on  no  peut  méconnaître  qu'on  a  sous  les  yeux  Rouen  avec  son 
grand  fleuve  semé  d'îles  verdoyantes  et  sillonné  par  des  vaisseaux,  avec 
son  pont  de  pierre,  avec  sa  haute  cathédrale  placée  dans  le  voisinage  de  la 
rue  qui,  partant  du  pont,  traverse  la  ville;  enfln,  avec  la  tour  de  Saint- 
Ouen,  placée  un  peu  en  arrière,  cette  ressemblance  évidente  avait  pour 
but  d'indiquer  que  ce  spectacle  mémorable  avait  Rouen  pour  théâtre. 

L'initiative  de  l'entreprise  de  cette  importante  restauration  est  due  au 
Conseil  de  Fabrique  de  l'église  de  Saint-Vincent  et  au  digne  curé  de  cette 
paroisse,  M.  l'abbé  Dumesnil.  C'est  la  Fabrique  qui  en  a  fait  les  frais, 
évalués  à  la  somme  de  deux  mille  francs;  elle  a  eu,  en  outre,  la  louable 
précaution  de  charger  de  la  surveillance  de  ce  travail  M.  Desmarest,  ar- 
chitecte en  chef  du  département.  C'était  s'assurer  une  garantie  de  bonne 
et  loyale  exécution,  car  tout  le  monde  sait  avec  quelles  prudentes  inves- 
tigations, quel  soin  consciencieux  des  détails  et  quelle  rigoureuse  exacti- 
tude dans  l'observation  des  styles,  M.  Desmarest  procède  lorsqu'il  s'agit 
de  restaurer  les  monuments  anciens.  C'est  lui  qui  a  désigné  l'artiste, 
M.  Nicot,  peintre-verrier,  à  Paris,  auteur  de  quelques  travaux  bien  réussis 
du  même  genre.  M.  Nicot,  par  le  zèle  et  le  dévoûment  dont  il  a  fait  preuve, 
a  parfaitement  justiflé  cette  préférence.  Parmi  les  conditions  qui  lui  avaient 
été  imposées,  pour  assurer  la  vérification  de  toutes  les  pièces  à  remplacer  et 
garantir  la  conservation  des  moindres  fragments  de  l'œuvre  primitive,  nous 
signalerons  l'exécution  d'un  calque  complet,  pris  sur  le  vitrail  même  ;  calque 
dans  lequel  les  parties  manquantes  ou  &  retrancher,  laissées  d'abord  en  blanc, 


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ontété  ensuite  complétées  de  manière  à  rendre  parfaitement  distinctes,  par 
remploi  d'une  teinte  particulière,  toutes  les  parties  à  restituer.  Par  ce 
mojjen,  ayant  d'autoriser  le  travail,  on  a  pu  se  faire  une  idée  précise  de 
ses  résultats,  apprécier  la  convenance  des  restitutions  proposées,  ramener 
celles-ci,  lorsqu'il  y  avait  lieu,  à  l'esprit  général  de  l'ensemble ,  et  surtout 
assurer  la  conservation  de  toutes  les  pièces  primitives  du  vitrail.  Cette 
précaution,  inspirée  par  M.  Desmarest,  ne  devra  désormais,  dans  des  tra- 
vaux de  ce  genre,  être  jamais  négligée.  Si  elle  impose  à  l'artiste  la  sur- 
charge d'un  travail  extrêmement  minutieux,  elle  met,  en  revanche,  de 
précieux  monuments  à  l'abri  des  interprétations  téméraires  d'un  dessina- 
teur ignorant,  ou  des  coupables  négligences  d'un  restaurateur  maladroit. 
L'œuvre  de  M.  Nicot  a  subi  l'épreuve  d'une  vérification  des  plus  scrupu- 
leuses; tout  ce  qui  subsistait  de  l'œuvre  première  a  été  conservé,  quel  que 
fût  rétat  de  brisure  des  pièces  endommagées,  et  les  parties  complémen- 
taires ont  été  si  adroitement  ragréées  et  si  parfaitement  mises  au  ton  des 
anciennes,  qu'il  n'y  a  presque  plus  moyen  de  les  distinguer.  On  doit  donc 
féliciter  sans  réserve  la  fabrique  de  Saint-Vincent  d'avoir  su,  même  au 
prix  d*un  grand  sacrifice,  prendre  cette  initiative.  La  restauration,  soigneuse- 
ment faite  d'une  verrière  ancienne,  choisie  parmi  les  chefs-d'œuvre  que  le 
Mojen-Age  nous  a  légués,  aura  toujours  bien  plus  de  prix,  aux  yeux  des 
personnes  de  goût,  que  la  création  d'une  verrière  moderne.  Aussi,  termi- 
nerons-nous en  invitant  la  Fabrique  de  Saint-Vincent  à  songer  maintenant 
à  une  restauration  prochaine  de  la  belle  verrière  représentant  l'histoire 
de  saint  Jean-Baptiste,  qui,  dans  l'église,  fait  face  à  celle  que  nous  venons 
de  décrire,  qui  est  très  probablement  de  la  même  main  et  qui  l'emporte 
encore  sur  cette  dernière  par  la  vigueur  et  l'éclat. 

André  POTTIER. 


»*^»= 


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CHRONIQUE  NORMANDE. 


La  Flèche  de  la  Cathédrale  de  Rouen.  —  C'est  avec  le  plus  grand 
plaisir  que,  dans  V Exposé  de  la  situation  de  V Empire^  nous  avons  vu  figurer 
parmi  les  «dépenses  obligatoires»  du  Ministère  des  cultes,  «le  raccordement 
de  la  flèche  de  la  cathédrale  de  Rouen.  »  Cette  parole  venue  de  si  haut 
nous  fait  espérer  qu'enfin  notre  longue  attente  va  cesser  et  qu*une 
juste  satisfaction  sera  bientôt  donnée  à  nos  vœux  les  plus  chers  et  les 
plus  légitimes. 

Le  Gouvernement  lui-même  semble  nous  inspirer  cette  confiance  quand  il 
dit  que  la  dépense  causée  par  cette  grande  œuvre,  se  trouvant  trop  élevée  pour 
les  ressources  ordinaires  du  budget,  a  il  devra  j  être  pourvu  par  des 
moyens  extraordinaires  (1).  »  Ceci  n'équivaut-il  pas  à  dire  que,  dans  le 
cours  de  la  présente  session,  un  projet  de  loi  sera  présenté  aux  Chambres 
dans  le  but  de  couronner  notre  majestueuse  Métropole,  comme  en  1845, 
une  loi,  que  nous  n'avons  pas  oubliée,  assura  l'achèvement  de  SainirOuen 
à  titre  de  monument  national'! 

A  coup  sûr,  aucune  loi  d'intérêt  religieux  et  moral  ne  sera  mieux 
accueillie  par  les  pieuses'populations  de  la  Normandie  que  celle  qui  aurait 
pour  but  de  placer  sur  le  front  de  l'église-mère  de  la  province  de  Rouen 
une  couronne  tombée  depuis  quarante  ans.  A  notre  époque  de  paix  pros- 
père et  de  grandes   entreprises  artistiques,  à  un  moment  de  renaissance 

(l)  UoniteuT  tim'versel  du  30  janyier  1832. 


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archéologique  et  d'enthousiasme  pour  les  monuments  du  Moyen-Age,  on  a 
droit  de  s'étonner  de  rindiflférence  dont  est  restée  frappée  si  longtemps 
notre  cathédrale,  un  des  monuments  de  notre  art  religieux  et  national. 
Cette  indifférence,  plus  apparente  que  réelle,  trouverait  peut-être  sa  cause 
ou  plutôt  son  prétexte  dans  la  flèche  elle-même. 

Par  une  fatalité  qui  retombe  tout  entière  sur  Tépoque  inexpérimentée  qui 
Ta  vue  naître,  l'œuvre  d'Alavoine  a  le  malheur  de  mécontenter  bien  des 
intelligences;  elle  est  loin  de  répondre  aux  exigences  et  aux  idées  d'une  géné- 
ration plus  instruite  sur  l'art  dt  Moyen-Age.  Mais  ces  regrets  sont  tardifs,  et 
la  raison  veut  que  l'œuvre  commencée  s'achève  ;  l'opinion  publique  exige 
impérieusement  que  ce  tronçon  de  pyramide  ne  pèse  pas  plus  longtemps 
sur  le  front  de  la  cité  comme  une  tache  et  comme  un  remords. 

Quelle  que  soit  notre  opinion  sur  l'œuvre  elle-même,  quelles  que  puissent 
être  nos  réserves  à  son  siget,  nous  savons  un  gré  infini  à  S.  Exe.  M;  le 
Ministre  des  Cultes  d'avoir  enfin  pris  en  main  la  cause  de  notre  Métro- 
pole. C'est  l'honneur  de  sa  propre  mère  que  M.  Rouland  aura  sauvegardé 
pendant  son  passage  au  pouvoir.  La  Normandie,  qui  s'honore  de  lui  avoir 
donné  le  jour,  lui  conservera  une  reconnaissance  éternelle.  Le  département, 
de  son  côté,  unira  dans  ses  sentiments  de  gratitude  le  bienveillant  et  dé- 
voué Préfet  qui  veille  avec  tant  de  sollicitude  sur  tous  nos  intérêts  moraux 
et  matériels.  Le  diocèse,  à  son  tour,  écrira  dans  ses  annales  séculaires 
sous  quel  épiscopat  la  fièche  des  Maurille  et  des  d'Amboise  si  souvent 
frappée  de  la  foudre,  est  de  nouveau  remontée  vers  les  cieux.  L'histoire 
enfin  dira  quelles  mains  puissantes  ont  pu  soulever  le  couvercle  du  tombeau 
dans  lequel  on  retient  captif  depuis  trente  ans  l'honneur  de  notre  cité,  de 
notre  église  et  de  notre  province. 

11  faut  dire  aussi  que  ce  qui  aura  facilité  ce  travail  et  contribué  à 
aplanir  les  obstacles  qu'une  juste  critique  opposait  à  l'achèvement  de  notre 
flèche,  ce  sera  le  talent  si  bien  connu  et  si  bien  apprécié  de  notre  archi- 
tecte diocésain.  M.  Barthélémy,  avec  ce  goût  toigours  si!ir  et  cette  science 
éprouvée  dont  il  a  donné  tant  de  preuves,  a  su  enlever  au  projet  primitif 

toute  sa  rigidité  et  son  anachronisme.  Il  a  su  donner  à  la  pointe  de  l'ai- 

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guille  et  aux  quatre  clochetons  qui  doivent  accompagner  la  pyramide  ce 
cachet  artistique  et  ce  caractère  archéologique  qui  satisfont  les  exigences 
les  plus  sévères.  Aussi,  devant  ce  projet  ainsi  amendé,  toutes  les  objections 
sont  tombées  et  le  cri  de  toute  conscience  éclairée  a  été:  a  Dieu  le  veut,  b 
En  terminant  cet  article,  nous  nous  croirions  coupable  ou  incomplet  si 
nous  ne  rendions  ici  justice  à  deux  de  nos  compatriotes  qui  n'ont  jamais 
désespéré  de  la  flèche.  Même  aux  époques  les  plus  critiques  et  lorsque  les 
organes  les  plus  accrédités  du  Gouvernement  ne  faisaient  plus  entendre 
sur  notre  pyramide  que  des  arrêts  de  mort,  ces  hommes  de  foi  ont  continué 
d'espérer  contre  toute  espérance.  Chacun  a  nommé  MM.  Delaquerriére 
etDutuit,  de  Rouen.  L'un,  par  sa  plume  dans  la  presse,  l'autre,  par  sa  parole 
dans  les  conseils  de  la  commune  et  de  l'arrondissement,  ont  constamment 
tenu  le  public  en  haleine  et  maintenu  la  question  à  Tordre  du  jour.  Peut^tre 
leurs  communs  efforts  ne  sont-ils  pas  étrangers  à  l'heureuse  solution  dont 
nous  sommes  sur  le  point  de  devenir  les  témoins. 

DÉBRIS     d'une     villa     ROBIAINB     APERÇUS     A      SaINT-AuBIN-SUR-GaILLON 

(Eure.)  —  Dans  le  courant  de  l'été  de  1861,  M.  Homberg,  conseiller  à  la 
Cour  impériale  de  Rouen,  et  l'un  des  membres  les  plus  distingués  de  l'Aca- 
démie de  cette  ville,  a  découvert  dans  sa  propriété  de  Saint-Aubin-sur- 
Gaillon  les  restes  bien  évidents  d'un  établissement  antique  qui  fut  proba- 
blement une  villa  romaine. 

Ces  débris  consistent  principalement  dans  des  murs  construits  en  tuf  de 
petit  appareil,  comme  le  théâtre  de  Lillebonne,  le  palais  de  Pitres,  la  villa 
de  Sainte-Marguerite-sur-Mer  et  les  autres  monuments  romains  de  nos 
contrées.  Ces  murs,  qui  s'allongent  en  galeries  et  se  découpent  en  salles 
reproduisent  ici  ce  système  d'appartements  mystérieux  et  incompris  aujour- 
d'hui, que  l'on  retrouve  dans  toutes  les  habitations  romaines  de  la  Gaule  et 
de  la  Grande-Bretagne. 

Au  milieu  de  ces  diverses  substructions  on  a  recueilli ,  comme  les  muets 
témoins  d'un  luxe  et  d'une  prospérité  tombés,  le  chapiteau  d'une  colonne 
de  pierre,  des  étuves  ou  conduits  de  haleur  encore  reliés  par  le  ciment 


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qai  les  rattachait  aa  mur,  des  tuiles  larges  et  plates  qui  chaînaient  les  mu- 
railles, une  monnaie  de  Tétricus  (267-73)  en  tout  petit  bronze ,  et  un  bon 
nombre  de  poteries  dont  quelques-unes  étaient  en  terre  de  Samos. 

Le  coteau  où  les  ruines  antiques  sont  situées  se  nomme  le  Mont-Merel ,  et 
tout  porte  à  croire  qu'une  exploration  bien  conduite  devrait  amener  desdé- 
conyertes  intéressantes  pour  Thistoire  et  la  géographie  locales. 

Temple  de  Mercure  découvert  et  fouillé  a  Bbrthouvillb.  (Eure)  — 

Le  monde  savant  n'a  pas  oublié  qu'en  Mars  1830,  soixante-dix  objets  en 
argent  sortirent  d'un  champ  du  Villeret  pour  entrer  dans  le  cabinet  des 
Antiques  de  notre  Bibliothèque  impériale,  dont  ils  sont  à  présent  le  plus 
bel  ornement.  Tout  ce  riche  mobilier,  composé  de  statuettes,  de  bustes  de 
Mercure,  de  patères,  de  plaques,  de  mains  votives,  de  cuillères  à  encens,  de 
capsules,  de  disques,  de  plateaux,  etc.,  était  évidemment  le  trésor  d'un  temple 
caché  là,  au  jour  du  danger,  par  les  prêtres  ou  par  les  adorateurs  de 
Tidole.  Le  dieu  lui-même  était  connu,  et  le  nom  de  Mercure  se  lisait  sur 
plusieurs  des  monuments  découverts.  Ce  Mercure  gaulois  portait  le  surnom 
topique  de  Caneto  et  de  Kanetonessi,  du  nom  de  la  localité  qui  le  vénérait. 
Le  nom  de  Cœnetum^  qui  fut  probablement  celui  de  Berthouville  aux  temps 
romains,  paraît  avoir  persévéré  jusqu'au  Mojen-Age;  car,  dans  la  belle 
carte  de  Normandie  dressée  pour  l'an  1200  par  le  savant  M.  Stapleton, 
de  Londres,  et  entièrement  rédigée  à  l'aide  de  documents  contemporains, 
nous  voyons  le  nom  de  Canetum  figurer  là  où  nous  fixons  aujourd'hui 
Berthouville. 

Mais  si  l'idole  et  son  trésor  étaient  connus,  le  temple  faisait  complète- 
ment défaut,  et  quoique  la  charrue  talonnât  de  vieux  murs  dans  les  champs 
de  Berthouville,  personne  ne  se  doutait  que,  sous  ces  sillons,  gisait  le 
squelette  d'un  temple  antique  et  peut-être  celui  du  collège  attaché  au  ser- 
vice de  ses  autels. 

C'est  à  M.  Métayer,  de  Bernay,  que  la  science  archéologique  et  l'histoire 
de  la  Normandie  devront  cette  importante  et  incomparable  découverte. 
Avec  un  désintéressement  rare  et  un  zèle  que  rien  ne  rebute,  le  jeune 


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—  260  — 

archéologue  s'est  mis  à  rœuyre  à  ses  propres  frais,  et,  sans  compter  les 
courses,  les  fatigues  et  les  sacrifices,  il  a  entrepris  Texploration  des 
champs  de  Villeret.  Sonardeuraété  amplement  récompensée.  Depuis  deux 
ans  qu*il  fouille,  il  a  mis  au  jour  non-seulement  le  Sacellum  gallo-romain, 
mais  encore  une  étendue  considérable  de  substructions  dont  on  n^entre- 
voit  pas  le  terme. 

C*est  un  monument  unique  en  France,  que  sont  Tenues  yisiter  tour-àrtour 
plusieurs  sommités  scientifiques  de  la  province  et  de  la  capitale.  Nous 
citerons  entre  autres  MM.  de  Saulcy ,  de  Caumont,  ChabouilletetDuSomme- 
rard.  Tous  sont  revenus  étonnés  et  heureux  de  ce  qu'ils  avaient  vu  ;  tous 
ont  encouragé  à  leur  manière  le  jeune  explorateur.  M.  de  Caumont  en  a 
parlé  dans  son  Bulletin  monumental  ;  et  dsLnsV Annuaire  des  cinq  départements 
de  la  Normandie,  qui  vient  de  paraître,  il  a  publié  le  plan  des  fouilles  de 
Berthouville.  }/IM.  de  Saulcy  et  DuSommerard  ont  fait  plus  encore  :  ils  en 
ont  entretenu  l'Empereur,  les  ministres  d'Etat  et  de  rinstruction  Publique 
et  les  membres  de  Tlnstitut.  Enfin,  ils  ont  obtenu  du  Gouvernement  des 
secours  pour  continuer  des  fouilles  si  précieuses  par  leurs  résultats. 

Notre  Gouvernement  dépense  tous  les  jours  des  sommes  considérables 
pour  tirer  du  sol  de  l'Italie,  de  la  Grèce,  de  la  Syrie  et  de  l'Egypte,  des 
monuments  de  l'art  et  des  pages  de  l'histoire.  Il  est  bien  juste  en  vérité 
qu'il  n'oublie  pas  là  France,  ni  les  richesses  que  recouvre  le  sol  national. 

a  Vestigia  Grœca 
9  Ausi  deserere  et  celelnrare  domestica  facta.  » 

Fouilles  a  Pourvillb,  prés  Dieppe.  —  Tout  récemment,  grâce  à  une 
allocation  qu'a  bien  voulu  m'accorder  M.  le  Sénateur- Préfet  de  la  Seine- 
Inférieure,  j'ai  pu  explorer  les  ruines  de  l'ancienne  église  de  Pourville,  près 
Dieppe,  à  présent  section  de  Hautot-sur-Mer  (canton  d'Offran ville). 

Si,  contre  mon  espérance,  j'ai  trouvé  peu  d'antiquités  chrétiennes  du 
Moyen-Âge,  en  revanche  j'ai  rencontré  un  gisement  de  débris  romains  bien 
inattendu.  J'ai  constaté  à  l'aide  de  fouilles  faites  dans  l'enceinte  sacrée,  que 
la  dernière  église  de  Saint-Thomas-de-Pourville,  à  présent  en  ruines,  et  dont 


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—  261  — 

les  restes  figurent  dans  les  Voyages  pittoresques  et  romantiques  de  Charles 
Nodier  et  du  baron  Taylor,  n'a  été  assise  dans  la  vallée  qu'au  xvi*  siècle,  à 
Tépoque  où  l'église  Saint-Reroy  de  Dieppe  descendait  des  hauteurs  du 
Château  pour  se  fixer  dans  le  quartier  du  Portrd'Ouest. 

Mais  tandis  qu'à  Dieppe  le  nouveau  temple  se  fondait  sur  les  galets  du 
Perrey  (Petreium)  et  sur  la  vase  de  la  Place-aux-Piteaux,  à  Pourville,  au 
contraire,  la  récente  chapelle  s'asseyait  sur  un  sol  gallo-romain,  présentant, 
sur  une  épaisseur  de  prés  d'un  mètre,  un  mélange  déterre  noire,  pétrie  do 
tuiles  à  rebords,  de  faitières,  de  poteries  antiques  et  de  médailles  romaines. 
C'est  là  le  sol  que  nous  avons  retrouvé  avec  nos  bêches,  sol  que  l'on  avait 
déjà  constaté  dans  l'enceinte  de  ce  vieux  presbytère  de  Pourville  qui,  au 
temps  de  la  Fronde ,  servit  de  refuge  à  la  fameuse  duchesse  de  Longue- 
ville. 

Ce  sol,  c'est  le  contemporain  de  ces  monnaies  d'or  du  Bas-Empire  qui  en 
1846  et  en  1861,  se  sont  montrées  avec  tant  d'abondance  sur  les  roches  qui 
tapissent  le  rivage  au-dessous  du  corps-de-garde.  Ces  images  si  bien  conser- 
vées de  Valentinien  P%  de  Valons,  de  Théodose,  d'Arcade  et  d'Honorius, 
provenaient  d'un  dépôt  confié  à  un  trou  de  rocher  par  les  Romains  qui, 
au  V*  siècle,  gardaient  contre  les  Barbares  la  vallée  de  Portville. 

L'église  primitive,  qui  s'éleva  pour  les  premiers  chrétiens  du  port  et  de 
la  vallée,  fut  sans  doute  assise  en  côte  sur  le  bord  du  chemin  de  Varenge- 
ville,  au  lieu  dit  le  Pâtis  de  Saint- Thomas.  C'est  avec  plaisir  que  nous  avons 
constaté,  à  l'aide  de  nos  recherches,  l'exactitude  d'une  tradition  dont  nous 
avions  longtemps  douté.  Déjà,  vers  1830,  une  indication  était  pourtant  venue 
corroborer  le  dire  des  anciens.  Un  cercueil  de  pierre,  contenant  un  guerrier 
avec  son  épée,  s'était  montré  de  lui-même,  après  un  orage,  et  était  venu 
rendre  à  la  tradition  un  premier  témoignage.  Mais  ce  simple  aperçu  de  ci- 
metière franc  ne  suffisait  pas  pour  conclure  en  faveur  d'une  vérité  que  nos 
fouilles  d'hier  ont  mise  à  présent  hors  de  doute. 

Le  sol  de  Pourville  est  donc  romain  comme  ses  monnaies  d'or;  et  son 
église  primitive,  assise  comme  celle  de  Dieppe  sur  la  côte  occidentale  du 
wallon,  y  fut  entourée  d'un  cimetière  mérovingien  absolument  comme  celle 


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de  Martin-Eglise,  dont  Texistence  est  constatée  dés  le  temps  de  Charles- 
le-Chauve  (875). 

Resterait  à  présent  à  examiner  si  Pounrille,  appelé  autrefois  Port-Ville^ 
pourra  jamais  convenir  à  la  station  anonyme  de  Portus,  placée  par  les 
géographes  anciens  entre  les  deux  villes  romaines  de  Gravinum  (GrainTille- 
la-Teinturiére)  et  de  Gessoriacum  (Boulogne).  Portus  est  indiqué  à  10  milles 
ou  lieues  gauloises  au  nord  de  Gravinum. 

L'abbb  COCHET. 

Une  rectification.  —  À  propos  de  la  note  publiée  dans  notre  numéro 
du  30  mars  sur  la  Translation  des  restes  de  Judfth  de  Bretagne,  le  Jour- 
nal de  Bernât/  nous  admoneste  assez  vertement;  il  donne  du  même  coup  à 
notre  savant  collaborateur  M.  Tabbé  Cochet,  auteur  de  Tarticle,  une  leçon 
d'archéologie  sépulcrale,  et  il  accuse  la  rédaction  de  la  Revue  de  manquer 
do  a  bienveillance,  d  Les  éloges  comme  les  critiques  de  la  presse  nous  tou- 
chent intimement  :  nous  nous  réjouissons  trop  du  bon  appui  que  nous  pro- 
diguent avec  largesse  les  journaux  de  la  province,  pour  nous  permettre 
d'accueillir  jamais  avec  dédain  la  moins  justifiée  de  leurs  insinuations. 

Voici  la  lettre  que  nous  avons  adressée  en  réponse  à  M.  le  gérant  da 
Journal  de  Bemay  : 

Monsieur, 

a  Je  ne  croyais  guère  que  la  note  publiée  par  nous  dans  la  Revue  de  la 
»  Normandie  du  30  mars  dernier  sur  la  Translation  des  prétendus  restes 
o  DE  Judith  de  Bretagne  nous  vaudrait,  de  la  part  du  Journal  de  Bemay ^ 
»  des  observations  de  la  nature  de  celles  que  contient,  à  notre  adresse, 
»  votre  numéro  du  10  de  ce  mois. 

j>  Nous  avons  une  opinion  franche  et  sincère  sur  une  cérémonie  qui 
o  nous  semble  étrange.  Notre  idée,  nous  l'émettons  devant  le  public  lojale- 
»  ment  et  poliment  aussi,  en  signant  notre  article  et  en  expliquant  notre 
»  pensée  dans  les  termes  les  plus  modérés  et  les  moins  blessants. 

»  C'est,  nous  le  pensons,  notre  droit,  et  nous  en  usons  néanmoins  avec 
»  toutes  les  précautions  et  toutes  les  réserves  de  gens  du  monde.  Notre 


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—  263  — 

»  extrême  modération  ressort  parfaitement  de  la  citation  que  vous  avez 
»  bien  voulu  faire,  le  3  avril,  de  notre  article.  C'est  tout  ce  que  nous  avons 
»  à  dire,  et  je  ne  veux  pas  revenir  sur  un  point  éclairci  pour  tous.  Ce  qui 
»  me  reste  à  vous  exprimer.  Monsieur,  c'est  le  sentiment  d'amère  surprise 
»  que  j'ai  éprouvé  à  la  lecture  de  votre  journal,  quand  j'en  suis  venu  à 
»  cette  phrase  incidente  qui  tombe,  —  on  ne  sait  d'où,  —  sur  notre  Chro- 
»  nique,  et  que  je  prends  la  liberté  de  vous  remettre  sous  les  yeux  :  «  sans 
»  nous  arrêter  y  dites-vous,  à  la  forme  peu  bienveillante  de  la  rédaction,  » 

B  Je  comprends  et  j'admets  que  tout  le  monde  ne  soit  pas  de  l'avis  de 
»  M.  Tabbé  Cochet,  signataire  de  la  note  incriminée,  et  qu'on  puisse  avoir 
»  cent  bonnes  raisons  pour  penser  autrement  que  lui.  J'ai  trop  de  respect 
»  pour  les  droits  éternels  de  la  critique  pour  vouloir,  à  mon  profit,  en  pri- 
»  ver  votre  rédacteur  anonyme;  mais  ce  que  je  tiens  à  constater,  et  ce  que 
B  je  veux  lui  faire  connaître,  c'est  la  parfaite  convenance  de  la  Revue  et 
»  des  quelques  lignes  qui  nous  occupent. 

»  Si  quelque  part,  dans  cette  affaire,  il  y  a  un  manque  de  «  bienveil- 
»  lance,  »  j'ai  la  prétention  de  croire  que  ce  n'est  pas  de  notre  côté,  et 
»  que  le  Journal  de  Bemay  regrettera  de  s'être  fait,  en  cette  circonstance, 
»  Fécho  d'une  allégation  sans  portée,  comme  sans  justice. 

»  Soyez  assez  complaisant,  Monsieur,  pour  bien  accueillir  cette  rectifi- 
»  cation  que  je  dois  à  la  dignité  de  la  Revue,  et  veuillez,  je  vous  prie, 
B  croire  personnellement  à  tous  mes  sentiments  distingués. 

»  Gustave  QOUELLAIN, 
»  Gérant  de  la  Revue  de  la  Normandie.  » 

La  note  sur  les  découvertes  de  Bemay  n'est  pas  longue  ;  nous  prions  nos 
lecteurs  de  prendre  la  peine  de  la  relire  et  de  bien  vouloir  apprécier. 

G.  G. 


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PUBLICATIONS  DIVERSES. 


LE  CHANSONNIER  MORAINVILLE,. 

Par  A.  JouRDAN,  avec  avant-propos,  par  Lucien  Merlet.  —  Chartres, 
Petrot-GamieTy  1861,  grand  in-12,  pap.  vergé,  titre  rouge  et  noir,  avec 
portrait,  vignettes  et  fac-similé.  —  Prix  :  3  fr. 

Morainville,  le  poèto-cbansonaier  de  la  Normandie,  de  la  Beauce,  de  TOrl^anais 
et  du  Perche,  est  né  à  Rouen  le  17  mars  1795;  il  mourut  à  Chartres  le  28  juillet  1851. 

Ce  petit  volume,  édité  avec  un  soin  tout  particulier,  contient  la  biographie  do  Morain- 
ville et  des  extraits  de  ses  principales  chansons. 

A  Rouen,  chez  Lanctin,  libraire,  rue  de  la  Grosse-Horloge,  93. 


POUR  PARAITRE  AU   1*'  JUIN  PROCHAIN: 

MAITRES  ET  DOMESTIQUES, 
Par  M.  J.-A.  De  Lêrue,   chef  de  division  à  la  Préfecture,  membre  de 

TAcadémie  des  Sciences,  Belles-Lettres  et  Arts  de  Rouen,  etc. 

Très  bel  in-8®  imprimé  en  caractères  neufs,  sur  papier  fort,  chez  Cagniard, 

rue  Percière,  29,  à  Rouen. 

Cet  ouvrage,  honore  du  patronage  de  M.  L.  Reybaud,  membre  de  Tlnstitut  (Aca- 
démie des  Sciences  morales  et  politiques),  aborde  une  question  sociale  de  la  plus 
haute  importance.  Les  études  qu^il  a  nécessitées,  les  vues  morales  qull  développe  et 
les  propositions  législatives,  administratives  et  pratiques  qu'il  formule,  constituent  un 
ensemble  tout  à  la  fois  sévère  et  attrayant.  Travail  consciencieux,  où  Ténergie  des 
tableaux  s*allie  à  la  poésie  de  la  forme,  il  ouvre  le  champ  le  plus  vaste  aux  méditations 
de  toutes  les  classes  de  lecteurs. 

Cest,  en  effet,  un  sujet  d'économie  sociale  de  premier  ordre,  que  Thistoire  des 
transformations  successives  de  la  Domesticité^  considérée  dans  Tordre  et  la  moralité 
de  ses  rapports  avec  la  Famille;  et  un  tel  livre,  s'inspirant  avant  tout  de  la  loi  chré- 
tienne qui  offre  les  solutions  les  plus  pui'es  ;  s'annonçant,  d'ailleurs,  au  moment  où, 
de  toutes  parts,  la  condition  des  dévoyés,  des  déshérités,  des  faibles,  est  pins  que 
jamais  le  juste  objet  des  préoccupations  du  moraliste,  —  un  tel  livre,  disons-nous,  a 
nulle  chances  d'être  favorablement  accueilli  par  le  public. 

Cest  le  souhait  sincère  que  nous  formons  pour  l'auteur,  qui,  par  le  caractère  et  le 
talent,  est  de  ceux  dont  on  peut  dire  avec  Swift  :  c  Ils  marchent,  et  la  sympathie  pu- 
blique les  accompagne.  »  0.  0. 


Rovm.  —  VIP.  ■.  CAOxiAmtt.  net  vnoilti,  I 


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ECCLÉSIOLOGIE. 


UTILITÉ  DE  CETTE  SCIENCE 

POUR  LES  ECCLÉSIASTIOUIS. 


La  Normandie  est  assurément  la  province  de  France  la  plus 
riche  en  monuments  religieux  du  Moyen-Age.  Son  clergé  par  là 
même  doit  tenir  à  honneur  de  conserver  intact  ce  précieux  dépôt 
des  siècles  écoulés.  Si  aujourd'hui  nos  mains  sont  impuissantes  à 
élever  ces  merveilles  qui  nous  étonnent  dans  le  passé,  employons 
du  moins  nos  efforts  à  transmettre  à  la  postérité  le  bel  héritage 
que  nous  ont  légué  nos  pères.  L'histoire  de  ces  pierres  c'est 
rhistoire  de  la  religion  dans  notre  pays,  et  chacune  des  assises 
de  nos  temples  pourrait  nous  raconter  quelques-uns  des  sacri- 
fices que  nos  aïeux  s'imposèrent  pour  la  gloire  de  Dieu.  Montrons- 
nous  les  dignes  enfants  de  ces  Croisés  du  Moyen-Age,  qui,  non 
contents  de  combattre  d'une  main  la  barbarie  musulmane,  élevaient 
de  l'autre  de  gigantesques  basiliques,  devenues  l'orgueil  de  la  patrie. 

NonHseulement  nos  villes,  mais  un  grand  nombre  de  nos  villages 

possèdent  de  ces  chefis-d'œuvre  de  l'art  chrétien,  qui  s'élancent 

Tersle  ciel  comme  autant  d'hymnes  pieux  et  de  cantiques  d'actions 

de  grâces.  On  est  surpris  de  rencontrer,  jusque  dans  les  hameaux 

18 


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—  266  — 

les  plus  délaissés  et  au  sein  des  gorges  les  plus  reculées,  de  délicieux 
sanctuaires,  qui  sont  autant  de  perles  de  la  couronne  de  notre 
Normandie,  chrétienne  jusqu'au  fond  de  ses  entrailles,  et  qui  a  écrit 
le  nom  du  Christ  sur  chacune  de  ses  pierres. 

Je  n'ai  donc  pas  besoin  d'insister  auprès  de  mes  vénérés  confrères 
pour  leur  inspirer  l'amour  de  ces  pierres  bénies,  sanctifiées  par  la 
prière  des  siècles.  Leur  langage,  bien  compris  par  eux,  ne  peut 
que  charmer  leurs  jeux  et  flatter  leurs  oreilles,  comme  les  pierres 
du  temple  ravissaient  autrefois  les  enfants  d'Israël:  a  Quoniam  pla- 
cuerunt  servis  tuis  lapides  efus.  » 

Que  chacun  d'entre  eux  mette  sa  gloire  à  posséder  une  église, 
fille  des  anciens  âges,  et  qui  soit  comme  un  monument  de  l'anti- 
quité chrétienne,  une  église  enfin  où  des  flots  de  générations  aient 
passé  en  bénissant  le  Seigneur  :  «  Ubi  Umdaoerunt  te  patres  nostri,  » 

Ces  sanctuaires  sont  de  véritables  titres  de  noblesse  qui  montrent 
que,  dans  leurs  paroisses,  la  chidne  des  prières,  des  sacrements  et  de 
la  parole  sacrée  dont  ils  sont  le  dernier  anneau,  remonte  jusqu'au 
temps  où  cette  terre  fut  évangélisée  par  nos  apôtres  et  arrosée  du 
sang  de  nos  martyrs. 

Si  le  malheur  des  temps  ou  les  besoins  du  moment  les  obligent  à 
la  réparation  ou  à  l'agrandissement  de  leurs  antiques  églises,  qu'ils 
aient  soin  de  s'entourer  de  conseils  et  de  lumières,  afin  de  ne  ton* 
cher  à  ces  précieux  monuments  que  comme  à  la  prunelle  de  leurs 
yeux.  Qu'ils  choisissent  toujours  les  meilleurs  architectes  et  les 
sculpteurs  les  plus  éprouvés,  afin  de  restaurer  les  parties  malades 
et  de  raccorder,  dans  le  style  de  l'édifice  primitif,  les  portions  nou* 
velles.  Envers  les  augustes  débris  de  nos  églises,  qu'ils  ne  craignent 
pé»  de  pousser  le  respect  jusqu'à  la  vénération»  comme  ils  le 


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—  267  — 

feraient  pour  une  relique  sacrée.  Kun  et  Tautre  ne  sont-ils  pas  les 
temples  du  Dieu  vivant? 

Nous  prions  nos  confrères  de  ne  détruire  absolument  que  ce 
qu'ils  ne  peuvent  plus  conserver;  et  si  le  vieil  édijSce  devait  jamais 
disparaître  en  entier,  qu'ils  imitent  le  religieux  scrupule  de  nos 
pères,  qui  conservaient  toujours  dans  le  temple  neuf  une  partie  de 
l'ancien.  Cette  relique  demeurerait  là  comme  un  témoin  chargé 
de  continuer  la  chaîne  de  la  tradition  et  d'annoncer  aux  générations 
futures  que,  sur  la  terre  qui  les  avait  portées,  la  foi  était  aussi 
ancienne  que  le  sol. 

Dans  les  paroisses  où  n'existent  pas  d'églises  historiques  ou 
monumentales,  et  où  le  besoin  d'un  renouvellement  ou  d'un  agran- 
dissement se  fait  impérieusement  sentir,  nous  ne  saurions  trop 
prier  les  pasteurs  de  choisir,  pour  l'édifice  à  élever,  un  style  d'ar- 
chitecture véritablement  religieux  et  chrétien.  Qu'ils  empruntent 
donc  aux  deux  époques  romane  et  ogivale  des  types,  des  coupes  et 
des  plans  d'églises,  si  éminemment  appropriés  aux  besoins  du  culte 
et  de  la  liturgie  catholiques.  N'ayant  pas  l'avantage  de  posséder 
une  église  ancienne  et  ne  pouvant  donner  à  leur  œuvre  la  sanction 
des  siècles,  ils  doivent  au  moins  faire  tous  leurs  efforts  pour  se 
rapprocher  de  la  samte  antiquité  chrétienne,  par  le  choix  d'un  style 
véritablement  accommodé  à  nos  prières,  à  nos  chants,  à  nos  céré- 
monies. 

Nous  avons  été  souvent  peiné  de  rencontrer,  rarement  il  est  vrai, 
mais  cependant  éparses  çà  et  là  dans  cette  vaste  et  belle  province , 
des  églises  neuves  sans  style,  comme  sans  caractère,  propres  à  tous 
lesosages,  et  qui  ne  portent  pas  en  elles  le  signe  bien  connu  d'une 
Quûson  de  Dieu.  Bans  notre  pays,  pareille  anomalie  est  plus  cho- 


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—  268  — 

quante  qu'ailleurs,  à  cause  du  bon  goût  et  de  la  beauté  des  églises 
que  les  siècles  chrétiens  ont  semées  sur  tous  les  points  de  notre 
pieuse  Neustrie. 

Nous  UQ  saurions  trop  recommander  à  nos  confrères  de  veiller  à 
l'ameublement  et  à  la  décoration  de  leurs  églises.  Nous  n'ignorons 
pas  le  zèle  de  beaucoup  d'entre  eux;  mais  en  pareille  matière  le  zèle 
ne  suffît  pas,  il  faut  encore  la  science  :  «  Zelus  benè  doctus.  »  Qu'ils 
étudient  donc,  dans  leurs  moments  de  loisir,  l'histoire  de  leur  église 
et  la  raison  de  son  ameublement.  Dans  chaque  détail  de  l'église, 
dans  chaque  meuble  du  temple,  ils  retrouveront  l'histoire  d'une 
coutume  religieuse  et  tout  un  traité  d'antiquité  sacrée. 

11  me  suffira  de  nommer  les  meilleurs  ornements  etles  principaux 
meubles  de  la  maison  de  Dieu  pour  ouvrir,  devant  des  hommes 
aussi  éclairés  que  les  prêtres  de  la  Normandie,  la  source  la  plus 
féconde  des  études  ecclésiastiques.  Qu'il  me  soit  permis  de  leur  citer 
comme  matières  constamment  dignes  de  leur  intérêt,  les  autels,  les 
tabernacles,  les  rétables,  les  stalles,  les  piscines,  les  croix,  les 
chandeliers,  les  lampes,  les  statues,  les  bas-reliefs,  les  reliques,  les 
chaires,  les  confessionnaux,  les  baptistères,  les  bénitiers,  les 
cloches,  les  vitraux,  les  orgues,  les  tableaux,  les  livres  de  chant, 
les  parements  d'autel,  les  vases  sacrés  et  les  vêtements  sacerdotaux. 
Il  j  a  là  de  quoi  occuper  utilement  et  agréablement  toute  la  vie  d'un 
prêtre  • 

Une  fois  munis  de  ces  connaissances,  ils  ne  seront  plus  des  dan- 
gers, mais  des  lumières  pour  nos  églises,  qui  n'ont  vraiment  i 
redouterque l'ignorance  et  la  présomption.  La  science,  au  contraire, 
apprend  à  apprécier  ce  que  l'on  possède,  à  le  conserver  avec  respect 
et  à  rechercher  les  meilleurs  modèles  si  l'objet  manque  ou  s'il  faut 


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le  remplacer.  Que  mes  confrères  me  permettent  d'ajouter  ici 
quelques  conseils  relatifs  au  mobilier  si  précieux  de  nos  anciennes 
églises. 

Plusieurs  d'entre  eux,  dans  les  meilleures  intentions  du  monde 
assurément,  ont  cru  devoir  se  défaire  d'anciens  baptistères  de  pierre 
ou  de  plomb,  remontant  pour  la  plupart  au  xii*  et  au  xm*  siècle,  et 
cela  pour  leur  substituer  des  cuves  modernes,  sans  goût  comme 
sans  caractère.  Nous  ne  saurions  blâmer  trop  énergiquement  cette 
malheureuse  innovation.  En  se  privant  ainsi  de  ces  antiques  baptis- 
tères où  tant  de  générations  ont  été  régénérées,  ils  ont  enlevé  à 
leurs  paroisses  de  véritables  lettres  de  noblesse. 

A  l'origine  du  christianisme,  dans  notre  pays  toutes  les  églises 
n'étaient  pas  baptismales,  mais  seulement  les  plus  anciennes  chré- 
tientés. C'est  donc  une  charte  de  catholicité  que  cette  vieille 
cuve  de  pierre  sculptée  par  la  main  de  nos  premiers  chrétiens.  La 
conserver  est  une  œuvre  de  piété  envers  la  paroisse  comme  envers 
l'histoire. 

Je  dirai  la  même  chose  des  anciens  bénitiers  de  pierre,  encore 
plus  rares  que  les  fonts  baptismaux.  Ce  sont  les  derniers  témoins  de 
coutumes  liturgiques  qui  remontent  au  temps  des  apôtres.  Il  est 
pénible  pour  un  prêtre  catholique  de  reconnaître  que  des  nations 
hérétiques  ont  plus  de  soin  que  nous  de  ces  précieux  vestiges  de 
l'antiquité  chrétienne  (1). 

J'appelle  aussi  leur  attention  particulière  sur  les  piscines  qui 
accompagnent  nos  autels,  et  que  nos  anciens  pontifes  faisaient  pra- 

(1)  La  Anglais. — ^VojezDe  Montalembert,  Du  vandalisme  et  du  catholicisme 
dans  Vart,  p.  288.  —  De  Gaumont,  Bulletin  monumental,  t.  xviii,  p.  85, 
année  18S2. 


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—  270  — 

tiquer  pour  le  service  de  la  messe  j  cette  liturgie  sacrée  par  excel- 
lence (1).  A  présent,  et  presque  partout,  elles  sont  devenues  des 
armoires,  et  elles  ne  disent  rien  ;  tandis  que,  conservées,  elles  racon- 
teraient encore  le  rit  de  nos  anciens  sacrifices. 

Qu'ils  n'exilent  pas  aisément  de  leurs  églises  les  vieilles  statues 
de  bois  ou  de  pierre,  objets  de  la  vénération  des  peuples.  Quelques- 
unes  d'entre  elles  sont  des  œuvres  d'art  que  notre  époque  ne  sau- 
rait remplacer  avec  ses  plâtres  moulés,  sans  style  comme  sans 
valeur. 

Que  les  curés  fassent  tout  leur  possible  pour  conserver  jusqu'aux 
moindres  débris  de  ces  anciennes  verrières  qui  versent  sur  l'autel 
et  sur  les  fidèles  un  jour  pieux  et  tamisé  par  les  vêtements  des 
saints.  Ces  vénérables  images  sont  des  amis  chers  à  la  paroisse,  ce 
sont  ses  antiques  protecteurs;  c'est  le  premier  catéchisme  et  la  plus 
ancienne  légende  des  générations  si  pieuses  et  si  ferventes  du 
Moyen-Age.  Ajoutons  que  quelques-unes  de  ces  verrières  sont  des 
chef&d'œuvre  de  peinture  et  de  dessin. 

Qu'ils  me  pardonnent  d'appeler  leur  attention  sur  les  dalles  tumu- 
laires  qui  pavent  nos  églises,  et  sur  les  fondations  d'obits  qui 
tapissent  les  murs  de  nos  sanctuaires.  Que  de  bonnes  œuvres  sont 
écrites  dans  ces  inscriptions  trop  souvent  couvertes  de  badigeon; 
que  de  vertus  recouvrent  ces  pierres  si  facilement  découpées,  sciées 
en  morceaux,  couvertes  ou  retournées  sans  respect  conune  sans 
discernement! 

(1)  cr  Provideant  sacerdotes  quod  pixinas  habeant  juxta  altaria  décentes, 
mundas,  etc.  o  Statut  de  Pierre  àé  Collemieu  ou  de  Coulommiers,  arche- 
vêque de  Rouen  au  xiii*  siècle.  Voyez  Dom  Bessin,  Concilia  Roiomag. 
pravinc.,  p.  56. 


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—  271  — 

Que  n'aurais-je  pas  à  dire  de  ces  bas-reliefis  provenant  d'anciens 
rétables;  de  ces  croix  d'autel  ou  de  procession ,  parfois  décorées 
d'émaux  de  Limoges,  des  reliquaires,  des  lampes,  des  chandeliers, 
des  encensoirs,  des  vases  et  des  vêtements  sacrés?  Qu'il  me  suffise 
de  les  recommander  tous  à  leur  sollicitude  pastorale  et  de  les  inviter 
à  ne  jamais  vendre  ou  aliéner  un  seul  objet  d'art  sans  conseil  ou 
sans  autorisation. 

Ces  avis  regardent  les  anciennes  églises  et  leur  ameublement 
séculaire.  Il  me  resterait  encore  à  entretenir  mes  confrères  de  la 
Normandie,  des  égUses  qui  se  construisent  ou  qui  se  construiront 
dans  l'avenir.  Nous  sommes  ici  plus  heureux  qu'ailleurs,  et  nous 
avons  la  consolation  de  voir  un  grand  nombre  d'entre  elles  s'élever 
dans  un  style  vraiment  chrétien  et  sous  la  direction  d'architectes 
aussi  éclairés  qu'habiles.  Grâces  en  soient  rendues  au  Seigneur  qui 
n'a  pas  traité  aussi  favorablement  toutes  les  provinces  :  «  Non  fecit 
taliter  omni  nationi.  » 

Mais  l'œuvre  de  l'artiste  n'est  pas  tout;  l'édifice  une  fois  achevé 
il  faut  le  meubler,  et  ce  devoir  incombe  plus  particulièrement  au  curé 
et  à  son  conseil.  Ici,  je  ne  saurais  trop  recommander  à  mes  chers 
confrères  de  chercher  toujours,  dans  l'ameublement  de  leurs 
églises,  à  se  conformer  au  style  du  monument,  quand  ce  style  est 
religieux  et  de  bon  goût. 

En  terminant  ces  quelques  avis  inspirés  par  le  zèle  qui  me  dévore, 
et  que  je  prie  mes  confrères  de  me  pardonner,  je  ne  puis  résister 
an  plaisir  de  citer  les  belles  paroles  de  l'éminent  cardinal  qui  gou- 
Teme  la  Métropole  de  l'Aquitaine  :  «  Bossuet  a  écrit  quelque  part 
qu'il  était  honteux  à  un  honnête  homme  d'ignorer  le  genre  humain. 
Nous  croyons  pouvoir  ajouter,  dit  Monseigneur  Donnet,  qu'il  sera 


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honteux  bientôt,  je  ne  dis  pas  à  un  ecclésiastique,  mais  à  un 
chrétien  d'ignorer  Tarchéologie,  science  toute  religieuse  dans  son 
but  et  dans  ses  développements,  et  que  nous  croyons  participer  en 
ce  point  à  la  grâce  féconde  qui  découle  de  toute  science  dont  l'Eglise 
est  la  source  et  l'aUment.  » 

'     L'abbé  COCHET. 


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HISTOIRE. 


DEUX  FARCEURS  NORMANDS. 


Gros-Guillaume  &  Gaultier  Gargouille. 

Suite  et  fin  (1). 


Au  xn*  siècle,  les  joueurs  de  farce  avaient  l'habitude  de  se  couvrir  le 
visage  de  farine.  Dans  la  troupe  de  Thôtel  de  Bourgogne,  tandis  que  les 
autres  comédiens,  Turlupin  et  Gaultier  Garguille,  portaient  le  masque, 
Gros-Guillaume,  lui,  n'employait  que  le  fard  sans  apprêt  de  la  bouffonne- 
rie. C'était  le  fariné,  comme  l'appelle  Tallemant.  —  «  Il  ne  portoit  point 
de  masque,  dit  aussi  Sauvai,  mais  se  couvroit  le  visage  de  farine,  et  mena- 
goit  cette  farine  de  sorte  qu'en  remuant  seulement  un  peu  les  lèvres,  il 
blanchissoit  tout  d'un  coup  ceux  qui  lui  parloient.  » 

En  toutes  choses,  Gaultier  Garguille  faisait  contraste  avec  Gros-Guil- 
laume. 0  II  étoit  extrêmement  souple,  dit  Boucher  d'Argis,  et  toutes  les 
parties  de  son  corps  lui  obéissoient,  de  sorte  qu'on  l'auroit  pris  pour  une 
vraie  marionnette.  Il  étoit  très  maigre,  les  jambes  longues,  droites,  menues 
fit,  aveccela,  un  trésgroç  visage,  qu'il  couvroit  ordinairement  d'un  masque, 

rt)  Voir  le  numéro  d'avril,  p.  206. 


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avec  une  barbe  pointue,  nportoit  sur  la  tête  une  calotte  noire  et  plate,  et  à 
ses  pieds  des  escarpins  noirs  ;  les  manches  de  son  pourpoint  étoient  de  frise 
rouge,  et  le  pourpoint  et  ses  chausses  de  frise  noire.  » 

Ce  portrait  est  complété,  ainsi  qu'il  suit,  par  le  même  auteur,  d'après  une 
estampe  du  lirre,  intitulé  Jtegreti  facétieux,..,^  du  rieur  Thomasrin:  t  Son 
habit  étoit  très  simple,  portant  des  pantoufles  au  lieu  de  souliers,  et  un 
bâton  à  la  main,  une  espèce  de  bonnet  fourré  et  plat  sur  la  tête,  sans 
cravatte,  ni  col  de  chemise  qui  parût,  une  camisole  qui  descendoit  jusqu'à 
mi-cuisse,  la  culotte  étroite,  qui  venoit  joindre  aux  bas,  au-dessous  du 
genouil,  une  ceinture  de  laquelle  pendoit  une  gibecière  et  un  gros  poignard, 
qui  paroissoitétre  de  bois,  passé  dans  la  méma  ^inture.  la  corps  de  Thabit 
étoit  noir,  les  manches  rouges,  les  boutons  et  les  boutonnières  rouges  sur 
le  noir,  et  noires  sur  le  rouge.  » 

En  se  reportant  au  portrait  de  Gaultier-Garguille,  gravé  par  Rousselet, 
d'après  Grég.  Huret,  dit  encore  Boucher  d'Argis,  on  voit  que  «  sa  ceinture 
est  chargée  d'une  gibecière  et  d'une  écritoire,  sans  couteau,  n  a  un  masque 
avec  moustaches,  sans  barbe,  et  les  cheveux  plats  et  courts,  arrondis  autour 
de  la  tête.»  —  Et  plus  loia:  «r  Gaultier  Gafguille  faisoit  d'ordinaire  le 
maître  d'école  (c'étoit  Bon  rôle  favori),  quelquefois  le  savant  avec  un  livre 
de  chansons  de  sa  façon  qu'il  débitoit,  et  quelquefois  le  maître  de  la  maison. 
Aussi  BOUS  le  repréflente-t-on  avec  un  livre  à  la  main  ou  avec  un  bâton, 
mais  totgours  avec  une  écritoire  au  côté...  et  une  perruque  de  plumes 
de  poule,  coupées  ras  des  oreilles.  » 

Ces  divers  détails  ne  concordent  pa3  tous  exactement  entre  eux;  mais 
cela  ne  prouve  qu'une  chose  :  c'est  que  la  tenue  de  notre  fiarceur  jsnbis^^ 
quelques  modifications,  selon  l'exigence  de  son  rôle. 

cr  II  n'y  avoit  rien  dans  sa  parole,  dans  sa  démarche^  ni  dans  son  action 
qui  ne  fût  ridicule  <%joute  le  même  auteur),  et  toute  sa  personne  ainsi  fa- 
gottée  sembloit  être  faite  exprès  pour  un  vrai  farceur;  enfin  tout  faisoitrire 
en  lui.  Aussi  jamais  homme  de  sa  profession  n'a  été  plus  naïf  et  plus  naturel. 
Mais  s'il  ravissoit  quand  Turlupin  et  Gros-Guillaume  le  secondoient,  — 
lorsqu'il  venoit  &  chanter  seul,  quoique  la  chanson  et  l'air  fussent  fort 


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manyais  pour  Tordinaire,  c'étoit  encore  toute  aatre  chose  :  il  se  surpassoit 
lui-même.  Sa  posture,  ses  gestes,  ses  accents,  ses  tons,  tout  étoit  si  bur- 
lesque et  si  plaisant,  que  bien  des  gens  n'alloient  à  Thôtel  de  Bourgogne 
que  pour  Tentendre,  de  sorte  que  la  chanson  de  Gaultier  Garguille  avoit 
passé  en  proverbe. 

«  Cet  homme  si  ridicule  dans  la  farce  ne  laissoit  pas  pourtant  déjouer 
des  personnages  de  roi  dans  les  pièces  sérieuses,  avec  applaudissement. 
Quand  il  étoit  masqué  et  qu'il  avoit  une  robe  pour  couvrir  la  défectuosité  de 
sesjambes,  c'étoit  un  homme  à  remplir  quelque  rôle  que  ce  fût.  » 

Tels  étaient,  au  théâtre,  Robert  Guérin  et  Hugues  Guéru  :  le  premier, 
dans  la  faroe,  sous  le  nom  de  Gros-Guillaume,  et,  dans  les  pièces  sérieuses, 
sous  celui  de  La  Fleur;  le  second,  alternativement  dans  les  mêmes  genres, 
sous  les  noms  de  Gaultier  Gai^uille  et  de  Fléchelles.  Car  cumulant  les 
emplois,  selon  Tusage  de  ce  temps,  ils  s'étaient  aussi  conformés  à  la  cou- 
tame  de  ne  pas  s'en  tenir  à  une  seule  appellation  de  théâtre. 

On  sait  ce  qu'était  alors  la  vie  des  comédiens:  vie  sans  souci  au  jour  le 
jour;  —  vie  pour  ainsi  dire  de  communauté,  pour  ce  qui  concernait  les 
rapports  avec  les  femmes  de  la  même  troupe,  et  quelquefois  avec  celles 
d'une  autre.  Mais,  tout  en  vivant  sur  le  commun,  Turlupin,  Gros-Guillaume 
et  Gaultier  Garguille  n'avaient  pas  amené  de  contingent  féminin,  soit  à 
rhétel  d'Argent,  soit  à  l'hôtel  de  Boui^^ne.  Us  y  étaient  entrés  «  sans 
femme,  disant  qu'ils  n'en  vouloient  point,  parce  qu'elles  les  désuniroient.  b 
(Les  frères  Parfait.) 

Partout,  il  est  vrai,  on  montre  Gaultier  Garguille  en  scène  avecsafemme 
Perrine,  et  la  presse  nous  a  même  transmis  la  farce  de  la  querelle  de  Gaultier 
Garguille  et  de  Perrine  sa  femme,  avec  la  sentence  de  séparation  entre  eux 
rendue:  mais  ce  n'est  là  qu'un  nom  de  personnage  scénique,  et  nous  savons, 
en  outra,  que  ce  rôle  de  Perrine  était  joué  par  un  acteur  déguisé  en  femme. 
Quoi  qu'il  en  soit,  si  nos  trois  farceurs,  pour  maintenir  plus  sûrement  la 
bonne  harmonie  entre  eux,  ne  s'étaient  point  associé  de  femmes  sur  le 
théâtre,  ils  n'avaient  pas,  pour  cela,  renoncé  aux  charmes  de  la  vie  de 
famille.  Ainsi,  Gaultier  Garguille  s'était  marié  vers  l'année  1623.  Il  avait 


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épousé  la  allé  d'une  autre  célébrité  comique  :  Tabarin,  valet  du  charlatan 
Mondor. 

A  cette  époque,  maints  charlatans  s'adjoignaient  des  farceurs,  qui  contri- 
buaient puissamment  à  attirer  la  foule,  et,  avec  ce  renfort,  ils  arrivaient 
parfois  à  la  fortune  :  témoin  ce  Denis  Lescot  qui  se  vantait  d'avoir  gagné 
cinquante  mille  écus  en  dix  ans.  Grâces  à  Tabarin,  beaucoup  plus  plaisant 
que  son  maître,  Mondor  et  son  valet  faisaient  également  de  fort  bonnes 
affaires.  Il  paraîtrait  même,  d'après  les  Œuyres  de  ce  dernier,  ainsi  que  le 
dit  M.  Fournier,  a  que  tous  les  jeux  de  Thôtel  de  Bourgogne  avaient  grand 
peine  à  lutter  de  profit  et  de  succès  avec  leurs  parades,  d 

a  Gaultier  Garguille,  continue  le  même  auteur,  n'agit  donc  pas  en  Nor- 
mand maladroit,  quand  il  parvint  à  se  faire  donner  en  mariage  la  fille  de 
Tabarin.  —  Il  devait  avoir  au  moins  cinquante  ans  lors  de  cette  union.... 
La  fille  au  contraire  devait  être  jeune  ;  celui  qu'elle  épousait  aurait  même 
pu  volontiers  passer  pour  son  père,  Tabarin  et  lui  étant  d'âge  à  peu  près 
égal.  D'un  autre  côté,  la  dot  était,  j'en  réponds,  très  sortable:  Tabarin, 
qui,  quatre  ans  environ  après,  devait  se  trouver  assez  riche  pour  s'en  aller 
trancher  du  gentilhomme  campagnard,  et  l'on  sait  à  quel  prix!  (1)  n'avait 
pu  que  doter  assez  grassement  sa  fille...  Encore  une  fois,  ce  mariage  ne  fut 
pas  marché  de  dupe  pour  notre  Hugues  Guéru,  et  il  fallut,  pour  que  Taba- 
rin y  consentit,  ou  que  le  farceur  apportât  lui-même  une  grosse  fortune 
gagnée  sous  son  masque  de  Gaultier  Garguille,  ou  que  du  moins  son  titre 
de  comédien  de  la  troupe  royale  lui  fût  compté  pour  beaucoup,  et  lui  valût 
presque  un  titre  de  noblesse  aux  yeux  de  l'histrion  de  Mondor.  n 

Hugues  Guéru  fut  un  bon  et  honnête  mari,  qui  se  conduisit  règlement, 
comme  dit  Tallemant  des  Réaux,  —  et  qui  aima  chastement  sa  femme, 
comme  ajoute  le  livret  :  Songe  arrivé  à  un  homme  dC importance.  Il  eut  soin 
de  tenir  celle-ci  éloignée  du  théâtre,  —  et  pour  cause.  L'air  du  lieu  et  son 
âge,  à  lui,  auraient  pu  lui  porter  malheur.  »  Il  voulut  garder  sa  femme 

(1)  Les  nobles,  ses  voisins,  jaloux  de  sa  fortune  qui  l'égalait  à  eux,  rassassinerent 
dans  une  dispute  pour  affaire  de  chasse. 


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pour  lui  B€ul,  dit  M.  Fourniep,  et  j'aime  à  croire  qu'il  y  parvint.  En  somme, 
il  mena  douce  et  bonne  vie  dans  son  logis  ^e  la  rue  Pavée-Saint-Sau- 
veur,  et,  quand  venaient  les  beaux  jours,  dans  la  petite  maison  à  colombier 
qu'il  avait  achetée  à  deux  pas  de  la  porte  Montmartre,  o 

Sa  vie  était  celle  d'un  bon  bourgeois,  et,  en  même  temps,  celle  d'un  comé- 
dien qui  aime  son  art.  Selon  Tallemant  des  Réaux,  a  il  étudioit  son  métier 
^^ssez  souvent,  et  il  arrivoit  quelquefois  que,  comme  un  homme  de  qualité 
qui  l'affectionnoit,  l'envoyoit  prier  à  dîner,  il  répondoit  qu'il  étudioit.  » 
""*  «  Hors  du  théâtre,  ajoute  Sauvai,  -r-  à  son  visage,  à  sa  parole,  à  sa 
démarche,  à  son  habit,  on  l'eût  pris  pour  un  homme  de  la  dernière  grossie- 
^té.  Dans  le  commerce  de  ses  amis,  il  étoit  agréable,  et  son  entretien 
étoit  fort  Amusant,  o 

La  vie  privée  de  Robert  Ouérin  s'offre-t-elle  à  nous  sous  un  aspect  aussi 
favorable?  Il  faut  bien  le  dire.  Sauvai  nous  donne  une  esquisse  peu  avanta- 
geuse de  ses  habitudes  et  de  son  caractère  :  a  Ce  fut  toigours  un  gros 
ivrogne,  dit- il;  avec  les  honnêtes  gens,  une  âme  basse  et  rampante.  Son 
entretien  étoit  grossier,  et  pour  être  de  belle  humeur,  il  falloit  qu'il  gre- 
nouillât ou  bût  chopine  avec  son  compère  le  savetier  dans  quelque  cabaret 
^rgne.  Il  n'aima  jamais  qu'en  bas  lieu,  et  se  maria  en  vieux  pécheur  à  une 
^6  asssez  belle  et  déjà  âgée,  o  Mais  nous  croyons  que  ce  portrait  n'est  pas 
d'une  exactitude  incontestable. 

Sans  doute,  il  aimait  le  vin  et  la  bonne  chère;  il  paraîtrait  toutefois  que 
8i,  à  l'occasion,  il  lui  arrivait  d'abuser  du  premier,  c'était  encore  dans  de 
certaines  limites.  Voyez,  en  effet,  comment  s'exprime  à  son  égard  l'auteur 
anonyme  du  Testament  de  Gaultier  Garguille:  a  Pour  le  bon  et  gros  Guil- 
laume, y  est-il  dit,  quoique  son  aage  le  doive  estonner,  il  vivra  comme  il 
a  de  coustume,  c'est-à-dire  qu'il  n'espargnera  point  les  bons  vins  ni  les 
bonnes  viandes,  et  qu'il  se  servira  du  baston,  si  les  jambes  lui  manquent...» 
Cest  aussi  après  avoir  bien  souppi,  la  veille  des  Bois,  aux  Trois-Maillets, 
cabaret  voisin  de  l'hdtel  de  Bourgogne,  qu'on  lui  prête  le  Songe  arrivé  à  un 
homme  d'importance....  De  pareils  traits  accusent  un  bon  vivmU  bien  plutôt 
qu'un  ivrogne. 


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Quant  à  la  grossièreté  de  son  langage,  c*est  à  son  temps  et  non  pas 
à  lai  qu'il  conviendrait  da  la  reprocher.  —  Serait-ce  avec  plus  de  justice 
qu'il  a  été  accusé  de  bassesse?  Aucun  écrit  contemporain  ne  le  donne  à 
penser,  et,  sur  ce  chef,  sa  mémoire  est  assez  bien  défendue  par  Pinyariable 
amitié  d'Hugues  Guéru,  dont  le  caractère  et  la  conduite  ont  toujours  été 
cités  comme  honorables. 

Gomme  M.  Fournier  en  fait  très  justement  la  remarque,  la  façon  de 
Yivre  modeste  et  décente  de  ce  dernier,  — Gaultier  Garguille,  —  contraste 
d'une  manière  assez  remarquable  avec  les  belles  choses  qu'il  débitait 
sur  le  théâtre,  non  moins  lestement  que  les  autres  comédiens  de  son  époque. 
Et  ce  n'était  pas  seulement  dans  les  farces  qu'il  se  donnait  libre  carrière, 
c'était  encore,  et  plus  particulièrement  peut-être,  dans  ses  chahsons  qui 
furent  son  triomphe  et  auxquelles  il  doit  surtout,  grâce  à  la  typographie, 
la  perpétuité  de  sa  renommée. 

L*usage  de  chanter  des  couplets  à  la  fin  du  spectacle  datait  du  Moyen- 
Age.  Au  commencement  du  xvii*  siècle,  il  était  plus  pratiqué  que  jamais; 
mais  le  succès  en  ce  genre  ne  put  être  disputé  à  Gaultier  Garguille.  a  Sa 
chanson  fit  époque,  dit  M.  Fournier;  elle  fut  un  des  traits  saillants  d'un 
règne  qui  vit  en  même  temps  fleurir  la  société  des  Précieuses,  et  qui,  je  ne 
sais  comment,  trouva  moyen  d'accommoder  tout  cela  ensemble,  o 

Le  style  et  l'esprit  des  chansons  de  Gaultier  Garguille  étaient  tout 
l'opposé  du  style  et  de  l'esprit  des  Précieuses^ 

Notez  pourtant  que  toutes  ces  belles  choses,  que  nous  ne  pouvons  pas 
dire,  se  chantaient  en  public,  et  que  ce  public,  c'était  tout  le  monde.  — 
Sauvai  ne  le  dit- il  pas?  Personne  ne  résistait  à  l'envie  d'entendre  Gaultier 
Garguille.  a  SoyezKlonc  sûrs , —  comme  M.  Fournier  a  bien  raison  de  l'af- 
firmer, -—  que  ces  jeunes  gens  de  la  noblesse  qui  étaient  assis  tout  à  l'heure 
aux  deux  bouts  du  théâtre,  sur  des  chaises  de  paille,  n'ont  point  quitté  leur 
place,  ou  que  s'ils  en  sont  descendus,  c'est  afin  de  se  mêler  à  la  valetaille 
du  parterre  et  de  pouvoir  ainsi  rire  plus  à  l'aise.  Je  ne  sais  trop  même 
si,  au  fond  de  quelque  loge  grillée,  car  il  en  existait  déjà,  vous  ne  sur- 
prendriez pas  quelque  belle  dame,  qui,  en  écoutant  ces  franches  grivoise- 


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■y-' 


—  279  — 

ries,  sans  apprêt,  mais  non  sans  épices,  se  délasse  du  jargon  quinaguères 
lui  a  tant  affadi  le  cœur  et  Tesprit  dans  quelques-unes  de  ces  ruelles  de 
Précieusa  dont  la  célébrité  commence,  o 

Le  recueil  de  Gaultier  Garguille,  tel  que  nousTavons,  est  loin  de  repro- 
duire toutes  les  chansons  mises  en  vogue  par  ce  farceur.  Quand  lui  vint 
la  pensée  de  le  livrer  à  la  presse,  il  éprouva  quelques  scrupules,  et  il 
supprima  un  certain  nombre  de  pièces:  de  celles,  bien  entendu,  où  la 
gaillardise  prenait  des  allures  par  trop  désordonnées.  Malgré  tout,  cepen- 
dant, —  les  indications  ci-dessus  suffisent  pour  le  faire  pressentir, —  son 
livre  conserve  encore  un  asses  grand  nombre  de  libertés  grandes.  Aussi 
est-ce  avec  toute  raison  que  M.  Fournier  s'est  exprimé  ainsi: 

<  Vous  voyez  qu'en  ce  temps-là  Ton  ne  craignait  pas  d'aller  écouter 
publiquement  ce  qu'ai:gourd'hui  l'on  oserait  tout  au  plus  lire  en  cachette. 
Et  cependant  Gaultier  Garguille  y  a  mis  de  la  modération  ;  il  est  prude 
sans  qu'il  j  paraisse.  Il  chantait  bien  d'autres  choses,  vraiment,  devant 
son  parterre  ébahi,  mais  non  indigné!  Par  exemple,  c'est  d'Assoucy  qui 
rassure,  vous  auriez  pu  lui  entendre  chanter  la  chanson  : 

Baisez-moi,  Julienne;  — 
Jean-Julien,  je  ne  puis. . . . 

Mais  û  de  ces  ordures!  Il  a  fait  un  choix,  et  dans  le  sens  honnâte,  n'allez 
pas  vous  y  tromper.  S'il  a  même  publié  son  petit  volume,  c'est  afin  qu'on 
ne  lui  prêtât  point  ce  qu'il  ne  daigne  plus  reconnaître  après  l'avoir  chanté, 
n  a  peut-être  eu  des  complaisances  pour  le  public  qui  l'écoute,  soit;  mais 
devant  celui  qui  va  le  lire,  il  veut  garder  le  décorum.  D'ailleurs,  il  craint  les 
attributions  malveillantes  :  on  pourrait  mettre  sur  son  compte  d'autres 
chansons  plus  dissolues,  et  cela  le  désole  ;  il  le  confesse  dans  le  privilège  de  son 
recueil,  et  un  secrétaire  du  roi  a  contresigné  sa  confession.  » 

Pour  le  fond  et  pour  la  forme,  la  chanson  de  Gaultier  Garguille  ne  peut, 
comme  œuvre  littéraire,  avoir  de  grandes  prétentions.  Elle  n'a  jamais 
Tain  quelque  chose  que  par  la  façon   dont  elle  était  chantée.  Quelques 


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—  280  — 

pièces,  cependant,  méritent  que  Ton  fasse  une  exception  en  leur  faveur, 
notamment  la  suivante,  qui,  du  reste,  est  la  meilleure  du  receuil: 

Que  Tamour  est  rigoureux! 
Qu'il  assortit  mal  ses  flammes  ! 
Quand  j'estois  jeune  amoureux, 
Il  me  fit  haïr  des  dames. 
Ores  il  m'offre  des  fillettes, 
Quand  j*ai  passe  soixante  ans  ; 
Mais  c'est  donner  des  noisettes 
A  ceux  qui  n'ont  plus  de  dents 


En  somme,  nous  le  répétons,  comme  auteur,  Hugues  Guéru  n*apas  sgouté 
un  nouveau  fleuron  à  la  couronne  littéraire  de  la  Normandie.  Est-il  bien 
certain,  d'ailleurs,  qu'il  faille  lui  attribuer  la  paternité  des  chansons 
qu'il  a  lui-même  publiées  sous  son  nom? 

M.  Fournier  semblerait  tout  d'abord  résoudre  négativement  la  question, 
et,  pour  cela,  il  se  fonde  exclusivement  sur  ce  que  plusieurs  pièces  du 
recueil  ne  sont  pas  de  Hugues  Guéru.  Ainsi  la  xiv*  {Je  demanday  à  la 
vieille)  était  déjà  connue  du  temps  de  François  I";  la  xxi*  (Pour  un  festin 
qui  m'agrée)  est  antérieure  à  la  prise  de  la  Rochelle  ;  la  xl*  (Belle^  quand 
te  lasseras-tu)  parait  avoir  pour  auteur  François  Malherbe 

Cette  interpolation,  selon  nous,  prouverait  uniquement  que  Guéru 
regardait  aussi  comme  siennes,  les  chansons  auxquelles  il  avait  donné  ou 
rendu  la  vogue.  D'ailleurs,  M.  Fournier  n'affirme  pas  :  dans  son  opinion, 
ici  Gaultier  Garguillene  fut  guère  autre  chose  que  chanteur.  Il  va  môme  plus 
loin;  dans  une  note  de  la  page  31,  il  écrit:  a  Gaultier  Garguille  ne 
chantait  pas  seulement  ce  qu'il  avait  fait,  mais  il  puisait  dans  le  fond 
populaire.  »  Au  reste,  —  et  ceci  peut  servir  à  justifier  notre  auteur  da 
soupçon  de  plagiat  que  l'on  voudrait  faire  peser  sur  lui,  —  a  la  chanson 
alors  naissait  d'elle-même  en  France,  et  une  fois  qu'elle  était  née,  et 
que  chacun  l'avait  chantée,  qui  donc  était  sûr  de  ne  Tavoir  pas  faite  t  > 

Quoi  qu'il  en  soit,  le  recueil  des  chansons  de  Gaultier  Garguille  eut  trois 


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—  281  — 

éditions  en  quelques  années.  Si  cette  circonstance  ne  prouve  rien  en 
faveur  du  mérite  de  l'œuvre,  c'est  du  moins  un  indice  que  celle-ci  répon- 
dait à  un  besoin  de  l'époque. 

Selon  quelques  écrivains,  notamment  Boucher  d'Argis  et  les  frères 
Parfait,  Hugues  Ouéru  ne  se  serait  pas  borné  à  composer  des  chansons;  il 
serait  encore  l'auteur  des  sept  prologues  qui  se  trouvent  à  la  suite  des 
Regrets  facétieux...  du  sieur  Thomassin.  Mais  cette  opinion  nous  paraît  mal 
fondée.  Hugues  Guéru  n'a  rien  à  réclamer  dans  l'œuvre  du  comédien  de 
Rouen  que  l'honneur  de  la  dédicace  qui  lui  est  adressée.  Quant  aux  pro- 
logues, laissons-les  à  Thomassin.  Aussi  bien  c'est,  avant  tout,  par  sentaient 
hors  ligne  pour  faire  valoir  soit  la  farce,  soit  la  chanson,  soit  les  pièces 
sérieuses,  qu'il  s'est  acquis  la  renommée. 

Ajoutons,  au  reste,  que,  pour  le  rôle  que  la  nature  lui  avait  jusqu'à  un 
certain  point  assigné,  il  était  venu  à  propos  dans  ce  monde  et  qu'il  le 
quitta  de  même.  Turlupin,  Gros- Guillaume  et  Gaultier  Garguille  avec 
leurs  farces,  —  celui-ci  en  outre  avec  ses  chansons,  —  furent  longtemps 
«  comme  une  sorte  d'opposition  permanente  de  la  vieille  gaieté  française 
contre  le  faux  goût  prétentieux  et  lourd  qui  envahit  le  théâtre  avec  les 
tragi-comédies,  et  le  monde  avec  les  Précieuses,  d 

Mais  si  les  trois  confrères  parvinrent,  tant  que  dura  leur  association,  à 
maintenir  les  droits  de  ce  bienheureux  rire,  qui  est  le  propre  de  l'homme, 
^si  que  le  dit  Rabelais,  —  quand  la  mort  vînt  les  désunir  (la  mort  seule 
le  pouvait),  il  fallut  bien  vite  reconnaître  que  l'un  des  côtés  de  la  balance 
allait  définitivement  enlever  l'autre.  «  Eux  partis,  plus  de  contrepoids, 
dit  M.  Fournier  ;  adieu  le  rire,  vive  la  grimace  !  Le  champ  est  libre  aux 
simagrées.  Pour  en  finir  avec  elles,  il  faudra  que  nous  attendions  Molière,  d 
Ce  fut  Gaultier  Garguille  qui  mourut  le  premier,  a  Dans  les  registres 
manuscrits  de  la  paroisse  de  Saint-Sauveur,  dit  Piganiol  de  La  Force,  son 
convoi  est  marqué  au  10  décembre  1633.  x> 

  cette  époque,  Gros-Quillaume  était  accablé  d'atroces  souffrances  phy- 
siques; mais  il  dut,  malgré  tout,  eontinuer  de  fréquenter  le  théâtre. 

a  Une  chose  en  lui  bien  surprenante,  dit  Sauvai,  est  que  quelquefois 

19 


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sur  le  point  d'entrer  en  scène  avec  sa  belle  humeur  ordinaire,  la  gravelle 
et  la  pierre  dont  il  étoit  souvent  tourmenté,  le  venoient  attaquer,  et  si 
cruellement  qu'il  en  pleuroit  de  douleur  ;  nonobstant  il  falloit  qu'il  louât 
son  rôle.  En  cet  état  néanmoins,  qui  le  croiroit!  le  visage  baigné  de 
larmes  et  sa  contenance  si  triste  donnoient  autant  de  divertissement  que 
s'il  n'eût  point  senti  de  mal.  » 

A  ces  tortures  se  joignoient  fréquemment  celles  de  la  goutte,  a  Avec 
de  si  grands  maux  dont  il  est  mort,  igoute  Sauvai,  il  a  vécu  près  de  quatre- 
vingts  ans,  sans  être  taillé.  » 

Si  l'on  ne  s'est  pas  trompé  en  affirmant  que  Gros-Guillaume  était  monté 
sur  le  théâtre  dès  qu'il  avait  commencé  à  parler,  jamais  carrière  de 
comédien  ne  fut  mieux  remplie  que  la  sienne.  En  effet,  on  pourrait  pres- 
que dire  qu'en  digne  soldat  de  la  scène,  il  expira  héroïquement  sur  le 
champ  de  bataille.  D'après  une  note  de  l'abbé  de  Marsy  sur  Rabelais 
(Prologue  du  livre  IV),  la  veille  de  sa  mort,  il  parut  encore,  déjà  presque 
agonisant,  sur  le  théâtre.  Cet  amour  du  métier,  ou  plutdt,  ce  dévoue- 
ment à  ses  camarades  (nous  ne  voulons  pas  dire  cette  nécessité  de 
la>gône  où  il  se  trouvait)  fournit  à  l'acteur,  chargé  de  la  chanson  après  la 
farce,  l'occasion  de  lui  offrir  un  dernier  témoignage  de  sympathie.  Ce 
comédien  choisit  des  couplets  dont  le  refrain  se  terminait  ainsi: 

Hélas!  Guillaume, 
Te  lairas-ta  mourir! 

Un  public  français  ne  pouvait  rester  impassible  devant  la  manifestation 
de  pareils  sentiments,  qui  étaient  aussi  les  siens.  Croyons  donc  que,  lui 
aussi,  il  paya  chaleureusement  sa  vieille  dette  au  pauvre  malade,  et  que, 
pour  celui  qui  avait  provoqué  tant  de  fou  rire  pendant  sa  vie,  tout  ne  fut 
pas  amertume  à  son  heure  suprême. 

Comme  l'indique  la  date  de  la  pièce  intitulée  le  Testament  de  Gros- Guil- 
laume, notre  bouffon  mourut  en  1634,  peu  de  temps  après  Gaultier  Gar- 
guille.  Ce  ne  fiit  pas,  au  reste,  dans  les  premiers  mois  de  cette  année, 


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—  283  — 

Q  puisque,  dit  M.  Fourniep,  la  pièce  ayant  pour  titre:  V  Ouverture  des  jours 
gras,  1634,  in-12,  ne  le  donne  pas  encore  pour  trépassé.  » 

C'est  Turlupin  qui  mourut  le  dernier  des  trois  amis,  —  en  1637,  selon 
toute  apparence  ;  mais  pendant  ces  trois  années  de  survivance,  à  peine  son 
nom  est-il  prononcé.  —  Ainsi,  allégoriquement,  le  touchant  mensonge  de 
la  légende  que  nous  avons  rapportée  devenait  une  vérité  :  les  trois  insépa- 
rables avaient  été  frappés  la  même  semaine..,;  on  aurait  pu  dire  le  même  jour. 

Parmi  les  pièces  facétieuses  auxquelles  avait  donné  lieu  la  mort  de 
Gaultier  Gai^Ue,  il  en  est  une  [Songe  arrivé  à  un  homme  d'importance) 
qui  fait  dire  par  celui-ci  à  Gros-Guillaume:  «  Adieu,  jeté  recommande 
surtout  ma  chère  femme  que  j'aj  si  aimée;  prends-en  le  soin,  et  demeures 
toujoars  avec  elle  en  mesme  logis  et  en  mesme  chambre,  s'il  se  peut 
sans  scandale  ;  fais  cas  de  son  amitié... et  ne  troubles  pas  de  tes  pleurs  le 
repos  de  mes  cendres,  prenant  pour  consolation  qu'après  tout,  ce  monde, 
en  gros  et  en  détail,  n'est  qu'une  vraye  comédie...  o 

De  cette  citation,  on  peut  induire  qu'après  la  mort  de  Guéru,  sa  veuve 
se  retira  d'abord  chez  Gros-Guillaume.  Un  peu  plus  tard,  elle  quitta  Paria 
pourla  Normandie,  où  probablement  le  défunt  avait  acquis  quelque  bien, 
et  c  où  sa  bonne  fortune,  comme  disent  les  frères  Parfait,  la  fit  aimer 
d'un  gentilhomme  qui  l'épousa;  a  —  mariage  qu'un  iVormonJ,  M.  Ph*  de 
Chennevière,  a  pris  pour  si\jet  d'une  nouvelle  charmante,  qui  fait  partie  des 
Historiettes  baguenaudieres. 

Quanta  Gros-Guillaume,  il  ne  laissa  après  lui  qu'un  bien  maigre  héritage, 
matériellement  parlant.  Sa  fille,  en  effet,  fut  obligée  de  se  faire  comédienne, 
et  elle  devint  la  femme  de  La  Thuillerie,  acteur  de  l'hôtel  de  Bourgogne. 


BIBLIOGRAPHIE. 

Les  Chansons  de  Gaultier  Garguille  ne  sont  pas  indifférentes  aux  biblio- 
philes. C'est  ce  qui  nous  engage  à  consacrer  quelques  notes  aux  éditions 
diverses  qui  en  ont  été  données. 


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—  284  — 

La  première  que  Ton  connaisse  est  la  suivante: 

Lm  chansons  de  Gaultier  Garguille.  A  Paris,  chez  François  Targa^  1632,  in-12. 

Les  chansons  sont  précédées  d'une  dédicace  Aux  curieuxqui  chérissent  la 
seèm  /ronfotje;  elle  est  signée  :  c  L'effectif  Gaultier  Gai^uille,  qui  vous  baise 
tout  ce  qui  se  peut  baiser  sans  préjudice  deTodorat.»  — Viennent  ensuite 
HA  sonnet  de  Tauteur  sur  ses  chansons,  —  une  approbation  burlesque, 
signée  Turlupin  et  Gros-Guillaume,  —  des  stances  à  Tauteur  sur  ses 
chansons,  — enfin  le  privilège  du  roi. 

Nous  trouvons  à  rappeler  ensuite  : 

Les  chansons  de  Gaultier  Garguille.  III*  édition,  à  Paris,  chez  F.  Twrga,  1636,  in-12. 

La  désignation  ///*  édition  ne  serait-elle  pas  une  erreur?  Le  faitestqu'on 
n'en  connaît  pas  d'édition  qui  soit  antérieure  à  1632,  ou  qui  ait  paru  entre 
cette  date  et  l'année  1636. 

Nouvelles  chansons  de  Gaultier  Garguille,  à  Paris,  chez  Jean  Promé,  1642. 

Quoiqu'on  dise  le  titre,  cette  édition  est  en  tout  semblable  aux  précé- 
dentes, si  ce  n'est  qu'on  n'y  retrouve  pas  le  privilège,  expiré  en  1641. 

Les  chansons  de  Gaultier  Garguille.  Nouvelle  édition,  suivant  la  copie  imprimée  à 
Paris  en  1731  (lises  1631,  ou  plutôt  1632).  A  Londres,  1658  (lisez  1758);  pet.  in-12, 
avec  portrait. 

Les  pièces  préliminaires  sont  à  leur  place,  sauf  l'approbation  burlesque 
qui  est  rejetée  à  la  fin  du  volume. — Un  bel  exemplaire  peut  se  payer  25  fr. 

Chansons  de  Gaultier  Garguille.  Nouvelle  édition,  suivie  de  pièces  relatives  à  ce  far- 
ceur, avec  une  introduction  et  notes  par  Edouard  Foumier.  Pons,  imp,  E,  Thumt  et 
C«;  libr.  P.  Janet;  1858,  1  vol.  petit  in-8  de  CXII  et  256  pp. 

Ce  volume  auquel  l'introduction  et  les  notes  de  l'éditeur,  ainsi  que  les 
pièces  ajoutées,  donnent  une  valeur  réelle,  fait  partie  de  la  Bibliothèque 
elzevirienne. 

Chansons  folastres  et  récréatives  de  Gaultier  Garguille,  comédien  ordinaire  de 
rhostel  de  Bourgogne,  nouvellement  reveues,  corrigées  et  augmentées  oultrelei 
précédentes  impressions.  Paris,  1858,  1  vol.  in-16. 


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—  285  — 

Ce  petit  volume  est  orné  d^un  portrait  en  pied  de  Fauteur,  dans  son 
costume  de  farce. 

Pour  que  ce  paragraphe  bibliographique  fût  complet,  il  conviendrait  d*y 
porter  l'indication  des  écrits  divers  qui  sont  facétieusement  attribués  & 
Gaultier  Garguille  aussi  bien  qu'à  Gros-Guillaume,  et,  en  même  temps,  de 
ceux  qui  les  concernent.  Cette  addition  ne  serait  peut-être  pas  sans  intérêt 
pour  quelques  amateurs;  mais  notre  travail  est  déjà  trop  développé  sans 
doute,  et,  pour  ne  pas  abuser  davantage  delà  patience  du  plus  grand  nombre 
des  lecteurs,  il  n'est  pas  hors  de  propos,  crojons-nous,  de  nous  abstenir 
de  ces  nouveaux  détails. 

A.  CANEL. 


i  Kii  i  I 


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LES  BLASPHÉMATEURS  DE  DM. 

HORAUTÉ  HORMAKDE. 


iiuiM  ir  HMm  H  V 


Comme  cette  note  est  purement  biblio- 
graphique, j*ai  tout  lieu  de  croire  qu'un 
bibliomane,  seul,  jusqi^à  la  modle  des 
08,  aura  le  courage  d'aller  plus  loin 
que  la  moitié. 

Ta.  DnDiir.  Yoyag$  AtUiograffttgw. 

Il  y  a  enTiron  soixante-dix  ans,  au  milieu  des  bouleversements 
qui  effrayaient  notre  pays,  un  érudit  modeste  (1) ,  particulièrement 
occupé  de  livres  et  d'études,  parcourait  les  rues  de  notre  ville,  cher- 
chant, pour  les  mettre  à  l'abri  de  la  destruction,  les  débris  que  dans 
le  naufrage  d'alors  tant  de  bibliothèques  avaient  abandonnés;  parmi 
ceux  qu'il  recueillit  ainsi,  un  surtout  est  resté  en  mémoire  aux  biblio- 
philes normands:  c'est  précisément  la  Moralité  dont  je  vais  donner 
l'analyse.  Oubliée  depuis  des  siècles,  elle  n'avait  fait  partie  ni  de  la 
bibliothèque  de  M"*  de  Pompadour,  ni  de  celle  de  Pont-de-Vesle, 
formées  pourtant  presque  exclusivement  de  productions  dramatiques; 
la  Croix  du  Maine,  dans  son  répertoire  si  intéressant  d'anciens  livres 

(1)  L'abbé  Barré,  mort  en  1836,  curé  deMonviUe. 


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—  287  — 

français,  n'en  avait  parlé  que  vaguement,  probablement  sans  Tavoir 
vue,  elles  frères  Parfait,  dans  leurHistoire  du  Théâtre,  n'avaient  paru 
non  plus  la  connsutre  ;  aussi  lorsque  des  temps  plus  calmes  revinrent 
on  se  préoccupa  de  la  bonne  fortune  de  Tamateur  nonnand,  on  es- 
saya de  le  tenter  par  des  offres  importantes  ;  mais  ce  ne  fut  qu'après 
de  longues  hésitations  qu'il  traita,  en  1818,  avec  le  conservateur  de 
la  Bibliothèque  royale,  M.  Van  Praet,  cédant  avec  regret  pour 
800  fr.  le  livre  qu'il  avait,  en  1793,  acquis  pour  quelques  sous  (1), 

Si,  sans  essayer  de  se  rendre  compte  de  ce  qu'était  le  théâtre  à 
répoque  où  semble  avoir  été  représentée  la  Moralité  des  Blasphéma- 
teurs, nous  passions  de  suite  à  l'exposé  de  cette  pièce,  nous  risque- 
rions de  ne  pas  faire  comprendre  tout  l'intérêt  que  ces  primitives 
productions  pouvaientprésenter;  aussinous  semble-t-il  nécessaire,  au 
risque  de  rappeler  ce  que  chacun  sait,  de  nous  replacer  par  la  pensée 
au  milieu  des  spectateurs  du  Moyen-Age,  devant  les  simples  tré- 

(1)  Les  bonnes  fortunes  des  bibliophiles,  celles  qui  ont  une  incontestable 
importance,  ne  sont  pas  communes;  une  des  plus  justement  célèbres  dans 
ces  derniers  temps  est  échue  à  un  libraire  de  Berlin,  M.  Asher,  qui ,  vers 
1845,  trouva,  en  Allemagne,  dans  un  grenier,  un  recueil  fort  curieux 
poar  la  date,  le  nombre  et  la  variété  des  pièces  qu'il  contenait.  En  effet, 
il  n'y  avait  pas  moins  de  soixante-quatre  Farces  ou  Moralités ,  la  plupart 
inconnues,  réunies  sous  une  modeste  enveloppe  de  parchemin.  —  Malheu- 
reusement, au  moment  où  le  bruit  de  cette  riche  trouvaille  commençait  à 
se  répandre  en  France,  le  Musée  britannique  venait  d'en  faire  Tacquisi- 
tion;  depuis,  ces  pièces  ont  été  analysées  en  1849  par  0.  Delépierre,  sous 
le  pseudonyme  de  Tridace-Nafe-Theobrome,  et  enfin  publiées,  in  extenso, 
^0  1854,  par  P.  Jannet,  dans  la  partie  de  la  bibliothèque  dite  Elzevirienne 
intitulée:  Ancien  Théâtre^ Français^  elles  en  forment  les  trois  premiers  vo- 
lumes. 


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—  288  — 

teaux  de  la  scène,  regardant  les  naïfs  interprètes  de  Tart  théâtral 
dans  son  enfance. 

On  hésite  encore  aujourd'hui  sur  les  commencements  du  théâtre 
en  France.  Selon  Topinion  la  plus  généralement  admise,  des  pèle- 
rins revenant  de  Jérusalem,  de  Saint-Jacques-de-Compostelle  ou 
d'autres  lieux  de  dévotion,  auraient  d'abord  chanté  leurs  voyages, 
dans  des  sortes  de  cantiques,  puis  y  auraient  mêlé  le  récit  de  la  Pas- 
I  sion  du  Fils  de  Dieu  :  l'intérêt  s'attachant  naturellement  à  ces 

I  étranges  narrations,  ils  en  étendirent  le  cadre  et  mirent  en  dialogues 

!  entremêlés  de  chants,  non-seulement  les  scènes  de  la  Passion,  mais 

i  encore  la  vie  des  Saints,  leur  martyre,  leurs  miracles.  Sans  lieux 

!  fixes  d'abord  pour  leurs  représentations,  tantôt  elles  se  donnaient 

sur  les  places  publiques,  tantôt  dans  les  cimetières,  tantôt  même 
dans  les  églises;  à  la  fin,  les  Confrères  de  la  Passion  élevèrent  un 
I  théâtre  et  y  représentèrent  les  pièces  les  plus  en  rapport  avec  l'é- 

poque de  l'année  ;  elles  étaient  ainsi  à  la  fois  pour  le  peuple  un  sujet 
!  d'instruction  et  une  occasion  de  plaisir.  Qui  ne  se  souvient  de  ces 

vers  où  Boileau  nous  raconte  ces  commencements  si  modestes  : 

Chez  nos  dévots  aïeux,  le  théâtre  abhorré 

Fut  longtemps  dans  la  France  un  plaisir  ignoré. 

De  pèlerins,  dit-on,  une  troupe  grossière 

En  public  à  Paris,  y  monta  la  première  ; 

Et,  sottement  zélée  en  sa  simplicité  , 

Joua  les  Saints,  la  Vierge  et  Dieu,  par  piété. 

Je  citerai  sans  plus  de  détails  les  titres  de  quelques-uns  des  Mys- 
tères qui  sont  parvenus  jusqu'à  nous  :  le  Mystère  de  la  Passion,  le 
Mystère  de  la  Résurrection,  le  Mystère  de  la  Conception,  le  Mystère 


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—  289  — 

de  la  Nativité,  de  la  Vie  et  de  la  Mort  de  M.  Saint  Jean-Baptiste  ;  ce 
sont  presque  toujours  des  sujets  empruntes  à  TEcriture-Sainte,  plus 
ou  moins  longuement  développés  :  on  cite  un  Mystère  composé  de 
40,000  vers. 

Le  succès  des  Confrères  de  la  Passion  avait  été  très  grand,  aussi 
excita-t-il  de  bonne  heure  l'émulation  d'une  société  rivale.  Les  Clercs 
de  la  Basoche  présentèrent  alors  à  la  curiosité  des  spectateurs  un 
genre  de  pièces  qui,  sans  oublier  les  données  pieuses  des  premières, 
apportèrent  en  même  temps  un  élément  nouveau  ;  ils  personnifièrent 
les  vertus  et  les  vices,  s'attachèrent  à  rendre  attrayantes  celles-ci, 
et  à  faire  naître  l'horreur  pour  ceux-là.  Les  Moralités  remplacèrent 
bientôt  les  Mystères;  c'est  qu'en  eflfet  il  y  avait  déjà  un  progrès 
dans  cette  nouvelle  forme,  le  poète,  plus  à  l'aise  que  lorsqu'il  était 
retenu  par  les  liens  trop  étroits  et  trop  connus  de  l'histoire  sacrée, 
put  commencer  à  émettre  quelques  idées  personnelles,  à  présenter 
quelques  scènes  inattendues.  Pourtant,  il  faut  bien  l'avouer,  c'était  un 
bien  mmce  progrès ,  car  il  ne  restait  au  théâtre  qu'un  peu  plus  d'un 
siècle  pour  arriver  à  son  apogée,  mais  un  siècle  aidé  du  génie  de 
trois  hommes  :  Corneille,  Racine  et  Molière  ! 

Pour  ce  qui  était  de  la  représentation  des  Moralités,  c'était  ordi- 
nairement en  plein  air  et  sur  des  tréteaux  qu'elles  avaient  lieu; 
l'avant-scène  était  libre  comme  maintenant,  mais  le  fond  et  les 
côtés  du  théâtre  étaient  encombrés  deschafaulx  ou  establies  et  de 
gradins;  si  dans  une  représentation  il  était  question  de  trois  ou 
quatre  lieux  diflférents,  on  dressait  au  fond  du  théâtre  autant  S! esta- 
blies pour  représenter  ces  lieux.  Par  exemple,  que  l'action  se  passât 
à  Jérusalem  et  qu'il  fût  nécessaire  d'envoyer  à  Bethléem;  comme 
il  n'y  avait  ni  rideaux,  ni  coulisses,  le  messager,  au  lieu  de  quitter 


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—  290  — 

la  scène,  comme  il  le  ferait  de  nos  jours,  allait  se  placer  sur  Vesia- 
blie  qui  représentait  cette  ville;  il  attendait  là  le  moment  où  il  devait 
rendre  compte  de  son  message  (1).  Si,  comme  il  arrivait  souvent,  be- 
soin était  de  représenter  le  Paradis,  le  Purgatoire  et  TEnfer,  trois  es- 
tablies  étaient  encore  superposées  :  en  haut  le  Paradis,  au  milieu  le 
Purgatoire,  en  bas  le  royaume  de  Lucifer.  La  gueule  d'un  dragon 
figurait  ordinairement  l'entrée  de  l'infernal  abîme  qui,  à  la  rigueur, 
eût  pu  être  .pris  pour  un  arsenal,  car  presque  toujours  on  y  voyait 
figurer  en  grand  nombre  des  coulevrines,  des  arbalètes  et  même 
des  canons,  pour  faire  noise  et  tempeste.  Pour  le  Purgatoire  :  un  cu- 
rieux passage  du  Mystère  de  la  Résurrection  nous  donne  d'une  façon 
pittoresque  la  manière  dont  il  était  parfois  représenté.  «  Notez  que  le 
limbe  doit  estre  en  une  habitation  en  la  fasson  d'une  grosse  tour 
quarrée,  environnée  de  retz  et  de  filetz,  ou  d'autre  chose  clère ,  afin 
que  parmi  les  assistants  on  puisse  voir  les  âmes  qui  y  seront;  et 
derrière  la  dicte  tour,  en  ung  entretien,  doit  avoir  plusieurs  gens 
crians  et  gullans  horriblement  tous  à  une  voix  ensemble,  et  l'ung 
d'eux  qui  aura  bonne  voix  et  grosse  parlera  pour  lui  et  les  autres 
âmes  dampnées  de  sa  compagnie  (2).  » 

Pour  plus  de  clarté,  d'ailleurs,  le  plus  souvent  les  divers  lieux  dont 
nous  venons  de  parler,  ainsi  que  tous  ceux  qu'on  pouvait  avoir  à  re- 
présenter, étaient  désignés  par  des  écriteaux  sur  lesquels  leurs  noms 
étaient  placés.  —  Enfin,  sur  les  côtés  du  théâtre  étaient  des  espèces 
de  gradins  en  forme  de  chaises,  sur  lesquels  les  acteurs  s'asseyaient 

(1)  La  Diablerie  de  Chaumont,  ou  Recherches  historiques  sur  le  grand  Pardon 
général  de  cette  ville ,  par  Em.  Jolibois.  —  Chaumont,  1838. 

(2)  Préface  des  Mystères  du  XV  siècle,  publiés  pour  la  première  fois , 

par  A.  Jubinal.  Paris,  Téchener,  1837. 


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—  291  — 

lorsqu'ils  avaient  joué  leur  scène,  ou  qu'ils  attendaient  leur  tour  de 
parler,  et  jamais  ils  ne  disparaissaient  aux  yeux  des  assistants  qu'ils 
n'eussent  achevé  leur  rôle;  aussi,  quand  la  pièce  commençait,  les 
spectateurs  voyaient  tous  ceux  qui  devaient  y  jouer;  les  auteurs  et 
les  acteurs  n'y  entendaient  pas  plus  de  finesse  et  les  derniers  étaient 
censés  absents  lorsqu'ils  étaient  assis  (1). 

La  pièce  qui  nous  occupe  appartient  à  la  seconde  époque,  à  la  se- 
conde manière  ;  c'est  une  Moralité  ;  son  titre  doit  être  cité  entier  : 

loralite  très  singulière  et  très  bonne  des  Blasphémateurs  dn  nom  de  Dlen,  on 
sent  contenns  plnsienrs  exemples  et  enseignements  a  rencontre  des  manlx  qni 
procèdent  a  cause  des  grands  Inremens  et  blasphèmes  qni  se  comettent  de  ionr 
en  ionr  et  aussi  que  la  coustume  nen  vault  rien  et  qu'ils  linent  et  flneront 
tresmal  s'ils  ne  sen  abstinenti  et  est  ladicte  moralité  a  dix-sept  personnaiges. 
Les  spectateurs  n'étaient  pas  moins  bien  renseignés  que  le  lec- 
teur, car  une  sorte  de  prologue,  commençant  par  un  signe  de  croix 
et  une  citation  d'un  texte  sacré,  leur  exposait  et  le  but  et  le  sujet  de 
la  représentation  : 

Nostre  intendit  et  vouloir  principal 
Est  de  mSstrer  a  tous  humains  pécheurs 
L'iniquité  icy  en  gênerai, 
Que  font  vers  Dieu  les  faulx  blasphémateurs 
€  Et  advertir  que  tous  diffamateurs 
Sont  en  dangier  de  rendre  leur  esperit 
Dedans  enfers  en  ténèbres  et  pleurs 
Avec  Sathan  qui  a  ce  les  induit 


Prenez-en  gre  Messieurs  ie  vous  prie 
Si  ie  suis  long  et  prolixe  en  langaiges 


(1)  Histoire  du  Théâtre-Fraupis  (par  les  frères  Parfait).  Paris,  1745. 


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—  292  — 

Je  seraj  brief  de  paour  qu'il  vous  ennuje 

En  devisant  le  nom  des  personnaiges. 

(D  Vous  pouvez  voir  la  sus  en  ces  estaiges 

La  deite  souveraine  et  divine 

Et  les  anges  plains  d'hôneurs  et  pages 

Avec  Marie  la  Vierge  très  bénigne. 

Il  conviët  biê  que  le  vous  détermine 

De  ces  trois  cj  le  nom  et  le  raport  : 

Voicy  Guerre  et  cyprès  lui  Famine 

Et  cest  aultre  cj  s'appelle  la  Mort. 

€  Ce  gallSt  la  qui  porte  si  hault  port 

Se  fait  nômer  le  grSd  Blasphémateur 

De  Dieu;  iurant  la  vertu  et  la  mort. 

Voila  Briette  pleine  de  deshonneur. 

(D  De  cest  coste  est  ung  Denegateur 

Du  nom  de  Dieu  je  vous  certifie 

Et  cestuyla  c'est  Tiniuriateur 

Son  fils  près  luy  iurant  le  fruyt  de  vie. 

€  Si  ce  n'estoit  la  benoiste  Marie 

Dedans  enfer  ilz  seroient  confonduz 

Par  leurs  maulx  faitz  et  par  leur  iurerie 

Avec  Sathan  et  les  dampnez  perdus. 

(D  En  ceste  part  povez  veoir  au  parsus 

Ung  grant  docteur  qui  signifie  l'Eglise 

Reprehendant  les  iureurs  sans  abus 

Par  vrais  signes  par  doctrine  et  clergie. 

(D  Aulcuns  voulsist  qu'en  l'habit  el  fut  mise 

Et  en  Testât  du  genre  féminin 

Mais  son  pouvoir  cy  est  et  vous  suffise 

Totallement  du  genre  masculin. 

(D  Veez  la  enfer  plain  de  souffre  et  venin 

Qui  sont  diables  qui  ne  font  nul  reffus 


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—  293  — 

De  tounnSter  dampnez  par  leur  engin 

C'est  ung  horreur,  ung  ort  lieu  et  côfus. 

— Entre  vous  clercs  qui  estez  entêdus 

Si  vous  voyez  nulle  deffection 

En  notre  ieu  :  ou  saint  nom  de  Jésus 

Excusez-nous  sans  reprehension 

Car  vous  savez  tous  que  dérision 

Est  un  vice  qui  desplaist  sans  deffault 

Nul  ne  face  de  nous  illusion 

Car  tel  cuide  bien  iouer  lequel  fault. 

(D  Je  vous  supplj  que  nul  ne  parle  hault 

Et  ne  face  nuUj  bruyct  qui  nous  nuyse 

Pacience  est  vertu  qui  moult  vault 

Et  qui  la  ung  chascun  si  la  prise 

Des  aprentifz  Tesbat  si  vous  suffise 

Et  vous  tenez  chacun  en  son  estaige 

Qui  doibt  commencer  si  s'advise 

Sans  en  faire  daultre  lahgaige. 

C'est  alors  seulement  que  la  pièce  commence,  et  c'est  Lucifer  qui 
entre  le  premier  en  scène,  Lucifer,  le  prince  des  démons,  répriman- 
dant tous  ses  lieutenants  de  leur  nonchalance ,  de  leur  paresse  à 
faire  tomber  dans  les  lieux  infernaux  Thumain  lignatge;  chacun 
d'eux  s'excuse  de  son  mieux  et  raconte  ses  hauts  faits;  ainsi  Sa- 

Je  vies  tout  droit  du  pays  de  France 
Ou  iaj  fait  faire  mille  maulx 
Encontre  Dieu  et  sa  puissance 
Par  meurtriers  et  par  larroneaulx. 
C  J'ai  faict  embler  beufs  et  chevaulx 
A  larrons  et  a  larronnesses 


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—  294  — 

Donc  en  enfer  si  ie  ne  faulx 

Je  leur  chaufferay  ung  des  fesses. 

Behemot,  le  second  officier  de  Lucifer,  véhémentement  répri- 
mandé aussi,  donne  l'emploi  de  son  temps  de  manière  à  satisfaire  le 
roi  des  Enfers.  J'ai  presque  scrupule  de  citer  ses  exploits  ;  mais 
comme  je  pense  que  laisser  dans  l'ombre  ces  passages  quelque  peu 
risqués  serait  rendre  incomplète  l'étude  que  nous  voulons  faire,  j'at- 
tendrai pour  mes  réserves  d'autres  endroits  où  l'audace  du  langage 
atteindra  les  extrêmes  limites  du  mauvais  goût  : 

C  BEHEMOT  incipit. 

Je  viens  de  Saint-Jacques-en-Galice 
Ou  i'ai  faict  le  diable  et  sa  mère 
Car  ung  maranlt  mauldict  et  nice 
Devant  tous  a  tue  son  père. 
C  J'ai  faict  coucher  une  commère 
Lubricque  mauldicte  et  dampnable 
Plusieurs  fojs  avec  son  compère, 
Donc  auront  douleur  innombrable. 

Lucifer,  malgré  toutes  ces  prouesses,  ne  se  tient  pas  content;  il 
recommande,  au  milieu  d'imprécations  tout  à  fait  en  rapport  avec 
son  personnage,  à  tous  les  diables  : 

D'aller  tost  par  monts  et  par  vaulx 
Faire  iurer  le  nom  de  Dieu 
A  garses  et  a  garaonneaulx 
En  toute  place  et  en  tout  lieu. 

La  recommandation  est  en  bonnes  mains,  et  bientôt  le  personnage 
principal,  le  blasphémateur,  sous  les  inspirations  des  agents  de  Lu- 


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—  295  — 

cifer,  se  répand  en  jurons  et  en  imprécations.  Je  n'emprunterai  à 
cette  scène  qu'un  chant  assez  heureusement  rithmé  : 

Fy  de  paysans 

Fy  de  marchans 
Au  regart  de  ma  regnommee 

Gentils  gallanz 

Seront  fringans 
Par  le  sang  bieu  c'est  ma  pensée 

Puisqu'il  m'agrée 

Toute  l'année 
Je  maineray  ieux  et  esbatz 

De  mon  espee 

Gente  et  parée 
Turay  villains  chetifz  et  matz. 

Les  imprécations  du  blasphémateur  ne  sont  point  encore  ce  que 
Lucifer  aurait  voulu  ;  on  a  mal  compris,  partant  mal  exécuté  ses 
ordres  ;  il  revient  en  fureur  • 

Haro  la  maison  infernalle 
Plaine  de  serpens  et  crapaulx 
Vous  ayez  tous  la  forte  galle 
La  rage  tourment  et  tous  maulx. 
Haro,  haro  les  infernaulx 
Pour  vous  je  suis  en  grant  esmoy 
Vous  n'êtes  que  villains  clabaux 
Qui  ne  valiez  ne  sy  ne  quoy. 

Sous  le  coup  de  ce  nouvel  aiguillon,  chacun  des  diables  se  remet 
à  la  besogne  et  excite  à  mal,  et  le  blasphémateur,  que  nous  avons 
déjà  vu  et  un  personnage  qui  arrive  pour  la  première  fois  en  scène , 


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—  296  — 

le  regnieur;  une  dispute  s'élève  entre  eux,  puis  un  combat  a  lieu  : 
les  gros  mots,  les  blasphèmes,  les  horions  s'échangent  avec  une  vé- 
hémence qui  devait  tenir  en  grande  perplexité  les  spectateurs.  — 
Mais  Behemot,  fe  grand  diable ,  comme  il  s'appelle  lui-même ,  jus- 
qu'alors resté  étranger  à  ce  qui  vient  de  se  passer,  craignant  proba- 
blement les  reproches  de  son  maître  et  voyant  endormi  deux  nou- 
veaux acteurs,  l'injuriateur  et  son  fils,  leur  suggère  toutes  sortes  de 
mauvaises  pensées  ;  aussi  ne  faut-il  pas  être  étonné  d'entendre  au 
réveil  le  père  parlant  ainsi  à  son  fils  : 

Or  sus  mon  fils  a  moj  entens 
Lever  nous  faut,  il  est  grant  iour 
Nous  chommon  cj  a  nos  despens 
En  faisant  par  trop  long  seiour; 
C  II  nous  convient  aller  ung  tour 
Sur  les  champs  quand  le  men  advise 
Car  gj  ay  mis  plus  mon  amour 
La  moitié  que  aller  a  TEglise. 
C  C'est  une  chose  que  peu  prise 
Que  le  chant  que  l'en  j  demaine 
Mon  entente  n'y  est  point  mise 
Car  ce  me  semble  chose  vaine. 
C  Par  la  benoiste  Magdaleine 
n  vault  mieulx  soys  en  tout  certain 
De  mener  la  ioye  mondaine 
Qu'estre  prebstre  ne  chapelain. 


Le  sang  Dieu  puisque  iay  argent 
Je  vivray  a  mon  appétit 
Comme  les  enfans  de  présent, 
Ensuy  moy  en  faict  et  en  dict* 


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—  297  — 

Le  fils  n'a  garde  de  désobéir  à  son  père,  il  enchérit  plutôt  sur  les 
charmants  conseils  reçus  : 

Par  Dieu  pas  ne  serez  desdit 
Mon  père  ne  vous  soucyez 
Car  ia  soyt  que  ie  soys  petit 
J'accompliray  vos  voluntez. 


Conversant  avec  les  petites 
Pucellettes  du  temps  présent 
Leur  rendant  les  doulces  debittes 
Du  ieu  d'amour  par  mon  serment. 


Tel  le  père  tel  est  le  fils,  dit  Tinjuriateur  dans  son  singulier  or- 
gueil de  voir  revivre  dans  sa  descendance  ses  mauvais  penchants. 

Alors  apparaît  l'Eglise,  ses  reproches  ne  portent  pas  fruit,  car 
bientôt  nous  voyons  le  blasphémateur,  le  regnieur,  l'injuriateur, 
son  fils,  3neiis pleine  de  déshonneur ,  nous  a  dit  le  prologue,  com- 
mencer une  orgie;  les  grands  pots  sont  apportés,  les  délits  lancés; 
les  blasphèmes  augmentés  par  l'ivresse  se  pressent  siu*  la  bouche  de 
chacun,  et  l'Eglise  alarmée  cherche  vainement  à  rappeler  à  elle  ces 
pécheurs  endurcis,  elle  ne  ménage  plus  les  élans  de  sa  colère  : 

Faulx  chrétiens  et  toi  chien  matin 
De  moult  pire  qu'un  Sarrazin 
Helas  pourquoi  as-tu  iure 
La  chair  de  Jesus-Christ  begnin 
Regarde  toj  pence  a  la  fin. 

Ni  les  reproches  ni  les  menaces  ne  peuvent  ;  chacun,  sans  sourcil- 

20 


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—  298  — 

ler,  répond  à  cet  importun  yisitenr  par  de  nouvelles  injures.  Briette 
apporte  des  cartes,  on  joue,  les  perdants  se  fâchent  et  déchirent  les 
cartes  qui  volent  en  morceaux;  nouvelle  apparition  de  l'Eglise,  nou- 
veaux reproches  inutiles  comme  les  précédents.  Nous  sommes  tou- 
jours au  milieu  de  l'orgie,  et  les  buveurs  en  sont  arrivés  à  l'heure 
des  défits  impossibles,  des  paroles  lourdes  et  abruties,  des  chansons 
impudiques.  Le  fils  de  l'injuriateur  a  bu  plus  que  les  autres,  mais  il 
veut  qu'on  lui  fasse  raison  ;  aussi  s'écrie-t-il  : 

Ne  me  pensez  point  enguenner 
Vous  en  burez  chascun  autant. 

LB  BLASPHEICATEUR 

Que  d  jable  le  pot  est  trop  grant. 

LB  NBOATEUB 

t^ar  les  vertus  Dieu  vous  beurez 

LB  BLASPHBUATEUR 

Ahl  le  buraj  si  vous  voulez 
Mais  je  p....raj  sous  la  table 

Bibat. 
Par  le  vray  Dieu  qui  est  louable 
Je  ne  puis  plus  me  soutenir. 
Coucher  me  fault  sur  ceste  table 
Vertuz  Dieu  il  me  faut  gésir. 
Cadit  bibendo  etpotm  tupra  eum. 

Bribttb,  au  fils  de  rinjurùOeur: 
Puisque  oe  pot  est  frais  venu. 
C'est  a  vous  mon  gentil  garson. 

Bibat. 
Je  m'en  vojs  dire  une  chanson  : 
Dessoubz  l'ombre  d'un  bissonet. 


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—  299  — 

Ici,  il  me  faut  arrêter.  Cette  scène  d'ivresse,  dont  j'ai  déjà  atténué 
quelques  parties,  se  termine  par  cette  chanson,  et  la  fin  couronne 
trop  dignement  cette  partie  de  l'œuvre. 

Lucifer  revient  alors  ;  on  le  pourrait  croire  satisfait  ;  jamais  pour- 
tant sa  voix  ne  fat  plus  terrible,  jamais  ses  reproches  ne  furent  plus 
violents;  il  appelle  encore  une  fois  ses  serviteurs  ordinaires,  Satlian, 
et  Behemot  en  tête  ;  ceux-ci  trouvent  ses  reproches  injustes  : 

SATAN. 

Mais  quastu  a  crier  si  hault 
Je  faisoys  bien  notre  passaige 
Quant  tu  m'as  huche  vieil  crapault. 

J*hésite  à  continuer  sa  justification  : 

J'avais  faict  coucher  ung  ribault 
Entre  les  bras  d'une  paillarde 
Il  lui  sembloit  gentil  fillault 
Et  el  luj  sembloit  bien  gaillarde. 

Lucifer  leur  explique  le  motif  de  sa  colère,  disons  mieux,  de  sa 
rage: 

Il  les  fallait  tost  estrangler 
Et  les  apporter  en  enfer. 

Sathan,  plus  fort  en  théologie,  à  ce  qu'il  semble,  que  le  roi  des 
Ténèbres,  se  met  à  lui  apprendre  l'impossibilité  où  il  est,  sans  l'ordre 
exprès  de  Dieu,  de  mettre  à  mort  les  pécheurs  ;  ce  n'est  pas  faute 
d'envie  de  sa  part  : 

Si  iavoye  la  commission 

De  les  tuer  quand  ilz  font  mal 


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—  300  — 

Jen  emplirojB  nostre  maison 
Haultetbas  amont  et  aval. 


La  démonstration  est  longue  et  a  toute  l'apparence  d'un  sermon, 
les  textes  latins  y  abondent.  Pour  conclusion,  Lucifer  convaincu  en- 
gs^e  Sathan  et  Behemot  à  .tenir  tous  les  hommes  en  état  de  péché 
pour  que  la  mort  les  surprenne  ainsi  : 

Et  quMlz  soyimt  enfin  dévaliez 
Au  fons  denfer  pour  leurs  erreurs. 

C'est  pendant  le  sommeil  de  l'ivresse  que  les  noirs  démons  re- 
tournent conseiller  et  séduire  leurs  victimes  désignées;  aussi,  sous 
l'influence  de  leur  souffle  impur,  revoyons-nous  encore,  avec  quel- 
ques variantes,  les  festins,  les  danses,  entendons-nous  de  nouveau 
les  paroles  impies.  Je  dois  ci^er  ici,  parce  qu'elle  me  paraît  cadencée 
avec   une  certaine  grâce,  une  chanson  du  blasphémateur  : 

C  Gentils  compaignons 
Vont  par  les  bissons 
Au  chant  des  oyseaulx 
On  aux  ojsillons 
Maulvis  et  pigeons 
Chantant  chantz  nonveaulx. 
(C  Ils  ont  a  lenr  tanlx 
Ces  vins  bons  et  beaux 
Et  bojvent  dautant 
Et  par  les  hameaulx 
Faisant  petits  saulx 
Se  vont  esbatant. 
€  En  se  rigoUant 
Toigours  vont  disant 


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—  301  — 

Leurs  chansons  nouvelles 
Et  rejoujssant 
Par  leur  chant  plaisant 
Ces  helles  pucelles. 

L'Eglise  a  vu  leur  conduite,  entendu  leurs  blasphèmes,  mais  elle 
ne  semble  avoir  que  le  triste  privilège  d'exciter  leurs  rires  et  leurs 
sarcasmes;  Dieu  vient  alors  défendre  son  Eglise,  mais  vainement  il 
présente  son  fils  crucifié,  vainement  il  rappelle  ses  souffrances. 
Ceux-ci  saisissent  le  crucifix,  et,  àPenviles  uns  des  autres,  recom- 
mencent, le  blasphème  à  la  bouche,  toutes  les  scènes  de  la  Passion. 
—  C'en  est  fait,  leur  iniquité  est  arrivée  à  son  comble,  la  main  de 
Dieu  paraît  prête  à  s'appesantir  sur  eux;  heureusement  Marie,  Virgo 
démens,  arrête  le  bras  vengeur,  elle  demande  quelques  jours  encore 
pour  qu'ils  aient  le  temps  de  revenir.  Lucifer,  qui  se  croyait  sûr  de  la 
victoire,  accourt  furieux  ;  chacun  plaide,  l'une  avec  tous  les  moyens 
de  la  justice  miséricordieuse,  la  cause  du  ciel,  l'autre  avec  tous  les 
arguments  de  la  justice  vengeresse,  celle  de  l'enfer.  —  Le  ton  des 
deux  personnages,  pendant  ce  long  démêlé,  est  convenablement  diffé- 
rencié :1a  Reine  des  Cieuxparle  avec  douceur,  humilité,  elle  supplie; 
le  Prince  des  Enfers  est  d'une  douceur  cauteleuse ,  il  présente  avec 
empressement  les  raisons  qui  doivent  pousser  Dieu  à  se  venger  ;  et 
cite  avec  une  joie  mal  dissimulée  les  textes  sacrés  qui  semblent 
mettre  le  Tout-Puissant  dans  la  nécessité  de  frapper.  La  sentence 
est  à  la  fin  prononcée  : 

Je  suis  cil  qui  a  tout  mesure 
Et  miséricorde  et  iustice 
Modérant  qui  se  desmesure 
Et  qui  commect  pèche  et  vice 


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—  302  — 

Aux  nngs  ie  suis  doulx  et  propice 
Aux  aultres  suiâ  misericors 
Les  ungs  il  fault  que  ie  pugnisse 
Les  ungs  vifz  et  les  autres  mors. 

Et  pour  répondre  par  un  seul  texte  à  tous  ceux  cités  par  Lucifer^ 
Dieu  lui  dit  : 

Nolo  mortem  peccaioris  sed  ut  magis  œnvertatur  et  vivat. 

La  vie  est  donc  laissée  aux  pécheurs,  mais  tous  les  maux  vont 
être  déchaînés ,  et  au  cas  où  ils  s'obstineront  dans  le  péché,  ils  appar- 
tiendront définitivement  à  Lucifer.  Celui-ci,  rempli  d'espoir  d'arriver 
à  ses  fins,  donne  ses  ordres  à  Sathan  et  à  Behemot,  et  convoque  tous 
les  fléaux  : 

Sortez  d'Enfer  famine  et  guerre 
Air  infaict  et  mortalité 
Allez  moi  guerroyer  la  terre 
Que  pèche  a  débilite. 
Sortez 


Nous  en  avon  de  Dieu  puissance. 


En  effet,  nous  voyons  se  précipiter  alors  les  trois  fléaux  annon- 
cés; mais  le  repentir  ne  vient  pas,  et  la  Mort  s'écrie  : 

Trompillon  sur  eulx  durement 
Chascun  de  nous  en  droict  soj 
Criant  continuellement 
Vengeance  de  par  Jésus  le  Roy. 

Les  pécheurs  répondent  : 


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—  308  — 

De  vos  menaces  ne  nous  chault. 

LA  MORT. 

C'est  bien  dict  doneques  à  Tassanlt. 

Fiat  insultus  magnm  inter  eorum.  ^ 

Les  uns  cherchent  à  fuir,  les  autres  comhattent,  quelques-uns 
jurent  jusqu'à  leur  dernier  soupir;  aussi  est-ce  dans  FEnfer  que  nous 
allons,  dans  la  scène  suivante,  revoir  et  le  blasphëmateiu*  et  le  re- 
gnieur .  Sathan  arrive  joyeux  à  la  porte  de  l'antre  infernal  : 

Lucifer  ouvre  nous  ta  porte 

Nous  feras-ta  point  bonne  chiere 

Or  regarde  que  ie  t'aporte 

Vecy  matière  singulière. 

C  J'aj  impetre  de  Dieu  le  père 

Que  les  traitres  blasphémateurs 

Fassent  pugnis  la  chose  est  dere 

De  leurs  iurs  et  de  leurs  erreurs. 

(D  Haro  ils  ont  eu  les  douleurs 

De  famine  mort  et  guerre 

Et  n'ont  point  amende  leurs  erreurs 

Obstinez  sont  plus  durs  que  pierre , 

LnCIFBR* 

Aprestez  tost  voz  cros  de  fer 
Yoz  tenailles  voz  instrumens 
Pour  les  iecter  au  pays  d'enfer 
Avec  crapaulx  mourons  serpens 
Diables  dampnez  ors  et  pulens 
Faictes  leur  une  chiere  lye 
Pnisqu'ilz  n'ont  voulu  en  nul  temps 
Servir  Jésus  le  fllz  Marie. 


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—  304  — 

Ils  pensoient  ce  n'étoit  que  jeu 
De  blasphémer  Dieu  et  ses  saintz. 

Avant  diables  mauldits  inhumains 
Accomplissez  tost  vostre  office 
Pugnis  ils  seront  de  leur  vice 
Dedans  la  chauldiere  d'enfer. 

C  Behemot  pense  de  soufler 
Fay  du  feu  grand  diable  cornu 
Car  ie  les  vojs  dedans  bouter 
Trestous  illec  sans  attendu. 

Ponant  in  cacabinem. 
Bbhbmot  : 
Le  feu  est  partout  espandu 
Regarde,  suis-ie  bon  varlet. 
Il  leur  est  bien  maladvenu 
L'eau  boit  au-dessus  du  collet. 

Je  passe  les  gémissements  des  pauvres  damnés;  ils  sont  nom- 
breux et  pitoyables,  car  leurs  supplices  sont  de  mille  sortes  :  bouillis, 
grillés,  jetés  en  l'eau  froide,  pendus,  frappés,  lacérés,  nourris  de 
serpents  et  de  crapauds. 

Cependant  les  diables,  fiers  de  leur  victoire ,  se  sont  trop  .arrêtés 
dans  la  joie  de  leur  triomphe  ;  Lucifer,  toujours  avide  de  nouvelles 
victimes,  renvoie  tout  son  personnel  sur  la  terre  : 

Retourner  vous  fault  sur  les  champs 
Allez  tenter  mauldictz  truans 
Allez  tenter  tous  les  humains 
Allez  allez  merdoulx  truans 


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—  305  — 

Faictes  iurer  Dieu  et  ses  saintz 

Allez  moi  quérir  ces  pu 

Qui  sont  si  chauldes  et  si  fieres 

Pour  les  baigner  dedans  nos  bains 

Et  les  coucher  en  nos  littieres. 

Amenez-moi  ces  tayernieres 

Qui  vendent  a  faulce  mesure 

Et  n'oubliez  ces  cousturieres 

Qui  ne  font  pas  bien  leurs  coustures. 

Allez  tenter  toute  nature. 

•     ••.     •••• 

Allez  diables  allez  a  Romme 

Allez  a  Paris  a  Bordeaux 

Allez  a  Rouen  a  tout  homme 

Pour  me  quérir  ces  plaidereaulx. 

N'oubliez  ces  advocaceaulx 

Qui  empoignent  des  deux  cotes 

Car  ils  seront  si  ie  ne  faulx 

En  enfer  rotiz  et  testez. 

Le  dernier  tableau  est  plus  consolant,  il  représente  la  victoire  de 
Marie  sur  les  démons.  L'injuriateur  et  Briette,  nouvelle  Madeleine, 
reconnaissent  enfin  leurs  erreurs  et  demandent  avant  leur  mort  à  se 
réconcilier  avec  l'Eglise,  qui  se  hâte  de  leur  octroyer  pardon.  C'est 
le  dernier  personnage  qui  occupe  la  scène,  et  c'est  sous  l'impression 
des  paroles  suivante^  que  se  termine  la  pièce  : 

Saint  Luc  nous  dit  certainement 
Que  quand  ung  pécheur  se  desvoje 
Prenant  en  luy  repentement 
Que  tout  le  ciel  si  en  faict  ioie. 


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—  906  — 

C  Je  t'absoubs  donc  c'est  chose  vraye 
De  tous  les  crimes  et  abus 
Et  affin  queexaulce  ie  soye 
Chanton  Te  Deum  laudamus. 

Voici,  dans  une  analyse  faite  aussi  rapide  que  possible,  ce  singu- 
lier monument  de  la  littérature  dramatique  du  commencement  du 
XVI*  siècle.  Les  traditions  du  Théâtre  ancien  sont  toutes  oubliées;  il 
n'y  a  plus  ni  plan,  ni  action,  ni  unité,  mais  seulement  une  série  de 
scènes  que  l'auteur  a  liées  les  unes  aux  autres  sous  l'inspiration  d'une 
seule  idée,  et  par  conséquent  souvent,  il  faut  bien  le  recon- 
naître ,  d'une  façon  assez  monotone.  C'est  dans  l'histoire  de  notre 
littérature,  une  curieuse  étude  que  celle  de   cette  nouvelle  en- 
fance du  Théâtre,  tant  qu'il  ne  sait  pas,  ou  ne  veut  pas  regarder, 
pour  y  retrouver  sa  voie,  les  modèles  de  la  Grèce  et  de  Rome. 
A  côté  de  cet  intérêt  il  en  est  un  autre  moins  élevé ,  peut-être , 
mais  digne  toutefois  d'être  signalé,   c'est  la  connaissance  que 
nous  y  acquérons  des  mœurs,  de  la  vie  intime  au  Moyen-Age. 
Il  y   a  certainement   des    détails  qui   nous  semblent  bizarres, 
grossiers  même  :  ce  sont  ceux-là  pourtant ,  il  ne  faut  pas  craindre 
de  l'avouer,  qui  doivent  le  plus  attirer  notre  attention;  nous  ne 
devons   ni  trop  dédaigneusement  détourner  les  yeux,   ni  trop 
chastement  fermer  les  oreilles,  mais  plutôt,  en  homme  sérieux, 
en  philosophe,  chercher,  là  oùeUeest  écrite  dans  toute  sa  netteté, 
l'histoire  si  intéressante  de  notre  civilisation.  -r-Ne  nous  faut-il  donc 
point  passer  à  Molière  quelques  expressions  qui  nous  semblent 
aujourd'hui  malsonnantes,  et   qui  n'effarouchaient  nullement  de 
son  temps?  D'ailleurs,  il  y  a  pour  compenser  ces  passages  d'une 
mode  ancienne  et  méprisée  quelques  endroits  où  le  style  commence 


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—  307  — 

à  valoir,  quelques  autres  où  Tesprit  d'observation  et  de  fine  critique 
commeiice  à  se  faire  jour. 

Les  citations  que  j'ai  faites  ont  quelquefois  justifié  ce  que  je 
viens  de  dire  par  rapport  au  style;  j'en  ferai  une  nouvelle,  où 
il  me  semble  voir  une  peinture  assez  heureuse  de  la  vanité  et 
coquetterie  féminine; 

C'est  Briette  qui  parle  : 

Par  la  Croix  Dieu  ne  par  les  yeux 
Je  me  tiendray  gaye  et  fringuette 
En  cest  temps  deste  precieulx 
Lequel  faict  reverdir  Iherbette. 
€  Et  auray  robbe  nouvellette 
Par  la  Croix  Dieu  de  bon  fin  vert 
De  fine  escarlate  ou  brunelte 
Donc  tout  mon  corps  sera  couvert. 
C  Souliers  neufs  au  pied  descouvert 
Gorrieres  chausses  de  morguin 
Heureux  est  a  qui  le  sien  sert 
Par  la  Croix  Dieu  iuc  a  la  fin. 
C  Jauroys  bien  robbe  de  satin 
Par  la  Croix  Dieu  ou  de  veloux 
Ou  de  damas  couvert  et  fin 
Pour  faire  enuye  a  ces  geloux. 
€  A  la  verdure  soubz  le  houx 
Je  diray  quelque  rigoUet 
Escoutant  en  dangier  des  loups 
Le  doux  chant  du  rossignollet. 
€  Saulcun  amoureux  me  voulait 
Pardieu  ie  feroys  bien  la  fine 
Le  temps  n'est  plus  comme  il  souloit 


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Je  parlerojs  de  ma  yojsine 

Je  feraj  tousiours  bonne  mjne 

Si  Ten  me  prie  damourette 

Pose  que  ieniende  le  signe 

En  disant  peu  de  paroUettes 

Semblant  de  dire  mes  heurettes 

En  me  tenant  tousiours  gorriere 

En  portant  roses  et  florettes  , 

Du  temps  présent  c'est  la  manière. 

Je  laisse  maintenant  ces  appréciationsy  communes  pour  la  plupart 
à  toutes  les  pièces  de  cette  ëpoque,  et  n'insiste  plus  que  sur  un 
point  qlii  me  paraît  présenter  un  intérêt  particulier  :  je  veux  parler 
de  l'origine,  selon  moi,  toute  normande  de  la  Moralité  des 
Blasphémateurs. 

L'exemplaire  imique  (1)  que  l'on  connaît  de  cette  pièce  ne  nous 
donne  aucune  indication  sur  son  auteur;  nous  y  voyons  seule- 
ment le  nom  de  l'imprimeur  Pierre  Sergent;  la  date  est  omise, 
mais  elle  peut  être  jusqu'à  un  certain  point  rétablie,  car  c'est  dans 
les  limites  assez  restreintes  de  dix  années  (de  1530  à  1540)  que 
P.  Sergent  exerça  son  art;  qu'un  théâtre  existât  à  Rouen  à  cette 

(1)  Cet  exemplaire,  dont  on  a  remplacé  Tancienne  couverture  par  une 
belle  reliure  en  maroquin  rouge,  est  toigours  à  la  Bibliothèque  impériale  : 
il  en  a  été  fait  deux  reimpressions,  l'une  in-8"  en  1820  par  la  société  des 
Bibliophiles  français,  tirage  limité  à  trente,  nombre  de  ses  membres;  elle 
passe  pour  peu  exacte  ;  Tautre,  tirée  à  quatre-vingt-dix  exemplaires,  a  été 
imprimée  en  1831 ,  par  Crapelet,  aux  frais  du  prince  d'Essling,  qui  a  fait 
graver  tout  exprès  des  vignettes,  fondre  des  caractères  semblables  à  ceux 
de  Toriginal ,  le  singulier  format  d'agenda  a  été  même  conservé ,  le  texte 
enfin  j  a  été  reproduit  avec  une  scrupuleuse  exactitude. 


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—  309  — 

époque,  ou  que  du  moins  on  jouât  des  pièces  de  ce  genre  dans  notre 
Tille,  cela  ne  fait  pas  doute;  Tabbé  de  La  Rue  prétend  (1)  que  ces 
sortes  de  représentations  furent  données  en  Normandie,  avant  même 
qu'on  les  connût  à  Paris,  c'est-à-dire  avant  1398;  il  cite  ensuite 
le  Mystère  de  Noël,  joué  à  Rouen,  sur  la  place  du  Marché-Neuf, 
en  1474;  le  Mystère  de  la  Passion,  joué  (2)  dans  le  couvent  des 
Dominicains  de  la  même  ville.  Jean  le  Lorrain  (3),  enfin,  parle 
également  d'une  représentation  de  ce  même  Mystère  de  la  Passion 
qui  fat  donnée  en  1498  dans  le  cimetière  de  SainlrPatrice. 

Certaines  expressions,  certains  mots  dénotent  cette  origine  d'une 
manière  qui  semble  évidente.  J'en  citerai  quelques-uns  :  le  mot 
quérir,  aller  chercher;  pichet,  grand  pot  pour  boire;  cheiux!,  pour 
chez;  gaoion,  gosier;  dru,  nombreux;  brouy,  grillé;  mouron, 
espèce  de  salamandre  ;  gachcy  pour  pain,  ce  dernier  mot  en  parti- 
culier ne  se  trouve  nulle  part  ailleurs  que  dans  le  dictionnaire  du 
patois  normand;  mais  si  Ton  pouvait  avoir  des  doutes,  parce  que 
quelques-uns  de  ces  mots  et  une  foule  d'autres  que  j'ai  cru  superflu 
d'indiquer,  plus  particulièrement  employés  en  Normandie,  ont  quel- 
quefois apparu  dans  certains  passages  de  nos  vieux  poètes,  j'appel- 
lerai l'attention  sur  une  expression  qui,  celle-là,  est  exclusivement 
Qormande,  rouennaise  même. 


(1)  Eaait  historique  mr  les  Bardes,  les  Jongleurs  et  les  Trouvères  normands  et 
miglo-normands,  par  Tabbe  de  La  Rue.  —  Caen,  1834. 

(2)  Probablement  en  1502,  c'est  du  moins  la  date  d'une  représentation  de 
ce  Mystère  à  Rouen,  mentionnée  dans  une  pièce  de  procédure  conservée 
dans  les  archives  du  Parlement  de  Normandie,  au  Palais-de-Justice. 

0)  Histoire  de  la  ville  de  Rouen.  —  Rouen,  J.  Amiot,  1710. 


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—  310  — 

Le  blasphémateur  se  vante  à  Briette  d'être  riche,  de  pouvoir  boire 
autant  qu'il  lui  plaira  : 

Par  la  vérin  de  Dien  la  belle 
Nous  ferons  bien  Riganlt  sonner 

Nulle  part,  ni  alors,  ni  depuis,  l'expression  n'a  été  employée  dans 
celte  forme.  Taillepied  va  nous  en  donner,  dans  un  passage  de  son 
Recveil  des  Antiqvités  et  des  Singvlarités  de  la  vilie  de  Roven ,  une 
curieuse  explication  :  OdoRigault,  étant  Archevêque  de  notre  diocèse, 
fit  placer  dans  l'une  des  tours  de  la  cathédrale  «  une  grosse  cloche 
»  de  grosseur  admirable,  voire  tant  pesante  à  esbranler,  qu'il  y  faut 
»  douze  honmies  pour  la  sonner;  aussi  y  ar-t-il  quatre  demy  roues 
»  et  quatre  chables  à  la  tirer.  Et  pourceque  le  temps  passé  il  echeait 
»  bien  de  boire  avant  que  de  la  sonner,  le  proverbe  conmiun  est 
»  venu  qu'on  dit  d'un  bô  buveur,  qu'il  boit  en  tire-la-Rigault  (1).  » 

Deux  fois  d'ailleurs  dans  le  cours  de  la  pièce,  et  d'une  façon  par- 
ticulière, il  est  question  de  Rouen  ou  de  la  Normandie  : 

(1)  Le  savant  Ménage,  voulant  donner  Texplicationde  la  locution  :  boire  à 
tire  larigot,  s'y  prend  d'une  manière  assez  plaisante.  «  Fistula,  flûte,  d'où 
»  fistularis,  fistularius,  on  a  fait  de  ce  dernier  fistularieus,  et  par  retranche- 
»  ment  laricus;  delaricus  on  a  fait  laricotus,  d'où  nous  avons  fait  larig&t;  et 
»  comme  nous  avons  de  grands  verres  en  forme  de  flûte,  on  a  dit  :  flùter,  ou 
»  encore  boire  à  tire  larigot  pour  dire  boire  à  longs  traits.»  Il  parle  d'ail- 
leurs, mais  avec  quelque  mépris,  de  Tétymologie  de  Taillepied.  N'est-il  pas  à 
croire  qu'il  eût  changé  d'avis  et  bien  vite  abandonné  tout  ce  fatras  peu 
concluant  d'érudition,  s'il  eût  connu  la  locution  telle  qu'elle  se  présente 
dans  notre  pièce?  N'apparaît-elle  pas  en  effet,  ainsi,  comme  une  preuve 
incontestable  de  l'origine  de  ce  proverbe  si  vieux  et  encore  si  usité? 


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—  311  — 

Allez  diables  allez  a  Romme 
Allez  a  Paris  et  Bordeaux 

Allez  a  Bouen 

Pour  me  quérir  ces  plaidereaux. 

Quatre  villes  sont  ici  nommées,  Rouen  seul  avec  un  trait  saty- 
rique  qui  le  distingue  tout  particulièrement.  Ailleurs,  presque  au 
dénouement,  Briette,  cherchant  à  échapper  à  tous  les  fléaux  qui  sont 
déchaînés  contre  les  pécheurs,  s'écrie  : 

Je  m'en  vojs  en  une  aultre  terre 
Plus  vivre  icy  ie  ne  pourroys 
Car  la  famine  mort  et  guerre 
Confondent  nobles  et  bourgeojs 
Adieu  Normandie  ie  men  vojs. 

De  nos  jours,  ce  mot-là  ne  serait  pas  suffisant  poui*  déterminer 
Tenclroit  où  a  été  composée  ou  bien  jouée  une  pièce  quelconque  ; 
mais  nous  nous  occupons  d'une  époque  toute  primitive ,  et  à  laquelle 
rintérêt  ne  pouvait  naître  dans  l'esprit  des  spectateurs  qu'en  leur 
représentant  le  milieu  qui  les  touchait  le  plus,  la  contrée  qu'ils  habi- 
taient, l'endroit  où  ils  étaient. 

A  ces  raisons  de  décider;  ime  seule  objection  paraît  pouvoir  être 
faite,  capable  d'abord  de  jeter  quelque  doute  :  au  milieu  de  ces 
repas,  de  ces  orgies,  lorsque  les  personnages  nomment,  vantent, 
chantent  la  liqueur  qui  remplit  les  verres,  il  n'est  nulle  part  question 
du  cidre,  la  boisson  normande  par  excellence,  du  cidre,  le  bon 
meuble  en  un  mesnage,  selon  l'expression  de  notre  joyeux  BasseUn, 
loais  seulement  du 

....  gros  vin  noir 


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—  312  — 

Dn   blanc ,  du  rouge  ou  du  clairait 
et,  dans  un  endroit  en  particulier,  de  bière. 

Uhistoiredes  mœurs  de  nos  pères  permet  très  bien  d'expliquer 
cette  difficulté,  et  nous  fait  même  trouver ,  au  lieu  d'une  accablante 
objection,  un  de  nos  meilleurs  arguments  :  si  le  cidre  a  de  vieille 
date  était  connu  en  Normandie,  il  n'a  pas  été  jusqu'à  une  certaine 
époque,  à  beaucoup  près,  la  seule  ou  même  la  principale  boisson: 
on  peut  l'induire  déjà  de  l'organisation  tardive  des  Marchands  de 
cidre  en  corporation;  elle  ne  date  que  de  1692,  tandis  que  les 
Brasseurs  de  bière  reçurent  de  Guillaume  Cousinot,  bailli  de  Rouen, 
leurs  statuts  dès  1486.  Mais  un  médecin,  Julien  de  Paulmier,  va 
tout  à  fait  nous  édifier  sur  ce  point:  a  H  n'y  a  point  cinquante 
»  ans  (écrit-il  en  1589)  qu'à  Rouen  et  en  tout  le  pays  de  Caux 
»  la  bière  estoit  le  boire  du  peuple  comme  est  de  présent  le 
»  sidre  (1).  »  Ai-je  besoin  maintenant  de  dire  qu'aux  jours  de  haute 
liesse  le  vin  avait  seul  l'honneur  de  figurer  sur  les  tables,  et 
dois-je  rappeler  que  la  vigne,  qui  nous  refuse  aujourd'hui  aussi 
absolument  ses  produits,  s'en  montrait  très  prodigue  pour  nos  bons 
aïeux  ?  De  nombreux  documents  en  font  foi  (2),  et  ce  même  méde- 
cin, que  nous  venons  de  citer,  dit  encore:  «  Les  vins  de  la  haute 
»  Normandie  esgalent  presque  les  François  en  couleur,  consis- 

(1)  Traité  du  Vin  et  du  Sidre,  par  Julien  de  Paulmier,  docteur  en  la  facoltô 
de  médecine  à  Paris...  Caen,  1589. 

(2)  De  la  culture  de  la  vigne  en  Normandie,  Notice  de  M.  Tabbé  Cochet, 
Rouen  1844.  — Dans  l'intéressant  ouvrage  de  M.  Tabbé  P.  Langlois: 
Hiitoire  du  Prieuré  du  Mont-aux- Malades,  on  voit  qu'au  xvi*  siècle  les 
religieux  de  Saint-Ouen  cultivaient  la  vigne  sur  le  versant  méridional  du 
Mont-Fortin. 


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—  SIS  — 

»  tence  et  force,  mesme  quelquesfois  les  surpassent  quand  la 
»  constitution  de  l'air  est  plus  chaulde  en  la  haute  Normandie 
»  qu'en  Tlsle  de  France  conuneil  advient  quelquefois.  » 

Tous  ces  faits  rappelés,  ne  sommes-nous  pas  bien  disposés  à 
nous  expliquer  ces  paroles  du  blasphémateur  : 

A  ma  maison  car  tout  est  prêt 
Je  vous  donray  vin  excellent 
Par  Dieu,  sil  en  a  nulz  dedens 
Cette   ville  sans  plus  d'arrest 

Vin  d*icy 

Vin  de  France,  vin  muscadet 
Vin  Bourguignon... 

et  aussi  l'énumération  du  négateur: 

Vin  d'Angeli,  vin  de  Croisset 

Ou  la  bière  souvent  se  fait 

Qui  corrompt  toute  la  fourcelle. 

Sans  vouloir  insister  sur  ce  dernier  mot,  qui  n'a  que  dans  le  patois 
normand  la  signification  d'estomac,  que  nous  lui  voyons  ici,  il 
devient  facile  de  tirer  des  citations  précédentes  les  preuves  utiles  à 
notre  thèse,  et  qui  nous  semblent  y  abonder  :  Vin  dicy^  vin  des  envi- 
rons de  Rouen,  cela  ne  paraît  pas  contestable ,  ne  voilH>n  pas  à 
la  suite  les  vins  de  France,  du  pays  de  France,  comme  on  disait 
et  comme  on  dit  encore  dans  notre  pays  pour  désigner  les  envi^ 
rona  de  Paris  ?  cela  ne  devient-il  pas  plus  évident  encore  à  ce 
tndt:  Vin  de  Croisset,  de  Croisset  où  la  bière  se  fait,  lorsque 
nous  savons  d'une  part  que  les   plus  riches,  les  plus    estimés 

21 


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-  814  - 

vignobles  normands  étaient  sur  les  bords  de  la  Seine  (1),  lorsque 
nous  connaissons  d'autre  part  le  nom  de  la  boisson  populaire  dans 
notre  pays,  au  commencement  du  xvf  siècle  ? 

Il  y  a  enfin  un  rapprochement  à  faire ,  curieux  et  décisif  :  c'est 
qu'en  plaçant  l'époque  où  fut  jouée  cette  pièce,  comme  nous  en 
sommes  convenus,  vers  1530,  nous  sommes  au  lendemain  d'une 
peste  effroyable  qui,  deux  ans  durant,  en  1521  et  1522,  affligea 
tellement  la  ville  de  Rouen,  au  rapport  d'un  de  ses  historiens, 
«  qu'aux  jours  de  dimanche,  en  la  messe  paroissiale  de  Saint- 
»  Maclou,  à  peine  eût-on  pu  trouver  avec  les  prêtres  quarante 
»  personnes.  En  ce  temps-là,  ajoute-t-il,  on  institua  aux  dépens  de 
»  la  ville ,  quatre  hommes  revêtus  de  robes  bleues  qui  attachaient 
))  des  croix  blanches  aux  maisons  infectées  de  peste  (2).  »  Le  fléau  de 
la  famine  apparut  cette  même  année  1521 ,  et  sévit  encore  en  1523 
et  1529.  «  Georges  d'Amboise ,  qui  pour  lors  estoit  Archevesque  de 
»  Rouen,  donna  tous  les  jours  dix  mines  de  bled  qu'il  fit  distribuer 
»  aux  pauvres  dans  le  cimetière  de  Saint-Maclou,  depuis  le  30 
»  jour  de  may  jusques  à  l'onzième  de  juillet. . .  Il  y  eut  une  si  grande 
»  presse,  que  cinq  ou  six  personnes  y  furent  estouffées  (3).  » 

N'est-ce  là  qu'une   singulière   coïncidence?  il  ne  parsut  pas 

(1)  Noël  de  la  Moriniére  dans  ses  Essais  sur  le  département  de  la 
Seine- Inférieure  (Rouen ,  1795),  parle  avec  quelques  détails  des  vignobles 
de  Jumiéges,  Oissel  et  Freneuse. 

(2)  Histoire  de  la  ville  de  Roven,  par  F.  Farin...  Roven,  Heravlt,  1668. 
Le  FUxmhtau  astnmùmique  de  1715,  qui  relate  le  même  fait,  ajoute,  contrasta 
frappant,  qu'avant  le  déchaînement  de  cette  maladie,  il  j  avait  chaque 
dimanche  à  cette  même -messe  plus  de  1,500  communiants. 

(3)  F.  Farin. 


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—  315  — 

possible  de  le  penser;  il  me  semble  bien  plutôt  y  voir  l'évocation  des 
malheurs  encore  présents  à  la  pensée  des  habitants,  pour  servir 
d'arguments  irrésistibles  aux  vérités  religieuses  que  l'auteur,  peut- 
être  un, ecclésiastique ,  tout  au  moins  un  homme  de  foi,  présentait  à 
la  dévotion  du  peuple  avide  de  ce  genre  de  spectacle. 

Je  termine ,  laissant  à  de  meilleurs  juges  à  apprécier  la  valeur  de 
cette  opinion,  et  sans  tenter  de  déterminer  d'une  manière  plus 
précise  l'auteur  lui-même ,  le  champ  des  hypothèses  est  trop  vaste  ; 
son  nom  sans  doute  n'est  point  parvenu  jusqu'à  nous,  ou  bien  il  se 
trouve  mêlé  parmi  ceux  des  poètes  qui  disputaient  chaque  année  par 
leurs  dévotes  productions  au  Puy  de  l'Immaculée-Conception,  la 
Palme,  le  Lys  ou  la  Rose  d'or. 

e-  LORMIER. 


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POÉSIE. 


i  iJOTi  i  I 


A  UNE  FILLE  DISTAMINET. 


Pauvre  enfant!  tu  naquis  au  fond  d'une  mansarde. 
Le  grabat  paternel  te  servit  de  berceau. 
Ta  mère  était  méchante,  effrontée  et  bavarde, 
Et  quand  ton  père  était  épargné  par  la  garde, 
Il  rentrait  au  logis  rempli  comme  un  pourceau. 

Du  pain,  bien  souvent  sec,  était  ta  nourriture; 

Quand  tu  versais  des  pleurs,  on  te  donnait  des  coups. 

Malgré  ta  taille  svelte  et  ta  douce  figure. 

Bientôt  on  t'envoya  dans  une  filature 

Te  rouler  dans  le  ploc  et  gagner  quelques  sous. 

Tu  grandis  cependant,  sale,  abrupte,  mais  belle. 
Belle  à  rendre  amoureux  un  vieillard  débauché. 
Ton  maître,  riche  et  vieux,  te  prit  sous  sa  tutelle. 
Il  te  fit  décrasser,  t'habilla  de  dentelle;  — 
Puis  au  chenil  natal  tu  n'allas  plus  coucher. 


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—  317  — 

On  te  donna  laquais,  domestique  et  suivante, 
On  berça  tes  langueurs  sur  de  moelleux  coussins. 
En  caprices  coâieux  tu  te  montras  savante, 
Et  y  grâce  à  l'ascendant  de  ta  beauté  charmante. 
On  se  soumit  à  tes  plus  fantasques  desseins. 


Alors  tu  dédaignas  tes  amis  d'infortune, 
Tu  plongeas  sans  pudeur  dans  un  luxe  insensé. 
Mais  un  jour  tu  subis  la  disgrâce  commime , 
Ton  msûtre  te  quitta,  blonde  pour  une  brune, 
Ck>nune  on  quitte  un  habit  dont  la  mode  a  passé. 


Tu  partis  le  front  haut ,  comptant  sur  ton  adresse  ; 
Mais  chaque  amant  nouveau  bientôt  t'abandonnait. 
Tu  t'étais  façonnée  au  faste,  à  la  paresse, 
Tu  pleuras,  —  puis  tu  vins  consoler  ta  détresse 
Sur  un  trône  d'estaminet. 


Là,  tu  nourris  d'orgueil  ta  majesté  déchue. 
Un  valet  turbulent  obéit  à  ta  loi , 
Un  peuple  d'étourdis  près  de  toi  s'évertue  ; 
Et  tu  dis,  en  mirant  ta  gorge  demi-nue  : 
«  On  s'incline  encor  devant  moi  !  » 


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—  318  — 

Je  t'attends  dans  quinze  ans,  pauvre  fille  abusée. 
Lorsque  tu  n'auras  plus  ni  dents,  ni  sein,  ni  voix; 
Je  t'attends,  l'œil  éteint  et  la  taille  brisée , 
Dans  quelqu'étroite  cbambre  à  la  bise  exposée. 
Seule,  et  pauvre  comme  autrefois. 


A  TIN  HOMME  DES  CHAMPS. 


Votre  fils,  laboureur,  a  des  membres  d'athlète; 

Il  enfourche  à  poil  nu  vos  chevaux  de  labour. 

Il  fait  sans  s'émouvoir  vingt  milles  d'une  traite 

Pour  aller  vendre  un  bœuf  au  franc-marché  du  bourg. 

11  aime  à  respirer  la  vapeur  des  étables, 
A  compter  les  moutons  dans  le  parc  assemblés, 
A  s'accouder  le  soir  autour  des  longues  tables. 
Quand  on  a  mis  la  faux  dans  l'épaisseur  des  blés. 

Il  va  rassembler  seul  en  tas  près  des  murailles 

La  herse  aux  dents  de  fer,   les  fourches,  les  râteauic. 


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—  8»  — 

Lorsque  Tautomne  arrive,  il  assiste  aux  semailles 
Qui  font  sourdre  au  printemps  Therbe  sur  les  coteaux. 

C'est  un  fier  compagnon  que  tout  labeur  enflamme, 
Qui  fait  aux  serviteurs  des  passe-temps  peu  doux. 
Il  est  le  fils  du  maître,  il  a  dëjà  dans  l'âme 
L'âpre  désir  de  gain  qui  se  remarque  en  vous. 

Mais,  bien  qu'aux  environs  on  le  traite  en  habile. 
Vous  n'êtes  pas  content,  vous  voudriez  encor 
Qu'il  tînt  les  beaux  discours  qu'on  apprend  à  la  ville , 
Qu'il  fût  aussi  savant  qu'on  le  voit  leste  et  fort. 

Savant,  ô  laboureur!  savant!  et  pourquoi  fedre  ? 
Oui,  le  savoir  est  bon ,  mais  pour  quelques  élus. 
Votre  fils  a  des  bras  à  retourner  la  terre , 
Qu'il  soit  simple  et  loyal,  n'en  demandez  pas  plus. 

Pascal  MULOT. 


»fr^*= 


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BIBLIOGRAPHIE. 


.GALERIE  DIEPPOISE.  —  Notices  biographiques  sur  les  hommes 
célèbres  ou  utiles  de  Dieppe  et  de  F  arrondissement.  —  Collection 
formée  par  M.  Fabbé  Cochet.  —  Edition  omée  dnportrait  de  tau- 
teuTj  d*une  vue  de  la  maison  Bouzard^  d'un  portrait  de  M.  de  Blain- 
ville  et  d'une  vue  de  F  église  et  du  presbytère  de  Richard  Simon,  à 
Bolleville-^n^Caux.  —  Dieppe,  Emile  Delevoye,  1862.  In-8'  de 
424  pages. 

Après  nn  bon  ami,  ce  que  j'aime  le  mieux,  c'est  un  bon  liyre.  Et,  quand 
les  Français  aiment  quelque  chose  ou  quelqu'un,  on  sait  assez  que  la  dis- 
crétion n'est  pas  leur  vertu  favorite.  On  ne  sera  donc  point  surpris  que 
j'entre  ici  dans  quelques  détails,  à  propos  de  la  Galerie  dieppoiie  que  vient 
d'offHr  au  public  normand  un  auteur  dont  l'éloge  n'est  plus  à  faire, 
M.  l'abbé  Cochet. 

A  l'entrée  de  toutes  les  galeries,  on  rencontre  ordinairement  un  être 
voué  aux  dieux  infernaux  :  c'est  le  cicérone.  Tout  le  monde  en  dit  du  mal. 
Les  qualifications  de  bélitre,  d'âne,  ne  lui  sont  pas  épargnées.  Et  j'avone 
qu'il  les  mérite,  autant  que  gens  à  qui  on  les  épargne.  Mais,  avec  tout  cela, 
si  forte  est  l'habitude,  je  ne  veux  pas  dire  la  nécessité ,  que  ceux-là  même 
qui  viennent  de  dire,  au  dehors  d'un  Musée:  Que  les  ciceroni  sont  bétes! 
sont  les  premiers  à  s'écrier,  sitôt  qu'ils  sont  dedans  :  Où  est  le  cicérone? 

Vous  donc.  Messieurs,  qui  voulez  visiter  la  Galerie  dieppoise^  je  serai,  s'il 
vous  plaît,  votre  cicérone. 

Notre  Galerie  se  compose  de  quarante-huit  portraits,  les  uns  en  pied, 
c'est  le  plus  petit  nombre,  la  plupart  en  buste,  et  le  reste  en  médaillon, 
qui  peuvent  se  diviser  ainsi,  d'après  les  dates  mortuaires:  xii^  siècle,  un; 


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—    821    -r- 

—  xiu*  siècle,  deux;  —  xv*  siècle,  deux;  —  xvi*  siècle,  quatre;  —  xvii* 
siècle,  neuf;  —  xviii*  siècle,  treize,  —  et  xix*  siècle,  dix-sept.  Ce  qui  fait 
bien  quarante-huit  notices. 

Des  seize  ninceaux  qui  se  sont  coalisés  pour  vivifier  de  couleurs  durables 
les  quarante-huit  portraits  de  la  Galerie  dieppom^  celui  de  M.  Tabbé 
Cochet,  personne  ne  sera  surpris  de  l'entendre,  est  l'un  des  plus  brillants 
et  le  plus  fécond.  Ses  bienveillants  collègues  signent  d'Ambournaj,  Coqua- 
trix,  Féret,  Girardin,  Graillon,  de  Grattier,  Jourdain  (Eliacim),  Lamotte, 
Tabbé  Lecanu,  Tabbé  Lecomte,  P.  Lemarcis  et  L.  Yitet,  de  rAcadémie  fran- 
çaise. Il  j  a  encore  les  initiales  C.  T.,  et  plusieurs  anonymes. 

Mais  voilà  assez  de  noms  propres.  Ce  que  nous  voulons,  ce  n'est  pas  une 
litanie  qui  rappelle  tous  les  saints  du  paradis,  —  n'avons-nous  pas  la  table 
des  matières?  —  mais  une  appréciation  qui  fasse  connaître  les  principaux. 
En  d'autres  termes,  nous  allons  laisser  de  côté  les  personnalités  hono- 
rables mais  obscures  de  la  Galerie  dieppoise^  pour  parler  seulement  des 
plus  intéressantse,  comme  celle  de  Duquesne,  àe  Noël  de  la  Morinière  et  de 
Richard  Simon. 

Le  profil  d'Abraham  Duquesne  a  été  tracé  par  M.  P.-J.  Féret,  avec  une 
prédilection  toute  particulière.  Personne,  du  reste,  mieux  que  notre  savant 
antiquaire,  n'était  propre  à  remplir  cette  tâche.  11  y  a  longtemps  que 
Dieppe  et  ses  archives  n'ont  plus  de  secrets  pour  lui,  et  qu'il  les  sait  par 
cœur,  depuis  la  première  page  jusqu'au  dernier  pavé.  Asseline  et  Guibert 
sont-ils  muets,  sur  un  point  quelconque  de  l'histoire  de  la  cité?  interrogez 
M.  Féret:  il  comblera  le  vide.  C'est  ce  qui  est  arrivé  pour  le  célèbre  marin 
dont  nous  ne  raconterons  pas  la  vie,  mais  dans  la  vie  duquel  nous  puise- 
rons quelques  détails  ignorés  ou  omis  jusqu'à  présent  par  les  biographes. 

Abraham  Duquesne  naquit  à  Dieppe,  en  mai  1610.  Il  était  fils  d'Abraham 
Duquesne,  écuyer,  a  capitaine  entretenu  pour  le  service  du  roi  en  ses  ar- 
mées navales,  »  et  de  dame  Marthe  de  Caux. 

Dés  l'âge  de  douze  ans,  Duquesne  courait  les  mers.  A  dix-sept  ans,  il 
amenait  à  Dieppe  un  navire  pirate,  et  Richelieu,  peu  de  jours  après,  lui 
envoyait  son  brevet  de  capitaine. 


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—  322  — 

On  sait  le  rôste. 

Encore  un  mot  cependant. 

Le  2  août  1647,  Louis  XIV,  âgé  de  neuf  ans;  sa  mère,  Anne  d*Antriche, 
régente;  le  cardinal  Mazarin^  les  princes  et  les  seigneurs  de  la  cour,  étaient 
à- Dieppe.  Duquesne,  vice-amiral  de  Christine  de  Suéde^lni  est  présenté: 
a  Monsieur  Duquesne,  lui  dit  le  roi,  désormais  tous  ne  conduirez  plus  que 
des  vaisseaux  français.  Avec  la  permission  de  Sa  Majesté  la  Reine  régente, 
ma  mère,  je  vous  fais  chef  d'escadre.  »  (P.  265-266). 

a  Un  homme  qu'on  n'estime  pas  assez  en  France,  dit  un  jx)ur  Kuyter, 
c'est  Duquesne.  Ils  l'oublient.  Ils  lui  donnent  pour  supérieurs  d'Estrées, 
Vivonne,  gens  de  cour.  Mais,  s'il  vient  une  occasion  sérieuse,  ils  le  trouve- 
ront. Et  je  ne  voudrais  pas,  moi,  avoir  affaire  à  Duquesne  avec  des  forces 
inférieures  aux  siennes.  La  présence  de  ce  brave  homme,  à  bord  d'une  flotte, 
vaut  dix  vaisseaux.  »  —  «  Comment,  Monsieur  l'amiral,  dit  M.  de  Weldt, 
vous  craindriez  de  combattre  M.  Duquesne  avec  des  forces  inférieures?  »  — 
a  Oui,»  répondit  Ruyter,  avec  une  bonhomie  sublime.  (P.  269-270). 

Ruyter  avait  bien  jugé  Duquesne. 

Quelques  jours  après  la  bataille  d'Augusta,  une  frégate  hollandaise  fut 
saisie  par  les  Français.  Son  commandant^  conduit  devant  Duquesne, 
présenta  son  épée  à  l'amiral,  qui  la  refusa.  Interrogé  sur  sa  mission,  le 
capitaine  Kallembourg  répondit  qu'il  portait  à  Amsterdam  le  cœur  de 
Ruyter.  Duquesne  passa  sur  la  frégate,  alla  directement  à  la  chambre 
du  capitaine,  tendue  de  noir,  et  à  la  vue  de  Fume  funéraire,  il  leva  les  | 

mains  au  ciel  et  s'écria  :  Voilà  donc  les  restes  d'un  grand  homme I  lia  trouvé 
la  mort  au  milieu  des  hasards  qu'il  avait  tant  de  fois  bravés!  PniSy  se  tournant  | 

vers   Kallembourg  :  Poursuivez  votre  route.    Votre  commission  est  trop  res-  I 

pectable  pour  qu'on  vous  arrête.  Et  il  lui  donne  un  passeport.  (P.  279). 

Duquesne  avait  soixante-quatorze  ans  quand  il  ût  sur  Alger  le  premier 
essai  maritime  des  mortiers  à  bombes.  Avec  quel  succès?  les  pirates  du 
Midi  ne  l'oublieront  jamais. 

Le  lieutenant-général  des  armées  navales  de  France  mourut  à  Paris, 
le  2  février  1688. 


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On  montre  encore,  à  Qaville-les-Trois-Riviéres,  une  maisonnette  où  la 
tradition  veut  qu'ait  habité  Duquesne. 

Où  Duqivsne  futril  inhumé?  nous  Tignorons.  Son  cœur  repose  en 
Suisse,  dans  le  Temple  réformé  d'Aubonne,  petite  ville  du  canton  de  Yaud. 

Quelle  est  la  véritable  orthographe  du  nom  de  Tamiral?  Tous  les 
contemporains  écrivent  du  Quesne.  M.  Féret  cite  une  lettre  (1)  de  Tamiral, 
acquise  par  la  bibliothèque  de  Dieppe,  en  1844,  «  où  la  signature  ne  parait 
faire  qu'un  mot,  et  néanmoins  la  troisième  lettre  prend  une  forme  de 
majuscule,  qui  peut  laisser  du  doute,  d  Si  le  doute  existe,  j'aime  mieux 
Duquesne. 

Duquesne  était  protestant.  Louis  XIY  aurait  désiré  qu'il  abjurât,  à 
l'exemple  de  Turenne.  A  cette  condition,  il  l'eût  fait  maréchal  de  France. 
—  Cen^  (fta&/e« .' dit  Catherine  de  Berniêre,  sa  femme,  il  fallait  répondre 
au  roi:  Oui,  Sire,  je  suis  protestant ,  mais  mes  services  sont  catholiques, 

Noël  de  la  Morinière,  dit  M.  l'abbé  Cochet,  est  l'homme  le  plus  célèbre 
que  Dieppe  ait  produit  depuis  un  siècle. 

L'historien  des  Pêches  naquit  à  Dieppe,  le  16  juin  1765,  rue  à  l'Avoine, 
n*  6,  «  au  milieu  des  âlets  et  des  poissons,  »  comme  il  le  dit  lui-même. 

Noël  a  beaucoup  écrit.  Nous  citerons,  entre  ses  principaux  ouvrages  : 
Premier  Essai  sur  le  département  de  la  Seine- Inférieure^  contenant  les  districts 
de  Gournay,  Neufchàtel,  Dieppe  et  Canj,  par  S.-B.-J.  Noël,  rédacteur  du 
Journal  de  Bouen^  in-8*  de  250  pages.  Rouen,  imp.  des  Arts,  1795  (an  III). 
Second  Essai  sur  le  département  de  la  Seine-Inférieure,  contenant  les  districts 
de  Montivilliers,  Yvetot  et  Rouen.  In-S*  de  300  pages.  Rouen,  1795.  — 
Et  surtout  :  Histoire  générale  des  Pêches  anciennes  et  modernes  dans  les  mers 
et  les  fieuves  des  deux  continents,  Paris,  1815,  in-4^.  Cet  ouvrage,  qui  a  fait 
la  réputation  de  l'auteur,  est  malheureusement  resté  inachevé. 

De  vingt-sept  ans  à  trente-quatre,  Noël  fut  rédacteur  en  chef  du 
Journal  de  Rouen» 

(l)  Celle  que  notre  collaborateur  et  notre  ami,  M.ËIiacim  Jourdain  a  publiée  dans 
ces  colonnes,  pages  76  à  82,  Numéro  de  Février.  G.  G. 


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—  324  — 

Noël  de  la  Moriniére  mourut  à  Drontheim  (Norwége)  le  22  février  1822. 

M.  Tabbé  Cochet,  dont  Theureuse  influence  a  pu  remettre  en  honneur, 
à  Dieppe,  les  noms  d'Ango,  Bouchard,  Asseline,  Richard  Simon,  Guibert 
et  Gousin-Despréaux,  a  fait  aussi  ériger,  à  la  mémoire  de  Noël,  un  humble 
monument  qui  durera  longtemps.  Sa  notice  excellente  en  est  un  autre, 
et  meilleur,  qui  durera  toigours. 

Le  portrait  le  plus  achevé  de  la  Galerie  dieppoise  est,  sans  contredit,  celui 
de  Richard  Simon.  Il  y  avait  beaucoup  à  dire,  avant  M.  l'abbé  Cochet,  sur 
cette  grande  figure,  l'une  de  celles  dont  s'honore  le  plus  justement  l'Europe 
savante  au  xvin*  siècle.  Nous  croyons  pouvoir  ajouter,  sans  crainte 
d'exagération,  que  maintenant,  il  n'y  aura  plus  rien.  Tous  les  côtés  de 
l'existence  si  agitée,  si  féconde  du  célèbre  prêtre  dieppois,  ont  été  mises 
en  lumière  avec  un  relief,  une  sagacité,  dont  pourront  se  convaincre  à  leur 
tour  ceux  qui  liront  comme  nous,  sans  désemparer,  les  cinquante-quatre 
pages  de  la  Notice. 

Richard  Simon  est  né  à  Dieppe,  en  mai  1638. 

Il  fit  ses  premières  études  dans  la  maison  des  Pères  de  l'Oratoire,  située 
sur  le  quai  de  Dieppe.  A  cette  époque,  plus  de  quatre  mille  élèves  suivaient 
les  cours  publics  qui  se  faisaient  dans  la  belle  maison  d'Ango.  Si  Ton  en 
voyait  quatre  cents  aujourd'hui,  cela  ferait  rumeur.  On  crierait  au  miracle. 

A  dix-neuf  ans,  Richard  Simon  commença,  à  la  Sorbonne^  son  guin- 
quenaium  de  théologie. 

En  1662,  il  se  fit  oratorien. 

Plus  tard,  il  occupa,  à  deux  reprises  différentes,  la  chaire  de  philoso- 
phie à  Juilly. 

Richard  Simon  fut  prieur  curé  de  BoUe ville- en-Caux,  près  Bolbec,  de 
1681  à  1691. 

Il  mourut  à  Dieppe  le  11  avril  1712,  et  fut  enterré  «  dans  l'église  de  Saint- 
Jacques,  I)  d'après  le  manuscrit  de  Douvrendelle. 

Le  nombre  des  écrits  de  Richard  Simon  est  immense.  Pourquoi  faut-il 
que,  d'après  ses  ordres,  un  nombre  aussi  prodigieux  d'ouvrages  inachevés 
aient  été  livrés  aux  fiammes  peu  de  jours  avant  sa  mort? 


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—  325  — 

Que  de  choses  dans  la  Galerie  dieppoise,  si  le  temps  et  l'espace  ne  nous 
manquaient  à  la  fois  pour  vous  les  raconter?  Sur  M.  de  Blainville,  qui  avait 
droit  à  une  notice  plus  longue  ;  sur  Dayid  Houard,  sur  M.  de  Bréauté,  que 
M.  Tabbé  Cochet  avait  particulièrement  connu,  sur  Graillon,  qu'il  voit  tous 
les  jours  encore  !  Mais  nous  espérons  du  moins  en  avoir  dit  assez  pour 
prouver  que  c'est  là  une  lecture  comme  il  y  en  a  trop  peu,  une  lecture 
attachante  et  utile,  et  pour  inspirer  le  désir  aux  amis  des  bons  livres  en 
général^  et  de  l'histoire  normande  en  particulier,  de  placer  sur  les  rayons 
de  leurs  bibliothèques  l'ouvrage  nouveau  que  l'intelligent  éditeur,  M.  Emile 
Delevoye,  a  eu  la  bonne  fortune  d'imprimer. 

Mais  un  cicérone  manquerait  à  tout  ses  devoirs  s'il  ne  disait,  après 
beaucoup  de  bien,  un  peu  de  mal.  J'ai  regretté,  dans  une  œuvre  élevée  à  la 
gloire  desDieppois,  l'omission  de  quelques  noms  appelés  à  s'y  ranger 
naturellement,  entre  autres,  Charles  Lemoyne,  pionnier  du  Canada,  et 
Tabbé  Descadiers,  fondateur  de  l'hydrographie  française.  De  plus,  j'aurais 
voulu  trouver  à  la  fin  des  notices,  toutes  les  fois  qu'il  y  avait  lieu,  une 
nomenclature  complète  des  ouvrages  de  chaque  auteur. 

BRIANCHON. 


Un  de  nos  compatriotes  de  l'Orne,  M.  Achille  Genty,  publie  en  ce 
moment  une  collection  curieuse  qui  porte  son  nom,  et  dans  laquelle  doit 
entrer  une  série  de  pièces  intéressantes,  en  prose  ou  en  vers,  la  plupart 
fort  peu  communes,  et  dont  une  bonne  partie  intéresse  plus  particulière- 
ment notre  ci-devant  province.  Nous  nous  empressons  de  la  signaler  aux 
lectears  de  la  Revue. 

Parmi  les  petits  volumes  déjà  publiés  figurent,  —  précédées  d'intro- 
ductions par  l'éditeur;  —  trois  chansons  sur  la  régence,  attribuées  au  Régent, 
—  la  Fontaine  des  amoureux  de  science,  poëme  hermétique  du  xv*  siècle  ;  — 


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—  326  — 

les  Œuvres  poétiques  de  Nicolas  Ellain...;  mais  il  incombe  à  la  Revue  de  la 
Normandie  de  citer,  d'une  manière  spéciale,  V Art  poétique  an  Normand  Jean 
Vauquelin,  —  le  poème  du  même  pour  la  Monarchie  contre  la  division,  —  et 
surtout  les  Rimes  inédites  en  patois  percheron. 

Jusqu'à  ce  jour,  le  langage  populaire  de  la  Normandie  n*ayait  pas  eu  la 
même  chance  que  celui  de  diverses  autres  contrées.  Il  avait  été,  en 
général^  assez  mal  reproduit  dans  les  écrits,  au  moyen  desquels  on  a  pré- 
tendu lui  donner  accès  dans  la  littérature.  Les  Rimes  percheronnes  de 
M.  Genty  le  présentent  avec  un  caractère  bien  différent  :  c'est  du  patois 
local  surpris  dans  le  flagrant  délit  le  plus  manifeste. 

Un  autre  cahier  de  la  même  collection  complétera  très  prochainement 
celui  dont  il  vient  d'être  parlé.  Celui-ci  est  intitulé  :  Les  œuvres  françaises  et 
patoises  de  Pierre  Genty,  maréchal-ferrani  (1770-1821)...  Dans  ce  nouvel 
in-16,  l'orthographe  n'est  plus  la  même  que  celle  des  Rimes  percheronnes. 
Elle  s*7  montre  plus  compliquée,  sans  doute;  mais  elle  a  le  mérite  d'offirir 
aux  jeux  une  peinture  aussi  exacte  que  possible  de  la  prononciation,  parti- 
cularité dont  il  importe  de  tenir  compte,  au  point  de  vue  de  l'histoire, 
croyons-nous,  non  moins  qu'à  celui  de  la  linguistique. 

Je  n'ai  pas  à  parler  aujourd'hui  des  autres  écrits  qui  doivent  entrer  dans 
la  Collection  Achille  Genty;  mais,  dans  l'intérêt  des  amateurs,  je  dois  dire 
que  cette  collection,  sur  quatre  papiers  différents,  n'est  tirée  qu'à  355 
exemplaires. 

Je  n'aurais  pas  fini  de  si  tôt  mes  comptes  avec  M.  Genty,  si  la  place  ne 
me  faisait  défaut  ici  pour  parler  de  ses  autres  publications.  Contraint  de 
me  restreindre,  je  me  bornerai  à  citer,  sans  phrases^  deux  livres  utiles  qu'il 
prépare  :  Le  Guide  du  Bibliophile  et  de  l'Homme  de  lettres  (5  vol.  in-8»),  et 
VEcrin  du  Bibliophile  et  de  V Amateur  éPautographes,  Revue  semestrielle 
illustrée. 

A.  CANEL. 


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LES  MISERABLES 

PREMIÈRE  PARTIE 


LETTRE  A  VICTOR  HUGO. 


Monsieur  et  illustre  maître ,  vous  venez  de  nous  donner  un  grand 
spectacle  et  un  grand  livre.  C'est  bien  vous  qui  vous  pouvez  dire 
en  tout  orgueil  :  Exegi  monumentum  !  Vous  l'avez  élevé  votre  monu- 
ment, et  la  France  et  l'Europe  étonnée  et  ravie,  et  aux  quatre 
coÎQs  du  monde  pensant,  tout  homme  qui  a  une  âme  dans  la  poitrine 
vous  regarde,  vous  contemple,  vous  admire  et  vous  salue,  archi- 
tecte puissant  et  magnifique!  Nous  n'ignorions  pas,  nous,  les 
humbles  soldats  de  la  mêlée,  que  c'était  comme  un  jeu  d'enfant  pour 
vous  de  remuer  des  pyramides;  mais  nous  ne  vous  avions  jamais  vu, 
peut-être,  si  complet  et  si  fort,  dans  un  rayonnement  de  génie  plus 
lumineux,  plus  grandiose.  Il  semblait  qu'il  ne  vous  restât  guère  de 
transformations  ni  de  transfigurations  à  subir,  et  qu'ayant  gravi  les 
plus  hauts  sommets,  le  front  perdu  dans  les  étoiles,  vous  deviez 
vous  arrêter.  Et  pourtant,  voilà  que  votre  ascension  recommence,  et 


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—  328  — 

qu'à  la  face  du  monde  stupéfait  de  cette  merveille  qui  s'accomplit, 
sans  pâlir  et  sans  trébucher,  d'un  pas  ferme,  inébranlable,  vous 
escaladez  de  nouvelles  cimes.  Vous  planez  dans  de  sereines  et  mys- 
térieuses atmosphères,  pleines  de  magnétiques  effluves,  et  c'est 
ainsi  que  votre  œuvre  nous  arrive  de  si  haut,  de  je  ne  sais  quel 
Eden  éblouissant  dont  la  porte  s'ouvre  pour  vous  seul,  et  où  vous 
communiez  avec  de  grands  esprits  inconnus. 

Cette  œuvre  y  vous  l'avez  écrite  sans  haine.  L'Ange  de  la  douceur 
s'est  penché  dessus,  l'a  faite  sienne  en  la  bénissant  et  l'a  marquée 
d'un  sceau  pieux  qui  en  triple  l'impression.  Vous  avez  inscrit  sur  la 
première  page  ces  belles  lignes  en  frontispice  :  «  Tant  qu'il  exis- 
»  tera,  par  le  fait  des  lois  et  des  mœurs,  une  damnation  sociale 
»  créant  artificiellement,  en  pleine  civilisation  des  enfers,  et  com- 
»>  pliquant  d'une  fatalité  humaine  la  destinée  qui  est  divine;  tant 
»  que  les  trois  problèmes  du  siècle,  la  dégradation  de  l'honmie  par 
»  le  prolétariat,  la  déchéance  de  la  femme  par  la  faim,  l'atrophie  de 
))  l'enfant  par  la  nuit,  ne  seront  pas  résolus;  tant  que,  dans  de 
»  certaines  régions,  l'asphyxie  sociale  sera  possible;  en  d'autres 
»  termes  et  à  un  point  de  vue  plus  étendu  encore,  tant  qu'il  y  aura 
»  sur  la  terre  ignorance  et  misère,  des  livres  de  la  nature  de  celui- 
»  ci  pourront  ne  pas  être  inutiles.  »  Vous  auriez  pu  graver  à  la 
même  place  tous  les  versets  de  l'Evangile.  Votre  livre  en  a  le 
souffle.  Il  est  né  de  la  méditation  de  ce  code  sublime  dont  vous  avez 
si  abondamment  sucé  la  substance,  dont  votre  généreuse  âme  est  si 
complètement  imprégnée.  Avec  toutes  les  ressources  d'un  art  sans 
secrets  pour  vous,  avec  toute  l'énergie,  toute  l'autorité,  tout  l'éclat 
formidable  de  votre  parole,  maître  accompli  en  cette  science  ardue 
du  style  et  de  la  pensée,  peintre  saisissant  et  opulent,  analyste 


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—  329  — 

incomparable,  psychologiste  prodigieux,  vous  avez  tracé,  inspiré 
par  une  sincérité  parfaite,  par  une  vaste  et  sympathique  émotion,  la 
paraphrase  éloquente,  le  commentaire  admirable  de  ces  lois  immor- 
telles, qu'il  y  a  dix-huit  cents  ans,  un  prophétique  et  divin  martyr 
laissa  tomber  du  haut  d'une  croix.  Oui,  la  doctrine  du  Christ  est 
passée  en  vous,  vous  la  reprenez  et  la  développez  dans  vos  pages 
ardentes,  et  sur  ses  plus  pures  maximes  vous  asseyez  les  fondements 
de  ces  fières  et  libres  thèses  où  vous  excellez,  où  vous  êtes 
demeuré  sans  rival  pour  la  profondeur  du  trait,  l'entraînement  de  la 
forme,  Ténergie  de  la  dialectique,  les  richesses  touffues  d'analyse 
et  toutes  les  splendeurs  du  coloris. 

C'a  toujours  été,  monsieur,  un  des  plus  beaux  apanages  de  votre 
génie  que  cet  amour  de  la  souffrance  universelle,  que  ce  culte 
du  malheur  auquel  vous  vous  êtes  voué.  Dans  la  série  de  vos 
ouvrages,  vous  avez  un  peu  plaidé  toutes  les  causes  désespérées  et 
lugubres.  Derrière  tous  les  réprouvés,  tous  les  parias,  on  vous  a 
vu  debout,  avocat  menaçant  et  terrible,  interrogeant  fièrement  du 
haut  d'un  piédestal  de  bronze  la  société  attentive.  Les  riants  sentiers 
n'ont  jamais  attiré  vos  pas.  Par  un  instinct  élevé  de  votre  nature 
vous  allez  àla  douleur,  comme  d'autres  vont  à  la  joie.  Vous  n'êtes  pas 
de  ceux  qui  ont  des  yeux  pour  ne  pas  voir  et  des  oreilles  pour  n'en- 
tendre point.  Oculos  habeni  et  non  vident,  aureshabent  et  non  audiunt. 
Vous  méprisez  cette  philosophie  lâche  de  l'optimisme ,  qui  n'est 
souventque  l'égoïsme  hypocrite  des  gens  heureux.  Oh!  vousavezune 
religion  meilleure!  Vous  recherchez  les  tristes  visages  en  larmes 
que  la  foule  fuit,  vous  ête=5  le  confident  et  l'aini  des  pa'.ivres  et  des 
malheureux  que  la  destinée  ploie  sous  elle,  et  dont  la  tourmente  de 

la  vie  déchire  la  voile  et  fait  plier  le  mât.  Toutes  les  réhabilitations 

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—  330  — 

VOUS  les  avez  tentées.  Vous  ne  voulez  pas  de  damnation  sans  retour. 
Vous  n'acceptez  pas  les  arrêts  sans  appel  de  l'homme  contre 
l'homme.  Vous  ne  croyez  pas  aux  perditions  totales,  et  vous  avez  eu 
cette  vive  intuition  de  comprendre  que,  dans  le  naufrage  d'une 
âme,  un  sentiment  lumineux  peut  survivre,  épave  rédemptrice. 
Voilà  votre  logique,  voilà  votre  foi!  logique  impérieuse  et  domi- 
nante qui  vous  a  lancé  dans  toutes  sortes  d'héroïques  défenses  où 
n'a  pas  failli  votre  courage  !  foi  vaillante  et  grave  qui  vous  a  sou- 
tenu dans  la  lutte! 

Vous  prenez  aujourd'hui  corps  à  corps  notre  monde  moderne.  Vous 
attaquez  au  cœur  notre  civilisation.  En  des  types  épars  vous  avez 
peint  naguère  l'effrayant  et  passionné  tableau  de  la  misère  au 
Moyen-Age;  vous  réunissez  maintenant  dans  un  cadre  unique  et 
gigantesque,  dans  un  drame  d'im  intérêt  merveilleux  et  d'une 
ordonnance  exquise,  le  groupe  sinistre  des  Mùét^ables  contempo- 
rains. Avec  un  art  consommé  et  par  une  de  ces  habiletés  familières 
à  votre  génie,  avant  de  nous  faire  coudoyer  tant  d'infamies  et  de 
pestilences,  avant  de  nous  découvrir  tant  de  monstrueuses  et  sai- 
gnantes plaies,  au  seuil  de  ce  vaste  temple  noir  de  la  Honte  et  du 
Vice,  où,  compae  dans  un  autre  Enfer  du  Dante,  nous  allons  tout-à- 
l'heure,  entrer  à  votre  suite,  vous  avez  sculpté,  en  un  marbre 
vierge,  la  plus  belle  statue  chrétienne  de  la  Mansuétude  et  du 
Renoncement.  Vous  avez  voulu  que  votre  sombre  édifice  eût  un  por- 
tique lumineux  où  se  dressât,  dans  un  rayon  de  soleil,  la  calme 
figure  de  votre  doux  et  charmant  évêque  MjTiel,  Monseigneur 
Bienvenu,  comme  vous  dites  et  comme  on  disait  autrefois  dans  le 
pays.  Les  quatorze  chapitres  d'un  sentiment  si  rasséréné  que  vous 
consacrez  à  ce  juste  sont  irréprochables.  Pas  une  discordaBce^  pas 


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—  331  — 

une  fausse  note  dans  cette  imposante  et  simple  exposition.  Monsei- 
gneur Myriel  est  bien  véritablement  le  saint  patron  do  votre  livre  ; 
son  âme,  reposée  et  saine,  plane  au-dessus  de  toutes  ces  âmes 
malades  dont  vous  nous  racontez  les  souffrances.  Vous  avez  person- 
nifié en  lui  toutes  les  qualités  du  prêtre  excellent  et  complet,  éclairé 
de  l'esprit  de  Dieu.  Rien  ne  manque  au  portrait,  puisque  c'est  un 
portrait,  ni  le  désintéressement,  ni  l'exactitude  et  la  sobriété  des 
mœurs,  ni  l'égalité  du  caractère,  ni  la  tempérance,  ni  la  piété  ras- 
sise, ni  surtout  cette  vertu  qui  les  vaut  toutes  et  sans  laquelle  la 
réelle  grandeur  n'existe  pas,  l'indulgence  radicale,  absolue,  qui  est 
le  véritable  amour  du  prochain.  «  Ce  qui  éclairait  cet  homme,  avez- 
vous  dit,  c'était  le  cœur.  Sa  sagesse  était  faite  de  la  lumière  qui 
vient  de  là.  Il  était  grand  parce  qu'il  était  doux.  »  Vous  n'avez 
jamais  écrit  ime  plus  belle  parole. 

Votre  Jean  Valjean,  c'est  l'homme  des  ténèbres,  ténèbres  de  la 
misère  et  de  l'ignorance  ;  c'est  l'être  souffrant,  c'est  la  créature 
dévoyée  et  déclassée.  Il  n'était  pas  né  plus  méchant  qu'un  autre  ; 
il  avait  trouvé  en  s'éveillant  à  la  vie,  la  place  moins  bonne,  ren- 
contré beaucoup  d'ombre  et  peu  de  soleil.  Il  est  inconscient  de 
Im-même  quand  il  sombre  dans  le  mal.  Il  commet  un  vol  stupide« 
nn  pain  qu'on  ne  lui  eût  pas  refusé,  s'il  l'eût  demandé.  Rentre  au 
bagne,  et,  forçat,  quadruple  sa  peine  par  des  évasions  inutiles, 
insensées. 

n  est  enivré  de  vice,  il  est  fou.  Il  aTentâtement  de  la  brute, 
Tobstacle  l'irrite  et  ne  le  fait  point  penser.  Comme  vous  le  remar* 
qnez  avec  tant  de  justesse,  il  eût  recommencé  vingt  fois  ses  impos- 
sibles tentatives,  si  vingt  fois  l'occasion  s'en  fût  présentée.  A  cette 
heure  de  son  existence,  il  n'est  plus  rien  qu'une  force  qui  obéit  à 


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—  332  — 

un  instinct.  Vous  nous  retracez  ici  le  malheur  d'une  destinée.  Vous 
n'excusez  pas  le  crime,  vous  l'atténuez.  Vous  nagez  en  plein  Evan- 
gile. Vous  nous  posez  à  nous  tous  qui  vous  lisons  cette  question 
palpitante  :  N'y  a-t-il  pas  quelque  chose  à  faire,  quelque  effort  à 
tenter,  quelque  réforme  à  mûrir?  La  civilisation,  en  nous  apportant 
d'immenses  bienfaits,  n'a-t-elle  pas  fatalement  aussi  constitué  au 
sein  de  notre  société  de  regrettables  abus,  laissé  de  funestes  lacunes? 
Regardez  ce  malheureux,  Jean  VaJjean.  C'a  toujours  été  autour  de 
lui  la  nuit  close.  Pas  une  échappée  de  lumière.  On  ne  lui  a  jamais 
rien  appris,  on  ne  lui  a  jamais  fait  une  croyance,  une  idée,  un  culte. 
Le  sens  du  juste  et  de  l'injuste,  il  ne  l'a  pas.  Son  intelligence  est  en- 
dormie, et  personne  n'a  songé  à  la  réveiller.  Regardez,  quelle  dégra- 
dation épouvantable!  Puis,  comme  la  rigueur  de  vos  déductions  est 
inflexible,  vous  lui  faites  voler  les  flambeaux  de  l'évêque,  et  plus 
tard,  lorsque  le  misérable  s'est  transfiguré,  lorsque  le  galérien 
ValjeiBaiest  devenu  M.  le  maire  Madeleine,  vous  nous  montrez  le 
Passé  hideux,  sous  la  figure  si  nette  et  si  magistralement  dessinée 
de  Javert,  poursuivant  à  travers  son  présent  rayonnant  le  pécheur 
repenti,  le  saisissant  au  collet,  et  lui  lançant  l'ignominie  au  visage, 
et  là  encore,  philosophe  pensif  courbé  sur  votre  œuvre  austère, 
vous  vous  arrêtez  pour  nous  dire:  Voyez  votre  rigueur!  n'êtes- 
vous  pas  excessifs  ?  vous  frappez  sans  merci  ni  pardon.  Suivez-vous 
laloideDieu? 

Fantine  n'est  pas  une  fanfaronne  de  vice,  c'est  une  pauvre  fille 
qui  a  aimé  un  homme  et  qui  a  eu  un  enfant.  Cet  honmie  et  cet  enfant 
se  représentent  avec  une  fatalité  ténébreuse  dans  l'histoire  de  toutes 
les  femmes  perdues.  Vous  avez  eu  ce  tact  excellent  de  ne  point  faire 
de  votre  Fantine  une  vulgaire  vendeuse  d'amour.  Elle  n'a  point  de 


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—  333  — 

cynisme,  votre  Fantine,  ni  de  sensiblerie,  et  elle  ne  minaude  point 
un  rôle  de  poitrinaire  égrillarde  à  la  remorque  des  Marguerite 
Gauthier  et  des  baronnes  d'Ange.  Elle  s'est  donnée  à  Tholomyès,  un 
beau  matin,  sans  détour,  en  toute  franchise.  Ce  Tholomyès  est  un 
jeune  vieux  de  la  pire  espèce  ,  il  a  caressé  les  boucles  blondes  de 
cette  fille,  il  l'a  prise  comme  un  jouet  aimable,  il  l'a  brisée  comme 
une  poupée,  et  lui  a  joué  une  bonne  farce  en  l'année  1817,  et  il  l'a 
laissée  sur  le  pavé  de  Paris,  sans  un  sou,  après  une  orgie.  Comme 
dun  rêve,  la  malheureuse  se  réveille  seule,  déshonorée,  sans 
défense,  désarmée  contre  la  société  inexorable  pour  le§  fautes  des 
faibles.  Elle  chérit  sa  Cosette,  son  tendre  petit  être  que  la  loi 
renie  ;  elle  a  vingt  ans,  elle  est  pauvre,  la  tête  lui  tourne ,  la  pauvre 
égarée ,  et  vitement  elle  descend  à  la  dégradation  dernière,  la  dé- 
gradation du  corps.  Encore  une  misérable,  encore  une  victime 
engloutie  dans  la  fosse  commune  ! 

Ces  trois  personnages  sont  tout  votre  livre,  monsieur.  Ce  livre, 
je  TOUS  le  répète,  vous  l'avez  écrit  sans  colère,  avec  le  calme  de 
la  force  et  la  sérénité  devant  l'orage.  Vous  y  affirmez  et  y  procla- 
mez partout  cette  loi  de  douceur  et  de  bienveillance  suprême  que 
vous  avez,  sans  fléchir,  toujours  prêchée  avec  tant  de  retentisse- 
ment. Votre  œuvre  est  souverainement  humaine  et  chrétienne.  Elle 
vivra  et  survivra  à  notre  époque  anxieuse  et  tourmentée,  en  dépit  de 
quelques  basses  critiques  de  la  haine  ou  de  l'envie  ;  elle  est  immor- 
telle parce  qu'elle  repose  sur  une  foi  grandiose,  parce  qu'elle  est  de 
granit  et  que  c'est  la  main  d'un  apôtre  qui  l'a  édifiée. 

Fbrnand  LAMY. 


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SOIRÉES  POÉTIOUES  ET  RELIGIEUSES, 


PAR  M.  ERNEST  LUREAU. 


Si,  publier  à  notre  époque  de  matérialisme,  un  volume  de  poésies  reli- 
gieuses, est  une  témérité;  réussir  dans  cette  entreprise,  non-seulement  à 
en  couvrir  les  frais,  mais  encore  à  réaliser  un  bénéfice  destiné  d^avance  à 
la  réédification  d'une  église  de  campagne,  est,  assurément,  un  bonheur. 
Or,  ce  bonheur,  M.  Ernest  Lureau  Ta  obtenu,  puisque  ses  Soirées  poétiques 
et  religieuses  sont  dans  toutes  les  mains,  et  qu'elles  lui  ont  valu,  déjà,  les 
plus  honorables  suffrages. 

Citons,  en  première  ligne,  celui  d'un  prélat  éminent,  M"  de  Langalerie, 
évéque  de  Belley,  qui,  dans  une  lettre  mise  en  tête  du  volume,  témoigne 
au  jeune  poète  une  affection  toute  paternelle  ;  et  celui  de  l'illustre  auteur 
des  Etudes  philosophiques  sur  le  Christianisme,  M.  Auguste  Nicolas. 

En  faut- il  davantage  pour  justifier  le  succès  de  M.  Ernest  Lureau?  et 
ce  double  patronage,  si  précieux  et  si  mérité,  ne  suffisait-il  pas  pour  appeler 
«ùr  son  œuvre  l'attention  et  la  sympathie  des  hommes  de  lettres  :  de  ceux- 
là,  du  moins,  grâce  à  Dieu,  nombreux  encore  et  compétents,  que  n'effa- 
rouche pas  une  muse  pieuse,  mise  au  service  d'une  foi  ardente  ? 

Nous  ne  le  dissimulons  pas,  cependant;  nous  croyons,  avec  M.  Auguste* 
Nicolas,  que  le  moule  poétique  est  bien  usé,  et  notis  avons  eu  d'abord  quelque 
peine  à  fixer  notre  attention  sur  ces  strophes  limpides,  mais  sobres,  où 


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nous  ne  retrouvions  ni  la  couleur  ni  Tharmonie  des  chaudes  et  exubérentes 
créations  des  maîtres  de  la  poésie  moderne  ;  mais  c*est  que  nous  tentions  une 
comparaison  impossible  avec  ceux  que  Ton  n'égale  pas. 

Nous  ne  savons  quel  jugement  ont  porté,  sur  !e  livre  de  M.  Ernest  Lu- 
reau,  les  divers  oi^anes  de  la  publicité  qui  en  ont  rendu  compte;  quant 
à  nou3,  nous  nous  croirions,  en  conscience,  obligés  de  donner  notre  démis- 
sion de  créature  intelligente  et  raisonnable,  si  Ton  parvenait  à  nous  con- 
vaincre que  nous  nous  trompons  dans  notre  appréciation,  et  que  ce  n'est 
pas  là  de  la  vraie  poésie. 

Poésie  !  avons-nous  dit.  Oui,  sans  doute,  le  livre  tout  entier  en  déborde; 
mais  à  côté,  il  j  aussi  un  parfum  d'innocence, —  disons  mieux,  une  éma- 
nation de  vertu,  qui  saisit  Tàme  et  rafraîchit  le  cœur. 

Qu'il  soit  donc  le  bienvenu  dans  la  patrie  du  grand  Corneille,  le  jeune 
littérateur  bordelais  qui  nous  donne  la  primeur  de  ses  chants,  et  qui 
associe,  avec  tant  de  générosité,  la  poésie  à  la  charité,  en  sg  servant  de 
l'une  pour  répandre  l'autre! 

A.  MARTIN. 


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CBRONIQUfi  NORMANDE. 


Anciennbtb  de  L^HoRLOGBRiE  SUR  l'Auermont.  —  Depuis  1840,  époque 
du  congés  de  rAssociatîon  normande  à  Dieppe,  on  s'est  plusieurs  fois 
préoccupé  de  Torigine  de  Thorlogerie  sur  le  plateau  forestier  de  FAliermont, 
si  étroitement  resserré  entre  les  vallées  de  TEaulne  et  de  la  Béthune. 
MM.  P.-J.  Feret,  J.  Légal,  de  Dieppe,  et  Aug.  Croûte,  de  Saint-Nicolas- 
d'AIiermont,  ont  pris  part  à  la  discussion  ouverte  et  ont  soutenu  des  opi- 
nions opposées. 

M.  Feret  avançait,  d'après  une  tradition  qu'il  ne  garantissait  pas,  que 
cette  industrie,  si  exceptionnelle  pour  nos  campagnes,  avait  une  origine 
dieppoise.  11  crojait  qu'elle  ne  datait,  sur  l'Aliermont,  que  de  1694,  époque 
où  des  horlogers  de  Dieppe,  fujant  leur  patrie  incendiée  par  le  bombarde- 
ment, vinrent  s'y  fixer  et  j  formèrent  des  établissements. 

Cette  explication,  peu  vraisemblable,  fut  contestée  au  sein  même  de 
l'Association  par  le  représentant  d'une  des  plus  anciennes  familles  horlo- 
gères  de  la  contrée,  et,  depuis,  elle  a  été  combattue  de  nouveau,  à  diverses 
reprises,  dans  des  publications  locales  et  industrielles. 

Toutefois,  il  était  un  point  sur  lequel  tous  les  partis  s'accordaient  pleine- 
ment :  c'était  que,  jusqu'alors,  aucun  monument  historique  ne  démontrait 
l'existence  de  l'horlogerie  sur  l'Aliermont  avant  1700  ou  environ. 

Cette  conclusion,  vraie  alors,  ne  le  sera  plus  désormais.  Par  un  rare 
bonheur,  nous  avons  découvert  à  Dieppe  une  vieille  pendule  qui,  avec  le 


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—  337  — 

nom  de  son  fabricant,  porte  encore  la  date  et  le  lieu  de  sa  fabrication.  Cette 
horloge,  à  roues  et  à  poids,  présente  un  cadran  de  cuivre  sous  lequel  on  lit: 

DVCHAVSSOY 

A  S'-Iame 

MVCXXI. 

Ce  qui  signifie  :  Duchaussoy,  horloger  à  Saint-James  ou  SainWacques- 
d'Âlîermont,  en  1621.  Voilà  donc  Thorlogerie  existante  et  bien  constatée  sur 
le  plateau  de  rAliermont,  dès  le  régne  de  Louis  XIll. 

Par  une  bizarrerie  assez  singulière,  personne,  sur  TAliermont,  ne  porte 
maintenant  le  nom  de  Duchaussoy,  et  aucun  horloger  n'habite  plus  le 
village  de  Saintr Jacques.  Tous  les  ateliers  se  sont  groupés  à  Saint-Nicolas,  et 
ont  fait  de  cette  commune  rurale  un  centre  industriel  très  important. 

La  vieille  horloge  qui  nous  occupe  a  été  acquise  par  M.  Leclerc- 
Lefebvre,  Maire  de  Dieppe,  comme  un  monument  précieux  de  notre  in- 
dustrie départementale,  et  il  s*est  empressé  de  Toffrir  au  Musée  industriel 
fondé  à  Rouen  par  la  Société  d'Emulation. 

Un  Calligraphe  roubnnais  du  xv*  ^iècle. —  V Histoire  littéraire  de  la 
Fronce^  par  les  bénédictins  de  la  Congrégation  de  Saint-Maur,  nous 
apprend  (t.  XVP,  Disc,  prélimin.,  p.  38)  qu'au  temps  de  Philippe-Auguste 
et  de  saint  Louis,  notre  patrie  vit  un  spectacle  que  lui  envieront  les 
âiécles  les  plus  éclairés,  celui  de  quarante  mille  religieux  occupés 
à  la  fois  à  transcrire,  à  relier,  à  peindre  et  à  illustrer  des  livres.  On 
peut  assurer,  sans  crainte  d'être  démenti,  que,  dans  cette  grande  croisade 
artistique  et  littéraire,  la  Normandie  marcha  à  la  tète  du  mouvement 
civilisateur.  Chacune  de  nos  bibliothèques  l'atteste,  et  lo  Manuel  biblio- 
graphique  de  M.  Frère  est  là  pour  dérouler  le  catalogue  de  nos  richesses 
provinciales.  Le  discours  préliminaire  de  cet  ouvrage  prouve  toute 
l'activité  de  nos  moines,  et  les  colonnes  du  Dictionnaire  ont  inscrit  les 
collections  publiques  et  privées  qui  conservent  les  trésors  sortis  de  nos 
monastères. 
Tout  le  monde  connaît,  à  Rouen,  le  nom  de  Daniel  Daubonne,  ce  religieux 


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—  338  — 

de  Saint-Ouen,  qui  consacra  trente  années  de  sa  vie  à  illustrer  un  Graduel 
et  un  Antiphonaire  qui  comptent  parmi  les  monuments  de  cette  ville ,  la  plus 
riche  de  l'Europe  en  chefs-d'œuvre  du  Moyen-Age.  Chacun  de  nous  a 
admiré  chez  M.  Lebrument-Jeulin  ,  l'heureux  héritier  d'Eméric  Bigot,  ce 
merveilleux  manuscrit  de  Saint-Lô,  dont  les  fines  peintures  purent  rivaliser 
avec  ce  que  le  xvi«  siècle  a  produit  de  plus  parfait. 

Il  n'a  été  donné  qu'à  un  petit  nombre  de  contempler,  à  Goderville, 
chez  feu  le  docteur  Robin,  ces  charmants  Épistolier  et  Évangelier  qu'une 
main  pieusement  patiente  prépara  autrefois  pour  TAbbaje  de  Fécamp; 
mais,  à  coup  sûr,  il  n'est  pas  un  de  nos  lecteurs  qui  n'ait  vu  quelque  part 
une  de  ces  merveilles  de  la  calligraphie  monastique  qui  font  aujourd'hui 
la  fortune  et  la  joie  des  bibliophiles.  Tous  ont  cherché  avec  une  avidité 
curieuse  s'ils  ne  découvriraient  pas  dans  un  coin  de  ces  monuments 
paléographiques  le  nom  du  calligraphe  et  du  miniaturiste  auteur  du  chef- 
d'œuvre,  et  tous  ont  regretté  que  sa  main  trop  discrète  n'ait  jamais 
trahi  sa  modestie,  et  que  l'artiste  se  soit,  pour  ainsi  dire,  enseveli  dans 
son  œuvre. 

Aujourd'hui,  nous  serons  plus  heureux,  et  s'il  ne  nous  est  pas  donné 
d'offrir  un  nouveau  monument  calligraphique,  du  moins  nous  pouvons 
révéler  aux  habitants  do  Rouen  le  nom  d'un  habile  Gélestin  qui,  aa 
XV*  siècle,  au  milieu  des  luttes  et  des  déchirements  de  la  domination 
anglaise,  écrivait  et  peignait  au  milieu  d'eux,  tandis  que  des  mains  cou- 
rageuses préparaient  le  plan  de  Saint-Maclou  et  jetaient  les  fondements  de 
cette  merveille  architecturale  du  xv*  siècle. 

Voici  ce  qu'un  de  nos  amis  de  Lorraine  a  bien  voulu  extraire  pour 
nous  de  la  page  118  d'une  Chroniqtte  du  couvent  des  Célestins  de  Metz, 
rédigée  de  1371  à  1469;  Mss.  portant  le  n°  83  de  la  bibliothèque  de  la  ville 
de  Metz  :  copie  du  xvi*  siècle. 

ce  An  1125....  Et  fit  pareillement  le  même  jour  de  Toussains  profession 
frère  Jehan  Béat  Robert  lequel  fut  une  doulce  personne  et  de  bonne 
sainte  conversation  et  persévérait  toujours  seans  en  obediance  ei  labours 
pour  la  vie  commune  du  monastère  et  cscript  plusieurs  livres   pour  la 


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consolation  dez  frères,  c'est  assavoir  la  Bible  qui  est  iij  volumes  qui 
est  députer  pour  le  refectour  ou  on  lit  tous  les  jours  quant  le  temps 
le  requiert  et  légendaire  ou  on  lit  les  lessons  à  mâtine  et  ung  antiphone 
decat.  (?).  Li  fut  soubchantre  pour  cetuj  temps  Et  ung  missel  et  aultz 
besongnes  jusqu'à  Tan  M.  CCCC  et  L  en  quel  an  il  allait  à  chapitre  général 
à  Paris  avec  le  prieur  et  ne  retournait  point  ains  fut  envouez  à  Vichy 
en  Bourbonnois  et  puis  l'an  M.  CCCC  et  lxij  fut  envoyez  à  Rowan  en 
Normandie  pour  enluminer  dez  livres  et  ilac  trepissait  et  y  fut  ensevelit 
lad.  année  on  mois  de  novembre,  d 

Les  cloches  du  pays  de  Bray,  avec  leurs  dates,  leurs  noms^  leurs  inscriptions, 
leurs  armoiries  y  leurs  fondeurs  etc.,  le  tout  classé  topographiquement  et  chrono- 
logiquement par  M.  D.  Dergny,  cultivateur  à  Grandcourt;  in-S**  de  350 
pages,  orné  de  planches  reproduisant  49  écussons  armoriés.  —  Noua 
nous  faisons  un  plaisir  et  un  devoir  d'annoncer  à  nos  lecteurs  la  pro- 
chaine apparition  d'un  livre  consacré  aux  cloches  du  Pays  de  Bray. 
Depuis  trente  ans  environ,  les  cloches  de  nos  églises  commencent  à  attirer 
vivement  l'attention,  et  c'est  avec  bonheur  que  nous  avons  entendu  parler 
d'elles  à  des  poètes,  à  des  antiquaires,  à  dos  prêtres  et  à  des  pontifes. 

En  1832,  M.  Hyacinthe  Langlois,  qui  restera  toujours  notre  meilleur 
artiste-archéologue,  donna  le  signal  de  ce  mouvement  par  son  Hymne  à 
la  Cloche,  chant  pieux  auquel  le  temps  n'a  rien  enlevé  de  sa  grâce  ni  de 
sa  fraîcheur. 

En  1841,  le  cardinal  Giraud,  alors  évéque  do  Rhodez,  publia  sur  les 
cloches  de  sa  cathédrale  un  mandement  si  harmonieux,  que  ses  sons  tou- 
chants retentissent  encore  dans  l'àme  de  tous  ceux  qui  l'ont  lu.  A  cette 
même  époque,  M.  l'abbé  Barraud,  de  Beauvais,  essayait,  dans  \o  Bulletin 
monumental  do  M.  de  Caumont,  une  histoire  des  cloches  qu'il  complète  au- 
jourd'hui dans  les  Annales  archéologiques  de  M.  Didron.  Obéissant  à  l'im- 
pulsion donnée,  nous-méme  avons,  en  1844,  esquissé  dans  V Introduction 
de  nB&  Eglises  de  l'arrondissement  duHavre,  le  tableau  des  cloches  du  diocèse 
de  Rouen; 


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—  340  — 

Depuis  deux  ans,  M.  Tabbé  Corblet  a  fait  résonner  les  cloches  de  la 
Picardie  dans  sa  Revue  de  VArt  chrétien,  et  M.  le  docteur  Billon  a  déroulé 
dans  le  Bulletin  monumental  VEpigraphiecampanaire  de  Tancien  diocèse  de 
Lisieux.  C'est  donc  avec  bonheur  que  nous  voyons  l'œuvre  de  M.  Dergnj 
ajouter  une  pierre  nouvelle  à  Tédifice  commencé  dès  le  xvii*  siècle  par  le 
célèbre  Thiers,  curé  de  Vibraje  et  de  Champrond. 

Mais  le  dernier  travail  que  nous  annonçons  se  présente  avec  des  cir- 
constances particulières  qui  le  recommandent  à  Tintérét  et  à  la  bien- 
veillance spéciale  de  nos  lecteurs. 

Jusqu'à  présent,  tous  les  auteurs  qui  nous  ont  entretenu  des  cloches 
appartiennent  à  la  classe  élevée  et  instruite  de  la  société.  Qu'un  docteur, 
qu'un  antiquaire,  qu'un  prêtre,  qu'un  évéque  traitent  des  cloches,  rien  ici 
que  de  naturel  :  c'est  l'arbre  qui  porte  son  fruit.  Les  premiers,  en  effet,  sont 
versés  dans  toute  science  et  surtout  dans  celle  du  passé  ;  les  derniers  sont 
les  interprètes  de  nos  églises.  Si  l'on  venait  nous  dire  qu'un  curé  de  nos 
villages,  qu'un  vicaire  de  nos  villes  a  entrepris  l'histoire  et  la  description 
des  cloches  de  sa  paroisse,  de  son  doyenné,  de  son  archidiaconé,  de  son 
diocèse  même,  il  n'y  aurait  là  rien  qui  dût  nous  surprendre,  et  nous  n'aurions 
que  des  éloges  à  donner  à  un  si  bel  emploi  du  temps.  La  cloche  est  l'àme 
matérielle  de  nos  églises  et  l'un  des  éléments  importants  du  culte  chrétien. 
Mais  quand  nous  voyons  un  simple  et  humble  laboureur,  relégué  dans  un . 
des  plus  obscurs  villages  du  pays  de  Bray,  se  prendre  d'amour  pour  uo^ 
cloches  et  aller,  entre  deux  charrues,  dénicher,  au  péril  de  sa  vie,  une 
centaine  d'inscriptions  campanaires,  cette  entreprise  nous  touche  jusqu'au 
cœur  et  elle  donne  à  l'ouvrage  annoncé  un  cachet  tout  particulier  d'intérêt. 
Aussi  nous  espérons  que  chacun  de  nos  pieux  et  savants  lecteurs  voudra 
encourager  de  son  suffrage  l'œuvre  si  dévouée  d'un  laboureur  devenu 
archéologue  par  le  pur  amour  de  son  clocher. 

L'abbb  COCHET. 

DÉCOUVERTE  FAITE   A   RoUEN    DE    MONNAIES    ET    d'uN    BIJOU    D'OR.   —  LeS 

grands  travaux  de  Rouen  font  sortir  du  sol  de  l'antique  cité  des  débris  de 


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—  341  — 

tonte  sorte  qui  sont  revendiqués  pour  la  ville  —  quand  ils  présentent 
quelqu'intérét —  par  notre  savant  collaborateur  M.  André  Pottier,  conser- 
vateur du  Musée  d'Antiquités. 

Une  trouvaille  qui  éclipse  toutes  les  autres  a  été  faite  ce  mois-ci  dans 
Tenceinte  de  l'hôtel  de  la  Pomme-de-Pin,  autrefois  situé  rue  Saint-Jean. 
Sous  le  pavé  de  la  cour,  un  ouvrier  a  découvert  un  collier  d'or  et  une 
quantité  de  pièces  du  même  métal,  dont  les  plus  curieuses  ont  été  frappées 
sous  les  règnes  de  Charles-Quint  (1500-1558)  et  de  François  I"(l 494-1547). 
Ces  monnaies  sont  assez  frustes;  celles  du  roi-chevalier  ne  présentent  pas  la 
/f<^t/re  tant  recherchée  des  collectionneurs,  et  les  autres  ne  sont  pas  d'une  ra- 
reté bien  grande.  Ce  qui  fait  la  valeur  de  ce  trésor,  c'est  plutôt  le  milieu  d'où 
il  sprt  et  le  curieux  bijou  qui  l'accompagne.  Si  plusieurs  opinions  ont  été 
émises  sur  la  destination  de  cet  objet  d'art,  il  n'j  a  pas  eu  divergence  sur 
l'excellence  de  la  trouvaille,  et  quelques  personnes  ont  manifesté  même, 
en  cette  circonstance,  un  enthousiasme  voisin  du  fétichisme. 

Il  existe  dans  le  monde  de  la  curiosité  un  assez  grand  nombre  de  ces 
bijoux,  et  la  riche  collection  Debruge  en  renfermait  notamment  des  types 
extraordinairement  variés.  Les  sujets  traités  par  l'artiste  passaient  du 
sacré  au  profane,  suivant  le  caprice  de  l'amateur:  c'est  tantôt  la  Résurrec- 
tion, la  Vierge  et  l'Enfant;  tantôt,  Hercule  et  Omphale. 

L'objet  qui  nous  occupe  et  qui  se  rattache  bien  évidemment  à  l'art 
français  de  l'extrême  fin  du  xvi*  siècle,  est  une  cassolette  de  forme 
rectangulaire  présentant  en  relief  sur  la  face  principale  la  rencontra 
de  Jésus  et  de  Madeleine.  On  dirait  un  microscopique  théâtre.  Le  Christ 
est  séparé,  par  un  arbre,  de  la  Pécheresse  qui  tient  dans  ses  mains  la 
cassette  pleine  du  parfum  destiné  par  elle  a  être  versé  aux  pieds  du 
Sauveur.  Au  revers,  une  plaque  d'émail  noir,  enjolivée  d'arabesques, 
se  soulève  pour  former  cachette,  et  les  côtés  de  la  petite  scène  sont 
limités  par  des  consoles  allongées  où  viennent  se  joindre  les  deux  extré- 
mités d'un  même  chaînon.  Ce  bijou  se  portait  au  cou  comme  les  décorations 
du  Saint-Esprit,  de  la  Toison  d'Or,  et,  sur  les  riches  costumes  de  velours 
noir,  étincelait  comme  une  étoile  dans  un  ciel  terni.  La  mode  en  est  passée  ; 


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—  342  -- 

mais  cette  relique  délicate  trouvera  longtemps  des  admirateurs  et  dei 
enthousiastes  parmi  ceux  que  possède  le  culte  fervent  des  choses  de  la 
patrie.  M.  le  maire  de  Rouen,  dont  nous  retrouvons  le  nom  attaché 
à  tout  ce  qui  est  un  progrès  et  une  richesse  pour  notre  cité,  a  voulu  conser- 
ver à  la  ville  cette  belle  découverte.  Les  monnaies  et  le  bijou  d'or  sont 
aujourd'hui  la  propriété  de  l'administration  municipale  —  c'est-à-dire  de 
tout  le  monde  —  et  vont  venir  grossir  les  trésors  artistiques  que  nous 
possédons.  Aussi,  nous  nous  acquittons-avec  un  véritable  bonheur  du  devoir 
qui  nous  incombe  de  remercier  ici  M.  le  maire  de  Rouen  au  nom  de 
tous  ceux  qui,  en  France,  ont  gardé  le  goût  des  antiquités  nationales. 

GusTA\'E  GOUELLAIN. 

ÉCTJSSONS  GRAVÉS  SUR  PIERRE  TROUVES  A  DrOSAY,  PRÈS  SaINT-VaLERY-BN- 

Caux. — Dans  les  premiers  jours  de  mars  dernier,  M.  le  curé  de  Drosaj,  en 
déplaçant  l'autel  du  chœur  de  son  église,  a  trouvé,  encastrées  dans  la  mu- 
raille et  cachées  par  la  contre-table,  deux  pierres  blanches  parfaitement 
semblables,  de  32  centimètres  de  large  sur  53  de  hauteur. 

Sur  chacune  de  ces  pierres  oblongues  sont  artistement  sculptées  et  pro- 
fondément fouillées  les  armoiries  du  seigneur-patron  de  la  paroisse  de 
Drosaj  au  xvi*  siècle.  C'est  un  écu  portant  trois  fleurs  de  lis  et  chargé  en 
chef  d'un  lambel.  On  reconnaît  de  suite  un  prince  cadet  de  la  famille 
royale  de  France. 

Cet  écusson  est  surmonté  de  la  couronne  aux  fleurs  de  lis  et  entouré  de 
deux  colliers  royaux  :  d'abord  de  celui  de  l'ordre  de  Saint-Michel,  avec  ses 
coquilles  et  l'Archange  terrassant  le  dragon  ;  ensuite  du  collier  de  l'ordre 
du  Saint-Esprit  avec  ses  L  couronnées  et  sa  croix  chargée  de  la  colombe 
divine. 

M.  le  curé  de  Drosay  s'est  empressé  d'encastrer  dans  le  mur,  à  une 
place  honorable  du  chœur  de  son  église,  les  deux  pierres  qu'il  vient  de 
découvrir. 

F.-N.  LEROY. 


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PUBLICATIONS  DIVERSES. 


ROUENNERIES.  (Une  clef  dans  un  berceau,  —  De  Vintroduction  de  l'élément 
scientifique  dans  le  roman,  —  Abeilles  et  fleurs  de  lys,  etc.)  A.  Lebrument, 
libraire-éditeur,  quai  Napoléon,  55,  à  Rouen. — E.Dentu,  Palais- Rojal, 
à  Paris. 

Voici  un  petit  livre  sans  prétention  que  les  indiscrétions  attribuent  à  quelques 
jeunes  membres  distingués  du  barreau  de  Rouen.  Nous  respecterons  Tano- 
nyme  gardé  par  nos  confrères  de  la  plume,  tout  en  regrettant  qu*un  recueil,  pensé 
avec  esprit,  écrit  avec  délicatesse,  se  présente  au  public  sans  le  patronage  de  ses 
auteurs.  Ce  pauvre  métier  d^homme  de  lettres  est  assez  dénigré  de  nos  jours  pour 
que  cenx  qui  ont  en  eux  ce  qu'il  faut  pour  le  faire  respecter  ne  manquent  pas  à 
cette  tàcbe.  Du  reste,  nous  applaudissons  sincèrement  et  sans  réserve  à  la  tentative 
excellente  que  nous  signalons  aujourd'hui,  et  nous  voudrions  pouvoir  associer  les 
noms  des  élégants  écrivains  des  Rùuenneries  aux  éloges  sans  partage  que  nous 
donnons  à  leur  œuvre.  G.  G. 


LE  GOUVERNEMENT  DE  NORMANDIE  AU  XVII«  ET  AU  XVIII»  SIÈCLE, 
d'après  la  Correspondance  inédite  des  Marquis  de  Beuvron  et  des  Ducs  d'Harcourt, 
par  M.  HiPPEAU,  professeur  à  la  Faculté  des  lettres  de  Caen.  —  A  Caen,  chez  A.  Har- 
DBL,  éditeur. 


HISTOIRE  DE  JOUVENET,  par  F.-N.  Leroy  (de  Cany).  —  1  vol.  in^«  de  500 
pages.  —  Caen,  1860.  —  Hardbl,  imprimeur-libraire. 

DU  MÊME  auteur: 

HISTOIRE  DE  LA  COMMUNE  DE  MONTÉROLLIER.  —  1  vol.  in-«'>.  —  Paris, 
DiDRON,  éditeur. 

ESSAI  SUR  LES  VITRAUX  DE  BLOSSEVILLE^ÈS-PLAINS.  —  1  vol.  in-8».  — 
Paris,  DiDRON,  éditeur. 

Tona  ces  ouvrages  sont  en  vente  chez  A.  Lebrument,  libraire,  à  Rouen. 


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—  344 


DERNIÈRES  PUBLICATIONS  DE  M.  A.  CANEL,  l'un  des  collaborateurs 
de  la  Revue  de  la  Normandie. 

Notice  sur  la  Vie  et  les  Écrits  de  Vabbé  G.-A.-H.  Boston,  chanoine  de  Rouen,  ëvèqne 
nommé  de  Sëez,  etc.  —  Rouen  et  Caen,  1861,  1  vol.  în-12. 

Le  Combat  judiciaire  en  Normandie,  (Extrait  du  XXI II*  volume  des  Mémoires  de  la 
Société  des  Antiquaires  de  Normandie).  —  Caen,  A.  Hardel,  éditeur,  1858,  1  vol. 
in-8«. 

Poésies  complètes  de  Catulle,  nouvelle  traduction  en  vers  français.  —  Rouen,  1860. 
A.  Lebrument,  éditeur,  i  vol.  in-12. 

Histoire  de  la  Barbe  et  des  Cheveux  en  Normandie,  —  Rouen,  1859,  A.  Lebrument, 
éditeur.  1  vol.  in-12. 

Le  Blason  populaire  de  la  Normandie  (proverbes,  sobriquets,  dictons,  relatifs  à 
cette  province  et  à  ses  habitants).  —  Evreux,  1853,  2  vol.  in-8°. 


P,'S.  —  M.  Tabbé  Cochet,  sachant  que  plusieurs  personnes  le  considèrent  comme 
le  Directeur  de  la  Bévue  de  la  Normandie,  nous  prie  de  dire  qu'il  est  resté  étranger 
au  choix  des  articles  qui  composent  le  présent  Numéro,  et  qu'il  ne  doit  être  conî?idérë 
comme  responsable  que  des  seuls  articles  signés  de  lui. 


ftowi.  -"  u».  s.  GAAIlum,  ft»  MUltaB,  ft. 


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VARIÉTÉS. 


-*>*?tfMr*«- 


LE  COMÉDEN  NEUVILLE  &  W'  DE  MONTANSIER 

AU  THÉÂTRE  DE  ROUEN. 


Il  i  i<ii  t  II 


Le  comédien  Neuville  (il  signait  Honoré-Bourdon  de  Noeuville), 
dont  le  nom  se  trouve  associé  à  celui  de  M"°  de  Montansier  dans 
les  fastes  du  théâtre  de  Paris,  à  Tépoque  de  la  Révolution,  possé- 
dait, depuis  Tannée  1T79,  le  privilège  des  théâtres  des  trois  géné- 
ralités de  Rouen,  de  Caen  et  d'Alençon.  Il  le  partageait  avec 
l'actrice  célèbre  dont  nous  venons  de  parler.  De  toutes  les  difficultés 
contre  lesquelles  il  avait  à  lutter,  M"*  de  Montansier  n'était  pas  la 
moindre.  Celle-ci,  en  effet,  déjà  pourvue  du  privilège  des  spectacles 
de  la  Cour,  s'était  associé  Neuville  pour  Texploitation  de  celui  de 
Rouen,  et  elle  semblait  n'avoir  d'autre  souci  que  de  puiser  à  pleines 
mains  dans  la  caisse  de  son  co-directeur.  Elle  lui  abandonnait  très 
libéralement  les  charges  de  l'emploi  dont  elle  s'appropriait  sans 
gêne  les  bénéfices.  C'était  toujours  avec  l'intention  de  demander  de 
l'argent  à  Neuville  qu'elle  se  décidait  à  quitter,  pendant  quelques 
jours,  sa  vie  splendide  de  Versailles,  pour  visiter  la  capitale  du 
gouvernement  de  Normandie  (1). 

(1)  Margnerite  Branet,  dite  M"^  de  Montansier,  née  à  Bayonne  en  1730, 
mourut  à  Paris  le  13  juillet  1820. 

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Leur  association  pour  Texploitation  d'un  privilège  théâtral  avait 
commencé  par  un  lien  plus  tendre,  rompu  et  renoué  bien  des  fois. 
Les  infidélités  de  M"*  de  Montansier  brisèrent  le  cœur  de  Tamou- 
reux  Neuville,  et  quand  à  ces  motifs  de  brouilleries  vint  se  joÎDdre 
la  question  d'argent,  de  violentes  récriminations,  des  menaces 
même,  remplacèrent  les  rapports  d'afiection  et  de  confiance  qui 
avaient  uni  les  deux  artistes,  transportant  dans  la  vie  privée 
quelques-unes  des  scènes  qu'ils  avaient  à  représenter  au  théâtre.  Le 
privilège  de  Rouen  et  de  la  Normandie  avait  été  d'abord  donné  à 
Neuville  seul,  sur  la  recommandation  de  la  Montansier,  protégée 
par  M.  Campan,  secrétaire  du  cabinet  de  la  reine  Marie-Antoi- 
nette, et  par  le  duc  d'Harcourt,  gouverneur  général  de  la  Nor- 
mandie. Pourvu  de  ce  titre,  Neuville  fit,  pour  mettre  le  théâtre  en 
état,  des  dépenses  considérables.  Ses  afiaires  prospérèrent  et  M"'  de 
Montansier  éprouva  le  besoin  de  partager  ses  profits.  Elle  avait  cédé, 
il  est  vrai,  son  privilège  à  Neuville,  écrivit-elle  au  duc  d'Harcourt, 
mais  c'était  une  simple  formalité,  et  elle  prétendait  en  jouir  de  compte 
à  demi  avec  le  directeur.  Elle  demandait  donc  avec  instance  qu'im 
acte  de  société  consacrât  ses  droits.  A  cette  prétention,  Neuville  ne 
faisait  aucune  objection.  Ne  voulant,  disait-il  à  son  tour,  que  le 
bonheur  d'une  personne  qui  lui  était  chère,  il  était  prêt  à  signer  un 
acte  de  société.  Mais  il  voulait  que  le  traité  embrassât  à  la  fois  les 
spectacles  de  la  Cour  de  Versailles  et  le  théâtre  de  la  Normandie, 
comme  M"*  de  Montansier  le  lui  avait  promis.  Il  exigeait,  de  plus, 
que  des  garanties  lui  fussent  données  pour  la  régularité  de  ses 
comptes;  il  entendait  avoir  entre  ses  mains  la  gestion  des  deux 
entreprises  et  faire  régler  d'avance  la  part  de  bénéfices  qui  devait 
revenir  à  chacun  d'eux. 


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Ces  précautions  offensaient  la  belle  et  fière  Montansier,  qui  vou- 
lait se  faire  la  part  du  lion,  prendre  sans  compter  et  dépenser  de 
même. 

Dans  une  longue  lettre  écrite  le  4  juin  1779,  à  M.  Campan,  le 
malheureux  Neuville  exposa  ses  griefs  contre  son  associée,  qu'il 
accusa  tout  simplement  de  folie  et  d'extravagance.  Il  prit  l'hono- 
rable secrétaire  du  cabinet  de  la  reine  à  témoin  des  promesses 
formelles  qui  lui  avaient  été  faites,  et  il  lui  rendit  compte  en  ces 
termes  d'une  visite  faite  à  Rouen  par  M"'  de  Montansier  : 

«  M"*  de  Montansier  nous  est  arrivée  au  moment  où  nous  nous 
7  attendions  le  moins.  Elle  avait  vu  d'abord  le  spectacle  incognito 
(c'était  la  Belle  Arsène,  donnée  avec  la  plus  grande  pompe).  Tous  les 
camarades,  hommes  et  femmes,  étaient  sur  la  scène,  superbement 
vêtus;  et  le  public  très  nombreux,  quoique  ce  fût  un  mardi,  lui  a 
prouvé,  par  ses  applaudissements,  qu'il  me  savait  quelque  gré  de  ce 
que  je  m'attachais  à  faire  faire  le  devoir  et  par  conséquent  à  contri- 
buer à  sa  satisfaction  et  au  bien-être  général.  » 

Neuville  raconte  ensuite  la  fête  donnée  à  la  célèbre  actrice  par 
toute  la  troupe  réunie.  On  avait  lieu  de  croire  qu'elle  se  montrerait 
sensible  à  d'affectueuses  démonstrations.  Il  en  fut  tout  autre- 
ment: 

«  Elle  a  commencé,  ajoute-t-il,  par  nous  tourmenter  tous  par 
une  prétendue  jalousie  contre  une  personne  à  qui  je  n'avais  parlé 
qu'une  fois.  Convaincue  de  son  erreur  sur  ce  point,  elle  m'a  dit  qu'il 
lui  fallait  de  l'argent.  J'en  ai  emprunté  pour  la  contenter.  Ensuite, 
eUe  m'a  demandé  de  faire,  sur-le-champ,  un  contrat  de  société, 
pour  les  privilèges  de  Rouen  et  ceux  de  la  Cour.  Je  lui  ai  répondu 
que  je  ne  demandais  pas  mieux;  mais  que,  comme  il  fallait  tout  pré- 


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voir,  dans  un  tel  contrat,  ce  n'était  pas  Taffaîre  d'un  moment; 
qu'elle  n'avait  qu'à  mettre  ses  clauses  par  écrit,  que  j'y  mettrais  les 
miennes  et  que  nous  soumettrions  le  tout  à  des  personnes  en  place, 
honnêtes  et  éclairées,  qui  s'intéressaient  à  eUe,  telles  que  M.  de  La 
Saône,  M.  l'Echevin,  etc.,  etc. 

»  M"*  Montansier  a  trouvé  ces  prétentions  ridicules  et  m'a  pro- 
posé de  m'acheter  mon  entreprise  de  Rouen  ou  de  me  vendre  la 
sienne.  J'ai  consenti  à  tout  ce  qu'elle  a  voulu,  jusqu'à  lui  donner, 
ainsi  qu'elle  le  désirait,  dix  mille  livres  pour  ses  privilèges  et  pré- 
rogatives. 

»  Il  y  a  tout  lieu  de  croire  qu'elle  ne  cherchait  qu'à  me  tour- 
menter, car  elle  n'a  pas  tardé  à  changer  d'avis;  et,  voyant  que 
j'adhérais  à  toutes  les  propositions  qu'elle  m'avait  faites,  elle  a  fini 
par  me  dire  qu'elle  ne  voulait  ni  me  céder  son  entreprise  à  la  suite 
de  la  Cour,  ni  même  m'y  associer  en  aucune  manière;  mais  qu'elle 
prétendait,  malgré  cela,  être  de  moitié  dans  mon  entreprise  de 
Rouen.  » 

M"*  de  Montansier  ne  se  borna  pas  à  poser  cet  ultimatum  :  elle 
menaça  Neuville  de  lui  faire  perdre  les  bonnes  grâces  de  tous  ses 
protecteurs  et  de  le  réduire  à  la  dernière  misère,  s'il  ne  voulait  pas 
en  passer  parce  qu'elle  désirait  de  lui.  L'infortuné  directeur  ne  peut 
concevoir  le  principe  qui  fait  agir  sa  capricieuse  camarade  :  «  Si 
certaine  liaison,  ajoute-t-il  (toujours  dans  sa  lettre  à  M.  Gampan), 
contre  laquelle  je  lui  ai  parlé  en  véritable  ami,  avant  mon  départ 
de  Paris,  qu'elle  eût  dû  rompre  en  conséquence  et  qu'elle  a  conti- 
nuée, parce  qu'elle  la  prétend  innocente  ^e  le  désire!),  est  la  cause 
de  ses  extravagances  et  des  persécutions  qu'elle  me  fait  essuyer, 
que  je  la  plains!  qu'elle  se  prépare  de  chagrins  et  de  remords, 


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d'avoir  sacrifie  tout  ce  qu'elle  devait  à  un  galant  homme ,  tout  ce 
qu'elle  se  devait  à  elle-même,  et  à  qui?...  » 

Il  n'y  avait  pas  pour  le  directeur  de  Rouen  à  faire  de  grands  frais 
d'imagination  pour  trouver  le  véritable  mobile  qui  avait  amené  près 
de  lui  M"*  de  Montansier.  Il  fallut  qu'il  s'exécutât  encore  lorsqu'elle 
vint  prendre  congé  de  lui,  et  qu'il  lui  donnât  les  dernières  dix-huit 
cents  livres  qui  lui  restaient. 

Il  est  bon  que  nous  entendions,  sur  ces  démêlés.  M""  de  Montan- 
sier elle-même.  Elle  s'explique  très  catégoriquement  sur  ses  préten- 
tions dans  une  lettre  qu'elle  adressa  le  12  du  même  mois  à  M.  le  duc 
d'Harcourt.  EUe  convient  bien  qu'elle  a  demandé  pour  Neuville  la 
jouissance  du  privilège  de  la  province,  mais  elle  s'en  repent.  EUe 
voudrait  qu'on  annulât  la  cession  qu'elle  a  faite,  et  elle  tient  (nous 
savons  dans  quel  but)  à  partager  avec  lui  le  privilège.  Il  ne  pourra 
résulter  de  leur  association,  ajoute-t-elle  fort  habilement,  que  d'heu- 
reux résultats  pour  la  province.  Une  lettre  autographe  de  M"*  de 
Montansier  est  assez  précieuse  pour  qu'on  la  lise  ici  avec  plaisir; 
on  verra  qu'elle  en  usait  à  l'égard  de  la  langue  française  avec  autant 
de  sans-façon  qu'envers  Neuville  : 

12  Juin  1779. 
Monseigneur, 

Je  comptais  avoir  l'honneur  de  vous  ad  viser  une  lettre  le  même  jour 
f^uc  j'ai  eu  celui  dans  écrire  une  à  madame  la  duchesse  ;  mais  i'an  é  oto 
ampéché  par  une  petite  maladiie  qui  m'a  pris  subitement  et  dont  je  ne 
sais  débarrassée  que  depuis  deux  jours. 

J'ai  imploré  les  bontés  de  madame  la  duchesse  auprès  de  vous,  mon- 
seigneur, sur  les  solicitasions  que  l'on  m'a  assuré  que  l'on  y  ferait  pour 
obtenir  do  vous  que  le  sieur  Noeuville  aict  la  jouissance  à  lui  seul  du 


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privilège  de  la  province,  que  vous  avois  eu  la  bonté  de  m'accorder.  J*ai 
eu  l'honneur  de  vous  dire  à  Caén,  quoi  que  fort  succintement,  les  raison 
qui  m'avoit  fait  signer  cette  mauditte  cession.  J'ai  évité  autan  qu'il  m'a 
été  possible  de  donner  des  tors  au  sieur  Noeuville,  vis-à-vis  de  vous,  mon- 
seigneur ;  mais  vous  avois  dû  voir  et  nous  avons  veu,  combien  j'étais 
dupe  de  ma  bonne  foy.  Votre  justice  vous  a  porté  à  me  donner 
des  ordres  que  î'ai  fait  fait  passer  au  sieur  de  Noeuville.  J'ai  cru  qu'ositôt 
qu'il  les  auroit  reçus,  il  auroit  annulé  la  ditte  cession,  que  nous  aurions 
fait  l'acte  de  sosiété  et  qu'il  n'auroit  pas  osé  ce  permettre  la  plus  petite 
réclamation  pour  abuser  d'un  titre  qui  de  lui  à  moj  ne  doit  pas  an  être 
un.  Cependant  la  cession  subsiste  ;  notre  acte  de  société  n'est  point  fait 
et  je  n'entans  parler  de  rien.  Le  sieur  Noeuville  aura  cherché  à  inté- 
resser vos  bontés;  mais  comme  elles  sont  toujours  à  côté  de  votre  jus- 
tice, elle  me  fera  conserver  les  droits  que  vous  avois  bien  voulu  me 
donner  sur  le  privilège  de  la  province  dont  je  n'ai  pas  peu  disposer  dans 
auqun  cas,  sans  votre  agrément.  Un  second  ordre  de  votre  part  au  sieur 
de  Noeuville  m'en  fera  jouir.  J'atans  ce  moment  pour  m'occuper  des  opé- 
rations absolument  nécessaires  pour  rendre  la  troupe  de  Rouen  agréable, 
qui  ne  l'est  pas  pour  le  présent.  Il  j  a  manque  des  sujets  que  j'ai  la 
facilité  d'y  anvoyer,  du  momant  que  mes  droits  seront  constatés  ;  Ton 
y  désire  aussi  M.  Ofrène  que  j'i  amènerai  pour  quelque  temps.  La  pro- 
vince, monseigneur,  ne  peut  que  gainer  que  je  me  melle  de  cette  besogne. 
J'ai  des  ressources  tan  pour  la  composition  de  la  troupe,  que  pour  la 
solidité  péquinière.  L'établissement  ne  vient  de  ce  faire  à  Rouen  que  sur 
mon  crédit  et  le  papier  que  j'ai  signé  pour  vingt-huit  mille  livres  (1). 
Si  je  ne  suis  plus  pour  rien  dans  la  direction  la  confiance  est  détruite 
et  le  plus  petit  événement  renversera  la  machine.  Je  vous  suplie,  mon- 
seigneur, de  me  faire  passer  vos  ordres  et  au  même  temps  si  vous  désirés 
que  j 'an vois  à  Caén  la  comédie  d'icy  pendant  l'intervalle  du  voyage  do 

(1)  M"*  Montansier  ne   dit  pas  que  Neuville  avait  souscrit  à  fion  ordre  des  billets 
pour  la  même  somme,  et  même  pour  une  somme  plus  considérable 


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Compiégne  et  Fontainebleau.  Mon  intencion  est  de  former  une  troupe 

lannée  prochenne  pour  Gaen,  pour  éviter  le  désa^ément    qu'il  y  an  ait 

ancore  une  aussi  mauvaise  que  celle  qui  y  est  cette  année.  Car  on   m'a 

dit   qu'elle  était  détestable.  Sojés  persuadé,  monseigneur,  que  je  metterai 

toigours  tous  mes  soins  à  vous  prouver  que  je  mérite  la  grasce  que  vous 

m'aTois  accordé,   et  une  seconde  que  j'implore  en  vous  supljant  de  me 

faire  conserver  la  première.  J'ai  tor,  je  l'avoue;  mais  je  ne  l'ai  que  dans 

la  forme,  et  non   dans  le  fond;  puisque  ce  n'et  qu'un  torde  confiance  et 

vous  ne  permetterés  pas  que  l'on  an  abuse.  J'ai  l'honneur  d'être  avec  le 

plus  profond  respet, 

Monseigneur, 

Votre  très  humble  et  très  obéissante  servante, 

De  Montansier.  (1) 
A  Versailles  ce  12  juin  1T79. 

Neuville  eut  beau  résister,  M""  de  Montansier  tint  bon  ;  il  fallut 
qu'il  se  résignât  à  lui  céder  la  moitié  de  son  privilège  sans  avoir, 
comme  il  le  désirait,  la  même  part  dans  le  sien.  Après  s'être 
assuré  ainsi  un  revenu  sur  les  bénéfices  d'une  direction  dont 
son  associé  aurait  tous  les  embarras,  elle  retourna  à  Versailles, 
où  elle  put  combiner  tout  à  son  aise  des  projets  qui  devaient 
lui  procurer  une  brillante  fortune,  et  dont  nous  dirons  plus  loin 
quelques  mots. 

L'année  1780,  sur  laquelle  les  documents  que  nous  avons  entre 
les  mains  ne  nous  donnent  que  des  renseignements  insuffisants, 
offrit  peu  de  profits  à  la  direction  du  théâtre  de  Rouen.  La  pre- 
mière partie  de  l'année  1781  n'avait  pas  été  plus  brillante.  Neu- 
ville avait  dépensé,  à  ce  qu'il  assure,  plus  de  40,000  francs  pour 
payer  les   pensionnaires,  satisfaire  M"*  de  Montansier,  renouveler 

(1)  Cette  lettre  et  les  autres  documents  dont  nous  nous  sommes  servis  sont  conserves 
dans  les  archives  du  château  d'Harcourt. 


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les  décorations,  former  des  magasins,  etc.  La  salle  dans  laquelle 
il  avait  installé  sa  troupe  était  nouvellement  construite  ;  elle  avmt 
exigé,  pour  être  mise  en  état,  des  frais  considérables.  Les  temps 
commençaient  à  devenir  meilleurs.  «  Il  avait  beaucoup  semé,  disait- 
il,  maintenant  allait  venir  la  récolte  !  » 

Malheureusement,  il  apprit  au  mois  de  juillet  que  rancienne 
salle,  appartenant  à  M.  Haillet  de  Couronne,  lieutenant-général 
au  Bailliage  de  Rouen,  venait  d'être  louée  à  une  troupe  de  jeunes 
comédiens  dont  les  représentations  ne  manqueraient  pas  de  faire  à 
celles  de  ses  acteurs  une  rude  concurrence.  Il  ne  pouvait  voir 
sans  une  vive  appréhension  rétablissement  d'un  nouveau  spectacle 
dans  une  salle  voisine  delà  sienne,  salle  que  le  public  reverrait 
sans  doute  avec  plaisir,  attendu  que  le  prix  des  places  y  devait 
être  bien  moins  élevé.  M.  Haillet  de  Couronne  prétendait  user  de 
son  droit  en  louant  sa  salle  à  qui  bon  lui  semblerait.  Il  avait  l'au- 
torisation du  lieutenant-général  de  police,  et  Neuville  fut  forcé 
de  transiger.  Il  se  décida  à  prendre  lui-même  la  salle  au  prix 
de  2,300  livres  par  an.  Il  devait  y  donner  des  bals,  des  concerts 
aux  jours  de  fêtes  solennelles;  il  y  organisa  pour  les  autres  jours 
des  représentations  de  divers  genres,  ce  qui  l'obligea  à  faire  de 
grandes  dépenses.  Il  paya  donc  beaucoup  d'argent  pour  se  faire 
concurrence  à  lui-même.  M"'  de  Montansier  refusa  de  signer 
le  bail.  Elle  avait  pour  système  de  ne  s'engager  que  pour 
le  partage  des  recettes.  Du  reste,  comme  on  le  verra  bientôt, 
le  seul  avantage  que  Neuville  retira  de  la  location  de  cette 
seconde  salle  fut  un  double  procès  qu'il  eut  à  soutenir,  l'un 
contre  les  actionnaires  de  la  salle  dans  laquelle  avaient  lieu  les 
grandes  représentations,  et  l'autre  contre  les  voisins  de  la  salle 


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—  363  — 

de  M.  Haillet  de   Couronne,  incommodés   par  le  bruit  des  con- 
certs et  effrayés  du  peu  de  solidité  des  murs. 

Quelques  bénéfices  dus  à  une  heureuse  circonstance  vinrent, 
pendant  les  derniers  mois  de  Tannée  1781,  lui  apporter  un  peu 
de  consolation  et  de  bien-être.  La  reine  Marie- Antoinette  donna, 
le  22  octobre,  un  Dauphin  à  la  France.  Des  réjouissances  publiques 
signalèrent  cet  événement,  et  Neuville  voulut  s'associer  à  la  joie 
universelle  en  faisant  chanter  sur  son  théâtre  de  Rouen  des  cou- 
plets composés  eu  l'honneur  du  nouveau  Dauphin,  et  en  faisant 
même  représenter  une  pièce  de  circonstance  sur  laquelle  il  comp- 
tait pour  avoir,  comme  on  dit,  salle  comble. 

Une  comédie  en  im  acte  et  en  prose,  mêlée  de  chant  et  de  vau- 
devilles, intitulée  :  la  Fête  Dauphine  ou  le  Monument  français^  fut 
représentée  par  l'élite  de  la  troupe,  le  7  novembre  1781,  avec 
beaucoup  de  succès. 

La  scène  se  passait  dans  un  village  maritime  de  Normandie. 
On  voyait  d'abord  des  ouvriers  occupés  à  terminer  une  fontaine 
nouvellement  construite,  dont  la  partie  supérieure  était  couverte 
d'un  voile.  Sous  ce  voile  se  cachait  une  œuvre  de  sculpture,  qui 
devait  être  solennellement  inaugurée.  On  entend  le  bruit  du  canon. 
Il  annonce  l'approche  d'un  vaisseau  ennemi.  Déjà  la  veille,  le 
brave  Philippe,  fils  du  capitaine  Lartimon,  a  soutenu  contre  un 
brick  anglais  un  rude  combat.  Un  des  ouvriers  espère  pour  lui  une 
nouvelle  victoire.  —  Elle  arriverait  à  propos,  ajouta-t-il;  aujour- 
d'hui,- l'inauguration  de  ce  monument,  ensuite  une  prise  anglaise 
que  nous  verrions  entrer  ce  soir,  et,  par-dessus  tout,  la  naissance 
de  notre  Dauphin  !  Oh!  celle-là  nous  fait  plus  de  bien  que  l'eau 
douce  de  cette  fontaine  ne  ferait  de  plaisir  à  un  marin  qui  n'en  au- 


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rait  pas  bu  depuis  trois  mois  !  —  Il  y  aura  encore  une  autre  bonne 
nouvelle  pour  Philippe  en  arrivant:  c'est  qu'il  épousera  la  jolie 
petite  Babet  —  La  fille  de  notre  inspecteur  ?  —  Oui:  ils  s'aiment 
depuis  longtemps.  Le  père  Lartimon  en  a  fait  la  demande  hier 
pour  son  fils. 

Et  voilà  tout  le  village  qui  s'apprête  à  prendre  joyeusement 
sa  part  de  tous  les  plaisirs  qui  se  préparent,  à  commencer  par 
le  père  Lartimon  jusqu'à  Jji  Mèche  le  canonnier,  et  à  Coron  le  ca- 
rillonneur.  Les  deux  derniers  se  disputent  à  qui  fera  le  plus  de 
bruit  en  l'honneur  de  la  naissance  du  Dauphin.  Le  carillonneur 
prouve  que  c'est  lui  qui  doitl'emporter  sur  son  rival,  enchantant 
l'ariette  qui  suit  : 

Air  .  Le  6on  setgneur  cie  not'tni/age  (des  lYms  Fermiers  ) 

S'il  faut  qu^une  bonne  nouvelle 
Fasse  grand  bruit...  et  s'en  aille  bien  loin. 
Dites-moi,  qui  tous  vous  appelle? 
N'est-ce  pas  moi  qui  prends  ce  soin? 
Mais  jamais  je  n'eus  plus  de  zèle      {bis,) 
Qu'en  annonçant  notre  Dauphin,        (bis.) 
Drin  din  din,  din,  din,  din,  din  : 
Morbleu!  j'allais  à  tire  d*aile,       {bis.) 
Vive  l'enfant  d'un  roi  si  bon  ! 
Grand  carillon,  grand  carillon. 
Grand  carillon,  grand  carillon. 
Quand  il  vient  au  monde  un  Bourbon  ! 
Grand  carillon,  grand  carillon. 
Drin  din  din,  din,  din,  din,  din. 
Grand  carillon. 


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Que  d'bien,  que  d'bien  fait  c*te  naissance, 

Fait  c'te  naissance  I 
Et  com*  chacun  faisait  des  vœux! 
Quy en  suis  joyeux,  qu'j'en  suis  heureux  I 
Quand  un  beau  Dauphin  naît  en  France, 
C'est  rsoleil  qui  naît  dans  les  cieux. 
Que  d'bien  nous  a  fait  la  naissance 
De  c'beau  Dauphin  qui  vient  en  France  ; 
Qu'j'en  suis  joyeux!  qu'j 'en  suis  joyeux!      {bis.) 
Non,  jamais  je  n'eus  plus  de  zèle 
Qu'en  annonçant  notre  Dauphin,  etc. 

Toute  la  pièce  était  naontée  sur  ce  pied  lyrique  et  royaliste.  Le 
Roi,  le  Dauphin  et  son  auguste  mère,  la  reine  Marie- Antoinette,  y 
étaient  l'objet  des  compliments  les  plus  affectueux,  des  plus  tou- 
chantes allusions.  «  Leurs  noms  étaient  écrits  dans  tous  les  cœurs 
des  bons  Français.  Il  n'y  avait  qu'une  voix  pour  célébrer  les  vertus 
qui  leur  avaient  conquis  l'amour  du  peuple.  » 

Pour  le  bonheur  des  Français, 
Notre  bon  Louis  seize 
S'est  allié  pour  jamais 
Au  sang  de  Thérèse. 
De  cette  heureuse  union 
Il  sort  un  beau  rejeton  ! 
Pour  répandre  en  notre  cœur 
Une  joie  parfaite. 
Conserve,  ô  ciel  protecteur. 
Les  jours  d' Antoinette l 

La  cérémonie  s'achevait  au  milieu  d'un  enthousiasme  général: 


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—  866  — 

Philippe  avait  pris  le  brick  anglais.  —  Des  officiers  prisonniers 
étaient  amenés  sur  la  scène  :  traités  avec  une  cordialité  toute  fran- 
çaise, ils  s'associaient  aux  éloges  prodigués  au  souverain,  à  Tau- 
guste  reine  et  au  nouveau-né.  Le  monument  apparaissait  tout  à  coup 
aux  yeux  charmés,  avec  son  couronnement  qui  consistait  en  un 
magnifique  Dauphin,  sjrmbole  de  la  joie  publique;  et,  comme  dans 
tout  bon  vaudeville,  Philippe  épousait  Babet. 

L'auteur  de  la  pièce  était  un  comédien  ambulant,  qui  se  trouvait 
par  hasard  à  Rouen.  11  portait  un  nom  alors  bien  obscur,  mais  des- 
tiné à  une  triste  célébrité.  C'était  le  trop  fameux  CoUot  d'Herbois! 
Bien  en  prit  aux  habitants  de  Rouen  de  n'avoir  pas  été  trop  sévères 
à  son  égard  :  on  sait  de  quelle  manière  le  proconsul  de  1793 
vengea  le  comédien  sifflé  par  le  parterre  de  Lyon  ! 

Le  vaudeville  de  Collot  d'Herbois  était  meilleur  que  les  différentes 
pièces  offertes  au  directeur.  Je  ne  sais  si,  plus  tard,  l'auteur  se 
montra  reconnaissant  de  la  préférence  qu'il  lui  avait  donnée.  Il  eut, 
en  attendant,  maille  à  partir  avec  plusieurs  amateurs  dont  il  n'avait 
pas  accepté  les  couplets.  Un  d'eux  s'en  prit  à  lui  du  peu  de  succès 
d'un  divertissement  joué  sur  son  théâtre. 

Une  lettre  écrite  au  duc  d'Harcourt  par  M.  Mustel,  chevalier  de 
Saint-Louis,  et  agronome  de  Rouen,  nous  fait  connaître  les  griefs 
qu'il  avait  contre  le  directeur  du  théâtre.  Il  avait  voulu  réchauffer 
l'enthousiasme  populaire  en  composant  une  Fête  pastorale,  divertis- 
sement en  un  acte  offert  par  lui  à  Neuville.  Celui-ci  lui  avait  promis 
de  faire  représenter  sa  pièce,  mais  de  ne  le  désigner  comme  auteur 
que  si  elle  réussissait.  M.  Mustel  avait  mis  au  jour  un  ouvrage  en 
deux  volumes  sur  les  pommes  de  terre,  et  un  autre  sur  le  pain  éco- 
nomique. Il  venait  récemment  de  publier  la  première  partie  de  son 


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—  357  — 

Traité  théorique  et  pratique  de  la  Végétation.  Il  n'aurait  pas  voulu 
que  son  nom  fût  jeté  au  parterre,  comme  celui  de  l'auteur  d'une 
pièce  tombée.  La  pièce  tomba,  le  public  voulut  qu'on  lui  nommât 
Fauteur,  et  Neuville  eut  l'indiscrétion  de  proclamer  le  nom  de 
M.  Mustel.  Grande  colère  de  la  part  de  celui-ci.  C'était  le  directeur 
lui-même  qui  était  cause  de  la  froideur  avec  laquelle  le  public  avait 
accueilli  la  pièce.  Il  devait  confier  les  rôles  aux  meilleurs  acteurs; 
il  avait  choisi  les  plus  médiocres!  Il  s'était  engagé  à  mettre  xm  bon 
nombre  àHcjtpelants  dans  le  parterre;  pas  un  seul  n'avait  donné  le 
signal  des  applaudissements  ! 

La  correspondance  de  Neuville  le  montre,  pendant  la  durée  de 
son  privilège,  exposé  aux  tracasseries  qu'éprouve  tout  directeur 
de  théâtres.  Nous  ne  parlons  pas  de  celles  que  font  naître  les  rela- 
tions de  chaque  jour  avec  les  sujets  très  peu  dociles,  en  général,  qui 
sont  enrôlés  sous  son  administration;  avec  le  parterre  plus  exigeant 
peut-être,  à  Rouen,  que  partout  ailleurs;  avec  les  officiers  de  la 
garnison,  habitués  à  traiter  cavalièrement  acteurs,  actrices,  régis- 
seurs et  directeurs.  Les  uns  demandent  des  réductions  sur  les  prix 
d'entrée,  les  autres  réclament  le  droit  de  ne  rien  payer. 

En  1780,  l'abonnement  pour  les  officiers  était,  pour  toute  l'année, 
de  36  livres  par  tête.  Lorsque  Neuville  mit  le  théâtre  sur  le  pied  de 
donner  chaque  soir  une  représentation,  il  voulut  augmenter  le  prix 
de  l'abonnement  et  ne  put  y  parvenir.  Les  officiers  de  la  Compagnie 
franche  du  Vieux-Palais  de  Rouen  ne  se  contentent  pas  de  ne  payer 
que  36  livres  pour  leur  abonnement  annuel,  ils  exigent  que  le  direc- 
teur comprenne  dans  cet  abonnement  les  bals,  les  redoutes  et  la 
dernière  semaine  de  carême.  C'est  bien  le  moins  qu'il  puisse  faire, 
disent-ils,  pour  une  compagnie  appartenant  au  gouverneur  dont  il 


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tient  son  privilège  (1).  Il  paraît  que  Neuville  avait  dit  (et  cela  en  pré- 
sence de  quelques  daines  de  la  ville)  qu'i7  mènerait  ces  messieurs  l  Les 
officiers  dénoncent  au  duc  d'Harcourt  une  expression  «  aussi  indé- 
cente que  peu  respectueuse  pour  un  corps  que  le  gouverneur  honore 
de  sa  protection.  » 

Il  n'en  est  pas  toujours  quitte  pour  une  réprimande.  M.  Alix, 
major  au  Havre,  n'y  va  pas  de  main-morte,  et,  pour  un  mot  qui 
offense  sa  délicatesse,  il  le  fait,  sans  façon,  conduire  au  poste.  Le 
directeur  avait  annoncé,  à  ce  qu'il  paraît,  l'intention  de  faire  partir 
du  Havre  deux  sujets  agréables  au  public.  Le  parterre,  informé  de 
ce  projet,  se  soulève.  Appelé  à  donner  des  explications  aux  mécon- 
tents, Neuville  se  présente  et  s'autorise  du  règlement  donné  par  le 
gouverneur,  qui  défend  aux  directeurs  de  répondre  aux  sommations 
faites  par  le  parterre.  Neuville  était  dans  son  droit.  Le  major  Alix, 
au  lieu  de  s'occuper  de  rétablir  l'ordre  troublé,  monte  sur  le 
théâtre,  pour  aller  enjoindre  au  directeur  de  venir  donner  au  public 
des  explications  plus  précises.  Au  moment  où  il  arrive,  il  entend 
Neuville  dire  à  un  de  ses  domestiques  :    Va  donc  me  chercher  le 
majorl  «  Ma  sensibilité,  dit  celui-ci  dans  un  rapport  adressé  au  duc, 
s'offensa  de  me  voir  apostrophé  indécemment  par  un  homme  de 

(1)  C'était,  en  effet,  le  gouverneur  de  la  province  qui  disposait  du  privi- 
lège. Il  raccordait,  en  Tannée  1780,  pour  le  prix  annuel  de  8,000  livres. 
Cette  somme  était  employée  par  le  duc  d'Harcourt  en  pensions  accordées 
par  lui  à  d'anciens  fonctionnaires,  ou  à  de  pauvres  gentilshommes,  en 
secours  accordés  aux  enfants  et  aux  veuves  d'ofâciers,  et  autres  actes  de 
bienfaisance.  M.  Renard,  commissaire  de  Rouen,  touchait  sur  le  privilège 
la  somme  de  1,000  livres;  300  livres  étaient  données  à  la  Société  d'Agri- 
culture de  Rouen,  pour  un  des  prix  qu'elle  déoernait  annuellement. 


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cette  espèce,  par  un  vil  comédien;  un  vieux  militaire  ne  s'accoutu- 
mera jamais  à  être  traité  cavalièrement  par  qui  que  ce  soit,  et 
encore  moins  par  un  homme  déshonoré  par  état  dans  nos  mœurs. 
Je  le  fis  prendre  par  des  grenadiers  et  conduire  au  corps-de-garde  le 
plus  proche  du  commandant  de  place.  » 

Celui-ci,  plus  modéré  que  l'irascible  major,  fit  remettre  immédia- 
tement Neuville  en  liberté. 

Mais  toutes  ces  mésaventures  n'étaient  rien  en  comparaison  de 
la  catastrophe  terrible  qui  vint,  en  1782,  plonger  Neuville  dans  le 
désespoir  et  le  força  de  quitter,  en  fugitif,  son  théâtre  et  la  ville  de 
Rouen. 

Le  15  mars  1782,  un  nommé  Halot,  garçon  de  M.  Plé,  coiffeur  à 
Rouen,  avait  été  envoyé  par  son  maître  pour  accommoder  le  direc- 
teur du  théâtre.  Celui-ci,  qui  avait  eu  précédemment  à  se  plaindre 
d'Halot,  l'avait  renvoyé,  en  déclarant  qu'il  ne  voulait  pas  être  coiffîé 
par  lui.  Il  consentit  néanmoins  ce  soir-là  à  lui  confier  sa  tête.  Tout 
à  coup  des  cris  partirent  de  la  chambre  de  Neuville,  qui  se  précipita 
vers  la  fenêtre  en  criant  :  Au  meurtre  !  on  m'assassine  !  Des  passants 
accourent,  et  l'on  trouve  d'un  côté  Neuville  frappé  de  plusieurs 
coups  de  couteau,  et  de  l'autre  le  garçon  perruquier  baigné  dans 
son  sang.  Chacun  d'eux  accuse  l'autre  de  l'avoir  assassiné.  Voici  la 
déposition  faite  sur  ce  tragique  événement  par  Neuville  : 

<«  Halot  venait  de  me  raser;  mon  domestique,  inutile  pendant 
qu'Halot  m'accommodait  les  cheveux,  s'était  retiré.  L'on  venait  de 
m'apporter  mes  lettres;  je  les  lus.  Je  m'endormis  ensuite  et  fus 
réveillé  par  la  douleur  d'un  coup  que  je  recevais  au  côté  droit  du 
cou.  Mon  premier  mouvement,  en  me  réveillant,  fiit  de  porter  la 
main  gauche  à  l'endroit  de  la  douleur.  Dans  ce  mouvement,  qui  fut 


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—  360  — 

aussi  vif  que  naturel,  je  rencontrai  le  fer  dont  j'avais  été  blessé  au 
moment  où  Hallot  le  relevait  pour  m'en  frapper  encore.  C'était  un 
couteau.  Il  m'échappa  en  me  coupant  deux  doigts  de  la  main  dont 
je  l'avais  saisi. 

»  Dans  le  trouble  que  porta  dans  mon  âme  un  réveil  de  cette 
nature,  je  m'élançai  de  dessus  ma  chaise  en  appelant  du  secours  et 
en  opposant  à  la  rage  et  au  fer  de  mon  assassin,  qui  voulait  consom- 
mer son  crime,  mes  mains  qui,  par  différents  mouvements,  mirentmon 
corps  à  couvert,  mais  reçurent  plusieurs  blessures  aussi  bien  que 
mon  visage,  qu'elles  ne  purent  garantir.  i 

»  Mes  cris  furent  heureusement  entendus  par  le  nommé  Poitte-  i 
vin.  Il  était  occupé  au  bas  de  mon  escalier.  Il  monta.  Dès  que  je  | 
l'aperçus,  je  me  jetai  entre  ses  bras  et  je  le  conjurai  de  me  sauver 
la  vie,  d'arrêter  celui  qui  avait  voulu  me  l'arracher.  Poittevin, 
effirayé,  ne  s'occupa  que  de  moi.  Halot  s'était  retiré  au  fond  de  la 
chambre.  Il  y  fut  trouvé  ayant  encore  le  couteau  dans  ses  mains. 
Il  était  évident  qu'il  s'était  frappé  lui-même  pour  faire  croire  qu'il 
avait  été  assassiné.  » 

Halot  déposait,  au  contraire,  que  c'était  Neuville  qui  l'avait  frappé 
le  premier.  Le  directeur  l'ayant  maltraité  de  propos,  dit-il,  il  lui 
avait  répondu  vivement;  Neuville,  alors,  lui  avait  donné  un  soufflet; 
il  le  lui  avait  rendu,  et  Neuville  s'élançant  sur  le  couteau  dont  le 
perruquier  s'était  servi  pour  gratter  la  poudre,  lui  en  avait  porté 
plusieurs  coups.  Ce  ne  pouvait  être  que  lui-même  qui  s'en  était 
frappé  dans  la  lutte  engagée  entre  les  deux  adversaires. 

Entre  ces  deux  déclarations  contradictoires,  la  justice  hésita. 
L'opinion  pubUque,  beaucoup  plus  prompte,  se  déclara  aussitôt  contre 
Neuville.  Le  perruquier  avait  été  porté  mourante  l'hôpital;  tandis 


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—  361  — 

que  Neuville,  se  voyant  accuse,   se  dérobait  par  la  fuite  aux 
menaces  qu'il  entendait  proférer  contre  lui. 

Une  circonstance  particulière  vint  justifier  les  soupçons  du  public 
et  augmenter  Fanimosité  dont  le  directeur  était  l'objet.  Le  lieute- 
tenant  criminel,  M.  Haillet  de  Couronne,  dont  Neuville  était  le 
locataire,  avait  înmiédiatement  donné  des  ordres  pour  qu'on  arrêtât 
Halot.  Voyant,  plus  tard,  que  Neuville  était  considéré  comme  cou- 
pable, il  avait  envoyé  aussi  chez  lui  des  gardes  pour  se  saisir  de  sa 
personne.  Mais  cet  ordre  avait  été  donné  à  sept  heures  du  soir,  et 
à  six  heures  Neuville  s'était  dérobé  par  la  fuite  aux  poursuites  qui 
se  préparaient  contre  lui.  On  fit  courir  le  bruit  de  la  mort  du  garçon 
perruquier.  Ce  fut  dans  la  ville  un  émoi  universel. 

Dès  le  lendemain,  la  grande  chambre  du  Parlement  députa 
MM.  du  Fossé  et  de  Doublement  à  la  chambre  de  la  Toumelle,  qui 
prononça  l'interdiction  pour  un  an  et  trois  mois  contre  M.  de  Cou- 
ronne, invité,  de  plus,  à  se  défaire  de  sa  charge  pendant  le  temps 
de  son  interdiction.  Cet  arrêt  ne  donna  pas  une  entière  satisfaction 
à  l'opinion  publique,  et  surtout  aux  confrères  du  perruquier  Halot. 
Rouen  se  vit  à  la  veille  d'être  troublé  par  une  émeute  de  garçons 
coiffeurs.  Ils  se  portèrent  à  la  Tournelle  au  nombre  de  2  à  300, 
suivis  d'une  foule  nombreuse,  prenant  pour  eux  fait  et  cause.  Le 
Parlement  leur  accorda  la  permission  de  faire  arrêter  Neuville  par 
tout  le  royaume.  Ils  écrivirent  plus  de  douze  cents  lettres,  dans  les- 
quelles ils  donnaient  le  signalement  de  Neuville.  «  La  haine 
publique,  écrivait  le  23  mars  au  duc  d'Harcourt  le  commissaire 
Renard,  a  fait  craindre  qu'à  ces  perruquiers  il  ne  se  joignît  des 
citoyens,  et  qu'une  révolte  n'éclatât  qu'on  ne  se  portât  contre  les 
magistrats,  soupçonnés,  par  l'évasion  de  Neuville,  d'avoir  apporté 

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de  la  négligence  à  le  faire  arrêter  et  punir.  D'ailleurs,  ajoutait  le 
prudent  commissaire,  la  vie  de  ces  magistrats  étant  tous  les  jours 
confiée  au  rasoir  de  ces  perruquiers,  on  a  cru  les  mettre  à  l'abri  de 
leur  vengeance  en  leur  accordant  ce  qu'ils  demandaient. 

Le  temps,  heureusement,  calma  cette  effervescence.  D'abord 
Halot  se  rétablit  assez  promptement.  M.  de  Couronne  fit  casser 
l'arrêt  qui  l'avait  frappé,  et  le  soin  qu'avait  pris  Neuville  de  se 
mettre  en  sûreté,  ne  fût-ce  que  pour  se  soustraire  aux  couteaux  à 
gratter  la  poudre  des  vengeurs  d'Halot,  parut  assez  naturel.  Il 
aurait  probablement  pu  obtenir  des  lettres  de  grâce,  puis  se  cons- 
tituer prisonnier  afin  de  se  faire  relever  de  sa  condamnation.  Mais 
ce  parti  n'était  pas  sûr.  On  avait  eu  récemment,  à  Rouen  même, 
un  exemple  qui  prouvait  quMl  était  imprudent  de  se  fier  aux  lettres 
de  grâce.  Un  nommé  Desportes  avait  été  condamné  à  être  pendu. 
En  vertu  d'une  lettre  de  cachet,  il  fut  enlevé  des  prisons  du  Palais 
et  conduit  à  Bicêtre.  Il  était  sauvé.  Mais  le  Parlement  de  Rouen 
ayant  fait  des  représentations  au  roi  à  ce  sujet,  la  lettre  de  cachet 
fut  révoquée.  Desportes  fut  ramené  à  Rouen,  et  pendu. 

Neuville,  plus  heureux,  attendit  sur  la  terre  étrangère  le 
moment  où  son  innocence  pourrait  être  reconnue.  Ce  ne  fut 
qu'à  la  fin  de  l'année  1784  qu'il  obtint,  grâce  au  bienveillant 
appui  du  duc  d'Harcourt  et  aux  sollicitations  de  M"*  de 
Montansier,  des  lettres  d'abolition  qui  lui  permirent  de  revenir 
à  Rouen. 

Son  absence  avait  été  funeste  aux  intérêts  du  théâtre.  M'**  de 
Montansier  s'était  hâtée  de  venir  eu  prendre  la  direction;  mais, 
après  deux  années  de  luttes  avec  les  régisseurs,  elle  s^ait  grand 
besoin  de  retrouver   un  homme   habile  et  dévoué  con^e  Tétait 

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—  363  — 

Neuville,  avec  lequel  elle  était  toujours  en  guerre,   et  dont  ce- 
pendant elle  ne  pouvait  se  passer. 

Il  lui  avait  fallu  soutenir  à  la  fois  deux  procès,  qui  ne  se  ter- 
minèrent qu'après  le  retour  de  Neuville,  l'un  contre  M"'  de  Fon- 
tenay,  propriétaire  de  la  maison  attenant  à  la  salle  de  M.  Haillet 
de  Couronne,  et  l'autre  contrôles  actionnaires  du  nouveau  théâtre. 
M**  de  Fontenay  voulait  se  débarrasser  d'un  voisinage  trop 
bruyant  pour  elle,  et  les  actionnaires  de  la  nouvelle  salle  préten- 
daient que  le  privilège  accordé  à  M"'  de  Montansier  et  à  Neu- 
ville ne  pouvait  s'exercer  hors  de  leur  salle  sans  leur  permission. 
L'administration  municipale,  qui  avait  fieffé  le  terrain  sur  lequel  la 
nouvelle  salle  avait  été  édifiée  par  des  actionnaires  dont  le  prin- 
cipal était  le  fils  de  M"'  de  Fontenay,  un  des  échevins  de  Rouen, 
se  joignait  à  ces  actionnaires,  pour  faire  défendre  à  la  troupe 
de  Rouen  de  donner  des  représentations  dans  la  salle  de  M.  de 
Couronne.  On  voit  d'ici  tous  lés  petits  intérêts  qui  se  trouvaient 
en  jeu. 

D'abord,  ime  défense  de  jouer  dans  cette  dernière  salle  ayant 
été  signifiée  à  M"*  de  Montansier,  celle-ci,  qui  devait  alors  une 
somme  assez  forte  à  son  propriétaire,  s'empressa  d'obtempérer  à 
cette  injonction.  M.  de  Couronne  trouva  fort  mauvais  qu'on  lui 
l  laissât  ainsi  son  théâtre  sur  les  bras.  Il  força  la  troupe  déjouer  et 
repoussa  avec  énergie  les  prétentions  de  la  ville  et  des  actionnaires 
de  la  nouvelle  salle.  M"'  de  Fontenay  insista.  Le  moindre  accident, 
disait-elle,  pouvait  mettre  le  feu  à  la  salle  de  théâtre  et  le  com- 
muniquer à  sa  maison.  M.  de  Couronne  répliquait  que  ce  danger 
était  réciproque.  Un  arrêt  du  Parlement  lui  donna  gain  de  cause. 
Mais  M"*  de  Fontenay  ne  se  considéra  pas  comme  battue.  Pen- 


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—  364  — 

dant  une  des  plus  brillantes  représentations  données  dans  la  salle 
dont  le  voisinage  la  contrariait  si  vivement,  elle  organisa  chez 
elle  un  concert  auquel  elle  appela  tous  les  chaudronniers,  les 
serruriers  et  les  tonneliers  de  la  rue.  Le  régisseur  fut  obligé 
d'interrompre  la  représentation  et  de  renvoyer  les  spectateurs. 
On  transigea.  M.  Haillet  de  Couronne  consentit  à  vendre  sa  salle. 
Alors,  M"'  de  Montansier,  si  bien  disposée  quelques  mois  aupara- 
vant à  la  quitter,  en  trouva  la  possession  indispensable  dans  ses 
intérêts  et  demanda  pour  Tabandonner  une  somme  de  15,000  francs. 
Le  gouverneur,  toujours  bienveillant,  intervint  encore  entre  toutes 
les  parties,  qui  s'arrangèrent  à  l'amiable  et  à  leur  commune 
satisfaction.  (1)  Au  retour  de  Neuville,  en  1784,  M"'  de  Montansier 
était  sur  le  point  de  conclure  une  magnifique  affaire  à  laquelle 
devait  être  associé  son  co-directeur  des  théâtres  de  Normandie. 
Elle  sollicitait  et  elle  était  sur  le  point  d'obtenir  F  entreprise  géré- 
raie  de  tous  les  spectacles  des  provinces  du  royaume! 

Dans  un  Mémoire  adressé  au  baron  de  Breteuil,  M"*  de  Mon- 
tansier constatait  que  l'administration  de  l'Opéra  de  Paris  avait 
été  constamment  en  déficit.  En  1778  et  en  1779,  la  ville  avait 
essuyé  une  perte  de  595,958  liv.  En  1780,  le  comte  de  Maurepas 
et  M.  Necker,  voyant  le  mauvais  résultat  obtenu  par  les  vingt- 
huit  entreprises  qui,  depuis  le  sieur  Perrin  en  1669  jusqu'au  sieur 
Devîme  en  1779,  n'avaient  cessé  d'être  onéreuses  à  l'Etat,  firent 
consentir  le  roi  à  verser  annuellement  dans  la  caisse  de  l'Aca- 

(1)  La  salle  de  M.  de  Couronne  était  nn  ancien  Jeu-de-Paumey  situé  dans  la 
rue  des  Charrettes,  en  face  de  la  rue  Herbière,  et  à  Tendroit  qu'occupe 
aujourd'hui  Tentrepôt  des  Douanes.  La  nouvelle  salle,  qu'avait  inauga- 
rée,  en  1776,  Chevillard,  prédécesseur  de  Neuville  et  de  la  Montansier, 
existe  encore,  bien  qu'ayant  subi  d'importantes  modifications ,  au  bas  de 
la  rue  Grand-Pont.  C'est  ai\jourd*hui  le  Théâtre-des^Arts, 


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demie  royale  de  Musique  150,000  liv  pour  subvenir  à  ses  dépenses. 

Or,  cette  somme  de  150,000  livres,  M"'  de  Montansier  pro- 
mettait de  la  verser  elle-même,  à  condition  que  la  compagnie 
formée  par  elle  obtiendrait  le  privilège  de  tous  les  théâtres  du 
royaume.  Rien  ne  serait  changé  quant  au  mode  d'administration 
de  MM.  les  ministres  ;  on  correspondrait  avec  chacun  d'eux,  on 
prendrait  leurs  ordres  directs,  on  paierait,  comme  par  le  passé,  les 
honoraires  d'usage  aux  bureaux  de  MM.  les  gouverneurs  et  com- 
mandants, les  impositions  pour  les  pauvres,  etc  ;  on  s'arrangerait 
enfin  à  l'amiable  avec  les  entrepreneurs  et  directeurs  actuels  pour 
se  charger  du  loyer  de  leurs  salles,  acquérir  les  décorations  et 
autres  ustensiles  de  théâtre. 

Ce  projet  gigantesque,  qui  aurait  attribué  à  une  compagnie  un 
monopole  si  important,  s'en  alla  en  fumée,  comme  la  plupart  des 
rêves  formés  par  la  vive  imagination  de  la  brillante  actrice. 

Nous  retrouvons  plus  tard,  en  1792,  M"'  de  Montansier,  équipant 
à  ses  frais,  pour  échapper  aux  dangers  dont  sa  vie  était  menacée, 
une  compagnie  franche  de  quatre-vingts  hommes,  presque  tous  ac- 
teurs, et  conamandés  par  Neuville.  Cette  compagnie,  que  l'on  crut 
d  abord  n'être  qu'une  troupe  destinée  à  jouer  la  comédie  à  l'armée 
de  Dumouriez,  resta  six  semaines  au  camp  de  la  Lune,  et  ne  revint 
que  lorsque  l'ennemi  eut  évacué  le  territoire.  Elle  fit  bâtir,  rue  de 
la  Loi  (aujourd'hui  Louvois),  en  face  de  la  Bibliothèque,  une  salle 
magnifique  dont  l'ouverture  eut  lieu  le  15  août  1793,  sous  le  titre 
de  Théâtre-National  et  qui  prit  plus  tard  le  nom  de  Théâtre-des- 
Arts,  C'estrlà  que  fut  transporté  le  grand-opéra,  qui  y  est  resté  jus- 
qu'à la  mort  du  duc  de  Berry. 

Nous  n'avons  pas  à  suivre  Neuville  et  M"*  de  Montansier  à  travers 


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—  366  — 

les  vicissitudes  diverses  de  leur  fortune  pendant  la  Révolution. 
M"'  de  Montansier,  qui  prolongea  sa  carrière  jusqu'à  l'âge  de  quatre- 
vingt-dix  ans,  mourut  seulement  en  1820.  Dénoncée  en  1793  comme 
royaliste  par  Chaumette,  elle  avait  été  arrêtée  avec  Fabre  d'E- 
glantine  et  retenue  à  la  Force  jusqu'à  la  mort  de  Robespierre.  Son 
théâtre  avait  été  confisqué  et  administré  parla  Commune. 

Le  25  frimaire  an  III,  elle  demandait  à  la  Convention  sept  mil- 
lions d'indemnités  pour  cette  expropriation.  Sept  millions  !  s'écria 
Bourdon  de  l'Oise,  on  aurait  à  ce  prix  une  escadre  de  sept  vais- 
seaux! M"'  de  Montansier  attendit,  pour  être  payée,  l'année  1812. 
A  cette  époque ,  un  décret  de  Moscou  lui  accorda  une  indemnité  de 
300,000  francs.  En  1814,  elle  adressait  à  la  Chambre  des  députés 
une  nouvelle  réclamation  qui  fut  repoussée  par  l'ordre  du  jour. 
C'est  alors  qu'elle  s'établit  dans  cette  salle  qui,  désignée  d'abord 
sous  le  nom  de  Théâtre  de  la  Montansier  est  devenu  plus  tard  si 
célèbre  sous  le  nom  de  Théâtre  du  Palais-Royal.  (1) 

C.  HIPPEAU. 


(1)  Il  se  trouve,  nous  écrit  M.  Alfred  Baudry,  de  Rouen,  des  artistes 
de  la  troupe  de  cette  ville,  M.  Manyer,  ancien  chef  d'orchestre,  et  M.  Pru- 
dhomme,  qui,  dans  leur  jeunesse,  ont  connu  la  Montansier.  Le  premier 
Ta  vue  souvent  dans  sa  splendeur,  à  Versailles,  quelque  temps  avant  la 
Révolution,  et  le  second  Ta  rencontrée  en  1816,  à  Paris,  chez  Brunet,  le 
célèbre  acteur  des  Variétés.  Ils  la  représentent  comme  une  femme  d'une 
taille  assez  élevée,  ayant  conservé,  malgré  son  grand  âge,  toutes  ses 
facultés  et  des  restes  de  beauté.  Elle  avait  été  brune,  sa  figure  était  aga- 
çante, son  nez  retroussé,  ses  yeux  très  vifs  avec  des  cils  noirs  et  très 
prononcés.  Elle  agissait  et  parlait  avec  un  sans-gêne  incroyable  ;  par  sa 
mémoire  et  sa  conversation  toujours  enjouée,  elle  dominait  encore  dans  un 
salon,  et  les  années  ne  lui  avaient  point  retiré  le  privilège  de  se  faire 
très  bien  écouter  de  ceux  qui  Tentouraient. 


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LITTÉBATURB. 


Salte(9). 


VI. 


L  AVEU. 


Je  pense  qu'il  n'est  pas  inutile,  en  commençant  ce  chapitre,  de 
rappeler  en  peu  de  mots  au  lecteur  les  principaux  éléments  d'une 
politique  qui,  au  temps  où  se  passent  les  faits  qu'on  vient  de  lire, 
avait  précipité  la  France  dans  l'abîme  des  révolutions,  et  l'avait 
livrée  à  toutes  les  horreurs  de  la  guerre  civile. 

Les  odieux  massacres  de  la  Saint-Barthélémy  qui,  dix- neuf  ans 
auparavant,  avaient  ensanglanté  la  capitale  et,  par  contre-coup, 
plusieurs  villes  de  province,  —  Rouen  notamment,  — loin  d'arrê- 
ter les  progrès  de  la  Réforme,  n'avaient  fait  au  contraire  que  la 
fortifier.   De  même  que  les  effroyables  tortures  infligées  par  les 

(l)  La  reproduction  est  interdite  sans  l'autorisation  de  Fauteur, 
(?)  Voir  le  numéro  d'avril,  p.  318 


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—  368  — 

princes  païens  du  Bas-Empire  aux  premiers  chrétiens  avaient  eu 
autrefois  pour  résultat  de  grandir  la  religion  du  Christ,  les  assassi- 
nats commis  par  les  catholiques  sur  les  protestants  contribuèrent  à 
multiplier  les  adeptes  de  la  nouvelle  église  en  leur  attribuant,  avec  le 
puissant  prestige  de  la  persécution,  la  lumineuse  auréole  du 
martjrre. 

Mais  toutes  ces  calamités  ne  devaient  pas  être  les  dernières  dont 
notre  malheureuse  patrie  eut  tant  à  souffrir  à  une  époque  aussi 
sombre. 

Les  funestes  intrigues  de  cour  n'avaient  pas  encore  comblé  la 
mesure  de  leur  tâche  homicide  ! 

Comme  Henri  III  n'avait  pas  d'enfants,  qu'avec  lui  devait  s'é- 
teindre la  dynastie  des  Valois,  et  que,  d'après  les  dispositions  de  la 
loi  salique,  la  couronne  de  France  devenait  le  légitime  héritage 
d'Henri  de  Bourbon,  roi  de  Navarre,  plusieurs  partis,  entr'autres 
celui  des  princes  de  la  maison  de  Lorraine,  cachant  hypocritement 
leurs  projets  ambitieux  sous  le  masque  de  la  foi,  firent  déclarer  par 
les  Ligues  et  certains  Parlements  qu'un  huguenot  ne  pouvait  être 
appelé  à  gouverner  la  France. 

Or,  les  doctrines  de  Luther  et  de  Calvin,  qui  enrôlaient  chaque 
jour  des  masses  de  prosélytes  sous  leur  bannière,  apportèrent  de 
toutes  parts  des  renforts  au  corps  d'armée  du  Béarnais. 

Aussi,  quand  le  plus  fanatique  et  le  plus  dépravé  des  rois,  quand 
ce  monarque  dévot  qui  venait  d'ordonner  le  double  meurtre  du  duc 
de  Guise  et  du  cardinal  de  Lorraine,  mourut  au  camp  de  Saint- 
Cloud  des  suites  de  la  blessure  que  lui  avaitfaite  le  couteau  du  jacobin 
Jacques  Clément,  et  que  le  duc  de  Mayenne,  proclamé  à  son  tour 
chef  de  la  Ligue,  disposait  de  son  côté  de  forces  imposantes,  le  Na- 


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—  309  — 

varroisi  confiant  en  son  bon  droit,  se  mit-U  en  campagne  afin  de 
soumettre  par  les  armes  celles  des  villes  du  royaume  qui  refusaient 
de  reconnaître  son  autorité. 

Et  voyez  un  peu  la  misère  des  hasards  !  Ce  prince  qui,  dans  sa 
sincérité,  demandait  la  poule  au  pot  pour  tout  le  monde,  se  vit 
obligé,  afin  d'atteindre  ce  but  généreux,  de  commencer  par  bombar- 
der un  peu  son  bon  peuple.  —  Hélas  !  c'est  que  cette  nécessité  avait 
été  écrite  dans  le  livre  ^e  la  destinée  du  héros  qui  régna  sur  nos 
ancêtres  : 

Et  par  droit  de  conquête,  et  par  droit  de  naissance. 

Ce  fut  vers  la  Haute-Normandie  qu'il  songea  d'abord  à  se  diriger. 
Après  avoir  réduit  quelques  places  d'un  ordre  secondaire,  le  vain- 
queur d'Arqués,  à  la  tête  de  quarante  mille  hommes,  résolut  enfin 
de  bloquer  Rouen,  et  d'en  faire  le  siège.  Toutefois,  il  ne  se  dissimu- 
lait pas  qu'il  rencontrerait  là  une  vive  résistance.  Il  connaissait  la 
vieille  ténacité  des  populations  de  cette  ville  et  la  réputation  d'intré- 
pidité de  Brancas  de  Villars,  son  gouverneur. 

Ce  Brancas  de  Villars  était  un  homme  arrogant  et  très  ambitieux, 
à  l'habile  stratégie  duquel  s'unissait  une  audace  sans  pareille. 

Alors  qu'il  n'occupait  encore  au  Havre  que  le  grade  de  comman- 
dant de  place,  il  enviait  déjà  la  haute  charge  de  gouverneur  de 
Rouen,  que  remplissait  M.  de  Tavannes  ;  il  rêvait  même,  du  fond 
de  son  despotisme,  la  gloire  d'être  nommé  intendant  de  la  province. 

Quand  les  événements  se  furent  aggravés  du  côté  des  ligueurs  par 
les  victoires  successives  du  roi  de  Navarre,  auquel  s'étaient  rendus 
plusieurs  villes  et  bourgs  normands,  Brancas,  ne  voyant  pas  venir  la 
réalisation  des  promesses  qui  lui  avaient  été  faites  par  Mayenne,  de 


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—  370  — 

rélever  aux  dignités  que  je  viens  d'indiquer,  partit  du  Havre  à  la 
tête  de  troupes  bien  aguerries  et  vint  camper  dans  luie  île  voisine  de 
Rouen.  De  là,  il  fit  signifier  au  duc,  par  un  envoyé,  que  si,  dans  un 
délai  de  trois  jours,  le  sire  Brancas  de  Villars  n'avait  pas  été  mis  en 
possession  des  charges  qu'il  sollicitait,  U  passerait  avec  armes  et 
bagages,  lui  et  les  siens,  dans  le  camp  d'Henri  de  Bourbon. 

Cet  insolent  ultimatum  lui  réussit.  Mayenne  sentit  qu'il  fallait 
s'exécuter.  Il  le  fit,  quoique  à  regret,  et  l'envoyé  de  Villars  rapporta 
à  celui-ci  un  titre  en  forme,  l'investissant  de  pleins  pouvoirs  avec 
l'invitation  de  se  rendre  immédiatement  à  Rouen  pour  être  installé 
dans  les  hautes  fonctions  qu'il  remplit  au  moment  où  commence 
l'épisode  que  j'ai  entrepris  de  raconter. 

Les  Rouennais,  ligueurs  acharnés,  qui  ne  voulaient  pas  voir  un 
hérétique  monter  sur  le  trône  de  France,  avaient  senti  s'exalter 
leur  humeur  belliqueuse.  Tous  les  bourgeois,  organisés  en  garde 
volontaire,  s'étaient  joints  aux  forces  militaires  de  la  garnison  pour 
se  mettre  sur  la  défensive. 

Des  ordonnances  publiées  à  son  de  trompe  et  placardées  sur  tous 
les  murs  de  la  ville  au  nom  de  M.  Brancas  de  Villars,  avaient 
enjoint  aux  habitants  de  combler  leurs  greniers  de  tous  les  appro- 
visionnements nécessaires  pour  soutenir  un  siège  dont  il  n'était  pas 
possible  de  prévoir  la  durée. 

Toutes  ces  dispositions  une  fois  prises,  les  Rouennais  avaient 
hérissé  leurs  remparts  de  bouches  à  feu,  baissé  leurs  herses  et  levé 
leurs  ponts-levis. 

Barricadés  derrière  de  solides  casemates,  ils  avaient  juré  de 
soutenir  énergiquement  les  attaques  des  ennemis  de  l'Eglise,  de 


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—  371  — 

les  repousser  au   besoin  jusque    dans  leurs  retranchements,    de 
vaincre  ou  de  mourir  pour  la  cause  de  la  religion  catholique. 

Nous  avons  vu  le  commencement  des  hostilités  et  le  résultat  de 
la  première  sortie  effectuée  par  les  assiégés. 

L'escadron  des  cavaliers  volontaires,  qui  s'était  imprudemment 
aventuré  dans  la  campagne,  eut  un  rude  choc  à  soutenir  contre  les 
troupes  royalistes  qui  Pavaient  enveloppé  au  fond  d'un  ravin.  Ce- 
pendant, après  s'être  courageusement  défendus,  nos  volontaires 
étaient  parvenus  à  rentrer  dans  la  ville  par  la  porte  Saint-Hilaire. 
Malheureusement,  Georges  d'Oyssard,  leur  chef,  entraîné  par  son 
ardeur  et  son  amour  pour  Estelle,  avait  poussé  trop  loin  la  témérité. 
Il  était  tombé  avec  Femance  au  pouvoir  de  l'ennemi,  qui  les 
avait  faits  prisonniers  et  amenés  tous  deux  à  Damétal. 

Cette  nouvelle  fut  portée  à  M.  de  Villars  au  moment  où  la  fille 
du  gouverneur  était  auprès  de  lui.  A  la  lecture  du  rapport  que  celui- 
ci  se  faisait  à  lui-même  à  demi-voix,  la  pauvre  Estelle,  qui  en  enten- 
dit quelques  fragments,  demeura  comme  atterrée.  Une  pâleur  mor- 
telle couvrit  instantanément  son  gracieux  visage,  une  sueur  froide 
perla  sur  son  front. 

Villars,  qui  regarda  sa  fille,  fut  frappé  de  cette  étrange  impres- 
sion, n  n'en  fallait  passant  pour  éveiller  en  lui  un  soupçon. 

—  Chère  Estelle,  lui  dit-il  avec  un  calme  affecté,  vous  paraissez 
inquiète,  émue  même  ;  douteriez-vous  du  succès  des  armes  de  la 
sainte  Ligue? 

—  Non,  mon  père. 

—  Ah! 

—  Je  sais  que,  défendue  par  vous  et  par  le  patriotisme    des 


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—  372  — 

Rouennais,  la  cité  saura  repousser  les  injustes  attaques  d'ennemis 
dont  Dieu  ne  soutient  pas  la  cause. 

—  Sans  doute.  Voici  le  rapport  de  l'un  de  mes  officiers  qui  m'an- 
nonce que  deux  cavaliers,  qui  ont  opéré  hier  la  sortie  avec  nous, 
ont  été  pris  par  les  soldats  du  prince  hérétique. 

—  Mon  Dieu  !  s'écria  Estelle  avec  un  accent  déchirant,  seront-ils 
donc  victimes  de  leur  trop  grande  bravoure? 

—  Je  ne  sais...  Georges  d'Oyssard,  que  j'avais  placé  à  la  tête  de 
l'escadron,  est  un  jeune  homme  qui  ne  manque  pas  d'astuce,  et, 
sous  ce  rapport,  je  l'estime.  De  plus,  il  descend  d'une  famille  de 
vaillants  guerriers;  son  vieux  père  est  sincèrement  des  nôtres.  Au 
besoin  même,  il  combattrait  encore  dans  les  rangs  de  la  bonne 
cause  ;  mais  cette  famille  a  un  grand  tort  à  mes  yeux... 

—  Un  tort?  interrompit  M""  de  Villars. 

—  Oui...  le  tort  d'entretenir  des  relations...  assez  intimes  avec 
certains  membres  du  faux  Parlement,  de  ces  magistrats  rebelles  qui 
ont  abandonné  leurs  sièges,  de  ces  juges  parjures  assez  dégéné- 
rés pour  rendre,  du  couvent  des  Cordeliers  de  Caen  où  ils  se  sont 
honteusement  réfugiés,  de  prétendues  sentences  en  faveur  de  l'o- 
dieuse politique  d'Henri  de  Bourbon. 

—  Mais,  mon  père,  M.  d'Oyssard 'est  je  pense  un  fervent  catho- 
lique ? 

—  C'est  vrai,  mais  comme  ce  n'est  pas  un  homme  de  tête,  les 
conseils  perfides  des  royalistes,  dont  il  conserve  l'amitié  en  dehors 
des  sentiments  politiques,  ont  pu  ou  peuvent  ébranler  sa  foi,  et 
surtout  celle  de  son  fils  Georges. 

—  Oh!  M.  Georges  d'Oyssard  ne  se  laissera  jamais  corrompre 
par  les  religionnaires  ! 


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—  373  — 

—  Qu'en  savez-vous? 

—  C'est  mon  cœur  qui  me  le  dit...  Pardonnez-moi,  mon  père, 
mais  je  sais  à  quel  point  je  vous  suis  chère,  et  je  ne  veux  pas  que 
vous  ignoriez  plus  longtemps  ce  qui  se  passe  au  fond  de  moi-même. . . 
Oui,  j'aime  d'amour  M.  Georges  d'Oyssard. 

De  Villars  se  mordit  la  lèvre.  Cette  confidence  de  sa  fille,  faite 
avec  assurance,  lui  causa  un  dépit  qu'il  ne  put  dissimuler. 

—  Et...  comment  donc  le  connaissez-vous,  ce  d'Oyssard,  reprit- 
il  avec  une  brusquerie  étrange,  qui  fit  comprendre  à  Estelle  que  la 
naïve  déclaration  qu'elle  venait  de  risquer,  avait  déplu  à  son  père. 

—  La  première  fois  que  vous  m'avez  menée  à  la  brillante  fête  de 
M.  Delalonde,  au  Vieux-Palais,  ajouta-t-elle  timidement,  celui  des 
jeunes  seigneurs  qui  me  parla  avec  le  plus  d'affection,  fut  M.  Georges 
d'Oyssard.  J'avais  donc  conservé  de  lui  un  caressant  souvenir, 
lorsque  le  hasard  me  le  fit  rencontrer  de  nouveau  chez  M.  le  premier 
président  Groulard. 

—  Ah!  le  président  Claude  Groulard  !  oui,  encore  un  des  traîtres 
en  robe  longue,  qui  est  à  Caen  avec  les  autres! 

—  Dans  cette  éblouissante  réunion  où  toutes  les  splendeurs  du 
luxe  avaient  été  étalées  aux  yeux  de  la  noblesse  normande,  où  tant 
de  brillants  cavaliers  m'ont  prodigué  leurs  flatteries,  un  seul  m'a 
paru  sincère  dans  ses  protestations. 

—  Il  a  osé  vous  parler  d'amour? 

—  Oui,  mon  père. 

—  Et  vous  avez  écouté  ses  fadeurs? 

—  Je  n'ai  pas  songé  que  je  pouvais  vous  déplaire  en  ne  le  dé- 
courageant pas.  Je  dois  même  vous  l'avouer,  je  lui  ai  laissé  croire 
que  je  serais  heureuse  qu'il  tentât  de  vous  demander  ma  main. 


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—  374  — 

—  Ce  que  vous  me  dites,  mademoiselle,  m'afflige  profondément. 
Comment  !  quand  je  suis  en  chemin  pour  parvenir,  qui  sait?  peut-être 
à  un  rang  suprême,  vous  songeriez  à  vous  allier  à  une  famille  de 
gentilshommes,  honorés,  je  le  veux  bien,  mais  en  somme  presque 
sans  richesses?  Vous  ignorez  donc  que  nous  vivons  dans  un  temps 
où  le  hasard  des  événements  peut  vous  porter  sur  un  trône? 

—  Les  grandeurs  humaines,  mon  père,  ne  sont  Tobjet  ni  de  mes 
espérances,  ni  de  ma  convoitise.  Vous  m'avez  dit  il  y  a  quelques 
jours  que,  dans  le  dessein  d'exciter  aux  combats  les  jeunes  gens 
de  familles  nobles,  vous  leur  aviez  donné  à  penser  que  vous  accep- 
teriez pour  gendre  celui  d'entre  eux  qui  se  montrerait  le  plus  brave. 
Eh  bien  !  je  vous  le  demande  en  grâce,  tenez  votre  promesse  en  faveur 
de  M.  Georges  d'Oyssard,  s'il  obtient  la  palme  du  tournoi. 

Le  gouverneur  qui  commençait  à  froncer  le  sourcil,  impatienté 
des  paroles  d'Estelle,  garda  un  moment  le  silence.  Puis,  appliquant 
tout  à  coup  sur  sa  fille  un  regard  où  brillait  une  colère  contenue  : 

—  Votre  insistance,  mademoiselle,  me  prouve  que  votre  idée  fixe 
est  de  résister  au  désir  d'un  père  qui  vous  aime.  Mais,  prenez-y 
garde,  et  sachez  qu'on  ne  brave  pas  impunément  la  volonté  du  sire 
André  Brancas  de  Villars.  Au  surplus,  quand  le  puissant  duc  de 
Mayenne,  que  j'ai  l'honneur  de  représenter  ici,  viendra  à  Rouen,  ce 
qui  ne  peut  tarder,  je  le  prierai  de  se  charger  de  vous  désigner  un 
époux. 

A  ce  moment,  un  bruit  confus  de  vociférations  populaires 
qui  semblait  partir  des  rues  voisines  de  l'archevêché,  se  fit  en- 
tendre. 

De  Villars  ordonna  à  Estelle,  qui  essuyait  ses  larmes,  de  rentrer 
dans  son  appartement. 


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—  375  — 

Il  regarda  par  une  des  fenêtres  du  palais  pour  savoir  ce  qui  pouvait 
causer  tout  ce  tumulte. 

La  rue  Saint-Romain  était  pleine  de  bourgeois  et  de  manants,  en- 
tourant un  homme  garrotté  que  conduisaient  dans  les  prisons  du 
Bailliage  une  escouade  de  soldats  de  la  garnison  du  fort  Sainte- 
Catherine. 

Alexandre  FROMENTIN. 
(La  suite  à  une  prochaine  livraison.) 


y  i  taoci  %  u 


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PAYSAGES 


BT 


PROFILS  RUSTIQUES  DU  BRAY  NORMAND. 

Halte  (1). 


III. 
LA  RIVIÈRE.    —   GOEL     LE   COUREUR. 

La  vaste  prairie  de  plein  rapport  qui  constitue  aujourd'hui,  dans 
une  étendue  de  plus  d'un  kilomètre,  la  principale  propriété  commu- 
nale de  B***,  avec  ses  avenues  de  hauts  peupUers  qui  Tencadrent 
régulièrement,  sur  les  deux  rives  de  la  Bresle;  son  cours  d'eau 
transparente  auquel  de  nombreuses  saignées  d'irrigation  ont  été 
rattachées;  ses  vannages  établis  de  loin  en  loin  pour  régler  l'émis- 
sion utile  du  flot;  ses  ponts  et  ses  déversoirs  qui  en  rendent  le 
parcours,  en  toute  saison,  facile  et  agréable;  cette  grande  plage 
d'herbe,  unie  et  douce  au  pied  du  promeneur,  est  le  spécimen  le  plus 
attrayant  que  nous  connaissions  des  nombreuses  beautés  rustiques 
de  la  vallée  de  Bresle. 

Il  s'est  produit  là,  en  vingt  années,  une  transformation  excep- 

(1)  Voir  les  numéros  de  janvier,  p.  30,  et  mars,  p.  171. 


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—  3T7  — 

tionneDe,  due  à  Tintelligente  persévérance  d'un  maire  habile  qui 
était  parvenu  —  chose  rare  en  tout  pays  —  à  faire  accepter  sa 
volonté  réformatrice  par  la  foule  des  discoureurs  de  village.  Nous 
avons,  ailleurs  (1),  rendu  hommage  au  zèle  de  cet  administrateur 
distingué,  dont  l'exemple  ne  devrait  pas  être  perdu  pour  les  com- 
munes qui  possèdent  des  Latifundia. 

Aujourd'hui,  cet  immense  champ  gazonné,  avec  ses  plantations, 
ses  belles  eaux  et  ses  perspectives  riantes,  ne  le  cède  en  rien,  pour 
rharmonie  et  le  pittoresque,  aux  dépendances  des  plus  beaux 
parcs. 

Le  troupeau  de  vaches  et  de  chevaux  qui,  sous  la  garde  d'un 
pâtre  communal,  y  trouve  abondamment  sa  nourriture,  ne  compro- 
met pas  la  beauté  naturelle  du  site  ;  il  la  complète,  au  contraire, 
par  l'animation  qu'il  apporte  dans  les  solitudes  de  ce  steppe  que 
baignent  tout  le  jour  les  rayons  du  soleil,  et  que  domine,  au  nord,  la 
chaîne  des  collines  de  la  Picardie,  avec  leurs  châteaux  historiques 
de  Sénarpont,  de  Rambures  et  de  Bouillancourt. 

Pour  les  habitants  de  la  petite  ville  de  B***,  c'est  un  but  de  pro- 
menade où  ils  trouvent  à  satisfaire  à  la  fois  le  plaisir  des  yeux,  les 
conditions  de  l'hygiène  et  Tamour-propre  de  tout  propriétaire  visi- 
tant son  bien.  —  L'été  dernier,  un  artiste,  qui  a  promené  son  sac 
de  touriste  dans  toutes  les  contrées  renommées  de  la  France,  s'exta- 
siait, en  notre  présence,  sur  la  fraîcheur  et  le  charme  singuliers  de 
ce  coin  ignoré  de  notre  Normandie. 

Mais,  il  y  a  trente  ans,  cette  magnifique  pelouse,  digne  de  Servir 
d'avenue  à  quelque  palais  des  Mille  et  une  Nuits,  n'était  autre 

(1)  Hiitoire  de  la  ville  de  Blangy  et  de  la  vallée  de  Bresle,  un  vol.  in-12, 
1860. 

26 


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—  378  — 

chose  qu'un  cloaque,  un  marais  bourbeux,  aux  eaux  stagnantes  ou 
vagabondes,  à  Faspect  misérable  et  d'une  fréquentation  dange- 
reuse. 

Les  divers  canaux  de  la  Bresle,  irrégulièrement  curés  et  mal 
entretenus,  se  répandaient  librement  dans  ces  terrains  détrempés, 
dont  quelques  buissons  improductifs  rompaient  seuls  la  monotonie^ 
avec  un  maigre  troupeau  communal  laissé  à  l'abandon,  aux  hasards 
des  orages  et  des  fondrières.  Aucune  voie  d'accès  solide;  quiconque 
s'y  aventurait  risquait  de  disparaître  dans  le  sol  mouvant  et  perfide. 
Quelques  chasseurs  intrépides,  quelques  maraudeurs  sans  chaussure 
et  sans  vergogne,  s'exposaient  seuls  à  traverser  ce  lac  aux  profon- 
deurs inconnues. 

Le  gibier,  il  est  vrai,  y  foisonnait.  Des  vols  immenses  de  palmi- 
pèdes, d'échassiers,  de  pigeons  ramiers  et  de  râles  d'eau  s'y 
étaient  comme  acclimatés,  et  le  chasseur  courageux  pouvait  ample-  j 

ment  y  satisfaire  une  passion  que,  depuis,  la  loi  a  réglée. 

C'était  le  bon  temps  aussi  pour  la  pêche.  Malgré  l'innombrable 
quantité  d'oiseaux  pêcheurs  qui  avaient  élu  domicile  dans  cette 
contrée  aquatique,  le  poisson  de  la  Bresle,  si  fin  et  si  justement 
renommé,  restait  toujours  abondant.  Les  oiseaux  ne  pèchent  que 
pour  leur  nourriture;  quand  elle  est  assurée,  ils  s'arrêtent,  tandis 
que  les  fermiers  actuels  pèchent  à  l'adjudication.  Ce  n'est  plus  une 
question  d'alimentation,  c'est  affaire  de  spéculation  et  de  commerce. 
Aussi  la  rivière  se  dépeuple-t-elle  de  ses  succulents  habitants, 
comme  se  dépeupleront  bientôt  les  campagnes  et  les  bois,  si  le  sys- 
tème de  mise  en  ferme  des  chasses  communales  et  particulières 
continue  à  se  développer. 

Pourtant,  le  marais  de  B*****  nourrissait,  indépendamment  de  ses 


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—  379  — 

habitants  aîlës^  quelques  maraudeurs  émérites;  et,  puisque  nous 
sommes  occupés  à  dessiner  des  profils,  esquissons  la  physionomie  de 
l'on  de  ces  vagabonds.  Notre  mémoire  d'enfant  l'a  transmise  intacte 
aux  réflexions  de  l'homme  mûr.  Si  l'étrange  impression  qu'elle  nous 
occasionnait  autrefois  s'est  affaiblie ,  il  en  reste  assez  pour  une 
courte  biographie  qui,  peut-être,  ne  paraîtra  pas  trop  déplacée  dans 
cette  série  d^ Etudes.  «  D'ailleurs,  »  comme  le  disait  souvent  notre 
regretté  professeur  E.-H.  Langlois,  «  tout  paysage  appelle  un 
1)  honmie,  une  figure.  Faites  des  bom  hommes,  nous  disaitril  avec 
»  son  fin  sourire  et  sa  grosse  voix.  —  Faites  des  bons  hommes  !  » 

Qu'on  se  figure  la  vallée  de  Bresle  avant  l'invasion  romaine,  au 
temps  où  les  Celtes  indépendants,  grands  chasseurs  et  guerriers  nés, 
habitaient  des  huttes  de  terre  et  de  branchages  sur  les  bords  de 
cette  rivière  féconde.  Les  forêts  qui,  depuis,  ont  fait  place  à  une 
certaine  étendue  de  terre  cultivable  et  de  prés,  descendaient  alors 
jusque  sur  ces  bords  marécageux. 

De  loin  en  loin,  des  monticules  (1)  arides  perçaient  les  sommets 
des  bois.  Là  étaient  les  postes  d'observation,  les  moyens  de  commu- 
nication sémaphoriques  de  nos  ancêtres.  Le  feu  avertissait,  d'un 
point  à  un  autre,  aux  heures  de  danger  ou  lors  des  assemblées  du 
peuple. 

De  Toi^e  et  des  racines,  quelques  troupeaux  aussi  sauvages  que 
leurs  bergers,  un  foyer  à  la  flamme  abondante  et  perpétuelle;  des 
peaux  de  loups  et  de  renards  pour  vêtements  et  pour  couche;  la 
hache  de  pierre,  le  javelot  et  l'épieu  pour  armes  de  guerre  ;  quelques 

(1)  Nous  en  avons  compté,  depuis  Aamale  jusqu'à  Eu,  dix-sept  qui, 
longeant  la  vallée,  pouvaient  offrir,  à  une  altitude  à  peu  prés  égale,  des 
points  de  repère  faciles  aux  tribus  celtiques. 


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—  380  — 

filets  et  engins  de  pèche,  ouvrages  des  femmes;  tels  devaient  être  et 
les  moyens  d'existence  et  la  fortune  de  ces  peuplades  belliqueuses 
et  fières  contre  lesquelles  les  légions  de  César  se  sont  heurtées  deux 
fois,  et  qui  n'ont  jamais  consenti  à  introduire  dans  les  transforma- 
tions de  leur  dialecte  propre  aucune  réminiscence  de  la  langue  des 
conquérants. 

Eh  bien!  comme  il  se  rencontre  parfois  sous  la  couche  de  ruines 
amassée  par  les  siècles,  un  témoin  archéologique  inerte  des  temps  à 
peine  entrevus  par  Thistoire,  de  même  il  est  des  contrées  où  Tobser- 
vation  peut,  dans  le  fond  de  quelque  lande  inculte,  ou  dans  les  pro- 
fondeurs d'un  canton  forestier  aux  retraites  mystérieuses,  retrouver 
quelque  témoin  vivant  des  races  autochthones  que  l'on  pouvait  croire 
complètement  disparues. 

Le  personnage  qui  surgit  alors  vous  frappe  par  des  dissemblances 
profondes  de  physionomie,  de  type,  de  caractère  et  de  mœurs  avec 
tout  ce  qui  l'entoure.  S'il  arrive  que  l'individu  se  mêle  à  la  société, 
tout  en  lui  provoque  l'étonnement  et  inspire  la  crainte.  Les  per- 
sonnes paisibles  fuient  sa  présence.  Les  gardiens  officiels  de  l'ordre 
public  se  tiennent  sur  le  qui-vive.  La  confiance  fait  défaut  des  deux 
côtés  :  les  civilisés  redoutant  les  instincts  violents  du  sauvage,  et 
celui-ci  ne  faisant  rien  pour  capter  leurs  bonnes  grâces.  La  liberté 
complète,  effrénée,  est  dans  sa  nature;  il  fuit  ses  semblables  et  ne 
les  aborde  plus  guère  qu'en  cas  de  nécessité  absolue.  Mais  son 
énergie,  son  agilité,  sa  force  lui  assurent  les  moyens  de  vivre  dans 
un  isolement  qui  imprime  de  plus  en  plus  à  ses  traits,  à  ses  mœurs, 
le  sceau  de  l'indépendance. 

Ces  hommes  deviennent  quelquefois  criminels;  la  loi  les  frappe  : 
ils  disparaissent.  Parfois  leurs  singularités  les  classent  parmi  les 


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—  381  — 

idiots,  les  crétins  ou  les  fous.  Selon  les  contrées,  ils  sont  séquestrés 
dans  un  asile,  où  ils  s'atrophient  en  peu  de  temps,  ou  bien  ils  sont 
choyés  et  superstitieusement  secourus,  comme  en  Bretagne,  en 
Ecosse  et  en  Irlande,  où  on  les  regarde  comme  une  bénédiction  de 
Dieu.  Dans  ce  dernier  cas  leur  existence  est  généralement  longue, 
et,  comme  elle  a  été  remplie  d'accidents,  de  faits  étranges,  d'épi- 
sodes saillants  et  variés,  comme  toute  une  population  s'est  intéressée 
à  cette  individualité  originale  qui  a  fait  les  frais  des  longs  récits  de 
la  veillée,  —  ce  duel  permanent  que  l'habitant  des  campagnes  livre 
à  l'ennui,  —  on  conçoit  qu'au  bout  de  cinquante  ou  soixante  ans,  le 
sauvage,  le  fou  ou  l'idiot  ait  pris,  dans  le  souvenir  de  ses  contem- 
porains, l'apparence  d'une  figure  légendaire. 

En  réalité,  il  en  avait  bien  quelque  chose,  l'être  singulier  qui 
emplissait  de  sa  renommée  la  contrée  de  la  Bresle  il  y  a  une  tren- 
tame  d'années  : 

Que  le  premier  venu,  dans  les  veillées  d'hiver,  évoque  aujour- 
d'hui le  nom  de  Goël  le  Coureur,  et  tout  l'intérêt  des  autres  sujets  de 
conversation  disparaîtra.  Les  enfants  interrogateurs  s'empresseront 
pour  entendre  parler  ime  centième  fois  de  l'homme  qui,  pour  eux, 
va  de  pair  avec  les  grandes  figures  de  leur  histoire,  Petit-Poucet, 
Croquemitaine,  etc.  Les  vieilles  femmes,  qui  se  plaisent  à  exciter  la 
peur  chez  les  jeunes,  ne  pouvant  plus  exciter  leur  envie,  broderont 
un  nouveau  chapitre  à  cette  légende  toujours  nouvelle  ;  les  hommes, 
ceux  surtout  qui  ont  connu  le  héros  rustique,  hocheront  la  tête,  et 
par  leur  attitude  réservée  et  jusqu'à  un  certain  point  sympathique 
pour  lui,  ajouteront  à  l'intérêt  du  récit  ce  quelque  chose  de  sous- 
entendu  et  de  mystérieui  qui  impressionne  toujours  la  foule. 

Ici,  du  reste,  les  esprits  ingénieux  auraient  leurs  coudées  fran- 


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ches,  car  rien  n*est  moins  ordinaire  que  Vensemble  des  péripé- 
ties de  l'existence  de  Goël. 

Les  vieillards,  les  aines  de  la  génération,  disent  l'avoir  toujours 
vu  le  même  depuis  sa  première  apparition  dans  la  vallée.  C'était 
un  homme  de  haute  taille,  au  front  large,  mais  bas,  au  cou 
fortement  musclé,  à  l'œil  noir,  à  la  chevelure  d'un  rouge  foncé 
qui  prenait  au  soleil  des  teintes  de  cuivre  bruni.  C'était  surtout 
un  homme  aux  bras  longs  j  ce  signe  que  l'on  regarde  comme  distiDc- 
tif  de  la  race  celtique  ;  et  cette  disproportion  des  membres,  jointe 
à  l'éclat  et  à  la  singulière  profondeur  du  regard,  donnait  au  per- 
sonnage ce  cachet  d'étrangeté  que  ses  actes  venaient  ordinaire- 
ment confirmer. 

Goël  agissait  par  secousses,  par  bonds.  Son  geste  était  rapide, 
sa  parole  brève  et  monosyllabique,  avec  un  timbre  de  voix  grave 
et  pénétrant.  11  avait  dans  la  marche  et  dans  la  tenue  quelque 
chose  du  gymnaste  ou  du  singe.  C'était  l'agilité  personnifiée. 

Toutefois  il  aimait  à  rester  longtemps  au  repos.  Alors  on  le 
trouvait  assis  sous  le  premier  buisson  venu,  la  tête  sur  les  genoux, 
et  regardant  passer,  d'un  regard  fauve,  les  nuages  que  le  vent 
chassait  sur  le  marais,  les  oiseaux  qui  fuyaient  à  tire  d'aUe,  ou 
quelque  voyageur  qui,  à  l'aspect  de  cet  homme  à  la  pose  de  sphynx 
et  à  la  physionomie  peu  rassurante,  s'empressait  de  mettre  entre 

eux  une  distance  convenable Précaution  inutile  si  Goël  l'eût 

voulu  :  en  quelques  rapides  enjambées,  il  eut  bien  vite  franchi 
l'espace.  On  eut  dit  qu'il  glissait  sur  la  terre  et  que  la  fatigue 
n'avait  pas  de  prise  sur  ses  muscles  de  fer. 

Goël  était  ou  très  mélancolique  et  solitaire,  ou  très  bruyant  et 
effronté.  Le  grand  soleil,  la  chaleur  d'une  journée  d'août,  surtout 


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le  mouvement  et  les  clameurs  de  la  fonle,  le  grisaient.  Il  fût  accouru 
de  très  loin  pour  entendre  le  son  et  voir  manœuvrer  les  baguettes 
du  tambour  du  crieur  public. 

  certaines  heures,  c'était  un  enfant  serviable,  doux,  attentif 
aux  désirs  de  ceux  qui  l'employaient  à  quelque  message.  Dans 
d'autres,  le  roi  ne  lui  eût  pas  fait  baisser  les  yeux.  Sous  ses  haillons 
déchirés  par  les  ronces,  et  dont  il  semblait  ignorer  l'inconvenance, 
il  portait  haut  la  tête  et  la  susceptibilité.  Lorsque,  pris  d'un  dédain 
subit  pour  tout  acte  de  servitude,  il  donnait  à  ses  traits  une  ex- 
pression d'ironie  farouche  et  de  dédain  suprême,  sa  physionomie 
eût  inspiré  un  peintre  :  sa  figure  aux  grandes  lignes  revêtait  alors 
un  caractère  peu  encourageant  par  l'inflexion  de  deux  gros  sour- 
cils en  buisson  et  par  une  sorte  de  rictus  que  dessinait  silencieuse- 
ment sa  large  bouche  aux  lèvres  épaisses.  C'était  quelque  chose 
comme  le  masque  terrible  de  la  tragédie  antique  sur  un  buste  de 
vagabond  moderne. 

Dans  la  première  moitié  de  sa  carrière,  Goël  avait  vécu  soli- 
taire, au  plus  profond  des  marais,  des  forêts  et  des  endroits  peu 
accessibles  pour  le  vulgaire.  Il  se  nourrissait  des  fruits  de  sa  pêche, 
art  dans  lequel  il  excellait  ;  un  trou  dans  la  terre,  au  levant, 
abrité  sous  quelque  feuillage  l'été,  sous  un  amas  de  planches 
l'hiver,  telle  était  sa  maison.  Le  grand  feu  ne  manquait  pas,  grâce 
aux  bois  secs  des  haies  et  des  autres  clôtures  qu'il  arrachait  volon- 
tiers çà  et  là.  L'eau  coulait,  pure  et  bonne,  à  ses  pieds;  et  les 
habitants  des  villages  voisins,  dont  il  abordait  les  demeures  de  temps 
en  temps,  n'attendaient  pas  sa  requête  pour  lui  procurer  une 
abondante  ration  de  pain. 

—  C'est  un  chrétien,  après  tout!   disaient-ils.  En  réaUté,  ils 


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—  384  — 

n'en  savaient  rien,  et  leur  charité  pouvait  être  suspectée  d'inquié- 
tude. 

L'âge  vint.  Pour  Goël,  ce  fut  le  commencement  de  la  vie  so- 
ciale. L'hiver,  il  se  rapprochait  plus  souvent  des  hommes,  et  accep- 
tait d'eux  le  gîte  et  le  pain  en  échange  de  quelque  service.  Puis, 
un  jour  notre  sauvage  disparut.  On  dit  qu'une  troupe  de  saltim- 
banques dont  il  avait  admiré  les  plumages,  l'excentricité  et  l'a- 
dresse, dont  l'orchestre  strident  l'avait  surtout  émerveillé,  était 
parvenue  à  le  séduire  et  à  l'entraîner.  Notre  cadre  serait  trop 
étroit  pour  raconter  ses  aventures  dans  cette  symphonique  et  peu 
attique  compagnie... 

Quelque  chose  comme  vingt  ans  se  passent  : 

—  Goël  est  mort,  disait-on  à  B***. 

—  Nous  ne  reverrons  plus  notre  bon  ami  Goël,  —  disaient  les 
hypocrites. 

Erreur;  on  le  revit  transformé,  méconnaissable.  Le  loup  s'était 
fait  singe.  Le  sauvage  —  chose  incroyable  !  —  était  devenu  une 
manière  de  fonctionnaire.  —  Comment?  Dieu  le  sait:  il  apparut 
comme  l'éclair,  un  beau  jour  d'été,  en  plein  soleil,  dans  un 
nuage  de  poussière  qu'une  garde  d'honneur  soulevait  sur  la  route 
*  en  galopant  le  sabre  au  poing  :  un  homme  de  haute  taille  pré- 
cédait cette  cavalerie,  marchant  de  son  pas  gymnastique  ordi- 
naire, le  corps  plié,  la  tête  en  avant,  ses  longs  bras  étendus, 
revêtu  d'une  livrée  aux  couleursvoyanteset  d'un  bonnet  à  plumes, 
et  criant:  Place!  place!  le  Roi!... 

Cet  homme  à  plumes,  ce  coureur  aux  bras  longs  et  à  la  course 
eflfrénée,  n'était  autre  que  Goël. 


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—  385  — 

Le  fils  des  Celtes  était  devenu  valet  de  pied,  et  répondait  à 
un  nom  de  guerre 

C'était  une  sorte  de  héraut  de  voyage,  une  réminiscence  du 
Moyen-Age:  moitié  bouffon,  moitié  serviteur.  Quand  la  course 
était  remplie,  on  le  payait  largement  en  louis  d'or;  il  déposait 
son  long  bâton  de  cérémonie,  puis  il  allait  se  griser  au  cabaret 
voisin  ou  se  livrer  jusqu'à  nouvel  ordre  à  quelque  odyssée  iné- 
narrable qui  se  terminait  souvent  en  bataille. 

Car  il  y  avait  en  Goël  deux  natures  bien  distinctes:  l'une, 
grossière,  vulgaire  et  sujette  à  toutes  sortes  de  cautions.  C'était 
celle  qui  s'était  développée  au  milieu  de  la  bohème  des  foires; 
l'autre,  sauvage  encore  certainement,  mais  fière,  indépendante, 
généreuse.  Celle-ci  était  sa  nature  de  race,  d'origine. 

Il  était  merveilleusement  doué  pour  supporter  ce  double  far- 
deau qui  eût  tué  tout  autre  en  peu  de  temps.  Sa  force  muscu- 
laire lui  rendait  tout  excès  possible,  ou  plutôt  l'excès  était  sa 
nature  même.  A  jeun,  serviable,  compatissant,  protecteur-né  des 
faibles;  autrement,  insolent,  criard,  perturbateur  :  un  véritable 
gibier  de  gendarmerie. 

Deux  seuls  côtés  restaient  purs  et  louables  dans  cette  organi- 
sation dévoyée.  Goël  était  brave,  et  d'une  loyauté,  d'une  probité 
de  chevalier.  —  Quel  singulier  contraste  !  Nous  avons  entendu 
souvent  des  bourgeois,  des  cultivateurs  dire,  en  parlant  de  lui: 

—  Il  est  insupportable.  Ses  exigences  sont  désespérantes.  On 
voudrait  le  savoir  à  cent  lieues.  Mais  quand  on  l'a  recueilli,  quand 
il  a  pris  place  sous  le  toit  hospitalier,  rien  n'empêche  de  lui  don- 
ner à  garder  sa  maison,  sa  femme,  son  enfant  ou  sa  bourse. 


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Rien  n'était  plus  vrai.  Jamais  une  voix,  jamais  un  doute  ne 
s'est  élevé  contre  son  désintéressement. 

Goël  a  gardé  jusqu'à  la  fin  sa  physionomie,  ses  habitudes  de 
coureur  de  marais,  son  aspect  étrange.  On  ne  l'a  pas  vu  vieillir. 

Est-ce  soixante,  est-ce  quatre-vingts  ans  qu'il  a  vécu?  On  n'en 
sait  rien.  Quelquefois  il  disparaissait  un  peu  de  temps  ;  l'instinct  des 
voyages,  peut-être  le  besoin  de  la  lutte,  le  poussaient  vers  l'in- 
connu. Un  matin,  il  revenait  par  les  sentiers  de  son  marais, 
jouant  à  la  course  avec  les  oiseaux,  se  livrant  à  la  pêche,  ou 
contemplant  avec  une  solitaire  satisfaction  la  vallée  ou  la  cam- 
pagne; ou  bien  il  rentrait  en  ville,  demandant  peu  et  attendant 
plutôt  qu'on  lui  oflfrît;  remerciant  rarement,  mais  sachant  récom- 
penser toujours. 

Aux  inondations,  aux  fréquents  incendies  qui  dévoraient  à  cette 
époque  les  toits  de  chaume  : 

—  Où  est  Goël,  disait-on? 

—  Le  voici. 

—  Dieu  soit  loué!  — et  la  foule  respirait,  confiante.  On  connais- 
sait le  dévouement,  la  force  singulière,  le  coup-d'œil  sûr  de  cet 
homme  qui,  sans  hésitation,  se  fût  jeté  dans  im  gouffre  ou  au 
milieu  des  flammes  pour  sauver,  non  pas  seulement  l'être,  mais 
la  chose  appartenant  à  l'un  de  ses  patrons  de  hasard. 

Pêcheur,  saltimbanque,  un  peu  soldat,  coureur  royal,  ivrogne, 
sauveteur,  vagabond,  et  surtout  essentiellement  variable  et  indisci- 
pliné, tel  était  cet  habitant  de  l'ancien  marais  de  la  Bresle,  qui, 
il  y  a  deux  mille  ans,  eût  peut^^tre  été  le  rustique  Verdngétorix 
de  cette  partie  de  la  Gaule-Belgique,  et  qui,  sans  nul  doute,  avait 
dans  l'apparence,  dans  le  sang  et  dans  les  habitudes,  les  signes 


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—  387  — 

distinctifs  du  véritable  Celte,  dont  il  semblait  un  descendant  im- 
médiat. 

Et  pourquoi  non?  N'y  a-t-il  pas,  dans  les  familles,  des  individus 
qui  diffèrent  profondément  de  la  race  contemporaine?  Ne  voyons- 
nous  pas  souvent  l'enfant  ressembler,  trait  pour  trait,  au  bisaïeul, 
à  l'ancêtre?  Etendez  les  conséquences  de  cette  remarque.  Qui  prouve 
que  le  Gaulois  d'il  y  a  deux  mille  ans  n'a  pas  pu  transmettre  pro- 
videntiellement, à  travers  croisements  et  siècles,  la  goutte  de 
sang  caractéristique  constituant  aujourd'hui,  sur  un  descendant  uni- 
que, la  physionomie  d'un  Celte  contemporain  de  Jules  César, 
dans  les  lieux  mêmes  où  la  faucille  d'or  des  Vellédas  coupait  le  gui 
sacré? 

Goël,  à  nos  yeux,  était  l'un  des  derniers,  peut^tre  le  dernier 
Celte  de  la  Vallée  de  la  Bresle. 

J.-A.  DE  LÉRUE. 


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POÉSIES  MYSTIQUES. 


SPHYNX. 


I. 


Devant  ta  vaste  énigme ,  ô  visible  Genèse , 

Sous  un  fardeau  plus  lourd  que  ceux  que  Piranèse , 

Architecte  hautain, 
Imposait  hardiment  à  la  cariatide , 
L'esprit  humain  s'affaisse ,  ainsi  qu'une  Atlantide 

Lasse  de  son  destin. 

Ce  fardeau  des  songeurs  s'appelle  incertitude. 
C'est  que  l'on  jette  en  vain  la  sonde  de  l'étude 

Dans  l'abîme  inconnu  ; 
Car  de  tous  les  plongeurs,  bienfaisants  ou  funestes, 
Nul  avec  le  trésor  des  vérités  célestes 

Ne  nous  est  revenu. 

Tout  nous  paraît  le  jour,  mais  tout  est  la  nuit  noire. 
Tout  défend  de  nier;  oui!  mais  que  doit-ou  croire  ? 

Du  soleil  au  béryl, 
Pour  enseigner  son  nom  à  l'homme  qui  contemple, 
Le  Dieu  s'est  révélé  par  les  splendeurs  du  temple; 

Mais  ce  Dieu,  quel  est-il? 


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—  389  — 

Quel  encens  préféré  réclame-t-il?  Quel  culte 
Sacra  de  son  amour  ce  Tout-Puissant  occulte , 

Qui  du  chaos  dompté 
Dégage  et  fait  jaillir  des  mondes  invisibles, 
Qui  s'éveillent  avec  les  sourires  paisibles 

De  leur  virginité? 

IL 

Ce  ciel  harmonieux,  mystérieuse  tente. 
Nous  cache-tril  l'orgie  étrange  et  palpitante 

De  rOlympe  proscrit. 
Qui,  dans  l'enivrement  des  fêtes  sensuelles, 
Défirait  le  mépris  des  foules  infidèles 

Et  la  gloire  du  Christ  ? 

N'est-ce  qu'un  Walhalla  plein  de  rauques  murmures, 
Un  camp  tumultueux  où  le  choc  des  armures 

Et  le  marteau  de  Thor 
Ebranlent  l'univers  qui  s'émeut  et  tressaille , 
Où  l'Eternité  n'est  qu'une  longue  bataille , 

Un  banquet  de  la  Mort? 

Es1>-ce  le  doux  sérail  qu'espèrent  les  poètes? 
Le  jardin  parfumé  des  voluptés  muettes 

Où  l'on  voit  nuit  et  jour, 
Comme  des  lis  s'ouvrir  et  se  fermer  des  lèvres. 
Et  des  corps  s'enlacer  tout  frissonnants  des  fièvres 

D'un  étemel  amour? 


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—  390  — 
Serait-ce  le  palais  flamboyant  de  cet  astre 
Qui  courbait  sous  ses  feux  Tantique  Zoroastre, 

Les  Mages  pâlissants» 
Et  des  plaines  d'Iran  aux  temples  de  Chaldée 
Planait  ainsi  qu'un  roi  sur  la  terre  inondée 

De  ses  rayons  puissants? 

Ou  ce  foyer  vital  rêve  par  le  brahmane, 

Où  dans  le  sein  d'un  Dieu,  source  dont  tout  émane, 

Tout  paraît  s'engloutir 
Et  passe  par  la  mort  pour  renaître  à  la  vie, 
Métamorphose  étrange  et  toujours  poursuivie, 

Mais  sans  s'anéantir? 


N'entend-on  pas  plutôt,  ô  voûtes  centenaires. 
Sous  vos  sombres  parvis  gronder  dans  les  tonnerres 

La  voix  du  Sinaî, 
Et  ne  verrait-on  point  dans  les  éclairs  obliques 
Lançant  la  foudre,  ainsi  qu'aux  époques  bibliques, 

La  main  d' Adonaï  ! 

Ah!  le  Ciel  n'est-il  pas  cette  église  gothique 
Où  dans  l'ombre  pieuse  et  dans  l'azur  mystique 

Luisent  des  nimbes  d'or. 
Où  chaque  bienheureux  prie  en  tenant  un  cierge  ; 
Où  comme  à  Bethléem  veille  encore  la  Vierge 

Sur  son  enfant  qui  dort? 


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—  301  — 

Où  parmi  les  encens  et  sous  les  auréoles 
Les  harpes,  les  rebecs,  et  les  tendres  violes 

Aux  pieds  de  Tostensoir, 
Soupirent  les  noëls  et  les  hymnes  des  Anges, 
Que  le  nuage  errant  porte  à  nous  sur  ses  franges 

Dans  les  brises  du  soir? 


III. 


Tu  nous  donnes  la  foi  sans  nous  ôter  le  doute , 
Nature  que  j'adore  et  que  mon  cœur  redoute 

Comme  un  temple  désert, 
Qui  d'un  maître  ignoré  dressant  Tapothéose 
Me  semble  un  Panthéon  immense  et  grandiose 

A  tous  les  dieux  ouvert  ! 

Emmanuel  DES  ESSARTS. 


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BIBUOOllAVHIE. 


MARGUERITE  D'ANGOULÊME 

SCEUR  DE  FRANÇOIS   V\ 
SON  LIVRE  DE  DÉPENSES,  1540-1549. 

Etnde  sut  ses  dernières  années»  par  le  comte  H.  de  la Ferrière-Percy.  —A  Paris, 
cbez  AUBRT,  1862,  in-8<>,  a?ec  portrait 

Marguerite,  sœur  de  François  I*' et  reine  de  Navarre,  née  à  Ângoulême 
en  1492,  appartient  à  la  Normandie  par  les  apanages  qu'elle  j  posséda. 
Mariée  en  premières  noces  au  duc  d'Alençon,  elle  conserva  toute  sa  vie  le 
château  ducal,  et  eut  son  douaire  garanti  sur  les  villes  de  Vemeuil,  de 
Séez  et  de  Bernay.  Jehan  de  Frotté,  l'un  des  secrétaires  de  Marguerite  et 
son  ami  le  plus  dévoué,  était  un  gentilhomme  normand,  et  c'est  au  temps 
même  où  ce  seigneur  était  attaché  au  service  de  la  reine  de  Navarre,  que 
le  château  de  Couterne,  près  de  Bagnoles-les-Bains,  entra  dans  la  famille 
de  Frotté,  qui  le  possède  encore.  Avec  sa  façade  de  briques  du  xvi*  siècle, 
avec  sa  royale  avenue  et  les  grands  bois  qui  l'enveloppent  de  leur  ombre, 
ce  manoir  a  le  charme  et  l'attrait  des  choses  du  passé.  Son  chartrier, 
grossi  pendant  une  longue  suite  de  générations,  et  où  Jehan  de  Frotté 
avait  laissé  sans  doute  plus  d'un  souvenir  écrit  de  Marguerite  d'Angou- 
léme,  serait  aigourd'hui  une  mine  précieuse  pour  nos  explorateurs  du 
vieux  temps,  si  la  Révolution  n'y  avait  exécuté  un  de  ses  honteux  auto-da- 
fé.  En  juillet  1789,  une  troupe  d'hommes  armés  envahit  les  avenues  du 
château;  des  femmes  et  des  enfants  s'étaient  joints  à  ces  sinistres  émis- 
saires; le  curé  du  lieu  était  conduit  de  force  à  leur  tète.  Un  mot  d'ordre 
mystérieux  semblait  alors  livrer,  dans  une  grande  partie  de  la  France,  les 


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—  393  — 

châteaui  au  pillage  et  à  Tincendie,  et  les  seigneurs,  au  lieu  de  profiter  des 
fossés  profonds  qui  défendaient  encore  la  plupart  des  manoirs,  pour  résister 
et  châtier  d'une  manière  vigoureuse  les  fauteurs  du  désordre,  donnèrent 
Texemple  d*une  faiblesse  indigne  de  la  valeureuse  noblesse  française.  A  Cou - 
terne,  Tattroupement  trouva  les  grilles  du  château  fermées  ;  mais,  au  lieu 
de  soutenir  par  une  résistance  légitime  l'inviolabilité  du  domicile,  on  en 
ouvrit  Taccès,  et  la  guerre  aux  parchemins  commença.  Cette  horde  igno- 
rante pénétra  dans  la  pièce  où  ils  étaient  renfermés,  elle  les  rechercha 
minutieusement,  et  toutes  ces  précieuses  archives  furent  jetées  dans  le 
brasier  allumé  au  milieu  de  la  cour.  A  quelques  jours  de  là,  le  marquis 
de  Frotté  quittait,  pour  n'y  plus  rentrer,  le  manoir  de  ses  pères,  et  s'en 
allait  mourir  à  Caen.  Mais  au  temps  des  guerres  de  la  chouannerie,  le 
général  Louis  de  Frotté  sut  mieux  tenir  son  épée. 

Or,  le  château  de  Couterne  a  eu  la  fortune  d'abriter  plus  d'une  fois  sous 
son  toit  hospitalier  un  de  nos  plus  infatigables  chercheurs  contemporains, 
M.  le  comte  Hector  de  la  Ferrière,  auquel  notre  histoire  normande  doit 
déjà  maints  volumes  substantiels  et  érudits.  Pour  écrire,  d'une  manière 
originale,  son  Histoire  de  la  ville  de  Fiers,  son  Histoire  du  canton  d'Athis 
^^(feM9  communes,  l'actif  explorateur  avait  eu  recours  aux  poudreuses  ar- 
chives des  vieilles  familles  de  ses  environs  ;  car  les  honnêtes  populations 
des  environs  d'Argentan  et  de  Mortagne  avaient  résisté,  au  temps  des 
mauvais  jours,  aux  provocations  dont  ceux  de  Couterne  n'avaient  point  su 
se  défendre.  C'est  d'un  de  ces  chartriers  féodaux  que  M.  de  la  Ferrière  a 
exhumé  le  curieux  jouma/  de  la  comtesse  de  Sanzay^  qui  lui  a  servi  à  peindre 
au  vif  l'intérieur  d'un  château  normand  auxvi*  siècle,  et  a  écrire  un  livre 
dont  deux  éditions  ont  été  rapidement  épuisées. 

Lors  donc  que  M.  delà  Ferrière  s'en  allait  à  Couterne  visiter  son  ami 
le  marquis  de  Frotté,  il  lui  demandait  sans  cesse  :  a  N'avez-vous  donc  plus 
rien,  dans  votre  bibliothèque  ou  dans  vos  archives,  de  votre  aïeul  Jehan 
de  Frotté,  rien  de  sa  bienfaitrice  la  reine  de  Navarre  ?»  Un  jour,  l'excellent 
châtelain  apporta  enfin  à  son  hôte,  questionneur  et  curieux,  deux  petits  vo- 
lumes in-folio  reliés  en  veau  brun  et  dorés  sur  tranche,  dont  les  nervures 

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—  394  — 

saillantes  et  les  fers  élégamment  imprimés  sur  le  plat  et  aux  coins  faisaient 
pressentir  l'intéressant  contenu.  Sous  cette  reliure  du  xvi*  siècle,  qui  seule 
eut  suffi  pour  faire  battre  le  cœur  d'un  bibliophile,  se  cachait  un  manus- 
crit tracé  avec  ces  beaux  caractères  si  sottement  délaissés  aujourd'hui  pour 
la  maigre  et  illisible  écriture  anglaise.  Au  premier  folio,  rehaussé  de  ma- 
juscules fermes  et  hardies,  on  lisait  : 

a  Cj  commence  le  registre  des  finances  de  maistre  Jehan  de  Frotté, 
D  contrôleur  général  et  secrétaire  des  finances  des  roj  et  rojne  de  Navarre, 
»  duc  et  duchesse  d'Alençon.  d 

Un  pareil  manuscrit,  aux  mains  de  M.  de  la  Perrière,  devait  être  un 
trésor.  Aussi,  avec  quel  soin,  quelle  patience  il  en  a  compulsé  les  pages  sé- 
culaires? Pendant  neuf  années,  de  1540  à  1549,  il  pouvait  suivre  pas  à  pas 
la  Marguerite  des  Marguerites,  connaître  le  détail  de  ses  libéralités  aux  cou- 
vents, aux  gens  de  lettres,  aux  artistes,  obtenir  la  révélation  de  maints  faits 
curieux  échappés  aux  historiens.  Sous  sa  plume  élégante,  les  comptes  de 
finances  allaient  se  transformer  en  mémoires  piquants  sur  Tune  des  plus 
dramatiques  époques  de  notre  histoire. 

M.  le  comte  delà  Perrière  a  donc  pu  faire  connaître  sous  un  jonr  nou- 
veau une  princesse  célèbre.  Tune  des  plus  remarquables  figures  de  la 
brillante  maison  des  Valois.  Douce  et  charmante,  a  se  laissant  gagner  à  tout 
le  monde,  d  Marguerite,  comme  tous  ceux  de  sa  famille,  fut  affolée  des 
poètes  et  des  gens  d'esprit,  des  savants  et  des  artistes,  et  elle  soutint  tous 
ces  hommes  célèbres  du  XVI^  siècle,  à  qui  le  défaut  d'argent  et  des 
habitudes  de  dissipation  suscitaient  souvent  autant  de  traverses  que  leur 
libertinage  d'opinions.  Sa  bourse  était  sans  cesse  ouverte  à  tous  ces  écri- 
vains besoigneux,  et  sa  cour  leur  servait  d'asile  lorsque,  par  leurs  écrits 
ou  leurs  actions,  ils  s'étaient  mis  quelqu'affaire  mauvaise  sur  les  bras. 
Elle,  la  belle-fille  de  la  pieuse  Marguerite  de  Lorraine,  compta  parmi  ses 
aumôniers  plus  d'un  prêtre  imbu  des  nouvelles  doctrines  :  elle  réchauffa 
sous  son  toit  Calvin,  qui,  plus  tard,  la  paya  d'injures.  Elle  accueillit  et  pro- 
tégea Bonaventure  des  Périers,  dont  Charles  Nodier  s'est  fait  l'admirateur 
passionné,  mais  dont  Calvin  et  Henri  Etienne  eux-mêmes  couvraient  d'a- 


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nathèmesla  cynique  impiété.  Etienne  Dolet,  accusé  d'athéisme  et  poursuivi 
par  les  protestants  encore  plus  que  par  les  catholiques,  lui  décerne  cet 
éloge:  fit  A  la  prière  de  Minerve,  tu  honores  les  savants,  tu  les  aimes,  les 
défends,  et  autant  qu'il  est  en  toi  tu  leur  viens  en  aide.  »  Rabelais,  à  son 
tour,  ne  craint  pas  de  lui  dédier  le  troisième  livre  de  son  Pantagruel. 
Enfin,  elle-même,  sans  cesse  occupée  d'écrire  dans  sa  litière  pendant  ses 
longs  voyages,  a  laissé  imprimer  de  son  vivant  V Heptaméron^  imité  de 
celui  de  Boccace,  et  où  la  licence  des  récits  semble  accrue  encore  par  la 
liberté    ordinaire  de  la  langue  du  xvi*  siècle. 

Aussi  la  réputation  de  Marguerite  est-elle  controversée,  et  des  écrivains 
du  parti  protestant  ont-ils  revendiqué  Marguerite  d'Angouléme  comme 
une  des  fondatrices  delà  religion  nouvelle.  —  Etudiant  principalement  les 
dernières  années  de  sa  vie,  M.  H.  de  la  Ferrière  défend  son  catholicisme, 
et  nous  la  montre  occupée,  à  la  fin  de  ses  jours,  de  pratiques  de  piété  et 
d'aumônes  en  faveur  des  pauvres  et  des  couvents.  Le  registre  de  Jehan  de 
Frotté  donne  là-dessus  des  détails  positifs  et  confirme  ce  que  Bayle  avait 
dit,  d'après  Plorimond  de  Rémond,  dans  l'article  Navarre^  de  son  Diction^ 
naire  historique  et  critique.  M.  de  la  Ferrière  attribue  les  relations  de  Mar- 
guerite avec  les  propagateurs  des  idées  nouvelles  à  la  mansuétude  de  son 
caractère  et  à  ses  sentiments  d'humanité  et  de  bienfaisance.  Il  est  certain 
que  sa  tolérance  n'eut  pas  de  limites  ;  car  autre  chose  est  persécuter,  autre 
chose  est  accueillir  sans  discernement  toutes  les  doctrines.  Quand  on  lit  que 
Marguerite  eut  pour  aumônier  Caroli,  qui  quitta  la  cure  d'Alençon  pour  se 
faire  huguenot;  qu^un  autre  de  ses  aumôniers  fut  brûlé  à  Bourges  par  la 
justice  séculière;  qu'elle    procura   l'évêché  d'Oléron  à  Gérard   Roussel, 
échappé  aux  foudres  de  laSorbonne,  on  s'étonne  moins  de  la  licence  d'idées 
au  milieu  de  laquelle  vivaient  les  princesses  de  la  famille  de  Valois.  On 
comprend  que,  dans  certains  pays,  la  multitude,  scandalisée  de  tout  ce  pa- 
ganisme et  de  la  tolérance  d'une  partie  du  clergé,  ait  prêté  l'oreille  à  ceux 
qui  lui  annonçaient  une  réforme. 

Nous  ne  pouvons  donc  partager  entièrement  la  constante  admiration  de 
M.  de  la  Ferrière  pour  Marguerite.  En   introduisant  imprudemment  à  sa 


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—  396  — 

cour  tant  d'écrivains  suspects,  sans  qu'aucun  homme  de  bon  conseil  ait  été 
là  pour  faire  contrepoids,  la  reine  de  Navarre  manqua  de  circonspection, 
et  c'est  sans  doute  par  suite  de  cette  faiblesse  que  sa  fille  Jeanne  d'Albret 
devint  l'une  des  plus  violentes  propagatrices  du  calvinisme.  Si  la  douce  et 
compatissante  Marguerite  se  laissa  aller  à  la  pente  naturelle  d'un  caractère 
facile  et  affectueux,  sa  fille  Jeanne  ne  lui  ressembla  guère,  et  les  persécu- 
tions de  cette  princesse  sanguinaire  contre  les  catholiques,  l'intolérance 
avec  laquelle  elle  établit  le  protestantisme  en  Béarn  et  y  supprima  l'exereice 
de  la  religion  catholique  et  toute  liberté  de  conscience,  furent  la  cause  de 
tristes  représailles  et  contribuèrent  à  faire  éclater  les  guerres  de  religion. 
L'appendice,  composé  de  pièces  justificatives,  ajoute  un  nouvel  intérêt 
au  livre  de  M.  de  la  Ferrière,  et  nous  ne  pouvons  terminer  cet  article  sans 
signaler  aux  bibliophiles  la  séduisante  exécution  typographique  de  ce  char- 
mant volume,  dont  les  letttres  ornées,  le  titre  tiré  en  noir  et  en  rouge, 
attirent  tout  d'abord  l'attention.  L'éditeur,  connu  par  des  publications  d'un 
goût  raffiné,  a  pris  soin  de  faire  graver  exprès  des  têtes  de  page  et  des  fleu- 
rons, composés  de  touffes  de  marguerites  par  allusion  au  sujet  du  livre, 
et  de  soucis,  qui  rappellent  la  devise  de  la  princesse.  Les  caractères  eux- 
mêmes  rappelleraient  les  fontes  des  anciens  imprimeurs  si  les  s  étaient 
longs,  e%  la  préface  est  composée  en  italiques,  suivant  l'ancien  usage. 

Raymond  BORDEAUX. 


MAITRES  ET  DOMESTIQUES, 

Par  M.  J.-A.  De  Lérue,  chef  de  division  à  la  Préfecture  de  la  Seine- 
Inférieure  ,  membre  de  l'Académie  des  Sciences ,  Belles-Lettres  et  Arts 
de  Rouen,  etc.  —  1  vol.  in-S**  de  plus  de  300  pages.  —  Rouen,  1862, 
E.  Cagniard,  imprimeur-éditeur,  rue  Percière,  29. 

Nous  avions  annonce  pour  le  l"  juin  Touvrage  de  notre  collaborateur,  mais  Tim- 
portance  matërielle  du  volume  et  les  exigences  typographiques  en  ont,  jusqu'à  ce  jour, 
retardé  la  publication.  Nous  sommes  en  mesure  d'affirmer  pourtant  que  toutes  les 
personnes  qui  attendent  avec  intérêt  le  beau  travail  de  M.  De  Lérue,  ne  seront  pas 

S  rivées  bien  longtemps  d'un   livre  qui  sera  le  résumé  fidèle  et  consciencieux  de  tant 
e  questions  intéressantes. 

Dans  la  première  quinzaine  —  peutrêtre  même  dès  les  premiers  jours  de  juillet,  — 
les  Maitres  et  Domestiques  seront  en  vente  chez  tous  les  hbraires. 

G.  G. 


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ANTIQUITÉS. 


DÉCOUVERTE 

DU 

mm  M  ^®i  ÊKiâ^Lii  t 

DANS  LA  CATHÉDRALE  DE  ROUEN, 
En  Mal  et  Jaln  flS«9. 


En  1380,  le  cœur  de  Charles  V  arrivait  à  Rouen  et  était  déposé 
dans  le  sanctuaire  de  Notre-Dame,  pendant  que  son  corps  prenait  place 
à  Saint-Denis  au  milieu  de  ses  plus  fidèles  serviteurs,  Barbazan,  Dugues- 
clin  et  Bureau  de  la  Rivière.  Ce  roi,  si  sage  dans  les  affaires  de  la  vie, 
ne  l'avait  pas  été  moins  pour  les  choses  de  la  mort.  Sachant  combien  les 
désirs  des  mourants,  même  ceux  des  rois,  sont  souvent  peu  réalisés  après 
la  vie,  et  comme  il  est  rare  de  rencontrer  de  fidèles  exécuteurs  testamen- 
taires, il  avait  voulu  lui-même  préparer  l'édifice  de  sa  dernière  demeure. 
C'était  du  reste  une  coutume  assez  fréquente  au  Moyen-Age  et  même  dans 
l'antiquité  de  désigner  soi-même  le  lieu  de  sa  sépulture,  de  faire  creuser 
son  sarcophage,  de  graver  la  dalle  tumulaire  et  jusqu'à  son  inscription 
suprême. 

Charles  V  ne  s'était  pas  contenté  de  faire  préparer  dans  la  partie  haute 
du  chœur  de  notre  cathédrale,  juste  en  face  du  trône  pontifical,  le  caveau  où 
devait  reposer  la  plus  noble  partie  de  lui-même,  il  avait  voulu  prévoir 
jusqu'au  monument  destiné  à  recouvrir  le  lieu  de  son  repos.  Il  avait  com- 
mandé à  un  habile  sculpteur  flamand  non-seulement  un  cénotaphe  de 
marbre  noir  orné  sur  toutes  ses  faces  et  décoré  de  statuettes  allégoriques, 


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—  398  — 

mais  encore  une  statue  d'albâtre  qui  devait  le  représenter  couché  sur  le 
dos  et  portant  dans  ses  mains  son  cœur  qu'il  offrait  à  la  ville  de  Rouen  et 
à  la  province  de  Normandie.  Aussi,  dés  1368,  douze  ans  avant  sa  mort, 
nous  le  voyons  donnera  Hennequin,  ymaginierde  Liège,  un  à-compte  de 
200  francs  d'or  sur  1,000  que  doit  coûter  ce  monument  en  pleine  confec- 
tion, tandis  qu'il  verse  à  Jehan  Périer,  maître  des  œuvres  de  l'église  de 
Rouen,  100  fr.  d'argent  à  compte  sur  200  a  pour  cause  de  certaine  œuvre 
de  maçonnerie  de  pierre  qu'il  a  faite  pour  lui  en  ladite  église  »  (1).  Cette 
œuvre  de  maçonnerie  que  le  roi  ne  désigne  pas,  c'est  le  caveau  que  son  cœur 
s'est  préparé  pour  lui-même,  chacun  le  comprend. 

Décédé  à  Paris  le  16  septembre  1380,  le  pieux  roi  fut,  suivant  Tusage  de 
ce  temps-là,  partagé  entre  trois  églises  différentes.  Son  corps  fut  inhumé 
à  Saint-Denis,  dans  la  Chapelle  des  Charles^  à  laquelle  il  donna  son  nom  et 
qu'il  avait  pro>  ablement  élevée  par  suite  de  ce  culte  qu'il  professait  pour 
la  mort.  Ses  entrailles  furent  portées  à  l'abbaye  de  Maubuisson,  près 
Pontoise,  où  était  inhumée  sa  mère.  Bonne  de  Bohême,  l'épouse  du  roi 
Jean.  Enfin  son  cœur  fut  apporté  à  Rouen  et  déposé  dans  notre  cathé- 
drale, au  fond  d'un  caveau  qu'un  magnifique  mausolée  indiqua  bientôt 
au  respect  des  fidèles. 

Bienfaiteur  du  chapitre  et  de  l'église,  le  sage  roi  avait  laissé  de  magnifiques 
fondations  qui,  pendant  quatre  siècles,  conservèrent  sa  Inémoire  et  perpé- 
tuèrent la  prière  pour  le  repos  de  son  âme.  Un  autel  royal  s'était  élevé 
dans  le  sanctuaire  même  de  Notre-Dame,  et  chaque  jour  le  saint  sacrifice 
s'y  offrait  pour  le  prince,  tandis  que  des  cierges  brûlaient  et  que  l'encens 
fumait  autour  de  son  image  auguste  et  vénérée. 

Cet  état  de  choses  dura  jusqu'au  commencement  du  xviii**  siècle  et  l'on  a 
de  la  peine  à  s'expliquer  comment  des  chanoines  qui  jouissaient  encore  des 
biens  légués  par  le  roi,  qui  étaient  dépositaires  de  ses  dernières  volontés,  qui 
eux-mêmes  proclamaient  chaque  jour  ses  immenses  bienfaits ,  et  immensis 
beneficiis;»  comment,  dis-je,  ils  ont  pu  décider  l'enlèvement  d'un  mausolée 

(1)  A.  Leprevost,  Archive^de  la  Normandie,  t.  II,  p.  330.— Deville,  Les  Tombeaxtx  de 
lu  Cathédrale  de  Bouen,  p.  175-176. 


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et  d'une  image  qui  avaient  leur  racine  dans  le  cœur  des  générations  et  dans 
la  vénération  des  peuples. 

C'est  pourtant  ce  qui  fut  résolu  en  plein  chapitre,  de  1722  à  1725,  et  ce 
qui  fut  mis  à  excéution  en  1737. 

Cette  année-là,  la  statue  du  roi  et  son  cénotaphe  furent  transportés  dans 
la  chapelle  de  la  Sainte-Yierge  (1),  déjà  riche  du  tombeau  des  Brezé  et  des 
Amboise,  et  qui  devint  ainsi  le  Saint- Denis  de  la  Normandie.  C'est  là  que 
le  bénédictin  Duplessis  a  vu  l'image  royale  en  1740  (2),  et  que  l'anglais 
Ducarel  Ta  admirée  en  1752  (3).  C'est  là,  enfin,  que  la  révolution  Ta  bri- 
sée, en  1793,  en  même  temps  qu'elle  exhumait  des  catacombes  de  Saint- 
Denis  le  corps  du  sage  roi  et  toute  la  dynastie  de  Hugues  Capet. 

A  partir  de  1737,  la  place  du  royal  cœur  ne  fut  plus  indiquée,  à  Rouen, 
qu'au  moyen  d'une  inscription  latine,  gravée  sur  une  plaque  de  marbre 
blanc  encadrée  d'un  cercle  de  cuivre.  Cette  bande  de  métal,  mise  pour  rele- 
ver l'inscription,  lui  devint  fatale.  La  première  République,  friande  de 
métaux  et  qui  ne  fit  pas  grâce  aux  balustrades  de  cuivre  de  la  Métropole, 
pour  lesquelles  la  cité  tout  entière  avait  intercédé,  n'épargna  pas  môme 
ce  lambeau  de  cuivre.  L'encadrement  une  fois  enlevé,  le  marbre  partit  avec 
lui,  tandis  que,  s'il  eut  été  seul,  la  République  lui  eut  pardonné  comme 
elle  épargna  dans  le  même  sanctuaire  les  épitaphes  de  Henri-le-Jeune,  de 
Richard  Cœur-derLion  et  du  duc  de  Bedfort.  (4) 

Pour  s'expliquer  la  conduite  du  Chapitre  du  Rouen  à  l'égard  du  tombeau 
de  Charles  V,  il  faut  se  rappeler  quel  vent  de  réforme  soufflait  dans  les 
esprits  du  dernier  siècle  à  propos  des  institutions  et  des  monuments  du 

(1)  Au  côté  du  midi,  d'après  Ducarel .  Antiquités  anglo-normandes,  p.  26,  traduc- 
tion de  Léchaudé-d'Anisy.  In-8°,  Caen,  1823. 

(2)  Duplessis ,  Description  géographique  et  historique  de  la  Haute-Normandie,  t.  II, 
p.  27-28. 

(3)  Dncarel,  Antiquités  angUHwrmandes,  p  26-27,  traduction  de  Léchaudé-d'Anisy. 
Caen,  1823. 

(4)  c  La  République  a  besoin  de  fer  et  de  plomb  et  elle  n'a  pas  besoin  de  marbre,  » 
disaient  les  membres  du  district  de  Dieppe  aux  trésoriers  de  Derchigny  qui  leur 
apportaient  le  maître-autel  de  leur  église.  Les  Eglises  de  l'arrondissement  de  Dieppe, 
t.  II,  p. 


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—  400  — 

Moyen-Age.  Les  liturgistes  d'alors  ne  voulaient  pas  plus  des  tombeaux  à 
^eur  de  sol  que  des  jubés,  des  fresques,  des  verrières,  des  rétables  de  bois 
ou  d'albâtre,  des  balustrades  et  des  autels  de  pierre.  On  ne  goûtait  guère 
que  le  grec  et  le  romain,  et  Tarcbitecture  chrétienne  était  stjgmatisée  de 
répithète  de  gothique  qui  a  enfin  cessé  d'être  une  injure. 

Depuis  tantôt  soixante-dix  ans,  rien  ne  parlait  plus  du  cœur  de  Charles  Y, 
dans  la  cathédrale  de  Rouen.  La  messe  quotidienne  ne  se  célébrait  plus,  l'an- 
niversaire du  16  septembre  était  tombé  avec  les  fondations,  le  Chapitre  n'en- 
censait plus  la  royale  image  qui,  depuis  longtemps  déjà  exilée  du  sanctuaire, 
avait  complètement  disparu  de  la  chapelle  de  la  Sainte-Vierge.  Dans  le 
chœur  de  Notre-Dame,  il  ne  restait  plus  devant  le  grand  aigle  et  en  face 
du  trône  pontifical  qu'une  légère  cavité  remplie  d'un  plâtre  inégal  et 
gênante  pour  les  pieds  des  chantres  et  du  célébrant.  Ce  creux  circulaire 
indiquait  seul  le  lieu  où  avait  existé  l'inscription  de  Charles  Y. 

Ce  vide,  respecté  pendant  un  demi-siècle,  nous  semblait  tout  à  la  fois 
une  indication  et  un  appel.  Depuis  longtemps  des  amis  de  nos  monuments 
et  de  notre  histoire  gémissaient  de  l'abandon  dans  lequel  était  tombée  la 
mémoire  de  Charles -le -Sage.  Depuis  environ  un  an,  M.  l'abbé  Colas, 
M.  Barthélémy  et  moi,  nous  avions  résolu  d'y  mettre  un  terme;  avec  le 
concours  des  administrations  civile  et  ecclésiastique ,  nous  songions  à  faire 
cesser  cette  viduité  de  notre  cathédrale.  Une  nouvelle  inscription  sur 
marbre,  projetée  et  préparée  par  nous,  allait  enfin  réparer  un  trop  long 
oubli.  Nous  ne  songions  guères  qu'à  reproduire  celle  que  le  Chapitre  avait 
gravée  en  1737,  et  que  nous  donnons  ici  dans  sa  forme  primitive,  telle 
que  Ducarel  nous  l'a  conservée  (1)  : 

D.  o.  M. 

ET 

AETERNAE  MEMORIAE 

SAPIENTISSIMI    PRINCIPIS 

CAROLI   V, 

(1)  Ducarel  :  Antiquités  anglo-normandes,  p.  22,  traduction  de  Léchaude-d'Âuisy. 
In-4«,  Caen,  1823. 


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—  401  — 

OALLIARVM    REGIS, 

NORMANNIAB  ANTEA  DVCIS, 

QVl  HANG  ECCLESIAM 

AMORE  SINGVLARI   COMPLEXYS 

BENBFICIISQVE   IMMENSIS   PROSECVTVS 

EAMDEM   AVOVSTISSIMI   CORDIS  SVI 

RELIQVIT   HEREDEM, 

VBI    IN   OMNIVM  ANIMIS  VIVERE 

NVNQVAM  DESINET. 

OBIIT  ANNO   SALVTIS  HVMANAE 

MCCCLXXX. 

Toutefois,  avant  de  placer  cet  épithaphe,  dont  le  contexte  exagéré  par 
la  légitime  reconnaissance  du  xyiii*"  siècle,  n'avait  plus  sa  raison  d'être  au 
XIX*,  nous  avons  eu  la  commune  pensée  de  nous  assurer  si  la  cathédrale 
possédait  encore  la  relique  royale  que  nous  songions  à  honorer. 

A  deux  différentes  reprises,  en  effet,  la  cathédrale  avait  été  au  pouvoir 
dé  des  ennemis.  Â  ces  deux  époques  malheureuses,  des  mains  avides 
avaient  fouillé  son  sol  sacré  pour  piller  les  tombeaux  qu'il  renferme  et 
retirer  de  ses  sépultures  le  plomb,  le  fer,  le  cuivre  et  l'argent  qu'elles  pou- 
vaient renfermer.  C'est  ainsi  que  les  réformés  de  1562  avaient  déterré  le 
cœur  du  cardinal  d'Estouteville  pour  s'emparer  des  deux  plats  d'argent 
qui  le  contenaient.  Qui  eut  osé,  après  cela,  assurer  que  pareille  violation 
n'avait  point  été  infligée  au  cœur  de  Charles  V?  Le  cœur  d'un  roi  a 
toujours  de  quoi  tenter  les  passions  ignorantes  et  cupides. 

Qu'on  ne  dise  pas  que  nos  histoires  de  Rouen  auraient  gardé  trace 
d'une  semblable  visite.  Nous  répondrons  à  cela  que  le  cœur  de  Charles  V 
aétévnpar  les  chanoines  de  la  Métropole,  le  25  février  1737,  et  que  per- 
sonne jusqu'à  présent,  n'avait  publié  un  seul  mot  sur  cette  visite  furtive  et 
accidentelle.  Ce  fut  au  moment  du  pavage  du  chœur  et  de  la  démolition  du 
mausolée  que  cette  inspection  eut  lieu.  Les  chanoines  se  contentèrent  alors 
de  consigner  dans  le  registre  do  leurs  délibérations  cette  vérification  mysté- 
rieuse qui,  en  1833,  avait  échappé  à  l'historien  des  tombeaux  de  la  cathé- 


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—  402  — 

drale.  Ce  n'est,  en  effet,  que  depuis  la  publication  de  son  livre  que 
M.  Deville  a  connu  le  procès-verbal  de  cette  inspection,  procès- verbal  qn  il 
a  bien  voulu  communiquer  à  Tun  de  nous  le  lendemain  même  de  notre 
découverte,  et  en  réponse  à  la  bonne  nouvelle  qu'il  en  avait  reçue. 

Nous  donnons  ici  cet  extrait  de  procès-verbal  qui  pècbe,  peut-être,  par 
quelques  détails,  mais  qui  n'en  est  pas  moins  d'un  véritable  intérêt  rétros- 
pectif : 

a  En  tête  du  tombeau,  en  fouillant  environ  deux  pieds,  il  s'est  rencontré 
une  pierre  d'environ  vingt-cinq  pouces  sur  la  longueur  et  un  pied  et  demi 
sur  la  largeur,  qui  couvre  la  superficie  d'un  petit  caveau  d'environ  quiDze 
pouces  en  carré  et  un  pied  de  profondeur,  au  fond  duquel  est  Le  cœur  do 
Charles  Y,  soutenu  par  une  petite  grille  de  fer  faite  en  forme  d'étoile.  Sur 
la  superficie  de  ce  petit  caveau,  sous  la  première  pierre,  s'est  trouvée  une 
plaque  de  plomb  sans  inscription,  posée  sur  une  grille  de  fer  qui  sert  de 
couvercle  au  cœur  du  roy.  Ce  cœur  est  renfermé  dans  une  boîte  d'étain  en 
forme  de  cœur,  qui  s'est  trouvée  ouverte  en  plusieurs  endroits,  et  sur-le- 
champ  on  a  fait  refermer  et  sceller  à  mortier  ledit  caveau  (1).  » 

Nous  le  disons  tout  d'abord,  quand  bien  même  nous  aurions  connu  cette 
première  vérification,  postérieure  à  1562,  nous  n'en  eussions  pas  moins 
résolu  et  exécuté  la  nôtre  :  car,  enfin,  1793  avait  passé  par  là.  Or,  à  cette 
terrible  époque,  les  tombeaux  avaient  été,  partout,  fouillés  par  mesure 
administrative,  pour  rechercher  des  métaux  utiles,  hélas  I  à  la  défense  de 
la  patrie,  seule  excuse  de  tant  de  profanations!  (2). 

M*'  de  Bonnechose,  archevêque  de  Rouen,  à  qui  il  avait  été  fait  part  du 
double  projet  que  nous  avions  conçu,  sous  le  bon  plaisir  de  son  agrément 
présumé,  nous  accorda  son  entière  approbation.  Il  n'y  mit  d'autre  réserve 
que  le  désir  bien  légitime,  chez  un  prélat  aussi  éclairé,  de  pouvoir  contem- 

(1)  Registre  des  dëlibërations  capitulaires,  25  février  1737. 

(2)  On  peut  citer  notamment  nne  circalaire  du  citoyen  Bonchotte,  ministre  de  la 
guerre,  datée  du  12  prairial  an  11  ;  un  acte  de  F  administration  des  Domaines  du  25  fri- 
maire an  II,  et  des  arrêtés  des  13  et  17  septembre  1793,  ordonnant  «  d'enlever 
des  souterrains  et  des  caveaux  destinés  aux  sépultures,  le  fer  et  le  plomb  que  Tor- 
gtteil  et  l'aristocratie  y  avaient  accumulés.  » 


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—  403  — 

pler  à  son  tour  le  résultat  de  nos  recherches,  s'il  était  heureux.  Cette 
condition  était  pour  nous  un  encouragement  et  une  récompense. 

W  eut  aussi  la  bonté  d'adjoindre  aux  trois  personnes  déjà  nommées 
M.  Tabbé  Robert,  chanoine,  si  bien  connu  par  ses  travaux  d'architecture 
religieuse  et  à  cause  de  cela  récemment  nommé  intendant  de  l'oeuTre 
de  Notre-Dame. 

Toutes  les  mesures  étant  prises  pour  ne  gêner  en  rien  le  service  de  la 
Métropole,  la  recherche  fut  commencée  le  lundi  26  mai.  Vers  trois  heures 
de  l'aprés-midi.  La  fouille  a  duré  trois  heures  environ,  et  elle  a  été, 
comme  chacun  sait,  couronnée  d'un  plein  succès.  A  six  heures  un  quart 
nous  découvrions  le  caveau  royal  possédant  encore  la  précieuse  relique 
que  lui  avait  confiée  le  xiv*  siècle.  Ce  caveau,  placé  à  75  centimètres  du 
pavage  actuel,  était  fermé  avec  deux  pierres  superposées,  solidement 
noyées  dans  un  bain  de  dur  et  épais  mortier.  Chose  singulière,  les  deux 
pierres  présentaient  des  trèfles  incrustés  du  xiii*  siècle,  ce  qui  prouve 
qu'on  avait  employé  des  débris  même  de  la  cathédrale. 

Le  caveau  que  ces  pierres  recouvraient  depuis  bientôt  cinq  siècles,  avait 
56  centimètres  de  profondeur,  64  de  longueur  sur  47  de  largeur. 

Deux  grils  de  fer,  placés  à,  quelques  centimètres  de  l'entrée  et  du  fond 
du  caveau,  supportaient  deux  plaques  de  plomb  de  48  centimètres  en  carré. 
La  première  des  deux  plaques,  placée  sur  le  gril  supérieur,  était  destinée 
à  arrêter  l'humidité  et  la  chute  des  matériaux.  Elle  a  été  trouvée  recou- 
verte de  sable  mélangé  d'eau  d'interposition.  La  seconde  plaque  avait  reçu 
le  cœur  du  roi  et  elle  l'offrait  encore,  réduit  en  poussière,  mais  recon- 
naissable  par  la  forme  qu'affectait  ce  vénérable  débris. 

Le  viscère  royal  avait  été  placé  ici  enfermé  dans  une  boîte  d'étain  ou 
plutôt  d'alliage,  épaisse  de  3  à  4  millimètres,  et  affectant  la  forme  d'un 
cœur  humain.  Cette  boîte,  fabriquée  de  deux  morceaux  soudés  ensemble,  avait 
été  en  majeure  partie  rongée  par  l'oxyde.  Toute  la  portion  adhérente  à  la 
feuille  de  plomb  n'offrait  plus  qu'un  résidu  noir  cendré  et  métallique.  La 


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—  404  — 

partie  supérieure,  au  contraire,  s*était  bien  oonservée  et  elle  montrait, 
d*un  côté  surtout,  tout  le  brillant  du  métal  primitif. 

La  poussière  étalée  sur  la  plaque  de  plomb  était  ainsi  de  deux  sortes: 
sur  les  bords  le  dépôt  était  noir  et  métallique  ;  au  milieu  la  couleur  an 
débris  était  rougeâtre  et  ressemblait  à  du  tan  de  corroyeur.  Cette  teinte 
tannée  et  Tagrégation  des  parcelles  ferait  croire  à  un  embaumement,  à 
moins  qu'elle  ne  soit  Teflet  de  la  décomposition  du  viscère  royal. 

La  relique  étant  ainsi  reconnue,  elle  a  été  aussitôt  dessinée  par  M.  Bar- 
thélémy, puis  elle  a  été  religieusement  déposée  dans  la  sacristie  du  cha-        1 
pitre  par  les  soins  de  M.  l'abbé  Robert,  intendant  de  l'œuvre  de  Notre-         I 
Dame.  Elle  y  a  été  conservée  sous  clé  jusqu'au  6  juin  suivant,  et  pendant 
dix  jours  elle  y  a  reçu  la  visite  de  plusieurs  personnes  notables  de  la  cité,  , 

spécialement  de  M.  Namuroy,  secrétaire  général  de  la  Seine-Inférieure,  | 

faisant  fonction  de  préfet,  en  l'absence  de  M.  le  baron  Leroy,  en  tournée  I 

de  révision. 

M»'  l'archevêque,  que  les  feuilles  publiques  avaient  informé    de   la  | 

découverte  pendant  le  cours  de  sa  visite  pastorale,  s'empressa,  à  son 
retour  à  Rouen,  de  venir  contempler  le  royal  dépôt  confié  à  sa  cathédrale, 
et  dont  la  possession  jetait  sur  elle  un  nouvel  éclat.  Le  mercredi  29,  à  une 
heure  après  midi,  M*'  visita  avec  un  grand  intérêt  le  caveau  construit  par  une 
main  royale  et  placé  chaque  jour  sous  ses  yeux,  en  face  de  sa  chaire  ponti- 
ficale, puis,  dans  la  sacristie,  il  contempla  avec  une  émotion  véritable  et  con- 
tenue ce  qui  restait  du  cœur  d'un  des  meilleurs  rois  qui  aient  gouverné  la 
France. 

De  ce  moment  il  fut  résolu  qu'une  enveloppe  nouvelle  serait  préparée 
pour  recevoir  le  précieux  dépôt  confié  à  la  garde  de  l'église  de  Rouen,  et 
que,  dans  le  plus  bref  délai,  il  serait  rendu  à  son  premier  asile. 

Muni  des  instructions  de  Sa  Grandeur,  M.  Barthélémy  fit  exécuter  par 
M.  Bécaille,  habile  plombier  de  Rouen,  un  cœur  en  étain  et  une  boîte  en 
plomb  destinée  à  conserver  la  relique  royale  le  plus  longtemps  possible. 

Toutes  choses  étant  prêtes.  M*' réunit  de   nouveau  à  la  cathédrale,  le 


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vendredi  6  juin,  les  quatre  témoins  et  agents  de  la  découverte,  puis  il 
procéda  à  l'enveloppement  et  à  la  déposition  du  cœur. 

Pour  témoigner  du  vif  intérêt  qu'il  portait  à  cet  acte  de  haute  conserva- 
tion, M^  voulut  lui-même  présider  à  toutes  les  phases  de  l'opération.  En 
sa  présence,  les  restes  du  cœur  et  les  débris  de  la  boîte  du  xiv«  siècle 
furent  soigneusement  déposés  dans  le  nouveau  cœur  d'étain,  qui  fut  immé- 
diatement soudé  par  le  plombier.  Alors  M»'  enveloppa  cette  précieuseboîte 
avec  un  ruban  violet  large  de  trois  centimètres,  et  il  forma  avec  lui  une 
croix  sur  chaque  face,  puis  il  scella  les  bouts  du  cordon  avec  un  sceau  de  cire 
rouge  deux  fois  répété.  Ce  premier  étui  étant  ainsi  scellé,  il  fut  placé 
dans  une  boîte  en  plomb  toute  remplie  de  charbon  de  bois  finement  broyé. 

Sur  cette  seconde  caisse,  de  forme  carrée,  on  lit,  gravée  en  belles  lettres 
romaines,  l'inscription  suivante  : 

COR 

CAROLI  v 

FRANCORVM   REGIS 

RECOGNITVM 

ANN.    DNI.   MDCCCLXIl. 

Le  royal  et  vénérable  dépôt,  étant  ainsi  soigneuisement  refermé,  a  été 
respectueusement  déposé,  en  présence  de  Monseigneur,  dans  le  caveau  qu'il 
occupait  depuis  1380.  Les  grilles  de  fer  et  les  plaques  de  plomb  étant  éga- 
lement remises  en  leur  place  primitive,  le  caveau  a  été  muré  derechef 
par  les  maçons  de  la  cathédrale. 

Prochainement,  une  inscription  gravée  sur  marbre  blanc,  composée  à 
nouveau  et  avec  une  certitude  rajeunie  de  cinq  siècles,  prendra  place  dans 
le  chœur  de  Notre-Dame,  et  elle  indiquera  au  respect  de  tous  le  lieu  où 
repose  le  cœur  du  plus  sage  des  rois  de  France. 

Regrettons  que  le  défaut  de  ressources  ne  permette  pas  de  faire  revivre 
sur  son  mausolée  l'image  d'un  prince  qui  fut  le  maître  de  Duguesclin,  qui 
encouragea  les  découvertes  des  navigateurs  normands  et  qui  vint  lui- 
même  à  Dieppe  récompenser  Jehan  le  Roannais^  le  découvreur  de  la  Guinée 
et  qui,    monté  sur  le   premier  trône  de  l'Europe ,    n'oublia  jamais  qu'il 

avait  été  duc  de  Normandie. 

L'abbé  COCHET. 


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GORRESPONDANGE. 


Notre  collaborateur,  M.  Fernand  Lamy,  a  reçu  de  l'illustre  auteur 
des  Misérables  la  lettre  que  nous  reproduisons  plus  bas  en  réponse  à 
Tarticle  publié  par  lui  dans  la  Revue  du  mois  dernier. 

Bien  qu'il  y  ait  péril  à  dire  un  mot  quand  une  telle  voix  va  parler, 
nous  pensons  qu'il  n'est  pas  sans  opportunité  de  dégager  de  ce  remerciment 
le  grand  enseignement  qu'il  renferme.  Victor  Hugo,  tendant  sa  main 
fraternelle  à  Tun  de  nos  plus  jeunes  confrères,  à  travers  et  par-dessus 
toutes  ces  distances  de  la  gloire  et  de  l'exil  qui  nous  séparent  de  lui, 
n'est-ce  pas  à  la  fois  un  rare  spectacle  et  un  magnifique  exemple?  —  Nos 
lecteurs,  nous  en  sommes  certain,  prendront  leur  part  de  cette  bonne 
fortune  qui  échoit  aujourd'hui  à  la  Itevue  de  la  Normandie. 

Gustave  GOUELLAIN. 


Haute  ville -House,  10  juin   1862. 

Monsieur, 

La  hauteur  d'esprit  répond  à  la  hauteur  du  cœur. 
Votre  article  le  prouve.  Vous  comprenez  les  Misérables 
avec  l'âme.  De  là  vos  pages  éloquentes  qui  m'ont  pro- 
fondement  touché.  Vous  êtes  un  talent  au  service  d'une 
probité  :  on  sent  en  vous  la  grande  pensée  honnête. 
Vous  vous  penchez  sur  mon  livre  comme  je  me  suis 
penché  sur  le  peuple,  avec  un  ardent  désir  de  trouver 
le  bon,  le  juste  et  le  vrai.  Je  viens  de  vous  lire,  et 
je  sens  le  besoin  de  vous  dire  mon  émotion.  Grave 
et  fraternel  penseur,  je  vous  serre  la  main. 

Victor  HUGO. 


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PUBLICATIONS   DIVERSES. 


PRINCIPAUX  OUVRAGES  DE  M.    C.  HIPPEAU,    Professeur  à  la  Faculté  des 
Lettres  de  Caen,  Tun  des  collaborateurs  de  la  Revue  de  la  Normandie. 

Histoire  de  la  philosophie  ancienne  et  moderne. — Paris,  Hachette,  2«  ëdit ,  1  v.  in-8*. 

Histoire  de  l'Abbaye  de  Saint-Etienne  de  Caen.  —  Caen,  Hai*del,  1852,  1  vol  iii-4'». 

(Euores  choisies  de  Saint-Evremont,  avec  une  introduction  et  des  notes.  —  Paris, 
1852,  1  vol.  in-12. 

Les  Ecrivains  normands  au  XVW  siècle,  —  1  vol.  in-12. 

Le  Théâtre  à  Borne.  —  1  vol.  in-8». 

Le  Bestiaire  divin  de  Guillaume,  clerc  de  Normandie,  (Epuise). 

Lettres  inédites  de  la  princesse  des  Ursins,  de  M^*  de  Maintenon,  du  prince  de  Vaude- 
mont,  du  maréchal  de  Tessé  et  du  cardinal  de  Janson,  à  Vépoque  de  la  succession  d^Es- 
pagne.  —  Caen,  Hardel,  1862,  1  vol.  in-8o. 

Mémoires  inédits  du  comte  Leveneur  de  Hlliéres,  sur  Charles  P'  et  son  mariage  avec 
Heimetie  de  France,  précèdes  d'une  introduction  historique.  —  Paris,  Poulet-Ma- 
lassis,   1  vol.  grand  in-18. 

Nota.  — Tous  les  ouvrages  de  M.  Hippeau  sont  en  vente  chez  M.  A.  Lebrument, 
libraire,  55,  quai  Napoléon,  à  Rouen. 

COLLECTION  DES  POÈTES   FRANÇAIS   DU   MOYEN-AGE,   publiée  par 

M.  C.  Hippeau. 

ONT  PARU  : 

La  Vie  de  saint  Thomas  le  martyr,  archevêque  de  Canterbury,  par  Gamier,  de 
Pont-Sainte-Maxence ,  poète  du  xii*  siècle,  précédée  d'une  Introduction  historique, 
1  vol.  pet.  in-8". 

Le  Bestiaire  d^amour  de  maître  Richard  de  Foumival  et  la  Réponse  de  la  dame,  avec 
nne  Introduction  et  des  Notes,  édition  ornée  de  48  vignettes  gravées  sur  bois, 
1  vol.  petit  in-8'». 

Le  Bd  inconnu,  poème  inédit  du  xiii*  siècle,  avec  un  Glossaire  et  une  Introduction. 
1  vol.  petit  in-S». 

Messire  Gauvain  ou  la  Vengeance  de  Baguidel,  poème  de  la  Table  Ronde,  par  le 
trouvère  Raoul,  avec  une  introduction  et  des  notes,  1  vol.  petit  in-8<*. 

sous    PRESSE  : 

Amadas  et  Idoine,  poème  d'aventures. 
ProtesHaus,  id. 


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—  408  — 

Cette  publication  de  nos  meilleurs  poètes  français  du  Moyen-Age  fait  le  plus 
grand  honneur  à  M.  Hippeau,  qui  Ta  entreprise  et  qui  la  conduit  à  son  dëveloppe- 
ment  légitime  avec  cette  autorité  que  donne  la  science  doublée  d^une  intelligence 
d'éUte.  M.  Hippeau  ne  s*amuse  pas  à  la  reproduction  vaine  de  petits  volumes  que  les 
bibliomanes  seuls  auront  la  patience  de  lire  ^  il  regarde  plus  haut  et,  dans  Fintroduc- 
tion  de  Messire  Gauoain^  explique  en  termes  excellents  le  but  qu'il  s'est  propose 
d'atteindre  :  «  enrichir  le  domaine  de  Tërudition  aussi  bien  que  celui  de  la  littérature, 
»  et  recueillir  quelques-uns  des  nombreux  anneaux  de  la  chaîne  qui  permet  de  suivre 
»  à  travers  les  âges  toutes  les  transformations  que  subissent  les  mots  d'une  langue 
»  et  les  idées  d'un  peuple.  » 

L'exécution  matérielle  des  volumes  de  la  Collection  des  Poètes  français  du  Moyen- 
Age  est  à  la  hauteur  du  texte,  et  les  plus  délicats  appréciateurs  ne  pourront  adresser 
que  des  éloges  à  l'habile  imprimeur,  M.  Goussiaume  de  Laporte,  de  Gaen,  et  à  M.  Au- 
guste Aubry,  de  Paris,  éditeur  de  l'ouvrage. 

G.  G. 


HARO  SUR  LE  PAPIER  TIMBRÉ. 

Tel  est  le  titre  d'une  brochure  qui  vient  de  paraître  avec  ces  épig^phes  : 
c  La  Justice  sera  rendue  gratuitement.  » 

(Loi  de  1790). 
«  Les  droits  d'enregistrement  ne  sont  que  les  anciens  droits  seigneuriaux,  confis- 
»  qués  au  profit  du  Trésor  public.  » 

(M.  Troplong.  —  Revue  de  Législation,  t.  10,  p.  147.) 
c  Si  la  pensée  de   diminuer  les  frais  de  justice  devait   être  appliquée,  ce  serait 
»  surtout  en  modérant  les  droits  du  Trésor.  > 

(Paroles  de  l'Empereur.  —  Moniteur,  21  juin  1857.) 

L*auteur  de  cette  brochure,  M.  Néei,  ancien  notaire,  demande  la  diminu- 
tion des  frais  de  justice  au  moyen  de  rabaissement  des  droits  de  timbre, 
d'enregistrement,  etc.,  et  cherche  à  provoquer,  suivant  ses  propres  paroles, 
a  une  réforme  que  réclamait  à  la  fois  la  justice,  la  morale  et  Thuma- 
»  nité.  » 

La  brochure  in-8^,  de  200  pages,  sort  des  presses  de  M.  Domin,  impri- 
meur à  Gaen. 

Elle  se  trouve  à  Paris,  chez  Guillaumin,  libraire,  rue  de  Richelieu,  14  ; 

Marescq  aîné,  libraire,  rue  Souflot,  17  ; 

A  Rouen,  chez  E.  Durand,  libraire,  rue  Saint-LÔ,  40. 


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L'EXPOSITION  ARTISTIQUE 


D'ELBEUF 


>  ^^SCSJB"    * 


Pendant  que  Londres  attire,  à  grand  renfort  de  réclame,  les  visi- 
teurs et  les  curieux  de  l'autre  côté  du  détroit,  et  cherche  à  faire 
briller  d'un  éclat  supérieur  les  merveilles  de  son  industrie  dans  une 
de  ces  exhibitions  gigantesques  dont  l'Angleterre  a  le  secret,  Elbeuf 
organise  en  silence  sa  petite  exposition  locale,  et  nous  donne  une 
fois  de  plus  la  preuve  qu'il  ne  faut  désespérer  ni  de  la  grandeur 
ni  des  richesses  de  la  France. 

Du  petit  au  grand  la  comparaison  est  permise,  et  s'il  faut  tenir 
compte  de  ce  qu'il  a  fallu  de  goût,  d'initiative  et  de  zèle  pour 
construire  en  quelques  jours  l'ExposnioN  Industrielle  d'Elbeuf,  ne 
devona-nous  pas,  en  présence  du  résultat  obtenu,  nous  reporter  par 
la  pensée  dans  ce  milieu  de  labeurs  et  d'investigations  actives  qui 
ont  fait  la  ville  ce  qu'elle  est  aujourd'hui? 

Placé  dans  une  situation  géographique  excellente,  au  bord  de 
cette  route  immense  et  féconde  ouverte  sur  l'Océan,  Elbeuf,  aux 
portes  de  Paris,  participe  à  la  fois  de  l'ancien  et  du  nouveau  monde. 
Jetez  un  instant  les  yeux  sur  les  produits  de  cette  fabrique  qu'on 
n'égale  pas.  Voilà  ce  qu'a  créé  l'apprentissage  des  siècles,  voilà 

les  chefs-d'œuvre  de  l'art  et  du  génie  français,  voilà  les  spécimens 

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—  410  — 

de  la  vraie  élégance  !  Tout  ce  qui  sort  des  mains  habiles  des 
ouvriers  de  la  grande  cité,  porte  en  soi  la  marque  suprême  de  la 
distinction  et  de  la  grâce  intime,  deux  vertus  éminemment  françaises 
qu'on  retrouverait,  si  jamais  elles  étaient  égarées,  dans  le  moindre 
regard  de  la  première  venue  de  nos  femmes  ou  de  nos  sœurs. 

Mais  à  côté  de  cette  persistance  laborieuse,  de  ces  privilèges 
naturels,  de  ces  efforts  renouvelés  par  chacun  de  ses  enfants,  ce 
qui  a  contribué  à  l'essor  de  la  noble  ville,  c'est  aussi  la  fièvre  des 
affaires,  l'esprit  aventureux  qui  n'est  pas  précisément  l'esprit 
d'aventures,  mais  enfin  cette  ardeur  de  tous  vers  la  richesse  qui  a 
si  bien  favorisé  et  soutenu  les  tentatives  de  la  science  et  les  audaces 
de  l'industrie. 

Les  armes  et  la  devise  d'Elbeuf  résument  bien  les  tendances  de 
la  population  d'élite  qui,  à  l'ombre  de  la  croix  protectrice  de  la 
maison  de  Lorraine,  a  construit  patiemment  et  avec  courage, 
l'édifice  immense  et  magnifique  de  sa  grandeur  actuelle.  Elbeuf  a 
inscrit  au  centre  de  son  blason  la  ruche  symbolique,  interdite  aux 
frelons  et  aux  inepties,  aux  parasites  de  la  terre  comme  à  ceux  du 
ciel,  puisque  tout  le  monde  y  travaille.  A  ces  mots  qui  contiennent  le 
secret  de  la  prospérité  d'Elbeuf,  on  pourrait  substituer  aujourd'hui 
ceux-ci  i  II  y  a  de  ïor  ici  pour  tout  le  monde.  Et  comme  on  le 
dépense  largement  ce  trésor  qui  vient  de  l'industrie  !  11  retourne  au 
peuple  en  largesses  et  en  bien-être  ;  en  joies  de  tous  les  jours  à  ces 
humbles  tisserands  des  campagnes,  qui,  au  coin  du  foyer  do- 
mestique, auprès  des  petits  enfants,  produisent  des  œuvres 
arachnéennes,  et  ont  su  organiser  au  centre  de  nos  campagnes 
normandes,  ce  travail  fortifiant  et  sain  comme  l'odeur  de  leurs 
blés  et  de  leurs  foins  coupés. 


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—  411  — 

C'est  une  race  à  part,  profondément  enracinée  dans  le  sol 
normand,  que  celle  de  ces  travailleurs,  moitié  gens  de  fabrique, 
moitié  gens  de  campagne.  Le  tisserand  possède  à  ferme  quelques 
arpents  voisins  de  la  maison  qui  lui  sert  de  demeure  et  d'atelier,  et, 
selon  l'opportunité  de  l'heure  qui  sonne,  manie  tantôt  la  navette, 
tantôt  la  faucille  ou  la  faux.  Le  travail  chez  soi,  la  respiration  des 
siens  qu'il  entend,  les  soins  du  petit  champ,  et  par-dessus  tout 
l'émanation  imprégnée  de  calme  et  de  bien-être  que  répandent 
autour  de  lui  les  champs  sans  limites,  ces  solitudes  pleines  de 
Dieu,  toutes  ces  joies  inconnues  dans  l'usine  où  tournent  les  roues 
de  fer,  où  bruit  la  vapeur  surchauffée,  ne  manquent  pas  à  l'ouvrier 
des  campagnes.  Ce  milieu  de  tranquillité  sereine  engendre  un 
labeur  sans  efforts  conmie  sans  appétits  violents  :  l'homme  se 
moralise  en  même  temps  que  l'œuvre  devient  meilleure,  et  ce  n'est 
pas  un  des  moindres  éloges  qu'on  puisse  donner  à  l'industrie 
Elbeuvienne,  que  de  la  féliciter  hautement,  au  nom  de  tous  les 
grands  principes  civilisateurs,  d'avoir  su  créer  cette  féconde  et 
merveilleuse  organisation  du  travail. 

L'alliance  de  l'art,  c'est-à-dire  du  goût  et  de  la  machine  propre- 
ment dite,  qui  a  fait  d'Elbeuf  une  des  capitales,  une  des  têtes  du 
monde  de  l'industrie,  est  tellement  intime  qu'elle  survit  à  toutes 
les  préoccupations  comme  à  toutes  les  inquiétudes.  Si  tristes  que 
soient  les  soucis  du  présent,  si  noir  que  se  montre  l'avenir,  la 
confiance  qui  est  la  vraie  force,  anime  et  soutient  ici  ceux  qui 
seraient  anéantis  ailleurs,  car  ils  savent  bien  que  les  traditions 
dont  ils  continuent  la  suite  sont  impérissables,  à  l'égal  des  sources 
mifiantes  dont  elles  découlent.  C'est  à  ce  sentiment  que  nous 
devons   sans    doute  attribuer   l'attitude    fièrement    dédaigneuse 


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—  412  — 

d'Elbeuf  en  présence  de  l'Angleterre,  au  moment  où  le  traité  de 
commerce  est  venu  brusquement  rompre  les  digues  qui  proté- 
geaient de  temps  immémorial  notre  pays  contre  l'invasion  étrangère; 
véritable  invasion  des  barbares,  du  reste,  s'il  faut  en  croire  les 
braves  combattants  qui  sont  entrés  en  lutte  à  Londres,  et  contre  la- 
quelle l'élégance  nationale  a  su  dès  les  premiers  jours  se  préserver. 

Tout  le  monde  a  fait  des  miracles,  s'est  surpassé  pour  repousser 
l'ennemi,  et,  s'il  en  faut  une  preuve,  elle  est  donnée  avec  une  incom- 
parable énergie  par  l'exposition  de  draperie  actuelle,  que  nous 
entendions  l'autre  jour  proclamer  «  la  plus  belle  exposition  de 
l'Europe.  » 

C'est  avec  un  sentiment  de  profond  regret  que  nous  ne  pouvons 
dire  ici  tout  ce  qu'il  conviendrait  de  résumer  de  la  contemplation  de 
ce  spectacle  grandiose  qui  nous  est  donné  aujourd'hui  par  la 
grande  famille  Elbeuvienne.  Il  faudrait  toute  la  technologie  d'un 
manufacturier  consommé,  réunie  à  l'art  exquis  d'écrire,  pour 
rendre  un  compte  digne  et  savant  de  ces  prodiges  de  la  draperie, 
signés  de  noms  dont  nous  ne  dirons  pas  un  seul,  de  peur  d'en 
passer  «  et  des  meilleurs.  » 

.  Et  puis,  à  côté  du  palais  de  l'Industrie,  Elbeuf  a  ouvert  aussi  le 
palais  des  Arts,  et  nous  avons  une  assez  longue  promenade  à  faire 
avec  notre  lecteur,  dans  ce  Cluny  improvisé,  dans  ce  sanctuaire 
élevé  par  un  culte  fervent  à  la  plus  grande  gloire  de  la  citHositéj 
dans  le  sens  honnête  du  mot. 

L'exposition  artistique  d'Elbeuf  est  ouverte  dans  un  vaste  local, 
situé  rue  Berthelot,  |et  occupé  en  partie  d'ordinaire  par  une  belle 
collection  d'oiseaux  et  d'objets  d'histoire  naturelle,  que  son  pro- 
priétaire, M.  Noury,  met  généreusement  à  la  disposition  de  ses 


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—  413  — 

concitoyens.  Dans  les  appartements  faisant  suite  à  ce  musée  perma- 
nenty  situé  au  premier  étage,  sont  rangés,  dans  d'immenses  vitrines, 
les  plus  curieux  échantillons  de  tout  ce  qui  rentre  dans  la  catégorie 
sans  limites  des  mille  riens,  qui  sont  la  joie  et  la  vie  des  collec- 
tionneurs. On  accède  à  ces  vastes  salles  par  un  vestibule  orné  de 
panoplies,  d'armures,  et  de  tapisseries,  et  on  laisse  à  sa  droite  en 
prenant  l'escalier,  deux  pièces  complètement  transformées,  l'une  en 
salle  de  repas,  l'autre  en  chambre  à  coucher  d'un  château  Normand 
de  la  fin  du  XVI*  siècle,  et  où  nous  reviendrons. 

L'étage  supérieur  est  l'exposition  véritable,  où  l'on  n'a  pas 
cherché  à  faire  im  tout  bien  complet,  mais  à  placer  le  plus  d'objets 
dans  un  petit  espace.  Nous  avons  remarqué  avec  plaisir  l'intelli- 
gente distribution  du  jour  qui  se  tamise  aux  vitres  à  travers  des 
rideaux  de  guipure  ou  de  soie.  L'effet  général  qui  se  produit  dès 
l'entrée  est  excellent,  et  l'impression  qui  dure,  après  l'examen  de 
toutes  les  jolies  choses  disposées  avec  autant  de  soin  que  de  goût, 
est  véritablement  parfaite  aussi. 

Nous  voudrions  avoir  ici  une  grande  place  à  donner  à  l'exposition  de 
M"*  Chennevière,  qui  renferme  des  échantillons  de  tout  ce  qu'il  est 
possible  de  posséder.  Tapisseries,  meubles  allemands  et  français  du 
XVI*  siècle;  bijoux,  guipures,  dentelles, laques,  émaux, porcelaines 
de  Saxe,  de  Sèvres  et  de  Chine  ;  faïences  de  Rouen,  deNevers,  de 
Moustiers;  terres  émaillées  de  Palissy,  verreries  d'Allemagne  et  de 
Bohême  ;  voilà  une  nomenclature  déjà  bien  longue,  et  si  nous 
pouvions  avoir  la  prétention  d'être  complet,  nous  ne  serions  pas 
au  bout.  Nous  avons  remarqué  d'une  manière  toute  spéciale,  au 
milieu  des  nombreux  objets  exposés  par  M"*  Chennevière,  une 
glace  de  cheminée  à  riche  encadrement  en  bois  sculpté,  et   un 


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—  414  — 

lavabo  de  salle  de  repas,  qui  appartiennent  à  l'art  allemand  de  la 
seconde  moitié  du  XVII*  siècle. 

Il  y  a  aussi  de  fort  belles  tapisseries  dans  l'exposition  de 
M"'  Chennevière  ;  une  des  plus  curieuses  représente  un  jardin 
symétrique,  arrangé  dans  le  goût  de  Lenôtre,  et  qui  pourrait  bien 
être  Versailles.  D'autres,  moins  caractéristiques,  mais  aussi  com- 
plètes, nous  offrent  des  sujets  tout-à-fait  divers,  et  tout-à-fait 
variés.  Sujets  de  chasse,  religieux,  historiques,  d'ornement,  véri- 
tables peintures  où  la  couleur  a  disparu,  m^is  dont  le  dessin  étrange 
et  bizarrement  fantasque,  est  toujours  resté  durable.  Beauvais,  les 
Oobelins,  et  les  artistes  aux  mains  blanches,  qui  brodaient  au 
coin  du  foyer  paternel,  où  est  resté  l'oubli  de  leur  nom,  se 
réunissent  fraternellement  dans  ce  musée  improvisé,  pour  orner 
les  murailles,  tout  étonnées  de  se  trouver  à  pareille  fête. 

Quand  la  tapisserie  fait  défaut,  les  étoflTes  de  l'Orient  et  de 
l'Algérie,  les  nattes  africaines  s'étalent  et  servent  de  splendides 
toiles  de  fond  à  des  panoplies  ingénieuses,  faites  d'armes  de  tout 
bois  et  de  toutes  sortes,  armes  kabyles,  moresques,  turques,  in- 
crustées de  corail  et  d'argent  et  dont  les  plus  belles  sont  la  propriété 
de  M.  Lucien  Béer. 

Au  premier  étage  appartiennent  encore  les  très  remarquables 
photographies  de  M.  Rougeot  de  Briet  et  celles  de  M.  Fouquier- 
Long;  intérieurs  de  forêt,  études  d'arbres,  d'une  netteté  prodigieuse 
et  d'un  fini  de  gravure. 

M.  Gustave  Victor-Grandin  expose  sa  très  originale  série  de 
mortiers  de  pharmacie,  qui  nous  conduit  d'âge  en  âge  à  travers 
toutes  les  transformations  du  bronze  depuis  le  xi*  jusqu'au  xvi* 
siècle. 


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—  415  — 

Notre    savant  et  excellent  collaborateur  M.  André   Pottier, 
conservateur  de  la  bibliothèque  publique  de  Rouen,  a  envoyé  un 
beau  cadre  de  bijoux  normands  où  Ton  voudrait  voir  aussi  une  très 
riche  croix  à  bosse  en  argent,  appartenant  à  M"'  Quesney-Prieur. 
N'oublions  pas  de  mentionner  bien  à  la  hâte  quelques  curieux 
manuscrits  à  figures  dont  Tun,  ouvert  à  ce  sujet  :  la  Fuite  en 
Egypte,  rappelle  les  bons  temps  de  la  calligraphie  duxvi*  siècle 
bien   qu'il  soit  un  peu  postérieur  à  cette  époque.   Si  rapide  que 
doive  être  notre  revue,  il  ne  faut  point  omettre  pourtant  de  si- 
gnaler une  fort  belle  pièce  de  faïence  de  Moustiers,  appartenant 
à   M.  de  Boury:   c'est  un  pot  à  Teau  et  sa  cuvette  à  ornements 
et    arabesques  polychromes,  présentant,  dans  le   centre  de  mé- 
daillons ménagés   avec    art,    des    petites    figures    allégoriques 
Quoique  les  fabriques  de  Moustiers  n'aient  employé  qu'à  l'époque 
de  leur  décadence  les  couleurs  mélangées,  l'échantillon  que  nous 
avons  sous  les  yeux  est  d'une  harmonie  de  forme,   d'une  ordon- 
nance générale  et  d'une  finesse  de  pâte  que  l'on  ne  saurait*  trop 
louer.  Nous  avons  bien  rarement  rencontré  dans  nos  études  sur  la 
faïence  de  Moustiers  une  pièce  de  cette  époque  réunissant  à  un  si 
haut  point  toutes  les  qualités  de  la  période  par  excellence  où  le 
bleu  contourné  en  bustes  et  en  gaines  est  l'unique  couleur  em- 
ployée par  les  minutieux  artistes  du  Midi. 

Mais  si  élégante  que  soit  dans  ses  détails  la  pièce  de  choix 
qui  nous  occupe,  nous  préférons,  peut-être  par  amour-propre 
national,  les  plats  immenses  à  rinceaux  réservés,  les  sucriè- 
res  monumentales  dans  leur  petitesse  et  les  brocs  peints  de  la 
g^rande  fabrique  Rouennaise.  Une  de  ces  cruches  où  nos  bons 
aïeux  buvaient  à  la  fois  le  cidre  pétillant  et  la  gaîté  gauloise, 


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—  416  — 

porte  la  date  de  1721  et  représente  des  scènes  burlesques  accom- 
pagnées de  jeux  de  mots  dans  le  goût  du  temps.  Au-dessous  de 
Tune  de  ces  caricatures,  figurant  un  paysan  tenant  une  oie  dans 
ses  bras,  sont  inscrites  ces  malignes  paroles  :  Monnoye  est  tout. 
Ne  dirait-on  pas  que  cette  charge  de  l'autre  siècle  est  une  plaisan- 
terie du  nôtre,  et  nVt-elle  pas  gardé  à  travers  le  temps  et  l'es- 
pace ce  franc  regain  d'antique  satire  dont  s'inspirèrent  ViUon  et 
Rabelais? 

Nous  n'avons  pas  la  prétention  de  donner  le  catalogue  de  la 
faïence  de  Rouen  à  l'Exposition  Elbeuvienne,  il  faut  donc  bien 
que  nous  fassions  en  sorte  de  payer  ici  sommairement  notre  tri- 
but d'éloges  à  tout  ce  que  nous  avons  distingué  dans  ce  genre; 
nous  ne  pouvons  entrer  dans  les  détails  où  pourtant  il  faudrait 
s'aventurer  pour  être  complet  ;  nous  le  regrettons,  car  nous  aurions 
à  signaler  encore  beaucoup  d'échantillons  d'un  travail  grandiose  et 
à  citer  beaucoup  de  personnes  qui  l'ont  assurément  mérité.  Ce  qui 
nous  excusera,  c'est  l'absence  complète  de  numéros,  de  catalogue, 
d'indications  d'aucune  nature  :  nous  n'aurions  pu  mettre  aucun 
nom  propre  dans  cette  revue  si  la  bienveillance  extrême  de  MM.  les 
commissaires  de  l'exposition  artistique  ne  nous  avait  à  chaque 
pas  obligeamment  éclairé. 

Nous  ne  savons  plus  à  qui  appartiennent  quelques  curieuses 
chasubles  données,  à  ce  qu'U  paraît,  à  la  paroisse  de  la  Saus- 
saye  par  un  des  ducs  de  Lorraine  :  elles  sont  en  velours  rouge  bro- 
chées et  brodées  d'or  et  d'argent.  Cachées  et  enterrées  pendant 
la  Terreur,  elles  ont  été  retrouvées  et  réparées,  et  ce  don  splendide 
de  la  munificence  de  ses  ducs  resplendit  bien  au  milieu  des  richesses 
offertes  par  la  ville  d'Elbeuf  à  l'admiration  des  curieux. 


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—  417  — 

Mais,  entre  autres  raretés  tout-à-fait  précieuses,  il  faut  compter  le 
Médaillon  de  Rouget  de  Uste^  par  David  d'Angers,  et  l'esquisse  du 
Martyre  de  saint  Erasme,  de  Nicolas  Poussin.  Le  premier  de 
ces  deux  objets  appartient  à  M.  Quesney-Prieur  ;  le  second, 
à  M.  Alexandre  Poussin ,  l'un  des  descendants  du  grand  peintre 
du   Déluge. 

Si  la  Marseillaise  s'éteignait  jamais  sur  les  lèvres  des  peuples, 
on  la  retrouverait  tout  entière  sur  ce  marbre  où  l'inscrivit  l'Art 
austère  éternellement  immuable  comme  la  Liberté.   Les  strophes 
de  Rouget  de  Lisle  encadrent  sa  figure,  dont  elles  sont  le  com- 
mentaire le  plus  éloquent,  et  lui  font  une  auréole  de  rayons  et  de 
flammes.    L'homme  disparmt  presque  en  présence  de  la  majesté 
de  l'œuvre,  et  c'est  une  main  comme  celle  de  David  qui  seule 
pouvait  tenter  l'ébauche  de  ce  profil  géant.  Nous  ne   dirons  pas 
que  le  maître  a  réussi,  ce  ne  serait  que  la  moitié  de  notre  pensée, 
nous  affirmerons  simplement  qu'il  a  mis  dans  cette  figure  légen- 
daire les  bouillonnements  et  les  colères  de  la  France  se  soulevant 
contre  la  ligue  des  rois,  et  qu'on  y  retrouve  les  amours  et  les 
haines  de   la  grande  lutte   dont  il  s'inspira.  La  personnalité  de 
Rouget  de  Lisle  convenait  bien  au  tempérament  de  David  ;  ces 
deux  caractères,  c'était  écrit,  devaient  se  rencontrer  un  jour  dans 
la  même  route,  car  la  destinée  les  avait  tous  deux  marqués  du 
signe  où  se  reconnaissent  les  élus  choisis  par  elle,  l'amour  ardent 
des  gloires  de  la  patrie.  Ce  portrait,  qu'U  soit  ou  non  ressemblant, 
est  plus  qu'ime  image,  c'est  un  brevet  d'immortalité,  et  David, 
en  faisant  passer  dans  les  veines  de  ce  marbre  froid  un  éclair  de 
son  génie,  a  payé  à  Rouget  de  Lisle  la  dette  de  la  France. 
Ces  mots  sonores  de  gloire  et  de  génie  nous  reportent  au  sou- 


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—  418  — 

venir  du  Poussin.  Lui  aussi  fut  un  des  laborieux  ouvriers  de  la 
pensée  humaine  exaltée  jusque  dans  l'infini 

Où  le  plus  grand  des  représentants  de  Técole  française  a-t-il 
conçu  le  sujet  dont  nous  avons  une  esquisse  en  notre  présence  ? 
Et  comment  a-t-il  été  amené  à  reproduire  avec  son  pinceau 
toujours  suave  l'horrible  scène  du  Martyre  de  saint  Erasme?  Le 
choix  de  ce  tableau,  pour  qui  a  pénétré  dans  la  communauté  in- 
time de  Tœuvre  du  maître,  ne  doit  pas  lui  appartenir. 

Les  bourreaux  ont  pris  un  homme,  et  pour  qu'il  renie  Dieu 
enroulent,  câble  sanglant,  ses  entrailles  à  la  manivelle  d'un  puits  : 
l'atrocité  du  supplice  qui  se  consomme  n'est  égalée  que  par  la  séré- 
nité du  mariyr  qui  le  subit  et  dans  toute  la  personne  du  saint 
resplendit  la  lumière  pure  de  la  grâce  divine  et  de  la  foi  qui 
transforme. 

Nous  avons  avec  un  vrai  bonheur  retrouvé  cette  esquisse  du 
Martyre  de  saint  Erasme  :  elle  nous  a  rappelé  la  seule  toile  du 
Poussin  qu'il  nous  ait  été  donné  de  voir  au  musée  du  Vatican  et 
nous  a  remis  en  mémoire  le  seul  ouvrage  au  bas  duquel  le  maître 
ait  mis  son  nom.  Vers  1630,  le  cardinal  Barberini,  amateur  né  de 
tous  les  talents,  commanda,  sur  la  recommandation  du  chevalier 
del  Pozzo,  le  Martyre  de  saint  Erasme  à  Nicolas  Poussin.  Le  car- 
dinal se  proposait,  en  donnant  ce  travail  à  notre  peintre,  défaire 
reproduire  son  œuvre  en  mosaïque  pour  la  placer  dans  Saint- 
Pierre  de  Rome  vis-à-vis  du  martyre  des  saints  Processe  et  Marti- 
nien,  de  son  compatriote  Valentin.  Le  Poussin  se  mit  à  l'œuvre, 
peignit  courageusement,  sur  cette  vaste  toile  de  quinze  pieds,  les 
souffi*ances  du  martyr  et  la  cruauté  de  ses  assassins,  et  de  manière 
à  satisfaire  son  magnifique  protecteur.  Le  tableau,  comme  le  car- 


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-416- 

dinal  Tavait  désiré,  fut  exécuté  en  mosaïque  :  il  ome  sous  cette 
forme  un  des  autels  du  transept  nord  de  Saint-Pierre,  et  le  musée 
des  Papes  a  gardé  précieusement  le  modèle  dont  nous  avons  l'es- 
quisse sous  les  yeux.  Nicolas  Poussin  avait  préparé  cette  toile  avec 
une  telle  surabondance  de  vermillon  que  le  fond  aujourd'hui  repa- 
raît sur  l'ensemble  et  qu'à  certaines  heures  et  sous  un  certain  jour, 
on  dirait  que  le  sang  du  martyr  coule  de  nouveau  de  ses  plaies 
béantes  et  rejaillit  sur  ses  bourreaux.  L'esquisse  d'un  tableau  de 
cette  importance  possède  une  valeur  considérable  et  elle  est  on  ne 
peut  plus  heureusement  placée  dans  la  famille  de  celui  qui  la  conçut 
et  qui  l'exécuta  il  y  a  plus  de  deux  siècles. 

Quand  nous  aurons  signalé  les  curieux  objets,  tels  que  :  armes, 
vêtements,  etc.,  rapportés  d'Océanie  parM.de  Blosseville,  notre 
tâche  sera  tant  bien  que  mal  remplie  pour  les  galeries  supérieures 
de  l'Exposition  artistique  ;  il  nous  reste  à  visiter  les  deux  apparte- 
ments du  rez-de-chaussée  transformés,  comme  nous  l'avons  déjà  dit, 
l'un  en  salle  de  repas,  l'autre  en  chambre  à  coucher.  Les  meubles 
de  toute  espèce  abondent  dans  ces  deux  pièces  ;  les  plus  riches  et 
les  plus  remarquables  appartiennent  à  M.  E.  Lanon,  qui  a  fait  en 
sorte  de  restituer  à  chacun  la  place  qu'il  occupait  réellement  dans 
ces  intérieurs  duxvi*  siècle,  si  fastueux  et  si  beaux  d'harmonie  sous 
leur  apparence  sombre  et  leur  vêtement  lugubre.  C'est  une  excel- 
lente idée  d'avoir  posé  les  plats  et  tout  ce  qui  se  rapporte  au  service 
sur  la  table  du  festin  :  la  faïence  brille  ainsi  de  tout  son  éclat,  et,  mieux 
que  sur  les  planches  d'un  dressoir,  étale  toute  la  splendeur  décora- 
tive qui  est  en  elle.  Il  y  a  de  tout  dans  l'exposition  de  M.  E.  Lanon  ; 
mais  ce  qui  nous  a  frappé  d'une  manière  particulière ,  c'est  un  pla- 
teau de  table  en  faïence,  conçu  dans  le  plus  pur  style  rocaille  et 


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—  420  — 

montrant  des  amours  perdus  dans  des  fleurs  et  des  feuillages  :  cette 
admirable  pièce,  de  plus  de  soixante-dix  centimètres  de  longueur, 
montre  bien  comment  nos  peintres  rouennais  savaient  s'assimiler  le 
goût  et  les  tendances  d'une  époque  et  combien  leur  habileté  infinie 
tirait  parti  des  innovations  que  le  caprice  ou  la  mode  introduisaient 
dans  la  pratique  des  arts  d'ornement. 

Nous  ne  pouvons  trop  louer  l'ordonnance  exquise  qui  a  présidé 
a  l'arrangement  général  du  rez-de-chaussée  où  l'air,  la  lumière 
et  lep  visiteurs  circulent  avec  une  aisance  assez  rare  dans  les  expo- 
sitions rapidement  conçues  et  rapidement  exécutées.  Nous  avons  eu 
donc  tout  loisir  pour  examiner  attentivement  les  faïences  étalées  ou 
préparées  pour  le  festin  :  une  des  pièces  qui  ressortent  le  plus  de 
l'ordinaire  est  un  surtout  de  table,  décoré*  en  bleu,  dont  le  dessin 
possède  tous  les  caractères  rouennais  de  la  belle  période  comprise 
entre  1710  et  1740,  mais  dont  l'apparence  néanmoins  déroute  tout 
d'abord  la  pensée  et  laisse  l'esprit  incertain.  L'émail  possède  une 
intensité  de  blancheur  assez  rare  pour  ne  pas  dire  introuvable  dans 
les  produits  sortis  des  manufactures  de  Rouen  à  aucune  époque 
de  leur  existence.  Mais  il  ne  faut  pas  oublier  que  dans  tous  les 
temps  il  y  a  eu  des  copistes  et  des  plagiaires  :  les  faïenciers  d'au- 
trefois, comme  les  romanciers  d'aujourd'hui,  ne  se  faisaient  point 
faute  d'empiéter  sur  les  domaines  de  leurs  confrères  et  de  leur 
prendre  un  peu  de  leurs  secrets.  La  pièce  qui  nous  occupe  est  pour 
nous  la  preuve  incontestable  de  ces  imitations  faites  par  une  fabri- 
que des  produits  et  du  genre  d'un  autre  centre  industriel.  L'émail 
est  évidemment  l'émail  pur,  gras  et  d'une  blancheur  légèrement 
rosée  dont  les  artistes  de  Moustiers  se  sont  servi  dans  tous  les  temps: 
la  terre  et  la  couverte  ne  se  transmettent  pas  à  trois  cents  lieues  de 


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—  421  — 

à'stance  et  c'est  toujours  le  fond  non  décoré  qu'il  faut  consulter 
attentivement  quand  on  se  trouve  en  présence  d'exceptions  de  la 
nature  de  celle  qui  nous  est  offerte  ;  notre  pensée  s'est  donc  arrê- 
tée dans  l'intime  conviction  que  les  trois  pièces  de  surtout  qui 
ornent  le  milieu  de  la  table,  servie  par  M.  E.  Lanon,  sont  des 
imitations  de  Rouen  faites  à  Moustiers,  et  à  ce  titre,  elles  seraient 
déjà  d'un  intérêt  véritable  quand  bien  même  elles  n'auraient  pas  la 
valeur  artistique  dont  elles  sont  intrinsèquement  douées. 

Nous  n'en  avons  pas  encore  fini  de  nos  richesses  céramiques 
normandes  :  voici,  toujours  à  la  même  table,  un  broc  à  riche  décora- 
tion bleue.  Le  Printemps,  l'Été,  l'Automne  et  l'Hiver  sont  figurés 
sur  la  panse  en  personnages  allégoriques  d'un  jet  assez  rapide 
et  d'un  faire  passablement  élégant.  Quoi  qu'il  en  soit,  quand  nous 
voudrons  nous  attacher  d'une  manière  toute  spéciale  à  la  re- 
cherche de  la  figure j  ce  n'est  point  vers  la  faïence  de  Rouen  que 
nous  dirigerons  nos  démarches.  Ce  que  nous  ne  pouvons  trop 
exalter  au  point  de  vue  de  la  richesse  et  de  la  puissance  décora- 
tive, ce  sont  deux  grandissimes  plats,  timbrés  au  centre  des 
armes  de  Lorraine,  plusieurs  magnifiques  aiguières  en  forme  de 
casque  renversé,  deux  vases  à  fleurs  à  rinceaux  bleus  piquetés 
de  rouge,  ce  qui  est  l'indice  d'un  travail  fort  ancien.  Il  ne  faut 
pas  omettre  non  plus  une  soupière  copiée  sur  les  modèles  d'orfè- 
vrerie des  commencements  du  règne  de  Louis  XV  ;  avec  certains 
caractères  propres  à  la  faïence  rouennaise,  cette  soupière  pré- 
sente quelques  différences  que  nous  allons  indiquer  sommairement. 

En  effet,  les  rouges  sont  moins  franchement  intenses  que  dans 
les  faïences  typiques  dites  au  cornet  y  fabriquées  à  Rouen  à  l'é- 
poque   correspondante;  les    bleus    se  dégradent  et  finissent  en 


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—  422  — 

couleurs  de  lavis,  les  verts  se  teintent  d'apparences  vaguement 
jaunâtres  qui  ne  rentrent  pas  dans  la  tonaUté  énergique  de  ces 
chefs-d'œuvre  où  la  régidite  de  la  nuance  le  dispute  à  la  régula- 
rité mathématique  du  dessin.  Si  nos  pressentiments  ne  nous  égarent 
pas  et  ne  noua,  portent  point  à  chercher  très  loin  une  vérité  qui 
peut-être  se  trouve  tout  près  de  nous,  nous  incUnons  vers  cette 
opinion  que  la  soupière  exposée  par  M.  E.  Lanon  comme  appar- 
tenant à  l'industrie  rouennaise,  ne  doit  pas  être  attribuée  à  cette 
fabrication.  Mais  nous  n'affirmons  rien  sur  un  point  qui  nous  pa- 
raît fort  délicat  et  ce  que  nous  osons  faire,  avec  toute  la  prudence 
que  nous  suggère  le  sentiment  de  notre  manque  d'autorité,  c'est 
de  prononcer,  relativement  à  la  question  de  l'origine  de  cette 
pièce,  le  nom  de  faïence  de  Lille.  En  effet,  vers  le  milieu  du 
dernier  siècle,  un  certain  nombre  d'ouvriers  peintres  de  nos  ma- 
nufactures allèrent  porter  dans  la  capitale  des  Flandres  les 
procédés  et  les  secrets  de  l'école  de  Rouen,  et  il  ne  nous  paraît 
pas  impossible  que  la  pièce  qui  nous  occupe  ne  soit  l'œuvre  de 
quelqu'un  d'entre  eux. 

L'Italie  est  représentée  à  l'Exposition  Elbeuvienne  par  deux 
grand  vases  de  pharmacie  appartenant  à  M.  Louis  Flavigny  :  ces 
vases  d'une  forme  élégante  sortent  des  ateliers  de  Faënza  ;  nous 
avons  remarqué  aussi  deux  assiettes  de  Castelli,  et  trois  petites 
pièces  (porte-bouquet,  plateau  et  assiette)  en  faïence  de  Castel- 
Durante  dans  une  des  vitrines  de  M.  E.  Lanon. 

L'ameublement  de  la  chambre  à  coucher  nous  a  montré  un 
fort  beau  lit  provenant  du  château  de  La  Londe,  un  bureau  de 
l'époque  Louis  XIII,  incrusté  de  marqueteries  diverses,  enfin 
quatre  chaises  de  la  même  période,  portant  les  armes  de  divers 


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—  423  — 

princes  de  Téglise  et  venant  de  l'évêché  de  Bayeux.  Tous   ces 
précieux  objets  sont  la  propriété  de  M.  E.  Lanon. 

Nous  avons  rencontré,  un  peu  partout,  où  la  place  a  permis  de 
les  loger,  quelques  bonnes  toiles.  Nous  citerons  V Amour  blesséy 
attribué  au  Titien,  exposé  par  M.  A.  Guérot;  deux  grisailles  de 
Lemoine,  Hercule  chez  Omphale  et  Andromède  sur  le  rocher  ;  un 
Paysage  de  J.-G.  Vanloo;  la  Musique  et  la  Peinture ,  allégories  de 
Van  Kessel,  (Anvers  1642.) 

Nous  avons  la  conscience  d'avoir  oublié  beaucoup  de  bonnes 
choses  qu'il  nous  a  été  agréable  de  voir  et  qu'il  nous  eût  été  au 
moins  aussi  agréable  d'indiquer  ici,  mais  le  catalogue  nous  a  fait 
défaut  dans  cette  exploration  rapide,  et  nous  nous  empressons  de 
nous  mettre  à  l'abri  derrière  ce  rampart  salutaire  pour  nous  faire 
pardonner  de  regrettables  omissions. 

L'Exposition  Artistique,  dont  nous  avons  fait  en  sorte  de  don- 
ner l'analyse  trop  incomplète,  a  été  organisée,  sous  la  présidence 
de  M.  Ch.  Lizé,  par  MM.  Lucien  Béer,  E.  Chennevière,  Gus- 
tave Victor-Grandin,  E.  Lanon,  P.  Sevaistre  et  Tabouelle. 
Nous  signalons  les  noms  de  ces  Messieurs  à  la  reconnaissance 
publique. 

Gustave  GOUELLAIN. 


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VARIÉTÉS. 


UNE 

EXCURSION  DANS  L'AUSTRALIE 


L'intrépidité  humaine,  aux  prises  avec  les  difficultés  matérielles,  est  un 
spectacle  attachant  et  toujours  plein  d*émotions  des  plus  vives;  aussi  les 
excursions  des  explorateurs  ont-elles  toujours  un  attrait  tout  particulier. 
Ce  que  cherche  cet  explorateur,  c'est  Tinconnu,  et  l'inconnu  est  si  attrayant 
pour  l'imagination I  Quanta  ce  que  le  voyageur  rencontre  toujours,  c'est  la 
fatigue,  les  privations,  les  dangers  de  toute  sorte,  et  une  telle  somme  de 
misères,  que  souvent  il  succombe  sous  leur  poids. 

Une  des  contrées  qui  sollicitent  le  plus  ces  hardis  pionniers  est  la  terre 
de  l'Australie,  connue  tout  d'abord  sous  le  nom  de  Nouvelle-Hollande,  et 
comportant  une  telle  étendue  de  terre  qu'elle  est  considérée  comme  un 
nouveau  continent.  Dès  le  commencement  du  xvii*  siècle  (1606),  cette 
nouvelle  partie  du  monde  était  reconnue  d'une  façon  bien  certaine.  Leur 
navire  hollandais  Le  Duythen  parcourut  les  côt^s  septentrionales  de  l'Aus- 
tralie, sur  une  étendue  de  trois  cents  lieues.  L'impression  résultant  de  cette 
reconnaissance  fut  loin  d'être  favorable.  Voici  textuellement  comment 
elle  se  résumait  : 

a  Cette  vaste  contrée  fut  trouvée  en  majeure  partie  déserte,  cependant, 
en  certains  endroits,  on  rencontre  des  sauvages  noirs,  cruels  et  farouches, 


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—  425  -^ 

qui  massacrèrent  quelques  hommes  de  l'équipage  ;  ainsi  on  na  put 
apprendre  d'eux  rien  qui  concernât  le  pays,  on  ne  put  même  s'y  procurer 
de  l'eau  et  des  vivres,  et  la  disette  du  navire  fut  cause  qu'on  ne  put  pas 
pousser  fort  loin  cette  reconnaissance.  » 

Cette  impression  fâcheuse,  résultant  de  la  première  reconnaissance  im- 
portante de  la  terre  d'Australie,  est  commune  à  toutes  celles  qui  ont  suivi. 
La  dernière  qui  vient  de  s'accomplir  en  1861,  et  dont  nous  venons  tracer 
ici  quelques  épisodes,  n'est  pas  de  nature  à  modifier  cette  manière  de  voir. 
Sur  quatre  explorateurs,  trois  sont  morts  à  la  peine,  et  parmi  ces  trois 
hommes  se  trouvent  les  deux  chefs  de  l'expédition,  M.  Robert  O'hara 
Burke,  ex-capitaine  de  cavalerie,  directeur  de  l'expédition,  et  son  ami  le 
docteur  William  John  Wills,  jeune  homme  de  vingt-sept  ans,  connu  déjà 
dans  le  monde  de  la  science,  surtout  pour  ses  connaissances  astrono- 
miques. 

Grâce  aux  navigateurs  parmi  lesquels  la  France  compte  un  certain 
nombre  de  capitaines,  et  en  dernier  lieu  (1827)  M.  Dumont  d'Urville,  le 
périmètre  entier  de  l'Australie  est  aujourd'hui  bien  tracé,  bien  connu.  Elle 
a  pour  limites  en  latitude  les  11''  et  39'  degrés  do  latitude  méridionale, 
c'est-à-dire  que  la  différence  de  température  entre  le  nord  et  le  sud  de 
l'Australie  est  la  même  qu'entre  l'Espagne  et  le  Sénégal,  entre  le  sud  de 
l'Europe  et  le  milieu  de  l'Afrique.  On  conçoit  dès  lors  que  les  colonies  an- 
glaises, les  seules  colonies  Européennes  existant  sur  cette  terre,  se  soient 
portées  dans  la  partie  la  plus  rapprochée  du  Pôle  austral,  et  offrant  le  plus 
d'analogie  avec  le  climat  do  l'Europe.  Sydney,  fondée  comme  colonie  pé- 
nitentiaire à  la  fin  du  siècle  dernier  (1788),  Melbourne  et  Adélaïde,  de  créa- 
tion plus  récente,  sont  toutes  trois  situées  dans  la  partie  sud-est  du  nouveau 
continent.  Toute  tentative  pour  remonter  vers  le  nord  rencontre  comme  . 
principal  obstacle  la  chaleur  tropicale  et  sa  compagne  presque  toujours 
inséparable,  la  sécheresse;  toutefois  la  nature  du  sol  n'offre  point  grande 
difficulté  jusqu'à  la  base  d'une  chaîne  de  montagnes,  ayant  une  direction 
parallèle  à  celle  de  la  côte  et  qu'on  désigne  sous  le  nom  de  montagnes 
Bleues.  Chaque  fois  que  les  premiers  explorateurs  voulurent  se  frayer  un 

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chemin  vers  les  cimes  de  ces  montagnes,  en  longeant  des  ravins  plus  ou 
moins  praticables,  ils  ae  trouvèrent  toujours,  au  bout  d'un  certain  temps, 
arrêtés  par  d'immenses  murailles  naturelles,  terminées  à  pic  et  infranchis- 
sables. L'opinion  que  les  montagnes  Bleues  étaient  inaccessibles  s'accrédita. 
peu  à  peu  parmi  les  colons  et  cela  avec  d'autant  plus  de  facilité  que  les 
indigènes  eux-mêmes  ne  purent  indiquer  aucun  passage  par  lequel  on  pût 
pénétrer  dans  les  contrées  intérieures.  Cette  difficulté  de  pénétrer  dans 
l'intérieur  du  continent  ne  devait  point  résister  à  la  ténacité  opiniâtre  de 
la  race  anglo-saxonne  dont  ce  pays  est  devenu  le  domaine.  £n  1813,  les 
montagnes  Bleues  étaient  franchies,  une  route  était  tracée  et  la  voie  ou- 
verte pour  les  explorateurs.  Mais  l'un,  M.  Ovley,  était  arrêté  par  des  ma- 
récages (1818);  l'autre,  M.  Sturt  (1827),  faisant  son  excursion,  après  une 
sécheresse  qui  durait  depuis  trois  ans,  trouvait,  il  est  vrai,  les  marécages 
desséchés,  mais  au  milieu  d'immenses  steppes,  le  manque  d'eau  pot&ble, 
l'aridité  du  sol  et  le  défaut  de  provisions  le  forçaient  de  revenir.  Le  major 
Mitchell  (1832)  resta  quatre  mois  absent;  la  perte  dune  partie  de  son 
matériel,  de  ses  provisions,  de  deux  de  ses  hommes  tués  traîtreusement 
par  les  naturels,  l'empêcha  de  pousser  sa  reconnaissance  aussi  loin  qu^il 
l'eut  désiré.  Un  autre  explorateur,  M.  Leichard,  a  disparu  d'une  façon 
mystérieuse.  Aussi,  fallait-il  un  caractère  énergique  et  fortement  trempé 
pour  oser,  après  tant  de  tentatives  malheureuses,  entreprendre  un  voyage 
d'exploration  à  travers  le  centre  de  l'Australie. 

Ce  cœur  robuste  et  doublé  d'airain,  pour  nous  servir  de  l'expression  du 
vieil  Horace,  s'est  rencontré  en  la  personne  de  M.  Burke,  auquel  vint  se 
joindre,  comme  assesseur  scientiâque,  M.  William  John  Wills.  Une  sous- 
cription ouverte  réunit  immédiatement  une  somme  d'environ  80,000  fr., 
destinés  aux  dépenses  de  l'exploration.  La  commission  qui  s'institua  ût 
venir  d'Arabie  des  chameaux  de  choix,  et  on  composa  le  corps  d'expédition 
de  douze  hommes  placés  sous  les  ordres  de  M.  Burke.  25  chameaux,  plus 
un  certain  nombre  de  chevaux  portaient  les  hommes,  les  provisions  et  les 
instruments  nécessaires  aux  observations  scientifiques.  Le  projet  de 
M.  Burk«  était  de  traverser  en  ligne  droite  toute  l'Australie,  en  allant  du 


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—  427  — 

sud  au  nord.  L'expédition  devait  gagner  tout  d'abord  un  endroit  connu  sous 
le  nom  de  Crique  Cooper,  et  situé  à  peu  près  au  tiers  de  la  distance  à  par- 
courir pour  gagner  la  rive  nord  du  continent  Australien.  A  cet  endroit  on 
devait  former  un  dépôt  destiné  à  devenir  la  base  des  opérations  de 
découvertes. 

Ce  fut  le  20  août  1860,  époque  qui,  pour  ces  antipodes,  est  le  milieu  de 
l'hiver,  que  Texpédition,  minutieusement  équipée  et  organisée,  partit  de 
Melbourne.  A  son  départ  elle  fut  chaleureusement  acclamée  par  la  foule 
qui  était  accourue  dans  le  parc  rojal  de  Melbourne  pour  la  saluer  au  dé- 
part. Chacun  leur  adressait  les  vœux  les  plus  sincères;  ils  étaient  animés 
des  plus  vives  espérances,  ce  fut  une  ovation,  un  triomphe,  ils  devaient, 
hélas,  le  payer  de  leur  vie. 

Dès  les  premiers  jours  qui  suivirent  le  départ  il  survint  un  contre-temps 
des  plus  fâcheux.  Les  chameaux  avaient  été  confiés  aux  soins  d'un  M.  Lan- 
dels,  qui  avait  présidé  à  leur  importation  d'Arabie  ;  une  difficulté  s'éleva 
entre  M.  Burke  et  M.  Landels,  et  à  la  suite  de  cette  difficulté  M.  Landels 
abandonna  l'expédition,  emmenant  la  majeure  partie  dé  ses  chameaux  et 
presque  tout  le  personnel  de  l'expédition.  MM.  Burke  et  Wills  poursui- 
virent leur  voyage  vers  le  nord,  accompagnés  seulement  de  deux  hommes, 
les  nommés  King  et  Gray,  et  n'ayant  plus  que  six  chameaux,  un  cheval  et 
trois  mois  de  provisions. 

Toutefois,  la  conduite  de  M.  Landels,  en  cette  circonstance,  dictée  par 
an  sentiment  de  déplorable  vivacité,  ne  fut  pas  longtemps  du  goût  de  tout 
le  personnel  qu'il  avait  détaché  de  MM.  Burke  et  Wills.  Quatre  de  ces 
derniers,  sous  la  direction  d'un  nommé  Braye,  rebroussèrent  chemin  et  se 
rendirent  à  la  Crique  Cooper,  qui  avait  été  désignée  comme  devant  être 
le  quartier-général.  MM.  Burke  et  Wills,  en  compagnie  de  Gray  et  de 
King,  en  étaient  déjà  partis,  mais  il  y  avaient  laissé  des  papiers  indiquant 
qu'ils  partaient  pour  le  nord  avec  des  provisions  pour  trois  mois,  parce 
qu'après  ce  délai  ils  comptaient  bien  être  de  retour  à  la  Crique  Cooper. 

Braye  et  ses  compagnons,  sur  la  foi  de  ce  document,  s'installèrent  au 
quartier-général  et  attendirent.  Les  trois  mois  indiqués  par  MM  Burke  et 


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—  428  — 

Wills  s'écoulèrent,  personne  ne  revint.  Braje  attendit  encore  cinq  se- 
maines, rien  encore  ;  ses  provisions  s*épuisaient,  il  fallait  opérer  le  retour, 
ce  qui  présentait  de  graves  difficultés;  l'intérêt  de  son  existence  et  de  celle 
de  ses  compagnons  exigeait  qu'il  n'attendit  pas  plus  longtemps.  Il 
partit! 

Par  une  inconcevable  fatalité,  sept  heures  à  peine  s'étaient  écoulées  de- 
puis le  départ  de  Braye  et  de  ses  compagnons,  que  MM.  Burke,  TVills, 
ainsi  que  King  et  Gray,  arrivaient  à  la  Crique  Cooper;  ils  étaient  épuisés^ 
manquaient  de  tout,  mais  ils  vivaient  et  revenaient  après  avoir  complète- 
ment accompli  leur  rude  tâche.  Ils  avaient  traversé  toute  l'Australie  et 
touché  la  rive  nord,  baignée  par  la  mer  des  Tropiques.  Arrivés,  en  effet, 
le  9  février  1861,  près  de  la  rivière  de  Flinders,  MM.  Burke  et  Wills 
avaient  laissé  King  et  Graj  à  la  garde  des  chameaux  et  étaient  descendus 
à  pied  à  travers  des  marécages  et  une  forêt  d'arbreà  à  gomme  jusque  sur 
les  bords  du  golfe  de  Carpentarie,  où  ils  arrivèrent  le  11  février.  Deux 
mois  après,  au  commencement  d'avril,  ils  étaient  de  retour  à  la  Crique 
Cooper,  d'où  ils  étaient  partis  le  11  novembre  1860.  Ils  étaient  épuisés  par 
les  fatigues  et  les  privations,  mais  ils  se  considéraient  comme  au  terme  de 
leur  course,  ils  espéraient  des  secours.  Ils  ne  trouvèrent  personne!  seule- 
ment des  vestiges  indiquaient  un  campement  très  récent.  Sur  un  arbre  ils 
virent  écrit  le  mot  creuser^  ils  creusèrent  ;  c'était  Braye  qui  leur  laissait 
quelques  provisions  et  qui  donnait  la  date  de  son  départ.  Déception  cruelle  ! 
il  y  avait  sept  heures  que  Braye  venait  de  partir. 

L'émotion  fut  si  violente  que  Gray,  déjà  épuisé  par  les  privations  de 
toute  sorte,  succomba  presque  aussitôt,  le  16  avril.  Ses  compagnons  lui 
rendirent  les  derniers  devoirs. 

Incapables  de  suivre  Braye,  ils  songèrent  à  reprendre  un  peu  de  force, 
puis  à  essayer  non  de  reprendre  la  longue  route  de  Melbourne,  mais  à  se 
diriger  directement  vers  la  côte  sud  ;  il  ne  leur  fallait  pour  cela  que  gra- 
vir un  des  chaînons  des  Montagnes  Bleues ,  qui  porte  le  nom  énergique  de 
Hopeless  (du  désespoir),  deux  fois  ils  essayèrent  de  franchir  cet  obstacle, 
deux  fois  la  tentative  n'eut  d'autre  résultat  que  d'épuiser  davantage  leurs 


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—  429  — 

forces  et  de  diminuer  de  plus  en  plus  leurs  provisions.  Ils  firent  rencontre 
des  naturels  qui  leur  offrirent  quelques  secours,  ils  les  quittèrent  pour 
reprendre  leur  route  vers  le  sud,  puis,  incapables  de  continuer,  ils  revin- 
rent vers  le  camp  des  Naturels   comme  vers  leur  dernier  espoir le 

camp  avait  disparu  !  Ils  se  débattent  encore  quelques  jours  puis  succom- 
bent. M.  Wilks  meurt  le  premier,  M.  Burke  quelques  jours  après,  dans 
le  courant  de  juin  1861.  King  seul  survivant  fait  un  dernier  effort,  cet 
effort  est  couronné  de  succès  :  il  rencontre  des  indigènes;  sa  détresse  est 
si  grande  que  ces  sauvages,  d'ordinaire  si  mal  disposés  pour  les  visages 
pâles  des  Européens,  se  laissent  attendrir.  King  soigne  leurs  malades  et 
dès-lors  ils  le  regardent  comme  un  des  leurs  et  lui  prodiguent  le  poisson 
et  leNardoo,  il  fait  partie  de  la  tribu. 

Pendant  que  ces  malheureux  événements  s'accomplissaient,  la  commis- 
sion instituée  à  Melbourne  ne  restait  pas  inactive,  deux  mois  s'étaient  à 
peine  écoulés  depuis  le  départ  de  MM.  Burke  et  Wills,  qu'elle  adressait  au 
dépôt  de  la  crique  Cooper  des  renseignements  concernant  des  découvertes 
importantes  que  venait  de  faire  l'explorateur  Sturt.  —  Ceux  chargés  de 
cette  mission  ne  purent  l'accomplir.  Ayant  souffert  pendant  sept  semaines 
de  cruelles  atteintes  de  la  faim  et  de  la  soif,  ils  furent  tous  heureux  après 
ce  laps  de  temps  d'apprendre  le  campement  dans  leur  voisinage  de 
M.  Wright  et  ils  se  joignirent  à  lui. 

Ce  M.  Wright  s'était  mis  en  route  avec  un  convoi  de  huit  personnes 
pour  porter  secours  à  l'expédition.  Au  bout  de  quelques  semaines,  deux  de 
ses  compagnons  avaient  déjà  succombé,  le  désespoir  s'emparait  des  autres 
et  il  songeait  à  revenir  sur  ses  pas  lorsqu'il  fit  la  rencontre  de  Braye  et 
de  ses  compagnons  qui  revenaient  de  la  crique  Cooper  où  ils  avaient 
attendu  l'expédition  Burke,  six  semaines  après  l'époque  fixées  par  M.  Burke, 
comme  devant  être  celle  de  son  retour  au  dépôt  général.  Quelques  jours 
après  cette  rencontre,  un  des  compagnons  de  Braye  et  le  docteur  Becker 
qui  accompagnait  M.  Wrètes,  succombèrent  à  leur  tour.  En  présence  de 

tous  ces  décès  résultant  de  la  fatigue  et  survenant  coup  sur  coup,  beaucoup 

se  seraient  découragés,  il  n'en  fut  rien.  M.  Wright,  accompagné  de  Braye, 


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—  430  — 

se  rendit  à  la  crique  Cooper.  MM.  Barke  et  Wilis  en  étaient  partis  à 
reffet  d'essayer  de  franchir  les  monts  Hopeless  et  ils  n'avaient  laissé  à  la 
crique  Cooper  aucun  document  indiquant  soit  leur  retour  à  la  crique, 
soit  la  direction  qu'ils  venaient  de  prendre.  MM.  Braye  et  Wright  durent 
donc  retourner  à  Melbourne  sans  pouvoir  offrir  à  Burke  et  à  ses  compa- 
gnons les  secours  qu'ils  lui  apportaient  avec  tant  de  dévouement. 

A  leur  retour,  l'anxiété  publique  fut  à  son  comble  sur  le  sort  des  mal- 
heureux explorateurs.  En  juillet  1861  la  commission  d'exploration  orga- 
nisa une  nouvelle  expédition  et  la  direction  en  fut  confiée  à  M.  Alfred 
William  Howitt  (fils  de  l'auteur  populaire),  résidant  à  Victoria  depuis  dix 
ans  et  déjà  bien  connu  dans  la  colonie  comme  un  explorateur  expérimenté. 
11  gagna  la  crique  Cooper  où  il  trouva  le  livre  journal  du  voyage  de  Burke 
et  Wills  contenant  de  minitieux  détails  sur  leur  expédition  au  golfe  de 
Carpentarie,  ainsi  que  des  indications  sur  l'affreux  état  de  détresse  dans 
lequel  ils  se  trouvaient.  Sur  ces  indications,  M.  Howitt  explora  les  environs 
de  lacrique  Cooper  et  fut  assez  heureux,  pour  rencontrer  ,1e  15  septemble  1861 , 
le  malheureux  King  installé  au  milieu  d'une  tribu  de  sauvages,  King,  le 
seul  survivant  des  quatre  explorateurs  qui  ont  touché  les  rives  du  golfe 
de  -Carpentarie  —  King  raconta  la  mort  de  ses  compagnons  ainsi  que  sa 
pi»opre  histoire.  Ce  récit,  que  nous  mettrons  sous  les  yeux  de  nos  lec- 
teurs, et  qui  a  été  publié  dans  quelques  papiers  anglais,  contient  les  plus 
isùrieUl  détails. 

TROUSSEL-DUMANOIR. 
{La  suite  à  une  prochaine  livraison.) 


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BISTOIAE. 


UNE 

mm,  m 


LE  VAUDREUILp  VICOMTE  DE    POHT-DE-UARCHE 
BAILLIAGE    DE    ROUEN- 


Il  7  a  plu3  d'un  siècle,  on  exprimait  déjà  le  vœu  qu'une  histoire  générale 
de  la  Normandie  fût  mise  au  jour,  et  les  Bénédictins  de  Saint-Maur 
essayaient,  mais  sans  succès,  de  réaliser  cette  entreprise.  Depuis  cette 
époque  on  a  vu  paraître  des  Mémoires  et  des  Etudes  longues  et  laborieuses 
sur  des  événements  oubliés,  études  savantes,il  est  vrai,  mais  sans  connexité 
et  sans  lien.  Et,  il  faut  le  reconnaître,  le  temps  n'est  pas  encore  venu  de 
composer  une  histoire  générale  de  la  province.  Il  est  nécessaire  auparavant 
que  les  bibliothèques,  les  archives  et  les  chartriers  aient  été  compulsés  et 
examinés  et  qu'on  ait  publié  le  fruit  de  ces  recherches,  sur  l'ensemble 
des  faits  historiques,  les  fiefs,  les  droits  et  les  divisions  ecclésiastiques  et 
judicaires.  Ce  sont  ces  dernières  qui  font  l'objet  du  travail  que  nous 
donnons  ici. 

La  révolution  de  1789  a  détruit  pour  jamais  l'ancienne  organisation  ju- 
diciaire de  la  Normandie.  Le  Parlement,  les  bailliages,  les  prévôtés  et  ces 
innombrables  juridictions  des  seigneurs,  des  évéques,  des  chapitres,  des 
abbés,  après  avoir  subi  les  modifications  successives  du  régime  féodal  pour 
lequel  ils  étaient  nés,  ont  dû  nécessairement  disparaître  avec  lui. 


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—  432  — 

Mais  un  siècle  ne  s'est  pas  écoulé  et  déjà  les  souvenirs  de  ce  passé 
sont  enveloppés  dans  Toubli.  Les  noms  de  Justice-Haute,  Moyenne  et 
Basse,  que  Ton  rencontre  fréquemment,  rappellent  à  Tesprit  du  lecteur 
une  idée  bien  vague,  et  il  est  utile  de  la  préciser  par  un  examen  rapide. 
En  faisant  rouler  cet  examen  sur  la  Haute-Justice  du  Vaudreuil,  prise 
pour  exemple,  nous  observerons  que  la  plupart  des  faits  mentionnés 
peuvent  s'appliquer  à  toutes  les  Hautes-Justice  de  Normandie. 

La  juridiction  du  Vaudreuil,  à  la  fin  du  siècle  dernier,  comprenait 
encore  dix-sept  paroisses  :  Notre-Dame  et  Saint-Cir-du- Vaudreuil,  Lérj, 
les  Damps,  Poses,  Tournedos,  Portejoie,  Saint-Pierre  et  Saint-Etienne-du- 
Vauvray,  Incarville,  Aillj,  Vicivillers,  Fontaine-Bellenger,  Heudebouville, 
Saint-Jean,  Notre-Dame  et  Saint-Germain -de-Louviers(l). 

l\  est  vraisemblable,  comme  Ta  fait  observer  le  premier  président  An- 
toine Portail,  que  le  bailliage  du  Vaudreuil  fut  établi  peu  après  la  conquête 
normande,  quand  une  organisation  nouvelle  se  développait  dans  notre 
duché.  En  1180,  ce  bailliage  est  mentionné  dans  les  grands  rôles  de 
TEchiquier. 

Les  fonctions  du  bailli  du  Vaudreuil,  comme  celles  des  baillis  à  cette 
époque,  étaient  importantes  et  réunissaient  certaines  branches  de  Tadmi- 
nistration,  de  la  justice  et  du  pouvoir  militaire,  mais  sans  limites  précises. 
Quelques  exemples  peuvent  néanmoins  déterminer  dans  notre  chàtellenie 
rétendue  de  ces  droits  et  de  ces  obligations. 

En  1227,  l'archevêque  de  Rouen,  Gautier,  fit  enlever  dans  la  foret  de 
Louviers  du  merrein  destiné  aux  constructions  de  Rouen.  Cet  acte  consti- 

(1)  La  plupart  des  notes  qui  ont  servi  à  composer  cet  article  viennent  du  chartrier 
du  Vaudreuil.  Quelques-unes  ont  été  fournies  par  un  document  important  intitulé  : 
«  Estât  de  la  Chàtellenie  du  Valdreuil  en  1516,  »  document  que  M.  le  marquis  de 
Montalembert  avait  mis  à  notre  disposition.  Enfin,  des  renseignements  nous  ont  été 
donnés  par  MM-  Raymond  Bordeaux,  avocat  à  Evreux;  Tabbé  Caresme,  de  Pont- 
Audemer,  et  Gédéou  Marc,  ancien  notaire  <à  Rouen. 


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—  433  — 

tuait  une  yiolation  des  droits  féodaux,  et  le  bailli  du  Yaudreuil  s'empressa 
de  la  réprimer  en  faisant  saisir  le  merrein  au  nom  du  roi. 
Ce  fut  à  son  Conseil  que  Louis  VIII  appela  l'affaire. 

Le  second  fait  que  nous  ayons  à  citer  donne  lieu  de  croire  que  le  bailli 
était  aussi  le  gouverneur  du  château  et  de  la  place.  On  ne  doit  pas  s'en 
étonner,  puisqu'un  bailli  royal  était  noble  et  d'épée,  et  qu'en  général  ces 
officiers,  chargés  de  rendre  la  justice,  commandaient  les  armées,  perce- 
vaient les  impôts  et  veillaient  à  l'administration.  En  1256,  en  effet,  le  gou- 
verneur du  Vaudreuil  avait  fait  arrêter,  dans  le  ressort  du  bailliage,  deux 
hommes  qui  parvinrent  à  s'échapper.  On  les  poursuivit  jusqu'à  Louviers, 
ou  ils  s'étaient  réfugiés,  et  on  les  ramena  au  Yaudreuil.  Cet  empiétement 
sur  les  droits  de  l'archevêque,  comte  de  Louviers,  fut  la  cause  d'une  récla- 
mation adressée  au  roi.  Dans  les  lettres  écrites  à  cet  égard  par  saint  Louis 
au  bailli  de  Rouen,  le  bailli  du  Yaudreuil  n'est  pas  désigné,  et  il  résulte 
implicitement  de  ces  lettres  que  le  gouverneur  en  remplissait  les 
fonctions. 

Quant  à  la  perception  des  impôts,  la  solution  de  la  question  ne  peut  être 
douteuse:  le  bailli  du  Yaudreuil  n'en  était  pas  chargé.  C'est  un  fait  attesté, 
dans  les  rôles  de  l'Echiquier,  sous  Henri  II  et  Richard  P',  par  les  comptes 
du  chancelier  Raoul,  de  Guillaume  de  Mandeville,  de  Geoffroy  le  Chan- 
geur, etc. 

Les  fonctions  administratives,  au  contraire,  étaient  réunies  avec  les 
fonctions  judiciaires  dans  la  personne  du  gouverneur. 

Sous  le  règne  de  saint  Louis  nous  voyons  Gautier,  gouverneur  du  Yau- 
dreuil, exercer  les  fonctions  administratives,  puisqu'il  est  chargé  de  distri- 
buer des  terres  moyennant  des  rentes  perpétuelles.  Les  mêmes  faits  se  pré- 
sentent sous  le  successeur  de  Gautier,  Baudouin  de  Longuevai ,  choisi 
pour  arbitre  avec  le  bailli  de  Rouen  (1). 

(1)  Il  fut,  avec  Julien  de  P^ronne,  bailli  de  Rouen,  choisi  pour  arbitre  entre  Guil- 
laume Crespin  et  Anselme  de  Bràya. 


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—  434  — 

Ces  premiers  points  établis,  il  n'est  pas  inutile  de  dire  que  les  ducs  de 
Normandie  et  les  rois  de  France  prononcèrent  plusieurs  sentences  au  Vau- 
dreuil  sans  avoir  égard  à  la  procédure  ordinaire.  Ainsi,  en  1131,  le  roi 
Henri  d'Angleterre  y  rendit  un  jugement  entre  Audouin,  évêque  d'Evreux, 
et  les  religieux  de  Jumièges  et  de  Saint-Lomer,  relativement  aux  dîmes  du 
Vieux- Verneuil.  Et,  au  commencement  de  son  règne,  Jean  le  Bon  fit  exé- 
cuter plusieurs  seigneurs  normands  qui  avaient  tenu,  au  Vaudreuil,  des 
assemblées  séditieuses.  Mais  c'étaient  là  des  exceptions,  et  la  règle  voulait 
que  le  bailli  rendit  la  haute  justice  dans  toute  la  châtellenie,  tandis  que  la 
justice  moyenne  et  basse  appartenait  aux  grands  fiefs,  tels  que  Maigrement 
et  la  Motte.  Toutefois,  si  la  baronnie  de  Heudebouville  relevait,  comme 
tenue  noble,  ses  propriétaires,  les  religieux  de  Fécamp  y  exerçaient  une 
justice  haute,  moyenne  et  basse.  Cette  observation  s'applique  également  au 
fief  du  chancelier,  situé  à  Saint-Cir  et  appartenant  au  chancelier  prében- 
dier  de  Notre-Dame  de  Rouen. 

En  dehors  de  ces  fiefs  la  collégiale  de  Notre-Dame  au  Vaudreuil,  donnée 
en  1023  par  Richard  à  l'abbaye  de  Fécamp,   avait  sa  justice  particulière. 

Le  bailli  recevait  l'appel  des  sentences  des  Prévôts,  car  dans  le  bail- 
liage, qui  comprenait  un  ensemble  de  paroisses,  existaient  les  prévôtés  de 
Vaudreuil,  Vauvray,  Tournedos,  Portejoie,  avec  leurs  appartenances  et  dé- 
pendances consistant  en  reliefs,  treizièmes,  etc.  Ces  prévôts  rendaient  la 
basse  justice  au  nom  du  roi,  tantôt  au  prétoire,  tantôt  à  la  cohue.  Il  faat 
savoir,  en  outre,  que  le  prévôt  dont  le  rôle  se  bornait  à  veiller  au  maintien 
des  droits  du  roi,  à  la  perception  de  ses  rentes  et  au  rappel  aux  vassaux  de 
leurs  obligations,  était  un  officier  chargé  aussi  de  pourvoir  aux  dépenses 
à  l'aide  des  recettes  et  de  verser  le  surplus  au  trésor  royal.  On  l^ 
voit  donc,  le  prévôt  n'exerçait  pas  seulement  des  fonctions  judiciaires, 
mais  aussi  des  fonctions  administratives  et  même  militaires.  Cette  oi^ani- 
sation  remonte  à  Philippe-Auguste,  à  partir  duquel  la  prévôté  est  une  sub- 
division du  bailliage. 

.:  hen  prévôtés  de  Vaudreuil,  Vauvray  et  Portejoie  n'étaient  pas  fieffées  et 
les  fonctions  de  prévôt  n'étaient  pas  exercées  par  le  possesseur  d*nn  héri- 


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—  435  — 

tagc»  mais  le  roi  donnait  les  prévôtés  à  ferme  à  une  personne  qu'il  dési- 
gnait. Au  XV*  siècle,  où  l'administration  de  la  prévôté  avait  perdu  une  par- 
tie de  son  importance,  les  redevances  payées  au  roi  par  les  fermiers 
étaient  pour  le  Vaudreuil,  20  livres;  Vauvray,  6  livres;  Portejoie,  40  sous. 
La  prévôté  de  Tournedos,  seule,  était  fieffée  moyennant  une  rente  de 
4  livres. 

Pendant  que  les  prévôts  administraient  et  jugeaient  ainsi  au  nom  du  roi 
dans  son  domaine,  les  propriétaires  des  fiefs  de  Maigrement  et  de  la  Motte 
avaient  leurs  sénéchaux  remplissant  les  mêmes  offices  dans  ces  fiefs  avec 
droit  de  basse  justice. 

Au-dessous  des  prévôts,  les  vavasseurs  rendaient  la  basse  justice  dans  la 
circonscription  de  leur  vavassorie  ;  le  vavasseur  était  le  propriétaire  de 
Tainesse  de  la  vavassorie.  On  ne  trouve  dans  la  châtellenie  que  la  vavas- 
sorie de  Vauvray  (1). 

A  côté  du  prévôt  représentant  le  roi  était  le  maire,  élu  par  les  bour- 
geois. Il  existait  un  maire  au  Vaudreuil  en  1200,  Robertus,  major  de  Valle- 
Rodolii^  et  un  maire  à  Vauvray  en  1229,  Ricardus,  major  de  Vauvrayo.  La 
fonction  principale  du  maire  était  de  sceller  de  son  sceau  les  contrats  ou 
ventes  d'héritages,  tous  reconnus  devant  lui.  Il  prétait  serment  de  fidélité 
à  Dieu,  à  Téglise  et  au  roi,  et  promettait  de  garder  les  privilèges  de  la 
commune  et  de  rendre  bonne  justice.  Les  maires  étaient  rares  en  Norman- 
die, et  l'existence  d'un  maire  au  Vaudreuil  et  à  Vauvray  est  l'indice  de 
libres  coutumes  et  de  privilèges  qui  donnaient  quelque  valeur  à  ce  titre 
de  bourgeois  du  Vaudreuil,  revendiqué  autrefois  par  plusieurs  anciennes 
familles  (2). 

Après  le  maire  et  les  prévôts,  il  convient  de  parler  d'un  officier  spécial, 
appelé  prayer  ou  maréchal. 

De  grandes  prairies  comme  celles  du  Vaudreuil  et  des  environs  néces- 
sitaient une  surveillance  d'autant  plus  active,  que  les  ducs  de  Normandie  y 

(1)  En  1774,  elle  appartenait  à  Dagommer,  tabellion  à  Lounen. 

(2)  Ce  maire  fut  remplace  plus  tard  par  un  syndic. 


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—  436  — 

avaient  établi  certaines  coutumes  et  concédé  diverses  portions  non  clota- 
rées,  sans  se  dessaisir  de  la  propriété.  Divers  usagers  possédaient  dans 
ces  prairies  du  Vaudreuii,  du  Homme,  de  Lévy  et  de  Louviers,  le  droit  de 
sostres  qui  consistait,  d'après  le  grand  cartulaire  de  Jumiéges,  dans  Ten- 
lèvement  du  foin  que  la  fourche  avait  laissé  sur  le  sol.  Ces  prairies  for- 
maient un  fief  nommé  fief  du  maréchal  ou  du  prajer.  L'officier  chargé  de 
veiller  sur  les  près,  de  présider  aux  récoltes  et  de  distribuer  à  chacun  ce 
qui  lui  était  dû,  jouissait  de  divers  droits  pour  prix  de  ses  services. 

En  1241,  Guillaume  le  prayer  vendit  dix  sous  de  rente  qu'il  pouvait  perce- 
voir, en  raison  de  sa  sergenterie  ou  de  toute  autre,  sur  tous  les  animau  x, 
quels  que  fussent  les  propriétaires  admis  à  dépouiller  les  secondes  herbes 
dans  les  prés  du  Vaudreuil. 

Tels  étaient  les  principaux  offices  de  justice  et  d'administration;  car  ces 
deux  branches,  sans  parler  du  service  militaire,  sont  presque  toi;gours  liées 
au  Moyen-Age  dans  notre  châtellenie. 

Vers  la  fin  de  la  guerre  de  Cent-Ans,  la  juridiction  du  Vaudreuil,  telle 
que  nous  Pavons  décrite,  tend  à  disparaître,  et  la  dépopulation  aussi  bien 
que  la  destruction  de  la  ville  viennent  hâter  cette  décadence.  C*est  an 
Pontrde-l'Arche  qu'il  faudra  se  reporter  le  plus  souvent  pour  les  procès 
entre  particuliers,  tandis  que  les  procès  entre  des  communes  et  des  com- 
munautés d'habitants  seront  iugées  par  l'Echiquier.  Au  reste,  quant  à  cette 
dernière  catégorie,  il  n'y  a  rien  de  nouveau;  car  dès  1390,  dans  les  re- 
gistres de  l'Echiquier,  on  rencontre  des  actions  intentées  par  les  habitants 
de  Criquebeuf-sur-Seine,  Martot,  le  Becquet  et  Saint-Pierre-de-Liéroult, 
contre  ceux  du  Pont-de-l'Arche,  les  Damps,  Léry,  le  Vaudreuil,  Igovillc, 
Portejoie,  Tournedos,  Poses,  Limaie,  Preneuse,  Montaure,  Surtauville, 
Craville  et  la  Haie-Malherbe.  Ces  actions  roulent  tantôt  sur  le  droit 
d'usage,  tantôt  sur  le  guet  réclamé  par  les  capitaines  des  châteaux. 

Avant  de  quitter  cette  époque,  il  nous  reste  à  parler  de  l'exécution  des 
arrêts  et  sentences. 

Les  arrêts  en  matière  criminelle  étaient  exécutés  par  le  bourrel  aux}ws<s 
de  la  haute  justice  du  Vaudreuil. 


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—  437  — 

Cet  office  rentrait  dans  le  système  des  inféodations  du  Moyen-Age  ;  et, 
de  même  qae  certaines  terres  étaient  données  au  prévôt  et  au  sergent  à 
titre  de  fief,  mais  à  charge  de  remplir  leurs  fonctions,  de  même  quelques 
héritages  étaient  affectés  à  la  subsistance  des  bourrels,  qui  pouvaient  se 
succéder  de  père  en  fils  moyennant  la  jouissance  de  ces  héritages. 
En  1516,  on  lit  dans  Testimation  du  Yaudreuil,  —  domaine  fieffé  : 
«  Rentes  deubz  au  roi  à  cause  de  la  bourellerie  du  Yaudreuil.  » 
«  De  Jehan  Pappavoyne,  à  cause  de  certains  héritages,  12  den. 


j»  De  Jehan  Foucher, 

id. 

16  den. 

»  De  Jehan  Pappavoyne, 

id. 

16  den. 

n  De  Jehan  Lascaude, 

id. 

16  den. 

9  De  Jehan  Moysant, 

id. 

2  sols. 

A  De  Robin  Gouël, 

id. 

3  sols. 

9  De  Laurent  Paris, 

id. 

3  sols. 

9   Somme,  13  sols  10  deniers,  s 

Et  au  domaine  non  fieffé  : 

«  Sur  la  ferme  de  la  bourellerie  du  Yaudreuil,  subjecte  à  trouver  les 
exemptions  de  la  haute  justice  du  Pont-de-l'Arche,  12  livres.  » 

L'office  de  bourreau  était  donc  en  partie  inféodé  et  en  partie  donné  à 
ferme  avec  les  héritages. 

Yoici  maintenant  la  relation  fort  curieuse  d'une  exécution  qui  eut  lieu 
au  Yaudreuil  en  1408.  Il  s'agit  d'un  porc  ayant  tué  un  enfant. 

«  Par  devant  Jehan  Goulvant,  tabellion  juré  pour  le  roy  notre  Sire,  en 
la  vicomte  du  Pontrde-l' Arche,  fut  présent  Toustain  Pincheon,  geôlier  des 
prisons  du  roy  notre  Sire,  en  la  ville  du  Pont-de-l'Arche,  lequel  cognut 
avoir  «eu  et  receu  du  roy  notre  dit  Sire,  par  la  main  de  honourable  homme 
et  saige,  Jehan  Monnet,  vicomte  du  Pont-de-l'Arche,  la  somme  de  19  soûls 
6  deniers  tournois  qui  deus  luy  estaient,  c'est  assavoir  ix  s.  vi  d.  t*.,  pour 
avoir  trouvé  le  pain  du  roy  aux  prisonniers  debtenus  en  cas  de  crime  es 
dites  prisons...  —  Ttem,  à  un  porc  admené  à  dites  prisons  le  xxi' jour  de 
juing  1408  inclut,  jusqu'au  xv*  jour  de  juillet  après  en  suivant  exclut,  que 
icellui  porc  fut  pendu  par  les  garés  à  un  des  posts  de  la  justice  du  Yau- 


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—  438  — 

dreuil  :  à  quoj  il  avait  esté  condeinpné  pour  le  dit  cas  par  Monsieur  Jean 
Davy,  sieup  de  Saint-Per,  bailly  de  Rouen,  et  les  consseulx  es  assises  do 
Pont^e-r Arche  par  luy  tenues  le  xiii*  jour  du  dit  mois  de  juillet,  pour  ce 
que  icellui  porc  avait  muldrj  et  tué  un  petit  enfant,  auquel  temps  il  à  xxiii 
jours  valut  au  dit  prix  de  2  deniers  tournois  par  jour,  4  sols  2  deniers  et 
pour  avoir  trouvé  et  baillié  la  corde  qu'il  esconvint  à  lier  icellui  porc  de 
peur  qu'il  n'eschapast  de  la  dicte  prison  ou  il  avait  esté  mis,  x  deniers  tour- 
nois. —  16  octobre  1408.  » 

Nous  n'insisterons  pas  sur  la  nature  de  cette  condamnation;  chacun  sait 
que  les  comparutions  des  animaux  devant  les  tribunaux  laïques  et  ecclé- 
siastiques étaient  fréquentes  au  Moyen-Age. 

Vers  1515  la  justice  du  Vaudreuil  avait  perdu  une  partie  de  son  impor- 
tance, et  en  1516  les  gentilshommes,  ajournés  pour  en  estimer  les  émolu- 
ments avaient  marqué  : 

«  En  tant  que  touche  la  dite  justice,  c'est  à  scavoir:  Sceaulx,  receptes, 
amendes,  forfaitures,  espaves  et  choses  gaignées  et  anltres  droictz  dMcele, 
70  sous.  » 

Mais  le  magistrat  chargé  de  viser  le  procés-verbal  de  Testimation  la 
déclara  entachée  d'erreur  et  préjudiciable  au  roi. 

tf  Les  actes  de  procédure,  dit-il,  la  correction  des  conduites  et  la  répres- 
sion des  délits,  sont  choses  si  abondantes  en  ce  lieu  de  Vaudreuil,  qu*il 
convient  d'ajouter  à  l'estimation  de  70  sous,  30  livres  tournois  de  revenu 
pour  les  profits  de  la  dite  justice.  » 

Enfin,  si  Ton  passe  de  1156  à  1573,  on  assiste  à  la  cession  de  la  sei- 
gneurie du  Vaudreuil  par  Charles  IX  à  Philippe  de  Boulainvilliers.  Cette 
dernière  période  n'est  pas  la  plus  intéressante  en  raison  des  ressemblances 
qui  existaient  entre  les  hautes  justices  des  châtellenies  ;  mais  des  docu- 
ments nombreux  et  complets  révèlent,  néanmoins,  l'existence  d'une  or- 
ganisation particulière  sur  plusieurs  points  que  nous  allons  passer  en 
revue. 

L'acte  d'échange  de  1573  portait  qu'il  serait  uni  à  la  seigneurie  de  Vau- 
dreuil et  Léry  un  droit  de  justice  haute,  moyenne  et  basse,  a  ressortissant 


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—  439  — 

nûement  et  sans  mojen  en  la  cour  de  Parlement  de  Rouen,  et  le  sieur 
comte  de  Fouquembergue  ses  hoirs  ou  ayant  causes  pourront  ores  et  pour 
Je  temps  à  venir,  commettre  et  députer  officiers  tels  qu'ils  aviseront  bon 
être  pour  l'exercice  de  la  dite  haute  justice  du  Vaudreuil  avec  tous  droits 
et  prérogatives  qu'il  avait  audit  Noyon  et  non  autrement;  sans  que  par  ci- 
après  les  officiers  du  Pont-de-l' Arche  s'y  puissent  aucunement  immiscer 
comme  ils  ont  fait  cidevant.  » 

Aux  termes  de  ce  contrat,  il  semblerait  que  les  appels  dussent  être  por- 
tés, dans  tous  les  cas,  au  Parlement  de  Rouen,  dès  que  le  bailli  du  Vau- 
dreuil avait  rendu  sa  sentence.  Il  en  était  ainsi  pour  les  procès  entre  par- 
ticuliers habitant  la  châtellenie  ;  mais  quand  le  seigneur  avait  un  intérêt 
quelconque  à  défendre,  l'appel  devait  être  fait  au  Parlement  de  Paris.  Nous 
reviendrons  plus  loin  sur  ce  cas  spécial  de  compétence. 

Lorsque  Philippe  de  Boulainvilliers  de  Fouquembergue  eut  pris  posses- 
sion de  la  terre  du  Vaudreuil,  il  y  établit  ses  officiers  de  justice  :  bailli, 
lieutenant  général,  lieutenant  particulier  (le  plus  souvent  il  n'y  avait  qu'un 
seul  lieutenant),  conseiller  assesseur,  avocat  fiscal,  procureur  fiscal,  gref- 
fier, sergents.  Leurs  émoluments  furent  fixés  :  pour  le  bailli,  100  livres;  le 
lieutenant  et  le  conseiller  assesseur,  50  livres;  l'avocat  fiscal,  15  livres;  le 
procureur  fiscal,  50  livres.  Le  greffier  ne  recevait  rien  du  seigneur,  non 
plus  que  les  sergents,  car  les  sergenteries  étaient  fieffées,  sauf  la  sergen- 
terie  noble  héréditaire  de  Léry,  que  le  seigneur  du  Vaudreuil  faisait  exer- 
cer par  un  commis  aux  appointements  de  30  livres.  Ces  sommes  si  légères 
étaient  bien  inférieures  aux  véritables  bénéfices  de  ces  officiers,  puisque  la 
charge  de  bailli  fut  vendue,  en  1627,  10,500  livres  (1). 

Paul   GOUJON,  Avocat. 
{La  suite  à  une  prochaine  livraison») 

(1)  Les  baillis  seigneuriaux  furent  Jacques  de  Fleury,  ëcuyer;  Jehan  Dieux,  avo- 
cat à  la  cour,  1610;  François  Mallet,  sieur  de  Mailly,  avocat  à  la  cour,  conseiller, 
maitre  des  requêtes  de  Monsieur,  frère  du  roi,  1659-1682;  PouUard,  Du  Croq  de 
Biville,  etc. 


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RECHERCHES  HISTORIQUES 


SUR 


LES  SIRES  ET  LE  CHATEAU 

DE    BLAINVILLE. 


Blainville,  actuellement  bourg  ou  commune  du  canton  de  Buchj ,  arron- 
dissement de  Rouen,  eut  jadis  des  seigneurs  et  un  château,  qui  jouèrent  un 
assez  grand  rôle  dans  Thistoire  de  la  Normandie. 

Sans  pouvoir  préciser  Tépoque  à  laquelle  les  Sires  de  Blainville  j  firent 
leur  première  apparition,  il  est  certain  qu'on  rencontre  ce  nom  sur  la  liste 
des  guerriers  qui  accompagnèrent  le  duc  de  Normandie,  Guillaume-le- 
Bâtard,  lors  de  la  conquête  de  TAngleterre.  Un  Sire  de  Blainville  com- 
battit près  de  lui,  à  la  mémorable  journée  d'Hastings  (14  octobre  1066), 
dont  le  succès  assura  tout  le  pays  au  vainqueur. 

Un  autre  guerrier,  du  même  nom,  suivit  un  autre  duc  de  Normandie, 
Robert  Courte-Heuse  ou  Courte-Cuisse^  à  la  première  croisade  (1095) 
pour  concourir  avec  Godefroy  de  Bouillon  à  la  délivrance  de  la  Terre- 
Sainte  (1). 

Cependant  nous  croyons  qu'il  ne  s'agit  pas  là  du  Blainville  qui  nous 
occupe,  mais  de  Bléville,  près  du  Havre,  que  les  titres  du  XIV*  siècle  appe- 
laient aussi  quelquefois  Blainville.  (2)  Ces  deux  guerriers  du  XI*  siècle 
eussent  été  des  ancêtres  de  ce  Geoffroy  de  Blienvill^  ou  Blenvill,  ou  Blevilj 
que  nous  trouvons  rendant  ses  comptes,  comme  bailli  du  pays  de  Caux, 
dans  les  Rôles  de  l'Echiquier  de  Normandie,  pour  l'année  1180  (3). 

(1)  Dumesnil,    Chroniques  Neustrienfies,  p.  349  et  354. 

(2)  Toussaint-Duplessis,   Description  de  la  Haute^Normandie,  t.  I,  p.  348. 

(3)  Thomas  Stapleton,  Magni  rotuli  scaccarii  Normanniœ  sub  regibus  AngHœ, 
Lcadrea,  1840,  t.  I,  membrane  6. 


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—  441  — 

Stapleton,  qui  les  avait  d'abord  confondus,  rectifie  son  erreur,  en  disant 
qu'il  ne  s'agit  pas  de  BlainviUe-sur-Ry,  près  de  Mauquenchy,  en  Roumois, 
comme  il  l'avait  laissé  entendre  dans  ses  précédentes  Observations;  mais 
bien  de  Bleville  ou  de  Langueil^  auxquels  il  renvoie.  En  face  de  Longueil, 
eu  effet,  sur  la  rive  gauche  de  la  Saâne,  près  Dieppe,  il  y  avait  une  cha- 
pelle du  nom  de  Nicolas-de-Blainville  ou  de  Grî«erw^,^qui  n'avait  rien  de 
commun  encore  avec  notre  Blainville  (1). 

La  première  trace  de  Texistence  certaine  et  authentique  de  Blainville- 
sur-Ry^  appelé  en  latin  Blenvilla,  nous  est  donnée  par  un  rôle  des  comptes 
de  l'Echiquier,  à  la  date  de  1172,  sous  Louis  VII.  Comme  c'est,  pour  ainsi 
dire,  l'acte  de  baptême  historique  de  Blainville,  nous  allons  le  citer,  d'après 
Stapleton  :  «  In  the  roU  of  1172  is  the  entry,  Gaufridm  de  Malchenct 
»  domum  suam  de  Blenvilla  et  LX  ocras  terrœ,  et  de  hoc  servit  régi  ut  miles, 
»  after  the  return  of  the  knight- service.  In  Balliva  Galfridi  de  Blenville  de 
»  caleto.  »  (2).  C'est-à-dire  :  «  Dans  le  rôle  de  1172,  on  trouve  consigné  : 
»  Geoffroy  de  Mauquenchy  tient  sa  maison  de  Blainville  et  soixante  acres  de 
»  terre,  et  pour  cela  il  doit  le  service  militaire  au  Roi,  d'après  les  états  de  service 
»  de  chevalier  dans  le  Bailliage  de  Geoffroy  de  Blainville  au  pays  de  Caux,  » 

Il  est  difficile  de  dire  à  quelle  époque  furent  construits  l'église  et  le 
château  primitifs  de  Blainville,  ces  deux  monuments  caractéristiques  de  la 
société  féodale  du  Moyen-Age.  Ce  qu'il  y  a  de  probable,  c'est  qu'ils  furent 
à  peu  près  contemporains,  l'un  n'allant  jamais  sans  l'autre.  Toutefois,  la 
priorité  dut  appartenir  au  château,  dont  les  libéralités  contribuaient  à 
fonder  l'église  ou  à  l'embellir,  et,  d'après  le  document  ci-dessus  et  sa  posi- 
tion à  mi-côte,  il  est  vraisemblable  que  celui  de  Blainville  aura  été  élevé 
au  commencement  du  XIP  siècle. 

L'église  paroissiale,  sous  le  vocable  de  Saint-Germain ,  n'offre  de  date 
certaine  qu'à  partir  du  commencement  du  XIV*  siècle,  époque  où  elle  est 
agrandie.  Au  XV  siècle,  elle  avait  quatre  chapelles,  dont  les  noms  étaient  : 
Saint-Jean-Baptiste,  Sainte- Catherine,  Saint-Jacques  et  Saint-Etienne  (3). 

Outre  la  cure  de  Saint-Germain,  ce  bourg  possédait  encore  une  Collé- 
giale, du  nom  de  Saint-Michel,  et  une  petite  chapelle,  du  nom  de  Notre- 
Dame-de-la-Délivrande ,  au  hameau  de  Maillommais,  sur  lesquelles  nous 
reviendrons  plus  tard,  à  l'époque  de  leur  fondation. 

(1)  Id.  Ibid.,    t.  II,  p.  cxxx. 

(2)  Id.  Ibid.,  t.  I,  p.  civ. 

(3)  Cette  église,  d^une  apparence  bien  modeste,  représentée  sur  une  vue  de  Blain- 
ville, prise  au  XVII*  siècle,  se  trouvait  au  Sud-Ëst  de  la  paroisse  actuelle,  un  peu 
plus  vers  le  centre  du  hourg. 

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—  442  — 

Le  patronage  des  Seigneurs  de  Blainville  comprenait  la  Collégiale,  les 
cures  de  Blainville,  de  Crevon,  de  Fontaine-sous-Préaux,  de  Sain1>-Arnoult- 
auivRj,  enfin  les  quatre  chapelles  de  Téglise  paroissiale  (1). 

Il  existait  aussi  à  Blainville  une  Haute- Justice,  exercée  par  un  bailli,  et 
rappel  de  ses  jugements  ressortissait  immédiatement  au  Parlement  de 
Rouen,  où  cet  officier  de  justice  était  obligé  de  comparaître  tous  les  ans. 
Elle  comprenait  douze  prévôtés  établies  dans  les  lieux  voisins  de  Blain- 
ville. Fontaine-sous-Préaux  et  la  geôle  de  Long-Paon  de  Darnétal  en 
dépendaient. 

Avant  1789,  voici  les  ressorts  dont  il  relevait  pour  les  différentes  parties 
de  l'administration  :  le  Grand-Archidiaconné,  le  Doyenné  de  Ry,  le  Gou- 
vernement, le  Parlement,  la  Chambre  des  Comptes,  la  Cour  des  Aides,  le 
Bailliage,  la  Vicomte,  la  Généralité  et  FElection  de  Rouen. 


MAISON  DE  MAUQUENCHY. 

Blainville  n'eut  point  d'abord  de  seigneurs  particuliers.  Il  relevait  de 
ceux  de  Mauquenchy,  qui  y  avaient  bâti  une  demeure  ou  château,  ei  y 
possédaient  des  terres. 

Après  le  Geoff'roy  de  Mauquenchy,  dont  nous  avons  parlé,  on  trouve  un 
Durand  de  Mauquenchy,  Seigneur  de  Blainville,  en  1180. 

On  croit  qu'il  eut  pour  femme  Marguerite,  morte  en  1203,  et  enterrée 
dans  l'ancienne  église  de  Blainville.  Au  XVIP  siècle,  une  de  ses  chapelles 
renfermait  encore  une  tombe,  sur  laquelle  était  gravée  une  dame  vêtue 
en  religieuse,  les  mains  jointes,  avec  cette  inscription  tout  autour,  en 
lettres  gothiques  : 

a  Ci  gît  Marguerite,  jadis  dame  de  Blainville^  qui  trépassa  Van  de 
»  grâce  1203,  le  merquedy  devan  la  Vigile  de  Rovesons  (2).  Dex  ly  fâche 
ji  pardon  »  (3). 

On  rencontre  ensuite  un  Guerard  de  Mauquenchy,  qui  tenait  un  fief  de 
chevalier  à  Blainville,  un  au  Héron ,  un  troisième  à  Fontaine-Guerard, 
et  un  demi-fief  à  Bellencombre,   pendant  les  années  1213,   1224,    1226 

(1)  Toussaint-Duplessis,    Description  de  la  Haute-Normandie,  t.  II,  p.  44:^. 
(J)  Anciennement  ou  disait  Eoaisons,  Bonvoisons  et  Rovesons  pour  Rogations. 
(3)  Cette   inscription   et   toutes  les  inscriptions   suivantes  sont  prises  dans  Farin. 
Histoire  de  la  ville  de  Rouen,  W  partie,  p.  42,  édition  de  1731. 


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—  443  — 

et  1228.  Ce  fief  de  Fontaine-Guerard,  il  le  tenait  de  Gautier  le  Cham- 
bellan, qui  l'avait  reçu  en  don  du  roi,  et  Ton  croit  que  c'est  de  son  nom 
Guerard^  ou  d'un  de  ses  ancêtres,  établi  à  Blainville,  qu'est  venu  le  surnom 
de  Fontaine-Guerard  (1).  Il  mourut  le  vendredi  après  la  Saint- Jean  1242, 
et  fut  enterré  à  Blainville. 

Ce  Guerard  de  Mauquenchy  peut  avoir  été  le  père  d'un  Jean  de  Mau- 
quenchy,  seigneur  de  Blainville. 

Ce  dernier  eut  pour  femme  Marie  de  Rayneval,  morte  le  jour  de  Saint- 
André  1270,  et  enterrée  à  Blainville,  auprès  de  Marguerite,  dans  le  même 
costume  et  la  même  attitude  qu'elle,  avec  cette  inscription  tout  autour, 
également  en  lettres  gothiques  : 

a  Ici  gît  Marie^  jadis  dame  de  Blainville,  qui  trépassa  l'an  de  grâce  1270,  le 
»  jour  de  la  Saint- Andrieu,  Dex  ly  face  pardon,  » 

Guerard  de  Mauquenchy  et  Marie  de  Rayneval  eurent  pour  fils  Jean  de 
Mauquenchy,  seigneur  de  Blainville,  qui  figura  dans  la  levée  des  troupes 
ordonnée  par  le  roi  de  France,  Philippe  III,  en  1271,  afin  de  faire  la  guerre 
au  comte  de  Foix,  à  propos  de  droits  féodaux.  Comme  chevalier,  Jean  de 
Mauquenchy  devait  le  service  pendant  quarante  jours,  et,  dans  cette  expé- 
dition, il  eut  une  querelle  avec  Pierre  de  Préaux.  Son  animosité  alla 
jusqu'au  point  d'être  prêt  à  se  battre  en  duel  contre  ce  seigneur,  dont  les 
terres  étaient  voisines  des  siennes,  et  cela,  en  présence  même  du  roi.  Le 
différend  s'arrangea  en  1276,  et  il  dut  donner  caution  pour  le  traité  qui 
intervint  entre  eux. 

Philippe  III  ayant  fait  plus  tard  la  guerre  à  Pierre  d'Aragon,  excom- 
munié par  le  pape  Martin  IV,  et  déclaré  déchu  de  la  couronne  d'Aragon, 
que  le  roi  de  France  avait  acceptée  pour  son  deuxième  fils,  Charles  de 
Valois,  Jean  de  Mauquenchy  l'accompagna  et  périt  le  16  août  1285,  en 
Aragon,  deux  mois  avant  le  roi,  qui  mourut  à  la  suite  des  désastres  de  la 
retraite,  dans  la  ville  de  Perpignan. 

Sa  femme  fut  Marguerite  de  Ferrières,  morte  le  20  mai  1287,  et  enterrée 
à  Blainville. 

Ils  eurent  pour  enfants  Jean,  IP  du  nom,  seigneur  de  Blainville,  et 
Marguerite  de  Blainville,  qui  épousa  Perceval  de  Preneuse,  chevalier, 
mort  le  5  avril  1318.  Morte  elle-même,  le  1*'  novembre  1325,  elle  fut 
enterrée,  avec  son  mari,  dans  Tabbaye  de  Cergy^  près  de  Pontoise. 

Jean  de  Mauquenchy,  IP  du  nom,  est  le  premier  des  seigneurs  de  Blain- 
ville qui  porte  le  surnom  de  Mouton.  Ce  surnom  paraît  lui  être  venu  de  la 

(1)  SUpleton.  Wes  de  TEchiquier.  t.  II.  obsercatioM,  p.  cxxvii. 


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—  444  — 

terro  qui  formait  sa  seigneurie,  du  nom  même  de  Blainville.  Dans  la 
langue  du  Moyen-Age,  Bien,  Blain,  Belain,  Belin,  Blin  s'employaient  indif- 
féremment pour  désigner  Tanimal  qui  bêle,  le  bélier,  la  brebis,  le  mouton. 
Blainville  (Blenvilla)  signifierait  donc  proprement  la  villa,  le  village,  des 
belins,  béliers  ou  moutons^  et,  pour  en  désigner  le  seigneur,  on  se  sera  servi 
du  sobriquet  de  Mouton,  en  souvenir  du  village  qui  eu  tirait  son  nom.  On  le 
consigna  bientôt  par  écrit  sur  la  tombe  des  seigneurs  de  Blainville,  et, 
par  un  amour  des  rébus,  tout-à-fait  dans  le  goût  de  nos  pères,  on  grava  sur 
la  sépulture  de  ces  mêmes  seigneurs  un  ou  plusieurs  moutons  pour  expli- 
quer aux  yeux  le  nom  par  la  chose  (1). 

Jean  de  Mauquencby,  dit  Mouton^  seigneur  de  Blainville,  était  sénéchal 
de  Toulouse,  en  1298,  sous  Philippe-le-Bel.  Le  comté  de  Toulouse,  réuni  à 
la  Couronne  en  1271,  forma  la  troisième  sénéchaussée  du  Languedoc,  et 
le  titulaire  dut  y  rendre  la  justice,  présider  les  assises  composées  de  sei- 
gneurs et  de  jurisconsultes ,  commander  la  noblesse  du  Languedoc, 
lorsqu'elle  entrait  en  campagne,  prendre  soin  des  domaines  du  roi  et  admi- 
nistrer les  finances  du  pays.  Bref,  son  pouvoir  était  celui  des  hauts-baillis 
dans  la  France  septentrionale. 

Il  fut  encore  sénéchal  dans  le  même  pays,  de  1307  à  1316,  sous  le 
même  Philippe-le-Bel,  et  son  successeur,  Louis-le-Hutin.  Le  premier  de  ces 
rois,  en  considération  de  ses  services,  lui  donna,  en  1310,  deux  cents  livres  do 
rente  sur  le  trésor,  et  le  nomma  parmi  ceux  qu'il  commit  pour  voir  et  juger 
les  enquêtes  hors  parlement,  dans  une  ordonnance  signée  à  Poissy,  le  len- 
demain de  Saint-Marc  1313. 

En  1317,  le  roi  de  France,  Philippe-le-Long,  le  convoqua  à  Lisieux  pour 
s'y  trouver  avec  l'évéque  d'Amiens  et  Robert  d'Artois,  comte  de  Beaumont. 
11  s'agissait  d'une  affaire  religieuse.  Deux  ans  après,  il  l'envoya  également 
à  Saumur  avec  le  chancelier,  pour  opérer  une  réconciliation  entre  l'évéque 
d'Angers  et  son  chapitre. 

(1)  Tousaaint-Duplessis,  Description  de  la  Haute-Noi^afidie,  t.  II,  p.  341,  veut 
que  le  nom  de  Blainville  soit  venu  des  anciens  seigneurs  qui  se  seraient  appelés 
Mouton.  D'abord  on  sait  que,  pendant  longtemps,  au  Moyen-Age,  il  n'y  eut  d'autre 
nom  que  le  nom  de  baptAme,  et  c'est  vera  le  XII'  siècle  que  la  désignation  indivi- 
duelle se  forma  en  ajoutant  le  nom  du  fief,  de  la  terre,  au  nom  de  baptême,  surtout 
au  Nord  de  la  Loire.  Le  nom  de  baptême  jouait  alors  l'office  de  nom,  et  le  nom  de  la 
terre  ou  fief,  celui  de  surnom.  Ainsi  on  s'appelait  Jean,  Pierre  ou  Jacques  de  tel  ou  tel 
endroit,  comme  ici  Jean  de  Mauquenchy,  village  sur  la  route  de  Buchy  à  Foires.  C« 
n'étaient  point  les  seigneurs  qui  donnaient  leur  nom  au  village,  mais  plutôt  les 
seigneurs  qui  en  tiraient  leur  surnom,  et  étaient  ainsi  plus  clairement  désignés  que 
par  leur  simple  nom  de  baptême.  D'ailleurs  les  premiers  seigneurs  de  Blainville 
furent  les  sires  de  Mauquenchy,  qui  bâtirent  le  château  de  Blainville. 


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—  445  — 

Soug  Charles  IV,  dit  le  Bel,  le  10  décembre  1325,  il  régla  les  comptes 
auxquels  avait  donné  lieu  le  maniement  des  fonds  reçus  en  Languedoc, 
pendant  qu'il  était  sénéchal  de  Toulouse.  Après  avoir  exercé  les  mômes 
fonctions  dans  les  bailliages  de  Rouen  et  de  Gisors,  il  alla  servir  sur  les 
frontières  de  Flandre,  en  1326,  et.  Tannée  suivante,  en  Gascogne  et  en 
Agénois,  dont  il  devint  sénéchal  et  gouverneur.  11  en  fut  de  même  en  Sain- 
tonge,  pendant  les  années  1336,  1337  et  1338. 

Nos  rois  renvoyèrent  constamment  pour  organiser  Tadministration  dans 
les  pays  nouvellement  soumis  à  leur  puissance. 

La  piété  filiale  et  coiyugale  de  Jean  de  Mauquenchy,  IP  du  nom,  laissa 
des  traces  dans  l'église  de  Blainville.  Pour  le  repos  de  l'âme  de  son  père, 
Jean  de  Mauquenchy,  P'  du  nom,  mort  en  Aragon,  le  16  août  1285,  et  de 
sa  mère,  Marguerite  de  Ferriéres,  morte  le  20  mai  1287,  et  enterrée  à 
Blainville,  il  fonda  deux  des  quatre  chapelles  nommées  plus  haut.  Elles 
avaient  pour  patron  des  noms  rappelant  ceux  de  ses  père  et  mère  ;  l'une  se 
I  nommait  SaintrJean-Baptiste,  et  l'autre  Sainte-Catherine  et  Sainte-Mar- 

guerite réunies,  d'après  la  charte  de  fondation,  en  date  du  24  juin  1335. 
11  établit  aussi  deux  maisons  et  deux  jardins  pour  les  deux  chapelains  des 
I  chapelles,   à  peu  de   distance  du  cimetière   de  la  paroisse  de  Blainville, 

i  comme  il  résulte  d'un  Aveu,   rendu  postérieurement  (1),  déclaration  qui 

permet  en  même  temps  de  déterminer  à  peu  près  la  place  qu'occupait 
l'ancienne  église.  Les  chanoines  de  la  Collégiale  de  Blainville  disaient  donc 
qu'ils  possédaient  :  a  Le  terrain  où  étaient  anciennement  basties  les 
»  maisons  et  jardins  ayant  appartenu  aux  chapelles  Saint-Jean  et  de 
»  Sainte-Catherine  joignant  le  cimetière  de  l'église  parroissialle  de  Blain- 
»  ville.  Le  lieu  ainsi  basti,  clos  et  planté  qu'il  est,  assis  en  la  paroisse  de 
n  Saint-Germain  de  Blainville,  vicomte  de  Rouen,  borné  d'un  costé  par  le 
»  chemin  tendant  de  Ry  à  Cailly  par  Crevon,  d'autre  costé  le  condos  et 
»  ruisseau  qui  porte  l'eau  provenante  des  fontaines  et  vivier  de  mon  dit 
»  seigneur,  d'un  bout  le  cimetière  de  l'église  parroissialle  de  Blainville 
n  et  plusieurs  particuliers,  la  ravine  qui  descend  de  Maillommois   passant 

(l)  On  appelait  A'oeu  Tacte  par  lequel  un  vassal  ënumérait  les  terres  et  droits  qu'il 
tenait  de  son  seigneur. 

Celui-ci  fut  rendu  au  X Vf! I«  siècle  par  les  chanoines  de  la  coUëgiale  de  Blainville  à 
Charles  François  de  Montmorency  Luxembourg,  Seigneur  de  Blainville.  —  La  copie 
en  est  entre  les  mains  de  la  Fabrique  de  Blainville,  sous  ce  titre  :  LédaraJtion  pat 
Aveu  et  dénombrement  des  biens  appartenant  à  Véglise  collégiale  dé,  Blainoille,  5  octobre 
1743.  —  Nous  en  devons  la  communication  à  l'extrême  obligeance  de  M.  Leconte' 
cnrë  de  Blainville  depuis  trente-quatre  ans. 


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—  446  — 

»  entre  deux  et  d'autre  bout  le  clos  cj  après  et  sur  lesquelles  étoit 
»  anciennement  la  maison  du  bas  manoir  de  la  ditte  seigneurie  de 
»  Blainville.  » 

Le  nom  de  ses  trois  femmes,  que  Jean  II  de  Mauquenchy  fit  également 
déposer  dans  ces  chapelles,  figure  dans  Tamortissemont  qu'il  obtint  du  roi 
Philippe  le  Valois,  le  24  juin  1335,  pour  les  rentes  affectées  à  la  fondation 
de  ces  deux  chapelles. 

La  première  est  Isabelle  de  Hautot,  morte  le  lundi  8  avril  1290,  et 
enterrée  à  Blainville,  dans  l'une  des  chapelles  qu'il  avait  construites,  repré- 
sentée sur  la  pierre  du  tombeau  en  religieuse,  les  mains  jointes,  avec  cette 
incription  tout  autour,  en  lettres  gothiques  : 

ce  Ici  gît  Isabel  Danotot,  Dame  de  Blainville,  qui  trépassa  Van  de  grâce 
»   1240.  Dié  ait  merchy  de  son  âme.    Amen.  » 

La  seconde  est  Isabelle  de  Harcourt,  fille  de  Jean,  l*'  du  nom,  sire  de 
Harcourt,  et  d'Alix  de  Beaumont.  Morte  le  16  avril  1293,  elle  fut  enterrée 
dans  l'église  de  Blainville,  par  son  mari,  avec  les  mêmes  marques  distinc- 
tives  que  pour  sa  précédente  femme  : 

«  Ici  gît  Isabel  de  Rarecourt ,  Dame  de  Blainville,  qui  trépassa  l'an  de 
»  grâce  1283,  le  jeudy  avant  les  octaves  de  Pâques.  Dex  ly  fâche  pardoiu 
n  Amen  »  (1). 

De  l'une  de  ces  deux  femmes^  Isabelle  de  Hautot  ou  Isabelle  de  Harcourt, 
naquit  une  fille,  Eustache  de  Blainville,  morte  en  bas  âge,  en  1297,  et  dont 
la  dépouille  fut  également  déposée  par  son  père  dans  la  chapelle  de  fa- 
mille, avec  cette  inscription  : 

d  Ci  gît  Damoiselle  Istace^  fille  de  Monseigneur  de  Blainville,  qui  trépassa 
»    l'an  de  grâce  1297.  Dié  ayt  mercy  de  s'ame.  » 

Enfin  la  troisième  femme  de  Jean  de  Mauquenchy,  dit  Mouton,  fut 
Jeanne,  dame  de  Corneuil,  au  bailliage  de  Gisors,  qui,  morte  à  Toulouse, 
le  7  mars  1310,  fut  enterrée  aux  Cordeliers  de  cette  ville,  où  son  mari 
exerçait  les  fonctions  de  sénéchal. 

De  cette  dernière  femme  il  eut  quatre  enfants. 

Le  premier  est  Jean  de  Mauquenchy,  dit  Mouton,  seigneur  de  Corneuil. 

(l)  Nous  avons  reproduit  ces  inscriptions  telles  qu'elles  sont  dans  Farin. 
Histoire  de  la  ville  de  Rouen,  V«  partie,  p.  43,  quoique'  singulièrement  dénaturées 
pour  les  noms  et  pour  les  dates.  Isabelle  de  Hautot  y  est  appelée  Daiiotot^  et  meurt 
en  1240,  au  lieu  de  1290;  Isabelle  de  Harcourt  y  devient  BarecoMrt,  et  meurt  en  1283, 
au  lieu  de  1293  ;  enfin  Eustache  de  Blainville  va  devenir  Istace.  —  Nous  rectifions 
d'après  le  P.  Anselme,  Histoire  généalogique  et  chronologique  des  grands  officiers 
de  la  Couronne,  t.  VI,  p.  757. 


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—  447  — 

Le  second,  Gilles  de  Blainville,  eut  la  jouissance  de  la  terre  de  Blain- 
ville,  sa  vie  durant,  en  assignant  mille  livres  de  rentes  à  la  veuve  de  son 
frère,  Jean  de  Mauquenchj,  appelée  Jeanne  de  Chambly,  par  transaction 
faite  le  15  avril  1339,  avec  les  parents  et  amis  de  son  neveu,  le  fameux 
Jean  de  Mauquenchy,  le  maréchal  de  France,  transaction  confirmée  par  le 
roi  Philippe  de  Valois. 

Le  troisième  enfant  fut  Guerard  de  Blainville,  chevalier,  seigneur  de 
Maudetour,  mort  en  1342  et  enterré  à  Blainville,  dans  un  tombeau  dont 
voici  la  description  et  l'inscription,  d'après  Farin  : 

a  Dans  la  chapelle  de  Messieurs  de  Blanville  est  une  autre  tombe,  sur 
»  laquelle  est  gravé  un  seigneur,  ayant  la  tête  nuë,  les  mains  jointes,  et 
»  autour  de  sa  ceinture  de  petits  moutons  et  un  lion  sous  les  pieds  qui  lui 
»  sert  comme  d'appui;    et  au-dessous  est  écrit  : 

«  Chi  git  Monseigneur  Guerard  de  Blainville^  chevalier,  sire  de  Maudetour, 
«  qui  trépassa  l'an  1342.  Priez  Dieu  pour  son  âme.  Atnenl  » 

Enfin  leur  quatrième  enfant  fut  Héloïse  de  Blainville,  qui  épousa 
Robert  de  la  Haye,  et  mourut  veuve,  avant  Pâques  1342. 

Ce  seigneur  de  Blainville,  Jean  de  Mauquenchy,  IPdu  nom,  fondateur 
de  deux  chapelles  pour  le  repos  de  l'âme  des  différents  membres  de  sa 
famille,  et  qui  fit  placer  des  pierres  tumulaires  pareilles  sur  leur  tom- 
beau, soit  qu'ils  fussent  morts  avant  lui  ou  pendant  sa  vie,  reçut  les  mêmes 
honneurs  qu'il  avait  accordés  à  ses  père,  mère,  femmes  et  enfants.  Il  fut 
enterré,  à  son  tour,  dans  l'église  de  Blainville,  et  voici,  d'après  Farin, 
la  description  de  son  tombeau,  au  xvii*  siècle  : 

«  On  y  voit  un  sépulcre  élevé  en  bosse,  sur  lequel  est  couché  un 
»  homme  vêtu  d'une  cotte  d'armes ,  ayant  une  épée  au  côté  et  un  mouton 
»  sous  ses  pieds,  avec  cette  inscription  en  lettres  gothiques  : 

fi  Ci  gît  Noble  Messire  Jean  de  Mauquencuy ,  seigneur  de  Blainville,  fonda- 
»  teur  de  ces  deux  chapelles,  entre  lesquelles  son  corps  gît,  qui  trépassa  l'an  de 
grâce  1330,  le  31  mars.  Prions  pour  lui  que  Dié  veuille  avoir  l'âme.  Amen.  »  (1). 

(1)  Dans  cette  inscription  JAcsuquenmy  est  pour  Mcaïqaenchy^  que  d'anciens  titres 
appellent  encore  Mont-Kanchy  et  Mal-Kenchy.  La  date  de  1330  est  également  fautive, 
comme  on  a  pu  le  voir  par  la  fondation  des  deux  chapelles  de  Saint-Jean  et  de 
Sainte-Catherine,  le  24  juin  1335,  par  les  missions  dont  ce  Sire  de  Blainville  fut 
chargé  en  1336,  1337  et  1338.  Il  vivait  même  encore  en  1343  et  1344,  puisque  le 
àwc  de  Normandie,  Jean  II,  le  Bon,  plus  tard  roi  de  France,  lui  accorda  une  somme 
à  prendre  sur  les  biens  de  son  petit-fils,  le  futur  maréchal  de  France,  alors  en  sa 
garde-noble,  quand  il  eût  perdu  son  père  en  bas-âge.  Il  faudrait,  selon  nous,  lire 
plutôt  1^0.  Les  erreurs,  si  fréquentes  dans  cette  partie  de  son  ouvrage,  que  Farin 
appelle  Traité  des  Sépultures  de  la  Campagne,  nous  paraissent  venir  de  lectures  mal 
faites  soit  sur  les  lieux,  soit  sur  les  manuscrits  envoyés. 


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—  448— . 

Son  fils  aîné,  Jean  de  Mauquenehj,  III*  du  nom,  dit  Mouton,  fut  sei- 
gneur de  Corneuil,  et  non  de  Blainville,  titre  que  son  père,  mort  bien 
longtemps  après  lui,  conserva  toujours.  Il  recevait,  à  cause  de  sa  femme, 
une  rente  sur  le  trésor,  rente  prise  sur  les  revenus  du  comté  de  Blois, 
et  une  autre  sur  les  halles  et  sur  les  moulins  de  la  ville  de  Rouen,  dont 
il  obtint  main-levée,  le  19  juillet  1322. 

Le  roi  Charles  IV,  dit  le  Bel,  chargea  ce  Jean  de  Mauquenchy  de  la  garde 
des  côtes  de  Normandie,  le  9  décembre  1326,  dans  la  crainte  où  Ton  était 
d'une  descente  des  Anglais,  et  il  les  protégea  avec  Guillaume,  seigneur  du 
Merle.  L'année  suivante,  il  vendit,  conjointement  avec  sa  femme,  la  terre 
d'Orry  au  comte  de  Sancerre,  et,  en  1329,  il  plaidait  contre  Jean  de  Beau- 
mont,  qui  devait  être  de  la  famille  d'Alix  de  Beaumont,  dont  la  fille, 
Isabelle  de  Harcourt,  avait  été  la  seconde  des  trois  femmes  de  son  père.  Il 
mourut  avant  ce  dernier,  peut-être  en  cette  même  année  1329. 

Il  épousa  Jeanne  de  Chambly,  dame  de  Cervon,  fille  unique  de  Pierre 
de  Chambly,  dit  Grismouton,  seigneur  de  Cervon,  et  de  Marguerite  de 
la  Chapelle.  Elle  fut  mariée  en  1322,  et  son  mari  devint,  par  ce  mariage, 
seigneur  de  CeiDon,  comme  on  disait  alors,  par  une  transposition  de  lettres 
fort  commune,  pour  Crevœi  (1),  à  deux  pas  de  Blainville. 

Restée  veuve  de  Jean  de  Mauquenchy,  elle  se  remaria,  en  1339,  à 
Guillan  Braé,  chevalier,  qui  fut,  à  cause  d'elle,  seigneur  de  Crevon,  dont 
la  cure  était  sous  le  patronage  des  seigneurs  de  Blainville.  C'est  à  Tocca- 
sion  de  ce  mariage  que  le  frère  puîné  de  Jean  de  Mauquenchy,  Gilles  de 
Blainville,  fit  un  accord  où  il  assignait  mille  livres  de  rentes  à  la  veuve 
de  son  frère,  le  15  avril  1339,  pour  la  remplir  de  ses  droits,  et  prit  la 
terre  de  Blainville,  avec  le  consentement  des  parents  et  amis  du  seul 
enfant  issu  de  ce  mariage,  Jean  de  Mauquenchy,  IV'  du  nom,  mais  à  titre 
viager  seulement. 

Le  père  fut  enterré  dans  Téglise  de  Blainville,  et  la  piété  du  fils  lui  fit 
élever  plus  tard  un  tombeau,  sur  lequel  nous   aurons  occasion  de  revenir. 

Jean  de  Mauquenchy,  IV*  du  nom,  dit  Mouton,  sire  de  Blainville  et  ma- 
réchal de  France,  perdit  de  bonne  heure  son  père,  vit  sa  mère  se  remarier,  et 
ne  trouva  plus  d'appui  que  dans  un  grand-père  fort  âgé,  Jean  de  Mau- 
quenchy, II*  du  nom,   le  sénéchal  et  gouverneur  de    Saintonge   à  cette 

(1)  D'après  Toussaint  Duplessis,  voici  rëtymologie  de  ce  nom:  «  Ce  mot  est  pare- 
»  ment  celtique.  Crè  ou  cref  signifie  fort;  et  von  signifie  source  ou  fontaine  Ainsi 
»  c'est  en  latin  fons  rapidus  oxivehemens  (source  ra|nd6  ou  torrent).  Quelques-uns  ont 
»  appelé  ce  lieu  Qu6i;ron  par  transposition  de  lettres.  »  Description  de  la  Haute-Nor- 
mandie^ t.  II,  p.  513.  On  rappelait  aussi  Cervon,  comme  ici. 


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—  449  — 

époque,  et  enfin  dans  son  oncle,  Gilles  de  Blainville,  qui  possédait  la 
terre  de  Blainville,  pour  en  jouir,  sa  vie  durant,  en  vertu  d'un  accord  de 
famille,  malgré  Texistence  d'un  héritier  direct,  le  jeune  mineur  en  question. 
D'après  la  Coutume  de  Normandie,  à  l'exclusion  des  parents,  la  garde  du 
fief  d'un  vassal  mineur  appartenait  au  seigneur  suzerain  :  c'était  ce  qu'on 
appelait  la  garde-noble,  A  cette  époque,  le  duc  de  Normandie,  seigneur 
suzerain,  était  Jean-le-Bon,  fils  de  Philippe  de  Valois,  qui  devait  perce- 
voir à  son  profit  les  revenus  du  fief  qu'il  se  chargeait  de  défendre,  veiller 
sur  la  personne  du  vassal  mineur,  pourvoir  à  son  entretien  et  à  son  édu- 
cation,  et  conserver  le  fief  en  bon  état,  jusqu'à    la  majorité  de  l'enfant. 

On  ne  sait  rien  sur  les  premières  années  du  jeune  de  Mauquenchy. 
Mais,  à  peine  arrivé  à  l'âge  d'homme,  il  se  rangea  parmi  les  plus  braves 
guerriers  du  xiv*  siècle,  et  contribua,  presque  autant  que  les  Duguesclin  et 
les  Clisson,  à  Taff'ermissement  du  trône  de  France,  grâce  à  la  part  active 
et  brillante  qu'il  prit  à  toutes  les  guerres  de  cette  époque  contre  les  An- 
glais, fortement  établis  dans  notre  pays. 

Au  commencement  de  l'année  1356,  lorsque  le  fils  aîné  du  roi  Jean-le- 
Bon,  Charles,  fut  nommé  duc  de  Normandie,  le  sire  de  Blainville  vint  lui 
rendre  hommage  dans  la  grande  salle  du  Château  de  Rouen,  celui  qu'avait 
bâti  Philippe- Auguste  en  1204,  après  la  conquête  de  la  Normandie.  C'est  là 
que  tous  les  feudataires  de  cette  province  prêtèrent  serment  de  fidélité  au 
nouveau  duc,  lors  de  son  couronnement  à  la  Cathédrale. 

Ces  cérémonies  furent  suivies  de  fêtes  féodales,  et  Charles  retint  long- 
temps les  barons  auprès  de  lui.  Réunis  au  Château  de  Rouen  par  leur 
suzerain,  ils  se  livraient  à  la  joie  bruyante  d'un  festin,  dans  la  nuit 
qui  précédait  le  dimanche  des  Rameaux,  5  avril  1356,  lorsque  tout  à 
coup  la  porte  s'ouvrit,  et  le  roi  Jean  entra  dans  la  salle  du  banquet,  armé 
de  toutes  pièces  et  suivi  d'une  nombreuse  escorte  de  chevaliers.  Grands 
étaient  ses  griefs  contre  le  roi  de  Navarre,  Charles  II,  le  Mauvais,  fils  de 
Philippe  d'Evreux  et  de  Jeanne  de  France,  fille  de  Louis-le-Hutin.  Appelé 
au  trône  de  Navarre  par  la  mort  de  sa  mère,  ce  prince  avait  épousé  en 
1353  une  fille  de  Jean-le-Bon,  en  recevant  pour  dot  Mantes  et  Meulan. 
Mais,  en  1354,  il  s'était  couvert  du  sang  de  Charles  de  La  Cerda,  conné- 
table de  France,  et,  non  content  de  son  comté  d'Evreux,  ses  vues  ambi- 
tieuses sur  la  Brie  et  la  Champagne  avaient  causé  de  l'ombrage  à  son 
beau-père.  Le  roi  n'était  pas  moins  irrité  contre  le  comte  Godefroy  de 
Harcourt,  pour  avoir  conseillé  aux  Rouennais  de  rejeter  de  nouveaux  im- 
pôts, et  contre  plusieurs  autres  seigneurs  présents,  qui  faisaient  de  l'oppo- 
sition au  pouvoir  royal.  Le  roi  Jean  s'avança  donc  vers  la  table,  saisit  de 


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sa  main  le  roi  de  Navarre,  fit  arrêter  son  écuyer  Colin  Doublet,  qui  cher- 
chait à  le  défendre,  et  son  chancelier  Friquet  de  Friquans,  marcha  ensuite 
vers  le  comte  d'Harcourt,  et,  arrachant  la  masse  d'armes  d'un  des  hommes 
de  sa  suite,  en  frappa  rudement  le  comte  entre  les  épaules,  en  lui  criant: 
a  Traître  orgueilleux,  passe  en  prison.  Par  Tâme  de  mon  père,  tu  sauras 
«  bien  chanter,  quand  tu  m'échapperas.  »  Le  roi  fit  encore  arrêter  Jean 
Mallet,  sire  de  Gravillc,  et  Maubué  de  Mainnemare,  tandis  que  les  autres 
convives,  frappés  d'eflTroi,  se  dispersaient  et  parvenaient  à  s'échapper  en 
franchissant  les  murs  du  Château  (1). 

Parmi  eux  se  trouvait  le  sire  de  Blainville.  Témoin  de  la  violence  du 
prince  qui  l'avait  eu  en  sa  garde-noble,  il  dut  gémir  plus  encore,  quand  il 
apprit  qu'immédiatement,  dans  une  charrette  préparée  à  la  porte  extérieure 
du  Château,  celle  qui  donnait  sur  les  champs,  le  roi  Jean  avait  fait  jeter  le 
roi  de  Navarre,  le  comte  d'Harcourt,  Jean  de  Graville,  Colinet  Doublet  et 
Friquet  de  Friquans,  et,  sans  attendre  qu'on  fût  arrivé  aux  fourches  pa- 
tibulaires, dressées  sur  le  Mont-de-la-Justice,  il  avait  fait  trancher  la 
tête  aux  quatre  derniers  (tant  était  grande  sa  soif  de  vengeance),  dans  un 
champ  situé  à  moitié  route,  et  où  se  tenait  la  foire  du  Pardon  ou  de  Saint- 
Romain,  appelé  pour  cette  saison  le  Champ  du  Pardon,  depuis  1079, 
Le  roi  de  Navarre,  après  avoir  assisté  à  cette  quadruple  exécution,  fut  re- 
conduit au  Château,  jeté  le  lendemain  dans  les  cachots  du  Château-Gaillard, 
et  successivement  dans  ceux  du   Chàtelet  de  Paris  et  de  la  Picardie. 

Cette  sanglante  et  barbare  tragédie  n'empêcha  pas  le  sire  de  Blainville 
de  bien  servir  la  France,  lorsque  le  principal  acteur  eût  été  fait  prison- 
nier, cette  année  même,  à  la  bataille  de  Poitiers  (19  septembre  1356), 
et  le  Dauphin,  duc  de  Normandie,  quand  il  fut  régent,  pendant  la  cap- 
tivité de  son  père,  et  quand  il  devint  roi  de  France  à  son  tour,  sous  le  nom 
de  Charles  V.  Le  roi  de  Navarre,  délivré  de  sa  prison,  Louis  de  Har- 
court,  frère  de  la  victime,  Philippe  de  Navarre,  frère  du  roi  de  ce  nom, 
et  une  foule  de  seigneurs  normands  imitèrent  souvent  cette  conduite  gé- 
néreuse, parce  qu'ils  purent  croire  le  dauphin  étranger  au  crime  de  Rouen, 
et  que  d'ailleurs  ils  avaient  à  combattre  les  ennemis  de  l'intérieur  et  de 
l'extérieur,  la  Jacquerie  et  les  Anglais. 

(1)  Guillaume  de  Nangis,  et  M.  Chéruel,  Histoire  de  Rouen  pendant  l'époque  comr 
munaïe,  tome  II,  p.  174  et  suivantes.  —  La  salle,  témoin  de  ces  faits,  était  dans  la  tour 
qui  existe  encore  aujourd'hui,  au  milieu  du  jardin  des  Religieuses  ursulines,  connues  à 
Rouen  sous  le  nom  de  Dames-Cousin.  On  dit  que  cet  appartement  a  été  aveuglé,  et 
que  cette  tour,  monument  historique  de  la  plus  haute  importance,  tombe  en  ruines  à 
rintérieur.  Jeanne  d*Ârc  y  subit  plusieurs  interrogatoires. 


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—  451  — 

En  1358,  les  Jacques  (nom  donné  aux  paysans  révoltés  contre  la  noblesse), 
s'étantportés  contre  le  château  de  Gaillefontaine,  la  noblesse  de  Norman- 
die s'adressa,  pour  en  avoir  raison,  au  roi  de  Navarre,  qui  venait  de  pren- 
dre le  château  de  Longueville  (1).  Le  sire  de  Blain ville  raccompagna  et 
contribua  à  les  défaire  complètement,  près  de  Clermont,  en  Beauvoisia, 
malgré  la  valeur  de  leur  chef,  Guillaume  Charles.  Il  accompagna  aussi  le 
Dauphin,  duc  de  Normandie,  contre  Paris  révolté  et  faisant  cause  commune 
avec  les  Anglais  et  le  roi  de  Navarre,  qui  n'écoutait  plus  alors  que  son 
ressentiment. 

Dans  cette  même  année  1358,  quand  les  Anglais  se  furent  rendus  maîtres 
de  Saint- Valerj-sur-Somme,  le  sire  de  Blainville,  avec  ses  hommes  d'ar- 
mes, accompagna  Beaudrain  de  la  Heuse,  amiral  de  France,  qui  mit  le 
siège  devant  cette  place.  Pendant  qu'on  poursuivait  ce  siège,  un  navire, 
parti  du  Cotentin,  tâcha  de  ravitailler  la  place.  Le  sire  de  Blainville,  avec 
les  gens  de  guerre  de  Dieppe,  de  Rouen  et  du  bailliage  de  Caux,  fut 
envojé  à  Cayeux  pour  s'opposer  au  débarquement,  et  les  Anglais,  désespé- 
rant d'être  secourus  par  mer,  et  par  Philippe  de  Navarre,  frère  du  roi  de 
Navarre,  se  rendirent  à  Moreau  de  Fiennes,  connétable  de  France. 

En  1359,  les  Anglais  s'étant  emparés  de  Boutancourt  (Oise,  arrondisse- 
ment de  Beauvais)  le  sire  de  Blainville,  lieutenant  de  Louis  de  Harcourt, 
grand  capitaine  de  toute  la  Normandie,  occupé  alors  auprès  du  Dauphin, 
assembla  toute  la  jeunesse  du  pays  de  Caux  et  de  Rouen,  et  se  rendit  à 
Boutancourt,  auquel  les  troupes  livrèrent  un  vigoureux  assaut,  en  passant 
à  travers  un  vivier  qui  protégeait  la  place.  L'action  dura  jusqu'au  milieu 
de  la  nuit.  C'est  alors  qu'Harcourt,  aussitôt  après  son  arrivée,  ordonna  de 
suspendre  l'attaque,  à  la  vue  des  nombreux  incendies  allumés  en  plat  pays. 
Les  Anglais  en  profitèrent  pour  décamper,  et  le  sire  de  Blainville  les  pour- 
suivit jusqu'à  Neufchàtel  et  à  Blangy,  où  il  contribua  à  les  assiéger,  pour 
les  voir  fuir  comme  à  Boutancourt. 

Une  nouvelle  armée   d'Anglais,  sous   la  conduite  de  Jean  Joël,   étant 

(1)  La  plupart  des  détails  historiques  donnés  ici  sur  le  sire  de  Blainville,  à  peu  près 
inconnus  jusqu'à  ce  jour,  sont  empruntés  à  la  publication  faite,  cette  année  même, 
par  la  Société  de  l'Histoire  de  France,  de  la  Chronique  des  quatre  premiers  Valois, 
Pans,  Renouard,  1862.  Cet  ouvrage,  très  curieux  pour  la  Normandie,  et  surtout 
poar  Rouen,  dont  on  peut  croire  Fauteur  originaire  et  membre  du  clergé,  entre  dans 
le  récit  de  faits,  qu'on  chercherait  vainement  ailleurs.  —  Pour  le  sire  de  Blainville, 
en  particulier,  la  Chronique  mentionne  son  nom  une  trentaine  de  fois,  avec  des  cir- 
constances que  les  autres  chroniqueurs,  étrangers  à  la  Normandie,  avaient  dédai- 
gnées. 


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—  452  — 

venue  fondre  sur  la  Normandie,  quand  le  duc  d'Anjou,  laissé  comme  otage 
en  Angleterre,  à  la  place  de  son  père,  se  fut  enfui  de  ce  pays  (1363),  Bernav 
devint  le  centre  des  opérations  de  ce  corps  d'armée.  Alors  Philippe  de 
Navarre,  avec  l'autorisation  du  roi  de  France,  appela  sous  ses  drapeaux  la 
noblesse  de  Normandie,  et  le  sire  de  Blainville  parut  au  premier  rang,  à 
la  tête  des  troupes  de  Rouen  et  des  nobles  du  pays  de  Caux,  et  s'empressa 
de  rejoindre  Philippe  aux  environs  du  Bec-Thomas.  Bientôt  la  Seine  gela 
si  fort  que  les  Anglais  purent  la  passer  sur  la  glace  avec  leur  armée,  et 
venir  ravager  le  Vexin.  Pour  leur  résister,  le  duc  de  Normandie  fit  lever 
une  armée,  dont  le  sire  de  Blainville  commanda  une  partie,  et,  bientôt 
après,  sur  l'ordre  du  régent  (car  Jean-le-Bon  était  retourné  se  constituer 
prisonnier,  après  la  fuite  de  son  fils),  il  se  joignit  à  Duguesclin  qui,  avec 
ses  braves  Bretons,  vint  aider  les  Normands  et  les  Picards  à  chasser  le« 
Anglais  et  à  faire  rentrer  dans  le  devoir  tous  ceux  de  leur  parti. 

Aux  malheurs,  en  eftet,  de  la  guerre  étrangère  se  joignaient  encore  les 
discordes  civiles  et  les  ravages  des  Grandes  Compagnies  ces  débris  des 
armées,  qui,  licenciées  après  la  paix  de  Brétigny  (8  mai  1360),  où  le  roi 
Jean  obtenait  sa  liberté,  avaient  formé  des  bandes  de  brigands  ne  vivant 
que  de  pillage.  Elles  se  joignirent  aux  troupes  du  roi  de  Navarre  et  de 
son  frère  Philippe,  grossies  encore  des  Anglais.  Les  domaines  de  Charles- 
le-Mauvais,  en  Normandie,  devinrent  un  foyer  permanent  de  troubles  et 
de  guerres,  et  ses  partisans  y  occupaient  un  grand  nombre  de  forteresses, 
telles  que  Rolleboise,  Mantes,  Meulan,  Pacy,  où  ils  entassaient  les  fruits 
de  leurs  brigandages,  et  d'où  ils  interceptaient  la  navigation,  poussant 
souvent  leurs  ravages  jusqu'aux  portes  mêmes  de  Rouen. 

On  se  réunit  à  Mantes,  le  jour  de  Pâques  1364,  sous  les  ordres  de  Dugues- 
clin, et  le  sire  de  Blainville  s'y  trouvait  aussi  bien  que  dix  mille  bourgeois 
de  Rouen,  conduits  par  un  ancien  maire,  Jacques  Le  Lieur,  capitaine  de 
la  ville  en  ce  moment.  Le  lendemain  de  Pâques,  les  Rouennais  mirent  le 
siège  devant  Rolleboise,  pendant  que  Duguesclin  et  le  reste  de  l'armée 
allèrent  prendre  Mantes.  A  son  retour,  Rolleboise  tomba  et  Meulan  pareille- 
ment. Le   sire  de  Blainville  prit  part  à  toutes  ces  expéditions. 

Quand  le  duc  de  Normandie  fut  devenu  roi  de  France,  sous  le  nom  de 
Charles  V,  après  la  mort  de  son  père  (8  avril  1364),  il  songea  tout  d'abord 
à  mettre  un  terme  aux  ravages  des  Grandes  Compagnies,  qui  occupaient 
encore  plusieurs  châteaux- forts  en  Normandie.  Le  peuple  les  appelait  du 
nom  significatif  à'Ecorckeurs,  et,  à  leur  tête,  on  remarquait  plusieurs  ca- 
pitaines renommés,  le  captai  de  Buch,  avec  ses  Navarrais,  Tarchiprétre 
Cervolle,  Jean  Joël  avec  les  Anglais,  et  le  Normand  Pierre  de  Sacquenville, 


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—  453  — 

toufl  réunis  k  Evreux,  leur  quartier-général.  Le  roi  envoya  contre  eux 
Duguesclin,  qui  rassembla  à  Rouen  Tarmée  à  la  tète  de  laquelle  il  devait 
attaquer  les  Grandes  Compagnies  et  les  partisans  du  roi  de  Navarre.  Le  sire 
de  Blainville,  investi  par  la  confiance  de  Charles  V  de  la' garde  du  Château 
de  Rouen,  et  une  foule  de  bourgeois  de  cette  ville,  se  joignirent  à  Tarmée 
royale  et  contribuèrent  à  remporter  sur  les  troupes  de  Charles-le-Mauvais 
une  victoire  complète  à  Cocherel,  prèsd'Evreux  (16  mai  1364),  victoire  qui 
rendit  un  peu  de  tranquillité  à  Rouen  et  aux  campagnes  environnantes. 

Bientôt  après  le  sire  de  Blainville  alla  mettre  le  siège  devant  le  fort 
d'Acquigny  (arrondissement  de  Louviers),  tout  entouré  d'eau  par  la 
rivière  de  l'Eure,  et  contraignit  les  Anglais  et  les  Navarrais  à  se  rendre. 
11  en  fut  de  même  pour  le  fort  de  Moulineaux,  près  Rouen  (19  septembre 
1364),  et  pour  celui  du  Homme,  en  Basse-Normandie. 

Comme  récompense  de  ses  bons  et  loyaux  services,  Duguesclin  reçut, 
à  Rouen,  du  roi  Charles  V,  le  comté  de  Longueville,  et  le  titre  de  maré- 
chal de  Normandie.  Le  sire  de  Blainville  ne  tarda  pas  à  obtenir  également 
le  prix  de  ses  services.  Après  la  mort  du  maréchal  de  Boucicault,  le  roi  le 
pourvut  de  cette  dignité  par  lettres  patentes  données  à  Paris,  le  20  juin 
1368,  et  dont  la  teneur  est  trop  honorable  pour  ne  pas  être  citée  ici  en  entier. . 

a  Charles,  par  la  grâce  de  Dieu,  roi  de  France,  à  tous  ceux  qui  ces  pré- 
»  sentes  lettres  verront,  salut,  sçavoir  faisons  que  nous  confians  à  plein  du 
»  sens ,  loyauté  et  grant  diligence  de  notre  amé  et  féal  chevalier  et 
»  conseiller  Jean  sire  de  Blainville,  et  aussi  considerans  et  attendans  les 
ù  bons,  loyaux  et  honorables  services  qu'il  nous  a  fais  par  longtemps  en 
»  nos  guerres ,  et  fait  chaque  jour,  et  esperans  que  encore  face  pour  le 
»  temps  avenir,  dont  nous  reputons  estre  chose  convenable  et  digne  de  le 
»  élever  en  honneurs  et  accroissements  de  son  estât,  si  comme  par  la  Royale 
»  Majesté  a  toujours  esté  accoutumé  de  faire  à  ceux  qui  bien  l'ont  deservi, 
»  avons  icelui  Jean  par  délibération  et  avis  de  notre  grant  conseil,  et  pour 
»  le  profit  et  utilité  notre  de  royaume,  fait,  establiet  ordesné,  faisons  établis - 
»  sons  et  ordenons  Maréchal  de  fions  et  de  notre  royaume^  et  le  dit  office  de 
»  Maréchal  de  nom  et  de  notre  dit  royaume^  li  commettons,  octroyons  et  don- 
»  nons  de  notre  certaine  science  et  grâce  spéciale  par  ces  présentes  a  le 
»  tenir,  garder,  gouverner  et  exercer,  tant  en  recevant  par  lui  et  par  ses 
»  députés,  toutes  monstres  et  retenues  de  gens  d'armes  que  nous  retenrons 
0  pour  nous  servir ,  si  comme  anciennement  len  souloit  faire,  comme  en 
»  faisant  toutes  autres  choses  accoustumées  et  appartenant  au  dit  office,  aux 
»  droits,  profits  et  emolumens  anciens  et  accoustumez,  et  qui  y  appartien- 
«  nent.  Fors  tant  que  il  n'est  pas  notre  entente  ou  ne  voulons  pas  que  il  ait. 


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—  454  — 

D  preigne  du  puisse  demander,  ne  lever  sur  les  dits  gens  d*armes  quel- 
D  conques  droits,  quar  pour  certaines  causes  qui  a  ce  nous  ont  meu,  nous 
D  les  li  suspendons  du  tout  et  à  plain  par  ces  lettres.  Et  pour  ce  ayons 
»  ordené  et  ordenons  que  il  ait  et  preigne  par  an  pour  ses  gages  deux  mil 
»  francs  d'or  (1)  tant  comme  il  nous  plaira ,  et  jusques  à  ce  que  nous  ayons 
»  sur  ce  autrement  ordené.  Si  donnons  en  mandement  par  ces  lettres 
»  à  tous  nos  lieuxtenans,  justiciers  officiers  et  sujets,  et  a  chacun  de  eux, 
»  si  comme  a  lui  appartiendra,  que  au  dit  sire  de  Blainville  comme  maréchal 
»  de  nous  et  de  notre  royaume  obéissent  et  entendent  diligemment  en  toutes 
»  choses  appartenans  et  touchans  le  dit  office  de  marêchaL  Et  le  présent 
»  conseil,  confort  et  ayde  se  mestier  en  a,  et  ils  en  sont  requis.  Mandons 
j>  aussi  à  nos  amés  et  féaux  gens  de  nos  comptes  et  trésoriers  à  Paris  et  à 
o  chascun  de  eux,  si  comme  a  li  appartiendra,  que  des  droits,  profits  et 
»  émolumens  appartenans  au  dit  office  de  maréchal^  excepté  ceux  que  Von 
»  souloit  prendre  sur  les  dits  gens  d'armes,  facent  et  laissentle  dit  maréchal 
))  joïr  et  user  paisiblement,  et  à  li  repondre  par  la  manière  que  dessus  est 
»  dit.  Et  le  payer  di\  cy  en  avant  ou  a  son  commandement  les  dits  deux  mil 
»  francs  d'or  chascun  an  pour  ses  dits  gages ,  tant  comme  il  nous  plaira, 
»  aux  termes  et  en  la  manière  accoustumée.  Et  ils  seront  allouez  es  compte 
»  de  celi  a  qui  il  appartiendra,  non  contrestant  ordenances ,  mandemens  ou 
»  deffenses  a  ce  contraires.  En  tesmoin  de  ce  nous  avons  fait  mettre  notre 
»  scel  a  ces  lettres.  Données  à  Paris  le  XX*  Jour  de  Juing  l'an  de  grâce 
»  mil  trois  cens  soixante  et  huit,  et  quart  de  notre  reigne.  Ainsi  signé,  par 
I)  le  roi  en  son  Conseil.  Collors  (2).  » 

Cette  dignité  de  maréchal  de  France  était  une  des  plus  grandes  du 
royaume.  Il  n'y  en  avait  que  deux,  à  cette  époque,  et  ils  ne  reconnaissaient 
de  supérieur  en  rang  que  le  connétable,  sous  la  direction  duquel  ils  con- 
duisaient l'armée,  faisaient  la  monstre  ou  revue  des  troupes,  constataient  la 
présence  de  chaque  seigneur  féodal  avec  son  contingent,  et  maintenaient  la 
discipline  dans  les  armées. 

Nommé  maréchal  de  France,  presque  en  même  temps  que  Louis  de  San- 
cerre,  le  sire  de  Blainville  inaugura  par  de  nouveaux  services  sa  nouvelle 
dignité.  Les  Grandes  Compagnies,  refoulées  de  la  Normandie,  dévastaient 
la  Bourgogne.  Charles  V  envoya  contre  elles  le  sire  de  Blainville.  Mais 
l'une  d'elles,  se  détachant  des  autres ,  pénétra  en  Normandie,  sous  la  con- 
duite d'un  nommé  Briquet,  et  Louviers  serait  tombé  en  son  pouvoir,  si  le 

(1)  Environ  27,000  fr.  de  notre  monnaie  actuelle. 

(2)  Archives  de  la  Chambre  des  Comptes  de  Paris.  —  Cite  par  le  P.  Anselme,  H«- 
toire  généalogique  et  chronologique  des  grands  officiers  de  la  couronne.  I.  V.,  p.  756. 


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sire  de  filainville  ne  s'y  fut  jeté,  à  la  tête  de  la  noblesse  du  pays  de  Caux, 
et  ne  les  en  eût  repoussés.  Il  les  délogea  également  de  Yire,  par  l'argent  et 
par  les  armes. 

Pendant  cette  même  année  1368,  les  Anglais  envahirent  la  Picardie,  et 
il  y  fut  envoyé  pour  reprendre  Nesle  qu'ils  avaient  surpris.  En  1369,  comme 
lieutenant  du  roi ,  il  marcha  contre  les  Anglais ,  qui  s'étaient  jetés  dans 
Saint-Sauveur-le-Vicomte ,  en  Cotentin ,  d'où  ils  ne  furent  expulsés  qu'en 
1375.  Parmi  les  vainqueurs  se  trouva  encore  le  sire  de  Blainville,  comme  il 
s'était  trouvé,  lors  de  la  première  attaque,  aux  côtés  d'Olivier  de  Clisson. 

Pendant  toute  l'année  1369,  il  servit  en  Normandie,  et,  en  1370,  il  alla 
reprendre,  en  Guyenne,  plusieurs  forteresses  sur  les  Anglais.  Lors  de  la 
conclusion  de  la  paix  à  Vernon,  le  25  mars  1371,  entre  le  roi  de  Navarre 
et  le  roi  de  France,  le  sire  de  Blainville  fut  un  des  otages  que  Charles  V 
donna  pour  la  garantie  du  traité.  Le  connétahle  Duguesclin  le  conduisit  à 
Evreux,  près  du  roi  de  Navarre,  avec  Philippe  d'Alençon ,  archevêque  de 
Rouen,  membre  de  la  famille  royale,  comme  neveu  de  Philippe  de  Valois, 
fameux  par  ses  luttes  contre  Charles  V,  à  propos  du  spirituel  et  du  temporel. 

Le  sire  de  Blainville  jouissait  donc  pleinement  de  la  confiance  du  roi, 
qui  ne  tarda  pas  à  lui  en  donner  une  nouvelle  preuve.  En  1374,  il  rendit 
une  ordonnance  qui  prescrivait  les  mesures  à  prendre  pour  le  gouverne- 
ment de  ses  enfants  et  la  majorité  de  son  fils  aîné,  le  futur  Charles  VI,  la 
fit  publier  dans  un  lit  de  justice,  tenu  le  20  mai  1375,  et  déclara  son  inten- 
tion de  faire  entrer  le  sire  de  Blanville  dans  le  conseil,  en  sa  qualité  de 
grand  de  la  couronne. 

Il  continua  de  rendre  des  services ,  avec  cent  d'hommes  d'armes  de  sa 
compagnie,  en  Normandie,  pendant  les  années  1378  et  1379.  Ainsi,  le  jeudi 
avant  la  Pentecôte  de  l'année  1378,  le  comte  d'Arondel,  à  la  tête  de  plus 
de  cent  navires  et  de  deux  mille  combattants  anglais,  vint  assaillir  Harfieur, 
où  commandait  le  sire  de  Blainville.  Il  n'avait  pas  plus  de  cent  lances, 
(quatre,  cinq  ou  six  cents  hommes  tout  au  plus)  composées  de  la  noblesse 
du  pays  de  Caux.  Malgré  leur  infériorité  numérique  ,  ils  sortirent  brave- 
ment d'Harfleur  et  se  rangèrent  en  bataille  devant  ses  murs.  Mais  il  fallut 
bientôt  se  replier  dans  la  ville  ;  ce  qu'ils  firent  en  bon  ordre,  en  dépit  du 
grand  nombre  des  Anglais,  qui  remontèrent  ensuite  dans  leurs  navires. 
Après  la  Pentecôte,  le  comte  d'Arondel  débarqua  de  nouveau,  vint  ranger 
ses  troupes  devant  Harfieur,  et  proposa  la  bataille,  en  demandant  où  était 
le  connétable ,  et  en  déclarant  qu'il  le  provoquait  au  combat.  Le  sire  de 
Blainville  en  informa  Clisson,  qui  lui  répondit  de  prendre  jour  et  place 
pour  la  bataille,  à  sept  lieues  de  la  mer,  et  que  là  on  donnerait  pleine  sa- 


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—  456  — 

tisfaction  aux  Anglais  et  à  leur  chef.  Mais  ils  ne  voulurent  point  accepter 
Tofifre  du  connétable,  battirent  en  retraite,  et  furent  vivement  pour- 
suivis par  le  maréchal  et  par  les  sires  de  Graville ,  de  Basqueville  et  de 
Beaussaut. 

Le  16  septembre  1380,  Charles  Y  mourut  au  château  de  Beauté-sur- 
Marne ,  au  bout  du  bois  de  Vincennes  ,  en  ordonnant  que  son  cœur  serait 
porté  à  réglise  de  Notre-Dame  de  Rouen ,  à  laquelle  il  avait  accordé  de 
grands  biens  pendant  sa  vie.  La  même  année,  le  jour  de  Saint-Denis 
(9  octobre),  eut  lieu,  dans  la  Cathédrale  de  Rouen,  le  service  en  l'honneur 
de  la  translation  du  cœur  du  roi.  L'archevêque  de  Rouen  ,  Guillaume  de 
Lestrange,  et  le  sire  de  Blainville  assistèrent  à  la  cérémonie,  qui  fut  des 
plus  solennelles.  On  fit  au  milieu  du  sanctuaire  un  caveau  pour  renfermer 
cette  précieuse  dépouille,  et  un  tombeau  de  marbre  noir,  sur  lequel  leroi 
était  représenté  ,  tenant  un  cœur  en  sa  main.  Sa  figure  était  en  marbre 
blanc,  de  grandeur  naturelle,  avec  le  manteau  royal  et  la  couronne  sur  la 
tête.  Les  calvinistes  dévastèrent  ce  tombeau  en  1562  (1). 

Après  le  sacre  de  Charles  VI  (4  novembre  1380),  Rouen  vit  s'assembler 
les  Etats  de  Normandie ,  auxquels  le  sire  de  Blainville  assista  avec  la  no- 
blesse, le  clergé  et  les  notables  bourgeois.  On  résolut  d'imiter  la  conduite 
des  autres  provinces  du  royaume,  en  ce  qui  touchait  les  aides  et  subsides. 
Les  quatre  oncles  de  Charles  VI,  les  ducs  d'Anjou,  de  Bourgogne,  deBerrj 
et  de  Bourbon  dilapidèrent  promptement  les  trésors  de  Charles  V,  et 
mirent  de  nouveaux  impôts  sur  le  peuple,  malgré  l'abolition  formellement 
accordée  à  leur  entrée  au  pouvoir,  des  aides,  gabelles  et  toute  espèce  d'impôts. 

Vers  le  commencement  du  carême  de  1381 ,  la  population  de  Rouen 
s'émut  de  ces  mesures  fiscales,  et  elle  députa  le  sire  de  Blainville,  avec 
plusieurs  personnes  de  Rouen  ,  pour  porter  au  pied  du  trône  les  doléances 
de  ses  habitants.  Elles  ne  ne  purent  être  écoutées  par  suite  du  dé- 
sordre où  était  la  cour  de  France,  en  proie  aux  troubles  de  cette  funeste 
régence.  Au  mois  d'octobre  suivant,  la  levée  de  ces  impôts  amena  à  Rouen 
une  première  émeute,  bientôt  suivie  d'une  autre  plus  terrible  encore  (le 
25  Févrieir  1382),  et  connue  dans  l'histoire  de  Rouen  sous  le  nom  de 
Harelle.  Tous  les  ressentiments  que  le  peuple  avait  accumulés  depuis  plus 

(1)  Farin,  Histoire  de  la  ville  de  Bouen,  III*  partie,  p.  11. 

Le  26  mai  1862,  on  a  retrouvé,  parles  indications  de  M.  Tabbé  Cochet,  dans  le  sanc- 
tuaire de  la  Cathédrale,  le  cœur  de  Charles  V.  Une  boîte  en  métal;  fortement  oxydée, 
le  renfermait.  Le  contenant  et  le  contenu  ont  été  rendus  à  la  terre  ,  soudés  de  nou- 
veau dans  un  cœur  en  étain,  placé  dans  une  boite  en  plomb ,  le  vendredi  6  Juin  de  U 
même  année.  V.  la  Eevue,  N«  du  30  Juin  1862. 


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d'un  siècle  contre  les  officiers  royaux,  les  percepteurs  d'impôts  et  les  moines 
de  SaintrOuen,  furent  assouvis  en  un  jour  de  terrible  et  folle  émeute.  On 
alla  jusqu'à  créer  roi  un  drapier  riche,  mais  imbécile,  du  nom  de  Legras, 
et  le  roi  de  France,  pour  faire  rentrer  la  ville  dans  le  devoir,  fut  obligé 
d'y  pénétrer  par  la  brèche  ,  et  d'abolir  la  commune  de  Rouen  et  tous  les 
privilèges  dont  elle  jouissait.  Suivant  l'expression  du  temps ,  elle  fut  mise 
sous  lamain  du  roi^  qui  l'abandonna  à  ses  officiers,  et  ceux-ci  la  rançonnèrent 
impitoyablement  (1). 

Le  vendredi,  jour  de  marché  (l"  Août  1382),  les  collecteurs  des  aides  dres- 
sèrent leur  table  sur  la  place  de  la  Vieille-Tour,  pour  percevoir  la  taxe 
imposée  sur  toutes  les  ventes.  La  foule  se  jeta  sur  les  officiers  royaux, 
renversa  leur  table,  dispersa  leurs  deniers,  et  les  força  de  se  dérober  à  la 
mort  par  une  fuite  précipitée.  Le  vendredi  suivant,  l'émeute  se  préparait  à 
recommencer,  quand  le  sire  de  Blainville  vint  de  sa  personne  à  la  Halle 
aux  draps,  et  fit  entendre  des  paroles  de  prudence  et  de  conciliation  à  cette 
foule  irritée ,  qui  les  écouta  et  laissa  lever  paisiblement  les  impôts  mis  sur 
les  draps  et  sur  les  boissons. 

Nous  revoyons  bientôt  le  maréchal  reparaître  encore  dans  l'histoire  de 
notre  pays.  Ce  fut  à  la  bataille  de  Rosebecque,  en  Flandre,  le  27  no- 
vembre 1382.  Comme  il  fallait  détruire  le  principe  de  toutes  ces  révoltes  , 
l'esprit  des  communes  de  Flandre,  Charles  VI  marcha  contre  elles,  et 
écrasa  les  Chaperons  Blancs  dans  une  bataille  décisive,  où  le  maréchal,  com- 
mandant une  partie  de  l'avant-garde,  eut  fort  à  faire  contre  les  troupes  de 
Philippe  d'Artevelle.  Le  18  juin  1383 ,  il  put  lire  la  charte  par  laquelle 
Charles  VI,  victorieux  et  irrité ,  supprima  officiellement  la  commune  de 
Rouen,  après  plus  de  deux  cent  trente  ans  d'existence,  de  1150  à  1383. 
Cette  même  année  il  se  trouva  au  siège  de  Bourbourg,  et,  au  mois  de  sep- 
tembre, le  connétable  de  Clisson  le  voyait  de  nouveau  sous  ses  ordres. 

En  1386,  lorsque  le  roi  Charles  VI  eut  résolu  de  passer  en  Angleterre 
avec  une  puissante  armée,  et  que,  pour  cet  effet ,  il  eut  convoqué  les  plus 
grands  seigneurs  du  royaume,  le  sire  de  Blainville  se  rendit  à  Amiens,  le 
10  septembre,  accompagné  de  quatre  chevaliers  et  de  vingt-et-un  écuyers. 
Mais  ce  fut  en  vain  ;  le  roi  ne  poursuivit  pas  ses  projets.  Deux  ans  après, 
à  la  suite  du  connétable  de  Clisson,  il  assista  au  siège  de  Bécherel,  près  de 
Rennes ,  place  que  les  Anglais  se  virent  contraints  de  rendre. 

C'est  le  dernier  acte  que  nous  connaissions  de  la  vie  militaire  du  maréchal 
de  France,  sire  de  Blainville.  Commencée  sous  Jean-le-Bon ,  par  la  lutte 
contre  la  Jacquerie  et  l'Angleterre,  elle  se  poursuivit,  sous  Charles  V,  par 

(1)  V.  M.  Ch^ruel,  Histoire  de  la  ccmmmne  de  Bcuen^  t.  II,  p.  435. 

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la  défaite  et  la  soumission  du  roi  de  Navarre ,  la  dispersion  des  Grandes 
Compagnies,  l'expulsion  des  Anglais  hors  de  la  Normandie,  pour  se  ter- 
miner, sous  Charles  YI,  par  des  paroles  de  paix  au  sein  de  la  sédition,  à 
Rouen,  et  une  brillante  valeur  sur  le  champ  de  bataille  de  Rosebecque. 
Nul  ne  mérita  mieux  le  titre  de  maréchal  de  France,  prix  du  sang  versé 
pendant  trente  ans  dans  une  foule  de  sièges,  de  combats  et  de  batailles. 

Il  n'est  pas  moins  remarquable  dans  les  actes  de  sa  vie  privée.  Il  épousa 
Jeanne  Mallet,  seconde  allé  de  Jean  Mallet ,  sire  de  Graville,  celui  qu'il 
vit  arracher  du  Château  de  Rouen,  quand  Jean-le-6on  lui  fit  trancher  la 
tête.  Comme  son  père,  il  tenait  de  sa  mère,  Jeanne  de  Chamblj,  des  rentes 
perpétuelles  sur  les  halles  et  les  moulins  de  Rouen.  Une  première  fois, 
en  1367,  Charles  V  acheta  de  lui  une  somme  de  558  livres  de  rentes  per- 
pétuelles à  prendre  sur  ces  mêmes  halles  et  moulins.  C'était  pour  en  faire 
un  don  au  Chapitre  de  l'Église  de  Rouen.  Le  roi  lui  avait  toujours  porté  la 
plus  grande  affection,  et,  cette  année,  l'argent  accordé  venait  d'une  façon 
d'autant  plus  opportune  que  le  Chapitre  de  Rouen  était  vivement  sollicité 
par  la  Commune  de  pourvoir  à  l'entretien  des  fortifications  et  à  l'équipe- 
ment des  hommes  d'armes,  pour  conjurer  le  péril  des  Grandes  Compagies. 
Ses  fréquents  et  longs  séjours,  comme  duc  de  Normandie,  et  depuis  même 
son  avènement  au  trône  ;  la  présence,  à  partir  de  l'année  précédente ,  au 
sein  du  chapitre  de  Rouen,  comme  doyen,  de  Nicolas  Oresme  ,  son  ancien 
précepteur  et  l'un  de  ses  pricipaux  conseillers,  qui  suppléait  l'archevêque 
Philippe  d'Alençon ,  obligé  de  s'éloigner  temporairement  de  son  siège , 
avaient  singulièrement  attaché  Charles  Y  à  notre  Église  métropolitaine. 
Dévoué  à  son  ancien  élève,  le  doyen  Nicolas  Oresme  imprimait  d'ailleurs 
au  clergé  normand  une  direction  favorable  à  la  royauté ,  et  sa  présence  à 
Rouen  était  bien  nécessaire  pour  calmer  l'irritation  existant  entre  les 
membres  du  clergé ,  partisans  du  roi ,  et  les  autres  membres  attachés  à 
Philippe  d'Alençon,  dont  le  temporel  avait  été  saisi  (1). 

Non  content  d'accorder  personnellement  des  faveurs  au  Chapitre  de 
Rouen,  Charles  Y  en  sollicita,  d'une  autre  nature,  auprès  du  pape  Gré- 
goire XI,  qui  séjournait  alors  à  Avignon,  quand  il  lui  demanda  la  permis- 
sion de  faire  déposer  son  cœur  dans  la  Cathédrale  de  cette  ville.  Le  pape, 
que  des  liens  rattachaient  à  l'Église  de  Rouen ,  répondit  en  lui  accordant  de 
grands  privilèges,  dont  leplus  important  fut  l'exemption  de  la  juridiction 
temporelle  et  spirituelle  de  l'archevêque ,  avec  un  préambule  curieux  à 
citer  :  «  Nous  désirant  de  procurer  autant  qu'il  est  en  nous  le  service  de 
»  Dieu  de  plus  en  plus,  et  tout  ce  qui  en  peut  augmenter  la  ferveur  et  la 

(1)  M.  Chëruel,  Histoire  de  ^ouen  pendant  l'époque  communale,  t.  II,  p.  421. 


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0  bienséance  et  la  paix  convenable,  mais  principalement  en  cette  église 
»  qui  devance  les  autres  en  dignité  ,  et  en  laquelle  pendant  notre  jeunesse 
»  nous  avons  servi  en  qualité  d'Archidiacre  ;  iniclinant  volontiers  à  la  re- 
n  quête  de  sa  dite  Majesté,  qui  a  donné  des  preuves  de  sa  dévotion  envers 
»  cette  église,  par  les  fonds  qu'il  lui  a  donnés  à  perpétuité,  avec  une  libéra- 
»  lité  vraiment  royale;  avons  par  ces  présentes ,  etc.  »  (29  octobre  1371.)  (1). 

Le  pape  y  joignit  une  rente,  Tannée  suivante,  rente  que  lui  veoidit  le  * 
sire  de  Blainville,  le  14  juillet  1372,  avec  le  concours  de  sa  femme.  Gomme 
celle  qu'il  avait  déjà  vendue  à  Charles  V,  elle  était  assise  sur  les  halles  et 
les  moulins  de  Rouen,  et  le  pape  la  destina  à  fonder  quelques  prébendes  ou 
revenus  dans  la  Cathédrale  de  Rouen ,  en  faveur  des  chanoines.  Comme  la 
première  rente ,  le  sire  de  Blainville  tenait  celle-ci  de  la  succession  de  sa 
mère.  Le  roi  s'empressa  de  confirmer  les  privilèges  et  la  donation  du  pape  , 
et  nous  trouvons  qu'en  souvenir  des  dons  considérables  que  ce  prince  avait 
accordés  à  la  Cathédrale,  dons  rappelés  par  le  pape  lui-même ,  on  y  célé- 
brait encore^  au  xvii*  siècle ,  plusieurs  obits  solennels  pour  le  repos  de 
rame  de  son  généreux  bienfaiteur  (2). 

De  son  mariage  avec  Jeanne  Mallet,  le  sire  de  Blainville  eut  deux  en- 
fants, un  fils  et  une  fille. 

Le  fils  fut  Moutonnet  de  Blainville.  Pour  donner  au  père  une  marque  de 
son  attachement,  le  roi  lui  permit,  au  mois  de  novembre  1367 ,  l'année 
même  où  il  achetait  de  lui  les  rentes  données  au  Chapitre ,  d'acquérir  des 
héritages  aux  bailliages  de  Caux  et  de  Rouen  jusqu'à  la  valeur  de  5,600  fr. 
d'or  (environ  75,000  fr.  do  notre  monnaie),  et  d,e  les  unir  sous  un  même 
hommage  à  la  terre  de  Blainville.  Mais  cet  enfant  mourut  deux  ans  après, 
et  son  père  le  fit  mettre  dans  le  tombeau  qu'il  éleva  alors  à  la  mémoire  de 
Jean  de  Mauquenchy,  IIP  du  nom,  son  propre  père,  ce  qui  explique  sur 
cette  {>ierre  tumulaire   le  titre  de  Maréchal  de  France  donné  à  son  fils , 

(1)  Farin,  Histoire  de  la  ville  de  Rouen^  t.  I,  IIP  partie,  p.  88. 

(2)  A  la  même  époque,  il  y  avait  également  une  autre  coutume  fort  touchante  pra- 
tiquée à  THôtel-Dieu  de  Rouen,  situé  alors  place  dô  la  Calendre,  auquel  (Charles  V 
avait  donné  les  bi^ns  du  prieuré  de  Saint-Julien.  Dans  la  chapelle  de  cet  Hôtel-Dieu, 
on  cëléVfait  tous  les  jours  la  messe  à  son  intention,  et,  tous  les  jours,  après  compiles, 
le  semainier  disait  à  haute  voix  :  «  Ames  dévotes,  priez  pour  Charles  Y,  roi  de  France 
«  et  pour  nos  autres  bienfaiteurs.  »  On  récitait  alternativement  le  psaume  Depro^ 
fundiSy  suivi  de  Toraison  Inclina.  Tous  les  jours  aussi,  à  la  même  heure,  une  reli- 
gieuse garde-malade  allait  le  long  de  la  salle  des  malades,  en  répétant  les  mêmes 
paroles  de  reconnaissance.  A  l'origine ,  c*était  le  prieur  de  la  maison.  —  V.  Farin  , 
t.  II,  V«  partie,  p.  123.    ' 


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titre  qu'il  ne  possédait  pas  encore  à  la  mort  de  son  père.  Voici  Taspect 
de  cette  tombe,  au  xvii"  siècle,  avec  les  inscriptions,  d'après  Farin  : 

«  Sur  une  autre  tombe  élevée  de  trois  pieds  de  terre ,  sont  gravez  deux 
»  seigneurs  (1),  ayant  la  tète  nue,  les  mains  jointes,  et  leur  habit  sursemé 
»  de  croisettes ,  et  autour  est  écrit  : 

»  Ci  gît  Messire  Mouton  de  Blainville,  père  de  Messire  Mouton  de  Blainville^ 
»  Maréchal  de  France,  et  trépassa  Van  1319  (2).  Prions  à  Dex  qu'il  en  aye 
»  rame.  Amen,  d 

a  Sur  la  même  tombe ,  entre  deux  autres  âgures,  est  gravé  un  petit 
D  garçon,  avec  la  même  posture  et  habit  que  le  père  (3),  et  au-dessous  est 
»  écrit  : 

«  Ci  gît  Moutonnet  de  Blainville,  fils  de  Messire  Mouton  de  Blainville,  Ma- 
»  réchal  de  France,  qui  trépassa  l'an  1369.  Priez  pour  ly.  Amen.  » 

Le  maréchal  eut  une  fille,  Jeanne  de  Mauquenchy,  dame  de  Blainville. 
Elle  était  mariée,  dés  l'an  1372,  à  Nicolas,  dit  Colart  d'Ëstouteville ,  sei- 
gneur de  Torcy  et  d'Estoutemont,  fils  de  Jean  d'Ëstouteville,  seigneur  des 
mêmes  lieux.  Par  suite  d'arrangements  de  famille ,  le  sire  de  Blainville 
transporta,  le  4  juin  1378,  à  ce  Jean  d'Ëstouteville  la  rente  qu'il  prenait  au 
trésor  sur  les  revenus  du  comté  de  Blois. 

Enfin,  le  sire  de  Blainville ,  maréchal  de  France ,  était  mort  au  mois  de 
février  1391,  comme  cela  résulte  des  Mémoires  de  la  Chambre  des  Comptes, 
qui  possèdent  plusieurs  quittances  de  lui ,  depuis  1360  jusqu'en  1382,  où  il 
ne  prend  que  le  nom  de  :  o  Mouton  sire  de  Blainville.» 

Pour  armoiries,  il  portait  d'azur  à  la  croix  d'argent  cantonné  de  vingt  croix 
d'or  au  pied  fiché.  Son  sceau  était  une  croix  cantonnée  de  cinq  croisettes  à  chaque 
canton,  supports  deux  lions,  cimier  un  bélier  ou  mmiton.  Un  de  ses  sceaux  avait 
pour  supports  deux  sauvages  nuds,  l'un  sur  un  lion,  l'autre  sur  un  bosuf,  et  pour 
cimier  un  bosuf  passant  (4). 

Blainville  ne  parait  pas  avoir  possédé  ses  dépouilles ,  à  moins  que  son 
tombeau  ne  fût  celui  qui  était  placé  dans  le  chœur,  et  dont  Farin  donne  la 
description  en  ces  termes  :  «  Sur  une  tombe  élevé  d'un  pied  et  demi ,  est 
»  gravé  un  homme,  ayant  la  tête  nuë,  les  mains  jointes,  une  cotte  d'armes, 

(1)  Nous  ne  savons  quel  est  ce  second  seigneur. 

(2)  Cette  date  est  évidemment  fausse.  Si  le  père  était  mort  en  1319,  le  fib  n^aurait 
pas  été  en  garde  noble  en  1339.  C'est  probablement  1329  qu*il  faut  lire. 

(3)  Cest-àniire  le  grand-père. 

Nous  avons  tenu  à  donner  le  détail  et  les  inscriptions  de  toutes  ces  tombes,  d*aatant 
plus  que  Tancienne  église  de  Blainville,  qui  les  renfermait,  n*exi8te  plus. 

(4)  Bibliothèque  impériale,    Collection  Qaigniéres. 


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»  et  autour  de  sa  ceinture  de  petits  moutons,  et  un  grand  mouton  sous  ses 
»  pieds;  et  au  côté  une  Dame  vêtue  en  religieuse.  » 

Mais  alors,  si  cette  tombe  était  celle  du  maréchal,  le  plus  illustre,  sans 
contredit,  de  tous  les  sires  de  Blain ville,  comment  se  trouvait-elle  dépour- 
vue de  toute  inscription  ? 

Toutefois  son  souvenir,  que  rien  ne  rappelait  dans  Téglise  de  Blainville, 
a  été  conservé  par  Tinscription  qui  lui  est  consacrée,  à  défaut  d'un  portrait 
impossible,  au  Musée  Historique  de  Versailles.  La  seconde  Salle  des  Maré- 
chaux, à  droite  en  entrant,  contient  cette  inscription,  encadrée  dans  deux 
branches,  Tune  de  chêne,  Tautre  de  laurier,  avec  deux  bâtons  de  maréchal 
en  sautoir,  placés  au-dessous  de  la  légende  : 


Rouen,  souvent  appelé  à  donner  un  nom  à  de  nouvelles  rues,  ou 
bien  à  remplacer  d'anciens  noms  qui  laissent  à  désirer  sous  le  rapport  de 
la  célébrité  ou  de  la  convenance ,  ne  pourrait-il  pas  baptiser  l'une  d'elles 
du  nom  de  :  Rue  du  sire  de  Blainville  ?  La  capitale  de  la  Normandie  s'hono- 
rerait, en  rappelant  ainsi  le  souvenir,  presque  oublié  parmi  nous,  de  l'un  des 
guerriers  du  xiv*  siècle,  qui  joua  un  rôle  si  glorieux  dans  [son  histoire,  et 
contribua  si  puissamment  à  affranchir  son  sol  du  joug  de  l'étranger. 

F.  BOUQUET. 
{La  mite  à  la  prochaine  livraison,) 


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MÊLANeBS. 


RÊVERIES  D'UN  SOLDAT. 


L'avant-garde  d'un  de  nos  bons  régiments  d'Afrique  campe, 
le  soir,  au  pied  d'un  mamelon  du  Jurjura. 

Les  hommes  ont  parcouru  une  longue  étape.  Mais,  malgré  leur 
fatigue,  ils  craignent  de  céder  au  sommeil,  car  au-dessus  d'eux, 
sur  le  plateau  dont  la  lune  éclaire  l'étendue,  veillent  certainement 
de  nombreux  Kabyles  convoqués  pour  la  guerre  sainte  et  résolus 
à  défendre  les  foyers  de  leur  tribu. 

Par  moments,  les  plus  éveillés  de  nos  soldats,  ceux  qui  étaient 
chasseurs  ou  braconniers  avant  de  revêtir  l'uniforme,  ont  vu  briller 
au-dessus  des  rochers  les  canons  de  ces  lonigues  carabines  qui  se 
fabriquent  à  Tunis  et  qui  portent  juste  et  loin. 

On  parle  peu,  encore  n'est-ce  qu'à  voix  basse.  Quelques  vieux 
voltigeurs,  qui  étaient  au  combat  des  Portes  de  fer  et  à  la  prise 
de  Constantine,  épuisent  philosophiquement  leur  bidon  de  cam- 
pagne. Les  sous-officiers  veillent  à  ce  que  les  lignes  de  campe- 
ment de  chaque  escouade  soient  rigoureusement  observées. 

Des  sentinelles  choisies  parmi  les  hommes  les  plus  robustes, 
et  qu'on  relèvera  silencieusement  d'heure  en  heure,  sont  placées 
non  pas  debout  mais  penchées  dans  les  broussailles  qui  tapissent 
irrégulièrement  les  flancs  arides  du  mamelon. 


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—  463  — 

La  vivandière  alerte  va  d'un  groupe  à  Tautre  distribuant  de  Teau- 
de-vie  de  grain,  offrant  Thuile  pour  le  pansement  des  pieds  endo- 
loris et  transmettant  à  Tavant-garde  les  nouvelles  des  derniers 
rangs  où  sont,  dans  un  pli  de  terrain  à  l'abri  de  la  balle,  les  blesses, 
les  femmes  et  les  produits  vivants   de  la  dernière  razzia. 

La  pipe  est,  ce  soir  là,  proscrite  ;  le  feu  pourrait  servir  de  but 
aux  carabines  arabes;  et  quelques  vieux  grognards  murmurent 
contre  cette  prescription  dont  ils  connaissent  pourtant  l'utilité. 

Sans  le  hurlement  d'un  chien  resté  en  arrière,  avec  les  cacolets 
et  les  bagages,  sans  le  bruit  produit  par  le  déplacement  d'une 
bfidbnnette  qui  glisse  dans  le  faisceau  ou  par  la  rupture  d'une  tige 
d'aloès  épineux  qu'un  sybarite  a  prise  pour  oreiller,  le  silence 
serait  complet. 

De  même  que  l'atmosphère  et  la  terre  ne  sont  jamais  plus  calmes 
qu'à  l'instant  qui  précède  la  tempête,  ainsi  c'est  par  un  mutisme 
solennel  qu'une  troupe  en  campagne  se  prépare  au  combat. 

En  attendant  le  crépuscule,  qui  donnera  le  signal  de  l'assaut, 
la  plupart  des  soldats  sont  livrés  à  leurs  pensées,  à  leurs  souve- 
nirs. Si  le  regret  ou  la  crainte  n'a  plus  de  prise  sur  ces  âmes 
disciplinées,  sur  ces  corps  endurcis  aux  intempéries,  façonnés 
pour  les  hasards  de  la  guerre,  le  soldat,  au  moment  de  jouer  sa 
vie,  n'en  jette  pas  moins  involontairement  un  regard  en  arrière. 

Presque  toutes  les  contrées  de  la  France  sont  représentées  au 
Régiment.  Dans  une  situation  aussi  dramatique,  où  la  bravoure, 
naturelle  à  nos  soldats,  n'exclut  pas  une  teinte  de  mélancolie,  cha- 
cun revient  en  pensée  aux  jours  de  l'enfance,  au  foyer,  à  la 
patrie. 

Le  breton  rêve  à  ses  landes,  à  son  église  romane  ou  gothique. 


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—  464  — 

aux  sentiers  épineux  que  gravissent  les  chèvres  noires  de  TAr- 
morique,  à  Tair  salin  que  l'Océan  souffle  sur  les  grèves  et  dans 
les  chênes  tortus  du  rivage  ; 

Le  provençal  songe  aux  champs  d'oliviers  et  d'orangers  que 
le  mistral  incline,  comme  notre  vent  du  Nord  fait  d'un  vaste  tapis 
de  lins;  aux  chemins  blancs  et  caillouteux  qui  serpentent  sur  la 
colline  ;  au  splendide  éclat  du  soleil  éblouissant  qui  jette  le  mirage 
sur  les  terrasses  des  bastides  et  fait  rayonner  les  pointes  des 
aloès  comme  autant  d'épées  vivantes; 

L'auvergnat  se  représente  sa  montagne  chenue,  aux  ondulations 
tourmentées  ;  ses  vallées  profondes  d'une  abondance  sauvage  ;  ses 
grands  châtaigniers  ombrageant  la  cabane  grossièrement  cons- 
truite à  l'abri  des  vents  dans  un  pli  du  terrain  ; 

Le  normand  sourit  au  souvenir  de  ses  guérêts  où  le  blé  jaunit, 
où  le  pommier  fourmille,  de  ses  troupeaux  innombrables  qui  prê- 
tent à  la  terre  des  richesses  et  une  fécondité  sans  cesse  renais- 
santes; 

«  Et  moi,  pauvre  Brayon  (1),  que  le  sort  du  recrutement  a 
enlevé,  à  vingt  ans,  au  modeste  enclos  dont  la  culture  était  con- 
fiée à  mes  bras  robustes,  et  qui  ai  dû  abandonner  à  la  grâce  de 
Dieu,  peut-être  à  la  douteuse  charité  des  hommes,  un  père  et 
une  mère  usés  par  la  charrue,  la  herse  et  le  temps,  me  voici  trans- 
porté par  le  devoir  au  milieu  des  tribus  arabes  contre  lesquelles 
il  faut  combattre. 

«  Et  pourtant  ces  hommes,  que  nous  nommons  barbares,  font 
ce  que  je  ferais  avec  dévouement  au  milieu  des  miens;  ils  luttent 

(1)  Habitant  du  pays  de  Bray. 


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—  465  — 

iir  nationalité,  de  leur  religion,  de  leur  famille 
Plus  ils  montrent  d'énergie,  plus  je  dois 

lue  victoire  que  la  conquête  remporte  sur  eux, 
s  oubliant,  nous  proclame;  elle  répand  sur 
t  les  honneurs,  et  elle  montre  avec  orgueil, 
,  notre  exemple  destructeur  aux  futures  géné- 

à  l'attaque  de  ce  goum  aux  ardents  cavaliers, 
.bine  a-t-elle  renversé  de  son  cheval  un  fils 
vœux  pour  sa  mère,  ainsi  que  je  songe  à  la 
lu  combat. 

ae,  ces  petits  enfants  qui  attendaient  anxieu- 
)ur  du  guerrier,  sont  dans  le  désespoir  ;  ils 
on  le  soldat  étranger  ; 
u  vycD  uuiio  uciiio  où  la  famille  se  réunissait  pour  le  sommeil  et 
la  prière,  ils  sont  en  cendres. 

«  Ces  champs  couverts  de  troupeaux,  de  semences  et  de  mois- 
sons, ils  sont  maintenant  pillés  et  ravagés. 

a  Triste  convention  de  la  gloire!    Que  de  choses  inhumaines 

vous  encouragez  en  les  poétisant 

«  Où  sont  les  statues  votives  que  l'homme  loyal,  le  citoyen  fidèle, 
le  chrétien  digne  de  ce  nom  devrait  élever  à  l'honneur  du  peuple 
qui  succombe  en  défendant  ses  foyers?  Qui  osera  écrire,  avec  la 
complète  indépendance  de  la  vérité,  les  pages  historiques  où  les 
générations  futures  puiseront  le  respect  des  nobles  vaincus,  l'admi- 
ration due  à  ce  peuple  religieux,  guerrier  et  pasteur  à  la  fois  que 
Rome  n'a  jamais  pu  dompter  et  que  la  France  va  plier  à  sa  loi. 


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—  466  — 

«  0  mon  pays,  ma  vallée  franche  et  rude,  qu'on  appelle  sauvage 
parce  qu'on  n'y  transige  pas  encore  avec  l'antique  simplicité,  fille 
de  la  raison  et  de  l'honneur,  puisses-tu  ne  jamais  être  exposé  à 
l'avidité  glorieuse  du  conquérant  étranger  !  Puissé-je,  quand  mon 
rôle  de  soldat  sera  rempli,  te  retrouver  tel  encore  que  je  te  quittai: 
hostile  aux  révolutions  de  la  pensée  et  de  la  matière,  dédaigneux  de 
ce  que  ne  saisit  pas  le  sens  droit  de  tes  laboureurs  ;  plein  de  foi  et 
de  persévérance  ! 

«  Et  puisses-tu  ne  jamais  souffrir  l'insulte  de  ce  progrès  peut-être 
providentiel,  mais  terrible,  dont  un  côté  seulement  est  brillant,  qui 
renverse  les  vieilles  chapelles,  détourne  les  ruisseaux  et  les  fleuves, 
arrache  les  calvaires  des  chemins  vicinaux  pour  leur  substituer  des 
planchers  de  fer  et  des  voitures  de  feu,  et  semble  ne  devoir  laisser 
rien  d'intact  dans  les  souvenirs  de  l'homme,  rien  de  gracieux  dans 
les  espérances  de  l'enfant.  » 

Ainsi  philosophait  un  soldat  né  sur  les  rives  de  la  Bresle,  lorsque 
du  haut  de  la  montagne  une  lueur  subite  vint  éclairer  la  cime  des 
broussailles  au  milieu  desquelles  le  bataillon  se  tenait  immobile. 
Tout  à  coup,  le  clairon  des  chasseurs  d'Afrique  fait  retentir  ses  notes 
précipitées;  les  faisceaux  sont  rompus  ;  des  frémissements  métalli- 
ques se  prolongent  ;  mille  étincelles  jaillissent  des  baïonnettes  ; 
comme  par  enchantement  tous  les  hommes  sont  debout  alignés  à 
leur  rang.  Une  voix  forte  s'élève,  dominant  le  bruit  des  clairons  et 
des  tambours  ;  elle  crie  : 

Bataillon,  en  avant!  à  l'assaut  ! 

La  trombe  vivante  se  déploie  et  s'élance  ;  elle  est  reçue  par  un 
feu  meurtrier  ;  aux  cris  d'enthousiasme  répondent  des  gémisse- 


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—  467  — 

ments  ;  mais  en  quelques  minutes  les  pentes  escarpées  sont  fran- 
chies. Au  sommet,  au  sein  d'une  mêlëe  des  derniers  kabyles  et  des 
premiers  assaillants,  le  drapeau  tricolore  apparsdt.  Le  mouvement 
a  été  si  rapide  que  le  soleil  a  eu  à  peine  le  temps  de  Téclairer 

Ceux  qui  vivent  crient  :  Vive  la  France  !  et  un  glorieux  bulletin 
de  plus  sera  inscrit  demain  dans  VAkbar. 

Rêves  de  la  vallée  natale,  philosophie  du  penseur,  conscience  du 
soldat  chrétien,  qu'étiez-vous  devenus?  Vous  vous  étiez  éclipsés 
comme  un  brouillard  aux  premiers  retentissements  du  clairon,  à  la 
vue  enivrante  du  drapeau  déployé  ! 

A.  DE  LÉRUE. 


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BEAUX-ARTS. 


LART  LYRIQUE  EN  PROVINCE. 


L'année  théâtrale  qui  vient  de  s^écouler  a  été,  surtout  en  ce  qui  touche 
Tart  lyrique,  si  bruyante  et  si  orageuse,  que  jamais,  on  peut  le  dire,  la 
chronique  des  théâtres  n'avait  vu  ses  colonnes  plus  remplies  de  désastres. 
Depuis  la  chute  fameuse  du  Tannhauser,  de  Richer  Wagner,  jusqu'à  celle  de 
Gaëtana,  de  M.  E.  About,  nous  avons  assisté  à  une  série  de  tumultes 
qui,  en  province  aussi  bien  qu'à  Paris,  se  sont  produits  sur  la  plupart  des 
scènes.  Conflits  du  public  avec  l'autorité,  s'immisçant ,  à  tort  ou  à  raison, 
dans  des  questions  d'art  qui  ne  sont  vraiment  pas  de  son  ressort  ; 
conflits  des  spectateurs  avec  les  directions,  rejet  en  masse  de  troupes  lon- 
guement et  laborieusement  rassemblées  ;  cabales ,  charivaris ,  émeutes 
mêmes,  tel  a  été,  pendant  plusieurs  mois,  le  triste  bulletin  de  santé  de 
l'opéra  dans  les  départements.  —  Ici,  le  théâtre,  à  raison  des  désordres  qui 
s'y  étaient  produits,  a  été  fermé  par  ordre  de  l'administration  ;  là,  un  direc- 
teur et  une  municipalité  aux  abois  ont  pensé  qu'il  fallait  décidément 
renoncer  au  grand-opéra,  puisque  les  ténors  faisaient  absolument  défaut, 
sans  compter  que  les  basses-tailles  manquaient  souvent  et  les  barytons 
quelquefois.  Le  désarroi  a  été  tel  dans  quelques  villes,  au  Havre,  par 
exemple,  que  la  salle,  exaspérée,  a  demandé  le  renouvellement  immédiat  de 
la  direction,  en  même  temps  que  de  tous  les  artistes.  Enfln,  tant  bien  que 
mal,  le  calme  s'est  rétabli  et  force  a  été  au  peuple  amateur  de  musique  dra- 
matique de  se  contenter  du  peu  qu'on  pouvait  lui  offrir.  Mais  comme  en  fin 


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de  compte  les  mauvais  chanteurs  n'ont  pas  le  privilège  d'attirer  les  specta- 
teurs, on  a  vu  des  directeurs  attaquer  leurs  premiers  sujets  en  résiliation 
d'engagement ,  sous  prétexte  d'insuffisance  dans  leur  emploi ,  et  d'autres 
vouloir  retenir  de  force  ceux  qu'une  direction  rivale  leur  enlevait  en  payant 
le  dédit  convenu.  Car,  si  la  plupart  des  troupes  se  sont  montrées  d'une 
faiblesse  tout  à  fait  déplorable ,  quelques  théâtres ,  plus  favorisés ,  ont  pu 
réunir  un  personnel  offrant  des  sujets  vraiment  remarquables.  Marseille, 
entre  autres,  a  vu  débuter,  dans  le  rôle  d'Arnold  de  Guillaume' Tell ^  un 
brillant  élève  de  Duprez  qui,  secondé  par  un  baryton  de  premier  ordre,  à 
ce  qu'il  parait,  a  excité  jusqu'au  délire  l'enthousiasme  des  auditeurs. 

En  somme,  cependant,  on  a  lieu  de  se  désoler  de  voir  l'art  lyrique  décli- 
ner d'année  en  année;  les  vrais  chanteurs  deviennent  de  plus  en  plus  rares, 
et  si  cette  décadence  trop  rapide  ne  s'arrête  bientôt,  l'opéra  deviendra  réelle- 
ment impossible  en  province.  Ce  ne  sont  pas  seulement  les  ténors  qui  se  mon- 
trent insuffisants,  tant  sous  le  rapport  de  la  puissance  vocale  que  sous  celui 
de  la  méthode:  les  artistes,  en  général  s'en  vont.  Bien  chanter  n'est  plus  ni 
ce  que  l'on  cherche  ni  ce  que  l'on  demande,  et  les  belles  traditions  de 
récole  française,  de  l'école  de  Garât  et  de  Ponchard,  s'éteignent  de  jour  en 
jour,  comme  se  sont  successivement  éteintes  la  tragédie  et  la  haute-comédie, 
jadis  si  florissantes. 

L'industrialisme  a  pénétré  dans  les  arts,  et  ceux  qui  s'y  adonnent  les  ex- 
ploitent plutôt  qu'ils  ne  les  cultivent.  Plus  d'études  sérieuses  poursuivies 
pour  l'amour  du  beau,  et  l'idéal  de  l'acteur,  aussi  bien  que  celui  de  l'auteur, 
c'est  la  recette.  Après  avoir  gâté  le  goût  public  par  la  littérature  insipide 
on  abjecte  du  feuilleton  et  du  mélodrame,  on  ne  poursuit  pas  d'autre  but 
que  de  le  flatter  en  le  corrompant  davantage.  Les  spectateurs  accourent 
parce  qu'on  excite  leur  curiosité  en  parlant  à  leurs  sens,  en  exaltant  leurs 
passions  les  moins  nobles  à  l'aide  de  représentations  scèniques,  où  l'immo- 
ralité ae  fait  gloire  d'être  spirituelle,  en  exagérant  enfin  la  mise  en  scène 
jusqu'à  l'absurde,  et  l'art,  dégradé,  cesse  ainsi  d'être  un  initiateur  moral 
pour  devenir  un  amusement  frivole,  une  sorte  de  délassement  purement 


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—  47Q  ^ 

physique;  mais  alors,  la  jeunesse  lui  préfère  les  jouissances  de  Testaminet, 
tandis  que  l'âge  mûr  apporte  au  théâtfe  un  esprit  distrait  par  le  souci  des 
affaires. 

Ce  n'est  pas  qu'à  ce  tableau  tout  d'ombre  il  n'y  ait  des  fonds  de  lumière; 
grâce  au  Ciel,  l'art  ne  manque  encore  ni  d'amis  fervents  et  éclairés,  ni  de 
disciples  fidèles,  mais  leur  petit  nombre  ne  fait  que  mieux  ressortir  l'aban- 
don général  dans  lequel  il  semble  tombé.  Si  la  zone  méridionale  n'est  point 
tout  à  fait  refroidie;  s'il  est  du  feu  sous  la  cendre;  si  le  cœur  de  la  FVance, 
Paris,  palpite  plein  de  vie,  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  Tindifférence 
publique,  en  matière  morale,  est  le  cachet  de  notre  époque,  absorbée  par  ce 
que  l'on  a  si  bien  nommé  le  culte  des  intérêts  matériels.  Et  cependant,  une 
invincible  force,  qUi  n'est  que  l'impulsion  communiquée  au  monde  par 
le  xviii*  siècle,  nous  pousse  toujours  en  avant  et  nous  fait,  presque 
malgré  nous,  progresser  dans  l'ordre  scientifique,  religieux  et  politique. 
L'état  présent  de  nos  institutions  et  de  nos  connaissances  nous  condamne 
visiblement  à  des  révolutions  prochaines,  mais*  à  des  révolutions  fécondes 
et  pacifiques  qui,  en  élargissant  la  sphère  de  notre  activité  intellectuelle, 
conduiront  l'art  à  une  transfiguration  imprévue. 

Or,  dans  cette  attente,  ne  pouvons-nous,  chacun  dans  le  petit  sentier  que 
nous  suivons,  hâter  de  nos  efforts  cette  fructification  naturelle  de  la  mois- 
son des  temps?  Oui,  vraiment,  nous  le  pouvons,  car  la  pyramide  que  bâtit 
le  genre  humain  se  forme  de  pierres  et  de  ciment,  et  nous  avons  toujours 
assez  de  force  pour  charrier  un  peu  de  sable.  C'est  là  ce  que  nous  faisons 
ici  :  travail  de  fourmi,  mais  travail  d'amour. 

Ils  sont  certainement  à  plaindre  ceux-là  qui  ne  voient  dans  les  beaux- 
arts  en  général  et  dans  l'art  lyrique  en  particulier  qu'une  affaire  de  simple 
agrément,  pure  distraction  des  sens  qui  ne  mérite  point  de  prendre  rang 
parmi  les  choses  sérieuses.  Oui,  sans  doute,  l'art  est  agréable,  mais  il  est 
grave  aussi  et  c'est  véritablement  à  contre-sens  que  si  souvent  on  lui  oppose 
l'utile.  L'utile,  ce  n'est  pas  seulement  ce  qui  répond  à  un  besoin  du  corps, 
ce  qui  procure  une  satisfaction  matérielle,  c'est  également  tout  ce  qui  for- 
tifie, ranime,  développe  les  âmes.  Or,  tel  est  l'objet  supérieur  des  arts. 


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—  471  — 

S'adressant  aux  oreilles  et  aux  yeux»  ils  pénétrent  plus  loin,  et  leur  rôle 
essentiel  est  d'entretenir  la  vie  de  Tesprit.  Par  eux ,  Têtre  moral  prend  le 
dessus  sur  la  béte,  et  Thomme  tout  entier  s*en  trouve  grandi,  ses  sensations 
s'épurent,  son  intelligence  se  raffine,  son  cœur  s'initie  aux  belles  réalités 
intelligibles.  Enfin,  ils  sont  l'utile  moral  qu'il  ne  faut  opposer  à  l'utile  ma- 
matériel  que  pour  lui  donner  la  préférence. 

Ce  n'est  donc  point  une  puérile  préoccupation  que  la  recherche  des  causes 
de  cette  déplorable  décadence  des  arts  qui  semble,  en  notre  siècle,  suivre 
une  marche  parallèle  au  progrès  de  l'industrie  et  des  arts  mécaniques. 
Quoi  que  puissent  penser  là-dessus  les  gens  d'affaires  et  les  hommes  pra- 
tiques, c'est,  à  notre  sens,  un  malheur  qui  n'est  point  compensé  par  un 
bien  équivalent,  et  nous  croyons  les  œuvres  de  Raphaël,  le  livre  d'Homère 
et  les  chants  de  Mozart  plus  utiles  à  l'instruction,  à  la  grandeur  de  l'huma- 
nité, que  nous  ne  croyons  les  chemins  de  fer  nécessaires  à  son  bonheur. 

Voilà  pourquoi  nous  nous  demandons,  comme  tant  d'autres,  d'où  vient  le 
mal  et  quel  pourrait  être  le  remède. 

Le  mal  ?  il  vient  de  bien  des  côtés  à  la  fois  :  il  vient  d'en  haut  et  il  vient 
d'en  bas;  il  vient  de  l'affaissement  du  sentiment  religieux,  de  l'exaltation 
des  passions  sensuelles  et  égoïstes;  il  vient  de  nos  discordes  sociales,  de  la 
corruption  dissimulée  mais  profonde  de  nos  mœurs,  du  scepticisme  semé 
dans  les  âmes  par  une  philosophie  exclusivement  critique  et  destructive  ; 
il  vient  enfin  de  l'excitation  communiquée  à  l'esprit  industriel  et  de  la 
glorification  officielle  du  savoir-faire.  —  Enrichissez-vous!  —  tel  est  le 
mot  d'ordre  du  xix"  siècle ,  et  chacun  de  courir  après  la  fortune ,  d'y 
tendre  toutes  ses  facultés,  d'y  consacrer  toutes  ses  forces!  Philosophes, 
poètes,  savants,  littérateurs,  artistes,  battent  monnaie  avec  leur  génie, 
comme  les  manufacturiers  avec  Watt  et  Jacquart. 

L'amour  de  l'or  a  toujours  été  la  passion  dominante  de  l'humanité,  mais 
au  moins  n'était-elle  point  unique,  n'étouffait-elle  point  dans  les  cœurs 
toute  autre  passion,  tout  autre  amour.  Aujourd'hui,  insuffiée  dès  l'enfance 
au  sein  du  foyer  paternel,  elle  desséche  les  sources  vives  de  l'enthousiasme 


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—  472  — 

et  de  Théroïsme.  Plus  que  jamais  «  Targent  en  honnête  homme  érige  un 
scélérat,  »  et  mieux  que  jamais  a  la  vertu  sans  argent  n'est  qu'un  meuble 
inutile.  » 

Dans  une  telle  atmosphère  de  cupidités  haletantes,  les  artistes  peuvent- 
ils  croître  et  grandir?  Non;  il  leur  faut  un  air  plus  pur,  un  ciel  plus  serein, 
et  le  milieu  dans  lequel  ils  s'élèvent  tendant  à  les  étouffer  plutôt  qu'à  les 
vivifier,  ils  s'étiolent,  s'énervent  et  meurent  sans  avoir  rempli  la  destinée 
pour  laquelle  la  nature  les  avait  doués.  Quelques-uns,  il  est  vrai,  les  plus 
forts,  échappant  à  l'influence  délétère  qui  les  enveloppe,  arrivent  à  être 
grands,  mais  ce  n'est  là  qu'un  phénomène  comme  l'éruption  d'un  volcan  au 
milieu  des  glaces.  Chaque  jour,  d'ailleurs,  en  voit  diminuer  le  nombre  et  le 
niveau  de  la  grandeur  baisse  à  vue  d'oeil.  Les  penseurs,  les  poètes,  les  ar- 
tistes, les  compositeurs  illustres  nés  avec  notre  siècle,  s'inclinent  tous  vers 
la  tombe  et  une  génération  nouvelle  de  penseurs,  de  poètes,  d'artistes  et  de 
compositeurs,  dignes  de  nous  consoler  de  leur  déclin  ou  de  leur  mort,  n'ap- 
paraît pas  encore.  —  Y  art-il  lieu  de  s'en  étonner  lorsque  toutes  les  facul- 
tés de  l'esprit  humain  semblent  exclusivement  vouées  à  la  production  in- 
dustrielle et  que  les  âmes  n'ont  plus  d'aspirations  héroïques?  Non  ;  cela  est 
normal,  et  à  un  mal  si  profond,  d'autant  plus  profond  que  ce  n'est  pas  l'in- 
telligence qui  manque,  mais  le  cœur;  à  une  décadence  si  rapide,  le  remède 
ne  pourrait  être  que  dans  quelque  grande  rénovation  morale  qui  ressusci- 
terait les  âmes  à  la  vie  intellectuelle  et  religieuse.  Il  faudrait  une  grande 
secousse,  un  grand  débat  qui  pût  réveiller  les  esprits  et  nous  arracher  bon 
gré,  mal  gré,  à  la  préoccupation  exclusive  des  intérêts  matériels.  Une  idée 
puissante  aurait  besoin  de  germer  dans  nos  cerveaux,  une  forte  passion  de 
nous  enflammer.  Alors,  comme  tout  se  lie  dans  l'ordre  spirituel  ainsi  que 
dans  l'ordre  physique,  les  sentiments  vraiment  humains,  en  nous  revenant, 
renouvelleraient  le  saint  et  sérieux  amour  des  arts.  Faut-il  espérer  nn® 
telle  révolution?  faut-il  l'attendre?  Hélas,  il  n'y  a  que  Dieu  qui  puisse  nous 
l'envoyer,  et  nulle  puissance  individuelle  ou  politique  ne  saurait  l'opérer. 
Désirons-la,  cependant,  car  le  désir  appelle  la  chose,  et  cVst  le  moins  que 


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'■^•^•^ 


—  473  — 

nous  puissions  faire  que  de  souhaiter  le  bien  qu'il  ne  nous  est  pas  donné 
d'accomplir. 

Maintenant  sommes-nous  condamnés  au  rôle  de  spectateurs  impuissants 
ou  passifs  de  notre  dégénérescence  littéraire  et  artistique?  Nullement,  et 
nos  efforts  collectifs  peuvent  au  moins  en  retarder,  en  arrêter  peut-être 
le  cours.  Encore  une  fois,  il  nous  reste,  Dieu  merci,  des  penseurs  et  des  ar- 
tistes: il  ne  s'agit  que  de  les  convier  à  exercer  parmi  nous  l'influence  légi- 
time qui  leur  appartient. 

Descendons  des  généralités  qui  précèdent  pour  voir  en  fait  ce  qui  pour- 
rait contribuer  à  la  régénération  des  arts;  et  puisque  c'est  l'art  lyrique  qui 
a  servi  de  point  de  départ  à  nos  lamentables  réflexions ,  revenons  à  lui  et 
bornons-nous  à  l'examen  de  ce  qui  le  concerne.  N'est-il  pas,  d'ailleurs, 
le  plus  éducateur  de  tous  et  pas  conséquent  le  plus  intéressant  sous  le 
double  rapport  de  l'agrément  et  de  l'utilité?  n'est-ce  pas  lui  qui  s'adresse 
à  la  foule  pour  la  charmer,  éveiller  en  elle  les  plus  suaves  sensations, 
lui  inspirer  les  sentiments  les  plus  élevés?  Il  a  présidé  à  la  naissance  de 
la  civilisation,  il  lui  appartient  désormais  de  l'épurer.  L'abaissement 
de  l'art  lyrique  provient  de  ce  que  l'exercice  de  cet  art  est  devenu,  pour  les 
uns,  un  métier,  pour  les  autres  un  passe -temps  frivole.  La  régénération  ne 
peut  sortir  que  d'une  impulsion  vigoureuse  imprimée  aux  études  musicales, 
que  de  l'initiation  des  masses  aux  beautés  classiques  des  grands  maîtres. 
Or,  il  n'y  a  qu'une  seule  manière  d'atteindre  ce  but,  c'est  do  doter  la  pro- 
vince de  ce  qui,  jusqu'ici,  a  été  le  monopole  de  Paris.  Qu'un  conservatoire 
de  musique  soit  fondé  dans  chacune  des  principales  villes  de  l'Empire;  qu'il 
soit  un  foyer  d'études  sérieuses,  un  centre  de  critique  épurée,  une  enceinte 
où  la  foule  puisse  toutes  les  semaines  assister  à  l'audition  des  chefs-d'œuvre 
de  la  musique  instrumentale,  et  nous  verrons  à  cette  école  se  former  des 
musiciens  et  des  chanteurs  dignes  enfin  de  ce  nom  d'artistes  qu'ils  usurpent 
trop  souvent.  Par  ce  moyen,  les  intelligences  et  les  aptitudes  lyriques,  ral- 
liées, pourraient  communiquer  entre  elles  de  tous  les  points  de  la  France, 
recevoir  l'action  souveraine  de  la  capitale  et  la  propager  jusqu'aux  extré- 

31 


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—  474  — 

mités,  faire  circuler  partout,  en  un  mot,  cette  vie  de  l'esprit  trop  exclusive- 
ment concentrée  dans  Paris.  —  L'excès  delà  centralisation  est  évidemment 
aussi  fâcheux  que  la  dissémination  des  forces,  car  il  finit  par  étouffer  la  plu- 
part des  éléments  vitaux  d'une  nation.  Ce  n'est  même  plus  là,  à  proprement 
parler,  de  la  centralisation,  mais  une  monstrueuse  absorption  intellectuelle 
opérée  au  profit  d'une  seule  cité,  dont  la  splendeur  ne  parvient  pas  à  dissi- 
per les  ténèbres  étendues  sur  le  reste  du  pays.  Sans  amoindrir  l'astre  central 
on  pourrait  lui  donner  des  satellites,  et  son  éclat  n'en  deviendrait  que  plus 
intense,  puisque  toutes  les  lumières  convergeraient  vers  lui.  Ainsi,  Paris  se 
répandrait  en  quelque  sorte  sur  la  France  entière,  et  la  France  entière  ver- 
serait dans  Paris  les  trésors  infinis  que  recèlent  ses  entrailles;  l'union 
entre  le  chef  et  les  membres  deviendrait  intime,  car  ils  jouiraient  des  mêmes 
biens,  respireraient  le  même  air,  participeraient  à  la  même  existence; 
enfin,  on  ne  verrait  plus  une  grande  nation  fractionnée  comme  en  deux 
Empires  :  l'un,  renfermé  dans  les  murs  d'une  capitale  où  toutes  les 
richesses  de  l'art  sont  accumulées;  l'autre,  nourrissant  trente  fois  plus 
de  population,  et  dépossédé  presque  entièrement  de  ce  qui  fait  la  gloire  et  la 
fortune  du  premier. 

Ch.  EUDEL. 


4^^ 


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BIBLIOGRAPHIE. 


BIBLIOTHÈQUE  HERALDIQUE 

DE   LA    FRANCE. 


--^Laje::5^^Af^5:^skA->- 


Un  jeune  bibliophile,  chez  qui  la  science  la  plus  vive  et  la  plus 
convaincue  n'a  pas  attendu  le  nombre  des  années,  M.  Joannis 
Guigard,  vient  de  doter  son  pays  d'un  livre  intitulé  :  Bibliothèque 
Héraldique  de  la  France  (1).  Cet  ouvrage  regarde  et  intéresse  tous 
les  savants,  tous  les  gens  du  monde,  tous  les  curieux.  Les  archéo- 
logues et  les  historiens  y  trouveront  aussi  leur  compte.  Il  n'est  pas 
jusqu'aux  faiseurs  de  chroniques  qui  ne  le  prennent  comme  une 
bonne  fortune. 

Un  tel  livre  manquait.  Il  comprend  la  nomenclature  systématique 
et  raisonnée  des  ouvrages  qui  ont  paru  sur  le  blason,  les  ordres  de 
chevalerie,  la  noblesse,  les  fiefs,  la  féodalité  et  les  généalogies, 

(1)  Dentu,  éditeur,  libraire  de  la  Société  des  gens  de  lettres.  —  Paris, 
Palais-Royal. 


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—  476  — 

relatifs  à  la  France.  Comme  le  fait  remarquer  Tauteur,  nul  travail 
de  ce  genre,  du  moins  aussi  complet,  n'avait  été  entrepris  jusqu'à 
ce  jour;  car,  dit-il,  on  ne  peut  guère  considérer  comme  tel  ce  que 
renferme  la  Bibliothèque  Historique,  et  les  bribes  bibliographiques 
que  nous  ont  laissées  Palliot  et  Durey  de  Noinville.  En  1668, 
Th.  Gore,  et  J.  Hiibner  en  1729,  publièrent  chacun  une  bibliogra- 
phie héraldique  générale;  toutes  les  nations  s'y  trouvaient  repré- 
sentées. Mais  ces  œuvres,  quoique  estimées  et  peut-être  complètes 
pour  leur  temps,  sont  loin  de  répondre  aux  exigences  du  nôtre.  De 
nos  jours,  M.  Bernd  a  exécuté  le  même  travail  :  l'ouvrage  du  savant 
allemand  se  recommande  sans  doute  par  de  longues  et  profondes 
recherches;  toutefois,  sans  parler  des  erreurs  nombreuses  qu'on  v 
trouve  et  de  la  confusion  qui  y  règne,  il  est  malheureusement  trop 
incomplet,  du  moins  en  ce  qui  touche  la  France. 

M.  Joannis  Guigard  a  suivi  une  excellente  méthode  Sans  sa 
Bibliothèque  Héraldique;  ce  livre,  dans  sa  spécialité,  deviendra  un 
manuel  bibliographique  pour  chacun  de  nous.  La  Normandie,  cette 
grande  et  importante  province  de  la  France,  a  sa  grande  et  impor- 
tante part  dans  le  dictionnaire  nobiliaire  de  M.  Guigard. 

Nous  prenons  le  plus  vif  plaisir  à  transcrire  et  à  commenter  la 
liste  des  ouvrages  qu'a  rencontrés  notre  bibliophile  dans  ses  re- 
ches  sur  la  Normandie  : 

1*  Acte  du  Roy  du  31  mars  1607,  pour  la  répression  des  abus  commis 
en  l'obtention  et  expédition  des  lettres  d'anoblissement,  relatif  à  la  Nor- 
mandie, commençant  ainsi  :  «  Henry,  par  la  grâce  de  Dieu,  roy  d«? 
France...  »  —  Extraict  du  36*  article  du  Cayer  des  Remonstrances  faites 
au  Roy  par  les  gens  des  trois  estais  du  pays  et  duché  de  Normandie.  A  eux 
répondue  par  Sa  Majesté,  à  Paris,  le  30  jour  de  janvier  1607,  — Extraict 


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—  477  — 

des  registres  du  Conseil  d'Estat.  —  Acte  du  Roy  du  16  juin  1607,  pour  la 
m<anutention  des  anoblis  de  la  province  de  Normandie.  —  Extraict  des 
registres  de  la  Cour  des  Aydes  en  Normandie  (16  juin  1607).  Le  tout  en 
une  pièce  in-12.  —  Se  trouve  à  la  bibliothèque  impériale  (où  M.  Joannis 
Guigard  est  bibliothécaire). 

2^  Elogiorvm  civivm  Cadomensivm  centuria  prima,  Authore  Jacobo 
Cahagnesio,  Cadomensi...  —  Cadomi,  1609,  in-12  (à  la  bibliothèque  im- 
périale). 

3®  HistoriaB  Normannorvm  scriptores  antiqvi...  Insertas  svnt  monaste- 
rivm  fvndationes  variae,  séries  Episcoporum  et  Abbatum;  genealogisB 
Regum,  Ducum,  Comitum  et  Nobilium...  Ex  Mss.  codd.  omnia  ferè  nvnc 
primum  edidit  Andréas  Duchesnivs,  turonensis.  —  Lutetiœ  Parisiorum, 
1619,  in-f*  (à  la  bibliothèque  impériale). 

4''  Histoire  générale  de  Normandie.  Contenant  les  choses  mémorables 
advenues  depuis  les  premières  courses  des  Normands...  Avec  Thistoire  de 
leurs  dups,  leur  généalogie  et  leur  conquestes...  Par  M.  Gabriel  dv 
MovLiN,  curé  de  Maneual.   —  Rouen»  1631,  in-f*  (bibliothèque  impériale). 

M.  Joannis  Guigard  ajoute  qu'indëpendamment  des  documents  généalogiques  men- 
tionnes ci-dessus,  on  trouve  encore  à  la  fin,  et  avec  une  pagination  particulière  : 
«  Catalogve  des  seigneors  de  Normandie,  et  cuvtres  provinces  de  France,  qui  forent  en  la 
conqueste  de  HieruscUem,  sous  Bobert  Courte-Heuze,  duc  de  Normandie,  et  Godefroy  de 
Bmllon,  duc  de  Lorraine,  Avec  la  curieuse  remarque  de  leurs  armes  ou  armoiries,  — 
.Yoms  des  seigneurs  et  chevaliers  normands  qui  portoient  les  bannières  sous  PhiHppes 
secoivi.  —  Catalogue  des  seignevrs  renommez  en  Normandie,  depuis  Quillaume  le  Con- 
fineront iusques  en  l'an  mille  douze,..  —  Catalogue  des  seignevrs  de  la  Comté  de  Mor- 
tain  qui  iurérent  fidélité  à  PhiHppes  Auguste.  —  Nonis  des  seignevrs  relevons  de 
Breteuil,  qui  firent  hommage  à  PhiHppes  Auguste.  —  Noms  des  seignevrs  relevons  du  fief 
de  Grante-Mesnil,  qui  rendirent  hommage  au  dit  Auguste.  —  Catalogve  des  seignevrs 
fpii  n'allèrent  point  faire  hommage  et  n  envolèrent  point  d'excuses.  —  Noms  de  cent  dix- 
neuf  gentilshommes  qui  deffendirent  si  bien  le  MontSaint-Michel,  Van  mil  quatre  cens 
^irigt-trois,  que  les  Anglois  ne  pewrent  le  prendre.  Leurs  noms  et  armes  estoient  peints, 
mm  Viîy^re  du  temps  a  effacé  la  plus  grande  partie  des  dites  armes.  » 


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—  478  — 

5"  Lettre  du  sieur  de  La  Roque  aux  intéressés  en  l'Histoire  généalo- 
gique des  Maisons  nobles  de  Normandie.  —  {Sans  lieu)  1653,  in-^  (à  U 
bibliothèque  impériale). 

6®  Histoire  générale  des  Maisons  nobles  de  la  province  de  Normandie, 
par  le  sieur  de  La  Roque...  Premier  (et  second)  volume...  Avec  permission 
du  Roy,  suivant  les  Lettres  de  Sa  Maiesté  en  date  du  21  iuillet  1653.  — 
Caen,  1654,  2  vol.  in-f*  (à  la  bibliothèque  impériale). 

M.  Joannis  Guigard  ne  néglige  pas  la  critique  et  les  notes  à  travers  les  cinq  mille 
numéros  de  sa  Bibliothèque  Héraldique,  Il  fait  remarquer  ici  que  THistoire  générale 
des  Maisons  nobles  de  Normandie  est  avec  tables  généalogiques  et  planches  de  bla- 
sons, mais  qu*elle  ne  contient  que  les  généalogies  des  maisons  Fay,  Brossard  et 
Touchet.  Le  reste  n*a  pas  été  publié.  —  La  Bibliothèque  impériale  conserve  on  antre 
exemplaire  sur  velin  du  premier  volume. 

7^  Déclaration  du  Roy  pour  la  recherche  des  vsurpateurs  de  noblesse,  et 
confirmation  de  Lettres  Patentes  émanées  du  grand  sceau  en  la  province 
de  Normandie  (15  mars  1655)...  Avec  la  commission  donnée  pour  la  re- 
cherche desdits  vsurpateurs  et  arrest  donnez  en  conséquence.  —  Paris, 
1666,  in-4*^,  pièce  (bibliothèque  impériale). 

8'  Histoire  de  la  ville  de  Roven,  divisée  en  trois  parties.  La  première, 
sa  fondation,  ses  accroissements,  ses  privilèges...  La  seconde,  Torigine  de 
ses  églises  paroissiales  et  collégiales...  La  troisième,  les  fondations  et 
antiquitez  de  ses  monastères  et  autres  communautez,  avec  les  sépultures  et 
épitaphes  de  remarque  qui  s'y  rencontrent.  Où  sont  employez  plusieurs 
noms,  armoiries,  alliances,  généalogies  et  recherches  touchant  les  ao- 
ciennes  familles  de  la  province.  (Par  F.  Farin,  prieur  de  Notre-Dame-du- 
Val).  —  Roven,  1668,  3  vol.  in-12  (bibliothèque  impériale). 

M.  Joannis  Guigard  fait  observer  très  minutieusement  que  chaque  partie  condeot 
une  table  alphabétique  des  noms  de  famille  qui  y  sont  contenus.  Le  bibliographe  nau5 
renvoie  ensuite  au  numéro  suivant. 

9"  Histoire  de  la  ville  de  Rouen,  contenant  son  antiquité,  sa  fondation, 
ses  différents  accroissements,  Thistoire  abrégée  de  ses  ducs;  ses  compa- 


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—  479  — 

gnies,  ses  juridictions,  ses  différents  corps  et  son  ordre  politique  et  civil; 
ses  privilèges  et  ses  droits...  Avec  les  sépultures  et  les  épitaphes  de  re- 
marque, les  armoiries,  alliances  et  armoiries  des  plus  anciennes  familles 
de  la  province.  (Par  F.  Farin.)  Nouvelle  édition.  Revue,  corrigée  et 
augmentée.  (Par  Jean  Le  Lorrain,  chapelain  de  Téglise  métropolitaine  de 
Rouen).  Rouen,  1710,  3  vol.  in-12  (bibliothèque  impériale).  —  Autre  édi- 
tion :  Rouen,  1710,  3  vol.  in-12  (bibliothèque  impériale). 

Ces  deux  éditions  n*ont  pas  de  table  pour  les  noms  de  famille  comme  dans  la 
première.  —  Le  fond,  dit  le  P.  Le  Long,  est  bien  de  Farin,  mais  gâté  par  le 
Lorrain. 

M.  Joannis  Guigard  nous  renvoie  encore  au  numéro  suivant. 

10*  Histoire  de  la  ville  de  Rouen,  divisée  en  six  parties.  Troisième  édi- 
tion... Par  un  solitaire  (F.  Farin),  et  revue  par  plusieurs  personnes  de 
mérite.  —  Rouen,  1731,  6  vol.  in-12.  Avec  un  plan  de  la  ville  de 
Rouen. 

1'*  partie.  (Contenant  la  descnption,  Tétat  où  elle  était  autrefois  et  ce  qu'elle  est 
à  présent,  et  les  ducs  de  Normandie. 

2*  partie.  Contenant  la  noblesse,  les  cours  de  judicature,  les  jurisdictions  subal- 
ternes .et  les  grands  hommes. 

3*  partie.  Contenant  la  catiiédrale,  les  dignités,  et  ce  qui  est  arrivé  de  plus  mémo- 
rable sous  le  gouvernement  des  archevêques. 

4"  partie.  Contenant  les  conciles  et  les  églises  paroissiales  qui  sont  dans  Tenceinte 
de  la  ville . 

5«  partie.  Contenant  les  paroisses  des  fausbourgs,  les  chapelles,  les  hôpitaux,  les 
sépultures  de  la  campagne,  les  abbayes  et  une  partie  des  prieurez. 

6*  partie.  Contenant  la  suite  des  prieurez  et  toutes  les  autres  communautés  reli- 
gieuses, 

!!•  Histoire  chronologiqve  des  évesqves,  et  du  govvernement  ecclésias- 
liqve  et  politiqve  du  diocèse  d'Avranches.  Par  maître  Ivuen  Nicole...  curé 
de  Carnet  et  de  la  Croix-en-Avranchin.  —  Rennes,  Mathurin  Denys,  1669, 
in-8*.  Avec  la  description  des  armes; 


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—  480  — 

Ce  petit  ouvrage  est  assez  rare.  Uesemplaire  de  la  bibliothèque  impériale  est 
annoté  de  la  main  de  Tillustre  Huet. 

12^  Explication  de  la  garde-noble  royale  en  Normandie,  de  ses  avantages 
et  prérogatives.  (Par  De  Jort).  —  Rouen,  1691,  in-12  (bibliothèque  im- 
périale). 

12^  Arrest  du  Conseil  d^Etat  du  Roy  du  6  août  1697,  concernant  TEnre- 
gistrement  des  Lettres  de  noblesse  qui  seront  expédiées  pour  la  province 
de  Normandie.  —  (Sans  date  ni  lieu).  In-4^,  pièce  (à  la  bibliothèque  im- 
périale). 

14*  Dissertation  sur  les  Aydes  chevels  de  Normandie...  Par  Jort  (1706). 
—  Rouen,  in-12. 

15*  Dissertation  sur  le  Relief  des  Fiefs  en  Normandie  (par  Jort).  — 
Rouen,  1710,  in-12; 

16*  Mémoire  sur  l'Etat  de  la  paroisse  d'Anneville,  contenant  l'Etat 
du  flef,  terre  et  seigneurie  Dupont  du  Grand-Camp.  —  (Sans  lieu),  1717, 
in-12. 

Charles  COLIGNY. 
(La  fin  à  la  prochaine  livraison,) 


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CBRONiqUE  NORMANDE. 


INAUGURATION  D'UNE  INSCRIPTION 

ÉRIGÉE  A  LA  MÉMOIRE  DE  DOM  FILLASTRE 

ET   DE    M.   UABBÉ   LANGLOIS 

DANS  L'ÉGLISE  DU  TILLEUL. 


Le  dimanche  29  décembre  dernier,  jour  de  la  fête  de  saint  Thomas-de- 
Cantorbéry,  a  été  inaugurée  dans  Téglise  du  Tilleul,  par  les  soins  de 
M''  rarchevêquc  de  Rouen,  une  inscription  commémorative  destinée  à 
rappeler  les  travaux  et  les  vertus  de  deux  prêtres  d'élite,  nés  dans  cette 
paroisse  à  cent  soixante- seize  ans  de  distance,  dom  Guillaume  Fillastre 
et  l'abbé  Pierre  Langlois. 

Voici  le  texte  de  l'inscription,  rédigée  par  un  autre  prêtre  qui  remplit 
avec  tant  de  zèle,  de  nos  jours,  sa  double  mission  d'inspecteur  des  monu- 
ments historiques  du  département  et  des  monuments  religieux  du  diocèse, 
et  gravée,  sur  marbre  noir,  en  lettres  d'or,  par  M.  Caulier  jeune,  sculpteur, 
à  Dieppe. 

DANS  CETTE  ÉGLISE  DE  SAINT-MARTIN    DU  TILLEUL 

ONT  ÉTÉ  BAPTISÉS 

LE     27      DÉCEMBRE     1632,      GUILLAUME     FILLASTRE, 

SAVANT  BÉNÉDICTIN   DE  FÉCAMP, 

DÉCÉDÉ      LE       6      DÉCEMBRE      1706; 


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—  482  — 

ET,  LE  18  JANVIER  1808, 

PIERRE-LAURENT   LANGLOIS, 

CHANOINE   HONORAIRE,  DIRECTEUR  DE  LA  MAITRISE 

DE  l'Église  métropolitaine  de  rouen, 
AUTEUR  d'une  Histoive  du  Prieuré  du  Mont-aux-Malades 

ET  de  plusieurs   AUTRES    DOCTES  ÉCRITS, 
DÉCÉDÉ     A    QUEVILLT,    LE    29    DÉCEMBRE    1859. 

PRIEZ  DIEU    POUR   EUX. 

HUNC  TITULUM   PUS   ET    DOCTIS    PRESBYTERIS    PONENDUM  CURAVIT 
REVERENDISS.  IN  CHRISTO  PATER  D.  DM.  H.  G.  DE  BONNECHOSE, 

ARCHIEPISCOPUS     ROTOMAGENSIS, 

DIE  29â  DECEMBRIS  1861. 

Quelques  mots,  sur  les  deux  personnages  qui  figurent  dans  cette  inscrip- 
tion, semblent  venir  ici  se  placer  d'eux-mêmes.  Nous  les  emprunterons 
aux  notices  qu'en  a  publiées,  dans  ses  doctes  loisirs,  l'historien  national 
des   églises  du   diocèse  (1). 

—  Guillaume  Fillastre  naquit  au  Tilleul,  le  26  décembre  1632,  «dans 
une  pauvre  chaumière  que  l'on  voit  encore  au  hameau  du  Parlement,  au 
milieu  d'une  cour  plantée  de  pommiers.  Cette  masure,  construite  en  argile, 
comme  toutes  les  vieilles  maisons  du  Pays  de  Caux,  est  située  près  du  châ- 
teau de  Fréfossé,  à  l'angle  du  chemin  qui  conduit  du  Grand-Val  au  hameau 
de  Grosse -Mare.  »  ' 

Après  avoir  commencé,  comme  commencent  presque  tous  les  enfants  de 
la  campagne  qui  appartiennent  à  des  familles  pauvres  et  pieuses,  par  être 

(1)  'Notice  sur  la  vie  et  les  écrits  de  dom  Guillaume  Fillastre,  bénécUctin  de  Pécamp, 
par  M.  Tabbë  Cochet.  —  Rouen,  Nicétas  Pénaux,  1841.  In-8®  de  31  pages. 

Nécrologie  normande  en  1859.  M.  l'abbé  Langlois,  Jtf.  Auguste  Leprevost,  M.  Amtdtf 
Féret.  In-8<»  de  23  pages.  —  Dieppe,  Emile  Delevoye,  1860.  Etrait  des  numéros  de  U 
Vigie  de  Dieppe  des  6  janvier  1860,  19  juillet  et  22  novembre  1859,  par  M.  Fabbê 
Cochet. 


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enfant  de  chœur  dans  sa  paroisse,  où  il  «  chantait  les  motets  aux  jours  de 
grandes  fêtes,  »  le  jeune  Guillaume,  grâces  à  sa  jolie  voix  et  à  son  protec- 
teur, l'abbé  Roquelay,  vicaire  du  Tilleul,  vit  s'ouvrir  devant  lui  les  diffi- 
ciles portes  de  la  maîtrise  de  l'abbaye  de  Fécamp,  l'une  des  premières  du 
royaume.  Guillaume,  dès  cette  époque,  savait  déjà  le  latin.  «  Nous  avons 
entendu  raconter  mille  fois,  dit  son  biographe,  qu'à  l'exemple  du  célèbre 
Duval,  bibliothécaire  de  Vienne,  le  peu  d'argent  qu'il  pouvait  gagner  à  ré- 

i  pondre  la  messe,  et  en  assistant  aux  baptêmes  et  aux  inhumations,    il 

l'employait  à  acheter  des  livres  et  des  cartes  géographiques.  » 

La  vocation  de  Guillaume  s'étant  prononcée  pour  l'état  religieux,  on  l'en- 
voya faire  son  noviciat  à  Saint- Faron  de  Meaux.  Il  fit  sa  profession  le  22 
mai   1652,   à  l'âge  de  vingt  ans  ;  puis  s'en  revint  à  Fécamp,  où  il  resta, 

j  simple  bibliothécaire  de  l'abbaye,  jusqu'à  sa  mort  (1). 

I  Un   mot  suffit  à  l'éloge  de  dom  Fillastre  :   il  était  le  correspondant  et 

f  l'ami  de  Mabillon,  qui  vint  le  visiter  en  1684,  l'année  même  du  plus  rigou- 

i  reux  hiver  dont  nos  côtes  normandes  aient  gardé  le  souvenir  (2), 

^  A  l'exception  d'un  mémoire  intitulé  :  Défense  de  V Exemption  et  delaJuris- 

diction  de  V Abbaye  de  Fécamp,  pour  servir  de  Réponse  à  V Archevêque  de  Rouen  (3) , 
qui  est  un  chef-d'œuvre  de  l'érudition  d'un  bénédictin  plaidant  pro  domo 

I  (1)  La  bibliothèque  de  Tabbaye  contenait  à  peine  7,000  volumes,  et  une  centaine  de 

I  manuscrits. 

La  plupart  de  ces  volumes  forment  aujourd'hui  la  bibliothèque  publique  du  Havre. 

(2)  D'après  une  lettre  de  dom  Guillaume  Fillastre  à  dom  Jean  Mabillon,  en  date  du 
12  avril  1684,  —  «  l'encre  gelait  jusqu'auprès  du  feu  ;  —  le  bouillon  ëchappé  de  la  mar- 
mite se  glaçait  aussitôt  sur  Tâtre  ;  —  des  matelots  de  Saint-Valery-en-Caux,  s'étant 
exposes  à  aller  pêcher,  furent  enveloppes  par  la  glace  à  près  de  trois  lieues  au  large, 
vis-àr-vis  du  port  de  Véules,  et  ne  purent  regagner  la  terre  qu'à  pied,  par-dessus  les 
glaces  ;  —  au  Havre  et  à  Rouen,  le  cidre  et  le  vin  gelaient  dans  les  fûts,  faisaient 
rompre  les  cercles  par  la  dilatation,  et  ne  pouvaient  ensuite  être  fendus  qu'à  coups 
àa  hache  ;  —  enfin,  après  le  dégel,  on  mesura  à  Dieppe,  sur  le  rivage,  des  glaçons  de 
onze  pieds  d'épaisseur. 

(3)  Un  volume  in-folio,  200  pages,  1695. 


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—  484  — 

8uâ,  il  ne  nous  reste  presque  rien  de  l'éminent  religieux  qui  fut  lié  avec  le» 
plus  illustres  savants  de  son  ordre.  Dom  Fillastre  avait  cependant  beaucoup 
écrit,  mais,  par  des  motifs  demeurés  inconnus  et  que  nous  devons  respec- 
ter au  milieu  de  nos  regrets,  le  modeste  religieux,  couché  sur  son  lit  de 
mort,  a  demanda  ses  précieux  manuscrits,  les  prit  dans  ses  mains  trem- 
blantes, laissa  tomber  une  larme  au  souvenir  des  veilles  et  des  travaux  quUls 
lui  avaient  coûtés,  puis  les  livra  aux  flammes...  n 

Mais  admirez  comme  Dieu  se  joue  des  vaines  pensées  de  ses  serviteurs. 
Tandis  que  dom  Guillaume  cherche  à  mourir  deux  fois.  Celui  qui  «  élève 
les  humbles  »  suscite,  quelques  années  plus  tard,  M'M'archevéque  de  Rouen, 
pour  mettre  à  son  front  vénérable  une  auréole  qui  ne  périra  jamais. 

—  Dans  une  chaumière  voisine  de  la  chaumière  de  Guillaume  Fillastre, 
dans  la  même  paroisse  et  dans  le  même  hameau,  naquit,  le  17  janvier  1808, 
Pierre-Laurent  Langlois.  Entré  au  petit  séminaire  diosésain  du  Mont-aux- 
Malades  vers  1823,  l'abbé  Langlois  revint,  en  1831,  comme  professeur, 
dans  ce  vieux  prieuré  qui  devait  lui  inspirer  son  meilleur  ouvrage,  et  où  il 
a  laissé,  à  ses  nombreux  élèves  de  linguistique  et  d'archéologie,  les  plus 
reconnaissants  souvenirs.  Il  y  resta  quinze  ans. 

Ce  fut  vers  1846  que  M«'  Blanquart  de  Bailleul  enleva  Tabbé  Langlois  au 
Mont-aux-Malades  pour  placer  sous  sa  direction  la  maîtrise  de  la  cathédrale 
de  Rouen.  Neuf  ans  plus  tard,  en  récompense  de  ses  services  passés,  Tabbé 
Langlois,  dont  la  santé,  se  trouvait  alors  profondément  altérée,  fut  nommé 
simultanément  chanoine  honoraire  de  la  métropole  et  aumônier  du  couvent 
de  Saint- Joseph. 

«  La  santé  du  digne  prêtre,  remarque  ici  M.  l'abbé  Cochet,  qui  eut  ce  triple 
bonheur  d'être  à  la  fois  l'ami,  l'émule  et  le  compatriote  de  celui  dont  il  écrit 
la  vie,  la  santé  du  digne  prêtre  no  devait  malheureusement  pas  se  relever 
des  ébranlements  successifs  qu'elle  avait  endurés  par  suite  de  ses  nombreux 
travaux.  Après  quatre  années  d'alternative  de  bons  et  de  mauvais  jours,  au 
moment  où  nous  croyions  qu'il  préparait  dans  le  silence  du  cabinet  une  vie 
du  cardinal  delà  Rochefoucauld,  sa  mort  est  venue  nous  surprendre  comme 
un  coup  de  foudre.  Il  a  succombé  à  Quevilly,  chez  M"'  la  comtesse  de  la 


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—  485  — 

Châtre,  née  de  Montmorency ,  dans  le  château  de  laquelle  il  était  allé  prendre 
quelques  jours  de  repos.  Il  est  mort  tout  d'un  coup,  comme  son  savant 
maître  et  ami  le  R.  P.  Arthur  Martin  qui,  en  1856,  s'éteignit  inconnu  dans 
un  hôtel  de  Ravenne,  où  il  était  allé  étudier  l*es  mosaïques  chrétiennes  les 
plus  curieuses  du  monde.  » 

L'ahbé  Langlois  est  décédé  le  29  décembre  1859,  à  l'âge  de  cinquante  et 
un  ans. 

Il  était  membre  de  l'Académie  de  Rouen,  de  la  Commission  des  Archives 
et  de  la  Commission  des  Antiquités  de  la  Seine-Inférieure. 
L'abbé  Langlois  a  publié  : 

P  Histoire  du  Prieuré  du  Mont-aux-Malades-lès- Rouen,  et  Correspondance 
du  Prieur  de  ce  monastère  avec  saint  Thomas  de  Cantorbéry  (1120 — 1820),  d'après 
les  archives  du  Prieuré  et  les  manuscrits  de  la  bibliothèque  nationale  ;  avec 
planches  et  pièces  justificatives,  la  plupart  inédites.  In -8**  de  XVI  ch.  et  458 
pages,  avec  2  lith.  —  Rouen,  Pérou,  1851. 

a  Nous  pourrions  citer,  dit  M.  l'abbé  Cochet,  le  jugement  écrit  sur  cette 
monographie  par  MM.  Léopold  Delisle  et  Paulin  Paris,  membres  de  l'Ins  - 
titut;  mais  le  lecteur  se  contentera  de  savoir  que  M.  le  comte  de  Monta- 
lembert,  l'un  des  oracles  de  l'archéologie  sacrée,  en  pensait  et  en  disait  le 
plus  grand  bien  possible.  » 

2"  Revue  des  maîtres  de  Chapelle  et  musiciens  de 'la  Métropole  de  Rouen 
(1755—1777).  In-8°  de  29  pages.  —Rouen,  Pérou,  1850. 

3**  Notes  historiques  et  descriptives  sur  les  jubés  de  l'église  métropolitaine  de 
Rouen.  In-8*  de  120  pages.  —  Rouen,  Pérou,  1850. 

4**  Recherches  sur  les  bibliothèques  des  Archevêques  et  du  Chapitre  de  Rouen. 
In-8°  de  79  pages,  avecl  planche.  —  Rouen,  Pérou,  1853. 

5*  Nouvelles  Recherches  sur  les  bibliothèques  des  Archevêques  et  du  Chapitre 
de  Rouen.  In-8**  de  59  pages.  —  Rouen,  Pérou,  1854. 

&"  Essai  historique  sur  le  Chapitre  de  Rouen  pendant  la  Révolution  (1789  — 
1802).  In-8"  de  100  pages.  — Rouen,  Pérou,  1855.  —  2' édition  corrigée. 


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—  486  — 

augmentée  et  suivie  de  pièces  justificatives,  in-8*  de  132  pages.  —  Rouen, 
Mégard,  1856. 

Il  est  permis  d'espérer,  en  outre,  qu'une  main  pieuse  et  intelligente 
fera  paraître,  en  son  temps,  les  œuvres  posthumes  de  M.  Tabbé  Langlois. 

Nous  n'aurions  garde  d'omettre,  en  terminant,  un  fait  rapporté  par  son 
biographe,  fait  capital  dans  la  vie  d'un  antiquaire  chrétien  et  normand. 
«  Ce  fut  l'abbé  Langlois  qui  reçut  mission,  en  octobre  1847,  conjointement 
avec  M.  Deville,  de  rapporter  du  Bec-Hellouin  à  Rouen  les  restes  mortels 
de  l'Impératrice  Mathilde,  découverts  dans  le  chœur  de  l'ancienne  abbaye 
en  décembre  1846.  » 

Voilà  quels  furent  les  hommes  qui  viennent  d'être  l'objet,  dans  leur 
église  natale,  d'honneurs  tout  exceptionnels.  Ce  double  et  solennel 
hommage  rendu  à  la  science  ecclésiastique,  au  nom  du  clergé  diocésain, 
par  M*'  de  Bonnechose,  en  qui  les  lumières  de  l'archéologue  semblent 
prêter  un  nouvel  éclat  aux  vertus  de  l'évêque,  n'avait  eu  d'autre  précédent 
parmi  nous,  si  je  ne  me  trompe,  que  l'inscription  érigée  à  Richard  Simon, 
par  la  fabrique  de  Saint-Jacques  de  Dieppe,  sur  la  proposition  de  M.  l'abbé 
Cochet.  C'est  un  acte  de  haute  justice  qui  ne  rencontrera  que  des 
approbateurs. 

Heureux  donc  le  diocèse  qui  produit  de  pieux  et  savants  prêtres  tels  que 

dom  Fillastre  et  l'abbé  Langlois  !  Mais  aussi  heureux  les  prêtres  du  diocèse 

eux-mêmes,  continuateurs  des  mérites  et  des  travaux  de  leurs  devanciers, 

encouragés  qu'ils  sont  par  la  voix  d'un  saint  et  généreux  pontife  qui  les 

bénit,  qui  les  aime,  et  qui  dit  aujourd'hui  aux  vivants,  comme  il  disait 

hier  aux  morts:  Ecce  venio  cito,  etmerces  mea  mecum  est,  reddere  unicuique 

secundum  opéra  sua  (Apoc.  XXII,  12). 

BRIANCHON. 


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PUBLICATIONS   DIVERSES. 


Les  Filles  de  la  Terre,  poésies  par  Jacques  Bornet.  —  1  vol.  in-18, 

Paris,  1862. 

Noos  venons  de  parcourir  le  volume  de  vers  de  M.  Jacques  Bornet,  et  nous  vou- 
lons constater  la  bonne  impression  que  nous  en  avons  gardée.  C'est  de  la  vraie  et 
touchante  poésie,  mise  au  service  de  toutes  les  grandes  idées  et  de  toutes  les  causes 
saintes,  ^émancipation  des  esclaves,  la  première  entre  toutes,  est  particulièrement 
traitée  avec  une  vigueur  de  style  et  un  sentiment  excellent  dans  le  petit  drame  que 
Tauteur  a  intitulé  Jean  Paréja.  —  Nous  renvoyons  avec  confiance  nos  lecteurs  au  livre 
de  M.  Jacques  Bornet;  nous  les  convions  aussi  aux  séances  littéraires  que  ce  dernier 
donne  à  Rouen  en  ce  moment.  Le  Havre  vient  de  faire  à  ses  lectures  un  éclatant 
succès. 

Les  Fi7/es  de  la  Terre  sont  en  vente  à  Rouen,  chez  tous  les  libraires. 

G.  G. 

PRINCIPAUX  OUVRAGES  DE  M.  Raymond  BORDEAUX,  l'un  des  colla- 
borateurs de  la  Revue  de  là  Normandie. 

Serrurerie  du  Moyen-Age.  Les  ferrures  de  portes,  avec  40  planches  lithographiées 
par  M.  G.  Bouet,  et  de  nombreuses  vignettes  sur  bois,  in-4^,  publié  à  Oxford,  par 
M.  Parke.  —  1858.  —  20  fr. 

De  la  Législation  des  cours  d^eau,  dans  le  droit  français  ancien  et  dans  le  droit 
moderne.  De  quelles  améliorations  serait-elle  susceptible  ?  —  Ouvrage  couronné  par  la 
Faculté  de  Droit  de  Caen.  —  Suivi  d'observations  sur  les  frais  d'ingénieurs  prélevés 
sur  les  riverains.  —  Un  vol.  in-8° ,  Paris,  Durand.  —  1849,  —  4  fr. 

Les  questions  de  frais  en  matière  administrative,  soulevées  dans  la  seconde  partie  de  ce 
volume,  n'avaient  été  abordées  par  aucun  jnrisconsulte.  Le  décret  du  10  mai  1854,  sur 
la  taxe  des  ingénieurs,  est  intervenu  depuis  les  plaintes  de  l'auteur. 

Philosophie  de  la  Procédure  cwile.  Mémoire  sur  la  réformation  de  la  justice,  cou- 
ronné par  l'Académie  des  Sciences  morales  et  politiques.  Un  fort  vol.  in-8^,  Paris, 
Durand.  —  1857.  —  8  fr. 

Traité  de  la  réparation  des  Eglises,  Principes  d'archéologie  pratique  avec  90  figures 
intercalées  dans  le  texte.  Paris,  A.  Aubry,  1862. 

Edition  portative,  in-12.  4  fr. — Edition  de  bibliothèque,  in-8*.  7  fr. 

Tous  les  ouvrages  de  M.  Raymond  Bordeaux  se  trouvent  à  Rouen,  chez  M.  A.  Le- 
brument,  libraire,  55,  quai  Napoléon. 


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—  488  — 

DERNIÈRES   PUBLICATIONS  DE  M.  ELIACIM  JOURDAIN,  l'un  des  coUabora- 
teurs  de  la  Bem^  de  la  Normandie, 

Edmée,  roman,  publie  (à  ce  jour)  par  les  journaux  des  villes  dont  les  noms  suivent  : 
Dieppe,  —  Boulogne-sur-Mer,  —  Saint-Lô,  — Senlis, — Valenciennes,  — le  Puy,— 
Dijon,  —  Rennes,  —  Havre,  Caen,  —  Metz,  —  Nantes,  —  Marseille,  —  Chàlons-sur- 
Saône,  —  Paris,  Bévue  de  Baces  latines,  répandue  dans  les  Deux-Mondes,  —  Brest, 

—  Nancy,  —  Saint-Etienne,  —  Bar-le-Duc,  —  Saint-Sever,  —  Verdun,  —  Boussn 
(Belgique).  —  Paris,   LeDoyen,  éditeur  ;  Dieppe,    A.  Marais. 

La  Bevendication  de  ^Honneur,  roman  historique,  publié  pour  la  première  fois  à 
Marseille.  —  Déjà  reproduit  au  Havre,  à  Metz,  à  Yalenciennes,  à  Arras,  à  Montargis, 
à  Luxembourg  (Hollande). 

Ginèvre,  légende  normande  (chronique  des  Deux^Amants), 

Sonnets  fantaisistes  (au   nombre  de  265). 

Drames  et  Comédies  (au  nombre  de  quarante)  dont  un  mystère  en  vingt-troia  actes, 
en  prose  et  en  vers. 

DonPédre  d'Aragon,  drame  en  cinq  actes,  en  prose  dédié  à  S.  M.  la  Reine  d'Espagne. 

M.  Eliacim  Jourdain  se  propose  de  faire  traduire  ce  drame  en  espagnol,  aussitôt 
que  Sa  Majesté  Catholique  aura  daigné  en  agréer  Thommage. 

PRINCIPAUX  OUVRAGES  DE  M.  Jules  THIEURY,  Tun  des  collaborateurs  de 
la  Revue  de  la  Normandie. 

Saini-<iervais  de  Rouen.  Eglise  et  paroisse.  —  Paris,  1859.  Aubry,  rue  Dauphine,  16. 

—  A  Rouen,  chez  Lanctin,  grand  in-8^  fig. 

L'Espagne  et  l'Angleterre  en  1588.  Campagne  de  F  Armada.  Documents  nouveaux. 

—  Paris,  18(50.  A.  Aubry,  in-12.  pièce. 

Le  Portugal  et  la  Normandie  jusqu'à  la  fin  du  xvi^  siècle.  Relations.  Commerce. 

—  Paris,  1860,  Aubry,  grand  in-S». 

Bécits  Dieppois.  Combat  naval.  1555  —  Réimpression  de  l'édition  d'Olivier  de  Harsy, 
avec  des  notes.  —  Dieppe,  1861,  A   Marais,  in-8®. 

La  lettre  de  change.  Son  origine.  Documents  historiques.  —  A  Paris,  1862, 
A.  Aubry,  in-8®. 

Les  Noêls  Virois,  par  Jean  Le  Houx,  publiés  pour  la  première  fois  d'après  le  manus- 
crit de  la  Bibliothèque  de  Caen,  avec  une  introduction  et  des  notes,  par  Armand  Gasté. 

—  Caen,  Le  Gost-Clérisse,  éditeur,  1862. 


Eistoire  du  Parlement  de  Normandie,  depuis  sa  translation  à  Caen,  au  mois  de  juin 
1589,  jusqu'à  son  retour  à  Rouen,  en  avril  1594,  par  M.  Jules  Lair,  avocat  à  la  Cour 
impériale  de  Paris,  ancien  élève  de  l'École  des  Chartes. 

Ouvrage  couronné  par  l'Académie  des  Sciences,  Arts  et  Belles-Lettres  de  Caen, 
dans  sa  séance  de  novembre  1858.  — Caen,  Hardel,  1861,  in-8<>.  Prix  .  4  francs. 


Rovm  —  M».  I.  CAORUM,  Ml  pnoiivii  M. 


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BSAUS-ARTS. 


UNE  EXCURSION 

AU  CHATEAU  D'ANET. 


«  Il  voit  les  murs  d'Anet  bâtis  au  bord  de  l'Eure. 

»  Lui-même  en  ordonna  la  superbe  structure  : 

»  Par  ses  adroites  mains ,  avec  art  enlacés , 

»  Les  chiffres  de  Diane  y  sont  encor  tracés , 

))  Sur  sa  tombe  en  passant ,  les  plaisirs  et  les  grâces 

»  Répandirent  les  fleurs  qui  naissaient  sur  leurs  traces.  » 

{La  Nenriade,  chant  IX.) 

Dans  une  vaste  plaine  sur  les  confins  du  département  d'Eure-et- 
Loir,  au  joli  bourg  d'Anet,  qu'arrose  la  rivière  d'Eure,  s'élevait  ja- 
dis une  habitation  princiêre ,  bâtie,  les  uns  disent  en  1548,  les 
autres  en  1552.  Ce  palais  avait  été  élevé  sur  les  plans  de  Phi- 
libert Delorme ,  par  le  roi  de  France  Henri  II ,  pour  Diane  de 
Poitiers,  sa  favorite,  femme  célèbre  par  son  esprit,  ses  grâces  et 
sa  beauté. 

Cette  splendide  demeure,  que  la  Révolution  française  renversa, 
comme  un  torrent  dévastateur,  en  même  temps  que  les  châteaux 

32 


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—  490  — 

non  moins  admirables  de  Gaillon ,  de  Madrid ,  de  Chantilly,  etc.  (1) , 
réunissait  l'étendue  et  la  magnificence  des  bâtiments  à  un  luxe  de 
décoration  auquel  tous  les  arts  avaient  concouru.  Les  artistes  les 
plus  fameux  de  cette  grande  époque  du  xvi*  siècle,  ce  siècle  de  Pé- 
riclès  des  temps  modernes,  avaient  été  appelés  pour  y  faire  briller 
leurs  talents  et  leur  génie. 

Diane  de  Poitiers  avait  su  captiver  le  cœur  du  roi  qui  Taimait  si 
éperdûment  qu'il  avait  voulu  que  l'on  vît  partout,  dans  les  tour- 
nois ,  sur  ses  ameublements,  dans  ses  devises,  sur  le  frontispice  de 
de  ses  bâtiments  royaux,  un  croissant,  des  arcs  et  des  flèches,  qui 
sont  les  symboles  ordinaires  de  Diane  chasseresse. 

Ces  attributs  allégoriques  de  la  déesse  de  la  chasse  et  les  chiflBres 
enlacés  de  Diane  et  de  Henri  II  se  retrouvent  encore  aujourd'hui 
au  Louvre,  au  château  d'Ecouen,  aux  églises  de  Magny,  de 
Gisors,  de  Nogent-sur-Seine ,  etc.,  etc. 

Le  château,  ou  plutôt  le  palais  d'Anet  se  composait  d'un  corps  de 
logis  principal,  placé  au  fond  d'une  cour  carrée,  et  accompagné  de 
deux  ailes  en  retour  d'équerre  qui  se  reliaient  à  d'autres  bâtiments 
moins  élevés  formant  un  quatrième  côté ,  au  centre  duquel  était  la 
grande  porte  d'entrée. 

Il  ne  subsiste  plus  que  cette  porte  d'entrée  et  les  bâtiments  qui  en 
dépendent,  une  seule  aile  et  la  chapelle.  Le  château  proprement  dit, 
ayant  face  au  Nord  sur  les  jardins,  et  au  Sud  sur  la  cour ,  a  été  rasé 

(1)  Dieu  nous  garde  de  faire  ici  le  procès  à  notre  grande  Révolution  ,  car 
depuis  ce  temps  de  trouble  et  d'anarchie;  combien  de  monuments ,  combien 
de  châteaux,  la  cupidité,  ce  monstre  hideux  et  stupide,  n'a-trelle  pas  fait 
disparaître  du  sol  français.  La  liste  en  est  malheureusement  si  longue, 
que  nous  ne  pourrions  les  nombrer. 


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—  491  — 

complètement;  Tailede  l'Est,  dans  laquelle  la  chapelle  se  trouvait 
enclavée  en  forme  de  T,  et  dont  nous  avons  vu  les  arrachements, 
en  1834^  a  été  également  rasée. 

L'orangerie,  le  parc,  les  canaux,  la  fontaine  de  Diane  ont  disparu. 
Cette  fontaine  en  marbre  blanc,  qui  était  au  milieu  du  parc,  est  un 
morceau  unique  et  de  la  plus  grande  beauté ,  un  chef-d'œuvre  de 
Jean  Goujon  où  Diane  de  Poitiers  est  représentée  en  Diane,  appuyée 
sur  un  cerf  et  accompagnée  de  ses  deux  chiens.  Ce  groupe  admirable 
est  placé  dans  une  des  salles  du  Musée  de  sculpture  française  au 
Louvre.  La  décoration  centrale  de  la  façade  du  fond  de  la  cour, 
haute  de  66  pieds,  et  composée  des  ordres  dorique,  ionique  et  corin- 
thien, ornée  de  bas-reliefs  et  de  sculptures  de  la  plus  grande  beauté, 
dignes  enfin  du  ciseau  de  Jean  Goujon  qui  les  exécuta,  a  été 
transportée  à  Paris,  par  les  soins  de  feu  Alex.  Lenoir  (I)  ;  on  la 
voit  aujourd'hui  dans  la  cour  du  Palais  des  Beaux-Arts.  A  la  partie 
supérieure ,  on  lisait  en  lettres  d'or,  sur  un  marbre  de  Languedoc  > 
le  distique  que  voici  : 

Splendida  miraris  magni  palatia  cœli , 
Non  hœc  humana  saxa  polita  manu. 

Au  troisième  ordre,  qui  s'élevait  dans  la  hauteur  des  combles,  était 
placée  une  statue  de  Diane  de  grande  dimension.  Au  sommet  de  ce 
portail,  se  voyaient  les  armoiries  découpées  de  la  famille  de  Brézé. 

La  grande  porte  d'entrée  se  présente  à  la  vue  comme  un  arc  de 
triomphe.  C'est  un  ensemble  architectural  dont  le  centre  est  occupé 

(1)  Alex.  Lenoir,  père  de  M.  Albert  Lenoir ,  architecte  à  Paris ,  fut  le 
créateur  du  Musée  des  Monuments  français  des  Petiis-Augustins ,  supprimé 
si  fâcheusement  en  1816,  à  Tavènement  de  la  Restauration.  C'est  aujour- 
d'hui le  Palais  des  Beaux- Arts. 


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—  402  — 

par  une  belle  porte  à  deux  battants  rectangulaires ,  ornés  de  riches 
sculptures,  représentant  des  attributs  de  la  chasse  et  de  la  pêche.  Le 
heurtoir,  en  forme  d'S,  et  oflTrant  une  tête  de  chien  (boule-dogue) , 
est  remarquable,  ainsi  que  l'entrée  de  la  serrure  finement  travaillée 
et  enrichie  de  divers  dessins ,  parmi  lesquels  on  remarque  un  enfant 
et,  au-dessus  de  lui,  un  croissant,  des  masques,  des  trophées, 
des  carquois. 

Cette  porte  est  surmontée  d'un  tympan  ,  en  plein  cintre ,  portant 
sur  un  linteau  orné  d'une  table  de  marbre  noir,  et  encadré  par  une 
belle  archivolte  dont  les  voussoirs  sont  alternativement  eu  pierre  et 
en  marbre. 

Ce  tympan  était  enrichi ,  autrefois ,  de  ce  fameux  bas-relief  de 
bronze  représentant  la  nymphe  de  Fontainebleau ,  appuyée  sur  un 
cerf  et  entourée  de  chiens  et  de  sangliers ,  que  Benvenuto  Cellini 
avait  exécuté  primitivement  pour  le  palais  de  Fontainebleau.  Cette 
belle  œuvre  d'art,  le  plus  important  morceau  de  sculpture  que  la 
France  possède  de  Benvenuto  Cellini,  a  été  placée  au  Louvre  depuis 
la  destruction  du  château  d'Anet  ;  elle  a  occupé  d'abord  le  dessus  de 
la  tribune  des  Caryatides  de  Jean  Goujon ,  dans  une  des  salles  du 
Musée  de  sculpture.  A  présent,  on  la  voit  dans  la  salle  dite  de  la 
Renaissance. 

Sur  l'archivolte  s'élève  un  massif  en  attique ,  décoré  de  deux 
niches,  aujourd'hui  vides  et  à  jour.  Au  centre  ,  on  voit  un  cadran 
circulaire,  et  au-dessus  un  fronton  découpé  en  forme  de  console, 
servant  de  piédouche  aux  accessoires  d'une  horloge  fort  ingénieuse, 
laquelle  indiquait,  à  la  fois,  les  heures,  les  mois  de  l'année  et  les 
phases  de  la  lune.  Ces  accessoires  en  bronze  représentaient  un  cerf  et 


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—  493  — 

des  chiens  qui  jouaient  un  rôle  dans  cette  œuvre  très  remarquable  :  le 
cerf  marquait  les  heures  en  frappant  du  pied,  et  les  chiens  faisaient 
entendre,  en  même  temps,  leurs  aboiements. 

«  Tous  les  bronzes  ont  disparu,  mais  la  grande  porte,  ornée  d'at- 
»  tributs  de  chasse  et  de  pêche  et  des  chiffres  de  Diane ,  est  conservée 
»  à  la  même  place  ;  la  Commission  des  Monuments  historiques  Ta 
»  restaurée  en  1856,  et  a  placé  dans  le  portail  (conjointement  avec 
»  le  propriétaire),  une  horloge  ordinaire  et  au-dessus  un  cerf  avec 
w   quatre  chiens  en  terre  cuite  peints  en  bronze  (1).  »> 

Cette  décoration  centrale  est  épaulée ,  de  chaque  côté ,  par  un 
corps  d'architecture  d'ordre  dorique,  surmonté  d'un  attique,  terminé 
en  terrasse,  et  orné  d'une  élégante  balustrade  en  pierre. 

De  chaque  côté ,  à  des  hauteurs  ou  sur  des  plans  différents ,  se 
voient  encore  des  balustrades  à  jour  couronnant  d'autres  parties  en 
terrasse  moins  élevées,  et  qui  complètent  ce  bel  ensemble  architec- 
tural ,  dont  l'effet  est  encore  augmenté  par  des  marbres  de  couleurs 
variées. 

Du  côté  de  la  cour,  l'ordonnance,  quoique  offrant  plus  de  simpli- 
cité, n'est  pas  moins  gracieuse. 

Les  eaux  des  terrasses  sont  rejetées  en  dehors  par  des  gargouilles 
en  forme  de  vases  d'un  galbe  fort  élégant,  richement  sculptés ,  cou- 
chés de  côté,  l'anse  en  dessus.  Dans  la  partie  se  dirigeant  vers  l'Est, 
se  trouvaient,  sous  une  terrasse,  les  cuisines  qui  sont  presque  entiè- 
rement ruinées  aujourd'hui. 

Un  fossé  converti  en  jardin  entoure,  au  Sud  et  à  l'Est,  le  château 
ou  plutôt  ce  qui  fut  le  château. 

(1)  Le  château  (TAnet.  Paris,  1860,  par  M.  Riquet,  comte  A.  de  Caraman. 


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A  l'Est,  est  une  seconde  entrée  beaucoup  plus  simple .  mais  ana- 
logue a  celle  que  nous  venons  de  décrire.  Cette  entrée  latérale 
est  en  ruine. 

L'aile  qui  subsiste  a  été  récemment  retravaillée  dans  la  partie 
qui  était  contiguë  au  château  proprement  dit  ;  on  en  a  retranché  une 
travée,  pour  cause  de  mauvais  état.  Elle  est  d'un  grand  et  beau 
style,  quoique  fort  simple.  Elle  se  compose  d'un  rez-de-chaussée 
surmonté  d'un  étage  décoré,  dans  sa  partie  centrale,  de  pilastres 
ioniques  accouplés  ;  un  grand  trophée  orne  le  milieu  du  mur. 

Les  lucarnes  principales  portent  chacune,  sur  deux  acrotères,  les 
chiffres  de  Diane  et  de  Henri  II,  enlacés  et  sculptés  à  jour. 

Le  pignon  du  sud  donnant  surle  fossé  est  flanqué,  dans  ses  angles, 
de  deux  tourelles  en  encorbellement  couronnées  par  un  dôme. 
Au  même  pignon,  entre  les  deux  tourelles ,  une  cheminée  s'élève  en 
masquant  le  haut  toit.  Elle  est,  comme  toutes  les  autres  cheminées  de 
cette  aile,  décorée  d'un  fronton  surmonté  de  trois  petites  boules  en 
pierre  et  d'une  girouette.  A  la  base  de  cette  cheminée ,  est  un  car- 
touche fort  orné. 

De  l'autre  côté  de  l'aile  qui  reste  du  château,  en  se  dirigeant  vers 
l'Ouest,  sur  la  ligne  de  la  grande  porte  d'entrée  et  du  fossé  qui  la 
précède,  est  un  mur  cintré  décoré  de  bossages,  de  tables  sculptées, 
de  statuettes,  et  surmonté  d'un  attique  avec  des  vases  élégants,  très 
enrichis  d'ornements. 

En  avant  de  ce  mur  était  un  bassin  et  une  fontaine.  Sur  les  côtés, 
dans  des  niches,  sont  des  statues  de  femmes  demi-nues ,  malheureu- 
sement très  mutilées  et  privées  de  tête. 

Tout  à  côté  et  contigus  à  cet  endroit ,  sont  deux  pavillons ,  l'un 


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—  495  — 

attenant  à  l'aile  dont  nous  avons  parlé ,  l'autre  se  reportant  plus 
loin  vers  l'Ouest.  Dans  ce  dernier  est  un  rez-de-chaussée,  dont  le 
plafond  d'une  beauté  ravissante  a  été  miraculeusement  conservé 
pendant  la  Révolution.Dansles  divers  caissons,  de  grande  dimension 
et  en  bois ,  dont  ce  compose  ce  plafond,  on  voit ,  peints  et  dorés  et 
placés  symétriquement,  les  armes  de  France,  celles  de  la  duchesse 
de  Valentinois,  le  chiflfre  de  Henri  II  (H  couronné),  celui  de  Diane 
(D  aussi  couronné),  et  trois  croissants  enlacés  de  diverses  manières. 

Revenons  maintenant  à  la  chapelle,  laquelle  se  trouvait,  comme 
nous  l'avons  déjà  dit,  dans  l'aile  à  l'Est  du  château.  Aujourd'hui  res- 
taurée et  ornée  d'une  nouvelle  façade  d'après  les  plans  de  M.  Au- 
guste Caristie,  architecte,  membre  de  l'Institut,  elle  fait  face  à 
Taile,  à  l'Ouest,  qui  est  devenue  le  Château  actuel. 

Cette  chapelle ,  échappée  à  la  destruction ,  est  un  petit  chef- 
d'œuvre  d'architecture  et  de  sculpture.  Elle  avait  aussi  frappé  Henri 
Sauvai,  l'auteur  d'un  livre  intitulé:  Histoire  et  recherches  des  Anti-- 
qxntés  de  la  ville  de  Paris.  Il  caractérise  ainsi  le  château  d'Anet: 
Afiet  admirable  par  sa  chapelle  (Paris,  1734;  t.  2%  p.  312,  in-f). 

La  chapelle  du  château  d'Anet,  d'une  structure  régulière,  en 
forme  de  croix  grecque,  est  très  soigneusement  bâtie  de  pierres  d'un 
grain  très  fin.  Trois  autels  semblables  la  décoraient.  C'est  aujour- 
d'hui la  partie  la  mieux  conservée  du  château.  Elle  est  richement 
ornée  de  bas-reliefs  représentant  des  sujets  religieux  et  divers  motifs 
d'ornementation  revêtus  de  dorures. 

Aux  plafonds  d'un  péristyle  ou  vestibule  soutenu  par  des  colonnes 
doriques  accouplées,  sont  peintes  sur  fond  d'or  et  sur  la  pierre  même 


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la  Foi,  TEspérance  et  la  Charité,  de  grandeur  naturelle  (1).  Aux 
angles  de  chacun  des  trois  plafonds  est  un  croissant  d'or.  Le  pavé 
se  compose  de  compartiments  de  marbre  noir  et  blanc  :  un  H  et  des 
croissants  en  marbre  noir  ornent  le  seuil  de  la  grande  porte  d'entrée 
qui  est  accompagnée  de  deux  plus  petites.  Au-dessus  de  cette  porte, 
sur  un  marbre  noir,  on  lit  l'inscription  suivante  : 

PAVETE  AD 
SANCTVARIVM 

La  porte  battante,  en  bois  de  chêne,  avec  des  incrustations  de  bois 
étrangers,  offre  des  entrelacs,  et  les  chiffres  H  et  D.  Les  sculptures 
des  autres  portes  sont  également  riches  et  du  meilleur  goût.  On  y 
voit  un  anneau  en  forme  de  croissant,  des  inscrustations  en  marque- 
terie des  bois  alors  les  plus  rares  et  les  plus  beaux ,  l'acajou , 
l'ébène,  etc. 

«  Ce  même  luxe  de  sculpture  et  d'incrustation,  dit  M.  Vaudoyer, 

»  architecte  du  gouvernement  à  Paris,  existait  dans  toute  lamenui- 

1)  série  du  château,  et  deux  portes  d'Anet  restaurées  et  replacées 

»  dans  une  des  salles  du  premier  étage  de  l'Ecole  royale  des  beaux- 

»  arts  ne  peuvent  en  donner  qu'une  faible  idée.  On  voit  aussi  quel- 

»  ques  panneaux  sculptés  provenant  également  d'Anet  dans  d'autres 

»)  parties  de  l'Ecole.  Il  existe  encore  dans  le  château  même,  outre 

»  la  porte  de  la  chapelle  qui  est  dans  un  état  déplorable,  quatre 

»  autres  portes  sculptées  et  dorées  qui  méritent  d'être  soigneuse- 

))  ment  conservées.  » 

(1)  Ces  trois  figures  ont  disparu  totalement  en  1844,  lorsqu'on  a  été  oblige 
de  démonter  ce  portique  pour  le  restaurer.  On  n'en  a  conservé  qu'un  croquis 
{Le  château  d'Anet,  par  M.  de  Caraman  ). 


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Ajoutons  que  la  porte  de  la  chapelle  a  été  complètement  réparée 
en  1844,  sous  la  direction  de  M.  Auguste  Caristie. 

Deux  escaliers  accompagnent  rentrée  principale  delà  chapelle,  et 
sont  extérieurement  surmontés  d'une  masse  quadrangulaire  tout 
unie  de  forme  pyramidale.  Au  sommet  des  deux  pyramides,  se  voit 
une  girouette  présentant  les  chiffres  de  Henri  et  de  Diane  enlacés 
et  découpés  à  jour. 

La  chapelle  dont  nous  venons  de  décrire  le  vestibule  est  une 
coupole  supportée  par  quatre  arcades,  et  surmontée  d'une  campa- 
nille,  où  plutôt  d'une  lanterne,  composée  de  colonnes  corinthiennes 
accouplées,  sur  lesquelles  reposent  des  archivoltes.  La  calotte,  ou 
dôme,  est  entourée  d'une  galerie  à  jour,  formée  du  chiffre  de 
Diane. 

Le  pavé,  composé  de  marbres  noirs  et  blancs,  présente  des  crois- 
sants combinés  de  miUe  manières.  Au  centre ,  une  rose  à  cercles 
réguliers  en  marbres  de  diverses  couleurs  et  des  plus  précieux,  est  un 
chef-d'œuvre  de  précision.  La  coupole  offre  la  même  disposition  de 
Ugnes,  hormis  que  les  croissants  en  losanges  des  caissons  sont  rem- 
plis par  des  chérubins.  Au  fond  de  la  lanterne,  qui  laisse  pénétrer  le 
jour  à  travers  des  verres  blancs  enchâssés  dans  des  réseaux  de 
plomb,  est  une  peinture  grise  tout-à-fait  méconnaissable.  Cette  lan- 
terne est  terminée  elle-même  par  un  petit  dôme. 

Les  quatre,  arcades  de  la  coupole  sont  supportées  par  des  pieds- 
droits  ornés  de  pilastres  et  d'un  entablement  de  l'ordre  corinthien. 
Nous  ferons  remarquer,  en  passant,  que  les  feuilles  des  chapiteaux 
ne  sont  pas  d'acanthe,  mais  de  laurier. 

Entre  les  pilastres  sont  des  niches  cintrées,  où  l'on  voyait  au- 


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—  498  — 

trefois  les  douze  apôtres  exécutés  par  Jean  Goujon.  Ces  admirables 
sculptures  sont  perdues  pour  les  arts.  Les  grandes  fenêtres  qui 
éclairent  le  fond  des  arcades  sont  également  cintrées,  faites  de  bois 
et  dans  le  style  du  dernier  siècle.  Les  carreaux  de  verre  blanc 
de  16  centimètres  environ  de  hauteur,  ont  remplacé  trois  admirables 
grisailles  de  Jean  Cousin,  représentant  Jésus-Christ  enseignant 
rOraison  dominicale,  Abraham  congédiant  Agar  et  Ismaël  (1)  et  le 
combat  des  Hébreux  contre  les  Amalécites,  le  tout  orné  de  déli- 
cieuses arabesques,  et  chargé  d'inscriptions.  Ces  verrièi'es  qui 
avaient  été  recueillies  par  M.  Alex.  Lenoir  dans  son  Musée  des  Mo- 
numents français,  ont  disparu  après  la  suppression  de  ce  musée  et 
la  dispersion  des  objets  d'art  qu'il  renfermait. 

Toutes  les  croisées  du  château  étaient  primitivement  ornées  de 
peintures  en  grisaille,  représentant  des  sujets  de  la  fable;  c'est  le  duc 
de  Vendôme  (Louis- Joseph),  devenu  propriétaire  du  domaine  d'Anet, 
le  6  août  1669,  qui  les  fit  ôter  et  remplacer  par  des  vitres  blanches 
pour  obtenir  plus  de  clarté. 

Sous  les  voussures  des  archivoltes,  huit  figures  d'enfants  por- 
tent les  attributs  de  la  Passion;  sur  les  pendentifs,  huit  figures  de 
femmes  ailées  et  drapées  avec  un  goût  exquis,  sculptures  de  Jean 
Goujon,  tiennent  les  unes  des  palmes ,  les  autres  des  trompettes, 
et  sur  les  frises  se  lisent  des  sentences  latines.  A  la  hauteur  des  ar- 
cades, et  entre  chacune  d'elles,  des  niches  de  forme  carrée  oblongue 
figurant  des  fenêtres,  sont  occupées  par  les  quatre  évangélistes 
peints  sur  toile,  de  manière  à  imiter  des  grisailles  sur  verre. 

(1)  Au  rapport  de  M.  Alex.  Lenoir,  Jean  Cousin  avait  représenté  Diane, 
pour  laquelle  il  faisait  ce  tableau,  sous  la  figure  d'Agar. 


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Au-dessus  de  la  porte  d'entrée,  et  sur  une  des  arcades  est  une 
tribune  dépouillée  de  ses  lambris  et  dont  Pappui  en  bois  est  ruiné. 

Une  porte  richement  sculptée,  communiquant  d'un  des  escaliers 
à  la  tribune,  offre  sur  un  panneau  les  armes  de  France,  et  sur  le 
panneau  de  dessous,  les  armes  de  Diane  de  Poitiers,  relevées  de 
dorures,  car  l'or  brille  ici  partout  à  profusion. 

En  face  de  la  grande  porte  et  de  la  tribune  était  Tautel,  dont  il 
n'existe  pas  de  vestiges  ;  si  ce  n'est  qu'on  aperçoit  à  droite  et  à  gauche 
deux  petites  sacristies  qui  ont  conservé  leurs  lambris. 

L'aspect  intérieur  et  extérieur  de  ce  monument  est  aussi  frais  que 
s'il  était  de  récente  construction. 

Les  trois  faces  extérieures  sont  bâties  régulièrement  et  présentent, 
au-dessous  du  dôme,  trois  frontons  cintrés.  La  couverture  du  dôme 
et  de  toutes  les  parties  de  la  chapelle  est  en  pierre. 

Quatre  escaliers  partagent  extérieurement  le  dôme  en  autant  de 
divisions. 

M.  et  M"'  de  Caraman  ont  entrepris  la  restauration  de  la  Chapelle. 
Par  leurs  soins,  la  croix  a  été  replacée  sur  le  sommet  du  dôme,  les 
autels  ont  été  rétablis,  et  le  3  septembre  1851,  Monseigneur  Pie, 
évêque  de  Poitiers,  a  fait  solennellement  la  réconciliation  de  ce 
temple  domestique  et  consacré  de  nouveau  l'autel  principal  sous 
l'invocation  de  saint  Thomas,  apôtre. 

Il  existe  tout  près  du  château  une  autre  chapelle,  dont  la  façade 
se  présente  sur  la  voie  publique.  C'est  la  chapelle  sépulcrale  ,  bâtie 
pour  recevoir  le  tombeau  de  Diane  de  Poitiers.  Jacques  Androuet 
du  Cerceau  en  parle  dans  son  ouvrage  «/r  les  plus  excellents  bâtiments 
de  France,  comme  si  elle  venait  seulement  d'être  terminée  (1576). 

Cette  jolie  façade  revêtue,  en  beaucoup  d'endroits,  de  marbres  par 


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—  500  — 

incrustation,  se  compose  de  quatre  pilastres  et  d'un  entablement 
corinthiens,  que  surmontent  un  attique  fort  simple  avec  un 
amortissement  composé  d'une  espèce  d'autel  ou  tombeau  accosta 
de  deux  femmes  ;  un  ange  est  au  sommet,  à  demi  caché  derrière 
le  tombeau. 

Sur  la  porte  d'entrée,  sont  deux  Renommées  tenant  d'une  main  une 
trompette,  de  l'autre  un  livre  ouvert  et  une  table  de  la  loi.  Dans  la 
Révolution,  on  avait  écrit  sur  la  table  de  la  loi  ces  mots  :  Guerre  et 
mort  aux  tyrans.  On  voit  aux  pieds  de  l'une  de  ces  Renommées 
une  tête  de  mort  et  un  serpent,  et  aux  pieds  de  l'autre  un  mouton. 

Entre  ces  deux  figures  et  un  peu  au-dessus,  est  un  faux  œil  de 
bœuf  orné  de  peintures. 

Aux  deux  côtés  de  la  porte,  sont  deux  niches  où  se  voient  des 
statues  de  femmes,  d'enfants,  etc.  A  la  porte  battante,  sont  des  car- 
quois, des  anneaux  de  fer  figurant  des  croissants. 

Les  murs  latéraux  de  ce  petit  temple  sont  bâtis  de  pierre  et  de 
brique.  L'abside  est  demi-circulaire. 

L'intérieur  de  la  chapelle  est  tout-à-fait  nu.  Le  tombeau  de  Diane, 
qui  en  avait  été  enlevé  à  l'époque  de  la  Révolution,  avait  été  re- 
cueilli en  débris  par  Alex.  Lenoir  que  nous  avons  déjà  cité.  Depuis 
la  suppression  du  Mmée  des  monuments  français  des  Petùs-Augns- 
tins,  ce  tombeau  de  marbre  noir,  avec  la  figure  de  Diane,  à  ge- 
noux, œuvre  de  Boudin,  sculpteur  très  peu  connu,  a  été  placé 
dans  le  parc  de  Neuilly,  par  la  famille  d'Orléans. 

Le  sanctuaire  était  orné  de  la  représentation  sur  émail  des  douw 
apôtres,  que  Léonard  Limosin  avait  exécuté  en  1545,  pour  la 
chapelle  de  Fontainebleau.  Henri  II  avait  voulu  que  l'on  employât 
ces  magnifiques  émaux  à  la  décoration  de  la  chapelle  sépukrale 


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—  501  — 

d'Anet,  que  Diane  elle-même  avait  fait  ériger  sous  l'invocation  de 
la  Sainte  Vierge.  Ils  ont  été  donnés  en  180!?,  par  l'administration 
du  département  d'Eure-et-Loir,  à  l'église  de  Saint-Père  de  Chartres, 
où  nous  les  avons  vus  dans  la  chapelle  de  la  Vierge,  derrière  le 
chœur  de  cette  église. 
Le  cachet  que  portent  les  constructions  d'Anet  est  celui  du  talent 

le  plus  élevé  uni  à  la  science  la  plus  profonde.  C'est  le  génie,  le  génie 

* 

créateur,  rempli  du  feu  sacré  des  beaux-arts,  qui  a  présidé  à  toutes 
ces  merveilles.  On  ne  se  lasse  point  d'admirer  la  beauté  et  la  régu- 
larité des  plans,  la  pureté  des  lignes  et  des  moulures ,  le  goût  exquis 
et  le  fini  des  sculptures,  la  majesté  des  masses,  la  richesse  et  la 
grâce  des  détails. 

«  Des  statues  représentant  les  divinités  mythologiques,  des  bustes 
n  des  Empereurs  et  des  grands  hommes  de  l'antiquité  grecque  ou  ro- 
»  maine,  étaient  répandus  à  profusion  et  sur  les  façades  et  dans  les 
»  jardins.  Les  combles  étaient  décorés  de  crêtes  dorées.  La  croix  de 
w  fer  qui  surmontait  le  dôme  de  la  chapelle  était  considérée  comme 
»  un  chef-d'œuvre  de  serrurerie.  A  l'intérieur,  c'étaient  bien 
»  d'autres  richesses  encore. 

'(  La  menuiserie  des  lambris,  des  portes  et  des  plafonds,  avait 
»  été  composée  et  travaillée  avec  un  art  et  une  richesse  infinis  ;  on 
»  avait  su  marier  aux  bois  indigènes  des  bois  étrangers  de  toute 
»  espèce,  apportés,  à  grands  frais,  des  pays  les  plus  lointains;  les 
»  verrières,  peintes  avec  réserve,  adoucissaient  la  vivacité  de  la 
«  lumière,  et  de  toutes  parts,  l'éclat  des  dorures  et  de  l'émail 
»  chatoyait  à  la  vue.  De  riches  tentures  couvraient  les  murailles  là 
»»  où  la  peinture  n'avait  pu  trouver  place  »  (1). 

(1)  Le  château  d*Anet,  par  M.  de  Caraman,  p.  166-167. 


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Faut-il  s'étonner  de  raccumulation  de  tant  de  chefs-d'œuvre 
dans  un  même  palais,  si  l'on  songe  que  les  hommes  les  plus  habiles 
que  la  France  ait  jamais  possédés ,  les  Philibert  de  Lorme,  les  Jean 
Goujon,  les  Germain  Pilon ,  les  Jean  Cousin,  ces  maîtres  de  l'archi- 
tecture, de  la  sculpture  et  delà  peinture  au  xvi*  siècle,  concoururent 
par  la  réunion  de  leurs  talents  à  la  merveilleuse  création  d'Anet, 
que  les  vers  de  Voltaire  ont  immortalisée  ?  (1) 

L'origine  du  château  d'Anet  est  fort  ancienne.  Le  nom  d'un  sei- 
gneur de  ce  nom,  Simon  d'Anet,  se  lit  dans  des  chartes  de  1 169.  Vers 
l'année  134D,  le  comte  d'Evreux,  fils  de  Philippe-le-Hardi,  devint 
possesseur  de  ce  domaine  .  En  1444,  Charles  VII,  pour  reconnaître 
les  services  que  lui  avait  rendus  le  grand  sénéchal  de  Normandie , 
Pierre  de  Brézé ,  lui  fit ,  entre  autres  dons ,  celui  de  la  Châtellenie 
d'Anet. 

A  Pierre  de  Brézé  succéda  Jacques  de  Brézé,  son  fils,  qui  avait 
épousé  Charlotte  de  France ,  fille  de  Charles  VII  et  d'Agnès  Sorel. 

Enfin,  Louis  de  Brézé ,  comte  de  Maulévrier ,  grand  sénéchal  de 
Normandie,  fils  de  Jacques,  hérita  du  domaine  d'Anet.  Il  épousa  en 
deuxièmes  noces,  le  29  mars  1514,  Diane  de  Poitiers,  fille  de  Jean 
de  Poitiers,  seigneur  de  Saint-Vàllier,  qui  n'était  âgée  que  de  qua- 
torze ans  ;  elle  était  née  en  1499.  Diane  avait  trente-deux  ans  quand 
elle  perdit  son  époux.  Son  union  avec  lui  avait  été  irréprochable  ; 

(1)  Mon  ami  et  excellent  confrère  à  T Académie  de  Rouen,  M.  L.  Desmarest, 
architecte  du  département  de  la  Seine-Inférieure,  a  dessiné  une  vue  géné- 
rale de  cette  résidence  princière  dans  l'état  où  elle  se  trouvait  primitivement. 

Son  dessin,  d'une  pureté  et  d'une  linesse  admirables ,  a  été  gravé  pour  le 
Magasin  Pittoresque^  année  1843.  Il  accompagne  des  étitdes  d'architecture  en 
France,  rédigées  par  M.  Vaudojer,  architecte  du  Gouvernement. 


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—  505  — 

elle  lui  voua,  pendant  toute  sa  vie,  une  marque  touchante  de  son 
fidèle  attachement,  car  elle  ne  quitta  jamais  ses  habits  de  deuil,  et 
Henri  II  souffrit  que  la  mémoire  de  celui  qu'il  remplaçait  dans  le 
cœur  de  la  belle  veuve  fût  incessampient  rappelée  par  la  statue  de 
Louis  de  Brézé,  de  grande  dimension,  et  par  les  vers  suivants  gravés 
en  lettres  d'or  sur  un  marbre  noir  qu'elle  avait  fait  placer  au  château 
d'Anet  : 

Brezœo  hœc  statuit  pergrata  Diana  marito 
Ut  diuturna  sui  sint  monumenta  viri. 

a  Diane  reconnaissante  a  élevé  ce  monument  à  Brézé  son  époux  , 
afin  qu'il  restât  un  souvenir  durable  de  lui.  » 

Elle  fit  ériger  à  la  mémoire  de  Louis  de  Brézé,  dans  la  chapelle  de 
la  Vierge  de  la  Cathédrale  de  Rouen ,  un  mausolée  magnifique  (1), 
chef-d'œuvre  de  l'art,  modèle  admirable,  où  elle-même  s'est  fait 
représenter  de  grandeur  naturelle ,  agenouillée  et  priant  près  du 
sarcophage  où  est  le  corps  de  son  mari  figuré  nu ,  et  étendu  sur 
un  linceul. 

Via-à-vis  de  la  statue  de  Diane,  à  l'extrémité  opposée  du  sarcophage • 
on  voit  une  autre  statue  de  femme  portant  im  enfant.  Quelques  per- 
sonnes n'admettent  pas,  ainsi  que  l'a  dit  M.  A.  Deville ,  dans  son 
curieux  ouvrage  sur  les  Tombeaua:  de  la  Cathédrale  de  Rouen ,  que 
cette  femme  fortement  constituée,  espèce  de  virago,  soit  la  Sainte- 
Vierge,  ni  que  cet  enfant,  demi-nu,  gigottant,  soit  l'enfant  Jésus. 

(1)  Le  tombeau  de  Louis  de  Brézé  est  peut-être  dans  son  genre,  parmi  les 
chefs-d'œuvre  que  possède  la  France ,  le  plus  excellent  que  Fart  moderne  , 
ou  art  français,  ait  produit  en  s'inspirant  de  l'antiquité. 

Ce  morceau  de  sculpture  en  albâtre  est  d'une  étonnante  perfection.  Il  est 
attribué  à  Jean  Cousin,  ou  à  Jean  Goujon,  mais  plutôt  à  Jean  Goujon. 


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—  504  — 
Elles  aiment  mieux  voir  dans  ce  groupe  M.  de  Brézé  aux  bras  de  sa 
nourrice  :  ainsi  se  trouveraient  rapprochées  la  naissance  et  la  mort 
du  grand  sénéchal  de  Normandie.  L'auteur  appuie  son  opinion  sur 
ce  que  la  figure  de  Louis  de  Brézé  mort  et  celle  qui  le  représentait 
en  habit  de  comte,  étaient  tournées  vers  la  statue  de  femme  dont 
nous  parlons,  et  que  cette  double  prière  semblait  sortir  de  leur 
bouche  : 

Suscipe  preces,  Virgo  benigna. 

«  Reçois  nos  prières,  Vierge  bénigne.  » 
et 

Miséricordes  oculos  ad  nos  converte. 

«  Tourne  vers  nous  tes  yeux  miséricordieux.  » 
«  Pour  achever  de  lever  tous  les  doutes,  dit  M.  Deville,  nous 
»  ferons  remarquer  l'analogie  complète  qui  existe  entre  cette  statue 
»  et  la  figure  en  plomb  de  la  Vierge  qui  est  placée  sur  le  faîte  de  la 
»  chapelle  même  de  la  Vierge,  tant  sous  le  rapport  de  la  composi- 
»  tion  du  groupe  que  sous  celui  du  caractère  et  du  costume  de  la  fi- 
M  gure  principale;  la  ressemblance  est  frappante.  Il  y  a  plus,  le 
»)  faire  et  le  dessin  en  sont  tellement  identiques,  que  nous  n'hési- 
»  tons  pas  à  attribuer  l'exécution  de  ces  deux  morceaux  au  même 
»  artiste.  (1)  » 

Ces  raisons  nous  paraissent  péremptoires.  On  sait,  en  eflfet,  que 
les  artistes  du  xvi*  siècle  se  permettaient  souvent  des  écarts  contre 
le  goût  et  la  bienséance.  J'ai  vu,  il  y  a  une  trentaine  d'années,  à 
Sainte-Gertrude,  près  Caudebec,  une  statue  de  grandeur  naturelle 
représentant  la  sainte  Vierge  allaitant  l'enfant  Jésus  par  une  échau- 
crure  pratiquée  à  sa  robe  et  qui  laissait  voir  le  sein  à  découvert. 

(1)  Tombeaux  de  la  Cathédrale,  par  A.  Deville,  p.  112-113. 


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—  505  — 

Une  figure  en  pied  de  Louis  de  Brézé  se  voyait  appuyée  à  la  mu- 
raille. Il  était  en  grand  costume  avec  les  insignes  de  ses  dignités. 

Cette  statue  a  disparu,  il  y  a  si  longtemps,  qu'il  n'en  est  resté  nul 
souvenir.  Il  est  probable  qu'elle  aura  été  retirée  de  sa  place  bien 
avant  la  Révolution  pour  une  cause  quelconque.  La  Description  his- 
torique de  la  Cathédrale  de  Rouen ^  par  A.  P.  M.  Gilbert,  Rouen, 
1837,  p.  136,  dit:  Elle  a  été  détruite  en  1793.  C'est  une  erreur  : 
aucun  témoignage  n'a  confirmé  cette  assertion. 

On  lit  sur  im  panneau  de  marbre  ces  quatre  vers  latins,  lesquels 
semblent  sortir  de  la  bouche  même  de  Diane  : 

Hoc  Lodoice  tibi  posuit  Brezœe  sepulchrum 

Pictonis  amisso  mœsta  Diana  vire. 
Indivulsa  tibi  quondam  et  fidissima  conjux 

Ut  fuit  in  thalamo  sic  erit  in  tumulo. 

o  O  Louis  de  Brézé,  Diane  de  Poitiers,  désolée  de  la  mort  de  son  mari , 
1»  t'a  élevé  ce  sépulcre.  Elle  te  fut  inséparable  et  très  fidèle  épouse  dans  le 
»  lit  coi^ugal;  elle  te  le  sera  de  même  dans  le  tombeau,  d 

Il  faut  considérer  que  l'intimité  de  Diane  avec  Henri  II  n'eût  lieu, 
au  plus  tôt,  que  cinq  ou  six  années  après  la  mort  de  Louis  de  Brézé, 
son  mari,  et  qu'il  n'y  manqua  alors  que  la  sanction  légale,  car  le 
mariage  du  roi  avec  Catherine  de  Médicis  ne  se  fit  que  plus  tard. 

Si  nous  en  croyons  Brantôme,  dont  la  plume  n'est  pas  accoutumée 
à  la  bienveillance,  une  circonstance  solennelle  découvrit  toute  la 
grandeur  et  la  noblesse  de  son  âme. 

L'historien  rapporte  que  le  roi  voulut  reconnaître  une  fille  qu'il 
avait  eue  de  cette  princesse.  Elle  s'y  opposa  :  «j'étais  née,  lui  dit-elle, 
(i  pour  avoir  des  enfants  légitimes  de  vous.  J'ai  été  votre  maîtresse 

32 


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—  506  — 

a  parce  que  je  vous  aimais,  je  ne  souflWrai  pas  qu'un  arrêt  me 
a  déclare  votre  concubine.  » 

Louis  de  Brézé  mourut  au  château  d'Anet,  le  23  juillet  1531. 
Diane  vécut  alors  retirée  dans  cette  résidence.  Mais  après  la  mort 
de  François  I",  elle  alla  briller  à  la  cour  où  elle  avait  été,  très  jeune, 
admise  au  nombre  des  filles  d'honneur  de  la  reine  Claude ,  femme 
de  celui-ci,  et  elle  acquit  bientôt  un  grand  ascendant  sur  l'esprit 
de  Henri  II ,  son  fils  et  son  successeur,  qui  n'avait  alors  que  treize 
ans.  Elle  inspira,  ainsi  que  nous  l'avons  dit ,  la  plus  ardente  passion 
à  ce  jeune  roi,  lequel  lui  prodigua  publiquement  pendant  toute 
sa  vie  la  vivacité  constamment  soutenue  de  ses  sentiments  et  qui  alla 
même  jusqu'à  adopter  les  couleurs  du  deuil  de  celle  qu'il  se  plaisait 
à  appeler  sa  belle  veuve. 

Diane,  devenue  duchesse  de  Valentinois  par  le  don  que  le  Roi  lui 
fit  de  ce  duché,  a  raconté  sa  propre  histoire  dans  ces  vers  d'une 
naïveté  charmante,  qu'elle  fit  pour  Henri  II,  et  qui  sont  conservés 
dans  les  manuscrits  de  la  bibliothèque  impériale  (1). 

Voicy  vraisment  qu'Amour  un  beau  matin, 
S*en  vint  m'offrir  flourette  très  gentille. 
Là,  se  prit-il,  aournez  vostre  teint, 
£t  vistement  violiers  et  jonquille 
Me  rejetoit  a  tant  que  ma  mantille 
En  estoit  pleine  et  mon  cœur  se  pasmoit, 
(Car,  voyez-vous,  flourette  si  gentille 
Estoit  garçon  frais,  dispos  et  jeunet) 

(1)  Musée  des  monuments  français  par  Alex.  Lenoir,  t.  4',  an  13,  1805,  et 
JDescription  historique  etc. ,  des  monuments  français  par  le  même. —  Janvier  1806. 


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—  507  — 

Ains  tremblottante  et  destournant  les  jeux... 
Nenni...  disois-je  —  Ah!  ne  serez  déçue 
Reprit  Amour,  et  soudain  à  ma  vue 
Va  présentant  un  laurier  merveilleux. 
Mieux  vault,  lui  dîs-je,  estre  sasge  que  royne, 
Ains  me  sentis  et  fraimir  et  trembler 
Diane  faillit,  et  comprendrez  sans  peine. 
Duquel  matin  je  praitends  reparler. 

M.  le  comte  de  Caraman,  propriétaire  actuel  du  domaine  d'Anet, 
a  imprimé  cette  pièce  de  vers  avec  de  notables  différences  et  sans 
indiquer  la  source  où  il  a  puisé,  dans  un  opuscule  dont  nous  avons 
déjà  parlé,  et  qui  a  pour  titre  Le  Clidteau  dAnet. —  Paris  1860. 

Diane  de  Poitiers  avait  60  ans,  quand  mourut  si  fatalement  le 
roi  Henri  II,  à  l'âge  de  41  ans,  le  10  juillet  1559,  sans  que  ratta- 
chement de  ce  prince  pour  celle  qui  avait  conquis  toutes  ses  aflfec- 
tions  se  fût  jamais  démenti. 

Cette  fraîcheur  de  jeunesse,  cette  beauté  ravissante  que  Diane 
conserva  dans  un  âge  où  les  ravages  du  temps  se  sont  fait  sentir 
ordinairement,  parurent  si  extraordinaires,  qu'il  y  eut  dans  ce  siècle 
superstitieux,  même  des  hommes  graves,  qui  crurent  à  un  effet  d'in- 
vocations magiques  chez  une  femme  si  privilégiée  de  la  nature  et  des 
grâces.  Elle  survécut  encore  de  six  années  à  la  perte  de  son  royal 
amant.  Elle  mourut  à  l'âge  de  66  ans,  le  25  avril  1566. 

Brantôme  s'exprime  ainsi  au  sujet  de  cette  princesse  illustre  à 
tant  de  titres  : 

«  Je  la  vis  six  mois  avant  sa  mort,  si  belle  encore  que  je  ne  sache 
«  cœur  de  rocher  qui  ne  s'en  fût  ému ,  quoique  quelque  temps 
«  auparavant  elle  se  fût  rompue  une  jambe  sur  le  pavé  d'Orléans. 


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—  508  — 

«  Sa  beauté,  sa  grâce  et  sa  belle  apparence  étaient  toutes  pareilles 
a  qu'elles  avaient  toujours  été.  C'est  donunage  que  la  terre  couvre 
«  un  aussi  beau  corps.  Elle  était  fort  débonnaire,  charitable  et  au- 
«  manière.  Il  faut  que  le  peuple  de  France  prie  Dieu  pour  qu'il  ne 
«  vienne  jamais  favorite  de  roi  plus  mauvaise  que  celle-ci,  ni  plus 
a  malfaisante.» 

Il  y  a  soixante-dix  ans,  lors  de  la  Révolution,  le  domaine  d'Anet 
était  possédé  par  la  maison  de  Penthîèvre.  Il  fut  vendu  en  1793, 
comme  bien  national,  et  passa  successivement  aux  mains  de  plu- 
sieurs particuliers.  La  duchesse  douairière  d'Orléans,  fille  du  duc  de 
Penthièvre,  le  racheta  en  1820.  Après  sa  mort,  arrivée  le  23  juin 
1821,  le  duc  d'Orléans,  son  fils,  devenu  roi  depuis,  sous  le  titre  de 
Louis-Philippe  I",  en  hérita.  Il  le  vendit  en  1823  à  M.  Passy,  rece- 
veur général  du  département  de  l'Eure,  lequel,  en  1837,  le  revendit 
à  M.  Dibon,  manufacturier  à  Louviers.  En  1840,  M.  de  Riquet, 
comte  Adolphe  de  Caraman,  en  devint  à  son  tour  possesseur.  Il  nous 
est  permis  d'espérer  que  les  précieux  restes  de  ce  séjour  enchanteur 
nous  seront  longtemps  conservés  par  cet  ami  des  beaux  arts. 

E.  DE  LA  QuÉRIÈRE. 


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VARIÉTÉS. 


UNE 

EXCURSION  DANS  L'AUSTRALIE 

Suite  et  fin  (4) 


RBCIT    DE  KINO. 

Nous  arrivâmes  au  dépôt  général  de  la  Crique-Gooper  le  11  avril,  vers 
sept  heures  et  demie  du  soir.  Nous  n'avions  plus  que  deux  chameaux. 
Toutes  nos  provisions  consistaient  en  une  livre  de  viande  desséchée.  Nous 

nous  aperçûmes  que  Texpédition  venait   de  partir  ce  même  jour En 

regardant  autour  de  nous,  nous  avons  aperçu  Tarbre  sur  lequel  on  avait 
écrit:  Creusez.  Après  avoir  creusé  nous  avons  trouvé  les  provisions  qu*on 
avait  déposées.  M.  Burke  prit  connaissance  des  papiers  qui  étaient  dans 
une  bouteille  et  demanda  à  chacun  de  nous  s'il  se  sentait  en  état  de  quitter 
la  crique  et  de  se  mettre  à  la  poursuite  de  l'expédition  qui  venait  de  partir. 
—  Nous  répondîmes  négativement.  Il  répliqua  qu'il  nous  avait  fait  cette 
question  pour  obéir  à  son  devoir  mais  que,  quant  à  lui,  il  se  sentait  inca- 
pable d'en  rien  faire  ; —  il  était  bien  plustdt  décidé  à  essayer,  après  quelque 
repos,  de  franchir  la  chaîne  des  monts  Hopeless,  parce  que  la  commission  de 
Melbourne  lui  avait  donné  l'assurance  qu'il  existait  une  exploitation   à 

(1)  Voir  le  numéro  de  juillet,  p.  424-430. 


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—  510  — 
moins  de  150  njille  de  laGrique-Cooper.  M.  Wills  n*était  point  disposé  à 
adopter  ce  plan,  il  préférait   reprendre  le  chemin   suivi  pour  arriver, 
mais  il  finit  par  céder.  Quanta  moi,  j'avais  aussi  exprimé  le  désir  de  suivre 
la  route  par  laquelle  nous  étions  venus. 

Nous  restâmes  quatre  ou  cinq  jours  à  nous  reposer,  faisant  nos  préparatifs 
pour  descendre  la  crique  par  étapes  de  quatre  ou  cinq  milles  par  jour. 
M.  Burke  plaça  dans  Tendroit  adopté  comme  magasin  un  papier  indiquant 
la  route  que  nous  nous  proposions  de  suivre pendant  que  nous  descen- 
dions la  crique,  les  naturels  nous  procurèrent  du  poisson à  peu  de  temps 

de  là  un  des  chameaux  que  nous  désignions  sous  le  nom  de  Landa,  s'em- 
bourba. 

Pendant  près  de  deux  jours  nous  essayâmes  de  le  retirer;  convaincus,  au 
bout  de  ce  temps,  que  nous  n'étions  pas  assez  forts  pour  y  parvenir,  nous  le 
tuâmes  d'un  coup  de  fusil  le  soir  du  second  jour; —  nous  découpâmes  leplus 
qu'il  nous  fut  possible  de  sa  chair  et  la  fîmes  sécher,  nous  nourrissant  pendant 
cette  opération  à  même  ce  qui  restait  du  pauvre  animal;  ceci  fait  nous  avons 
abandonné  tout  ce  qui  n'était  pas  d'une  absolue  nécessité,  chargeant  tout 
ce  qui  nous  était  indispensable  sur  le  dos  du  seul  chameau  qui  nous  restait 
et  que  nous  désignons  sous  le  nom  de  Rajah;  de  plus,  chacun  de  nous  se 
chargea  d'environ  vingt-cinq  livres  pesant;  nous  suivîmes  alors  diverses 
vallées  de  la  crique  dont  la  direction  était  vers  le  sud,  il  se  trouva  que  toutes 
aboutissaient  à  des  steppes  sablonneuses,  infranchissables.  Dans  ledénûment 
où  nous  nous  trouvions  M.  Burke  revint  sur  ses  pas  et  notre  dernier  cha- 
meau étant  complètement  à  bout  de  force,  nous  résolûmes  de  lui  donner  un 
repos  de  quelques  jours  et  de  faire  un  nouveau  temps  d'arrêt.  Pendant  ce 
temps  MM.  Burke  et  Wills  furent  à  la  recherche  des  indigènes  afin  d'ap- 
prendre d'eux  en  quels  lieux  se  trouve  la  plante  appelée  le  nardoo  qui,  pour 
les  naturels  remplace  notre  blé.  Ils  trouvèrent  le  camp  des  indigènes  et 
obtinrent  d'eux  un  grand  nombre  de  gâteaux  de  nardoo  ainsi  que  du  poisson, 
mais  ils  ne  purent  faire  comprendre  qu'ils  désiraient  pouvoir  trouver  eux- 
mêmes  cette  substance.  Ils  revinrent  le  troisième  jour  rapportant  du  nardoo 
et  du  poisson. 


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—  611  — 

Le  lendemain,  le  chameau  Rajah  parut  très  mal;  je  dis  à  M.  Burke  qu'il 
me  paraissait  n'avoir  plus  que  trois  ou  quatre  jours  à  vivre,  et  comme  le 
soir  de  ce  même  jour  la  pauvre  béte  sembla  être  sur  le  point  d'expirer, 
M.  Burke  m'ordonna  de  le  fusiller  ce  que  je  fis.  Nous  découpâmes  sa  chair 
à  Taide  de  deux  couteaux  brisés  et  d'une  lancette.  Nous  séchâmes  la  chair, 
puis  M.  Burke  voulut  faire  une  nouvelle  tentative  à  Tefifet  de  trouver  du 
nardoo,  il  me  prit  avec  lui:  nous  descendimes  la  vallée  espérant  retrouver 
les  indigènes  campés  à  Tendroit  où  M.  Burke  les  avait  vus  quelques  jours 

auparavant  ;  il  n'y  était  plus M.  Burke  dit  alors  qu'il  nous  fallait  faire 

un  effort  suprême,  parce  que,  si  nous  ne  pouvions  pas  trouver  du  nardoo, 
nous  devions  nous  attendre  à  succomber  inévitablement.  Aussi  avait-il  Tin- 
tention  de  faire  provision  d'un  peu  de  viande  desséchée  ainsi  que  de  riz,  et 
tout  en  faisant  nos  recherches  nous  diriger  vers  la  chaîne  des  monts  Hopeleis, 
nous  fûmes  tous  trois  d'accord  qu'il  valait  mieux  faire  une  seconde  tentative 
pour  traverser  les  monts  Hopeless,  parce  que  quelle  que  fût  notre  faiblesse 
actuelle,  elle  deviendrait  bientôt  plus  grande  encore,  notre  portion  journa- 
lière 86  réduisant  chaque  jour  de  plus  en  plus. 

Au  bout  de  peu  d'instant  de  marche  nous  arrivions  à  un  plateau  où  j'a- 
perçus des  graminées,  je  m'écriai  que  je  venais  de  trouver  du  nardoo.  Ma 
trouvaille  nous  donna  grande  joie....  Après  avoir  voyagé  pendant  trois  jours 
nous  rencontrâmes  un  cour  d'eau  qui  coulait  au  sud  de  la  crique  Cooper; 
nous  étions  très  fatigués  et  nos  provisions  se  réduisaient  à  une  petite  ga- 
lette et  trois  rouleaux  de  viande  desséchée;  cc-soir  là  nous  avons  campé 
pendant  environ  quatre  heures,  résolus  de  marcher  ensuite  tout  le  jour  sui- 
vant jusqu'à  deux  heures  du  matin.  Si  alors  nous  n'avions  pas  trouvé  d'eau, 
nous  devions  revenir  sur  nos  pas,  nous  partîmes,  et  à  l'heure  dite  nous  n'a- 
vions pas  trouvé  d*eau  ;  nous  nous  assîmes  alors  tous  trois  pendant  une 
heure  et  revînmes  sur  nos  pas.  Que  nous  aurions  été  heureux  d'une  pluie 
de  quelques  iours  qui  nous  aurait  permis  de  poursuivre  notre  route  !  Selon 
le  calcul  de  M.  Wills,  nous  nous  trouvions  à  une  distance  de  45  milles  de 
la  crique  Ck)oper.  Nous  marchâmestoutle  jour  retournant  lentement  sur  nos 


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—  512  — 

pas  et  le  soir  suivant  nous  pûmes  atteindre  Teau  la  plus  proche  de  la  crique, 
nous  pûmes  cueillir  un  peu  de  nardoo  que  nous  fimes  bouillir  pour  le  rendre 
plus  facile  à  écraser. 

Le  lendemain,  nous  atteignîmes  la  crique  principale.  Sachant  où  il 
j  avait  de  bonne  eau  et  des  gunias  naturels  nous  nous  y  rendîmes,  désireux 
de  conserver  notre  farine  et  notre  viande  desséchée  pour  une  nouvelle  ten- 
tative à  Teffet  d'arriver  à  franchir  les  monts  Hopeless...  Le  jour  suivant, 
M.  Wills  et  moi  fûmes  cueillir  du  nardoo;  nous  en  Ûmes  provision  pour  trois 
jours.  Ayant  trouvé  près  des  gunias  une  grosse  pierre,  M.  Burke  et  moi 
nous  nous  en  servîmes  pour  moudre  notre  grain;  mais  notre  travail  dura  si 
longtemps  que  la  moitié  de  ce  qui  nous  restait  de  farine  ainsi  que  la  moitié 
de  notre  provision  de  nardoo  furent  consommées.  MM.  Burke  et  Wills  descen- 
dirent la  crique  pour  prendre  le  reste  de  notre  viande  desséchée  que  nous 
avions  mis  en  réserve.  Nous  nous  mimes  ainsi  en  possession  de  toutes  nos 
provisions  cueillant  du  nardoo  et  vivant  le  naoins  mal  possible. 

M.  Burke  pria  M.  Wills  de  remonter  la  crique  jusqu'au  dépôt  et  d'y  pla- 
cer une  note  indiquant  que  nous  vivions  dans  la  crique,  la  première  note 
que  nous  avions  placée  dans  ce  dépôt  annonçait  que  nous  nous  mettions  en 
route,  nous  dirigeant  vers  le  sud  ;  M.  Wills  fut  aussi  chargé  d'y  enterrer  le 
livre  journal  du  voyage  au  golfe  de  Carpentarie.  Avant  de  se  mettre  en  route 
il  prit  trois  livres  de  farine,  quatre  livres  de  nardoo  réduit  en  poudre  et 
environ  une  livre  de  viande  desséchée.  Il  pensait  que  son  absence  durerait 
une  huitaine  de  jours,  pendant  son  absence  je  cueillis  du  nardoo  et  le  broyai, 
car  M.  Burke  désirait  en  faire  provision  pour  le  cas  où  nous  serions  surpris 
par  les  pluies Ason  retour,  M.  Wills  nous  dit  avoir  rencontré  les  indi- 
gènes le  soir  même  du  jour  ou  il  nous  avait  quittés  ils  s'étaient  montrés  très 
bienvaillants  pour  lui  et  lui  avaient  donné  des  vivres  en  abondance  pour 
tout  son  voyage  aller  et  retour,  il  croyait  qu'il  nous  serait  facile  de  vivre  au 
milieu  d'eux....  Pendant  l'absence  de  M.  Wills,  il  était  arrivé  que  M.  Burke 
faisant  un  jour  cuire  du  poisson,  les  flammes  atteignirent  le  guniah  sous 
lequel  nous  étions  campés  et  le  brûlèrent  si  rapidement  que  nous  ne  pûmes 


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—  513  — 

rien  sanver  de  nos  effets  sinon  un  revolver  et  un  fusil,  après  le  retour  de 
M.  Wills,  il  fut  résolu  que  nous  remonterions  la  crique  pour  aller  vivre 
avec  les  indigènes,  puisque  M.  Wills  pensait  qu'il  nous  serait  facile  d'en 
obtenir  des  provisions. 

Nous  nous  rendions  à  Tendroit  ou  nous  comptions  les  trouver.  Quel  no 
fut  point  notre  désappointement,  ils  étaient  partis  !  Ayant  apperçu  un  champ 
de  Nardoo,  nous  fîmes  halte  dans  Tintention  d'y  établir  notre  camp.  Nous 
nous  occupâmes  à  cueillir  du  Nardoo  et  à  en  faire  provision.  M.  Wills  et  moi 
étions  occupés  à  la  cueille  et  nous  en  rapportions  chaque  jour  un  sac , 
quant  à  M.  Burke,  il  parvenait  pendant  notre  absence  à  en  broyer  quantité 
suffisante  pour  notre  diner.  C'est  à  ce  moment  que  M.  Wills  tomba  dans 
une  grande  faiblesse  et  devint  complètement  incapable  de  continuer  à  aller 
cueillir  du  Nardoo  ;  il  lui  fut  impossible  même  de  s'occuper  à  le  broyer, 
tant  il  devint  faible  en  quelques  jours.  Je  continuai  à  aller  cueillir  le 
Nardoo,  mais  à  son  tour  M.  Burke  commença  à  se  sentir  très  débile  et  dé- 
clara  qu'il  ne  pouvait  plus  être  que  d'un  faible  secours  pour  le  travail  de 
broyer  le  Nardoo  ;  je  devais  donc  à  moi  seul  cueillir  et  broyer  pour  trois. 
Je  continuai  ce  travail  pendant  quelques  jours,  au  bout  desquels  je  sentis  à 
mon  tour  mes  forces  diminuer  rapidement.  Mes  jambes  étaient  devenues 
faibles  et  douloureuses,  je  fus  incapable  de  marcher  pendant  quelques  jours 
et  nous  fûmes  forcés  de  vivre  pendant  six  jours  à  même  les  provisions 
mises  en  réserve.  Alors  M.  Burke  proposa  que,  pendant  trois  jours,  je  cueil- 
lisse le  plus  que  je  pourrais  de  Nardoo,  et  qu'à  l'aide  de  cette  provision, 
ajoutée  à  ce  qui  nous  restait  encore  ,  lui  et  moi  nous  nous  mettrions  à  la 
recherche  des  naturels.  Ce  plan  de  conduite  nous  avait  été  suggéré  par 
M.  Wills  qui  le  considérait  comme  la  seule  chance  pour  lui  comme  pour 
nous.  Je  cueillis  tout  ce  que  je  pus  trouver  de  Nardoo,  et  nous  en  broyâmes 
quantité  suffisante  pour  que  M.  Wills  en  eût  pour  huit  jours  et  nous  pour 
deux  jours.  Nous  mîmes  à  la  portée  de  M.  Wills  de  l'eau  et  du  bois  pour  faire 
du  feu  et  M.  Burke  et  moi  nous  nous  levâmes  pour  partir.  Avant  de  quitter 
M.  Wills,  M.  Burke  lui  demanda  s'il  persistait  toigours  dans  ce  plan  dont 


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il  était  Tauteur,  parce  que  sans  cela,  lui,  M.  Burke,  ne  voulait  pas  le  laisser 
seul.  M.  Wills répondit  qu'il  considérait  cette  conduite  comme  la  seule  chance 
de  salut  possible.  Il  donna  à  M.  Burke  une  lettre  et  sa  montre,  le  chargeant 
de  remettre  le  tout  à  son  père,  et  me  dit  que,  dans  le  cas  où  je  survivrais  il 
M.  Burke,  il  me  priait  d'accomplir  ce  dernier  vœu. 

Le  premier  jour  de  notre  voyage,  M.  Burke  parut  très  mal;  il  se  plaignait 
de  grandes  douleurs  dans  les  jambes  et  dans  les  reins.  Le  second  jour,  à 
parut  mieux  et  me  dit  qu'il  lui  semblait  sentir  ses  forces  revenir,  mais  à 
peine  eûmes-nous  fait  deux  milles,  qu'il  me  dit  qu'il  lui  était  impossible 
d'aller  plus  loin.  Je  persistai  à  l'exciter  à  marcher,  je  le  soutins  même 
pendant  assez  temps,  jusqu'à  ce  que  je  vis  qu'il  était  tout-à-fait  épuisé.  Il 
me  dit  qu'il  ne  pouvait  plus  porter  son  sac  et  en  même  temps  il  jeta  à  terre 
tout  ce  qui  le  chargeait.  Je  réduisis  alors  moi-même  mon  mince  bagage , 
ne  conservant  qu'un  fusil,  un  peu  de  poudre  et  de  plomb ,  une  petite  gibe- 
cière et  des  allumettes.  A  peine  avions  nous  fait  un  peu  de  chemin  que 
M.  Burke  s'arrêta,  disant  que  nous  allions  faire  halte  pour  lanuit.  Cet  en- 
droit se  trouvait  près  d'une  grande  nappe  d'eau  et  exposé  au  vent.  Je  le  lui 
fis  observer  et  j'obtins  de  lui  d'aller  un  peu  plus  loin,  jusqu'au  premier  étang 
quo  nous  rencontrâmes  et  où  nous  nous  établîmes.  En  cherchant  autour 
de  nous,  quelques  rares  plantes  de  Nardoo  nous  apparurent ,  je  les  cueillis, 
les  écrasai  et,  avec  un  corbeau  que  je  tuai,  nous  trouvâmes  moyen  de  sou- 
der. Quoique  M.  Burke  eut  mangé  au  souper,  il  se  trouva  plus  mal;  il  me  dit 
qu'il  était  convaincu  qu'il  n'avait  plus  que  quelques  heures  à  vivre.  Il  me 
remit  sa  montre  qui ,  me  dit-il ,  appartenait  à  la  commission  ;  il  me  remit 
aussi  un  petit  livre  dans  lequel  il  avait  écrit  quelques  notes  ,  il  me  dit  de  le 
remettre  à  sir  William  Stawell.  Il  ajouta:  a  J'espère  que  vous  resterez 
avec  moi  jusqu'à  ce  que  je  ne  soit  plus,  car  c'est  une  grande  consolation  de 
savoir  qu'on  a  là  quelqu'un  près  de  soi.  Lorsque  je  no  serai  plus  je  désire 
que  vous  placiez  un  pistolet  dans  ma  main  droite  et  que  vous  me  laissiez 
sur  le  sol  sans  m'enterrer  et  dans  le  costume  que  je  porte.  » 

Le  reste  de  la  nuit  il  parla  très  peu  ;  le  lendemain  matin,  il  ne  pouvait 
plus  proférer  une  parole,  et  vers  les  huit  heures  il  expira.  Je  restai  près  du 


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cadavre  pendant  quelques  heures,  mais  je  ne  pouvais  plus  lui  être  utile  et 
je  me  remis  en  route  à  larecherche  des  naturels.  L'état  de  solitude  dans 
lequel  je  me  trouvais  m'affectait  beaucoup,  et,  pour  dormir  la  nuit,  je  cher-^ 
chait  des  traces  de  campements  occupés  par  les  sauvages.  Deux  jours  après 
avoir  quitté  l'endroit  où  M.  Burke  était  mort ,  je  trouvai  quelques  gunyah 
80US  lesquels  les  naturels  avaient  déposé  une  provision  de  Nardoo  suffisante 
pour  me  faire  vivre  une  quinzaine  de  jours.  Je  tuai  aussi  ce  soir-là  un  cor- 
beau, mais  j'avais  grande  crainte  de  voir  les  naturels  survenir  et  mo 
prendre  la  provision  de  Nardoo. 

Je  restai  là  deux  jours  à  recouvrer  mes  forces  et  je  retournai  vers 
M.  Wills.  Je  le  trouvai  étendu  mort  sous  son  gunjah.  Les  naturels  avaient 
passé  par  là  et  lui  avaient  enlevé  une  partie  de  ses  vêtements.  J'enterrai  le 
corps  dans  du  sable  et  restai  là  quelques  jours ,  mais  voyant  ma  provision 
de  Nardoo  diminuer  rapidement  et  me  sentant  incapable  d'en  récolter,  je 
suivis  les  traces  qu'avaient  laissée  les  naturels  alors  qu'ils  étaient  retournés 
à  leur  campement.  Tout  en  suivant  ma  route,  je  tuai  de  temps  à  autre,  soit 
un  corbeau,  soit  tout  autre  oiseau.  Les  naturels  dès  qu'ils  entendirent  le  bruit 
du  fusil,  vinrent  à  ma  rencontre,  m'emmenèrent  dans  leur  camp  ,  me  don- 
nant du  Nardoo  et  du  poisson.  Ils  prirent  les  oiseaux  que  j'avais  tués,  me 
les  firent  cuir,  puis  me  montrèrent  un  gunyah  sous  lequel  je  dormis  en  com- 
pagnie de  trois  dès  leurs.  Le  lendemain  matin  ils  vinrent  à  moi,  mirent  un 
doigt  à  terre ,  le  couvrirent  de  sable  et  même  temps  me  désignaient  la 
crique,  disant  :  a  aussi  blanc^  »  je  compris  qu'ils  voulaient  me  dire  que  de 
ce  coté  il  y  avait  un  homme  blanc  qui  était  mort,  c'est  ainsi  que  je  sus  que 
c'était  cette  tribu  qui  avait  pris  les  habits  de  M.  Wills.  Ils  me  demandèrent 
alors  ou  était  le  troisième  homme  blanc;  à  mon  tour  je  mis  deux  doigts  par 
terre,  les  couvris  de  sable  et  en  même  temps  je  désignais  la  crique,  ils  pa- 
rurent éprouver  un  grand  sentiment  de  compassion  pour  moi  lorsqu'ils 
comprirent  que  j'étais  seul  désormais  et  perdu  dans  la  crique;  ils  me  don- 
nèrent des  vivres  en  abondance,  mais  au  bout  de  quatre  jours  que  j'étais 
avec  eux,  je  m'aperçus  qu'ils  commençaient  à  s'ennuyer  de  ma  personne.  Ils 
m'exprimèrent  par  signes  qu'ils  allaient  remonter  la  crique  et  qu'il  était  de 


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—  51«  — 

mon  intérêt,  quant  à  moi,  de  me  diriger  en  sens  contraire  ;  je  fis  mine  dp 
ne  pas  comprendre.  Le  même  jour,  ils  levèrent  leur  camp  ;  je  les  suivis ,  ci 
lorsqu'ils  s'arrêtèrent  pour  un  nouveau  campement,  je  tuai  quelques  corbeaux. 
Cela  leur  fit  tant  de  plaisir,  qu'ils  me  dressèrent  un  abri  au  milieu  de  leur 
camp,  puis  vinrent  se  ranger  autour  de  moi  pendant  que  je  faisais  cuire 
mes  corbeaux  et  même  ils  m'aidèrent  à  les  manger.  Ce  même  jour,  une 
femme,  à  laquelle  j'avais  donné  une  portion  de  corbeau,  vint  à  moi  et  m'of- 
frit un  paquet  de  Nardoo,  me  faisant  comprendre  qu'elle  aurait  voulu  m'en 
donner  d'avantage,  mais  elle  avait  une  telle  blessure  au  bras  qu'elle  se  sen- 
tait incapable  d'en  broyer.  Elle  me  montra  sa  blessure;  en  la  voyant,  la 
pensée  me  vint  de  faire  chauffer  de  l'eau  et  de  laver  le  bras  avec  une 
éponge.  Pendant  l'opération,  toute  la  tribu  s'assit  en  cercle  autour  de  moi, 
se  parlant  à  voix  basse.  Le  mari  s'assit  à  côté  de  moi  et  pendant  tout  Je 
temps  cria  de  toutes  ses  forces.  Après  avoir  lavé  la  plaie,  je  la  touchai  avec 
du  Nitrate  d'argent  ;  à  ce  moment  la  femme  se  met  à  hurler  et  se  sauva, 
criant  à  tue-tête  :  Mokow  !  Mokow  !  (Feu  !  Feu  !).  A  partir  de  ce  moment  cette 
femme  et  son  mari  prirent  l'habitude  de  me  donner  matin  et  soir  une  cer- 
taine quantité  de  Nardoo,  et  quoique  la  tribu  fût  sur  le  point  de  partir  pour 
une  expédition  de  pêche,  ils  me  donnèrent  à  entendre  que  je  pouvais  le:; 
accompagner.  Ils  s'employèrent  aussi  à  m'aider  à  construire  un  gourli, 
espèce  de  tente ,  dans  chaque  endroit  où  on  campait.  D'ordinaire ,  je  tuais 
tantôt  un  corbeau,  tantôt  un  autre  oiseau,  et  je  le  leur  donnais  en  recon- 
naissance de  leurs  petits  services.  Tous  les  quatre  ou  cinq  jours,  la  tribu 
faisait  cercle  autour  de  moi  et  me  demandait  si  mon  intention  était  de  re- 
monter ou  descendre  la  crique  ;  à  la  fin  je  finis  par  leur  faire  comprendre 
que,  s'ils  remontaient,  je  remonterais  avec  eux,  comme  aussi ,  s'ils  descen- 
daient la  crique,  je  les  suivrais  de  même.  A  partir  de  ce  moment,  ils  sem- 
blèrent me  considérer  comme  un  des  leurs  et  me  fournirent  régulièrement 
du  Nardoo  et  du  poisson.  Ils  étaient  cependant  très  désireux  de  savoir  ou 
était  le  corps  de  M.  Burke.  Un  jour  donc  qu'ils  péchaient  dans  un  étang 
situé  non  loin  de  là,  je  les  conduisis  à  l'endroit  où  était  le  cadavre  de 
M.  Burke;  dès  qu'ils  l'aperçurent  il  se  mirent  tous  à  fondre  en  larmes  et  le 


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couvrirent  de  branchages.  A  partir  do  ce  moment,  ils  se  montrèrent  à  mon 
égard  encore  plus  bienveillants  qu'auparavant  ;  toutefois  je  leur  fis  com- 
prendre que  les  hommes  blancs  viendraient  à  cet  endroit  avant  deux  mois. 
Le  soir,  quand  ils  revinrent  avec  leur  provision  de  poisson  et  de  Nardoo,  ils 
parlaient  entre  eux  des  hommes  blancs  qui  étaient  en  route  pour  venir,  et 
en  même  temps  ils  montraient  la  lune  de  la  main.  Je  leur  fis  comprendre 
aussi  qu'alors  ils  recevraient  beaucoup  de  présents.  Tous  me  demandaient 
des  tomahawks  qu'ils  désignaient  sous  le  nom  de  Bomayko.  Jusqu'au  jour 
ou  l'expédition  envoyée  à  notre  secours  me  rejoignit,  c'est-à-dire  pendant 
environ  un  mois,  ils  me  traitèrent  avec  une  bienveillance  qui  ne  se  dé- 
mentit pas  un  seul  jour,  et  comme  je  l'ai  dit,  me  regardèrent  comme  un 
des  leurs. 

Un  jour  que  j'étais  resté  au  campement,  ils  étaient  partis  à  la  pèche,  un 
d'eux  revint  et  me  dit  que  les  hommes  blancs  arrivaient.  Tous  ceux  qui 
étaient  au  camp  s'élancèrent  aussitôt  de  tous  côtés  pour  aller  à  la  rencontre 
des  arrivants,  tandis  que  celui  qui  m'avait  apporté  la  nouvelle  me  faisait 
traverser  la  crique,  etje  vis  bientôt  nos  compatriotes  arrivant  à  ma  ren- 
contre. 

Ici  s'arrête  le  triste  récit  du  malheureux  King.  Ce  qu'il  ne  dit  pas  et  qui 
est  le  complément  de  ce  récit,  c'est  l'état  dans  lequel  nous  le  dépeint 
M.  Howilt,  commandant  de  l'expédition,  qui  l'a  retrouvé  :  King,  dit-il,  avait 
la  plus  triste  apparence.  Sa  maigreur  était  telle  qu'il  n'était  plus  que  l'ombre 
de  lui-même  ;  c'est  à  grand'peine  qu'on  reconnaissait  en  lui  un  homme  civi- 
lisé, c'est  à  peine  s'il  lui  restait  quelques  vêtements  sur  le  corps.  Il  paraissait 
excessivement  faible  et  j'avais  souvent  beaucoup  de  difficulté  à  le  com- 
prendre; les  naturels  l'entouraient  assis  par  terre  autour  de  lui  en  le  regar- 
dant de  la  face  la  plus  amicale. 

Le  journal  de  M.  Howilt,  rend  compte  ensuite  de  ses  démarches  pour 
trouver  le  corps  de  MM.  Wills  et  Burke  ot  ainsi  que  des  honneurs  funèbres 
rendus  à  leurs  restes  après  qu'il  les  eut  trouvés,  il  continue  : 

1861,  septembre  23.  — Descendu  aujourd'hui  la  crique  à  la  recherche  des 
naturels. 


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Je  ne  puis  penser  à  les  quitter  sans  leur  avoir  montré  que  nous  sayons 
apprécier  et  récompenser  la  bienveillance  qu'ils  ont  montrée  à  M.  Burke,  à 
ses  compagnons  et  particulièrement  à  King.  Sur  une  distance  de  trois  milles 
nous  voyageons  sur  des  plaines  d'alluvion  qui  longent  la  crique  et  sur  les 
quelles  croît  une  grande  quantité  d'arbres  à  gomme  ;  on  y  voit  de  plus,  des 
arbres  qui  produisent  une  espèce  de  fève,  des  orangers  très  grands  mais 
sans  fruit  à  cet  époque  ;  diverses  espèces  d'accacias  et  autres  arbres.  Sur 
notre  droite  s'étendent  de  larges  plaines  sablonneuses  mais  cependant  cou- 
vertes d'une  herbe  assez  fournie.   Nous  sommes  alors  arrivés  à  un  grand 
étang  où  quatre  ou  cinq  naturels  étaient  occupés  à  pécher;  leurs  filets  étaient 
à  sécher  sur  le  sable  où  ils  faisaient  cuire  leur  poisson.  Trois  milles  plus 
loin  nous  avons  trouvé  le  campement  de  ces  indigènes.  En  nous  voyant 
avancer  vers  eux,  ils  éprouvèrent  une  émotion  des  plus  vives,  mais  leur 
attitude  était  des  plus  amicales;  je  dénouai  mon  paquet  et  en  fis  sortir  des 
spécimen  des  objets  que  je  me  proposais  leur  donner,  un  Tomahawk,  un 
couteau,  des  colliers  de  verre,  des  glaces  à  main,  des  peignes,  de  la  farine 
et  du  sucre,  après  le  couteau,  le  Tomahawk  fut  ce  qu'ils  désiraient  le  plus, 
mais  je  crois  que  ce  qui  les  surprit  le  plus  furent  les  glaces  à  main.  En 
voyant  leurs  figures  refiettées,  quelques  uns  étaient  immobiles  de  surprise, 
d'autres  ouvraient  des  yeux  d'une  grandeur  démesurée  et  faisaient  claquer 
leur  langue  à  grand  bruit  pour  exprimer  leur  surprise.  Je  leur  fis  com- 
prendre qu'ils  n'avaient  qu'à  venir  tous  le  lendemain  matin  à  notre  camp 
pour  recevoir  les  présents  que  je  leur  destinais,   puis  nous  nous  sommes 
quittés  les  meilleurs  amis  du  monde. 

Septembre  24.  Ce  matin  vers  les  dix  heures,  nos  noirs  amis  sont  apparus. 
Ils  faisaient  l'effet  d'une  longue  procession  composée  d'hommes,  de  femmes 
et  d'enfants.  Ils  étaient  encore  à  une  distance  de  plus  d'un  mille  lorsqu'ils 
se  mirent  à  crier  de  toutes  leur  forces,  ce  qui  est  chez  eux  une  habitude;  ils 
étaient  environ  trente  ou  quarante.  Avec  l'aide  de  King,  je  parvins  à  les 
faire  s'asseoir  autourde  moi,  et  alors  je  leur  distribuai  mes  présents,  c'étaient 
des  Tomahawks,  des  couteaux,  des  rubans,  des  miroirs,  des  peignes.  Je  n'ai 


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jamais  vu  d'individus  si  heureux,  et  il  était  très  curieux  de  voir  la  façon 
dont  ils  indiquaient  une  chose  ou  une  autre  sur  laquelle  ils  avaient  jeté  les 
yeux.  Les  père  et  mère  apportaient  leur  tout  petits  enfants  pour  qu'on  mît 
un  ruban  rouge  autour  de  leur  sale  petite  tête,  une  vieille  femme,  qui  avait 
été  tout  particulièremen  bienveillante  pour  King,  fut  comblée  de  présents,  je 
leur  distribuai  une  cinquantaine  de  livres  de  sucre,  et  le  morceau  destiné  à 
chacun  fut  enveloppé  dans  un  mouchoir  aux  couleurs  nationales,  ce  dont  ils 
se  montrèrent  très  fiers  ;  quant  au  sucre,  ils  se  mirent  à  le  manger  à  belles 
dents.  Pour  la  farine  que  je  leur  distribuai  (  environ  cinquante  livres  ),  ils 
la  désignaient  sous  le  nom  de  Nardoo  blanc  ;  ils  expliquèrent  qu'ils  com- 
prenaient très  bien  que  tous  ces  dons  leur  étaient  faits  en  récompense  des 
secours  et  des  aliments  qu'ils  avaient  donnés  à  King,  puis  ils  partirent  em- 
portant leurs  présents  et  nous  faisant  les  signes  de  l'amitié  la  plus  vive.  Je 
suis  convaincu  que  nous  avons  laissé  parmi  eux  la  meilleure  impression 
possible.  Les  blancs  ainsi  qu'ils  ont  déjà  appris  à  nous  nommer  sont  regardés 
par  eux  désormais  comme  des  amis,  et  dans  aucune  occurence  un  des  nôtres 
n'est  exposé  à  recevoir  de  leur  part  un  mauvais  traitement. 

Les  journaux  Anglais  contiennent  une  foule  de  détails  à  l'égard  de  cette 
expédition  et  de  ses  conséquences. 

Nous  ne  publions  ici  que  ceux  de  ces  détails  qui  nous  ont  paru  les  plus 
intéressants.  Le  gouverneur  de  Victoria  en  a  écrit  en  Angleterre  à  Sir 
RoderickMurchison;  la  lettre  a  été  lue  à  la  séance  de  la  Société  Royale  de 
Géographie  et  publiée  dans  les  journaux  ;  on  ne  parle  que  de  compléter 
l'œuvre  de  M.  Burke,  etlenom  de  M.  Howitt  est  prononcé  comme  un  des  plus 
dignes  successeurs  dunardi  et  malheureux  explorateur.  On  propose  que  son 
expédition  se  combine  avec  une  expédition  maritime  qui  coordonnerait  ses 
mouvements  avec  ceux  de  l'expédition  terrestre. 

Quant  à  la  contrée  qui  borde  le  golfe  de  Carpentarie,  elle  portera  désor- 
mais le  uom  de  Terre  de  Burke,  la  plus  belle  récompense  qu'on  puisse 
offrir  à  sa  mémoire,  puisqu'elle  perpétue  le  souvenir  de  son  courage  et  de 
son  dévouement. 


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C'est  ainsi  que  les  Anglais  accomplissent  la  prophétie  faite  à  cet  égard  il 
y  a  une  trentaine  d'années  par  M.  Dumontd'Urville.  a  TAustraiie,  dit-il,  oc- 
cupée peu  à  peu  par  les  Anglais,  formera  bientôt  un  nouveau  monde,  et  ce 
monde,  créé  tout  entier  de  leurs  mains,  leur  appartiendra  à  bien  plus  juste 
titre  quel'Inde,  car  là  du  moins  ils  n'ont  trouvé  que  des  solitudes  incultes,  b 

TROUSSEL-DUMANOIR. 


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HISTOmS. 


UNE 

mwm  m%im  m  Ëêmumm 

LE  VAUDREUIL,  VICOMTE  DE    POHT-DE-UARCHE 
BAILLIAGE    DE    ROUEN^ 
Suite  et  fin  [*). 


Bailli.  —  Aux  termes  de  la  coutume  de  Normandie,  le  titre  de  bailli 
était  donné  au  juge  royal  des  nobles,  comme  celui  de  vicomte  au  juge 
royal  des  non  nobles.  Mais  le  juge  préposé  par  le  seigneur  d'une  haute 
justice  est  qualifié  de  haut-justicier,  et  c'est  sous  ce  nom  que  la  Coutume 
détermine  sa  compétence  dans  les  articles  16  à  23,  45,  53  et  61. 

Le  haut-justicier  était  juge  des  nobles  et  des  non  nobles,  et  dans  la  pra- 
tique on  rappelait  bailli. 

Le  bailli  haut-justicier  avait  le  pouvoir  d'informer,  connaître  et  juger  en 
matière  criminelle  comme  en  matière  civile,  de  tous  les  cas  et  crimes, 
hormi  les  cas  royaux.  Les  cas  royaux  étaient  ceux  désignés  par  l'article  10, 
titre  P',  de  l'ordonnance  de  1670,  modifié  par  l'article  5  de  la  Déclaration 
du  roi,  de  1731  (1). 

(1)  Les  cas  royaux  et  prëvôtaux  étaient  juges,  les  premiers  par  les  officiers  royaux 
du  Pontrde-r Arche  et  le  lieutenant  criminel  du  bailli  de  Rouen,  et  les  seconds  par 
les  prévôts  des  marëchaussées. 

O  Voir  le  numëro  de  Juillet,  p.  431. 


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—  522  — 

Avocat  fiscal.  —  L'avocat  fiscal  était  Tofficier  du  ministère  public  dans 
une  justice  seigneuriale.  C'est  ainsi  que  le  considèrent  les  ouvrages  d'an- 
cienne jurisprudence.  Cependant  les  titres  et  les  aveux  lui  donnent  le  pas 
sur  le  procureur  fiscal,  et  nous  le  lui  conservons  dans  cette  énumération. 
En  effet,  l'avocat  fiscal  siégeait  en  l'absence  du  bailli  et  de  son  lieutenant, 
et  était  juge  des  faits  que  le  procureur  fiscal  portait  devant  lui  (2). 

Procureur  fiscal.  —  Le  procureur  fiscal  remplissait  à  peu  près  les  mêmes 
fonctions  que  le  ministère  public  actuel. 

Les  lettres  patentes  de  1769,  titre  vi,  article  9,  enjoignent  aux  procureurs 
fiscaux  des  hautes  justices  de  poursuivre  incessamment  la  punition  des 
crimes.  S'ils  négligeaient  d'agir  dans  les  trois  jours,  au  plus  tard,  la  pour- 
suite devait  être  faite  au  bailliage,  aux  frais  des  hauts-justiciers,  en  les 
avertissant,  dans  les  trois  jours,  au  greffe  de  leur  haute  justice.  Mais  l'cdit 
du  mois  de  mars  1772  modifia  ces  dispositions  en  accordant  une  certaine 
facilité  aux  hauts-justiciers. 

Sei^ents.  —  Nous  n'avons  pas  rencontré  dans  les  documents  antérieurs 
à  la  seconde  moitié  du  xv®  siècle,  la  division  de  notre  châtellenie  en  ser- 
genteries.  Toutefois,  nous  savons  que  la  division  existait  en  1470,  et  la 
vicomte  du  Pont-de -l'Arche  se  composait  alors  des  sergenteries  suivantes: 
1"  sergenterie  de  Pont-de-l' Arche  ;  2*  de  Crasville  ;  3*  de  Criquebeuf  ;  4"  de 
Preneuse  et  Léry;  5"  du  Vaudreuil;  6®  de  Vauvray;  7®  du  Neubourg, 

En  1516,  la  châtellenie  du  Vaudreuil  se  subdivisait  en  deux  sei^en- 
terîes,  Vaudreuil  et  Vauvray;  elle  en  comprit  quatre  après  l'échange 
de  1573. 

Ces  sergenteries  nobles,  dit  Pesnelle,  étaient  des  fiefs  attribuant  le 
droit  de  commettre  un  sergent  pour  exercer  la  sergenterie  dans  un  certain 
district. 

(l)  c  Le  28  septembre  1712,  au  Vaudreuil,  en  la  Chambre  du  Conseil,  deTant 
»  Jacques-Georges  de  Bec-de-lièvre,  ëcuyer,  sieur  de  Bonnemare,  avocat  fiscal,  jug« 
»  en  cette  partie  pour  Tabsence  de  Messieurs  les  baillj  et  lieutenant,  par  le  procii- 
»  reur  fiscal,  a  ëtë  remontre  que » 


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—  523  — 

1*  La  sergenterie  du  Vaudreoil,  plein  fief  de  haubert.  Le  propriétaire 
avait  le  droit  de  faire  généralement  tous  exploits  concernant  tant  la  jus- 
tice royale  que  la  justice  du  Vaudreuil  dans  les  paroisses  de  Notre-Dame 
et  Saint-Cyr-du-Vaudreuil,  Incarville,  Tournedos,  Saint-Germain  et  Notre- 
Dame-de-Louviers.  La  sergenterie  s'étendait  sur  ces  deux  dernières  pa- 
roisses à  cause  du  fief  de  la  salle  du  Bois.  Là  se  trouvaient  la  rue  au  Coq, 
le  grenier  à  sel,  le  manoir  et  les  moulins  de  la  salle  du  Bois,  appartenant 
au  seigneur  du  Vaudreuil,  et  où  ses  officiers  tenaient  sa  juridiction  dans 
les  cas  extraordinaires  et  pour  les  crimes,  quand  ils  le  jugeaient  à 
propos. 

On  a  quelquefois  distingué,  mais  à  tort,  la  sergenterie  de  la  salle  du 
Bois  ; 

2"  La  sergenterie  noble  héréditaire  de  Léry,  que  le  seigneur  du  Vau- 
dreuil faisait  exercer  par  un  commis.  Elle  s'étendait  sur  les  paroisses  de 
Léry,  les  Damps  et  Poses; 

3**  La  sergenterie  de  Vauvray,  relevant  pour  un  quart  de  fief  noble.  Elle 
s'exerçait  sur  les  paroisses  de  Saint-Pierre  et  Saint-Etienne-du-Vauvray, 
Portejoie,  SainiJean,  Notre-Dame  et  Saint-Germain-de-Louviers,  à  cause 
des  fiefs  de  la  salle  du  Bois  et  de  la  Villette,  le  Portpinché,  le  Moulin- 
du-Pré,  Crémonville,  le  Vieil-Rouen  et  autres  hameaux,  et  aussi  en  la 
haute  justice  d'Heudebouville,  bien  qu'il  y  eût  là  une  sengenterie  parti- 
culière. 

4*  Le  sergenterie  d'Ailly,  qui  fut  démembrée  de  celle  de  Vauvray  après 
1573,  relevant  pour  un  quart  de  fief  noble.  Elle  comprenait  la  moitié  de 
Vicivillers,  d'Ailly,  de  Prontaine-Bellenger,  car  l'autre  moitié  de  chacune 
de  ces  trois  paroisses  était  du  ressort  de  la  justice  d'Acquigny. 

Les  sergents  étaient  tenus  de  comparaître  tous  les  jours  d'audience,  et 
leurs  diligences,  pour  être  valables,  devaient  être  faites  dans  leur  ressort; 
hors  de  là,  leurs  fonctions  cessaient,  ils  n'avaient  aucun  pouvoir.  Cette 
règle  absolue  en  théorie  était  loin  de  l'être  en  pratique. 

A  côté  de  ces  sergents  il  y  avait  des  huissiers  qui  prenaient  le  titre  de 


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—  524  — 

huissiers-archers,  gardes  en  la  connétablie  et  maréchaussée  de  France, 
exploitant  par  tout  le  royaume. 

Prévôté  de  Tournedos,  au  xviii*  siècle.  —  La  prévôté  de  Tournedos  est 
la  seule  des  anciennes  prévôtés  de  la  châtellenie  dont  parlent  les  aveux  du 
XVIII*  siècle.  On  se  souvient  qu'elle  était  fieffée  et  comprenait  plusieurs 
fonds  particuliers  que  les  seigneurs  avaient  inféodé  à  charge  de  faire  le 
service  de  prévôté.  En  1659,  M.  de  Sain1>-Supplix,  conseiller  au  Parlement 
.  de  Rouen,  en  était  détenteur,  et  elle  appartenait,  en  1774,  à  M.  Nicolas 
Le  Cloutier,  chevalier,  seigneur  et  patron  de  Vatteville. 

On  distinguait  la  prévôté  tournoyante,  qui  consistait  à  remplir,  dans  la 
paroisse,  les  mêmes  fonctions  qu'un  sergent  dans  sa  sergenterie,  et  la 
prévôté  receveuse,  qui  devait  remplir  les  services  de  la  prévôté  tour- 
noyante, et  de  plus  recevoir  les  rentes  seigneuriales  et  en  faire  les  derniers 
bons  au  seigneur.  C'est  à  cette  dernière  catégorie  qu'appartenait  le  prévôté 
dh  Tournedos,  dont  le  service,  sans  importance,  était  rempli  en  partie  pour 
la  prévôté  tournoyante  par  le  sergent  du  Vaudreuil. 

Lorsque  les  exploits  avaient  été  donnés  par  les  sergents,  après  supplique, 
au  bailli,  et  ordonnance  conforme,  l'affaire  était  portée  au  prétoire  ordi- 
naire par  un  procureur  et  plaidée  par  un  avocat. 

On  comptait  près  la  haute  justice  quatre  avocats  et  quatre  procureurs. 
Ici  s'arrête  l'énumération  des  personnes  qui  concouraient  chacune  pour 
leur  part  à  l'exercice  de  la  haute  justice.  Mais  avant  de  terminer  ce  sujet 
nous  dirons  quelques  mots  du  moyen  et  du  bas-justicier,  en  rappelant  que 
les  sénéchaux  de  Maigrement  et  de  la  Motte,  et  le  vavasseur  de  Vauvray 
étaient  dans  cette  catégorie. 

L'article  37  de  la  Coutume  était  le  seul  qui  parlât  de  moyenne  justice, 
«  en  la  juridiction  basse  et  moyenne  du  seigneur.  »  L'ancien  coutumier  n'en 
disait  rien  et  la  glose  seule  en  traitait  au  titre  de  juridiction.  Enfin  la 
charte  de  Louis-le-Hutin  (art.  18)  ne  parlait  que  de  haute  et  basse  justice. 
Berault,  qui  a  fait  ses  observations,  remarque  néanmoins  que  diverses 
abbayes  s'étaient  ingérées  de  faire  connaître  par  leur  sénéchal  de  quelques 


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—  525  — 

actions  personnelles  et  mobiliaires  entre  leurs  sujets,  sous  le  nom  de 
moyenne  justice,  mais  que  les  procureurs  généraux  de  Normandie  s'y 
étaient  toujours  opposés,  jusqu'en  1618,  où  un  arrêt  de  la  cour  reconnut 
au  seigneur  de  Fiers  droit  de  moyenne  justice. 

Le  moyen  justicier  connaissant  de  toutes  les  affaires  personnelles  et  mo- 
biliaires, entre  les  vassaux  du  fief,  avait  une  compétence  plus  étendue  que 
le  ba^justicier. 

Bien  que  la  moyenne  justice  n'ait  été  légalement  reconnue  qu'en  1618, 
par  le  Parlement  de  Rouen,  les  fiefs  de  Maigrement  et  de  la  Motte,  rele- 
vant de  la  haute  justice  du  Vaudreuil,  énuméraient,  dès  le  xvi*  siècle,  au 
nombre  de  leurs  droits,  la  basse  et  moyenne  justice  (1). 

Quant  au  bas-justicier,  comme  le  vavasseur  de  Vauvray,  sa  compétence 
était  réglée  aux  articles  24  à  28,  32  à  37,  41  et  185  à  190,  inclusivement, 
de  la  Coutume  de  Normandie.  Quoiqu'il  eût  le  droit  de  juger  criminelle- 
ment en  certains  cas,  il  ne  pouvait  avoir  de  fourches  patibulaires  ou  autres 
marques  de  justice  dans  l'étendue  de  son  fief.  Toutefois  Berault  nous  dit: 
a  Et  pourront  les  bas-justiciers  faire  dresser  en  leurs  terres  des  fourches 
»  patibulaires  auxquelles  ils  feront  pendre  le  condamné,  lesquelles  ils 
»  seront  tenus  ôter  après  l'exécution  faite,  de  peur  que  par  ce  signe  ils  no 
»  s'attribuent  le  droit  de  haute  justice.  » 

Les  titres  de  licencié  ès-lois  et  d'avocat,  exigés  pour  la  charge  de  bailli, 
ne  Tétaient  pas  pour  les  fonctions  concernant  la  basse  justice,  pour  le 
sénéchal  ou  le  greffier.  Il  suffisait  de  personnes  approuvées  en  justice, 
domiciliées  sur  le  fief  où  à  trois  lieues  au  plus.  Le  seigneur  pouvait  les 
destituer  quand  bon  lui  semblait,  car  elles  n'avaient  ni  provision,  ni 
réception. 

Nous  passons  maintenant  aux  tabellions  et  aux  juridictions  spéciales 
appelées  :  Gruerie  et  Voierie  : 

(l)  Elle  était  rendue  par  un  sénéchal.  —  Tels  furent,  en  1675,  Jean  Marie,  avocat 
à  la  cour,  bailli  d^Acquigny  et  Crèvecœur,  et  en  1695,  Bernard  Bonard,  avocat  à  la 
coor,  sénéchaux  de  Maigrement. 


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—  526  — 

Tabellions.  —  Depuis  Tédit  de  juillet  1ÔT7»  par  lequel  le  roi,  suppri- 
mant le  tabellion  en  Normandie,  avait  créé  des  notaires  garde-notes  dans 
toute  la  province,  un  petit  nombre  seulement  des  anciennes  hautes  justices 
avait  conservé  le  tabellionnage.  Le  Yaudreuil  s'était  fait,  par  arrêt  dn 
conseil  rendu  en  faveur  du  sieur  de  Bailleul,  maintenir  en  la  possession 
de  ce  droit  réglementé  depuis  par  Tédit  de  mai  1686.  Celui-ci,  reconnais- 
sant les  tabellions  du  seigneur  haut-justicier,  leur  faisait  défense  de  passer 
aucun  acte,  sinon  dans  leur  juridiction,  entre  les  justiciables  et  pour  les 
biens  situés  dans  l'étendue  de  leur  haute  justice.  (Yoy.  Tédit  de  1694.) 
Les  tabellions  résidaient  au  Yaudreuil  et  à  Léry,  et  formaient  ainsi 
un  tabellionnage  aux  obligations  duquel  était  attaché  un  garde  du  scel. 

Cet  office  avait  quelque  importance ,  et  nous  avons  trouvé  en  1598  : 
Antoine  Favart,  écuyer,  capitaine  et  gruyer  de  Courtenay,  grand-maître 
enquesteur  et  général  réformateur  des  eaux  et  forets  de  Bourgogne,  garde 
du  scel  des  obligations  de  la  vicomte  du  Yaldreuil. 

Gruerie.  —  Les  bois  de  la  seigneurie  du  Yaudreuil,  situés  en  la  forêt  de 
Bort,  comprenaient  deux  divisions  appelées  gardes  :  la  garde  du  Yaudreuil 
contenant  708  arpents  48  perches,  et  la  garde  du  Testelet  contenant  967 
arpents  54  perches. 

Le  seigneur  avait  droit,  en  raison  de  ces  gardes,  à  deux  arpents  de  bois, 
chaque  année.  L'arpent  était  estimé,  en  1516,  à  16  livres. 

Outre  ces  deux  arpents,  il  avait  droit  de  peussage  sur  la  forêt  cou- 
tumiére. 

Enfin,  cette  portion  de  forêt  était  dans  le  ressort  de  la  haute  justice  du 
Yaudreuil,  et  les  amendes  et  forfaitures  s'élevaient,  d'après  l'état  de  1516, 
à  une  somme  annuelle  de  55  livres. 

Les  gardes  du  Yaudreuil  et  du  Testelet  étaient  administrées  par  deux 
sergents  ou  officiers  de  forêts,  qui  recevaient  du  roi,  le  premier  13  livres 
1  sou  4  deniers,  et  le  second  23  livres  7  deniers. 

Il  existait  autrefois,  au-dessus  des  sergents,  un  verdier,  administrateur 
de  toute  la  forêt  de  Bort. 


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Ces  dispositions,  antérieures  à  1573,  furent  modifiées  à  cette  époque  et 
les  bois  du  Vaudreuil  soumis  à  uue  juridiction  appelée  gruërie.  Quoiqu'on 
fait,  le  droit  de  gruerie  fût  réuni  à  la  haute  justice  du  Vaudreuil  avant 
1708,  puisque  un  avis  du  vicomte  do  TEau  de  Rouen,  du  19  avril  1666, 
fait  défense  aux  officiers  de  la  haute  justice  et  gruërie  du  Vaudreuil  de 
prendre  connaissance  des  contestations  nées  ou  à  naître  d^  ilottage  sur  la 
rivière  d'Eure;  néanmoins  le  seigneur  du  Vaudreuil  dut  verser  une  somme 
de  500  livres,  pour  être  maintenu  dans  son  droit,  conformément  à  la  décla- 
ration du  roi,  du  1"  mai  1708. 

Le  juge  gruyer  connaissait  en  première  instance,  à  l'exclusion  des 
maîtres  particuliers,  tables  de  marbre  et  juges  royaux,  des  matières  con- 
cernant les  eaux  et  forêts,  et  des  crimes  et  délits  commis  à  leur  occasion. 
En  un  mot,  il  avait  les  avantages  et  les  charges  déterminés  par  l'ordon- 
nance de  1669. 

Pour  concourir  à  l'exécution  de  ces  obligations,  le  seigneur  préposait, 
en  outre,  deux  officiers  spéciaux,  un  jaugeur  et  un  sergent  dangereux  sur 
la  rivière  d'Eure. 

La  sergenterie  de  la  rivière  d'Eure,  donnée  à  ferme,  payait  au  roi,  en 
1516,  une  rente  de  7  livres.  Le  sergent  percevait  pour  son  compte  le  tiers 
et  le  dixième  des  produits  de  la  rivière.  On  l'appelait  dangereux,  des  mots 
tiers  et  danger.  De  nombreux  exemples  ont  établi  que  le  mot  danger,  tra- 
duit de  dangerium  et  domigerium,  signifie  seigneurie.  Ce  droit,  constitué 
par  la  charte  aux  Normands  en  1314,  s'étendait  aussi  bien  sur  les  eaux 
que  sur  les  forêts;  il  fut  réglementé  depuis  par  le  titre  23  de  Tordonnanco 
de  1669,  et  changé  en  une  taxe  par  l'édit  de  1673  (1). 

Voyer.  —  Le  voyer  était  chargé  de  veiller  à  l'entretien  des  chemins  et 
de  faire  les  opérations  qu'ils  exigeaient  dans  les  dix-sept  paroisses  de  la 
chàtellenie.  Malgré  ce  droit  inhérent  à  la  haute  justice,  plusieurs  contes- 

(1)  Voy.  Huard-Ducange,  etc.  M.  Lëopold  Delisle,  Etudes  sur  la  classe  agricole  en 
Normandie. 


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—  528  — 

talions  s'élevèrent,  et  le  Bureau  des  Finances  de  Rouen  voulut  surveiller 
les  vues  dans  rinterieur  des  paroisses.  Le  Parlement  de  Paris  écarta  cette 
prétention,  par  arrêt  du  5  mai  1786. 

En  matière  de  voirie,  l'appel  des  jugements  de  la  justice  du  Vaudreuil 
était  porté  au  conseil  du  roi,  suivant  l'arrêt  du  27  juin  1752. 

Les  autres  attributs  delà  haute  justice  du  Vaudreuil  ne  présentent  aucun 
caractère  particulier.  Le  seigneur  avait  des  sceaux,  des  poids  et  mesures, 
un  vase  étalon  pour  le  mesurage  des  grains,  etc...  (1). 

Toutefois,  si  nous  n'avons  pas  à  parler  ici  des  autres  droits  féodaux,  il 
n'est  pas  inutile  do  rappeler  un  fait  isolé,  celui  de  la  suspension  de  la 
justice. 

L'ancien  chartrier  du  Vaudreuil  contient  deux  lettres,  l'une  du  27 
février  1708,  l'autre  du  4  août  de  la  même  année,  portant  suspension  de  la 
justice  pendant  six  mois  afin  que  les  officiers  pussent  vaquer  à  leurs  affaires 
particulières. 

Compétence  du  Parlement  de  Rouen.  —  Il  existait  une  différence  entre 
les  anciennes  hautes  justices  et  les  hautes  justices  créées  par  édit  du  mois 
d'avril  1702.  Dans  les  anciennes  hautes  justices,  souvent  l'appel  était  porté 
directement  au  Parlement  :  nous  en  trouvons  un  exemple  pour  la  haute 
justice  du  Vaudreuil,  tandis  que  dans  les  nouvelles,  les  justiciables  avaient 
à  subir  trois  degrés  de  juridiction  :  la  haute  justice,  le  bailliage  et  le 
Parlement. 

On  comprend,  sans  parler  des  ennuis  de  la  procédure,  que  c'était  au 
point  de  vue  des  frais,  un  grand  avantage  d'aller  de  la  haute  justice  à  la 
cour.  , 

Au  reste  le  Parlement  de  Rouen  recevait  l'appui  de  tous  jugements  entre 
es  habitants  de  la  chàtellenie  du  Vaudreuil.  Aucune  oontestation  ne  se 
présentait  à  cet  égard,  il  s^en  élevait,  au  contraire,  pour  les  droits  du  sei- 
gneur. 

(1)  On  trouvera  ces  droits  ënumérés  dans  la  coutume  de  Normandie,  et  ses  diverses 
explications. 


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—  529  — 

Compétence  du  Parlement  do  Paris  et  arrêts  du  Conseil  du  roi.  —  L'acte 
d'échange  de  1573  avait  été  enregistré  au  Parlement  de  Paris,  le  18  mars 
1579,  et  par  cet  enregistrement  le  Parlement  de  Paris  était  devenu  compé- 
tent dans  toutes  les  questions  concernant  les  droits  réels,  personnels  et 
féodaux  du  seigneurjdu  Yaudreuil.  C'est  pourquoi  les  formules  mises  à  la 
fin  des  lettres  patentes  sur  le  Vaudreuil  portaient: 

«  Si  donnons  en  mandement  à  nos  amez  et  feaulx  conseillers  les  gens 
n  tenant  notre  cour  de  Parlement  à  Paris  seuls  en  droit  et  possession  de 
»  connaître  privatiment  à  tous  autre  nos  juges  de  ce  qui  concerne  les  biens 
»  et  droits  de  la  terre  du  Yaudreuil  et  dépendances,  en  conséquence  de 
»  Tenregistrement  qui  a  été  fait  en  notre  dite  cour  du  contrat  d'échange  du 
»  11  avril  1573  par  arrêt  du  18  mars  1579.  » 

Cette  compétence,  qui  parait  bien  déterminée,  fut  néanmoins  l'objet  des 
plus  vives  discussions.  Les  juges  du  Pont-de-rÂrche,  privés  des  avantages 
pécuniaires  qui  résultaient  pour  eux  d'une  plus  grande  étendue  dans  leur 
juridiction,  firent  de  pressantes  instances  pour  faire  annuler  le  droit  do 
justice  accordé  au  seigneur  du  Yaudreuil,  avec  appel  au  Parlement.  Les 
habitants  du  Pont-de-l' Arche  se  livrèrent  même  à  quelques  excès  contre 
ceux  du  Yaudreuil,  tendis  que  le  Parlement  de  Rouen  revendiquait  une 
compétence  complète  pour  tous  les  droite  de  la  seigneurie. 

Le  Conseil  du  roi,  appelé  à  décider  ces  questions,  fit  défense  aux  juges  et 
habitante  du  Pont-de-l'Arche  de  troubler  le  sieur  de  Boulainvilliers  dans 
ses  droite  (1584),  et,  quelques  années  plus  tard,  un  nouvel  arrêt  les  menaça 
de  la  peine  de  deux  mille  écus  d'amende  (1602). 

Mais  il  paraît  qu'aucune  considération  n'éteit  de  nature  à  faire  départir 
les  officiers  du  Pont-de-l'Arche  de  leurs  prétentions,  car  ils  intentèrent 
bientôt  un  procès  au  seigneur  du  Yaudreuil,  et  ce  dernier  dut  obtenir  un 
nouvel  arrêt  du  Conseil  (1606).  Cet  arrêt  confirme  la  compétence  du  Parle- 
ment de  Paris  et  interdit  aux  juges  du  Pont-de-l'Arche  de  recevoir  aucune 
appel  des  juges  du  Yaudreuil,  à  peine  d'en  répondre  leurs  propres  et  privés 
noms. 


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—  530  — 

Ces  arrêts  du  conseil  successivement  confirmatifs  de  Tattribution  au  Par- 
lement de  Paris,  furent  encore  suivis  d'une  vingtaine  d*arrêts,  parmi  les- 
quels nous  en  trouvons  un  condamnant  les  officiers  du  Pont-de-rArche  à 
3,000  écus  d'amende  (1634),  et  un  autre  imposant  silence  aux  procureurs 
généraux  de  Normandie  (1636). 

Telle  est  l'organisation  judiciaire  acceptée  par  tous  les  habitants  de  la 
chàtellenie  et  les  vassaux  qui,  aux  décrets  de  la  terre,  ont  contesté  la  mou- 
vance des  fiefs  n'ont  jamais  formé  opposition  sur  le  ressort  de  la  haute  jus- 
tice. On  ne  peut  voir  des  exceptions  à  ce  que  nous  venons  de  dire,  dans  les 
prétentions  élevées  à  diverses  époques  par  les  sergents  du  Vaudreuil  et  de 
Yauvray.  Leurs  demandes  étaient  relatives  à  la  mouvance  de  leurs  fiefs 
sergenteries  considérées  comme  fiefs  et  tenues  nobles,  mais  non  pas  comme 
offices  relevant  de  la  haute  justice. 

Cette  dernière  observation  terminera  une  étude  dans  laquelle  nous 
croyons  avoir  suffisamment  établi  les  attributions  de  chaque  officier  et  la 
compétence  de  chaque  juridiction,  tant  au  Vaudreuil  que  dans  les  hautes- 
justices  et  châtellenies  du  duché. 

Paul  GOUJON,  avocat. 
Paris,  août  1862. 


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RECHERCHES  HISTORIQUES 


SUR 


LES  SIRES  ET  LE  CHATEAU 

DE    BLAINVILLE. 

SUITE  (1) 


MAISON  D'ESTOUTEVILLE 

Le  maréchal  do  France,  sire  de  Blainville,  étant  mort  sans  laisser  de 
postérité  mâle,  sa  fille  porta  la  terre  de  Blainville  dans  la  famille  d^Estou- 
teyille,  par  un  mariage,  de  sorte  que  la  terre  de  Blainville  ne  parait  plus 
désormais  en  chef  dans  Thistoire  de  la  Normandie,  mais  à  la  suite  d'autres 
seigneuries  possédées  par  ses  différents  titulaires. 

Nicolas,  dit  Colart  (2)  d'Estouteville,  Seigneur  de  Torcy,  d'Estoutemont 
où  de  Beyne,  chevalier,  épousa  Jeanne  deMauquenchy,  dame  de  Blainville, 
fille  de  Jean  de  Mauquenchy,  sire  de  Blainville,  le  maréchal  de  France,  et 
de  Jeanne  Mallet  de  Graville.  Elle  était  mariée  avec  lui  dès  1372. 

Nicolas  d'Estouteville  estmentionné  dan^une  mon/re ou  revue  que  le  sire  de 
Blainville,  son  futur  beau-père,  fit  de  tous  les  gens  d'armes  du  diocèse  de 
Rouen,  dont  il  était  capitaine,  le  13  août  1364.  Il  avait  encouru  une  amende 
à  cause  de  trois  cents  arbres  coupés  dans  la  forêt  de  Torcy,  pour  réparer  son 
château  de  Torcy,  que  le  roi  de  Navarre  avait  voulu*forcer,  et,  le  6  septembre 
de  la  même  année,  Charles  Y,  comme  don  de  joyeux  avènement,  lui  en  fit 

(1)  Voir  la  livraison  du  3  juillet. 

(2)  Colari,  comme  Colas,  Colin  et  Colimt,  altération  ou  abréviation  de  Nicolas, 


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la  remise.  Le  roi  l'envoya  aussi  avec  cent- soixante  hommes  d'armes  assiéger 
le  château  de  Mortain,  et  lui  aecorda  cent-cinquante  francs  d'or  a  par  mois, 
pour  l'état  de  sa  personne» ,  dans  des  lettres  données  au  bois  de  Yincennes, 
le  *^  avril  1378.  Au  reste,  ce  n'est  pas  la  seule  expédition  à  laquelle  il  prit 
part.  Avant  ou  après  son  mariage,  presque  partout  où  Ton  rencontre,  dans 
la  Chronique  des  quatre  premiers  Valois  de  notre  auteur  rouennais,  le  nom  da 
sire  de  Blainville,  le  Maréchal  de  France,  on  est  sûr  d'y  trouver  aussitôt 
celui  du  sire  ou  de  Monseigneur  (TEstoutevillej  parmi  les  membres  de  la 
noblesse  normande  qui  viennent  se  ranger  sous  les  ordres  de  leur  chef. 

Le  nouveau  seigneur  de  Blainville,  Nicolas  d'Estouteville,  fut  aussi  gou- 
verneur du  château  d'Arqués,  qui  avait  alors  la  plus  grande  importance.  Une 
ordonnance  de  Charles  V,  rei^due  le  20  mai  1379,  règle  ainsi  son  traitement. 
«  Comme  par  nos  autres  lettres,  nous  aions  baillé  et  ordené  à  nostre  amé  et 
«  féal  Chevalier  Colart  d'Estouteville  sire  de  Torcy  la  garde  et  gouvernement 
«  de  nostre  chastel  d'Arqués  à  tels  gaige,  proffit  et  omolumens  comme  avoit 
«  et  prenoit  Regnault  de  YUes  nostre  Bailli  de  Caux  naguère  aie  de  Vie  à 
«  trépas...  »  Le  roi,  ne  trouvant  pas  que  ces  gages  ordinaires  fussent  suffi- 
sants, (ils  se  montaient  en  tout  à  396  fr.,  environ  5,300  fr.  de  notre  monnaie), 
«  y  ajouta  300  fr.  d'or  oultro  et  par  dessus  les  ditgaiges  ordinaires  de  cinq 
«  soit  parisis  par  jour  etcent  soit  parisis  pour  robe  par  an  (1).»  C'était  agir  en 
monarque  généreux  que  de  donner,  à  titre  de  gratification,  à  pou  prés  la 
valeur  du  traitement  entier.  Mais  nous  avons  vu,  par  la  dignité  de  maréchal 
accordée  au  Sire  de  Blainville,  que  Charles  V  savait  récompenser  les  services 
rendus  au  pays  et  à  sa  personne,  et  le  gendre  ne  fut  pas  moins  bien  traité  que 
le  beau-père. 

Nicolas  d'Estouteville  était  encore  capitaine  ou  gouverneur  du  château  d'Ar- 
qués quand  Charles  VI  vint  visiter,  en  1386  et  1387,  les  côtes  de  Normandie, 
lors  de  l'expédition  qu'il  projetait  contre  l'Angleterre,  et  où  le  maréchal  sire 
de  Blainville  devait  l'accompagner.  Sa  sévérité  était  grande  à  l'égard'des 
habitante  du  pays  de  Caux,  qu'il  astreignait  au  service  régulier  du  guet  dans 
le  château  d'Arqués,  jour  et  nuit,  non  sans  réclamer  les  droits  do  monture 
qu'ils  négligeaient  de  payer,  ou  les  impôts  qu'il  appliquait  «  au  prouffit,  reppa- 
raclons  et  empieremens  de  «  son  Chastel.  » 

11  garda  le  gouverment  du  château  d'Arqués  pendant  toute  la  durée  de  sa 
vie. 

11  participaaux  réformes  salutaires  qui  firent  créer  aux  xiii  et  xiv"  siècles  un  c 
foule  d'établissementsd'instruction  publique  à  Paris.  Jusque-là  les  étudiants 
de  l'Université  y  vivaient  dans  une  liberté  absolue,  dont  ils  abusaient  trop 

(l)  A.  Deville,  Histoire  du  château  d'Arqués,  p.  176-182. 


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souvent;  on  songea  alors  à  établir  des  collèges  où  les  jeunes  gens,  et  surtout 
les  jeunes  gens  pauvres,  recevraientgratuitement  l'instruction,  le  logement  et 
la  nourriture,  et  l'on  estétonné  de  la  part  considérable  que  la  Normandie  prit 
à  cette  œuvre  éminemment  généreuse  et  moralisatrice.  Un  Guillaume  de 
Saâne,  chanoine  trésorier  de  l'Eglise  de  Rouen  (1255-1290)  fonda,  en  1268, 
à  Paris,  un  collège  de  boursiers  normands,  sous  le  nom  de  collège  du  Trésorier, 
avec  cette  particularité  que  leur  unique  supérieur  était  le  plus  âgé  d'entre 
eux.  Un  autre  normand,  Raoul  d'Harcourt,  établiten  1280  \e  collège  d'Harcourt, 
achevé  par  son  frère,  Robert  d'Harcourt,  évèque  de  Coutances,  en  1311.  Une 
comtesse  d'Evreux,  Jeanne  de  Navarre,  femme  de  Philippe-le-Bel,   créa,  en 
1304,  le  collège  de  Navarre,  le  seul  collège  de  Paris  où  l'on  enseignât  alors 
complètement  les  humanités.  En  1308  s'éleva  le  collège  de  Bayeux,  dont  le 
nom  rappelle  encore  un  fondateur  normand,  un  archevêque  de  Rouen.  Gilles 
Aiscelin  de  Montaigu   jeta  les  fondements  du  collège  de  Montaigu^  dont  son 
cousin  et  son  exécuteur  testamentaire,  Pierre  des  Moulins,  évêque  d'Evreux, 
acheva  la  construction.  Enfin,  Nicolas  d'Estoute ville,  sire  de  Torcy  et  de 
Blainville,  eut  à  son  tour  une  grande  part,  sinon  dans  la  fondation  première 
du  collège  de  Lisieuœ,  qui  est  de  1336,  rue  dos  Prêtres-Saint- Séverin,  mais 
dans  l'agrandissement  de  ce  collège  qui  s'appelait,  en  souvenir  de  sa  famille, 
collège  de  Lisieux^  dit  de  Torcy  (1).  11  suivit  donc  le  mouvement  qui  s'étendit 
à  Rouen  lui-même,  puisqu'aux  autres  établissements  d'instruction  publique, 
les  Ecoles  du  Chapitre,  de  Sainte-Caude-le-Vieiéx,  deSaint-Ouenet  de  Sainte-Ca- 
therine^  l'archevêque  Guillaume  de  Flavacourt,  II'  du  nom,  organisa,  en  1358, 
le  collègedes  Bons-Enfants,  siiMé^Tès  de  \B.T^OTie  Cauchoise,  à  l'extrémité  occi- 
dentale de  la  rue  qui  en  a  conservé  le  nom  de  rue  des  Bons-Enfants  (2). 

Nicolas  d'Estoute  ville,  Sire  de  Blainville,  pendant  sa  longue  carrière,  était 
toujours  monté  en  dignité.  Ainsi,  nous  le  voyons,  à  la  fin  de  sa  vie,  prendre 
la  qualité  de  conseiller,  chambellan,  capitaine  des  chastels  et  ville  de 
Cherbourg  et  d'Arqués  »  dans  ses  quittances  des  10  mars  1404,  17  juillet 
1407  et  27  juillet  1415.  Il  mourut  avant  l'année  1416. 

Ses  armoiries  se  composaient  des  armes  de  Blainville  et  de  celles  des 
d'Estouteville  réunies.  Ces  derniers  portaient,  en  Normandie,  burelè  d'argent 
et  de  gueules  de  dix  pièces  au  lion  de  sable  brochant  sur  le  tout,  armé,  lampassè  et 
couronné  d'or  j  son  sceau  était  écartelé  d'Estouteville  et  de  Blainville,  supports 
un  lion  et  un  chien^  cimier  une  tête  de  vieillard  en  face* 
Nicolas  d'Estouteville  eut  pour  fils  aîné  Charles  d'Estouteville,  qui,  pre- 

(1  ).  Le  père  Anselme,  Histoire  généalogique  des  grands  officiers  de  la  couronne,  t.  VIII, 
p.  97. 
(2)  M.  ChérueL  de  l'instiutction  publique  à  Rouen  pendant  le  Moyen^Age,  p.  9. 


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mîer  panetîer  du  Dauphin  en  1399,  mourut  vers  1407  sans  enfants,  de  Jac- 
queline de  Chambly,  avant  son  père,  circonstance  qui  fit  passerla  terre  de 
Blainville  entre  les  mains  de  son  frère  Cadet. 

C'était  Guillaume  d'Estouteville  qui  devint  alors  Seigneur  de  Torcj,  de 
Blainville,  d'Estoutemont  et  de  Beyne,  grand-maître  général  des  Eaux  et 
Forets  de  France.  Il  est  nommé  dans  deux  arrêts  du  Parlement,  en  1406  et 
1408,  parce  qu'il  plaida  contre  Beaudoin  d'Ailly,  vidame  d'Amiens.  Il  était 
capitaine  d'Harfleur,  par  nomination  de  Charles  VI,  lorsqu'en  1415,  l'armée 
anglaise,  sous  la  conduite  de  Henri  V,  vint  l'attaquer,  forte  de  a  six  mille 
«  bacinets  et  vingt-quatre  mille  archers,  sans  les  canonniers  et  autres 
a  usans  défendes  et  engins,  dont  ils  avaient grant  habundance.  »  Outre  les 
habitants  de  la  ville,  d'Estouteville  n'avait  guère  que  quatre  cents  hommes 
d'armes  conduits,  en  majeur  partie,  par  la  noblesse  du  pays  de  Caux.  Us 
n'en  opposèrent  pas  moins  une  vaillante  résistance  contre  les  Anglais  logés 
à  Graville,  dès  le  14  août  1415.  Ils  détruisirent  la  chaussée  que  menait  de 
Montivilliers  à  Harfleur,  se  défendirent  à  coups  d'arbalète  et  firent  de  vi- 
goureuses sorties.  Mais  les  convois  de  poudre  envoyés  parle  roi  de  France 
ayant  été  pris,  le  roi  d'Angleterre,  ayant  aussi  fait  pratiquer  trois  mines  sous 
les  remparts,  et  abattre  une  grande  partie  des  murs  et  des  tours,  les  assiégés 
rendirent  la  ville  le  22  septembre  «  moiennant  qu'ils  araient  leurs  vies 
a  saulves  et  seraient  quîctes  pour  paier  finances  (  1)  ». 

Les  Anglais,  maîtres  de  cette  clef  de  la  Normandie,  en  éprouvèrent  nne 
joie  extrême.  A  peine  entré  dans  Harfleur,  le  roi  d'Angleterre  alla  remercier 
le  Ciel  de  sa  victoire,  et  fit  défiler  devant  lui  le  commandant  de  la  ville,  le 
Sire  d'Ëstouville,  et  les  braves  qui  avaient  concouru  à  sa  défense,  les  laissant 
«  prisonniers  sur  parole.  «  Et  après  que  les  portes  furent  ouvertes  et  ses 
a  commis  dedens  entrer,  Icelluy  roy,  à  entrer  en  la  porte,  descendi  de  son 
a  cheval  et  se  fist  deschaulier,  et  en  tel  estât  ala  jusques  en  l'Eglise  Saint- 
a  Martin  parrochiale  d'icelle  Ville,  et  la  fist  son  oraison  très  dévotement  en 
a  regraciant  son  créateur  de  sa  bonne  fortune.  Et  après  qu'il  eut  ce  fait,/£s/ 
«  prisonniers  tous  lesnoblesetgensde  guerre  qui  léans  étaient,  et  tantost  après 
«  les  fist  mectre  hors  de  la  Ville,  grans  partie  en  leurs  pourpoins  tant  sen- 
a  lement,  moiennant  qu'ils  furent  tous  mis  en  escript  par  nom  et  sarnoni, 
«c  et  jurèrent  parleurs  sermons  de  eulx  rendre  prisonniers  à  Calais  dedens 
a  la  Saint-Martin  d'iver  ensuivant,  et  sur  ce  separtirent  ().     » 

Ce  Sire  de  Torcy  et  de  Blainville,  prisonnier  des  Anglais  sur  parole, 
resta  plusieurs  années  encore  en  France,  soit  en  liberté,  soit  dans  les  chà- 

(  1  )  La  Chronique  d'Enguerran  de  Monstrelet,  édition  de  la  Sociëtë  de  l'Histoire  de 
France,  t.  III,  p.  82-85. 
(2)  Id.  Ibid.  p.  94. 


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teaiix  destinés  à  garder  leurs  prisonniers.  Un  sire  de  Blainville,  au  dire  de 
Monstrelet  (1),  prit  part  à  la  bataille  d'Azincourt,  où  ce  chroniqueur  le  range 
parmi  les  morts.  Si  un  Sire  de  Blain ville  y  assista,  ce  ne  peut  être  que  lui 
ou  Tun  de  ses  fils  aines,  mais  sans  7  succomber.  Il  fut  emmené  prisonnier 
en  Angleterre,  dans  le  courant  de  1419,  et  n*en  sortit  qu'après  avoir  payé 
une  grosse  rançon,  pour  laquelle  il  fut  obligé  d'aliéner  beaucoup  de  ses 
biens  (2). 

Pendant  qu'il  était  captif  en  Angleterre,  le  roi  Henri  V,  maître  de  Rouen, 
après  le  mémorable  siège  de  1418,  et  de  toute  la  Normandie,  songeait  à  y 
établir  solidement  son  gouvernement.  Il  remplaçait  tous  les  fonctionnaires 
français,  et  faisait  saisir,  au  mois  de  février  1419,  par  un  Bailli  de  Rouen 
de  nouvelle  création,  «  les  terres  et  possessions  des  Seigneurs  laïcs  ou 
a  ecclésiastiques  qui  n'avaient  pas  fait  serment  |de  féauté.  »  Comme  une 
foule  d'autres  domaines,  celui  de  Blain  ville  et  son  château  furent  adjugés  à 
des  Anglais  ou  à  des  Français  qui  faisaient  cause  commune  avec  l'ennemi 
de  la  France.  Le  nouveau  possesseur  prêta  serment  d'hommage  au  nouveau 
suzerain  de  Blainville,  le  roi  d'Angleterre,  qui  l'avait  confisqué  (3). 

Après  avoir  porté  une  rude  atteinte  à  son  patrimoine  de  Torcy  pour 
former  sa  rançon,  Guillaume  d'Estouteville  revint  d'Angleterre.  De  nouveau 
il  porta  les  armes  pour  son  pays,  car,  sous  Charles  VII,  il  apposa  sa  signa- 
ture sur  le  traité  fait  le  16  août  1449,  entre  les  capitaines  français  etl'évéque 
de  Lisieux  Basin,  pour  la  reddition  de  cette  ville.  Au  mois  de  septembre  de 
la  même  année,  à  Louvicrs,  il  signa  une  grâce  accordée  par  le  roi  à  un 
prêtre  du  diocèse  du  Mans  (2).  Il  mourut  bientôt  après,  le  25  octobre 
1449,  et  fut  enterré  dans  l'Eglise  de  Torcy. 

Sa  femme  avait  été  Jeanne  d'Oudeauville,  dame  le  Pencher,  de  Novion  et 
de  Caumartin,  veuve  de  Raoul,  Seigneur  de  Rayneval,  Comte  de  Fauquem- 
berg  et  fille  de  Jean,  Seigneur  d'Oudeauville  et  de  Novion,  et  de  Jeanne  de 
Créquy. 

Il  en  eut  trois  fils.  L'aîné,  Nicolas,  dit  Colinet  d'Estouteville,  mourut  sans 
postérité,  après  1419.  Le  Cadet,  Guillaume  d'Estouteville,  mourut  aussi 
sans  postérité,  après  le  mois  d'avril  1449,  de  sorte  que  la  terre  de  Blainville 

(l)  Monstrelet,  Id.  Ibid.p..  115 
(2).  P  Anselme,  t.  VIII,  p.  878.     . 

(3)  Bibliothèque  impériale,  collection  Bréquigny,  t.  43;  Normandie,  t.  III. 
On  sait  que  ce  n*e8t  qu*une  copie,  et  que  les  originaux  sont  en  Angleterre. 

(4)  Histoire  des  régnes  de  Charles  Vii)  et  de  Louis  VI,  par  Thomas  Basin,  t.  IV, 
p.  174  et  187. 


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revint  au  troisième  fils  de  Guillaume  d'Estouteville,  qui  s'appelait  Jean  d*Es- 
toute  ville. 

Mais  longtemps  avant  la  mort  de  leur  père,  ces  fils  avaient  possédé  les 
biens  qui  formaient  son  domaine.  Jean  d'Ëstouteville  était  âgé  de  dix-sept 

ans  à  peine,  lorsque  le  roi  d'Angleterre,  Henri  Y,  lui  rendit,  en  1422,  aussi 
bien  qu'à  ses  frères,  les  biens  qui  avaient  été  confisqués  sur  leur  père,  pour 
avoir  si  vaillamment  défendu  Harfleur  et  suivi  le  parti  du  roi  de  France  (1). 
Blainville  rentra  donc  par  cette  voie  dans  la  famille  d'Estouteville. 

Depuis  Jean  d'Estouteville  se  mit  au  service  du  roi  de  France,  Charles  VII, 
qui  lui  donna  la  garde  de  Fécamp,  en  1436  et  en  1439,  avec  cinquante 
hommes  d'armes  et  cent  vingt-et-un  hommes  de  trait.  Il  fut  même  chargé, 
avec  trente-six  hommes  d'armes,  du  commandement  d'Harfleur,  où  son  père 
avait  été  glorieusement  vaincu,  et  où  les  Français  étaient  rentrés  en  vain- 
queurs, dès  1433.  Après  1444,  il  fut  envoyé  à  Nancy,  puis  en  Allemagne; 
appelé  à  la  prévôté  de  Paris,  le  29  mai  1446,  qu'il  résigna,  peu  de  temps 
après,  en  faveur  de  son  frère  Guillaume  d'Estouteville,  et  enfin  nommé 
Chambellan  du  roi  Charles  YII,  avec  douze  cents  livres  de  pension.  Il  fut 
ensuite  député  en  Flandre,  vers  le  duc  de  Bourgogne,  commanda  les  francs- 
archers  menés  au  secours  de  Tournay,  et  obtint  la  charge  de  maître  des 
arbalétriers  en  1449,  à  la  mort  du  Sire  de  Graville,  office  qu'il  exerça  jus- 
qu'en 1461.,  pour  en  devenir  plus  tard  grand-maître. 

Plus  que  personne  il  contribua  à  reconquérir  laNormandie  sur  les  Anglais 
en  1449.  Il  ne  cessa  d'accompagner  Charles  YII  dans  la  conquête  de  son 
royaume  sur  l'étranger.  Au  mois  de  septembre  de  cette  année  1449,  il  faisait 
partie  du  conseil  tenu  à  Lisieux  entre  les  divers  généraux  qui  commandaieDt 
en  Normandie,  pour  reprendre  les  places  encore  au  pouvoir  de  l'ennemi.  Sur 
leur  invitation,  le  roi  vint  en  Normandie,  successivement  il  se  redit  à  Ver- 
neuil,  à  Evreux,  à  Louviers  et  au  Pont-de-l'Arche,  parce  que  des  intel- 
ligences avaient  révélé  que  Rouen  allait  bientôt  se  révolter  contre  les 
Anglais.  Cette  révolte  éclata,  en  effet,  le  dimanche  19  octobre  1449,  à 
l'heure  de  la  messe.  Au  milieu  de  la  célébration  de  l'office  divin,  le 
bruit  circula  que  les  Anglais  égorgeaint  les  Rouennais.  Aussitôt  on  s'élança 
hors  des  églises,  on  sonna  partout  le  tocsin,  on  fit  des  barricades,  et 
les  Anglais  épouvantés  se  retranchèrent  dans  le  palais,  le  château 
et  la  barbacane,  pendant  que  le  Roi  accourait  en  toute  hâte  du  Pont-de-l'Ar- 
che. A  la  nouvelle  que  les  habitants  étaient  maîtres  de  la  ville,  et  les  Anglais 
renfermés  dans  les  forts,  le  Roi  prit  position  sur  la  côte  Sainte-Catherine 
et  se  retira  dans  le  monastère,  défendant  à  son  armée  de  pénétrer  dans  Ja 

(1)  Le  F,  Anselme  —  Histoire  des  grands  Offldersde  la  couronne,  T.  VIII,  p.  98. 


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Ville,  par  crainte  de  la  voir  livrée  au  pillage,  à  rapproche  de  la  nuit.  Mais 
il  envoya  tout  d'abord  révêquo  de  Lisieux,  Basin,  et  Jean  d'Estoutoville, 
avec  cent  lances  qui  faisaient  alors  quatre  cents  hommes  d'armes.  Son  soin  le 
plus  pressé  fut  de  prendre  des  mesures  énergiques  contre  les  anglais,  on  élevant 
des  travaux,  en  dressant  des  bombardes,  et  en  établissant  dos  postes  dans  la 
ville,  mesures  qui  amenèrent  la  capitulation  de  leur  chef  Sommerset,  le  4  no- 
vembre suivant.  Le  Sire  de  Blainville  fut  donc  le  premier  capitaine  français 
qui  rentra  dans  Rouen  possédé  depuis  une  trentaine  d'années  par  les  anglais  (1). 
Il  prit  encore  une  grande  part  à  la  bataille  de  Formigny  (14  avril  1450), 
qui  amena  leur  expulsion  définitive  de  la  Normandie. 

En  1461,  il  fit  hommage  au  nouveau  Roi  Louis  XI,  de  toutes  les  terres 
qu'il  possédait  en  Normandie,  et  celle  de  Blainville  est  comprise  dans  cet 
hommage.  Son  nom  fut  porté  sur  la  liste  des  trente-six  commissaires  pour 
le  bien  public,  désignés  conformément  à  l'article  V  des  préliminaires  du 
traité  de  Saint-Maur,  que  la  noblesse  imposa  pour  ainsi  dire  à  Louis  XL 
Elle  fut  dressée  le  27  octobre  1465,  et  il  est  un  des  douze  chevaliers  et  écu- 
yers  formant  la  seconde  catégorie,  avec  les  douze  membres  du  clergé,  et  les 
douze  membres  du  conseil.  A  titre  de  don,  il  reçut,  le  16  janvier 
1472,  cent  arpens  de  bois  pour  rebâtir  son  château  de  Charlemesnil,  et,  le 
2  décembre  1474,  il  obtint  le  droit  de  Haute-Justice  dans  ses  terres  de  Pon- 
thieu  etdoNouvion.  11  combattait  encore  à  la  journée  de  Ganiégate(4  août 
1479)  contre  Maximilien  d'Autriche;  c'est  à  partir  de  l'année  1471  qu'il  prit 
la  qualité  de  chevalier,  et,  en  1479  seulement,  le  titre  de  grand-maître  des 
arbalétriers. 

En  montant  sur  le  trône  (1483),  Charles  VIII  le  nomma  son  lieutenant 
général  «  es  pays  entre  les  rivières  de  Somme  et  de  Seyne.  »  Il  était  en  même 
temps  capitaine  du  château  d'Arqués,  dont  il  fit  une  sorte  de  quartier-gé- 
néral, poste  qu'il  avait  déjà  occupé  en  1550.  On  a  plusieurs  quittances  de  lui 
pour  ses  gages  de  capitaine  du  donjon  et  du  château,  qu'il  touchait  sur  le 
pied  de  cinq  sols  parisis,  comme  un  de  ses  aïeux,  et  elles  se  rapportent  aux 
années  1484,  1485  et  1488.  Dans  ce  donjon  il  reçut  le  roi  Charles  VIII,  et, 
à  la  suite  du  repas,  il  s'éleva  une  singulière  querelle  au  sujet  de  la  coupe, 
ou  hanap,  dans  laquelle  le  roi  venait  de  boire.  Robers  le  sénéchal.  Sire  de 
Lardenières,  la  réclamait  en  vertu  d'un  privilège  de  son  fief;  les  officiers 

(1)  Basin,  Histoire  des  régnes  Charles  VII  et  de  Louis  XI,  t.  1,  liv.  IV,  eh.  XVIII. 
et  XX.  —  Robert  Blondel,  historien  normand,  dans  un  ouvrage  ëcrit  en  latin,  comme 
celui  de  Basin,  fait  de  Jean  d'Estouteville  le  plus  bel  éloge.  Voir  Assertio  Normanniœ, 
t.  III.  ch.  1.  Il  y  parle  de  sa  puissance,  de  sa  sagesse,  de  sa  persévérance,  de  Tillustration 
lie  sa  race  et  de  son  patriotisme,  qui  Ta  porté  à  joindre  aux  bretons  les  braves  défen- 
seurs du  Mont-Saint-Michel. 

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—  538  — 

du  roi  ne  voulaient  pas  la  remettre,  et  cette  grosse  affaire  fut  tranchée,  à 
Paris,  le  22  juin  1485,  par  une  ordonnance  royale  qui  donnait  gain  de  cause 
aux  prétentions  de  Lardenière  (1). 

Il  avait  épousé  Françoise  de  la  Rochefoucauld,  dame  de  Montbazon,  fille 
d'Aymar  de  la  Rochefoucault,  seigneur  de  Montbazon,  de  Saint-Maure  et  de 
Nonastre,  et  de  Jeanne  de  Martreuil. 

Jean  d'Ëstouteville  et  sa  femme  étaient  des  personnages  très  pieux,  aux- 
quels la  Normandie  doit  de  nombreuses  fondations.  Désirant  établir  à  Rouen 
des  religieuses  de  la  réformation  de  sainte  Colette,  ils  achetèrent  pour  cet 
effet  une  place  sur  la  paroisse  Saint- Vivien,  dans  la  rue  Saint-Hilaire,  eu 
1481,  et  obtinrent,  cette  année-là  même,  du  roi  Louis  XI,  des  lettres  patentes, 
datés  du  11  mai,  à  Plessis-lez-Tours,  pour  l'amortissement  de  cette  place, 
Ils  y  firent  construire  aussitôt  un  monastère,  qui  ne  fut  achevé  qu'en  1485, 
et  le  Seigneur  de  Torcy  et  de  Blainville  manda  des  religieuses  qui  vinrent 
à  Rouen  et  prirent  possession  de  cette  maison,  le  7  septembre  1485.  Elles 
étaient  au  nombre  de  seize,  tirées  de  plusieurs  maisons  diverses  de  leur  ordre» 
quatre  du  couvent  de  Sainte-Claire  d'Amiens,  quatre  de  celui  de  Sainte- 
Claire  de  Hesdin,  et  huit  du  couvent  de  Sainte-Claire  d'Arras.Sœur  Marie 
Brifay,  religieuse  du  couvent  de  Sainte-Claire  d'Amiens,  fut  la  première 
abbesse  du  couvent  de  Rouen,  dûàlagénéroité  d'un  Seigneur  de  Blainville  (2). 

Blainville  se  ressentit  aussi  de  la  piété  de  Jean  d'Estouteville,  son  sei- 
gneur et  grand-maître  des  arbalétriers  de  France,  sous  Charles  VIII.  Il  J 
fonda  une  église  Collégiale,  par  acte  du  5  janvier  1489.  Le  lendemain,  jour 
de  l'Epiphanie,  l'archevêque  Robert  de  Croixmare,  successeur  de  Guillaume 
VII  d'Estouteville  sur  le  siège  de  Rouen,  assisté  de  l'évèque  d'Evreux,  de 
Jean  Masselin,  doyen  de  l'Eglise  de  Rouen,  et  de  plusieurs  autres  personnes 
de  distinction,  célébra  la  messe  dans  la  chapelle  du  château  de  Blainville. 
Quand  on  fut  à  l'oflertoire,  le  pieux  fondateur  se  présenta  au  pied  de  l'au- 
«  tel,  sa  charte  de  donation  à  la  main,  et  dit  à  haute  voix  :  «  Mon  Roi» 
«  mon  souverain  Seigneur,  mon  Sauveur  et  mon  Rédempteur,  je  viens  de- 

(  l)  A.  Deville,  Histoire  du  château  â^ Arques,  p.  212. 

(2)  Farin.  flïstoiV e de Bouen,  t.  II,  VI»  partie,  p.  95. 

Ce  couvent  ëtait  situe  près  des  Pénitents,  au-dessous  des  Tilles  du  Ban-Tastear.  Une 
impasse  de  la  rue  Saint-Hilaire,  anciennement  Pilavoine,  et  aujourd'hui  Sainte  C/atVt^i 
rapelle  le  nom  et  la  position  de  ce  couvent,  supprimé  en  1792,  et  dont  il  reste  encore 
des  vestiges,  deux  grandes  portes,  avec  sculptures,  rue  Saint-Hilaire,  sous  les  n"*  66 
et  64,  TE^lise  coupée  en  deux  par  Timpasse,  et  un  grand  corps  de  logis,  qui  pourrait 
bien  être  le  cloître.  Voir  P.  Përiaux,  dictionnaire  indicateur  des  rues  et  places  de  Bouen, 
p.  122. 


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—  539  — 

«  vers  vous  à  secours  et  recours,  et  vous  fais  oblation  de  mon  âme,  de  mon 
«r  corps,  de  mon  honneur,  de  mon  état,  et  de  ce  qui  est  écrit  en  ce  cahier 
a  touchant  une  partie  des  biens  qu'il  vous  a  plu  de  me  donner  pour  me  vivre 
«  et  entretenir  en  ce  monde,  et  vous  supplie,  mon  souverain  Seigneur  et 
a  Rédempteur,  qu'ils  soient  emploies  pour  vous  faire  service  au  temps  à 
a  venir  :  lequel  service  puisse  vous  être  agréable.  » 

Dans  ces  paroles  perçait  la  reconnaissance  du  donateur  pour  les  biens  de 
Blainville  ,  venus  d'une  façon  si  inespérée ,  par  la  mort  de  ses  deux  frères, 
entre  ses  mains. 

Voici,  au  reste,  le  texte  même  des  principales  dispositions  de  cet  acte  de 
donation  fort  détaillé,  tant  pour  les  motifs  de  la  fondation  que  pour  l'énumé- 
ration  des  biens  accordés  à  l'ordre  du  service  divin  ,  et  les  devoirs  des  dif- 
férents membres  de  la  Collégiale  (1). 

a  A  tous  bons  chrétiens  et  loyaulx  catholiques  qui  ces  présentes  lettres 
a  verront  ou  orront ,  Jean  d'Estouteville ,  chevalier  de  l'ordre  du  Roy  notre 
«  Sire  Seigneur  de  Torcy,  de  Blainville ,  conseiller ,  chambellan  du  Roy 
«  notre  Sire,  lieutenantrgénéral  d'jceluy  Seigneur  entre  les  rivières  de 
a  Somme  et  Seine  et  grand  maistre  des  arbalestriers  de  France,  5a/t<^ 
a  Gomme  entre  les  œuvres  de  vertu  celles  qui  sont  appliquées  pour  l'hon- 
a  neur  de  Dieu  le  créateur  et  de  notre  mère  Sainte  Eglise  son  i!)pouse 
«  soient  très  salutaires ,  par  quoy  je  désirant  le  salut  des  âmes  de  moy ,  de 
tt  ma  très  chère  et  très  amée  compagne  et  épouse  Françoise  de  la  Roche- 
ci  faucault  dame  de  Montbazon  et  de  Sainte-Maure  et  de  nos  antecesseurs, 
a  successeurs  et  bienfaicteurs ,  aye  de  longtemps  eu  et  ay  encor  dévotion  a 
«  ce  que  le  divin  service  soit  quotidiennement  célébré,  continué  et  aug- 
«  mente  en  Sainte  Eglise  en  l'honneur  de  la  très  glorieuse  et  individuo 
<(  Trinité  et  mesmement  de  notre  Seigneur  et  Rédempteur  Jesus-Ghrist  fils 
d  de  Dieu  le  père,  seconde  personne  d'j celle  Trinité  et  de  la  Très  sacrée 
«  Vierge  Marie  sa  mère  ,  de  Monsieur  Saint-Michel  l'ange ,  et  de  toute  la 
a  cour  céleste,  et  par  long  espace  de  temps  que  jay  soubs  la  miséricorde  de 
a  Dieu  mon  créateur  vescu  en  ce  monde  mortel  en  grands  honneurs  et 

(1)  L*original,  en  parchemin,  fut  dëposë  dans  on  coffre  du  trësor  du  chapitre,  où 
il  ëtait  encore  en  1743.  Le  secrétaire  du  chapitre,  Jacques-François  Le  Pelletier,  en 
fit  faire,  à  cette  époque,  une  copie  par  Philippe  Crespin,  notaire  royal-garde ,  note 
au  Bailliage  et  Vicomte  de  Rouen,  pour  sa  noble  sergenterie  de  Cailly,  branche  de 
Blainville.  Elle  se  compose  d'une  vingtaine  de  grandes  pages,  et  fut  collationnëe  à 
Rj,  le  8  août  1743,  par  un  sieur  Roberge.  C'est  d'après  cette  copie,  qui  existe  encore 
ai:gourd*hui  dans  le  trésor  de  la  fabrique  de  Blainville,  que  nous  ferons  nos  citations. 
Nous  en  devons  la  communication ,  comme  pour  l'aveu ,  à  M.  Leconte,  cure  de 
Blainville. 


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—  540  — 

«  prospérités,  non  voulant  estre  ingrat  d'jceluy  mon  créateur,  mais  jceulx 
a  recognoistre  a  mons  pouvoir  a  Toxemple  et  imitation  des  Saints  et  deyots 
a  pères  et  d'aucuns  de  mes  prédécesseurs ,  je  aye  fait  célébrer  chacun  jonr 
a  solennellement  par  plusieurs  chappellains  le  divin  et  canonial  service 
«  selon  Tusage  du  diocèse  de  Rouen  en  la  chapelle  de  mon  château  du  dit 
«  lieu  de  Blainville,  en  quoj  non  sans  cause  jaj  pris  consolation  et  jaje 
«  espirituelle  et  ay  cogneu  par  expérience  que  cetoit  et  est  œuvre  méritoire 
«  et  a  Dieu  agréable  selon  mon  espérance  et  jugement  de  conscience,  et  pour 
n  ce  me  suis  délibéré  de  donner,  impartir  et  aumosner,  aucune  portion  des 
«  revenus,  fiefs  et  héritages  des  Seigneuries  que  Dieu  ma  donné  et  permis  possedet 
a  en  ce  monde  jusque  au  nombre  et  valeur  de  cinq  cents  livres  tournois  de  rente, 
«  ou  revenu  annuel  en  assiete  de  terre  pour  fonder  et  faire  continuer  a  perpétuité 
a  ledit  service  divin  par  certain  nombre  de  chanoines  ou  chappelains  en  forme  de 
«  collège,  sur  quoy  javais  desja  obtenu  le  congé  et  licence  du  Saint-Siège 
a  apostolique  jouxte  la  bulle  et  le  procès  fulminé  d'jcelle,  et  sur  les  formes 
a  et  manières  de  faire  le  dit  service ,  aye  depuis  eu  advis  et  conseil  à  plu- 
a  sieurs  notables  docteurs  en  théologie ,  droict  canon  et  autres  gens 
«  d'Eglise.  »  Il  annonçait  ensuite  Tintention  de  faire  ériger  ou  construire 
une  chapelle  a  avec  les  maisons  et  édifices  qu'il  a  desja  fait  commencer  pour 
«  loger  jceulx  chappelains  et  chanoines  en  la  dite  ville  de  Blainville  »  d'après 
la  permission  que  lui  en  avait  accordée  le  feu  Roi  Louis  XI,  au  mois  de 
novembre  1482,  c'est-àrdire  six  ans  auparavant,  et  qu'il  avait  fait  enre- 
gistrer à  la  chambre  des  comptes  de  Paris,  la  même  année.  Toutefois  il 
jugeait  à  propos  de  renouveler  sa  fondation  sous  le  règne  de  son  successeur, 
Charles  VIII,  et  il  le  déclarait  en  ces  termes;  a  Scachent  tant  présent  et 
«  advenir  que  je  Jean  d'Estoutevillb  seigneur  de  Blainville  et  de  Torcy, 
((  dessus  nommé  en  accomplissant  et  exécutant  a  mon  pouvoir  jcelle,  ma 
a  dévotion  et  fondation,  ay  donné  et  aumosné  et  par  ces  présentes  donne  et 
a  aumosne  perpétuellement  a  Dieu  mon  créateur  et  a  son  Eglise  et  aux 
tf  chanoines  et  collège  servant  Dieu  selon  ma  presante  fondation  les  dits 
«  cinq  cents  livres  tournois  de  rente  amorties  aynsi  que  dict  est  pour 
«  apliquer  a  la  fondation  en  la  forme  qu'il  est  spécifié  contenu  et  déclaré 
a  en  ces  présentes.  » 

Il  enumérait  ensuite  tous  les  héritages,  fiefs,  seigneuries  et  revenus  qu'il 
donnait  pour  faire  la  somme  de  cinq  cent  livres  de  rentes,  et  le  détail  en 
est  fort  considérable,  car  la  nature,  la  contenance  et  les  bornes  y  sont 
relatées  avec  le  plus  grand  soin.  Il  y  est  question  de  pièces  de  terre,  de 
jardins ,  de  rentes  de  droits  à  Blainville ,  à  Crevon ,  à  Fontaine-sous- 
Préaux,  à  Bos-Guillaume,  dans  la  vicomte  d'Arqués,  et  aux  différents  lieux 


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—  541  ~ 

dépendant  do  ce  fief,  Cropus,  Lespinay,  Gonneville,  Beaunaj,  Saint- 
Hellier,  etc.  Enfin,  il  cédait  deux  quarts  de  fiefs  nommés  Maurepas  et  Beau- 
ficel,  ces  droits  possédés  par  lui  à  Gournay. 

A  propos  de  Fontaine-sous-Préaux,  Tune  des  douze  prévôtés  dont  la 
seigneurie  de  Blainville  était  composée,  le  donateur  faisait  réserve  du  droit 
de  justice.  Il  donnait  tout  le  reste  aux  chanoines  «  fors  seulement  la  court 
«  et  usage,  justice  et  jurisdiction  que  j'ay  retenue  et  réservée  a  moy  et  a 
M  mes  successeurs  seigneurs  du  dit  lieu  de  Blainville  et  fairay  faire  droict 
tf  et  justice  par  mon  senechalou  autre  juge  du  dictlieu  auxdicts  chanoines  et 
a  chappelains,  par  moy  fonder  et  a  leurs  hommes  resseans  et  tenants  d  jcelle 
«  prevosté,  ainsy  qu'il  a  esté  et  est  de  tout  temps  accoustumé  parce  toutes 
«  fois  que  le  service  de  prevosté  demeure  au  proffit  et  seigneurie  d'jceulx 
«  chanoines  et  collège  pour  faire  les  contraintes  et  exploits  a  eux  et  a  leurs 
«  hommes  et  tenants  en  jcelle  prevosté  requis  et  nécessaire  dont  les  assi- 
«  gnations  et  adjournements  en  cas  de  proceds  seront  faicts  a  sortir  a  mes 
c(  pieds  et  jurisdiction  du  dit  lieu  de  Blainville.  » 

Puis  vient  une  clause  sur  le  droit  de  guet,  que  le  seigneur  de  Blainville 
réservait  aussi,  la  défense  du  château  de  Blainville  confiée  aux  populations 
relevant  de  la  seigneurie,  a  Et  aussi  j'ay  réservé  et  reserve  a  moy  et  a  mes 
«  successeurs  seigneurs  du  dit  lieu  de  Blainville  le  droict  de  guet  et  de  garde 
c(  que  doibuent  et  a  quoy  sont  subjects  les  hommes  manants  et  habitansde  la 
«  dicte  parroisse  et  prevosté  de  Fontaine-sous-Preaux  a  mon  dict  château 
«  de  Blainville.» 

Il  continuait  en  demandant  à  Tarchevêque  de  Rouen  de  vouloir  se  con- 
tenter pour  sa  visite  annuelle  de  dix  livres  tournois,  et  de  consacrer 
l'église  ou  chapelle  qu'il  a  fondée  en  l'honneur  de  la  Sainte-Trinité  et  de 
Saint- Michel.  Arrivait  alors  la  constitution  de  la  collégiale,  a  Je  veux  et 
a  ordonne  et  est  mon  jntention  que  l'église  soit  ores  et  pour  le  temps 
«  advenir  érigée  en  l'église  collégiale,  ayant  corps  et  communauté  auquel 
«  collesge  seront  instituées  douze  personnes  dont  les  neuf  seront  prostrés 
«  et  les  trois  autres  un  clerc  et  deux  choreaux  lesquels  douze  personnes 
«  diront,  chanteront,  et  dévotement  célébreront  selon  l'usage  de  l'église  de 
«  Rouen  par  chacun  jour  aux  heures  debueset  accoustumés  en  semblables 
a  églises,  matines,  prime,  tierce,  grande  messe,  midy,  nonne,  vespres, 
a  compiles,  item  que  des  dicts  neuf  prostrés  chanoines  prébendes  (1)  et  les 
«  autres  trois  prestres  chanoines  semiprebendés,  et  d'iceulx  six  chanoines 
a  prébendes ,  les  deux  premiers  et  principaux   aveq  leur  chanoisie  et 

(l)  On  appelait  prébende  la  portion  du  revenu  attachée  à  un  canonicat,  prœbenda 
Tporiio» 


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—  542  — 

a  prébende  auront  offices  ou  dignités,  l'une  tbesauricr  et  Tautre  chantre 
«  annexées  a  leurs  dictes  prébendes  en  telle  manière  que  leur  dite  prébende 
a  et  office  seront  un  seul  et  simple  beneâce  compatible  aveq  autre  bénéfice, 
a  et  par  semblable  es  autres  prébendes  et  semie-prebendés,  item  que  tons 
«  neuf  chanoines  prébendes  et  semi-prebendés  seront  au  temps  advenir  et 
a  demouront  perpétuellement  et  a  tous  iours  a  la  présentation  et  nomina- 
a  tion  de  moy  mes  hoirs  successeurs  ou  ayants  cause  seigneurs  du  dit  lieu 
a  de  Blainville,  toutes  et  quantes  fois  qu'elles  seront  vacants,  par  quelque 
«  voye  ou  manière  que  ce  soit  et  les  pati'onnages  d'icelle  annexés  et  incor- 
((  pores  en  la  dite  seigneurie  de  Blainville.  » 

Après  avoir  fixé  les  sommes  dues  à  Tarchevéque  et  au  chapitre  pour 
chaque  réception,  les  droits,  devoirs,  profits  et  émolument  de  chacun  des 
membres  de  la  collégiale,  le  donateur  s'occupait  des  prières  pour  les  tré- 
passés, des  obits  pour  lui-même,  sa  femme,  les  rois  de  France  et  les 
diffiérents  membres  de  sa  famille,  considérations  qui  paraissent  avoir  été  le 
principal  motif  de  l'érection  de  cette  chapelle,  «  Item  pour  ce  que  jay  en  des 
«  biens  de  dicts  et  trespassés,  parquoy  je  suis  tenu  a  faire  prier  Dieu  pour 
a  eux,  je  veux  et  ordonne  pour  le  salut  des  âmes  de  mes  parents,  amis, 
a  bienfaicteurs  et  autres  catholiques  trespassés,  et  aussy  de  moy  et  de  ma 
«  ditte  très  amée  épouse,  quand  il  plaira  a  Dieu  que  nous  décédons  de  ce 
a  siècle  mortel  soient  chantés  et  célébrés  en  la  dicte  Eglise  par  les  dicts 
«  chanoines  clerc  et  choreaux  douze  obits  par  chacun  an...  Item  pource  que 
«t  jay  eu  plusieurs  biens  et  honneurs  des  Roye  de  France,  je  veux  et 
<c  ordonne  que  pour  leurs  âmes  a  l'intention  d'iceulx  soit  chanté  et  célèbre 
<(  un  obit  solennel  pour  chacun  an  à  diacre  et  soubs  diacre,  et  deux  tenans 
a  chœur  en  chappes,  c'est  à  scavoir  les  vigilles  le  jour  de  la  feste  de  la 
a  Magdelaine  pour  ce  que  en  semblable  jour  le  feu  bon  Roy  Charles 
a  septième  trespassa  et  le  lendemain  le  dit  obit  (1).  Item  pource  que  je  suis 
<c  grandement  tenu  a  feu  Monsieur  mon  père  et  a  Madame  ma  mère,  je 
a  veux  et  ordonne  que  a  semblable  jour  que  mon  dict  sieur  mon  pcrc 
«  trespassa  qui  fust  le  vingt  cinquième  jour  d'octobre,  soit  dict  et  célébré 
a  un  obit  solennel  comme  celuy  des  Roys  et  a  semblable  jour  que  Madame 
a  ma  mère  trespassa  qui  fust  le  saizieme  de  juillet,  un  autre  semblable  obit 
«  pour  le  salut  de  leurs  âmes.  Item  et  pource  que  je  crois  que  jay  plus  que 
a  nul  autre  besoing  et  nécessité  de  la  grâce  de  Dieu  mon  créateur,  des 

(1)  Charles  VIT,  sous  lequel  Jean  d'Estouteville  avait  si  longtemps  porte  les  armes 
pour  reconquérir  la  Normandie,  mourut  à  Mehun-sur-Yèvre,  près  de  Tours,  le 
mercredi,  22  juillet  1461,  jour  de  la  fête  de  la  Magdelaine,  vers  une  heure  après 
midi. 


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—  543  — 

«  prières  oraisons  et  suffrages  de  Sainte  Eglise,  je  requiers  et  supplie  et 
«  neantmoins  veux  et  ordonne  que  après  mon  trespas  soit  dict  chanté  et 
cr  célébré  a  la  dicte  Eglise  bien  dévotement  un  obit  solennel  pour  le  salut 
«  de  ma  paouvrc  amo,  par  chacun  an  a  tel  jour  qu'il  plaira  a  mon  créateur 
«  la  séparer  de  mon  corps  et  que  ma  vie  durant  au  lieu  du  dict  obit  solennel 
((  soit  dict  chantée  et  célébrée  une  messe  solennelle  du  Benoist  Saint- 

o  Esprit  le jour  de par  chacun  an afin  qu'il  plaise  à  mon  dict 

«  créateur  et  rédempteur  de  me  donner  la  grâce  de  bien  vivre  et  mourir, 
a  Item  pour  contemplation  de  la  bonne  amour  et  société  quej'ay  eu  par 
«  longtemps  en  mariage  avec  la  dicte  dame  Françoise  de  la  Rochefoucault 
«  ma  très  chère  et  amée  femme  et  cspouse,  veux  et  ordonne  que  par  sem- 
«  blable  pour  le  salut  de  son  ame  après  ce  qu'il  aura  pieu  a  Dieu  la  mettre 
ce  hors  du  monde  soit  dict  et  célébré  un  obit  solennel  chacun  an  a  semblable 
c<  jour  qu'elle  decedra  et  devant  son  trespas  au  lieu  du  dict  obit  une  messe 
«  du  Saint-Esprit,  le  jour  de...» 

Voilà  donc  cinq  obits  solennels  fondés  par  la  piété  et  par  la  reconnais- 
sance de  Jean  d'Estouteville ,  pour  sa  femme,  ses  père  et  mère,  son  com- 
pagnon d'armes  le  bon  roi  Charles  VII ^  et  lui-mémo,  sa  prévision  s'étendit  à 
tout,  et  à  défaut  de  l'Eglise  collégiale  encore  à  bâtir,  le  service  divin  devait 
être  dit  dans  la  chapelle  du  château  de  Blainville,  et,  si  la  nouvelle  église 
n'était  pas  terminée  à  l'heure  de  sa  mort,  les  obits  seront  célébrés  dans  une 
des  chapelles  que  ses  ancêtres  ont  bâties  en  l'église  paroissiale.  «  Item 
c(  pource  que  encore  n'est  pas  ediffiée  l'église  ou  chapelle  que  jay  intention 
«  de  faire  ediffier  pour  faire  le  dict  service  au  lieu  dont  dessubs  est  faicte 
M  mention,  je  veux  et  ordonne  que  tant  que  je  vivray,  le  divin  service  dont 
tf  dessubs  est  faicte  mention,  soit  faict  en  la  chapelle  de  mon  château  de 
«  Blainville  et  en  jcelle  chappelle  soient  recous  et  installés  les  dicts 
((  chanoines  en  attendant  et  jusques  a  ce  que  moj  (se  Dieu  m'en  donne  la 
«  grâce)  ou  mes  successeurs  ayans  faict  faire  le  dict  moustier  ou  Eglise,  et 
«  en  cas  que  alors  de  mon  trespas  la  dicte  Eglise  ne  serait  pas  faicte,  et 
«  accomplie,  que  le  dict  service  soit  faict  et  célébré  en  une  la  plus  conve- 
«  nable  a  ce  faire  des  chappelles  fondés  érigés  et  édiffiés  par  mes  predeces- 
«  seurs,  en  l'église  paroissial  de  SainctrGermain  du  dict  lieu  de  Blainville 
a  de  laquelle  par  semblable  je  suis  patron,  le  tout  a  heures  deubes  et  con- 
«  venables,  en  telle  manière  que  le  service  parroissial  ne  soit  pas  empeschié 
«  et  veux  que  le  curé  du  dict  lieu  et  les  chappclains  des  chappelles  dont  je 
a  suis  patron  comme  dessubs  le  souffrent  et  permettent.  » 

Il  réglait  aussi  l'ordre  des  séances  du  chapitre,  le  mode  des  délibérations 
et  des  distributions  faites  aux  chanoines ,  et  désignait  l'un  des  trois  cha- 


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—  544  — 

noincs  Seraiprcbendes  comme  fabriquier^  afin  que  «  les  reliquaires,  livres, 
»  calices  et  aorncments  qu'il  a  Tintention  donner  a  la  dicte  Eglise  soient 
»  bien  et  seurement  gardés  et  nettoyés ,  quand  besoing  l'en  sera.  »  Les 
fonctions  du  clerc,  le  luminaire ,  les  réparations  à  faire  aux  maisons  des 
chanoines,  l'inventaire  de  leurs  meubles,  le  genre  de  vie  qu'ils  devaient 
mener,  les  précautions  à  prendre  pour  éviter  tout  scandale,  enfin ,  des  cas 
qui  pouvaient  entraîner  la  perte  du  bénéfice  ,  tout  cela  était  également 
mentionné  dans  l'acte  du  prévoyant  fondateur. 

Il  terminait  en  demandant  l'approbation  de  l'archevêque ,  et  le  priant 
d'imposer  aux  chanoines,  lors  de  la  collation  des  bénéfices ,  l'observation 
de  toutes  ces  prescriptions.  «  En  tesmoing  des  quelles  choses,  ces  présentes 
»  lettres  émanées,  de  ma  certaine  science ,  intention  et  volonté  seignécs 
»  de  mon  saing,  ont  été  scelées  munies  et  raliorées  de  mon  scel.  Ce  fusi 
M  faict  et  donne  en  mon  chasteau  du  dict  lieu  de  Blainville  le  cinquiesmc 
»  jour  du  mois  de  janvier  l'an  de  grâce  mil  quatre  cents  quatre  vingt  et 
»  huit  (1).  » 

L'archevêché  ne  tarda  pas  à  accorder  l'approbation  demandée.  Ro!)ert  de 
Croixmare  la  signait  le  10  janvier  suivant.  Elle  est  en  latin  et  sert  de 
préambule  et  de  conclusion  à  l'acte  de  donation,  qui  y  est  inséré  en  entier. 

Immédiatement  on  se  mit  à  l'œuvre  sur  le  terrain  accordé  et  désigné  par 
Jean  d'Estouteville  pour  voir  s'élever  l'Église.  C'était  «  une  pièce  de  terre 
»  en  jardin  et  en  fresche  contenant  deux  acres  ou  environ  ainsi  plantée  de 
»  certain  petit  nombre  de  vieux  arbres  quelle  est  a  présent  sur  laquelle 
»  pièce  de  terre  souloient  estrc  anciennement  les  édifices  du  lieu  commu- 
»  nément  nomme  le  bas  manoir  de  la  dite  sieurie  de  Blainville  et  est  mon 
»  intention  que  le  moustior  Eglise  ou  chapelle  de  cette  dicte  présente  fon- 
»  dation,  soit  en  temps  advenir  érigé  et  édifié  sur  jcelle  pièce  do  terre  au 
»  lieu  plus  convenable,  laquelle  pièce  de  terre  est  bournée  d'un  costé  au 
»  chemin  du  Roy  qui  mené  de  la  diste  ville  de  Blainville  a  Quevron, 
»  d'autre  costé  au  condos  du  vivier  ou  Estan,  dont  dessuies  est  faicte  men- 
»  tion,  d'un  bout  en  partie  à  la  dicte  voye  ou  chemin  ystant  de  la  dicte 
»  chaussée,  et  en  l'autre  partie  en  la  maison  et  jardins  des  dicts  chappc- 
»  lains  pies  a  fondés,  et  d'autre  bout  a  une  autre  voye  ou  chemin  de  vingt 
»  trois  pieds  de  large  qui  demeurera  a  commun  pour  aller  du  chasteau  du 
»  dict  lieu  de  Blainville  au  dict  chemin  Royal  par  dessubt  une  autre 
»  chaussée  faisant  séparation  entre  les  dits  second  vivier  et  un  autre  tiers 

(1)  1489,  nouveau  style,  où  Tannée  commence  au  l®»"  janvier  et  non  à  Pâques, 
comme  dans  Tancien  style. 


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—  545  — 

»  vivier  a  moy  appartenant  nommé  le  vivier  des  Treilles  et  demeurera  sur 
»  le  dict  chemin  une  tourelle  quarréo  de  pierres  qui  y  est  de  présent ,  la- 
»  quelle  tourelle ,  j'ay  réservée  et  retenue  a  moy  pour  a  faire  a  mon 
»  plaisir  (1).  » 

En  moins  de  quatre  ans,  à  peu  de  distance  de  l'église  paroissiale,  de  bien 
chétive  apparence,  s'éleva  la  collégiale,  avec  un  caractère  monumental  qui 
rappelle  l'époque  de  sa  fondation.  Elle  était  on  pierres,  grès  et  silex,  avec 
contreforts,  croisées  à  ogives,  beaux  vitraux  et  couverture  en  ardoise,  trois 
ou  quatre  fois  plus  vaste  et  plus  grande  que  l'église  paroissiale ,  au  dire 
d'un  Mémoire  du  xyiii*  siècle.  Les  sinistres  prévisions  de  Jean  d'Estoute- 
ville  ne  s'étaient  pas  réalisées.  Non  seulement  il  put  voir  bâtir  l'église  qu'il 
avait  fondée,  mais  il  en  vit  encore  la  dédicace,  sous  le  nom  de  Saint- 
Michel  (2),  le  29  septembre  1492 ,  par  l'archevêque  de  Rouen ,  Robert  de 
Croixmaro,  qui  avait  dit  la  messe  dans  la  chapelle  du  château  de  Blainville, 
le  jour  où  le  fondateur  avait  solennellement  annoncé  ses  pieuses  intentions 
au  pied  de  l'autel,  et  délivré  l'acte  de  donation. 

Dans  le  chœur  de  la  collégiale,  la  paroisse  d'aujourd'hui,  on  distingue 
encore,  au  point  de  jonction  des  nervures  qui  soutiennent  la  voûte ,  les 
armes  des  Mauquenchy  et  des  d'Estouteville  réunies,  depuis  le  mariage  de 
Nicolas  d'Estouteville  avec  Jeanne  de  Mauquenchy.  Elles  étaient  celle  du 
fondateur,  Jean  d'Estouteville;  comme  ses  ancêtres,  il  portait:  Ecarteléaul 
et  au  4  fascé  d'argent  et  de  gueules  de  dix  pièces  au  lion  sable  d'or ,  brochant  sur 
le  toui,  qui  est  Estouteville  ;  au  2  et  3  d'azur,  à  la  croix  d'argent,  cantonné  de 
vingt  croix  recroisetées,  au  pied  fiché  d'or^  qui  est  Mauquenchy. 

Au-dessus  de  la  principale  porte  d'entrée,  faisant"  face  au  chœur,  on  voit 
une  statue,  de  petite  dimension ,  en  pierre  ,  assez  grossièrement  sculptée, 
représentant  un  guerrier  casque  en  tête ,  la  poitrine  couverte  d'une  cui- 
rasse ,  avec  une  énorme  épéo  dans  la  main  droite ,  et  collée  contre  son 
corps  ;  un  lion  est  couché  à  ses  pieds.  Ce  pourrait  bien  être  Jean  d'Estou- 
teville, Grand-Maître  des  Arbalétriers  et  fondateur  de  l'église. 

Nous  penchons  à  croire  aussi  que  Jean  d'Estouteville,  avec  les  intentions 
généreuses  manifestées  dans  l'acte  de  donation  «  pour  les    reliquaires , 

(1)  Acte  de  donation,  fabrique  de  Blainville. 

(2)  Une  vue  de  Blainville,  au  xvii*  siècle,  lui  donna  le  nom  de  La  Trinité,  Église 
Canomale,  bien  que  le  fondateur  l'eût  consacrée  également  à  la  Sainte-Trinité  et  à 
Saint-Michel,  c'est  ce  dernier  nom  qui  a  prévalu.  Elle  est  devenue  Féglise  paroissiale 
actuelle,  après  que  l'église  primitive  du  bourg ,  située  au  Sud-Est,  inondée  par  les 
sources,  tombant  de  vétusté,  à  la  fin  du  xviii"  siècle,  fut  devenue  tout-^-fait  impropre 
au  service  du  culte. 


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—  546  — 

»  livres,  calices  et  aornements  »  aura  donné  à  la  collégiale  le  magnifique 
retable  en  bois  sculpté,  peint  et  doré,  longtemps  un  des  plus  beaux  orne- 
ments de  la  collégiale,  et  qui  a  excité  l'admiration  générale  lors  de 
l'exposition  artistique  et  archéologique  de  Rouen  en  1861,  d'autant  plus  qu'on 
y  reconnaît  le  style  de  l'époque  où  vivait  le  fondateur  de  la  collégiale  (1). 

Jean  d'Estouteville  mourut  fort  âgé,  le  11  septembre  1494.  On  lui  fit  do 
magnifiques  funérailles.  Cette  famille  d'Estouteville  était  fameuse  en  Nor- 
mandie par  l'illustration  de  ses  membres  dans  les  armes  et  dans  régliso. 
Nous  les  avons  vus  exercer  les  fonctions  de  lieutenant  général  du  roi ,  do 
capitaine  d'Arqués,  do  grand-maître  des  arbalétriers ,  et  payer  largement 
leur  dette  sur  de  nombreux  champs  de  bataille.  Un  d'Estouteville,  mort  ar- 
chevêque de  Rouen,  en  1482,  avait  été  cardinal,  et  son  cœur  fut  rapportô 
de  Rome  dans  la  Cathédrale  de  son  ancien  siège.  Une  cloche  s'y  appelait 
Marie  (TEstouteville^  la  première  des  onze  cloches ,  qui  se  trouvaient  alors 
dans  la  tour  Saint-Romain,  fondue  en  1467  avec  l'argent  donné  par  ce  car- 
dinal archéque.  Rouen  s'intéressait  donc  particulièrement  à  cette  famille 
si  considérable  dans  le  royaume  et  qui  lui  avait  fourni  tant  de  bienfaiteurs, 
et  il  tint  à  prouver  sa  reconnaissance  lors  des  funérailles  du  seigneur  do 
Blainville,  fameux  lui-même  par  sa  bravoure  et  par  sa  piété. 

Il  mourut  à  Blainville,  et  son  corps,  placé  d'abord  dans  l'église  Collégiale 
de  Blainville,  qu'il  avait  fondée,  en  partit  sous  la  conduite  des  chanoines. 
Ils  le  déposèrent  provisoirement  au  couvent  des  Chartreux,  situé  à  cette 
époque  dans  le  faubourg  Saint-Hilaire ,  prés  du  Nid-de-Chien  (2).  Il  sortit 
de  leur  église,  le  16  septembre  1494,  à  deux  heures  de  l'après-midi,  accom- 

(1)  Ce  retable,  dont  le  départ  de  Blainville  a  été  si  regrettable,  enlève  de  la  place 
primitive,  fut  mis  à  l'autel  de  la  Vierge,  où  ses  dimensions  Fempèchaient  de  produirp 
un  bon  effet.  En  1835,  M.  Hyacinthe  Langlois  se  le  fit  céder  pour  un  tableau  reli- 
gieux. De  ses  mains  il  passa  dans  celles  de  M.  Bataille  de  Bellegarde,  et,  aujourd'hui 
de  sa  famille.  Au  centre  il  représente  le  Christ  en  croix  entre  les  deux  larrons ,  de» 
soldats  à  cheval  et  à  pied  se  disputant  les  vêtements  du  Christ,  et  un  groupe  d^ 
saintes  femmes  soutenant  la  Vierge  évanouie.  A  droite  et  à  gauche  s^étendent  deux 
bas-reUefs  ;  celui  de  gauche  retrace  le  baiser  de  Judas ,  la  flagellation ,  le  portement 
de  croix;  celui  de  droite,  lu  descente  de  croix,  la  mise  au  tombeau,  la  résurrection. 
Toutes  ces  sculptures  sont  surmontées  d'un  dais  en  bois  sculpté  et  menuisé  avec  une 
déUcatesse  extrême.  L'exécution  artistique  des  groupes,  des  poses  et  des  physionomies 
n'est  pas  sans  mérite. 

V.  une  Notice  que  M.  A.  Darcel  lui  a  consacrée  dans  le  Journal  de  Bùoen  et  l*" 
Livret  de  l'Exposition,  1861. 

(2)  La  rue  de  la  Petite^luirtreuse  rappelle  le  nom  de  ce  couvent  qui  n*existe  plus. 
V.  P.  Pénaux,  Dictionnaire  des  rues  de  Rouen,  p.  55. 


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pagné  dos  Quatre  Religions  mendiantes,  des  Religieux  do  Saint-Lô  et  do  la 
Madeleine,  du  Clergé  de  la  ville,  des  Chanoines  de  Blainville  ,  et  des  Cor- 
deliers  de  l'observance  de  Sainte-Claire,  qui  le  posèrent  sous  la  porte  Saint- 
Hilaire.  Soixante  hommes  en  deuil  portaient  chacun  une  torche  où  étaient 
attachées  les  armes  du  défunt.  Les  Chanoines  et  les  Chapelains  de  la  Cathé- 
drale l'attendaient  à  cette  porte,  avec  l'abbé  de  Sainte-Catherine,  le  Prieur 
de  SaintrLô,  l'Évêque  de  Philadelphie,  la  Commune  de  la  ville,  les  Officiers 
du  Roi,  les  Conseillers,  les  Quarteniers  et  autres,  jusqu'au  nombre  de  près 
de  cent  personnes.  On  pria  de  soutenir  les  quatre  coins  du  drap  mortuaire 
Pierre  Daré ,  lieutenant-général  du  Bailli  de  Rouen,  Jacques  Le  Lieur, 
Roger  Le  Tourneur  et  Robert  de  La  Fontaine,  sieur  de  Pissy,  échevins  de 
la  ville  de  Rouen,  office  dont  ils  s'acquittèrent  jusqu'à  l'église  Sainte-Claire, 
sous  la  porto  Saint-Hilaire  ;  on  alluma  six  grosses  torches ,  où  étaient  atta- 
chées les  armoiries  de  la  ville ,  portées  par  six  hommes  revêtus  des  robes 
de  la  ville.  Devant  le  corps,  couvert  d'un  riche  drap,  où  étaient  brodées 
les  armoiries  du  défunt,  marchait  l'Évéque  de  Coutances,  en  habit  ponti- 
fical, et  qui  célébra  l'office.  Derrière  lui  venaient  immédiatement  cinq 
hommes,  dont  les  deux  premiers  portaient  la  cotte  d'armes  et  l'épée  de  leur 
maître,  les  deux  autres  ses  deux  étendards ,  et  le  dernier  son  guidon  dé- 
ployé. Ensuite  s'avançait  une  foule  considérable  do  gentilshommes  ,  venus 
de  tous  les  points  de  la  Normandie.  Jean  d'Estoutevillo  fut  inhumé  au 
milieu  du  chœur  du  couvent  de  Sainte-Claire,  dans  un  magnifique  tombeau, 
dont  il  ne  restait  plus  de  traces  à  la  fin  du  xvii"  siècle  (1). 

Tout  ce  cérémonial  fit  de  ces  funérailles  du  seigneur  de  Blainville  une 
des  plus  magnifiques  que  Rouen  ait  jamais  vues.  Aussi  ses  historiens  ont-ils 
jugé  à  propos  d'en  donner  uno  minutieuse  description ,  preuve  manifeste 
de  sa  grande  réputation  et  de  l'estime  particulière  que  cette  ville  et  la  pro- 
vince faisaient  de  Jean  d'Estoutevillo ,  pour  ses  talents  militaires  et  pour 
ses  pieuses  fondations. 

De  son  mariage  avec  Françoise  de  la  Rochefoucauld ,  Jean  d'Estoutevillo 
eut  un  fils  unique ,  Louis  d'Estoutevillo ,  seigneur  de  Saintc-Mauro  et  do 
Nonastre,  qui  mourut  avant  son  père.  Comme  il  se  trouvait  alors  sans  hé- 
ritier, et  qu'il  avait  survécu  à  tous  ses  frères,  la  terre  de  Blainville  revint 
au  fils  aîné  de  son  cinquième  frère ,  Robert  d'Estoutevillo ,  seigneur  de 

(1)  Farin,  Histoire  de  Rouen ^  t.  ii,  vi«  partie,  p.  96.  C'est  donc  à  tort  que  le  même 
Farin  dit  (v*  partie,  p.  43),  qu'il  fut  inhumé  dans  Tabbaye  de  Saint-Evroult  (Orne, 
arrondissement  d'Argentan),  dont  il  était  également  fondateur.  Sur  cette  dernière 
abbaye,  voir  un  article  du  Magasin  Pittoresque^  t.  xvii.  Il  en  reste  encore  quelques 
ruines. 


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Beyne  et  de  Saint- André,  dans  la  Marche,  prévôt  do  Paris,  sur  la  démission 
de  son  frère,  marié  à  Ambroise  de  Loré,  dame  de  Muessy ,  baronne  d'Ivry, 
fille  d'Ambroise  de  Loré,  prévôt  de  Paris,  et  de  Catherine  de  Marcillv, 
baronne  d'Ivry. 

Ce  cinquième  fils  de  Robert  d'Estoute ville,  héritier  de  son  oncle  ,  Jean 
d'Estouteville,  et,  par  ce  fait,  seigneur  de  Blainville,  était  Jacques  d'Estou- 
teville,  seigneur  de  Beyne,  baron  d'Ivry  et  de  Saint-André  en  Marche, 
chambellan  du  Roi  et  prévôt  de  Paris,  après  son  père,  par  lettre  du  10  juin 
1479.  Plus  tard  il  obtint  le  titre  de  conseiller  et  de  chambellan  du  Roi ,  fut 
commissaire  aux  états  de  Normandie,  et  occupait  encore  la  place  de  prévôt 
de  Paris  en  1499. 

Sa  femme  fut  Gillette  de  Coetry,  fille  d'Olivier  de  Coetry ,  seigneur  do 
Taillebourg,  sénéchal  do  Guyenne,  et  de  Marie,  bâtarde  de  Valois,  dame  do 
Royan  et  de  Monac. 

De  ce  mariage,  Jacques  d'Estouteville,  qui  était  mort  en  1510 ,  eut  deux 
filles. 

La  première,  Charlotte  d'Estouteville,  dame  de  Beyne  ,  mariée  à  Charles 
de  Luxembourg,  comte  de  Brienne,  de  Ligny  et  de  Roucy ,  était  l'héritière 
de  Jacques  d'Estouteville.  Mais  soit  par  part^ige,  soit  par  transaction,  soii 
par  la  mort  de  cette  sœur,  Blainville  passa  à  la  sœur  cadette  ,  Marie  d'Es- 
touteville, dont  le  mariage  va  faire  entrer  le  château  et  la  terre  de  Blain- 
ville dans  une  famille  nouvelle. 

F.  BOUQUET. 
[La  suite  à  la  prochaine  livraison.) 


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BIBUOAAATBIE 


MAITRES  &  DOMESTIQUES 


PAR  M.  J.-A.  DE  LÉRUE. 


L'abondance  des  matières  nous  a  fait  ajourner  le  compte-rendu  que  nous 
avions  préparé  de  l'ouvrage  de  M.  De  Lérue.  Un  autre  sentiment  nous  fait 
encore  remettre  ce  que  nous  aurions  pu  dire  de  Tœuvre  nouvelle  de  notre 
collaborateur. 

Quand  un  livre  réunit  tous  les  suffrages  et  concilie  tous  les  esprits  dans 
une  même  admiration  légitime,  est-il  bien  nécessaire  que  les  amis  de  Tauteur 
prennent  la  parole  pour  faire  ressortir  ce  qui  se  manifeste  de  soi-même? 
nous  ne  le  pensons  pas. 

11  j  a  unanimité  dans  la  presse  et  dans  le  public  pour  féliciter  M.  De 
Lérue  du  succès  de  sa  tentative  et,  ce  qui  appartient  à  ses  confrères  de  la 
Revue  de  la  Normandie^  c'est  de  prendre  acte  officiellement  de  la  sincérité 
de  ces  honorables  manifestations. 

Notre  concours  modeste  dans  ce  bruit  élogieux ,  notre  voix  perdue  dans 
cette  foule  qui  applaudit,  notre  nom  sans  autorité  au  bas  de  quelques  pages, 
ce  sont  toutes  choses  dont  n'ont  pas  besoin  les  Maîtres  et  Domestiques  pour 
faire  leur  chemin  dans  le  monde,  et  ce  que  nous  voulons  ici,  c'est  constater 
seulomont  le  succès  bien  éclatant  et  très  sincère  d'un  collaborateur  et  d'un 

ami. 

Gustave  GOUELLAIN. 


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PUBLICATIONS   DIVERSES. 


Notice  historique  et  critique  sur  Tancienne  église  Saint-Laurent ,  par  E.  Julien  , 
ornée  d'une  vignette,  par  E.  Nicolle.  —  Rouen,  GiRoux  et  Rénaux,  1862. 

Sous  une  forme  commode,  dans  un  style  sobre  et  condensé,  M.  E.  Julien  vient 
de  nous  donner  Thistoire  complète  de  cette  magnifique  église  de  Saint-Laurent  de 
Rouen,  Tun  do  nos  plus  riches  débris  du  xv*  siècle. 

La  monographie  de  Tantique  édifice  ne  renferme  que  des  détails  intéressants,  et  Tau- 
teur,  avec  un  soin  scrupuleux,  dont  nous  le  félicitons,  a  su  rejeter  tous  détails  oiseux 
ou  inutiles.  Nous  savons  maintenant  tout  ce  qu'il  est  convenable  de  connaître  sur 
un  des  plus  élégants  monuments  de  notre  ville,  et  pour  atteindre  ce  but ,  il  nous  a 
suffi  de  parcourir  la  petite  notice  de  M.  E.  Julien. 

Quant  à  ce  que  Von  devrait  faire  de  l'église  Saint-Laurent ,  l'un  des  chapitres  du 
livre  qui  nous  occupe,  les  avis  sont  ouverts  et  chacun  de  nous  peut  émettre  le  sien. 
Sans  déclarer  impraticables  ceux  que  développe  M.  Julien,  nous  croyons  que  la  forme 
de  rédifice  est  incompatible  avec  toute  destination  profane,  et  que  la  maison  bâtie 
pour  Dieu,  par  la  foi  de  nos  pères,  ne  peut,  sans  déchoir,  être  appropriée  à  aucun 
usage  humain. 

La  Notice  sur  Saint-Laurent  est  en  vente  chez  tous  les  libraires. 

G.  G. 


Distances  légales  de  Rouen  à  toutes  les  villes  de  France,  par  L.  Petit.  —  Rouen 
Giroux  et  Rénaux,  1862. 

Cet  ouvrage,  qui  contient  en  quelques  pages  une  somme  considérable  de  rensei- 
gnements utiles,  est  ainsi  divisé  : 

Première  partie.  —  Distance  de  Rouen  à  toutes  les  communes  du  département  d* 
la  Seine-Inférieure. 


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—  551  — 

Deuxième  partie.  —  Distance  de  Rouen  à  tous  les  chefs-lieux  d'arrondissement  et 
de  canton  des  départements  circonvoisins  de  celui  de  la  Seine-Inférieure ,  savoir  : 
Eure,  Oise,  Somme. 

Troisième  paiiie.  —  Distance  de  Rouen  à  tous  les  chefs- lieux  de  préfecture  et 
sous-préfecture  de  tous  les  autres  départements  de  la  France. 

En  vente,  à  Rouen,  à  la  librairie  Paul  Canu,  40,  rue  des  Carmes. 


PRINCIPAUX  OUVRAGES  DE  M.    DE  LA  QUERIÉRE,  Tun  des  collaborateurs 
delà  Revue  de  la  Normandie. 

Description  historique  des  Maisons  de  Rouen  les  plus  remarquables  par  leur  déco- 
ration et  par  leur  ancienneté,  2  vol.  in-8®,  36  planches  gravées  sur  cuivre  et  sur 
acier.  —  1821-1841.     _ 

Elssai  sur  les  Girouettes,  Epis,  Crêtes  et  autres  décorations  des  anciens  combles  et 
pignons,  in-8'»,  8  plam^hes  gravées. —  1846. 

Recherche  historique  sur  les  Enseignes  des  maisons  particulières,  in-8^,  28  sujets 
jçravés.—  1852. 

Rouen. —  Revue  monumentale,  historique  et  critique,  un  volume. —  1835 
Notice  sur  F  Incendie  de  la  Cathédrale  de  Rouen,  du  15  septembre  1822. 
I*etit  Traité  de  Prosodie  normande. —  1826. 
Réfutation  de  Napol.  Landais (L  mouillé). —  1839. 

Notice  sur  un  ancien  Manuscrit  relatif  au  Cours  des   fontaines  de  la  ville  de  Rouen, 
1  planche.—  1835. 

Observation  sur  le  règlement  de  la  Mairie  de  Rouen  fixant  la  hauteur  des  maisons 
•iur  la  largeur  des  rues.—  1845. 

Architecture.  Architectes.  Rénovation  du  style  gothique. 
Rénovation  des  différents  styles  d'architectures  du  Moyen-Age. —  1858. 
Revue  rétrospective  rouennaise. —  1833. 

Description  historique,  archéologique  et  artistique  de  TEglise  paroissiale  de  Saint- 
Vincent  de  Rouen,  1  planche. —  1844. 

Saint-Caude-le-Jeune,  paroisse  de  Rouen  supprimée  en  1791,  au's  notés,  1  planche. 
—  1857. 


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—  552  — 

Notice  historique  descriptive  de  rancienne  église  paroissiale  de  Rouen,  ornée  de  3 
gravures. —  1860. 

Saint-Martin-sur-Renelle,  ancienne  Eglise  paroissiale  de  Rouen,  3  gravures. —  1860. 

Notice  sur  Tancienne  Eglise  collégiale  du-Saint  Sépulcre,  dite  Chapelle  Saint- 
Georges,  ornée  de  1  planche. —  1864. 


Le  Cftasseur  bibliographe.  —  Revue  bibliographique,  littéraire,  critique  et  anecdo- 
tique,  rédigée  par  une  société  de  bibliographes  et  de  bibliophiles,  suivie  d^une  notice 
de  livres  rares  et  curieux,  la  plupart  non  cités,  à  prix  marqués.  —  12  livraisons  in-^*" 
par  an.  Prix  6  fr.  —  Sous  la  direction  de  M  François,  librsdre,  26,  rue  Bonaparte,  à 
Paris. 

La.  Bévue  de  la  NofTnancUe  est  en  retard  avec  le  Chasseur  bibliograpîte.  (Test,  en 
effet,  une  de  ces  publications  qu*on  ne  saurait  trop  louer  au  double  point  de  vue  da 
but  qu'elles  poursuivent  et  du  goût  épuré  qui  préside  à  leur  exécution.  Nous  ne  sur- 
prendrons personne  en  rappelant  ici  le  nom  de  M.  François,  directeur  et  proprié- 
taire de  ce  recueil,  qui  a  laissé  à  Rouen  la  renommée  bien  acquise  d'un  éditeur  savant 
et  d'un  amateur  distingué. 

On  s'abonne  au  Chasseur  bibliograghe^  à  Rouen,  chez  M.  Lanctin,  libraire,  Grande- 
Rue. 


nOVBN.  —  IMV.    K.   CAC5UI10,   KDB  PKlClKftK,   H. 


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HISTOIAE. 


o:*;» 


DE  LA  NOBLESSE 

DE 

JEANNE     DARG 

ET  DE  SA  FAMILLE, 
PAR  M.  LEVAILLANT  DE  LA  FIEFFE. 


On  sait  que  Jeanne  Darc ,  depuis  appelée  Pucelle  d'Orléans ,  étail 
née  à  Domremy,  paroisse  de  Greux,  sur  la  Meuse,  près  de  Vaucou- 
lours,  dans  le  diocèse  du  Toul,  de  Jacques  Darc  et  d'Isabelle  Ro- 
inée.  Jacques  Darc  exerçait,  à  Domremy,  l'état  de  laboureur;  il  étciit 
né  à  Séfonds,  aujourd'hui  Ceffons,  département  de  la  Haute-Marne, 
à  17  lieues  de  Domremy.  Isabelle  Romée  était  native  du  village  de 
Vouthon,  aujourd'hui  les  Voûtons,  canton  de  Coussey,  département 
lies  Vosges,  à  une  demi-lieue  de  Domremy. 

Jeanne  Darc  était  employée,  dans  son  enfance,  à  garder  tantôt 

les  bestiaux  qui  appartenaient  à  son  père  et  tantôt,  à  tour  de  rôle, 

pour  son  père,  ceux  qui  composaient  le  troupeau  de  la  commune.  La 

famille  possédait  aussi  une  maisonnette  avec  jardin.  Mais  ces  petites 

36 


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—  35 1  -^ 

ressources  réunies  ne  les  faisaient  y>tf.v  ùien  rrc/ie$(\).  En  uii  mot, 
comme  le  dit,  avec  beaucoup  de  sens,  dans  son  langage  Gaulois^ 
l'un  des  plus  anciens  historiens  de  la  Pucelle,  «  c'ëtoient  de  fort  gern^ 
»  de  bien,  craignant  et  aimant  Dieu,  mais  qui  avoient  peu  de  moyens 
»  et  vivoient  d'un  peu  de  labourage  et  de  bestail  qu'ils  nourris- 
»   soient  (2).  » 

Telle  était  leur  situation  lorsque  les  exploits  de  Jeanne  vinrent 
transformer  cette  modeste  existence. 

Le  roi  Charles  VII  voulut  donner  à  Jeanne  Darc  des  marques 
éclatantes  de  sa  reconnaissance  pour  les  services  signalés  qu'elle  lui 
avait  rendus  :  il  l'anoblit  avec  Jacques  Darc ,  son  père,  Isabelle 
Romée,  sa  mère,  Jacquemin,  Jean  et  Pierre  Darc,  ses  trois  frères, 
ensemble  leur  lignage,  leur  parenté  et  leur  postérité  née  et  à  naître,  en 
ligne  masculine  et  féminine.  Les  lettres-patentes,  conférant  cet  anoblis- 
sement, furent  données  à  Meun  sur  Yeurte,  en  Berri,  présents  Gré- 
goire Langlois,  évêque  de  Séez,  et  les  seigneurs  de  la  Trémouille  et 
de  Termes,  au  mois  de  décembre  de  l'an  1429;  elles  furent  enregis- 
trées à  la  Chambre  des  Comptes  de  Paris,  transférée  à  Bourges,  le 
16  janvier  de  la  même  année  qui  commençait  à  Pâques.  Cette  charte 
fut  aussi  enregistrée  en  la  Cour  des  Aides  de  Normandie  le  13  dé- 
cembre 1608.  Une  expédition  authentique  se  trouve  à  la  direction 
générale  des  archives  de  l'Empire,  dossier  k,  63,  n'  9,  en  voici 
d'ailleurs  un  extrait  textuel  : 

«  Carolus,  Dei  gratià,  Francorum  Rex,  ad  perpetuam  rei  memoriam. 
»  Magnificaturi   divin»  celsitudinis  uberrimas ,     nitidissimasqne     gratias 

(1)  Voy.  Quicherat,  procès  de  la  Pucelle,  t.  ii,  p.  385  et  suiv. 

(2)  Histoire  do  la  Pucelle  d'Orléans,  par  Edmond  Richer,  manuscrit  de 
la  bibliothèque  impériale.  S.  F.,  4907. 


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!:  '^iStk' 


»  celeFni  miuisierio  PuelUp,  Johannap  Darc  de  Donipreineio,  chara}  ot 
»  dilectaî  nostrse,  de  Baillivia  Calvimontis,  seu  ejus  ressortis,  nobis  elar- 
»)  gitas,  etc..  Considérantes  insuper  per  ipsam  Johannam  PuelLam  multi- 
p  mode  de  impensa,  et  qu^B  in  futurum  impcndi  speramus,  certisque  aliis 
ï>  causis  ad  hoc  animum  nostrum  inducentibus,  praefatam  Puellam,  Jacobum 
))  Darc  dicti  loci  de Dorapremeio,  patrem;  Isabellam  ejus  uxorem,  matrem; 
»  Jacqueminum,  Johannem  Darc  et  Potrum  Prerelo,  fratres  ipsius  Puellaî 
»  et  totam  ejus  parentelam  et  lignagium,  et  in  favorem  et  pro  contempla- 
»  tione  ejusdera,  et  eorum  posteritatem  masculinam  et  faemininam  in 
»  légitime  matrimonio  natam  et  nascituram,  nobilitavimus ,  et,  per 
i>  pracsentes,  de  gratià  speciaii,  et  ex  nostrâ  certà  scientià  et  plenitudine 
«  potestatis,  nobilitamus  et  nobiles  facimus  :  concedentes  expressé  ut  dicta 
»  PucUa,  dicti  Jacobus,  Isabella,  Jacqueminus,  Jobannes  et  Petrus,  et 
»  ipsius  Puellae  tota  posteritas,  et  lignagium,  et  ipsorum  posteritas,  nata  et 
»  nascitura,  in  suis  actibus  in  judicio  et  extra,  ab  omnibus  pro  nobilibus 
»  habeantur  et  reputentur  etc- 

»  Concedentes  eisdera  et  eorum  posteritati,  tam  masculinae  quam  fœmi- 
»  ninae,  in  légitime  matrimonio  procreata)  et  procreandae,  ut  ipsi  feoda  et 
»  retrofeoda  et  res  nobiles  a  nobilibus  et  aliis  quibuscumque  personis 
»  acquirant,  et,  tara  acquisitas  quam  acquirendas  retinere,  tenere  et  pos- 
»  sidère  perpetuô  valeant  atque  possint,  etc.,  Datum  Magduni  super 
»  Ebram ,  mense  decembri ,  anno  Domini  millésime  quadringentesimo 
»  vigesimo  nono,  regni  vero  nostri  octave.  Sur  le  reply  est  écrit  :  per  Regem 
w  Episcopo  Sagiensi,  Dominis  de  la  Tremoille  et  de  Trevis  et  aliis  prajsen- 
»  tibus.  Signées  :  Mallière  et  scellées  sur  lacs  de  soye  rouge  et  verte  du  grand 
»  sceau  de  cire  verte.  Et  sur  le  dit  reply  est  encore  écrit  :  Expedita  in  caraorà 
»  coinpotorum  Domini  Régis  décima  sextà  die  mensis  januarii ,  anno 
»  Domini  millésime  quadringentesimo  vigesimo  nono  et  ibidem  rcgistrata 
»  in  libre  cartarum  hujus  temporis,  folio  CXXI.  Signé  :  A.  Greelle,   » 

Le  privilège  de  noblesse  concédé  par  cette  charte  ('tait  admirable 
et  n'avait  encore  été  octrové  à  aucune  autre  famille. 


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Charles  VII,  pour  laisser  à  la  postérité  un  témoignage  des  actions 
héroïques  de  Jeanne  Darc,  lui  donna  pour  armes  un  ëcu  d'azur,  à 
répée  d'argent,  mise  en  pal,  la  pointe  en  haut,  ayant  la  croisée  et 
le  pommeau  d'or,  soutenant  une  couronne  royale  d'or,  et  accom- 
pagnée de  deux  fleurs  de  lis  d'or,  et  il  gratifia  sa  famille  du  surnom 
du  Lis,  par  allusion  à  l'écu  de  France. 

Honorés  de  cette  insigne  faveur,  les  frères  de  la  Pucelle  quittè- 
rent le  nom  Darc  pour  prendre  celui  du  Lis. 

On  a  prétendu  que  la  famille  de  Jeanne  Darc  était  noble  avant 
la  charte  de  1429,  noble  en  dépit  de  l'histoire  et  de  Tune  des 
notions  essentielles  qui  se  rattachent  à  sa  biographie.  Charles 
du  Lis ,  l'un  des  membres  de  cette  famille ,  dont  il  s^est  fait 
l'historiographe,  affirme  dans  ses  écrits  que  le  père  de  Jeanne 
était  d'une  bonne ,  riche  et  ancienne  famille  ,  dont  les  armes 
étaient  d'azur,  à  tare  et  or  mis  en  fasce,  chargé  de  trois  flèches  entre- 
croisées, les  pointes  en  haut,  férues,  deux  d'or  ferrées  et  plumetées 
d'or;  et  le  chef  d'argent,  au  lion  passant  de  gueules;  aussi,  prétend- 
il  que  le  nom  de  la  pucelle  doit  s'écrire  d'Arc.  Ainsi  écrit,  le  nom 
patronymique  de  Jeanne  présente  en  efiet  une  double  signification  : 
la  première  est  celle  d'un  nom  nobiliaire  ;  la  seconde  indique  une 
origine  géographique. 

M.  A.  Valletde  Viriville,  dans  ses  recherches  sur  la  famille  et  le 
nom  de  Jeanne  Darc,  brochure  publiée  en  1854,  soutient  que  le  nom 
de  la  famille  de  Jeanne  était  Darc  ;  il  en  tire  la  preuve  des  termes  de 
la  charte  par  laquelle  cette  famille  a  été  anoblie  en  1429  et  de  divers 
documents  authentiques  qu'il  relate  ;  il  prouve  même  que  le  nom 
Darc  subsistait  encore  en  1853. 

Quant  au  nom  Day,  donné  aussi  à  la  Pucelle  et  à  sa  famille, 


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;>.')< 


M.  de  Viriville  explique  qu'il  avait  la  même  signification  que  le  nom 
du  Lis;  que,  dans  le  pays  de  l'illustre  héroïne,  une  fleur  de  lisse 
disait  fleur  à'AUs  ou  Bay. 

On  a  mis  en  doute  si  l'intention  du  roi  Charles  VII,  en  anoblissant 
le  Pucelle  d'Orléans,  a  été  de  transmettre  la  noblesse  à  la  postérité 
féminine  de  ses  frères,  par  ce  qu'il  était  du  style  ordinaire  de  plu- 
sieui-s  autres  chartes  de  n'anoblir  les  filles  que  si  elles  contractaient 
des  alliances  nobles;  aussi  le  privilège  de  noblesse  accordé  à 
Jeanne  Darc  et  à  sa  famille  fut  depuis  interprété  par  la  déclaration 
du  roi  Henri  II,  donnée  àAmboise,  le  26  mars,  avant  Pâques  de 
l'an  1555,  par  laquelle  ce  souverain  dit  que  le  privilège  créé  par  la 
charte  de  1429  s'étend  et  se  perpétue  seulement  en  faveur  de  ceux 
qui  seraient  descendus  du  père  et  des  frères  de  la  Pucelle,  en  ligne 
masculine  et  non  féminine  ;  que  les  seuls  mâles  sont  censés  nobles  et 
non  les  descendants  des  filles,  si  elles  ne  sont  mariées  à  des  gentils- 
hommes. La  publication  de  cette  déclaration  fut  faite  en  la  Cour  des 
Aides  de  Normandie,  qui  rendit,  le  23  avril  1556,  un  arrêt  dont  voici 
les  termes  : 

«  Ceux  qui  se  disent  issus  de  la  race  de  la  Pucelle  jouiront  du 
w  privilège  de  noblesse  suivant  la  dite  charte,  pourvu  qu'ils  portent 
»  le  nom  ou  qu'ils  soient  issus  des  filles  de  Jacques  Day,  n'ayant 
»)  dérogé  à  leur  état  et  ayant  été  mariées  à  des  gentilshommes  vivant 
»►  noblement.  Les  autres  ne  portant  le  nom  et  ayant  dérogé  seront 
»>  taillables,  et  défenses  à  eux  d'usurper  les  armes  de  Jeanne  Day, 
'•  à  peine  de  confiscation  de  biens.  » 

Le  même  privilège  fut  encore  aboli  à  F  égard  des  descendants  par 
flammes,  par  l'èdit  du  roi  Henri  IV,  de  l'an  1598,  sur  le  fait  des  ano- 
l»li<sc  monts  créés  depuis  Tan  1578,  ot  cet  édit  fut  confirmé  par  im 


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autre  du  roi  Louis  XIII,  du  mois  de  juin  1614,  article  10,  et  par  les 
dëclations  de  1634  et  1635. 

Nonobstant  ces  interprétations  et  ces  restrictions,  les  descendants 
des  filles,  dans  la  famille  de  la  Pucelle,  ont  joui  du  privilège  lors- 
qu'ils ont  vécu  noblement  et  qu'ils  ont  obtenu  des  lettres-patentes 
pour  être  maintenus  dans  ce  privilège.  Jean  Hordal,  docteur-ès-lois 
en  l'université  de  Pont-à-Mousson,  l'un  des  descendants  d'Hallouis 
ou  Helvide  du  Lis,  fille  de  Pierre  du  Lis,  né  Darc,  frère  de  la  Pucelle 
d'Orléans,  Valeran  Varan,  docteur  en  théologie  en  Tuniversité  de 
Paris,  Etienne  Pasquier  et  autres  écrivains  tiennent  cette  noblesse 
constante  pour  la  postérité  mâle  et  féminine  et  pour  les  descendants 
de  l'un  et  de  l'autre  sexe. 

En  conséquence  des  lettres  d'anoblissement  de  1429 ,  ont  été 
déclarés  nobles  ou  maintenus  dans  leur  noblesse,  entre  autres 
membres  de  la  famille  de  la  Pucelle  d'Orléans,  ceux  dont  les  noms 
suivent,  appartenant,  pour  la  plupart,  à  la  Normandie  : 

Premièrement,  par  lettres-patentes  enregistrées  à  la  Chambre  des 
Comptes  de  Paris,  le  dernier  jour  d'avril  1551,  Robert  Le  Fournier, 
baron  de  Tournebu,  et  Lucas  Duché  min,  sieur  du  Féron,  son  neveu, 
lesquels  prouvèrent ,  par  deux  enquêtes  faites ,  l'une  par  Pierre 
Berruier,  lieutenant-général  du  Bailli  d'Orléatis,  etTautre  par  Pierre 
André,  lieutenant-général  du  Bailli  de  Caen,  que  Robert  Le  Four- 
nier était  fils  de  Jacques  Le  Fournier,  grenetier  du  grenier  à  sel  de 
ChiHeaudun  et  receveur  des  Tailles  en  cette  Election,  et  de  Marie  de 
Villebresme,  fille  de  François  de  Villebresme,  receveur  du  domaine 
d'Orléans,  originaire  de  la  ville  Blois,  et  de  Jeanne  du  Lis,  fille  de 
Pierre  du  Lis,  frère  de  la  Pucelle,  et  que  Lucas  Duchemin  de  Cesnv 
on  Cinglais,  avait  épousé  Jeanne  Le  Fournier,  sœur  du  dit  Robert; 


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—  559  — 

Deuxièmement,  par  lettres-patentes  données  à  Paris,  le  17  juin 
1555,  Jean  Le  Royer,  fils  de  Médard  Le  Royer  et  de  Marguerite  de 
Voiseul ,  arrière-petit6-fille  d'Améline  Romée  ,  sœur  d'Isabelle 
Romée,  mère  de  la  Pucelle; 

Troisièmement,  Robert  Le  Foumier,  baron  de  Tournebu,  déjà 
nommé,  et  Charles  Le  Fournier,  son  frère,  sieur  de  Boisthénon, 
lieutenant-général  du  vicomte  de  Caen,  par  lettres-patentes  du  roi 
Henri  II,  données  à  Fontainebleau,  le  2  juillet  1556,  contenant  que 
i:eux  qui  justifieraient  être  de  la  parenté  de  Jeanne  Day,  tant  en  ligne 
masculine  qu'en  ligne  féminine,  seraient  maintenus  com?ne  nobles , 
nonobstant  la  déclaration  doimée  par  le  mênie  roi,  à  Amboise^  le  26 
mars  1555; 

Quatrièmement,  Louis  Duchemin,  sieur  du  Féron,  par  un  arrêt  du 
Parlement  de  Rouen,  du  dernier  jour  de  juin  1565; 

Cinquièmement,  Jean  et  Nicolas  Duchemin,  enfants  de  Lucas 
Duchemin,  sieur  du  Féron,  suivant  un  arrêt  des  commissaires  des 
fi-ancs-fiefs,  assemblés  à  Paris,  le  19  août  1576; 

Sixièmement,  par  un  arrêt  du  conseil  privé,  du  3  février  1580, 
Jean  Marguerie,  sieur  de  Sorteval,  élu  en  l'élection  de  Caen,  Adam 
Dodeman,  sieur  de  Placy,  Jeanne  Marguerie,  sa  femme,  Jacques 
Fauvel,  sieur  de  Fresnay,  lieutenant  en  l'amirauté  de  France  au 
siège  d'Oistrehan ,  Charles  Noël,  sieur  de  Démouville  et  autres 
descendus  de  Jeanne  Le  Fournier  et  de  ses  sœurs,  issues  de  Marie  de 
Villebresme,  fille  de  Jeanne  du  Lis  (1),  sortie  du  mariage  de  Pierre 
du  Lis,  frère  de  la  Pucelle,  avec  Jeanne  de  Prouville  ; 

Septièmement,  par  une  ordonnance  du  Bailli  de  Vitry,  du  16 
août  1585,  Etienne  Le  Fêvre,  élu  à  Châlons,  fils  de  Jean  Le  Fêvre, 

(1)  On  lui  donne  aussi  h»  prénom  do  Catherine. 


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—  500  — 

docteur  en  médecine  en  l'université  de  Reims,  et  de  Jeanne  Mai- 
quin^  fille  d'Etienne  Marquin  et  de  Marguerite  de  Perthes,  fille  de 

Colet  ou  Pierre  de  Perthes  et  de  Marguerite  Romée,  fille  de  Jean 
Romée,  dit  de  Vouton,  oncle  maternel  de  la  Pucelle; 

Huitièmement,  par  lettres-patentes  de  Charles  II,  duc  de  Lorraine, 
données  à  Pont-à-Mousson,  le  dix  juillet  1596,  Jean  Le  Rover,  sieur 
de  Bénecque ville,  lieutenant  des  Traites  Foraines  Domaniales  au 
bureau  de  Vaucouleurs,  sorti  de  Médard  Le  Royer  et  Marguerite  de 
Voiseul ,  petite-fille  d'Améline  Romée  ,  tante  maternelle  de  la 
Pucelle  ; 

Neuvièmement,  par  un  arrêt  des  commissaires  des  francs-fiefs,  du 
22  juin  1599,  Guillaume  Le  Verrier,  sieur  de  Tourville,  assesseur 
en  la  vicomte  de  Valognes ,  époux  de  Denise  Duchemin ,  fille  de 
Lucas  Duchemin,  sieur  du  Féron^  déjà  nommé  ; 

Dixièmement,  par  lettres'-patentes  du  roi  Henri  IV,  du  dernier 
jour  de  juillet  1603,  Charles  Baillard,  sieur  de  Flamets,  lieutenant- 
criminel  du  Bailli  de  Caux,  à  Neufchâtel,  fils  de  Germain  Baillard, 
élu  en  l'élection  de  Neufchâtel,  et  de  Madeleine  Garin,  fille  de 
Robert  Garin  et  d'Anne  Patris,  fille  d'Etienne  Patris,  docteuiwîs-lois 
et  professeur  en  l'université  de  Caen,  conseiller  au  Parlement  de 
Rouen  et  garde  des  sceaux  de  cette  cour,  natif  de  Beaucaire  en 
Languedoc,  et  de  Jeanne  Le  Fournier,  fille  de  Jacques  Le  Foumier 
et  de  Marie  de  Villebresme,  fille  de  François  de  Villebresme  et  de 
Jeanne  Day,  fille  de  Pierre  Day ,  ou  du  Lis,  frère  de  la  Pucelle  ; 

Onzièmement ,  par  autres  lettres-patentes  données  à  Paris  le 
1"  août  1608,  enregistrées  à  la  Cour  des  Aides  de  Rouen,  la  même 
année,  Thomas  de  Troismonts,  sieur  de  la  Mare,  conseiller  au 
prosidial  de  Caen,  époux  do  Charlotto  Ribaut,  fille  de  Jean  Ribaut, 


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—  501  — 

sieur  du  Mesnil-Saint-Jorre,  receveur  des  décimes  au  diocèse  de 
Bayeux,  et  de  Madeleine  Patris,  petite-niècé  de  la  Pucelle; 

Douzièmement,  par  lettres-patentes  du  roi  Louis  XIII,  données  à 
Paris,  le  25  octobre  1612,  Charles  du  Lis,  conseiller  et  avocat- 
général  à  la  Cour  des  Aides  de  Paris,  et  Lucas  du  Lis,  conseiller 
notaire  et  secrétaire  du  roi ,  lesquels  se  disaient  de  la  race  de  la 
Pucelle,  <ie  qui  fut  prouvé  par  un  mémoire  qu'ils  publièrent; 

Treizièmement,  par  autres  lettres  patentes  vérifiées  à  la  Cour  des 
Aides  de  Rouen,  en  1625,  Gilles  Hallot,  sieur  de  Martagny ,  avocat 
du  roi  au  Bailliage  de  Caen,  comme  époux  de  Charlotte  Bourdon, 
descendue  de  la  race  de  la  Pucelle  ; 

Quatorzièmement,  par  un  arrêt  de  la  Cour  des  Aides  séant  à  Caen, 
le  12  juin  1640,  Robert  Lecomte  ,  sieur  de  Saint-Evrout ,  qui  avait 
épousé  Anne  de  Troismont»>  fille  de  Charlotte  Ribaut,  dont  j'ai  déjà 
parlé  ; 

Quinzièmement,  par  un  arrêt  du  Conseil  d'État ,  tenu  à  Paris ,  le 
31  mai  1656,  Jean-François  Hallot,  sieur  de  Martagny ,  avocat  du 
roi  au  Bailliage  de  Caen,  fils  de  Charlotte  Bourdon,  fille  de  Guillaume 
Bourdon,  sieur  de  Roquereul,  contrôleur  des  finances  en  la  généra- 
lité de  Caen ,  et  d'Antoinette  Ribaut ,  sœur  de  la  même  Charlotte 
Ribaut ; 

Seizièmement,  et  par  un  autre  arrêt  du  Conseil,  rendu  en  1667,  Phi- 
lippe Baratte,  sieur  de  Vergenetté,  de  la  paroisse  de  Fontaine-Halbout  ; 
Louis  Douezy,  sieur  de  Caumont,  et  Jean  Douezy ,  son  frère ,  sieur 
d'Ardaines,  de  la  paroisse  de  Saint-Loup-de-Fribois ,  dans  l'élection 
de  Falaise,  comme  mariés  ou  descendants  de  gens  maries  avant  la 
d»^claration  du  roi  Louis  XIII,  du  mois  de  juin  1614. 
Les  lettres-patontos  obtenues  par  Charles  Baillard  ,  sieur  de  Fla- 


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—  502  — 

mets,  du  roi  Henri  IV,  le  31  juillet  1603,  furent  enregistrées  à  la 
Gourdes  Aides  de  Normandie,  le  30  octobre  1604 ,  et  cette  Cour  or- 
donna que  Charles  Baillard  jouirait  du  privilège  de  noblesse  par  pro- 
vision ;  que ,  cependant ,  remontrances  seraient  faites  au  roi  sur  la 
qualité  des  mêmes  lettres  ;  mais  elles  furent  enregistrées  définitive- 
ment, le  29  mars  1635,  en  faveur  de  Pierre  Baillard,  fils  de  Charles 
et  son  successeur  en  la  charge  de  lieutenant  criminel  à  Neufchâtel  ; 
l'arrêt  d'enregistrement  fut  suivi  d'une  sentence -des  élus  de  Neuf- 
châtel, du  3  juin  1635,  par  laquelle  il  a  été  dit  que  Charles  et  Pierre 
Baillard  jouiraient  du  privilège  de  noblesse  à  cause  de  la  Pucelle, 

Lors  de  la  recherche  des  usurpateurs  de  noblesse  qui  eut  lieu  sous 
le  règne  de  Louis  XIV  et  commença  en  1666,  Adrien  Baillard,  sieur 
de  la  Hêtrelaye,  demeurant  à  Conteville ,  près  de  Gaillefontaine ,  se 
présenta  pour  être  maintenu  en  sa  qualité  de  noble  ,  comme  descen- 
dant de  Jeanne  Darc,  nièce  de  la  Pucelle  d'Orléans,  et  dans  la  jouis- 
sance de  ses  armes  qui  étaient  celles  données  par  Charles  VII  à 
Jeanne  Darc  et  à  sa  famille.  Il  remit  à  M.  Barrin  de  la  Galisson- 
nière,  maître  des  requêtes,  commissaire  départi  dans  la  générah'é 
de  Rouen ,  les  lettres-patentes  obtenues  par  son  aïeul ,  du  roi 
Henri  IV,  et  la  sentence  des  élus  do  Neufcliatel  ;  mais  il  fut  renvoyé 
nu  conseil,  le  10  août  1667. 

Le  procureur  du  roi  repoussait  la  demande  d'Adrien  Baillard  par 
des  conclusions  que  je  vais  ti*anscrire  : 

•«  Le  procureur  du  roi  ayant  eu  communication  dos  pièces  de  l'exposant. 
»  dit  qu'il  tient  pour  constant  que  du  marijxge  do  Jacques  Day  ou  Darc,  natif 
»  du  village  de  Domremy  au  diocèse  de  Toul  et  d'Isabeau  Romèe ,  était 
»  issue  Jeanne  Day  ou  Darc,  appelée  vulgairement  la  Pucelle  d'Orléans , 
»  à  cause  qu'elle  fit  lever  le  mémorable  siège  posé  devant  ladite  ville,  dont 


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—  503  — 

»  les  frères  et  sœurs  furent  anoblis  par  le  roi  Charles  VII ,  en  Tan  1429  ; 
>i  entre  les  dits  frères  était  Pierre  Day  ou  Darc,  qui  eut  pour  femme  Jeanne 
»  de  Prouville,  dont  sortit,  entre  autres,  Jeanne  Day  ou  Darc,  femme  de 
»  François  de  Villebresme,  receveur  du  domaine  d'Orléans,  père  et  mère 
»  de  Marie  de  Villebresme ,  femme  de  Jacques  Le  Fournier,  receveur  des 
»  tailles  de  réloction  de  Caen,  qui  eurent  pour  fille  Jeanne  Le  Fournier, 
))  qui  épousa  messiro  Etienne  Patris  ,  natif  de  Beaucaire  en  Languedoc, 
»  docteur-ès-lois  en  Tuniversité  de  Caen,  conseiller  au  Parlement  de  Rouen 
»  et  garde  des  sceaux  de  la  dite  Cour,  qui  eurent  pour  fille  Anne  Patris  , 
»>  femme  de  Robert  Garin ,  bourgeois  à  Rouen ,  dont  naquit  Madeleine 
»  Garin,  femme  de  Germain  Baillard  ,  élu  en  Télection  de  Neufchâtel ,  qui 
I)  eurent  pour  fils  Charles  Baillard,  impétrant  des  lettres  du  dernier  juil- 
»  let  1603,  registrées  en  la  Cour  des  Aides,  le  30  octobre  1604  ,  par  provi- 
»  sion,  et,  définitivement,  le  29  mars  1635,  en  faveur  de  Pierre  Baillard, 
»  fils  du  dit  Charles  et  d'Isabeau  de  Fry,  ce  qui  ne  doit  prendre  pied  que 
»  du  jour  du  dernier  enregistrement  ;  et  l'on  demeure  d'accord  que  les  dites 
»  lettres  n'eussent  pas  été  surprises ,  lesquelles ,  sans  doute ,  l'ont  été  ; 
»  considéré  que  le  roi  Henri  II  avait  réduit  le  privilège  de  noblesse  des 
»  parents  de  la  Pucelle  d'Orléans  aux  fils  mâles  à  l'exclusion  des  filles  ;  ce 
»  même  privilège  ayant  été  révoqué  par  Henri  le  Grand  ,  Louis-le-Juste  et 
»  par  les  dernières  déclarations,  soutient  que  l'on  ne  doit  avoir  égard  aux 
»  lettres  d'anoblissement  fondées  en  privilège,  si  solennellement  révoquées 
»  et  les  avouer  concédées  par  le  roi  Charles  VII,  à  la  Pucelle  d'Orléans  et 
»  à  ses  consanguins,  c'est-à-dire,  frères  et  sœurs,  ne  se  transmettant  pas 
n  aux  descendants  des  nièces  de  la  dite  Pucelle  in  infinitum.  » 

Ces  conclusions  prouvent  que  Louis  XIV  voulait  restreindre  le 
nombre  des  nobles  qui,  comme  maintenant,  tendait,  sous  son  règne, 
à  s'accroître  prodigieusement  ;  mais  elles  prouvent  aussi  qu'Adrien 
Baillard  avait,  par  Madeleine  Garin,  sa  bisaïeule,  une  illustre  ori- 
gine. Je  ne  sais  s'il  a  triomphé,  devant  le  Conseil  d'Etat,  de  l'oppo- 
sition du  procureur  du  roi,  mais  il  n'est  pas  compris  dans  le  nobiliain^ 


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—  501  - 

de  Normandie,  dressé  par  Chevillard  et  contenant  les  noms,  qualités, 
armes  et  blasons  de  tous  les  nobles  de  cette  province. 

On  voit  pourtant ,  dans  ce  nobiliaire ,  un  sieur  de  Troismonts , 
écuyer ,  sieur  de  Faguvols,  de  la  généralité  de  Caen  ,  et  au-dessus 
de  son  nom,  les  armes  de  la  Pucelle  d'Orléans.  Ce  Troismonts  devait 
descendre  de  Thomas  de  Troismonts,  sieur  de  la  Mare,  qui  avait 
obtenu,  en  1608,  des  lettres  de  noblesse,  comme  époux  de  Charlotte 
Ribaut,  fille  de  Jean  Ribaut,  sieur  du  Mesnil-Saint-Jorre,  et  de 
Madeleine  Patris,  petite-nièce  de  la  Pucelle. 

Ainsi,  Adrien  Baillard,  sieur  de  la  Hêtrelaye,  qui  descendait 
d'Anne  Patris,  ne  paraît  pas  avoir  été  maintenu  noble  dans  la  géné- 
ralité de  Rouen,  tandis  que  le  sieur  de  Troismonts ,  descendu  de  la 
sœur  d'Anne  Patris,  l'a  été  dans  la  généralité  de  Caen  :  si  l'un  était 
noble ,  l'autre  devait  l'être  ,  puisqu'ils  avaient  la  même  origine ,  le 
même  blason. 

La  postérité  de  Jean  Ribaut  et  de  Madeleine  Patris  fut,  à  la  vérité, 
maintenue  dans  sa  noblesse  en  la  généralité  de  Rouen,  le  17  jan- 
vier 1668;  mais  ce  Jean  Ribaut,  qui  vivait  en  1506,  était  noble, 
comme  fils  de  Jean  Ribaut,  écuyer,  sieur  du  Bosbénard  et  de  Beau- 
champ,  et  d'Agnès  du  Quesnay;  il  portait:  de  gueules,  à  la  fasce 
dazur,  chargée  de  trois  besarits  dor,  accompagnés  de  trois  croix  ancrées 
d'argent,  deux  en  chef  et  une  en  pointe. 

Les  descendants  d'Adrien  Baillard ,  sieur  de  la  Hêtrelaye ,  ont 
ajouté  à  leur  nom  patronymique  celui  du  Lis,  dont  Charles  VU  avait 
gratifié  la  famille  de  Jeanne  Darc.  Adrien  Baillard  descendait,  par 
Charlotte  de  Béthencourt,  sa  mère,  de  Regnaultde  Béthencourt,  sur- 
nommé Morelet,  chevalier,  grand-maître  de  l'hôtel  du  duc  de  Bour- 
gogne ,  frère  et  héritier  de  Jean  de  Béthencourt ,  chambellan  de 


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Charles  VI ,  seigneur  de  Béthencourt,  paroisse  de  Sigy  et  de  Graiii- 
ville-la-Teinturière,  lequel,  après  avoir  engagé,  pour  une  certaine 
somme  d'argent,  son  domaine  de  Grain ville-la-Teinturière,  à  Robert 
(le  Bracquemont ,  son  oncle  maternel ,  partit  de  la  Rochelle ,  le 
1"  mai  1402,  avec  plusieurs  gentilshommes  du  pays  de  Caux,  pour 
la  conquête  des  îles  Canaries,-  qu'il  eut  en  souveraineté. 

M.  Adrien  Baillard  du  Lis,  décédé  le  2  janvier  1858,  à  CatteviUe, 
commune  de  Tourville-la-Chapelle ,  canton  d'Envermeu ,  qu'il  admi- 
nistra longtemps  comme  maire,  arrière-petit-fîls  d'Adrien  Baillard, 
sieur  de  la  Hêtrelaye,  était  fils  de  M.  Baillard  du  Lis,  officier  au  ré- 
giment de  Noailles  (dragons),  et  de  Félicité  d'Haucourt,  descendante 
du  fameux  Jean  d'Haucourt,  fait  chevalier  devant  Oudenarde, 
on  1450,  d'une  maison  illustre,  passée  dans  celle  des  comtes  de 
MaUly. 

Il  avait  épousé  Marie-Eléonore-Rosalie  de  Mercastel,  fille  de 
Nicolas-Maximilien-Onésiphore  comte  de  Mercastel,  né  à  Envermeu, 
le  18  février  1756,  reçu  chevalier  de  Malte  de  minorité,  ensuite  page 
de  M"*  la  comtesse  de  Provence  ,  puis  officier  au  régiment 
Royal-Champagne  (cavalerie),  garde  du  corps  du  roi,  retiré  brigadier 
des  gardes,  chevalier  de  Tordre  royal  et  militaire  de  Saint-Louis. 

L'origine  de  Marie-Eléonore-Rosalie  de  Mercastel ,  épouse  de 
M.  Baillard  du  Lis,  n'est  pas  moins  illustre  que  celk  de  Charlotte 
de  Béthencourt,  son  aïeule  ;  M"*  Baillard  du  Lis  appartenait  à  l'an- 
cienne maison  de  Mercastel ,  qui  vint ,  d'Angleterre ,  s'établir  à 
\'illers-Vermont,  entre  Gournay  et  le  bourg  de  Formerie ,  donna  de 
tous  les  temps  de  braves  capitaines,  des  commandeurs  et  nombre  de 
chevaliers  de  l'ordre  de  Malte,  les  uns  pris  par  les  Turcs  et  morts  en 
esclavage,  les  autres  tués  au  service  de  l'ordre,  et  dont  faisait  partie 


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—  5^)0  — 

Antoine  Sicuri,  coniUi  de  Mercastel ,  qualitié  hardi  chevalier  et  sans 
reproche,  grand  sewiteur,  généreux  chrétien,  bless(5  à  Constantinople. 
et  qui  se  rendit  maître  du  Saint-Sépulcre  ,  en  1099 ,  avec  lo  corps 
d'infanterie  qu'il  commandait,  ses  écuyers  et  vingt-quatre  sergents 
qui  marchaient  sous  sa  bannière  rouge,  blanche  et  verte. 

Les  Mercastel ,  alliés  aux  maisons  de  Mailly,  de  Monsures,  de 
l'Étendart,  de  Fautereau,  de  Dampierre,  de  Caqueray,  de  Sarcus. 
de  Pardieu,  de  Milly ,  portaient  pour  armes  :  (t argent ^  A  trois  crois- 
sants de  gueules ,  posés  deux  et  un  ;  ils  furent  gratifiés  du  titre  de 
comte,  pour  avoir  fidcMement  servi  dans  les  conquêtes  d'outre-raer, 
nommément  Vautier ,  comte  de  Mercastel ,  choisi  par  saint  Louis 
pour  l'accompagner  en  Terre-Sainte,  et,  pour  récompense  d'avoir  pris 
plusieurs  drapeaux,  il  leur  fut  permis  de  porter  pour  attributs ,  d'un 
coté,  leur  bannière  semée  de  croix  de  Jérusalem  et  chargée  de  Técu 
de  leur  maison,  et,  de  l'autre  côté,  une  pique. 

Leur  devise  était  :  Ah  Jérusalem  hoc  decus  avorum. 

Leur  cri  :  Hong  ne  cpii  vonra. 

Les  descendants  d'une  nièce  de  Jeanne  Darc  ne  pouvaient  fain» 
de  plus  belles  alliances. 

De  la  Roque,  auteur  du  Traité  de  la  Noblesse,  compare  la  noblesse 
créée  en  faveur  de  la  famille  de  Jeanne  Darc ,  par  Charles  VII ,  aux 
phylactères  des  Juifs;  il  dit  qu'elle  s'était  tellement  étendue  que,  non- 
seulement  les  descendants  des  frères  et  des  sœurs  de  la  Pucelle , 
leurs  parents  et  alliés  s'en  prévalaient,  mais  même  des  membres  des 
familles  de  Guyon  et  d'Aignan  de  Cailly,  parce  qu'ils  avaient  logé 
Jeanne  Darc  dans  Orléans  ;  comme  si  cette  héroïne,  semblable  à 
l'Arche-d' Alliance,  qui  a  apporté  des  grâces  et  des  bénédictions  à 
risraélite  Obededom,  pour  avoir  reposé  trois  mois  chez  lui ,  avait  du 


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—  5(>7  — 

leur  produire  un  tel  avantage  ;  il  ajoute  qu'ils  ont  ïnême  pris  pour 
armes  :  d argent  à  trois  cMrubim  de  gueules ,  pour  témoigner  qu'ils 
avaient  eu  part  aux  révélations  do  Jeanne  Darc  et  communication 
avec  les  anges  (1).  En  un  mot,  dit-il  encore  ,  on  peut  comparer  cette 
noblesse  à  l'or  de  Midas  qui  convertissait  en  pareil  métal  tout  ce 
qu'il  touchait,  parce  que  tous  ceux  qui  ont  pu  approcher  de  cette  pu- 
celle  se  disaient  nobles. 


LE  VAILLANT  DE  LA  FIEFFE. 


(1)  Deux  descendants  de  Pierre  du  Lis,  frère  de  la  Pucelle  ,  Charles  du 
Lys,  né  vers  1559,  avocat  général  à  la  Cour  des  Aides  de  Paris ,  et  Tun  de 
ses  fils,  se  sont  alliés  à  une  famille  de  Cailly,  sans  doute  la  même  que  celle 
citée  par  de  la  Roque,  souvent  sévère  dans  ses  appréciations. 


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RECHERCHES  HISTORIQUES 


SUR 


LES  SIRES  ET  LE  CHATEAU 

DE    BLAINVILLE. 


SUITE  (1). 


MAISON  D'ALÉ(ÎRE. 


Marie  d'Estouteville,  dame  de  Blainville,  d'Oisery  et  de  Marcilly,  vicom- 
tesse du  Tremblay,  baronne  d'Ivry  et  de  Saint- André  dans  la  Marche,  épousa, 
vers  1512,  Gabriel,  baron  d'Alègre,  seigneur  de  Saint-Just  et  de  Millau. 
Alègre  était  une  petite  ville  avec  château  en  Auvergne.  En  1361  elle  échut 
à  Jean  de  France,  ducdeBerri,  par  la  donation  que  lui  avait  faite  Armand, 
dernier  héritier  mâle  de  la  maison  de  ce  nom.  Le  ducdeBerri,  pour  récom- 
penser les  services  de  Morinot,  seigneur  de  Tourzel,  lui  fit  don  de  cette 
baronnie,  par  lettres  du  mois  d'avril  1385,  confirmées  par  Charles  VI,  en 
mai  1393.  Sa  postérité  prit  plus  tard  le  nom  d'Alègre,  et  fut  illustrée  par 
les  plus  belles  alliances,  puisqu'au  commencement  du  xviu*  siècle  Tun  de 
ses  membres  fut  créé  maréchal  de  France  sous  Louis  XV,  le  2  février  1724. 

Mais  cette  famille  eut  à  traverser  des  jours  bien  difficiles,  et,  pendant  la 
période  où  elle  possédait  le  château  et  la  terre  de  Blainville,  on  dirait  que 
les  terribles  aventures  sont  devenues  exclusivement  son  partage.  Aussi,  dans 
l'histoire  de  Blainville,  aux  scènes  de  bravoure  et  de  piété,  vont  succéder  le 
meurtre,  le  pillage,  les  préparatifs  de  guerre,  les  complots  du  crime,  les 
cris  de  la  vengeance. 

(l)  Voir  les  livraisons  du  31  juillet  et  du  31  août. 


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—  509  -— 

Pendant  près  d'un  siècle,  cette  famille  d'Alègre  est  vraiment  voiiéo  aux 
plus  tragiques  événements. 

Gabriel,  baron  d'Alègre,  seigneur  de  Saint-Justet  de  Millau,  conseiller  et 
chambellan  du  roi  Louis  XII,  était  maître  des  requêtes  en  1509,  et  prévôt 
de  Paris  le  1"  mars  1512.  De  plus  il  commanda,  comme  capitaine,  trente- 
deux  lances  fournies  des  ordonnances  du  roi  François  I*%  du  nombre  des 
quarante  qui  étaient  sous  sa  conduite,  «  dont  huit  avec  leurs  archers  avaient 
»  été  renvoyés  chez  eux  par  Madame,  mère  du  roi,  régente  en  France,  pour 
»  soulager  le  peuple.  »  Il  fut  bailli  de  Caen  en  1526,  et  capitaine  de 
cinquante  lances  des  «quatre  cents  que  le  roi  avait  ordonné  de  marcher  en 
»  Italie  pour  le  renfort  de  l'armée  de  la  Sainte-Ligue  et  le  recouvrement  do 
»  son  royaume  de  Naples,  »  en  1528  (1).  Il  reçut  à  Caen  le  roi  François  I", 
on  1532,  et  mourut  vers  1539,  laissant  une  veuve,  Marie  d'Estouteville,  qui 
so  remaria  à  Jean  Fages,  seigneur  du  Bouchet,  avec  lequel  elle  était  unie  dès 
1511.  Son  sceau,  en  1526,  représentait  une  tour  accompagnée  de  cinq  fleurs  de 
lijfi,  une  en  chef  *  deux  à  chaque  côté  de  la  tour.  L'année  suivante,  il  en  aura  une 
sixième  â  la  base. 

D'après  la  Coutume  de  Normandie,  la  terre  de  Blainville  passa  au  fils  aîné, 
François,,  baron  d'Alègre,  qui  ne  la  posséda  pas  longtemps,  puisqu'il  fut  tué 
on  1542,. à  27  ans. 

Comme  il  ne  laissait  pas  d'enfants,  elle  revint  au  second  fils  de  Gabriel 
d'Alègre  et  de  Marie  d'Estouteville,  Gilbert  d'Alègre,  devenu  baron  d'Alègre 
ot  seigneur  do  Blainville,  après  la  mort  de  son  frère.  Ce  nouveau  seigneur 
fieffa  au  chapitre  de  la  Collégiale  «  une  pièce  de  terre  en  coste  pastis  et 
»  buissons  appelées  les  Costes  Marcottes,  contenant  vingt-sept  acres  en  la 
»  paroisse  de  Catenay,  »  par  contrat  passé  devant  les  tabellions  de  Rouen, 
lo  19  février  1543  (2). 

A  son  tour,  il  mourut  sans  enfants,  en  1551,  ot  Blainville  passa  entre  les 
niains  d'Yves,  son  troisième  frère.  Il  avait  nom  Yves  III,  baron  d'Alègre, 

En  récomi)ense  des  services  qu'il  avait  rendus  aux  rois  Henri  II , 
Charles  IX  et  Henri  III,  dont  il  était  échanson,  ce  prince  érigea  la  ba- 
ronnie  d'Alègre  en  marquisat,  par  lettres  du  mois  de  mars  1576,  enregistrées 
le  30  juillet  suivant,  et  il  le  choisit,  avec  le  comte  d'Escars,  pour  être  donné 
au  prince  Jean  Casimir,  comte  palatin,  comme  garantie  du  paiement  d<\s 
sommes  promises  aux  reîtres  envoyés  au  secours  du  roi  de  Franco.  Son 
frrand  âge  ne  lui  ayant  pas  permis  de  faire  le  voyage,  il  subrogea  à  sa  plac(^ 

(1)  Le  P.  Anselmo,  Histoire  généalogique  des  grands  nffincrs  fk  fa  couronne,  t.  VU, 
p.  7in. 

{'*)  Arm  <U's  chanoiiu»s  i\e  Hhiinvillo,  »•»  1743. 

;J7 


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le  baron  <lo  Millau,  t^ou  iiovou,  lieutonajil-ooIoiR*!  de  cavalcrio  lègèiv,  Y\i^ 
crAlê^re,  le  fils  aîné  d'un  cinquième  frère,  d'Antoine  d'Alègrc  et  de  Fran- 
çoise de  Mailly,  qu'il  adopta  et  institua  son  héritier  en  1577.  Comme  le> 
fonds  n'arrivaient  pas,  le  jeune  Yves  d'Alègre  resta  prisonnier  dans  le 
château  d'Heidelberg  jusqu'en  1581.  Mais  Tonde  fut  encore  moins  heureux. 
Blessé  au  siège  d'Issoire,  presque  aussitôt  après  le  départ  de  son  neveu,  il 
périt  victime  d'un  assassinat,  pendant  la  nuit,  en  1577,  dans  son  cbàloaii 
d'Alègre,  à  la  suite  d'une  affaire  galante.  «Le  28  mai  1577,  Monsieur  ayant 
»  assiégé  Yssoire  elle  fut  le  12  juin,  en  parlementant,  prise  d'assaut.  Les 
0  soldats  ne  purent  être  ompeschez  qu'ils  no  pillassent  et  bruslassent  la 
»  ville  et  tuassent  sans  discrétion  tout  ce  qui  se  trouva  devant  eux  :  K 
»  seigneur  de  Buss}^  le  jeune  et  plusieurs  gentilshommes  furent  tués  aux 
j)  aproches  de  cette  ville,  et  d'Alègre^  qui  en  avait  été  quitte  pour  une 
»  arquebusade,  fut  tué  de  nuit  en  son  château  d'Alègre  à  l'occasion  d'onr 
»  dame  qu'il  aymoit.  »  (1). 

Telle  fut  la  triste  fin  de  ce  seigneur  de  Blain ville,  que  son  grand  a?» 
avait  empêché  de  devenir  l'otage  du  roi  do  France,  auprès  du  comte  palatin, 
pendant  que  son  neveu  restait  prisonnier  à  sa  place. 

Son  sceau,  dans  une  quittance  du  18  novembre  15G5,  est  chargé  d'une  twn 
et  de  cinq  fleurs  de  lys  ;  l'écu  surmonté  d'une  couronne  de  marquis  et  d'un 
casque  orné  de  ses  lambrequins,  avec  le  collier  de  l'ordre  de  Saint-Michol. 
Yves,  III*  du  nom,  baron  d'Alègre,  mourut  sans  laisser  d'enfants  ii<^ 
Jacqueline  d'Aumont,  sa  femme.  Le  château  et  la  terre  de  Blainville  passè- 
rent alors,  en  1577,  entre  les  mains  de  son  frère,  Christophe  d'Alègro» 
seigneur  de  SaintrJust,  le  quatrième  fils  de  Gabriel  d'Alègre  et  do  Mario 
d'Estouteville,  malgré  l'adoption  et  l'institution  comme  héritier  do  son 
neveu  Yves  d'Alègre,  prisonnier  en  Allemagne.  Ainsi  le  voulait  la  Coutume 
de  Normandie,  qui  tenait  surtout  compte  des  souches  de  famille,  établis- 
sant la  séparation  la  plus  absolue  entre  les  biens  de  la  ligne  paternelle  et 
ceux  de  la  ligne  maternelle,  sans  que  l'une  des  deux  branches  pût  arriver  a 
hériter,  tant  qu'il  existait  un  héritier  de  l'autre.  C'est  donc  du  chef  de  sa 
mère  que  Christophe  d'Alègre  posséda  la  terre  de  Blainville,  non  sans  avoir 
des  démêlés  avec  les  représentants  de  son  neveu,  pour  le  titre  du  marquisat 
d'Alègre. 

Il  possédait,  en  outre,  les  terres  de  SaintnJust  et  d'Oisory,  dont  il  fit 
hommage,  le  19  décembre  1578.  Epoux  d'Antoinette  du  Prat,  fille  d'Antoine 
du  Prat,  seigneur  de  Nantouillet  et  d'Anne  d'Alègre,  morte  en  1598,  il 

(1)  P.  de  L'Estoilp.  Mémoires  poi/r  smir  à  rjlistoire  do  France,  édition  do  Colo<rn»- 
1719,  t.  I,  j».  8«). 


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—  u71   - 

mourut  à  Homo,  en  1580,  à  Tàgc  do  cinquaiilo-cinq  ans,  laissant  coninu' 
héritier  un  fils,  Christophe  d'Alégre,  IP  du  nom,  baron  do  Saint-Just,  auquel 
revint  la  terre  de  Blainville.  Cette  dame  d'Alégre  avait  fondé,  le  1(5  no- 
vembre 1577,  une  messe  après  matines  dans  la  Collégiale  (1). 

A  son  retour,  en  1581,  Yves  d'Alègre,  baron  de  Millau,  le  prisonnier 
d'Allemagne,  plaida  contre  ses  cousins,  pour  combattre  leurs  prétentions 
8ur  la  succession  de  Toncle  qui  l'avait  adopté  et  institue  son  héritier.  Il 
ol>tint  gain  de  cause  et  se  fit  adjuger  le  marquisat  d'Alégre  et  tous  les  biens 
dont  Yves,  baron  d'Alégre,  avait  pu  disposer  on  sa  faveur.  Mais  Blainville 
resta  entre  les  mains  de  Christophe  II,  d'Alégre,  représentant  son  père,  et  sa 
:xrand'mcre,  Marie  d'Estouteville. 

Peu  do  temps  après,  le  mémo  Yves  d'Alègre  tua  en  duel  le  baron  de 
Vitcaux,  Guillaume  du  Prat,  seigneur  de  Nantouillet,  petit-fils  du  chance- 
lier Antoine  du  Prat,  qui  avait  tué  lui-même  en  duel,  devant  Thotel  de 
Neslc,  en  1571,  à  quarantre-trois  ans,  Antoine  d'Alégre,  baron  de  Millau, 
son  cousin,  et  père  do  celui  qui  le  vengea.  Le  dimanche,  7  août  1583,  sur 
les  huit  heures  du  matin,  ils  se  rencontrèrent  dans  un  champ,  situé  alors 
derrière  les  Chartreux,  à  Paris,  se  battirent  nus  en  chemise,  et  le  jeune 
baron  de  Millau  sortit  vainqueur  de  la  lutte. 

A  son  tour,  il  devint  le  héros  d'une  tragique  histoire.  Sa  propre  sœur 
tenta  de  lui  donner  la  mort  par  l'envoi  d'une  machine  infernale,  tentative 
que  de  l'Estoile  raconte  en  ces  termes  : 

«  (Septembre  1587.)  Le  samedi  vingt-sixième  à  la  Croix-du-Tiroir  (2)  fut 
»  rompu  et  mis  sur  la  roue  à  Paris,  un  Normand  nommé  Chantepie,  qui 
»  avoit  envoyé  au  seigneur  Millau  d'Allègre,  par  un  laquais,  une  boëte 
»  artificieusement  par  luy  composée,  dans  laquelle  cstoient  arrangez  trente- 
))  six  canons  de  pistolet,  chargez  chacun  de  deux  baies,  et  y  estoit  un 
»  ressort  accommodé  de  façon  qu'ouvrant  la  boëte  ce  ressort  laschant  faisoit 
»  feu,  lequel  prenant  à  l'amorce  à  ce  préparée,  faisoit  à  l'instant  jouer  les 
»  trente-six  canons  et  jettcr  soixanto-et- douze  baies,  dont  à  peine  se  pou- 
"  voient  sauver  ceux  qui  se  trouvaient  à  l'environ  ;  cette  boëte  fut  par  ce 
»  laquais  envoyée  sous  le  nom  de  la  Damoiselle  de  Coupigny  (3),  sœur  du 
»  dit  Millau,  avec  une  lettre  par  laquelle  elle  lui  mandoit  qu'elle  luy  en- 
»  voyoit  une  boëte  de  rare  et  esmerveillable  artifice,  afin  qu'il  la  vist.  Or 

(1)  Avcti  des  Chanoines  de  Blainville. 

(2)  La  place  de  la  Croix-durTiroir^  que  Ton  nommait  quelquefois  du  Trahoiv,  du  latin 
trahere,  située  autrefois  rue  Saint-Honoré,  servait  à  ëtendre  et  à  tirer  les  étoffes. 

(3)  Isabelle  d'Alègre.  épouse  df  Gabricd  du  Qiiesnel,  aeignonr  de  Coupigny.  sdMir 
ti'Yvos  d'Alc'irn».  baron  df^  Millau. 


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»  avoit  Chantepie  monstre  au  laquais,  comme  il  faloit  ouvrir  la  dite  boëtc, 
»  lequel  de  fait  Touvrit  en  la  présence  du  dit  sieur  de  Millau,  et  soudain  s*.' 
»  laschcrent  tous  les  dits  canons,  desquels  neantmoins  ne  fut  le  dit  Millau 
»  que  peu  ou  point  ofFencé  ;  deux  ou  trois  baies  donnèrent  dans  les  cuisses 
»  du  laquais  et  n'en  mourut.  Chantepie  fut  appréhendé,  confessa  avoir  fait 
»  l'instrument,  et  fut  exécuté.  (1)  » 

Mais  ce  même  homme,  qui  venait  d'échapper  à  l'assassinat  projeté  par  sa 
sœur,  périt  en  1592,  dans  une  sédition  populaire,  qui  éclata  à  Issoire,  dont 
Henri  IV  lui  avait  donné  le  gouvernement.  Comme  il  n'avait  pas  d'enfants, 
le  marquisat  d'Alègre  revint  alors  en  droit  à  son  cousin,  Christophe  II, 
d'Alègre,  déjà  seigneur  do  Blainville,  depuis  1580,  et  qu'on  rencontre,  à 
partir  du  règne  de  Henri  IV,  avec  le  titre  de  marquis  d'Alègre.  Son  histoire 
va  offrir  des  événements  plus  tragiques  encore  que  tous  ceux  qui  avaient 
attristé  jusqu'ici  sa  famille. 

Aussitôt  après  l'assassinat  de  Henri  III,  d'Alègre  se  prononça  franche- 
ment pour  le  parti  de  Henri  IV.  Dès  le  mois  d'août  1589,  il  avait  enlevé 
Neùfchâtel  au  parti  de  la  Ligue,  et  il  y  remplissait  les  fonctions  de  gouver- 
neur, ou  tout  au  moins  il  l'occupait  avec  ses  troupes.  La  Cour  des  Aides, 
établie  à  Dieppe,  près  du  roi  légitime,  depuis  que  Rouen  était  au  pouvoir  de 
la  Sainte-Union,  ne  lui  envoya  que  de  faibles  subsides  pour  lui  et  ses  troupes, 
pendant  les  mois  d'août  et  de  septembre,  160  écus  seulement.  Vu  l'insuffi- 
sance de  la  somme,  d'Alègre  frappa  Neufchàtel  d'une  contribution  de  guerre 
de  500  écus,  contre  laquelle  les  habitants  réclamèrent,  le  12  octobre  1590, 
dans  une  requête  adressée  au  sieur  de  la  Barre,  trésorier  do  France,  à 
Dieppe.  Ils  demandaient  le  remboursement  de  474  écus  ,  qu'ils  avaient  été 
obligés  de  donner  à  d'Alègre,  disaient-ils,  lors  de  la  réduction  de  Neufchà- 
tel. On  leur  répondit  de  justifier  leur  demande,  pour  qu'on  pût  aviser;  ce 
fut  la  seule  satisfaction  qu'ils  obtinrent  (2).  Dans  les  deux  partis,  la  pénu- 
rie#des  finances  était  extrême,  dès  le  début  de  la  lutte,  et  elle  ne  fit  que  s'ac- 
croître, à  mesure  que  la  guerre  se  prolongeait. 

Une  lettre  de  Henri  IV,  du  19  octobre  1589,  nous  montre  que  le  sire  de 
Blainville,  d'Alègre,  avait  été  nommé  gouverneur  de  Vitré ,  par  Henri  III, 
avant  cette  preuve  de  dcvoûment  donnée  à  Henri  IV,  et  que  le  sieur  du 
Bourdaige,  capitaine  des  cinquante  hommes  d'armes  des  ordonnances  du 

(l)  P.  de  L'Estoile,  Journal  du  régnedu  roi  Henri  III,  édit.  de  Cologne  1699,  où  le  récit 
est  un  peu  plus  complet  que  dans  les  Mémoires  pour  servir  à  VHitoire  de  France,  t.  ï.  p.  BO 
du  même  auteur. 

io\  r»nr,içu-n  fin  ht  CoHv  des  Aides,  au  Palais-de-Justice  de  Rouen. 


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roi,  désirait  obtenir  ce  poste  pour  avoir  sauvé  la  ville  contre  les  ennemis 
«lu  roi.  Mais  Henri  IV  lui  répondit  que  «lo  sieur  d'Alègre  a  esté  pourveu  par 
»  le  feu  Toy  du  gouvernement  du  dict  Vitrey,  et  qu'il  ne  lui  peut  ester  sans 
M  luj  faire  tort,  ayant  bien  servi  comme  il  a  faict;  l'assurant  que,  s'offrant 
»  aultre  occasion,  il  en  sera  gratiffié(l).  » 

Quant  à  d'Alègre,  il  se  montra  reconnaissant  de  cette  faveur,  en  tâchant 
«le  servir  Henri  IV  de  toutes  ses  forces. 

D'abord,  le  11  janvier  1590,  il  présenta  une  requête  aux  trésoriers  géné- 
raux de  France,  établis  à  Dieppe,  où  il  demandait  qu'on  installât,  en  v  sa 
»  maison  et  château  de  Blainville,  un  bureau  de  recette  pour  les  deniers  des 
»  aides  et  tailles  à  lover  dans  les  Elections  de  Rouen  et  de  Lyons,  offrant  de 
M  s'employer  de  tout  son  pouvoir  pour  que  ces  deniers  profitassent  à  Sa 
M  Majesté.  »  Il  voulait  qu'on  nommât  une  personne  capable,  et  il  proposait, 
ûcet  eifet,  un  nommé  Deshours,  demeurant  au  dit  Blainville ,  dont  il  se 
portait  caution.  Sans  cela,  les  deniers  de  ces  deux  Elections  passaient  entre 
les  mains  des  partisans  de  la  Ligue,  qui,  de  son  côté,  faisait  aussi  lever  des 
impôts  au  nom  de  la  Sainte-Union.  La  proposition  fut  acceptée,  et  Claude 
de  la  Barre  rendit  à  Dieppe  une  ordonnance  conforme  à  cette  demande,  dès 
le  lendemain  du  jour  où  d'Alègre  l'avait  formulée. 

Cette  fois  d'Alègre  en  profita  pour  se  faire  donner  les  fonds  nécessaires  à 
l'entretien  do  ses  troupes.  Au  30  avril  1590,  Deshours  avait  versé  entre 
les  mains  a  du  marquis  d'Alègre,  et  par  son  commandement,  la  somme 
»  de  2,185  écus  pour  être  employée  au  paiement  de  la  gendarmerie  tenant 
»  garnison  au  dict  château  de  Blainville,  pour  le  service  du  roi.  »  Cela 
résultait  de  cinq  reçus  donnés  par  d'Alègre  dans  les  mois  de  février,  de 
mars  et  d'avril.  Si  cette  somme  représentait  toute  la  solde  de  sa  troupe, 
comme  chaque  soldat  à  pied  recevait  trois  écus  par  mois,  il  y  avait  dans  le 
château  de  Blainville,  en  tenant  compte  de  la  solde  des  officiers,  une  gar- 
nison d'environ  deux  cents  hommes.  A  la  date  du  23  mai  1590,  le  roi  y  faisait 
porter,  par  le  capitaine  Desmoulins,  partant  de  Dieppe,  «  des  pouldres  et 
»  munitions  de  guerre,  o  aussi  bien  qu'au  Pont-de-l' Arche,  tant  il  attachait 
«rimportance  à  la  possession  de  ces  deux  places. 

Voilà  comment  Blainville  devint  forcément  le  siège  d'une  recette  royale, 
f  n  opposition  avec  celle  de  Rouen.  Le  trésorier  Deshours  y  reçut  bientôt 
<les  ordres  très  sévères,  pour  empêcher  les  fonds  de  l'Election  de  Rouen  et 
di'  Lyons  do  passer  entre  les  mains  des  Ligueurs  (2). 

(i)  Collection  des  Documents  inédits  sur  T  Histoire  de  France,  hecueil  des  Lettres- 
ihimre$  de  Henri  17,  par  Berger  de  Xivroy,  t.  III,  p.  59. 
<?)  hefjisfrc  de  h  Cour  des  Aides. 


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1)0  son  côté,  (l'Alègrc  ne  larda  pas  à  se  iïiclior  avec  le  rccovciir  desilouin  • 
royaux,  qu*il  avait  proposé  et  fait  nommera  Blainvillc,  soit  que  celui-ci  i.- 
voulût  plus  verser  les  fonds  demandés,  soit  qu'il  se  livrât  réellement  i\àv< 
malversations,  si  faciles  dans  ces  temps  d'agitation  et  de  désordre.  D'Alègre. 
le  23  janvier  1591 ,  adressait  une  requête  aux  trésoriers  de  la  Gourdes  Aides, 
à  Dieppe,  pour  obtenir  la  permission  <c  de  faire  appréhender  et  araener  dan? 
»  les  prisons  de  Dieppe  Deshours,  receveur  des  deniers  du  roi  àBlainvillo. 
))  en  la  maison  du  suppliant,  pour  l'Election  do  Rouen  et  de  Lyons.»  C'était 
îifin  de  l'obliger  à  rendre  compte  des  deniers  qu'il  avait  perçus  ;  et  commi' 
le  besoin  d'argent  était  toujours  extrême,  l'ordonnance  ne  se  fit  pas  attendre. 
Deshours  reçut  l'ordre  de  venir  justifier  dans  la  huitaine  Teraploi  et  le 
maniement  des  fonds  versés  entre  ses  mains.  En  sa  qualité  de  caution. 
d'Alùgrc  eut  la  permission  de  le  faire  saisir  à  Blainville,  et  de  ramener  à 
Dieppe,  pour  donner  la  justification  demandée  (1). 

Disposant  d'une  forte  garnison,  que  la  recette  établie  à  Blainville  lui  per- 
mettait de  payer,  d'Alègre  tacha  de  servir  encore  Henri  IV  par  un  des  coups 
de  main  les  plus  audacieux  dont  parle  l'Histoire  de  Rouen  et  de  laNormamlie. 
qui  en  comptent  tant  d'autres.  H  rappelle  de  tout  point  la  glorieuse  tcntatlTc 
do  Ricarville,  en  1432,  contre  les  Anglais,  maîtres  du  Château  de  Rouen, 
d'où  il  les  aurait  chassés,  sans  la  désertion  de  ses  compagnons  d'armes.  Si 
d'Alcgrc,  comme  Ricarville,  avait  complètement  réussi,  la  position  de  wux 
qu'ils  voulaient  servir  l'un  et  l'autre  en  aurait  été  singulièrement  améliorée. 
Mais  des  succès  passagers  furent  de  part  et  d'autre  suivis  de  prompts  et 
sanglants  revers. 

Rouen  était,  après  Paris,  l'une  des  villes  les  plus  dévouées  à  la  Ligue,  et 
ce  fut  dans  son  sein  que  resta  la  fraction  du  Parlement  de  Normandie  qui 
n'avait  pas  obtempéré  aux  ordres  de  Henri  III  de  se  rendre  à  Caen  ,  vill^* 
dévouée  à  la  cause  royale.  Le  14  décembre  1589,  cette  fraction  du  Parle- 
ment venait  de  rendre  un  arrêt  solennel  enjoignant  à  tous  de  reconnaitrt' 
«  pour  naturel  et  légitime  roy  de  Franco  et  souverain  seigneur,  Charles. 
»  X*  de  ce  nom ,  de  luy  prester  la  fidélité  et  obéissance  deue  par  t'>u.^ 
I)  bons  et  loyaux  subjectz.  »  Fantôme  de  roi ,  au-dessus  duquel  Mayenne 
exerçait  toute  la  puissance  royale ,  dont  il  laissait  prendre  le  titre  a 
d'autres. 

Ce  fut  au  milieu  de  cette  ville,  si  dévouée  à  la  Ligue,  que  d'Alègre  tent-n 
de  substituer  l'autorité  de  Henri  IV  à  celle  du  parti  do  son  prétendu  rival. 
De  son  château  de  Blainville,  composé  de  tours  nombreuses  et  convenable 
moni  fortifié,  il  courait  chaque  jour  la  ranipngno,  :\  la  tôto  do  bon  n«>inl'i 


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Oe  gens  arniês,  i>illaut,  raïKjonnant ,  emprisonnant  les  Ligueurs.  Il  n'était 
bruit,  dans  cette  partie  de  la  Normandie,  que  de  ses  excursions  audacieuses. 
Le  Parlement  ligueur,  séant  à  Rouen ,  dès  le  mois  de  décembre  1589,  n'était 
occupé  qu'à  écouter  les  plaintes  amères  que  ses  membres  formaient  contre 
d'Alégre,  et  le  do;)'cn  ,Ras8ent  de  Bapeaume,  dont  le  seigneur  de  Blainville 
venait  do  ravager  les  domaines ,  aux  portes  de  Rouen  ,  se  plaignait  plus 
fortement  que  les  autres.  Le  Chapitre  de  la  Cathédrale  avait  aussi  à  écouter 
les  plaintes  non  moins  vives  des  chanoines  ligueurs  de  la  Collégiale  do 
Blainville,  que  dVVlègre  avait  dépouillés  et  jetés  dans  les  prisons  de  son 
château ,  pour  les  punir  de  leur  attachement  à  un  parti  qui  n'était  pas  le 
sien  en  ce  moment.  Comme  ils  tenaient  de  sa  famille  leurs  revenus ,  il  ne 
leur  accordait  pas  la  permission  de  penser  autrement  que  lui  en  matière 
politique. 

Mais  ces  scènes  de  dévastation  et  de  violence,  qui  pouvaient  être  rappor- 
tées tout  aussi  bien  à  Tamour  du  pillage  qu'aux  intérêts  do  la  cause  royale, 
ne  le  servaient  guère  dans  le  parti  auquel  elles  pouvaient  profiter.  11  forma 
donc,  au  mois  de  février  1590,  le  projet  de  frapper  un  grand  coup,  qui  ne 
laissât  plus  le  moindre  doute  sur  la  nature  de  ses  intentions.  Ce  fut  démettre 
entre  les  mains  de  Henri  IV  le  Château  de  Rouen,  place  importante  encore 
à  cette  époque,  avec  ses  trois  tours  et  son  enceinte  fortifiée,  et  dont  la  posses- 
sion semblait  devoir  rendre  le  roi  maître  de  la  ville,  que  ce  château  dominait. 
Le  21  février  1500,  la  bande  de  d'Alègre,  favorisée  par  des  capitaines  et  des 
soldats  do  la  place,  s  y  introduisit  et  de  là  tint  Rouen  en  échec.  Pendant 
vingt-quatre  heures,  on  crut  que  le  règne  de  la  Ligue  allait  j  finir,  et  c'en 
était  fait  d'elle  sans  le  chevalier  d'Aumale,  qui,  réunissant  les  Ligueurs  do 
Rouen ,  les  conduisit  avec  huit  pièces  do  canon  à  l'attaque  du  Château.  Ils 
prirent  position  en  face  de  son  enceinte  et  ne  cessèrent  de  la  canonner, 
jusqu'à  ce  qu'il  y  eût  brèche  suffisante  pour  livrer  l'assaut.  Mais  au  moment 
où  les  Ligueurs  se  mettaient  en  devoir  d'y  monter,  d'Alègre  demanda  à  capi- 
tuler, et  obtint  la  vie  sauve  pour  lui  et  les  siens,  dans  la  journée  du  22  février. 

Sorti  du  Château  vingt-quatre  heures  après  y  être  entré ,  pendant  qu'il 
regagnait  tranquillement  Blainville ,  le  Parlement  faisait  le  procès  à  ses 
complices,  jetés  dans  les  prisons  de  la  Conciergerie,  et,  le  23  février,  cinq 
potences  se  dressaient  sur  la  place  du  Vieux-Marché  pour  recevoir  Jean- 
Louis,  capitaine  du  château;  Pierre  du  Roussel,  dit  Lacave,  autre  capi- 
taine ;  Godefroy  Ury,  Jean  Alexandre ,  et  un  orfèvre,  aussi  du  nom  de  Jean- 
Louis  «  convaincus  du  crime  lèse-miyesté,  de  conspiration  contf*e  la  ville  de 
M  Houen  ;  d'avoir  trahy  et  vendu  le  Chastoau,  et  iceluy  livré  entre  les  mains 
il  dos  hrvf'fiqffrs.  »  Pour  é[inuvanior  ccmix  qui  soraient  iontés  do  Timiter,  le 


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—  :ûù  — 

corps  du  capitaine  Louis  fut  exposé  sur  une  des  tours  du  Cliàteau.  Une 
sixième  potence  reçut  même  le  cadavre  de  Jean  le  Franc,  trouvé  mort  dans 
son  cachot.  Mais  Rouen  ne  fut  que  médiocrement  satisfait  de  cette  expiation 
suprême.  On  sentait  bien  qu'on  n'avait  puni  là  que  les  agents  subalternes, 
et  non  les  principaulx  conducteurs  de  V affaire.  On  se  hâta  aussi  de  démanteler 
le  Château  du  côté  de  la  ville,  et  la  destruction  s'en  poursuivit  d'année  en 
année.  Cette  tentative  audacieuse,  par  les  périls  qu'elle  avait  fait  courir, 
devint  son  arrêt  de  mort  (1). 

Rentré  dans  son  château  de  Blainville,  d'Alègre  avait  recommencé  ses 
courses  dans  les  campagnes  voisines  et  sous  les  murs  de  Rouen.  Il  faisait 
en  cela  comme  une  foule  d'autres  seigneurs  de  la  Normandie.  A  cette  époque, 
il  n'y  avait  guère  de  château ,  dans  ce  pays,  qui  ne  fut  transformé  en  for- 
teresse. Chaque  seigneur  ramassait  tous  les  aventuriers  qui  couraient  les 
routes,  les  armait,  et,  avec  leur  aide,  exerçait  ses  vengeances  particulières, 
désolant  toute  la  contrée,  sous  prétexte  de  servir  la  Ligue  ou  le  Roi.  Ces 
courses  do  partisans  n'accordaient  ni  trêve,  ni  merci,  et  ces  ravages  inces- 
sants provoquaient  la  colère  des  villes  qui  désiraient,  à  tout  prix,  traquer 
ces  pillards,  ces  voleurs  dans  leurs  repaires  et  les  écraser  sous  les  ruines  de 
leurs  ciiàteaux.  Quand  ils  étaient  trop  forts,  le  Parlement ,  au  lieu  de  lancer 
des  arrêts  impuissants  contre  eux ,  s'assemblait ,  comme  au  mois  de  no- 
vembre 1590,  pour  élaborer  les  clauses  d'un  traité  en  règle,  destiné  à  assu- 
rer quelque  repos  aux  malheureuses  victimes  de  ce  brigandage  organisé.  On 
se  réunissait  dans  le  but  de  a  délibérer  certains  articles  de  la  conférence  el 
»  traité  projeté  avec  les  habitants  des  villes  de  Dieppe,  Neufchâtel  et  Chasteau 
n  de  Blainville,  afin  de  moyenner  le  repos  des  laboureurs  et  personnes  dc- 
»  mourant  aux  champs  et  soulager  le  paouvre  peuple  de  l'opression  et 
»  ravage  des  gens  de  guerre.  »  On  députait  un  membre  du  Parlement,  pour 
aller  traiter  avec  eux  do  puissance  à  puissance.  A  la  suite  de  cette  confé- 
rence, on  envoya  le  conseiller  Jean  Duperron ,  pour  se  transporter  où  besoin 
serait, dans  le  but  d'arriver  aux  fins  qu'on  se  proposait  d'atteindre,  et  il 
lui  fut  alloué  cent  écus  comme  frais  de  voyage  (2). 

(1)  Floquet,  Histoire  du  Parlement  de  Normandie,  t.  III,  p.  346-349. 

(?)  Archives  du  Palais  de  Justice ,  Registres  du  Parlement. 

Dana  ce  qui  a  trait  au  siège  du  Château  de  Blainville ,  nous  devons  la  plupart  des 
détails  à  M.  Gosselin,  Greffier  et  Archiviste  de  la  Cour.  Puisés  par  lui  dans  le» 
Registres  du  Parlement ,  réunis  en  notes  présentées  à  l'Académie  de  Rouen,  dans  sa 
séance  du  18  mars  1859,  il  nous  les  a  communiqués  avec  une  extrême  obligeance,  qui 
nous  permet  de  compléter  l'indication  sommaire  de  M  Floquet,  Histoire  du  Parlement 
de  Normandie,  t.  III,  p.  350.  La  relation  de  ce  siôge  est  inédite,  ces  docnmenh 
n'ôtant  point  Forti?  dfs  cartons  do  l'Acadômie. 


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Le  député  du  Parlement  ne  réussit  pas  dans  sa  mission  ,  et  d'Alègre 
continua  ses  dévastations  et  ses  pillages,  pendant  les  mois  de  décembre  1590 
et  de  janvier  1591,  avec  plus  d'audace  que  jamais.  Au  mois  de  février  Texas- 
pération,  comme  le  mal,  était  au  comble  de  tous  côtés.  Mais  Theure  des 
représailles  allait  bientôt  sonner. 

Le  jeudi  14  mars  1591,  une  séance  de  nuit  fut  indiquée  chez  le  conseiller 
doven  Lechandelier,  remplissant  les  fonctions  de  premier  président  au  sein 
du  Parlement  ligueur.  C  était  pour  aviser  aux  moyens  de  mettre  un  terme 
aux  excès  de  d'Alègre.  Le  sergent-major  de  la  Londe,  espèce  de  commandant 
général ,  qui  joua  un  rôle  fort  important  à  Rouen ,  pendant  la  Ligue ,  les 
capitaines  de  la  Faye,  Hervieu  et  Lepetit,  les  échevins,  Le  seigneur,  maître 
des  ouvrages,  les  députés  pour  les  finances,  furent  mandés  à  cette  réunion , 
où  l'on  donna  lecture  d'une  lettre  du  vicomte  do  Tavannes,  gouverneur  de 
de  Rouen ,  adressante  au  Parlement  : 

a  Messieurs,  le  désir  que  j'ay  de  servir  à  la  ville  de  Rouen  a  fait  résoudre 
»  M.  de  Villards  et  moy  d'attaquer  Blainville  pour  les  continuelles  incom- 
»  médités  que  ce  chasteau  nous  apporte;  je  vous  supplye  de  nous  vouloir 
»  ayder,  ayant  en  cela  grandement  besoin  de  vostre  assistance ,  vous  sup- 
M  pliant  de  départir  les  charges  parmi  vous  pour  nous  faire  venir  ce  qui 
»  nous  est  nécessaire,  dont  le  principal  est  de  trouver  des  chevaux  de 
n  charroy  et  d'artillerie,  des  munitions  de  guerre  et  des  vivres  ;  vous  pou- 
»  vant  dire  avec  la  vérité  que  le  succès  de  ceste  entreprise  dépend  entière. 
»  ment  de  vostre  assistance.  Nous  avons  marché  droit  aux  ennemis  qui 
a  avoient  attaqué  Thibermesnil  (1)  lesquels  se  sont  retirez  vers  Dieppe.  Je 
»  desirerois  avoirmoyen  de  vous  servir,  me  recommandant  bien  humblement 
»  à  vos  bonnes  grâces,  priant  Dieu ,  Messeigneurs,  vous  donner  longue  et 
»  heureuse  vie  (2). 

»>  Vostre  plus  obéissant  à  vous  faire  service , 
»  Tavannes.  » 

Pendant  que  Henri  IV  était  au  siège  de  Chartres,  une  autre  portion  de 
ses  troupes,  appuyée  sur  Dieppe ,  tenait  této  aux  Ligueurs  dans  la  Haute- 
Normandie  ,  soutenant  la  même  cause  que  d'Alègre,  et,  pour  en  finir  avec 
ce  dernier,  Tavannes  avait  résolu  d'attaquer  son  château. 

Afin  de  lui  venir  en  aide ,  comme  il  le  demandait ,  le  Parlement  arrêta 
que  le  lieutenant  criminel  du  Bailliage  ferait  saisir  et  amener  à  l'Hôtel-de- 
Ville  (situé  alors  dans  la  rue  de  la  Grosse-Horloge ,  contigu  à  la  tour  du 

(l)  A  l'ouest  de  Tôtes,  canton  d'Yervillo,  arrondissement  d'Yvetot,  dans  la  vallée 
»îo  la  Saàne. 


'2)  hpfp'^fre^  sf'TCf^  dv  Varînpent. 


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—  578  — 

Be/Troi)  pour  doux  heures  après  minuit,  tous  les  cheviiux  <le  harnais;  qu  il 
serait  versé  au  maître  des  ouvrages  trois  cents  cous  destinés  à  la  conduite 
de  l'artillerie;  qu'on  enverrait  des  vivres,  des  munitions,  cent  pionniers, 
«lescanonniers,  charpentiers,  charrois,  bref,  tout  le  matériel  nécessaire  a 
un  siège;  et  qu'à  l'instant  môme  «  les  gentilshommes  et  gens  de  guerre  dt- 
»  vroient  monter  à  cheval  pour  accompagner  le  vicomte  de  Tavannes  là  par 
»  où  il  seroit,  sous  peine  delà  confiscation  de  leurs  armes  et  chevaux.  » 

La  délibération,  commencée  aux  flambeaux,  se  prolongea  bien  avant da«< 
la  nuit ,  et  les  Rouennais  se  mirent  en  route ,  le  15  mars  1591 ,  pour  le  camp 
établi  devant  Blainville.  Dès  la  veille ,  en  effet ,  Tavannes  et  Viliars  avaient 
assiégé  en  régie  le  château  de  Blainville ,  trop  considérable  pour  être  enleva* 
par  un  coup  de  main.  En  voici  la  description,  d'après  une  vue  qui  le  repré- 
senta cent  ans  plus  tard ,  mais  il  ne  devait  pas  y  avoir  de  notables  différence? 
entre  les  deux  époques. 

L'aspect  général  en  était  imposant.  Situé  sur  le  bord  du  grand  chemin  d»* 
Rouen  àlaFerté,  presque  au  sommet  du  plateau,  voisin  de  la  rivière,  en- 
touré de  fossés  profonds  du  côté  de  la  campagne,  défendu  par  des  pentt? 
abruptes  du  côté  de  la  route  et  du  bourg,  il  le  dominait  de  beaucoup  par 
l'ensemble  de  sa  masse  et  la  hauteur  do  ses  ouvrages.  Un  mur  régnait  â 
Textérieur,  et  des  deux  poternes  qui  donnaient  accès  au  château,  outre  h' 
chemin  principal ,  celle  du  côté  de  la  campagne  avait  une  herse,  ctTautn' 
une  grille.  Do  forme  à  peu  près  carrée,  bâti  en  pierres  et  en  grès  et  recouvert 
en  ardoises;  six  grosses  tours  et  autant  de  tourelles,  symétriquement  pla- 
cées et  fort  élevées ,  lui  donnaient  un  air  formidable.  Il  ne  paraît  pas  avoir 
eu  de  donjon.  Plus  étroites  à  la  base,  quelques-unes  de  ces  tours  s'élargissaient 
vers  la  naissance  du  toit,  au-dessous  duquel  régnait,  le  long  des  murailles 
et  vers  leur  partie  supérieure,  un  cordon  de  meurtrières  et  de  mâchicoulis. 
Yis-à-vis  le  chemin  de  Rouen  on  voyait  un  long  corps  de  bâtiment,  avec  uno 
petite  guérite  de  pierre,  percé  de  meurtrières  et  destiné  à  défendre  la  TonU' 
qui  menait  au  corps  de  la  place.  Le  fossé  intérieur,  au  pied  des  tours  for- 
mant le  massif  du  château ,  était  à  fond  de  cuve,  et  on  le  franchissait  sur  un 
pont-levis  s'abaissant  de  la  porte  principale,  large  et  élevée,  au-dessus  do 
laquelle  figuraient  sculptés  les  insignes  d'un  chevalier  :  le  casque,  la  cui- 
rasse, et  les  armes,  autant  qu'on  en  peut  juger  (1).  A  gauche  de  cette  entrêo. 
faisant  face  au  chemin  de  Rouen ,  on  apercevait  la  chapelle ,  ou  tout  a" 
moins  doux  fenêtres  à  ogives  qui  font  supposer  qu'elle  était  là,  et  au-des.«u^ 

(1)  Cea  armes  pourraient  bien  ètio  celles  d'Yves  lll^  d'Alègre,  dont  Técusson  êt;îli 
surmonté  d'une  couronne  de   marquis  ot  d'un  rnsque  orné  «le  ses  lam^reijnins,  f^^- 
le  enlli'-'r  (le  l'onlro  «le  Saint-Mieliel. 


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—  579  — 

du  mur  qui  formait  un  dos  cotes  de  son  enceinte,  et  de  la  tour  qui  la  bor- 
nait, se  drossait  une  sorte  de  campanillc.  De  nombreuses  lucarnes  ou 
fenetnîs  éclairaient  l'intérieur  des  appartements.  Les  épis,  dont  le  toit 
conique  des  tours  était  surmonté,  leur  donnaient  assez  d'élégance  Dans 
beaucoup  do  ses  détails  et  do  ses  dispositions  extérieures,  il  rappelait  cer- 
taines parties  du  château  de  Dieppe,  vu  surtout  du  côté  de  la  campagne  (1). 

Tel  étfiit  le  château,  dont  les  troupes  de  Tavannes  et  de  Villars  ,  grossies 
des  bourgeois  et  de  la  noblesse  de  Rouen  et  des  environs,  faisaient  le  siège, 
à  la  grande  joie  du  Parlement,  de  la  Commune,  des  Rouennais  et  des  popu- 
lations voisines.  Dans  la  nuit  du  14  mars,  le  Parlement  arrêta  aussi  qu'on  écri- 
rait au  vicomte  de  Tavannes  une  lettre  d'encouragement  et  de  remercîment, 
pour  le  zèle  qu'il  déployait  au  service  de  la  ville  et  de  la  province. 

Le  vendredi  15,  on  publia  par  la  ville  de  Rouen  qu'il  était  permis  à 
toutes  personnes ,  de  quelque  qualité  qu'elles  fussent,  de  porter  ou  de  faire 
porter  toutes  sortes  de  vivres  au  siège  du  château  do  Blain ville,  avec  exemp- 
tion pour  cela  de  tous  subsides  et  impôts. 

IjC  samedi  16,  le  vicomte  do  Tavannes  écrivit  aux  écbevins  de  Rouen 
qu'il  était  devant  le  château  de  Blainville  ,  et  il  leur  demandait  encore  des 
vivres,  du  poisson  salé  (on  était  en  carême),  et  des  munitions  pour  ses 
troupes.  D'après  le  détail  des  vivres  déjà  accordés  par  les  échevins ,  il  est 
certain  que  les  assiégeants  étaient  nombreux.  Comme  il  n'y  avait  point  d'ar- 
gent à  l'Hôtel-de-Ville,  les  échevins  s'adressèrent  au  Parlement,  qui  ordonna 
aux  députés  des  finances  de  verser  à  Leseigneur,  maître  des  ouvrages, 
deux  cents  écus  pour  l'achat  et  le  transports  des  vivres  nécessaires  aux 
troupes  occupées  à  faire  le  siège  do  Blainville. 

Convenablement  pourvus  de  munitions  et  de  vivres,  retranchés  dans  une 
place  relativement  forte ,  soutenus  par  l'espoir  de  voir  le  gouverneur  de 
Dieppe,  Aymar  de  la  Chaste ,  venir  les  dégager,  les  assiégés  firent  bonne 
contenance  pendant  quatre  jours.  Mais,  en  présence  des  moyens  formidables 
accumulés  contre  eux,  des  troupes  nombreuses  qui  les  pressaient  de  toutes 
parts,  et  en  l'absence  de  tout  secours  extérieur ,  ils  jugèrent  à  propos  de 
rendre  la  place,  par  composition,  probablement  le  dimanche  17  mars. 

<1)  Bibliothèque  impériale,  section  des  Manuscrits  y  fonds  Gaignières.  Un  énorme 
portefeuille  n®  C799  renferme,  au  milieu  d'une  foule  de  vues  ou  de  dessins  précieux 
pour  la  Normandie,  deux  vues  du  château  de  Blainville,  Tune  représentant  Tensemble 
du  château,  l'autre  la  porte  d'entrée.  Il  y  a  aussi  une  vue  du  bourg.  Le  tout  est  colorié. 
La  Bibliothèque  de  Rouen  possède  une  collection  de  vingtHîinq  dessins,  copiés  d'après 
lofl  originaux  de  ce  carton  par  M.  Jolimont ,  en  1852.  et  les  trois  vues  qui  concernent 
lîlainvillc  y  fif?rurcnt. 


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—  580  — 

Dans  la  mutinée  du  lundi  18  mars,  le  capitaine  Lemasson  apporta  au  Par- 
lement une  nouvelle  qui  ne  dut  pas  lui  être  moins  agréable  qu'aux  Rouen- 
nais.  Il  se  présenta  devant  la  Cour,  et  exposa  «  qu'il  estoit  venu  s'avoir  s'il 
»  plaira  à  la  Court  députer  quelqu'un  de  Messieurs  pour  aller  vers  le  sei- 
»  gneur  de  Tavannes  estant  de  présent  dans  le  chasteau  de  Blainville.  » 

La  victoire  était  donc  gagnée  ;  il  ne  s'agissait  plus  que  d'en  tirer  bon 
parti.  Le  seul  vœu,  le  seul  cri  de  toutes  les  autorités  de  Rouen  fut  pour  or- 
donner la  démolition  du  formidable  château ,  actuellement  au  pouvoir  de 
la  Ligue,  et  d'où  les  partisans  du  roi  étaient  tant  de  fois  sortis  pour  les  ac- 
cabler de  maux.  Le  Parlement  députa  vers  Tavannes  un  de  ses  membres, 
le  conseiller  Duperron,  pour  lui  en  démontrer  la  nécessité,  en  lui  rappelant 
l'audacieuse  surprise  du  Château  do  Rouen.  «  Il  faut,  disait  le  Parlement, 
»  supplier  le  seigneur  de  Tavannes  de  faire  mettre  le  dict  chasteau  de 
»  Blainville  en  tel  estât  qu'il  ne  puisse  nuire  à  l'advenir,  faire  desmolir  les 
D  tours,  remplir  les  fossés  et  laisser  le  chasteau  desclos  ;  il  faut  représenter 
»  au  seigneur  de  Tavannes  les  conséquences  do  ceste  affaire  et  les  incon- 
»  vénients  qui  en  peuvent  arriver,  et  considérant  la  despense  de  la  garni- 
n  son  qu'il  y  fauldra  laisser,  luy  représenter  l'entreprise  que  ceux  du  dict 
»  Chasteau  avoient  cy  devant  faicte  sur  le  Chasteau  de  ceste  ville  qui  a 
»  causé  la  desmolition  d'iceluy.  » 

Mais  le  mardi ,  19  mars ,  de  Tavannes  vint  lui-même  au  Parlement,  l'en- 
tretint de  ses  affaires,  de  ses  démêlés  personnels ,  et  termina  sa  harangue 
en  s'occupant  de  Blainville  :  a  J'ay  receu  la  lettre  que  vous  m'avez  écrite, 
»  dit-il,  sur  le  desmolition  du  chasteau  de  Blainville;  à  cela  je  ne  veux 
»  avoir  voix  seule,  ains  suivre  tousjours  l'advis  de  la  compagnie.  Mais  il 
»  sera  bon  de  regarder  auparavant  les  moyens  comme  la  desmolition  pourra 
n  se  faire  ;  car  d'oster  seulement  les  deffenses  et  laisser  les  tours,  lesen- 
»  nemys  ne  laisseront  d'y  loger  et  donneront  encore  autant  de  peines  que 
»  devant,  à  quoy  il  conviendroit  d'adviser  pour  le  mieux.  » 

Il  voulait  donc  se  retrancher  derrière  l'autorité  du  Parlement,  ou  tout  au 
moins  prendre  soa  avis,  s'assurer  de  son  concours  sur  les  voies  et  raojens, 
dans  cette  affaire  de  la  démolition  du  château  de  Blainville  qu'il  désirait 
entière  et  complète.  Ce  qui  paralysait  encore  t5on  action,  c'est  que,  depuis 
ce  siège,  ou  plutôt,  depuis  la  prise  de  ce  château,  Yillars  était  en  lutte  ou- 
verte avec  lui.  Aux  propositions  de  continuer  la  campagne  contre  d'autres 
places  au  pouvoir  des  Royalistes ,  le  gouverneur  du  Havre  répondait  par 
une  foule  do  moyens  dilatoires ,  qui  cachaient  mal  sa  mauvaise  volonté  : 
«  Il  fauldroit  auparavant,  disait-il,  qu'il  fist  faire  monstre  (revue)  à  st> 
»   soldats  et  qu'ils  fussent  payez.  »  Ou  bien ,  quand  les  conseillers  du  Par- 


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—  581  — 

lement  Lebrun  et  Martel  vinrent  le  fécilitcr  et  le  prier  do  se  joindre  à  Ta- 
vannes,  «lans  rintérêt  do  la  cause  qu'ils  servaient  tous  les  deux ,  tout  en 
prodiguant  de  grandes  protestations  de  dévoûment  à  la  Ligue,  au  Parlement 
et  à  Rouen,  il  ajoutait:  «  Mais  je  ne  puis  compatir  avec  le  seigneur  de  Ta- 
»  vannes,  à  cause  de  ses  façons  de  faire  et  je  suis  forcé  de  m'en  séparer.  » 
Puis  il  entra  dans  certaines  particularités  sur  le  siège  de  Blainville,  devant 
la  consignation  desquelles  reculait,  pour  le  moment,  la  discrète  réserve  de 
la  Cour,  soit  qu'elle  n'y  crût  pas ,  soit  plutôt  qu'elle  craignît  de  blesser  les 
susceptibilités  du  principal  intéressé.  Enfin  Villars ,  pour  justifier  sa  con- 
duite, déclarait  que  «  le  moindre  des  siens  ne  vouloit  compatir  avec  ceux 
»  du  seigneur  de  Tavannes  et  ne  vouloit  recevoir  aucun  commandement  de 
»  luj.  » 

Le  Parlement,  déplorant  profondément  cette  lutte,  dont  Villars  le  faisait 
le  confident,  employa  tous  les  moyens  imaginables  pour  en  conjurer  les 
tristes  effets,  Ge  même  jour,  19  mars,  à  peine  les  députés  étaient-ils  partis 
pour  informer  la  Cour  du  résultat  de  Tentrevue,  que  Villars  sortit  de  Rouen, 
dans  l'après-midi,  pour  aller  visiter  ses  troupes  campées  au  Mont-aux-Ma- 
lades  et  dans  la  vallée  d'Yonville  (1).  Au  retour  il  fit  une  cbute  de  cheval  et 
se  blessa  à  la  jambe.  Son  médecin,  de  Bailleul,  ne  permitpas  aune  nouvelle 
députation  du  Parlement  do  troubler  le  repos  du  malade ,  et  il  la  renvoya 
au  lendemain  matin. 

Dans  cette  visite  du  mercredi ,  20  mars  ,  que  Villars ,  quoique  souffrant 
encore,  voulut  accorder  aux  députés,  il  révéla  complètement  ses  griefs 
contre  Tavannes.  Aux  exhortations  à  la  concorde  ,  à  l'assurance  des  bonnes 
dispositions  du  gouverneur  de  Rouen  à  son  égard  ,  il  répondit  nettement: 
«  J'ay  reçu  do  monseigneur  duc  de  Mayenne  des  lettres  qui  me  mandent  do 
»  me  joindre  au  sieur  de  Tavannes;  j'en  ay  donné  connaissance  à  mes 
»  troupes  et  elles  m'ont  dit  que  plutôt  elles  se  rendroient  à  l'ennemy  que 
»  d'être  commandées  par  le  sieur  de  Tavannes.  Au  reste  de  Tavannes  a  mal 
I»  contenté  ses  soldats:  il  leur  a  dict  qu'un  ckasteau  étant  rendu  par  composi- 
»  tiony  le  butin  qui  est  dedans  n'appartient  aux  soldats;  les  capitaines  de  ses 
»  troupes  se  sont  plaints  à  moi  de  ce  que  ils  n'ont  reçu  qu'un  escu  par  jour 
»  pendant  le  siège  de  Blainville,  et  qu'il  leur  avait  baillé  du  pain  qui  n'es- 
»  toit  guère  bon  et  en  outre  de  ce  que  le  sieur  de  Tavannes  ,  estant  entré 
»»  dans  le  chasteau  après  sa  réduction,  avoit  faict  lever  le  pont,  laissant 
»  ses  capitaines  enfermés  dans  la  basse  cour,  pendant  que  l'on  sauvoit  le 
»  butin  d'un  autre  côté.  J'ay  veu  un  assez  mauvais  ordre  au  siège  de  Blain- 

(1)  Sur  le  parcours  de  la  rue  du  Renard,  à  l'endroit  où  se  trouve  la  fontaine  Saint-Filleul, 
au  pied  du  versant  Siul-Ouestde  la  cote  du  Mont-aux-Malades. 


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—  582  — 

»  villo,  los  pièces  d*aitillerio  ctoient  mal  servies.  Cependant  je  veux  bien 
»  encore  consentir  agir  de  concert  avec  lui  contre  de  Pont-de-rAsche  et  j'y 
»  donnerai  six  cents  coups  de  canon.  Mais  nos  gens  sont  las  et  il  leur  faut 
»  quelques  jours  pour  se  rafraîchir.  »  Le  vrai  motif  de  la  division,  celte 
sortie  le  révèle.  Elle  était  née  du  partage  du  butin,  Villars  ne  se  trou- 
vant pas,  pour  son  compte,  satisfait  d'avoir  partagé  simplementrargenteri^' 
du  château  de  Blainville  avec  de  Tavannes.  On  sait  que  son  amour  du  gain 
était  extrême,  aussi  bien  que  Tavidité  de  ses  soldats  (1). 

Pendant  tous  ces  deux  jours  de  débats,  au  sein  du  Parlement,  pour 
calmer  l'irritation  de  Villars ,  et  tâcher  de  rétablir  la  concorde  entre  de 
Tavannes  et  lui,  rHôtel-de-Ville  ne  poursuivait  qu'un  seul  but,  mais  avec 
une  vivacité  extrême,  la  démolition  du  château  de  Blainville  (2). 

Les  échevins  de  Rouen,  appuyés  par  les  vœux  de  la  population  tout  en- 
tière, avaient  présenté  un  requête  en  ce  sens  au  Parlement,  et  celui-ci, 
dans  la  matinée  du  mercredi,  20  mars,  rendit  un  arrêt  qui  «  permettait  aux 
»  échevins  de  tenir  le  jour  même,  dans  l'après-midi,  une  assemblée  générale 
»  dans  l'hôtel  commun,  pour  aviser  aux  moyens  d'arriver  à  cette  démoli- 
»  tion ,  et  prescrivait  de  transmettre  immédiatement  la  délibération  à  la 
»  Cour.  » 

Le  lieutenant  Richard  Guerard  réunit  donc  cette  assemblée  générale.  Le? 
avis  n'y  furent  pas  partagés.  Se  rappelant  «  les  incommodités  souffertes  par 
»  les  bourgeois,  manans  et  habitants  de  la  dicte  ville  ,  pilleryes ,  raneon- 
»  nemens,  volleryes,  et  bruslomens  de  maisons ,  meurtres  faicts  et  commis 
»  par  ceux  qui  puis  nagueres  occupoient  le  dict  chasteau  tonans  le  parti 
»  contraire  à  la  Sainte-Union,»  tous  les  conseillers  et  échevins,  s'ap- 
puyant,  en  outre,  sur  le  vœu  des  habitants,  sont  d'avis  que  «  le  dict  chas- 
»  teau  de  Blainville  soit  totallement  demolly  et  raze  et  que  a  cestc  fin 
»  Messieurs  de  la  Court  et  Monseigneur  do  Tauanes  seront  suppliez  d'inter- 
»  poser  leur  auctorité  et  pouuoir.  » 

On  envoya  immédiatement  cette  délibération  de  l'Hôtel-de-Ville  àla  Cour, 
et  le  lendemain  jeudi,  21  mars,  la  Cour,  se  reportant  à  son  arrêt  du  23  fé- 
vrier 1590,  par  lequel  elle  avait  condamné  à  mort  les  complices  de  d'Alègre, 
lors  de  la  surprise  du  Château  de  Rouen,  et  les  lettres  de  Mayenne,  données 
à  Paris  ,  le  14  décembre  1589 ,  touchant  les  châteaux  et  places  fortes  :  fl  ^'à 
»  Court,  suiuant  les  ad  vis  et  deliberacion  a  ordonné  et  ordonne  que  le  dict 

(1)  Archives  du  Palais-de-Justice,  Registres  du  Parlement,  année  1591. 

(2)  Nous  avons  puisé  toute  la  partie  du  récit  qui  va  suivre  dans  les  Begistm  '/f 
îlIôtel-ile-Vine  de  liouen,  annoe  1591. 


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—  5^3  — 

»  chastoau  de  Bhiiuvillu  sera  demolljr  ot  ruyiie  a  la  dilligcncculcs  dicts  coii- 
M  seiller^et  cchevins  de  la  dicte  ville.  Auxquels  la  dicte  Court  enjoinct  S(» 
»  retirer  promptement  deuers  le  dict  seigneur  de  Tauanes  pour  adviser  des 
»  moicns  propres  pour  faire  la  dicte  demollition  et  de  ce  faire  et  v  prester 
»   main  forte  a  este  le  dict  seigneur  de  Tauanes  exhorté.  » 

Cet  arrêt  fut  apporté  au  bureau  de  THôtel-de-Ville  ,  le  samedi  23  mars, 
sur  les  onze  heures  du  matin,  et  les  échevins  firent  venir  un  nommé  Michel 
du  Hen,  maçon,  qui  dut  se  rendre  en  toute  diligence  au  château  de  Blain- 
ville,  et  examiner  les  moyens  de  le  démolir  aux  moins  de  frais  possibles. 
Il  en  jdressa  le  plan,  sur  les  lieux,  le  lundi  25  mars. 

En  même  temps  les  échevins  avaient  supplié  également  de  Tavannes  d'or- 
donner au  capitaine  La  Bracqueticre,  chargé  du  commandement  de  Blain- 
ville ,  de  livrer  au  maître  des  ouvrages ,  Leseigneur,  ou  à  son  commis,  les 
armes  et  munitions  de  guerre  renfermées  dans  le  château  pour  les  mettre 
dans  lo  magasin  de  la  ville.  Des  charretiers  et  des  charrettes  furent  envoyés  à 
Blainvillc,  et,  sous  la  conduite  de  cinquante  arquebusiers  de  Rouen,  ils  ap- 
portèrent, le  lundi  25  mars ,  «  deux  espoircs  (1)  de  fonte ,  ung  pierier ,  une 
»  petite  bouette,  une  cardinalle  et  une  petite  cspoire  de  fer  auec  trois 
»  douzaines  de  petites  balles  de  fauconneaux  et  huict  balles  de  canon  et 
»  couUeurynes.  »  C'était  toute  Tartillerie  et  toutes  les  munitions  du  châ- 
teau ,  fruit  de  la  victoire.  Mais  ces  charretiers  durent  rapporter  aussi 
«  quatre  mille  six  ou  sept  cent  pains,  pesant  douze  onces  pièces ,  restant  de 
»  la  munition  du  camp  de  douant  Blainville  »  que  les  échevins  firent 
vendre,  par  le  maître  des  ouvrages ,  le  27  mars ,  au  prix  de  dix  deniers 
chacun,  et  deux  milliers  de  poudre,  dont  parlent  seuls  les  registres  du  Par- 
lement. 

Le  mardi  26,  du  Hen  adressa  son  rapport  aux  échevins,  qui  mandèrent  le 
capitaine  Bontemps  pour  arriver  à  la  démolition  tant  souhaitée  du  château 
de  Blainville,  et  firent  do  nouvelles  instances  auprès  de  Tavannes  qui  leur 
répondit  :  «  que  toutes  fois  et  quantes  que  on  vouldroit  envoyer  au  dict 
«  Blainville  il  estoit  prest  d'y  tenir  main  forte  et  faire  deliurer  la  place.  » 

Le  même  jour,  la  Cour  appela  les  échevins,  afin  de  connaître  les  mesures 
prises  par  eux  pour  assurer  Texécution  de  son  arrêt,  et  les  échevins  répon- 
dirent qu'ils  avaient  envoyé  du  Hen,  qu'il  avait  dressé  le  plan  du  château, 
et  déclaré  que  la  démolition  demanderait  bien  trois  mois.  Puis,  profitant  de 
la  circonstance,  les  échevins  dirent  à  la  Cour  «  qu'ils  n'avoient  aucuns 
a  deniers  en  la  dite  ville,»  et  la  Cour  promit  de  mander  Messieurs  les 
députés  des  finances  qui  durent  goûter  fort  peu  les  dépenses  occasionnées 

{h  Espoir,  sans  e,  potito  \)U'Co  iVnvi'ûïorii^.  V.  Archéithgie  imvnir,  par  A.  Jal. 


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—  58t  — 

par  co  siège.  Ils  avaient  déjà  donné  300  cous  pour  se  mettre  en  route,  on 
avaient  envoyé  200  autres,  pendant  le  siège,  et  ils  reçurent  encore  Tordre 
de  payer  à  Tavannes  1,100  écus,  montant  de  Tétat  de  frais  présenté  par  lui, 
aussi  bien  qu'une  autre  somme  de  630  écus  aux  échevins,  pour  solder  les 
frais  de  la  conduite  et  charroi  des  canons,  munitions  et  vivres.  C'était  donc 
un  peu  plus  de  2,200  écus  que  ce  siège  de  quatre  jours  avait  coûté,  au 
trésor  épuisé  do  la  Ligue,  somme  considérable  en  ce  temps-là. 

Les  échevins  prièrent  alors  le  sergent-major  de  la  Londe  d'envoyer  deux 
des  capitaines  au  bureau  de  l'Hôtel-de-Ville  pour  s'entretenir  de  la  démoli- 
tion du  château  de  Blainvijle.  Do  leur  côté,  le  lieutenant-criminel  Le 
Masson  et  le  capitaine  GouUard  se  déclarèrent  tout  prêts  à  donner  une 
escorte.  Une  seule  chose  les  arrêtait,  c'est  qu'ils  n'avaient  «  aucun  moyen 
de  trouver  deniers.  » 

Alors  les  échevins  retournèrent,  le  mercredi  27  mars,  dire  à  la  Cour  le 
résultat  de  leurs  démarches  pour  assurer  l'exécution  de  son  arrêt,  et  ajou- 
tèrent cette  conclusion  consignée  sur  leurs  registres  :  «  N'y  ayant  ung  seul 
I)  denier  à  la  ville,  il  nous  estoit  impossible  subvenir  à  la  dicte  demollition, 
»  supplians  la  dicte  Cour  y  voulloir  pourvoir,  laquelle  nous  feist  retirer 
»  pour  y  aduiser.  »  Ce  fut  le  langage  de  tous  les  temps;  ce  sera  celui  du  bon 
Lafontaine  dans  V Envoi  de  sa  Ballade  à  Fouquet,  pour  la  reconstruction  du 
pont  de  Château-Thierry  : 

Pour  ce  vous  plaise  ordonner  promptement. 
Nous  être  fait  des  fonds  suffisamment; 
Car  vous  savez,  seigneur,  qu'en  toute  affaire, 
Procès,  négoce,  hymen,  ou  bâtiment, 
L'argent  surtout  est  chose  nécessaire. 

En  apparence,  le  manque  d'argent  empêchait  seul  la  démolition  du  clià- 
teau  de  Blainville,  et  la  Cour,  les  échevins  et  la  population  de  Rouen 
n'étaient  guère  satisfaits  do  voir  différer  la  vengeance  de  tant  de  griefs, 
l'exécution  d'un  arrêt  réparateur.  Mais  l'étonnement  des  uns  et  des  autres 
fut  porté  à  son  comble,  quand  on  connut  la  démarche  que  Villars  avait  faite, 
dès  le  25  mars,  en  faveur  de  d'Alègre.  Il  adressa  une  lettre  dans  laquelle  il 
priait  la  Cour  a  de  luy  donner  csclaircissement  si  elle  entend  insister  la 
n  démoUition  du  chasteau  de  Blainville.»  Pareille  lettre,  mais  plus  pres- 
sante encore,  dit  le  registre  du  Parlement,  fut  également  adressée  au 
vicomte  de  Tavannes,  qui  d'abord  avait,  de  très  bonne  foi,  promis  son  con- 
cours pour  la  démolition.  A  présent,  il  engageait  à  son  tour  les  échevins  a 
ne  pas  exécuter  l'arrêt  de  la  cour  :  a  Je  vous  donne  l'assurance,  dit-il,  que 
»  non  sans  suiet  je  vous  fais  cette  demande.  » 


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—  5^o  — 

«?ous  des  menées  qui  échappaient  à  beaucoup  do  monde, 
^^au,  d'Alègre  dut  faire  des  promesses  d'argent,  ou  des 
ngement  de  parti,  par  exemple,  en  homme  que  son 
Tnt  les  temps  et  selon  les  gens  : 
'  -»  Roi  !  Vive  la  Ligue  ! 

•t  de  conduite  inexplicable,  sans  Tadmis- 

nt  peut-être  des  ordres  de  Mayenne, 

ireil  auxiliaire  à  la  Ligue,  précieux 

château  de  Blain ville. 

^,  qui  n'étaient  point  dans  le 

'  la  demande  de  Villars , 

nt  partis,  le  même  jour, 

iui  conduire  leurs  troupes  à 

a  enlever,  la  Cour  ordonna  «  que 

exécuté  selon  sa  forme  et  teneur,  no- 

i  Allaigre,  et  qu'il  sera  escrit  lettre  au  sieur 

ii'c  entendre  les  causes  qui  ont  meu  la  Court  a 

.>i  (1).  » 

.1  abandonnèrent  pas  non  plus  la  partie,  et  leurs  délibéra- 

aL  foi.  «  Le  deuxième  auril  mil  Vccc  quatre  vingts  unze  nous  dicts 

..cvins  mandasmes  ung  nomme  Pierre  Regnauld  dict  Mansault  pour 

scavoir  s'il  voulloit  entreprendre  la  dicte  demoUition,  lequel  dict  que 

»  pour  son  faict  et  regard  il  feroit  ce  qu'il  pourroit  pour  percer  les  pierres 

»  avec  engins,  mais  qu'il  vouldroit  auoir  ung  personnage  pour  composer  la 

»  pouldre  pour  mectre  l'artifices  de  feu  et  que  ce  ne  se  pouuoit  faire  qu'avec 

»  longitude  de  temps  (2).  » 

Ainsi  la  discorde  des  chefs,  le  manque  d'argent,  les  intérêts  de  la  poli- 
tique, l'habileté  de  d'Alègre  sauvèrent  le  château  de  Blainville  d'une  des- 
truction si  ardemment  souhaitée  par  le  Parlement,  la  ville  de  Rouen  tout 
entière  et  les  campagnes  voisines.  Loin  de  se  déclarer  pour  la  Ligue, 
d'Alègre  recevra  bientôt  Henri  IV  dans  ce  château,  l'effroi  et  la  terreur  de 
ses  voisins,  et  l'objet  d'une  haine  légitime  pendant  trois  ans  de  «  pilleryos, 
H  raçonnements ,  vollerjes ,  bruslemens  de  maisons,  meurtres  faicts  et 
»  commis  par  ceux  qui  l'occupoient,  »  comme  le  constatent  avec  amertume 
et  colère  les  registres  de  la  cité  qui  en  avait  eu  tant  à  souffrir. 

F.  BOUQUET. 
{/m  mite  à  la  prochaine  livraison.) 

(1)  Registres  du  Purîemetit  de  'Sormandie,  année  1591. 
i2)  henistrt'S  de  V Hôtel -de-Xilk. 

38 


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UTTBRATUaE. 


là  T®y^  il  mumm 


(I) 


Suite  (2). 


VIL 
LA    POTENCE. 

Deux  jours  après  cet  entretien  du  Gouverneur  avec  sa  fille  :  entre- 
tien qui  avait  mis  tant  de  tristesse  dans  l'âme  de  M"'  de  Villars,  une 
multitude  immense  remplissait  la  place  du  Vieux-Marché ,  qu'on  ap- 
pelait alors  le  Marché-aux-Veaux. 

Cette  foule,  houleuse  et  bruyante,  se  repliait  jusque  dans  les  rues 
adjacentes. 

Quoique  le  ciel  fût  très  brumeux  ce  jour-là,  et  qu'il  fit  un  froid  de 
Sibérie,  les  fenêtres  de  tous  les  étages  de  chaque  maison  donnant 
sur  la  place  étaient  garnies  de  curieux  depuis  l'entresol  jusqu'aux 
lucarnes.  Il  y  avait  même  des  gens  qui,  n'ayant  pu  trouver  à  se  caser 
ni  aux  balcons ,  ni  à  aucune  croisée ,  étaient  grimpés  comme  des 
écureuils  sur  les  faîtes,  se  tenant  cramponnés  à  l'angle  aigu  des\ieux 
pignons. 

(1)  La  reproduction  est  interdite  sans  Tautorisation  de  l'auteur. 

(2)  Voir  le  numéro  de  juin,  p.  307. 


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—  587  — 

Parmi  les  hautes  et  grimaçantes  bicoques  qui,  à  cette  époque, 
séchelounaieiit  à  l'entour  de  la  place ,  il  y  en  avait  une  surtout ,  for- 
mant saillie,  dont  la  décrépitude  était  telle  ,  que  ,  sans  le  secours  de 
deux  étaies  qui  la  soutenaient  comme  les  bras  vigoureux  d'un  jeune 
homme  soutiennent  un  octogénaire  qui  penche  vers  la  tombe ,  elle  se 
serait  à  coup  sûr  écroulée  sur  les  passants. 

Cette  maison  avait  été,  dans  le  temps,  une  hôtellerie  assez  acha- 
landée. Vers  le  milieu  du  xv*  siècle,  il  n'était  guère  de  maquignon 
du  pays  de  Caux  ou  de  la  Picardie,  attiré  aux  foires  de  Rouen  pour  la 
vente  de  ses  poulins  et  de  ses  cavales,  qui  ne  tînt  à  honneur  de  des- 
cendre à  la  Marmite  du  Colporteur  j  et  d'y  «  loger  à  pied  et  à  cheval,  n 
(!omrae  disait  Técriteau  en  lettres  jaunâtres  placé  au-dessus  de  la 
}rrande  porte. 

Mais,  hélas  !  il  y  avait  bien  des  années  que  la  fameuse  MarmitesYoit 
cessé  de  bouillir  ! 

Les  manants  ou  menu  peuple  qui  n'auraient  pas  trouvé,  ce  jour-là 
îsurtout,  d'accès  dans  les  habitations  voisines,  s'empressèrent,  comme 
bien  on  le  pense,  de  se  nicher  dans  cette  masure  à  moitié  découverte, 
veuve  de  vitres  et  de  locataires. 

En  quelques  secondes,  elle  fut  envahie,  et  la  charpente  de  sa  toi- 
ture vermoulue  couverte  de  gens  en  guenilles. 

A  ce  fiévreux  empressement  de  la  population  de  s'agglomérer,  de 
s'étouflter  sur  un  même  point  de  la  ville,  il  était  facile  de  juger  qu'il 
se  préparait  quelque  chose  d'extraordinaire. 

Un  événement  émouvant  allait  s'y  passer  en  effet. 
On  allait  pendre  un  homme  —  le  caporal  La  Frappe  —  convaincu 
d'avoir  conspiré  contre  la  Ligue,  en  trempant  dans  un  complot  dont 


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—  5«8  — 

le  but  était  de  favoriser  Tentrée  des  troupes  royalistes  dans  la  y'ûk 
assiégée. 

Cet  homme  était  celui  que,  Tavant-veille,  Villars  avait  vu  deTuuc 
des  fenêtres  de  l'Archevêché,  quand  il  passait  garrotté  dans  la  rue 
Saint-Romain  au  milieu  des  soldats  qui  le  menaient  aux  juges  du 
Parlement. 

Déjà  au  milieu  du  Vieux-Marché,  obstrué  par  les  flots  grossissante 
de  ce  peuplé  éternellement  affamé  d'un  pareil  spectacle ,  se  dressait 
une  gigantesque  potence  neuve.  Le  bourreau,  tout  de  rouge  habillé, 
préludait  à  sa  tache  en  faisant  jouer  la  poulie  du  fatal  instrument, 
qu'il  avait  eu  la  délicatesse  de  bien  graisser  pour  la  circonstance. 

On  voyait  aussi  à  côté  de  la  potence  une  sorte  de  plate-forme  sur- 
montée d'un  grossier  pilori.  Au  pied  de  ce  poteau  était  un  réchaml 
rempli  de  charbons  ardents.  Sur  cette  petite  fournaise,  que  l'exécu- 
teur des  œuvres  alimentait  de  temps  en  temps  à  Taide  d'un  soufflet, 
rougissait  un  instrument  de  torture  en  forme  de  tenailles. 

Ces  ignobles  préparatifs  semblaient  allécher  beaucoup  la  féroce 
curiosité  de  la  populace,  à  laquelle  ils  promettaient  de  profondes 
émotions. 

Cependant  le  supplice ,  annoncé  pour  midi ,  commençait  à  se  faire 
trop  attendre. 

Depuis  plus  de  deux  heures,  les  spectateurs  impatients  étaient  là, 
grelottant,  et  tendant  leurs  regards  avides  vers  le  grand  gibet,  dont 
le  bourreau  continuait  à  tirer  et  retirer  la  corde. 

Tout-à-coup  un  long  braillement,  comparable  au  bruit  produit  par 
les  galets  que  les  vagues  de  l'Océan  roulent  sur  la  grève  dans  un 
joi:r  de  tempête,  fut  poussé  par  cette  foule  de  curieux  étages,  dont 


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—  589  — 
ou  vit  les  têtes  se  tourner  simultanément  du  côté  de  la  rue  de  la 
Grosse-Horloge. 

—  Le  voilà  !  le  voilà  !  vociféra  la  multitude  ,  voilà  le  complice 
(les  Parpaillots  ! 

Depuis  le  jour  où  les  Anglais  brûlèrent  la  pauvre  Jeanne  d'Arc, 
jamais  à  Rouen  supplice  n'avait  donné  lieu  à  un  si  grand  dévelop- 
pement de  troupes. 

C'est  qu'aussi,  de  même  qu'à  l'époque  de  l'horrible  holocauste  de 
la  vierge  héroïne  —  cent  soixante  ans  auparavant  —  les  hauts-justi- 
ciers se  trouvaient  également  en  proie  à  de  cruels  remords,  à  de  pro- 
fondes inquiétudes;  c'est  que  chaque  jour  les  conspirations  en  faveur 
<le  la  royauté  légitime  se  succédaient  d'un  façon  fort  significative. 

Tout  en  embrassant  par  couardise  et  par  peur  le  parti  de  la  Ligue, 
les  magistrats  iniques  qui  n'avaient  pas  eu ,  à  l'exemple  de  plusieurs 
(le  leurs  collègues,  le  courage  de  s'élever  contre  l'illégalité  flagrante 
dune  politique  infâme,  et  de  fuir  loin  d'un  prétoire  abandonné  à  la 
rebeUion,  sentaient  au  fond  de  leurs  consciences  combien  étaient  ré- 
voltantes les  prétentions  usurpatrices  des  ambitieux  auxquels  ils 
(^talent  obligés  d'obéir.  Ils  ne  pouvaient ,  en  se  regardant ,  s'empê- 
cher de  rougir  sous  leurs  toges  du  rôle  honteux  qu'on  les  contrai- 
gnait à  remplir ,  et  ils  tremblaient  en  songeant  aux  conséquences 
(lue  pouvait  avoir  pour  eux  une  réaction  populaire  en  faveur  du  bon 
droit. 

C'était  donc  sous  l'empire  de  ces*  mortelles  perplexités  que  l'auto- 
rité des  échevins,  combinée  avec  l'influence  du  Parlement  et  la  puis- 
sance militaire,  avaii  voulu,  pour  terrifier  l'esprit  de  la  population  , 
4110  la  mort  du  conspirateur  La  Frappe  eût  lieu  avec  une  mise  en 
h^'mic  des  plus  dramatiques. 


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—  590  — 

Au  moment  même  où  les  hourras  du  peuple  perché  aux  fenêtres 
annonçaient  la  venue  du  cortège ,  de  lugubres  roulements  de  tam- 
bours se  firent  entendre,  et  une  sonnerie  de  trompettes  glapissantes 
écorcha  toutes  les  oreilles  du  voisinage. 

On  vit  alors  déboucher  sur  la  place  du  marché  la  tête  de  ce  long 
cortège.  Il  se  composait  d'une  partie  de  chaque  corps  armé  caserne 
aux  divers  quartiers  de  la  vilUe. 

La  marche  en  était  ouverte  par  un  détachement  de  lansquenets , 
lequel,  sous  le  commandement  de  La  Mothe  ,  était  chargé  de  faire 
écarter  la  foule  et  de  frayer,  aux  risques  d'écraser  les  gens  sous 
le  pied  des  chevaux,  un  passage  pour  la  lugubre  procession.  Der- 
rière suivait,  la  hallebarde  sur  l'épaule,  et  guidé  par  le  lieutenant 
Mauclerc,  un  piquet  de  gens  de  pied ,  choisis  dans  le  régiment  du 
chevalier  Picard.  A  quelques  pas  de  cette  escouade  apparaissaient 
cent  arquebusiers  à  cheval  commandés  par  les  lieutenants  La  Bra- 
que tière  et  de  Boispalays. 

Après  ces  soldats ,  marchaient  les  tambourins ,  les  clairons  de 
Tétat-major,  les  piquiers  et  mousquetaires  de  la  Cinquantaine  atta- 
chés à  la  garde  du  gouverneur,  et  trente  maîtres  d'armes  conduits 
par  le  lieutenant  et  cornette  La  Girardière. 

Puis,  venait  alors  M.  de  Villars  en  pourpoint  de  velours  violet, 
lamé  d'or  et  coiffé  d'un  large  feutre  à  l'un  des  côtés  duquel  était 
attachée  une  orgueilleuse  et  longue  plume  qui  retombait  en  arrière. 
Il  était  monté  sur  un  étalon  normand  qu'enveloppait  un  vaste  capa- 
raçon au  double  écusson  de  la  ville  de  Rouen  et  de  la  province  de 
Normandie ,  c'est-à-dire  le  mouton  d'argent  portant  l'oriflamme .  et 
les  deux  léopards  d'or,  aux  griffes  d'azur. 

Le  gouverneur  ào  Rouen  précodait,  d'un  air  grave  et  soucieux. 


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—  59i  — 

les  présidents  à  mortier,  tous  les  conseillers  du  Parlement  en  robes 
écarlates,  les  procureurs,  les  huissiers  à  verges  et  les  greffiers ,  qui 
eux-mêmes  précédaient  la  charrette  du  condamné ,  derrière  laquelle 
marchait  encore  une  nombreuse  soldatesque  \'épée  au  poing. 

La  Frappe  était  assis  dans  le  hideux  véhicule  à  côté  du  père  La- 
voisier,  son  confesseur,  moine  encapuchonné,  qui,  de  temps  en 
temps,  lui  faisait  baiser  la  croix  de  son  rosaire. 

La  figure  du  jeune  caporal  était  intelligente  ;  quoiqu'en  descendant 
la  rue  de  la  Grosse-Horloge ,  il  pût  apercevoir  de  loin ,  se  dressant 
au  milieu  de  la  place,  l'instrument  de  son  supplice,  ses  traits  n'en 
conservaient  pas  moins  une  impassibilité  et  une  sérénité  qui  décon- 
tenançaient ses  juges. 

On  en  vit  plusieurs  pâlir  en  le  regardant. 

Quand  la  triste  voiture  fut  arrivée  au  pied  du  gibet ,  deux  soldats 
saisirent  le  condamné,  dont  les  poings  et  les  pieds  étaient  chargés  de 
chaînes;  ils  le  traînèrent  sur  la  plate-forme.  Après  lui  avoir  enlevé 
une  sale  houppelande  grisâtre  qui  couvrait  ses  épaules ,  ils  attachè- 
rent son  corps  nu  jusqu'à  la  ceinture,  au  pilori,  avec  de  grosses 
cordes,  de  telle  façon  qu'aucun  de  ses  membres  ne  pût  faire  un  seul 
mouvement.  Les  deux  bras,  ramenés  en  arrière,  furent  serrés  contre 
la  pièce  de  bois  avec  tant  de  force  ,  que  les  liens  semblaient  entrer 
dans  les  chairs.  La  tête  du  malheureux  fut  également  condamnée  à 
l'immobilité,  grâce  à  un  carcan  de  fer  dont  on  emprisonna  le  cou  en 
le  fixant  à  l'ignoble  poteau. 

Ces  apprêts  terminés ,  le  greffier  Mériel  franchit  les  gradins  de 
réchafaud;  puis,  se  tournant  vers  La  Frappe,  qui  déjà  s'épuisait  dans 
les  convulsions  de  la  souffrance ,  il  déroula  un  gros  parchemin ,  et. 


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—  .002  — 

d'une  voix  cassée,  lui  la  sentence  de  moil  du  conspirateur  ainsi  for- 
mulée : 

«  Aujourd'hui ,  M  novembre  de  l'an  de  grâce  quinze  cent  quatrc- 
w   vingt-onze  ; 

«  Les  nobles  hommes,  présidents,  chanceliers,  procureurs,  con- 
»  seillers  du  Parlement  et  Cour  suprême  de  Haute-Normandie, 
M  réunis  en  audience  solennelle .  dans  le  palais  ordinaire  de  ses 
»   séances , 

«  En  présence  du  Christ,  notre  auguste  Rédempteur, 

u  Ayant  interrogé  Jean-Nicolas  La  Frappe ,  caporal  d'une  des 
»  compagnies  de  hallebardiers  de  la  garde  du  château  et  fort  de 
»  Sainte-Catherine,  accusé  d'avoir  formé,  avec  des  complices  jusqu'à 
»  présent  inconnus,  un  complot  séditieux ,  pour  faciliter  l'entrée  des 
»  ennemis  dans  la  ville  de  Rouen ,"  en  leur  livrant  le  secret  de  nos 
))   ralliements,  nos. mots  d'ordre  et  nos  consignes; 

«  Et  après  avoir  entendu  le  prévenu  faire  la  plus  insolente  des 
»)   protestations; 

«  Attendu  que  La  Frappe,  bravant  la  justice,  a  eu  l'audace  d'in- 
»  sulter  en  pleine  audience  l'auguste  nom  de  monseigneur  de 
»  Mayenne,  de  jeter  l'injure  à  la  face  des  plus  hauts  et  des  plus  puis- 
»  sants  dignitaires  de  la  cité  et  de  blasphémer  la  divine  institution 
»   de  la  Sainte-Ligue . 

«  Attendu  que  l'action  dont  La  Frappe  s'est  rendu  coupable,  est 
»  un  odieux  crime  de  haute  trahison,  que  les  lois  du  pays  puniss^ent 
»    de  la  peine  capitale  ; 

((  Considérant  surtout  qu'il  importe  à  la  tranquillité  publicjuc  i\v 
»  prévenir,  par  un  grand  exemple  do  sévérité,  lo  retour  do  S(Mn- 
»    l)laMcs  méfaits  ; 


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—  5^3  — 

«  Ordonne  que  le  dit  Jean-Nicolas  La  Frappe  ,  âgé  de  vingt-cinq 
»  ans,  soldat  dégradé  ,  né  à  Pont-de-l' Arche  ,  sera  pendu  haut  et 
»>  court,  sur  la  place  du  Marché-aux- Veaux ,  à  Rouen,  dans  les 
►)  vingt-quatre  heures  qui  suivront  le  dit  jugement.  » 

Cette  lecture  provoqua  des  applaudissements  auxquels  on  entendit 
se  mêler  aussitôt  de  sourds  et  menaçants  murmures ,  car  la  partie 
de  la  multitude  qui  partageait  secrètement  l'opinion  de  La  Frappe 
n'était  venue  là  que  pour  protester. 

Quand  le  greffier  eut  replié  son  grimoire,  M.  de  Villars  et  un  pré- 
sident à  robe  rouge  —  celui-là  même  qui  avait  prononcé  le  jugement, 
—  montèrent  sur  la  plate-forme  accompagnés  du  père  Lavoisier,  qui 
avait  relevé  son  capuchon ,  et ,  s'adressant  au  malheureux  qui  conti- 
nuait à  faire  d'épouvantables  grimaces  : 

—  La  Frappe ,  lui  dit  sèchement  le  Gouverneur  de  Rouen  ,  vous 
avez  refusé  de  révéler  au  Parlement  le  nom  des  complices  de  votre 
crime.  Je  vous  préviens  que  si  vous  persistez  dans  votre  refus ,  ce 
n'est  plus  seulement  cette  corde  que  vous  avez  à  redouter ,  mais  la 
plus  cruelle  des  tortures. 

—  Je  vous  répète  à  vous,  Gouverneur,  répondit  le  patient ,  ce  que 
j'ai  dit  aux  Juges  :  Vous  ne  saurez  rien  ! 

—  Croyez-moi,  ce  fer  est  rouge...  parlez,  quels  sont  les  misé- 
i-ables  qui  vous  ont  poussé  dans  l'abîme  ? 

—  Ceux-là,  dit  La  Frappe  d'une  voix  faible,  ne  sont  pas  plus  que 
moi  des  misérables,  sachez-le ,  homme  barbare.  Ceux  que  vous  ap- 
pelez mes  complices  sont  des  cœurs  généreux ,  des  braves  qui  se 
fieront  tous  hacher  jusqu'au  dernier  pour  monseigneur  Henri  de 
Hourbon,  parce  qu'il  est  le  roi  légitime  de  la  France.  Il  montera  sur 
^oji  trône  avant  pou,  ot  vous  ,  qui  \o  drrrioz,  si  vous  no  voulez  pas 


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—  594  — 

être  pendu  à  votre  tour,  vous  irez  bassement  vous  traîner  à  ses  pieds 
pour  implorer  votre  pardon  ! 

—  Malheureux  !  oses-tu  bien  me  braver  quand  le  feu  et  le  fer  sont 
à  tes  pieds  ! 

—  On  peut  me  brûler  ou  couper  mon  corps  par  morceaux,  Dieu, 
qui  m'entend,  m'approuve  et  condamne  mes  assassins.  Je  ne  suis  pas 
un  lâche ,  je  ne  dénoncerai  pas  mes  amis. 

Villars ,  que  ce  sang-froid  fit  monter  jusqu'au  paroxisme  de  la 
fureur,  s'écria  avec  une  rage  concentrée  :  «  Eh  bien  !  c'est  ce  que 
nous  allons  voir  !  » 

En  même  temps,' il  fit  un  signe  au  bourreau,  qui  monta'  sur 
l'estrade. 

La  Frappe,  loin  de  s'effrayer  à  la  vue  de  l'exécuteur,  dont  la  face 
repoussante  se  cachait  à  moitié  sous  une  longue  barbe  noire,  lui  jeta 
un  regard  dédaigneux,  et  cria  avec  ce  qu'il  lui  restait  de  force: 
«  Vwe  le  roi!  Vive  le  roi!  Vive » 

Ce  dernier  cri  fut  arrêté  par  le  bourreau  qui ,  après  avoir  retiré 
toutes  rougies  ses  tenailles  du  feu ,  en  pinça  fortement  la  mamelle 
gauche  de  La  Frappe.  La  figure  de  l'infortuné  se  contracta  aussitôt 
au  milieu  d'une  souffrance  convulsive. 

—  Eh  bien  !  damné,  qu'en  dis-tu,  es-tu  prêt  maintenant  à  faire  des 
aveux?  dit  d'un  ton  de  cannibale  l'implacable  Villars. 

Et,  comme  en  prononçant  ces  paroles,  il  s'était  approché  tout  près 
de  La  Frappe,  celui-ci,  pour  toute  réponse,  lui  cracha  au  visage  en 
présence  de  six  mille  témoins  ! 

Sans  attendre  l'ordre  du  maître  ,  le  bourreau ,  jaloux  de  donner 
une  éclatante  preuve  de  son  zèle ,  se  rejeta  sur  sa  proie;  et ,  de  s*^s 
pinces,  hii  arracha,  lambeau  par  lambeau,  une  partie  de  la  poitrine. 


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—  595  — 

Un  sourire  infernal  de  vengeance  assouvie  passa  sur  la  lèvre  du 
gouverneur  ! 

Les  cris  de  la  victime  devinrent  alors  si  perçants ,  si  lamentables , 
que  les  spectateurs  à  l'odorat  desquels  arrivait  Todeur  de  la  chair 
brûlée,  et  que  commençait  à  gagner  le  sentiment  de  la  compassion, 
traduisirent  ainsi  leurs  plaintes  de  toutes  parts:  Assez!  assez!  d  la 
corde!  à  la  corde! 

Les  femmes  pleuraient  et  demandaient  grâce  en  élevant  leurs 
mains  suppliantes  vers  le  gouverneur,  dont  le  visage  conservait  tou- 
jours l'empreinte  monstrueuse  de  la  férocité. 

Le  président,  qui  était  à  côté  de  lui ,  ne  put  supporter  plus  long- 
temps rémotion  qui  le  dominait  ;  on  le  vit ,  pâle  comme  un  mort, 
chanceler  et  tomber  évanoui  sur  l'estrade. 

Troublé  par  cet  incident  et  par  les  clameurs  de  la  foule  sanglot- 
tante,  le  bourreau  consulta  du  regard  le  gouverneur  pour  savoir  s'il 
devait  continuer  son  atroce  besogne. 

Sur  un  signe  de  Villars,  qui  lui  désignait  le  gibet,  il  ordonna  à  ses 
valets  d'ôter  les  liens  qui  attachaient  la  victime  au  pilori ,  et  il  se  mit 
lui-même  à  préparer  le  fatal  nœud  coulant. 

La  Frappe  fut  porté  tout  pantelant  au  pied  du  gibet  par  les  deux 
aides,  et  tandis  que  les  spectateurs  de  cet  horrible  drame  frisson- 
naient d'horreur,  le  patient  présentait  de  lui-même  le  col  en  laissant 
tomber  un  regard  de  remercîment  sur  cette  corde  qui  enfin  allait 
mettre  un  terme  à  ses  souffrances  ! 

En  effet,  le  bourreau,  pressant  du  doigt  une  sorte  de  détente  ,  fit 
tomber  du  haut  de  l'affreuse  machine  un  lourd  contro-poids  d'inven- 
tion  nouvelle,  qui,  par  un  procédéà  ))ascule,  enleva,  avec  une  rapidité 


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—  59t^  — 

égale  à  sa  chute,  le  corps  du  mallieureux  jusqu'à  la  hauteur  du  bras 
de  la  potence. 

La  secousse  de  cette  brutale  ascension  accéléra  la  strangulation. 
Cependant,  comme  les  membres  du  supplicié  avaient  été  délivrés  de 
leurs  chaînes,  on  les  vit  se  débattre  en  l'air  au  milieu  de  la  dernière 
lutte  provoquée  par  l'extinction  du  système  organique.  Cette  suprême 
agitation  d'un  corps  mutilé  produisit  sur  les  assistants  une  impression 
presque  aussi  pénible  que  l'aspect  des  tortures  du  fer  rouge. 

Enfin,  l'heure  de  la  délivrance  était  venue  pour  La  Frappe.  On  le 
vit,  les  yeux  sortis  des  orbites  et  la  langue  allongée ,  rendre  le  der- 
nier soupir.  Mais  là  ne  devait  pas  se  borner  le  drame  du  Vieux- 
Marché.  Un  tableau  d'un  autre  genre ,  et  non  moins  attristant  que 
celui  qui  venait  de  se  dérouler,  était  encore  réservé  à  la  vue  de  la 
population. 

Au  moment  où  le  peuple  détournait  les  yeux  de  la  potence  et  du 
cadavre  du  conspirateur  maintenant  immobile,  une  effrayante  bordée 
de  coups  de  canon,  dont  le  bruit  fut  répété  par  tous  les  échos  des 
vallons  environnants,  partit  des  hauteurs  de  Saint-Gervais,  où  l'armée 
du  roi  de  Navarre  venait  d'établir  ses  batteries. 

Les  boulets  lancés  par-dessus  le  rampart  dans  la  direction  de  la 
rue  Cauchoise,  vinrent  frapper  sur  un  des  angles  de  l'ancienne  Mar- 
mite du  Colporteur. 

—  Ces  lourds  projectiles ,  en  faisant  sauter  les  poutres  qui  la  sou- 
tenaient, avaient  ôté  le  seul  point  d'appui  de  la  grande  bicoque  ,  la- 
quelle, ébranlée  par  ce  terrible  choc ,  fit  un  mouvement  sur  elle- 
même  ,  s'inclina  d'abord  doucement  aux  cris  de  désespoir  de  tant 
de  personnes,  hommes  et  femmes,  qui  se  sentiront  entraînés  dans  sa 
chiite. 


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—  597  — 

On  espéra  un  moment  que  les  gens  qui  s'y  trouvaient  auraient  lo 
temps  de  se  sauver,  car  la  maison  ne  fléchissait  que  lentement,  mais 
bientôt  une  seconde  détonation,  plus  forte  encore  que  la  première  , 
succéda  à  celle-ci,  et  une  nouvelle  grêle  de  boulets  et  de  bombes 
vint  reflTondrer  tout-à-fait  et  lui  donner  une  impulsion  définitive. 

La  vieille  Marmite  s'écroula  donc  avec  un  épouvantable  fracas,  et 
plus  de  cent  victimes  furent  ensevelies  sous  le  pêle-mêle  de  ses  dé- 
combres, au-dessus  desquels  s'éleva  à  l'instant  un  tourbillon  de  pous- 
sière tellement  épais,  que  la  place  du  marché  se  trouva  pour  ainsi 
dire  dans  les  ténèbres  ! 

L'épouvante  que  ce  terrible  coup  de  théâtre  jeta  dans  Tesprit  de 
la  multitude  fut  si  grande,  que,  pour  échapper  à  la  mitraille  qui  con- 
tinuait à  pleuvoir  sur  la  ville  ,  elle  fut  obligée  d'abandonner  à  leur 
malheureux  sort  les  victimes  englouties  sous  les  ruines  de  la  vieille 
maison,  pour  chercher  son  salut  dans  la  fuite. 

Inutile  de  dire  ici  combien  fut  rapide  le  mouvement  de  ce  sauve- 
qui-peut.  Cinq  minutes  après  l'événement,  le  Vieux-Marché,  où  Ton 
s'écrasait  un  instant  auparavant ,  était  devenu  complètement  soli- 
taire. 

Chaque  habitant  du  quartier  s'était  hâté  de  fermer  sa  boutique, 
et  de  se  cacher  dans  sa  cave.  Il  ne  restait  plus  sur  la  place  que  le 
cadavre  du  pendu  ! 

Quant  au  gouverneur,  après  avoir  envoyé  l'ordre  de  faire  sonner 
le  tocsin  dans  toutes  les  églises ,  il  était  parti  au  galop  suivi  de  sa 
garde,  pour  aller  organiser  une  vigoureuse  défense  à  la  porte  Cau- 
choise et  sur  toute  la  longueur  du  rempart  voisin. 


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—  598  — 

VIII. 

LE  PRÉ   DE  LA  BATAILLE. 

Sur  un  signe  de  Villars,  les  forces  réunies  de  la  garnison  et  de  la 
milice  bourgeoise  de  Rouen  furent  immédiatement  dirigées  vers 
la  porte  Cauchoise. 

Le  feu  des  canons  du  Vieux-Palais  et  les  batteries  qui  hérissaient 
le  rempart  de  ce  quartier  ripostèrent  alors  aux  attaques  des  calvi- 
nistes avec  une  vigueur  telle  ,  que  ceux-ci ,  effrayés  de  la  grêle  de 
projectiles  qui  fauchaient  de  longues  files  de  leurs  hommes,  crurent 
prudent  de  s'éloigner  et  d'abandonner  leur  position. 

Au  moment  où  il  commandait  une  manœuvre  sur  la  crête  du  coteau 
qui  domine  Saint-Gervais,  le  duc  de  Lavardin  lui-même  reçut  une 
balle  d'arquebuse  dans  la  cuisse,  et  ses  soldats  le  transportèrent  dans 
ime  chaumière  du  Montr-Saint-Aignan ,  où  les  chirurgiens  accu- 
rurent  pour  lui  donner  leurs  soins. 

Mettant  à  profit  ce  mouvement  de  retraite ,  le  gouverneur  de 
Rouen ,  les  yeux  eflTarés  et  écumant  de  colère,  ordoima  une  seconde 
sortie,  qui  s'efltectua  par  la  porte  Cauchoise. 

L'année  rouennaise  gravit  sans  échec  la  montagne  et  poursuivit 
l'ennemi  jusqu'au  Mont-aux-Malades. 

Cependant,  les  divisions  du  comte  d'Essex,  qui  feignaient  de 
prendre  la  fuite,  se  retournèrent  tout-à-coup,  et  les  bataillons  des 
deux  corps  belligérants  se  trouvèrent  face  à  face. 

Alors,  une  action  des  plus  sanglantes  s'engagea.  Des  arquebusiers 
du  capitaine  Valdory  furent  pris  en  flanc  et  taillés  en  pièces  par  les 
tirailleurs  huguenots,  tandis  que,  sur  un  autre  point ,  les  hallebar- 


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—  599  — 
diers  de  Mauclerc  massacraient  un  peloton  de  piquiers  allemands  de* 
l'armée  royaliste. 

Les  chances  du  combat  se  balancèrent  ainsi  pendant  près  d'une 
heure,  car  l'acharnement  des  combattants  était  dans  l'un  et  l'autre 
camp  monté  à  un  égal  degré.  Tout  en  guerroyant,  les  troupes  du 
roi  de  Navarre  feignirent  de  se  trouver  repoussés  dans  un  marais^ 
situé  au  bas  de  la  colline  qui  descend  en  pente  douce  vers  le  Mont- 
Riboudet ,  entre  le  Lieu  de  Santé  et  la  Croix  d'YonviUe  ,  calvaire 
gigantesque  qui  s'élevait  alors  au-dessus  des  sources  Saint-Filleul. 
Là,  ils  firent  un  nouvel  effort  pour  vaincre  l'opiniâtre  résistance  des 
ligueurs  rouennais. 

Le  bruit  des  mousquetades,  mêlé  au  tonnerre  de  l'artillerie,  ébran- 
lait les  échos  les  plus  lointains  de  l'antique  vallée  neustrienne. 

Ce  n'était  pas  sans  intention  stratégique  que  les  soldats  huguenots 
avaient  descendu  la  côte.  Ils  savaient  qu'une  solide  compagnie  d'ar- 
^luebusiers  et  de  mousquetaires  des  leurs  s'était  retirée  dans  le 
château  de  la  Motte-Saint-Filleul,  et  que  dans  le  cas  où  les  Ligueurs 
auraient  la  velléité  de  les  poursuivre  jusque  sous  les  murailles  de  ce 
castel  tout  criblé  de  meurtrières  et  entouré  de  fosses  profondes,  ils 
se  trouveraient  pris  entre  deux  feux. 

Leurs  prévisions  se  réalisèrent.  Au  moment  où  les  arquebusiers 
(le  la  garnison  s'avançaient  vers  le  donjon ,  ils  reçurent  une  décharge 
de  mousqueterie  qui  laissa  sur  le  carreau  plus  de  cinquante  hommes. 
Alors  des  clameurs  s'élevèrent  dans  les  rangs  des  assiégés.  Villars, 
qui  était  à  cheval  à  quelque  distance,  prit  le  commandement  général 
de  toutes  les  divisions  rouennaises,  et  cria  de  toute  la  force  de  ses 
poumons  :  «  Soldats,  à  l'assaut  !  à  l'assaut  !  » 

Aussitôt  toute  la  légion  obéissant  à  la  voix  du  gouverneur  de 


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—  000  — 

Rouen  se  porta  sur  le  donjon.  De  nouvelles  décharges  partirent 
des  tourelles,  qui  disparurent  un  instant  dans  un  nuage  de  fumée,  et 
des  groupes  de  Rouennais  tombèrent  encore  au  pied  des  murailles 
de  la  petite  forteresse. 

Cependant,  une  trentaine  de  pionniers  intrépides,  munis  d'échelles 
et  bravant  la  fusillade  qui  en  tua  une  partie,  parvinrent  à  escalader 
les  murailles  en  jetant  un  pont  sur  le  fossé,  et  aussitôt  le  château  fut 
envahi.  Les  portes  en  furent  défoncées  à  coups  de  hache  par  ces 
hommes  terribles  qui  semblaient  rire  en  présence  du  danger,  et  tous 
ceux  qui  y  étaient  enfermés  furent  massacrés  ou  passés  au  fil  de 
répée. 

Ce  champ  de  carnage  où  les  Rouennais  remportèrent  une  victoire 
qui  leur  coûta  si  cher,  a  gardé  le  titre  tristement  mémorable  de  Pré 
de  la  Bataille,  et  le  castel  de  la  Motte-Saint-Filleul  montre  encore 
aujourd'hui  au  voyageur  qui  arrive  à  Rouen  par  la  route  du  Havre , 
ses  deux  tourelles  enéteignoir  sur  lesquelles  tournent  des  girouettes 
féodales. 

Après  la  déroute  complète  des  troupes  assiégeantes,  les  courageux 
défenseurs  de  la  ville  rentrèrent  fièrement,  quoique  le  front  soucieux 
des  pertes  qu'ils  venaient  d'éprouver,  dans  leurs  bastions,  et ,  de 
Test  à  l'ouest,  les  sentinelles  furent  multipliées  sur  toute  la  ligne  des 
remparts. 


IX. 

LE  CABARET  DE  LA   CNAUVE^SÛURIS. 

Mœurs  étranges,  que  celles  du  xvi' siècle  !  Pendant  que  les  soldats 
do  la  Ligue  étaient  aux  prises  avec  l'ennomi,  au  moment  même  où  !♦» 


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—  501   — 

sang  rouennais  arrosait  le  gazon  du  pré  Saint-Filleul ,  le  peuple , 
dans  la  ville,  non  content  d'avoir  assisté  à  Taffreux  spectacle  des  tor- 
tures de  La  Frappe,  se  portait  en  foule  le  lendemain  sous  les  murailles 
du  fort  de  Sainte-Catherine.  Il  allait  là  pour  contempler  la  tête  du 
supplicié,  que  l'autorité  avait  fait  placer  au  bout  d'une  perche,  sur  la 
haute  tour  carrée  de  cette  citadelle  ! 

Toute  la  populace  était  là,  sous  ces  courtines  du  despotisme — qui 
semblaient  alors  devoir  traverser  tous  les  siècles,  et  dont,  aujour- 
d'hui, on  cherche  en  vain  les  traces.  —  Elle  jetait  l'insulte  à  ce  lam- 
beau saignant  d'un  homme  de  cœur,  qui  n'avait  pas  hésité  à  exposer 
sa  vie  pour  le  triomphe  d'une  cause  légitime  ! 

Ce  jour-là,  la  rue  MartainviUe  fut  encombrée  d'oisifs ,  allant  au 
fort  ou  en  revenant.  Beaucoup  de  ces  derniers ,  satisfaits  d'avoir  vu, 
disaient-ils,  les  dernières  grimaces  du  conspirateur,  entraient,  sous 
prétexte  de  se  désaltérer ,  dans  les  tavernes  échelonnées ,  dès  cette 
époque,  le  long  de  la  rue. 

La  plus  en  vogue  était  située  au  coin  de  la  rue  du  Figuier.  Sur  la 
porte  de  ce  taudis ,  les  badigeonneurs  du  temps  avaient  représenté  , 
en  noir  de  fumée,  un  animal  informe  et  ailé ,  qui  servait  d'enseigne  à 
rétablissement,  car  on  lisait  au-dessous  en  lettres  barbares  :  Cabaret 
f/e  la  Cliaxwe-Soiiris. 

Ce  bouge  était  tenu  par  \uie  vieille  femme  dont  le  nez  crochu ,  les 
yeux  percés  avec  une  vrille ,  le  rire  édenté  et  satanique  ,  la  bouche 
fondue  de  travers,  les  joues  creuses  et  la  peau  de  parchemin,  consti- 
tuaient une  tête  des  plus  horribles  à  voir.  A  côté  de  la  mère  GrygifFe 
—  c'était  son  nom  —  la  sorcière  du  sabbat  eut  été  presque  une 
Vénus. 

Quoi  qu'il  en  soit,  elle  voyait  cependant  une  nombreuse  clientèle, 

39 


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—  5f»2  — 

et  faisait  assez  bien  ses  affaires.  Les  manants  du  quartier  allaient  de 
préférence  chez  la  mère  Grygiffe,  d'abord  à  cause  du  cidre  qui  n'y 
était  pas  cher,  et  ensuite  parce  qu'elle  avait  la  réputation  de  fricoter 
d'assez  bonnes  fritures.  Ses  chalands  d'ordinaire  étaient  à  la  vérité 
fort  peu  choisis,  c'étaient  le  plus  souvent  des  mendiants,  des  marau- 
deurs qui  avaient  fait  d'heureuses  prises,  ou  des  soldats  ligueurs  en 
goguette  qui  contrevenaient  aux  lois  de  la  discipline. 

Les  autorités  de  la  ville  n'ignoraient  rien  de  ce  qui  se  passait  dans 
ce  repaire ,  mais  elles  se  seraient  bien  gardées  d'en  faire  déguerpir 
l'affreuse  hôtesse.  Au  contraire  ,  grâce  aux  espions  qu'elles  y  possé- 
daient journellement,  elles  pouvaient  être  renseignées  sur  la  plupart 
des  complots  qui  s'y  formaient.  C'était  au  cabaret  de  la  Chauve- 
Souris  que  la  conspiration,  dont  La  Frappe  avait  été  la  seule  victime, 
avait  été  éventée. 

Au  moment  où  le  plus  gros  de  la  multitude  remontait  la  rue ,  deux 
hommes  se  détachèrent  des  groupes  et  entrèrent  chez  la  Grygiffe. 

Le  costume  de  l'un  deux  était  assez  caractéristique.  Sa  tête  portait 
un  casque  de  fer  à  la  visière  en  forme  de  croissant  ;  son  justaucorps 
de  daim  le  serrait  à  la  ceinture  et  son  haut-de-chausse  était  très 
ample  :  c'était  un  hallebardier. 

Quant  à  son  compagnon,  il  ne  paraissait  point  appartenir  à  la  gent 
soldatesque.  Un  vaste  manteau  brun  l'enveloppait  des  pieds  à  la  tête, 
et,  sans  son  feutre  noir  à  bords  relevés,  qui  pouvait  le  faire  prendre 
pour  quelque  agent  suspect,  il  n'eût  pas  été  possible  d'émettre  vrai- 
semblablement une  opinion  sur  son  individualité. 

Les  deux  hommes  allèrent  s'asseoir  au  fond  du  bouge,  devant  une 
table  inoccupée. 


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—  568  — 

Le  soldat  ôta  son  casque  et  en  frappa  la  table  pour  appeler  la 
Grygiffe,  qui  accourut. 

—  Mère  Grygiffe  ? 

—  Votre  servante,  beau  soldat. 

—  Tu  vends  du  cidre  ? 

—  Du  vrai  gros,  brassé  en  Basse-Normandie. 

—  Je  sais...  c'est  avec  ce  gros-là  que  tu  empoisonnes  les  hommes 
de  ma  compagnie. 

—  Moi ,  mon  vrai  Jésus  ! 

—  Voyons,  tu  as  du  cidre. . .  mauvais  c'est  su. . . ,  mais  tu  ne  vends 
pas  toujours  «^  boire  à  des  simples  soldats  ou  à  des  filous? 

—  Pas  si  haut,  fit  la  Grygiffe  en  jetant  un  regard  inquiet  du  côté 
de  l'autre  écot. 

—  Je  sais  que  tu  as  un  certain  petit  vin  de  Vernon  qui. . . 

—  En  voulez-vous,  mon  beau  soldat,  y  en  a  en  quelques  bou- 
teilles à  la  cave,  on  ne  les  vend  pas  vite...  ce  maudit  siège  paralyse 
tant  de  commerce  ! 

—  Monte-nous-en  deux  bouteilles  et  nous  verrons  après...  avec 
ça  une  friture  de  choix,  des  côtelettes  de  mouton  et  de  la  gibelotte 
de  lapin...  surtout,  tâche  que  ce  ne  soit  pas  du  chat. 

—  Ah  !  bonne  Vierge,  du  chat!  Dieu  merci  !  ce  n'est  pas  chez  moi 
comme  chez  le  voisin  d'à  côté,  allez. 

La  Grygiffe  tourna  les  talons  pour  aller  à  son  cellier,  et  le  person- 
nage au  manteau  brun,  qui  avait  été  silencieux  jusque-là,  découvrant 
un  peu  son  visage  : 

—  Eh  bien  !  maître  Claude,  dit-il,  à  voix  presque  basse,  êtes-vous 
content  de  moi. 


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—  504  — 

—  Je  suis  enchanté,  M.  Tabbé,  reprit  le  soldat  sur  le  même  ton. 
Fourche  de  Satan,  comme  vous  jouez  de  la  hallebarde  !  sur  Tépée 
de  Saint-Paul,  je  ne  vous  connaissais  pas  ce  talent-là! 

Alexandre  FROMENTIN, 


(La  suite  à  une  prochaine  h'vraison.) 


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BIBLIOGRAPHIE. 


BIBLIOTHÈQUE  HERALDIQUE 

DE  LA  FRANGE. 


Suite  et  Bn  (1). 


17^  Nobiliaire  de  la  Normandie,  ou  catalogue  de  la  province  de  Nor- 
mandie, disposé  par  ordre  alphabétique,  contenant  les  noms,  qualitez, 
armes  et  blazons  de  tous  les  nobles  de  cette  province.  Fait  et  dressé,  sur  la 
recherche  de  MM.  les  Intendants,  depuis  Tannée  1666,  et  exécuté  par 
Jaques-Louis  Chevillard  fils,  généalogiste, —  Paris  (vers  1720),  in-f*  de  27 
feuilles  gravées  (à  la  bibliot,  imp.) 

Quoique  ancien,  cet  ouvrage  est  néanmoins  très  recherché,  et  le  caractère  d'au- 
thenticité dont  il  est  revêtu  le  fait  préférer  aux  travaux  récents  que  Ton  a  publiés 
sur  cette  partie  de  Thistoire  de  la  Normandie.  Du  reste  excessivement  rare. 

18"  Nobiliaire  de  Normandie,  ou  Catalogue  de  la  province  de  Normandie, 
disposé  par  ordre  alphabétique,  contenant  les  noms,  qualitez,  armes  et 
blazons  de  tous  les  nobles  de  cette  province...  Exécuté  et  perfectionné  par 
P.-P.  DuBUissoN.  —  Paris^  1725,  in-f». 

C'est  Touvrage  précédent,  avec  29  blasons  de  plus.  —  Cette  continuation  est  très 
rare. 

(1)  Voir  le  n«  du  31  juillet.—  Pages  475  et  480. 


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—  566  — 

19*  Histoire  du  comté  d'Evreux,  par  Le  Brasseur.  —  Paris,  1722,  in-4' 
(à  la  bibliothèque  impériale)  avec  figures. 

20*  Mémoires  concernant  le  comté  et  pairie  d*Eu...  Par  L.  Froland.  — 
Paris,  1722,  1729,  in'4''  (à  la  bibliothèque  impériale). 

2P  Mémoire  sur  la  Baronnie  de  Creuilly,  assise  dans  le  Bailliage  de 
Caux.  —  (Sans  lieu)  1753,  in-4^  Pièce. 

22**  Nouvelles  anecdotes  pour  servir  à  l'histoire  et  aux  généalogies  de 
Normandie,  par  Michel  Bêziers. 

Vojez  le  Journal  de  Verdun,  avril  1761,  p.  287. 

23*»  Catalogue  des  Rolles  gascons,  normans  et  françois,  conservés  dans 
les  archives  de  la  Tour  de  Londres...  (Par  Th.  Carte,  et  publié  par 
DE  Palmeus,  1743.) 

24**  Dissertation  sur  les  prérogatives  des  aines  en  Normandie  et  sur  la 
manière  dont  les  puinés  tenaient  d'eux  leur  fiefs,  pendant  six  degrés  de 
consanguinité,  avant  la  réformation  de  la  coutume  de  cette  province,  faite 
en  1583,  ce  qui  s'appelait  tenir  de  son  aîné  en  parage  par  lignage.  (Par 
M.  le  marquis  de  Chambray.)  —  Sans  lieu  ni  date,  in-12  (à  la  bibliothèque 
impériale.) 

Avec  :  l*>  les  sceaux  des  seigneurs  de  la  Fertë-Fresnel  et  de  Chambray;  2"  on 
tableau  du  parage  masculin,  établi  dans  le  xii*  siècle,  entre  Guillaume,  baron  de  la 
Ferté-Fresnel,  et  Simon,  seigneur  de  Chambray,  son  frère  aîné;  3®  une  chronologie 
des  seigneurs  de  Chambray  jusqu'en  1762. 

25*»  Traité  des  fiefs  à  l'usage  de  la  province  de  Normandie...  ParM'DB 
LA  Tournerie  (1763)  in-12,  à  la  bibliothèque  impériale.  —  Nouvelle  édition 
corrigée,  augmentée  et  enrichie  d'un  traité  des  droits  honorifiques.  Rouen, 
1772,  in-12. 

26**  Chronologie  historique  des  baillis  et  des  gouverneurs  de  Caen,  avec 
un  Discours  préliminaire  sur  l'institution  des  baillis  en  Normandie.  (Par 
Michel  BÊZIERS.)  —  Caen,  1769,  in-12,  (à  la  bibliothèque  impériale). 

27"  Mémoires  sur  les  baillis  du  Cotentin,  par  M.  L.  Dblisle...  Extrait  des 
Mémoires  de  la  Société  des  Antiquaires  de  Normandie.  —  Caen,  1851, 
iii-f. 


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—  567  — 

Ce  mémoire  intéressant  contient  la  liste  exacte  des  baillis  du  Cotentin ,  depuis 
1207  jusqu'en  1789,  accompagnée  de  détails  biographiques  sur  chacun  de  ces  ma> 
gistrats,  et  de  notes  savantes  qui  donnent  à  la  production  de  M.  Delisle  une  réelle 
importance  historique. 

28"^  Cahier  de  TOrdre  de  la  Noblesse  du  Bailliage  de  Cotentin.  (Sans  lieu 
1789.)  in-8*.  Paris  (à  la  bibliothèque  impériale). 

29®  Cahier  de  l'Ordre  de  la  Noblesse  du  Bailliage  d'Alençon.  (Sans  lieu, 
1789)  in  8*.  Paris  (à  la  bibliothèque  impériale). 

29^  6.  Mandat,  Pouvoirs  et  Instruction  que  lanoblesse  du  Bailliage  de  Caux, 
assemblée  à  Caudebec,  donne  à  ses  députés  aux  Etats  généraux,  convoqués  à 
Versailles,  le  27  avril  1789.  Députés,  MM.  le  marquis  de  Quairon,  le  mar- 
quis do  Thiboutot,  le  comte  de  Bouville.  —  Caudebec  et  Paris  (sans  date), 
in-8*'.  Paris  (bibliothèque  impériale). 

30*  Cahier  de  Tordre  de  la  noblesse  du  bailliage  d'Ëvreux.  (Sans  lieu, 
1789.)  in-8«,  pièce. 

31*  Lettre  au  lord  Leicester  sur  les  briques  armoriées  de  l'abbaye  de 
Saint- Etienne  (de  Caen),  par  M.  Henniker.  —  Londres,  1794,  in-8*. 

32"  Essais  historiques  et  anecdotiques  sur  le  comté,  les  comtes  et  la  ville 
d'Evreux,  par  M.  Masson  de  Saint-Amand.  —  Evreux,  1813-1815,  2  vol. 
in-12,  (bibliothèque  impériale.) 

33"  Recherches  de  Rémond  Montfaut,  contenant  les  noms  de  ceux  qu'il 
trouva  nobles  et  de  ceux  qu'il  imposa  à  la  taille  quoiqu'ils  se  prétendissent 
nobles,  en  l'an  1463.  Seconde  édition,  corrigée  sur  plusieurs  manuscrits,  et 
enrichie  do  discours  préliminaires,  de  notes  et  de  tables,  par  messire 
P.-E.-M.  Labbey  de  la  Roque.  —  Caen,  1818,  in-8".  (Bibliothèque  im- 
périale.) 

Pour  la  première  édition,  voyez  le  tableau  généalogique...  delà  noblesse.  ,»  Par 
le  comte  DR  Valroquier  (1786.)  Cet  ouvrage  estimé,  dont  la  bibliothèque  impériale 
Conserve  aussi  le  manuscrit,  ne  comprend  que  neuf  Elections  de  la  Basse-Normandie. 

34*  Supplément  de  la  deuxième  édition  de  la  Recherche  de  Rémond 
Montfaut,  contenant  des  corrections  et  additions.  (Par  P.-E.-M.  Labbey 
DE  L\  Roque.)  Caen,  1824,  ïnS". 


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—  5(58  — 

35**  Recherche  faite  en  1540,  par  les  Elus  de  Lisieux,  des  Nobles  de  leur 
Élection  avec  des  notes,  des  remarques  et  des  tables.  Par  messire  Pierre- 
Elie-Marie  Labbey  de  la  Roque.  —  Caen,  1827,  in-8*.  (Bibliothèque 
impériale.) 

36°  Histoire  des  comtes  d*Eu...  Par  L.  Estancelin.  —  Dieppe,  1828,  in-B" 
avec  figures.  (Bibliothèque  impériale.) 

37**  Extrait  du  Registre  des  Dons,  Confiscations,  Maintenues  et  autres  actes 
faits  dans  le  Duché  de  Normandie  pendant  les  années  1418,  1419  et  1420, 
par  Henri  V,  roi  d'Angleterre,  contenant  les  Noms  des  Anglais  auxquels  ce 
prince  donna  des  terres,  ceux  des  Familles  qui  les  perdirent,  et  les  Noms 
des  propriétaires  qui  conservèrent  leurs  biens.  Par  Charles  Vautier.  — 
Paris,  1828,  in-12.  (Bibliothèque  impériale.) 

38°  Notice  historique  sur  la  ville  de  Torigny-sur-Vire  et  sur  ses  barons 
féodaux,  par  F.  Deschamps.  Dédié  aux  habitants  de  Torigny-sur-Vire.  — 
SaintrLô  (sans  date,)  in-8*. 

3G®  Magni  roturi  scacarrii  NormannisB  de  anno  ab  incarnatione  Domini 
W  C*  LXXXIIII,  Willielmo,  filio  Radulfi,  senescallo,  quœ  extant.  - 
(Londini,  1830.)  In-4'*,  pièce.  (Bibliothèque  impériale.) 

Publié  pour  la  première  fois  par  M.  Pétrie,  garde  des  archives  de  la  Tour  de 
Londres.  —  Réimpression  dans  le  £•  vol.  des  «  Archives  du  Ca/vodos,  »  de  Léchaudé 
d'Anisy,  et  dans  les  c  Mémoires  de  la  Société  des  Antiqumres  de  Normandie,  »  2*  série 
5*  vol.  ann.  1846. 

40°  Extrait  des  chartes  et  autres  actes  Normands  qui  se  trouvent  dans  les 
archives  du  Calvados...  accompagné  d'un  atlas  in-4°  contenant  500  sceaux 
ou  contre-sceaux  dessinés  et  mis  en  ordre,  par  Louis-Amédée  LscHAUDi 
d'Anisy.  —  Caen,  1834,  2  vol.  in-4°.  (Bibliothèque  impériale.) 

C^t  ouvrage,  publie,  aux  frais  de  la  Société  des  Antiquaires  de  la  Normandie,  est 
entièrement  épuisé  aujourd'hui.  L'auteur  avec  cette  patience  et  cette  érudition  qui  le 
distinguaient,  passa  près  de  six  années  à  exhumer  de  la  poussière  des  archives  plus 
de  dix  mille  chartes,  bulles,  lettres  royaux  et  autres  actes  anglais  et  normands,  dont 
l'ensemble  est  d'un  très  grand  intérêt  pour  l'histoire  des  grandes  familles  de  la  Nor- 
mandie, et  pour  l'histoire  féodale  de  cette  province. 

4P  Rotuli  NormannitTP,  in  turri  Londinensi  as.^ervati  .Tohanne  ctHenrico 


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—  569  — 

quinto  Anglise  regibus;  accurantc  Thomas  Duffus  Hardy. — Londinensi, 
1835,  gr.  in-S**.  (Bibliothèque  impériale.) 

Tome  Premier.  —  C'est  tout  ce  qui  a  paru.  —  Extrait  de  la  collection  intitulée  : 
a  Commission  of  the  Records.  »  Réimprimé  dans  les  «  Mémoires  de  la  Société  des  Anti- 
quaires de  Normandie.  »  Tome  xv,  2*  série,  5*  vol. 

42*  Magni  rotulis  cacarrii  Normanniae  sub  regibus  Angliœ.  Opéra  Thomas 
Stapleton.  —  Londini,  1840,  2  vol.  gr.  in-8®.  (Bibliothèque  impériale.) 

Cet  ouvrage,  qui  plaça  si  haut  Fauteur  dans  Testime  du  monde  savant,  est  très 
rare  aujourd'hui  ;  mais  il  a  été  réimprimé  dans  les  «  Mémoires  de  la  Société  des  Anti- 
quaires de  Normandie^  »  années  1846  et  1852,  par  les  soins  de  MM.  Léchaudé 
d'Ânisy  et  Â.  (Jharma. 

43"  Grands  rôles  des  échiquiers  de  Normandie,  publiés  par  Léchaudé 
d'Anisy,  aux  frais  de  la  Société  des  Antiquaires  de  Normandie.  —  Paris, 
1845,  mA\ 

(Extrait  du  tome  xv  des  «  Mémoires  de  la  Société  des  Antiquaires  de  Nor- 
mandie.» Ce  vol.  contient  :  1"  la  réimpression  du  tome  premier  des  «  Magni  rotuli 
scacarrii  Normannise,  »  publié  par  Stapleton  ;  29  la  réimpression  du  tome  premier  des 
«  Rotuli  Normanni»,  »  publié  par  Duffus  Hardy.) 

44®  Magni  rotuli  scaccarii  Normanniae  de  anno  Domini  ut  videtur  1184 
fragmentano  detexit  ediditque  Leopoldus  Delislb.  —  Cadomi,  1851,  in-4®. 
(Bibliothèque  impériale.) 

Extrait  des  c  Mémoires  de  la  Société  des  Antiquaires  de  Normandie,  »  tome  xvi, 
année.  1851. 

45®  Recherches  sur  le  Domesday  ou  liber  censualis  d'Angleterre,  ainsi  que 
sur  le  liber  de  Winton  et  le  Boldin-Book,  contenant  :  1®  une  description  de 
ces  registres  pour  servir  d'introduction  ;  2®  trois  tables  accompagnées  de 
notes  historiques  et  généalogiques  sur  les  familles  françaises  et  anglaises 
inscrites  dans  ces  registres;  3* un  glossaire;  4®  une  statistique  d'Angleterre, 
par  MM.  Léchaudé  d'Anisy  et  de  Sainte-Marie.  —  Caen,  C.-M.  Lesaulnier, 
18^^12,  in-4°.  (Bibliothèque  impériale.) 

Cet  ouvrage  disposé  par  ordre  alphabétique ,  devsdt  se  composer  de  plusieurs 
volumes  :  le  premier  seul  a  paru,  et  encore  ne  contient-il  que  la  lettre  A.  Le  reste 
forme  in-fol.  de  300  pages,  d'nno  écriture  fine  et  serrée.  Ce  manuscrit,  tout  entier  de 


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—  570  — 

la  main  de  Lëcliaudo  d'Anisy,  portait  lé  n»  1703,  dans  le  catalogue  des  livres  compo- 
sant la  bibliothèque  de  ce  savant. 

46®  Histoire  et  Antiquités  du  Marquisat  de  Segrie-Fontaine,  par 
M.  Laine  db  Néel,  —  Caen,  1844,  in-12. 

47®  Recueil  de  chartes  et  pièces  relatives  au  prieuré  de  N.-D.-des-Mouli- 
neaux...  et  à  la  chàtellenie  de  Poigny,  tirées  des  archives  du  domaine  de 
Rambouillet,  et  publiées  par  Auguste  Moutib,  —  Paris,  1826,  in-4*.  (Bi- 
bliothèque impériale.) 

48®  Histoires  des  évêques  d'Evreux,  avec  des  notes  et  des  armoiries... 
Par  M.  A.  Chassant  et  M.  G.-E.  Sauvage.  —  Evreux,  1846,  in-18*. 

49®  Etudes  héraldiques  sur  les  anciens  monuments  de  la  ville  de  Caen, 
par  Bordeaux.  —  Caen,  1847,  in-8®,  avec  blason.  Tiré  à  petit  nombre. 

50®  Armoriai  de  la  Province,  des  Villes,  des  Évéchés,  des  Chapitres  cl 
des  Abbayes  de  Normandie,  par  M.  A.  Canel  (1849).  Rouen. 

Avec  un  appendice  contenant  des  additions  et  des  rectifications.  —  Tiré  à  100 
exemplaires.  —  Extrait  de  la  m  Revue  de  Bioueni»  1849-1850. 

51®  Extrait  des  Procès-Verbaux  de  rassemblée  générale  des  trois  ordres 
du  Bailliage  principal  d'Evreux  et  de  six  Bailliages  secondaires,  pour  la 
nomination  des  députés  aux  Etats-Généraux  de  1789,  d'après  les  documenti 
déposés  aux  archives  de  la  préfecture  de  l'Eure.  Par  M.  Lorin,  archiviste. 
—  Evreux,  Canu  (1829),  in-8®.  Pièce. 

52®  Histoire  de  SaintrMartin-du-Tilleul,  par  un  habitant  de  cette  com- 
mune. Auguste  Le  Prévost.  Paris,  1849,  gr.  in-8®  (bibliothèque  impériale^ 
avec  blasons  gravés  et  intercalés  dans  le  texte. 

Cet  ouvrage  contient  beaucoup  de  renseignements  sur  les  anciennes  familles  nob}e< 
de  cette  localitë. 

53®  Monstres  généralles  de  la  Noblesse  du  Bailliage  d'Evreux  en 
MCCCCLXIX.  (Publié  par  M.  Théodore  Bonin).  —  Paris,  Dumoulin,  \^l 
in-8®.  (Bibliothèque  impériale.) 

Tire  À  très  petit  nombre. 

Publication  du  manuscrit  portant  le  n^  1789  dans  le  catalogue  des  archiver  J^ 
M.  le  baron  de  Joursanvault,  et  qui  se  trouve  aujourd'hui  dans  les  archives  du  dêpa^ 
tement  de  l'Eure,  sous  le  n®  25  des  registres. 


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—  671  — 

Cd  manuscrit  est  dënué  de  signature  officielle.  Ce  n'est  qu'une  copie  qui,  par  con- 
séquent, n*offre  pas  tout  le  degrë  à*authenticitë  voulu  en  pareille  matière. 

54"  Histoire  de  Fiers  et  de  ses  seigneurs,  par  M.  le  comte  Hector  de 
LA  Ferriére-Percy.  —  Paris,  1855,  in-8°,  avec  blason. 

55<>  De  la  vicomte  de  TEau  de  Rouen  et  de  ses  coutumes  au  xiii"  et  au 
XIV*  siècle,  par  Ch.  de  Beaurepaire.  —  Rouen^  1856,  in-S». 

56^  Histoire  des  Grands  Panetiers  de  Normandie  et  du  Franc-Fief  de  la 
Grande  Paneterie,  par  M.  le  marquis  de  Belbeuf,  ancien  pair  de  France. 

—  Paris,  1856,  in-8«. 

57®  Annales  civiles,  militaires  et  généalogiques  du  pays  d'Avranches,  ou 
de  la  toute  Basse-Normandie,  par  M.  l'abbé  Desroches,  curé-doyen  dlsigny, 

—  Caen,  août  1856,  in-A"*. 

Ce  travail,  fruit  do  longues  et  patientes  recherches ,  jette  un  jour  nouveau  sur 
lancien  ëtat  de  cette  partie  de  la  Normandie. 

58*  Histoire  de  la  commune  de  Sainte-Horine-la-Chardonne ,  par  M.  le 
comto  Hector  de  la  Fbrrièr^-Percy.  —  Caen,  1857,  in-4*.  (Bibliothèque 
impériale.) 

Avec  blasons  gravés  sur  bois  intercalée  dans  le  texte. 

59*  Histoire  du  canton  d'Athis  (Orne),  et  de  ses  communes ,  par  M.  le 
comte  H.  de  la  Ferribre-Percy.  —  Paris,  1858,  in-8®  (bibliothèque 
impériale). 

Avec  40  blasons  et  plusieurs  autres  figures.  —  Cet  ouvrage,  avec  un  certain 
mérite  littéraire,  contient  des  documents  nombreux  sur  la  féodalité,  les  fiefs  et  leurs 
possesseurs,  et  sur  les  principales  familles  nobles  de  ce  canton. 

60*  Sourdeval-la-Barre,  par  H.  Sauvage,  avocat.  —  Mortain,  1859 ,  in-8' 
pièce.  —  Notice  sur  le  fief  de  Sourdeval  et  ses  possesseurs. 

61'  Rôle  de  TArriére-ban  du  Bailliage  d'Evreux  en  1562,  publié  par 
M.  Tabbé  P.-F.  Lebeurier,  archiviste  du  département  de  TEure,  —  Paris, 
Dumoulin,  1861,  în-8«. 

Cest  la  publication  du  manuscrit  original  do  ce  rôle  que  possèdent  les  archives 
d<>  TEure.    Dans  une  introduction  substantielle,  le  savant  éditeur  résume  en  quel- 


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—  572  — 

ques  lignes  Thistoire  du  ban  et  de  rarrière-ban.  Chaque  article  du  rôle  est  accom- 
pagne d'une  note  indiquant  la  commune  et  le  canton  où  se  trouve  placé  le  fief  die 
dans  l'article.  Le  travail  de  M.  Lebeurier  intéresse  donc  la  localité  sous  le  triple 
point  de  vue  de  la  noblesse,  de  Thistoire  et  de  la  géographie. 

—  On  voit  que  le  travail  de  M.  Joannis  Guigard  est  des  plus 
complets  et  des  plus  importants.  Comme  la  Bibliographie  s'applique, 
selon  lui,  à  des  êtres  rëels,  il  a  dû  indiquer  toutes  les  sources  où  les 
titres  d'ouvrages  ont  ^té  pris.  La  bibliographie  ne  dédaigne  rien  et 
ne  doit  rien  dédaigner.  Une  nomenclature  pure  et  simple,  mais  dispo- 
sée dans  une  ordre  logiqued'idées,  aurait  encore  un  avantage  bien  pré- 
cieux, qui  consisterait  à  établir  avec  certitude  les  tendances  morales, 
politiques  et  religieuses  d'une  époque;  ce  serait  le  critérium  le  plus 
sûr  pour  juger  avec  équité  cette  époque  sous  ces  trois  points  de  vue. 

M.  Joannis  Guigard  a  compris  tout  cela  à  merveille,  et  il  a  pouss*? 
les  détails jusqu'oùilspouvaient  aller  pourêtre  contenus  dans  un  gros 
volume  de  plus  de  500  pages  à  deux  colonnes  compactes.  La  liste  de 
tous  ces  ouvrages  a  mie  éloquence  propre  pour  qui  la  veut  suivre 
dans  une  lecture  intelligente;  cette  liste  a  cela  de  particulier  qu'elle 
concrète  l'idée,  et  lui  donne  une  forme  et  une  vie.  Voilà  le  profit 
qu'on  retire  en  étudiant  la  Bibliothèque  héraldique  de  la  France ^ 

Charles  COLIGNY. 


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CODE  DE  LA  NOBLESSE  FRANÇAISE  ou  Préds  de  la 
Législation  sur  les  Titres,  Epithètes,  Noms,  Particules  nobiliaires 
et  hxmorifiques ,  les  Armoiries,  etc.,  par  le  comte  P.  de  Sémain- 
ville,  ancien  Magistrat.  —  Deuxième  Edition.  Un  voL  in-S**  de 
VIII  et  820  pages.  Rouen,  Librairie  Lebrument.  Prix,  10  fr. 


L'usurpation  de  la  noblesse  était  prohibée  avant  la  Révolution,  parce  que 
la  noblesse  formait  un  des  ordres  de  l'État,  et  possédait  des  préviléges  et 
des  immunités  au  nombre  desquelles  se  trouvait  l'exemption  de  certains 
impôts  :  il  importait  donc  qu'un  membre  de  l'ordre  du  tiers  ne  s'introduisît 
pas  sans  droit  dans  l'ordre  de  la  noblesse.  Mais  si  l'usurpation  de  la  qualité 
•dVcrwy^r,  qui  est  la  marque  sacramentelle  de  la  noblesse,  était  punissable, 
aucune  peine  n'avait  été  édictée  sous  l'ancienne  monarchie  contre  les  écarts 
de  la  vanité  qui  portaient  les  gentilshommes  à  se  qualifier  de  comte ,  de 
marquis,  sans  posséder  de  comtés  ni  de  marquisats.  Bien  plus ,  le  Roi  et  les 
ministres  autorisaient  chaque  jour  ces  usurpations,  en  attribuant  dans  la 
conversation  et  la  correspondance  des  titres  dits  de  courtoisie  aux  seigneurs 
de  leur  entourage,  aux  notables  fonctionnaires ,  et  surtout  aux  officiers  de 
Tarmée.  Ce  fut  sous  le  premier  Empire  que  les  titres  de  duc  ,  de  comte ,  de 
baron,  de  chevalier  furent  réglementés ,  et  leur  possession  fut  sanctionnée 
pour  la  première  fois  dans  le  Code  de  1810.  Mais  en  même  temps  que  les 
titres  impériaux  étaient  protégés  contre  l'usurpation,  les  titres  de  l'ancienne 
noblesse  restèrent  sous  le  coup  des  lois  prohibitives  de  la  Révolution ,  et 
l'Empire  ne  constitua  pas  de  noblesse  non  titrée.  Ce  ne  fut  qu'en  1814  que 
la  simple  noblesse  commença  a  être  conférée  de  nouveau  par  une  série  d'or- 
donnances du  roi  insérées  au  Bulletin  des  Lois^  et  dont  la  première  est  celle 
du  17  juillet  1814  ,  anoblissant  M.  Lebeau,  président  du  Conseil  général  de 
la  Seine,  et  MM.  Bellart  et  Pérignon.  Lors  des  Cent  jours,  un  décret  impé- 
rial daté  de  Lyon,  le  V.\  mars  1815,  et  contre-signe  comte  Bertrand,  abolit  de 


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—  574  — 

nouveau  la  noblesse  et  les  titres  féodaux.  L'article  Indispose  :  «La  noblesse 
est  abolie,  et  les  lois  de  rAssemblée  constituante  seront  mises  en  vigueur;» 
mais  le  décret  autorisait  à  continuer  de  porter  les  titres  nationaux.  La  dis- 
tinction entre  ces  titres  et  la  noblesse ,  telle  qu'on  lentendait  autrefois, 
était  positive. 

A  la  seconde  Restauration,  les  anoblissements  ne  sont  plus  insérés  au 
Bulletin  des  Lois^  qui  ne  donne  de  publicité  qu'aux  créations  de  majorais. 
Mais  s'il  n'est  pas  de  titre  héréditaire  sans  majorât,  la  noblesse  proprement 
dite  reste  tout-à-fait  indépendante  de  l'établissement  d'un  majorât.  Le  titre 
prend  un  caractère  réel,  la  noblesse  n'affecte  que  la  condition  des  personnes 
et  elle  se  transmet  avec  le  sang.  En  revanche,  la  qualification  d'écuyer, 
indice  légal  de  la  noblesse ,  reparaît  souvent  dans  le  Bulletin  des  Lois  et 
dans  les  actes  publics.  On  la  voit  portée,  comme  l'est  en  Angleterre  la  qua- 
lification ù'esquire^  par  des  personnes  dontle  nom  n'est  accompagné  d'aucune 
particule  seigneuriale,  d'aucune  appellation  territoriale.  Des  négociants, 
des  armateurs  du  Havre,  de  Bordeaux,  de  Lyon  font  suivre  leur  nom  de  ce 
#    titre  d'écuyer,  seul  marque  extérieure  de  leur  condition  noble.  A  Rouen,  le 
président  du  tribunal  civil,  M.  Adam,  dans  ses  ordonnances  et  jusque  dans 
les  légalisations  de  signatures,  plaçait  après  son  nom  et  avant  son  titre  de 
chevalier  de  la  Légion-d'Honneur ,  ce  titre  d'écuyer.  Si  Ton  feuillette  la 
S*  série  du  Bulletin  des  Lois ,  on  voit  dans  les  ordonnances  autorisant  des 
changements  de  nom,  cette  [qualification  nobiliaire  d'écujer  accompagner 
des  noms  sans  aucune  particule,  et  en  même  temps  on  voit  concéder  des 
noms  de  terres  avec  particule  à  des  personnes  non  nobles ,  puisqu'elles  ne 
sont  point  qualifiées  d'écuyer.  C'est  l'ancienne  tradition  d'avant  1789  qui 
est  remise  en  vigueur.  La  particule  n'a  pas  encore  de  valeur  nobiliaire, 
elle  ne  prouve  qu'une  chose,  ou  que  l'on  descend  d'une  famille  ayant  pos- 
sédé des  fiefs  avant  la  Révolution,  ou  que  l'on  est  soi-même  propriétaire 
territorial.  Mais    en  revanche,  il  n'existe  plus,  comme  avant  1789,  de 
moyen  de  s'anoblir  soi-même ,  d'acquérir ,  indépendamment  de  l'autorisa- 
tion du  prince,  le  droit  de  sortir  du  Tiers-État  et  d'entrer  dans  l'ordre  de  la 
noblesse,  par  Tacquisition  de  certaines  charges,  pyr  racconiplissement  de 


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—  575  — 

certaines  conditions.  La  distinction  des  trois  ordres  ne  subsiste  plus ,  et  lo 
Roi  seul  donne  la  noblesse ,  comme  il  donne  les  décorations  :  la  noblesse 
devient  une  faveur,  non  un  droit.  Vous  avez  beau  devenir  ministre ,  gé- 
néral, membre  de  l'Académie  française,  vous  ne  serez  plus  anobli,  vous  et 
votre  postérité,  que  si  le  prince  vous  accorde  des  lettres-patentes. 

Cette  noblesse  par  lettres-patentes  avait  toiyours  été  moins  estimée  en 
France  que  celle  acquise  par  des  charges ,  par  de  grandes  fonctions  ou  par 
la  longue  possession.  La  vieille  liberté  française  préférait  la  noblesse  ob- 
tenue en  vertu  de  son  droit  et  des  lois  du  royaume,  à  celle  due  à  la  faveur 
personnelle  du  prince.  On  aimait  mieux  la  noblesse  peut-être  usurpée, 
mais  dont  l'origine  était  voilée  par  une  longue  possession,  que  celle  dont  la 
date  était  précisée  à  jour  certain  par  les  lettres  d'anoblissement.  Aussi , 
sous  la  Restauration,  la  bourgeoisie  se  montra-t-elle  hostile  à  la  noblesse 
proprement  dite.  Friande  de  titres  et  de  décorations ,  comme  elle  l'était 
d'écus,ellepréférajoindreaux  noms  patronymiques  celui  de  quelque  métairie 
attestant  qu'elle  possédait  du  bien  au  soleil.  C'était  le  beau  temps  du  titre  de 
propriétaire^  devant  lequel  palissait  désormais  celui  d'éanjer.  Le  rang 
d'écujer  était  un  indice  do  caste^  comme  disaient  les  journalistes  d'alors  ; 
mais  c'était  un  honneur  stérile,  car  Vécuyer  souvent  n'était  pas  électeur , 
tandis  que  le  propriétaire  entrait  dans  les  collèges  électoraux ,  et  la  qualité 
d'électeur  de  grand  ou  de  petit  collège^  suivant  le  chiffre  de  l'impôt  que  l'on 
payait,  donnait  part  à  la  puissance  politique. 

Ce  fut  le  temps  de  la  grande  vogue  de  la  particule  :  pour  obtenir  dos 
lettres  de  noblesse,  il  fallait  faire  profession  de  royalisme,  et  s'adresser  au 
prince.  Mais  pour  coudre  à  son  nom  celui  d'un  champ  ou  d'un  domaine,  on 
agissait  de  son  propre  mouvement.  Le  gouvernement  de  la  Restauration 
n'avait  jamais  fait  appliquer  l'article  259  du  Code  pénal  de  1810 ,  et  d'ail- 
leurs l'addition  d'un  simple  nom  avec  particule  n'était  pas  alors  punissable. 
Tandis  que  plusieurs  chefs  de  l'opposition  affectaient  de  retrancher  la  par- 
ticule qui  précédait  légalement  leur  nom,  d'autres  au  contraire  prirent 
(avec  ou  sans  parenthèse)  le  nom  de  leur  lieu  de  naissance ,  et  l'on  vit  des 
députés  libéraux  s'adjuger  en  guise  de  fief  le  nom  du  doparlem^^'^t  nui  loy 


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—  o<0  — 

avait  envoyés  à  la  cliambre.  Si  Benjamin  de  Constant  était  devenu  Ben- 
jamin Constant,  on  eut  en  revanche  Dupont  de  l'Eure,  Martin  du  Nord,  etc. 
Les  médecins  surtout  donnèrent  dans  ce  travers. 

On  sait  qu^après  la  Révolution  de  Juillet,  le  Code  pénal  fut  retouché  et 
que  l'on  fit  disparaître  de  l'article  259  la  pénalité  édictée  en  1810  contre 
les  usurpateurs  de  titres.  Ce  fut  désormais  que  se  multiplièrent  les  comtes 
sans  comté,  les  marquis  sans  marquisat.  Une  foule  de  gentilshommes  se 
qualifièrent  de  comtes  du  fief  dont  leur  grand-père  avait  été  simple  sei- 
gneur, et  beaucoup  de  bourgeois  qui,  pour  se  distinguer  d'homonymes,  por- 
taient un  nom  territorial  joint  à  leur  nom  par  un  simple  trait  d'union ,  in- 
troduisirent la  particule  plus  sonore.  Ces  distinctions  furent  accueillies  avec 
la  plus  grande  facilité  par  l'usage.  Les  mœurs  publiques  donnèrent  dés 
lors  une  valeur  nobiliaire  à  la  particule  et  la  qualification  d'écuyer  se 
trouva  à  peu  près  délaissée.  Il  faut  dire  que  de  tout  temps  cette  tendance 
des  Français  à  prendre  un  nom  territorial  avait  été  générale,  même  dans  les 
classes  populaires,  et  en  vain  les  rois  avaient  fait  des  ordonnances  pour 
empêcher  les  nobles  de  substituer  leur  nom  féodal  à  leur  nom  patronj- 
mique;  cesédits  n'avaient  pas  été  enregistrés  par  les  parlements  ou  s'étaient 
trouvés  abrogés  par  le  non -usage.  Sous  l'ancienne  monarchie  ,  en  effet,  la 
coutume  était  la  confirmation  nationale  de  la  volonté  royale. 

La  loi  du  28  mai  1858 ,  modifiant  l'article  259  du  Code  pénal  et  punissant 
l'usurpation  de  titres  ou  les  modifications  de  nom  en  vue  de  s'attribuer  une 
distinction  honorifique  ,  n'appartient  pas ,  par  ses  conséquences,  au  droit 
pénal  seulement.  Elle  a  eu  la  portée  la  plus  grave  sur  la  condition  civile  des 
personnes.  C'est  la  première  loi  qui  ait  donné  à  la  particule  dite  nobiliain» 
une  valeur  honorifique,  et  qui  ait  fait  un  délit  d'un  simple  acte  de  vanité. 
C'est  surtout  par  les  circulaires  qui  ont  suivi  sa  promulgation,  que  cette  loi 
touche  essentiellement  à  l'état  civil.  Un  nombre  considérable  de  citoyens, 
dans  l'administration,  dans  l'armée  ,  dans  la  magistrature,  portaient  san^ 
contradiction  des  noms  d'apparence  seigneuriale  que  ne  leur  donnaient  p3« 
leurs  actes  de  naissance.  Des  circulaires  émanées  des  divers  ministères  onî 
prohibé  l'emploi  de  ces  noms,  et  ceux  qui  les  portent  ont  dû  se  faire  îii.t*' 


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riser  par  la  chancellerie  à  les  conserver  ,  s'ils  ny  avaient  pas  droit  anté- 
rieurement, ou  s^adresser  aux  tribunaux  en  rectification  d'actes  de  nais- 
sance, si  un  tel  nom  était  vraiment  la  propriété  de  leur  famille.  Le  Gou- 
vernement a  atteint  par  là,  sans  recourir  à  la  voie  pénale ,  presque  tous 
ceux  qui,  par  des  fonctions  publiques,  se  trouvent  dans  sa  dépendance.  Nous 
ferons  observer  cependant  qu'il  reste  encore  une  dernière  mesure  à  prendre 
dans  Tordre  de  Tadministration,  car  beaucoup  de  maires  et  de  conseillers 
généraux  continuent  à  se  parer  de  titres  et  de  noms  féodaux  qui  ne  leur 
appartiennent  pas,  et  il  est  d'un  mauvais  exemple  de  voir  des  maires  exiger 
de  leurs  administrés,  dans  les  actes  de  Tétat  civil,  la  justification  de  leur 
qualité  et  prendre  eux-mêmes,  dans  ces  mêmes  actes,  un  nom  ou  une  signa- 
ture que  la  loi  leur  défend  de  porter.  Il  est  étrange  de  trouver  dans  des 
procès- verbaux  de  Conseils  généraux,  et  dans  les  annuaires  de  département, 
la  consécration  d'usurpations  interdites  aux  autres  fonctionnaires,  et  punis- 
sables chez  tous  les  citoyens. 

La  loi  de  1858,  en  rendant  ainsi  à  la  noblesse  une  importance  réelle,  afait 
naître  un  grand  nombre  d'articles  et  de  brochures  :  elle  a  donné  lieu  àuno 
jurisprudence  qui  s'est  difficilement  formée.  Elle  avait  donc  besoin  d'un 
commentaire,  et  elle  a  trouvé  un  commentateur  érudit  dans  M.  le  Comte  de 
Semainville,  ancien  magistrat  dans  le  ressort  de  la  Cour  de  Rouen,  dont 
nous  avons  lu  avec  grande  attention  le  Code  de  la  Noblesse.  Après  une  pre- 
mière édition  anonyme  en  un  mince  in-18,  cet  ouvrage,  émané  d'une  plumo 
normande,  reparait  une  seconde  fois  sous  la  forme  d'un  ample  in-8*.  Le 
Le  titre  de  Code  pourrait  faire  penser  que  ce  volume  n'est  qu'un  recueil  do 
textes  et  de  circulaires  ;  c'est  au  contraire  un  traité  destiné  à  occuper,  dans 
notre  jurisprudence  moderne,  une  place  semblable  à  celle  que  tient  dans 
l'ancien  droit  le  Traité  de  la  Noblesse  publié  au  xvii*  siècle  par  André  do 
Laroque.  Comme  code  proprement  dit,  le  ministère  de  la  .Justice  a  fait  pu- 
blier dernièrement  un  Recueil  des  statuts,  décrets,  ordonnances  et  avis  relatifs 
aux  titres  nobiliaires  et  au  conseil  du  Sceau  des  titres;  mais  ce  volume  in- 12, 
sorti  des  presses  officielles,  et  tiré  sur  papier  vergé,  est  d'un  prix  assez  élevé, 
comparativement  à  son  peu  d'étendue,  parce  qu'un  très  petit  nombre  d'exera- 

40 


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—  578  — 

plaires  so  trouvont  dans  lo  commerce.  D'ailleurs  il  ne  donne  aucun  texte 
antérieur  au  décret  du  1"  mars  1808,  et  pour  tout  ce  qui  concerne  Tan- 
cienne  noblesse,  il  faut  recourir  à  l'ouvrage  beaucoup  plus  ample  de  M.  de 
Somainville,  si  Ton  n'a  pas  r Abrégé  chronologique  des  éditsmr  la  nobles»,  pu- 
blié par  Chérin  en  1772. 

M.  de  Semainville  prend  l'histoire  de  la  noblesse  à  son  origine;  il  montre 
ce  qu'elle  fut  dans  l'antiquité  et  fait  connaitrc  son  organisation  dans  l'em- 
pire romain,  point  qui  a  son  importance,  parce  que  le  droit  romain  a  eu  une 
grande  influence  sur  notre  législation  nobiliaire  depuis  le  xvi*  siècle.  M.  de 
Semainville  expose  aussi  les  origines  germaniques  de  la  noblesse,  et,  après 
avoir  parlé  de  la  noblesse  aux  temps  mérovingiens,  et  de  la  noblesse  féodale 
des  Français  sous  les  Carlovingiens  et  les  premiers  Capétiens,  il  arrive  à  la 
noblesse  de  Cour  sous  les  Valois  et  les  Bourbons.  Il  touche  ainsi  à  un  grand 
nombre  de  points  qui  ont  été  traités  par  le  respectable  M.  Championniére 
dans  le  savant  ouvrage  où  il  a  fait  découler  l'histoire  de  la  Propriété  des 
Eaux  courantes  de  celle  des  Institutiom  seigneuriales.  M.  Championniére  s'es 
surtout  occupé  de  la  hiérarchie  féodale  des  terres  ;  il  a  montré  ce  qu'étaient 
les  ûefs  et  les  justices  ;  M.  de  Semainville  a  étudié  la  hiérarchie  des  per- 
sonnes et  fait  connaître  ce  que  c'était  que  seigneurie  et  noblesse. 

Aujourd'hui  que  le  conseil  du  Speau  des  titres  fonctionne  avec  activité, et 
que  les  tribunaux  sont  saisis  de  leur  côté  d'un  grand  nombre  de  requêtes  en 
rectification  de  nom,  les  moyens  de  faire  des  preuves  de  noblesse  reprennent 
une  véritable  importance  pratique.  Le  livre  de  M.  de  Semainville  fournira 
aux  intéressés  des  documents  précieux  :  nous  avons  remarqué  notamment 
le  très  utile  chapitre  où  sont  énumérées  l^s  charges  dont  la  possession  con- 
férait la  noblesse  avant  1789,  et  les  conditions  sous  lesquelles  les  possesseurs 
de  ces  charges  transmettaient  à  leurs  descendants  la  noblesse  héréditaire. 
Le  nombre  des  familles  nobles  diminue  tous  les  jours:  chaque  année  elles 
s'éteignent  par  centaines,  et  dans  la  Normandie,  par  exemple,  où  les  gentils- 
hommes formaient  une  notable  partie  de  la  population,  il  est  des  cantons 
entiers  où  déjà  les  familles  anciennes  n'existent  plus  que  dans  l'histoire. 
L'antiquité  de  la  race  est  en  effet  maintenant  le  caractère  le  plus  généra- 


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—  579  — 

lement  accepté  do  la  noblesse;  et  c'est  une  maxime  du  droit  nobiliaire  do 
France  que  :  si  le  prince  peut  faire  un  anobli,  il  ne  saurait  faire  un  gentil^ 
homme.  Le  gentilhomme  en  effet  est  celui  qui  peut  prouver  la  noblesse  de 
son  père  etde  son  aïeul.  De  tous  temps  cependantlanoblesse,pour  se  maintenir, 
ayait  besoin  de  rester  nombreuse  :  c'était  une  armée  qui  était  forcée  do  se 
recruter  sous  peine  de  perdre  sa  force,  et  jusqu'en  1789,  ses  rangs  furent 
ouverts  à  toutes  les  notabilités,  à  tous  les  cœurs  vaillants.  Déjà  sous 
Charles  IX,  le  procureur  général  Matharel,  répondant  au  livre  d'IIotmann, 
intitulé  Franco- Gallia^  disait:  «  Hoc  habetFranco-Gallia  et  habuit  et  habebit 
»  in  perpetuum,utetiaminfimo  natu  virtute  possint  clari  evadere  et  honores 
»  majores  in  hac  bene  constitutâ  republicà  nostrâ  assequi  et  obtinere.  » 

M.  de  Semainville  a  curieusement  recherché  toutes  les  sources  de  la  no  • 
blesse.  L'hérédité  est  la  première  de  ces  sources,  à  tel  point  que  le  gentil- 
homme qui  épouse  une  femme  de  condition  obscure  crée  une  lacune  dans  la 
généalogie  de  ses  descendants.  Et  si  les  femmes  ont  pu  transmettre  à  leurs 
époux  nobles  et  à  leurs  enfants  les  titres  territoriaux  dont  elles  étaient  héri- 
tières, la  femme  noble  qui  épousait  un  roturier,  dérogait,  perdait  sa  noblesse, 
subissait  par  sa  mésalliance  une  véritable  capitis  diminutio.  La  maxime  du 
vieux  droit  :  en  formariage  le  pire  emporte  le  bon^  venait  corroborer  le  prin- 
cipe que  le  fils  suit  lacondition  du  père.  C'est  sur  ce  terrain  que  le  livre  de  M.  Se- 
mainville contient  des  doctrines  contestées.  Est-il  vrai  que  la  femme  de  con- 
dition illustre  ait  quelquefois  anobli  l'homme  de  basse  origine  qu'elle  aurait 
épouse?  Sans  doute  une  grande  alliance  a  pu  ajouter  quelque  éclat  à  la  con- 
dition d'un  homme  distingué  déjàpar  une  position  élevée  et  notable  par  le  mé- 
rite personnel,  maisjamais,  ce  nous  semble,  lafemmed'origineprincière,  alliée 
en  dehors  des  convenances  sociales  à  un  particulier  de  basse  condition,  n'a 
véritablement  anobli  d'une  façon  régulière  et  juridique  un  époux  forcément 
obscur. 

Nous  croyons  avec  M.  de  Semainville  que  les  titres  se  transmettaient  par 
les  femmes,  mais  à  des  descendants  nobles,  car  autre  chose  est  un  titre, 
autre  chose  est  la  noblesse.  Nous  pensons  que  la  noblesse  simplement  mator^ 
nelle  no  peut  être  qu'une  noblesse  incomplète,  intérossanto  dans  un  arliro 


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généalogique,  surtout  à  une  époque  où  la  simple  noblesse  n'a  plus  de  mojens 
de  se  recruter,  mais  qu'elle  ne  peut  décorer  honorifiquement  les  descen- 
dants sans  une  autorisation.  Nous  n'entendons  pas  pour  cela  nier  absolument 
la  noblesse  utérine  de  Champagne  et  de  Brie.  Toutefois  M.  de  SemainTille 
nous  semble  aller  bien  loin  quand  il  soutient  queles  dispositions  de  lacoutume 
de  Champagne  en  cette  matière  doivent  encore  être  considérées  comme  en 
vigueur  en  1860.  Au  reste,  cette  question  delà  noblesse  utérine  oucoutu- 
mière  est  des  plus  curieuses,  et  on  lira  avec  profit,  pour  l'affirmative,  le  cha- 
pitre que  lui  a  consacré  M.  de  Semainville,  et,  pour  la  négative,  un  article 
récemment  publié  par  M.  Anatole  de  Barthélémy,  dans  la  Bibliothèque  de  l'E- 
cole des  Cluirtes,  plus  une  lettre  de  Lévesque  Laravelliére  qui  a  été  imprimée 
dans  le  Cabinet  historique^  recueil  de  vieux  parchemins  justement  apprécié 
par  tous  les  amateurs  et  déchiffreurs — M.  de  Barthélémy  reconnaît  cepen- 
dant Texistence  légale  de  la  noblesse  utérine  dans  leBarrois  mouvant,  mais 
il  soutient  en  mémo  temps  que  les  conditions  auxquelles  la  transmission  de 
cette  noblesse  était  soumise  ne  pouvant  plus  s'accomplir,  le  privilège  des 
femmes  nobles  de  Bar  se  trouve  par  là  même  éteint. 

Pour  quitter  le  terrain  du  passé  et  aborder  les  questions  actuelles  et  pra- 
tiques, nous  disons  que  la  noblesse  de  la  mère  peut  cependant  procurer  léga- 
lement à  l'enfant  roturier  par  son  père  quelqu'avantage  honorifique,  et  cela, 
non  seulement  en  Champagne,  mais  dans  toute  la  France,  parce  que  la 
chancellerie,  qui  ne  reconnaît  pas  la  noblesse  utérine,  autorise  cependant 
fréquemment  les  enfants  à  sgouter  à  leur  nom  le  nom  et  la  particule  delear 
mère,  surtout  lorsque  celle-ci  est  la  seule  et  dernière  héritière  de  ce  nom. 
Mais  cette  autorisation  n'est  pas  un  anoblissement,  et  comme  le  ditfort  bien 
M.  de  Semainville,  parce  que  l'on  a  obtenu  des  lettres  qui  permettent  de 
porter  un  nom  noble,  on  ne  se  trouve  pas  anobli  pour  cela.  Ce  qui  caractérise 
la  noblesse,  nous  ne  pouvons  trop  le  répéter,  c'est  le  droit  à  la  qualification 
d'écuyer  et  non  pas  la  particule  plus  ou  moins  sonore. 

Cette  question  de  la  particule  a  été  depuis  deux  ans  l'objet  d'un  nombre 
considérable  d'arrêts,  et  à  ce  siyet,  je  citerai  celui  de  la  Cour  de  Cassation  du 
Sjanvier  1861,  qui  contredit  positivement  l'opinion  suivante  de  M.  deSemain- 


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—  r>si  — 

ville  :  «Un  noble  qui,  maintenant  que  Ton  ne  prend  plus  lo  litre  d'écuyer, 
n'aurait  à  son  nom  patronymique  aucun  signe  honorifique,  peut  y  ajouter  un 
nom  de  terre  ou  d'un  ancien  fief.  (  p.  519  ).  »  Nous  croyons,  comme  la  Cour  de 
Cassation,  que  le  noble,  dans  cette  situation,  ne  pourra  ajouter  ce  nom  féodal 
qu'avec  uneautorisation,  autorisation  que  probablement  la  Chancellerie  ne  re- 
fuserait guéres,  mais  qui  n'en  devrait  pas  moins  donner  lieu  à  la  perception 
de  droits  fiscaux  assez  élevés. 

La  dernière  observation  critique  qui  est  venue  à  notre  pensée  en  achevant 
la  lecture  du  savant  et  très  intéressant  volume  de  M.  le  comte  de  Semain- 
ville,  porte  sur  la  valeur  relative  de  la  qualification  d'écuyer  et  de  la  parti- 
cule. Je  crains  que  le  laborieux  auteur  n'ait  trop  suivi  le  courant  des  habi- 
tudes actuelles  en  attachant  une  valeur  excessive  à  cette  particule,  qu'on  ap- 
pelle àtort  nobiliaire,  tandis  que  c'est  bien  plutôt  seigneuriale  ou  féodale  qu'il 
faudrait  dire.  Je  lui  reprocherai  d'avoir  constaté,  sans  faire  aucune  réserve, 
que  les  gentilshommes  «  ne  prennent  même  pas  dans  les  actes  publics  le 
titre  d'écujer.  »  Que  l'on  cesse  de  porter  dans  les  actes  de  la  vie  com- 
mune cet  indice  véritablement  nobiliaire,  je  l'admets,  et  je  ne  propose  pas 
de  revenir  à  l'usage  anglais,  où  le  titre  d'esyMire  est  inséparable  du  nom  de  tout 
homme  bien  né.  Mais  sur  le  terrain  juridique,  je  dis  que  c'est  une  imprudence 
.de  la  part  de  celui  qui  veut  maintenir  la  possession  de  son  état  nobiliaire,  de 
ne  pas  prendre  exactement  cette  qualification  dans  un  contrat  de  mariage 
et  dans  les  actes  de  l'état  civil.  Je  crois  que  les  avocats  et  les  notaires, 
soucieux  de  l'intérêt  de  leurs  clients,  devront  en  conseiller  l'emploi,  même 
aux  personnes  en  possession  du  titre  de  comte  et  de  baron.  C'est,  je  le  répète 
encore,  la  marque  caractéristique  et  héréditaire  de  la  noblesse  d'origine 
royale,  qui  ne  résulte  nullement  ni  d'une  particule,  ni  de  l'usage  des  ar- 
moiries. Et  puisque  me  voilà  sur  le  terrain  de  la  pratique,  je  conseillerai 
surtout  de  faire  suivre,  de  cette  qualification  d'écuyer,  le  nom  de  l'exposant 
dans  les  requêtes  en  rectification  d'état  civil,  toutes  les  fois  qu'il  s'agit 
d'une  personne  pouvant  prouver  sa  noblesse.  J'ajouterai  que  la  rédaction 
de  ces  requêtes  ne  peut  être  trop  soignée,  car  la  requête  en  rectification 
fait  partie  du  jugement,  qui,  comme  tous  les  jugements  sur  requcto,  est 


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—  582  — 

porté  sur  la  même  fouille  de  papier  timbré.  La  requête  est  expédiée  arec  le 
jugement,  et  transcrite  comme  lui  et  en  entier  sur  les  registres  courants 
de  rétat  civil.  Ce  n'est  donc  pas  une  de  ces  pièces  qui  restent  enfouies 
dans  le  dossier  et  dont  la  rédaction  peut  être  abandonnée  à  un  clerc.  Pour 
ma  part,  j'ai  eu,  comme  avocat,  à  indiquer  les  termes  de  requêtes  de  cette 
espèce,  et  je  n*ai  point  négligé  de  faire  suivre  le  nom  de  Texposant  de  la 
qualité  d'êcuyer,  au  lieu  de  la  banale  qualité  de  propriétaire.  En  visant 
ensuite  brièvement  les  actes  sur  lesquels  repose  la  demande  en  rectifi- 
cation, on  peut  aisément  établir  Torigine  et  la  condition  de  la  famille,  et 
constater  ainsi  en  justice  le  droit  de  Fexposant  à  la  noblesse,  sans 
empiéter  le  moins  du  monde  sur  la  juridiction  administrative  de  la 
chancellerie. 

Raymond  BORDEAUX* 


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CBAONIQUES  NOXIMANDES. 

Dieppe,  septembiN?  I8ô2. 

A  M.  lo  Directeur  do  la  Revue  de  la  Not^iandie, 

Mon  cher  Directeur, 

Dieppe  est  un  pays  privilégié.  Outre  la  mer,  la  plage,  les  concerts,  les 
bals,  les  beaux  esprits,  les  jolies  femmes,  nous  avons  encore  la  triade 
PéretrDelevoye-Marais,  —  un  auteur  doctissime,  un  habile  imprimeur, 
un  éditeur  intelligent ,  —  tous  les  trois  Dieppois ,  dont  Tassociation 
patriotique  vient  de  produire  un  opuscule  des  plus  curieux,  dans  la  bonne 
acception  du  mot. 

La  Maison  de  Benri  IV,  au  Polet,  une  pauvre  royale  chaumière  dont  je 
n'ai  guère  fait  qu'entrouvrir  la  porte;  voilà  ce  qui  m'a  paru  mériter  Tatten- 
tion  de  tous  les  amis  des  études  historiqoies,  et,  à  ce  titre,  digne  de  vous  étro 
signalé  immédiatement. 

M.  Féret,  l'auteur  de  l'opuscule  enrichi  d'un  fort  joli  dessin  de  Charles 
Ransonnette,  M.  Féret  n'écrit  pas  l'histoire  comme  tout  le  monde,  et  Dieu 
me  garde  de  lui  en  faire  un  reproche.  J'aime  l'homme  qui,  n'ayant  d'autre 
Kouci  que  celui  de  la  vérité,  marche  à  son  but  comme  il  lui  plait,  sans  s'in- 
quiéter du  qu'en  dira-t-on,  tantôt  par  les  sentiers  battus,  tantôt  par  les  sen- 
tiers de  traverse,  toujours  soi,  jamais  un  autre. 

A  notre  époque  de  fusion  ou  plutôt  de  confusion  littéraire,  on  n'est  pas 
fâché  de  rencontrer  parfois  un  homme  qui  ait  le  rare  ndérite  de  porter 
carrément  partout  et  toujours  l'habit  de  sa  paroisse. 

J'aime,  dans  l'espèce,  ce  je  ne  sais  quel  signe  d'originalité  native  qui 
particularise  l'individu.  Donc  il  ne  faut  pas  croire  que  M.  Féret  s'enferme 


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—  584  — 

rigoureusement  dans  sa  Maûmi  de  Henri  IV.  Il  en  sort  quelquefois,  on 
pourrait  même  dire  souvent.  Nourri  de  longues  et  nombreuses  études,  tète 
allemande  et  cœur  français,  M.  Féret  a  non  seulement  Tamour  du  clocher, 
mais  encore  Tamour  de  celui  des  autres,  et  c'est  ainsi  qu'en  racontant  un 
fait  spécial  il  y  mêle  une  foule  d'anecdotes  qui  font  d'autant  plus  plaisir  à 
voir  qu'on  s'attendait  moins  à  les  rencontrer. 

Mais  peindre  l'auteur  m'entraînerait  trop  loin.  J'arrive  à  l'analyse  du 
livre.  Peu  de  mots  suffiront  pour  en  démontrer  l'importance  : 

«  La  journée  d'Arqués  n'a  point  été  une  affaire  décisive.  Sans  les  bons 
remparts  de  Dieppe,  sans  l'appui  de  ses  bien-amez  les  habitants  de  Dieppe 
et  du  Polet,  sans  la  fidélité  du  gouverneur  Aymar  de  Chaste,  le  roi  Henri 
était  jeté  hors  de  son  royaume,  i» 

Telle  est,  dans  sa  simplicité,  mais  aussi  dans  sa  force,  la  thèse  noufelle 
que  M.  Féret  vient  de  faire  entrer  dans  le  domaine  des  faits  incontei- 
tables. 

Je  cite,  et  je  serai  bref,  deux  conditions  de  nature  à  me  concilier  quelque 
bienveillance. 

La  nouvelle  de  la  mort  de  Henri  III  arrive  à  Dieppe  le  5  août. 

Le  gouverneur  de  Chaste  appela  au  château  les  capitaines  des  compagnies 
bourgeoises  et  leur  fit,  ainsi  qu'à  la  garnison,  prêter  serment  de  fidélité  à 
Henri  de  Navarre. 

Il  adressa  au  roi  l'hommage  des  habitants. 

Dès  le  2  août,  Henri  IV,  alors  au  camp  de  Saint-Cloud,  avait  écrit  au 
gouverneur  de  Dieppe  une  lettre  affectueuse  et  de  politique  profonde,  rap- 
portée tout  au  long  par  M.  Féret,  qui  ne  parvint  à  Dieppe  que  le  IL 

Henri  IV  tenta  une  attaque  sur  Rouen.  Il  établit  son  quartier  général  à 
Lescure-lès-Rouen,  où  l'on  montre  encore  la  chambre  qu'il  habita  dans  le 
château  de  M.  Keittinger. 

Le  roi  quitta  Darnétal  le  25  août,  avec  500  chevaux.  11  coucha  à  Longue- 
ville  et,  le  lendemain,  il  entra  dans  Dieppe,  aux  acclamations  de  la  ville 
entière  et  descendit  à  la  maison  d'Ango, 


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—  585  — 

Ce  jour  là  fut  le  premier,  a-t-il  dit  depuis,  qui  lui  ût  goûter  le  plaisir 
qu'il  y  a  d'être  roi  de  France. 

Le  27,  Henri  visita  le  château  et  la  citadelle,  où  il  fut  reçu  par  Aymar 
do  Chaste,  qu'il  continua  dans  ses  fonctions  de  gouverneur,  et  porta  le 
chiffre  de  la  garnison  de  200  à  500  hommes. 

D'accord  avec  le  maréchal  de  Biron,  il*  choisit  Dieppe  pour  lieu  de  ses 
opérations  et  dota  sa  confirmation  des  privilèges  de  la  ville  :  Au  camp  de 
Dieppe,  au  mois  éHaoût,  Van  de  grâce  1589. 

Le  roi  retourna  à  Darnétal  le  29  août. 

Le  8  septembre,  le  roi,  après  avoir  levé  le  siège  de  Rouen,  était  de  retour 
à  Dieppe. 

Le  9,  Henri  écrit  des  retranchements  d'Arqués  à  la  comtesse  de  Gra- 
mont: 

«  Mon  cœur,  c'est  merveilles  de  quoy  je  vis  au  travail  que  j'ay.  Dieu  ait 
pitié  de  moy  et  me  fasse  miséricorde,  bénissant  mes  labeurs,  comme  il  faict 
en  despit  de  beaucoup  de  gens.  J'ay  prins  hier  Eu.  Les  ennemis  qui  sont 
forts,  au  double  de  moy,  a  ceste  heure,  m'y  pensoient  attraper.  Ayaut  faict 
mon  entreprinse,  je  me  suis  rapproché  de  Dieppe,  et  les  attens  a  un  camp 
que  je  fortifie.  Ce  sera  demain  que  je  les  verray,  et  espère  avec  l'ayde  de 
mon  Dieu  que  s'il  m'attaquent  ils  s'en  trouveront  mauvais  marchans.  Ce 
porteur  part  par  mer.» 

Henri  IV  a  beaucoup  aimé,  et  l'histoire  lui  a  beaucoup  pardonné.  —  Re- 
marque de  M.  Féret  aussi  juste  que  spirituelle. 

Le  château  d'Arqués  est  fortifié,  on  trace  un  camp  sur  le  coteau  de  Saint- 
Etienne,  on  tire  des  lignes  entre  Arques  et  Dieppe,  et  le  Polet  est  mis  en 
état  de  défense. 

Cependant  le  duc  de  Mayenne,  qui  avait  repris  Neufchâtel  et  Eu,  s'ap- 
prochait. 

L'armée  de  Mayenne  était  de  18,000  hommes. 

Henri  en  comptait  à  peu  près  la  moitié. 

2,000  hommes  environ  défendaient  la  ville. 

lie  duc  de  Mayenne  vint  camper  à  Thibermont.  Il  essaya,  le  15  et  le  16, 


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—  58(3  — 

de  forcer  le  retranchement  du  Pollet,  et  fut  repoussé  par  les  braves  Diep- 
pois,  commandés  par  M.  de  Givrj,  avec  une  perte  de  600  hommee,  parmi 
lesquels  le  sieur  de  la  Chataigneraye. 

Henri  lY  plaça  son  quartier-général  dans  la  maison  qui  porte  encore 
aujourd'hui  son  nom.  De  là,  il  apercevait  le  clocher  et  le  château  d'Arqué?, 
à  une  extrémité,  et,  à  l'autre,  le  château  de  Dieppe,  la  tour  Saint-Jacques 
et  la  mer. 

C'est  contre  cette  maison  que  sont  venus  se  briser,  en  ce  mois  de 
septembre  1580,  les  efforts  redoutablement  soulevés  de  la  Ligue,  do 
Sixte-Quint  et  de  Philippe  II. 

Le  21,  Henri  battit  Mayenne  à  Arques.  Tout  le  monde  sait  cela,  mais  ce 
que  tout  le  monde  ne  sait  pas,  c'est  que  le  fameux  billet  à  Grillon  ne  fut 
pas  écrit  le  soir  du  combat.  Il  est  daté  de  huit  ans  plus  tard,  20  septembre 
1597,  au  camp  devant  Amiens. 

M.  Féret  cite,  à  propos  de  cette  journée,  une  particularité  curieuse.  Un 
dieppois  protestant,  nommé  Planchon,  avait  eu  de  ses  trois  mariages, 
vingt^eux  âls,  en  âge  de  porter  le  mousquet.  Il  les  offrit  tous  au  roi,  la 
veille  de  la  bataille. 

La  bataille  d'Arqués  ne  fut  pas  une  action  décisive,  comme  on  Ta  cm 
jusqu'à  présent.  Ce  ne  fut  qu'un  incident.  Le  siège  de  Dieppe  qui  suivit,  et 
dont  aucun  historien  ne  parle,  eut,  lui,  autrement  d'importance. 

Dans  la  soirée  du  21,  Henri  tint  conseil  et  se  replia  sur  Dieppe,  où  l'am- 
bassadeur anglais  Stafford  lui  amena,  le  23,  treize  vaisseaux  chargés  dV- 
gent,  de  vivres  et  do  munitions.  M^'  de  Montmorency  et  Catherine  do 
Bourbon,  sœur  du  roi,  étaient  réfugiées  dans  le  château. 

Mayenne  décampa  de  Thibermont  le  23,  et  vint  se  loger  à  Bouteilles  et 
à  Janval,  où  nous  trouvons  encore  sa  cavalerie  le  26. 

Les  lignes  des  assiégeants,  partant  de  la  vallée  d'Arqués,  coupant  la 
plaine  jusqu'au  coteau  qui  descend  à  la  vallée  de  la  Scie,  avaient  environ 
2,000  mètres  de  front. 

Henri  ne  leur  laissait  aucun  repos.  Il  faillit  être  tué  sur  le  Mont<le-Caux 
où  dos  reîtres  le  chargeront  à  Timprovigte* 


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—  587  — 

Dans  la  nuit  du  30  septembre  au  1*'  octobre ,  Mayenne  éleva,  sur  un 
escarpement  de  la  route  d'Arqués,  une  forte  batterie  qui  commandait  la  ville, 
le  port  et  la  rade. 

Le  1"  octobre,  la  batterie  de  Mayenne  tira  54  coups  en  deux  heures.  Un 
chef  de  cuisine  fut  tué  par  un  boulet  dans  le  logis  même  du  roi. 

Mais  bientôt  la  Tour-aux- Pigeons  répondit  à  la  batterie  de  Mayenne,  et 
éteignit  son  feu.  A  midi  tout  était  fini,  à  la  grande  joie  des  habitants  de 
Dieppe,  « 

Le  2,  le  roi,  sur  le  conseil  de  Guitry,  mena  du  canon  à  Tescarmouche, 
ce  qui  ne  s'était  jamais  vu,  et  s'en  trouva  bien. 

Le  4,  arriva  par  mer  un  secours  de  1,200  Ecossais,  a  bien  armés,  vestus 
&  l'antique,  avec  Jacques  de  maille  et  casques  de  fer,  couverts  de  drap 
noir,  comme  bonnets  de  prostrés,  se  servant  de  musettes  et  hautbois,  lors- 
qu'ils vont  au  combat.  » 

Dès  le  5,  ces  braves  gens,  dont  on  se  gaussait  par  la  ville,  tant  ils  étaient 
plaisants  à  voir,  furent  menés  àTattaque  de  Bouteilles  par  le  sieur  d'Ovins 
et  s^en  emparèrent. 

Enfin,  le  6,  à  quatre  heures  du  matin,  on  vit  de  sinistres  clartés  précéder 
les  heureuses  lueurs  de  l'aurore.  C'était  Mayenne  qui  brûlait  ses  positions 
et  qui  levait  le  siège. 

Désormais  le  roi  de  Navarre  était  véritablement  roi  de  France. 

La  thèse  soutenue  par  M.  Féret  est  donc  victorieusement  prouvée,  à  sa- 
voir, que  le  siège  de  Dieppe  ignoré,  bien  plus  que  la  journée  d'Arqués  tant 
vantée,  est  la  pierre  angulaire  du  trône  de  Henri  IV. 

A  l'occasion  des  services  rendus  pendant  ces  vingt  jours,  des  lettres  d'a- 
noblissement furent  confiées  à  plusieurs  familles  de  Dieppe  ou  des  envi- 
rons, parmi  lesquelles  nous  remarquons  :  Lemoyne  d'Aubermesnil,  d'Estré- 
pagny,  Pinchon,  Gallye,  Le  Balleur,  Le  Barrois,  Tacquet  et  de  Clieu. 

Je  termine  ici  cette  analyse,  qui  n'est  que  Vombre.  Mais  j'espère  que  cha- 
cun voudra  voir  la  réalité  qui  est  :  —  La  Maison  de  Heuri  /F,  près  du  Polet, 


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—  588  — 

faubourg  de  Dieppe^  dessinée  et  gravée  par  Charles  Ransonnette;  texte  yar 
M.  P.-J.  Féret,  c&nservateur  de  la  bibliothèque  et  des  archives  de  Diepye. 
Dieppe,  A.  Marais,  libraire-éditeur.  Paris,  J.  Tardieu.  mdccclxu.  Un  beau 
vol.  in-8*  de  86  pages. 

BRIANCHON. 


^NOTE  SUR    LE    PONT    DE    PIERRE  DE  LA  VILLE  DE  ROUEN.  —  En  1810,  lorsque 

TEmpereur  Napoléon  P'  décrétait  qu'un  pont  de  pierre  serait  construit 
à  Rouen,  en  remplacement  du  pont  de  bateaux,  on  était  loin  de  préToir 
que,  trente  ou  quarante  ans  après,  de  Tautre  côté  du  fleuve,  le  village 
de  Sotteville,  à  la  porte  de  Rouen,  deviendrait  une  ville  renfermant  12,000 
habitants;  que  le  faubourg  de  Saint-Sever  verrait  sa  population  doublée; 
enfin,  que  les  voies  ferrées  prendraient  la  place  des  grandes  routes,  et 
qu'une  gare  pour  les  voyageurs  et  les  marchandises  serait  établie  sur  la 
rive  gauche  de  la  Seine,  donnant  ainsi  lieu  à  une  circulation  incessante  de 
charrois  et  de  véhicules  de  toute  espèce,  et  au  mouvement  d'une  population 
considérable  :  en  moyenne,  entre  6  heures  du  matin  et  minuit,  il  passe  sar 
le  pont  4,500  voitures  et  25,000  piétons  (1). 

Les  ingénieurs  du  premier  Empire  crurent  faire  merveille  en  donnant  aa 
pont  qu'ils  étaient  chargés  de  construire,  une  laideur  de  13  mètres  80  cen- 
timètres en  chaussée  et  en  trottoirs  C^.  Cette  largeur  assez  médiocre  pou- 
vait être  alors  acceptée,  mais  aiyourd^hui,  elle  est  complètement  insuffi- 
sante. 

Pour  obvier  à  ce  défaut  d'espace,  on  a  proposé  de  remplacer  les  solides 
parapets  de  pierre  qui  bordent  le  pont  sur  toute  sa  longueur,  par  de  simples 

(1)  Conseil  gënëral  du  département  de  la  Seine-Infërieure,  session  ordinaire  de  1861. 
page  353. 

(2)  Largeur  entre  les  bahuts  ou  parapets,  13  mètres  80  centimètres. 
Largeur  de  la  chaussée,  9  mètres. 

Largpur  do»  trottoira,  2  mètres  40  centimètres. 


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—  589  — 

balusires  de  fer.  Nous  pensons  que  toucher  au  pont  ce  serait  le  gâter,  le 
déshonorer^  pour  n'aboutir  en  définitive  qu'à  une  amélioration  impercep- 
tible :  en  effet,  qu'est-ce  qu'un  élargissement  de  2  mètres  obtenu  à  grand'- 
peine  quand  il  faudrait  4  et  mémo  6  mètres  de  plus  en  largeur,  en  se  ren- 
fermant rigoureusement  dans  le  strict  nécessaire  ?  Si  la  cbaussée  est  trop 
étroite,  les  trottoirs  le  sont  aussi,  et  dans  une  proportion  encore  plus  forte. 
En  second  lieu,  des  appuis,  ou  rampes  en  fer  n'offrent  point  la  même 
sécurité  que  d'épaisses  et  solides  bordures  de  pierre.  En  outre,  l'application 
du  fer  comme  construction  à  un  monument  en  pierre  est  choquante.  Il  nous 
semble  cependant  qu'il  y  aurait  un  moyen  très  facile  d'éviter  l'emcombre- 
ment  journalier  de  notre  pont  de  pierre  (l),  ce  serait  la  conversion  en  un 
pont  de  fer  forgé  carrossable  du  pont  suspendu  (2),  lequel  est  peu  éloigné  du 
pont  de  pierre,  et  fait  communiquer  les  rues  Beauvoisine,  des  Carmes  0t 
Qrand-Pont,  qui  forment  la  principale  artère  de  la  ville,  avec  la  grande 
rue  du  faubourg  Saint-Sever. 

La  dépense  serait  relativement  peu  considérable,  les  culées  existant  ainsi 
que  les  rampes  d'accession  ;  un  faible  exhaussement  serait  suffisant,  et  le 
niveau  des  quais  resterait  le  même. 

On  a  parlé  de  la  construction  éventuelle  d'un  autre  pont,  en  face  de  la 
nouvelle  rue  de  l'Impératrice.  Outre  que  ce  pont  ne  pourrait,  par  son  éloi- 
gnement,  suppléer  à  l'insuffisance  du  pont  actuel,  il  réduirait  le  bassin 
destiné  à  la  navigation  maritime ,  et  présenterait  dans  l'exécution  de  grandes 
difficultés,  et  dans  la  pratique,  c'est-à-dire  dans  la  mise  en  activité  de 
service,  une  foule  d'inconvénients  qu'il  est  inutile  d'énumérer,  mais  qu'il 
est  facile  d'apercevoir. 

(1)  Il  est  étonnant  que  le  rapport  de  M.  l'ingénieur  en  chef  du  département  au 
Conseil  général,  n'appelle  Tattention  que  sur  le  peu  de  largeur  de  la  chaussée.  Il  dit: 
«  qu'on  pourrait,  en  utilisant  la  largeur  occupée  par  le  parapet  et  une  partie  de  la 
corniche,  restituer  à  la  chaussée  une  largeur  de  2  mètres  sans  mcufie  diminution  sur  la 
largeur  des  trottoirs.  » 

(2)  Cette  idée  de  conversion  vient  d'être  Tobjet  d'un  voeu  du  Conseil  d'arrondissement 
de  Rouen. 


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—  590  — 

Cependant,  il  est  une  amélioration  réclamée  depuis  fort  longtemps,  une 
amélioration  indispensable  et  de  la  plus  extrême  urgence,  c'est  radoucisse- 
ment des  pentes  beaucoup  trop  rapides  des  abords  du  pont  de  pierre  du  côté 
de  la  ville  (1).  Jour  et  nuit,  la  loi  Grammoht,  protectrice  des  animaux,  est 
impunément  et  à  chaque  instant  transgressée  au  grand  scandale  des  pas- 
sants, et  surtout  des  habitants  du  quai  Napoléon  et  de  la  place  Impériale. 

Nous  ne  sommes  guère  partisan  du  macadam  ;  toutefois  il  pourrait  être 
employé  là  avec  beaucoup  d'avantage,  après  rabaissement  préalable  des 
rampes  d'accession  Est  et  Ouest,  et  de  rentrée  en  ville  sur  la  place  Impé- 
riale.  Il  conviendrait  alors  de  mettre  une  ou  deux  marches  aux  trottoirs  des 
deux  rampes,  à  Tendroit  où  ils  se  raccordent  avec  ceux  du  pont. 

Ce  travail  n'occasionnerait  qu'une  dépense  peu  considérable  ;  il  facilite- 
rait les  mouvements  de  la  voirie,  et  mettrait  fin  au  spectacle  odieux  et 
blessant  pour  la  morale  publique  que  présentent  les  mauvais  traitements 
exercés  journellement,  par  des  charretiers  brutaux  sur  leurs  malheureuses 
bétes  de  somme  et  d'attelage  surchargées  outre  mesure,  et  qui  par  les  temps 
de  sécheresse  et  de  gelée,  ne  peuvent  tenir  pied  sur  cette  chaussée  beau- 
coup trop  rapide. 

Nous  terminerons  cet  article  en  exprimant  le  regret  que  les  ingénieurs 
des  ponts  et  chaussées  n'aient  pas  porté  l'extrémité  de  leur  ligne  de  niTeau 
du  pont  beaucoup  plus  loin  qu'ils  ne  l'ont  fait.  On  pouvait  arriver  à  la  place 
Saint-Ouen  par  une  pente  insensible.  La  rue  Impériale  se  trouve  en  contre- 
bas des  rues  transversales,  Saint-Romain,  des  Bonnetiers,  SaintrDenis  e 
des  Halles,  lesquelles  pouvaient  y  aboutir  de  niveau  ou  à  peu  près. 

E.  DE  LA  QUÉRIÈRE. 

CONSERVATION  DE  l'bglisb  SAINT-LAURENT.  —  Voici  uuc  hautc  et  puissaute 
adhésion  do  plus  à  une  cause  que  la  Revue  de  la  Normandie  n'a  pa«  eu  besoin 
de  défendre,  mais  à  laquelle  elle  s'associe  bien  sincèrement.  C'est  une  lettre 
adressée  par  M.  le  sénateur  préfet  de  la  Seine-Inférieure  à  notre  collabo- 
rateur M.  André  Durand. 

(1)  Il  en  est  de  même  du  côté  du  faubourir  Saint-Sever. 


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—  591  — 

<x  Monsieur, 

»  Bien  que  parvenue  dans  mes  bureaux  au  moment  do  la  clôture  de  la 
»  session ,  je  me  suis  empressé  de  placer  sous  les  jeux  du  Conseil  général 
»  la  notice  que  vous  m'avez  adressée  sur  Tancienne  église  Saint-Laurent. 

n  Le  conseil  en  a  pris  connaissance  avec  intérêt,  et  je  me  fais  son  inter« 
»  prête  en  vous  remerciant  de  cette  attention. 

»  Agréez ,  monsieur,  l'assurance  de  ma  considération  très  distinguée. 

»  Le  sénateur  préfet  de  la  Seine-Inférieure , 

»  E.  Lb  Roy.  » 


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PUBLICATIONS  DIVERSES. 


E.  DE  LA  QuÉRiÈRB.  —  Salxitr-Andrë-de-larVille ,  ëglise  paroissiale  de  Rouen.— 
Rouen  et  Paris,  1862,  in-4<>,  pi. 

Cochet  (Vabbë).  —  Découverte ,  Reconnaissance  et  Déposition  du  Cœur  du  mi 
Charles  V,  dans  la  cathédrale  de  Rouen.  Havre,  1862,  in-8®,  pi. 

C.  HipPBAU.  —  Mémoires  inédits  du  comte  Levenour  de  Tillières  sur  le  coaur  d^ 
Charles  I".  Paris,  1862,  in-12. 

Lebeuvibr  (Fabbé).  —  Notice  historique  sur  la  commune  d*Aquigny  avant  1790. 
Evreux,  1862,  in-8»  pi. 

Lecomte  (rabbé).  —  Notice  sur  la  Grosse-Tour  du  Havre ,  dite  depuis  la  toor 
François  I".  Havre,  1862,  in-d»,  pi. 

—  Le  grand  Archevêque  Eudes  Rigaud  au  prieuré  de  Graville ,  à  Montivilliers  et 
à  SaintrNicolas-de-rEure.  Havre,  1862,  in-8°. 

Monte YREHAR  (Henri  de).  —  Charlotte  de  Corday.  Paris,  1862,  in-12. 

Vasnier.  —  Petit  Dictionnaire  du  Patois T^ormand  en  usage  dans  raiTondissement 
de  Pont-Audemeri  Rouen,  1862,  in-8^. 

Tous  ces  ouvrages  sont  en  vente  à  Rouen ,  chez  M.  A.  LE  BRUMENT,  libnire. 
quai  Napoléon ,  55. 


*ui(r:i   ~  IV  p.  B.  cAvxufttt    «rs  rsacstat.  S* 


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BEAUX-AATS. 


L'EXPOSITION 


DE    PEINTURE 


DE  ROUEN. 


La  dix-neuvième  exposition  municipale  des  Beaux- Arts  a  ouvert 
ses  portes,  le  premier  jour  d'octobre,  devant  un  public  empressé.  Il 
est  de  bon  ton ,  dans  un  certain  monde  d'esprits  chagrins  et  pré- 
venus, de  parler  sans  cesse  de  l'indifférence  de  la  province  en 
matière  artistique  ;  c'est  une  opinion  toute  faite  sur  le  compte  de 
laquelle  il  sera  bon  de  revenir. 

Cette  année  surtout ,  les  preuves  ressortiront  bien  évidentes,  la 

lumière  se  fera  pour  les  yeux  mêmes  les  plus  récalcitrants  ;  car 

l'administration  municipale ,  avec  cet  heureux  sentiment  d'initiative 

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—  634  — 

qui  la  caractérise  et  qui  la  guide,  a  voulu,  qu'à  Texemple  de  ce  qui 
se  passe  ailleurs,  un  droit  d'entrée  soit  prélevé  aux  portes  du  musée. 

Droit  modeste ,  aumône  insignifiante  que  personne  ne  refusera  de 
verser  sur  l'autel  sacré  de  l'art!  obole  naïve  et  simple  qui  peut 
donner  la  mesure  des  tendances  et  des  instincts  d'une  génération  et 
permettre  de  nombrer  et  d'exprimer  par  un  chiffre  la  somme  de  ceux 
qui  ont  conservé,  dans  notre  centre  industriel ,  le  culte  des  choses 
de  la  pensée. 

Il  y  aura  quelque  chose  de  touchant  à  voir  l'administration  supé- 
rieure répartir  en  achats  de  tableaux  ce  qui  lui  viendra  ainsi  du 
concours  de  tout  le  monde  ;  car  la  ville  n'entend  pas  payer  les  frais 
de  son  exhibition  au  moyen  de  ce  droit  d'entrée.  Que  chacun  donc 
vienne  jeter  son  offrande  dans  cette  bourse  à  tous  ouverte  !  c'est  peu 
de  chose  et  c'est  beaucoup  cette  petite  rétribution  !  C'est  une  toile 
de  plus  vendue,  c'est  le  bien-être  au  foyer  d'un  travailleur  nécessi- 
teux ,  c'est  le  soleil  et  c'est  la  vie  dans  un  intérieur  obscur,  la  joie 
et  l'orgueil  dans  les  yeux  ravis  d'une  femme ,  le  sourire  sur  les 
lèvres  d'un  petit  enfant. 

Car.  par  ces  temps  d'abaissement  et  de  préoccupations  matérielles, 
les  ouvriers  de  la  grande  famille  artistique  labourent  un  dur  sillon. 

Si  quelque  chose  nous  étonne ,  c'est  de  voir  encore  autant  de  fer- 
vents, autant  d'adeptes,  se  presser  aux  portes  de  ce  temple  auguste 
plein  d'éclairs,  mais  aussi  d'orages;  de  gloire,  mais  de  désillusions. 
11  faut  des  âmes  fortement  trempées  pour  résister  à  ce  courant  éner- 
gique et  forcené  qui  entraîne,  comme  une  proie,  le  siècle  tout  entier 
du  côté  des  satisfactions  mondaines,  et  nous  admirons  profondément 
tous  ceux  qui  regardent  en  haut ,  tous  ceux  qui  espèrent ,  tous  ceux 
qui  combattent.  Les  uns  disparaîtront  comme  la  fumée,  s'évanouiront 


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—  635  — 

dans  la  lutte ,  ne  laisseront  d'eux  ni  un  nom ,  ni  un  souvenir  ;  qu'im- 
porte !  Tous  auront,  par  les  sacrifices  de  leur  existence,  par  leur 
lente  agonie ,  par  les  terribles  enseignements  de  leur  mort ,  rendu 
témoignage  de  ce  qui  est  la  vérité. 

D'autres  plus  heureux  aborderont  à  la  terre  promise.  Fortune, 
dignités ,  estime  publique ,  tout  les  viendra  récompenser  d'avoir  eu 
foi  dans  les  promesses  d'une  nature  privilégiée,  dans  lès  mystérieuses 
voix  qui  les  poussaient  en  avant  et  dans  la  religion  impérissable  de 
la  France  pour  tout  ce  qui  est  grand,  honnête  et  beau. 

Toutes  ces  excitations  enflamment  aujourd'hui  plus  que  jamais 
une  foule  d'ardentes  et  nobles  convoitises.  La  grandeur  du  résultat 
est  telle ,  qu'au  risque  de  se  rompre  le  cou  chacun  veut  escalader  la 
montagne  sainte.  Toutes  les  audaces  sont  généreuses  quand  il  s'agit 
d'art  et  d'idéal  :  les  chutes  ne  sont  pas  grotesques  dans  cette  course 
débordante  des  âmes  à  travers  l'infini.  Dans  la  mesure  des  forces  de 
chaque  individu,  toute  tentative  pour  s'élever  est  au  même  degré 
respectable.  Tel  sera  serv-i  par  des  muscles  d'élite,  tel  autre  par  les 
facilités  du  chemin ,  qui  ne  vaudront  pas  mieux  dans  la  balance 
surhumaine  que  l'infirme  et  le  maladroit  restés  en  arrière  sur  la 
route. 

Pour  nous,  les  artisans  doivent  être  honorés  à  l'égal  des  maîtres, 
au  point  de  vue  de  la  considération  qui  s'attache  au  métier.  Gens  de 
plume,  sculpteurs,  peintres,  tous  enfants  de  la  même  famille,  tous 
amants  de  la  même  maîtresse ,  la  beauté ,  se  doivent ,  à  notre  sens, 
appui  et  assistance. 

Nous  ne  sommes  pas  des  étrangers  pour  vous,  qui  travaillez  là-bas 
à  faire  passer  sur  un  lambeau  de  toile  la  mélancolie  d'un  paysage 
désolé ,  ou  quelque  grande  scène  de  l'histoire  de  l'humanité  •  Nous 


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—  636  — 

nous  sommes  promenés,  ô  Ruysdaël ,  dans  les  solitudes  brumeuses 
de  tes  paysages  d'hiver  ;  nous  nous  sommes  assis  pour  méditer,  ô 
Raphaël,  sous  les  portiques  tout  grands  ouverts  de  ton  Ecole  d'Athèms  ! 
Nous  avons  senti ,  maîtres,  passer  en  nous,  attentifs  et  muets,  l'ombre 
de  vos  pensées  ;  nous  nous  sommes  pénétrés  de  vos  œuvres,  et  dans 
la  limite  qui  sépare  notre  petitesse  de  votre  grandeur,  nous  avons 
éprouvé  les  émotions  qui  vous  avaient  animés ,  nous  avons  senti 
battre  dans  nos  poitrines  les  mêmes  passions,  aux  crins  épars,  dont 
les  ailes  en  feu  vous  emportèrent.  Tous  ceux  qui  de  loin  vous  suivent, 
nous  les  aimons  en  mémoire  de  vous,  et  nous  les  respectons  parce 
qu'ils  vous  honorent.  Le  même  culte  nous  a  réunis,  et  nous  resterons 
fidèles  au  souvenir  de  cette  adoration  fervente ,  qui ,  devant  la  même 
idole  vénérée,  a  établi  les  liens  de  cette  sympathie  charmante  ;  aussi, 
nous  regardons  comme  une  bonne  fortune  la  part  qui  nous  revient 
aujourd'hui  de  rendre  compte  ici  de  l'Exposition  artistique  de  Rouen. 
Nous  avons  signalé  une  des  innovations  apportées  cette  année  par 
l'administration,  le  droit  d'entrée  ;  mais  est-ce  à  dire  que  le  dernier 
mot  soit  prononcé,  et  que  nous  sommes  arrivés  à  la  perfection  ?  Non, 
sans  doute.  Avec  les  meilleures  intentions  de  bien  faire,  une  exposi- 
tion des  Beaux-Arts  ne  peut  être  complète  dans  le  local  étroit  et  mal 
éclairé  du  Musée.  De  plus,  les  étrangers  sont  privés,  pendant  la 
durée  de  ces  solennités,  de  la  vue  des  toiles  qui  sont  le  fond  des 
collections  municipales,  et  c'est  parfois  une  déception  qui  se  com- 
prendra facilement.  Tant  qu'il  ne  se  sera  pas  trouvé  un  admirable 
spéculateur  pour  nous  édifier,  par  quelque  combinaison ,  un  local 
spécial  pour  les  expositions  et  le  Musée,  il  restera  à  la  question  un 
grand  pas  à  accomplir.  Puisqu'il  est  aujourd'hui  surabondamment 
démontré  pour  tout  le  monde  combien  les  galeries  actuelles  de 


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—  637  — 

THôtel-de-Ville  se  prêtent  mal  au  bon  agencement  des  tableaux , 
on  aurait  voulu  voir  Tadministration  faire  Tessai  d'une  innovation 
qui  a  été ,  Tan  dernier,  tentée  à  Paris. 

Nous  voulons  parler  de  la  disposition  des  toiles  d'après  Tordre 
alphabétique ,  suivant  enfin  la  marche  du  livret. 

Il  y  a  beaucoup  à  dire  pour  et  contre  cette  manière  de  faire  ;  mais, 
quand  les  salles  d'exposition  se  présentent ,  comme  celles  de  notre 
Musée,  dans  de  mauvaises  conditions  pour  tous  les  artistes  ;  quand 
malgré  les  efforts  d'une  bienveillance  manifeste,  chacun  se  trouvera, 
avec  juste  raison ,  mal  satisfait  de  son  lot  ;  nous  émettons  l'opinion 
que  la  rigueur  mathématique  n'eût  pas  fait  plus  de  mécontents  et 
n'eût  pas  accompli  plus  de  bizarreries.  Du  côté  du  public ,  une  pa- 
reille amélioration  sera  toujours  favorablement  accueillie  ;  la  classi- 
fication par  numéros  simplifie  les  recherches  en  diminuant  la  fatigue 
des  visiteurs  ;  elle  réunit  et  concentre  les  termes  épars  d'une  com- 
paraison dont  la  résultante  se  dégage  de  cette  façon  plus  lumineuse  : 
il  y  a  plus  de  chances  de  tout  voir  et  de  bien  voir,  et  de  cette  manière, 
chacun,  suivant  ses  convenances,  embrasse  beaucoup  ou  se  restreint 
dans  un  petit  nombre  de  lettres  de  cet  alphabet  illustré. 

Si  l'on  veut  bien  se  rendre  compte  de  la  difficulté  que  l'on  éprouve, 
quand  il  faut  chercher  des  tableaux  perdus  dans  des  recoins  impéné- 
trables, personne  ne  sera  supris  de  l'insistance  de  nos  observations. 
Sans  citer  aucun  exposant  d'une  manière  spéciale  ,  nous  dirons  que, 
pour  tous ,  nous  avons  regretté  l'aménagement  de  fantaisie  qui  a 
présidé  à  la  distribution  de  leurs  œuvres.  Quand ,  à  la  mémorable 
exposition  universelle  de  1855,  les  maîtres  avaient  voulu  leur  salon 
spécial ,  ce  n'était  ni  par  un  sentiment  de  vanité  puérile  ,  ni  pour 
contenter  une  orgueilleuse  personnalité ,  c'était  pour  présenter  un 


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—  Ô38  — 

enseignement  plus  complet  et  rendre  plus  facile  à  tous  la  synthèse 
magnifique  de  leurs  travaux.  Dans  la  voie  de  progrès  où  marchent 
nos  expositions  municipales  depuis  quelques  années ,  à  l'aide  du 
concours  de  l'administration  et  du  patronage  généreusement  effectif 
de  la  Société  des  Amis  des  Arts  de  Rouen ,  il  est  bien  permis  d'es- 
pérer que  toutes  les  réformes  seront  pratiquées.  Le  droit  d'entrée 
est  un  de  ces  pas  en  avant  hors  du  sentier  de  la  routine  :  il  déci- 
dera ,  sans  doute ,  de  nouvelles  tentatives,  parmi  lesquelles,  nous 
n'en  doutons  pas,  une  des  premières  et  des  mieux  appréciées  sera 
celle  dont  nous  venons  de  parler,  qui  nous  semble  devoir,  en  pro- 
vince ,  réussir  aussi  bien  qu'à  Paris. 

Pour  nous,  qui  entreprenons  la  tâche  de  conserver  pour  la  Bévue 
le  souvenir  du  Salon  de  1862,  nous  demanderons  à  notre  lecteur  la 
permission  de  nous  guider  dans  ce  labyrinthe  avec  les  indications 
alphabétiques  du  livret.  Nous  avons  à  voir  plus  de  mille  tableaux,  et 
dans  cette  période  des  temps  que  nous  traversons,  où  chaque  genre 
empiète  sur  le  genre  voisin,  où  les  lignes  de  démarcation  s'effacent, 
nous  croyons  ne  pas  faire,  par  ce  moyen,  de  plus  mauvaise  besogne, 
qu'en  séparant  prétentieusement  par  ces  mots,  déviés  de  leur  sens  : 
Histoire,  Paysage,  etc.;  les  pages  de  notre  compte-rendu. 

A. 

M.  AccARD,  dont  le  nom  se  présente  tout  d'abord  à  notre  atten- 
tion^ est  un  artiste  consciencieux  dont  les  qualités  se  montrent  bien 
condensées  dans  Une  Scène  des  Femmes  Savantes  ;  il  y  a  autant 
d'analyse  du  cœur  humain  que  de  finesse  de  touche  dans  cette  petite 
étude,  toute  pleine  du  souvenir  des  personnages  de  notre  immortel 
Molière  ;  et  si  quelqu'éditeur  des  œuvres  du  grand  poète  se  permet- 
tait le  luxe  de  commander  à  M.  Accard  une  série  d'illustrations  pour 


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—  639  — 

les  comédies,  le  public  appréciateur  ne  lui  en  saurait  pas  mauvais 
gré.  —  Les  petits  portraits  en  pied  de  M.  Accard  ne  manquent  non 
plus  ni  de  distinction,  ni  d'élégance  :  nous  aimons  surtout  celui  de 
M.  le  comte  de  M. . .  où  Texiguité  de  la  toile  disparaît  eu  présence 
d'une  exécution  large  et  de  détails  excellemment  traités. 

Sous  ce  titre  :  Une  Chaumih^e  mix  environs  dlionflcur , 
M.  J.  AcHARD  recommence  une  fois  de  plus  le  voyage  des  peintres 
paysagistes  aux  sites  enchanteurs  de  notre  Normandie  :  il  s'est  bien 
inspiré  de  l'éclat  de  ses  feuillages  et  de  la  teinte  un  peu  nuageuse  de 
ses  horizons. 

Comme  cette  peinture  calme  et  modeste  nous  plaît  mieux  que  celle 
des  batailles  et  des  imiformes  !  Elle  n'aura  pas  le  succès  des  Chasseurs 
ff  Afrique,  de  M.  Aillaud,  et  sera  beaucoup  moins  regardée  que  Le 
Départ  de  Gênes  du  15"  de  ligne,  où  le  troupier  Français  marche  au 
pas  comme  dans  un  tableau  de  Bellangé,  mais  elle  subsistera 
davantage  parce  qu'elle  n'est  l'expression,  ni  de  la  mode,  ni  des 
tendances  particulières  d'une  époque. 

L'école  actuelle  est  riche  en  observateurs  attentifs  et  en  fervents 
admirateurs  de  la  nature  :  M.  Jules  André  est  un  de  ceux-là.  On 
revoit  toujours  avec  le  même  bonheur  ses  eaux  et  ses  arbres.  Que  ce 
soient  les  Bords  de  la Dordogne on  les  Bords  delà  Charente;  c'est  tou- 
jours le  même  talent  au  service  de  la  même  ame,  passionnée  jusqu'à 
l'excès  des  prodigieuses  grandeurs  des  paysages  de  son  pays. 

M*"'  Allard,  M"**  E.  Apoil  se  recommandent  par  le  soin  et  le 

goût  qui  éclatent  dans  leurs  Fleurs  et  dans  leurs  Fnnts;  vrais 

« 

ouvrages  de  femme  soignés  et  délicats  comme  une  broderie. 

Nous  avons  reconnu  une  puissance  indiscutable  et  des  effets 
grandioses  dans  les  Dessins  au  fusain  de  M.  Appian  :  nous  les  préfé- 


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—  640  — 

rons  à  ses  tableaux  que  nous  trouvons  moins  fondus  et  moins  har^ 
monieux. 

Dans  lesAdieiix  de  Raphaël  à  sa  mkcj  de  M.  Adolphe  Aze,  l'élève 
de  Robert  Fleury  se  fait  vainement  chercher.  L'expression  et  la 
sincérité  des  figures,  la  parfaite  mise  en  scène,  ce  ton  général  de 
franchise  et  de  vérité  qui  éclatent  si  bien  dans  les  ouvrages  de  ce 
maître,  manquent  absolument  ici.  Heureux,  M.  Aze,  s'il  avait  su 
donner  au  plus  important  de  ses  personnages  le  type  élevé  qui  lui 
convenait!  Son  Raphaël  est  d'un  trivial  qui  surprend.  C'est  pourtant 
une  figure  de  prédilection  pour  tous  ceux  qui  manient  l'ébauchoir  ou 
le  pinceau.  M.  Adolphe  Aze  fait  mieux  d'ordinaire,  beaucoup  mieux 
même;  aussi,  est-on  tout  surpris  quand  il  faut  constater  avec  lui  un 
insuccès. 

B. 

Le  Matin. — M.  Léon  Bailly  nous  le  fait  toucher  du  doigt  sous  la 
figure  d'une  jeune  femme  qui  s'étire  les  bras  en  sortant  du  lit  :  c'est 
aussi  poétique  et  beaucoup  plus  vrai  que  les  aurores  en  écharpe  de 
nos  aïeux,  et  nous  préférons  cette  solide  anatomie  qui  montre  ses 
formes  à  ces  apparitions  en  maillot  rose  qui  cherchent  à  cacher  on 
ne  sait  quoi.  —  Les  deux  autres  toiles  de  M.  Bailly  sont  aussi 
vigoureusement  construites  que  cette  vivante  petite  étude.  EUes 
s'intitulent  :  la  Méditation  et  YAl/ée  des  Cerisiers.  Le  sujet  en  est 
peut-être  moins  plaisant  à  voir,  mais  elles  possèdent  au  même  point 
les  mêmes  qualités  de  touche,  de  couleur  et  de  dessin. 

Ce  n'est  pas  d'aujourd'hui  que  M.  Balfourier  compte  parmi  les 
bons,  les  Salines  du  Var  et  le  Ptnts  de  Saint-Pierre  d  H  y  ères  nous  le 
montrent  tel  que  nous  le  connaissons,  imitateur  habile  et  scrupuleux 
de  notre  riche  nature  méridionale. 


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—  641  — 

Il  ne  faut  désespérer,  nous  l'avons  dit,  ni  du  goût,  ni  des  tendances 
artistiques  de  la  province.  Ce  qui  est  grand  aura  toujours  le  privilège 
de  parler  haut  et  de  provoquer  l'émotion.  Ces  théories  nous  revien- 
nent à  la  pensée  à  propos  de  la  Malvina  de  M.  Barri  as.  «  Malvina 
«  accompagne  Ossian,  aveugle,  sur  la  tombe  d'Oscar,  fils  d'Ossian, 
«  son  époux.  L'ombre  d'Oscar  apparaît  sur  les  nuages  et  entretient 
«  Malvina  de  la  vie  future.  »  Cette  scène  rendue  avec  un  sentiment 
contenu  et  une  puissance  toute  latente  ,  sans  appareil  fantas- 
magorique, ni  trucs  usités  en  pareil  cas,  séduit  et  attire,  comme  tout 
ce  qui  est  simple,  avec  une  incomparable  énergie.  La  pâle  figure  de 
Malvina  respire  «  l'air  plein  d'espérance  »  dont  rêve  quelque  part  le 
poète  des  Nuits \  et  l'ombre  qui  lui  parle  à  l'oreille,  n'est  pas  plus 
aérienne  que  la  fille  de  la  terre  écoutant,  souriante  et  ravie,  cette 
voix  du  tombeau.  La  couleur  employée  par  M.  Barrias  est  grise 
comme  la  lueur  d'un  crépuscule  d'été  ;  mais  les  maîtres  ont  le  secret 
d'être  fantastiques  tout  en  restant  humains,  d'être  sublimes  sans 
devenir  obscurs.  La  Malvina^  dessinée  aussi  bien  que  pas  un  des 
Exilés  de  Tibère ,  est  une  des  grandes  œuvres  de  l'Exposition  de 
Rouen  :  nous  émettons  le  vœu  de  la  voir  conserver  à  notre  ville. 

Nous  avons  vu,  à  plusieurs  reprises,  la  foule  s'arrêter  devant  les 
Autrichiens  et  les  Zouaves  de  M.  Eugène  Bellangé.  La  Garde  à 
Magenta,  les  Grenadiers  en  tirailleurs,  le  Combat  de  Kovf/hil  nous 
donnent  manifestement  la  preuve  que  AL  E.  Bellangé  est  lo  digne 
héritier  des  traditions  paternelles  et  qu'en  lui  la  race  n'a  pas 
dégénéré. 

Puis  voici  dans  une  sphère  moins  officielle  toute  une  série  de  bons 
travaux  :  le  Départ  pour  les  champs  y  de  M.  Bknard;  —  la  Plage  de 
Pourville,  de  M.  Bentabole,  où  la  belle  Madame  de  Longue  ville 


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—  642  — 

rf^chauffa  devant  Taire  du  presbytère,  par  une  nuit  delà  Fronde,  ses 
membres  transis  de  froid  ;  —  la  Demoiselle  ^  frsuche  incarnation  d'une 
page  deBrizeux,  parM^'BERTAUT;  — Un  Incendie  en  mer  y  scène  d'une 
horreur  sinistre ,  par  M .  Berthélem  y  . — On  regarde  avec  satisfaction 
la  Chèvre  Amalthéej  de  M.  Célestin  Blanc,  et  surtout  cette  immor- 
telle aux  bras  de  neige  qui,  de  ses  mains  divines,  tire  le  lait  de  cette 
bote  légendaire.  M.  Blanc  nous  montre  aussi  un  Petit  Savoyard  et  une 
Femme  couchée  dans  im  })aysage.  Le  Savoyard  n'a  pas  ime  kop 
mauvaise  figure,  c'est  apparemment  depuis  qu'il  est  devenu  Français; 
mais  comme  cette  gaillarde  étalée  dans  des  feuillages  est  autrement 
traitée  et  plus  agréable  à  voir. 

Le  soleil  se  couche  avec  une  vérité  saisissante  dans  les  Paysages 
bretons  de  M.  Alex.  Bluhm,  presque  aussi  bien  que  coule  la  Seine 
dans  la  Vue  prise  à  Saint-Ouen^  par  M.  Auguste  Bohm.  Quand  la 
nature  est  saisie  ainsi  sur  le  fait  et  rendue  avec  cette  fidélité  surpre- 
nante ,  elle  est  presque  aussi  réjouissante  à  contempler  dans  ces 
œuvres  humaines  que  dans  le  grand  ouvrage  de  Dieu. 

Les  Nymphes  au  bain  sont  deux  admirables  filles,  Tune  blonde, 
l'autre  brune,  encadrées  dans  des  fleui^s  et  de  la  verdure  avec  cet  art 
infini  dont  M.  Louis  Boulanger  a  gardé  si  bien  le  secret.  Trans- 
parence do  la  chair,  éclat  de  la  jeunesse,  pureté  et  suavité  des  lignes, 
toutes  les  beautés  et  toutes  les  grâces  se  sont  réunies  dans  ces  corps 
charmants,  créés  par  la  fantaisie  à  la  honte  éternelle  de  la  réalité. 
Nul  satyre  impudent  ne  vient  mêler  à  cette  aimable  scène  la  grimace 
de  son  profil  de  bouc.  Ces  créatures  surnaturelles  savent  qu'elles 
sont  belles,  et  c'est  pour  cela  sans  doute  qu'elles  se  drapent  si  bien 
dans  leur  déshabillé  plein  de  mollesse  en  attendant  le  jeune  dieu,  qui 
pour  les  voir,  va  sortir  des  ondes  ou  des  roseaux. — Les  Pi fferarisonx 


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—  643  — 

moins  réussis  :  la  perspective  s'explique  mal  et  il  y  a  discordance 
entre  les  personnages  du  premier  plan  elles  édifices  du  second.  Ceci 
est  assurément  fâcheux;  car,  dans  cette  pléiade  de  joueurs  de  corne- 
muse, ceux  de  M,  Louis  Boulanger  sont  les  mieux  dessinés  et  ils 
descendent  en  bien  directe  ligne  des  gorges  de  l'Apennin. 

Nous  passerons  assez  rapidement  devant  la  Paysanne  romaine,  de 
M.  Victor  BoYENVAL,  d'une  couleur  trop  épaisse  et  trop  dure. — La 
Jeune  Mère,  de  M"*  Bourges,  est  d'un  modelé  presqu'insuffisant  et 
qui  ne  se  conçoit  guère.  Voici  encore  :  une  Vue  à  Fontainebleau , 
de  M.  J.  Bremond,  et  une  Cour  dans  le  Khan  de  la  sultane  Validé,  de 
M.  Fabius  Brest,  dont  la  couleur  nous  semble  de  pure  convention. 
C'est  que  l'art  n'a  pas  dit  son  dernier  mot  quand  la  main  de  l'ouvrier 
a  tant  bien  que  mal  dessiné  des  arbres  et  brossé  des  ciels,  quand  un 
coup  de  pinceau  frappé  sur  la  palette  magique  a  fait  éclore  des 
maisons  turques  dans  un  orient  de  fantaisie.  La  vérité,  qui  n'est  pas 
précisément  le  réalisme,  a  ses  exigences  impitoyables,  auxquelles 
les  plus  habiles  même  ne  se  peuvent  soustraire  sans  perdre  à  plaisir 
une  partie  de  ce  qui  est  leur  force. 

M.  E.  Brevière  est  toujours  le  graveur  irréprochable  et  minutieux 
par  excellence.  Tout  le  monde  a  pu  voir,  avant  l'exposition,  dans 
les  œuvres  tant  appréciées  de  notre  honorable  collaborateur,  M.  de 
la  Quérière,  les  belles  exécutions  faites  par  M.  Brevière  des  quelques 
monuments  du  vieux  Rouen  atteints  par  l'inilexible  niveau  des  rues 
nouvelles.  Saiiit-Martin-sur-Renelle,  Saint-André-de-la-Villo,  Saint- 
Jean  ,  grâce  à  M.  Brevière  et  grâce  aussi  à  leur  vénérable  historien, 
ne  sont  pas  a  jamais  perdus,  et  nous  pouvons  dire  que  la  mémoire  de 
ces  plendides  édifices  est  conservée  aujourd'hui  pour  l'avenir  d'une 
manière  ineffaçable. 


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—  644  — 

Nous  aimons  beaucoup  les  animaux  de  M.  Brissot  de  Warville, 
surtout  ses  Montons  en  troupeau  ;  il  y  aurait  bien  pourtant  une  cer- 
taine poussière  qui  gagnerait  à  être  un  peu  plus  soulevée  et  moins 
compacte.  Les  moutons,  —  vrais  moutons  de  Panurge ,  n'y  regardent 
pas  de  si  près  et  marchent  là  dedans  de  bon  cœur  ;  n'importe ,  ce 
tourbillon  enfariné  n'est  pas  assurément  ce  qu'on  peut  appeler  un 
/«/âf^é?  de  poussière. — En  revanche,  le  Steeple-chose ,  de  M.  Brown, 
est  enlevé  comme  un  coup  de  vent  parti  du  plus  profond  de  la  ca- 
verne d'Eole.  Quelle  tempête,  bon  Dieu!  et  quelles  enjamb($es! 
c'est  à  craindre  que  ces  brèves  gens  n'aillent  se  rompre  le  cou  de 
l'autre  côté  de  la  bordure. 

M.  Emile  Bujon  est  un  travailleur  qui  arrivera,  si  les  circonstances 
lui  viennent  en  aide  ,  et  s'il  réussit  à  trouver  sa  voie  et  à  s'y  tenir. 
Voici  quelque  temps  déjà  que  nous  le  suivons  dans  ses  Études  de 
chevaux  et  dans  ses  peintures  de  batailles  ;  nous  applaudissons  avec 
plaisir  à  ses  essais ,  mais  nous  attendons  de  lui  toujours  quelque 
chose  de  décisif  et  de  complet.  Le  Coup  de  Tonnerre  et  le  Zouave 
blessé  sont  des  modèles  d'académie  qui  nous  donnent  la  certitude  que 
l'auteur  fera  bien  ,  quand  il  aura  su  adoucir  la  crudité  de  certaines 
couleurs  heurtées  et  rapprocher  davantage  son  dessin  de  la  réalité. 

Beaucoup  de  personnes  nous  en  voudraient  de  ne  pas  citer  le 
Petit  Poucet  et  le  Clmperon  rouge,  de  M.  Brochart,  et  nous  nous 
empressons  de  le  faire  dans  notre  ferme  et  constant  désir  de  ne 
manquer  ni  de  condescendance  ,  ni  de  respect  envers  ces  honnêtes 
pastels,  appelés  à  endurer,  comme  leurs  aînés,  tant  de  douleurs  sous 
les  jolis  doigts  des  petites  demoiselles  qui  en  feront  la  copie  pour  les 
grands  jours  de  la  pension  ou  de  la  famille. 

Passons  à  quelque  chose  d'un  peu  plus  vivant ,  d'un  peu  plus  réel. 


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—  645  — 

C 

Les  Bœufs  au  pâturage  et  les  Bœufs  à  V abreuvoir,  de  M.  Eugène 
Capelle  ,  sont  établis  sur  des  plans  d'herbes  et  de  verdure  d'une 
extrême  solidité.  Les  fonds  sont  lumineux  et  transparents,  sans 
éclats  et  sans  discordance  ;  les  ciels,  teintés  de  ces  lueurs  grisâtres 
particulières  aux  horizons  de  notre  France  du  Nord.  M.  Eugène 
Capelle  est  en  grand  progrès,  et  comme  la  distance  qui  sépare  son 
exposition  actuelle  de  celle  des  dernières  années  est  considérable , 
nous  ne  désespérons  pas  de  le  voir  bientôt  arriver  à  la  place  qu'il 
doit  occuper  un  jour,  et  où  l'appellent  des  travaux  poussés  avec 
conscience ,  de  parfaites  traditions  d'une  école  qui  restera  ime  des 
grandes  du  siècle,  et  une  dextérité  matérielle  destinée  à  l'aider 
puissamment. 

L'école  de  Rouen,  sous  la  direction  intelligente  d'un  artiste 
homme  de  goût  comme  M.  Morin ,  ne  peut  manquer  de  produire  de 
bons  élèves  et  M.  Carliez  donne  la  preuve  de  ce  qui  n'a  besoin 
d'être  démontré  pour  personne.  Le  Portrait  de  31.  C...  fait  le  plus 
grand  honneur  à  ce  jeune  homme,  car  en  abordant  un  genre  difficile 
il  a  su  être  correct ,  coloriste  suffisant  et  imitateur  habile,  ce  qui  est 
beaucoup  pour  un  début.  Le  jeu  de  la  physionomie  est  bien  rendu , 
les  mains  sont  étudiées  et  dessinées  ;  en  somme  ,  à  part  les  acces- 
soires assez  péniblement  agencés,  l'apparence  générale  est  satis- 
faisante et  ce  portrait  est  gros  de  promesses.  Avec  du  temps,  de  la 
persévérance,  la  fréquentation  des  ateliers  de  Paris,  le  contact  des 
maîtres,  nous  voyons  très  en  beau  l'avenir  de  M.  Cariiez. 

M.  Castan  est  un  peu  vaporeux  à  l'exemple  de  son  illustre  ini- 
tiateur, M.  Calame  ;  mais  quelle  ampleur  dans  ses  perspectives  ! 
Quelles  éclaircies  profondes  sous  les  arbres  de  ses  bois  !  Les  Environs 


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—  646  — 

de  Sion  en  Valais,  traites  dans  le  meilleur  style  de  la  grande  école 
paysagiste  moderne,  séduisent  à  première  vue  par  l'adroite  disposi- 
tion des  plans,  l'usage  intelligent  des  demi-teintes  et  le  sentiment 
de  bien-être  et  de  calme  qui  se  dégage  de  cette  nature  primitive  et 
presque  immaculée. 

Une  chronique  italienne  a  servi  de  thème  à  M.  Richard  Cavaro 
pour  nous  représenter  une  des  pages  les  plus  connues  de  l'histoire 
amoureuse  et  sanglante  de  la  Sérénissime  République  :  le  Mariage 
du  Doge  Marino  Faliero  dans  F  église  Saint-Marc.  <(  Marino  Faliero, 
»  âgé  de  quatre-vingts  ans,  venait  d'être  élu  doge,  quand  il  épousa 
»  la  belle  Angiolina  Badoëro ,  l'une  des  plus  gracieuses  filles  de 
»  Venise .  Le  vieux  doge  se  fit  revêtir  ce  jour-là  de  l'armure  qu'il  por- 
»  tait  au  siégo  de  Zara,  voulant  prouver  qu'il  était  encore  en  état  de 
»  défendre  la  jeune  épouse ,  qui  devait  être  bientôt  la  cause  involon- 
»  taire  de  sa  fin  tragique.  »  Comme  on  le  peut  voir  par  ce  préambule, 
M.  Richard  Cavaro  ne  choisit  pas  mal  ses  sujets  d'étude.  Venise  et 
sa  sombre  histoire ,  ses  puits  et  ses  lagunes ,  quelle  inépuisable  mine 
d'inspirations  fécondes  et  de  motifs  superbes  !  M.  Richard  Cavaro 
est  entré  tout  entier  dans  la  traduction  d'une  des  parties  de  ce  drame 
immense ,  qui  commence  aux  pieds  d'un  autel  pour  finir  au  billot 
ensanglanté.  Le  doge  descend  les  degrés  de  Saint-Marc  tenant  par 
la  main  sa  blonde  épousée ,  la  foule  s'incline  sur  son  passage,  s'em- 
presse autour  de  lui,  curieuse  et  ravie.  La  tête  du  doge  est  simple 
et  touchante ,  la  dogaresse  promène  d'assez  jolis  yeux  sur  la  mul- 
titude qui  l'environne.  Mais  pourquoi  tous  ces  gens  là  sont-ils  si 
bariolés?  Les  attitudes  sontfranches,  laperspective  observée  avec  soin, 
l'action  une  et  bien  groupée ,  mais  quel  singulier  abus  des  tons  roses, 
jaunâtres ,  vert-pomme ,  etc.  Nous  aurions  voulu  aussi  pour  une  scène 


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—  647  — 

pareille  une  toile  moins  microscopique:  il  y  aune  mesure  rigoureuse 
entre  le  sujet  qu'on  exprime  et  la  manière  de  l'interpréter,  et  nous 
nous  refusons  à  croire  que  la  peinture  historique  puisse  dignement 
s'écrire  avec  des  personnages  lilliputiens. 

Voici  une  très  excellente  sortie  d'église,  le  Dimanche  des  JRa- 
meanx  de  M.  Edmond  Castan.  Comme  tous  ces  visages  sont  simples, 
touchants,  honnêtes  !  De  vrais  fidèles  ceux-là  ! 

L'émotion  réelle,  cette  souveraine  preuve  que  l'artiste  a  touché 
le  but,  nous  l'avons  éprouvée  encore  devant  les  Saintes  Femmes^  de 
M.  Chamerlat.  Le  juste  vient  de  mourir ,  la  croix  se  dresse  dans  le 
crépuscule,  les  ombres  de  la  nuit  descendent  sur  le  Gol  gotha.  Heure 
lugubre  !  Les  femmes  ont  prié  pendant  cette  agonie ,  mais  quand  tout 
est  consommé ,  elles  descendent  la  sinistre  montagne  ,  témoins  accu- 
sateurs du  martyre  de  celui  qu'elles  ont  aimé.  Un  sentiment  religieux 
d'amertume  et  de  mélancolie ,  une  douleur  profonde ,  se  révèlent  dans 
leur  démarche  brisée,  dans  leurs  attitudes  funèbres.  C'est  bien ain^i 
qu'elles  ont  dû  revenir  du  Calvaire  ,  ces  saintes  femmes ,  Marie  et 
Marie-Madeleine  et  leurs  compagnes  préférées ,  silencieuses ,  pen- 
sives, désolées,  après  la  mort  ignominieuse  de  leur  fils  et  de  leur 
Dieu. 

Le  Christ  au  Jardin  des  Oliviers j  de  M.  Chassevent,  qous  paraît 
beaucoup  moins  dans  le  vrai.  Pas  d'invention  du  reste  dans  l'agen- 
cement de  la  scène;  une  étude  froide,  grise  et  incolore.  Nous 
préférons  à  ce  pastiche  sans  originalité  :  la  Soupe ,  une  fine  peinture 
de  genre  ;  le  Matin  et  le  Soir ,  deux  paysages ,  faits  de  verve  et 
réussis. 

Ce  qui  vaut  mieux  encore  que  les  arbres  de  M.  Chassevent,  ce 
sont  les  arbres  et  les  feuillages  de  M.  Théophile  Chauvel,  parce 


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—  648  — 

que  l'un  travaille  [en  homme  d'esprit,  qui  veut  montrer  qu'il  en  a, 
l'autre  en  laborieux  interprète  de  la  nature  poussant  jusqu'à  la 
minutie  le  soin  de  copier  fidèlement  ce  qu'il  voit.  —  Le  Passage  du 
gué,  la  Vue  prise  près  Saini-Cloudy  sont  tout  simplement  deux  ma- 
gnifiques choses  qui  accusent  le  maître  exercé,  sûr  de  lui-même,  ne 
cherchant  ses  effets  ni  dans  les  subtilités  ingénieuses,  ni  dans  des 
trompe-l'œil  passés  de  mode  et  ne  demandant  la  raison  d'être  de  son 
succès  qu'aux  grands  moyens ,  seuls  dignes  de  lui. 

Dans  un  gracieux  intérieur  pompéien ,  le  Peintre  de  Vases,  de  M. 
Chazal,  se  livre  avec  assiduité  à  son  occupation  élégante  :  il  exécute 
sur  la  panse  de  quelque  délicate  amphore  une  de  ses  peintures  de 
prédilection ,  une  toilette  de  Vénus,  une  bacchanale ,  ou  telle  autre 
scène  édifiante;  car  il  parait  absorbé  par  son  travail  et  content  de 
ce  qu'il  fait.  M.  Chazal  l'a  revêtu  d'une  large  draperie  blanche  qui 
prend  bien  les  sinuosités  et  les  inflexions  de  ce  qu'elle  recouvre,  et 
qui  se  casse  aux  articulations  en  plis  d'apparence  magistrale. 

Quelle  profondeur  à  perte  de  vue  ont  ces  dessous  de  bois  dans  le 
Jardin  de  l'Académie  de  France  au  Palais  MédiciSy  de  M.  Chifpl.vrt! 
Le  jeune  et  brillant  auteur  du  Faust  au  Combat  s' j  montre  tout  à 
la  fois  paysagiste  consommé  et  peintre  de  genre  impeccable.  Les  per- 
sonnages jetés  dans  ces  solitudes  grandioses,  avec  l'art  et  la  grâce 
de  ceux  qui  entourent  le  Poète  Florentin  de  Gabanel ,  sont  mer- 
veilleux de  bonne  tournure ,  comme  des  italiens  du  grand  siècle,  et 
frappants  de  réalité  dans  leurs  poses  si  variées.  11  n'y  a  pas,  on  le 
voit ,  de  difficultés  pour  M.  Chifflart  :  il  conçoit  ce  qui  est  grand  el 
il  exécute  comme  il  conçoit.  La  pâte  avec  lui  est  ferme  et  les  lignes 
vigoureuses,  les  perspectives  s'allongent  saisissantes,  les  ombres 
sont  portées  avec  ime  intelligence  toute  personnelle  et  qui  cons- 


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—  649  — 

# 

tîtue  sa  manière  propre.  Nous  lui  devons  le  plus  surprenant  et  Tun 
des  plus  admirables  paysages  de  l'exposition. 

Les  Buffles  dans  la  Forêt  de  Castel-Fusano  traînent  péniblement 
dans  un  chemin  effondré  des  troncs  de  pin  sur  un  mauvais  chariot  de 
campagne:  M.  Chifflart  a  vu  Rome  et  ces  tombées  de  jour  parti- 
culières à  la  grande  cité  quand  le  ciel  se  teinte  de  bleus  intenses.  Il 
a  reproduit,  avec  un  rare  bonheur,  ce  qu'il  a  si  bien  observé ,  si  bien 
compris ,  si  bien  senti.  Ce  serait  presque  puéril  dans  cette  réussite 
de  reprocher  à  M.  Chifflart  la  rectitude  et  l'immobilité  de  son  .atte- 
lage. Bien  qu'il  ne  faille  pas  oublier  que  nous  avons  en  présence 
un  animal  assez  lent,  il  y  a  dans  toute  la  composition  quelque  lour- 
deur et  quelque  somnolence,  et  malgré  notre  estime  très  grande  pour 
M.  Chifflart,  nous  nous  permettrons  de  consigner  ici  cette  objection 
que  nous  avons  entendue  ,  et  qui  nous  semble  ne  pas  manquer  abso- 
lument d'un  certain  à-propos. 

M.  Constantin,  qui  se  joue  des  bouillonnements  indociles  de  l'eau- 
forte ,  nous  a  donné  deux  vues  accentuées  du  Château  de  Courtomer. 
Ses  gravures  ne  nous  feront  pourtant  pas  négliger  ses  tableaux  :  on 
revoit  toujours  sans  lassitude  ses  Fruits  et  Gibiers,  et  nous  ne  man- 
querons pas  de  dire  qu'il  y  a  des  miracles  d'effet  dans  ses  petites 
aquarelles. 

Des  trois  tableaux  exposés  par  M.  Coomans  :  laRêoerie,  le  Bain  dans 
le  Vallon  et  les  Conseils,  nous  n'hésitons  pas  à  donner  la  préférence  au 
second. —  Le  Bain  dans  le  Vallon  se  distingue,  sinon  par  l'invention, 
au  moins  par  un  faire  d'une  habileté  consommée.  Deux  belles  jeimes 
filles  trempent  leurs  pieds  charmants  dans  un  ruisseau  pur  et  trans- 
parent comme  les  divines  blancheurs  de  leur  peau  ;  les  cheveux 

blonds  par  ici ,  bruns  à  côté ,  s'agitent  aux  soufles  tièdes  de  la  ma- 

42 


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—  650  — 

tinëe  qui  commence.  Des  empâtements  vigoureux  s'étendent  sur  les 
épaules  nacrées ,  et  concentrent  un  rayon  de  soleil  furtif  sur  cette 
belle  chair  fraîche.  C'est  dessiné  de  main  de  maître ,  posé  de  manière 
ravissante  ;  ce  bain  et  ce  vallon  ne  sont  à  vrai  dire  que  prétexte  à 
peindre  de  jolies  femmes,  et  sans  doute  rien  de  bien  neuf  n'apparaît 
en  tout  ceci  ;  mais  on  aime  à  voir  ces  contours  fermes  et  vigoureia 
reflétés  dans  une  eau  limpide. — M.  Coomans  dans  les  Conseils  mm 
présente  des  paysannes  napolitaines,  habillées  du  costume  tradi- 
tionnel où  le  gros  bleu  et  le  rouge  sombre  dominent.  Sans  doute , 
il  y  a  toujours  du  dessin  ;  M.  Coomans  n'est  pas  un  apprenti  à  ren- 
voyer à  l'école ,  mais  quelles  lourdeurs  de  touche  et  de  couleur  à 
côté  de  ces  finesses  de  la  ligne.  —  Nous  aimons  mieux  ce  qu'il  a  ap- 
pelé JRêverie.  Deux  femmes,  la  maîtresse  et  la  suivante,  en  costume 
de  fantaisie,  dans  un  intérieur  non  moins  fantaisiste.  Il  y  a  de  la 
grâce  naïve  et  de  la  sentimentalité  dans  ces  grands  yeux  bruns  qui 
fixent  quelque  chimère ,  qui  regardent ,  à  demi  voilés ,  quelque 
songe  aimé  flotter,  par  delà  ce  monde ,  dans  les  espaces  sans  bornes 
de  l'inconnu.  Le  prosaïsme  et  le  vulgaire  répugnent  aux  instincts 
de  M.  Coomans,  im  idéaliste  qui  sait  habiller  ses  méditations  du 
vêtement  d'or  qui  leur  convient;  à  la  recherche  de  pensées  abstraites, 
il  donne  à  ses  rêves  une  apparence  matérielle  et  saisissante ,  mais 
chez  lui  toujours  la  création  garde  au  front  la  marque  de  cette  terre 
d'élection  où  elle  a  pris  naissance. 

Si  nos  souvenirs  ne  nous  égarent  pas,  M.  Maurice  CossMAima 
choisi  la  spécialité  des  Ligueurs  et  des  Huguenots. — Son  32atin  de 
la  Saint-Barthélémy  y  sa  Bonde  de  Partisans  de  la  Liffue  onile  àéfmt 
de  provoquer  les  réminiscences  et  encore  l'extrême  désagrément 
d'être  traités  dans  un  ton  blafard  assez  peu  varié.  Beaucoup  d'ar- 


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—  651  — 

tistes  se  complaisent  toute  leur  vie  dans  la  reproduction  pure  et 
simple  de  la  même  œuvre  ;  ainsi  M.  Couder  refait  à  chaque  expo- 
sition le  même  petit  bouquet  ,  bien  frais,  bien  coquet,  bien  posé, 
sur  sa  petite  toile  fine  et  serrée.  Ce  n'est  pas  à  dire  que  les  Fleurs  et 
Fruits  de  M.  Couder  manquent  de  charme  ;  — nous  l'affirmerions  que 
personne  ne  nous  croirait;  —  quant  à  de  la  variété,  nous  n'en  trouvons 
pas  dans  ce  véritable  tirage  du  même  tableau  à  centaines  d'exem- 
plaires ,  et  nous  nous  refusons  à  admettre  que  là  soit  le  terme  et  le 
dernier  mot  du  talent.  M.  Couder  n'est  pas  heureux  du  reste  quand 
il  renonce  à  ses  fleurettes  et  à  ses  pâquerettes.  U Atelier  d'im  Peintre 
de  Batailles  est  un  magasin  de  bric-à-brac  assez  confus ,  rempli  de 
friperies  et  de  ferrailles  peu  amusantes.  La  loi  de  la  distance  est  mal 
observée,  il  y  a  une  perspective  impossible,  et  c'est  bien  du  temps 
perdu  pour  un  travail  sans  élévation,  comme  sans  résultats. 

M.  Couturier  a  conquis  sa  place  parmi  nos  bons  peintres  d'ani- 
maux. Dans  son  Faucon  chassant  un  Lièvre  il  a  su  réunir  les  qualités 
qui  font  apprécier  :  naturel  parfait ,  manière  sobre.  Le  terrain  incliné 
sur  lequel  court,  tout  effaré,  le  lièvre,  dont  le  sort  est  écrit  d'avance 
dans  les  yeux  figés  et  vitreux  de  son  ennemi ,  est  résistant  et  presque 
sonore.  On  voit  les  tournoiements  de  la  bête  de  proie  et  les  évolu- 
tions désespérées  de  l'animal  timide  ;  on  assiste  à  la  lutte  du  fort 
contre  le  faible,  de  l'audace  et  de  la  timidité.  Ce  ne  sont  que  des 
bêtes  et  pourtant  on  est  tout  surpris  de  se  sentir  vivement  intéressé 
par  ce  duel  étrange. 

Voici  que  nous  en  sommes  venus  au  tour  des  Vues  diverses  de 
M.  CouvELEY,  ardoisées  et  indécises.  Nous  ne  nous  y  arrêtons  pas 
davantage  parce  qu'elles  n'offrent  pas  un  grand  agrément  et  parce 
que  nous  avons  hâte  d'arriver  à  M.  Court. 


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L'an  304  de  notice  ère ,  sous  le  règne  de  Dîoclëtien,  Rome  assista 
à  un  étrange  spectacle.  Une  jeune  chrétienne,  Agnès,  respectable 
par  son  âge  et  par  sa  beauté,  fut  condamnée  à  être  exposée  nue  aux 
bêtes  du  cirque.  Au  moment  où  la  sentence  impudiqfue  allait  recevoir 
son  infernale  exécution,  les  cheveux  de  l'enfant  s'allongèrent  en 
manteau  et  cachèrent  aux  yeux  de  la  populace  les  grâces  naissantes 
de  la  victime.  Cette  légende  touchante  a  fourni  à  l'Algarde  le  sujet 
d'un  de  ses  plus  délicats  bas-reliefs  :  il  se  trouve  par  une  coïnci- 
dence heureuse  dans  les  caveaux  de  cette  église  de  la  place  Navone 
qui  s'élève  sur  les  gradins  mêmes  de  l'amphithéâtre  où  fut  accompli 
le  supplice  de  la  sainte. 

M.  Court  s'est  merveilleusement  servi  de  cette  histoire,  pour  en 
présenter  une  des  phases  lugubres ,  et  l'encadrer  dans  ce  forum  im- 
mense comme  la  grandeur  romaine.  Ce  n'est  pas  au  martyre,  c'est 
à  la  condamnation  de  sainte  Agnès  que  le  maître  nous  fait  assister. 
Ou  plutôt  ce  qu'il  a  voulu,  c'est  au  moyen  d'une  action  historique 
convenable  faire  revivre  après  quinze  siècles  le  fantôme  géant  couché 
dans  la  poussière.  Cette  restitution  de  la  ville  des  Césars  est  une  des 
plus  étonnantes  œuvres  .que  jamais  peintre  ait  osé  tenter.  Tous  les 
monuments  civils  et  religieux  du  Capitole  et  du  Palatin  se  dressent  au- 
dessus  du  forum  agité  et  tumultueux.  On  assiste  à  l'un  des  jours  les 
mieux  remplis  de  l'activité  du  peuple-roi.  La  foule  se  presse  en  on- 
dulations diverses  suivant  le  caprice  qui  la  mène  :  les  uns  écoutent 
l'orateur  qui  gesticule,  les  autres  cherchent  à  faire  tomber  un  salut 
de  la  litière  d'un  patricien.  On  parle,  on  vit,  on  intrigue,  dans  cette 
vaste  toile,  reflet  lumineux  d'un  temps  disparu.  Pendant  que  dans  le 
lointain  toutes  ces  passions  se  remuent ,  aux  premiers  plans ,  une 
femme  est  condamnée  au  dernier  des  supplices;  c'est  Agnès,  que 


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déjà  le  bourreau  suit  pas  à  pas  comme  une  proie  dont  le  sang  sera 
bon  à  respirer.  La  sentence  est  prononcée  ;  les  yeux  s'injectent  des 
mauvais  venins  de  la  vengeance  ;  et  dans  un  instant  celle  qui  doit 
mourir  va  faire  à  César  le  salut  suprême. 

Avec  Tart  consommé  dont  M.  Court  sait  toujours  faire  preuve,  il 
a  su  remplir  cette  toile  colossale  et  laisser  intacte  pourtant  la  part 
d'intérêt  supérieur  et  d'importance  première  qui  revient  au  Martyre 
de  sainte  Agnès.  La  scène  un  peu  en  longueur  peut-être  s'explique 
d'elle-même,  sans  commentaires.  Rome  sort  de  ses  ruines  de  bronze 
et  de  marbre  comme  au  meilleur  siècle  des  Empereurs.  L'eiFet  pro- 
duit est  imposant ,  considérable ,  grandiose  :  il  serait  plus  grand 
encore,  avec  une  disposition  plus  favorable  donnée  au  tableau,  tant 
au  point  de  vue  de  l'éloignement  qu'à  celui  de  la  lumière. 

Si  maintenant  nous  passons  aux  autres  travaux  exposés  par 
M.  Court,  nous  retrouverons  comme  par  le  passé  les  jolis  portraits 
de  jolies  femmes  dont  le  maître  à  gardé  la  spécialité;  même  grâce, 
même  exécution,  même  fini  dans  les  accessoires  :  les  yeux  et  les 
moires  resplendissent  à  qui  mieux  mieux,  comme  aux  plus  brillantes 
heures  de  la  jeunesse.  Nous  préférons  pourtant  au  portrait  de 
iH"*  de  5...  ou  à  celui  de  it/"*  de  M... ^  le  très  admirable  portrait  de 
M.  C...  où  le  peintre  a  concentré  autant  de  force  de  coloris  et  de 
dessin  qu'il  s'en  trouve  dans  fa  Mort  de  César. 

Nous  avons  remarqué  de  M.  Crauk,  Les  Capucins  de  Venise 
forgeant  une  croix.  On  croirait  que  l'auteur  s'est  souvenu  des  quatre 
fameuses  lumières  de  la  Prison  de  Saint-Pierre,  peinte  par  Raphaël, 
dans  une  des  chambres  du  Vatican,  et  qu'il  a  voulu,  en  petit,  donner 
une  idée  de  ces  effets  un  peu  cherchés. 


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D. 

Nous  aimons  beaucoup  les  fusains  de  M.  Daliphard;  nous  les 
préférons  dans  leur  robe  de  bure,  aux  toilettes  éclatantes  jetées  par 
M.  Daniaud  dans  son  Marché  et  dans  bb.  Bue  à  Alffej\ — Est-ce  que 
par  hasard  M.  Dansaert  serait  un  émule  de  M.  Meissonnier?  On 
serait  tenté  de  le  croire.  Les  Philosophes  sont  pris  un  peu  partout 
dans  la  série  des  personnages  nés  sous  le  pinceau  patient  de  ce 
maître  illustre.  L'imitation  est  trop  prochaine  et  se  sent  trop;  mais 
comme  elle  se  retrouve  jusque  dans  la  manière  de  M.  Dansaert,  ceci 
nous  réconcilie  franchement  avec  lui. 

Voici  quelques  natures  mortes  bien  étudiées  de  M"'  Louise  Darru, 
de  M.  P.  Delaunay,  —  et  de  M.  D'Herbes  ,  des  vues  asiatiques 
étrangement  curieuses  :  Le  Panorama  de  Bakou  et  le  Temple  Atesk- 
Gah^  où  brûle  le  feu  éternel. 

On  respire  la  maFaria,  cette  fièvre  particulière  aux  marais  Pon- 
tins  qui  a  si  bien  inspiré  M.  Hébert,  dans  la  Vue  prise  à  Terracinc, 
par  M.  Jules  Didier.  Cette  fois  c'est  en  des  mains  vaillantes  qu  est 
tombé  le  prix  de  Rome.  Nous  applaudissons  cordialement  aux  succès 
de  M.  Didier.  Quelle  atmosphère  mortelle  étend  ses  brumes  dans  la 
campagne  silencieuse  !  On  dirait  un  pays  frappé  par  la  foudre  et 
endormi  pour  ne  se  réveiller  jamais.  Les  lointains  s'estompent  de 
mornes  lueurs  crépusculaires  et  le  froid  des  tombeaux  enveloppe  ces 
maisons  qui  semblent  ne  devoir  plus  s'ouvrir.  Bien  que  M.  Jules 
Didier  nous  paraisse,  dans  cette  page  de  ses  études,  suivre  trop  à  la 
trace  M.  de  Curzon,  nous  n'hésitons  pas  à  mettre  la  Vue  de  Terra- 
cine  tout  à  côté  de  la  Villa  Mcdicis  de  M.  Chifflart. 

Dans  la  Défaite  nous  retrouverons  le  même  sentiment  profond  de 
la  nature   mélancolique.    Dans   un  ruisseau    passe    un    cavalier 


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barbare  retenant  à  côté  de  lui,  sur  le  dos  de  son  cheval,  le  cadavre 
de  quelque  frère  d'armes,  mort  en  combattant.  Dans  la  pénombre 
s'échafaude  l'armée  vaincue,  poursuivie ,  mais  se  retirant  en  bon 
ordre.  Nous  touchons  aux  approches  de  la  nuit;  les  montagnes  se 
couvrent  des  brouillards  bleuâtres  du  soir,  et  quelques  oiseaux 
perdus  dans  l'immensité  font  entendre  leur  cri  lugubre.  Les  chevaux 
s'avancent,  forts  et  nerveux  d'encolure,  comme  ceux  des  arcs-de- 
triomphe  et  des  bas-reliefs  antiques,  et  l'on  voit  tout  de  suite  que 
M.  Didier  a  contemplé  et  compris  le  bronze  équestre  de  la  place  du 
Capitole.  On  s'est  battu  tout  le  jour,  on  sent  la  fatigue  et  la  tristesse 
dans  cette  marche  funèbre  du  soldat  emportant  les  restes  défigurés 
de  son  compagnon  de  guerre.  11  y  a  des  merveilles  de  dessin  dans  le 
groupe  principal;  le  bras  gauche  du  cadavre  se  casse  avec  une 
vérité  surprenante,  pour  retomber  suivant  la  loi  que  la  pesanteur 
impose  à  toute  chose  inerte.  Les  pectoraux  sont  aussi  vigoureuse- 
ment linéamentés.  En  somme,  M.  Jules  Didier  a  renouvelé  avec 
talent  un  sujet  classique  ,  et  sa  composition  ne  rappelle  l'école 
que  dans  ce  qu'elle  a  de  bon,  de  puissant  et  d'élevé. 

Un  des  flamands  d'aujourd'hui,  M.  Dielman,  expose  un  Troupeau 
de  Moutotis]  M.  Dubois,  huit  paysages,  entre  autres  un  bel  effet  de 
Soleil  couchant  pris  en  Artois 

M.  DucHESNE  fait  à  M.  Dupuy-Delaroche  une  rude  concurrence 
comme  peintre  de  portraits.  Si  toutes  ces  figures-là  sont  ressem- 
blantes, nous  n'en  demanderons  pas  davantage  et  nous  partagerons 
la  satisfaction  que  semblent  éprouver  toutes  ces  honnêtes  personnes 
qui  ont  posé  par  exemple  sur  toute  la  ligne.  Mais  si  M.  Duchesne 
sort  de  sa  spécialité  pour  peindre  des  escaliers,  et  M.  Dupuy-Dela- 
roche pour  faire  des  tableaux  de  genre,  de  touche  lourde  et  pâteuse 


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comme  le  Conseil  du  Modèle,  nous  nous  empresserons  de  les  rap- 
peler tous  les  deux  à  leur  travail  de  prédilection.  Nous  citerons 
encore  ici  la  Mort  du  général  Marceau  y  de  M.  Dupray,  et  VAumôfie 
de  la  Mer  y  de  M.  Duval  Lecamus  :  ce  sont  choses  honorables. 

E.  F. 

Ce  que  M"*  Eudes  de  Guimard  a  intitulé  Passe-Temps  de  Jeiuie 
Fille  est  un  petit  sujet  plein  de  grâce,  de  fraicheur  et  de  délicatesse, 
traité  comme  il  a  été  rêvé. 

Les  Ruines  et  V Oberland  Bernois ,  de  M.  de  Fontenay  ;  Les 
Soleils  couchafiis  de  M"*'  Herminie  Faucher,  ont  le  charme  des 
grands  spectacles  naturels.  Les  Fruits  et  les  Gibiers  de  M.  de  Folle- 
ville  sortent  de  la  catégorie  des  études  dites  d'amateur.  M"*  Pauline 
DE  LA  FoREST,  M"'  DE  FoRESTiER,  M"*  EHsaFoRT,  uous  out  envoyé 
d'aimables  Paysages,  minutieusement  et  délicatement  touchés  :  on 
voit  facilement  que  de  petites  mains  ont  passé  par  là. 

La  Prise  (T habit  aux  Carmélites,  de  M"*  Amanda  Fougère,  attire 
tous  les  regards.  Il  y  a  de  quoi,  en  vérité,  elles  sont  si  jolies  toutes 
ces  religieuses  !  M"°  Amanda  Fougère  a  découvert  là  un  couvent 
bien  assorti. 

Nous  citerons  aussi  avec  honneur  les  Miniatures  de  M"''  Foulon  ; 
les  cartons  pour  une  peinture  murale  sur  la  Théogonie  des  Indous^ 
de  M.  FouLouQNE  ;  les  Zouaves  à  Palestro,  de  M.  Fourau  ;  les 
Moines  à  l'Etude,  de  M.  François  ;  la  Caravane  d  Boulak  et  le  Café 
Turc,  de  M.  Th.  Frère,  le  coloriste  ingénieux. 

Nous  voudrions  pouvoir  nous  arrêter  davantage  sur  toutes  ces 
œuvres  distinguées  que  nous  avons  vues  et  revues  sans  nous  lasser; 
mais  si  nous  n'avons  pas  éprouvé  le  moindre  sentiment  de  fatigue,  il 
n'en  est  pas  ainsi  de  notre  lecteur. 


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G. 

Arrêtons-nous  pourtant  un  peu  dans  cette  longue  S(?rie  accidente'e 
devant  la  Charité,  de  M.  Garin,  et  les  Sontrs  au  Couvent,  de 
M.  Armand  Gautier.  Tous  deux  sont  venus  se  retremper  dans  la 
pure  atmosphère  des  cloîtres ,  où  tant  d'âmes  élevées  s'éteignent 
contentes  d'une  vie  obscure  passée  en  faisant  le  bien.  La  Charité 
s'explique  à  première  vue  ;  les  Sœurs  de  M.  Gautier  ne  se  compren- 
nent pas  du  tout.  Il  y  a  sans  doute  grande  habileté  d'exécution  et 
prodigieuse  variété  d'attitudes,  mais  on  se  demande  inutilement  ce 
que  font  ces  femmes  errant  au  hasard  dans  un  jardin  triste  et  dénudé. 
Ce  que  nous  aimons  dans  ce  tableau,  c'est  le  souvenir  d'exception 
que  nous  lui  devons  :  il  nous  a  rappelé  le  faire  et  presque  l'agence- 
ment de  ces  Folles  de  la  Salpétriè^^e  qui  resteront  le  chef-d'œuvre  de 
M.  Gautier. 

Au  sortir  du  monde  chrétien,  le  hasard  de  la  lettre  nous  amène  en 
pleine  antiquité  païenne  devant  iVyw/ï/i^^/^a/y/'^?  de  M.  Giacomotti. 
Ce  n'est  pas  un  miracle  d'invention  que  cette  adorable  femme 
endormie  dans  l'auréole  de  ses  cheveux  dénoués  et  guettée  par  un 
faune  au  regard  oblique.  Mais  quelle  chair  blanche  et  transparente 
sur  le  bleu  de  cette  draperie  qu'on  dirait  découpée  dans  la  robe  d'une 
Vierge  du  divin  Corrége  !  Un  parfum  mêlé  d'antiquité  et  de  jeunesse 
se  dégage,  pénétrant  et  séducteur,  de  cet  assemblage  gracieux. 
Est-ce  dans  une  fresque  de  Pompeï,  ou  dans  une  toile  du  Caravage, 
que  M.  Giacomotti  s'est  inspiré  de  cette  figure  pleine  de  joie  et  de 
luxure  du  Sylvain,  de  cette  provocante  beauté  de  la  nymphe?  On 
dirait  qu'il  a  voulu  mettre  de  l'esprit  jusque  dans  le  feuillage  des 
arbres  et  dans  les  brins  d'herbe  foulés  par  le  chèvre-pieds.  Le  peintre 
a  donné  à  ses  personnages  une  résistance  extraordinaire  :  ce  ne  sont 


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pas  des  masques,  mais  des  visages  où  s'agite  la  passion,  c'est-à-dire 
la  vie.  Le  corps  de  la  femme  est  du  plus  admirable  modelé,  de  la 
grâce  la  plus  exquise  :  on  sent  circuler  le  sang  et  courir  sur 
l'opiderme  de  petits  frissons  nerveux.  Quel  avenir  on  découvre, 
éclatant  et  magnifique,  dans  les  œuvres  de  M.  Giacomotti,  s'il  reste 
lui-même,  artiste  vrai,  praticien  consommé,  coloriste  délicat.  Comme 
tous  les  bleus  sont  fondus  dans  la  draperie  qui  rehausse  la  peau 
charmante  de  la  nymphe;  comme  la  nuance  ocreuse  du  satyre, 
exalte  les  divines  blancheurs  qui  lui  font  opposition. 

La  mythologie  n'est  pas  la  seule  inspiratrice  de  M.  Giacomotti.  11 
a  voulu  aussi,  comme  tous  les  autres  qui  ont  un  grand  cœur  avec  un 
grand  génie,  tenter  cette  figure  idéale  de  la  Madeleine  repentante. 
Nous  nous  souvenons  trop  en  ce  moment  de  celle  de  M.  Paul 
Baudry,  pour  juger  sans  comparaison  la  Madeleine  qui  nous  occupe; 
•  nous  avons  les  yeux  encore  tout  remplis  de  la  souveraine  lumière 
que  projette  l'œuvre  du  jeune  maître;  nous  sommes  sous  le  coup 
d'un  éblouissement  qui  dure.  C'est  pour  ce  motif  sans  doute  que 
nous  avons  trouvé,  baignés  d'une  teinte  grisâtre,  les  repentirs  de 
Madeleine,  et  que  cette  peinture  sévèrement  conçue  nous  a  paru  un 
peu  apprêtée.  Dépêchons-nous  du  reste  de  voir  et  d'admirer  les 
commencements  de  M.  Giacomotti;  du  bois  dont  il  est  fait,  il  n'expo- 
sera pas  longtemps  en  province. 

M.  Glaize,  un  homme  arrivé  pourtant,  nous  a  envoyé  cette 
fameuse  PowDoyeuse  Misère  tant  appréciée  et  tant  vantée  au  dernier 
Salon  de  Paris.  Toutes  les  finesses  et  tous  les  tours  de  main  sont 
faciles  à  M.  Glaize  :  il  a  par  exemple  cerné  ses  figures,  d'im  trait 
noirâtre  qui  donne  à  sa  composition  un  relief  prodigieux,  et  noyé  ses 
personnages  dans  une  brume  indécise  qui  jette  sur  toute  la  scène  le 
jour  fantastique  qui  convient. 


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Pauvreté  !  pauvreté  !  c'est  toi  la  courtisane  ! 

comme  dit  notre  immortel  Alfred  de  Musset. 

La  PoiuDoyeuse  Misèi^e  entasse  ses  victimes ,  de  toutes  jeunes 
filles,  dans  le  char  mené,  à  grandes  guides,  par  un  Méphistophélès 
quelconque,  vers  les  sources  pleines  d'or  où  boit  la  corruption.  Les 
enfers  d'une  grande  cité  flamboient  dans  le  fond  comme  des  four- 
naises, le  terrain  se  dérobe  sous  les  pieds  des  chevaux,  l'abîme  va 
dévorer  ces  riches  et  luxuriantes  chevelures  où  se  seraient  embar- 
rassées les  ailes  de  l'amour.  Qu'importe  !  le  temps  est  ainsi  fait  et 
l'heure  passe  ;  ces  enfants  ont  peur  de  cette  sinistre  vieille  en  hail- 
lons ignobles,  et  puis  il  fera  froid  cet  hiver  au  foyer  de  la  mansarde, 
et  c'est  dommage  de  piquer  de  si  jolis  doigts.  Elles  sautent  donc 
désespérées  dans  l'équipage  resplendissant  où  les  appellent  les  éclats 
de  rire  de  leurs  compagnes  de  la  veille,  devenues  les  reines  du  jour, 
et  bientôt  il  n'en  restera  pas  une  seule  autour  de  cette  table  où  fume 
la  chandelle  modeste  des  intérieurs  laborieux. 

Cette  idée  grande  et  morale  a  été  traitée,  par  M.  Glaize,  avec  une 
incontestable  supériorité  :  toutes  ses  figures  sont  des  types  où  éclate 
la  lueur  d'mie  passion  mauvaise  ou  bonne.  Il  a  su  être  vrai,  sympa- 
thique et  touchant,  en  restant  gracieux  et  élégant  dans  ce  désordre 
de  vices  et  de  vertus.  La  jeune  fille  debout,  au  premier  plan,  le 
fuseau  à  la  main,  incertaine  de  ce  qu'elle  va  faire,  est  une  apparition 
radieuse  sans  doute  ;  mais  comme  celle  qui  s'est  assise  sur  les  genoux 
de  son  cocher  diabolique  ouvre  de  beaux  grands  yeux  de  biche 
effarée  ! 

Si  les  bruits  de  Salon  valent  quelque  chose,  on  dit  tout  bas  que 
M.  Glaize  remportera  le  prix  de  1 ,500  fr.  offert  par  la  ville  de  Rouen 
à  la  toile  capitale  de  son  exposition.  Le  jour  où  cette  bonne  nouvelle 


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nous  sera  officiellement  annoncée,  nous  nous  joindrons  sans  restric- 
tion aux  nombreux  admirateurs  de  Toeuvre  élevée  et  magistrale  de 
M.  Glaize,  pour  applaudir  des  deux  mains  à  une  récompense  si  bien 
gagnée,  si  intelligemment  départie. 

La  Société  des  Amis  des  Arts  de  Rouen,  en  achetant  pour  sa 
loterie  la  Pourvoyeuse  Misère j  de  M.  Glaize,  et  la  Malvim^  de 
M.  Barrias,  s'est  placée  au  premier  rang  des  cercles  artistiques  de 
France. 

On  Ta  dit  bien  des  fois,  toutes  les  noblesses  obligent.  Celle  de  la 
plume,  celle  du  pinceau,  à  l'exemple  de  celle  du  sang,  créent  des 
devoirs  rigoureux,  des  servitudes  impitoyables.  M.  Glâizb  fils  pro- 
met de  ne  manquer  ni  aux  exemples,  ni  aux  enseignements  pater- 
nels, et  sa  composition  de  Jacob  et  Rachel  nous  fait  augurer  favora- 
blement de  son  avenir. 

Citons  rapidement  un  Épisode  du  siège  de  Sèbastopol  de  M.  Grbllbt, 
où  les  soldats  se  battent  pour  de  bon  et  non  pas  en  figurants  de  pro- 
vince ;  \e  Faisan  indiscret j  de  M.  Grobon,  l'un  des  habiles  de  l'école 
de  Lyon  ;  le  Chartreux  déchiffrant  un  manuscrit,  de  M.  Grosclacdb. 
—  Mais  à  quoi  bon  cette  série  de  types  vulgaires  et  de  faces  triviales 
que  nous  montre  M.  L.  Grosclaude  à  propos  de  la  Lecture  d'un  bul- 
letin de  l'armée  d  Orient  ?  N'est-ce  pas  dommage  de  dépenser  du  talent 
et  du  temps  pour  arriver  à  un  pareil  résultat  bourgeois  et  insignifiant? 
La  Main  Chaude^  de  M.  Guérard.  En  voilà  un  sujet  humble,  si 
l'on  veut,  paysan  même  ;  mais  quelle  heureuse  et  franche  variété 
d'expression  dans  ces  honnêtes  et  rougeaudes  figures  !  Les  plaisan- 
teries du  village,  les  grosses  farces  normandes,  les  gaîtés  de  la  ferme, 
on  retrouve  tout  cela  dans  cette  petite  toile  où  la  couleur  n'est  pas 
de  première  finesse  peut-être,  mais  qui  déborde  de  verve  et  de  vérité. 


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—  661  — 

H. 

Nous  rangerons  au-dessous  de  cette  Main  Chaude^  mais  à  une 
place  honnête  pourtant,  V Intérieur  d'atelier  et  le  Fournil ^  par  M. 
Hadamard;  la  Leçon  d'amour j  de  M,  Halphen,  un.  panneau  tombé 
d'une  boiserie  de  la  régence,  et  les  dessins  à  la  plume  de  M.  Hamel. 
—  On  reconnaît  la  main  sûre  et  le  dessin  consciencieux  d'un  élève 
de  M.  Ingres,  dans  le  Vieillard  au  Poêle  et  VEcureuse,  de  M.  Hameltn. 
On  voudrait  néanmoins  plus  de  mouvement;  il  fait  froid  et  sombre  en 
tout  cela,  et  ce  défaut  empêche  les  très  excellentes  productions  de 
M.  Hamelin  de  parvenir  au  public. 

La  peinture  d'histoire,  fort  pauvrement  représentée  jusqu'ici,  a  un 
adepte  distingué  en  M.  Hamman.  Il  a  mis  dans  son  Premier  épisode 
de  la  journée  des  Dupes  toutes  les  qualités  constitutives  d'un  beau  ta- 
bleau de  ce  genre.  Trois  grandes  figures,  Louis  XIII,  Richelieu, 
Marie  de  Médicis,  suffisent  non  pas  seulement  à  occuper,  mais  à 
remplir  cette  vaste  toile  où  les  détails  d'ameublement,  de  costume  et 
de  couleur  locale  sont  traités  avec  la  même  intelligence  que  les  per- 
sonnages. L'expression  du  déplaisir  se  lit  couramment  et  sans  peine 
sur  la  figure  allongée  du  roi  et  de  la  reine-mère  :  le  cardinal  semble 
vexé,  mais  sûr  de  lui.  Il  flaire  déjà  les  dupes  qu'il  va  jouer,  et 
M.  Hamman  le  montre  bien,  dans  sa  faiblesse  et  dans  son  humilité 
apparente,  plus  fort  que  les  ennemis  puissants  dont  il  a  surpris  le 
secret. 

Reposons-nous  de  ces  intrigues  tortueuses  de  la  politique,  en 
suivant  dans  le  chemin  creux  où  elle  marche,  droite  et  élancée 
comme  une  statue  grecque,  la  Pileuse ,  de  M.  Hébert.  Le  peintre 
charmant  des  élégances  et  des  morbidesses  Italiennes  est  tout  entier 
dans  cette  magnifique  petite  œuvre,  signée  de  son  admirable  talent 


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—  662  — 

aussi  bien  que  la  très  célèbre  maVaria.  La  fileuse  s'avance,  le  buste 
un  peu  renversé,  avec  la  démarche  lière  et  aristocratique  qui  con- 
vient à  une  fille  de  Cervara,  portant  sur  sa  tête  le  pot  de  terre  rouge 
des  paysannes  romaines.  Cependant  le  lin  glisse  sous  ses  doigts,  et 
Tenfant  laborieuse,  insouciante  de  sa  distinction  de  reine,  jette  au  ha- 
sard ce  regard  de  sauvagesse  ou  d'impératrice  qu'il  faut  voir  briller 
aux  fêtes  de  Tivoli  ou  au  seuil  des  masures  du  Transtévère.  Attaches 
nerveuses  des  bras  et  du  cou,  ondulations  vivantes  de  la  taille,  profil 
de  déesse  ou  de  patricienne,  couleur  harmonieuse  répandue  sur  tout 
ce  riche  ensemble  comme  un  vêtement  de  pourpre,  tout  cela  fait  de 
la  Fileuse  de  M.  Hébert  une  de  nos  toiles  capitales,  si  humble  et  si 
ignorée  qu'elle  paraisse  dans  son  cadre  modeste  et  rétréci. 

Un  bon  sentiment  de  la  nature  au  repos  se  manifeste  dans  le  Rids' 
seau  à  Cliarancy^  de  M.  Hanoteau.  11  y  a  de  l'illusion  et  du  savoir-faire 
dans  les  Fruits  de  M"'  Hautier,  et  surtout  dans  le  IJêvre  mort  y  de 
M.  Jules  HÉDOu,  une  étude  consciencieuse,  éclatante  de  vigueur  et 
de  relief.  Nous  passerons  vite  devant  la  Lecture  et  Y  Heureuse  Fotnille 
de  M.  Paulin  Hébert,  pour  arriver  plus  tôt  à  M.  Georges  Hébert, 
lequel  a  exposé  vingt-cinq  tableaux  et  dessins  de  caractères  et 
d'ordres  très  différents  et  très  variés. 

La  jeunessse  débordante  et  pleine  de  sève,  impatiente  et  indisci- 
plinée comme  un  cheval  indocile,  rayonne  dans  toutes  ces  œuvres 
diverses,  saisissantes  de  coloris,  fantasques  et  bizarres.  Il  ne  faut  pas 
une  grande  somme  de  perspicacité  pour  reconnaître  en  M.  Hébert 
un  homme  incertain  qui  cherche  sa  route,  et  qui  croit  l'avoir  trouvée 
dans  le  sillon  lumineux  tracé  par  M.  Eugène  Delacroix.  En  suivant 
pas  à  pas  la  trace  de  ce  maître  illustre,  M.  Hébert  s'est  approprié 
déjà  une  partie  de  ses  procédés  et  de  sa  couleur,  et  il  a  joint  à  cette 


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manière  des  réminiscences  de  l'dcole  vénitienne  que  nous  avons 
retrouvées  surtout  dans  la  Femme  adultère.  Le  temps  est  passé  fort 
heureusement  des  déclamations  et  dos  querelles  d'école.  Le  nom 
d'élève  de  Delacroix  ne  correspond  plus  à  celui  de  maniaque,  et  ce 
n'est  plus  un  crime  de  s'extasier  Aewoxïile^  Massacres  de  Scioou  Ovide 
chez  les  Scythes.  Plus  que  tout  autre,  M.  Delacroix  fascine  avec  son 
organisation  dramatique^  et  nous  comprenons  fort  bien  qu'un  tel  maî- 
tre ait  séduit  un  jeune  homme  ardent  et  bien  doué.  Quand  l'élève 
sera  entré  plus  avant  dans  l'intime  assimilation  de  son  chef  d'école, 
que  les  étrangetés,  semées  à  dessein  par  une  personnalité  impatiente 
de  prendre  sa  place  au  soleil,  auront  disparu  devant  la  comtenplation 
des  modèles  antiques  et  le  premier  encouragement  que  donne  le  suc- 
cès; alors,  nous  espérons  que,  la  lumière  s'étant  faite,  M.  Hébert 
sortira  victorieux  des  empâtements  impossibles  et  des  incorrections 
de  ses  premiers  essais.  Nous  voudrions  pouvoir  le  suivre  dans  toutes 
les  phases  de  son  exposition  nombreuse  ;  car,  si  le  chiffre  ne  fait  rien 
à  TafFaire,  il  nous  révèle  une  des  aptitudes  particulières  de  M.  Hébert  : 
la  prodigieuse  facilité.  Mais  cette  course  serait  longue  et  il  nous 
manque  ce  qu'il  nous  faudrait  avoir  pour  la  faire  supporter  à  notre 
lecteur.  Nous  nous  restreindrons,  puisqu'il  le  faut,  à  l'examen  de  la 
Femme  adultère^  la  plus  grande  toile  du  Salon  après  le  Fomm^  de 
M.  Court. 

N'est-ce  pas  une  des  légendes  les  plus  touchantes  des  livres  saints 
que  l'histoire  de  la  femme  adultère  ?  Le  Christ  est  au  milieu  d'une 
populace  sauvage.  On  poursuit  de  menaces  la  pauvre  créature  qui  a 
failli.  Le  juste  se  recueille,  et  du  plus  profond  de  son  cœur  d'homme 
il  tire  cette  divine  réponse  qu'il  écrit,  silencieux,  dans  la  poussière  du 
chemin  :  —  «  Que  celui  d'entre  vous  qui  est  sans  péché  lui  jette  la 


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—  664  — 

première  pierre.  »  — Pourquoi  M.  Hébert  n'a-t-il  pas  respecté  reli- 
gieusement cette  histoire  et  nous  montre-t-il  Jésus  sur  un  haut  pérys- 
tile,  relevant  une  femme  prosternée  sur  les  degrés?  C'est  manquera 
la  vérité  et  à  la  tradition  pour  le  seul  plaisir  de  présenter  la  scène, 
non  pas  en  longueur,  comme  l'ont  fait  presque  tous  le  maîtres;  mais 
en  hauteur,  comme  personne  jamais  ne  l'a  dû  tenter.  Des  architec- 
tures grandioses  étendent,  dans  le  fond  du  tableau,  leurs  somptuosités 
de  marbre,  et  une  foule  bigarrée  se  presse  dans  les  entre-colonnes 
et  sur  les  marches  d'un  escalier  de  géants.  Un  poète,  pour  écouter  le 
dieu  fait  taire  sa  lyre,  pendant  que  la  pécheresse  humiliée  attend  dans 
une  pose  suppliante  les  paroles  de  pardon  qui  vont  la  sauver.  Une  fois 
faite  la  part  de  la  critique,  quant  à  la  transformation  fantaisiste  de  la 
légende,  nous  trouvons  dans  cette  composition  immense  de  sérieuses 
qualités  de  mise  en  scène  et  de  couleur  :  il  y  a  sans  doute,  et  nous 
ne  les  relèverons  pas,  des  lignes  à  rectifier  et  des  ovales  à  dessiner; 
mais  nous  ne  sommes  pas  jaloux  de  faire  la  leçon  à  M.  Hébert  pour 
des  points  et  des  virgules,  nous  aimons  mieux  dire  que,  malgré  ses 
imperfections,  la  Femme  adultère  n'est  pas  l'œuvre  du  premier  venu, 
et  qu'il  faut  posséder  en  soi  des  facultés  précieuses  pour  avoir  ainsi 
habillé  d'étoffes  luxuriantes  ce  drame  émouvant.  Que  M.  Hébert  ne 
se  laisse  pas  émouvoir  par  de  malveillantes  paroles,  et  qu'il  retouche 
certains  coins  de  sa  Femme  adultère^  à  ses  heures,  à  tête  reposée.  Il 
verra  qu'il  a  écrit  un  long  article  au  courant  de  la  plume,  et  que,  s'il 
prend  la  peine  de  se  relire,  il  en  peut  tirer  une  grande  page. 

Si  Watteau  revenait  au  monde,  il  serait  bien  surpris,  le  peintre 
charmant,  envoyant  quelle  vogue  entrepris  ses  sujets  préférés.  Sou- 
venirs galants  du  grand  siècle,  —  filles  d'Eve  aux  paniers  de  brocart, 
coups  d'éventail  donnés  par  de  blanches  mains  sur  des  lèvres  roses, 


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—  665  — 

petits  pieds  faisant  sonner  sur  le  sable  fin  de  Marly  le  talon  des 
mules  satinées,  parfums  de  l'ambre  et  des  billets  doux,  tailles  bien 
prises  dans  les  longs  corsages  gris-de-perle,  — mieux  prises  encore 
aux  détours  des  charmilles  par  un  bras  amoureux  ;  —  tout  ce 
monde  enchanté,  qui  nous  plaît  à  la  folie,  revit  et  ressuscite  dans 
les  différentes  compositions  intitulées  par  M.  Hébert  :  Yb,  Promenade j 
CythèrCj  YAveUy  une  Lettre. 

Nous  aimons  moins  t  Odalisque  y  Après  te  Bain.  On  n'improvise 
pas  l'Orient,  et  il  est  impossible  d'arriver,  par  l'intuition,  à  faire 
des  Bédouins  comme  ceux  de  Fromentin  ou  de  Marilhat.  La  Rue 
arabe  manque  de  profondeur  et  les  premiers  plans  ne  s'expliquent 
pas  :  le  jeu  des  traînés  d'ombre  n'est  pas  non  plus  très  heureux,  et, 
en  somme,  nous  conseillerons  à  M.  Hébert  d'aller  voir  se  coucher, 
au-dessous  des  ruelles  turques,  les  soleils  d'Orient,  avant  de  les 
peindre.  On  a  beau  sentir  en  soi  les  plus  belles  dispositions  de  colo- 
riste, il  y  a  des  spectacles  qu'il  faut  prendre  sur  le  vif. 

Avant  de  quitter  M.  Hébert,  nous  voulons  citer  le  HamaCj  une 
agréable  peinture  de  genre  ;  un  Portrait  d enfant  inachevé  mais 
qui  promet;  la  Jeune  Fille  peignant,  étude  cherchée  et  réussie. 
Nous  allions  omettre  un  Dessous  de  ôowlargement  et  vigoureusement 
brossé,  et  la  Mélancolie ,  une  mine  de  plomb,  mise  là  sans  doute  par 
M.  Hébertàl'adresse  de  ceux  qui  l'accusent  de  ne  pas  savoir  dessiner. 

M.  Hébert  prépare,  nous  a-t-ondit,  une  toile  gigantesque,  le  Cru- 
cifiement ^  dont  le  projet  fait  partie  de  son  exposition  actuelle.  Nous 
y  avons  surtout  remarqué  aux  premiers  plans  un  groupe  de  cavaliers 
qui  rappelle  la  manière  de  Rembrandt.  Quand  cette  colossale  entre- 
prise sera  menée  à  bonne  fin,  le  nom  de  M.  Hébert,  autour  duquel 

s'est  fait  cette  année  un  certain  tapage,  sera,  nous  en  avons  la  per- 

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--  666  — 

suasîon,  bien  près  d'obtenir  la  consécration  du  succès.  Ce  que  nous 
lui  souhaitons,  c'est  de  ne  pas  se  limiter,  —  esprit  original  qui  vit  et 
qui  ose,  —  dans  la  préoccupation  abstraite  de  la  couleur  et  dans 
l'imitation  servile  d'un  seul  maître,  si  triomphant  qu'il  soit.  Organisé 
comme  il  l'est,  M.  [Hébert  est  sûr  de  l'avenir  :  nous  en  émettions  la 
pensée  ailleurs,  il  y  a  deux  ans  ;  —  nous  l'affirmerions  aujourd'hui. 

M.  HÉNAULT,  un  compatriote,  l'un  des  meilleurs  élèves  de  M.  Morin 
et  de  l'école  de  Rouen,  fait  des  progrès  sensibles  et  que  l'on  aime  à 
constater.  U Époux  et  r Epouse  néanmoins  nous  semblent  froids  et 
académiques  et  nous  aimons  mieux  son  Portrait  de  Femme,  —  La 
grâce  et  le  parfum  des  fleurs  se  retrouvent  dans  les  Bases  et 
azaléas  de  M"'  Heuzé  aussi  bien  que  dans  son  Bouquet  peint  sur  por- 
celaine :  il  y  a  sur  tout  cela  le  reflet  et  la  fraîcheur  de  la  jeunesse. 

La  Poste  enfantine  et  les  Bulles  de  Savon  nous  donnent  la  preuve 
que  M.  HiLLEMACHER  n'est  pas  en  progrès.  Quand  on  a  eu  le  rare 
privilège  de  mettre  son  nom  au  bas  d'une  création  élégante  et  gra- 
cieuse comme  le  Courtisan  y  il  devrait  être  interdit  de  fabriquer  de 
pareils  prétextes  à  lithographies.  La,  Nature  morte  de  M.  de  Hbyder 
est  plus  forte  et  plus  résistante  que  ces  élucubrations  incolores  et 
l'artiste  a  su  la  douer  d'une  sorte  de  Vitalité.  Nous  ne  connaissions 
M.  HoLTZAPFFEL  quo  commc  paysagiste,  et  il  ne  nous  avait  pas  encore 
été  donné  de  l'apprécier  comme  peintre  de  genre.  Le  Retour  est 
une  idée  honnête,  rendue  sobrement  et  simplement.  Pas  de  bruit, 
pas  de  vaine  fumée  ;  le  calme  et  le  bonheur  de  la  famille  ouvrant  ses 
bras  à  l'absent,  c'est  tout  ce  qui  se  lit  dans  cette  conception  soignée 
et  délicate  qui  nous  montre  cette  face  du  talent  varié  de  M.  Holt- 
zapffelsous  le  plus  favorable  aspect. 

Jeanne  d'Arc  et  Marat  ont  le  sort  infortuné  de  souffrir  à  chaque 


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—  667— . 

exposition  quelque  nouveau  supplice.  L'héroïne  et  le  dictateur  ont 
été  tous  les  deux  impitoyablement  martyrisés  une  fois  de  plus,  et 
leursblessures  sont  à  ce  point  saignantes  que  nous  croyons  inutile 
d'insister  davantage. 

On  sera  toujours  bien  venu  en  nous  rappelant,  de  si  loin  que  ce 
soit,  une  des  œuvres  bien  aimées  de  M.  Paul  Baudry.  La  Fortune  et 
le  Jeune  Enfant,  peinture  sur  porcelaine,  par  M.  Hudel,  ne  donne 
pas  l'idée  assurément  de  la  toile  du  jeune  maître,  mais  c'est  un  sou- 
venir excellent,  et,  à  ce  titre,  nous  l'avons  rencontrée  avec  plaisir. 
Nous  sommes  en  droit  de  supposer  que  les  triomphes  de  M.  Hamon 
empêchent  de  dormir  M.  Humbert  :  La  Cigale  ayant  chanté  tout 
Fêté  eill  ne  faut  pas  jouer  avec  le  feu  sont  deux  idylles  agréables 
sans  doute,  mais  si  nous  pouvions  nous  permettre  de  donner  un 
conseil  à  M.  Humbert,  nous  lui  dirions  en  toute  franchise  de  regar- 
der plus  souvent  du  côté  de  M.  Gérôme  que  du  côté  de  M.  Hamon. 

J.  K. 

Les  fleurs  ne  se  discutent  pas  ;  on  les  regarde  ou  Ton  passe  indif- 
férent; il  n'y  a  pas  de  milieu.  L'artiste  a  réussi  ou  s'est  trompé. 
Quand  on  les  remarque,  il  est  presque  certain  qu'elles  valent  quel- 
que chose.  Nous  sommes  appelés  à  ces  observations  par  V Etude  de 
Roses,  de  M*'*  Jacob,  et  les  deux  Pastels,  de  M.  Juncker,  qui  nous 
ont,  à  l'improviste  et  à  plusieurs  reprises,  singulièrement  attirés. 

JJ Empereur  et  sa  Maison  militaire  à  la  bataille  de  Solférino,  par 
M.  Janet-Lange.  De  la  peinture  officielle.  Passons.  Vous  êtes  bien 
loin  aujourd'hui,  M.  Janet-Lange,  de  ces  débuts  brillants  où 
votre  empereur  s'appelait  Néron  disputant  le  prix  de  la  course  des 
chars.  Le  temps,  qui  modifie  les  goûts  et  les  tendances,  en  vous 
poussant  vers  les  régions  sereines  de  l'art  [de  commande,  vous  a 


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rendu  un  mauvais  service  au  point  de  vue  de  votre  réputation  d'ar- 
tiste. La  Bataille  de  Solférino  n'a  ni  mouvement,  ni  vie  :  tous  ces 
gens-là  font  la  guerre  comme  on  passe  une  revue. 

Il  serait  fâcheux  de  ne  pas  s'arrêter  devant  le  Moulin  sur  la  rivière 
(TYèreSy  de  M.  Knœpffli;  la  Communion  de  Jeanne  d'Arc  et  le 
Portrait  de  itf"'  de  L.j  par  M.  Ed.  Krug,  qui  montrent  à  première 
vue  le  dessinateur  habile,  exact  et  correct. 

Un  regard  aussi  sur  les  Falaises  de  M.  Kuwasseg,  qui  est  tou- 
jours le  peintre  de  marine  que  vous  savez.  Nul,  mieux  que  lui, 
n'étend,  sur  les  récifs  ruisselants  d'écume,  les  végétations  phospho- 
rescentes de  la  mer. 

Gustave  GOUELLAIN. 
(La  fin  à  la  prochaine  livraison.) 


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HISTOIRE. 

RECHERCHES  HISTORIQUES 

SUR 

LES  SIRES  ET  LE  CHATEAU 

DE    BLAINVILLE. 

MAISON  FALÉGRE. 

SUITE  (1). 


Sentinelle  avancée  de  Henri  IV  contre  Rouen  et  les  environs,  le  château 
de  Blainville  lui  était  encore  utile  pour  entretenir  ses  communications  entre 
le  camp  de  Darnétal  et  Dieppe,  son  quartier-général,  où  se  trouvait  l'admi- 
nistration financière  de  Rouen,  et  d'où  il  recevait  quelques  secours  par  la  mer, 
tantôt  des  Provinces-Unies,  tantôt  de  l'Angleterre.  En  ce  moment  encore, 
ce  château  devenait  de  la  plus  haute  importance  ;  car,  avec  certaines  petites 
places  de  guerre ,  telles  que  Gournay,  Neufchâtel ,  Gerberoy,  Aumale,  il 
servait  à  fermer  aux  ennemis,  postés  en  Picardie,  la  route  directe  vers 
Rouen,  qu'ils  affichaient  toujours  Tintention  de  secourir.  D'Alègre,  dévoué 
à  Henri  IV,  par  son  château,  sa  garnison  et  ses  expéditions  multipliées,  qui 
harcelaient  les  Ligueurs,  rendait  donc  d'éminents  services  à  la  cause  royale. 
Aussi  ce  prince ,  au  milieu  de  la  pénurie  du  trésor,  que  l'augmentation 
énorme  des  impôts  de  toute  espèce,  et  principalement  du  sel,  était  impuis- 

(1)  Voir  les  livraisons  du  31  juillet,  du  31  août  et  du  30  septembre. 


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santé  à  mettre  en  état  de  suffire  à  tous  les  besoins ,  avait-il  été  obligé 
d'aliéner  quelques  portions  du  domaine,  et  de  prier  le  Parlement  de  Caen 
de  fermer  les  yeux  sur  cette  infraction  aux  lois  du  royaume,  commandée  par 
la  nécessité.  Le  4  septembre  1591,  il  adressait  à  Caen  Tédit  de  vente,  avec 
une  lettre  explicative  qui  peint  sa  détresse  d'une  façon  saisissante  :  «  Nos 
»  amez  et  feaulx ,  nous  vous  envoyons  l'edict  que  nous  vous  avons  faict  pour 
»  la  vente  à  perpétuité  de  quelques  parties  de  notre  domaine ,  pour  nous 
»  subvenir  à  ceste  nécessité  présente  et  puissante  où  sont  nos  affaires; 
»  lequel  nous  ne  doubtons  point  que  vous  ne  trouviés  extraordinaire  et 
»  contre  les  loix  du  Royaulme  ;  mais  ce  vous  doibt  estre  un  grand  témoignage 
»  que  nous  sentons  le  mal  qui  oppresse  cest  Estât ,  arrivé  à  grande  extré- 
»  mité ,  puisque  nous  sommes  contraincts  de  nous  ayder  de  sy  extrêmes 
»  remèdes  (1).  » 

Comme  il  le  disait  au  Parlement  de  Caen  ,  dans  une  lettre  de  la  veille, 
l'entreprise  de  reconquérir  son  royaume  a  ne  se  pouvoit  exécuter  sans  une 
»  grande  et  forte  armée,  ne  un  sy  grand  amas  de  forces  subsister  longtemps 
»  sans  finances,  que  ils  pouvoient  sçavoir  estre  un  des  principaulx  nerfs  de 
»  la  guerre.  (2)  »  De  plus,  il  était  obligé  de  faire  des  dons  à  tous  ces  capi- 
taines qui  le  servaient  depuis  le  commencement  de  la  guerre,  sans  grande 
paye,  et  le  nombre  de  ces  dons  est  fort  considérable  sur  les  registres  delà 
Cour  des  Aides.  Il  est  vrai  qu'il  les  prenait  sur  les  biens  confisqués  aux 
Ligueurs  ;  mais  cette  destination  n'en  diminuait  pas  moins  les  ressources 
générales.  Pour  faire  face  aux  nécessités  présentes ,  il  lui  avait  fallu 
les  révoquer,  au  moins  temporairement,  pour  la  plupart.  Malgré  cela ,  les 
dons  faits  au  seigneur  de  Blainvillo  furent  maintenus ,  comme  le  prouve 
une  lettre  spéciale  adressée  par  Henri  IV  à  ses  trésoriers  de  Dieppe. 

a  A  noz  amez  et  feaulx  les  Président ,  trésoriers  généraux  de  France, 
»  establis  à  Rouen  ,  présentement  transferez  à  Dieppe. 

»  Nos  amez  et  feaulx,  nous  vous  auons  cy  devant  faict  expédier  nox 
»  lectres  pour  la  reuocation  des  dons  par  nous  faictz  des  fruictz  et  revenus 
»  de  ceux  de  la  ligue  de  vostre  généralité  pour  le  présent  quartier  d'octobre 
»  à  l'occasion  de  quoy  vous  auriez  faict  ou  pourriez  faire  difficulté  de  faire 
*)  jouir  les  sieurs  marquis  d'AUaigre  et  Ercigny  (3)  du  don  que  nous  leur 
»  auons  faict  des  biens  et  reuenuz  de  Rassent  et  Bourdeny  (4),  et  d'autant 

(1)  Lettres  missives  de  Henri  IV,  t.  III ,  p.  479. 

(2)  Id.  ibid.,  p.  478. 

(3)  Cest  ce  que  nous  avons  cru  lire.  Il  y  a  Ersigni ,  Arsigny,  Derchigny,  près  de 
Dieppe. 

(4)  Deux  membres  du  Parlement  ligueur  de  Rouen. 


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—  671  — 

»  que  nous  voulions  que  la  gratiffication  que  nous  auons  en  cela  use  à  leur 
»  endroict  aie  lieu  et  sorte  effect,  nous  vous  mandons  et  enjoignons  que 
B  vous  aiez  à  les  faire  jouir  et  user  pleinement  et  paisiblement  des  dictz 
»  dons  à  eux  faictz  suiuant  les  lectres  que  nous  leur  en  auons  faictz  expe- 
D  dier,  nonobstant  la  reuocation  par  nous  faicte  de  semblables  dons  pour 
»  le  dict  prosent  quartier  d'octobre  que  nous  ne  voulions  auoir  lieu  pour  leur 
»  regard.  Ains  les  en  avons  en  considération  de  leurs  bons  et  recommandables 
»  seruices  exceptez  et  reservez ,  exceptons  et  reservons,  à  quoy  vous  ne  ferez 
»  faulte ,  car  tel  est  nostre  plaisir.  —  Donné  au  camp  douant  Rouen ,  le 
»  dixième  jour  de  décembre  mil  cinq  cent  quatre  vingt  unze  (1).  » 

Signé  ((  Henry.  » 
Et  au-dessous   «  Foroet.  » 

Pareille  lettre  fut  adressée  au  lieutenant-général  du  bailliage  de  Caux , 
qui ,  en  vertu  des  ordres  reçus,  avait  dû  ,  non  moins  que  la  Cour  des  Aides, 
inquiéter  le  seigneur  de  Blainville  dans  la  possession  des  biens  enlevés  par 
lui ,  comme  nous  l'avons  vu ,  à  Rassent  de  Bapaume,  ce  conseiller  du  Par- 
lement ligueur,  si  ardent  dans  ses  plaintes  et  dans  ses  demandes  do  démo- 
lition contre  le  château  de  d'Alègre.  Celui-ci  avait  réclamé  auprès  de 
Henri  IV,  et  le  roi,  par  cette  exception  à  une  règle  presque  générale, 
attestait  l'importance  des  services  rendus,  et  donnait  la  mesure  de  la  recon- 
naissance qu'il  en  conservait ,  au  milieu  de  ce  pressant  besoin  d'argent  qui  le 
poursuivait  sans  cesse.  Non  content  de  cette  faveur,  il  l'éleva  encore  en  un 
poste  important ,  quand  il  Tiiivestit  du  gouvernement  de  la  ville  et  du  château 
de  Gisors.  Mais  cette  nomination  devait  avoir  pour  lui  les  plus  funestes 
conséquences,  comme  nous  le  verrons  bientôt. 

Par  sa  position  topographique ,  le  château  de  Blainville  ne  tarda  pas  à 
jouer  un  rôle  de  plus  en  plus  important,  lorsque  le  duc  de  Parme,  à  la  tête 
d'une  armée  espagnole,  se  mettait  en  devoir,  au  mois  de  février  1592,  de 
venir  attaquer  Henri  IV,  campé  à  Darnétal ,  et  tout  occupé  à  faire  le  siège 
du  fort  de  la  côte  Sainte-Catherine  et  à  bloquer  Rouen.  Incertain  de  sa 
marche,  Henri  surveillait  l'ennemi  et  déployait  la  plus  grande  activité. 
Le  5  février,  il  livrait  le  combat  d'Aumale,  où  il  fut  blessé  ;  le  6,  il  était  à 
Neufchàtel.  De  là,  il  tira  vers  Dieppe  et  alla  à  Saint- Aubin-le-Cauf,  où 
Groulart,  le  premier  président  de  la  fraction  royaliste  du  Parlement  de 

(1)  Cette  lettre,  extraite  des  Registres  de  la  Cour  des  Aides  de  Rouen  ,  ne  figure  point 
dans  les  Lettres  missives  de  Henri  IV,  éditées  par  M.  Berger  de  Xivrey.  Elle  n'est 
même  pas  mentionnée  à  la  Table  des  lettres  non  impnmées,  dressée  à  la  fin  du  volume. 
Elle  parait  donc  être  publiée  ici  pour  la  première  fois. 


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—  672  — 

Normandie ,  séant  à  Caen ,  possédait  une  belle  maison  de  campagne,  que 
Bassompierre  avait  sauvée  de  la  destruction  des  Ligueurs ,  en  y  envoyant 
ses  gardes,  pendant  que  Mayenne  assiégeait  Dieppe.  Groulart  s'y  trouvait 
précisément  retenu  prisonnier  par  les  vents  qui  l'empêchaient,  depuis 
le  17  janvier,  de  retourner  à  Caen  pour  reprendre  ses  fonctions.  Henri  IV 
vint  donc  loger  chez  lui ,  le  samedi  8  février.  Malgré  la  douleur  de  sa  bles- 
sure, il  se  promenait  par  la  chambre  et  disait  à  Groulart ,  avec  sa  gaîté 
d'humeur  ordinaire  :  «  Je  veux  vous  donner  à  dîner  chez  vous  lundi  (1).  » 

Mais  le  10  février,  il  avait  bien  d'autres  affaires  en  tête  qu'un  dîner  à 
donner  à  ses  amis.  Le  duc  de  Parme ,  tournant  vers  Dieppe ,  le  forçait 
à  décamper  de  grand  matin,  et,  le  mardi  11,  nous  le  trouvons  à  Auffay, 
battant  en  retraite  devant  l'ennemi  qui  s'avance.  Le  mercredi  12,  au  soir, 
il  était  au  camp  de  Buchy,  écrivant  une  lettre  à  son  cousin,  le  duc  de  Nevers, 
pair  de  France ,  gouverneur  et  lieutenant-général  de  Champagne  et  de  Brie, 
pour  lui  rendre  compte  de  la  prise  de  Neufchàtel ,  et  lui  donner  rendez-vous 
au  château  de  Blainville,  où  il  se  proposait  de  tenir  une  sorte  de  conseil  de 
guerre ,  dans  lequel  on  aviserait  aux  moyens  d'arrêter  la  marche  du  duc 
de  Parme  et  de  ses  Espagnols,  qui  paraissaient  vouloir  venir  au  secours  de 
Rouen,  et  répondre  enfin  aux  pressants  appels  du  gouverneur  et  des  habi- 
tants, depuis  plus  de  deux  mois  qu'ils  étaient  assiégés. 

(1)  Mémoires  de  Messire  Claude  Groulart,  ou  Voyages  par  lui  faits  en  cour,  chap.  III. 
Cette  date  du  8  février  rend  impossible  le  récit  de  Jean  Pillet,  qui  veut  que  Henri  IV 
se  soit  transporté  à  Gerberoy,  après  la  blessure  reçue  le  5  à  Aumale  :  t  S'élant  fait 
»  panser  à  la  hâte  dans  le  bois,  et  ayant  reconnu  que  sa  blessure  n'était  pas  profonde, 
»  il  se  fit  porter  à  Gerberoy,  comme  dans  un  lieu  de  sûreté...  Il  logea  en  la  maison 
»  du  sieur  Michel  de  Bricque ville...  Quelques  jours  après,  le  duc  de  Parme,  doublant 
»  de  la  vie  de  notre  généreux  prince,  envoya  après  lui  un  trompette  à  Gerberoy  pour 
»  reconnoistre  ce  qui  en  estoit,  avec  ordre  de  feindre  d'estre  venu  pour  composition 
9  de  prisonniers.  Le  roy,  qui  vit  bien  l'adresse  du  duc,  avant  que  de  donner  audience 
»  au  trompette,  feignit  de  vouloir  aller  à  la  chasse  ;  sur  quoi  il  donna  Tordre  de  tenir 
»  son  cheval  prest;  sur  lequel  estant  monté,  il  se  fit  voir  au  trompette,  comme  s'il 
»  n'eust  eu  aucune  blessure,  et,  après  Tavoir  congédié,  il  se  remit  au  lit.  »  Histoire 
de  la  ville  et  chasteau  de  Gerberoy  e7i  Beauvoisis ,  Rouen,  1674,  liv.  IX,  chap.  10. 
M.  Berger  de  Xivrey,  dans  l'édition  des  Lettres  missives  de  Henri  IV,  t.  III ,  p.  563, 
paraît  adopter  ce  récit,  en  raison  des  détails  précis  qu'il  contient.  — Mais  le  qiieh[ites 
jours  après  est  bien  vague,  tandis  que  les  Economies  royales,  la  Correspondance  du  roi, 
les  Mémoires  de  Groulart  démontrent,  en  suivant  le  roi,  jour  par  jour,  rirapossibilité, 
par  un  alibi,  de  T  aventure  de  Gerberoy,  qui  tient  plus  du  merveilleux  de  la  légende, 
que  de  la  vérité  de  Thistoire. 


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—  673  — 

«  A  mon  cousin  le  duc  de  Nevers  , 

<ï  Mon  cousin ,  le  baron  de  Biron  vient  de  venir  de  la  guerre.  Il  m'a  rap- 
»  porté  ce  qui  s'est  passé  à  Neufchastel,  qui  est  que  six  heures  après  que  le 
»  sieur  de  Givry  y  fut  arrivé  hier,  il  fut  investy  des  ennemys ,  qui  dres- 
»  serent  leurs  batteries  à  cinq  cens  pas  à  découvert ,  commencèrent  à  deux 
»  heures  après  midy  à  battre  de  dix  pièces ,  à  cinq  heures  avoient  faict 
»  bresche  de  cent  pas,  où  les  charrettes  pouvoient  monter.  Ce  que  voyant 
»  le  dict  sieur  de  Givry,  et  que  dans  le  chasteau  il  ne  pouvoit  retirer  deux 
»  cens  maistres  (1)  qu'il  avoit,  et  les  rcgiraens  de  Rempel  et  de  Rebours  (2), 
»  a  capitulé ,  et  est  sorti  tambours  battans ,  enseignes  desployées ,  trom- 
»  pettes  sonans  et  en  bataille,  a  emporté  et  emmené  tout  ce  qu'il  a  peu  de 
»  la  ville;  que  les  habitans  ne  scroient  pillez;  et  a  laissé  dans  le  chasteau 
»  toutes  les  munitions  et  gens  de  guerre  qui  y  sont  nécessaires,  et  a  emmené 
»  les  chevaulx  de  ceux  qui  sont  demeurez  dans  le  dict  chasteau  :  en  quoi 
»  j'estime  qu'il  a  fait  ce  qu'il  pouvoit  pour  mon  service.  Et  parce  qu'il  est 
»  nécessaire  de  pourvoir  à  ce  que  nous  avons  à  faire ,  je  vous  prie  mon 
»  cousin,  de  vous  rendre  demain  à  onze  heures  au  chasteau  de  Blainville ,  où  je 
»  vous  donneray  à  disnor.  J'ay  mandé  aussy  à  mon  cousin  le  mareschal  de 
»  Biron  et  aux  sieurs  d'O  et  do  la  Guiche,  de  s'y  trouver  à  la  même  heure. 
»  Cependant  je  prieray  Dieu  qu'il  vous  ayt,  mon  cousin,  en  sa  sainte  et 
»  digne  garde.  Du  camp  de  Buchy,  le  mercredi/  au  soir ,  le  XII*  jour  de  feb- 
»  vrier  1592  (3).  » 

<c  Henry.  » 
0  Potier.  » 

Le  jeudi  13  février,  d'Alègre ,  seigneur  de  Blainville,  vit  donc  arriver 
dans  son  château  les  généraux  et  les  gens  de  guerre  qu'Henri  IV  y  avait 
convoqués.  C'était  d'abord  Armand  de  Gontaut,  baron  de  Biron,  qui  s'était 
distingué  à  Arques,  à  Ivry,  aux  sièges  de  Paris  et  de  Rouen  ,  où  il  venait 
d'être  blessé,  le  13  janvier,  dans  la  contrescarpe  du  fort  de  Sainte-Cathe- 
rine, mais  légèrement,  d'un  coup  de  pique  au  bras ,  et  où  il  allait  bientôt 
l'être  encore,  dans  la  vigoureuse  sortie  faite  par  les  assiégés,  le  26  février. 
En  soutenant  le  choc  à  la  tête  du  régiment  des  suisses,  il  reçut  un  coup 
d'arquebuse  à  la  jambe  droite,  au-dessus  du  genou,  et,  la  même  année, 
9  juillet,  il  allait  mourir  d'un  coup  de  pierrier  reçu  au  siège  d'Épernay. 

(1)  Cavaliers,  parce  que  primitivement  ils  étaient  accompagnés  d'écuyers  et  d'ar- 
chers, dont  ils  étaient  les  maitres. 

(2)  Noms  de  régiments  suisses. 

(3)  Lettres  missives  de  Henri  JF,  ëdit.  Berger  de  Xivrey,  t.  III,  p.  567. 


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—  674  — 

Le  marquis  d'O,  seigneur  de  Fresnes,  d'une  ancienne  et  noble  famille  de 
Normandie,  avait  quitté  de  bonne  heure  le  métier  des  armes  pour  Tadmi- 
nistration,  et  remplissait  les  fonctions  de  surintendant  des  finances.  Partons 
les  moyens  possibles,  il  tâchait  de  procurer  de  l'argent  à  Henri  IV,  allant 
même  jusqu'à  offrir  au  président  Groulart  de  lui  vendre  l'office  de  chan- 
celier, proposition  que  celui-ci  accueillait  en  lui  déclarant  nettement  «  ne 
»  vouloir  point  parvenir  à  une  telle  charge  par  de  l'argent  »  (1).  Un  an  plus 
tard,  en  juillet  1593,  il  hâtera  la  conversion  du  roi ,  en  lui  montrant  l'atti- 
tude du  Tiers-Etat,  et  en  lui  déclarant  qu'il  était  perdu,  a  s'il  ne  se  hâtait 
»  d'aller  à  la  messe.  » 

Le  sieur  de  la  Quiche  est  probablement  le  membre  de  cette  maison  appelé 
Philibert ,  grand-maître  de  l'artillerie  en  1578 ,  et  gouverneur  de  Ljon 
en  1595. 

Charles  II  de  Qonzague,  duc  de  Nevers,  était  le  principal  lieutenant  du 
roi.  Il  venait  de  prendre  Saint- Valerj-sur- Somme  ,  lorsqu'il  reçut  Tordre 
de  se  loger  entre  Neufchâtel  et  Gournay.  Puis  l'ennemi  faisant  mine  de 
vouloir  se  porter  vers  Beauvais,  dans  la  vallée  d'Oise,  il  devait,  si  son  état 
de  santé  le  lui  permettait,  se  diriger  vers  Gisors,  ou  tout  au  moins  j  en- 
voyer la  cavalerie  et  l'infanterie  dont  il  disposait.  Peu  de  temps  avant  le 
rendez-vous  de  Blainville ,  il  se  tenait  à  une  faible  distance  de  l'armée  de 
Henri  IV,  qui  entretenait  une  correspondance  active  avec  lui ,  et  le  priait 
d'Auffay,  le  11  février,  de  lui  envoyer  quatre  chariots  à  Cléres,  lui  rendant 
compte,  le  12,  de  l'attaque  de  Neufchâtel. 

Pour  Henri  IV,  bien  grand  était  son  désir  de  livrer  bataille  à  l'ennemi. 
L'escarmouche  d'Aumale  n'avait  eu  d'autre  but  que  d'amener  le  duc  de  Parme 
à  ses  fins.  A  son  arrivée  à  Blainville ,  il  soufi'rait  encore  du  coup  d'arque- 
buse reçu  dans  les  reins ,  huit  jours  auparavant ,  à  Aumale ,  blessure  qui 
l'avait  obligé  à  garder  le  lit  deux  ou  trois  jours  à  Neufchâtel.  Les  ennemis 
le  présentaient  comme  dangereusement  malade,  et  ses  préoccupations  mo- 
rales étaient  des  plus  grandes  à  l'approche  d'une  bataille  inévitable ,  si  le 
duc  de  Parme  continuait  sa  marche  sur  Rouen,  puisqu'il  venait  de  déloger 
les  troupes  royales  de  Neufchâtel,  le  11  février,  le  contraignant  lui-même 
à  se  replier  d'Auffay  sur  Buchy,  où  était  son  camp  ,  et  de  Buchy  sur  Blain- 
ville, couvert  par  les  troupes  laissées  à  Buchy.  Il  s'entourait  donc  de  ses 
principaux  officiers  pour  délibérer  sagement  dans  des  conjonctures  aussi 
pressantes.  Biron  quittait  l'ennemi  pour  rejoindre  le  roi  à  Blainville,  et  ses 
autres  lieutenants  faisaient  de  même. 

(l)  Mémoires  de  Groulart,  Chap.  III. 


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—  675  — 

On  peut  juger  des  mesures  qui  y  furent  prises  par  la  lettre  qu'il  y  écrivit. 
Il  dut  y  être  fortement  question  des  secours  de  la  reine  d'Angleterre  ,  Eli- 
sabeth, secours  toujours  promis  et  n'arrivant  jamais,  et  du  besoin  de  con- 
centrer toutes  les  forces  disponibles  pour  tenir  tête  à  l'ennemi.  Comme  la 
Haute-Normandie  était  occupée  par  les  Espagnols  et  la  Ligue ,  ou  par  les 
troupes  royales,  c'était  à  la  Basse-Normandie,  à  Caen  surtout,  que  Henri  IV 
demandait  les  fournitures  de  guerre  dont  il  avait  tant  besoin.  Le  12  dé- 
cembre 1591,  il  réclamait  du  maire  et  des  habitants  de  Cacn  le  linge  et  les 
médicaments  nécessaires  pour  panser  les  blessés  de  son  armée  au  siège  de 
Rouen.  Maintenant,  du  château  de  Blain ville,  il  s'adressait  également  à  eux 
pour  en  obtenir  les  vivres  nécessaires  à  l'entretien  de  son  armée ,  en  face 
de  l'ennemi  qui  s'avance. 

a  A  nos  amez  et  feaulx  les  Maire  et  eschevins  de  nostre  ville  de  Caën. 

n  Nos  amez  et  feaulx ,  la  resolution  qu'avons  prise  de  nous  opposer  à 
»  l'armée  et  forces  que  les  ennemys ,  usurpateurs  de  cest  Estât ,  ont  as- 
»  semblé  et  continuer  neantmoins  le  siège  de  Rouen ,  espérant  que  Dieu 
»  nous  fera  la  grâce  d'exécuter  l'un  et  l'aultre ,  nous  a  fait  despecher  le 
»  chevalier  Duguet,  nostre  maistre  d'hostel ,  et  l'un  de  nos  commissaires 
»  generaulx  de  nos  vivres,  vers  vous,  pour  le  faict  des  dicts  vivres  et  des- 
»  quels  il  est  très  nécessaire  que  nostre  armée  soit  promptement  secourue, 
»  selon  que  vous  entendrés  plus  particulièrement  de  luy,  lequel  vous  prions 
»  croire,  et  faire  en  sorte  que  incontinent  les  vivres  qui  doivent  venir  de 
»  vostre  ellection  (1),  soient  fournis  et  envoyez  :  à  quoy  nous  asseurant  que 
»  satisfcrés,  nous  prions  Nostre  Seigneur  qu'il  vous  maintienne  en  sa  saincte 
»  garde.  A  Blainville,  le  XIIP  février  1592  (2).  » 

«  Henry.  » 

a  Potier.  » 

Il  est  à  penser  que,  stimulés  par  le  Parlement  dévoué  de  Caen ,  par  le 
gouverneur  de  cette  ville,  La  Vérune,  qui  n'était  pas  moins  dévoué,  comme 
ils  l'avaient  déjà  fait  en  mainte  et  mainte  occasion ,  le  maire  et  les  échevin 
satisfirent  aux  demandes  que  Henri  IV  leur  transmettait  de  Blainville  ,  et 
qu'une  fois  de  plus  Biron  put  dire  d'eux  ces  paroles  qu'il  adressait  à  leur 


(1)  Circonscription  financière  soumise  à  la  juridiction  des  Éhis ,  magistrats  qui  ju- 
geaient en  première  instance  des  procès  relatifs  à  Tassiette  des  tailles  et  autres  sub* 
sides. 

(2)  Recueil  des  lettres  missives  de  Henri  IV,  t.  III,  p.  567.  —  L'original  esta 
l'Hôtel-de-Ville  de  Caen. 


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—  676  — 

syndic  Lesage,  après  Tenvoi  de  provisions  qui  Tavaient  mis  en  belle  humeur, 
que  :  a  Ceux  de  Caën  étaient  gens  de  bien  (1).  o 

On  sait  qu'après  avoir  remporté  quelques  succès  à  Bures  contre  les 
troupes  du  duc  de  Guise  et  de  La  Châtre,  le  17  février;  après  être  allé, 
dans  les  premiers  jours  de  mars,  suivant  sa  pittoresque  expression,  o  faire  la 
»  croix  sur  le  dos  de  l'ennemi  à  la  chaussée  du  Pont-de-Remy,»  sur  les  bords 
de  la  Somme;  après  avoir  pressé  si  vivement  le  siège  de  Rouen,  que  de 
Villars,  devenu  gouverneur  de  cette  ville,  écrivit  au  duc  de  Parme,  qu'à  défaut 
de  secours,  avant  le  20  avril,  il  serait  obligé  de  se  rendre,  le  roi  vitle  rusé 
capitaine  espagnol,  qui  lui  «  avait  fait  toujours  des  tètes  d'infanterie  dans 
»  sa  retraite  ,  sans  rien  exécuter  d'important  »  au  dire  de  Sully,  reprendre 
tout-à-coup  l'offensive.  En  un  jour,  celui-ci  rassembla  son  armée,  et,  en  trois 
jours  de  marches  forcées,  il  vint  de  l'embouchure  de  la  Somme  à  Darnétal, 
où  il  arriva  le  20  avril  au  matin,  forçant  Henri  IV  de  décamper  immédiate- 
ment et  de  se  replier  vers  Gouy  et  le  Pont-de-l'Arche.  Mais  le  duc  de  Parme 
ayant  fait  mine  de  battre  en  retraite  lui-même,  Henri  IV  s'attacha  de  nou- 
veau à  ses  pas,  et,  vers  le  25  avril,  il  repassait  à  Blainville,  pour  aller  à 
Fontaine-le-Bourg,  après  avoir  chassé  quelques  soldats  espagnols  laissés 
dans  le  village  et  le  château  de  Martainville,  à  deux  pas  de  Blainville. 

Ce  fut  donc  toujours  au  milieu  de  circonstances  de  guerre  fort  critiques 
et  fort  périlleuses  que  le  château  de  Blainville  vit  Henri  IV  dans  ses  murs, 
et,  quand  d'Alègre  le  reçut,  il  pouvait  craindre  d'être  obligé  de  se  replier 
jusque  sur  son  camp  de  Darnétal,  dont  une  bien  faible  distance  le  séparait. 
Mais  Buchy  marqua  le  point  extrême  de  la  retraite  de  son  armée,  et  Blain- 
ville, le  lieu  où  se  tint  le  conseil  destiné  à  faire  face  aux  éventualités  les 
plus  menaçantes  de  cette  guerre  de  détail  et  de  chicane  pour  reconquérir 
pied  à  pied  son  royaume. 

Afin  d'y  parvenir,  il  avait  eu  besoin  de  s'entourer  de  gens  dévoués,  et, 
dans  la  pensée  que  d'Alègre,  le  seigneur  de  Blainville,  l'ennemi  de  la  Ligue, 
était  de  ce  nombre,  il  l'avait  nommé  au  gouvernement  de  la  ville  et  du  château 
de  Gisors,  où  la  guerre  l'avait  si  souvent  appelé  lui-même  ou  ses  lieutenants. 
Dans  ce  poste  de  confiance,  d'Alègre,  par  sa  violence  et  ses  tyrannies,  était 
devenu  la  terreur  et  l'effroi  du  pays.  Pour  n'en  citer  qu'un  seul  exemple, 
le  lieutenant-général  Frontin  ayant  résisté  à  l'un  de  ses  caprices,  il  le  fit 
asseoir  sur  un  baril  de  poudre,  près  duquel  brûlait  une  mèche  dont  la  durée 
devait  être  le  signal  de  la  mort  de  ce  vieillard.  Malgré  cela,  il  n'en  résista 
pas  moins  courageusement  à  d'Alègre,  que  poursuivaient  de  plus  en  plus 
les  malédictions  de  la  population  soumise  à  son  autorité.  Elles  parvinrent 

(1)  M.  Lair,  Histoire  du  Parlement  de  Normandie  pendant  son  s^ovr  à  Caen,  p.  168. 


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—  677  — 

aux  oreilles  de  Henri  IV,  qui  remplaça  ce  gouverneur  de  Gîsors,  détesté  de 
tous,  par  François  de  Montmorency,  seigneur  de  Hallot,  baron  de  Chan- 
temerle,  fils  aîné  de  François  de  Montmorency  et  de  Jeanne  de  Montdragon, 
brave  gentilhomme  dont  les  services  avaient  assuré  au  roi  la  possession  de 
la  Normandie  et  la  victoire  à  la  journée  d'Arqués.  En  1590,  Henri  IV  l'avait 
chargé  d'une  mission  de  confiance  auprès  de  messire  Claude  Groulart,  sieur 
de  la  Cour,  premier  président  du  Parlement  de  Normandie,  siégeant  à  Caen 
à  la  tête  de  la  portion  du  Parlement  dévouée  à  la  cause  du  Béarnais,  et  que 
nous  avons  vu  recevoir  Henri  IV,  le  8  février  1592,  dans  sa  maison  de  Saint- 
Aubin-le-Cauf,  près  Dieppe,  comme  une  vieille  connaissance.  Voici  la  lettre 
dont  du  Hallot  fut  porteur  : 

«  A  M.  De  la  Court. 

»  M.  le  Président,  pour  ce  que  j'ay  mandé  mon  cousin,  M.  le  duc  de 

»  Montpensier,  pour  me  venir  trouver  et  admener  avec  luy  le  reste  de  mon 

j>  armée,  et  que  je  crains  que  plusieurs  gentilshommes  et  soldats  demeurent 

B  derrière,  j'envoye  M.  de  Hallot,  présent  porteur,  pour  m'admener  tout  ce 

»  qui  sera  demeuré  derrière,  à  quoy  je  vous  prie  de  tenir  la  main  ;  décla- 

»  rant  tous  ceux  qui  portent  les  armes  et  qui  auront  manqué  de  se  trouver 

D  à  Toccasion  qui  maintenant  se  présente,  roturiers,  et  procédant  contre 

0  eux  par  saisies  de  leurs  biens  et  toutes  autres  voyes  rigoreuses.  Vous 

»  entendrés  par  le  sieur  de  Hallot  de  mes  nouvelles  et  de  celles  de  mes 

D  ennemys,  et  Testât  auquel  ils  sont  à  présent.  Faictes  qu'il  me  retourne 

»  trouver  incontinent,  de  peur  de  perdre  cette  belle  occasion.  — D'Yvry, 

»  ce  cinquième  febvier.  » 

0  Henry.  » 

Et  comme  le  roi  avait  grand  besoin  de  toutes  ses  troupes  pour  livrer  à 
Mayenne,  le  chef  de  la  Ligue,  une  bataille  décisive,  ce  qui  eut  lieu  à  Ivry, 
le  14  mars  1590,  il  îyoutait  en  post-scriptum,  de  sa  propre  main  : 

a  Je  vous  prie  de  faire  le  procès  en  toute  diligence  à  ceulx  qui  manque- 
»  ront  de  me  venir  trouver  (1).  » 

Claude  Groulart,  le  destinataire  de  cette  lettre,  rendait  déjà  depuis  long- 
temps les  plus  grands  services  à  la  cause  royale.  Le  26  juin  1589,  à  la  tête 
de  huit  conseillers  du  Parlement  de  Normandie,  il  avait  ouvert,  dans  les 
Cordeliers  de  Caen,  les  séances  de  la  fraction  du  Parlement  qui  ne  suivait 
pas  le  parti  de  la  Ligue.  Aussitôt  après  l'assassinat  de  Henri  III,  il  s'était 
occupé  de  rallier  cette  ville  à  la  cause  de  son  successeur,  entreprise  difficile, 
en  présence  du  gouverneur  qui  la  commandait.  De  plus  il  avait  proposé  à 

(l)  Lettre»  mUsivee  de  Henri  IV,  t.  m,  p.  138. 


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—  678  — 

Henri  IV  un  plan  de  campagne,  que  celui-ci  s^empressa  d'adopter,  lui  mon- 
trant que,  pour  conquérir  son  royaume,  il  lui  fallait  s'assurer  de  la  Nor- 
mandie, et  en  faire  la  base  de  ses  opérations  contre  Paris  révolté,  plan 
dont  le  succès  eut  les  plus  heureuses  conséquences  pour  le  Béarnais  (1). 

Tout  d'abord,  il  lui  donna  un  utile  auxiliaire  dans  Gaspard  de  Pelet, 
sieur  de  La  Vérune,  gouverneur  de  Caen,  catholique  scrupuleux,  peu 
favorable  à  Henri  IV,  lors  de  son  avènement.  Suivant  les  paroles  de  Claude 
Groulart,  a  par  les  artiâces  de  quelques  ligueurs,  ce  gouverneur  estoit 
»  refroidy,  et  au  hazard  de  prendre  party  contraire.  »  Parent  de  Villars,  il 
penchait  plus  de  son  côté  que  de  celui  de  Aymar  de  Chaste^  son  autre 
parent,  gouverneur  de  Dieppe,  si  dévoué  à  Henri  IV.  Il  avait  même  pris 
certaines  dispositions  militaires,  à  Caen,  pour  assurer  la  ville  à  la  Ligue. 
Mais  Groulart  employa  tant  d'adresse  qu'il  attacha  La  Vérune  au  parti  du 
roi,  et  ce  fut  un  immense  service  pour  sa  cause  et  pour  le  Parlement  qui  la 
soutenait,  puisque  ce  gouverneur  pouvait  garantir  la  liberté  de  ses  membres 
et  assurer  l'exécution  de  ses  décisions.  Il  le  détermina  même  à  envoyer  à 
Henri,  qui  se  trouvait  au  Mans,  sans  argent,  sans  munitions,  sans  poudre 
pour  assiéger  la  moindre  bicoque,  toutes  les  ressources  dont  il  manquait. 
Aussi,  au  château  de  Falaise,  le  roi  reconnaissant  des  services  de  Groulart 
(ce  qu'il  ne  fut  pas  toujours  ni  envers  lui ,  ni  envers  d'autres)  lui  dit  :  «  Je 
»  scay  que  le  feu  roy  vous  aimoit ,  et  que  vous  l'avez  fidellement  servy.  En 
»  la  perte  de  vostre  maistre,  vous  en  avez  un  autre  qui  vous  promet  de 
»  l'affection  davantage,  et  qui  vous  le  monstrera  par  effect.  (2)  » 

Cette  lettre,  à  la  date  du  5  février  1590,  atteste  toute  la  confiance  que 
Henri  IV  avait  dans  l'habileté  de  du  Hallot,  qui  la  justifia  par  le  plein 
succès  de  sa  mission.  Après  beaucoup  d'autres  arrêts  pour  forcer  les  casa- 
niers (c'était  le  nom  qu'on  donnait  aux  seigneurs  restant  dans  leurs  châ- 
teaux, malgré  tous  les  eiforts  de  Henri  IV  et  de  ses  lieutenants  pour  les 
exciter  à  le  venir  joindre  sur  le  champ  de  bataille),  le  Parlement  en  rendit 
un,  le  9  février  suivant,  enjoignant  aux  gentilshommes  du  bailliage  de 
Caen  de  monter  à  cheval  avec  armes  et  équipage,  dans  trois  jours  pour  tout 
délai,  et  de  se  rendre  au  bourg  de  Livarot,  faisant  savoir  o  aux  delayanti 
»  et  reifusants,  qu'ils  seroient  déclarez  ignobles  et  roturiers,  et  que  leurs 
»  meubles  seroient  saisis  et  vendus  pour  subvenir  aux  frais  de  la  guerre.  » 
Le  Parlement  lui  envoya  cet  arrêt,  et  Henri  s'en  déclara  satisfait  :  a  A  quoy 

(1)  Ae^ts^es  secrets  du  Parlement,  26  novembre  1589. 

(2)  Mémoires  de  Groulart,  eh.  2.  —  Floquet  Histoire  du  Parlement  de  Normanàie, 
t.  m,  p.  443-453. 


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—  679  — 

»  j^estirae  que  satisferont  ceulx  qui  ont  Thonneur  devant  les  yeux,»  (1) 
dit-il. 

Le  roi  dut  donc  être  content  de  du  Hallot,  qui  avait  peint  la  situation  en 
termes  assez  pressants  pour  déterminer  le  Parlement  à  rendre  un  arrêt  si 
favorable  à  sa  cause. 

Le  25  janvier  1591,  il  adressait  au  Parlement  de  Normandie ,  séant  à 
Caen,  Tavis  de  la  nomination  de  du  Hallot  au  gouvernement  des  Bailliages  de 
Rouen  et  d'Ëvreux,  et  il  donnait  ordre  à  la  Cour  d'enregistrer  les  lettres  de 
nomination. 

Cet  attachement  devint  encore  plus  sensible,  quand  du  Hallot  fut  blessé 
au  siège  de  Rouen,  au  commencement  de  décembre  1591.  Un  jour,  il  se 
trouvait  prés  du  corps  de  garde  que  les  assiégeants  avaient  établi  sur  le 
chemin  d'Yonville,  lorsqu'un  coup  de  couleuvrine ,  tiré  du  boulevard  Cau- 
choise par  les  assiégés ,  lui  brisa  la  jambe  et  tua  son  cheval  sous  lui,  non 
sans  maltraiter  plusieurs  personnes  qui  raccompagnaient  (2).  Henri  IV, 
écrivant  du  camp  devant  Rouen  ^  14  décembre  1591,  au  duc  de  Montmorency, 
cousin  de  du  Hallot,  une  lettre  où  il  lui  donnait  des  nouvelles  du  siège  et 
lui  communiquait  ses  idées  au  siget  de  TEspagne,  terminait  par  cette  phrase 
qui  témoigne  de  tout  son  intérêt  pour  la  santé  du  blessé  :  a  Je  crois  du 
D  reste  que  le  sieur  du  Hallot,  vostre  cousin,  vous  escript  comme  la  bles- 
»  sure  ne  sera  pas  si  périlleuse  que  nous  avions  pensé  et  qu'il  a  bonne 
»  espérance  qu'il  en  guérira  sans  estre  estropié  (3).  »  Il  ne  se  serait  pas 
trompé,  sans  le  crime  dont  ses  bienfaits  envers  du  Hallot  devaient  être 
bientôt  la  cause,  et  où  nous  allons  voir  figurer  presque  tous  ceux  dont  le 
nom  a  paru  dans  cette  partie  de  l'histoire  du  Château  de  Blainville. 

Ne  pouvant  plus  employer  du  Hallot  dans  l'armée  active,  pour  le  récom- 
penser de  sa  bravoure,  de  son  dévouement  et  de  ses  services,  Henri  IV  le 
nomma,  vers  le  milieu  de  l'année  1592,  au  gouvernement  de  la  ville  et  du 
château  de  Gisors,  à  la  place  d'un  homme  aussi  emporté  et  aussi  détesté  que 
le  seigneur  de  Blainville,  d'Alègre.  Ce  dernier  en  conçut  une  haine  vio- 
lente contre  son  successeur  qui  profitait  de  sa  destitution  sans  l'avoir  pro- 
voquée ,  et  il  résolut  de  s'en  venger.  Depuis  ce  moment ,  jour  et  nuit ,  dans 
son  château  de  Blainville ,  ce  n'étaient  que  mystérieux  entretiens  avec  le 
comte  de   Saint-Pol,  un  page   nommé  Marché  et  d'autres  familiers  du 

(1)  Beqistfti  secrets  du  Parlement  de  Caen,  21  février  1500.  —  Floquet,  Histoire  du 
Parlement,  t.  III,  p.  500-5Ô1. 

(2)  Diteoun  du  siège  deBouen  (par  Valdory),  p.  36,  au  recto. 

(3)  Lettres  missives  de  Henri  IV,  t.  III,  p.  523. 


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château,  pour  comploter  un  horrible  forfait.  On  avait  entendu  dire,  quelques 
temps  avant  le  jour  fatal ,  par  les  suppôts  de  d'Alègre,  lors  de  l'assassinat, 
à  Rouen  ,  de  Larchant ,  capitaine  des  gardes  de  Henri  IV  :  a  Larchant  est 
2>  tué ,  du  Hallot  sera  bientôt  de  même.  »  Sinistre  prophétie  qui  ne  devait 
que  trop  s'accomplir. 

A  une  époque  où  les  grands  crimes  n'étaient  pas  rares ,  celui  de  d'Alègre 
frappa  tout  le  monde  d'épouvante,  pour  les  motifs  qui  l'inspirèrent,  la  froide 
barbarie  de  l'exécution ,  et  l'impunité  assurée  au  principal  coupable. 

Le  samedi,  12  septembre  1592,  le  marquis  d'Alègre  (I)  partit  de  son  châ- 
teau de  Blainville,  de  très  grand  matin ,  accompagné  de  quinze  ou  seize 
gentilshommes  à  cheval.  Parmi  eux  se  trouvait  Claude  de  Péhu  ,  sieur  de 
La  Mothe ,  jeune  gentilhomme  né  à  Longueil,  en  Picardie ,  page  du  mar- 
quis d'Alègre,  et  qui  l'avait  quitté,  après  la  prise  de  Dieppe  (1589),  pour  s'at- 
tacher à  la  personne  du  seigneur  de  Gournaj,  Philippe  de  Maries,  com- 
mandant au  nom  de  la  Ligue,  depuis  que  Mayenne  s'était  rendu  maître  de 
cette  ville ,  en  septembre  1589.  Lors  de  la  reprise  de  Gournay  (7  octobre 
1591) ,  par  le  maréchal  de  Biron,  au  nom  du  roi ,  Péhu  fut  fait  prisonnier, 
et  d'Alègre,  se  souvenant  de  son  ancien  page,  avait  payé  sa  rançon, 
a  Depuis  iceluy  temps ,  Péhu  estoit  retourné  chez  son  premier  maistre  et 
»  luy  avait  toujours  faict  service.  »  Prés  de  lui  étaient  aussi,  dans  cette 
expédition,  le  capitaine  Fremyn  de  Floques,  gentilhomme  du  Vimeu,  en 
Picardie,  un  sieur  du  Fossey,  Dumont-Doubledent et Lecadet-Lagloë.  Tous 
ces  gens-là  étaient  de  ces  aventuriers  qui,  s'élançant  de  derrière  les  mu- 
railles des  châteaux,  commettaient  toutes  \espilleryes,  voUeries  et  meurtres, 
dont  le  souvenir  avait  failli  amener  la  ruine  totale  du  château  de  Blainville. 
Plus  d'un  était,  pour  sûr,  aux  côtés  de  d'Alègre,  lors  de  la  surprise  du  Châ- 
teau de  Rouen ,  de  ses  courses  à  travers  le  pays,  ou  du  siège  qu'il  eut  à 
soutenir  à  Blainville. 

Dans  cette  journée  du  samedi,  ils  se  rendirent  tous  à  cheval  à  Vemon- 
sur-Seine,  où  ils  arrivèrent  à  six  heures  du  soir,  et  descendirent  à  l'Hôtel 
du  GroS'Towmois. 

Le  lendemain  dimanche,  vers  six  heures  du  matin ,  d'Alègre  fit  venir 
quatre  des  gentilshommes  qui  l'avaient  accompagné ,  et  leur  dit  :  a  Je  m'en 
»  vays  en  un  certain  lieu  où  il  faudra  jouer  de  l'espée  et  se  battre...  Venez 
»  avec  moi...  Vous  medebvés  ceste  assistance.  »  Quand  ils  eurent  promis  de 
le  suivre,  il  leur  apprit  qu'il s'agisssait  d'assassiner  du  Hallot,  a  qui,  di- 

(1).  Il  rëtait  devenu,  sinon  auparavant,  au  moins  par  la  mort  de  son  cousin  Yres 
d'Alègre,  tuë  à  Issoire  en  1592. 


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»  sait-il ,  luy  avait  faict  une  perfidie.  »  De  nouveau  ils  lui  promirent  leur 
concours.  Pendant  le  déjeûner,  d'Alègre  fit  préparer  les  pistolets  de  sa 
troupe,  qui  monta  à  cheval  et  se  rendit  à  la  maison  de  du  Hallot  (1). 

Depuis  peu  de  temps  seulement ,  François  de  Montmorency  était  venu  à 
Vernon ,  quittant  sa  maison  du  Hallot ,  placée  à  peu  de  distance  de  cette 
ville ,  circonstance  dont  d'Alègre  avait  été  informé.  Sur  les  instances  de  la 
bande ,  un  page  de  du  Hallot  le  pressa  de  paraître.  Il  était  au  lit,  se  leva , 
descendit  de  sa  chambre,  appuyé  sur  des  béquilles,  à  cause  de  sa  blessure. 
La  troupe  mit  pied  à  terre.  Du  Hallot,  se  présentant  sur  ses  béquilles,  le 
chapeau  à  la  main,  souhaita  le  bonjour  au  marquis  d*Alègre,  qui  lui 
répondit,  la  tête  couverte  :  «  Il  fault  mourir,  »  et,  joignant  aussitôt  les 
faits  aux  paroles ,  il  lui  donna  plusieurs  coups  de  poignard ,  bientôt  suivis 
de  nombreux  coups  d'épéo  portés  par  les  complices,  et  la  victime  resta 
étendue  sur  la  place. 

Du  Hallot  mort,  d'Alégre  et  les  siens  remontèrent  à  cheval,  et  gagnèrent 
au  trot  la  porte  de  la  ville.  A  cause  de  l'heure  matinale,  la  herse  était 
encore  baissée;  mais,  malgré  les  sentinelles,  ils  parvinrent  à  la  hausser  et 
à  s*échapper  tous.  Ils  allèrent  dîner  au  château  de  la  Roche-Guyon  ,  et  le 
soir  du  dimanche,  13  septembre,  jour  de  cet  horrible  assassinat,  le  château 
de  Blainville ,  d'où  ils  étaient  partis  la  veille ,  les  revit  tous  rentrer  dans 
son  enceinte. 

La  nouvelle  de  ce  crime  abominable  souleva  l'indignation  dans  la  Nor- 
mandie tout  entière ,  à  Paris,  et  même  en  Angleterre.  De  tous  côtés  s'éle- 
vèrent des  cris  de  vengeance.  Immédiatement  dénoncé  au  Parlement  de 
>»ormandic  parla  veuve  et  les  filles  de  du  Hallot,  il  devint  de  sa  part  et  de 
la  leur  l'objet  des  poursuites  les  plus  actives.  La  famille  était  puissante. 
Du  Hallot  avait  épousé  en  secondes  noces  Claude  Hébert,  dite  d'Ossonvil- 
liors,  dame  de  Courcy.  Do  ce  mariage  étaient  nées  deux  filles  ,  la  première, 
Françoise  de  Montmorency,  avait  été  mariée  à  Sébastien  de  Rosmadec , 
baron  de  Molac,  chevalier  de  l'Ordre  du  roi,  capitaine  des  cinquante 
hommes  d'armes  des  ordonnances,  gouverneur  de  Dinan.  La  seconde, 
Jourdane  Madeleine  de  Montmorency,  avait  épousé|,  le  3  juillet  1591  ^  ce 
même  Gaspard  de  Pelet,  vicomte  de  Cabanes,  baron  des  Deux  Vierges, 
seigneur  de  la  Vérune,  que  Groulart  avait  si  habilement  rattaché  à  la  cause 
du  roi.  Pour  prix  de  son  dévouement,  il  était  devenu  lieutenant  du  roi  dans 
le  bailliage  de  Caen,  en  mars  1590,  outre  sa  place  de  gouverneur  de  la  ville 

(1)  Elle  était  située  rue  Allais,  près  la  Fansse-Porte ,  et  connue  sous  le  nom  de 
MaisonrCarrée  ou  Château,  en  1833. 

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et  da  château  de  Caen.  On  conçoit  qu'en  raison  de  sa  parenté ,  de  sa  posi- 
tion et  de  l'horreur  inspirée  par  ce  crime,  la  famille  ait  pu  faire  pousser  le 
procès  avec  la  plus  grande  vigueur,  auprès  d'un  Parlement  présidé  par 
Groulart,  si  attaché  à  ses  devoirs,  si  dévoué  à  la  personne  de  Henri  IV,  qui 
perdait  en  Montmorency  du  Hallot  un  vieil  ami  et  un  fidèle  serviteur. 

Le  Parlement  ordonna  donc  et  fit  sur-le-champ  des  poursuites  qui 
effrayèrent  les  coupables,  et  surtout  d'Alègre,  le  chef  du  complot.  Aussi 
s'empressa-t-il  de  quitter  son  château  de  Blainville ,  pour  se  mettre  en 
sûreté.  Il  fit  bien;  car,  le  13  février  1593,  juste  un  an,  jour  pour  jour, 
après  avoir  reçu  Henri  IV  dans  ce  même  château,  le  Parlement  de  Nor- 
mandie, séant  à  Caen,  rendait  un  arrêt  par  lequel  d'Alègre  c  autheur  et 
»  principal  exécuteur  du  dict  inhumain  assassinat,  était  condamné  à  estre 
»  tiré  et  démembré  par  quatre  chevaulx,  puis  après  décapité,  et  la  main 
»  dextre  coupée,  sa  tête  et  sa  main  attachées  par  le  bourreau,  en  lieu  émi- 
»  nent,  sur  le  pont  de  Vernon;  les  autres  membres  aux  quatre  principales 
»  portes  de  Caen.  »  Les  peines  contre  Péhu  et  les  autres  complices  n'étaient 
pas  moins  terribles.  Ils  avaient  été  condamnés  à  «  estre  rompus  sur  un 
»  gril  dressé  sur  l'échafaud,  et,  par  après,  à  estre  jetés  vifs  dans  un  feu 
»  pour  y  estre  leurs  corps  bruslés  et  réduits  en  cendres.  »  Il  était  encore 
question  dans  l'arrêt  de  dommages  et  intérêts  pour  la  veuve  de  du  Hallot, 
d'amende  pour  les  couvents,  d'une  chapelle  expiatoire  à  Vernon.  Enfin,  à 
cause  de  l'énormité  du  crime,  l'arrêt  déclarait  tous  les  condamnés  ignobles, 
eux  et  leur  postérité,  et,  comme  pour  effacer  tout  soutenir  de  cet  abomi- 
nable forfait,  il  ordonnait  encore  que  «  la  maison  et  chasteau  de  Blainville 
»  où  d'Alègre  faisoit  sa  retraicte  et  résidence  seroit  razée,  desmoUie  et 
»  abattue  de  manière  à  ce  qu'il  n'y  restât  dorénavant  aucune  marque  de 
»  maison  et  forteresse.  »  Cette  dernière  mesure,  dictée  par  la  politique 
autant  que  par  la  juste  réparation  du  crime,  ne  devait  pas  être  plus  exécutée 
que  l'arrêt  de  démolition  lancé  contre  ce  même  château  par  le  Parlement 
ligueur  de  Rouen,  en  1591. 

Mais  le  17  février  1593,  vu  l'absence  des  condamnés,  l'arrêt  fut  exécuté 
en  rencontre  de  son  propriétaire,  «  en  effigie  en  bosse  représentant  sa  per- 
»  sonne  ;  pour  ses  complices  en  des  tableaux  qui  furent  pendus  en  des 
»  potences  sur  la  place  du  marché  de  Caen.  » 

Telles  furent  les  terribles  conséquences  du  crime  affreux  conçu  et  tramé 
dans  les  murs  du  château  de  Blainville,  lieu  de  départ  et  de  refuge  de  tous 
ceux  qui  y  avaient  trempé  et  venaient  d'être  frappés  par  la  justice. 

A  jamais  perdu  dans  le  parti  royaliste,  par  ce  meurtre  d'un  homme  cher 
à  Henri  IV,  d'Alègre  se  tourna  tout  de  bon,  cette  fois,  du  côté  de  la  Ligue, 


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— 683  -" 

dont  il  avait  été  si  longtemps  Tardent  ennemi.  Il  se  retira  auprès  de  son 
chef,  le  duc  de  Mayenne,  qui  oublia  que,  plus  d'une  fois,  de  son  château  de 
Blainville*,  d'Alègre,  pour  soutenir  la  cause  du  roi,  avait  fait  de  fréquentes 
sorties  à  la  tête  de  ses  bandits,  et  dévasté  les  environs,  sans  même  épargner 
Rouen,  obligé  d'envoyer  un  petit  corps  d'armée  de  Ligueurs  pour  en  faire  le 
siège  en  règle.  Mais  l'arrêt  de  condamnation  d'un  Parlement  royaliste, 
après  l'assassinat  d'un  fidèle  serviteur  du  roi,  devint  un  titre  suffisant 
pour  effacer  le  tort  Jd'avoir  autrefois  porté  les  armes  dans  le  parti  con- 
traire. 

La  Ligue  promit  donc  son  appui  à  d'Alègre,  quand  il  manifesta  l'intention 
de  lever  la  fierté  de  Saint-Romain,  à  Rouen,  afin  d'obtenir  ainsi  l'absolu- 
tion de  son  crime.  Toutefois,  pour  ne  pas  se  compromettre,  en  se  présentant 
en  personne,  il  détermina  un  de  ses  complices,  Claude  de  Péhu,  son  ancien 
page ,  à  se  constituer  prisonnier.  Comme  les  concierges  des  prisons  de 
Rouen  n'auraient  pas  écroué  un  prisonnier  volontaire  sans  renonciation 
d'une  cause  motivant  l'écrou,  le  complice  de  d'Alègre  se  garda  bien  de  dé- 
clarer la  véritable ,  qui  aurait  pu  tourner  contre  lui  et  compromettre  le 
succès  de  la  ruse.  Il  eut  alors  recours  à  un  subterfuge.  La  loi  voulant  qu'on 
ouvrît  les  prisons  à  un  débiteur,  que  son  créancier  faisait  écrouer  sur  l'ex- 
hibition d'un  titre,  Péhu  imagina  de  se  faire  écrouer  à  la  requête  d'un  sieur 
Du  Fossey  (vraisemblablement  celui-là  même  qui  avait  pris  part  à  la 
sanglante  tragédie  de  Vernon,  ou  tout  au  moins  un  membre  de  sa  famille), 
pour  une  obligation  contractée  par  brevet  devant  les  tabellions  de  Blain- 
ville. C'est  comme  débiteur  insolvable  que  Péhu  fut  admis  dans  la  con- 
ciergerie ou  prison  de  la  Cour  des  Aides,  située  à  Rouen,  rue  du  Petit- 
Salut. 

Auparavant,  il  se  rendit  à  l'archevêché  de  Rouen ,  où  le  subdélégué  du 
légat  du  Pape,  Monseigneur  Jehan  de  Lesselie ,  évesque  de  Bosse  y  envoyé  à 
Rouen  pour  maintenir  cette  ville  dans  le  parti  de  la  Ligue ,  lui  donna  l'ab- 
solution du  crime  d'avoir  servi  naguère  dans  l'armée  royaliste,  crime  qui 
avait  entraîné  de  plein  droit  l'excommunication.  Admis  en  présence  du 
prélat,  Péhu  a  demanda  en  toute  humilité  pardon  à  Dieu  et  à  l'église  ,  et 
i>  supplia  le  subdélégué  du  saint  père  de  luy  donner  l'absolution  ,  soy  sub- 
o  mettant  à  telle  pénitence  que  cet  ecclésiastique  adviseroit  bien  estre,  avec 
I)  protestation  de  n'adhérer  jamay s  au  dict  roy  de  Navarre,  ses  fauteurs  et 
»  adhérens,  ne  porter  les  armes,  ny  favoriser  en  façon  quelconque  les  hé- 
»  rétiques ,  ains  vivre  en  l'unyon  de  l'esglise  catholique ,  apostolique  et 
n  romaine,  et  mourir  pour  la  défense  d'icelle.  »  Le  subdélégué  enjoignit  à 
Péhu  a  pénitence  salutaire,  et  lui  donna  l'absolution  ,  après  lui  avoir  fait 


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—  68 1  — 

»  jurer  sur  les  sainctes  évangiles,  »  et  signer  en  présence  d'un  notaire  l'en- 
gagement qu'il  venait  de  prendre  (1). 

Un  acte  en  forme  ,  constatant  l'absolution  accordée  par  le  subdéléguc  du 
légat;  le  certificat  d'un  chanoine  de  l'église  collégiale  de  Blainville,  attes- 
tant que  Pchu  a  cstoit  bon  catholique,  et  avoit  fait  ses  Pasqucs  cette  année 
»  avec  toute  contrition  et  repentajice  »,  lui  conféraient  des  titres  auprès 
du  Chapitre  de  Rouen  ,  maître  d'exercer  le  privilège  db  la  fierté. 
Le  duc  de  Mayenne  écrivit,  en  outre,  au  Chapitre  pour  le  a  prier  et  le  con- 
»  jurer  de  toute  son  affection,  de  donner  la  fierté  au  marquis  d'Alègre  qu'il 
»  désiroit  infiniment  estre  gratifié  de  cette  courtoisie.  »  C'était  bien ,  en 
effet, pour  se  sauver  et  le  sauver  que  Péhu,  obscur  complice,  avait  accepté 
le  rôle  qu'il  allait  jouer,  le  privilège  s'étendant  non  seulement  à  celui  qui 
levait  la  fierté,  mais  aussi  à  tous  ses  complices.  De  Villars  ,  gouverneur  de 
Rouen ,  où  il  venait  de  repousser  si  bravement  les  assauts  de  Henri  IV, 
((  supplioit  le  Chapitre,  on  son  particulier,  de  toute  son  affection,  de  donner 
)>  la  fierté  au  marquis  d'Alègre.  »  Il  voulait  sauver  la  personne,  comme  il 
avait  déjà  précédemment  sauvé  le  château,  après  l'expédition  faite  contre 
lui  avec  de  Tavanes. 

La  veuve  de  du  Hallot  et  ses  filles,  averties  de  toutes  ces  intrigues,  firent 
agir  leurs  amis  et  les  membres  du  Parlement  de  Caen ,  pour  empêcher  les 
assassins  d'obtenir,  par  ce  moyen,  l'impunité  de  leur  crime.  Elles  n'y  purent 
parvenir.  Le  Chapitre  de  la  Cathédrale  de  Rouen  élut ,  tout  d'une  voix, 
Claude  Péhu  et  ses  complices,  c'est-à-dire  le  marquis  d'Alègre ,  seigneur  de 
Blainville,  et  les  quinze  ou  seize  sicaires  qui  l'avaient  accompagné  à 
Vernon.  On  alla  le  chercher  à  la  conciergerie  de  la  rue  du  Petit-Salut,  et, 
le  jeudi  de  l'Ascension  de  l'année  1593,  Pélu  leva  la  fierté  ou  châsse  de 
saint  Romain,  à  la  tourelle  de  la  Vieille-Tour.  Tel  fut  l'abus  criant  que  le 
Chapitre  de  Rouen  fit  de  son  privilège  en  cette  occasion,  et  qui  faillit  bientôt 
lui  devenir  funeste. 

Pendant  ces  tristes  menées,  la  famille  de  du  Hallot,  dans  son  extrême 
douleur,  s'était  adressée  au  Roi,  au  Grand  Conseil,  et  au  Parlement  de 
Caen.  Un  arrêt  du  Conseil  déclara  que  l'assassinat  commis  sur  la  personne 
de  du  Hallot,  lieutenant  du  roi,  était  un  crime  de  lèse-majesté,  et  que, 
comme  tel,  ce  crime  était  en  dehors  du  privilège  de  la  fierté.  Par  arrêt  du 
10  janvier  1594,  le  Parlement  de  Caen  déclara  aussi  la  même  chose,  et  de 

(1)  Floquet,  Histoire  du  privilège  de  Saint-Romain,  t.  I.,  p.  399.  La  plupart  des  dé- 
tails sur  ce  meurtre  et  ses  suites  sont  extraits  de  cet  ouvrage,  oîi  il  est  raconta  en  une 
centaine  de  pages.  392  à  492. 


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—  685  — 

plus,  apré^  la  levée  de  la  fierté  par  Pchu,  au  mois  de  juin  1593,  il  avait  fait 
exécuter  le  capitaine  Fremyn  de  Floqucs,  complice  de  d'Alègrc,  sans  tenir 
compte  de  l'extension  du  privilège.  En  septembre  1594,  époque  où  la  frac- 
tion du  Parlement,  fidèle  au  roi,  Groulart  en  tête,  de  retour  à  Rouen,  était 
confondue  avec  la  partie  fidèle  à  la  Ligue,  restée  dans  cette  ville,  le 
nommé  Dumont  Doubledent,  autre  complice  de  d'Alcgre, .  fut  arrêté  et 
emprisonné  à  la  requête  des  dames  du  Hallot.  Le  Chapitre  eut  la  hardiesse 
d'envoyer  des  députés  pour  représenter  au  Parlement  que  «  Dumont  no 
»  pouvoit  nullement  estre  recherché  au  moyen  du  privilège  do  Monsieur 
»  saint  Romain,  obtenu  par  Péhu  en  1593,  pour  luy  et  ses  complices.  » 
Ils  demandèrent  en  outre  que  Dumont  fut  mis  en  liberté,  et  défense  faite 
aux  dames  du  Hallot  de  le  poursuivre  pour  le  crime  do  Vernon.  Mais  les 
temps  étaient  bien  changés.  La  requête  ayant  été  écartée  et  TafTaire  évoquée 
par  le  Conseil  privé  du  roi ,  ce  Dumont  Doubledent,  en  159 1,  fut  exécuté  à 
mort,  en  place  de  Grève,  à  Paris,  en  vertu  d'un  arrêt  du  Conseil.  En  1596, 
Lecadet-Lagloë,  autre  complice  de  d'Alègre,  subit  le  même  sort. 

Ije  crime  conçu  à  Blainville  eut  aussi  son  contre-coup  sur  le  privilège  de 
la  fierté.  La  conduite  du  Chapitre  de  Rouen  lui  avait  singulièrement  nui 
dans  l'esprit  des  gens  sensés,  et,  le  25  janvier  1597,  de  l'avis  des  princes 
du  sang,  des  membres  du  conseil,  des  principaux  officiers  du  Parlement  et 
des  autres  cours  souveraines  réunies  à  Rouen  pour  l'Assemblée  des  Notables, 
le  roi  Henri  IV  signa  une  déclaration  qui  modifiait  beaucoup  le  privilège, 
et  continua  de  le  régir  jusqu'à  sa  suppression,  après  la  Révolution  de  1789. 
Dans  le  préambule,  on  parlait  de  la  nécessité  de  «  retrancher  de  grands 
»  abus  et  scandales  qui  se  commettoient  sous  la  faveur  du  dict  privilège.  » 
Il  est  certain  que  Henri  IV  pensait  au  meurtre  d'un  de  ses  serviteurs 
dévoués,  quand  il  s'exprimait  de  la  sorte.  On  exceptait  aussi  tous  ceux  qui 
se  trouveraient  prévenus  du  crime  d'assassinat  avec  guet-apens. 

En  1606,  le  Chapitre  et  son  privilège,  qu'il  voulut  soutenir,  devinrent 
encore  l'objet  de  plus  rudes  attaques,  quand  les  dames  du  Hallot  firent 
arrêter  et  écrouer,  dans  les  prisons  du  Chàtelet,  Péhu  lui-même,  réfugié  à 
Paris.  Sans  des  lettres  de  grâce  qu'il  obtint,  il  aurait  porté  sa  tête  sur 
réchâfaud,  comme  déjà  trois  autres  des  complices  de  d'Alègre. 

Pour  le  seigneur  de  Blainville,  en  voyant  l'insuccès  de  toutes  les  démar- 
ches destinées  à  le  sauver,  il  avait  jugé  plus  prudent  de  fuir  de  France, 
quand  la  Ligue  eut  été  définitivement  vaincue,  et  de  se  retirer  en  Italie, 
d'où  il  ne  revint  que  longtemps  après  que  le  bruit  de  cette  triste  afi'aire  se 
fut  calme. 
L'arrêt  du  Parlement  royaliste  de  Caen,  en  ce  qui  touchait  la  destruction 


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—  686  — 

du  château  de  Blain ville,  ne  fut  pas  plus  exécuté  que  celui  du  Parlement 
ligueur  de  Rouen.  Il  fut  bien  heureux  d'y  échapper;  car  le  premier  soin  du 
Parlement,  après  son  retour  à  Rouen,  fut  de  demander  au  roi  de  démolir 
tous  les  châteaux  et  forteresses  d'où  les  propriétaires  s'élançaient  pour 
saccager  le  pays  et  piller  les  passants.  Il  pensait  comme  son  premier  pré- 
sident Groulart,  disant  au  duc  de  Montpensier,  à  propos  du  château  de 
Neuilly,  sur  la  Vire,  possédé  par  Dampierre,  a  que  ce  seroit  faire  un  bon 
»  service  à  tous  que  de  les  abattre  et  de  les  raser,  parce  qu'en  temps  de 
ï>  paix  ou  de  guerre,  ils  ne  servoient  que  pour  loger  des  brigands  ou  voleurs 
»  qui  saccageoient  et  ruinoient  le  paouvro  peuple  (1).  »  Mais  Tabsencede 
d'Alégre  avait  rendu  le  château  de  Blainville  inoifensif  pour  tout  le 
monde.  Il  en  fut  de  lui  comme  d'une  foule  d'autres,  contre  lesquels  on 
lança  pareillement  des  arrêts  de  destruction  à  cette  époque.  S'ils  avaient 
été  tous  exécutés,  il  n'en  serait  peut-être  pas  resté  un  seul  debout,  au 
siècle  suivant,  où  Richelieu  en  détruisit  encore  un  si  grand  nombre. 

D'Alègre  rentra  en  France,  quand  les  lettres  de  grâce  de  Péhu  et  les  res- 
trictions apportées  au  privilège  de  la  fierté  de  Saint-Romain  eurent  mis  fin 
à  l'émotion  et  aux  poursuites  causées  par  son  crime.  Dans  les  dernières 
années  du  régne  de  Henri  IV,  il  épousa  Louise  de  Flagheac,  mariée  par 
contrat  du  27  avril  1608,  dont  il  eut  huit  enfants.  Il  exerça  même  tous  ses 
droits  sur  la  terre  de  Blainville,  et  il  parut  vouloir  s'attachera  faire  oublier 
ses  torts  passés.  11  donna  à  l'ancienne  église  paroissiale  une  cloche  qui 
porte  son  nom,  avec  celui  du  curé  de  cette  époque  et  des  six  chanoines 
prébendes  alors  en  exercice.  En  voici  l'inscription  : 

m"  GVILLEMME  LHERMITTE  PBR  (2)  CVRB  DV  LIEV,  MESSIRE  XPFLE  (3)  DALLEGRE 
MARQVIS  ET  SEIGNEVR  DV  LIEV  —  JACQVE  DE  LA  VILLE,  LOVIS  DERLIS,  GVILLEMMB 
HESBERT,  THESAVRIER  —  LEMASVRIER,  TOVSSAINCTZ  DERLIS,  LOVlS  LEROl  (161...) 

Une  bavure  ne  permet  pas  de  lire  la  date  précise  où  cette  cloche  fui 
fondue;  mais  elle  le  fut  postérieurement  au  retour  de  d'Alégre  en 
France  (4). 

(1)  Begistres  secrets  du  Parlement,  20  mai  1590. 

(2)  Presbyter,  prêtre. 

(3)  Abréviation  de  Christofle  ou  Christophe,  prénom  du  marquis  d'Alégre. 

(4)  Cette  même  cloche  a  été  depuis  transportée  dans  la  Cîollégiale,  devenue  enlise 
paroissiale,  ainsi  que  le  constate  Tinscription  suivante  :  placée  par  auzou  an  iv  de 
LA  LIBERTÉ,  1792  (suivant  le  mode  primitif  de  supputer  les  années  après  la  Revolu- 
lion  de  1789).  On  vient  de  lui  adjoindre  une  seconde  cloche,  qui  a  été  bénie  le  laodi 
22  septembre  de  cette  année,  et  dont  le  parrain  et  la  marraine  ont  été  M.  PiraoBt 
aine  et  M"**  de  Fréville,  née  Passerat  de  Crevon. 


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Le  22  avril  1627,  lo  même  seigneur  de  Blainville  réunit  à  la  Collé- 
giale les  deux  chapelles  de  Saint-Jean-Baptiste,  de  Sainte-Catherine  et  de 
Sainte-Marguerite,  fondées  par  Jean  de  Mauquenchy,  le  24  juin  1335,  à  la 
condition  de  dire  deux  messes  par  semaine.  En  même  temps,  il  donna  au 
Chapitre,  par  contrat  passé  devant  les  tabellions  de  Rouen,  aux  sièges 
de  Blainville  et  d'Auzouville-sur-Ry ,  les  biens  et  revenus  qui  avaient 
auparavant  appartenu  à  ces  deux  chapelles,  et  qui  consistaient  en  deux 
maisons  et  jardins,  et  une  pièce  de  terre  en  labour  de  trois  vergées  dans  la 
paroisse  de  Blainville  (1).  A  Torigine,  les  seigneurs  de  Blainville  avaient 
été  obligés  de  faire  prier  pour  eux  dans  l'église  paroissiale,  par  des  chape- 
lains particuliers;  aujourd'hui  les  chanoines  de  la  Collégiale  étaient  exclu- 
sivement chargés  de  ce  soin  pieux.  Ce  transfert  était  un  mojcn  de  leur 
faire  oublier  le  temps  où  d'Alègre  les  emprisonnait  dans  les  cachots  de  son 
château,  pour  les  punir  de  soutenir  contre  lui  le  parti  de  la  Ligue. 

En  1636,  il  présenta  à  François  de  Harlay,  I"  du  nom,  archevêque 
de  Rouen,  un  nommé  Nicolas  Freulard,  pour  une  place  de  chanoine 
vacante  dans  la  Collégiale  de  Blainville.  La  demande,  signée  de  lui,  revêtue 
de  ses  armes,  est  datée  du  château  d'Alègre,  en  Auvergne,  où  il  paraît  avoir 
fait  le  plus  souvent  sa  résidence,  dans  l'impossibilité  de  se  trouver  long- 
temps au  milieu  des  populations  qu'il  avait  tant  épouvantées  par  ses  dépré- 
dations et  par  ses  crimes  (2).  Il  la  renouvela  le  28  août  1638. 

Ce  seigneur  de  Blainville  portait  de  gueules  à  la  tour  cannée  d'argent  accostée 
de  trois  fleurs  de  lys  d'or  en  flanc.  Son  sceau  était  accompagné  d'une  devise 

(1)  Aveu  des  Chanoines  de  Blainville,  1743. 

(2)  Il  y  a  derrière  le  maître  autel  de  la  paroisse  actuelle,  Tancienne  Collégiale, 
quatre  vitraux  représentant,  en  partant  de  la  gauche  du  spectateur,  saint  Germain, 
saint  Jacques,  saint  Jean  et  saint  Christophe,  presque  de  grandeur  naturelle.  Ils  sont 
là  pour  rappeler  le  patron  de  la  vieille  église  (saint  Germain),  ceux  des  d'Estouteville 
(saint  Jacques  et  saint  Jean),  et  celui  de  d'Alègre  (saint  Christophe).  Des  deux  armoi- 
ries, copiées  de  celles  de  la  voûte,  et  placées  récemment  au  bas  de  ces  vitraux,  les 
unes,  à  gauche  en  regardant  Tautel,  sont  celles  des  Mauquenchy  et  des  d'Estouteville, 
de  Jean  d'Estouteville,  le  fondateur  de  la  Collégiale  (mais  le  lion  en  est  effacé)  ;  les 
autres,  celles  de  droite,  appartiennent  à  une  famille  à  laquelle  les  d'Estouteville  se  sont 
alliés.  Il  est  probable  qu'à  l'origine  celles  de  d'Alègre  ont  dû  y  figurer;  car  noua 
pensons  que  ces  vitraux  ont  été  donnés  par  lui  ou  par  sa  famille,  à  cause  de  la  pré  • 
sence  de  son  patron.  A  leur  place,  à  côté  des  deux  armoiries  ci-dessus,  on  voit  deux 
inscriptions  latines  constatant  l'époque  de  la  restauration  des  vitraux  (1844),  le  nom 
des  Fabriciens  en  exercice,  qui  en  ont  fait  les  frais,  et  celui  des  personnes  qui  les  ont 
aidés  de  leur  argent  et  de  leurs  soins. 


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renfermant  un  jeu  de  mots  que  nous  ne  pouvons  croire  avoir  été  l'expres- 
sion de  la  vérité,  à  toutes  les  époques  d'une  vie  si  agitée  :  tam  in  prosperis 
QUAM  iN  ADVERSis  sEMPER  ALACER.  D'Alègro  u'aupa  pas  a  toujours  été  alègre 
»  (gai,  dispos)  aussi  bien  dans  l'adversité  que  dans  la  prospérité.  (1)  » 

L'aîné  de  ses  huit  enfants,  issus  de  son  mariage  avec  Louise  de  Flagheac, 
Claude  Yves,  marquis  d' Alègre,  gouverneur  d'Evreux,  maréchal  des  camps 
et  armées  du  Roy,  obtint  la  terre  de  Blainville,  où  il  exerçait  certains 
droite  du  vivant  de  son  père. 

Il  avait  épousé,  en  premières  noces,  Louise  Eschallart  de  la  Boullaye, 
fille  de  Philippe  Eschallart,  seigneur  de  La  BouUaye,  et  de  Marie  Hurault 
du  Marais,  mariée  par  contrat  le  26  juin  1636.  Investie  de  sa  confiance, 
elle  eut  sa  procuration  aussitôt  après  le  mariage.  Nous  voyons,  en  efiet  : 
«  Louise  Eschallart  dame  espouso  et  procuratricc  de  haut  et  puissant  sei- 
»  gneur,  marquis  d'Alègre  et  de  Blainville,  »  présenter,  pour  le  titre 
d'une  des  chapelles  de  l'église  paroissiiile,  Adrien  Buglet,  le  20  septembre 
1636(2). 

Le  titre  de  marquis  de  Blainville  est  de  trop  dans  cette  présentation 
comme  dans  beaucoup  d'autres  actes  du  même  genre  ;  mais  celui  de  marquis 
d'Alègre  prouve  qu'il  le  portait  du  vivant  même  de  son  père. 

Sa  seconde  femme  fut  Marguerite-Gilberto  de  Roquefeuil,  héritière  de 
sa  maison,  veuve  de  Gaspard  de  Coligny  et  fille  d'Alexandre  de  Roquefeuil . 

Il  y  a  de  lui  une  dizaine  de  présentations  pour  la  Collégiale  do  Blain- 
ville, dont  la  première  est  du  2  décembre  1641,  en  faveur  d'un  nommé 
Nicolas  Bernard,  et  la  dernière  porte  la  date  de  1664  (3). 

Pendant  qu'il  était  seigneur  de  Blainville,  le  hameau  de  Maillommais, 
qui  en  dépend,  vit  s'élever  une  chapelle.  Un  tabellion  royal  de  Rouen,  du 
nom  de  Esaïe  Helye,  âgé  de  plus  de  soixante-trois  ans,  en  reconnais- 
sance des  grâces  nombreuses  dont  Dieu  l'avait  comblé,  depuis  son  enfance, 
adressa,  le  16  mars  1659,  à  l'archevêque  de  Rouen,  François  de  Harlay,  la 
demande  de  dédier  et  d'ériger  en  bénéfice  simple,  sur  un  fond  à  lui  appar- 
tenant, situé  à  Maillommais,  une  chapelle  consacrée  à  Notre- Dame -de- 
Délivrande,  Voici  le  texte  même  de  sa  deniîfnde  : 

«  A  Monseigneur, 
»  Monseigneur  l'Illustrissime  et  religiosissime 

»  archevesque  de  Rouen,  primat  de  Normandie 
ou  M"  ses  grands  vicaires. 

(1)  Archives  départementales,  Doyenné  de  By,  liasse  BlaiiwiUe. 

(2)  Archives  départementales,  liasse  Blaùrville. 

(3)  Id.   ibid.  Dans  les  cachets  qui  les  accompagnent  le  nombre  des  fleurs  de  Its 
n'est  pas  toujours  le  même. 


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—  689  — 

«  Supplie  humblement  s' Esaie  Helye,  tabellion  royal  à  Rouen,  disant 
»  qu'estant  raeu  de  deuotion  et  pour  recognoistre  les  bienfaits  qu'il  areceu 
»  de  la  main  de  Dieu  il  auoit  fait  bastiret  construire  une  chapelle  ou  ora- 
»  toire  sur  ung  fond  a  luy  appartenant  sis  en  la  paroisse  de  Blainuille, 
»  hameau  de  Maillommois  (1)  de  vostro  diocèse,  distant  de  demye  lieuë  ou 
»  environ  de  l'église  paroissiale  pour  y  faire  dire  et  célébrer  messe  sous 
»  vostre  bon  plaisir  toustes  les  festes  et  dimanches  de  l'année  deuant  ou 
»  après  la  messe  do  paroisse  pour  ne  point  troubler  l'ordre  d'icelle,  ce  qu'il 
»  ne  peut  faire  sans  auoir  de  vostre  Eminence  permission. 

I)  Ce  considéré,  Monseigneur,  et  qu'il  vous  appert  du  contract  de  dotation 
»  et  fondation  cy  attaché,  il  vous  plaise  accorder  la  grâce  cy  desssus  et 
))  sous  cet  effect  commettre  telles  personnes  qu'il  vous  plaira  pour  bénir  la 
»  susdite  chapelle  et  icclle  ériger  en  tiltre  et  bénéfice  simple  sous  le  nom 
»  et  inuocation  de  Notrc-Dame-de-la-Déliurande,  et  le  suppliant  sera  obligé 
»  à  redoubler  ses  prières  pour  vostre  prospérité  et  santé  (2). 

«  HÊLYE.   » 

L'acte  de  fondation  de  cette  chapelle,  que  l'archevêque  s'empressa 
d'ériger,  est  du  4  avril  1659,  rédigé  en  latin,  portant  la  signature  de 
Lecomier.  La  présentation  du  chapelain  appartenait  aux  possesseurs  des 
héritages  que  le  fondateur  avait  eus  à  Maillommais  et  à  Blainville,  et  l'on 
trouve  pour  cette  chapelle  cinq  ou  six  présentations,  dont  la  dernière  est  du 
18  juillet  1760. 

Il  y  avait  une  terre  affectée  à  cette  chapelle,  située  dans  la  paroisse  de 
Saint-Arnoult,  et  dont  il  est  souvent  question  dans  les  aveux  des  chanoines 
ses  voisins,  sous  le  titre  do  a  terre  de  la  Chapelle  de  Notre-Dame-de-Déli- 
»  vrande.  » 

Claude  Yves  d'AIègre  avait  eu  de  sa  seconde  femme,  Gilberte  de  Roque- 
feuil,  deux  enfants. 

L'aînée  lut  Louise-Marie  d'AIègre,  qui  mourut  en  bas-âge. 

La  seconde  fut  Marie-Marguerite  d'AIègre,  qui  perdit  son  père  le  14 
novembre  1664,  nommé  chevalier  de  l'ordre  du  Saint-Esprit,  mais  sans 
avoir  été  reçu.  Elle  tomba  alors  sous  la  tutelle  de  Claude-Christophe 
d'AIègre,  son  oncle,  qui,  en  1666,  présenta  à  la  Collégiale,  a  parce  que,  dit- 

(1)  Cette  ancienne  orthographe  montre  qu'aujourd'hui  il  faut  écrire  Maillommais, 
depuis  le  changement  introduit  par  Voltaire  de  ois  en  ais.  C'est  par  erreur  que  le 
Fouillé  de  Rouen,  de  1738,  Tappello  Maillebois.  Une  d^Vlègre  ayant  épousé,  en  1713, 
le  marquis  de  Maillebois,  de  là  sera  venue  peut-être  Terreur. 

(2)  Archives  départementales,  Doyenné  de  Ry,  liasse  Blainville, 


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—  690  — 

»  il,   la  nomination  nous  en  appartient  à  cause  de  notre  terre  de  Blain- 
»  ville  (1).  ï) 

C'était  pour  remplacer  le  chanoine  Charles  Daniel,  mort  cette  année-là, 
bienfaiteur  de  la  Collégiale  et  fondateur  d'un  Ohit  pour  le  repos  de  son 
âme.  Il  y  fut  inhumé,  avec  cette  inscription  qu'on  lit]  encore  aujourd'hui 
dans  la  chapelle  latérale  de  droite  : 

«  Cj  gist  noble  et  discrette  personne  M^*  Charles  Daniel,  vivant  prestre  chanoine  en 
»  réglLse  coUëgiale  de  St  Michel  de  Blain ville  lequel  décéda  le  27'"*  de  may  1666 
»  et  a  donné  au  trésor  d'icelle  église  la  somme  de  vingt  et  une  livre  de  rente  hypo- 
»  thecque  mentionnée  av  contract  passé  devant  lacqves  Vernier  tabellion  de  Caillj, 
»  le  XI*  lour  de  lanvier  1664  avx  charges  par  les  s'*  thrésorier  et  chanoines  de  la 
»  dicte  église  de  dire  tovs  la  messe  et  célébrer  vn  service  par  chacvn  an  le  leur  de 
»  de  son  dict  deces  povr  le  repos  de  son  ame  et  de  ses  parents  et  amvs  avqvel  assis- 
»  teront  tovs  les  dicts  chanoines  a  peine  de  perdre  toutes  les  distribusions  svivant  son 
»  testament  dv  25  de  may  1666  et  la  ratification  diceluy  faicte  par  les  s'*  Delaglos 
»  et  Debierville  et  avtres  héritiers  du  ?"•  lour  de  Ivin  1666. 

«  Pries  Diev  povr  son  ame.  » 

Comme  c'est  la  seule  inscription  restée  de  toutes  celles  qui  durent  être 
mises  dans  l'ancienne  Collégiale,  nous  avons  tenu  à  la  citer. 

Quand  Marguerite  d'Alègre  fut  majeure,  après  la  mort  de  sa  mère,  ar- 
rivée en  1672,  elle  se  maria,  et  ce  mariage,  comme  cela  était  déjà  arrivé 
pour  les  Mauquenchy  et  les  d'Estouteville,  fit  passer  la  terre  et  le  château 
de  Blainville  dans  une  nouvelle  famille,  celle  du  grand  Colbert. 


F.  BOUQUET. 


{La  fin  à  la  prochaine  livraison.) 


(1)  Archives  départementales,  Ih^enné  de  Ry,  liasse  B/ainrtï/e. 


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POÉSIE. 


SPECTACLES  DE  LA  POIRE. 


Octobre  a  ramené  les  hôtes  de  la  Foire  : 

Phénomène  vivant  qu'il  faut  voir  pour  y  croire, 

Tigre,  vautour,  chacal,  grand  lion  du  désert. 

Chiens  et  chevaux  savants,  escamoteur  disert. 

Puis  des  nains,  des  géants  et  des  danseurs  de  corde  ; 

Tout  cela  chaque  soir  s'agite  et  se  déborde 

Dans  une  symphonie  à  rendre  sourds  les  gens. 

«  On  avait  jusqu'alors  cru  les  singes  méchants, 

«  Nous  en  montrons  ici  de  plus  doux  que  I^  hommes. 

«  Entrez,  Messieurs,  entrez  !  arrangeants  nous  le  sommes, 

«  Vous  ne  paierez  pas  cher  ;  approchez,  venez  voir  ! 

«  Profitez  !  nous  avons  grand  spectacle  ce  soir.  » 

Soudain,  à  la  lueur  des  flammes  du  bengale. 

Eclatent  les  clairons,  le  tam-tam,  la  cymbale  ; 

Et  l'artiste  ambulant  drape  ses  oripeaux 

En  regardant  la  foule  assiéger  ses  tréteaux. 

Voici  Polichinel  !  J'aime  à  voir  sa  boutique, 
C'est  l'antique  Fantocche  à  tournure  comique. 


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—  692  — 

Qui,  bossu  par  derrière  et  bossu  par  devant, 

Fait  cent  pendables  tours  sur  la  scène  en  plein  vent. 

II  bat,  il  est  battu,  tout  désordre  l'attire  ; 

Coquin  bon  à  brûler  s'il  ne  faisait  pas  rire. 

Recherche  qui  voudra  les  fadeurs  de  bon  ton , 

J'aime  ces  quolibets  et  ces  coups  de  bâton. 

Ces  pantins  déhanchés,  cohorte  aventurière. 

Qui  font  tout,  disent  tout  de  grotesque  manière. 

Là  se  trouve  du  moins  la  gaîté  d'autrefois. 

Mais  Paillasse,  à  grand  bruit,  fait  retentir  sa  voix. 

Paillasse,  autre  bandit,  autre  bonne  figure. 

Poltron,  filou,  hâbleur  et  coureur  d'aventure. 

Esprit  original  sous  des  haillons  vieillis, 

Il  ouvre  en  écoutant  de  grands  yeux  ébahis  ; 

Son  cynisme  sans  art  comme  un  torrent  s'épanche 

Et  sa  plaisanterie  a  le  poing  sur  la  hanche. 

Ne  lui  reprochez  point  son  jargon  plein  d'excès. 

Pourvu  ^'on  fasse  rire  on  est  toujours  français. 

Que  ferait-il,  bouffon,  dans  sa  verve  ennemie. 

Du  langage  du  monde  et  de  l'Académie  ! 

Les  discours  d'Institut  sont  trop  faibles  de  reins 

P?ur  soutenir  l'honneur  des  théâtres  forains. 

Il  faut  avec  le  peuple  une  allure  gaillarde  ; 

L'imprévu,  l'étonnant,  voilà  ce  qu'il  regarde. 

Pardon  !  n'oublions  pas  les  hercules  du  Nord, 
Ici  l'esprit  n'est  rien,  la  palme  est  au  plus  fort  : 


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—  693  — 

On  se  prend,  on  s'étreînt,  on  se  courbe,  on  s'enlace. 

Et  malheur  à  celui  que  son  rival  terrasse. 

S'il  touche  carrëment  l'arène  de  son  dos, 

Il  est  désavoué  de  messieurs  les  badauds. 

Nous  en  avons  vu  courir  après  la  double  vue  ; 

Louij^e  et  fâcheuse  erreur  !  mais  elle  est  disparue. 

De  la  devineresse  on  n'entend  plus  la  voix. 

Nous  ne  monterons  pas  sur  les  chevaux  de  bois  ; 

Le  cirque  est  à  côté,  c'est  un  spectacle  honnête 

Où  l'on  porte  ses  pieds  sans  danger  pour  sa  tête  ; 

Les  écuyers  brillants  à  fond  de  train  lancés, 

Semblent  par  l'ouragan  soutenus  et  poussés. 

La  guerre  a  son  tliéâtre  aussi,  scène  tragique. 

Qui  porte  au  front  ces  mots  :  Théâtre  mécanique. 

Quoique  le  canon  gronde,  enfants,  n'ayez  pas  peur  : 

Les  soldats  en  carton  marchent  à  la  vapeur; 

Qu'on  se  batte  en  plein  champ,  qu'on  assiège  une  ville, 

Tout  se  meut  sous  la  loi  du  balancier  docile  ; 

Une  parole,  un  geste,  et  la  paix  renaîtra. 

Quant  aux  morts,  patience  !  on  les  relèvera. 

Par  tous  ces  bateleurs  la  ville  est  récréée. 

On  les  voit  avec  joie  arriver  chaque  année  ; 

Pourtant  le  meilleur  manque  ;  en  ce  concert  discord, 
J'ai  cherché  bien  souvent  sans  fruit,  je  cherche  encor 

Un  spectacle  plein  d'art,  de  verve  et  de  folie 

Que  la  France  emprunta  jadis  à  l'Italie  : 

La  Pantomime  alerte,  estimée  aux  faubourgs, 

Et  dont  le  geste  promn*  valait  de  grands  discours. 


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Le  vieil  esprit  s'en  va  ;  Ton  en  rencontre  à  peine 
De  ces  joyeux  bouffons  d'inépuisable  veine 
Qui  remuaient  le  peuple  au  temps  de  nos  aïeux; 
Nous  devenons  plus  fiers  et  n'en  valons  pas  mieux. 
Qui  nous  rendra  Pierrot,  Arlequin,  Colombine, 
Scaramouche,  Isabelle  et  sa  charmante  mine,    ^ 
Le  docteur,  Pantalon,  tous  les  Fantoccini, 
Et  leur  clinquant  vermeil  dont  le  lustre  est  terni  ! 

Pascal  MULOT. 


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BIBLIOGRAPHIE 


SAINT-ANDRÉ-DE-LA- VILLE,    Monographie  par  M.   E.  de 
la  Quérière. —  Rouen  et  Paris,  1862,  in-4*. 


L'étude  aride  de  l'archéologie  est  singulièrement  rendue  facile  et 
attrayante  quand  elle  est  présentée  par  des  hommes  de  goût  et  de  style. 
M.  de  la  Quérière  est  un  de  ces  privilégiés  de  la  science  qui  ne  se  perdent 
ni  dans  les  redites,  ni  dans  les  documents  inutiles,  et  qui  condensent  en 
quelques  pages  agréables  et  bien  remplies  ce  que  d'autres  prolongeraient  à 
plaisir  en  d'interminables  dissertations. 

Nous  le  félicitons  d'avoir  porté  ses  regards  cette  fois  encore  sur  une  do 
ces  merveilleuses  et  regrettables  églises  que  la  pioche  des  démolisseurs 
vient  de  faire  disparaître  de  notre  sol  normand.  Saint-André-de-la- Ville 
revit  tout  entier  dans  cette  monographie  où  se  reflètent,  fidèles  et  transpa- 
rentes, toutes  les  phases  de  son  existence,  depuis  l'année  1348,  quand  sa 
paroisse  comptait  60  feux,  jusqu'au  moment  où  le  tocsin  de  93  fit  taire  et 
remplaça  le  son  des  cloches  dans  cette  demeure  de  Dieu.  Fortune,  magni- 
fique du  passé,  journées  de  fête  et  de  grandeurs,  émanations  de  l'encens, 
verrières  enflammées  au  soleil,  fantaisies  hautaines  de  la  pierre,  qu'étes- 
vous  devenues?...  Un  souvenir  consacré  par  une  main  pieuse,  voilà  ce  qui 
reste  de  vos  splendeurs,  voilà  ce  qui  demeure  de  votre  magnificence  d'au- 
trefois !  Et  c'est  une  bonne  occasion  de  rencontrer  encore  des  historiographes 
comme  M.  de  la  Quérière  qui  réunissent  aux  qualités  particulières  de  l'ar- 


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tiste  les  connaissances  spéciales  de  l'antiquaire  :  la  vérité  avec  eux  est 
avant  tout  et  toujours  respectée,  ce  qui  ne  veut  pas  dire  que  rimagination 
de  l'écrivain  ne  se  donne  pas  de  temps  en  temps  carrière.  A  côté  de  ce  qui 
s'est  fait,  l'auteur  manifeste  sa  personnalité  pour  dire  ce  qu'il  fallait  faire; 
et,  par  exemple,  quand  il  exprime  ses  regrets  en  ce  qui  touche  le  tracé  des 
nouvelles  rues  de  Rouen,  bien  qu'il  y  ait  dans  ses  observations  une  large 
part  pour  la  critique,  il  séduit  son  lecteur  parla  profondeur  des  aperçus  et 
le  range  du  côté  du  système  qu'il  développe.  Le  respect  des  monuments 
antiques,  respect  poussé  jusqu'à  la  vénération,  voilà  surtout  c^  qui  ressort 
des  conclusions  de  M.  de  la  Quérière,  voilà  ce  qu'il  exprime  hautement  et 
justement  quand  il  dit  :  «  Malheureusement,  le  percement  d'une  très  large 
»  voie  à  travers  le  cœur  de  la  cité  va  faire  disparaître  la  nef  de  Saint-André, 
^  en  même  temps  que  nombre  de  constructions  curieuses  du  moyen-âge  et 
»  de  la  Renaissance  qu'on  pouvait  aisément  épargner,  puisqu'il  s'offrait  à 
»  quelques  pas  de  là  une  ligne  toute  tracée  de  rues  déjà  existantes,  qu'il  ne 
»  s'agissait  que  d'élargir  convenablement  pour  atteindre  le  but  qu'on  se 
»  proposait.  » 

Les  amateurs  de  ce  qui  a  fait  le  renom  de  notre  antique  cité,  les  biblio- 
philes et  les  artistes  voudront  posséder  l'œuvre  nouvelle  de  notre  colla- 
borateur. 

Saint' André-de- la-Ville  vient  compléter  admirablement  Saint- Martin-sur- 
RenellCy  deux  chefs-d'œuvre  de  moins  ;  mais,  qui,  grâce  à  M.  de  la  Quérière, 
ne  vont  pas  entièrement  disparaître  dans  l'oubli. 

Comme  toujours,  l'exécution  typographique  est  satisfaisante  ;  nous  avons 
à  signaler  aussi  deux  fort  belles  planches,  gravées  sur  cuivre  par  M.  Bre- 
vière  :  l'une  représente  l'état  de  Téglise  avant  la  démolition  ;  l'autre  la 
flèche  qui  surmontait  la  tour  actuellement  subsistante.  Ces  éléments  d'inté- 
rêt puissant  n'étaient  pas  nécessaires  au  succès  du  travail  de  M.  de  la  Qué- 
rière, mais  il  a  voulu  être  complet  et  excellent  :  nous  croyons  pouvoir  lui 
dire  qu'il  a  réussi. 

Gustave  GOUELLAIN. 


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—  697  — 

HISTOIRE  DE  LA  VILLE  D'AUMALE,  par  M.  Semichon.— 
Rouen  et  Paris.  2  vol.  în-8". 

a  Que  chacun,  —  disions-nous  il  y  a  quelque  yin^  ans,  dans  un  Rapport 
à  la  Société  d'Emulation  sur  les  premiers  travaux  monographiques  de 
M.  J.-E.  Decorde,  —  a  que  chacun  veuille  bien  rechercher  dans  sa  com- 
»  mune  les  faits  anciens,  les  événements  remarquables  de  la  localité,  en  y 
»  mettant  ce  qui,  à  nos  yeux,  constitue  l'attrait  de  ces  sortes  d'ouvrages  : 
»  l'exactitude,  l'ordre,  un  peu  d'humour  et  cette  passion  mesurée  que  l'écri- 
h  vain  projette  sur  les  labeurs  dont  le  sujet  lui  est  sympathique  ; 

ft  Que  parallèlement  ce  travail,  appliqué  aux  temps  historiques,  soit, 
»  pour  les  événements  modernes,  accompli  jour  à  jour,  dans  chaque  com- 
»  mune  intéressante,  par  les  soins  intelligents  du  curé,  de  l'instituteur  ou 
»  de  quelque  lettré  modeste,  dans  un  Recueil  de  notes  successives,  prises 
»  sur  le  fait,  et  soumises  annuellement  à  un  certain  contrôle,  l'examen, 
»  par  exemple,  du  Conseil  local  de  l'Instruction  publique; 

»  Et  vous  pouvez  prévoir  aisément  les  conséquences  favorables  au  pro- 
»  grès  de  l'histoire  générale,  de  ce  double  courant  d'eiforts  devenu  d'au- 
»  tant  plus  efficace  qu'une  émulation  soutenue  l'entretiendrait  dans  les 
»  limites  delà  véritable  érudition  et  de  l'utilité  scientifique...  » 

Nous  nous  élevions  même,  à  ce  propos,  contre  le  dédain  manifesté  alors 
par  certains  écrivains  pour  ce  qu'ils  appelaient  la  petite  monnaie  de  l'his- 
toire, la  préoccupation  provinciale  et  trop  exclusive  du  clocher.  C'est  à 
l'ombre  du  clocher,  disions-nous,  c'est  sous  les  créneaux  démantelés  de  nos 
ruines  locales,  c'est  près  du  cours  de  nos  ruisseaux  ignorés  qu'ont  pris 
naissance  les  libertés  et  les  franchises  communales,  le  sentiment  de  l'hon- 
neur patriotique,  le  respect  des  institutions,  le  premier  germe  de  ce  dévoue- 
ment aujourd'hui  victorieux  à  l'unification  de  tout  l'Empire  :  l'histoire  d'un 
Clocher,  n'est-ce  pas  souvent,  dans  des  proportions  restreintes,  mais  avec 
des  éléments  semblables,  l'histoire  même  de  la  France  ? 

Depuis  que  ce  vœu  a  été  exprimé,  la  bibliographie  normande,  —  pour  ne 
parler  que  de  notre  contrée,  —  a  pu  enregistrer,  souvent  avec  honneur,  un 
nombre  déjà  très  grand  de  monographies  locales  que  l'hospitalité  des 
Revues  et  des  Sociétés  savantes  est  venue  soustraire  à  l'oubli,  et  qui  n'ont 
pas  été  certainement  sans  influence  sur  le  développement  actuel  du  goût 
public  pour  ces  sortes  de  compositions.  Aujourd'hui,  le  Gouvernement  les 
encourage,  l'Institut  daigne  leur  faire  une  place,  toujours  enviée,  dans  ses 
concours  annuels,  et  le  mouvement  général  si  heureusement  imprimé  à  cette 

45 


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tendance,  offre  pour  ainsi  dire,  par  sa  fécondité   et  ses  avantages,  une 
branche  nouvelle  à  la  littérature. 

Nous  pourrions  citer  de  vim  cinquante  productions  de  ce  genre,  parmi 
lesquelles  figurent  :  THistoire  de  Dieppe,  par  M.  Féret;  celles  d'Eu,  par 
M.  Estancelin  et  M.  L.  Vitet;  les  notices  historiques  de  M.  Guillemeth  sur 
plusieurs  contrées  du  département  de  la  S ei ne- Inférieure  ;  celles  de 
M.  Tabbé  J.-E.  Decorde  sur  les  cantons  de  Neufchàtel,  de  Blangy  et  de 
Gournay  ;  les  histoires  de  Gournay,  par  M.  P.  de  la  Mairie  ;  de  Fécamp, 
par  M.  Fallue  ;  de  Valmont,  par  M.  Lesguilliez  ;  d'Elbeuf,  par  M.  Maille  ; 
les  notices  érudites  de  M.  L.  de  Duranville,  sur  le  mont  de  Thuringe  ;  de 
M.  le  marquis  de  Belbeuf,  sur  l'ermitage  et  le  hameau  de  Saint- Adrien  ;  de 
M.  Ballin,  sur  le  canton  de  Grand-Couronne  ;  de  M.  Leroy,  sur  Montérol- 
lier;  de  M.  Derny,  sur  les  clochers  du  pays  de  Bray  ;  de  M.  J.  Rondeaux, 
sur  Saint-Etienne-du-Rouvray,  etc.  —  Il  n'est  pas  que  nous  n'ayons  nous- 
méme,  s'il  est  permis  de  le  rappeler,  prêché  personnellement  d'exemple  en 
l'honneur  de  l'ancienne  petite  ville  de  Blangy  et  de  la  vallée  de  la  Bresle. 

Donc,  on  le  voit,  l'idée  a  fait  son  chemin  comme,  du  reste,  tout  ce  qui, 
dans  notre  plantureuse  Normandie,  trouve  moyen  de  fixer  ses  racines  dans 
le  sol  et  d'éveiller  le  sentiment  de  la  nationalité. 

Reste  la  seconde  partie  du  projet,  relative  aux  matériaux  de  l'histoire 
contemporaine  locale.  Elle  aura  peut-être  aussi  son  jour... 

C'est  encore  cette  belle  et  inspiratrice  vallée  de  la  Bresle  qui  peut  reven- 
diquer aujourd'hui  l'une  des  monographies  les  plus  intéressantes,  les  plus 
complètes  de  ces  derniers  temps  :  V Histoire  de  la  ville  (TAumale  et  de  ses  insti- 
tutions, due  à  la  plume  de  M.  E.  Semichon,  avocat  à  Neufchàtel. 

Cet  ouvrage,  publié  tout  récemment,  a  trouvé  au  Conseil  général  un 
accueil  distingué  qu'avait  devancé  une  mention  honorable  accordée  par 
l'Institut  à  l'une  des  parties  manuscrites  du  travail. 

On  trouve  dans  ce  livre,  quia  dû  coûter  bien  des  recherches  et  bien  des 
veilles,  ce  doux  sentiment  du  respect  pour  la  famille  et  pour  le  berceau  qui 
donne  tant  de  couleur  et  de  vie  philosophiques  aux  récits  les  plus  simples. 
Mais  ce  qui,  surtout,  caractérise  l'œuvre  et  la  rend  digne  de  figurer  dans 
les  collections  historiques  de  choix,  c'est  l'abondance  des  faits  recueillis  au 
prix  de  recherches  patientes,  et  groupés  avec  un  soin  pour  ainsi  dire  reli- 
gieux, avec  un  esprit  de  critique  très  ferme,  autour  de  l'édifice  que  Térudit 
auteur  a  voulu  consacrer  aux  fastes  de  sa  ville.  Ce  soin  minutieux  des 
détails,  qui  n'entend  rien  négliger  de  ce  qui  peut  fortifier  une  opinion, 
éclaircir  un  fait  douteux,  est  toujours  chez  un  historien  ou  un  archéologue,  la 
marque  d'un  travail  consciencieux  ;  et  il  entre  nécessairement  pour  beau- 
coup dans  la  somme  de  confiance  que  le  lecteur  lui  accorde. 


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—  699  — 

En  racontant  les  événements  de  toute  sorte  dont  la  ville  d'Aumale  fût  le 
théâtre  depuis  le  xii*  siècle,  l'auteur  s'appesantit  —  c'est  là  le  but  principal 
de  son  œuvre  —  sur  le  caractère  de  ceux  qui  font  ressortir  l'indépendance 
communale  de  cette  bourgade,  siège  d'une  haute  Seigneurie  durant  prés  de 
500  ans.  Cette  préoccupation  amène  M.  Semichon  à  établir,  du  connu  à 
l'inconnu,  et  par  une  abstraction  que  nous  croyons  suffisamment  logique,  la 
synthèse  des  progrès,  de  l'affaiblissement  et  enfin  de  la  décadence  des  privi- 
lèges communaux  à  tous  les  âges  de  l'histoire  de  notre  pays. 

Ses  déductions  ingénieuses  sont  le  fait  d'un  esprit  exercé  aux  choses 
de  l'histoire;  elles  portent  l'empreinte  d'une  loyauté  et  d'une  sagacité 
remarquables.  Aussi  peut-on  dire  qu'alors  même  que  les  affirmations  d'un 
historien  ne  seraient  pas  mathématiquement  justifiées,  ses  appréciations, 
secondées  par  ces  mérites,  ont  généralement  le  caractère  de  vraisemblance 
et  de  bonne  foi  qui  entraîne  le  lecteur  à  les  juger  irréfutables. 

On  comprend  qu'en  pareille  matière  et  sous  l'empire  de  cette  nécessité 
où  l'auteur  se  trouve  placé,  de  signaler  et  de  relier  entre  eux,  selon  les 
temps,  une  immense  quantité  d'incidents,  de  pièces  et  de  noms,  la  lecture 
de  l'ouvrage  demande  une  certaine  somme  d'attention  et  de  bonne  volonté  ; 
et  que  le  lettré  qui  s'éprend  principalement  de  la  forme,  puisse  n'y  pas 
trouver  tout  l'attrait  qu'y  découvriront  certainement  l'antiquaire,  le  philo- 
logue, le  géographe. 

Hâtons-nous  de  dire  que,  sous  le  rapport  purement  littéraire,  M.  Semi- 
chon a  pu,  même  dans  un  ouvrage  de  cette  nature,  montrer  à  un  haut 
degré  les  qualités  d'écrivain  que  nous  lui  connaissons.  L'introduction  qui 
sert  de  cadre  et  comme  de  résumé  anticipé  à  son  œuvre  est  là  pour  le 
prouver.  Les  150  pages  de  ce  morceau,  péristyle  brillant  d'un  monument 
sévère,  réunissent  à  Téclat  du  style,  l'abondance  des  idées  et  la  hauteur 
des  vues.  Pour  nous,  qui  aimons  la  concentration  et  qui  croyons  que  la 
pensée  est  toujours  mieux  servie  par  l'éloquence  littéraire  que  par  le 
chiffre,  quelque  probant  qu'il  soit,  c'est  dans  cette  introduction  même  que 
nous  voyons  le  véritable  Livre  et  que  nous  pouvons  le  mieux  nous  rendre 
compte  de  la  pensée  philosophique  de  l'auteur. 

Nous  y  renvoyons  le  lecteur.  Ausi  bien  serait-il  impossible,  sans  trahir 
l'harmonie  de  l'ensemble,  d'en  tirer  des  extraits  suffisamment  détaillés. 
Nous  n'aurons  pas  fait,  il  est  vrai,  un  article  de  critique  complet,  mais 
nous  aurons,  du  mois,  par  cet  hommage,  engagé  les  lecteurs  de  la  Revue 
à  apprécier  personnellement  ce  qui  nous  semble  le  justifier. 

J.  A.  DE  LÉRUE. 


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GHRONiqUE  NORMANDE. 


LES   COMPAGNONS    DE    GUILLAUME- LE- CONQUÉRANT  EN    1066.   —  La    Société 

française  d'Archéologie  a  publié  récemment  la  liste  des  compagnons 
de  Guillaume  à  la  conquête  de  l'Angleteterre.  Le  17  août  dernier,  à  la 
suite  d'une  cérémonie  imposante  qu'avait  organisée  cette  compagnie,  et 
sous  l'intelligente  direction  de  M.  de  Caumont,  elle  a  été  fixée  sur  le  mur 
occidental  de  l'église  de  Dives,  à  l'intérieur  de  la  nef,  au  dessus  de  la  porte 
d'entrée,  où  elle  occupe  une  surfaee  qui  n'a  pas  moins  de  24  métrés  carrés. 
Il  est  inutile  de  rappeler ,  à  cette  occasion ,  la  controverse  longtemps  pen- 
dante sur  le  lieu  de  départ  de  l'expédition  normande.  M.  de  Caumont  parait 
l'avoir  tranchée ,  lorsqu'en  août  1861  il  a  érigé  une  colonne  commémorativa 
sur  le  promontoire  qui  se  dresse  à  l'embouchure  de  la  Dive.  Nous  n^avons 
d'autre  prétention  que  de  donner  à  un  monument  historique ,  si  intéressant 
pour  la  Normandie ,  la  publicité  de  la  Revue  de  la  Normandie ,  et  de  reproduire 
ici  avec  uno  fidélité  scrupuleuse ,  la  list^  des  compagnons  de  Guillaume» 
telle  que  Ta  publiée  la  société  française  d'archéologie ,  et  telle  que  Ta  com- 
posée M.  Léopold  Delisle,  membre  de  l'Institut. 


Achard. 

—    d'Iviy. 
Aioul. 

Aitard  de  Vaux. 
Alain  Le  Roux. 
Amauri  de  Dreux. 
Anquetil  de  Cherbourg. 

—  de  Grai. 

—  de  Ros. 


Anscoul  de  Picquignj. 
Ansfroi  de  Côrmeifies. 

—  de  Yaubadon. 
Ansger  de  Montaigu. 

—  de  Senarpont. 
Ansgot. 

—  de  Ros. 
Amoul  d* Ardre. 

—  de  Perci. 


Arnoul  de  Hesdin. 
Aubert  Greslet. 
Aubri  de  Couci. 

—  de  Ver. 
Auvrai  le  Breton. 

—  d'Espagne. 

—  Merteberge. 

—  de  Tanie. 
Azor. 


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—  701  — 


Baudouin  de  (Plombières. 

—  le  Flamand. 

—  de  Meules, 
Bërenger  Giffard. 

—  de  Toeni. 
Bernard  d'Alençon. 

—  du  Neufmarchë. 

—  Pancevolt. 

—  de  Saint-Ouen. 
Bertran  de  Verdun. 
Beuselin  de  Dive. 
Bigot  de  Loges. 
Carbonnel. 

David  d'Argentan. 
Dreu  de  la  Beuvrière. 

—  de  Montaigu. 
Durand  Malet. 
Ecouland. 

Engenouf  de  l'Aigle. 
Enguerrand  de  Raimbeau- 

court 
Emeis  de  Buron. 
Etienne  de  Fontenai. 
Eude,  comte  de  Champagne. 

—  ëvèque  de  Bayeux. 

—  Cul-de-Loup. 

—  Le  Flamand. 

—  de  Fourneaux. 

—  Le  Sënëchal. 
Eustache,  comte   de  Bou- 
logne. 

Foucher  de  Paris. 
Fouaue  de  Lisors. 
Gautier  d'Appeville. 

—  Le  Bourguignon. 

—  de  Caen. 

—  de  Claville. 

—  de  Douai. 

—  Giffard. 

—  de  Grancourt. 

—  Hachet. 

—  Heusé. 

—  d' Incourt. 

—  de  Laci. 

—  de  Mucedent 

—  d'Omontville. 

—  de  Risbou. 

—  de  Saint-Valeri. 

—  Tirel. 

—  de  Vemon. 
Geoffroi  Alselin. 

—  Bainard. 

—  du  Bec. 

—  de  Cambrai. 

—  de  la  Guierche. 

—  Le  Maréchal. 

—  de  Mandeville, 

—  Martel. 

—  Maurouard. 


Geoffroi  de  Montbrai, 

—  comte  du  Perche. 

—  de  Pierrepont. 

—  de  Ros. 

—  de  Runeville. 

—  Talbot. 

—  de  Tournai. 

—  de  Trelli. 
Gerboud  le  Flamand. 
Gilbert  le  Blond. 

—  de  Blosseville. 

—  de  Brette ville. 

—  de  Budi. 

—  de  ColleviUe. 

—  de  Gand. 

—  Gibard. 

—  Malet 

—  Maminot. 

—  Tison. 

—  de  Venables. 

—  de  Wissant. 
Gonfroi  de  Cloches. 

—  Mauduit. 
Goscelin  de  Cormeilles. 

—  de  Douai. 

—  de  la  Rivière. 
Goubert  d*Aufai. 

—  de  Beauvais. 
Guernon  de  Peis. 
Gui  de  Craon. 

—  de  Raimbeaucourt. 

—  de  Rainecourt. 
Guillaume  Alis. 

—  d'Ansleville. 

—  L'Archer. 

—  d'Arqués. 

—  d'Auarieu. 

—  de  L'Aune. 

—  Basset. 

—  Belet. 

—  de  Beaufou. 

—  Bertran. 

—  de  BiviUe. 

—  Le  Blond. 

—  Bonvalet. 

—  du  Bosc. 

—  du  Boso-Roard. 

—  de  Boumeville. 

—  de  Brai. 

—  de  Briouse. 

—  de  Bursigny. 

—  de  Cahaignes. 

—  de  CaïUy. 

—  de  Cairon. 

—  Cardon. 

—  de  Carnet. 

—  de  Castillon. 

—  de  Ceaucé 

—  La  Chèvre. 


Guillaume  de  ColleviUe. 

—  Corbon, 

—  de  Paumerai. 

—  Le  Despensier. 
de  Durville. 

—  d'Ecouis. 

—  Espec. 

—  d'Eu. 

—  comte  d'Evreux. 

—  de  Falaise. 

—  de  Fëcamp. 

—  Folet. 

—  de  la  Forêt. 

—  de  Fougères. 

—  Froissart. 

—  Goulafre. 

—  de  Lètre. 

—  de  Loucelles. 

—  Louvet. 

—  Malet. 

—  de  Malleville. 

—  de  La  Mare. 

—  Maubenc. 

—  Mauduit. 

—  de  Moion. 

—  de  Monceaux. 

—  de  Noyers. 

—  fils  d'Osbeme. 

—  Pantoul. 

—  de  Parthenai. 

—  Pëchë. 

—  de  Perci. 

—  Pevrel. 

—  de  Picquigny. 

—  Poignant. 

—  de  roillei, 

—  Le  Poitevin. 

—  de  Pont-de-l'Ai^ 

che. 

—  Quesnel. 

—  de  Reviers. 

—  de  Sept-Meules. 

—  Taillebois. 

—  de  Toeni. 

—  de  Vatt^ville. 

—  de  Vauville. 

—  de  Ver. 

—  de  Vesli. 

—  de  Warenne. 
Guimond  de  Blangi.  V 

—  de  Tessel. 
Guineboudde  Balon. 
Guinemar  Le  Flamand. 
Hamelin  de  Balon. 
Hamon  Le  Sënëchal. 
Hardouin  d'Ecalles. 
Hascouf  Musard. 
Henri  de  Beaumont. 

—  de  Ferrières. 


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—  702  — 


Herman  de  Dreux. 
Hervé  Le  Berniier. 

—  d'Espagne. 

—  d'Helion. 
Honfroi  d'AnsleviUe. 

—  de  Biville. 

—  de  Bohon. 

—  de  Carteret. 

—  de  Culai. 

—  de  L'Ile. 

—  du  Tilleul. 

—  Vis-de-Loup. 
Huard  de  Vemon. 
Hubert  de  Mont-Canisi. 

—  de  Port. 
Hugue  L'Ane. 

—  d'Avranches. 

—  de  Beauchamp. 

—  de  Bemières. 

—  du  Bois-Hébert. 

—  de  Bolbec. 

—  Bourdet. 

—  de  Brébeuf. 

—  de  Cordon. 

—  de  Dol. 

—  Le  Flamand. 

—  de  Goumai. 

—  de  Grentemesnil. 

—  de  Guideville. 

—  de  Hodenc. 

—  de  Hotot. 

—  d'Ivri. 

—  de  Laci. 

—  de  Maci. 

—  Maminot. 

—  de  Manneville. 

—  de  La  Mare. 

—  Mautravers. 

—  de  Mobec. 

—  de  Montfort 

y     —    de  Montgommerî. 

—  Musard. 

—  de  Port. 

—  de  Rennes. 

—  de  Saint-Quentin. 

—  Silvestre. 

—  de  Vesli. 

—  de  Vi ville. 
IlbertdeLaci. 

—  de  Toeni. 
Ive  Taillebois. 

—  de  Vesci. 
Josce  Le  Flamand. 
Juhel  de  Toeni. 
Lanfranc. 

Mathieu  de  Mortagne. 
Mauger  de  Carteret. 
Maurin  de  Caen. 
Mile  Crespin. 


Murdac. 

Néel  d'Aubigni. 

—  de  Berville. 

—  Fossard. 

—  de  Goumai. 

—  de  Munneville. 
Normand  d'Adreci, 
Osberne  d'Arqués. 

—  du  Breuil. 

—  d'Eu. 

—  Giffard. 

—  Pastforeire. 

—  du  Quesnai. 

—  du  Saussai. 

—  de  Wanci. 
Osmond. 

Osmont  de  Vaubadon. 
Ours  d'Abbetot. 

—  de  Berchères. 
Picot. 

Pierre  de  Valogne. 
Rahier  d'Avre. 
Raoul  d'Aunou. 

—  Baignard. 

—  de  Bana. 

—  de  Bapuames. 

—  Basset. 

—  de  Beaufou. 

—  de  Bernai. 

—  Blouet. 

—  Botin. 

—  de  La  Bruière. 

—  de  Chartres. 

—  de  Colombières. 

—  de  Conteville. 

—  de  Courbépine. 

—  L'Estourmi. 

—  de  Fougères. 

—  Framan. 

—  de  Gael. 

—  de  Hauville. 

—  dénie. 

—  de  Languetot. 

—  de  Limesi. 

—  de  Marci. 

—  de  Mortemer. 

—  de  Noron. 

—  d'Ouilli. 

—  Painel. 

—  Pinel. 

—  Pipin. 

—  de  La  Pommeraie. 

—  du  Quesnai. 

—  de  Saint-Sanson. 

—  du  Saussai. 

—  de  Savigni. 

—  Taillebois. 

—  du  Theil. 

—  de  Toeni. 


Raoul  de  Tourlaville. 

—  de  Tourneville. 

—  Tranchard. 

—  fils  d'Unspac. 

—  Vis-de-Loup. 
Ravenot. 
Renaud  de  BaiUeul. 

—  Croc. 

—  de  Pierrepont. 

—  de  Sainte-Hélène. 

—  de  Torteval. 
Renier  de  Brimou. 
Renouf  de  Colombelles. 

—  Flambard. 

—  Pevrel. 

—  de  Saint-Waleri. 

—  de  Vaubadon. 
Richard  Basset. 

—  de  Beaumais. 

—  de  Bienfaite. 

—  de  Bondeville. 

—  de  Courci. 

—  d'En  gagne. 

—  L'Estourmi. 

—  Fresle. 

—  de  Meri. 

—  de  Neuville. 

—  Poif^iant- 

—  de  Reviers. 

—  de  Sacquenville. 

—  de  Saint-Clair. 

—  de  Sourdeval. 

—  Talbot. 

—  de  Vatteville. 

—  de  Vernon. 
Richer  d'Andeli. 
Robert  d'Armentière». 

—  d'Auberville. 

—  d'Aumale 

—  de  Barbes. 

—  Le  Bastard. 

—  de  Beaumont. 

—  Le  Blond. 

—  Blouet. 

—  Bourdet. 

—  de  Brix. 

—  de  Buci. 

—  de  Chandos. 

—  Corbet. 

—  de  Courçon. 

—  Cruel. 

—  Le  Despensier. 

—  comte  d'Eu.    * 

—  Fromentin. 

—  fils  de  Geroud. 

—  de  Glan ville.    » 

—  Guernon. 

—  de  Harcourt. 

—  de  Lorz. 


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703  — 


Robert  Malet. 

—  comte  de  Meulan. 

—  de  Montbrai. 

—  de  Montfort. 

—  comte  de  Mortain. 

—  des  Moutiera. 

—  Murdac. 

—  d'OuiUi. 

—  de  Pierrepont. 

—  de  Pontchardon. 

—  de  Rhuddlau. 

—  de  Romenel. 

—  de  Saint-Léger. 

—  de  Thaon. 

—  de  Toeni. 

—  de  Vatteville. 

—  des   Vaux. 

—  de  Veci. 

—  de  Vesli. 

—  de  Villon. 
Roger  d'Abemon. 

—  Arundel. 

—  d'Auberville. 

—  de  Beaumont. 

—  Bigot. 

—  Boissel. 

—  de  Bosc-Normand. 

—  de  Boso-Roard. 

—  de  Breteuil. 

—  de  BuUi. 

—  de  Carteret. 

—  de  Chandos. 

—  Corbet. 


Roger  de  Courcelles. 

—  d'Evreux. 

—  d'Ivri. 

—  de  Laci. 

—  de  Lisieux. 
-—    de  Meules. 

—  de  Montgommeri. 

—  de  Moyaux. 

—  de  Mussegros. 

—  de  Oistreham. 

—  d'Orbec. 

—  Picot. 

—  de  Pistres. 

—  Le  Poitevin. 

—  de  Rames. 

—  de  Saint-Germain. 

—  de  Sommeri. 
Ruaud  TAdoubë. 
Seri  d'AuberviUe. 
Serlon  de  Burci. 

—  de  Ros. 
Sigar  de  Cioches. 
Simon  de  Senlis. 
Thierri  Pointel. 
Tihel  de  Hërion. 
Toustain. 
Turold. 

—  de  Grenteville. 

—  de  Papelion. 
Turstin  de  Gueron. 

—  Mantel. 

—  de   Sainte-Hëlène 

fils  de  Rou. 


Turstin  Tinel. 
Vauquelin  de  Rosai. 
Vital. 
Wadard. 

D'Auvrecher  d'Angerville 

De  Bailleul. 

De  Briqueville. 

Daniel. 

Bavent. 

De  Clinchamps. 

De  Courcy. 

Le  Vicomte. 

De  Toumebut. 

De  Tilly.      ^t 

Danneville. 

D'Argouges. 

D'Auvay. 

De  Briqueville. 

De  Canouville. 

De  Cussy. 

De  Fribois. 

D'Héricv. 

D'Houdêtot. 

De  Mathan.    ^ 

De  Montfiquet. 

D'Orglande. 

Du  Merle. 

De  Saint-Germain. 

De  Sainte-Marie-d'Aignaux 

De  Touchet. 

De  Venois. 

A.  L.  B. 


LES  TROIS  CLOCHES  DU  PAYS  DE  BRAY.  —  L'inscpiption  do  ces  trois  cloches 
est  extraite  d'un  ouvrage  dont  l'impression  est  commencée,  et  qui  a  étc 
annoncé  dans  la  Revue  de  là  Normandie  (page  339),  par  M.  l'abbé  Cochet. 
Nous  n'avons  pas  à  revenir  sur  le  plan  de  l'ouvrage  de  M.  Dergny,  notre 
collaborateur;  mais,  en  attendant  sa  publication,  nous  venons  donner  à 
nos  lecteurs  une  petite  primeur  de  ce  volume,  qui  se  rattache  spécialement 
à  un  pays  auquel  nous  av  ons  consacré  une  grande  partie  de  nos  études 
archéologiques. 

En  jetant  un  coup-d'œil  sur  quelques  feuilles  ^'épreuves  du  livre  de 
M.  Dergny,  j'ai  noté  trois  inscriptions  de  cloches,  remarquables  à  divers 
points  de  vue. 

1. 

On  lit  sur  la  cloche  de  Longmesnil  : 

An  mil  sept  cent  quatre  vingt  treisb  l'an  devxièmb  de  la  rbpvblique 


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—  704  — 

FRANÇOISE  UNE  INDÉVISIBLE  j'aI  ÉTÉ  BENITE  PAR  LE  CITOYEN  PIERRE  LOYIS 
DEHAIS  CVRÉ  ET  NOMMÉE  MARIE  LOVISE  PAR  CITOYEN  PIERRE  JEAN  LEVESQUE  ET 
LA  CITOYENNE  MARIE  LOVISE  RIDENT  ÉPOVSE  DV  CITOYEN  ADRIEN  COCAGNE  LE 
CITOYEN  GAMBV  OFFICIER  LE  CITOYEN  JEAN  CHARLES  MALLARD  OFFICIER  LE 
CITOYEN  JEAN  CHARLES  LEGENDRE. 

Cette  inscription  nous  reporte  à  une  époque  où,  loin  de  bénir  de  nou- 
velles cloches,  on  dépeuplait  au  contraire  nos  églises  de  celles  qu'elles  pos- 
sédaient, pour  les  jeter  dans  les  fonderies  de  la  République. 

La  cloche  de  Longmesnil  est  sans  doute  la  dernière  qui  ait  été  bénite  en 
Normandie,  au  siècle  dernier.  C'est  pourquoi  nous  avons  voulu  relater  ici 
son  inscription,  avec  son  style.  Nous  avons  peine  à  nous  expliquer  comment 
la  municipalité  de  cette  petite  commune  avait  pu  se  décider  à  faire  la 
dépense  d'une  cloche  à  pareille  époque,  car  nous  nous  rappelons  parfaite- 
ment l'état  de  mutilation  dans  lequel  nous  avons  trouvé  l'église,  au  moment 
de  nos  excursions  dans  le  canton  de  Forges-les-Eaux.  11  nous  semblait 
encore  entendre  le  marteau  des  iconoclastes  de  1793  répéter  ses  coups  sur 
les  statues  et  les  meubles  du  temple  saint.  Nous  ne  pûmes  même  retenir  une 
parole  de  blâme  et  de  regret,  à  la  vue  de  cette  dévastation.  Un  vieillard, 
témoin  de  notre  surprise,  auquel  nous  demandions  quelques  renseignements, 
baissa  les  yeux  et  s'éloigna  sans  rien  dire.  Pauvre  vieillard  !  nous  avons  été 
informé,  après  son  départ,  qu'il  avait  été  le  principal  auteur  de  tous  ces 
désordres.  Encore  une  fois,  comment  la  cloche  de  Longmesnil  a-t-elle  été 
bénite,  au  milieu  des  scènes  qui  ont  eu  lieu  dans  cette  commune  ? 

II. 

On  lit  sur  la  seconde  cloche  de  Roncherolles-en-Bray  : 

Fondue  en  1813  j'ai  été  bénite  par  m.  marcatel  curé  de  roncherolles 
et  nommée  marie  alexandrine  par  m.  louis  alex***"  de  la  porte  repré- 
SENTANT l'ancien  seigneur  de  RONCHEROLLES-EN-BRAY  et  maire  de  la  COM- 
MUNE DE  N.  D.  DU  HAMEL  ET  PAR  DAME  MARIE  BELHOMME  DE  GLATIGNY  ÉPOUSE 
DE  M.  DESHOMMETS  DE  MARTAINVILLE  ANCIEN  PROP.  A  MAUQUENCHY.  CETTE 
CLOCHE  A  ÉTÉ  PRÊTÉE  A  L'ÉGLISE  DE  RONCHEROLLES  PAR  M"*'  DE  SOLIGNY  A 
LA  CONDITION  EXPRESSE  ET  FORMELLE  QUE  LE  CULTE  CATHOLIQUE. ROMAIN  VENANT 


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—  705  — 

A  CESSER  DANS  LA  DITE  ÉGLISE  ELLE   SERA  VENDUE  AU   PROFIT  DES  PAUVRES  DE 
LA  DITE  COMMUNE. 

Les  archives  de  Roncherolles  nous  apprennent  que  M"*  de  Soligny  avait 
donné  une  autre  cloche,  sur  laquelle  étaient  relatées  les  mêmes  conditions 
qu'on  vient  de  lire.  La  noble  dame,  encore  émue  des  déprédations  commises 
dans  nos  églises  vingt  ans  auparavant,  avait  voulu  par  là  se  prémunir 
contre  les  excès  d'une  nouvelle  révolution  ;  comme  si  les  révolutions  de- 
vaient avoir  plus  de  respect  pour  les  titres  gravés  sur  l'airain,  que  pour  les 
fondations  inscrites  sur  les  anciens  parchemins  de  nos  archives  ou  rappelées 
sur  les  murailles  de  nos  temples! 

HT. 

On  lit  sur  la  cloche  de  Bazinval  : 

L'an  1782  j'ai  été  bénite  et  nommée  marie  Françoise  par  m*  jean 
mariette  et  demoiselle    marie  françoise  louvard    fille  de  m.  pierre 

LOUVARD. 

Au-dessous  de  cette  inscription,  se  trouve  une  croix  composée  de  diverses 
lettres  de  l'alphabet,  ainsi  disposées  : 


LJ    QP 

3 
o 

O 
< 

H  G    F  D 
B  D  Y  Z  X 


Nous  avons  trouvé  la  mention  d'une  croix  de  ce  genre,  dans  la  Notice  sur 
les  cloches  de  Bordeaux^  publiée  par  M.  l'abbé  Pardiac  (page  32).  Cette  sin- 
gulière inscription  figure  sur  là  cloche  de  Saint-Médard-en-Jalle,  fondue 
en  1605.  Les  lettres  qui  forment  cette  croix  sont  distribuées  de  la  manière 
suivante  : 


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—  706  — 


PQ 
O 


AD 


w 
fa 

X  Y    Y  X 
M  N  L  K  U 
Z  Y  Y  X  V 

Maintenant,  il  nous  resterait  à  indiquer  le  sens  de  ces  espèces  de  croix 
hiérogljphjiques  ;  mais  la  difficulté  nous  a  paru  si  grande,  que  nous  avouons 
ne  pas  en  avoir  cherché  la  solution.  D'abord,  il  faudrait  savoir  si  véritable- 
ment ces  inscriptions  mystérieuses  renferment  un  sens  caché,  ou  bien  si  le 
fondeur  ne  se  serait  pas  amusé  à  mystifier  ses  futurs  lecteurs.  Cependant, 
il  faut  bien  reconnaître  qu'il  est  assez  étonnant  de  rencontrer  ces  croix, 
avec  une  différence  de  177  ans  de  date,  et  à  près  de  200  lieues  de  distance. 
Quoi  qu'il  en  soit,  le  fait  nous  a  paru  digne  d'être  signalé,  et  nous  livrons 
son  interprétation  à  la  sagacité  de  nos  lecteurs. 

L'abbé  J.-E.  DECORDE. 

industrie  de  la  verrerie  dans  le  departement  de  la  seine-inferieure.— 

Quelques  mots  ont  été  dits  par  nous,  dans  V Histoire  de  Blangy  (1),  sur  les 
industries  principales  de  la  vallée  de  la  Bresle  et  de  cette  portion  du  paya 
de  Braj  à  laquelle  nous  avons,  depuis  un  certain  temps ,  consacré  nos  re- 
cherches. Nous  n'avons  eu  garde,  à  cette  occasion,  d'oublier  de  mentionner 
la  fabrication  du  verre,  industrie  dont  l'origine  italienne  est  généralement 
connue,  et  qui,  depuis  le  xvi*  siècle,  a  constitué  dans  ce  pays  une  profes- 
sion privilégiée,  longtemps  circonscrite  dans  les  familles  nobles  de  firossard, 
de  Vaillant  ou  Le  Vaillant,  de  Caqueray  et  de  Bongard. 

Une  excursion,  récemment  faite  dans  la  contrée,  nous  a  permis  de  recueillir 
des  notions   précises  sur  l'une  des  six  usines  à  verre  qui  y  fonctionneot 

(l)  1  vol.  in-12,  1860.  Rouen,  chezCagniard 


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—  707  — 

encore  :  Nous  croyons  être  agréable  aux  lecteurs  de  la  Revue  en  les  leur 
communiquant. 

Les  six  usines  existantes  sont  celles  de  Romesnil ,  commune  de  Nesle- 
Normandeuse  (M.  d'Imbleval);  de  la  Grande-Vallée,  commune  de  Guerville 
(M.  Hémerj);  de  Val-d'Aulnoy,  commune  de  Fallencourt  (M.  Vimont  fils); 
de  Varirapré,  commune  des  Essarts  (M.  de  Girancourt);  de  Rétonval ,  com- 
mune du  même  nom  (M.  Vimont  fils) ,  et  du  Courval,  commune  de  Hodeng- 
au-Bosc  (M.  Dénin). 

C'est  de  cette  dernière  qu'il  s'agit  ici. 

La  voie  qui,  de  Blangy,  y  accède,  est  l'ancien  chemin  d'Eu  à  Aumale,  qui 
s'étend  en  sinuosités  irrégulières  et  par  des  pentes  fréquemment  rapides,  à 
travers  les  territoires  de  Fontaine,  Grémont-Mesnil,  Nesle,  Bourbel,  Gui  mer- 
ville,  et  qui  va  prochainement,  on  l'espère,  faire  place  à  une  route  meil- 
leure, le  chemin  d'intérêt  commip  de  la  rive  gauche  de  la  Bresle. 

Sur  son  parcours,  où  les  travaux  de  déblais  ont  mis  à  jour  des  sépultures 
antiques ,  des  armes  ,  des  poteries  ,  des  tuiles  romaines  ou  franques ,  l'ar- 
chéologue peut  relever  en  passant  la  situation  d'anciens  postes  militaires, 
les  Statera  de  la  Motte  à  GrémontrMesnil ,  du  Montfaucon  à  Nesle ,  et  à 
Bourbel  le  mont  de  la  Clique  en  face  duquel,  de  l'autre  côté  de  la  Bresle, 
se  dressent  le  château  de  Senarpont  et  la  haute  église  du  même  village. 

On  arrive  bientôt,  à  travers  des  champs  ondulés  dont  l'aridité  naturelle 
est  depuis  des  siècles  combattue  par  une  culture  pénible,  à  un  entonnoir  de 
collines  que  ferme  brusquement  la  forêt  et  au  fond  duquel  nous  dirions  que 
dort  le  Courval  sans  le  filet  de  fumée  blanche  qui  s'élève  perpendicu- 
lairement de  cette  espèce  de  Tcnare,  et  qui  annonce  la  vie  industrielle. 

La  route,  ici  élargie  et  bien  entretenue  entre  deux  lignes  verdoyantes 
d'herbages  ,  décrit  une  courbe  gracieuse  qui  amène  la  voiture  au  pied  même 
de  l'usine. 

Qu'on  se  figure,  quoiqu'on  petit,  les  pentes  abruptes  du  Pausilippe  et  les 
terrains  incendiés  de  Torre  del  greco ,  le  lendemain  d'une  éruption  volca- 
nique. Dans  la  cour,  au  pied  des  bâtiments  qui  semblent  confondus  en  un 
péle-méle  plus  que  pittoresque ,  s'amoncèlent  des  masses  de  scories  pro- 


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—  708  — 

venant  de  la  fabrication,  résidus  tantôt  assimilés,  tantôt  émiettés,  du  feu 
perpétuel  qui  brûle  sous  la  grande  Halle^  amas  hétérogène  de  matières  bril- 
lantes dont  rœil  est  ébloui.  Ce  sont  les  laves  do  ce  volcan  qu'allume  la 
main  de  Thomme  et  au  sein  duquel  l'art  du  verrier  va  cueillir  la  matière 
de  ces  délicates  verroteries  qui  ornent  nos  tables  et  nos  dressoirs. 

Deux  heures  passées  aux  environs  de  cette  fournaise ,  au  milieu  de  ces 
ouvriers  demi-nus ,  à  suivre  les  difPérentes  opérations  de  la  fabrication, 
sont  bien  rapidement  écoulées.  Il  y  a  là  cent  ouvriers,  dont  quarante  enfants; 
les  premiers  sont  pour  la  plupart  armés  d'une  longue  tige  de  fer  creuse, 
une  espèce  de  sarbacane  à  travers  laquelle  ils  soufflent,  après  l'avoir  cueil- 
lie au  fourneau  incandescent,  une  boule  liquide  de  matière  vitriûable,  que 
presse,  coupe  et  façonne  une  tenaille  de  forme  particulière  et  qui  s'arrondit 
par  la  pression  sur  une  plaque  de  métal  posée  par  terre,  près  do  la  forme  ou 
enclume  de  chaque  atelier.  En  quelques  minutes,  la  boule  de  verre  liquide 
devient  ainsi  bouteille,  gobelet ,  verre  ou  carafon.  A  mesure  que  le  refroi- 
dissement s'opère,  l'œuvre  passe  par  toutes  sortes  de  teintes»  depuis  celle 
de  la  plaque  de  fer  chauffée  à  blanc. 

La  nécessité  de  se  tenir  à  portée  du  fourneau  où  ,  par  d'étroites  ouver- 
tures, le  verrier  recueille  l'aliment  de  son  travail ,  fait  que  chaque  ouvrier 
est  obligé  de  n'occuper  qu'un  espace  fort  restreint.  Ils  sont  tellement 
pressés  les  uns  contre  les  autres  qu'on  s'étonne  de  la  facilité  avec  laquelle 
ils  se  meuvent  et  font  manœuvrer  leur  longue  sarbacane  sans  s'éborgner 
mutuellement.  Cela  arrive  du  reste  quelquefois ,  et  ce  n'est  pas  le  moindre 
des  périls  inhérents  à  cette  profession.  —  A  la  suite  des  souffleurs  ou  des 
verriers  proprement  dits,  viennent  les  enfants  qui  classent  et  transportent 
les  objets  confectionnés ,  débarrassent  l'atelier  des  rognures  (on  coupe  par- 
fois le  verre  avec  des  ciseaux),  et  des  scories;  puis  ce  sont  les  employés 
non  verriers,  qui  font  la  répartition  et  remballage,  et  qui  sont  au  nombre 
d'une  douzaine,  sous  la  direction  d'un  contre-maitre ,  homme  spécial, 
M.  Sellier,  principal  régisseur  de  l'usine. 

On  calcule  qu'il  faut  en  moyenne  deux  enfants  pour  le  service  do  cinq 


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—  709  — 

ouvriers,  qui  les  prennent  à  leur  compte  et  les  rétribuent  selon  l'aide  qu'ils 
en  reçoivent. 

Les  ouvriers  gagnent  ordinairement  de  25  à  30  fr.  la  semaine.  Sur  ce 
salaire  ils  paient  leurs  )eunes  auxiliaires ,  qui  reçoivent  en  moyenne  de 
3  à  6  fr. 

Le  travail  de  l'atelier  s'étend  régulièrement  et  sans  interruption  de  six 
heures  du  matin  à  quatre  heures  et  demie  du  soir ,  même  les  dimanches  et 
les  fêtes. 

Si  Ton  songe  à  cette  condition  d'assiduité  dans  un  milieu  aussi  peu 
favorable  au  jeu  des  poumons  que  l'est  le  voisinage  immédiat  des  fourneaux 
d'une  verrerie,  et  au  rayonnement  constant  de  calorique  qui  s'échappe  du 
verre  en  fusion  ou  en  travail,  on  comprendra  les  rigueurs  exceptionnelles 
de  cette  profession ,  d'autant  plus  pénible  à  exercer  qu'elle  fonctionne  à 
deux  pas  d'un  air  libre  et  pur,  et  presque  sous  l'ombrage  des  grands 
bois. 

Aussi  est-il  généralement  reconnu  que  les  artistes  verriers  ne  peuvent 
sans  danger  exercer  leur  industrie  après  l'âge  où  la  maturité  arrive  dans 
d'autres  professions.  Un  grand  nombre  d'entre  eux ,  entrés  jeunes  et  forts 
dans  la  verrerie,  en  sortent  atteints  d'une  maladie  des  bronches  ou  même 
de  pbthysie  et  ne  peuvent  revenir  à  la  santé  qu'à  la  condition  de  changer 
d'état  dans  un  milieu  salubre. 

Ceux  que  nous  avons  vus  sont  loin  d'offrir  une  apparence  robuste,  mais 
ce  sont  surtout  les  enfants  que  nous  jugeons  les  plus  exposés  dans  une 
atmosphère  aussi  peu  respirable.  Ces  pauvres  petite  êtres  font  peine  à  voir, 
et  Ton  s'étonne  de  l'indifférence  avec  laquelle  leurs  parents  consentent  à 
les  livrer  ainsi  à  un  étiolement  anticipé ,  alors  que  la  contrée  agricole  envi- 
ronnante offre,  même  à  l'avidité  paternelle ,  des  travaux  aussi  lucratifs  et 
plus  sains.  C'est  là  toujours ,  du  reste ,  la  vieille  histoire  de  l'industrie 
manufacturière  en  général,  qui,  on  ne  saurait  le  nier,  ne  compte  pas  assez 
avec  la  santé  des  hommes... 

Nous  ne  voulons  pas  dire  que  ce  soit  sa  faute ,  c'est  son  essence  même.  Il 
faut  aux  usines  des  ouvriers  jeunes ,  agiles ,  dont  l'âge  et  le  tempérament 


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—  710  — 

soient  à  Tunisson  da  mouvement  précipité  de  la  vapeur,  des  ardeurs  de  la 
flamme. 

Ces  réflexions  pénibles  nous  sont  venues  à  un  spectacle  navrant  qui  nous 
a  frappé  dans  une  circonstance  analogue,  lors  de  la  visite  d'une  autre  ver- 
rerie. 

Nous  sortions  de  l'usine ,  émerveillé  de  cette  bouillante  activité  d'une 
industrie  productive,  brillante,  distinguée  entre  toutes  : 

Un  jeune  homme,  un  ouvrier  descendait  près  de  nous  l'escalier  de 
quelques  marches  qui  donne  accès  à  la  Halle ^  il  venait  de  quitter  l'atelier 
pour  respirer  un  instant  l'air  du  dehors.  C'était  un  homme  de  trente  ans  à  peu 
près,  dont  la  maigreur  extrême  se  remarquait  à  travers  sa  chemise  aux  plis 
collés  à  ses  épaules  par  une  abondante  transpiration.  Sa  pauvre  figure, 
maigre  et  pâle,  aux  yeux  creux,  aux  pommettes  saillantes,  souriait  de  bien- 
être  aux  premières  atteintes  de  l'air  extérieur.  Il  pressait  d'une  main  sa 
poitrine,  où  l'on  devinait  le  siège  d'une  oppression  chronique,  et  ses  jasubes 
semblaient  avoir  peine  à  le  soutenir.  —  Nous  fûmes  sur  le  point  de  nous 

approcher  de  cet  ouvrier  par  un  sentiment  de  commisération  naturelle 

mais  à  quoi  bon  ?  peut-être  ne  connaissait-il  pas  la  gravité  de  son  état  et 
une  marque  de  sympathie  inopportune  pouvait  malheureusement  le  loi 
révéler 

Au  Courval,  la  fabrication  du  verre ,  qui  consiste,  ainsi  que  nous  l'avons 
dit,  dans  la  gobeletterie,  emploie  pour  matières  premières  :  un  sable  parti- 
culier tiré  de  Rheims  et  des  environs,  une  pierre  à  chaux  que  l'on  trouve  à 
Boulogne  et  que  Ton  cuit  et  éteint  dans  des  bâtiments  annexés  à  Tusine  ; 
enfin,  des  quantités  proportionnelles  de  ce  verre  de  rebut  (grésil) ,  de  ces 
bouteilles  et  verres  cassés  que  les  chifl'onniers  des  villes  recueillent  à  un 
prix  presque  insignifiant,  ainsi  que  les  rognures  de  la  façon  et  les  débris 
qui  sont  rassemblés  dans  l'usine  même. 

Une  potée  de  verre,  c'est-à-dire  ce  qui  constitue  la  matière  liquide  con- 
tenue dans  le  fourneau,  comporte  un  poids  de  150  kilog.  On  calcule  qu'il  r 
a  dans  la  fabrication  un  vingt-cinquième  de  déchet. 

Nous  avons  assisté  à  l'opération  du  refroidissement  successif  des  pièces 


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—  711  — 

fabriquées,  et  à  celle  de  remballage  au  magasin.  Là,  sont  les  carafes  ;  ici , 
toutes  les  espèces  de  verres  à  boire;  dans  un  autre  compartiment ,  les  bou- 
teilles ou  demi -bouteilles;  plus  loin  les  flacons  à  parfumerie  ,  les  services 
de  table,  etc.  Toutes  ces  pièces  sont  en  verre  blanc ,  quelquefois  elles  sont 
revêtues  de  moulures  qu'une  forme  spéciale  en  fonte  leur  imprime,  ou  de 
lettres  indiquant  le  nom  du  marchand  qui  les  a  commandées.  La  gravure 
y  est  exceptionnelle. 

Ce  qui  frappe  le  plus,  lorsqu'au  détour  de  la  route  on  aperçoit  les  dépen- 
dances de  la  verrerie,  c'est  une  vaste  et  haute  tour  qui  dépasse  de  beaucoup 
les  bâtiments  les  plus  élevés,  tour  cylindrique ,  immense ,  aux  parois  qui  à 
distance  paraissent  unis  ,  et  dont  le  sommet  coupé  horizontalement  semble 
avoir  perdu  son  toit  et  ses  créneaux.  En  approchant  on  se  rend  compte  de 
la  nature  de  cette  construction  :  Elle  est  formée  simplement  d'un  amas 
symétrique  de  billettes  ou  petites  bûches  de  bois  de  hêtre ,  qui  sont  l'aliment 
quotidien,  indispensable,  du  grand  foyer  industriel.  Cette  tour  de  billettes 
avait,  le  jour  où  nous  l'avons  vue,  une  capacité  de  6,000  mètres  cubes  I 

Les  produits  de  l'importante  fabrication  du  Courval  trouvent  commu- 
nément un  débouché  sur  tous  les  points  de  la  France.  Ils  s'exportent  même 
pour  une  notable  partie  à  l'étranger,  mais  en  ce  moment  la  guerre  Améri- 
caine n'est  pas  sans  occasionner  un  certain  ralentissement  à  son  activité. 

M.Dénin,lemaître  de  cette  verrerie,  a  eu,  il  y  a  quelques  années,  l'excel- 
lente pensée  de  faire  élever,  à  ses  frais,  auprès  de  l'usine,  une  petite  maison 
d'école  pour  les  jeunes  ouvriers  de  l'établissement.  Cette  école  malheureu- 
sement n'a  pas  encore  d'instituteur.  Espérons  qu'un  projet  aussi  généreux 
recevra  bientôt  une  réalisation  complète. 

Peutrétre  aussi  une  association  de  secours  mutuels  entre  la  population 
ouvrière  du  Courval  aurait-elle  de  bonnes  chances  de  formation,  si  quelque 
impulsion  municipale  lui  était  donnée.  Nous  pouvons ,  du  moins  ,  dire  que 
nous  avons  communiqué  cette  idée  au  régisseur  et  aux  principaux  ouvriers, 
et  qu^ils  y  ont  donné  un  assentiment  empressé. 

J.  A.  DE  LÉRUE. 
20  septembre  1862. 


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PUBLICATIONS  DIVERSES. 


ANCELOT,  SA  VIE  ET  SES  ŒUVRES,  par  Henry  Frère,  avocat  à  la  cour  impé- 
riale de  Rouen.  —  Rouen,  1862,  A.  Lebrument.  —  Un  vol.  in-12.  Ce  travail  a  è\é 
couronne  par  Tacadëmie  des  Sciences,  Belles-Lettres  et  Arts  de  Rouen,  au  concours 
de  1862. 

LA  LIGUE  EN  NORMANDIE  (1588-1594)  avec  de  nombreux  documenta  inédits, 
par  le  vicomte  Robert  d'Estaintot.  —  Paris  et  Rouen,    1862  —  in-8®. 

DU    MÈMR  AUTEUR  : 

NOTE  SUR  LES  FIEFS  DE  L'ARRONDISSEMENT  DE  LOUVIERS.  —  Caen, 
Hardel,  1857.  —  in-«». 

NOTICE  SUR  QUELQUES  DROITS  FÉODAUX  DE  LA  GÉNÉRALITÉ  DE 
ROUEN.  —  Caen,  Hardel,  1857.  —  in-8». 

DES  USURPATIONS  DES  TITRES  NOBILIAIRES  AU  DOUBLE  POINT  DE  VUE 
DE  UHISTOIRE  ET  DU  DROIT  PÉNAL.  —  Paris,  1858.  —   in-6».; 

RECHERCHES  HISTORIQUES,  ARCHÉOLOGIQUES  ET  FÉODALES  SUR  LES 
SIRES  ET  LE  DUCHÉ  D^ESTOUTEVILLE.  —  Caen,  Hardel,  1861.  —  in-4».  i 

LE  PROTESTANTISME  EN  NORMANDIE,  depuis  la  révocation    de    Tédit  de        ! 
Nantes  jusqu'à  la  fin  du  xviii*  siècle,  par  M.  Francis  Waddinoton.  —  1  vol.  grand 
in-8°,  4  fr. 

LA  MAISON  DE  HENRI  IV,  près  du  Polet,  faubourg  de  Dieppe,  dessinée  et 
gravée  parCh.  Ransonnette,  texte  par  J.-P.  Férbt,  grand  ïnS^  (tiré  à  petit  nombre), 
3  fr.  50  c. 

Tous  ces  ouvrages  sont  en  vente  à  Rouen,  chez  A.  Lebrument,  libraire.  55, 
quai  Napoléon. 


•OUEII.  ~  m,  1.  CAOSnAlk»,  mb  kbgi*«k,  ft. 


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BEAUS-ARTS. 


L'EXPOSITION 

DE    PEINTURE 

DE    ROUEN. 

(Suite  et  fin  (1). 


L. 

Nous  considérons  comme  une  bonne  fortune  de  pouvoir  inscrire , 
au  commencement  de  cet  article  et  en  première  ligne ,  le  nom  très 
jeune  et  déjà  célèbre  de  M.  Lambron.  Avec  un  seul  tableau ,  le 
Flâneur  y  M.  Lambron  occupe  dans  notre  exposition  une  place 
d'élite ,  et  son  joueur  de  bilboquet  attire  à  Rouen  autant  de  regards 
que  les  fameux  Croque-Morts  du  salon  de  1861 ,  si  remarqués  et  si 
discutés  à  Paris  l'an  dernier.  C'est  qu'en  effet,  avec  une  simplicité 
déguisée,  M.  Lambron  est  un  délicat  par  excellence  :  la  couleur  chez 
lui  est  sobrement  ménagée  et  le  dessin  d'une  rigidité  presque  mathé- 
matique. Il  n'en  faut  pour  preuve  que  ces  admirables  plis  de  la 
casaque  jaune  du  Flâneur  y  rigoureux  jusqu'à  l'extrême,  et  traités 
avec  autant  d'ampleur  que  ceux  de  la  robe  rouge  dont  Raphaël  a 
vêtu  son  cardinal  de  la  Madone  de  Foligno.  Pas  de  moyens  vulgaires 

(1)  Voir  le  numéro  du  31  octobre,  pages  633  à  668. 

46 


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dans  cette  peinture  soignée,  pas  de  ficelles  de  mauvais  aloi ,  pas  de 
procédés  prétentieux.  M.  Lambron  remplace  toutes  ces  petites 
finesses   du  métier  par  un  dessin  d'une  pureté  merveilleuse,  une 
intelligence  parfaite  du  caractère  dont  il  s'est  proposé  l'étude ,  et 
une  rectitude  magistrale  dans  l'ordonnance  de  la  composition.  On 
peut  chercher  des  négligences ,  il  n'y  en  a  pas.  Les  accessoires  sont 
finis  à  l'égal  du  héros  de  la  fête.  Mais,  qu'est-ce  que  ce  Flâneur  ?Ei 
faisons  un  peu  connaissance  avec  lui.  —  Sur  un  pavé  de  mosaïque, 
dans  ime  salle  tapissée  de  fleurets ,  de  raquettes ,  de  quilles  et  de 
masques,  un  jeune  homme  ,  à  la  barbe  pointue  comme  un  raffiné  de 
la  cour  des  Valois,  au  profil  de  prince  déguisé,  aux  extrémités  aris- 
tocratiques ,  est  accoudé  contre  un  mur  dans  une  attitude  d'une 
élégance  et  d'un  /àr  mente  vraiment  adorables ,  et,  pour  tromper 
les  ennuis  de  la  solitude,  il  s'amuse  à  étudier,  —  sujet  digne,  en 
efiet,  de  méditations  profondes,  — les  paraboles  que  décrit  dans 
l'espace  la  boule  d'un  bilboquet.  Tout  près  de  ce  personnage  un 
violon  pend  à  la  muraille ,  et  vis-à-vis ,  dans  un  cadre  d'ébène  ,  une 
Léda,  —  qui  se  défend  assez  mal  des  caresses  du  cygne ,  —  ressort 
en  blanc  sur  un  pan  de  ciel  bleu.  Le  Flâneur  n'a  pas  d'yeux  pour 
toutes  ces  richesses  et  son  joujou  le  préoccupe  spécialement:  il  est 
tout  affairé  par  la  distraction  qu'il  se  donne ,  et  chacun  des  muscles 
de  son  petit  être  est  tendu ,  avec  une  vigueur  surprenante,  vers  le 
plaisir  qu'il  a  choisi.  La  figure  —  de  profil  et  en  pleine  lumière  — 
est  du  plus  excellent  modelé  ;  les  mains  et  les  doigts  se  ressentent 
de  ce  voisinage  et  se  coupent  aux  phalanges  avec  une  rectitude  qui 
fait  illusion.  Nous  ne  reviendrons  pas  sur  le  vêtement  qui  se  plisse 
si  bien  aux  épaules  et  aux  coudes,  puisque  nous  avons  dit  déjà  qu'il 
ressemble  à  une  draperie  de  Raphaël. 


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—  715  — 

M.  Lambron  a  grossi  les  dimensions  de  cette  jolie  composition  et 
le  Musëe  de  Kensington  possède  à  Theure  qu'il  est  une  reproduc- 
tion ,  grandeur  nature ,  de  cet  élégant  petit  Flâneur.  Nous  n'avons 
pas  à  l'apprécier  ici;  mais ,  s'il  est  permis  de  juger  par  comparaison, 
nous  prendrons  la  liberté  de  dire  que  la  peinture  de  genre  a  ses 
convenances  et  ses  dimensions  propres,  et  qu'en  agrandissant  outre 
mesure  un  sujet  de  chevalet,  on  n'arrive  pas  toujours  au  but  qu'on 
avait  pu  entrevoir.  Pour  nous ,  il  y  a  entre  le  Flâneur  de  Rouen  et 
celui  de  Kensington  la  distance  qui  sépare  une  enseigne  faite  pour 
attirer  la  foule  d'une  œuvre  solide,  distinguée,  poursuivie  avec 
adresse  et  réussie  avec  un  bonheur  mérité. 

Nous  ne  savons  quel  sort  attend  ici  la  jolie  toile  de  M.  Lambron  : 
c'est  une  de  celles  que  nous  voudrions  bien  voir  demeurer  dans  notre 
ville ,  car  elle  réunit  assurément  aux  qualités  pratiques  beaucoup 
d'observation,  d'étude,  de  finesse  et  de  goût.  Nous  faisons  des  vœux 
pour  qu'un  achat  intelligent  nous  la  conserve. 

Encore  une  excellente  création,  la  Veuve  des  Pyrénées^  de  M.  Lan- 
DBLLE  !  Sentiment  vrai,  souffrance  résignée ,  regrets  et  espérances , 
que  de  choses  se  lisent  dans  les  yeux  de  cette  jeune  mère  et  de  ses 
petits  enfants!  Et  comme  on  s'occupe  peu  des  procédés  et  delà 
manière  quand  l'effet  produit  est  à  ce  point  saisissant. — M.Victor 
Lâiné  a  envoyé  deux  paysages  véritablement  pris  sur  nature  ;  — 
M.  Labbé  ,  des  Aras  dans  une  Vigne ,  resplendissants  d'éclat;  — 
M.  Polyclès  Langlois,  des  Dessins  à  la  plume  y  venus  comme  des 
eaux  fortes. 

N'oublions  pas  non  plus  de  signaler  une  Chaumière  aux  environs 
(THùnfleur,  de  M .  Lapito,  qui  ressemble  à  n'importe  quelle  chaumière 
édifiée  par  ce  maître  renommé  ;  une  Nature  morte  de  M.  Laurens  , 


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—  716  — 

étude  parfaitement  travaillée;  et  une  Usière  de  Forêts  de  M.  Lepor- 
TiER,  où  il  y  a  des  lointains  bien  noyés  dans  une  brume  matinale. 

On  reconnaît,  au  premier  coup  d'œil,  une  main  exercée  et  des 
études  fortes  dans  la  Vue  du  Portique  d'Octaviey  de  M.  Hippolyte 
Lanoub.  Le  marché  aux  poissons,  cet  assemblage  repoussant  et  vul- 
gaire de  nos  villes  modernes ,  est  à  Rome  entouré  du  prestige  et  de 
rimmensité  des  ruines.  A  la  place  de  cet  étal  ignoble ,  sous  ces 
arcades  séculaires ,  ont  passé  pendant  les  grands  jours  de  l'Empire, 
les  beaux  et  les  magnifiques ,  et  toutes  ces  curieuses  figures  d'une 
histoire  qui  restera  la  plus  extraordinaire  entre  toutes.  Patriciens  à 
la  toge  de  laine  fine ,  gladiateurs  aux  poignets  d'acier,  courtisanes 
venues  de  tous  les  coins  du  monde  par  le  chemin  de  Corinthe  , 
affiranchis,  orateurs,  augures,  légionnaires,  Rome  toute  entière  est 
venue,  en  sortant  des  Thermes,  errer  et  vivre  sous  ce  portique  où  la 
Vénus  de  Médicis  (1)  trônait  en  souveraine  dans  l'auréole  de  ses  che- 
veux dorés.  M.  Lanoue  a  bien  saisi  la  teinte  particulière  de  ces  édifices 
vénérables,  et  construit,  aussi  solidement  qu'un  architecte  du  temps 
des  empereurs ,  ces  murs  de  brique  et  de  ciment  impénétrables  à 
Faction  dissolvante  des  pluies  et  recouverts  parle  soleil  d'une  patine 
jaune  comme  un  rayon  figé  sur  une  plaque  de  métal. 

Les  bienfaits  de  la  lettre  nous  apportent,  au  sortir  de  ces  souvenirs 
de  la  ville  étemelle,  le  nom  de  M.  Amand  Laroche.  — he  Pacte 
de  Faust  est  une  œuvre  sérieuse ,  un  peu  sombre  peut^tre ,  mais 
conçue  dans  un  bon  style  et  exécutée  avec  des  moyens  suffisants. 

(1)  Certains  antiquaires  avancent  que  cette  célèbre  statue,  qui  est  aujour- 
d'hui au  Musée  de  Florence ,  a  été  trouvée  en  seize  morceaux  dans  des 
fouilles  exécutées  dans  le  Portique  d'Octavie.  D'autres  pensent  qu'elle  est 
sortie  des  décombres  de  la  villa  Adriana. 


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—  717  — 

Nous  aurions  voulu  des  accessoires  plus  vrais,  moins  modernes. 
C'est  fâcheux  de  voir  le  docteur  se  prélasser  dans  un  mobilier  de 
vieux  chêne  comme  il  ne  s'en  trouve  que  chez  les  faiseurs  du  fau- 
bourg Saint-Antoine.  Il  y  a  là  une  faiblesse  et  une  mauvaise  impres- 
sion qui  se  manifestent  malgré  tout.  Pourtant  les  figures,  vraies 
et  soignées ,  rachètent  un  peu  ces  défectuosités  de  l'ordonnance  de 
la  scène ,  et  nous  devons  féliciter  M.  Laroche  d'avoir  su  faire  un 
Méphistophélès ,  qui ,  pour  posséder  une  apparence  diabolique ,  n'a 
point  pour  cela  précisément  le  masque  de  singe  dont  on  l'affuble 
souvent. 

Le  Cachot,  de  M.  A.  Legrand,  est  encore  un  des  épisodes  du 
drame  colossal  où  resplendit  la  pâle  figure  de  Marguerite.  Il  faut 
que  cette  source  soit  bien  pleine  et  puissamment  fécondante,  puisque 
tous  ceux  qui  viennent  y  boire  n'ont  point  à  s'en  repentir  et  s'en 
retournent,  musiciens,  avec  des  chefs-d'œuvre ,  peintres,  avec  des 
tableaux  saisissants. 

Que  n'avons-nous  plus  de  loisir  pour  rendre  compte  tout  au  long 
de  ce  qu'il  y  a  de  vérité ,  de  talent  et  de  finesse  dans  la  Lecture 
défendue,  de  M"*  Célina  Lefbbure  ?  Oh  !  la  curiosité  !  qu'elle  en  a  fait 
de  pécheresses  depuis  notre  mère  Eve  !  Si  toutes  encore  étaient 
jolies  à  l'égal  de  la  liseuse  aux  doigts  menus  que  nous  venons  de 
surprendre ,  ce  serait  à  se  réconcilier  vraiment  avec  les  romans 
grivois  et  les  bibliothèques  rococo. 

Une  phrase  de  Teverino  a  fourni  à  M.  Auguste  Legras  un  pré- 
texte gracieux  pour  son  tableau  la  Fille  aux  Oiseaux.  ((  Une  jeune 
»  montagnarde  grimpait  la  pente  escarpée  qui  conduisait  à  la  Roche- 
»  Verte,  et  cette  enfant  marchait  littéralement  dans  une  nuée  d'oiseaux 
»>  qui  voltigeaient  autour  d'elle.  »  Demander  un  sujet  à  M"'  Sand, 


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—  718  — 

c'est  un  gage  et  une  promesse  de  succès  :  M.  Legras  devait  réussir, 
et  nous  le  féliciterons  aussi  sincèrement  de  sa  bonne  inspiration  litté- 
raire que  de  sa  peinture.  Les  Poules,  de  M.  Lemmens,  sont  dignes 
de  circuler  dans  le  Cliemin  de  la  Ferme,  de  M.  Raphaël  Lelargb. 
qui  fait  toujours  bien  parce  qu'il  fait  vrai.  La  Société  des  Amis  des 
Arts,  qui  ne  s'y  trompe  pas,  a  su  découvrir  ces  deux  excellentes 
études,  et  l'achat  qu'elle  en  a  fait  vaut  mieux  que  n'importe  quel 
éloge.  Nous  trouvons  de  triste  couleur  et  de  pénible  intelligence  le 
Suicide  compliqué  de  faits,  de  M.  Jules  Léonard.  Il  y  a  des  épi- 
sodes qu'on  ne  peint  pas.  — M.  L'Huillier,  avec  son  Prudlm 
à  r abbaye  de  Cluny,  n'est  pas  arrivé  non  plus  à  un  effet  bien  satis- 
faisant ;  il  a  mis  sans  doute  de  l'espace  et  de  l'air  sous  les  ogives  de 
cette  vaste  salle ,  mais  il  y  en  a  tant  que  les  personnages  s'y  perdent 
et  ne  se  retrouvent  plus.  —  La  Quête  au  cabaret j  de  M.  Lhullier; 
\q  Hallebardier,  de  M.  Loutrel;  les  Paysans  napolitains  en  prière, 
de  M.  LuGARDON,  sont  trois  jolis  tableaux  de  genre,  que  nous  nous 
empresserions  de  céder  pourtant  pour  le  Hamlet,  de  M.  Léonce 
Lelarge.  Dans  le  champ  de  Shakespeare,  il  y  ade  quoiglaner  pour  un 
peintre,  s'il  n'y  a  plus  rien  à  faire  pour  un  dramaturge ,  et  M.  Lelarge 
nous  prouve  que  des  inspirations  nouvelles  se  découvrent  toujours 
dans  les  grandes  œuvres.  Hamlet,  tel  qu'il  nous  est  représenté, 
est  bien  le  héros  étrange  rêvé  par  le  poète,  et  dans  ses  yeux  hagards 
brille  admirablement  le  feu  sombre  de  la  folie.  Les  ombres  sont 
distribuées  avec  une  entente  parfaite  sur  les  méplats  accentués  de 
cette  figure  osseuse,  et  tous  les  détails  du  costume  sont  interprétés 
dans  une  tonalité  de  bon  aloi.  En  somme  ,  on  ne  peut  jeter  même  un 
regard  sur  le  Hamlet  de  M.  Lelarge  sans  évoquer  du  plus  profond 
de  ses  souvenirs  l'ombre  de  l'amant  d'Ophélie ,  ce  personnage  fatal 


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—  719  — 

et  bizarre,  qui  avait  cette  maladie  de  douter  de  sa  maîtresse,  mais 
de  ne  pas  vouloir  douter  de  l'amour.  L'effet  produit  est  énergique  et 
puissant ,  et  si  M.  Léonce  Lelarge  a  voulu  seulement ,  non  pas  en- 
richir, mais  suivre  Shakespeare  à  la  trace,  nous  pouvons  lui  dire 
franchement  qu'à  notre  sens  il  a  réussi  à  merveille  à  interpréter  le 
grand  tragique  anglais.  Ce  n'est  point  chose  facile  de  faire  entrer 
dans  nos  cadres  humains  ces  héros  légendaires,  de  taille  et  d'allure 
si  peu  semblables  aux  nôtres,  et  c'est  une  audace  mêiîie  de  le  tenter. 
La  fortune  a  cette  fois  encore  voulu  prouver  qu'elle  aime  ceux  qui 
la  suivent ,  en  jetant  à  pleines  mains  sur  l'œuvre  élevée  et  méritoire 
de  M.  Lelarge  les  meilleures  d'entre  les  richesses  dont  elle  a  la 
garde.  — Avant  de  fermer  le  cercle  de  cette  lettre  abondante  entre 
toutes,  nous  nommerons  parmi  les  travaux  qui  ne  sont  dignes  ni  de 
bien  des  éloges,  ni  non  plus  de  beaucoup  de  critiques  :  la  Dernière 
Visite,  de  M.  Leroux;  les  Premiers  Lilas,  de  M.  Leroy;  le  Sou- 
venir, de  M.  H.  Lesecq  ;  la  Leçon  de  Lecture,  de  M.  Lobbedez.  — 
Nous  sommes  heureux  de  nous  apercevoir,  à  temps  pour  le  réparer, 
de  l'oubli  que  nous  allions  faire  des  Fruits  et  Gibiers^  de  M"**  Lb- 
MARCHAND,  et  dos  Roses  et  Marguerites^  de  M"'  Henriette  de 
Longchamp. 

M. 
Voici  encore  une  riche  série  que  nous  commençons  avec  cette 
lettre!  Beaucoup  d'artistes  et  beaucoup  d'œuvres,  de  mérite  et 
d'ordre  différents ,  se  rangent  dans  cette  catégorie  nombreuse ,  et 
nous  croyons  une  fois  de  plus  que  le  mieux  est  de  suivre  la  classifi- 
cation de  l'alphabet  pour  regarder  à  tour  de  rôle  :  le  Relais  de  Chiens, 
de  M.  Malençon  ;  le  Dimanche  des  Rameaux,  de  M.  Eugène  Marc  ; 
le  Père  Nourricier,  de  M.  Massé.  Ce  dernier  titre  a  besoin  d'être 


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—  720  — 

expliqué.  Un  vieux  de  la  vieille  mène  à  la  promenade  et  soigne, 
comme  le  ferait  une  femme,  la  bande  indocile  des  enfants  de 
troupe  du  régiment  :  un  cheval  vient  à  passer  et  le  brave  étend, 
en  avant  de  ses  protégés,  sa  large  main  paternelle.  Avec  plus  de 
recherche  dans  la  couleur,  qui  est  terne ,  et  plus  de  soin  dans  le 
dessin  de  ses  petits  bonshommes,  M.  Massé  aurait  fait  là  une  jolie 
trouvaille  pour  la  lithographie . 

Le  Riche  et  Pauvre ^  de  M.  Matout,  est  un  tableau  de  genre  dans 
la  force  du  terme,  mais  qui  excède  tant  soit  peu  les  dimensions  habi- 
tuelles de  cette  peinture.  Peut-être  M.  Matout  a-t-il  voulu  parlerpuis- 
samment  aux  yeux  et  pour  un  sujet  d'une  importance  capitale  édifier 
un  théâtre  en  rapport  avec  la  grandeur  du  drame  conçu  par  lui.  Par 
une  fenêtre  basse  resplendit  un  intérieur  somptueux:  c'est  la  maison 
du  riche.  Assis  devant  une  table  bien  servie ,  il  savoure  le  vin  géné- 
reux que  lui  présente  dans  un  verre  de  Venise  une  femme  galamment 
parée,  —  la  maîtresse  du  logis  sans  doute  —  puisqu'elle  profite  de 
l'occasion  pour  se  faire  baiser  la  main  par  un  ami  de  la  maison. 
Mettez  une  bordure  à  cette  scène,  renfermez  dans  un  cadre  ce  qui  se 
révèle  par  cette  fenêtre  ouverte ,  et  vous  aurez  tout  un  délicieux 
tableau  éclairé  de  cette  lumière  ruisselante  qui  débordait  comme  une 
aurore  du  pinceau  de  Jordaëns.  Ici  donc  les  rires ,  le  choc  des 
verres ,  les  éclatantes  gaîtés  de  la  richesse  satisfaite  ;  plus  bas ,  au 
pied  du  mur,  au-dessous  de  cette  joie,  un  homme  à  demi-nu,  couvert 
de  quelques  haillons  sordides ,  les  cheveux  incultes ,  tend  une  main 
suppliante ,  du  fond  des  angoisses  de  la  faim ,  du  côté  de  ce  repas. 
Dessiné  avec  un  soin  extrême  ,  étudié  sur  le  vif  avec  une  patience 
magistrale ,  le  pauvre  concentre  sur  sa  chétive  personne  tout  l'in- 
térêt qui  se  dégage  de  cette  vaste  mise  en  scène,  et  nous  félicîtoûs 


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—  721  — 

M.  Matout  d'avoir  fait  de  lui  le  centre  et  le  hëros  de  la  composition. 
C'est  à  peine  s'il  reste  un  regard  pour  ce  hallebardier  de  haute  sta- 
ture et  ce  chien  de  mauvaise  humeur  qui  sortent  de  la  demeure  inhos- 
pitalière pour  chasser  le  mendiant  dont  la  misère  importune  ces 
magnifiques  rassasiés.  Et  pourtant  quelle  sincérité  M.  Matout  donne 
aux  moindres  détails  !  Comme  ce  chien  regarde  bien  de  travers  la 
créature  vile  qui  veut  lui  disputer  les  restes  du  souper  abondant  qu'il 
a  flairé  !  Quand  une  idée  morale  de  cette  valeur  se  présente  A  la 
pensée  d'un  artiste  comme  M.  Matout ,  il  est  presque  certain 
d'avance  que  la  moisson  sera  bonne,  et  que  le  champ  rendra  au  cen- 
tuple la  féconde  semence  qui  lui  aura  a  été  confiée.  Cette  fois  encore 
nous  voyons  un  sentiment  élevé,  profondément  humain,  inspirer  une 
œuvre  d'art  vigoureuse,  pleine  de  qualités,  de  style  et  d'effet. 
M-  Matout  a  su  rester  à  la  hauteur  où  l'ont  placé  ses  précédents  tra- 
vaux en  habillant  d'un  vêtement  de  pourpre  la  statue  d'or  de  ses 
rêves.  A  tous  ces  titres,  nous  sommes  heureux  de  constater  le  réel 
succès  du  Riche  et  Pmwre  de  M.  Matout. 

Après  les  grandes  œuvres,  vient  le  tour  des  plus  petites  qui 
reposent  de  ces  audaces  de  la  pensée.  Au  hasard ,  nous  regarderons 
avec  le  même  plaisir  :  le  Café  et  les  Maisons  Mauresques  de  M.  Ray- 
mond DE  Meester  ;  les  excellents  Chiens  Terrie7\s  de  M.  Melin  ,  si 
vrais  et  si  expressifs  ;  les  Marins j  de  M.  A.  Mayer  ;  il  est  pénible  de 
ne  pouvoir  s'arrêter  sur  chacune  de  ces  jolies  choses. 

Ici  nous  allons ,  s'il  vous  plait ,  ouvrir  une  parenthèse  spéciale 
poiir  nous  occuper  de  la  très  nombreuse  exposition  do  M.  Jules 
Michel.  11  y  a  de  tout  un  peu  dans  les  différents  ouvrages  de  M.  Michel , 
du  genre,  du  paysage,  du  portrait,  et  dans  chacune  de  ces  branches 
diverses  nous  aurons  de  bons  progrès  à  constater.  La  véritable  spé- 


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—  722  — 

cialité  qui  nous  semble  convenir  d'une  manière  particulière  à  M.  Mi- 
chel est  pourtant  celle  du  portrait,  et  nous  croyons  que  là  est  sa  voie; 
ce  n'est  pas  une  raison  pour  négliger  cependant  ses  autres  compo- 
sitions. La  Cruche  cassée  est  celle  qui  doit  venir  en  première  ligne,  et 
nous  n'en  raconterons  pas  le  sujet  ici  ;  tout  le  monde  a  lu  Lafontaine. 
Nous  dirons  seulement  que  la  jeune  fille  est  bien  modelée  dans  une 
pâte  transparente  et  distinguée  :  il  y  a  une  délicatesse  et  une  mollesse 
charmantes  dans  les  attaches  des  bras  qui  tombent  bien  alanguis  des 
épaules  nacrées,  et,  sur  la  joue  de  l'enfant,  une  larme  brillante 
semble  un  vrai  saphir  tombé  d'un  écrin  somptueux.  Le  paysage  et 
les  moissons  qui  entourent  la  bergère  imprudente  sentent  bien  la 
campagne  en  septembre,  quand  le  feuillage  prend  des  apparences 
fauves  et  que  les  blés  se  teintent  des  reflets  blonds  de  l'or  égyptien. 

Le  Nid  est  un  sujet  de  moindre  dimension.  Ua  jeune  garçon , 
perché  dans  un  arbre,  offre  une  nichée  d'oiseaiix  à  une  petite 
paysanne.  La  toile  est  remplie  absolument  par  ces  personnages  et 
le  paysage  n'a  pu  concentrer  autant  d'importance  que  dans  la  Cruche 
cassée.  C'est  regrettable ,  car  M.  Michel  comprend  la  part  que 
prennent  les  accessoires  naturels  dans  une  scène  de  campagne, 
et  il  sait  leur  donner  leur  valeur  propre  avec  un  rare  talent. 

V Homme  à  la  mer,  inspiré  par  une  page  des  Misérables,  est  puis- 
sant d'horreur  et  de  vérité  sinistre.  La  mer  verte  étend  ses  vagues 
sombres  au-dessus  de  l'infortuné  qui  se  débat  dans  les  abîmes  et 
qui  contemple  éperdu  les  profondeurs  de  son  mourant  tombeau. 
On  ne  pouvait  mieux  rendre  tout  ce  qu'il  y  a  dans  ces  lignes  du 
poète  :  «  Il  fait  partie  de  l'écume ,  les  flots  se  le  jettent  de  l'un  à 
»  l'autre ,  il  boit  l'amertume ,  l'océan  lâche  s'acharne  à  le  noyer; 
»   l'énormité  joue  avec  son  agonie...  11  songe  aux  aventures  téné- 


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—  723  — 

»  breuses  du  cadavre  dans  l'ombre  illimitée.  Le  froid  sans  fond  le 
»  paralyse ,  ses  mains  se  crispent  et  se  ferment  et  prennent  du 
))  néant...  »  Quand  on  se  sent  la  force  d'aller  chercher  de  pareils 
modèles,  c'est  qu'on  n'est  pas  un  athlète  vulgaire;  M.  Michel,  en 
s'attelant  au  colosse ,  ne  s'est  point  fait  écraser  par  lui. 

Fatist  sur  la  Montagne  et  Faust  chez  la  Sorctèt^e  nous  ramènent  aux 
fictions  du  drame  allemand ,  qui  ne  sont  pas  plus  émouvantes  que 
ces  péripéties  d'une  âme  humaine  jetée  à  l'abîme  sans  fond.  Ces 
deux  dessins  ont ,  avec  V Homme  à  la  mer,  de  grandes  ressemblances  ; 
ce  sont  les  mêmes  procédés  et  les  mêmes  taches  d'ombre  avec  des 
points  lumineux  :  les  profils  se  détachent  en  silhouette  sur  des  loin- 
tains brumeux  où  s'estompent  des  apparitions  indécises  et  des  formes 
vagues.  S'il  se  rencontre  en  ces  deux  scènes  du  Faust  une  énergie 
appropriée  à  leur  origine,  nous  trouverons,  en  revanche,  beaucoup 
(le  grâce  dans  un  autre  dessin,  V Escarpolette ,  et  dans  une  esquisse 
appelée  à  devenir  un  tableau  parfait ,  les  Noisettes, 

Si  nous  ne  nous  étendons  pas  sur  les  portraits  exposés  par 
M.  Michel,  c'est  qu'il  nous  paraît  difficile  d'en  rien  dire  après 
ce  que  nous  avons  écrit  déjà  sur  ce  point.  M.  Michel  s'entend  mer- 
veilleusement à  encadrer  ses  personnages  :  il  donne  aux  détails 
(^pisodiques  ou  accessoires  une  vie  réelle  ;  nous  prendrons  pour 
exemple  le  Portrait  de  itf"'  ilf...,  où  ces  qualités  se  manifestent 
avec  un  ensemble  tout  particulier.  Et  puis,  il  faut  en  convenir,  si 
l'image  est  ressemblante ,  la  part  de  la  critique  se  trouve  singu- 
lièrement restreinte  ;  à  quoi  bon  venir  se  perdre  en  paroles  inutiles 
quand  un  mot  suffit  pour  dire  à  l'artiste  qu'il  a  réussi. 

Maintenant ,  la  véritable  exposition  de  M.  Michel  est-elle  au 
Musée?  Nous  ne  le  croyons  positivement  pas.  Dans  cette  carrière 


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—  724  — 

encore  jeune  où  nous  avons  eu  l'occasion  déjà  de  constater  plus 
d'un  succès,  la  fortune  et  les  commandes  sont  venues  se  promener 
de  compagnie.  Or,  tous  les  travaux  faits  depuis  deux  ans  ne  se  sont 
pas  donné  rendez- vous  à  Rouen.  Nous  nous  souvenons,  comme  on 
garde  la  mémoire  des  grandes  choses,  de  quatre  compositions  exé- 
cutées par  M.  Michel  pour  un  riche  amateur  de  nos  amis  :  le 
Travail,  V Amitié,  le  Souvenir,  V Espérance.  Nous  ne  pensons  pas 
que  Texposition  actuelle  eût  perdu ,  s'il  avait  été  possible  de  faire 
admirer  au  public  cette  page  considérable  des  travaux  de  M.  Michel. 
Quel  dommage  de  ne  pouvoir  que  citer  en  hâte  :  le  Relah  depofte 
et  le  Groupe  de  cavaliers  romains,  de  M.  Morbau  ;  les  Singes  et 
Fruits j  de  M.  Monginot;  le  Rendez-vous  de  chasse,  de  M.  Nicolas 

MOREAU. 

Le  Vieî(x  Rouen  n'est  pas  mort  tout  entier,  puisque  M.  Gus- 
tave MoRiN  a  pris  la  peine  de  nous  en  conserver  une  douzaine 
de  vues  des  plus  caractéristiques.  Avant  que  la  ville  antique  ne  soit 
complètement  démolie ,  il  appartenait  à  l'un  de  ses  fils  d'écrire 
l'histoire  de  ses  ruelles  et  de  ses  carrefours.  M.  Gustave  Morm,  en 
se  dévouant  à  cette  besogne  pénible,  dont  on  lui  saura  gré,  nous  a 
privés  cette  année  d'un  tableau  excellent,  comme  il  les  sait  faire, 
mais  nous  sommes  trop  heureux  de  ses  dessins  pour  pouvoir  rien 
regretter  ici. 

W .  O.  P. 

Pour  battre  M.  Joseph  Navlbt,  nous  ne  nous  servirons  pas  d*un 
autre  que  lui-même.  Quelle  distance  entre  la  composition  heurtê« 
de  cette  année,  Sub  Pontio  Pilato^  et  cette  grandiose  Descente  à 
Golgotha  qui  avait  fait  de  M.  Navlet  l'im  des  lions  de  l'exposiuun 
dernière.  Ce  qui  a  valu  un  succès  à  l'esquisse  est  précisément  ce  qui 


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—  725  — 

nuit  au  tableau  :  on  veut  dans  un  travail  de  cette  nature  plus  de 
fixité,  plus  de  retenue  ;  il  faut  être  plus  délicat,  sans  pour  cela  s'af- 
fadir dans  la  manière.  Les  figures  doivent  être  étudiées  et  non  pas 
seulement  indiquées  ;  il  ne  suffit  plus  de  placer  les  bras  et  les  jambes, 
il  faut  les  attacher  et  les  vêtir  de  draperies  laissant  deviner  la  place 
et  la  tension  des  muscles.  M.  Navlet  semble  avoir  oublié  ces  indis- 
pensables conditions  d'existence  d'un  tableau  susceptible  de  vitalité, 
et  nous  en  consignons  ici  nos  regrets  sincères,  car  le  talent  de 
M.  Navlet  est  un  de  ceux  qui  nous  sont  très-sympathiques. 

Le  Coffret  et  la  Jeune  femme  faisant  so?iner  une  horloge,  de 
M.  Navier,  nous  semblent  exécutés  dans  une  couleur  trop  discor- 
dante, qui  ne  tient  pas  assez  compte  des  ombres  portées  et  du  milieu 
qui  sert  de  cadre  aux  personnages. 

Les  Vues  de  Saint-André  dans  la  ville,  de  M.  E.  Nicolle,  nous 
plaisent  au  même  titre  que  les  dessins  de  M.  Brevière;  nous  aimons 
trop  tous  ces  chers  souvenirs  de  notre  vieille  patrie  pour  ne  pas  trou- 
ver un  véritable  bonheur  à  les  rencontrer  si  fidèles,  et  si  conscien- 
cieusement traités. 

Nous  mettrons  sur  la  même  ligne  les  Bords  de  fOme,  de 
M.  OuDiNOT,  et  les  Effets  de  soleil,  de  M.  Opdbnhofp.  C'est  chatoyant 
et  passablement  agréable  à  l'œil,  mais  à  la  condition  de  ne  pas  ap- 
procher; les  eaux  et  les  ciels  se  prennent  alors  en  une  pâte  épaisse 
et  sans  transparence. 

La  spécialité  du  paysage  facile  appartient  toujours  à  M.  Justin 
OuvRiÉ.  Le  Rialto  à  Venise  est  aussi  loin  qu'il  est  possible  de  Cana- 
letto,  c'est-à-dire  de  la  vérité.  Quel  air  pesant  écrase  ici  ces  palais 
mornes  !  Quelles  boues  verdâtres  ont  mêlé  leurs  fanges  aux  flots 
bleus  de  F  Adriatique  !  Une  allure  libre  et  franche,  une  sûreté  de 


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—  726  — 

main  digne  d'un  meilleur  résultat,  se  manifestent  à  doses  égales 
dans  ces  petites  toiles  soignées,  et,  jusqu'à  un  certain  point,  sédui- 
santes, Boppart  sur  le  Rhin  vaut  assurément  mille  fois  mieux  que 
BialtOy  bien  qu'il  n'y  ait  pas  plus  de  style,  mais  la  perspective  a  quel- 
ques lignes  ondulées  d'un  eflfet  gracieux  et  les  plans  rapprochés  du 
spectateur  s'animent  et  remuent.  En  somme,  cette  petite  ville  Alle- 
mande ne  sort  pas,  comme  beaucoup  d'autres,  d'une  boîte  de  joujoux 
de  Nuremberg. 

Les  Fruits  y  les  Fleurs  et  Accessoires  deM,  Alphonse  Ouri  sont  plus 
grandement  brossés  qnele  profanumvulffm  des  natures  mortes  ;  c'est 
ce  qui  nous  engage  à  les  signaler  d'une  manière  spéciale  à  l'atten- 
tion bienveillante  de  nos  lecteurs. 

Parmi  les  plus  excellents  paysages  ressortent  brillants  et  superbes 
ceux  de  M.  Ortmans.  Les  Cerfs  et  biches  (Soleil  couchant)  sont  ruis- 
selants de  lumière  intense,  les  animaux  circulent  et  s'agitent,  les 
arbres  sont  plantés  d'une  main  ferme  dans  un  sol  vigoureux.  Le  Par- 
quet de  Fontainebleau^  le  Parc  de  BragdatCj  accusent  chez  M.  Ort- 
mans  un  sentiment  élevé  de  la  nature  et  des  qualités  précieuses  de 
dessinateur.  Il  n'y  à  rien  à  reprocher,  ni  à  ses  plans,  ni  à  ses  ombres: 
tout  cela  est  mis  à  sa  place  :  quant  à  l'intensité  des  tons,  nous  n  en 
parlerons  pas,  puisque  déjà  nous  avons  dit  combien  tous  les  tableaux 
de  M.  Ortmans  sont  distingués  par  l'éclat. 

Nous  retrouvons  en  M.  Pain  un  des  fervents  admirateurs  de  nos 
antiquités  locales  :  il  a  été  bien  inspiré  en  choisissant  pour  thème  de 
ses  deux  dessins  au  crayon  :  La  Tour  de  l'Albane  et  la  Bue  Saif^- 
Romain.  Il  y  a  des  sujets  qui  portent  bonheur  à  ceux  qui  les  savent 
trouver. 

Par  continuation  nous  restons  en  plein  paysage.  Voici  encore  une 


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—  727  — 

Forêt  de  Fontainebleau^  de  M.  Papeleu,  qui  fait  pendant  au  Beixean 
de  M.  Pallièrb.  S'Us  étaient  moins  frottés  de  cendres,  moins  fondus 
dans  les  tons  gris  de  M.  Cicéri,  nous  n'aurions  rien  à  reprendre  aux 
Pâtres  Kurdes  et  aux  Cavaliers  Arabes  de  M.  Pasini.  Les  fonds  eux- 
mêmes  s'enfarinent  malheureusement  dans  cette  poussière  qui  leur 
fait  perdre  tout  relief  et  toute  solidité  ;  c'est  vraiment  dommage,  car 
chevaux  et  cavaliers  ont  une  gentille  allure. 

L'aquarelliste  par  excellence  est  toujours  M.  Pelletier,  qui  nous 
a  habitués  aux  miracles  de  vigueur  d'un  genre  par  lui-même  assez 
froid. 

Puisque  nous  venons  d'admirer  les  aquarelles  énergiques  et  chau- 
des de  M.  Pelletier,  allons  un  peu,  en  expiation  et  par  contraste, 
voiries  dominos  à  la  glace  du  Pierrot  intrigué  de  M.  Picart.  Quelle 
somme  prodigieuse  de  talent  matériel  jetée  aux  quatre  vents  du 
monde  insignifiant!  Tous  ces  masques  s'agitent  sans  but  et  semblent 
des  spectres.  Nous  ne  chercherons  pas  à  expliquer  la  légende  de 
la  Pénitente  impénitente.  On  n'expose  pas  —  même  avec  la  traduc- 
tion —  de  semblables  charades. 

La  Lesbie  de  M.  Philippe  se  devine  de  prime-saut;  mais,  si  bien 
dessinée  qu'elle  soit,  elle  nous  rappelle  trop  les  fantaisies  néo-grec- 
ques de  M.  Hamon.  Pour  être  plus  grande,  plus  arrêtée  aux  contours, 
faite  d'os  et  de  chair,  — et  non  pas  rembourrée  de  son  comme  les  pe- 
tites divinités  de  l'école,  —  nous  la  croyons  néanmoins  trop  proche 
parente  de  la  Sceur  aînée  et  des  Vierges  deLesbos. 

Encore  un  homme  qui  n'est  pas  en  progrès  c'est  M.  Ludovic  Piette 
avec  son  Tableau  de  Fleurs  et  son  Sommeil.  Nous  n'élevons  pas 
une  querelle  en  l'air  en  nous  montrant  avec  lui  difficile.  Nous 
croyons  en  avoir  le  droit,  parce  que  nous  nous  souvenons  de  cette 


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poétique  Ballade  que  la  même  voix  nous  avait  délicieusement  chantée 
il  y  a  deux  ans  sous  un  clair  de  lune  argenté. 

Pour  être  un  peu  classique,  le  groupe  de  Ruth  et  Noemi^  de 
M'*'  de  PosT,  n'en  est  pas  moins  une  honorable  étude ,  moins  criarde 
que  la  Vente  forcée  après  décès ^  de  M.  Henry  Pottin,  et  aussi 
moins  vulgaire. 

Le  Phare  y  de  M.  Edouard  Pinel,  les  Deux  Blessés,  de  M.  Protais, 
ne  nous  séduisent  que  médiocrement  :  nous  voudrions  plus  de  lim- 
pidité dans  ces  vagues  et  moins  de  brouillard  sur  ces  figures. 

Pour  étranger  que  soit  le  nom  de  M.  Portaels  son  talent  lui 
donne  parmi  nous  droit  de  cité.  Il  ne  nous  a  exposé  qu'un  Portrait, 
mais  c'est  celui  d'une  belle  personne.  Les  yeux  sont  expressifs  <, 
les  cheveux  souples  et  fins,  les  mains  élégantes.  Où  ce  rare  modèle 
a-t-il  posé  devant  les  yeux  de  l'artiste,  nous  n'avons  pas  à  rechercher 
ce  mystère  ici.  Ce  que  nous  pouvons  dire,  c'est  que  le  portrait,  quand 
il  est  traité  de  cette  manière,  prend  des  dimensions  inattendues  et 
qu'il  séduit,  parce  qu'on  sent  sous  la  toile  immobile  les  battements 
d'un  cœur  et  les  vivantes  énergies  d'une  personnalité  d'élite.  Com- 
ment oser  maintenant  féliciter  M.  Portaels  de  l'habileté  supérieure 
avec  laquelle  il  fait  descendre  en  plis  légers  un  vêtement  ou  une  dra- 
perie? Comment  venir  lui  faire  un  mérite  de  savoir,  aussi  bien  qu'un 
maître,  accrocher  un  rayon  de  soleil  aux  facettes  grises  d'un  bouton 
d'acier?  Les  détails  du  costume  original  de  la  belle  étrangère  sont 
traités  avec  un  art  exquis  et  une  entente  parfaite  de  ce  qui  s'appelle 
ornementation  et  science  des  accessoires.  Voilà  donc  un  Portrait 
véritablement  digne  de  ce  nom  ;  nous  remercions  M.  Portaels  de 
nous  avoir  permis  d'admirer  cette  figure  et  cette  peinture  d'excep- 
tion au  milieu  de  tant  d'images  grossières  et  bourgeoises. 


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—  729  — 

a. 

iues  charmé  de  pouvoir  dire  à  M.  Jules  Ravel  que  son 

ijouis  XIII  et  sa   Cour  aux  Eaux  de  Forges  a  tous  les 

;urs  du  Salon.  Il  partage  avec  la  Journée  des  Dupes  de  M.  Ham- 

iiin  le  sceptre  de  la  peinture  d'histoire  et  attire  bien  des  regards 
envieux  et  sympathiques.  C'est  qu'en  effet  il  ressort  de  tout  ce  noble 
entourage  de  la  cour  de  France,  groupé  avec  un  art  infini,  quelque 
chose  de  séduisant  et  de  délicat  comme  le  parfum  retrouvé  des  élé- 
gances d'autrefois.  La  reine  Anne  d'Autriche,  en  somptueux  costume, 
est  assise  au  milieu  des  dames  de  sa  maison;  le  roi,  debout  auprès 
d'elle,  semble  chercher  les  vertus  de  l'eau  qu'il  boit,  tandis  que  le 
cardinal  présente  à  la  reine,  sur  un  plateau  d'or,  le  verre  aux 
parois  enrichis  d'arabesques  gravées.  Le  geste  est  naturel ,  bien 
qu'insinuant,  et  quelques  personnes  même  ont  voulu  voir  une  inten- 
tion maligne  de  l'artiste  dans  ce  verre  d'eau  servi  à  la  souveraine 
par  la  galante  main  de  Richelieu.  L'histoire,  quia  ses  coulisses,  a 
médit  dans  ses  chroniques  scandaleuses  de  tant  de  gens  qui  ne 
l'avaient  pas  mérité,  que  nous  avons  une  médiocre  confiance  dans 
ces  légendes  de  fantaisie.  L'eau  de  Forges  a-t-elle  fait  des  miracles? 
Nous  ne  voudrions  pas  en  douter  ;  mais  dans  la  circonstance  qui  nous 
occupe,  si  le  cardinal  fut  empressé  auprès  delà  reine ,  le  dauphin,  qui 
devait  être  Louis  XIV,  ne  se  dépêcha  guère  de  venir  donner  raison 
à  la  tradition  du  pays  normand.  L'année  se  passa  et  plusieurs  autres 
encore;  enfin,  six  ans  après  ce  séjour  de  la  cour  à  Forges,  Anne 
eut  un  fils  —  ce  qui  nous  porte  à  croire  qu'en  l'an  de  grâce  1632  elle 
avait  manqué  sa  saison. 

M.  Jules  Ravel,  avec  une  conscience  qui  l'honore,  a  reproduit 

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—  730  — 

avec  une  fidélité  charmante  la  gracieuse  et  mignonne  personne  de 
la  reine  :  on  voit  qu'il  a  recherché  ces  traits  réguliers  et  fins,  ces 
mains  aristocratiques ,  sur  les  peintures  et  les  miniatures  du  temps, 
avant  de  les  fixer  sur  sa  toile,  et  qu'il  a  voulu  donner  un  portrait 
authentique.  Le  roi  et  le  cardinal  n'ont  pas  été  moins  bien  étudiés: 
ce  ne  sont  pas  des  profils  de  convention ,  mais  des  visages  historiques, 
expressifs  et  réels.  Les  seigneurs  et  les  dames  de  la  cour,  les  pages 
à  la  livrée  de  France,  les  oisifs  et  les  curieux,  remplissent  les  vides 
et  complètent  d'une  façon  très  satisfaisante  le  groupe  important  des 
acteurs  qui  jouent  le  rôle  principal.  Dans  le  fond,  des  constructions  se 
mêlent  aux  feuillages  verdoyants  et  font  à  ces  premiers  plans  de 
satin,  d'or  et  de  moire,  une  opposition  franche  et  tranchée.  En 
somme,  M.  Ravel  a  su  rester  lui-même,  c'est-à-dire,  avec  sa  nou- 
velle œuvre,  nous  rappeler  celles  que  nous  avons  eu  l'occasion 
d'admirer  dans  le  passé  dé  nos  dernières  expositions.  Le  Louis  XIII 
aux  Eaux  de  Forges  a  les  mêmes  qualités  de  finesse  de  touche, 
de  détails  spirituels ,  de  couleur  distinguée ,  que  M.  Jules  Ravel 
nous  a  montrées  déjà  à  propos  de  V  Arrestation  de  Broussel  et  dans 
Mazarin  chez  la  Duchesse  de  Chevreuse.  Plus  important  que  tous  les 
autres  au  point  de  vue  du  nombre  des  personnages .  mais  comme  ses 
aînés,  étudié  jusqu'à  l'extrême,  le  dernier  tableau  de  M.  Jules  Ravel 
ne  dépare  pas  cette  riche  collection  qu'il  a  entreprise  avec  amour  et 
qu'il  poursuit  en  maître  à  travers  les  faits  les  plus  curieux  de  notre 
histoire  nationale. 

Nous  ferons  à  M.  Rœhn  et  à  M.  Richomme  les  mêmes  éloges  et 
les  mêmes  critiques.  S'ils  manient  le  pinceau  avec  une  légèreté  sou- 
veraine, savent  à  merveille  construire  une  petite  figure  et  bien 
habiller  d'étofies  charmantes  leurs  personnages  un  peu  raides,  ils  ne 


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possèdent  ni  l'un  ni  l'autre  ce  don  particulier  d'où  émanent  l'action , 
le  mouvement  et  la  vie.  Quelle  que  soit  la  grâce  répandue  avec  pro- 
digalité dans  la  Jalousie  et  le  Pardon ,  de  M.  Roëhn,  et  la  finesse  de 
bon  goût  mise  par  M.  Richomme  dans  la  Lecture,  nous  respirons  à 
la  vue  de  ces  jolies  compositions  un  air  par  trop  glacial  pour  n'avoir 
pas  besoin  d'aller  nous  retremper  bien  vite  dans  un  milieu  plus  vivi- 
fiant. —  Les  Gâte-Sauces  et  la  Répétition,  de  M.  Ribot,  sont  de  par- 
faits repoussoirs  à  ces  élégances  maniérées.  Les  attitudes  sont  vraies 
et  prises  sur  nature ,  le  dessin  ferme  et  franc ,  les  lignes  accentuées 
et  les  tjrpes  suffisamment  vulgaires  sans  tomber  précisément  dans  le 
réalisme  plat.  N'était  la  couleur  sale  employée  par  M.  Ribot,  nous 
aurions  en  lui  un  des  lions  de  la  peinture  de  genre;  pour  notre 
compte ,  nous  ne  pouvons  nous  habituer  à  ces  teintes  enfumées  qui 
ne  sont  ni  agréables,  ni  naturelles,  et  donnent  aux  meilleures  choses 
un  aspect  ignoble  et  repoussant.  Que  des  marmitons  soient  bar- 
bouillés de  suie;  jusqu'à  un  certain  point,  nous  le  comprenons;  mais 
faire  à  des  chanteurs  un  masque  pareil,  c'est  outrepasser  sans  profit 
pour  l'art  les  bornes  de  la  fantaisie  et  se  jeter  à  plaisir  dans  le  parti- 
pris  et  l'aflectation.  Quand  un  artiste  est  richement  doté  comme 
M.  Ribot,  nous  supportons  avec  peine  de  le  voir  descendre  à  l'emploi 
de  moyens  qui  frisent  la  réclame  et  qui  sont  par  conséquent  indignes 
de  sa  personne  et  de  son  talent.  Que  ces  doléances  nous  soient  par- 
données  par  M.  Ribot ,  au  nom  de  l'estime  très  grande  que  ses 
œuvres  actuelles,  bien  qu'imparfaites,  nous  donnnent  de  son  avenir. 
Les  derniers  Flamands  valent  autant  que  leurs  ancêtres,  à  en  juger 
par  V Effet  de  Lumière,  intense,  délicat  et  réussi ,  de  M.  Rosierse. — 
Nous  ne  parlerons  que  pour  mémoire  de  M.  Rivoulon.  Quand  on 
expose  de  pareils  sujets ,  c'est  à  la  médecine  et  non  pas  à  la  critique 


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qu'il  faut  s'adresser  pour  avoir  un  compte-rendu- sérieux.  —  A  côté 
de  M.  Dansaërt,  rémule  heureux  de  M.  Meissonier,  nous  deman- 
derons une  place  pour  M.  Robert  Annbt,  dontV Amateur  de  Gravures 
ne  laisse  rien  à  désirer  comme  imitation  soignée  et  fidèle  d'un  genre  diffi- 
cile. —  Dans  la  série  des  paysages  qui  séduisent,  à  première  vue, 
par  le  faire  etl'accent  vrai ,  nous  citerons  ceux  de  M.  Amédée  Rosier, 
La  Corne  cTOr,  Constantinople  vu  du  Bosphore  et  les  Environs  de 
Tunis.  Le  soleil  miroite  sur  ces  eaux  bleues  presqu'aussi  bien  que 
dans  une  marine  orientale  de  M.Ziem ,  le  maître  inimitable.  —  Ulle 
dePhj/lé,àeM.  Rossi-Gazzolo,  ne  déparerait  pas  la  collection  de 
M.  Rosier  et  leur  peinture  est  de  la  même  famille  :  éclat,  fraîcheur, 
dessin,  nous  trouverons  au  même  degré  toutes  ces  qualités  chez  l'un 
et  chez  l'autre. 

Nous  passerons  rapidement  devant  un  Episode  de  la  Bataille  de 
Soflérino  et  une  Scène  d Inondation  de  M.  Georges  Rouget.  S'il  y  a 
talent  indiscutable  dans  ces  sévères  images,  nous  ne  chercherons 
pas  à  le  prouver ,  c'est  inutile.  Mais  nous  ne  nous  appesantirons  pas 
sur  ces  élucubrations  vieillies  qui  ont,  pour  nous,  le  défaut  de  rappeler 
les  souvenirs  de  l'ennuyeuse  école  de  l'Empire  et  le  prosaïsme  bour- 
geois des  élèves  de  David.  — M.  de  Rudder  ne  commente  que  de 
bien  loin  le  chantre  aimé  des  Harmonies  dans  son  Echo  du  Bovin.  Le 
thème  nous  parsut  prétentieux  et  obscur  et  le  personnage  mal  dessiné. 
Pourquoi  ce  ciel  vert?  Et  cette  main  gauche  au  bout  de  ce  bras 
gauche  !  En  voilà  du  modelé  peu  naturel ,  mais  en  revanche  pas  élé- 
gant. La  Baigneuse  et  le  Berger  des  Abruzzes  complètent  d'une  ma- 
nière assez  pauvre  le  bagage  de  M.  de  Rudder.  —  Conçues  et  exé- 
cutées dans  un  bon  sentiment  de  la  campagne  réelle,  nous  aimons 
beaucoup  la  Plaine  de  Villiers  et  la  Mare  Palud,  de  M.  J.  C.  Rozier. 


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Voilà  de  ces  tableaux  au  bas  desquels  il  n'est  pas  besoin  d'écrire  : 
D'après  nature.  Tout  le  monde  a  vu  ces  paysages  là. 

S.  T. 

M.  Salmon  refait  toujours  la  même  Gardeuse  de  Dindons.  S'il  n'y 
prend  garde ,  le  moule  est  tellement  usé  qu'il  ne  va  plus  pouvoir 
nous  donner  que  des  épreuves  mal  venues.  Il  est  temps  que  M.  Sal- 
mon rectifie  les  incorrections  de  son  dessin  et  les  touches  lourdes 
de  sa  couleur,  s'il  ne  veut  tomber  dans  l'impossible.  —  Nous  ne 
regardons  jamais  les  tableaux  de  M.  Sebron  que  pour  la  perspective 
habile  qu'ils  découvrent.  On  reconnaît  à  lajustesse  de  ces  eflfets  de 
lointain  l'homme  qui  a  travaillé  pour  le  diorama  et  qui  s'est  pénétré 
de  l'importance  des  plans  logés  à  leur  place,  et  des  lignes  lumi- 
neuses qui  font  ressortir,  énergiques  et  vigoureuses ,  les  traînées 
obscures  de  l'ombre.  Si  M.  Sebron  se  servait  d'une  palette  moins 
épaisse  et  moins  empâtée  et  s'il  mettait  de  l'air  dans  ce  qu'il  fait, 
nous  croyons  qu'il  arriverait  à  un  meilleur  résultat  artistique.  Pour 
le  moment  ilne  faitque  du  paysage  ressemblant.  —  Il  faut  mentionner 
avec  tout  éloge  le  Cabaret  sous  Louis  JJTF,  de  M.  Sain,  scène  com- 
plexe et  variée. 

M.  SuTTER,  pour  n'être  pas  gai ,  n'en  est  pas  moins  un  artiste 
de  valeur.  Le  charme,  il  faut  bien  en  convenir,  ne  se  dégage 
guère  de  la  Plaine  de  Chailly  et  de  V Entrée  des  Gorges  dApre- 
tnonty  mais  ce  sont  des  vues  solidement  construites,  des  herbes 
frissonnantes,  des  chemins  pierreux  et  des  plaines  où  nous  avons 
tous  marché.  On  ne  se  promène  pas  avec  M.  Sutter  dans  des  edens 
ou  des  paradis  et  il  ne  cherche  guère  à  rendre  belle  la  campagne 
qu'il  nous  dépeint  :  son  premier  soin  est  de  chercher  à  faire  illusion 
en  ne  reproduisant  absolument  que  ce  qui  se  voit  tous  los  jours,  et 


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—  734  — 

nous  aimons  assez  ces  tendances  réalistes  dans  le  paysage.  Comme 
Ta  dit  excellemment  M.  Courbet,  dans  une  lettre  célèbre  :  «  L'ima- 
gination dans  l'art  consiste  à  savoir  trouver  l'expression  la  plus 
complète  d'une  chose  existante,  mais  jamais  à  supposer  ou  à  créer 
cette  chose  même.  »  On  dirait  que  M.  Sutter  avait  médité  profon- 
dément sur  ces  paroles  profondes  avant  le  peindre  son  Village  de 
Barbizon. 

Après  M.  Gérôme,  il  n'est  plus  permis  de  prendre  pour  sujet  la 
Défense  de  Phryné.llfdMi  bien  que  la  chose  soit  impossible,  puisqu'un 
praticien  de  la  force  de  M.  Tabar  a  complètement  échoué  dans  la 
concurrence  qu'il  a  voulu  faire  au  plus  digne  représentant  de  la  jeune 
phalange  des  grecs  modernes.  La  Boche  auj:  Chasseurs  est  fort  heu- 
reusement pour  M.  Tabar  une  parfaite  étude,  qui  ne  laisse  après  elle 
que  bons  souvenirs  :  nous  lui  devons  de  ne  pas  clore,  par  cette  cons- 
tatation fâcheuse  d'un  insuccès,  notre  revue  des  œuvres  d'un  artiste 
dont  la  valeur  appelle  toute  sympathie  et  que  personnellement  nous 
estimons  fort  dans  son  passé  de  la  Beine  Brunehaut. 

Citons  encore  Une  Ville  d* Asie-Mineure  de  M.  de  Tournemine. 

Les  Fleurs  des  Champs,  de  M.  Tamizier,  sont  aériennes  et  menues 
au  point  de  faire  illusion.  — Les  aquarelles  de  M.  Tesson  réagissent 
sur  ses  tableaux  de  telle  sorte  qu'à  distance  on  ne  peut  plus  en  faire 
la  différence.  Les  tons  les  plus  francs  s'amollissent  et  finissent  en 
taches  blafardes  du  plus  fâcheux  aspect;  les  incorrections  s'accu- 
sent et  rien  ne  les  vient  racheter.  Où  le  radieux  soleil  de  M.  Decamps 
est-il  donc  allé  se  cacher?  où  le  maître  a-t-il  emporté  les  modèles  de 
cet  Orient  lumineux  que  poursuivent  en  vain  ses  meilleurs  élèves  ? 

V. 

La  nature  morte  est  bien  traitée  en  passant  par  les  mains  de 


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—  735  -- 

M.  Henry  Valentin  et  nous  aimons  beaucoup  ces  gracieuses  fantaisies 
qu'il  a  intitulées  Y  Office  et  le  Salon. 

La  Vierge  des  Douleurs,  d'après  le  Guide,  les  Portraits  de  Rubens 
et  de  Raphaël  {SUT  ivoire)  de  M.  Vanoni  accusent  les  recherches  pa- 
tientes ,  l'art  courageux,  l'étude  sérieuse  du  caractère  des  person- 
nages représentés.  M.  Vanoni  est  toujours  l'artiste  de  conscience 
qui  à  chaque  exposition  nous  fait  entrevoir,  avec  religion  et  rectitude ^ 
un  coin  de  l'œuvre  élevée  des  maîtres.  —  Les  animaux  de  M.  Van 
Marcke  tiendraient-ils  debout  s'ils  sortaient  animés  de  leurs  cadres? 
nous  nous  sommes  posé  cette  question  en  présence  de  ce  que  l'auteur 
a  appelé  la.  Mare ,  et  nous  n'avons  pas  osé  la  résoudre.  Il  nous  semble 
qu'il  y  a  des  membres  et  des  muscles  impossibles. 

Quelle  valeur  en  revanche  et  quel  relief  ontles  chevaux  de  M.  Vey- 
rassat!  Nous  sommes  en  pleines  moissons,  au  milieu  de  vrais  pâtu- 
rages ,  sous  un  jour  lumineux  et  sain  dans  ces  compositions  origi- 
nales qui  s'Sipi^eWeniles Environs (fisiffny  ou  bien  Ferme  et  Moissons 
à  Ezauville. 

En  la  personne  de  M.  Verreaux  ,  nous  retrouvons  un  des  adroits 
de  la  nature  morte ,  et  en  M.  Vibert  un  des  excentriques  de  la  pein- 
ture de  genre.  La  Sieste  est  une  halte  de  peintres  réalistes  dans 
une  auberge  de  campagne.  L'effet  est  d'abord  étrange  :  mais  chaque 
détail  est  si  bien  traité  que  la  bizarrerie  de  la  scène  disparaît  devant 
l'habileté  matérielle  de  l'artiste.  Ce  tableau  nous  rappelle  un  peu 
trop  la  manière  de  M.  Ribot,  il  cherche  et  tire  l'œil  et  avec  une 
fausse  apparence  de  simplicité  accuse  une  affectation  manifeste. 

M""'  ViGER  a  deux  bien  charmantes  petites  toiles  de  nature  morte. 
Nous  nous  plaisons  à  les  citer,  car  elles  sont  fines  et  nettes  autant 
que  les  meilleures  citées  par  nous  dans  le  cours  de  notre  examen. 


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—  736  — 

Voici  encore  de  M"'  Eugénie  Vénot  :  un  Pâtre  jouant  du  Biniou  y 
habilement  campé  sous  ses  haillons  pittoresques  ;  le  Déjeuner  de  la 
GraniTMère,  de  M.  Valton;  le  Lac  dans  le  Haut^ura^  de  M.  An- 
tony  ViOT,  et  une  Yue  prise  près  de  Bayonne,  par  M.  Vojare.  Nous 
voudrions  avoir  le  temps  de  donner  à  chacun  de  ces  estimables  ou- 
vrages le  temps  et  l'attention  dont  il  serait  digne  ;  mais,  il  nous  faut, 
à  regret,  abréger  ce  travail  déjà  trop  long. 

Z. 

Les  sujets  simples  séduisent  le  talent  naïf  et  presqu'allemand  de 
M.  ZuBER  BuHLER.  La  Première  Éducation^  rétrécie  dans  le  cadre  qui 
renferme  le  Bêve  d'Amour  y  gagnerait  incontestablement  beaucoup: 
certains  détails  outrés  perdraient  en  intensité  et  en  importance, 
et  laisseraient  l'attention  du  spectateur  se  porter  tonte  entière  sur 
les  personnages  qui  font  le  tableau.  La  grâce  malheureusement 
dégénère  en  mignardise  dans  toutes  ces  compositions  empruntées 
à  la  vie  domestique. 

Plantons  comme  un  phare  ardent  et  lumineux  à  la  fin  de  cette 
obscure  revue  le  nom  éclatant  et  superbe  de  M.  Ziem,  le  maître 
des  vues  et  du  soleil  d'Orient.  Le  Port  de  Comtantinople  regorge  de 
lumière  chaude,  les  caïques  sont  peuplés  de  leur  population  pitto- 
resque de  marchands  et  de  rameurs,  la  barque  qui  porte  le  chef  des 
croyants  traverse  rapide  comme  une  flèche  la  surface  des  eaux  bleues 
du  Bosphore  et  les  canons  maures  saluent  le  passage  du  souverain. 
Tous  les  écrins  épandus  de  la  vieille  et  opulente  Turquie  ,  tous  les 
trésors  du  sérail,  tous  les  sourires  des  Aimées  jetteraient  moins 
d'éclairs  que  cette  toile  où  M.  Ziem  n'a  mis  d'autre  richesse  que  le 
cachet  magnifique  de  son  incomparable  talent. 


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—  737  — 


SCULPTURE. 


L'exposition  de  sculpture  est  comme  toujours  exiguë  et  sans  va- 
leur. Il  semble  que  le  grand  art  manque  d'adeptes.  Pas  d'efforts  hé- 
roïques à  signaler,  pas  de  travail  solide,  — en  dehors  même  d'un 
succès.  Des  ébauches  à  peine  venues  sont  décorées  du  nom  de  bus- 
tes ou  de  statues  et  présentées  sans  respect  et  comme  des  ouvrages 
finis  aux  regards  étonnés  du  public.  Esi^ce  à  dire  que  dans  cette  dé- 
chéance, les  artistes  soient  seuls  à  blâmer  ?  Ce  n'est  point  assurément 
notre  pensée,  et  nous  possédons  la  conviction  intime  que  si  la  sta- 
tuaire est  en  décadence,  c'est  la  faute  de  tout  le  monde.  En  effet,  le 
peintre  trouve  çncore  des  clients  rares,  qui  paient,  à  peu  près  ce  qu'il 
vaut,  un  portrait  ou  un  tableau  d'ameublement.  Le  statuaire,  drapé 
fièrement  dans  le  manteau  de  Phidias,  méprise  ces  bourgeois  timides 
qui  n'ont  que  quelques  pièces  d'or  à  jeter  dans  la  fournaise  sacrée 
d'où  sortirent  les  œuvres  colossales  du  monde  antique  et  les  fantaisies 
grandioses  de  la  Renaissance.  Les  répubUques  grecques  avaient,  dans 
leur  extase  et  leur  ferveur  pour  le  beau,  réalisé  pour  les  adorateurs 
du  Dieu,  les  rêves  de  l'âge  d'or.  L'artiste  rétribué  magnifiquement 
par  lîBtat,  ceioplissait  les  places  et  les  temples  d'un  monde  de  Bac- 
chantes, de  Venus,  d'ApoUons  et  de  Mercures.  Le  maître  travaillait 
à  ses  heures,  content  de  l'hospitalité  magnifique  d'Athènes  et  de 
Corinthe,  et  si  quelque  blonde  mortelle,  en  posant  mal,  avait  fait 
manquer  la  statue  commandée  de  la  déesse,  le  Pentélique  ouvrait  ses 
veines  de  marbre  et  jetait  à  l'artiste,  sans  marchander,  ses  blocs 
purs  et  cristallins.  Dans  notre  temps  d'économie,  édifier  une  statue 
est  chose  de  longuehaleineet  de  moins  en  moins  commune.  Les  villes 
de  province  honorent  bien,  par-ci  par-là,  leurs  grands  hommes 


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—  738  — 

d'une  inscription  sur  un  tombeau,  mais  celles  qui  vont  jusqu^à  faire 
sortir  de  Tombre  le  fantôme  de  bronze  ou  de  marbre  de  leur  enfant 
glorieux  se  comptent  en  petit  nombre.  Que  fera  un  simple  citoyen, 
là  où  l'administration  elle-même  hésite  et  tâtonne?  On  perd  donc  le 
chemin  de  Tatelier  du  statuaire,  et  quand  l'isolement  se  fait  autour 
de  ses  œuvres,  l'artiste  est  bien  obligé  —  car  il  faut  vivre  —  de 
faire  du  métier.  Nous  appelons  m^//(?r,  les  médaillons  à  faces  inertes, 
les  bustes  sansmodelé  et  généralement  tout  objet  qui  simule  l'art 
tout  en  restant  dans  la  catégorie  des  choses  de  commerce.  Pour  de 
pareils  travaux,  l'habileté  de  main  suffit;  l'inspiration  et  l'étude 
seraient  gêne  et  contrainte  :  les  traditions  du  passé,  les  leçons  loin- 
taines de  l'école  sont  un  bagage  inutile  et  dont  il  faut  se  défaire  au 
plus  vite.  Et  puis,  quand  l'homme  s'est  fait  petit,  au  milieu  de  ces 
préoccupations  mesquines,  il  se  met  à  l'œuvre,  et  le  profil  vulgaire 
du  parvenu  s'ébauche,  à  prix  débattu,  sous  ces  doigts  qui  auraient, 
en  des  temps  meilleurs,  esquissé  peut-être  une  Vénus  renouvelée 
de  Cléomène.  On  se  console  en  répétant  que  l'art  s'en  va.  Cela  re- 
vient à  dire  que  l'infini  se  limite  et  que  le  soleil  s'éteint.  Faites 
riches  et  honorés  les  laborieux  de  la  carrière  artistique,  amenez 
les  gouvernements  à  créer  moins  de  boulevards  et  à  élever  plus  de 
statues  et  vous  reconnaîtrez  que  rien  n'est  perdu  des  magnificences 
du  passé.  Pour  revenir  à  l'exposition  qui  nous  occupe,  elle  n'est 
plus  mauvaise  ni  plus  forte  que  celles  qui  l'ont  précédée.  Elle 
manque  par  exemple,  de  caractère  particulier;  c'est  le  plus  grand 
reproche  que  nous  lui  ferons. 

Ainsi,  les  Médailles  et  le  Médaillon  de  M.  JB.,  par  M.  Auvray, 
ressemblent  à  tous  les  ouvrages  de  ce  genre  ,  où  il  n'y  a  ni  fautes 
de  français,  ni  fautes  d'orthographe.  La  figure  y  est ,  mais  le  tra-- 


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—  739  — 

vail  se  montre  ordinaire  et  sans  accentuation.  —  Sous  ce  titre 
Innocence,  nous  avons  remarqué  une  jolie  tête  de  jeune  fille ,  de 
M.  Arnaud.  —  On  trouve  néanmoins  plus  de  relief  dans  les 
terres  cuites  de  M.  Eugène  Blot.  La  Statuette  de  Frédéric  Sauvage j 
l'inventeur  de  l'hélice  ;  celle  de  Daunon ,  président  des  Cinq-Cents, 
sont  finies  et  terminées  comme  des  ivoires.  —  Citons  aussi  deux 
charmants  Bustes  d'enfants,  de  M.  Blondel.  —  Nous  rangerons 
dans  l'art  d'ameublement  les  Tourterelles  et  le  Nid  de  Fauvettes  en 
bois  sculpté,  de  M.  Briand.  —  M.  Gain  et  M.  Mène  ont  la  spécialité 
des  petits  bronzes  de  bureau  ou  d'étagère  ,  lesquels  sont  trop  estimés 
pour  avoir  besoin  de  nos  éloges  et  se  vendent  trop  bien  pour  que 
nous  nous  permettions  d'en  faire  la  critique. 

La  seule  statue  exposée  cette  année  est  le  Géricault ,  de 
M.  Drouet.  Où  l'auteur  a-t-il  été  prendre  le  peintre  rouennais  pour 
rhabiller  de  la  sorte  ?  On  dirait  un  échappé  du  radeau  de  la  Méduse, 
ou  à  coup  sûr  un  Dieu  marin  sortant  des  ondes  dans  le  costume  de 
circonstance.  Quelle  pauvreté  dans  ce  bout  de  draperie!  Que 
d'exagération  dans  ces  formes  boursoufflées  comme  des  membres 
malades  !  Nous  préférons  encore  à  cette  image  de  fantaisie  la 
belle  statue  d'Etex  perdue  dans  un  coin  de  notre  Hôtel-de- Ville , 
et  où  le  grand  artiste  est  représenté  couché  sur  son  tombeau.  Le 
Géricault  de  M.  Drouet  est-il  destiné  à  faire  l'ornement  d'une  de  nos 
places  publiques?  Nous  ne  le  savons  pas  et  nous  ne  le  désirons  pas. 
C'est  par  de  pareils  écarts  que  le  goût  du  public  se  trouve  faussé 
et  ses  instincts  déviés.  Les  rois  de  la  palette  ne  se  drapent  pas  en 
rois  de  la  terre,  et  il  faut ,  à  première  vue,  que  la  personnalité  se 
dégage  du  personnage.  Or,  sans  le  nom  de  Géricault  écrit  au  bas,  qui 
voudrait  reconnaître  un  peintre  dans  cette  singulière  composition  ? 


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—  740  — 

Dans  ses  Médaillons^  M.  Drouet  reporte  les  lignes  abruptes  et 
les  lourdeurs  de  touche  de  sa  statue.  Il  est  impossible  de  tailler 
dans  le  bronze  avec  plus  de  sans  gêne  ;  il  y  a  dans  ces  figures  des 
angles  droits  d'un  effet  assez  réjouissant.  Où  donc  est  allé  se 
cacher  le  modelé ,  ce  dessin  des  sculpteurs  ? 

Les  deux  plus  grandes  œuvres  sont ,  sans  conteste ,  le  Biiste  de 
la  Taur^r Auvergtie,  de  M.  Gourdel  ,  et  celui  du  Général  de  Pimodan, 
de  M.  Julien  Roux.  Il  y  a  des  personnages  vivants  sous  ces  uni- 
formes, et  non  pas  seulement  des  maquettes  habillées.  Les  détails 
sont  traitas  habilement,  avec  goût  et  fidélité  scrupuleuse;  en  somme, 
deux  travaux  honorables  et  qui  sortent  de  la  ligne  vulgaire. 

Les  Animaux ,  de  M.  Abel  Maître,  vaudront  autant  que  ceux 
de  M.  Gain  ou  de  M.  Mène ,  quand  ils  seront  réduits  à  une  dimension 
convenable  pour  la  destination  qui  les  attend.  G'est  étudié ,  spirituel 
et  vrai ,  mais  où  loger  de  pareils  chiens  d'appartement  ? 

M.  MouTiER  est  un  émule  de  M.  Graillon ,  qui  fait  pour  nous  aussi 
bien  que  son  maître.  —  Nous  félicitons  de  ses  Carnées  des  célébrité^ 
contemporaines,  M.  Reverchon.  Sans  doute  ,  il  y  a  loinde  ce  travail 
aux  difficultés  de  la  pierre  dure ,  et  il  est  aisé  dans  ce  genre  d'arriver 
plus  vite  à  la  grâce  et  à  l'effet ,  mais  on  doit  reconnaître  dans  les 
œuvres  de  M.  Reverchon  la  pureté  des  contours  et  le  don  de  la 
ressemblance. 

Un  amateur  de  talent  et  d'avenir,  M .  de  Santa-Coloma  ,  nous 
a  envoyé  un  C/iasseurà  cheval  y  tenue  de  campagne,  d'une  allure 
excellente  dans  ses  vêtements  lourds.  Le  cavalier  est  posé  à  mer- 
veille ,  et  quand  cette  ébauche  en  cire  sera  transportée  dans  une 
matière  plus  résistante ,  nous  ne  doutons  pas  qu'elle  ne  gagne  encon^ 
en  vigueur  et  en  accentuation. 


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—  741  — 

Et  maintenant  que  nous  sommes  arrivé  à  la  limite  de  notre  étude, 
excusons-nous  auprès  de  notre  lecteur  de  nos  négligences  et  de  nos 
omissions.  Dans  une  exposition  qui  compte  plus  de  mille  numéros, 
nous  avons  parfois  négligé  des  œuvres  jusqu'à  un  certain  point  satis- 
faisantes. Si  nous  l'avons  fait ,  c'est  que  nous  avons  tenu  d'une  ma- 
nière particulière  à  parler  longuement  des  toiles  magistrales  et  des 
essais  incomplets  mais  originaux  de  ceux  qui  sont  jeunes  et  que  la 
publicité  doit  aller  chercher. 

Nous  avons  la  conscience  d'avoir  voulu  être  utile  et  nous  avons 
sacrifié  parfois  nos  sympathies  personnelles  aux  exigences  impi- 
toyables de  la  vérité.  Que  nos  amis  nous  pardonnent  si  nous  les 
avons  traités  comme  des  indifférents  !  La  meilleure  manière  de  rendre 
service  n'est-elle  pas  d'écrire  avec  franchise  et  de  parler  avec  sin- 
cérité? 

Gustave  GOUELLAIN. 


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DES  EXPOSITIONS 


DE 


PEINTURE  EN  PROVINCE. 


U) 


Depuis  que  M.  le  comte  de  Niewerkerke  a  été  nommé  directeur  des  musées 
impériaux ,  on  a  beaucoup  fait  dans  l'intérêt  des  arts  et  des  artistes  ;  mais 
il  faut  reconnaître  que  Paris  seulement  a  pu  profiter  des  améliorations  qui 
ont  été  effectuées. 

Cependant,  c'est  de  la  province  que  viennent  chaque  année  tous  ces 
artistes,  dont  le  goût,  le  savoir  et  Tintelligence,  font  de  la  France  la  pre- 
mière nation  artistique  du  monde. 

Si  on  recherche  pourquoi  ces  artistes  ont  émigré,  on  voit  que,  bien  sou- 
vent ,  ils  ont  été  obligés  de  le  faire,  parce  que  leur  province,  ou  pauvre  ou 
ingrate,  ne  pouvait  les  faire  vivre  ;  ils  fussent  demeurés,  au  moins  beaucoup 
d'entre  eux ,  s'il  leur  avait  été  possible  de  vendre  leurs  œuvres. 

Ce  serait  une  erreur  de  croire  qu'il  faille  absolument  aller  à  Paris  pour 
devenir  un  artiste  de  talent.  De  même  qu'il  n'est  pas  d'une  utilité  certaine 
d'aller  à  Rome ,  quand  on  peut  suivre  fies  études  à  Paris,  il  n'est  pas  indis- 
pensable d'aller  à  Paris,  quand  on  vit  dans  une  province  où  les  études  sunt 

(1)  Quelques-unes  des  réformes  demandées  par  notre  collaborateur  Tiennent  d'êtiv 
rëalisées  avec  un  rare  bonheur  par  Tadministration  municipale  ;  mais  il  reste  plu? 
d*un  pas  à  faire  encore. 


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—  743  — 

possibles;  tout  au  moins,  peut-on  les  pousser  assez  loin  pour  n'avoir  plus 
besoin  que  d'un  court  séjour  dans  le  centre  artistique. 

Quant  à  nous,  nous  croyons  qu'il  est  très  possible  de  rompre  la  centra- 
lisation artistique  qui  existe  aujourd'hui.  Rouen  est  d'ailleurs  placé  dans 
des  conditions  de  proximité  avec  Paris,  qui  nous  donnent  raison ,  au  moins 
pour  cette  ville,  et  comme  nous  n'avons  à  nous  occuper  ici  que  de  la  ville 
de  Rouen ,  nous  ne  pensons  pas  qu'il  puisse  nous  être  fait  d'obîections  sé- 
rieuses à  ce  que  nous  venons  d'avancer. 

En  effet,  on  trouve  à  Rouen  tous  les  éléments  d'études  complètes.  A  côté 
d'une  bibliothèque  très  importante  et  très  choisie ,  dirigée  avec  une  rare 
intelligence,  nous  trouvons  un  musée  très  riche  en  œuvres  des  grands 
maîtres  anciens.  A  chaque  pas  que  l'on  fait  dans  la  ville ,  on  se  trouve  en 
face  de  richesses  architecturales  des  plus  splendides  époques,  et  de  vitraux 
peints  d'un  mérite  hors  ligne.  Enfin  ,  il  y  a  une  école  de  peinture  et  de 
dessin  très  remarquable,  excessivement  complète ,  dirigée  par  un  artiste 
distingué ,  joignant  à  un  rare  degré  le  talent  d'instruire  à  celui  d'admi- 
nistrer, qui  a  su  réunir  une  quantité  énorme  de  modèles  de  toutes  sortes 
et  des  plus  beaux ,  si  bien  que  J'école  de  Rouen  est  sans  égale  peut-être 
en  province. 

Pourquoi  donc ,  en  présence  de  pareils  éléments  d'instruction  artistique , 
y  a-t-il  à  Rouen  si  peu  d'artistes?  Pourquoi  ont-ils  abandonné  leur  ville? 
Pourquoi  ceux  qui  restent  ont-ils  la  vie  si  difficile  ?  C'est  que  ceux  qui 
pouvaient  produire  quelque  chose,  ont  cherché  la  seule  ville  où  la  vente  de 
leurs  œuvres  était  possible. 

Rechercher  les  moyens  de  former  en  même  temps  le  goût  des  jeunes 
artistes  et  celui  de  leurs  compatriotes ,  rechercher  surtout  la  possibilité 
d'augmenter  les  achats  des  œuvres  d'art ,  est  le  but  que  nous  nous  sommes 
proposé. 

Les  villes  ont  des  charges  énormes,  des  frais  de  toutes  sortes  ;  elles  font 
beaucoup,  voudraient  faire  plus  encore  ;  mais  enfin ,  elles  ne  peuvent  donner 
que  des  sommes  relativement  minimes. 

Et  d'ailleurs,  ce  n'est  pas,  selon  nous,  aux  administrations  des  villes 


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—  744  — 

qu'il  faut  demander  ces  ressources  que  nous  cherchons.  C'est  déjà  bien 
assez  pour  elles  d'avoir  commis  la  grave  erreur  de  commanditer  les  théâtres 
sans  encore  venir  leur  demander  de  commanditer  les  expositions  d'œuvres 
d'art. 

Selon  nous,  c'est  à  la  population  elle-même  que  nous  devons  nous 
adresser.  C'est  dans  son  sein  que  nous  trouverons  les  moyens  d'existence 
qui  nous  manquent ,  pour  peu  que  nous  sachions  trouver  des  combinaisons 
qui  lui  plaisent  et  qui  Tintéressent. 

La  première  condition  à  remplir,  c'est  de  faire  une  exposition  sérieuse, 
formée  avec  goût,  soigneusement  épurée.  Le  conservateur  du  Musée  de 
Rouen,  mieux  que  personne  peut  obtenir  ce  résultat;  son  grand  talent, 
son  caractère  honorable  lui  permettent  d'attirer  à  lui ,  dès  qu'il  le  voudia, 
les  œuvres  des  meilleurs  maîtres,  en  s'adressant  à  ces  maîtres  directement. 

Jusqu'à  présent,  il  faut  le  dire ,  les  expositions  de  province  sont  en  gé- 
néral des  marchés,  où  les  marchands  de  Paris  viennent  écouler  leurs 
tableaux  mauvais  ou  usés.  Nous  en  avons,  pour  notre  part,  retrouvé  que 
nous  avions  vu  figurer  plusieurs  fois  dans  les  plus  mauvaises  ventes  de 
l'hôtel  Drouot.  Il  est  facile  de  faire  changçr  cet  état  de  choses,  et  c'est 
une  amélioration  urgente,  indispensable,  dont  il  faut  immédiatement  se 
préoccuper. 

11  faudrait  que  les  expositions  de  province  fussent  régionales.  Ainsi,  à 
Rouen,  il  faudrait  autant  que  possible,  attirer  les  œuvres  des  Normands  et 
augmenter  l'intérêt  par  l'exposition  de  quelques  tableaux  des  maîtres  de  Tart 
moderne,  qui  viendraient  instruire  les  artistes  de  province,  en  même  temps 
qu'ils  charmeraient  et  intéresseraient  les  visiteurs. 

Nous  disons  qu'il  faudrait  que  les  expositions  fussent  régionales ,  parce 
qu'il  nous  parait  naturel  de  seconder  les  efforts  de  nos  voisins  immédiats, 
qui  ayant,  à  peu  prés ,  les  mêmes  goûts,  les  mêmes  mœurs,  la  même  nature, 
doivent  être  intimement  liés  d'intérêts  avec  nous. 

S'il  nous  était  permis  d'ajouter  ici  une  raison  d'un  ordre  plus  éleré. 
nous  dirions  que  les  expositions  régionales,  bien  oiiganisés,  doivent  donner 
un  jour,  de  merveilleux  résultats,  au  point  de  vue  de  l'art  lui-même. 


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—  745 -^ 
En  effet,  il  y  a  ceci  de  remarquable ,  c'est  que  depuis  que  toutes  les 
écoles  sont  venues  se  réunir  dans  les  ateliers  de  Paris ,  il  n'y  a  plus 
d'écoles.  Toutes  les  natures  et  tous  les  instincts  sont  venus  se  fondre  dans 
un  mémo  creuset.  Et  tandis  que  les  anciennes  écoles  italiennes ,  par 
exemple,  nous  montrent  des  diflTérences  si  grandes  entre  elles,  quoique 
toutes  admirables,  nous  n'avons,  nous,  en  France,  aucune  distinction  pos- 
sible de  races  parmi  les  écoles.  Il  y  a  bien  ce  qu'il  plait  d'appeler  l'école 
réaliste  et  l'école  romantique,  mais  tout  cela  se  ressemble  terriblement  dans 
ses  résultats.  Le  tempérament  ardent  et  brillant  du  Midi  s'est  mêlé  de 
toile  sorte  au  tempérament  méditatif  et  mélancolique  du  Nord ,  qu'il  en 
est  résulté  une  race  bâtarde  qui  n'a  plus  conservé  dans  les  arts ,  ni  le 
cachet,  ni  le  sentiment,  ni  la  poésie  d'aucun  pays. 

Les  expositions  régionales  auraient  ceci  de  remarquable  dans  leur 
succès,  c'est  que  permettant  à  l'artiste  de  vivre  chez  lui ,  elles  lui  laisse- 
raient la  faculté  de  développer  ses  qualités  propres,  et  de  conserver  intacte 
cette  originalité  qui  nous  vient,  pour  ainsi  dire,  du  sol  où  nous  sommes  nés. 
Et  nous  pourrions  assister,  un  jour,  à  la  renaissance  des  écoles  de  province, 
brillant  chacune  de  leurs  qualités  respectives. 

Nous  demandons  pardon  de  cette  digression  un  peu  longue ,  sinon  tout- 
à-fait  étrangère  au  sujet  que  nous  traitons,  et  nous  revenons  à  ce  qui  a  été 
notre  point  de  départ,  les  expositions  artistiques  régionales. 

Que  l'on  ne  croie  pas  le  succès  impossible.  Si  on  ouvre,  en  effet,  le  catalogue 
des  expositions  de  Paris,  on  voit  que  la  Normandie  a  donné  naissance  à  une 
infinité  de  peintres  de  talent,  qui  viendront  tous  dès  qu'une  administration 
honorable,  haut  placée  comme  celle  de  Rouen,  viendra  leur  faire  un  appel  ; 
en  leur  promettant  des  récompenses,  modestes  peut-être,  mais  justes, 
données  par  elle-même,  après  l'examen  sérieux  et  impartial  d'une  commis- 
sion nommée  exclusivement  par  elle,  pour  exciter  l'émulation  et  rendre 
les  récompenses  désirables. 

Si  à  l'attrait  puissant  de  récompenses  données  dans  de  pareilles  condi- 
tions, on  vient  joindre  celui  de  pouvoir  faire  vendre  des  œuvres  d'art,  dans 

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—  746  — 

une  proportion  notable,  le  doute  sur  la  qualité  et  la  valeur  des  objets 
exposés,  ne  sera  plus  possible. 

Oifrir  au  public  l'entrée  gratuite  des  expositions  est  une  grave  erreur 
financière,  aussi  grave  que  celle  de  la  lui  faire  payer  trop  cher,  au  point 
de  vue  surtout  du  public  des  dimanches  et  fêtes. 

La  majorité  d'une  population  se  compose  des  gens,  qui  toute  la  semaine 
ont  travaillé,  et  ne  peuvent  profiter  que  du  dimanche  pour  visiter  les 
Musées. 

Si  pendant  ce  jour  de  repos,  l'entrée  est  gratuite,  vous  ne  pouvez  plus 
chercher  de  recettes  que  dans  la  minorité  et  vous  ne  parviendrez  qu'à  un 
résultat  à  peu  près  nul. 

Une  perception  minime  attirera  beaucoup  plus  de  visiteurs  que  la  gra- 
tuité, et  Ce  que  l'on  fait  payer  aux  masses,  dans  la  mesure  de  leurs  moyens, 
paraît  à  leur  imagination  avoir  une  bien  plus  grande  valeur  que  ce  qu'on 
leur  oflVe  gratuitement  »  a  dit  un  critique  :  et  à  ce  sujet  permettez-nous 
d'ajouter  encore  quelques  lignes  du  même  auteur. 

«  Les  curiosités  foraines,  les  spectacles  repoussants  et  stupides  des  fétos 
publiques,  captivent  la  multitude,  elle  se  rue,  c'est  le  mot,  sur  ces  horreurs 
qu'elle  n'irait  pas  voir  pour  rien ,  et  qu'elle  voit  uniquement  parce  qu'elles 
coûtent  peu.  Qu'elles  coûtent  trop,  elle  s'en  privera,  qu'elles  ne  coûtent 
rien,  elle  les  dédaignera. 

«  Offrons  à  cette  foule  avide  de  curiosités  à  bon  marché,  le  spectacle 
civilisateur  des  merveilles  de  l'art,  pour  une  très  faible  rétribution,  qu'elle 
sache  bien  l'emploi  de  l'impôt  léger,  dont  on  grève  sa  légitime  avidité,  et 
elle  s'y  prêtera  avec  faveur.  Que  cela  coûte  peu,  mais  que  cela  coûte  quelque 
chose,  et  son  indifférence  cessera.  La  vue  gratuite  d'une  merveille,  n'a 
aucun  charme  pour  elle,  la  vue  trop  coûteuse  de  quoi  que  ce  soit  est  au- 
dessus  de  ses  moyens  et  elle  s'en  passe.  » 

En  procédant  du  plus  grand  au  plus  petit,  ces  lignes  restent  toujours 
d'une  vérité  saisissante. 

Nous  n'hésitons  pas  à  dire  qu'après  avoir  bien  organisé  les  expositions, 
il  faut  sans  retard  supprimer  leur  entrée  gratuite. 


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—  747  — 

Une  perception  unique  ne  serait  pas  rationnelle. 

Il  serait  bon,  pensons-nous,  d'avoir  trois  prix  d'entrée  différents.  Cin- 
quante centimes,  un  jour  de  la  semaine,  vingt-cinq  centimes  les  cinq  autres 
jours,  et  dix  centimes  seulement  le  dimanche  et  les  jours  de  fête. 

Les  recettes  seraient  très  importantes,  en  faisant  savoir  au  public  que 
l'argent  de  cette  perception  n'est  pas  destiné  à  entrer  dans  la  caisse  de  la 
ville,  mais  bien  à  former  une  somme,  devant  servir  à  l'acquisition  d'ou- 
vrages, qui  devront  être  mis  en  loterie  et  dont  les  billets  appartiendront 
à  ceux  qui  seront  venus  visiter  l'exposition. 

Pour  rendre  accessible  à  tout  le  monde  cette  loterie,  il  conviendrait  do 
ne  mettre  qu'à  un  franc  le  prix  des  billets. 

Toute  personne  recevrait  en  écharge  de  son  prix  d'entrée,  un  coupon  do 
billet,  qui  serait  à  valoir  sur  le  prix  réel  du  billet. 

Ainsi,  en  échange  d'un  nombre  de  coupons,  quelle  que  soit  leur  catégorie, 
formant  la  somme  de  un  franc,  on  recevrait  un  billet  ou  autant  de  billets 
qu'il  y  aurait  de  fois  un  franc. 

Lorsque,  dans  le  public,  on  saura  que  pour  quelques  francs,  même  un 
franc,  on  pourra  non  seulement  voir  plusieurs  fois  l'exposition,  mais  mémo 
gagner  un  tableau  d'une  valeur,  quel  qu'il  soit,  de  beaucoup  supérieure  au 
prix  du  billet,  il  n'est  pas  douteux  qu'on  no  vienne  souvent  visiter  l'expo- 
sition, et  beaucoup  de  personnes  prendront  même  des  billets  supplémen- 
taires. 

Nous  sommes  intimement  convaincu  que  par  ces  moyens,  consistant  en 
une  belle  exposition  avec  des  récompenses  décernées  exclusivement  par  la 
ville,  avec  une  entrée  non  gratuite  et  une  loterie,  on  obtiendrait  une  somme 
assez  forte  pour  acheter  un  nombre  important  de  tableaux. 

Les  expositions  deviendraient  d'années  en  années  plus  brillantes,  les 
artistes  y  enverraient  avec  régularité,  et  peu  à  peu  le  peintre  de  province 
trouvant  chez  lui,  dans  sa  ville,  la  possibilité  de  vendre  ses  œuvres,  n'irait 
plus  au  loin  chercher  le  bien-être  et  même  le  nécessaire  qu'il  n'y  peut 
trouver  aujourd'hui. 

La  Société  des  Amis  des  Arts  fonctionnant  de  son  côté   avec  énergie, 


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—  748  — 

rivalisant  avec  la  ville  pour  les  achats  destinés  à  sa  loterie  spéciale,  le  sort 
des  artistes  deviendrait  vite  meilleur,  et  ils  trouveraient,  dans  ces  deux 
forces  protectrices,  une  concurrence  qui  donnerait  à  leurs  productions  une 
plus  grande  valeur. 

Donc,  pour  nous  résumer,  voici  ce  que  nous  soumettons  aux  réflexions  et 
à  la  sagacité  de  Tadministration. 

La  ville  agissant  seule,  en  dehors  de  toute  société,  faisant  à  ses  frais  une 
exposition  d'objets  d'art,  la  faisant  avec  soin,  nommant  une  commission 
d'examen  et  de  récompenses,  et  mettant  en  loterie,  au  profit  du  public  et  à 
un  prix  minime  du  billet,  des  tableaux  qu'elle  achètera  au  moyen  des 
recettes  effectuées  par  le  paiement  du  prix  d'entrée  prélevé. 

Par  ces  moyens,  nous  ne  craignons  pas  de  prédire  que  le  résultat  dépas- 
sera  toutes  les  prévisions. 


A.  LECOO. 


■ir^S^gêiSr- 


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HISTOIRE. 


RECHERCHES  HISTORIQUES 


SUR 


LES  SIRES  ET  LE  CHATEAU 

DE    BLAIlfVILLE. 

SUITE  (1). 


MAISON  DE  œLBERT-SEIGNELAY. 


Mario  Marguerite,  la  seconde  des  filles  de  Claude  Yves,  marquis  d'Alcgrc 
et  seigneur  de  Blainville,  devenue  marquise  d'Alègre ,  épousa,  par  contrat 
du  8  février  1675,  Jean-Baptiste  Colbert,  marquis  de  Seignelay ,  secrétaire 
d'Etat,  commandeur  et  grand  trésorier  des  ordres  du  roi,  fils  aine  du  grand 
Colbert,  pourvu,  cinq  jours  auparavant,  de  la  charge  dos  ordres ,  en  survi- 
vance de  son  père.  C'est  parce  mariage  que  la  famille  Colbert  fut  appelée  à 
posséder  la  terre  de  Blainville ,  et  certains  droits  féodaux  qu'elle  étendit 
ensuite,  par  des  achats  successifs,  jusque  dans  soixante-et-onze  paroisses 
des  environs. 

En  1677,  le  26  novembre ,  Jean-Baptiste  Colbert,  marquis  de  Seignelay, 
Xircsente,  comme  Seigneur  Ckastelain  de  Blainville,  à  un  titre  vacant  do  cha- 

(1)  Voir  les  livraisons  des  31  juillet,  31  août,  30  septembre  et  31  octobre. 


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—  750  — 

noino.  Cot  énonce  formel  prouve  qu'à  cette  époque  il  n'avait  pas  encore 
mis  à  exécution  l'intention  qu^on  lui  attribue  de  faire  ériger  la  terre  de 
Blainville  en  marquisat. 

La  marquise  de  Seignclay,  née  d'Alôgre,  mourut  le  16  mars  1678,n  ajant 
laissé  qu'une  fille,  Marie-Jeanne  Colbert,  à  son  tour  marquise  d'Alègre,  qui 
mourut  bientôt  elle-même,  le  14  avril  1680.  Alors  son  père ,  le  marquis  de 
Seignelay,  héritier  d'une  partie  des  droits  de  sa  femme  et  de  sa  fille,  tran- 
sigea, le  31  mai  1681,  avec  la  famille  d'Alègre,  au  sujet  de  leur  succession, 
à  cause  d'un  nouveau  mariage  contracté  avec  Catherine-Thérèse  Guyon  do 
Matignon. 

Emmanuel ,  vicomte  d'Alègre  ,  cinquième  fils  du  fameux  Christophe  11, 
marquis  d'Alègre,  et  de  Louise  de  Flagheac,  succéda  à  la  marquise  d'Alègre, 
sa  nièce,  Marie-Jeanne  Colbert,  morte  en  bas  âge,  dans  les  autres  biens  de 
la  maison  d'Alègre ,  qui  se  trouvaient  principalement  en  Auvergne ,  et , 
d'après  ce  que  dit  le  P.  Anselme,  dans  la  Seigneurie  de  Blainville  (I),  devant 
ratifier  plus  tard ,  le  18  mars  1689 ,  la  transaction  que  sa  femme  Marie 
Remond  de  Modène,  veuve  de  Jean-Gaspard  Mottier,  avait  faite  avec  li- 
marquis  de  Seignelay,  pour  remplir  ce  dernier  des  droits  qu'il  tenait  de 
son  premier  mariage  avec  la  marquise  d'Alègre. 

Il  y  a  pour  sûr  erreur  en  ce  qui  concerne  Blainville,  puisque  positivement 
cette  terre  resta  entre  les  mains  du  marquis  de  Seignelay,  pendant  sa  vie, 
et  qu'on  la  retrouve,  après  sa  mort,  entre  les  mains  de  ses  héritiers.  11  était 
plus  naturel  que  la  famille  d'Alègre  prît  les  biens  d'Auvergne ,  et  laissât 
ceux  de  Normandie  au  marquis  de  Seignelay.  Au  mois  d'octobre  1682, 
on  effet,  époque  postérieure  de  plus  d'un  an  à  la  liquidation  de  leurs  droite 
respectifs  du  31  mai  1681,  il  traite  avec  les  chanoines  de  Blainville  pour 
un  échange  de  fiefs ,  a  parce  qu'il  pensait ,  dit  Toussaint  Duplessis ,  à  fain^ 
»  ériger  la  terre  de  Blainville  en  marquisat  (2),  »  pensée  qu'il  n'aurait  pa^ 
eue  certainement ,  si  cette  terre  eût  fait  retour  à  la  famille  d'Alègre.  Au 
reste  les  présentations ,  les  transactions ,  l'ordre  de  succession  ne  laissent 
aucun  doute  à  cet  égard. 

Nous  avons  le  détail  complet  de  cette  transaction  avec  les  chanoines,  qui  eut 
pour  la  Collégiale  l'immense  avantage  de  mettre  presque  tous  ses  biens,  pour 
ainsi  dire ,  sous  sa  main  ,  et  d'en  rendre  ainsi  l'administration  plus  facile. 
Elle  est  consignée  dans  un  Aveu  fait  par  les  chanoines  à  l'un  des  successeurs 
du  marquis  de  Seignelay.  a  Ensuivent  les  biens  et  héritages  dont  jouit 

(1)  Histoire  généalogique  des  grands  officiers  de  la  couronne,  t.  VII,  p.  713. 

(2)  Description  de  la  Haute-Normandie,  t.  II,  p.  342. 


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—  751  — 

»  propriétairoment  le  Chapitre  de  notre  dite  église  au  droit  de  l'échange 
»  par  nous  faitte  avec  feu  monseigneur  le  marquis  de  Seignelay  a  rencontre 
»  des  fiefs  et  seigneuries  de  Fontaine  sous  Préaux  et  du  Bois  Guillaume  et 
»  de  dix  livres  de  rente  foncière  sur  le  fief  de  Saint  Remy  à  la  Haye  par 
D  contrat  du  vingt  quatre  octobre  mil  six  cent  quatre  vingt  deux  confirmée 
»  par  lettres  patentes  du  Roy  du  mois  de  septembre  mil  six  cent  quatre 
»  vingt  huit.  » 

Au  lieu  de  ces  deux  fiefs  ^  dont  l'un  était  dans  la  vicomte  d'Arqués ,  ils 
obtinrent  des  biens  voisins  de  ceux  qu'ils  possédaient  déjà . 

P  A  Blainville  et  à  Crevon,  ce  fut  «  Une  ferme  située  près  le  dit  collège , 
»  consistant  en  cent  douze  acres  trente  huit  perches  de  terre  en  masure 
»  labeur  costes  herbages  et  bois  taillis  en  vingt  six  pièces,  »  dont  les 
bornes  par  tenants  et  aboutissants  sont  données  avec  le  plus  grand  soin. 

»  Lesquelles  vingt  six  pièces  de  terre  cy  dessus  et  neuf  acres  une  vergée 
»  en  masure  logée  et  bois  taillis  en  quatre  pièces  assises  es  parroisses  de 
»  Blainville  et  de  Catenay  par  nous  fieffées  à  François  Le  Rat  boullengcr  à 
»  Blainville  par  contrat  passé  devant  Varnier  nottaire  à  Cailly  le  treize 
»  janvier  mil  six  cent  quatre  vingt  cinq  moyennant  cinquante  cinq  livres 
»  de  rente  foncière  nous  appartiennent  au  droit  par  échange  de  mon  dit 
»  seigneur  a  qui  ils  appartenoient  par  retrait  féodal  sur  Michel  Turpin  sui- 
»  vaut  la  sentence  rendue  au  Bailliage  de  Rouen  le  quinze  octobre  mil  six 
»  cent  quatre  vingt  deux ,  lequel  les  possédoit  comme  luy  ayant  esté 
»  a^ugées  au  décret  des  héritages  de  Nicolas  Le  Cauchois  par  autre  sen- 
»  tence  du  dit  bailliage  de  Rouen  du  sept  août  audit  an  mil  six  cent  quatre 
»  vingt  deux. 

2^  Dans  la  paroisse  de  Saint-Arnoult  :  a  Une  ferme  au  hameau  de  la 
»  Milleraye  contenante  cent  trente  cinq  acres  une  vergée  en  vingt  neuf 
»  pièces. 

»  Une  ferme  audit  hameau  de  la  Milleraye  consistant  en  douze  acres  une 
»  vergée  de  terre  en  huit  pièces. 

9  Une  ferme  audit  hameau  de  la  Milleraye  consistant  en  sept  acres  vingt 
»  perches  de  terre  en  sept  pièces. 

D  Une  petite  ferme  audit  hameau  consistante  en  cinq  vergées  de  terre 
»  en  deux  pièces. 

»  Une  ferme  dans  les  fonds  de  Saint  Arnoult  consistante  en  quarante 
»  quatre  acres  de  terre  en  huit  pièces. 

»  Lesquelles  fermes  et  héritages  sictuées  en  la  ditte  parroisse  de  Saint 
»  Arnoult  et  une  autre  ferme  assise  en  la  parroisse  d'Elbeuf  sur  Andcllo 
»  consistante  en  neuf  acres  de  terre  en  masure  logée  et  labeur  en  six  pièces 


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—  752  — 

»  par  nous  fieffés  quarante  livres  à  Nicolas  Cauchois  par  contrat  pa&8c 
»)  devant  maître  Nicolas  Varnicr  nottairo  au  dit  lieu  de  Cailly  le  saizc  no- 
»  vembre  mil  six  cent  quatre  vingt  douze  nous  appartiennent  au  droit  de 
M  réchange  faite  avec  mon  dit  seigneur  par  contrat  cy  devant  datte  ,  lequel 
»  les  avoit  de  Jacques  Duhamel  ecuier  fils  de  Jacques  par  contrat  passé 
»  devant  les  nottaires  de  Rouen  le  deux  octobre  mil  six  cent  quatre  vingt 
»  deux.  » 

Puis  VAveu  relatait  Texemption  et  le  maintien  des  droits  stipulés  dans  le 
contrat  d'échange  :  «  Tous  lesquels  héritages  a  nous  donnés  en  échange  par 
»  mon  dit  seigneur  ont  été  affranchis  de  touttes  rentes  seigneuriallcs 
»  envers  la  ditte  terre  et  Chatellenie  de  Blainville  n'étant  seulement  tenus 
»  qv'aux  droits  seigneuriaux  reliefs,  treizièmes,  service  de  prevosté,  baon 
»  de  moulin,  regard  de  mariage  et  autres  droits  et  devoirs  seigneuriaux  le 
»  cas  échéant.  Mais  sommes  tenus  et  obligés  pour  raison  des  dittos  fermes 
»  de  Saint  Arnoult  en  une  mine  de  bled  de  rente  au  trésor  de  TEgliso  de  la 
»  ditte  paroisse  pour  cause  de  fondation  faitte  a  la  dite  Eglise  par  les  an- 
»  cicns  propriétaires  des  dits  biens,  comme  aussy  devons  annuellement 
»  trois  livres  saizo  sols  de  rentes  seigneuriallcs  a  la  seigneurie  de  Rj  dont 
0  relèvent  quelques  pièces  de  terre  assises  au  dixmages  de  Ry  le  tout  ainsy 
»  que  nous  en  sommes  chargés  par  le  dit  échange.  » 

Comme  l'argent  avait  singulièrement  baissé  de  valeur  depuis  la  donation 
des  cinq  cents  livres  de  rentes  faite  par  Jean  d'Estouteville,  en  1489,  à  la 
Collégiale,  outre  ces  terres  et  héritages  représentant  une  portion  des  fiefs 
amortis  par  la  constitution  de  la  rente,  ceux  de  Fontaine  et  de  Bois-Guil- 
laume, le  marquis  de  Seignelay  assigna  encore,  pour  cet  échange,  une 
somme  do  rentes  (?gale  aux  rentes  primitivement  constituées,  que  les  cha- 
noines prendraient  sur  la  terre  de  Blainville." 

a  Plus  nous  appartient  au  droit  de  la  ditte  échîingo  cinq  cent  deux  livres 
»  de  rentes  annuelle  a  prendre  sur  la  ditte  terre  de  Blainville  payable  au 
»  receveur  de  notre  chapitre  au  dit  lieu  de  Blainville  en  deux  termes  égaux 
»  Pasque  et  Saint  Michel,  lesquelles  cinq  cent  deux  livres  de  rente,  la  ditte 
D  terre  doit  continuer  de  payer  jusqu'au  temps  que  mondit  seigneur  nous 
j)  fournira  un  fond  en  roture  qui  soit  a  notre  bienséance  etdc  pareille  valeur 
o  en  revenu  (1).  » 

Telles  sont  les  principales  clauses  de  cet  échange  fait  par  le  marquis  de 
Seignelay,  en  vue  de  l'érection  de  Blainville  en  marquisat,  à  ce  que  dit 
Toussaint  Duplessis,  et  sur  lequel  cet  Aveu  des  chanoines  de  Blainville,  près 
de  soixante  ans  après,  le  5  octobre  1743,  donne  seul  des  détails. 

Quant  à  l'érection  de  la  terre  do  Blainville  en  marquisat,  il  nous  a  été 
impossible  d'en  découvrir  le  titre  primitif,  et,  malgré  la  mention  de  Mar- 

(1)  Archives  de  la  Fabrique  de  Blainville. 


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—  753  — 

quisat  ou  do  Marquis  do  Blainvillo  dans  plusieurs  présentations  ou  pièces 
postérieures,  nous  penchons  à  croire  que  le  marquis  de  Seignelay  s'en  sera 
tenu  à  rintention,  et  que  cette  mention  est  une  erreur  volontaire  ou  invo- 
lontaire de  rédaction  partout  où  elle  figure.  D'abord  cet  Aveu  ne  donne  pas 
le  titre  de  Marquisde  Blainville  au  seigneur  auquel  il  est  fait.  Il  y  avait  déjà 
un  Marquisat  de  Blainville  à  quatre  lieues  do  Nancy,  qui  aura  bien  pu  em- 
pêcher la  constitution  de  celui-ci.  Enfin,  une  autre  preuve  se  trouve  encore 
dans  le  silence  de  Toussaint  Duplossis.  Dressant  le  tableau  de  VEtat actuel  du 
pays  de  Caux  et  du  Vexin  (1740),  à  la  suite  des  deux  Discours  qui  ouvrent  ses 
deux  volumes  de  la,  Description  de  la  /faute- Normandie^  où  figurent  tous  les 
marquisats  existant  alors,  il  ne  mentionne  pas  celui  de  Blainville.  Il  est 
donc  à  penser  que  le  marquis  de  Seignelay  ne  donna  pas  suite  à  son  projet, 
si  réellement  il  Ta  jamais  eu. 

Il  fut  convenu  encore,  par  le  contrat  d'échange  avec  les  chanoines  do 
Blainville,  que  l'on  supprimerait  les  trois  demi -prébendes,  établies  en  1489, 
parle  fondateur  Jean  d'Estouto  ville.  Un  décret  de  l'archevêque  de  Rouen, 
François  Rouxel.  de  Médavy,  les  supprimale  22  décembre  1684,  et  le  revenu 
en  fut  uni  à  lamense  commune  du  chapitre  (1),  qui,  en  vertu  du  même 
acte,  ne  devait  plus  être  composé,  à  l'avenir,  que  du  trésorier,  du  chantre, 
et  de  quatre  chanoines  obligés  d'entretenir  un  clercetdeux  enfants  do  chœur, 
ainsi  que  le  portait  l'acte  de  donation,  respecté  sur  ce  point.  C'était  une 
manière  indirecte  d'accroître  encore  les  revenus  delà  Collégiale,  en  dimi- 
nuant le  nombre  des  parties  prenantes.  Le  seigneur  de  Blainville  continuait 
toujours  do  présenter  à  la  trésorerie  et  aux  quatre  prébendes;  mais  on 
s'arrangea  de  façon,  pendant  la  fin  du  xvii"  siècle  et  le  commencement  du 
xviii*,  à  ce  que  le  trésorier  de  Saint-Michel  fût  également  curé  de  l'église 
paroissiale  de  Blainville,  en  raison  des  faibles  rentes  affectées  aux  titulaires 
de  la  Collégiale  (2). 

C'est  à  ce  seigneur  de  Blainville.  au  marquis  do  Seignelay,  que  Boilcau 
adressa,  en  1675,  l'une  de  ses  meilleures  Epitres,  la  ix*,  qui  roule  sur  cette 
yèrïiô  :  Rien  n'est  beau  que  le  vrai.  Bien  cino  co  marquis  n'eût  que  vingt- 
quatre  ans,  Boileau  put  dire  de  lui  avec  l'assentiment  de  son  siècle  : 

Mais  sans  f  aller  chercher  des  vertus  dans  les  nues, 

Il  faudrait  peindre  en  toi  des  vérités  connues  : 

Décrire  ton  espnt  ami  de  la  raison, 

Ton  ardeur  pour  ton  roi  puisée  en  ta  maison  ; 

A  servir  ses  desseins  ta  vigilance  heureuse, 

Ta  probité  sincère,  utile,  officieuse. 

Epitro  IX,  vers  155-160. 

(1)  L'ensemble  du  revenu  ou  biens  d'une  église,  d*un  chapiti'e. 

(2)  Tou88£Ûat  Duplossis,  Description  de  la  Uaute-Nijrrnandie^  t.  II,  p.  342. 


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—  754  — 

A  sa  mort,  arrivée  â  Versailles  le  3  novembre  1690,  le  marquis  de  Soi 
gnelay  laissait  trois  enfants  de  Catherine-Thérèse  de  Matignon.  C'étaient 
Marie-Jean-Baptiste  de  Colbert,  marquis  de  Seignelay  ;  Paul-Edouard,  dit 
le  duc  d'Estoutcville  ;  Charles-Léonor,  comte  de  Seignelay ,  tous  les  trois  en 
bas-âge.  Ils  tombèrent  en  la  garde  noble  de  Louis  XIV,  que  nous  voyons, 
pour  cette  raison,  présenter  un  chanoine  à  Blainville,  à  la  date  du  24  dé- 
cembre 1698. 

A  cette  époque,  le  château  de  Blainville  était  dans  un  parfait  état  de  con- 
servation, et,  pour  s'en  convaincre,  il  n'y  a  qu'à  jeter  les  yeux  sur  la  vue 
qu'en  a  fait  lever  le  marquis  de  Gaignières,  en  1696.  La  couverture,  les 
tours,  les  épis,  la  porte  principale,  tout  paraît  dans  un  bon  état  de  conserva- 
tion. Ce  dessin,  à  la  plume  et  colorié,  donne  une  haute  idée  de  l'importance 
de  ce  château  (1).  Il  porto  en  légende  la  mention  formelle  de  Marquisat ^  et  il 
est  accompagné,  dans  le  bas,  des  armes  de  la  famille  Colbert,  mises  en  face 
décolles  du  maréchal  de  Blainville.  Elles  étaient  d'or  à  une  couleuvre  d'azur 
]mée  en  jmL 

A  son  tour,  le  fils  aîué,  Jean-Baptiste  Colbert,  marquis  de  Seignelay  et 
devenu  Seigneur  de  Blainville^  présenta,  par  devant  notaire,  le  21  février 
1700,  à  la  mémo  Collégiale  de  Blainville.  Mais  il  mourut  le  26  juin  1712, 
laissant  de  sa  femme  Mario-Louise,  princesse  de  Furstemberg,  une  fille 
unique  du  nom  de  Mario-Sophie,  héritière  de  Seignelay. 


(1)  Cette    vue  accompagnera  le  tirage  à  part  qui  sera  fait  prochamement  de  cet 
article. 


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MAISON  DE  MONTMORENCY-LUXEMBOURG 

En  1724,  Marie-Sophic-Emilic-Honoratc  Colbert  de  Seignelay  cipousa 
Charlcs-François-Frodéric  do  Montmorency-Luxembourg,  duc,  pair  et  maré- 
chal do  Franco,  chevalier  des  ordres  du  roi,  gouverneur  do  Normandie. 
C'est  par  ce  mariage  que  Blainville -entra  dans  la  maison  de  Montmorency- 
Luxembourg.  A  ce  nouveau  châtelain  de  Blainville,  J.-J.  Rousseau  a  consacré 
quelques  pages,  et  il  est  bien  connu  sous  le  nom  de  maréchal  de  Luxembourg. 
Il  présenta  bientôt  à  la  Collégiale  de  Blainville,  le  4  avril  1725,  avec  lo 
simple  titre  de  Chastelain  de  Blainville,  et,  en  1751,  avec  celui  de  Marquis  de 
Blainville^  d'où  l'on  peut  croire  que  le  caprice  des  rédacteurs  do  la  présenta- 
tion était  la  seule  loi  à  cet  égard.  C'est  sous  lui  que  les  chanoines  et  lo 
chapitre  firent  la  déclaration  par  aveu  et  dénombrement  des  biens  apparte- 
nant à  l'église  Collégiale  de  Blainville,  le  5  octobre  1743. 

Voici  le  résumé  de  ce  curieux  document,  pour  fixer  l'état  de  la  Collégiale 
au  milieu  du  xviii*  siècle. 

«  De  TRES  HAUT  ET  TRES  PUISSANT  SEIGNEUR,  Monsoigncur  Charlcs 
»  François  de  Montmorency  Luxembourg,  duc  de  Luxembourg,  de  Mont- 
»  morency  et  de  Piney,  pair  et  premier  baron  chrestien  de  France,  comlo 
»  de  Tancarville,  Gournay  et  la  Ferté  en  Bray,  marquis  do  Seignolay  et 
»  Lonrey,  baron  do  Mello,  d'Halbosc  et  du  Vivier,  Chastelain  de  Blainville^ 
»  seigneur  haut  justicier  de  Dernetal  et  autres  lieux,  chambellan  et  con- 
»  nestablc  héréditaire  de  Normandie,  gouverneur  et  lieutenant  gênerai  pour 
»  le  Roy  en  la  même  province,  maréchal  des  camps  et  armées  de  Sa  Ma- 
»  jesté  et  chevalier  de  ses  ordres. 

»  Nous,  trésorier,  chantre  et  chanoines  do  I'Eglisb  Collégiale  de  Saint- 
»  Michel  de  Blainville  tenons  et  avouons  tenir  de  mondit  seigneur  a  cause 
»  do  sa  ditte  terre  chastellenio  de  Blainville,  les  édifices,  maisons,  héri- 
»  tages,  rentes,  droits  ofïlces  et  revenus  cy  après  spécifiés.  » 

L'Aveu  rappelle  la  donation  de  Jean  d'Estoute ville  et  sa  charte  de  fonda- 
tion. 

A  Blainville,  ils  possédaient  «  l'enclos  et  terrain  sur  lequel  est  édifiée 
»  la  ditte  église  collégialle  avec  les  maisons  et  jardins  des  chanoines  séparées 
»  l'une  de  l'autre. 

»  Les  maisons  et  jardins  ayant  appartenu  aux  chapelles  do  Saint-Jean 
»  et  de  Sainte-Catherine,  joignant  le  cimetière  de  l'église  paroissiale  de 
o  Blainville. 


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—  756  — 

»  Une  pièce  do  terre  en  labour  close  de  haycs  vives,  iissisc  sur  les  fon- 
»  tailles  de  raondit  seigneur,  contenant  une  acre  et  demie  » 

Les  biens  et  héritages  énumérés  plus  haut ,  en  échange  des  fiefs  de  Fon- 
taine-sous-Préaux,  du  Bois-Guillaume  et  Cropus,  et  de  dix  livres  de  rentes 
fief  à  la  Haye  (1). 

Il  avait,  en  outre,  soixante-dix  livres  de  rentes  sur  le  fief  de  Beauficel  ; 
trente-huit  livres  de  rentes  sur  le  fief  d'Estainières  ;  vingt  livres  do  rentes 
sur  le  fief  Baignard  ;  deux  pièces  de  terre  àBlainville  en  remplacement  des 
fiefs  de  Bezu  et  de  Maurepas  ;  cinq  livres  de  rentes  à  Gournay  ;  deux  muids 
de  bled  par  an  sur  les  moulins  de  Neufchàtel  ;  la  sergenterie  d'Envcrmeu  ;  dix 
livres  de  rentes  sur  les  côtes  Marcottes  à  Catenay;  les  biens  et  revenus  des 
chapelles  de  Saint- Jean  et  de  Sainte-Catherine;  quatre  livres  de  rentes  à 
Héronchel  ;  quatre  livres  dix  sols  au  Boisguilbert  ;  vingt  sous  à  la  Campagne, 
paroisse  de  Saint-Germain-des-Essourts,  et  trois  livres  à  Catenay. 

Les  chanoines  de  Blainville  possédaient  environ  385  acres  de  terres  dont 
le  revenu  venait  s'ajouter  à  670  livres  de  rentes,  sans  parler  des  bâtiments 
dont  ils  jouissaient  à  Blainville. 

Cet  Aveu^  qui  n'a  pas  moins  de  vingt-quatre  pages  grand  format ,  se  ter- 
mine par  cette  déclaration  qui  donne  la  constitution  de  la  Collégiale,  les 
noms  des  chanoines  à  cette  époque,  et  leurs  obligations  envers  lo  seigneur 
du  château  de  Blainville.  a  Laquelle  église  Collégiale  et  Chapitre  est  com- 
»  posée  de  six  canonicats  et  prébendes  qui  sont  a  la  collation  et  nomination 
»  de  mon  dit  seigneur  et  a  cause  dicelle  sommes  tenus  et  obligés  a  faire  et 
M  célébrer  chacun  jour  le  divin  et  canonial  service  a  l'usage  du  diocèse  et 
»  comme  il  est  accoutumé  faire  en  leglise  cathédrale  et  métropolitaine  de 
»  Notre  Dame  de  Rouen  et  en  outre  a  faire  les  prières  et  service  pour  le 
M  fondateur  et  bienfaitteur  de  la  ditte  église  le  tout  suivant  et  aux  termes 
M  de  la  charte  de  fondation  dattée  du  dit  jour  cinq  janvier  mil  quatre  cent 
»  quatre  vingt  huit  et  aux  fondations  faittes  depuis  l'une  par  Madame  Dal- 
»  legre  le  saize  novembre  mil  cinq  cent  soixante  dix  sept  et  l'autre  en 
»  forme  de  réunion  des  dittcs  deux  anciennes  chapelles  a  notre  ditte  église 
»  faitte  par  Monsieur  d'Allcgre  le  vingt  deux  avril  mil  six  cent  vingt  sept 
»  et  sans  y  déroger.  Signés  Le  Sancois  chantre,  Lurienne  trésorier,  J.  Mar- 
»  dor,  Laurent  et  Pelletier  avec  paraphes.  » 

Pour  que  le  Chapitre  de  Blainville  fût  au  complet ,  depuis  la  convention 
faite  avec  lo  marquis  de  Seignelay,  il  ne  manquait  qu'un  chanoine  du  nom 
de  Duval,  qui  signa  la  déclaration  lorsqu'elle  fut  présentée,  le  5  octobre 
1743,  à  a  Jean  François  Dcvallées,  avocat  en  la  cour ,  procureur  fiscal  du 
»  Bailliage  et  Haute  Justice  de  Dernetal  et  senechal  do  la  torrc  et  chas- 

(1)  Voir  page  751. 


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—  757  — 

»  tcllonio  do  Blainvillc.  »  C'est  devant  lui  que  les  déclarants  comparurent 
pour  faire  \cnvAveUy  qui  fut  contrôlé  à  Ry,  le  19  octobre  do  la  même  année, 
par  le  sieur  Delarche  (1). 

Peu  de  temps  après  cet  Aveu^  la  discorde  divisait  profondément  quatre 
des  chanoines  titulaires  à  cette  époque.  Trois  d'entre  eux  s'étaient  ligués 
contre  un  nouveau  chantre,  le  sieur  Machuel,  qui  s'en  plaignit  avec  la  plus 
grande  vivacité ,  la  plus  grande  amertume,  dans  une  requête  adressée  à 
l'archevêché,  où  il  exposait  l'état  de  choses  qui  a  commencé  avec  «  la  fatiilo 
»  année  1750.  »  La  longue  énumération  de  ses  griefs  se  terminait  par  co 
triste  résumé  :  «  Ligues,  complots,  procédés  inouïs,  voyes  le  fait,  outrages, 
»  calommies,  insultes  atroces,  procès  injustes,  fourberies  exercées  par  trois 
»  confrères  contre  le  sieur  Machuel  chantre,  toujours  contraire  et  constam- 
»  ment  oposé  à  la  très  faible  idée  qu'il  donne  par  l'énoncé  cy  dessus  dos 
»  abus  et  desordres  dont  il  est  obligé  et  forcé  de  porter  ses  plaintes  (2). 

»  (Signé)  Machuel, 
»  Chantre  chanoine  de  Blainville.  » 

Rien  n'était  plus  opposé  qu'une  pareille  conduite  aux  pieuses  intentions 
du  fondateur,  lui  qui,  dans  l'acte  de  fondation,  avait  prescrit  aux  chanoines 
«  de  vivre  paisiblement,  vertueusement,  sobrement  et  chastement ,  sans 
»  aucune  dissolution  ni  excès ,  en  gestes,  conversations ,  ou  habits ,  ou 
»  raonstrant  au  peuple  l'exemple  de  bonne  vie  et  honnesto  conversation,  » 
traçant  do  sages  règles  de  conduite  pour  éviter  jusqu'à  l'apparence  de  tout 
désordre,  autorisant  le  trésorier,  sur  l'avis  du  chapitre,  à  priver  le  délin- 
quant de  toute  distribution  jusqu'à  ce  qu'il  fût  rentré  dans  l'ordre  et  com- 
plètement corrigé  (3).  Mais ,  d'après  les  plaintes  du  chantre  Machuel ,  la 
discorde  semblait  avoir  élu  domicile  dans  la  Collégiale  de  Blainville. 

Du  mariage  de  Mario-Sophie  Colbert  de  Seignelay  avec  Charles-François- 
Frcdéric  de  Montmorency-Luxembourg,  naquit  Anne-Franoois  de  Montmo- 
rency-Luxembourg, duc  de  Montmorency,  colonel  du  régiment  de  Tourai ne, 
brigadier  des  armées  du  roi,  capitaine  en  survivance  d'une  des  compagnies 
des  gardes  du  corps  de  Sa  Majesté.  Il  s'intitule  en  outre  Marquis  de  Blain- 
ville^ parce  que  cette  terre  lui  fut  donnée  par  sa  famille,  et,  le  22  janvier 
1751 ,  il  présenta  pour  un  canonicat  à  Blainville. 

Il  épousa  Louise-Françoise-Pauline  de  Montmorency-Luxembourg  Tingry, 
et  de  co  mariage  naquirent  trois  enfants,  Mathieu-Frédéric,  duc  do  Mont- 

(1)  Copte  de  VAvea  en  la  possession  de  la  Fabrique  de  rÉglise  do  Blainville. 

(2)  Archives  départementales,  liasse  Blainville. 

(3)  Acte  de  donation^  Fabrique  do  Blainville. 


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—  758  — 

morency,  mort  en  1761,  peu  de  jours  avant  son  père,  Anne-Prançoise-Ch&r- 
lotte,  et  Madeleine-Angélique  de  Montmorency-Luxembourg. 

Leur  père  étant  mort  en  1761 ,  ses  deux  filles,  les  seules  héritières  ,  tom- 
bèrent en  la  tutelle  honoraire  de  leur  grand-père,  du  côté  paternel,  Charles- 
François-Frédéric  de  Montmorency-Luxembourg.  Il  n'en  avait  que  la 
tutelle  honoraire,  à  cause  de  la  Coutume  de  Normandie,  comme  nous  l'avons 
déjà  vu,  le  roi  ayant  le  droit  de  garde-noble,  mais  s'en  étant  départi  pro- 
bablement en  faveur  de  la  famille.  C'est  ce  qui  résulte  d'une  présentation 
faite  par  lui  pour  un  titre  de  la  Collégiale  le  22  mai  1763,  dont  le  début  est 
ainsi  conçu  :  «  Charles  François  de  Montmorency  duc  de  Luxembourg ,  de 
n  Montmorency  et  de  Piney,  tant  en  qualité  d'tisu fruitier  du  Marquisat  de 
ïi  Blainville^  qu'en  celle  de  tvieur  honoraire  d'Anne  Françoise  Charlotte  et 
»  Magdelaine  Angélique  de  Montmorency  Luxembourg ,  filles  mineures  et 
»  uniques  héritières  de  notre  très  cher  fils  Anne  François  de  Montmorency 
»  Luxembourg,  etc...  »  Elles  possédaient  Blainville  comme  petites-filles  de 
Marie-Sophie  Colbert  de  Seignelay,  dont  le  mari,  leur  grand-père,  était  de- 
venu leur  tuteur  en  ce  moment ,  avec  certains  droits  d'usufruit  sur  cette 
terre,  que  sa  mort  leur  laissa  tout  entière. 

Ce  grand-père  mourut  en  1764,  et  ces  jeunes  filles  passèrent  alors  en  la 
tutelle  de  leur  grand-père  du  côté  maternel,  ce  qui  résulte  d'une  présenta- 
tion faite  le  25  juillet  1766,  avec  ce  protocole  :  «  Charles  François  Christian 
»  de  Montmorency  Luxembourg ,  prince  de  Tingry,  etc.,  tuteur  fwnoraire  do 
»  Mesdemoiselles  de  Montmorency  Luxembourg  nos  petites-filles ,  comme 
»  ayant  succédé  à  feu  M.  le  Maréchal  duc  de  Luxembourg  de  Piney ,  notre 
»  cousin,  dans  la  tutelle  honoraire  des  dites  demoiselles  do  Luxembourg, 
»  nos  petites  filles  du  côté  maternel...  » 

Ces  deux  jeunes  filles  possédèrent  indivisément  leurs  biens  jusqu'en 
1767,  époque  où  des  partages  provisoires  furent  faits  entre  elles.  Nous  ne 
savons  à  laquelle  des  deux  échut  Blainville.  Peut-être  fut-il  dans  le  lot  de 
Madeleine-Angélique,  morte  à  Genève,  le  27  janvier  1775.  Ce  qu'il  y  a  de  sûr, 
c'est  que  cette  terre  fit  retour  à  un  Colbert-Seignelay,  comme  le  prouve  une 
présentation  du  5  août  1779,  où  figure  :  «  Louis  Jean  Baptiste  Antonin  Col- 
»  bert  marquis  de  Seignelay  et  de  Blainville,  brigadier  des  armées  du  roi, 
»  colonel  du  régiment  de  Champagne,  chevalier  de  l'ordre  royal  et  militaire 
»>  de  Saint  Louis  (1).  » 

(1)  Toutes  ces  présentations  figurent ,  en  original,  aux  Archives  départementales 
avec  les  signatures,  sceaux  et  armoiries  de  ceux  qui  les  font,  depuis  d'Alègre  juscju  à 
Antonin  Colbert.  La  plupart  sont  dans  un  très  bon  état  de  conservation  ,  sur  par- 
chemin et  soigneusement  minutées.  L'existence  nous  en  a  été  signalée  par  M.  de 
Beaurepaire,  archiviste,  avec  une  Qxtrême  complaisance. 


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—  759  — 

Nous  no  savons  pas  comment  il  était  devenu  possesseur  de  Blainvillc.  Est- 
ce  par  achat,  donation  ou  héritage  ? 

Fils  de  Charles-Léonor,  comte  de  Seignelay,  il  naquit  le  13  septembre 
1731,  d'un  second  mariage  avec  Marie-Rénée  de  Gontaut,  fille  du  maréchal 
duc  de  Biron. 

Ije  5  novembre  1781,  il  présenta  encore  à  l'archevêque  de  Rouen,  Mon- 
seigneur de  La  Rochefoucauld,  pour  le  nommer  chanoine  de  la  Collégiale, 
Pierre  Massy,  prêtre,  et  la  présentation  se  termine  par  ces  mots  :  «  Donné 
»  en  nostre  château  de  Blainville.  » 

A  la  même  époque,  la  vieille  église  de  Blainville,  celle  qui  renfermait  les 
dépouilles  des  sires  de  Blainville,  se  trouvait,  par  suite  des  inondations,  et 
aussi  de  la  vétusté,  dans  l'état  le  plus  déplorable.  En  1783,  le  curé  de  Sainte- 
Croix,  du  nom  de  l'Hcrmite,  avait  fait,  par  ordre  de  ses  supérieurs,  une 
visite  dont  il  constate  les  résultats  en  ces  termes  :  «  La  nef  vient  d'être 
i>  inondée  par  les  eaux  qui  sont  occasionnées  par  des  sources  abondantes  au 
»  point  que  les  tombeaux  qui  sont  dans  la  dite  église  se  sont  ouverts  et  que 
0  les  ossements  ont  été  élevés  sur  lasurface  du  pavé  qui  se  trouve  soulevé 
»  dans  toute  l'espace  de  la  nef.  Lesquelles  concavités  répandent  dans  toute 
»  l'étendue  de  l'église  une  odeur  pestilente  qui  a  déjà  préjudicié  à  la  santé 
»  de  plusieurs  habitans  qui  s'y  sont  trouvés  mal  au  point  de  perdre  con- 
»  naissance  (1).  » 

L'eau  des  sources  y  était  montée  jusqu'à  plus  de  six  pouces,  et,  par  un 
séjour  prolongé,  elle  avaitlaissé  des  empreintes  et  des  dégradations  visibles 
sur  tous  les  murs.  Comme  la  nef  menaçait  de  s'écrouler,  le  chœur  seul 
étant  resté  en  bon  état,  à  la  suite  de  ce  rapport,  le  promoteur  général  du 
diocèse  interdit  l'office  divin  dans  l'église  paroissiale  de  Blainville,  cette 
année-là  même.  On  y  fit,  pendant  deux  ans,  de  nombreuses  réparations,  et, 
le  18  mars  1785,  sur  les  ordres  du  cardinal  de  La  Rochefoucauld,  le  curé  de 
la  paroisse  de  Crevon  vint  faire  la  bénédiction  de  la  paroisse  de  Blainville 
ainsi  restaurée. 

Mais  les  habitants,  qui  avaient  suivi  l'office  pendant  deux  ans  dans  la 
Collégiale,  trouvèrent  bientôt  leur  église  paroissiale  trop  petite,  incommode 
et  insalubre.  On  dressa  alors,  vers  lafin  du  xviii"  siècle,  un  projet  de  réunion 
de  la  Collégiale  à  l'église  paroissiale,  projet  longuement  et  sérieusement 
motivé,  qui  nous  apprend  que  la  Collégiale  était  quatre  fois  plus  grande, 
que  le  chœur  contenait  quarante-deux  stalles,  et  qu'il  y  avait  quatre  cha- 
pelles. Cette  réunion  était  si  naturelle,  si  légitime,  que  Jean-Nicolas  Col- 

(1)  Archives  dëpartementales,  liasse  BlainoiUe. 


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—  760  — 

bert,  archevêque  de  Rouen,  le  frère  du  marquis  de  Seignelay,  avait  eu  Tin- 
tention,  cent  ans  auparavant,  de  la  faire  de  sa  propre  autorité,  en  établissant 
ce  principe  que  le  curé  de  la  paroisse  devait  être  le  trésorier  de  la  Collé- 
giale. Toutefois,  ces  vœux  de  la  population  de  Blainville  ne  devaient  recevoir 
satisfaction  que  longtemps  après  la  Révolution,  lorsque  la  vieille  église, 
consacrée  sous  le  nom  de  Saint-Germain,  fermée  au  culte  le  16  ventôse 
an  II  de  la  République  (6  mars  1794),  fut  enfin  démolie  en  1806  (1). 

Le  château,  ce  vieux  contemporain  de  Téglise,  tomba  avant  elle.  Vendu 
comme  bien  d'émigré,  il  passa  en  d'autres  mains,  et  cette  fois  la  destruction 
en  fut  arrêtée  et  consommée  sans  retour.  De  ce  manoir  féodal  jadis  si  vaste» 
si  imposant,  si  formidable  même,  il  ne  reste  plus  aujourd'hui  que  quelque» 
rares  et  informes  débris,  quelques  vieux  pans  de  muraille  couverts  de  plantes 

(l)  Un  fait  assez  curieux,  c'est,  en  cent  soixante-deux  ans,  le  petit  nombre  de  des- 
sellants qui  se  sont  succëdé  dans  la  cure  de  cette  paroisse.  On  n*en  compte 
que  six  : 

De  1700  à  1726,  M.  Robert  Dehors. 

De  1726  à  1728,  un  vicaire,  M.  François  Le  Rommier. 

De  1728  à  1757,  M.  Michel-Charles  de  Luiienne. 

De  1757  à  1770,  M.  Le  Bourgeois. 

De  1772  à  1828,  M.  Louis-Barthëlemy  Dumont. 

Du  21  septembre  1828  jusqu'à  présent,  M.  François-Alphonse  Leeonte. 

Le  commandant  Delorier,  Tauteur  du  Becueil  de  Chansons  patriotiques,  par  wn  Jm:<i- 
lùley  qui  habita  Blainville  pendant  vingt  ans,  a  composé  quelques  vers,  placi^s  au- 
dessous  d'un  bouquet  de  cheveux  blancs  du  vënërable  abbé  Dumont.  Les  voici  : 

AU   SOUVENIR 

DR   I.OUIS  BARTHELEMY   DUMONT,    NÉ   LE   24  AOUT    1738,    DÉcéDR    A   BLAINVILLE  . 
APRÈS   AVOIR  DESSERVI   CETTE   COMMUNE   PENDANT  57   ANS. 

D'un  bon  et  saint  pasteur,  restes  religieux, 
Inspirez  à  nos  cœurs  la  sagesse  profonde 
Dont  il  donna  toujours  l'exemple  dans  ce  monde, 
Et  qui  sut  ëlever  son  âme  jusqu'aux  cieux  ! 
Puisse-t-il  quelquefois,  de  la  voûte  ëternelle, 
Abaissant  ses  regards  vers  ce  triste  sëjour , 
Rappeler  avec  joie  en  cette  âme  immortelle. 
Qu'il  obtint,  après  Dieu,  notre  plus  tendre  amour  ! 

Nous  dovonRla  communication  de  cette  note,  de  ces  vers  et  de  quelques  autres  détail»: 
locaux,  répartis  dans  Tensomblo  do  cet  ouvrage,  à  l'oblifçeance  de  MM.  Bérat  aîné. 
A.  Bance,  Papillon  et  Leclerc,  <pii  ont  bion  voulu  faire  plusieurs  recherches  pour 
nous  à  Blainville.  et  nous  aider  de  leurs  souvenii*s  personnels. 


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—  761  — 

grimpantes  ou  cachés  sous  l'herbe,  qui  permettent  à  peine  de  retrouver  la  place 
où  il  s'élevait  naguère  encore,  et  de  le  reconstruire  par  la  pensée.  Mais  ce  que 
les  ravages  du  temps  ni  la  main  des  hommes  n'ont  pului  enlever,  c'est  le  pri- 
vilège de  résumer  dans  son  histpire  toute  la  vie  du  moyen-âge,  les  combats, 
les  sièges,  les  complots,  les  surprises,  les  pieuses  fondations,  la  prière  ; 
c'est  l'honneur  d'avoir  été  le  domaine  de  tant  d'hôtes  illustres,  d'avoir  vu 
passer  tour  à  tour  dans  ses  murs  de  braves  guerriers,  de  grands  adminis- 
trateurs, un  roi  livré  tout  entier  au  soin  de  reconquérir  son  royaume,  un 
ministre  qui  fit  faire  à  notre  marine  d'immenses  progrès,  sujet  d'épouvante 
pour  les  ennemis  de  la  France,  enfin,  d'intrépides  maréchaux,  de  vaillants 
capitaines  qui  guidèrent  ses  armées  sur  les  champs  de  bataille.  Tl  peut  tou- 
jours citer  avec  orgueil  le  maréchal  et  les  sires  de  Blainville,  les  d'Estou- 
teville,  le  roi  Henri  IV,  les  Colbert-Seignelay,  les  Montmorency-Luxembourg, 
ces  noms  si  fameux  dans  les  annales  de  notre  patrie.  Les  d'Alègre  même, 
non  moins  par  l'agitation  de  leur  vie  que  par  l'audace  de  leurs  projets, 
servent  à  peindre  au  naturel  l'époque  de  troubles  où  ils  vécurent.  En  dépit 
du  temps  et  des  hommes,  il  restera  donc  toujours  au  château  de  Blainville  un 
curieux  passé  que  l'histoire  avait  dispersé  et  comme  enseveli  dans  les  faits 
généraux,  et  que  nous  avons  voulu  exhumer,  réunir  et  mettre  en  vue,  pour 
montrer  une  fois  de  plus  combien  chaque  coin  de  la  Normandie  est  fécond 
en  grands  noms,  en  hauts  faits  et  en  glorieux  souvenirs  ! 


P.  BOUQUET. 


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NOTES  HISTORIQUES 


SUR 


LA  VALLÉE  DE  LTÈBI 


La  vallée  d'Yère  est  une  des  moins  étendues  de  toutes  celles  de  la  Haute- 
Normandie.  Sur  son  cours  d'eau,  qui  n'a  pas  plus  de  50  kilomètres  de 
parcours,  n'est  édifié  aucun  établissement  industriel  important.  Plusieurs 
routes  la  traversent  à  Foucarmont,  à  Grandcourt,  à  Sept- Meules  et  à  Griel; 
un   chemin  de  grande  communication  la  longe  dans  toute  son  étendue. 

Dans  quelques  localités  de  cette  vallée,  on  cultive  le  houblon,  le  chanTre 
et  le  lin.  Elle  produit  des  grains,  des  racines  fourragères  et  des  fruiu, 
et  ses  pâturages,  sans  cependant  être  comparables  à  ceux  de  TEpte  et  de 
la  Béthune,  sont  aussi  très  estimés. 

Sur  le  versant  nord,  la  haute-forét  d'Eu  la  domine  sur  une  très 
grande  étendue,  et  les  terrains  où  l'Yère  prend  naissance  sont  ombragés 
par  la  basse-forêt. 

Quant  au  versant  sud,  de  nombreux  restes  de  bois  qui  peut-être  ne  for- 
mèrent autrefois  qu'un  ensemble,  la  séparent  du  plateau  très  accidenté  qui 

s'étend  de  Bosc-Geffroy  à  la  mer. 
Si  la  vallée  d'Yère,  par  son  peu  d'importance,  le  cède  à  quelques-unes; 


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—  763  — 

elle  l'emporte  sur  beaucoup  par  le  nombre  des  terres  titrées  qui,  avant  la 
Révolution,  existaient  sur  son  étendue. 

Il  y  avait  trois  vicomtes:  i*  la  vicomte  et  seigneurie  de  Criel;  2"  la 
vicomte  et  seigneurie  de  Foucarmont;  3®  la  vicomte  de  Sept- Meules. 
On  j  comptait  sept  baronnies:  P  la  baronnie  du  Besle;  2^  la  baronnie 
de  Saint-Martin-Gaillard;  3®  la  baronnie  de  Grandcourt;  4°  la  baronnie 
de  Déville;  5**  la  baronnie  de  Cuverville;  6**  la  baronnie  d'Ecotigny; 
T*  la  baronnie  de  Yillers.  Les  quatre  premières  furent  de  tout  temps 
unies  au  comté  d'Eu,  duquel  étaient  mouvantes  les  baronnies  de  Cuver- 
ville  et  d'Ecotigny.  Quant  à  celle  de  Villers,  elle  était  tenue  et  mouvante 
du  duché  d'Aumale. 

L'Yère  prend  sa  source  dans  la  commune  d'Aubermesnil,  près  le  hameau 
de  Buleux^  et  dans  les  vallons  ]Éri7te,  du  Câtel  et  de  fiussie  (1).  Nous 
allons  rapporter  une  courte  notice  sur  chacune  des  communes  que  traverse 
cette  rivière  avant  de  se  jeter  à  la  mer  au  bas  de  Criel. 

AuBERMESNiL  était  anciennement  un  fief  appartenant  au  comte  d'Eu.  Les 
habitants  de  ce  lieu  se  livraient  alors  à  une  industrie  aujourd'hui  com- 
plètement oubliée.  Dans  chaque  cheminée  était  établi  un  fourneau  qui 
servait  à  diviser  des  canons  de  verre  faits  dans  les  verreries  à  cristaux 
établies  dans  la  forêt  d'Eu  ;  les  perles  de  verre  qu'ils  obtenaient  par  ce 
travail  étaient  employées  à  faire  des  colliers,  principalement  des  patenotes, 
avec  lesquelles  les  chevaliers  de  Malte  entouraient  leur  écu(^.  On  trouve 
encore  à  Aubermesnil  un  nombre  considérable  de  ces  perles. 

En  quittant  le  chemin  de  Criel  à  Gaillefontaine,  on  passe  auprès  d'une 
croix.  Dans  cet  endroit  les  comtes  d'Eu  avaient  fait  bâtir  un  moulin  à  vent 
dont  étaient  banniers  les  habitants  de  la  contrée.  Il  existe  dans  le  pays 
une  légende  sur  ce  moulin  et  sur  le  meunier  qui  l'habita.  On  cultive  le 
houblon  dans  cette  commune,  où  se  rencontrent  de  nombreux  vestiges  de 

fl)  Ce  dernier  ainsi  appelé,  parce  qu'il  se  trouve  près  de  la  forêt  et  ne  reçoit  pas 
le  soleil  en  hiver. 

(2)  Mëmoires  M"  sur  le  comte  d'Eu,  livre  3  chap.,  !•'. 


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—  764  — 

l'occupation  romaine.  Dans  la  forêt  d'Eu,  sur  le  territoire  faisant  partie 
de  cette  commune,  on  vient  d'abattre  un  chêne  que,  par  sa  beauté  et  sa 
grosseur,  l'on  appelait  le  roi  de  la  forêt.  Il  est  destiné  aux  constructions 
du  port  de  Brest.  — Villers-sous-Foucarmont  est  une  terre  qui  avait  titre 
de  baronnie  dès  1355.  A  cette  époque,  Henriette  de  Villers,  fille  du  baron  de 
ce  lieu,  porta  cette  terre  dans  la  maison  de  Fautereau,  par  son  mariage 
avec  Marie  de  Fautereau,  commandant  cent  chevau-légers  pour  le  roi 
Charles  V.  Cette  dernière  famille  posséda  la  terre  de  Villers  jusqu'à  1r 
fin  du  xvii^  siècle.  Le  13  juin  1723,  elle  fut  achetée  par  J.-F.  de  Vildor, 
conseiller-secrétaire  du  roi.  Dans  le  parc  du  château  de  Villers  sont  les 
restes  de  l'église  paroissiale,  qui  sert  aujourd'hui  de  chapelle  particulière 
à  la  noble  famille  des  Martin,  barons  de  Villers,  qui  possèdent  cette  terre. 

FoucARMONT  cst  uu  bourg  où  il  y  a  marché  tous  les  samedis,  grand- 
marché  le  premier  mardi  de  chaque  mois,  et  des  foires  le  \^  juin,  le  9  octobre 
et  le  18  novembre  :  cette  dernière  est  la  plus  importante.  Foucarmont  est  un 
lieu  très  ancien  ;  il  s'y  tenait  des  écoles  publiques  au  xii*  siècle,  circonstance 
qui  est  très  rare  en  France  à  cette  époque.  Le  sol  de  ce  boui^,  que  traver- 
sent la  route  impériale  de  Rouen  à  Saint-Omer,  la  route  départementale 
d'Aumale  à  Londinières  et  le  chemin  de  grande  communication  de  Criel  à 
Gaillefontaille,  est  semé  de  débris  gallo-romains. 

Une  chapelle,  connue  sous  le  nom  àe  Notre- Dame  de  VEpinette^  était  édifiée 
à  peu  de  distance  de  Foucarmont.  Le  portail,  que  l'on  voit  encore,  était  sur- 
monté d'un  campenar  qui,  avec  celui  de  l'église  d'Hodeng-au-Bosc,  étaient 
les  deux  seuls  de  l'arrondissement  de  Neufchâtel.  En  suivant  la  route  qui 
conduit  à  Blangy,  on  passe  près  de  V Abbaye.  Ce  hameau  doit  son  nom  à 
un  monastère  d'hommes  de  l'ordre  de  Citeaux,  fondé  en  ce  lieu  ^n  1130 
par  Henri  P',  comte  d'Eu,  qui  y  mourut  et  y  fut  enterré  en  1139. 

Dix-huit  princes  ou  princesses  de  l'illustre  maison  de  son  fondateur 
furent  enterrés  dans  cette  abbaye,  qui  fut  importante  et  exista  jusqu'à  U 
Révolution.  On  voit  encore  leurs  armes  au  sommet  de  l'ogive  de  la  port** 
d'entrée  du  manoir  qu'ils  possédait  en  ce  lieu.  L'écusson  est  écartelè  aux 
armes  de  Laurencin,  qui  sont  celles  du  dernier  abbé  de   ce  monastère. 


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—  765  — 

En  quittant  la  route  impériale  pour  prendre  le  chemin  de  grande 
communication,  au  lieu  dit  la  rampe  de  Fallencourt^  un  poteau  indicateur 
apprend  au  voyageur  qu'il  est  à  42  kilomètres  de  Criel. 

Pallencourt  est  une  paroisse  dont  l'église  possède  une  belle  verrière 
récemment  posée  dans  le  sanctuaire.  Sous  cette  verrière,  qui  retrace  les 
principales  scènes  de  la  vie  de  la  Sainte- Vierge,  ont  été  placés,  à  Texte- 
rieur,  les  restes  d'une  pierre  tumulaire  qui  recouvrait  la  tombe  d'Anne 
de  Canouville,  épouse  d*Ezéchiel  de  Mondion,  soigneur  de  Fallencourt,  de 
La  Salle,  etc.  Elle  fut  inhumée  dans  l'église  et  vivait  en  1585. 

Fallencourt  est  la  dernière  commune  de  la  vallée,  où  on  se  livre  à  la 
culture  du  houblon.  C'est  aussi  sur  le  territoire  de  cette  commune  que 
commence  cette  ligne  de  nombreux  écarts  qui  s'échelonnent  sur  les  bords 
de  la  forêt  d'Eu  pour  se  terminer  à  Grandcourt. 

Au  hameau  du  Val-d'Aulnoy  existe  une  verrerie.  C'est  dans  cet  établisse- 
ment que  fut  découvert  le  flint-^lass  (1). 

Saint-Requier  était  une  terre  qui  fut  unie  d'ancienneté  au  comté  d'Eu. 
Il  y  eut  dans  ce  lieu  un  château-fort  fermé  de  fossez  et  ponts-levis,  et  qui 
fut  desmoly  par  les  guerres  avant  1650.  Les  ruines  sont  encore  apparentes. 

Cette  terre  eut  aussi  ses  seigneurs  particuliers.  En  1258,  Hugues  des 
Fontaines  était  seigneur  de  Saint-Riquier.  En  1503,  Jacques  de  Bailleul 
était  aussi  seigneur  de  cette  terre. 

On  a  trouvé  sur  le  territoire  de  cette  commune,  principalement  près  la 
ferme  de  Drisencourt,  des  fers  de  chevaux  anglais,  des  boulets,  des 
armes,  des  pièces  espagnoles;  en  d'autres  endroits,  on  a  recueilli  des  mé- 
dailles romaines,  des  tuiles  à  rebords,  etc. 

Plusieurs  chapelles  existèrent  sur  cette  ancienne  paroisse,  aiyourd'hui 
annexe  de  Dancourt.  Le  P.  Duplessis  (1)  parle  des  trois  chapelles  :  de 
IVotre-Dame-d'Aunai,  de  la  Sainte- Trinité'du-Val'd'Annoi  et  de  Saint- 
Sylvestre,  Cet  auteur  croit  que  ce  n'est  qu'une  chapelle  sous  différentes  dé- 

(1)  Mémoires  M**  sur  le  comte  d*Eu,  livre  II,  eh.  iv. 
(1)  Description  de  la  Haute-Normandie,  tome  l«S  p.  671. 


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—  766  — 

nominations,  et  c'est  une  erreur,  car  elles  étaient  .toutes  trois  distinctes. 
Notre-Dame-d'Aunai  ou  d'Aulnoy  était  édifiée  au  hameau  de  ce  nom,  dont 
la  terre  appartenait  à  la  famille  de  Limoges  en  1739.  La  chapelle  de  la 
Sainte' Trinité'du-Val-d*Annot  ou  d'Aulnoy  était  celle  de  la  verrerie  de  ce 
nom,  dont  nous  avons  parlé  plus  haut.  Nous  avons  retrouvé  dans  un  grenier, 
à  Nesle-Normandeuse,  la  petite  cloche  de  cette  chapelle,  détruite  depuis 
longtemps.  Sur  cette  tinterelle,  qui  date  de  1774,  on  lit: 

Gelai  qui  n*a  pas  Tëglise  pour  mère 
Ne  peut  avoir  Dieu  pour  père. 

Quant  à  la  chapelle  Saint-Sylvestre^  elle  s'élevait  dans  le  hameau  de  ce 
nom.  Primitivement,  il  exista  dans  ce  lieu  un  prieuré  qui  fut  détruit  par  les 
guerres  avant  le  xv*  siècle.  La  chapelle,  qui  était  régulière,  résista  encore 
longtemps  puisque  Tabbaye  de  Saint-Victor-en-Caux,  de  laquelle  elle  était 
dépendante,  y  conféra  en  1705. 

Le  territoire  de  Saint-Silvestre,  que  nous  croyons  avoir  été  défriché  par 
les  religieux  du  prieuré,  n'a  pas,  depuis  plusieurs  siècles,  pris  un  grand 
développement  aux  dépens  de  la  forêt  d'Eu,  qui  l'entoure  presque  en 
totalité. 

Dancourt  est  un  lieu  de  pèlerinage  très  fréquenté  le  12juin,  jour  de 
Saint-Onuphre.  Devant  le  portail  de  l'église  de  ce  lieu  sont  plusieurs 
pierres  tumulaires  armoriées  venant  de  l'ancienne  église  de  Saint-Remy- 
en-Rivière,  et  dont  les  inscriptions,  à  peu  près  effacées,  sont  malheureuse- 
ment sur  le  point  de  disparaître.  Les  marches  du  pied  de  la  croix  qui  est 
devant  la  porte  de  l'église  sont  formées  de  pierres  sépulcrales;  sur  Tune 
d'elles  on  lit  le  nom  de  Charles  de  Héron. 

En  1480,  Antoine  d'Haucourt  était  seigneur  de  Dancourt.  En  1503,  Fran- 
çoise de  Bailleul,  dame  de  Preuseville,  Dancourt,  Saint-Riquier,  etc.,  fille 
de  Jacques  de  Bailleul,  chevalier,  seigneur  de  Saint-Léger-au-Bois,  et  de 
Jeanne  de  Haucourt,  porta  ces  terres  dans  la  maison  de  Mailly,  par  son 
mariage  avec  Adrien  de  Mailly,  châtelain,  gouverneur  de  Gaillefontaine. 

Dancourt  éUiit  le  siège  d'une  haute-justice,  qui  comprenait  dans  son  res- 


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—  767  — 

sort  :  Dancourt,  Saint-Remy-en-Riviére,  Preuseville,  etc.  On  voit  encore  à 
la  ferme  du  Bolhart  le  lieu  où  l'on  rendait  la  justice.  En  1757,  Gaspard- 
Nicaise  Brayep  de  la  Motte,  chevalier,  conseiller  du  roi,  président  hono- 
raire en  sa  cour  du  parlement,  était  seigneur  haut-justicier  de  Dancourt, 
la  Motte,  Saint-Remy-en-Rivière,  Preusevilje  et  Saint-Riquier,  en  partie. 
Saint-Rebiy,  aujourd'hui  un  des  principaux  hameaux  de  Dancourt,  était, 
avant  la  Révolution,  une  paroisse  dont  l'église,  édifiée  au  lieu  dit  le  Cron- 
quelet^  fut  détruite  vers  1820. 

La  terre  de  Saint-Remy  était  tenue  de  la  châtellenie  de  Mortemer. 
Dans  la  ferme  du  Logis  à  Saint-Remy  on  voit  un  écusson  en  pierre 
portant  les  armes  des  de  Héron,  qui  possédèrent  cette  terre.  Ces  armes, 
très  bien  conservées,  sont  surmontées  d'une  couronne  de  baron.  Près  de 
là  se  trouve  la  Motte^  une  de  ces  anciennes  seigneuries  qui  n'avaient 
pour  ainsi  dire  que  le  nom.  La  terre  de  la  Motte,  aujourd'hui  traversée 
par  l'embranchement  de  la  route  de  Blangy  à  celle  de  Gamaches  à  Neuf- 
châtel,  avait  à  peine  trente  pas  de  long  et  n'en  avait  pas  vingt-cinq  de 
large. 

Sur  le  versant  de  la  forêt  d'Eu,  en  face  de  ce  hameau,  s'avance  dans  la 
vallée  une  élévation  connue  sous  le  nom  de  Mont -Saint -Itemy,  C'est  un  des 
plus  beaux  points  de  vue  de  la  vallée  d'Yére. 

BÉTHENGOURT,  autre  hameau  de  Dancourt,  est  la  limite  du  canton  de 
Blangy.  Dans  ce  lieu  existait  anciennement  une  chapelle  qui  était  sous  le 
vocable  de  Notre-Dame  et  Saint-Remy.  Tout  a  disparu,  jusqu'au  souvenir 
de  la  place  qui  fut  occupée  par  cet  édifice  religieux.  Bethencourt  possède 
un  pont  en  grès  jeté  sur  l'Yère,  dont  les  arches  sont  formées  d'une  seule 
pierre.  Ces  grès  ont  été  tirés  sur  le  territoire  de  ce  hameau. 

Grancourt  est  un  bourg  assez  important  où  la  vente  des  grains,  inter- 
rompue au  commencement  de  ce  siècle,  vient  d'être  reprise.  Un  marché  au 
chanvre  vient  d'y  être  ouvert  chaque  mois  au  grand  profit  de  la  contrée 
Les  routes  de  Bolbec  à  Blangy,  de  Neufchâtel  à  Gamaches,  le  chemin  de 
grande  communication  de  Criel  à  Gaillefontaine,  traversent  cette  localité. 

Nous  allions  oublier  d'y  signaler  une  taillerie  hydraulique  pour  le  verre. 


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—  768  — 

L'église  de  Grandcourt  possède  une  chaire  qui  a  quelque  mérite.  Toutes 
les  fenêtres  sont  ornées  de  verrières  en  grisaille  à  sujets.  Parmi  les  scènes 
représentées  sur  ces  verrières,  nous  citerons  :  la  Naissance  du  Sauveur, 
Jésus-Christ  sur  la  croix,  la  Résurrection,  TAscension,  la  Pentecôte,  la 
Transfiguration,  etc.  Une  scène  de  la  vie  de  saint  Martin,  patron  de  la 
paroisse,  est  aussi  figurée  sur  une  rosace  au  bas  de  la  nef. 

Grandcourt  eut  ses  seigneurs  particuliers  sortis  de  la  maison  des  comtes 
d'Eu.  Guillaume  de  Grandcourt  fut  un  des  chevaliers  qui  combattirent  à 
la  bataille  qui  se  donna  près  le  Bourgtheroulde  en  1124.  Peu  après,  cette 
terre  qui  eut  titre  de  baronnie,  fut  unie  au  comté  d'Eu  dont  elle  fit  toujours 
partie. 

Le  château  des  anciens  sires  de  Grandcourt  était  bâti  sur  Téminence  où 
on  voit  aujourd'hui  l'église.  Ce  château  n'existait  déjà  plus  en  1503.  Une 
motte  qui  existait  près  la  rivière  vient  de  disparaître  par  la  construction  de 
la  route  de  Bolbec. 

Plusieurs  anciennes  paroisses  ne  forment  plus  aigourd'hui  que  des  ha- 
meaux de  Grandcourt;  nous  allons  les  signaler  rapidement. 

PiERRE?ONT  était  une  terre  de  trois  quarts  de  fief.  En  1701,  Marie  de 
Neufville,  marquise  de  Pierrefite,  était  dame  de  Saint-Remy -en-Campagne, 
Pierrepont,  etc.  Près  le  ponceau  en  pierres  du  ruisseau  qui  se  jette  dans 
l'Yère,  nous  avons  découvert  des  fers  à  cheval  à  rainures,  des  clous,  des 
bagues  à  tète,  etc. 

LeNouvEAU-MoNDB,  un  des  hameaux  de  cette  ancienne  commune,  possède 
une  carrière  de  grès.  Non  loin  de  là,  dans  la  forêt,  on  a  tiré  toutes  les 
pierres  employées  au  pavage  des  rues  de  Blangy. 

A  Sainte-Catherine,  autre  hameau  de  Pierrepont,  est  la  résidence  du 
garde  général  et  du  brigadier.  Ce  fut  dans  ce  lieu  qu'en  1843  Louis-Phi- 
lippe offrit  à  la  reine  d'Angleterre  un  magnifique  goûter. 

EcoTiONT  avait  titre  de  baronnie.  Le  manoir  seigneurial  existe  encore,  et 
l'arbre  du  baron^  qui  était  dans  les  terres  du  domaine,  vient  de  tomber  il  y 
a  quelques  années.  En  1497,  Jean  de  la  Heuze,  chevalier,  seigneur  de  Baii- 


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—  769  — 

leul,  était  baron  d'Ecotigny.  Cette  terre  est  aigourd'hui  possédée  par  M"'  la 
comtesse  de  Brjas,  née  d'Hunolstein. 

Devillb,  autre  hameau  de  la  commune  de  Grandcourt,  avait  aussi  titre  de 
baronnie.  Au  commencement  du  xviii*  siècle,  cette  terre  était  dans  la  mai- 
son à!e  Bi^ssar^.' 

La  Pierre  est  le  dernier  hameau  de  Grandcourt.  Il  forme  aussi  la  limite 
des  arrondissements  de  Neufchâtel  et  de  Dieppe.  En  1722,  Charles-Antoine 
de  Gaude  de  Martainville  était  seigneur  et  patron  de  la  Pierre,  du  Val-du- 
Roy,  etc. 

YiLLY  est  une  petite  paroisse  dont  Téglise  a  conservé  les  trois  cloches 
qu'elle  possédait  à  la  révolution  de  93.  Ce  sont  les  plus  belles  et  les  plus 
harmonieuses  delà  contrée.  Le  patronage  deTéglise  de  ce  lieu  appartenait  à 
Tabbaye  du  Tréport,  à  laquelle  il  avait  été  donné  en  1059  par  Roger  de 
Villy.  Un  hameau  de  cette  commune,  —  le  Val-du-Roy,  —  qui  porta  un 
moment  après  93  le  nom  de  Val-des-LibreSy  possède  encore  son  église  très 
bien  entretenue.  On  y  voit  les  restes  d'une  litre  qui  entourait  ancienne- 
ment cet  édifice  religieux.  Nous  avons  pu  y  reconnaître  encore  les  armes 
de  la  maison  d'Hunolstein,  qui  possédait  la  terre  du  Val-du-Roy,  ainsi  que 
le  patronage  de  l'église  du  lieu. 

D.  DERGNY. 


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POÉSIB. 


L'AME  ET  L'OISEAU 


l'ame. 

Toi  qui  voles  si  près  de  la  voûte  éternelle , 

Et  si  loin  de  Thumanité , 
Petit  oiseau ,  prends-moi  dans  un  pli  de  ton  aile , 

Emblème  de  la  liberté. 

l'oiseau. 

Qui  donc  es- tu?  Réponds...  es-tu  ma  philomèle, 
Timide  amante  de  mon  cœur, 
Et  dans  les  flots  d'azur  sous  la  voûte  éternelle , 
Viens-tu  m'apporter  le  bonheur  ? 

l'ame. 

Cette  voûte  azurée  et  pleine  de  mystère 

Est  le  sol  du  royaume  où  je  vivais  jadis, 

Mais  un  jour  Dieu ,  mon  roi ,  m'exila  sur  la  terre. 

Dans  un  sublime  élan  de  pitié  pour  ses  fils. 

De  son  divin  regard  enveloppant  les  mondes, 

Il  me  dit  :  Vois,  le  Crime  et  la  Corruption 

Souillent  le  cœur  humain  de  leurs  baisers  immondes, 

Portes-y  la  lumière  et  la  rédemption. 


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—  771  — 
Toi  qui  voles  si  près  de  la  voûte  éternelle, 

Et  si  loin  de  Thumanité, 
Petit  oiseau,  prends-moi  dans  un  pli  de  ton  aile. 

Emblème  de  la  liberté. 

l'oiseau. 

Quoi  !  c'est  pour  accomplir  cette  mission  sainte , 

Que  ton  roi  t'exila  des  cieux , 
Ingrate. . .  et  ta  voix  prend  les  accents  de  la  plainte , 

Et  des  larmes  sont  dans  tes  yeux. 

l'ame. 

Hélas  !  sur  une  terre  où  tout  n'est  que  mensonge  , 
Haine ,  égoïsme ,  envie ,  orgueil  et  vanité , 
Soudain  je  m'éveillai  comme  au  sortir  d'un  songe, 
Rayonnante  d'amour  et  d'immortalité  ; 
Puis. . .  jetant  au  hasard  sur  ce  monde  en  démence 
Un  regard  encor  plein  de  l'image  de  Dieu , 
Frémissante  d'horreur ,  je  la  vis  sans  croyance  ; 
J'eus  peur  et  je  voulus  m'éloigner  de  ce  lieu. 

Toi  qui  voles  si  près  de  la  voûte  étemelle , 

Et  si  loin  de  l'humanité , 
Petit  oiseau,  prends-moi  dans  un  pli  de  ton  aile. 

Emblème  de  la  liberté. 

l'oiseau. 

Tu  voix  est  tour  à  tour  effrayante  et  sublime , 
Pauvre  âme ,  esUl  vrai  qu'ici  bas 

L'homme  aveuglé ,  perdu  dans  le  chemin  du  crime , 
Creuse  le  néant  sous  ses  pas? 


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_  772  — 
l'amb- 

Pour  puiser  ses  plaisirs  à  la  coupe  du  vice , 

Je  Tai  vu  niant  Dieu ,  Pâme  et  l'éternité , 

Sourire  en  s'embrassant  comme  im  nouveau  Narcisse 

Dans  les  ruisseaux  fangeux  de  la  perversité. 

En  vain  dans  les  transports  d'une  ardeur  insensée  y 

J'ai  crié  :  Ton  âme  est  le  souffle  du  Seigneur, 

Elève  jusqu'à  lui  ton  cœur  et  ta  pensée , 

Dans  le  bien  et  le  beau  cherche  le  vrai  bonheur. 

Toi  qui  voles  si  près  de  la  voûte  étemelle , 

Et  si  loin  de  l'humanité , 
Petit  oiseau,  prends-moi  dans  un  pli  de  ton  aile , 

Emblème  de  la  liberté. 
l'oiseau. 

Tais-toi. . .  tais-toi. . .  je  sens  à  ta  voix  affaiblie 

La  pitié  naître  dans  mon  cœur. 
Et  Dieu  pourrait,  voyant  ta  tâche  inaccomplie , 

Nous  frapper  de  son  bras  vengeur. 

l'amb. 
Dieu  de  pitié,  pardonne  à  ma  triste  impuissance  y 
Pour  éclairer  le  monde  il  faudrait  ton  pouvoir. 
Au  malheureux  trop  tard  j'ai  chanté  l'espérance  , 
A  tous  en  vain ,  mon  Dieu ,  j'ai  chanté  le  devoir  ; 
En  efforts  impuissants  j'ai  déchiré  mes  ailes 
Pour  féconder  la  terre  où  tu  me  vois  gémir , 
Dans  les  cieux  près  de  toi ,  vers  mes  sœurs  immortelles 
Je  ne  puis  m'élancer,  et  je  me  sens  mourir. 


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^77B  — 


l'oiseau. 


Oh  !  viens...  viens...  cache-toi,  cache-toi  sous  mon  aile, 
Et  partons  dans  l'immensité. 


LAME. 


Seigneur,  ouvre  le  ciel  à  ton  âme  fidèle  ; 

Rends-moi ,  rends-moi. . .  Téternité. . . 


Louise  BORNET. 


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MÉLANGES. 


LITTÉRATURE 


DU 


MOYEN-AGE. 


COURS  D* AMOUR.  —  JOTEUSB  VIE  DES  PREUX  DANS  LEURS  CASTBLS.  —  JBAN 
NOSTRADAMUS,  AUTEUR  d'uNB  BIOGRAPHIE  DES  TROUBADOURS.  —  REUNIONS 
NOBfMBBS  PUY8.  —  ARRÊTS  d'aMOUR.  —  TRADUCTIONS. 

Il   I   iUggl  I    II       


On  doit  savoir  reconnaissance  aux  gens  de  lettres  et  aux  artistes  de  notre 
siècle,  qui  ont  remis  en  honneur  le  moyen-âge,  cette  période  historique  si 
remarquable  sous  tant  de  rapports,  et  pour  laquelle  on  n'avait  eu  pendant 
longtemps  que  des  paroles  dédaigneuses.  Ses  institutions  si  poétiques  n'ob- 
tenaient pas,  il  y  a  trente  ans,  plus  de  respect  que  ses  monuments  ogivaux, 
si  bien  appropriés  à  notre  climat,  à  nos  souvenirs,  et  âétris  de  la  qualifi- 
cation injurieuse  et  complètement  fausse  de  gothique.  C'est,  il  faut  le  dire, 
à  cette  littérature  romantique,  dont  les  écarts  ont  été  si  bizarres  et  les  exa- 
gérations si  gigantesques ,  qu'appartient  l'honneur  d'avoir  fixé  l'attention 
publique  sur  l'architecture  nationale  ,  d'avoir  signalé  ce  riche  héritage  que 
nous  laissions  se  détériorer,  faute  d'en  connaître  la  valeur.  Les  écrivains 
de  l'école  romantique  ont  reconnu  des  hiéroglyphes  dans  les  divers  genres 
de  constructions  ogivales  ;  ils  ont  vu  dans  l'étude  de  l'architectonique  une 
véritable  initiation  aux  choses  saintes,  nobles  ou  gracieuses.  Beaucoup  de 
cathédrales  renferment  toute  une  épopée  :  la  poésie  s'est  faite  avec  les 
pierres  aussi  bien  qu'avec  les  mots.  Les  figurines  sont  nombreuses  dans  les 


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-  775  — 

voussures  des  portails  :  c'est  un  cycle  plus  inépuisable  que  celui  des  Atrides 
ne  le  fut  pour  la  Melpomène  antique.  S'il  y  a  quelque  désordre  dans  l'orne- 
mentation  de  la  basilique  ogivale,  c'est  que ,  comme  dans  l'ode , 

Son  style  impétueux  souvent  marche  au  hasard  : 
Chez  elle  un  beau  désordre  est  un  effet  de  Fart  (1). 

Il  prouve  en  faveur  des  artistes,  dont  on  aime  les  pensées  natives.  Eh  ! 
qu'importe  que  les  sculpteurs  ou  les  peintres-  verriers  n'aient  pas  toujours 
observé  les  proportions,  et  qu'ils  aient  placé  sur  le  même  plan  des  person- 
nages de  dimensions  incohérentes  ?  Leurs  productions  sont  loin  d'être,  pour 
cela,  dénuées  de  verve. 

Une  réaction  favorable  s'est  étendue  aux  hommes  et  aux  choses,  à  la  lit- 
térature et  même  à  certaines  institutions.  «  Au  moyen-âge,  dit  un  archéo- 
»  logue  distingué ,  il  y  eut  des  hommes  nés  pour  de  grandes  actions.  Che- 
»  valiers,  ils  maniaient  puissamment  la  hache  d'armes  et  la  lance,  prenaient 
o  la  défense  de  l'opprimé,  et ,  s'ils  cédaient  à  l'entraînement  des  passions  , 
»  inséparables  compagnes  d'une  vie  toute  d'énergie,  parfois  aussi  leur  bras 
»  levé  sur  un  vassal  sans  défense  se  détournait  souvent  à  la  vue  d'une 
»  croix.  Le  noble  preux  se  rappelait  que,  le  lendemain  peut-être,  sur  un 
»  champ  de  bataille  ,  il  aurait  à  invoquer  en  tombant  ce  signe  rédempteur, 
i>  dont  la  garde  de  sa  bonne  épée  figurait  Tembléme.  Troubadours  ou  trou- 
»  vères,  ils  touchaient  avec  délicatesse  et  suavité  la  lyre  du  poète,  ou , 
»  tirant  de  la  harpe  du  barde  des  accords  mâles  et  guerriers ,  devenaient 
»  créateurs  de  ce  cycle  épique  national,  que  le  xviii*  siècle  condamnait  élo- 
0  quemment  à  l'oubli.» 

MM.  Paulin  Paris,  Achille  Jubinal ,  Francisque  Michel,  et  autres  élèves 
de  l'école  des  Chartes ,  ont  retiré  du  sein  des  ruines  la  littérature  du 
moyen-âge.  Il  n'en  était  pas  comme  des  monuments  d'architecture.  On 
continuait  pendant  le  règne  exclusif  des  ordres  d'entrer  dans  les  basili- 
ques ogivales,  et  de  voir,  au  lever  du  soleil ,  leurs  vitraux  étinceler  de 
couleurs  resplendissantes.  Mais  les  poésies  et  les  fictions  des  xi*,  xii*,  xiii* 

(1)  Despr^aux,  Art  poéh'gue. 


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—  776  — 

et  XIV*  siècles  demeuraient  oubliées.  Les  productions  occitaniennes  tombè- 
rent dans  un  grand  discrédit,  et,  quand  Tabbé  Millet  publia  BonHittaire 
littéraire  des  Troubadours,  d'après  les  manuscrits  de  Sainte-Palaje,  un 
homme  d'esprit  se  permit  de  dire  qu'il  était  assez  inutile  a  de  rechercher 
0  des  cailloux  dans  de  vieilles  ruines,  quand  on  avait  des  palais  modernes.! 
Ce  jugement  était  trop  sévère  :  les  champs  du  mojen-âge  sont  émaillés 
de  fleurs  ;  ils  recèlent  des  mines  abondantes,  que  tôt  ou  tard  on  exploitera 
complètement  ;  on  ne  trouvera  pas  moins  utile  d'avoir  des  écoles  des  lan- 
gues du  moyen-âge  que  des  écoles  de  langues  orientales.  L'heure  de  la 
réhabilitation  a  sonné  :  certaines  personnes  et  certaines  choses  ne  parai»- 
sent  jamais  plus  belles  qu'après  avoir  subi  d'injustes  outrages. 

M.  Frédéric  Diez,  professeur  à  l'Université  de  Bonn,  et  auteur  d'an 
ouvrage  intitulé  :  Essai  sur  les  cours  d'amour^  demande  si  la  critique  doit 
admettre,  ou  non ,  leur  existence  avec  les  attributions  qu'un  écrivain  fran- 
çais, M.  Raynouard,  leur  adjuge  dans  son  Choix  des  poésies  originales  des 
Troubadours.  Il  le  conteste  et  pense  autrement  que  M.  Raynouard.  Lequel 
des  deux  a  raison  ?  Nous  l'ignorons  :  Adhuc  subjudice  lis  est.  Souhaitons  qne 
de  plus  amples  renseignements  mettent  le  public  lettré  à  même  de  pro- 
noncer sur  l'existence  ou  la  non  existence  de  ces  tribunaux ,  devant  lesquels 
les  amants  auraient  plaidé  leur  cause ,  qui  auraient  formulé  des  arrêts 
conformément  à  un  code  spécial ,  et  ressemblaient  à  ces  tribunaux  d'hon- 
neur à  la  barre  desquels  les  titulaires  de  certains  ordres,  de  la  Toison-d'Or, 
de  Saint-Jean-de-Jérusalem ,  exhibaient  les  preuves  de  leur  conduite  hono- 
rable, ayant  toute  confiance  aux  sentences,  parce  qu'elles  devaient  émaner 
de  leurs  pairs. 

L'usage  voulait  en  Provence  que ,  dans  les  poèmes  nommés  te$Mns,  ou 
jeux  mi-partis,  le  poète,  interpellant  un  de  ses  confrères,  lui  exposât  deux 
jpropositions  contradictoires,  avec  la  charge  de  choisir  une  de  ces  proposi- 
tions et  de  la  soutenir  contre  lui. 

a  On  trouve,  toutefois,  dit  le  même  M.  Diez,  certains  tenions,  àla  fln 
»  desquels  les  rivaux  conviennent  d'un  arbitre,  ou  d'un  petit  tribunal  de 
D  deux  à  trois  personnes ,  hommes  ou   femmes.  La  coutume  de  débattre 


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—  7T7  — 

»  ainsi  les  subtilités  ambiguës  et  parfois  très  curieuses  de  la  philosopbie 
»  erotique  est  si  ancienne,  que  le  célèbre  comte  de  Poitiers,  Guil- 
^  laume  IX  (1;^  s'écriait,  dans  une  de  ses  chansons  si  précieuses  pourTart 
»  Et,  si  vous  me  proposez  un  jeu  d'amour,  je  ne  suis  pas  si  sot  que  de  ne" 
»  pas  choisir  la  meilleure  question,  o  Cette  forme  dialoguée,  ce  choix  d'un 
arbitre  n'ont-ils  pas  une  origine  encore  plus  ancienne  que  le  moyen-âge  ? 
Ne  pouvons-nous  pas  reconnaître  dans  les  tensons  ou  jeux  mi-partis,  une 
tradition  de  la  littérature  antique,  puisque  les  bergers  de  la  troisième 
églogue  de  Virgile,  Menalque  et  Damète,  en  réfèrent  au  jugement  d  e 
Palémon  ? 

Tantum,  vicine  PaJœmon, 

Sensibus  hœc  imis,  res  est  non  parva,  reponas. 

Quoique  les  productions  du  moyen-âge  aient  une  grande  originalité,  néan- 
moins elles  ne  sont  pas  entièrement  exemptes  d'imitation.  La  palette  d'un 
grand  peintre  passe  de  mains  en  mains:  ceux  qui  s'en  servent  longtemps 
après  la  mort  de  l'artiste  ne  songent  guère  à  son  premier  possesseur.  C'est,  du 
reste  ,  ce  qui  arrive  pour  beaucoup  de  choses  du  monde  ,  pour  les  lois,  pour 
les  langues.  Les  hommes  du  moyen-âge ,  en  proférant  des  mots  romans ,  ne 
songeaient  point  à  l'idiome  des  vainqueurs  du  monde,  d'où  la  langue  romane 
dérivait,  pas  plus  que  les  habitants  de  certaines  communes  du  littoral  bas-nor- 
mand ne  reconnaissent  dans  leurs  coiffures  la  toque  à  bourrelet  du  xv*  siècle. 

Nous  possédons  plusieurs  traités  sur  les  poésies  occitaniennes  ;  elles 
étaient  de  leurs  siècles ,  on  peut  les  considérer  comme  documents  histo- 
riques. Le  passage  suivant  du  troubadour  Ramon  Vidal  de  Bezaudun  don- 
nera quelque  idée  de  la  joyeuse  vie  que  menaient  les  preux  dans  leurs 
castels,  quand  leurs  lances  s'y  reposaient  après  des  combats  vigoureux: 
«  Sire  Hugues,»  dit-il,  a  traite it  dans  la  grande  salle  de  son  château 
»  nombre  de  riches  barons.  Aux  tables  somptueusement  servies,  ce  n'étoient 
0  que  rires  et  folle  joie.  Partie  des  convives  alloient  et  venoient  dans  la 
»  salle,  d'autres  jouoient  aux  dés,  aux  échecs,  sur  tapis  et  coussins  verts  , 

(1)  CéiBXt  le  père  d*Elëonore  de  Guyenne,  Tëpouse  répudiée  de  Louia-le-Jeune. 

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—  778  — 

s  bleus,  vermeils,  ou  violets.  Il  y  avoit  céans  de  gracieuses  dames ,  sédui- 
»  sant  avec  gentillesse  et  amabilité;  je  m'y  trouvois  moi-même,  et  Dieu 
»  sauve  rame  de  mes  pères,  comme  il  est  vrai  que  je  vis  entrer  un  jongleur 
D  de  bonne  mine,  bien  vestu,  lequel,  après  avoir  requis  convenablement  la 
»  permission  de  sir  Hugues ,  nous  chanta  mainte  chanson ,  et  nous  fabula 
D  maint  conte.  0 

Jean  Nostradamus ,  frère  puîné  du  fameux  astrologue ,  et  procureur  au 
Parlement  d'Aix ,  est  auteur  d'une  Biographie  des  Troubadours  qui  parut  à 
Lyon  en  1575  (1).  Il  loue  la  mère  du  troubadour  Marcabrun ,  «  laquelle.  » 
dit-il ,  (X  estoit  docte  et  savante  aux  bonnes  lettres ,  et  la  plus  fameuse  poëte 
»  en  nostre  langue  provensale  et  es  autres  langues  vulgaires ,  autant  qu'on 
»  eust  peu  désirer,  tenoit  cour  d'amour  ouverte  en  Avignon ,  où  se  trou- 
0  voient  tous  les  poètes ,  gentilshommes  et  gentilsfemmes  du  pays ,  pour 
»  ouyr  les  deffinitions  des  questions  et  tensons  d'amour,  qui  y  estoientpro- 
D  posées  et  envoyées  par  les  seigneurs  et  dames  de  toutes  les  marches  ot 
D  contrées  de  Tenviron.  »  Mentionnant  plus  loin  deux  femmes  poètes: 
»  Toutes  deux ,  »  dii^il ,   «  romansoient  promptement  en  toute  sorte  de 

»  rythme  provensale.  Elles  estoient  accompagnées  de  plusieurs dames 

»  illustres  et  généreuses  de  Provence ,  qui  fleuryssoient  de  ce  temps  en 
»  Avignon,  lorsque  la  cour  romaine  y  résidoit,  qui  s'adonnoyent  à  l'estude 
»  des  lettres ,  tenant  cour  d'amour  ouverte.  » 

En  remontant  vers  le  nord,  on  entrait  dans  le  domaine  de  la  langue  d'oi7. 
Dans  la  partie  septentrionale  du  royaume ,  il  y  avait  une  propension  frap- 
pante aux  associations  religieuses ,  et  les  fêtes  patronales  semblaient  con- 
venir parfaitement  aux  réunions  nommées  puys.  Celles  d'Amiens ,  d'Arras , 
de  Valenciennes  se  formèrent  sous  l'influence  ecclésiastique.  Rouen  eut  sa 
fête  aux  Normands,  ou  Puy  de  l'Immaculée  Conception.  Telle  est  l'origine 
de  son  ancienne  Académie  des  Palinods. 

André,  chapelain  du  pape  Innocent  IV,  est  auteur  d'un  traité  latin 
intitulé  :  Tractatus  amoris,  et  de  amoris  remedio^  ou  bien  :  Erotica ,  seu  ama- 

(1)  Voici  le  titre  de  cet  ouvrage  :  Les  vies  des  phts  anciens  et  célèbres  poètes  pncen- 
eaux,  qui  ont  fUmry  du  temps  des  comtes  de  Provence.  Il  a  été  traduit  en  italien. 


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—  779  — 

tùria.  Cet  homme  d'Eglise  fait  des  citations  fréquentes  de  la  Bible,  de 
Cicéron ,  de  Donat  :  et  c'est  aux  pieds  d'un  trône  qu'il  recueille  les  pré- 
ceptes erotiques. 

En  1773,  l'Académie  des  inscriptions  et  belles-lettres  fit  paraître  un  mé- 
moire sur  un  manuscrit  contenant  les  armoiries  d'environ  cinquante  per- 
sonnes, des  principaux  seigneurs  de  la  France,  de  la  Bourgogne ,  de  la 
Flandre  et  de  l'Artois,  réunis  sous  la  dénomination  de  Cours  amoureuses.  On 
y  voyait  des  trésoriers,  des  Chartres  et  registres,  des  auditeurs,  des 
conseillers  de  cours,  des  chevaliers  d'honneur,  des  chevaliers  trésorier,  des 
secrétaires,  des  concierges  et  gardiens  des  vergiers  amoureux.  L'éditeur  voulut 
y  reconnaître  un  jeu  de  circonstance  destiné  à  l'amusement  du  malheureux 
Charles  VI.  Ce  moyen  eut-il  plus  de  succès  que  n'en  eurent  les  cartes  de 
Jacquemin  Gringonneur?  Qui  le  pourrait  deviner,  les  noms  des  acteurs 
survivant  seuls  au  drame,  tandis  qu'ordinairement  bien  peu  d'acteurs  vivent 
aussi  longtemps  que  les  bonnes  pièces  dramatiques  ? 

Martial  de  Paris ,  connu  aussi  sous  le  nom  de  Martial  d'Auvergne ,  pro- 
cureur au  Parlement  et  notaire  au  Châtelet  de  Paris ,  l'un  des  hommes  les 
plus  aimables  et  l'un  des  esprits  les  plus  faciles  du  xv*  siècle  ,  est  auteur 
d'un  recueil  d'Arrest  d'amour*  Ils  sont  munis  de  toutes  les  formes  judiciaires, 
que  ses  doubles  fonctions  le  mettaient  à  même  de  connaître  parfaitement. 

Environ  la  fin  de  septembre  (dit-il) 
Que  faillent  violettes  et  fioura, 
Je  me  trouvay  en  la  grand'chambre 
Du  noble  parlement  d'amours. 

Il  y  a  des  conseillers  qui  ont  le  titre  àegensd*amour:  la  première  instance 
emploie  beaucoup  de  juges;  on  y  voit  le  marquis  des  flours  et  violettes 
d*amours ,  le  prévost  d'Aulbespine ,  le  maire  des  bois  verdi ,  le  viguier  d'amours 
en  la  province  de  beauté.  Chacun  sait  que ,  dans  le  xv°  siècle ,  les  poètes 
étaient  entichés  de  l'allégorie  ;  ils  personnifiaient  la  quintessence  de  toutes 
les  idées  abstraites  :  le  roman  de  la  Rose  fournit  l'origine  de  ce  goût  domi- 
nant, auquel  Alain  Chartier,  Froissard,  Charles  d'Orléans,  Martin  Franc  , 


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—  780  — 

Olivier  de  la  Manche  ont  obéi.  Or ,  des  personnages  allégoriques,  la  Mort, 
le  Danger,  le  Dépit,  la  Calomnie,  comparaissent  parfois  à  la  barre. 

Plusieurs  amants  et  amoureux 
Ilec  vinrent  de  divers  lieux, 
Qui  les  dits  arrest  ëcoutoient 
Dont  leurs  cœurs  ëtoient  tant  ravis 
Qu'ils  ne  savoient  ou  ils  estoient. 
Les  uns  de  paour  serroient  leurs  dents  ; 
Les  autres,  émus  et  ardents, 
Tramblants  comme  la  feuille  en  Tarbre. 
Nul  n'est  si  saige  ne  parfait 
«  Que ,  quand  il  oit  son  jugement , 

Il  ne  soit  à  moitié  deffait 
Et  troublé  à  l'entendement. 

Qui  croirait  qu'un  savant  jurisconsulte  et  chanoine  de  Lyon,  Benoit  Le 
Court,  a  composé  des  commentaires  fort  sérieux  sur  ce  badinage  (1).  Quand 
Martial  d'Auvergne  écrivait,  on  n'était  plus  dans  le  moyen-âge  :  il  n'était, 
lui ,  ni  troubadour,  ni  trouvère  ;  il  avait  cherché  ses  inspirations  dans  les 
traditions  littéraires  du  moyen-âge. 

Maintenant,  nos  poètes  peuvent  aussi  puiser  les  leurs  à  la  même  source. 
Afin  que  les  richesses  de  la  période  historique  qui  vient  jusqu'à  la  moitié 
du  XV*  siècle  puissent  se  populariser ,  souhaitons  la  traduction  en  français 
des  ouvrages  les  plus  importants  écrits  en  langue  romane.  Beaucoup  de 
personnes  ne  peuvent  les  comprendre  qu'en  ayant  un  glossaire  à  la  main. 
Tous  les  classiques  latins  sont  traduits  en  français  :  comment  des  ouvrages 
écrits  dans  une  langue  comprise  par  bien  moins  do  lecteurs  que  la  langue 
des  Césars ,  ne  le  sont-ils  pas  encore  ?  Cela  présenterait ,  dit-on  ,  quelques 
inconvénients:  la  paresse  gagnerait  les  hommes  d'étude;  trouvant  beau- 
coup plus  commode  de  s'en  rapporter  à  des  traductions ,  ils  négligeraient 

(1)  Il  y  a  eu  plusieurs  éditions  du  texte  et  des  conunentaires.  Ils  ont  été  publia 
aussi  en  latin  :  Arresta  amorum  {Anct  Martiale  d'Auvergne).  Cum  comment.  Benedicti 
Curtii  symphoriani.  Pansiis,  de  Marneff,  1566. 


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—  781  — 

les  textes;  au  lieu  de  mettre  une  attention  soutenue,  ils  se  contenteraient 
de  feuilleter  :  puis  les  versions,  quelque  fidèles  qu'elles  soient ,  dénaturent 
souvent  l'œuvre  originale  ;  quand  elles  n'ôtent  rien  aux  pensées ,  elles  ne 
manquent  pas  d'enlever  quelques  agréments  à  la  ûeur  du  style.  Mais  ces 
inconvénients  existent  pour  tous  les  ouvrages  anciens  ou  modernes ,  écrits 
en  langues  mortes  ou  bien  en  langues  vivantes ,  depuis  l'Iliade  et  l'Enéide 
jusqu'aux  romans  de  Walter-Scott  et  de  Cooper,  et,  s'ils  existent,  ils  n'en 
sont  pas  moins  compensés  par  de  grands  avantages. 

LÉON  DE  DURANVILLE. 


{La  suite  à  une  prochaine  livraison.) 


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BIBLIOGRAPHIE 


DICTIONNAIRE  GÉNÉRAL  DES  LETTRES  ,  DES  BEAUX- 
ARTS  ET  DES  SCIENCES  MORALES  ET  POLITIQUES, 
comprenant  : 

POUR  LES  LETTRES  :  La  Grammaire,  —  la  Linguistique,  ^  la  Rhëtonque,  U 
Poétique  et  la  Versification,  —  la  Critique,  — la  Théorie  et  l'Histoire  des  différents 
genres  de  Littérature,  —  F  Histoire  des  littératures  anciennes  et  modernes,  —  des 
Notices  analytiques  sur  les  grandes  œuvres  littéraires ,  —  la  Paléographie  et  la  Di- 
plomatique, etc. 

POUR  LES  BEAUX-ARTS  :  L'Architecture  :  Constructions  civiles,  religieuses,  hydrau- 
liques, militaires  et  navales;  —  la  Sculpture ,  la  Peinture ,  la  Musique,  la  Gravure, 
avec  leur  histoire;  —  la  Numismatique,  —  le  Dessin ,  la  lithographie,  la  Photo- 
graphie, —  la  Description  des  monuments  fameux,  —  les  divers  arts  et  jeux  d'agré- 
ment, de  force,  d'adresse  ou  de  combinaison,  etc.  —  {N.  B,  Cette  partie  est  ornée  de 
figures  dans  le  texte.) 

POUR  LES  SCIENCES  MORALES  ET  POLITIQUES  :  La  Philosophie:  Psychologie, 
Logique,  Morale,  Métaphysique,  Théodicée,  Histoire  des  systèmes  philosophiques; 
—  les  Religions,  les  Cultes  et  la  liturgie  de  tous  les  peuples ,  —  la  Jurisprudence 
usuelle  :  Droit  civil,  politique,  pénal  et  international;  Législation  militaire,  mari- 
time, industrielle,  commerciale  et  agricole  ;  —  la  Science  politique,  théorie  et  his- 
toire des  gouvernements  ;  —  la  Science  de  l'administration  et  l'Histoire  des  institu- 
tions administratives,  —  les  Etudes  historiques  et  géographiques,  —  le  Blason,  — 
l'Economie  politique  et  sociale  :  Institutions  de  crédit  et  de  charité,  Banques,  Bien- 
faisance publique,  Hospices,  Salles  d'asile,  —  la  Statistique,  —  la  Pédagogie  et 
l'Éducation,  etc., 

Par  M.  Th.  Bachelbt  et  une  Société  de  littérateurs,  d'Artistes,  de  Publicistes  et  de 
Savants.  —  1  vol.  grand  in-8«  jésus,  de  2,000  pages  environ,  en  2  parties,  formant 
1  ou  2  tomes,  à  volonté.  — -  Prix,  broché  :  25  francs. 


Ce  titre,  pour  qui  sait  comprendre,  indique  déjà  suffisamment  retendue  I 

et  l'importance  de  l'ouvrage.  A  quelque  profession  libérale  qu'on  appar-  1 

tienne,  on  a  besoin ,  en  dehors  de  sa  spécialité,  de  connaissances  générales. 
L'écrivain  ne  peut  se  dispenser  de  notions  sur  les  beaux-arts  ;  l'architecte , 
le  peintre ,  le  sculpteur,  le  musicien  ne  doivent  pas  rester  étrangers  à  la 
culture  littéraire,  puisque  c'est  dans  les  littératures  tant  anciennes  que 
modernes  qu'ils  puisent  leurs  sigets.  La  plume,  le  crayon,  le  pinceau,  le 


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^  783  — 

burin  ne  sont  que  des  instruments  destinés  à  traduire  l'inspiration  poétique. 
Chacun  choisit  Tinstrument  qui  convient  à  son  aptitude  ,  mais  dés  qu'il  en 
est  devenu  maître  au  point  de  vue  pratique ,  il  lui  est  bien  plus  facile 
d'agrandir  son  horizon  et  d'élever  son  idéal,  s'il  a  acquis  un  réel  et  profond 
sentiment  du  beau  par  l'étude  de  toutes  les  formes  qui  l'expriment.  Cette 
idée  que  les  lettres  et  les  beaux-arts  ont  un  lien  commun  et  sont  soumis  aux 
lois  d'une  même  esthétique  a  été  comprise  aux  grandes  époques,  mais  il 
semble  que  de  nos  jours  un  plus  grand  nombre  d'esprits  en  sont  pénétrés  et 
reconnaissent  la  nécessité  d'y  conformer  leur  éducation.  Toutefois  cette 
éducation  qui  exige,  en  outre,  l'alliance  de  dons  divers,  ne  peut  être  que  le 
fruit  d'un  long  travail;  par  conséquent,  elle  est  inaccessible  à  ceux  qui  de- 
mandent aux  arts  d'imagination  des  moyens  d'existence.  Ils  n'ont  ni  assez 
de  loisirs  pour  réfléchir  et  comparer ,  ni  les  livres  spéciaux  pour  les  initier 
et  les  guider.  Ces  derniers  d'ailleurs  sont  quelquefois  rares  ou  d'un  prix 
trop  élevé  et  n'offrent,  pour  la  plupart,  une  lecture  attrayante  qu'aux  véri- 
tables érudits. 

Le  nouveau  Dictionnaire  que  nous  recommandons  à  nos  lecteurs  à  été 
conçu  et  exécuté  en  vue  d'épargner  aux  écrivains  et  aux  artistes  des  recher- 
ches souvent  fastidieuses  et,  en  outre,  de  réunir  sous  leur  main  les  connais- 
sances usuelles  qu'il  leur  est  utile  de  posséder  comme  hommes  du  monde.  Il 
peut  leur  tenir  lieu  de  la  bibliothèque  la  plus  variée  et  la  plus  substantielle 
et  même  leur  servir  à  en  former  une  d'un  bon  choix  par  l'indication  qu'il 
donne  des  meilleurs  ouvrages  qui  ont  traité  telle  ou  telle  matière.  Rédigé 
en  termes  clairs  et  précis  qui  n'excluent  ni  l'élégance  ni  le  charme  du  style, 
c'est,  avant  tout,  un  livre  d'enseignement  qui  met  à  la  disposition  de  la  jeu- 
nesse de  précieuses  ressources  pour  faciliter  ses  travaux ,  ainsi  que  des 
exposés  lumineux  des  doctrines  littéraires  ,  philosophiques  et  religieuses , 
les  plus  propres  à  former  son  jugement  et  à  le  maintenir  dans  les  limites 
du  vrai.  A  ce  titre,  il  a  sa  place  marquée  dans  toutes  les  familles  où  l'on 
fait  cas  de  l'instruction ,  surtout  quand  elle  est  présentée  sous  une  forme 
agréable  qui  stimule  le  désir  d'apprendre ,  en  permettant  de  lire  jusqu'au 
bout  et  sans  fatigue  les  articles  les  plus  sérieux. 


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—  784  — 

Le  plan  de  ce  Dictionnaire  est  très  simple  ;  nous  allons  essayer  d'en  don- 
der  une  idée  au  moyen  de  quelques  exemples.  Aux  moisFrançaise  et  France, 
on  trouve  Thistoire  de  la  langue ,  de  la  littérature ,  des  monnaies ,  de  la 
philosophie,  de  Tarchitecture,  de  la  peinture,  de  la  sculpture,  de  la  musique 
en  France.  Aux  mots  Allemagne,  allemande;  Espagne,  espagnole  ;  Danemarck, 
Danoise  ;  Grèce,  grecque^  etc.,  le  même  ordre  est  suivi.  Tous  ces  articles  sont 
d'excellents  résumés  de  Thistoire  des  idées  et  du  progrès  des  arts  chez  les 
nations  les  plus  civilisées  tant  dans  Tantiquité  que  dans  les  époques  mo- 
dernes. Indépendamment  de  ces  résumés  où  sont  énumérés  et  appréciés  les 
grands  poètes  et  les  grands  artistes,  chaque  genre  littéraire  a  aussi  son 
histoire.  Au  mot  Comédie,  nous  avons  la  Comédie  à  Athènes,  la  Comédie  à 
Rome,  la  Comédie  en  France  avant  la  Renaissance,  la  Comédie  en  Italie,  la 
Comédie  en  Espagne^  la  Comédie  Française.  Les  grandes  œuvres  consacrées 
par  la  postérité  ont  été  chacune  rohjet  d'une  notice  particulière  que  Ton 
peut  consulter  avec  fruit  à  sa  place  alphabétique  ;  ce  sont  entre  autres  : 
VIliade,  V Enéide,  la  Divine  Comédie ,  le  Paradis  perdu,  le  Novum  Organum, 
les  Provinciales,  V Esprit  des  lois,  la  Cité  de  Dieu  et  les  Confessions  de  saint 
Augustin  ,  etc.  Une  analyse  Adèle  fournit  la  substance  des  principales  pro- 
ductions qui  ont  joui  de  quelque  célébrité  au  moyen-âge  et  qu'il  serait  dif- 
ficile de  lire  aujourd'hui.  Enfin,  pour  ne  laisser  du  champ  de  la  linguis- 
tique et  de  la  littérature  aucun  coin  inexploré,  on  a  ajouté  un  aperçu  sur  les 
principaux  dialectes  et  patois  de  France  et  d'autres  pays. 

On  trouve  aussi  une  définition  nette  et  raisonnée  des  termes  techniques 
qui  appartiennent  à  la  rhétorique,  à  la  philosophie,  à  la  jurisprudence,  au 
commerce ,  à  l'économie  politique ,  etc.  La  réunion  de  ceux  qui  sont  du 
domaine  de  la  musique  formerait  le  dictionnaire  musical  le  plus  complet  et 
le  plus  instructif  qui  existe.  L'intelligence  des  articles  sur  l'architecture  et 
autres  arts  est  rendue  facile  par  des  figures  qui  reproduisent  tantôt  des  mo- 
numents entiers  ou  en  partie,  tantôt  des  spécimens  d'autres  ouvrages. 

Il  est  encore  juste  de  signaler  une  innovation  qui  a  bien  sa  valeur  et  qui 
contribuera  sans  doute  à  développer  le  goût  de  l'érudition  ;  au  bas  de  tout 
article  un  peu  important  on  voit  la  liste  des  ouvrages  qui  ont  été  publiés 


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—  785  — 

sur  le  même  sujet  et  auxquels  on  peut  avoir  recours,  si  Ton  est  tenté  de  se 
livrer  à  des  études  plus  approfondies. 

Nous  n'insisterons  pas  sur  les  autres  parties  du  Dictionnaire  ;  il  nous 
sufûra  de  dire  qu'elles  n'intéressent  pas  moins  que  celles  qui  concernent  les 
Lettres  et  les  Beaux-Arts.  Toutes  ensemble  sont  appelées  à  rendre  plus 
d'un  service  à  ceux  qui  savent  aussi  bien  qu'à  ceux  qui  veulent  apprendre. 

Cet  ouvrage  paraissant  à  l'approche  du  jour  de  l'an  ,  il  était  du  devoir  de 
la  Revue  de  le  signaler  aux  personnes  qui  aiment  à  faire  des  cadeaux  sérieux 
et  d'une  utilité  permanente. 

Un  autre  motif  non  moins  impérieux  nous  engageait  à  annoncer  cette 
remarquable  publication;  c'est  qu'elle  a  été  conçue  et  dirigée  par  un 
Rouennais,  M.  Bachelet,  professeur  d'histoire  au  Lycée  impérial  de  Rouen, 
et  qu'aussi  quelques-uns  de  ses  collaborateurs  sont  de  notre  ville. 

Ce  compte-rendu  est  nécessairement  incomplet  ;  une  œuvre  multiple  qui 
contient  tant  de  documents  et  des  sujets  si  variés  échappe  à  toute  analyse. 
Qu'on  médite  le  titre  qui  est  en  tête  de  ces  lignes  ;  dans  sa  concision ,  il  est 
plus  explicite  que  nous  n'aurions  pu  l'être;  notre  rôle  doit  donc  se  borner 
à  affirmer  que  l'ouvrage  tient  tout  ce  qu'il  promet. 

M.  P. 

ALMANACH  DES  NORMANDS  pour  1863,  par  Eug.  Noël,  G. 
PoucHET  et  G.  Pennetier.  — Un  vol.  in-32  de  180  pages,  avec 
couverture  illustrée  par  G.  Delanoy,  et  orné  de  deux  vignettes 
dessinées  par  Nicolle  et  gravées  par  Brevière.  —  Rouen,  E.  Ca- 
gniard,  éditeur.  —  Prix  :  50  centimes. 

L'automne  n'est  pas  seulement  le  triste  automne,  la  saison  des  feuilles 
qui  s'en  vont  :  il  est  aussi  Tautomne  aimé,  la  saison  des  feuilles  qui  revien- 
nent. Voyez  i^luiôiVAtmanach  des  Normands^  jolie  petite  plante  caduque,  mais 
qui  renaît  déjà,  depuis  le  commencement  du  mois,  dans  les  serres  hâtives  de 
M.  £.  Cagniard,  par  les  soins  collectifs  de  MM.  Eugène  Noël,  Georges  Pou- 
chet  et  Georges  Pennetier. 


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—  786  — 

En  rendant  compte  ici  même,  au  mois  de  février  dernier,  de  la 
première  apparition  de  VAlmanach  des  Normands  pour  1862,  nous  donnions  le 
conseil  à  ses  auteurs,  qui  parlaient  trop  peu  de  la  Normandie,  à  notre  gré, 
d'en  parler  davantage  en  1863.  Ces  messieurs  nous  ont  répondu,  sans  rien 
dire,  de  la  façon  Is  plus  spirituelle  du  monde  :  cette  année  ils  n'en  parlent 
pas  du  tout.  Quand  je  dis  pas  du  tout,  j'en  excepte  pourtant  les  précieuses 
Gouttes  d'eau  de  M.  Beuzeville,  qui  scintillent  comme  des  diamants,  —  le 
Talisman  de  Robert 'le- Diable  y  fait  d'une  tige  d'ortie  morte,  espèce  perdue, 
par  M.  Octave  Féré,  —  un  Normand  excentrique^  par  M.  Elie  Reclus,  —  la 
Mère  du  Terre-Neuve^  pensée  morale  finement  ciselée  par  M.  F.  Des- 
champs, etc.,  etc. 

Mais,  où  donc  avais-je  les  yeux  quand  j'accusais  les  auteurs  de  VAlmanack 
des  Normands  de  ne  parler  point  de  la  Normandie?  Peut-être  en  parlent-ils 
moins  toujours  que  je  ne  voudrais,  mais  ils  en  parlent  plus  que  je  ne  croyais, 
et  voici  que  mon  blâme  irréfléchi  se  tourne  en  éloge  forcé.  Car,  tout  compte 
fait,  c'est  l'exception  que  je  craignais  qui  devient  la  règle  que  j'aime.  Sur 
dix-sept  chapitres,  la  Normandie,  de  prés  ou  de  loin,  en  a  inspire  neuf. 
Des  deux  plateaux  de  la  balance,  c'est  celui  de  la  Normandie  qui  l'emporte. 
Merci  donc,  et  de  tout  cœur,  à  messieurs  de  VAlmanach  des  Normands.  Qu'ils 
demeurent  dans  cette  voie,  qui  est  la  bonne  ;  qu'ils  ne  craignent  pas  de  re- 
venir davantage  à  la  Normandie.  La  Normandie  n'est  pas  une  marâtre,  elie 
porte  bonheur  à  ceux  qui  l'aiment. 

Quand  nous  nous  trompons,  nous  trouvons  toujours  que  c'est  la  faute  du 
voisin,  jamais  la  nôtre.  Conformément  à  cette  manière  de  voir,  si  c<.>mmune 
et  si  consolante,  je  n'hésite  point  d'affirmer  que  le  grand  coupable,  dans  la 
bévue  que  j'ai  faite  de  croire  que  VAlmanachdes  Normands  ne  parlait  point 
de  la  Normandie,  c'est  M.  Félix  Pouchet.  J'ai  ouvert  le  livre  à  la  page  73, 
où  commence  sa  Journée  d'une  Pompéienne^  et  je  suis  resté  sous  le  charme  de 
cette  aimable  reviviscence  jusqu'à  la  page  91,  où  elle  finit.  Qui  n'en  aurait 
fait  autant?  Or,  Pompeï  est  à  quatre  cents  lieues  de  Rouen.  Je  me  trouvais 
dans  un  pays  enchanté,  mais  je  ne  reconnaissais  point  la  Normandie.  Delà, 
j'aperçois  une  Idée  en  l'air  —  que  j'y  laisse  —  de  M.  Georges  Pouchet,  puis 


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—  787  — 
j*éooute  sonner,  sur  un  timbre  poétique,  àThorloge  de  Toulon,  la  Première 
et  Ir  Dernière  heure^  de  M"*  J.  Michelet.  Je  ne  suis  encore  qu'en  Provence. 
Mais,  tout  en  fredonnant  la  Romance  du  Muletier^  de  M.  S.  Cahot,  et  en  mé- 
ditant le  Bomandans  la  science,  de  M.  Georges  Pennetier,  je  me  trouve  trans- 
porté cahin-caha,  de  Londres  à  Lille,  avec  M.  Jules  Grimaux,  au  milieu  des 
Tribulationsd'un  voyageur  les  ^\u8  comiques  dxi  monie.  Bref,  ce  n'est  qu'a- 
près avoir  traversé  Paris,  où  M.  Eugène  Pelletan  me  fait  voir  dans  le  Pre- 
mier grain  de  blé  une  foule  de  choses  que  je  suis  bien  aise  d'y  voir,  et  que  je 
n'y  aurais  jamais  vues  sans  lui,  et  où  M.  J.  Michelet  esquisse,  avec  le  crayon 
rose  de  Watteau,  les  Modes  de  la  régence  en  1718,  que  je  découvre  enfin  la 
terre  promise,  cette  Normandie  où  mon  cœur  tendait  sans  cesse  pendant  que 
mon  esprit  se  trouvait  arrêté  ailleurs. 

Il  y  a  deux  manières,  pour  un  critique,  de  faire  connaître  les  bijoux  d» 
récrin  étiqueté  :  Almanach  des  Normands,  La  première  consiste  à  parler  à 
tort  et  à  travers,  sur  ce  qu'on  sait  et  sur  ce  qu'on  ne  sait  pas  :  c'est  une  ma- 
nière au-dessus  de  mes  forces,  et  que  je  laisse  aux  habiles.  Mais  combien  ne 
préféré-je  pas  la  seconde,  au  moyen  de  laquelle  il  n'y  a  qu'à  se  baisser  pour 
en  prendre,  c'est-à-dire  à  citer  tout  simplement  les  titres  des  articles  afin  de 
séduire  le  lecteur  et  de  pouvoir  l'y  renvoyer. 

C'est  ce  que  nous  avons  fait,  parce  qu'il  n'est  pas  besoin  d'autres  moyens 
pour  servir  la  cause  de  V Almanach  des  Normands. 

N'oublions  pas,  avant  de  finir,  de  féliciter  M.  Ë.  Cagniard,  l'éditeur  intel- 
ligent, du  soin  distingué  qui  caractérise  Texécution  typographique.  Il  y  a 
progrès  en  ce  point  depuis  Tan  dernier.  Tous  nos  compliments  aussi  à 
MM.  NicoUe  et  Brevière  pour  leurs  spirituelles  illustrations. 

BRUNCHON. 


ANCELOT,  SA  VIE  ET  SES  ŒUVRES,  par  M.  Henry  Frèrb, 
avocat  à  la  Cour  impériale  de  Rouen.  —  Rouen,  1862,  A.  Lebru- 
ment,  éditeur. — Un  vol.  in-12  (tiré  à  100  exemplaires  numérotés). 

Couronnée  par  TAcadémie  des  sciences,  belles-lettres  et  arts  de  Rouen, 
au  concours  de  1862,  et  louée  avec  toutes  sortes  de  bonnes  paroles  dans  le 
remarquable  rapport  fait  à  cette  compagnie  par  notre  collaborateur  M.  De 


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—  788  — 
Lérue,  V Etude  biographique  sur  Ancelot^  de  M.  Henry  Frère,  se  présenta 
au  public  avec  les  plus  estimables  recommandations.  Ce  mémoire  sort ,  en 
effet,  de  la  catégorie  ordinaire  des  travaux  qui  sont  oflTerts  aux  récom- 
penses des  sociétés  savantes  de  la  province.  Nous  y  trouvons  de  l'ampleur, 
du  trait,  de  Tintérét,  tous  ces  dons  de  l'esprit  qui  accusent  Thomme  de 
goût  et  la  nature  d'exception.  Il  était  facile,  avec  un  siyet  pareil ,  d'être 
somnolent  et  diffus;  M.  Henry  Frère,  avec  un  art  auquel  nous  le  reconnais- 
sons ,  a  tourné  très  habilement  les  difficultés  nombreuses  dont  la  voie  était 
pleine,  pour  faire  ressortir  avec  finesse,  et  parfois  avec  vigueur,  le  profil 
littéraire  et  politique  d'une  médaille  passablement  efifacée. 

Nous  ne  connaissions  d'Ancelot  que  les  palmes  de  son  habit  d'académi- 
cien. Décoration  solennelle  et  rigide  qui  nous  avait  jusqu'alors,  richement 
constellée  d'épigrammes,  dissimulé  l'homme  derrière  l'auteur  dramatique 
malheureux.  C'est  une  tentative  qui  fait  un  véritable  honneur  à  M.  Henry 
Frère  d'avoir  su  choisir  dans  ces  aventures  diverses  de  l'existence  labo- 
rieuse d'Ancelot  les  détails  qui  pouvaient  intéresser  à  sa  personne  et  le 
relever  un  peu  dans  l'estime  de  ses  contemporains.  A  ce  titre,  on  ne  peut  lire 
avec  trop  de  profit  les  pages  instructives  du  jeune  écrivain. 

Et  puis,  à  ces  enchantements  du  style,  à  ces  détentes  inattendues  de  la 
phrase  qui  jette  un  trait ,  à  ces  élégances  de  la  forme  qui  dissimulent  si  bien 
le  moyen  de  convaincre,  une  subite  lumière  jaillit  de  l'œuvre  obscurcie 
d'Ancelot ,  et  l'on  se  trouve  tout  séduit  par  ce  talent  consciencieux  et  par 
cette  âme  honnête.  Toutes  nos  félicitations  cordiales  à  M.  Henry  Frère ,  et 
avec  elles  nos  remerclments,  pour  nous  avoir  fait  pénétrer  dans  l'intimité 
d'une  existence  que  nous  ignorions  et  qui,  par  ses  luttes,  par  ses  aspirations, 
par  ses  grandeurs  et  ses  misères,  était  digne  de  tenter  un  historien  jeune  et 
bien  doué.  Cette  fois,  l'Académie  n'a  pas  couronné  dans  un  silence  impo- 
sant une  œuvre  condamnée  d'avance  à  s'aller  perdre  dans  l'oubli  ;  la  publicité 
est  venue  chercher,  dans  la  nuit  des  archives,  le  travail  séduisant  de 
M.  Henry  Frère,  et  l'accueil  sympathique  dont  est  l'objet,  de  la  part  du 
public  lettré,  le  petit  volume  dont  nous  essayons  de  rendre  compte ,  est 
encore  un  succès  de  plus  à  ^jouter  aux  succès  passés  de  l'auteur. 

Gustave  G0U£LLAIN. 


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—  789  — 

CONCOURS  POUR  LE  RÉPERTOIRE  ARCHÉOLOGIQUE 
DE  LA  FRANCE. 

J'ai  connu  un  jeune  savant,  mort  à  peine  dans  sa  trentième  année,  qui 
pensait  à  composer  une  histoire  de  tous  les  monuments  que  le  christianisme 
a  élevés  dans  toutes  les  provinces  de  la  France.  Ce  n'était  pas  uniquement 
un  rêveur.  Il  réfléchissait  qu'avec  le  concours  de  tous  les  hommes  de  savoir 
et  de  bonne  volonté,  qui  partout  se  feraient  une  joie  de  s'associer  à  cette 
magnifique  entreprise,  il  aurait  recueilli  les  immenses  matériaux  qui  étaient 
nécessaires,  et  l'ouvrage  aurait  été  ainsi  le  résultat  de  la  plus  belle  et  de  la 
plus  compacte  association. 

La  mort  est  venue  détruire  tous  ces  projets;  une  courte  maladie  l'enleva 
au  commencement  de  ses  beaux  et  utiles  travaux.  Déjà  le  jeune  écrivain, 
dans  ses  essais  profonds  et  réfléchis,  examinait  les  ressources  que  pouvait 
fournir  à  la  province  le  journalisme,  s'il  laissait  de  côté  d'inutiles  discus- 
sions politiques  et  prenait  en  main  la  défense  des  intérêts  locaux,  en  répan- 
dant partout  les  lumières  de  la  science  et  de  l'art.  Dès  ce  moment,  il  soulevait 
partout  ces  grandes  questions  des  idées  d'art  dans  les  masses.  C'était  une 
sublime  pensée.  Mais  le  livre  qu'il  voulait  entreprendre  pouvait-il  s'achever 
entre  ses  mains  ? 

La  tâche  était  belle,  mais  elle  était  loin  d'être  facile.  Il  n'y  a  qu'un  moyen 
en  France,  selon  nous,  pour  arriver  à  connaître  les  arts  qu'on  y  a  cultivés: 
c'est  de  diviser  les  études.  Il  faut  que  les  provinces  soient  explorées  par 
des  hommes  studieux,  habitués  à  voir  les  monuments  sous  toutes  leurs 
faces,  qui  connaissent  assez  bien  l'histoire  de  ces  monuments  et  les  tradi- 
tions locales  pour  pouvoir  leur  restituer  tout-à-fait  leur  ancienne  physio- 
nomie. C'est  dans  ces  travaux  disséminés  qu'est  fondé  l'avenir  de  la  science 
archéologique  en  France. 
L'État  Ta  compris.  Voici  un  texte  que  nous  lisions  l'autre  jour  : 
a  Un  concourt  avait  été  ouvert,  en  1861,  par  M.  le  Ministre  de  l'instruc- 
»  tion  publique  et  des  cultes,  entre  les  diverses  sociétés  savantes  de  l'Em- 
»  pire,  pour  la  publication  d'un  Répertoire  archéologique  de  la  France. 
<x  Le  Comité  des  travaux  historiques  et  des  sociétés  savantes,  chargé  de 


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—  790  — 

»  juger  ce  concours,  vient  de  rendre  sa  décision.  Ses  suffrages  se  sont 
D  portés  en  première  ligne  sur  le  Répertoire  archéologique  de  l'arrondissement 
x>  de  Dieppe,  présenté  par  TAcadémie  impériale  des  sciences ,  belles-lettres 
0  et  arts  de  Rouen,  et  dont  M.  Tabbé  Cochet  est  Tauteur.  En  conséquence 
»  de  cette  décision,  une  médaille  commémorative  en  or  a  été  décernée  à 
»  TAcadémie  par  M.  le  Ministre  de  Tinstruction  publique  et  des  cultes. 

a  Quant  à  M.  Tabbé  Cochet,  il  recevra  du  ministère  de  Tlnstruction  pu- 
D  blique  une  médaille  en  bronze  et  le  prix,  qui  est  de  1,200  fr.  » 

M.  Tabbé  Cochet  est  un  des  savants  qui  ont  le  plus  servi  à  populariser  en 
France  la  science  archéologique.  Cette  science  lui  doit  d'importants  résul- 
tats. Il  a  écrit  pour  la  Normandie  ce  que  réclament  bien  d'autres  provinces. 
Lorsque  chaque  localité  aura  été  explorée  avec  zèle,  dans  toute  son  étendue, 
par  des  hommes  auxquels  un  long  séjour  aura  permis  de  tout  examiner  et 
de  tout  étudier,  nous  pourrons  avoir  enûn  des  descriptions  exactes ,  des 
dessins  sévèrement  exécutés ,  et  des  classifications  fondées  sur  des  dates: 
ce  qui  n'empêche  pas  M.  l'abbé  Cochet  de  se  fonder  en  artiste  sur  le  carac- 
tère des  monuments. 

L'histoire  de  l'humanité  est  une  vaste  synthèse  qui  comprend  l'homme, 
les  sociétés  et  l'univers  ;  elle  est  d'autant  plus  difficile  à  concevoir ,  que 
chaque  jour  des  faits  et  des  rapports  jusqu'alors  ignorés  sont  découverts , 
que  des  idées  nouvelles  surgissent,  que  des  causes  obscures  sont  éclairées  et 
rangées  au  nombre  des  vérités.  L'humanité  et  l'océan  I  deux  abîmes  dont 
il  est  malaisé  de  sonder  la  profondeur,  qui  ont  leurs  moments  de  calme  et 
leurs  moments  de  tempêtes,  leurs  nuits  sombres  et  leurs  lumières  radieuses! 
rintelligence  ne  les  peut  dompter  qu'un  instant;  ils  rentrent,  malgré  tout, 
dans  la  voie  que  leur  montre  ce  doigt  qu'on  nomme  le  doigt  de  la  Provi- 
dence. Si  Ton  veut  étudier  leurs  courants,  si  l'on  essaie  de  les  asservir  à  des 
lois,  si  l'on  cherche  à  connaître  ce  qui  s'élabore  sous  le  tumulte  de  leurs 
fiots,  on  succombe  souvent  à  la  tâche,  parce  qu'on  ne  peut  tenir  compte  de 
tous  les  éléments  qui  les  gouvernent. 

Les  siècles  et  les  vagues  de  la  mer  !  deux  mouvements  éternels  et  iden- 
tiques ! 


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—  791  — 

Les  vagues  déposent  sur  la  plage  les  plantes  et  les  débris  qu'elles  ont 
bercés  d'un  monde  à  Tautre  monde.  Elles  remportent,  en  se  retirant^  ce  que 
les  vagues  du  flux  précédent  avaient  rejeté  sur  ces  bords.  —  Il  en  est  ainsi 
des  siècles.  Ils  confient  à  ceux  qui  les  suivent  les  œuvres  qu'ils  ont  créées , 
et  détruisent  en  même  temps  l'ouvrage  des  siècles  passés ,  comme  pour 
racheter  le  legs  qu'ils  ont  fait.  Ce  legs,  plus  ou  moins  fragile,  mais  toiyours 
riche  et  fécond,  devient  le  partage  de  la  génération  qui  grandit;  chaque 
individu  en  reçoit  une  portion  qui  lui  est  autant  que  possible  départie  sui- 
vant ses  goûts  et  ses  aptitudes. 

Aux  uns  appartient  la  législaiion  ;  aux  autres,  la  philosophie  ;  à  ceux-ci, 
l'histoire  ;  à  ceux-là,  les  belles-lettres.  Puis  les  sciences  se  subdivisent  :  de 
telle  sorte  qu'il  en  doit  résulter  un  tout ,  une  individualité  à  part ,  avec  ses 
formes,  sa  physionomie  et  son  caractère  saillant  en  plein  relief. 

Toutes  les  fois  que  l'on  considère  ce  grand  travail  intellectuel,  onesttou- 
îours  affligé  de  voir  que  l'art  s'aborde  en  dernier  lieu  ,  comme  si  son  lan- 
gage était  plus  obscur  en  même  temps  qu'il  est  plus  grandiose.  L'art  n'a 
été  étudié  jusqu'à  présent  que  dans  ses  détails  et  dans  ses  abstractions:  il 
en  est  résulté  une  analyse  informe,  mais  d'une  utilité  incontestable. 

Le  temps  est  venu  où  l'on  va  rassembler  en  une  histoire  générale  les  in- 
nombrables matériaux  que  les  crédits  de  plusieurs  siècles  ont  acquis  à  la 
science.  On  les  rattachera  à  un  système  encyclopédique.  Si  on  ne  l'a  pas 
encore  fait,  c'est  qu'on  n'osait  pas  aller  glaner  dans  tous  les  temps  et  dans 
le  monde  entier,  pour  y  recueillir  le  souvenir  de  tant  d'idées  et  l'image  de 
tant  de  monuments  dont  les  formes  ont  varié  à  l'infini.  Je  parle  de  l'his- 
toire de  l'art  en  général.  Et  quelle  série  de  connaissances  de  tous  genres 
devra  réunir  en  lui  seul  l'homme  qui   entreprendra  ce  travail  gigantesque  ! 

On  conçoit  qu'il  faille  attendre  longtemps  pour  connaître  tant  de  choses, 
la  plupart  si  lointaines  et  quelquefois  si  difficiles  à  aborder.  Mais  ce  que  Ton 
ne  concevait  pas,  c'est  que  l'art  de  la  France,  l'art  de  nos  aïeux,  eût  pu  tomber 
dans  un  oubli  aussi  profond,  dans  un  discrédit  aussi  outrageux  que  ceux 
d'où  l'ont  retiré  des  études  récentes.  Pas  un  admirateur ,  pas  un  historien, 
pour  l'arracher  au  néant  qui  le  menaçait.  A  peine  se  trouvait-il  un  chro- 


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—  792  — 

niqueur  pour  écrire  quelques  dates ,  et  saisir  maladroitement  le  profil  de 
nos  monuments  qui  tombaient  de  vétusté.  Tout  ce  qu'il  y  avait  d'intelli- 
gence, de  science  et  d'investigation,  était  consacré  aux  études  de  la  civilisa- 
tion antique,  et  aux  imitations  de  l'antique  par  la  civilisation  moderne. 

C'est  justice  enfin  qu'on  en  vienne  à  recueillir  les  œuvres  qui  portent 
l'empreinte  de  notre  nationalité.  N'en  faisons  plus ,  comme  par  le  passé, 
des  objets  de  dédain,  de  ridicule  et  même  de  haine.  Inquiétons-nous  tou- 
jours de  Tenfance  et  de  la  jeunesse  de  l'homme  de  génie  ,  bien  qu'il  n'ait 
produit  de  grandes  choses  que  dans  l'âge  viril. 

Par  malheur,  les  antiquaires  n'avaient  que  du  mépris  pour  l'art  des  pre- 
miers siècles  de  la  monarchie  française.  Ce  n'est  que  lorsque  les  monu- 
ments ont  commencé  à  disparaître  du  sol,  qu'on  a  désiré  les  bien  connaître, 
et  alors  que  les  tempêtes  révolutionnaires  et  l'action  irrésistible  du  temps 
les  renversaient  de  fond  en  comble. 

Des  travaux  importants  viennent  d'être  entrepris.  M.  l'abbé  Cochet  est 
entré  dans  la  direction  qu'ont  prise  les  idées.  Il  s'est  d'abord  occupé  de  sa 
chère  Normandie.  Le  Répertoire  archéologique  de  l'arrondissement  de  Dieppe 
forme  la  première  partie  d'une  publication  qui  doit  comprendre  tout  le  dé- 
partement de  la  Seine-Inférieure.  Nous  apprenons  que  l'abbé  Cochet  continue 
de  s'occuper  de  cet  important  travail,  qu'on  vient  aujourd'hui  de  couronner. 
La  seconde  partie,  dit  le  Bulletin  de  l'Académie  de  Rouen  ,  relative  à  Tût- 
rondissement  du  Havre ,  a  été  déjà  transmise  au  ministère  il  y  a  quelques 
mois.  Un  nouveau  triomphe  attend  sans  doute  encore  M.  l'abbé  Cochet. 

Charles  COLIGNY. 


OVCN    —  tW.    M.   CAOKUM,  KVB  PK»Clft«C,  1». 


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ANTIQUITES. 


L'ARCHEOLOGIE 

DANS 

LA     SEINE-INFERIEURE 

EN  1862. 


Depuis  quelques  temps  je  me  fais  un  devoir  de  résumer,  en  quel- 
ques pages,  les  opérations  archéologiques  les  plus  importantes  qui 
ont  lieu  chaque  année  dans  le  département  de  la  Seine-Inférieure. 
On  voit  par  ce  court  exposé  tout  ce  qu'une  bonne  organisation  permet 
d'exécuter  dans  un  seul  département,  et  ce  que  d'heureuses  circons- 
tances apportent  de  découvertes  dans  le  cours  d'un  seul  an.  Ces  dé- 
couvertes sont  relatives  aux  quatre  grandes  périodes  do  notre  his- 
toire. 

§1—  RBGHBRCHB  IIB  MOMJIIBMTS  AIVTI^IIBS. 

PÉRIODE  GAULOISE. 

La  période  gauloise  s'est  de  nouveau  manifestée  cette  année.  Il  est 

vrai  que  de  cette  période  réculée  un  seul  monument  s'est  fait  jour, 

mais  quand  on  songe  à  la  rareté  des  faits  de  ce  genre  ,  on  a  lieu  de 

se  tenir  pour  satisfait. 

51 


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—  794  — 

Saint-Wandrille-Rençon.  —  A  la  Côte  des  Cailleltes  (commune 
de  Saint- Wandrille-Rençon,  arrondissement  d'Yvetot),  dans  le  cou- 
rant de  juillet  1861 ,  un  cimetière  celtique  s'est  révélé  sous  la  pioche 
des  terrassiers  cherchant  du  caillou  pour  les  routes:  Les  sépultures 
consistaient  en  des  urnes  de  terre  grossière  ayant  la  forme  d'un  pot- 
à-fleur  et  présentant  tous  les  caractères  de  la  céramique  primitive. 
Presque  tous  ces  vases  contenaient  des  os  brûlés  et  concassés  ;  mal- 
heureusement aucun  n'est  arrivé  jusqu'à  nous  dans  un  état  complet. 
Nous  n'avons  connu  que  des  fragments  recueillis  par  M.  le  docteur 
Gueroult,  de  Caudebec. 

Ces  urnes  qui  étaient  fort  nombreuses  avaient  été  accompagnées 
d'armes  de  fer,  notamment  de  javelots,  de  lances  et  d'épées.  Les 
épées  enveloppées  dans  des  fourreaux  de  métal  avaient  été  plovées 
suivant  un  usage  celtique  que  nous  retrouvons  à  Eslettes,  près  Mon- 
ville,  en  1847;  àBouelles,près  Neufchâtel,  en  1854;  àMoulineaux, 
près  Rouen,  en  1855,  et  au  Vaudreuil,  près  Louviers,  en  1859. 

PÉRIODE  ROMAINE. 

Comme  toujours  la  période  romaine  s'est  montrée  la  plus  féconde 
des  civilisations  antiques.  Après  le  moyen-âge  chrétien  ,  cVst 
l'époque  qui  a  laissé  le  plus  de  traces  parmi  nous. 

Manneville-la-Goupil. — En  1856,  des  incinérations  gallo- 
romaines  s'étaient  fait  jour  à  Manneville-la-Goupil  (canton  de  Goder- 
ville  ,  arrondissement  du  Havre),  en  comblant  une  mare,  au  hameau 
de  Chambray  ;  de  nombreux  vases  antiques  en  terre  et  en  verre  con- 
tenant pour  la  plupart  des  os  brûlés  avaient  été  recueillis  et  reconnus 
pour  appartenir  à  d'anciennes  sépultures  gallo-romaines.  —  Désirant 
m'assurer  de  l'étendue  et  l'importance  de  ce  cimetière ,  j  V  ai  pra- 


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—  795  — 

tiqué  une  fouille  en  septembre  1861  et  je  n'y  ai  rencontré  qu'une 
urne  en  terre  grise  de  forme  ollaire  et  recouverte  d'une  assiette  en 
terre  noire.  L'urne  contenait  les  os  brûlés  d'un  adulte,  au-dessus  des- 
quels on  avait  placé  une  coupe  de  verre  et  au-dessous  trois  monnaies 
de  bronze  du  Haut-Empire  et  trois  palets  en  os  (tali),  tels  que  j'en  ai 
déjà  rencontré  dans  le  cimetière  romain  de  Lillebonne. 

Sainte-Marguerite- sur-Mer.  —  Sainte -Marguerite -sur-Mer 
(canton  d'Offranville),  est  en  possession  depuis  plus  de  quarante  ans 
d'occuper  les  archéologues  par  les  nombreuses  antiquités  qui  ont  été 
rencontrées  sur  son  sol  privilégié.  Dès  1820  et  1822,  M.  Sollicoflre 
et  M.  Estancelin  ont  constaté  les  premières  découvertes  par  des  cer- 
cueils de  plâtre  et  de  pierre,  et  par  des  sépultures  franques  accom- 
pagnées d'ornements  et  d'armures.  — A  la  même  époque,  la  charrue 
montra  des  mosaïques  que  des  fouilles  régulières  firent  sortir  de 
terre  avec  Fensemble  d'une  magnifique  villa  romaine.  De  1840  à 
1846 ,  les  dépendances  de  la  villa  apparurent.  —  C'étaient  des  bains, 
une  fontaine  avec  son  bassin,  un  temple  ou  cella^  et,  enfin ,  une  lon- 
gue galerie  pavée  et  lambrissée  en  mosaïque. 

Les  jardins  de  la  villa  montrèrent  des  sépultures  germaniques  de 
la  famille  des  Saxons  et  des  Francs,  en  un  mot  des  peuples  envahis- 
seurs de  la  Gaule  au  déclin  de  l'Empire. 

Mais,  chose  singulière!  jamais  jusqu'ici  le  cimetière  romain  de  la 
villa  ne  s'était  laissé  soupçonner.  Une  urne  en  verre  bleu  avait  ap- 
paru près  du  château  de  M.  de  la  Tour;  mais  elle  était  isolée  et  les 
incinérations  se  faisaient  toujours  attendre. 

Un  laboureur  de  la  localité  m'ayant  averti  que  dans  son  champ 
appelé  la  Roquette^  la  charrue  rencontrait  des  murs  et  des  fonda- 
tions, j'y  ai  fait  des  fouilles  qui  m'ont  permis  de  reconnaître  plu- 


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—  796  — 

sieurs  fragments  de  murailles  et  sur  un  point  les  bases  de  six  à  huit 
colonnes  rondes  que  je  suppose  avoir  été  des  stèles  funéraires.  Ce 
qui  me  le  fait  présumer,  c'est  qu'entre  chacune  de  ces  colonnes,  j'ai 
rencontré  un  encaissement  long  et  large  de  85  centimètres  rempli  de 
terres  noires  et  de  vases  broyés  que  je  considère  comme  des  urnes 
cinéraires.  Une  de  ces  colonnes  était  en  briques  circulaires  revêtues 
d'une  couche  de  ciment  qui  dut  recevoir  des  stucs.  On  m'a  assuré 
que  des  colonnes  funèbres  de  ce  genre  existaient  encore  à  Pompéïa 
el  à  Herculanum.  Je  crois  donc  avoir  trouvé  ici  une  partie  du  cime- 
tière des  Romains  qui  vécurent  à  Sainte-Marguerite  pendant  le  Haut- 
Empire. 

Graville-Saintb-Honorine.  —  Durant  les  six  premiers  mois  de 
J861 ,  un  habitant  de  Graville-Sainte-Honorine ,  près  le  Havre , 
tirant  du  sable  de  sa  carrière  située  au  haut  de  la  me  Montmirail  el 
sur  la  lisière  de  l'ancien  bois  de  la  Hallate^  a  rencontré  constamment 
des  vases  antiques  contenant  des  ossements  humains  brûlés  et  con- 
cassés. Mon  attention  ayant  été  appelée  sur  ce  pointpar  les  journaux 
du  Havre,  j'ai  visité  cette  mine  archéologique  au  mois  d'août  de  la 
même  année.  J'ai  reconnu  dans  cette  série  de  découvertes  des  inci- 
nérations gallo-romaines  des  trois  premiers  siècles  de  notre  ère.  Il  a 
été  détruit  en  cet  en  droit  plus  de  150  vases  en  terre  et  en  verre 
provenant  d'un  cimetière  romain  du  Haut-Empire.  Quelques  vases 
seulement  ont  été  conservés  et  offerts  au  Musée  du  Havre  où  je  les 
ai  visités.  Ce  sont  des  urnes  en  terre  cuite ,  des  vases  aux  offrandes 
et  aux  libations ,  des  amphores  et  des  fioles  de  verre  comme  dans 
tout  le  pays  de  Caux. 

TouRViLLB-LA-RiviÊRE. — Au  Commencement  de  cette  année. 


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—  797  — 

j'ai  appris  pour  la  première  fois  qu'à  Tourville-la-Rivière  (canton 
d'Elbeuf),  on  trouvait  depuis  vingt  ans  des  vases  et  des  sépultures 
antiques.  La  première  découverte  fut  faite  en  1842 ,  lors  du  perce- 
ment du  tunnel  du  chemin  de  fer  de  Rouen  à  Paris.  Depuis  ce  temps 
l'exploitation  d'une  sablière  a  révélé  presque  tous  les  ans  des  sque- 
lettes accompagnés  de  vases.  A  trois  différentes  reprises,  il  a  été 
aperçu  des  cercueils  en  plomb  contenant  des  corps  et  des  objets  d'art. 

J'ai  fouillé  cette  mine  féconde  en  mai  et  en  juin  1862,  et  je  l'ai 
trouvée  en  partie  épuisée.  Cependant  elle  m'a  encore  donné  une 
urne  remplie  d'os  brûlés  et  quelques  sépultures  escortées  de  vases 
de  terre  et  de  verre  ;  une  bague  en  bronze  ;  un  bracelet  de  verre, 
et  des  monnaies  du  Bas-Empire.  En  même  temps ,  j'ai  constaté  qu'il 
y  avait  eu  là  un  cimetière  à  inhumation  du  iv*  et  du  v*  siècle ,  chose 
rare  dans  nos  contrées. 

Généralement  les  corps  avaient  été  déposés  dans  des  cercueils  de 
bois  d'une  grande  épaisseur,  à  en  juger  par  les  clous  en  fer  qui 
n'avaient  pas  moins  de  12  à  15  centimètres.  Ces  cercueils  ont  renfermé 
des  vases  de  terre  et  surtout  des  coupes  de  verre ,  dont  il  n'a  point 
été  trouvé  moins  de  40  à  50.  Nulle  part  le  verre  ne  s'est  montré 
aussi  abondant.  Presque  tous  les  vases  étaient  saturés  au  dedans  et  au 
dehors  d'un  tartre  raugeâtre  semblable  à  du  sang  caillé  ou  à  de  la  lie 
desséchée.  Les  objets  de  métal  étaient  en  petit  nombre.  Je  dois  citer 
pourtant  des  bracelets  en  bronze,  un  vase  en  fer,  des  boîtes  en  îole 
ot  des  masses  de  quinaires  en  bronze  do  Posthume  et  de  Tétricus. 

Saint-Saens.  —  Une  des  découvertes  intéressantes  que  j'ai  faites 
cette  année ,  a  été  la  constatation  à  Saint-Saëns  (  arrondissement  de 
Neufchâtel),  d'une  ancienne  fabrique  de  meules  à  broyer,  pour  les 


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—  798  — 

époques  gauloise,  romaine  et  franque.  Cette  fabrique  avait  lieu  dans 
le  bois  de  P Abbaye j  où  Ton  voit  d'énormes  fosses  accompagnées  de 
buttes  très  élevées.  Là,  le  poudingue  abonde  et  l'on  ne  saurait  douter 
que  ces  grands  mouvements  de  terrain  ne  soient  des  restes  d'extrac- 
tion. Des  recherches  faites  sur  le  sol  nous  ont  montré  une  quantiU» 
de  meules  à  l'état  de  formation;  ce  sont  des  ébauches  et  des  essais 
abandonnés  par  les  anciens  industriels. 

De  simples  débris  romains  nous  sont  apparu  à  Pourville,  près 
Dieppe;  au  Bosc-le-Hard  (canton de  Bellencombre )  ;  à  Etretat  et  à 
Blangy-sur-Bresle . 

PÉRIODE  FRANQUE. 

CoLLBviLLB.  —  En  octobre  1861 ,  j'ai  eu  occasion  de  constatera 
Colleville,  près  Fécamp  (canton  de  Valmont),  la  découverte  de  nou- 
velles sépultures  franques  faite  en  creusant  les  fondations  de  la  nou- 
velle nef.  Ces  sépultures  consistaient ,  comme  celles  de  1854  et  de 
1856,  en  des  cercueils  de  pierre  de  Vergelé ,  renfermant,  avec  des 
corps ,  des  lances,  des  couteaux,  des  haches,  des  boucles  en  fer  et 
en  bronze ,  des  fibules  de  cuivre  et  des  vases  en  terre  cuite. 

Blangy.  —  Au  mois  janvier  dernier  ,  les  feuilles  publiques 
m'avaient  appris  que  des  antiquités  franques  avaient  été  rencontrées 
à  Blangy-sur-Bresle,  en  plantant  des  pommiers  dans  un  pré  appelé 
le  Camp-Comtois.  Ces  objets  consistant  en  deux  haches  de  fer  et  en 
six  vases  de  terre  marqués  à  l'estampille ,  avaient  été  recueillis  par 
M.  de  Morgan  qui  voulait  bien  autoriser  les  fouilles.  Ces  fouilles ,  je 
les  ai  faites  au  mois  de  mai  dernier,  et  j'ai  reconnu  que  le  Cofnp- 
Comtois  avait  été  un  cimetière  à  l'époque  franque  ;  mais  plusieurs 


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—  790  — 

fosses  avaient  ëté  violées ,  soit  dans  ces  derniers  temps,  soit  même 
au  moyen-âge.  —  Néanmoins,  malgré  les  spoliations  et  les  déplace- 
ments de  sépultures,  j'ai  encore  recueilli  dans  quelques  fosses  une 
hache  et  une  lance  en  fer,  une  pince  à  épiler  en  bronze,  deux  ou  trois 
vases  en  terre  placés  aux  pieds ,  une  coupe  et  un  bol  de  verre  de 
forme  bien  mérovingienne. 

Lamberville.  —  En  1859,  j'avais  reconnu  sur  une  des  collines  de 
Launberville  (canton  de  Bacqueville),  un  cimetière  mérovingien  dont 
les  premières  traces  avaient  apparu  en  1854,  à  l'occasion  de  nivelle- 
ments de  terrains.  Dans  un  premier  sondage  j'avais  recueilli,  avec 
plusieurs  vases  de  terre ,  des  boucles  et  des  agrafes  de  fer ,  des 
plaques  de  ceinturon  en  bronze ,  des  fibules  et  un  style  en  cuivre  , 
des  perles  de  verre  servant  de  collier,  et  un  sabre  encore  enfermé 
dans  un  fourreau  décoré  de  bronze. 

Ayant  pu,  en  1862,  donner  un  plus  grand  développement  à  mon 
exploration ,  j'ai  reconnu  la  présence  de  douze  à  quinze  sépultures  de 
personnes  de  tout  âge.  J'ai  recueilli  aux  pieds  des  morts  six  vases  en 
terre  blanche  ou  noire,  et  sur  le  corps  cinq  ou  six  agrafes  de  bronze 
accompagées  de  plaques  et  de  contre-plaques  ciselées.  J'ai  également 
récolté  une  épingle  en  bronze ,  un  style  et  une  terminaison  de  cein- 
ture. Sur  les  trois  objets  de  bronze,  ces  derniers  offraient  des  croix , 
ce  qui  me  paraît  un  signe  chrétien. 

PouRviLLB,  PRÈS  DiEPPB.  — Je  u'avais  pas  oublié  que,  vers  1830, 
à  Pourville,  près  Dieppe,  six  cercueils  en  pierre  de  Vergelé  étaient 
tombés  d'une  cavée  dans  un  jardin  situé  sous  le  Pâtis  de  Saint- 
Thomas^  là  où  une  tradition  plaçait  l'ancienne  église.  Les  cercueils 
éboulés  par  la  chute  des  terrains  contenaient  un  ou  plusieurs  corps. 


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—  800  — 

L'un  d'eux  renfermait  une  épëe  en  fer,  seul  objet  dont  on  avait  gardé 
le  souvenir.  A  trente-deux  ans  de  distance,  j'ai  cherché  la  suite  de 
ces  sépultures  et  je  n'ai  reconnu  dans  le  sol  que  quelques  ossements, 
déjà  visités,  et  une  agrafe  de  fer  avec  plaque  et  contre-plaque  de 
ceinturon. 

Martin-Eglise.  —  Le  cimetière  qui  entoure  l'église  de  Martin- 
Eglise  ,  près  Dieppe ,  a  continué  de  nous  donner,  comme  il  le  fait 
depuis  quelques  années,  des  débris  de  l'époque  franque.  J'airecueilU 
cette  année  deux  plaques  de  ceinturon  en  fer  damasquiné  et  un  beau 
scramasaxe  long  de  plus  de  45  centimètres  et  portant  encore  sa 
double  rainure  sur  chaque  côté  de  la  lame. 

PÉRIODE  CHRÉTIENNE  DU  MOYEN-AGE. 

AuPFAY.  —  En  juillet  1861,  des  travaux  de  déblais  et  de  terras- 
sement pratiqués  au  nord  de  l'église  d'Auffay  (canton  de  Tôtes), 
pour  la  construction  d'une  sacristie,  ont  révélé  d'intéressants  et  pré- 
cieux débris.  Il  y  a  été  facile  d'y  reconnaître  les  restes  d'une  cons- 
truction du  xiii"  siècle,  qui  fut  probablement  le  cloître  ,  et  une  cha- 
pelle de  l'ancien  prieuré.  Là  s'est  rencontré ,  comme  toujours ,  une 
série  de  carreaux  émaillés  du  xm*  et  du  xiv*  siècle  ;  des  sépultures 
chrétiennes  de  toutes  les  époques  apparurent  aussi.  Elles  étaient  re- 
connaissables  à  l'orientation ,  aux  clous  des  cercueils,  et,  surtout, 
aux  vases  à  charbon  qui  les  entouraient.  Ces  vases  nombreux  et  di- 
vers m'ont  paru  aller  depuis  le  xiv*  siècle  jusqu'au  xvi*.  Une  de  ces 
sépultures,  que  je  crois  celle  d'un  bénédictin  du  pieuré  d'Auffay,  a 
donné  à  la  ceinture  une  boucle  en  bronze  accompagnée  de  deux  an- 
neaux de  même  métal. 


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—  801  — 

Mais  la  meilleure  découverte  provenant  de  ce  travail  de  déblai , 
fut  une  belle  dalle  en  pierre  de  Chérence  ou  de  Vernon ,  épaisse  de 
8  centimètres,  large  de  1  mètre  42  et  haute  de  2  mètres  95.  Cette 
grande  dalle  recouverte  d'ornements  gravés  en  creux  représente 
deux  bourgeois  d'Auffay  du  xiv*"  siècle ,  l'époux  et  l'épouse.  On  lit 
autour  :  «  chi  gist  benart  des  bovlovrs  qvi  trespassa  l'an  mil 

CCCXLVII  (1347)  LA  VEGILE  DE  LA  CANDELBVR.  PRIES  DIEV  QVIL  ET 
LAME  DE  LI  A(M)EN.  —  CHI  GIST  LORENCHB  QVI  EV  FAME  BENART  DES 
bovlovrs  qvi  trespassa...  de  DECEMBRE...  AMEN.  » 

Cette  belle  dalle,  quoique  calcinée  par  le  feu  et  mise  en  plus  de 
vingt-cinq  morceaux,  a  été  soigneusement  conservée  et  encastrée 
dans  l'intérieur  de  l'église  d'Auffay  aux  frais  du  département 

FÉCAMP.  —  Dans  le  courant  de  l'année  1861 ,  un  habitant  de 
Fécamp  a  construit  une  maison  dans  la  rue  des  Forts ,  sur  l'ancien 
parvis  méridional  de  l'abbaye.  En  creusant  les  fondations  de  la 
cave,  il  a  percé  une  triple  couche  de  cercueils  en  moellon,  que  nous 
attribuons  auxi*  ou  au  xii*  siècle,  si  nous  en  jugeons  par  les  entailles 
de  la  tête.  Il  a  recueilli  dedans  ou  à  côté  des  vases  à  charbon  que 
je  crois  du  xiii*  siècle  ;  puis ,  il  a  rencontré  sur  les  morts  un  cer- 
tiûn  nombre  de  coquilles  ou  pèlerines  percées  au  talon  de  deux  trous 
destinés  à  les  fixer.  Nous  ignorons  l'usage  de  pareilles  coquilles,  qui 
ont  déjà  apparu  à  Fécamp  en  1830  et  que  l'on  retrouve  dans  les 
sépultures  chrétiennes  de  l'abbaye  de  Jumiéges,  de  la  maladrerio 
deBemay,  de  la  Suisse  et  de  la  Savoie. 

Saint-Wandrille-Rençon.  —  Au  commencement  d'octobre 
1861 ,  j'ai  pratiqué  dans  l'ancienne  église  abbatiale  de  Saint-Wan- 
drille,  une  fouille  qui  m'a  fait  rencontrer  plusieurs  caves  sépulcrales 


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—  802  — 
dans  le  chœur  et  sous  les  transepts.  Elles  avaient  été  spoliées  à  la 
Révolution.  J'ai  constaté  au  parvis  l'existence  de  cercueils  du  xr  et 
du  XII'  siècle,  suivant  un  usajre  qui  fut  général  au  moyen-àge  ;  de 
semblables  sarcophages  se  sont  montrés  le  long  des  gouttières, 
au  côté  méridional  de  la  nef.  Dans  le  sanctuaire,  j'ai  recueilli  sur 
la  ceinture  d'un  religieux  une  boucle  et  deux  anneaux  de  fer, 
comme  à  Auffay. 

Sous  le  chœur  et  dans  les  transepts,  j'ai  retrouvé  des  cercueils 
de  pierre  du  xii*  et  du  xiii*  siècle,  des  bières  en  bois  et  des 
sarcophages  en  plâtre  du  xiv"  au  xv*  siècle.  La  plupart  avaient  éU'^ 
violés  ;  cependant  quelques-ims  nous  ont  donné  des  vases  à  charbon 
du  XII i*  et  du  xvi*'  siècles  ;  des  restes  d'étoffes,  des  sandales  en 
cuir,  et  un  chapelet  en  bois  accompagné  d'une  médaille  ou  croix  de 
Saint-Benoit  f  que  je  crois  du  xvii*'  siècle. 

Le  Havre.  —  Pendant  le  mois  d'octobre  1861  on  creusait  au 
Havre  les  fondations  d'un  hôtel  de  la  Gendarmerie  impériale,  à 
l'endroit  où  avait  existé,  pendant  les  deux  derniers  siècles,  un  cou- 
vent d'Ursulines.  Cet  ancien  monastère,  transformé  en  prison  depuis 
un  demi  siècle,  était  situé  au  lieu  nommé  Vllot^  entre  la  me  mi 
Lard  et  la  rue  Beauverger.  Cinquante  corps  environ  ont  été  exhu- 
més :  presque  tous  étaient  dans  des  cercueils  de  bois  ;  neuf  d'entre 
eux  présentaient  une  plaque  en  plomb  sur  laquelle  était  ime  ins- 
cription gravée  au  poinçon.  Ces  plaques  de  30  à  40  centimètres 
en  carré,  contiennent  les  noms,  l'âge,  la  profession  religieuse  et  la 
date  du  décès  des  anciennes  ursulines.  Toutes  celles  qui  ont  été 
recueillies  datent  du  xviii"  siècle  ;  mais  nous  ignorions  l'usage  de 
ces  plaques  commémoratives  en  plomb.  Ailleurs,  notamment  à  Mon- 
tivilliers,  nous  n'avions  recueilli  que  des  tablettes  d'ardoise. 


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—  803  — 

Dieppe.  —  Le  fief  de  Caude-Côte ,  près  Dieppe ,  (prœdhun  de 
Caldecottd)  est  mentionne  dès  1030  dans  la  charte  de  Gosselin-le- 
Vicomte,  qui  peut  passer,  avec  raison ,  pour  le  plus  ancien  titre 
historique  de  Dieppe.  Une  vieille  tradition  prétend  que  les  Bénédic- 
tins de  la  Trinité  du  Mont  de  Rouen,  possesseurs  de  ce  fief,  avaient 
fondé  dès  le  xi"  siècle ,  sur  le  promontoire  de  Caude-Côte  un  prieuré 
qui  serait  devenu  plus  tard  la  chapelle  de  Saint-Nicolas.  Tous  ces 
motifs ,  joints  à  la  présence  de  quelques  débris  romains  aperçus  dans 
la  coupe  des  falaises ,  faisaient  supposer  que  le  sol ,  encore  couvert 
de  substructions,  pouvait  receler  de  curieux  monuments. 

Toutes  ces  raisons  me  déterminèrent  à  pratiquer  une  fouille  à 
Caude-Côte  en  novembre  et  en  décembre  1861.  J'explorai  tout  lo 
sol  deTancienne  chapelle  démolie  en  1841.  Je  constatai  que  le  der- 
nier édifice  religieux  n'était  pas  antérieur  au  xvi*  siècle,  mais  qu'il 
avait  succédé  à  une  construction  du  xiii*  siècle,  dont  on  retrouvait 
les  colonnettes  de  pierre. 

Le  chœur  nous  adonné  quelques  carreaux  émaillés  que  je  crois 
du  XVI*  siècle,  etquatre  sépultures,  dont  trois  étaient  accompagnées 
de  vases.  Ces  vases,  forés  et  remplis  de  charbon,  m'ont  paru  dater  du 
xiv'au  xvi*  siècle. 

La  principale  découverte  de  cette  fouille  fut  un  petit  trésor  ren- 
contré sous  le  pavage  du  chœur  et  composé  de  trente-cinq  pièces  d'or 
du  xvi'  siècle  ;  il  y  en  avait  douze  de  France,  quatorze  d'Espagne, 
quatre  de  Portugal ,  trois  d'Italie,  une  de  Suisse  et  une  de  Hongrie. 
La  plus  ancienne  était  de  Mathias  Corvin ,  roi  de  Hongrie  ;  les  plus 
récentes  étaient  de  Charles  IX  (1567)  et  de  la  république  de  Genève 
(1568). 


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—  804  — 

La  totalité  du  trésor  pesait  1 25  grammes  et  représentait  une  valeur 
intrinsèque  de  375  fr.  Le  propriétaires  du  terrain  ayant  réclamé  la 
moitié  de  ces  pièces  ;  l'autre  moitié  est  rentrée  au  Musée  départe- 
mental. Nous  supposons  que  cette  cachette  a  été  placé  là  au  plus  tôt 
en  1572,  au  plus  tard  en  1589. 

PouRViLLE,  près  Dieppe.  —  Dans  les  fouilles  que  j'ai  pratiquées 
en  1862,  au  sein  de  l'église  démolie  de  Pourville,  j'ai  reconnu  que 
rédifice  actuel  datait  au  plus  tôt  de  la  fin  du  xvi*  siècle.  Le  chœur 
seul  nous  a  donné  quelques  sépultures  intéressantes  ;  c'étaient  des 
ecclésiastiques  reconnaissables  à  leur  orientation  spéciale  (les  pieds 
à  l'ouest,  la  tête  à  l'est)  et  aux  ornements  de  cuivre  de  leurs  cha- 
subles. Une  seule  de  ces  sépultures  nous  a  fourni  une  terrine  de 
grès  propre  à  contenir  de  l'eau  bénite. 

MoNTiviLLiERS.  —  A  la  fin  de  mars  1862,  le  chœur  de  l'abbave 
de  Montivilliers  s'étant  effondré  a  laissé  voir  le  caveau  des  dames 
de  l'Hospital ,  abbesses  de  ce  royal  monastère  de  1595  à  1661 .  Ce 
caveau  haut  de  2  mètres,  long  de  2  mètres  15  et  large  de  1  mètre 
40,  est  entièrement  construit  en  pierre  de  taille.  Violé  à  la  Révolu- 
tion, il  a  été  trouvé  rempli  de  débris  de  toutes  sortes.  Toutefois  on 
y  a  reconnu  très  clairement  trois  crânes  de  femme,  des  cercueils  de 
bois,  des  restes  de  tissus  provenant  de  vêtements  funèbres  et  un  cœur 
en  plomb  encore  assez  bien  conservé.  Cette  boîte  de  métal,  haute 
de  19  centimètres  et  large  de  21  centimètres,  dut  contenir  le  cœur 
d'une  des  trois  dames  de  l'Hospital,  les  plus  renommées  abbesses  du 
célèbre  monastère. 

Rouen.  —  Mais  le  cœur  le  plus  illustre  et  le  caveau  le  plus  re- 
nommé  que  nous  ayons  rencontré  cette  année  ,  c'est,  sans  contredit. 


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—  sos- 
ie caveau  et  le  cœur  de  Charles  V ,  roi  de  France,  découverts  le 
26  mai  dernier  dans  le  sanctuaire  même  de  la  cathédrale  de  Rouen. 
On  savait  par  l'histoire  que  le  cœur  de  ce  sage  roi  avait  été  déposé 
dans  le  chœur  de  Notre-Dame,  le  10  octobre  1380;  mais  depuis 
l'enlèvement  de  tout  signe  extérieur,  en  1737et  en  1793,  latradi- 
dion  était  muette  sur  la  véritable  place  du  caveau  et  sur  la  relique 
elle-même.  Une  fouille  heureuse,  tentée  dans  le  désir  de  s'assurer 
de  la  possession  actuelle  du  dépôt  confié  à  l'église  de  Rouen ,  a 
fait  rencontrer  le  caveau  où  reposait  depuis  cinq  siècles  le  cœur  du 
plus  sage  des  rois  de  France.  Le  caveau  situé  à  75  centimètres  du 
pavage  actuel ,  est  en  pierre  de  taille  et  il  mesure  50  centimètres 
en  hauteur,  64  en  longueur  et  47  en  largeur.  11  est  fermé  ù  la  base 
et  au  sommet  par  une  grille  en  fer  que  recouvre  une  lame  de  plomb 
de  48  centimètres  en  carré.  C'était  sur  la  grille  et  sur  la  lame  infé- 
rieures que  reposait  le  cœur  du  roi ,  enfermé  primitivement  dans 
une  boîte  d'étain  ou  d'alliage ,  boîte  qui  avait  elle-même  la  forme 
d'un  cœur  humain,  mais  que  l'action  du  temps  avait  décomposée. 
Sous  la  plaque  de  métal  qui  avait  résisté  à  l'oxyde,  se  voyait  un 
résidu  rougeâtre  de  couleur  tannée,  ce  qui  n'était  autre  chose  que 
le  cœur  du  roi  Charles  V,  avec  les  aromates  dont  il  avait  été  saturé. 
L'analyse  chimique  à  reconnu  d'une  manière  incontestable  les 
traces  d'un  embaumement. 

Après  cette  découverte  qui  a  excité  un  intérêt  général,  le  cœur 
du  roi  a  été  enfermé  de  nouveau  dans  une  double  boîte  de  métal  et 
le  caveau  a  été  fermé  en  présence  de  M*'  l'archevêque  de  Rouen , 
qui  doit  prochainement  faire  placer  dessus  une  inscription  commé- 
morative. 


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—  806  — 

Enfin,  des  travaux  de  déblais  opérés  dans  la  vallée  de  la  Scie 
ont  fait  voir  la  base  ensevelie  de  deux  anciens  châteaux  du  moyen- 
age,  mais  d'une  époque  bien  différente. 

Château  de  Charles-Mesnil. —  Le  premier  est  celui  de  Charles- 
Mesnil  (commune  de  Manéhou  ville,  canton  de  Longue  ville).  Des  tours 
rondes,  placées  aux  angles  du  corps  carré  de  la  forteresse,  se  sont 
montrées  avec  leurs  revêtements  de  grès  du  xvi*  sièle.  Cependant, 
on  a  reconnu,  parmi  ces  débris ,  les  carreaux  émaillés  qui  pourraient 
bien  remonter  au  xiv*  sièle.  Du  reste,  il  est  certain  que  le  château 
n'a  été  démoli  que  depuis  1700  ;  car  il  figure  entier  et  complet  dans 
la  collection  Gaignières. 

Château  de  Dénest  an  ville.  —  L'autre  château  disparu  depuis 
long-temps  et  séculairement  caché  sous  une  motte  de  terre,  est 
celui  de  Dénestanville  dans  le  même  canton.  Il  est  entièrement  cons- 
truit en  tuf  et  ses  murs  ont  jusqu'à  trois  mètres  d'épaisseur.  On  y 
remarque  des  tours  rondes  et  carrées,  des  chapiteaux  de  colonnes 
dénotant  l'époque  romane  la  plus  barbare.  On  croit  voir  ici  un  de 
ces  châteaux  en  bois  et  en  maçonnerie  qui  figurent  sur  la  tapisserie 
de  Bayeux.  Nous  croyons  celui-ci  de  l'époque  normande  ou  carlo- 
vingienne. 

§  II.  —  CONSEBVATIOW  DE  MONUMENTS  ET  SOUVEIVIBS 

niSTOiilflUES. 

DALLES    ENCASTRÉES.  —  INSCRIPTIONS   COMMÈMORATIVES. 

Après  l'exposé  des  recherches  et  découvertes  d'antiquités,  il  me 
reste  maintenant  à  dire  ce  qui  a  été  fait  pour  la  conservation  des 
monuments  et  des  souvenirs  historiques. 


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—  807  — 

AuFPAY.  —  J'ai  mentionné  la  belle  dalle  tumulaire  du  xiv*  siècle 
découverte  à  Auifay  et  encastrée  dans  l'église  de  ce  bourg. 

Denestanville.  —  J'ai  également  fait  encastrer  dans  le  pignon 
occidental  de  l'église  de  Denestanville  (canton  de  Longueville)  la 
pierre  tombale  d'une  châtelaine  de  1614 ,  gravée  avec  beaucoup 
de  soin  et  recouverte  d'une  inscription. 

Varengeville-sur-Mer.  —  J'ai  été  assez  heureux  pour  faire  en- 
castrer dans  l'église  deux  inscriptions  qui  en  étaient  sorties.  La 
première  est  une  pierre  tumulaire  du  xvi*  siècle,  qui  depuis 
soixante-dix  ans  servait  de  seuil  à  une  ferme  ;  la  seconde  est  une 
plaque  de  marbre  noir  rachetée  chez  un  brocanteur  et  racontant 
toute  l'histoire  de  la  fondation  de  la  chapelle  de  Saint-Jérôme.  Cette 
chapelle,  supprimée  à  la  Révolution,  se  voit  au  hameau  de  la  Place  ^ 
où  elle  fut  fondée  en  1670  par  les  Guilbert  de  Rouville. 

LoNGUEiL.  —  Au  commencement  de  cette  année  la  ville  de  Dieppe 
a  fait  placer  dans  Téglise  de  Longueil  (canton  d'Offranville),  une 
inscription  commémorative  en  l'honneur  de  David  Asseline ,  prestre 
de  Saint-Jacques  et  auteur  d'un  précieux  manuscrit  intitulé  :  Anli- 
fjviléset  Chroniques  de  Dieppe  (1(j82),  Asseline  était  venu  mourir  à 
Longueil  le  27  septembre  1703,  après  le  bombardement  de  sa  patrie, 
(*t  il  avait  été  enterré  dans  l'église  où  une  inscription  gardera  désor- 
mais sa  mémoire. 

Le  TiLLBUL.  —  Animé  d'un  sentiment  semblable,  M*'  l'arche- 
vêque de  Rouen  a  voulu  rendre  hommage  à  la  mémoire  de  deux 
ecclésiastiques  de  son  diocèse,  qui  ont  marqué  dans  les  sciences 
historiques  et  archéologiques.  A  cet  effet,  il  a  fait  placer  une  ins- 
cription commémorative  dans  l'église  du  Tilleul  (arrondissement 


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—  808  — 

du  Havre),  où  tous  deux  avaient  été  baptisés  à  deux  siècles  de  dis- 
tance. L'un  de  ces  ërudits  est  Dom  Guillaume  Fillaslre,  bénédictin 
de  Fécamp  et  Tami  de  Mabillon ,  décédé  en  1706.  L'autre  est  l'abbé 
Langlois,  chanoine  et  académicien  de  Rouen ,  auteur  d'une  Histoire 
(lu  Prieuré  du  Mont-aux-Malades . 

TouRviLLE-suR- Arques.  —  Une  célébrité  qui  appartient  à  la 
France  entière  dormait  obscurément  dans  l'église  de  Tourv'illensur- 
Arques  (canton  d'Ofiran ville).  Je  veux  parler  du  marquis  Thomas 
Hue  de  Miromesnil ,  premier  Président  du  parlement  de  Normandie 
et  garde  des  sceaux  de  France,  sous  Louis  XVI.  Cet  excellent  mi- 
nistre du  meilleur  des  rois ,  après  avoir  souffert  persécution  pour 
son  maître  ,  était  venu  mourir  le  6  juillet  1796  dans  son  château  de 
Miromesnil,  qu'il  avait  autrefois  entouré  de  ses  bienfaits.  La  recon- 
naissance publique  l'avait  inhumé  sans  pompe,  il  est  vrai,  mais  non 
sans  courage,  dans  le  chœur  même  de  l'église  alors  fermée  et  sans 
culte.  Depuis  soixante-six  ans  il  y  reposait  sans  que  rien  y  rappelât 
son  illustre  et  bienfaisante  mémoire.  Grâce  à  M.  le  Sénateur  Préfet , 
j'ai  pu  placer  dans  le  chœur  de  Tourville  une  inscription  sur  marbre 
qui  rappellera  à  la  postérité  et  à  notre  pays  le  passage  et  la  dé- 
pouille de  l'un  des  hommes  qui  ont  le  plus  honoré  la  France  et  la 
Normandie  au  xviii*  siècle. 

Allouvii^le-Bellefosse.  —  Enfin,  il  est  encore  un  autre 
hommage  dont  M.  le  Préfet  de  la  Seine-Inférieure  a  bien  voulu 
prendre  l'initiative ,  je  veux  parler  de  l'inscription  placée  dans  l'é- 
glise d'Allouville-Bellefosse  (canton  d'Yvetot),  en  l'honneur  de  Pierre 
Blain ,  sieur  d'Esnambuc  ,  le  pionnier  des  Antilles.  —  Blain  d'Es- 
nambuc  est  le  véritable  fondateur  des  colonies  françaises  dans  le 


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—  809  — 

golfe  du  Mexique.  C'est  lui  qui,  après  avoir  assuré  à  la  France  la 
possession  de  Saint-Christophe,  de  1625  à  1635,  a  eu  l'insigne  hon- 
neur de  prendre  possession ,  pour  le  roi  Louis  XIII ,  des  îles  de  la 
Martinique ,  le  15  septembre  1635 ,  et  de  la  Dominique  le  17  no- 
vembre de  la  même  année.  Le  souvenir  de  cet  homme  courageux  et 
utile  était  à  peu  près  perdu  dans  sa  propre  patrie ,  où  l'honneur  de 
son  œuvre  était  même  attribué  à  des  membres  de  sa  famille.  —  L'ins- 
cription d'Allouville  revendique  les  droits  du  pionnier  normand,  et 
elle  sera  un  hommage  rendu  par  la  mère  patrie  à  l'un  de  ses  plus 
intrépides  colons.  Il  est  juste  d'ajouter  que  les  colonies  françaises, 
par  la  personne  de  leur  délégués,  se  sont  associées  à  ce  légitime  et 
trop  tardif  hommage. 

L'abbé  COCHET. 


52 


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BISTOIBE. 


NOTICE  HISTORIQUE 

SUR 

L'ANCIEN  PRIEURE  DE  GRtNDMONT, 

PRÈS  ROUEN  (1). 


Tous  les  environs  de  Rouen  offrent  aux  artistes,  aux  touristes  et  à  Tob- 
servateur,  de  magnifiques  paysages  qu'il  serait  peut-être  difficile  de  trouTer 
ailleurs.  Parmi  les  sites  pittoresques  et  remarquables  qui  se  rencontrent 
à  chaque  pas  aux  portes  de  Tanciennecapitale  de  la  Normandie,  la  délicieuse 
promenade  du  Grand-Cours,  autrement  dît,  Cours  de  la  Reine,  mérite  d'at- 
tirer Tattention  par  la  beauté  et  la  variété  des  points  de  vue  admirables  de 
poésie,  de  grandeur  et  de  ms^esté. 

(1)  Depuis  la  fondation  du  monastère  de  Notre-Dame-du-Parc,  par  Henry  II,  duc 
de  Normandie  et  roi  d^Anglererre,  les  religieux  de  cette  maison  furent  appelés  les 
Bonshommes  de  Grandmont^  à  cause  du  chef-lieu  de  Tordre  établi  à  Grandmont,  bourg 
situé  dans  le  diocèse  de  Limoges  (ancien  Limousin). 

La  véritable  dénomination  de  cette  maison  religieuse  a  toujours  existé  depois,  tant 
dans  les  anciennes  chartes  comme  dans  la  tradition,  sous  le  titre  de  Prieari  et 
Grandmont.  Dans  les  paroisses  voisines,  particulièrement  à  la  Mi-Voie  près  Rouen, 
iexiste  encore  des  ateitx  ou  échanges  avec  les  particuliers,  portant  pour  suscription  : 
Priewré  de  Qrandmont,  et  c'est  par  erreur  qu'on  a  désigné  depois  quelques  années  cet 


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—  811  — 

Le  visiteur  qui  vient  de  contempler,  du  point  où  est  placée  la  statue  de 
Pierre  Corneille,  l'imposant  tableau  que  présente  le  port  toujours  rempli 
de  vaisseaux  arrivant  de  la  mer  ou  descendant  la  Seine,  et  enrichi  par 
l'aspect  des  monuments  incomparables  qui  font  de  Rouen  la  cité  la  plus  mo- 
numentale de  laFrance,  est  tout-à-fait  émerveillé  lorsqu'il  dirige  ses  regards 
vers  le  Grand-Cours,  situé  à  l'entrée  du  faubourg  de  Saint- Sever  sur  la 
rive  gauche  de  la  Seine.  Sur  les  premiers  plans,  ce  senties  rives  du  fleuve 
bordées  d'îles  couvertes  de  la  plus  belle  verdure  et  sillonnées  sans  cesse 
par  de  nombreuses  embarcations  de  toutes  formes  et  de  toutes  dimensions 
qui  charment  agréablement  la  vue  ;  au  second  plan  vers  l'Est,  l'ancienne 
église  Saint-Paul,  un  des  plus  vieux  monuments,  du  pays,  et  au-dessus,  les 
roches  blanches  de  la  montagne  Sainte-Catherine  qui  se  reflètent  dans  les 
eaux  limpides  ;  le  val  d'Eauplet,  avec  ses  usines  et  ses  jolies  maisons  d? 
campagnes  posées,  pour  ainsi  dire,  en  amphithéâtre  jusqu'au  pied  de  la  belle 
église  deBonsecours;  et  plus  loin,  au  bas  de  lachaîne  de  coteaux  qui  se  pro- 
longe à  l'infini,  ce  sont  les  vastes  usines  de  Lescure  qui,  semblables   à  un 

ancien  prieuré  sous  le  nom  de  Grammont.  Cest  ainsi  qu^à  partir  de  1792,  plasiears 
dënominationa  historiques  des  rues  et  carrefoure  de  notre  vieux  Rouen  ont  été  défi- 
gurées et  altérées  par  rignorance  et  le  vandalisme  des  autorités  de  Tépoque.  Vers 
1822  à  1823,  radministration  municipale  de  Rouen  donnait  elle-même  Texemple  de 
cette  barbare  transformation  en  faisant  inscrire  à  tort  sur  les  poteaux  bordant  les 
voies  qui  conduisent  à  ce  prieuré  devenu  le  magasin  à  poudre  :  Avenue  de  Grammont 
et  Rue  de  Grammont.  C'est  par  cela  même  que  cette  erreur  s'est  reproduite  jusqu'à  ce 
jour. 

D'après  les  documents  que  j'ai  consultés  et  ayant  exploré  moi-même  en  novembre 
dernier  1861,  les  bâtiments  claustraux  qui  restent,  ainsi  que  Téglisequi  sert  à  emma- 
gasiner la  poudre,  tout  indique  qu'il  existe  en  ces  lieux,  et  sous  l'église  particulière- 
ment, des  sépultures  qui  ont  échappé  à  la  dévastation,  et  probablement  qu'on  y 
trouverait  celle  de  Geffroy,  archevêque  d'York  et  fils  naturel  de  Henry  II,  etc.  La 
commission  des  antiquités  du  département  ferait  bien,  avec  l'autorisation  de  M.  le 
Sénateur  Préfet,  d'y  faire  pratiquer  quelques  fouilles  qui  pourraient,  selon  moi,  ame- 
ner de.  curieuses  découvertes  pour  notre  histoire  locale. 


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—  812  — 

volcan  mal  éteint,  lancent  dans  Tair,  jour  et  nuit,  des  tourbillons  d'épaisse 
fumée  ;  à  l'horizon,  les  falaises  si  pittoresques  de  Saint-Adrien-du-Becquet, 
se  détachant  sur  les  riches  et  grasses  prairies  de  Saint-Etienne-du-Rouvray, 
et  sur  un  plan  plus  rapproché,  le  frais  village  de  la  Mi-Voie  avec  sa  vieille 
église  dominée  par  le  beau  parc  du  château  de  Belbeuf.  Ce  taibleau  est  ra- 
vissant, et  en  présence  de  cette  belle  et  grande  nature,  Tâme  éprouve  tout 
à  la  fois  une  douce  mélancolie  et  un  profond  sentiment  d'admiration.  C'est 
surtout  lorsque  le  soleil  est  sur  son  déclin  et  vient  illuminerde  ses  derniers 
rayons  les  fabriques  et  les  masses  d'arbres  d'Eauplet  et  les  riants  cottages 
de  Bonsecours,  qu'il  semble  que  l'on  a  sous  les  yeux  en  ce  moment  quelques- 
uns  des  sites  d'Italie  si  bien  reproduits  par  Claude  Lorrain,  Guaspre  Pous- 
sin et  Joseph  Vernet  ! 

Au  milieu  de  ces  riches  paysages  animés  aujourd'hui  par  les  gigantesques 
travaux  de  l'industrie  moderne  il  existait  avant  la  Révolution  de  1790  un 
établissement  religieux  fondé  et  doté  par  la  piété  et  les  libéralités  des  ducs 
de  Normandie  et  des  rois  de  France.  Le  monastère  auquel  nous  consacrons 
ici  quelques  lignes  historiques  était  le  prieuré  de  Grandmont,  situé  à  peu  de 
distance  du  Grand-Cours,  dont  l'Eglise  et  les  restes  des  bâtiments  claustraux 
servent  depuis  cinquante  à  soixante  ans  de  magasin  à  poudre. 

Henry  II,  roi  d'Angleterre  et  duc  de  Normandie,  ayant  donné  un  fonds 
dans  la  forêt  de  Rouvray,  aux  religieux  de  l'ordre  de  Grandmont,  ils  com- 
mencèrent à  s'y  établir  l'an  1156.  Mais  étant  distraits  de  leurs  fonctions  à 
cause  des  chasseurs  qui  venaient  presque  tous  les  jours  chez  eux,  ils  lui  re- 
montrèrent ce  désordre,  ce  qui  le  détermina  à  leur  donner  son  parc  qui  con- 
tenait toutes  les  prairies  aux  environs  de  leur  maison,  et  c'est  par  cett*j 
raison  que  leur  église,  qui  était  dédiée  à  la  Sainte -Vierge,  était  appelée 
Dame-du-Parc,  et  sur  la  porte  du  Prieuré  était  représentée  l'image  de 
Notre-Dame  au  milieu  d'un  parc,  pour  mieux  exprimer  l'antiquité  de  cette 
maison  (1). 

(1)  Histoire  de  Aoue/i,  troisième  ëdition,  sixième  pai*tie,  contenant  la  suite  des 
Prieurés  et  toutes  les  autres  communautës  religieuses,  etc.  Rouen.  Louis  Du  Souil- 
let,  1731. 


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—  813  — 

Ces  religieux  suivaient  le  règle  de  Saint-Etienne -de-Muret,  ainsi  nommé 
à  cause  du  long  séjour  qu'il  fit  dans  le  bourg  de  Muret  dans  le  diocèse  de 
Limoges,  d'où,  successivement  après,  son  corps  et  ses  disciples  furent  trans- 
férés à  Grandmont,  ville  du  Haut-Limousin.  On  les  nommait  en  plusieurs 
endroits  du  royaume  les  Bonshommes^  parce  que  leur  premier  fondatxjur 
saint  Etienne  était  appelé  de  son  vivant  le  Bonhomme,  dont  le  nom  est  passé 
à  ses  successeurs.  Les  religieux  Minimes  établis  dans  les  bois  de  Yincennos 
où  ils  avaient  pris  la  place  des  religieux  de  Grandmont  en  1493 
étaient,  comme  ceux  de  Chaillot,  près  Paris,  appelés  également  les  «  Bons- 
hommes.» 

La  fondation  de  ce  monastère  a  été  depuis  confirmée  par  Richard  IV,  roi 
d'Angleterre  et  duc  de  Normandie,  fils  de  leur  fondateur  Henry  lî,  en  1192; 
par  Philippe-Auguste  en  1212,  après  la  conquête  de  la  Normandie;  ensuite 
par  Philippe  VI  en  1344,  Charles  VIII  en  1487  et  par  Louis  XIV  en  1661. 
Les  droits  et  les  prérogatives  dont  jouissait  ce  prieuré  étaient  considérables, 
ayant  haute,  moyenne  et  basse  justice  à  la  porte  de  la  ville  de  Rouen,  et  la 
moitié  d'un  faubourg  qui  en  dépendait.  Ce  prieuré  possédait  dans  la  ville 
l'hôtel  de  Grandmont,  dit  Za  Vieille  Romaine^  situé  rue  Herbière.  De  plus  il 
avait  droit  de  suffrage  aux  assemblées  de  THôtel-de-Ville,  et  il  lui  était  dû 
chaque  année  trente  mines  de  blé  à  prendre  sur  les  moulins  do  la  ville  ;  en- 
fin, comme  le  rapporte  l'historien  Farin,  auquel  nous  empruntons  dans  son 
entier  le  texte  de  la  donation  do  Henry  II  :  «  ses  possessions,  sont  grandes, 
»  ses  immunités  singulières  et  ses  privilèges  aussi  beaux  qu'on  puisse 
w  souhaiter  pour  honorer  une  communauté.  » 

Fondation  du  p'ieuré  de  Grandmont'lès-Rouen  par  lettres  patentes  de 
Henry  II ^  roy  d'Angleterre^  l'an  1156. 

«  Henry,  par  lagrace  de  Dieu,  roy  d'Angleterre,  duc  de  Normandie  et 
»  comte  d'Anjou,  aux  archevêques,  évéques,  abbés,  prieurs,  comtes,  barons, 
»  justiciers,  vicomtes  et  autres  nos  officiers  et  sujets  qui  verront  et  orront 
»  ces  présentes,  salut.  Sachez,  qu'ayant,  par  cy  devant  fondé  le  monastère 


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—  814  — 

»  des  Bonshommes  de  Tordre  de  Grandmont,  en  notre  forêt  de  Rouvray  ei 
»  donné  en  pure  et   perpétuelle  aumône  pour  leur   mense  et  entretien, 
»  la  vicomte  de  l'eau  de  notre   ville  de  Rouen  avec  toutes  ses  appar- 
»  tenances,  domaines,  puissance,  et  tous  autres  droits  qui  nous  appartien- 
»  nent,  ou  qui  peuvent  nous  appartenir,  ils  nous  ont  humblement  remontré 
»  qu'ils  étoient  incessamment  incommodez  par  nos  chasseurs,  et  qu'ils  se- 
»  roient  enfin  contraints  de  quitter  le  divin  service,  si   nous  n'avions  la 
»  bonté  d'y  donner  ordre.  Or,  nous  ayant  favorablement  accordé  leur  re- 
»  quête,  nous  leur  avons  donné  en  échange  des  choses  susdites,  tout  noire 
»  parc  de  Rouen  ainsi  qu'il  s'étend  et  qu'il  est  clos  depuis  le  pont  de  Seine  du 
»  du  côté  de  la  ville,  jusques  à  l'autre  bout  à  ligne   droite  (sans  toutefois  y 
»  comprendre  le  dictpont),  avec  toutes  les  dépendances,  terres,  bois,  eaux, 
»  prairies  et  autres  choses  mobiles  et  immobiles  qui  se  rencontreront  en- 
»  closes  dans  les  fossez  dudit  parc,  qui  sont  le  long  de  la  chaussée  et  le  che- 
»  min  qui  mène  àSotteville,  et  qui  se  terminent  par  l'autre  côté  à  la  rivière 
»  de  Seine,  y  compris  aussi  la  dicte  rivière  et  l'Isle  qui  se  rencontre  enclose 
»  par  la  ligne  droite  à  l'aboutissement  des  dicts  fossez,  afin  que  les  dicts 
»  Bonshommes  de  l'ordre  de  Grandmont  tant  présents  qu'à  venir  en  jonL?- 
»  sent  comme  de  leur  bien  propre  ;  et,  en  outre,  nous  voulons  qu'en  tous  les 
a  lieux  susdicts,  ils  ayent  haute,  moyenne  et  basse  justice,  pleine  puissance 
»  et  jurisdiction  comme  en  étant  les  principaux  seigneurs:  ce  que  nous  leur 
»  avons  accordé,  tant  pour  nous  que  pour  nos  successeurs.   Nous  voulons 
y>  aussi  que  les  dicts  Bonshommes  ayent  un  plein  droit  et  usage  non  sea- 
0  lement  dans  notre  forêt  de  Rouvray  mais  aussi  dans  toutes  les  autres  fo- 
»  rets  qui  nous  appartiennent,  pour  bâtir,  pour  se  chauffer  et  pour  faire 
fi  tout  ce  qui  sera  nécessaire  à  la  dicte  maison  et  ce,  sans  demander  congé 
»  à  personne.  Nous   avons  aussi  donné   aux  dicts  frères   200  livres  de 
»  rentes  (parce  qu'ils  n'en  ont  pas  voulu  davantage),  à  prendre  tous  les  ans 
»  tant  sur  la  vicomte  de  Rouen  que  sur  la  recette  générale  de  notre 
»  duché,  à  sçavoir  100  livres  à  Pâques  et  autant  à  la   Saint-Michel,    lequel 
»  payement  leur  sera  fait  ausdicts  jours  sur  peine  de  dix  livres  d^amcnde 


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—  815  — 

»  que  celui  qui  tiendra  ladicte  vicomte  pour  nous  ou  nos  successeurs  sera 
»  contraint  de  payer  en  cas  de  délay .  Nous  avons  aussi  donné  aux  dicte 
I)  Bonshommes,  toutes  les  abeilles  qui  se  rencontreront  dans  notre  dicts 
»  forêt  de  Rouvray,  et  un  homme  de  la  dicte  paroisse  d'Oissel,  qui  recueil- 
»  lera  les  dites  moucheslors qu'il  lui  en  donneront  la  commission,  lequel 
»  pour  récompense,  aura  le  même  droit,  sur  ladite  forêt,  à  la  volonté  néan- 
»  moins  desdits  frères.  Nous  donnons  aussi  ausdits  religieux,  notre 
»  vacherie  qui  est  proche  de  Moulineaux,  sans  nous  en  rien  retenir. 
»  Nous  avons  aussi  donné  ausdits  frères  deux  hommes  de  la  ville 
»  de  Rouen,  pour  leur  rendre  service  quand  il  leur  plaira,  et  un  homme  do 
»  tous  les  villages  de  quatre  lieues  à  la  ronde  autour  dudict  prieuré  pour 
»  les  servir  successivement  et  Tun  après  l'autre,  qui  tous  avec  leur  famille 
»  seront  francs  et  exempts  par  toute  ma  duché,  tant  par  eau  que  parterre, 
»  d'impôts,  de  passages,  de  péages,  de  taille,  de  soldats  et  d'amendes  pour 
»  les  crimes  dont  la  connaissance  nous  pourrait  appartenir,  ou  à  nos  succès- 
n  seurs  et lesdicts  frères  auront  droit  d'exercer  la  même  justice  que  noua 
»  eussions  pu  faire  lorsqu'ils  étaient  en  notre  puissance.  Nous  donnond  aussi 
»  pouvoir  ausdits  frères  d'acquérir  tels  fonds  et  héritages  qu'ils  voudront 
»  pour  s'agrandir,  sans  qu'ils  soient  obligez  de  payer  aucun  droit  d'amor- 
»  tissement,  ni  pour  le  temps  présent,  ni  pour  l'avenir.  Nous  voulons  aussi 
»  que  la  maison  des  dicts  frères,  avec  toutes  ses  appartenances,  en 
»  quelque  lieu  qu'elles  se  rencontrent,  soit  tellement  libre  et  exempte 
n  de  toute  justice  et  domaine,  que  si  quelque  coupable  y  a  recours,  il 
»  soit  absous  de  tout  crime  aussitôt  qu'il  sera  entré  dans  la  clôture 
»  des  fossez,  ni  plus  ni  moins  que  s'il  était  dans  un  monastère  ou  dans 
»  une  église  consacrée.  Or,  nous  voulons  que  les  présentes,  et  toutes  et  cha- 
»  cuno  les  choses  y  contenues,  touchants  les  privilèges  et  concessions  par 
»  nous  faites  aux  prieur  et  Bonshommes  sortent  leur  plein  et  entier  effet, 
»  et  en  toute  notre  duché  et  terres  qui  nous  appartiennent.  Nous  comman- 
»  dons  à  tous  nos  sigets  de  quelle  qualité  ou  condition  qu'ils  soient,  de  nous 
»  obéir  inviolablement  ;  que  s'il  se  rencontre  quelque  opiniâtre,  nous  vou- 


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—  816  — 

»  long  qu'il  soit  dépouillé  de  tout  son  bien  ;  que  si  c'est  quelque  personne  de 
»  condition,  il  payera  pour  amende  cent  marcs  d'argent,  sinon,  il  sera  con- 
»  traint  de  sortir  hors  de  notre  duché,  comme  ennemi  de  la  république.  En 
n  témoin  de  quoi  nous  avons  fait  sceller  les  présentes  de  notre  grand  sceau 
n  en  la  présence  de  GuiUaume,  fils  de  Radulphe,  sénéchal  de  Normandie, 
•  Roger  de  Curtenoi,  Hugues  de  Morvic  et  Marc  de  Ose,  fait  et  passé  le  3 
»  juillet,  l'an  second  de  notre  règne.  » 

Ce  prieuré  si  considérable  a  été  possédé  par  des  personnages  illustres, 
savoir  :  par  le  cardinal  d'Estouteville,  l'an  1450  ;  par  Robert  de  Groixmare, 
archevêque  de  Rouen,  l'an  1482;  par  le  cardinal  de  Luxemboui^,  en  1516; 
par  messire  Arthus  de  Larrey,  évéque  d'Angouléme  et  précepteur  du  roi 
François  I*'  ;  par  messire  Etienne  Bouchier,  évéque  de  Bayonne,  qui  fit 
rétablir  le  cloître  en  1547.  Depuis,  il  a  été  donné  en  commandite  à  messire 
Jacques  de  Bernage,  aumônier  du  roi  Henri  IV  qui  ensuite  le  résigna  avec 
le  bénéfice  à  messire  Louis  de  Bernage,  aumônier  du  roi  Louis  Xin  et 
évéque  de  Grasse,  lequel  l'ayant  cédé  aux  pères  Jésuites  de  Rouen,  du 
consentement  du  roi,  les  religieux  transigèrent  avec  ces  derniers  le  16  juin 
1633.  A  cette  époque,  les  religieux  échangèrent  de  même,  avec  les  Jésuites 
du  collège  de  Rouen,  plusieurs  dépendances  de  leur  prieuré,  notamment 
une  grande  étendue  de  prairies  sur  le  territoire  de  la  paroisse  de  Saint- 
Etienne-du-Rouvray.  Cet  emplacement,  précisément  vis-à-vis  le  village  de 
la  Mi-Voie,  avait  été  jadis  la  pêcherie  des  ducs  de  Normandie  et  donnée 
aux  religieux  parles  mêmes  ducs.  L'on  retrouve  encore  aujourd'hui  dans 
une  portion  de  prairie  au  bord  de  la  Seine  et  appartenant  à  la  famille  Miche] 
Rault  de  la  Mi-Voie,  des  fondations  en  pierre  de  taille  qui  paraissent  consi- 
dérables et  avoir  une  grande  étendue.  Ce  terrain  est  encore  appelé  actuelle- 
ment le  Co/%e,  parce  que,  jusqu'à  la  Révolution,  il  a  été  la  propriété  du 
collège  de  Rouen. 

La  bibliothèque  de  ce  prieuré  était  considérable  et  fournie  de  bons  livres 
et  de  manuscrits  qui  avaient  été  légués  aux  religieux  à  diverses  époques  par 


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—  817  — 

les  bienfaiteurs  du  monastère,  particulièrement  par  le  cardinal  de  Bourbon, 
archevêque  de  Rouen,  en  1560. 

Plusieurs  sépultures  marquantes  étaient  conservées  dans  l'église,  la  pre- 
mière était  celle  de  Geoffroy,  archevêque  d'York,  fils  naturel  d'Henry  II, 
roi  d'Angleterre,  mort  en  1212(1).  Nous  devons  à  l'obligeance  de  M.  l'abbô 
Malais,  curé  de  Saint-Martin-Eglise,  près  de  Dieppe,  une  note  très  curieuse 

à  ce  sujet,  tirée  de  l'histoire  pittoresque  d'Angleterre,    a Geoffroy, 

un  des  fils  naturels  de  Henry  II,  fut  d'abord  évéquo  de  Lincoln  et  chance- 
lier du  royaume  d'Angleterre;  il  se  tint  seul  auprès  du  lit  de  mort  du  mo- 
narque qui  le  remercia  de  son  zèle,  et  exprima  le  désir  qu'il  devînt  promp- 
tement  évêque  de  Winchester  et  archevêque  d'York,  etc.,  etc.  »  —  D'autres 
sépultures  curieuses  se  voyaient  aussi  dans  l'cglise  et  le  cloître,  une  surtout 
relatait  une  partie  de  l'histoire  de  cette  maison  religieuse.  Nous  la  transcri- 
vons d'après  Farin,  comme  document  historique  : 

«  EPITAPHE  DE  MATHIEU   DE  VERUC,    PRIEUR   DE   GRANDMONT,    EN    1411. 

»  Cy  devant  gît  vénérable  personne 

»  Sous  cette  lame,  ainsi  que  Dieu  rordonne, 

»  Frère  Mathieu  de  Vernils  dénomme, 

»  En  son  vivant  sage  et  bien  renommé. 

»  Il  fut  prieur  de  l'hôtel  de  ciens, 

»  Comme  appai*tient  a  sages  et  scient, 

»  De  gouverner  le  temple  déifique, 

»  Et  y  tenir  régime  pacifique  : 

»   Lequel  en  prit,  comme  il  est  mention, 

»  Neuvième  jour  de  mars  possession. 

»  Heure  de  tierce,  et  fut  mis  en  ses  mains 

»  L'an  mil  trois  cens  quatre-vingt-cinq  au  moins 

»  Lequel  prieur,  pour  le  notifier, 

»  Fit  cette  église  deux  fois  édifier. 

»  Laquelle  fut,  pour  la  première  fois, 

»  Détruite  par  les  soldats  Navarrois. 

(I)  D.  ToussaintrDuplessis.  Description  de  la  Uaute-N(n7n€uidie  (t.  II,  p.  60). 


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—  818  — 

»  Et  depuis,  fut  comburé  tout  ce  lieu. 

»  Et  dëinoli  par  fortune  de  feu. 

»  Et  endura  ce  pestiféré  assault, 

»  Ledit  prieur,  le  huitième  jour  d^aoùt 

t  Mille  quatre  et  onze,  priez  Dieu. 

»  Qu'il  ait  rame  dudit  frère  Mathieu.  » 

«  L'an  1488,  dit  encore  Farin  et  ses  continuateurs,  on  trouva, en fossoyant 
»  près  la  porte  de  ce  couvent,  un  coffre  de  plomb  où  était  un  géant  qui  fut  tu 
»  de  plusieurs  personnes,  mais  aussitôt  il  s'en  alla  en  poudre  ;  les  os  de  ses 
»  jambes  venaient  jusqu'à  la  hanche  d'un  homme  de  notre  temps,  et  il  avait 
»  une  épée  auprès  de  lui  qui  se  rompit  comme  le  verre.  » 

Au  mois  de  novembre  dernier,  en  visitant  l'église  et  les  bâtiments  qui 
subsistent  encore,  nous  n'avons  rien  pu  découvrir  des  sépultures  histori- 
ques que  nous  mentionnons.  Cependant,  comme  le  prieuré  de  Grandmont  a 
passé  lors  de  la  première  révolution  immédiatement  dans  les  mains  de  l'ad- 
ministration qui  en  a  fait  un  magasin  à  poudre,  il  serait  peut-être  possible  de 
retrouver  dans  les  caveaux  de  l'église  quelques-unes  de  ces  sépultures.  Ce 
qui  confirmerait  nos  suppositions  à  cet  égard,  c'est  que  dans  un  coin  de  la 
cour  actuelle  de  la  poudrière  nous  avons  remarqué  une  belle  dalle  de  pierre 
servant  de  toit  à  la  loge  d'un  chien  de  garde.  Cette  pierre  mesure  un  mètre 
de  long  sur  cinquante  centimètres  de  large,  et  à  l'entour  est  gravée  enferme 
de  listel  l'inscription  suivante    en  caractères  gothiques  :  a  Cj  devanst  gist 

»  Jehan  de  Lane,  estant  en  son  vivant de  céans  quitré- 

»  passa  le  xix  Jour  de  septembre  l'an  M.  quatre  cens  quarante.  • 

Ce  monastère,  à  cause  de  sa  position,  fut  dévasté  maintes  et  maintes  fois 
par  suite  des  guerres.  Il  fut  ruiné  de  fond  en  comble  pendant  les  troubles  de 
la  Ligue,  et  réparé  par  les  soins  de  frère  Jean  Dubois,  prieur  claustral  en 
1652.  C'est  ce  qui  explique  lepeu  qui  reste  des  constructions  desxii*  etxiu' 
siècles  que  l'on  aperçoit  encore  à  l'abside  et  dans  le  côté  nord  de  la  nef  de 
l'église,  mais  l'époque  la  plus  fatale  pour  cette  maison  religieuse  fut  le  pil- 
lage par  les  calvinistes  en  1562.  Ayant  été  maîtres  de  Rouen  pendant  six 


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—  819  ^ 

mois,  de  1560  à  1562,  los  images,  les  croix  furent  brisées  et  renversées,  les 
églises  brûlées  ;  dans  leur  fureur,  ils  rompaient  les  vases  sacrés  et  tuaient 
les  prêtres  et  les  religieux,  et  c'est  à  ce  moment  qu'ils  se  ruèrent  sur  le 
prieuré  de  Grandmont,  qu'ils  incendièrent  ainsi  que  plusieurs  églises  do 
la  campagne,  notamment  celles  de  la  Mi- Voie,  de  Saint-Paul,  de  Sotteville 
et  de  Bonsecours.  (Histoire de  Rouen^  5*  partie,  édition  de  1731.) 

Ce  Prieuré  eut  également  à  souffrir  plusieurs  fois  des  inondations  de  la 
Seine,  et  nous  voyons  que  dans  les  années  14%  et  1571,  il  fut  entièrement 
submergé.  En  1658,  par  une  des  plus  grandes  inondations,  les  religieux  ne 
pouvaient  sortir  qu'en  bateau  et  furent  obligés  de  retirer  le  Saint-Sacre- 
ment du  tabernacle,  à  cause  de  l'eau  qui  entra  dans  l'église  et  monta  jusqu'à 
l'autel.  Au  pied  du  premier  contrefort  de  la  nef  de  l'église,  au  nord,  les  re- 
ligieux ont  eu  soin  défaire  graver  le  souvenir  do  cet  événement. 

»    l'an   mil  six    CENTZ   CINQUANTB-HVICT   PAR  UN    DEBORDEMENT    INSIGNE, 

»    LA  SEINE,  SORTANT   DE  LON   LICT 165S 

»    PARUT  JUSQUE  SUR   CETTE  LIGNE.    » 

Cette  ligne  est  àun  mètre  trente  centimètres  du  sol  actuel,  c'est-à-dire  à 
dix  mètres  au-dessus  du  niveau  de  la  Seine.  A  vingt  centimètres  plus 
bas  que  la  ligne  de  1658,  on  a  tracé  aussi  celle  qui  indique  la  hauteur  des 
eaux  en  1740  ; «  31  décembre  1740.  » 


André  DURAND. 


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LITTEHATURE. 


SALAMMBO 


PAR 


M.  GUSTAVE  FLAUBERT  (1). 


Voici  une  œuvre  qu'il  faut  saluer  très  bas,  parce  qu'elle  se  présente 
à  nous  avec  la  double  empreinte  d'un  grand  talent  et  d'une  rare 
conscience  artistique.  A  l'heure  où  j'écris  ces  lignes,  la  presse  pa- 
risienne n'a  pas  encore  prononcé  son  arrêt.  Seuls,  je  crois,  parmi  les 
dégustateurs  influents  des  nouveautés  littéraires,  M.  Taxile  Delord, 
dans  un  assez  faible  article,  et  M.  Sainte-Beuve,  en  quelques  pages 
exquises  et  délicates  comme  tout  ce  que  produit  ce  gracieux  et  char- 
mant esprit,  ont  devancé  les  appréciations  de  leurs  confrères.  Quand 
mon  travail  paraîtra,  tout  le  ban  et  l'arrière-ban  de  la  critique  aura 
parlé.  Comment  le  nouveau  livre  de  notre  compatriote  sera-t-il  défi- 
nitivement jugé  et  commenté?  Je  l'ignore.  Il  serait  à  désirer  que 
toutes  les  voix  écoutées  de  l'opinion  fussent  d'accord  pour  remercier, 
au  nom  de  l'art,  le  jeune  et  vaillant  auteur  de  Salammbô. 

Cette  savante  étude,  d'un  caractère  si  étrange,  d'une  originalité  si 
vive,  si  inattendue,  a  passablement  déconcerté  ses  nombreux  lec- 

(1)  Paris,  Michel  Lévj. —  Rouen,  chez  tous  les  libraires. 


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—  821  — 

teurs.  C'a  été  pour  les  classifîcateurs  et  les  chercheurs  de  généalogies 
littéraires,  une  grande  surprise  qu'une  pareille  publication,  entre- 
prise avec  amour  et  admirablement  exécutée  parle  moraliste  attentif 
et  le  paysagiste  puissant  de  ilf"'  Bovary.  En  France,  nous  avons  la 
déplorable  manie  de  Tenrégimentation.  Il  faut  toujours  que  nous 
dressions  des  colonnes  et  que  nous  alignions  un  nom  après  un  autre. 
Nous  croyons  difficilement  à  la  personnalité.  Nous  avons  inventé  les 
genres  enViiiévdXMve,  en  peinture,  en  sculpture;  et,  pour  chaque  genre  y 
désigné  un  chef  de  file  derrière  lequel  quelques  vieux  oracles  du  pé- 
dantisme  voudraient  que  tout  le  monde  emboîtât  le  pas.  Pour  ces 
gens-là,  le  caprice,  la  fantaisie,  la  variété  des  aptitudes  n'existent 
point.  Après  l'éclatant  succès  de  ilf"'  Bovary ,  des  Aristarques  à 
double  vue  classèrent  bon  gré  mal  gré  M.  Flaubert  dans  la  descen- 
dance directe  de  Balzac.  Voilà  maintenant  qu'à  propos  de  Salammbô 
l'on  établit  d'ingénieux  parallèles  avec  Atala^  avec  les  Martyrs.  Ces 
rapprochements  oiseux  amusent  le  public  et  l'égarent.  Les  impuis- 
sants, qui  font  les  majorités,  aiment  ces  restrictions  à  l'éloge,  ces  hy- 
pocrites attaques  aux  jeunes  renommées,  et  vous  plairez  toujours  à  la 
foule  envieuse  lorsque  vous  vous  écrierez  devant  elle  :  Inventeurs, 
vous  n'inventez  pas,  il  n'y  arien  de  nouveau  sous  le  soleil. 

Je  sais  cependant  aujourd'hui  quelque  chose  de  nouveau  et  de  très 
nouveau,  c'est  le  roman  de  M.  Gustave  Flaubert  qui  a,  n'en  doutez 
pas,  la  prétention  légitime  de  ne  relever  de  personne,  et  s'est  permis, 
audace  grande,  d'entrer,  sans  parrain,  dans  le  monde  des  lettres. 
Mais  il  paraît  qu'Horace  est  un  sage  et  qu'il  a  eu  raison  de  dire: 
La  fortune  aime  les  audacieux j  car,  présentement,  M.  Flaubert  est 
l'enfant  gâté  de  la  fortune.  Elle  l'a  comblé  de  toutes  ses  faveurs, 


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—  822  — 

elle  l'a,  pas  à  pas,  suivi  dans  raccomplissement  d'une  périlleuse 
aventure. 

La  guerre  des  Mercenaires  contre  Carthage,  surlaquelle  repose  Tin- 
térêt  de  Salammbô,  n'a  été  constatée  que  très  brièvement  par  Thistoire. 
Le  récit  froid  et  insuffisant  de  Polybe  est  à  peu  près  le  seul  texte  que 
nous  ait  laissé  l'antiquité.  Ajoutez-y  quelques  fragments  de  Tite-Live 
et  de  Strabon,  et  vous  avez  la  courte  liste  des  minces  documents  d'où 
nos  historiens  modernes  ont  tiré,  le  bonhomme  RoUin  en  tête,  la 
narration  banale,  incolore  d'un  des  plus  grands  faits  des  annales  pu- 
niques. Quant  à  la  physionomie  extérieure  et  intérieure  de  la  ville  de 
Didon  ;  quant  à  la  vie  politique,  religieuse,  commerciale  et  adminis- 
trative de  ce  peuple  Carthaginois  qui  fut  un  des  plus  terribles  ad- 
versaires de  l'antique  Rome,  les  écrivains  anciens,  ignorants  ou  mal 
renseignés,  sont  muets.  M.  Gustave  Flaubert  a  osé  tenter  de  combler 
cette  lacune  de  l'histoire.  Il  fallait  ce  fier  et  mâle  esprit  à  cette  rude  en- 
treprise. Ce  sera  une  des  gloires  de  ce  siècle  sicalonmié,  d'avoir  magni- 
fiquement agrandi  le  champ  de  l'art  et  de  la  pensée  humaine  et  jeté 
des  yeux  avides  sur  tous  les  horizons  inconnus.  Nos  écrivains  n'ont 
jamais  été  plus  libres,  plus  indépendants,  plushardis,  plus  chercheurs. 
Leur  impatience ,  leur  ardent  désir  de  tout  fouiller,  de  tout  com- 
prendre, de  tout  révéler  a  donné  naissance  à  des  œuvres  de  portée 
haute.  Ce  mouvement  se  produit  simultanément  dans  Thistoire,  la 
critique,  le  théâtre  et  le  roman.  Un  dédain  de  plus  en  plus  général 
de  la  convention,  une  recherche  très  évidente  et  une  préoccupation 
constante  de  l'art  vrai  caractérisent  exactement  les  tendances  con- 
temporaines. De  là  beaucoup  d'efforts  laborieux  vers  la  science  dont 
les  hommes  d'imagination  se  sont  emparés.  On  n'a  jamais  mieux  su 


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—  823  — 

ni  su  davantage  qu'aujourd'hui,  en  toutes  choses.  L'alliance  de  l'éru- 
dition et  de  l'imagination  est  un  fait  maintenant  consommé.  Cette  in- 
troduction si  habilement  opérée  de  l'élément  scientifique  dans  le  ro- 
man constitue  même  une  des  plus  curieuses  phases  de  l'originalité 
littéraire  du  temps.  Provoquée  et  accréditée  par  une  certaine  secte 
de  l'école  réaliste  dont  M.  Flaubert  est  le  plus  remarquable  repré- 
sentant, elle  laissera  sa  trace  lumineuse  dans  l'histoire  des  lettres 
françaises. 

Le  livre  de  Salammbô  consacre  avec  éclat  le  triomphe  des  doc- 
trines nouvelles.  D'ouest  sorti  ce  livre  bizarre,  étonnant?  A  quelle 
source  mystérieuse  M.  Flaubert  a-t-til  puisé  cette  prodigieuse  abon- 
dance de  renseignements  sur  un  monde  barbare  mort  jusque  dans  sa 
langue  ?  Quel  historien,  quel  poète,  quel  archéologue,  quel  conteur 
inconnu  a  dirigé  ses  investigations?  C'est  la  question  que  chacun  se 
pose  et  que  nul  ne  résout.  Et  cependant  M.  Flaubert  se  prom(>ne  à 
travers  Carthage,  à  travers  ses  lois,  ses  mœurs,  sa  religion,  ses  cou- 
tumes avec  une  merveilleuse  aisance,  une  science  de  détails  éblouis- 
sante, incroyable,  et,  comme  en  se  jouant,  par  je  ne  sais  quel  surpre- 
nant tour  de  force,  il  a  tiré  de  l'ombre  des  siècles  cette  civilisation 
phénicienne  engloutie  dans  son  passé  ténébreux,  inexploré,  jusqu'à 
ce  jour  fermé  à  l'œil  du  savant.  Comme  un  contemporain  d'Hamil- 
car,  il  connaît  Carthage,  ses  palais,  ses  temples,  ses  murailles,  ses 
rues,  ses  ports,  ses  places  publiques.  Il  a  appris  les  noms  des  mois 
de  Tannée  et  ceux  des  jours  de  la  semaine,  il  a  compté  les  degrés 
des  temples  d'Eschmoun,  de  Khamon  et  de  Moloch,  il  avisité  l'Acro- 
pole, assisté  au  conseil  des  Anciens,  vu  la  place  de  Khamon,  la  porte 
de  Cirta,  traversé  le  marché  aux  Herbes,  les  galeries  de  Kinisdo,  le 


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—  824  — 

Faubourg  des  Parfumeurs,  Malqua,  Mégara,  Byrsa,  lesMappales;  le 
grand-prêtre  de  Tauitlui  a  dit  les  rites  sacrés,  la  sombre  théogonie 
punique  ;  il  sait  que  l'armée  carthaginoise  se  servait  de  machines 
de  guerre  appelées  carrobalistes,  onagres,  catapultes  et  scorpions; 
que  la  phalange  pouvait  se  former  en  carré,  en  cône,  en  rhombe,  en 
trapèze  et  en  pyramide  ;  que  les  masseurs  de  suffèteHannon  lui  écra- 
saient, après  le  bain,  sur  les  articulations,  une  pâte  composée  avec  du 
froment,  du  soufre,  du  vin  noir,  du  lait  de  chienne,  de  la  myrrhe,  du 
galbanum  et  du  styrax;  que  le  sulBfète  Hamilcar  louait  centquatre-vingt- 
douze  maisons  dans  les  Mappales  à  raison  d'un  béka  par  lune;  trois 
palais  autour  de  Khamon  à  douze  kesitah  par  mois  ;  qu'il  prêtait  à 
Tigillas,  deuxkikar  au  denier  trois  ;  à  Bar-Malkarth,  quinze  cents 
sicles;  à  Stratoniclès  de  Corînthe  et  à  trois  marchands  d'Alexandrie, 
dix  mille  drachmes  athéniennes  et  douze  talents  d'or  sjrriens  ;  qu'il 
envoyait  des  flottes  à  Gadès  et  à  Thymiamata  et  des  caravanes 
dans  l'extrême  Ethiopie,  aux  pays  des  Atarantes  et  du  Harousch- 
Noir,  et  qu'il  avait,  pour  gouverner  sa  maison,  des  intendants  qui 
portaient  les  titres  de  Chef-des-Navires,  Chef-des-Voyages,  Chef- 
des-Odeurs. 

M.  Flaubert  a  procédé  par  un  ensemble  de  descriptions  admira- 
blement colorées  et  d'une  magnifique  intensité  de  relief.  La  première, 
celle  qui  ouvre  magistralement  le  livre  :  Le  Festin  des  mercenaires,  est 
assez  belle  et  assez  large  pour  que  je  ne  résiste  pas  au  plaisir  d'en 
citer  un  ou  deux  passages  :  «  C'était  à  Mégara,  faubourg  de  Car- 
thage,  dans  les  jardins  d'Hamilcar.  Les  soldats  qu'il  avait  comman- 
dés en  Sicile  se  donnaient  un  grand  festin  pour  célébrer  le  jour  anni- 
versaire de  la  bataille  d'Eryx,  et  comme  le  maître  était  absent  et 


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—  825  — 

qu'ils  se  trouvaient  nombreux,  ils  mangeaient  et  buvaient  en  pleine 
liberté 


»  Il  y  avait  là  des  hommes  de  toutes  les  nations,  des  Ligures,  des 
Lusitaniens,  des  Baléares,  des  nègres  et  des  fugitifs  de  Rome.  On 
entendait,  à  côté  du  lourd  patois  dorien,  retentir  les  syllabes  celti- 
ques bruissantes  comme  des  chars  de  bataille,  et  les  terminaisons 
ioniennes  se  heurtaient  aux  consonnes  du  désert,  âpres  comme  des 
cris  de  chacal.  Le  Grec  se  reconnaissait  à  sa  taille  mmce,  l'Egyp- 
tien à  ses  épaules  remontées,  le  Cantabre  à  ses  larges  mollets.  Des 
Cariens  balançaient  orgueilleusement  les  plumes  de  leur  casque,  des 
archers  de  Cappadoce  s'étaient  peints,  avec  des  jus  d'herbes,  de  larges 
fleurs  sur  le  corps,  et  quelques  Lydiens  portant  des  robes  de 
femmes  dînaient  en  pantoufles  et  avec  des  boucles  d'oreilles.  D'au- 
tres, qui  s'étaient  par  pompe  barbouillés  de  vermillon,  ressemblaient 
à  des  statues  de  corail 

»  On  leur  servit  d'abord  des  oiseaux  à  la  sauce  verte,  dans  des  as- 
siettes d'argile  rouge  rehaussée  de  dessins  noirs,  puis  toutes  les  es- 
pèces de  coquillages  que  l'on  ramasse  sur  les  côtes  puniques,  des 
bouillies  de  froment,  de  fève  et  d'orge,  et  des  escargots  au  cumin  sur 
des  plats  d'ambre  jaune. 

»  Ensuite  les  tables  furent  couvertes  de  viandes  :  antilopes  avec 

leurs  cornes,  paons  avec  leurs  plumes,  moutons  entiers  cuits  au  vin 

doux ,  gigots  de  chamelles  et  de  buffles,  hérissons  au  garum,  cigales 

frites  et  loirs  confits.  Dans  des  gamelles  en  bois  de  Tamrapann 

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—  826  — 

flottaient  au  milieu  du  safran  de  grands  morceaux  de  graisse.  Tout 
débordait  de  saumure,  de  truffes  et  d'assa-fœtida.  Les  pyramides  de 
fruits  s'éboulaient  sur  les  gâteaux  de  miel  et  Ton  n'avait  pas  oublié 
quelques-uns  de  ces  petits  chiens  à  gros  ventre  et  à  soies  roses  que 
Ton  engraissait  avec  du  marc  d'olives,  mets  carthaginois  en  abomi- 
nation aux  autres  peuples.  La  surprise  des  nourritures  nouvelles 
excitait  la  cupidité  des  estomacs.  Les  Gaulois  aux  longs  cheveux 
retroussés  sur  le  sommet  de  la  tête,  s'arrachaient  les  pastèques  et  les 
limons  qu'ils  croquaient  avec  Técorce.  Des  Nègres  n'ayant  jamais 
vu  de  langoustes  se  déchiraient  le  visage  à  leurs  piquants  rouges. 
Mais  les  Grecs  rasés,  plus  blancs  que  des  marbres,  jetaient  derrière 
eux  les  épluchures  de  leur  assiette,  tandis  que  des  pâtres  du  Brutium. 
vêtus  de  peaux  de  loups,  dévoraient  silencieusement,  le  visage  dans 
leur  portion. 

»  La  nuit  tombait.  On  retira  le  velarium  étalé  sur  l'avenue  de  cyprès 
et  Ton  apporta  des  flambeaux. 

»)  Les  lueurs  vacillantes  du  pétrole  qui  brûlait  dans  des  vases  de 
porphyre  effraya ,  au  haut  des  cèdres ,  les  singes  consacrés  à  la 
lune.  Ils  poussèrent  des  cris,  ce  qui  mit  les  soldats  en  gaîté. 

»  Des  flammes  oblongues  tremblaient  sur  les  cuirasses  d'airain. 
Toutes  sortes  de  scintillements  jaillissaient  des  plats  incrustés  de 
pierres  précieuses.  Les  cratères,  à  bordure  de  miroirs  convexes, 
multipliaient  l'image  élargie  des  choses;  les  soldats  se  pressant 
autour  s'y  regardaient  avec  ébahissement  et  grimaçaient  pour  se 
faire  rire.  Us  se  lançaient,  par-dessus  les  tables,  les  escabeaux 
d'ivoire  et  les  spatules  d'or.  Ils  avalaient  à  pleine  gorge  tous  les  vins 
grecs  qui  sont  dans  des  outres,  les  vins  de  Campanie  enfermés  dans 


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—  827  — 

des  amphores,  les  vins  des  Cantabres  que  Ton  apporte  dans  des 
tonneaux,  et  les  vins  de  jujubier,  de  cinnamome  et  de  lotus.  Il  y  en 
avait  des  flaques  par  terre  où  Ton  glissait.  La  fumée  des  viandes 
montait  dans  les  feuillages  avec  la  vapeur  des  haleines.  On  enten- 
dait à  la  fois  le  claquement  des  mâchoires,  le  bruit  des  paroles,  des 
chansons,  des  coupes,  le  fracas  des  vases  campaniens  qui  s'ëcrou- 
laient  en  mille  morceaux,  ou  le  son  limpide  d'un  grand  plat  d'argent.» 

A  travers  cette  galerie  de  tableaux  si  montés  de  ton ,  si  débor- 
dants de  sève,  de  mouvement  et  d'éclat ,  au  milieu  des  développe- 
ments archéologiques,  historiques,  religieux,  militaires,  qui  sont  tout 
l'ouvrage  ,  l'écrivain  a  jeté ,  avec  un  tact  parfait  et  une  habileté  de 
premier  ordre,  une  intrigue  romanesque  d'une  simplicité  tout-à-fait 
dans  le  goût  antique,  la  rivalité  de  deux  barbares,  le  lybien  Mâtho, 
généralissime  des  Mercenaires,  et  un  roi  de  Numidie,  Narr'Havas, 
épris  d'un  même  amour  pour  la  fille  d'Hamilcar,  Salammbô,  vierge 
mystérieuse  ,  éthérée,  à  demi  symbolique,  ensevelie  dans  les  rites 
étranges  du  culte  de  Tanit.  «  Personne  ne  la  connaissait.  On  savait 
seulement  qu'elle  vivait  retirée  dans  des  pratiques  pieuses.  Des 
soldats  l'avaient  aperçue  la  nuit,  sur  le  haut  de  son  palais,  à  genoux 
devant  les  étoiles,  entre  les  tourbillons  des  cassolettes  allumées. 
C'était  la  lune  qui  l'avait  rendue  si  pâle,  et  quelque  chose  des  dieux 
l'enveloppait  comme  une  vapeur  subtile.  Cet  élément  romanesque, 
si  peu  important  qu'il  soit  dans  l'ordonnance  générale  de  la  com- 
position ,  a  pourtant  inspiré  à  M.  Gustave  Flaubert  quelques  scènes 
d'un  rendu  saisissant ,  notamment  le  chapitre  de  la  Tentey  que  tous 
les  journaux  ont  reproduit. 

Mais,  comme  je  l'ai  déjà  dit,  le  livre  n'est  pas  là.  Il  est  dans  la 


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—  828  — 

peinture  minutieuse ,  énergique,  violente,  mouvementée  de  la  san- 
glante et  terrible  lutte  de  Carthage  aux  prises  avec  les  hordes  dé- 
chaînées des  Barbares  vomis  de  tous  les  coins  de  TAfrique  ;  il  est 
surtout  dans  la  résurrection  gigantesque ,  étrange  et  merveilleuse 
d*une  civilisation  absolument  ignorée.  On  ne  pouvait  surmonter 
plus  d'obstacles,  faire  œuvre  plus  artistique  avec  plus  d^érudition , 
de  sagacité,  de  conscience  et  de  talent.  Je  ne  crains  pas  d'affirmer 
que  M.  Flaubert  a  travaillé  en  maître  et  déployé ,  àtous  les  points 
de  vue  de  la  critique,  des  qualités  éminentes  où  s'affîrme  un  tem- 
pérament d'écrivain  des  plus  rares,  des  plus  solides  et  des  mieux 
assurés  contre  les  retours  de  la  vogue.  Il  a  élevé  son  sujet  barbare 
à  de  grandes  hauteurs  et  l'a  traité  dans  un  sentiment  surprenant  et 
une  intelligence  exquise  des  hommes,  des  choses  et  des  temps.  Par 
la  puissance  de  l'accent ,  par  la  grandeur  sauvage  de  la  mise  en 
scène ,  par  l'ampleur  de  la  description ,  la  touche  sobre  et  mâle  du 
style ,  la  rude  complexion  des  personnages  ;  Spendius ,  Màtho , 
Hamilcar,  Hannon ,  colossales  figures  traversant  ces  pages  et  les 
éclairant  d'une  lueur  sinistre;  le  roman ,  à  de  certains  endroits,  se 
transfigure ,  il  devient  épopée,  et  nous  donne  comme  un  ressouvenir 
de  la  manière  homérique.  M.  Flaubert  a  eu  de  ces  bonnes  fortunes. 
Je  suis  heureux  de  n'être  pas  seul  à  le  constater. 

Arrivons  maintenant  à  l'éloge  de  la  forme  et  disons  que  le  travail 
de  la  langue  est  immense  dans  Salammbô.  Il  y  a  là  une  science  du 
vocabulaire ,  un  remuement  de  mots  d'un  dilettantisme  littéraire , 
que  les  délicats  apprécieront  et  admireront  à  côté  de  cette  exécution 
précise,  nette  et  ferme  de  la  phrase  et  de  ce  beau  style  plastique  si 
admirablement  descriptif. 


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—  829  — 

Armé  comme  il  Test ,  écrivain  sûr  de  lui-même ,  assoupli  à  toutes 
les  difficultés ,  en  garde  contre  toutes  les  surprises  de  plume , 
M.  Flaubert  a,  dès  à  présent,  conquis  l'avenir.  Quelque  magni- 
fiques qu'aient  été  les  résultats  de  cette  excursion  savante  d'un 
artiste  ironique  et  fier,  dédaigneux  des  succès  faciles,  au  sein  des 
ténèbres  d'un  monde  ancien;  quoiqu'il  soit  sorti  de  là  une  œuvre 
forte,  étudiée,  élaborée  avec  un  art  exquis,  dans  la  méditation  d'un 
travail  de  six  années,  je  souhaite  que  M.  Flaubert  revienne  mainte- 
nant à  la  vie  moderne.  Il  se  doit  à  la  lutte  contemporaine.  Il  est  trop 
fort  pour  ne  point  rentrer  dans  la  mêlée.  Que  ce  psychologiste 
vigoureux,  que  cet  analyste  opulent  reprenne  le  cours  de  ces  belles 
études  de  la  passion  où  il  excelle  et  qui  ont  refait  au  roman,  depuis 
dix  ans,  une  originalité  si  vivace.  Il  ne  peut  faillir  à  la  tâche,  il  a, 
dans  le  passé  et  dans  le  présent,  deux  gages  certains  d'une  réussite 
éclatante,  destinée  à  consacrer  définitivement  la  célébrité  de  son 
nom  ;  deux  livres  écrits  avec  toutes  sortes  de  qualités,  particulière- 
ment distinguées,  et  ce  qu'on  pourrait  appeler  l'aristocratie  du  talent. 

Fernand  LAMY. 


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LITTÉRATURE. 

O    O  OO     0         

ik  mm  m  ummi 

Salie  (2). 


(1) 


IX. 

LECABARETDELA  CHAUVE-SOURIS  (Soite). 

—  Si  tous  les  moines ,  carmes ,  capucins  et  autres  trembleurs  qui 
se  cachent  au  fond  de  leurs  cloîtres  me  ressemblaient,  murmura  le 
prêtre,  nous  en  aurions  bientôt  fini  avec  la  race  maudite  des  luthé- 
riens. 

—  Je  crois,  en  effet,  que  si  l'armée  huguenote  avait  affaire  seu- 
à  six  mille  hommes  de  votre  trempe ,  elle  rentrerait  bientôt  en  enfer 
d'où  elle  est  sortie. 

—  Et  vous  pouvez  y  compter  ! 

—  Ah  !  voici  le  vin  et  les  côtelettes  demandés ,  s'écria  le  hallebar- 
dier  envoyant  la  vieille  hôtesse  chargée  d'un  énorme  broc  et  d'un 
plat  de  terre  brune....  Grygiffe,  je  veux  savoir  de  suite  si  celui-là 
est  vraiment  ton  meilleur. 

—  Oh  !  goûtez ,  beau  soldat ,  goûtez  ! 

<1)  La  reproduction  est  interdite  sans  rautorisation  de  Tauteur. 
•  (2)  Voir  le  numéro  de  Septembre,  p.  586. 


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—  831  — 
Claude  emplit  son  verre  à  moitié,  le  porta  à  ses  lèvres,   et 
après  ravoir  dégusté ,  fit  à  la  Grygîffe  un  signe  approbateur. 

—  Il  n'est  pas  trop  mauvais....  cela  peut  se  boire....  maintenant, 
laisse-nous,  et  va  soigner  notre  poisson. 

Le  soldat  ligueur  emplit  le  verre  de  l'homme  au  manteau ,  et 
saisissant  le  sien  : 

—  Buvons,  dit-il ,  à  la  santé  de  Monseigneur  le  Prince  de  Mayenne 
chef  actuel  de  la  Ligue. 

—  Buvons  à  son  avènement  au  trône  de  France  que  le  Dieu  des 
armées  lui  destine  ! 

Ce  toast,  qui  fut  entendu  par  quatre  hommes  en  guenilles 
accoudés  à  une  table  à  l'autre  extrémité  du  bouge,  dans  une  position 
à  ne  pas  laisser  voir  leurs  figures,  provoqua  de  la  part  de  ceux-ci 
un  mouvement  de  surprise,  cependant  ils  ne  se  retournèrent  pas  du 
côté  des  deux  mangeurs. 

—  Ah  ça  !  fit  Claude  en  mettant  une  côtelette  sur  l'assiette  de 
son  commensal ,  contez-moi  donc  par  quel  hazard  vous  vous  êtes 
trouvé,  vous,  curé  de  Saint  Patrice  ,  armé  tout-à-coup  d'une  halle- 
barde ,  et  incorporé  dans  notre  compagnie  au  moment  de  la  sortie 
par  la  porte  Cauchoise  ? 

— Je  le  veux  bien ,  mais  d'abord  il  faut  que  vous  sachiez  qu'avant 
d'endosser  la  soutane,  j'avais  servi  la  France  comme  soldat. 

—  Bravo  !...  je  m'en  étais  un  peu  douté. 

—  Vrai? 

—  Oh!  oui,  on  ne  manie  pas  notre  arme  comme  vous  le  faites, 
sans  avoir  des  notions. ... 

N'est-ce  pas?...  Tel  que  vous  me  voyez,  j'assistais,  la  hallebarde 
au  poing,  sous  les  ordres  du  duc  de  Joyeuse  ,  à  TafFaire.  de  Coulras, 


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—  832  — 

où  nous  n'avons  pas  eu  de  chance,  mais  je  fus  un  de  ceux  qui  enfon- 
cèrent le  premier  bataillon  des  huguenots  qu'on  nous  avait  opposé 
comme  une  digue  insurmontable. 

—  Vous  avez  dû  être  beau  ce  jour-là!...  buvez  donc,  monsieur 
l'abbé , . . .  à  votre  santé. 

—  A  la  votre,  maître  Claude....  J'étais  jeune  alors,  oh  !...  mais 
j'oublie  que  ce  n'est  pas  mon  passé  que  vous  voulez  connaître...  Je 
vous  dirai  donc  que  je  suis  le  confesseur  d'un  vieux  et  digne  soldat, 
un  ancien  héros  de  nos  armées,  qui  demeure  à  cette  heure  dans  la 
ville  de  Rouen. 

—  Ah! 

^-  Pour  sa  part,  Messire  d'Oyssard ,  qui  est  octogénaire,  ou  peu 
s'en  faut ,  a  fait  une  rude  guerre  aux  calvinistes  lors  du  siège  de 
notre  ville  en  1562. 

—  J'ai  entendu  parler  de  ce  brave;  mais,  sans  vous  interrompre , 
vous  savez  que  son  fils,  Georges  d'Oyssard ,  que  M.  de  Villars  avait 
mis  à  la  tête  de  la  cavalerie  volontaire ,  a  été  pris  par  l'ennemi  lors 
de  notre  première  sortie  ? 

—  Je  le  sais,  il  est  en  ce  moment  retenu  prisonnier  au  camp  de 
Damétal,  c'est  ce  que  m'a  conté  hier  matin  son  père ,  les  larmes  aux 
yeux,  et  en  maugréant  contre  Henri  de  Navarre. 

—  Ah  !  le  vieux  d'Oyssard  est  des  nôtres  ? 

—  Si  bien  des  nôtres,  qu'il  voulait,  lui,  ancien  chef  de  cohorte , 
partir  avec  sa  hallebarde ,  et  entrer  comme  simple  soldat  dans  vos 
rangs! 

—  Bravo  !...  à  sa  santé  ! 

—  A  la  santé  de  M.  d'Oyssard,  le  plus  vaillant  rejeton  de  nos 
antiques  chevaliers.  Or,  comme  je  voyais  hier  le  bonhomme  tout-à- 


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—  833  — 

fait  disposé  à  aller  guerroyer,  il  m'est  venu  à  l'idée  de  lui  proposer  do 
faire  servir  moi-même  son  arme. 

—  Histoire  de  vous  retremper,  heim?...  Parfait  ! 

—  J'endossai  le  justaucorps  du  gentilhomme  que  voici  sous  ce 
manteau,  et  sans  être  reconnu  par  aucun  de  vos  chefs,  j'ai  passé 
dans  vos  rangs. 

Tandis  que  le  prêtre  parlait ,  l'un  des  individus  de  l'autre  table 
s'était  levé  ,  et ,  après  avoir  marché  à  reculons  jusqu'auprès  de  lui , 
il  se  retourna  brusquement  de  son  côté  ,  et  le  soldat  et  l'abbé  se  trou- 
vèrent en  présence  d'un  homme  dont  le  visage  était  couvert  d'un 
masque. 

—  Eh  !  eh  !  manant ,  cria  Claude  avec  un  mouvement  superbe,  et 
en  dégainant  un  poignard  suspendu  à  sa  ceinture ,  nous  ne  sommes 
pas  encore  au  carnaval,  les  gens  qui  se  déguisent  à  cette  heure,  mon 
mignon,  ne  sont  autres  que  des  espions ,  et  les  espions,  tu  sais  com- 
ment on  les  traite? 

En  s'exprimant  ainsi,  Claude  Simon  avait  déjà  fait  un  mouvement 
pour  punir  le  mendiant  indiscret,  mais,  celui-ci  tirant  de  dessous  sa 
souquenille  un  grand  diable  de  pistolet,  et  le  braquant  sur  la  gorge 
de  son  agresseur  : 

—  Tout  doux,  ligueur  acharné,  fit-il,  je  ne  suis  ni  ce  que  tu 
penses  ni  ce  que  je  parais  être  :  ces  messieurs,  qui  m'accompagnent, 
portent  à  la  vérité  comme  moi  des  haillons  en  ce  moment ,  mais  ces 
tristes  nippes  sont  loin  d'être  leurs  vêtements  habituels.  Quant  aux 
aumônes  que  tu  nous  supposes  faire  métier  de  demander ,  apprends 
que  chacun  de  nous  quatre  est  assez  riche  pour  t'en  faire.  Ainsi,  ren- 
gaine ton  poignard ,  ou  à  l'instant  la  balle  de  ce  pistolet  va  te  faire 
sauter  la  cervelle ,  dans  laquelle  je  suis  à  peu  près  sûr  qu'il  n'y  a  pas 
grand  chose. 


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—  834  — 

L'argument  était  sans  réplique,  le  poignard  étant  impuissant 
contre  la  balle ,  Simon  rengaina  et  se  rassit. 

—  Quant  à  toi ,  monsieur  Martin  Hébert ,  curé  de  Saint-Patrice, 
qui  prêches  l'abstinence  dans  ton  église ,  et  qui  viens ,  aujourd'hui 
vendredi,  manger  des  côtelettes  de  mouton  au  Cabaret  de  la  Chauve- 
Souris  y  tu  as  fait  et  tu  continues  de  faire  un  très  vilain  métier. 

—  Qu*est-ce  à  dire ,  riposte  l'abbé  d'un  ton  fébrile  ? 

—  On  connaît  tes  aventures  galantes  et  même  tes  bâtards ,  tes 
exploits  sont  audacieux,  mais  s'ils  te  donnent  une  certaine  gloire  aux 
yeux  de  quelques  niais  pareils  à  celui  qui  t'accompagne ,  je  doute 
qu'ils  te  méritent  le  ciel. 

La  figure  du  hallebardier  se  crispa,  sa  main  droite  saisit  de  nou- 
veau la  garde  de  son  poignard,  mais  le  canon  du  pistolet  de  l'homme 
mystérieux  reprenant  sa  position  horizontale,  ordonna  au  soldat 
ligueur  de  revenir  à  une  attitude  moins  hostile. 

—  Seriez-vous  donc  des  assassins,  demanda  le  prêtre  en  se  rai- 
dissant d'un  air  légèrement  fanfaron? 

—  Des  assassins ,  nous  î  vous  vous  moquez  ,  mon  brave  abbé  ; 
c'est  vraiment  bien  à  vous  de  parler  ainsi,  quand,  hier,  à  l'issue  de 
vos  offices,  vous  avez  occis  sept  hommes  avec  la  pointe  d'une 
hallebarde. 

—  Ces  hommes  étaient  des  hérétiques ,  ils  faisaient  partie  des 
rebelles  qui  portent  dans  notre  pays  l'étendard  de  la  révolte,  bom- 
bardent la  cité  rouennaise ,  et  veulent  la  mettre  à  feu  et  à  sang  pour 
le  triomphe  de  la  cause  d'un  prince  qui  doit  être  damné. 

Les  trois  autres  prétendus  mendiants,  également  armés,  s'étaient 
rapprochés  aussi  de  la  table  des  ligueurs.  L'un  deux,  relevant  lader- 
nière  phrase  de  Martin  Hébert  : 


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—  a35  -- 

—  Il  n'y  a  de  damne  ici,  dit-il,  que  le  prêtre  dépravé  qui  ose 
donner  aux  ouailles  de  sa  paroisse  l'exemple  des  massacres  de  la 
guerre  civile  et  les  exciter  au  meurtre.  La  cause  du  roi  de  Navarre 
que  nous  servons,  nous  autres,  est  sainte  et  légitime. 

—  Dans  quelques  jours ,  Henri  de  Bourbon  montera  sur  son 
trône,  ajouta  le  troisième,  et  j'espère  que  nous  aurons  la  satisfaction 
de  te  voir  pendu  en  expiation  de  tes  crimes,  à  la  place  même  où,  hier, 
vous  avez  fait  périr  notre  jeune  et  courageux  ami  La  Frappe. 

—  Cela  est  probable,  objecta  à  son  tour  le  quatrième  des  hommes 
masqués,  en  s'adressant  à  ses  compagnons,  mais  comme  on  ne  peut 
pas  garantir  la  venue  des  événements,  je  crois,  messeigneurs,  qu'il 
n'y  aurait  pas  de  mal  à  purger  dès  aujourd'hui  le  pays  de  ces  deux 
bandits. 

Et  il  mettait  en  joue  le  curé  de  Saint-Patrice,  lorsque  la  vieille 
GrygifFe,  rentrant  dans  son  cabaret  chargée  de  la  friture  demandée 
et  voyant  poindre  dans  son  chenil,  déjà  tant  de  fois  compromis,  une 
nouvelle  catastrophe  pour  la  politique,  laissa  tomber  ses  goujons  et 
se  mita  crier  :  Au  secours  l  en  poussant  des  hurlements  féroces  qui 
furent  entendus  des  passants. 

Bientôt  une  foule  de  manants  de  tous  les  échantillons  envahit  la 
noire  taverne.  Les  uns  s'étaient  munis  de  bâtons,  d'autres  avaient 
ramassé  de  grosses  pierres.  Les  hommes  masqués  qui  comprirent  le 
danger  de  leur  situation,  se  présentèrent  hardiment  à  la  cohue,  et 
tandis  que  la  Grygiffe  les  signalait  comme  des  assassins  et  surtout 
des  voleurs  qui  se  sauvaient  sans  payer  la  dépense  de  leur  écot,  ils 
parvinrent  à  se  frayer  un  passage,  grâce  à  la  menace  de  leurs 
armes. 

Une  fois  dans  la  rue,  ils  se  mirent  à  courir  à  toutes  jambes,  mais 


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—  836  — 

la  foule  les  pourchassait  à  coups  de  pierres,  et  ils  allaient  être  ar- 
arrêtës  lorsqu'une  circonstance  imprévue  vint  les  soustraire  un  mo- 
moment  à  la  poursuite  du  peuple  ameuté. 

La  nuit  était  venue. 

Une  longue  procession  aux  flambeaux  qui  avait  parcouru  tous  les 
quartiers  de  Rouen,  descendait  précisément  la  rue  Martain- 
ville. 

Ce  cortège,  non  moins  interminable  que  lugubre,  se  compossût  du 
clergé  des  églises  de  Notre-Dame-de-la-Ronde,  de  Saint-Cande-le- 
Jeune,de  Saint-Pierre-rHonoré,de  Saint-Vigor,  de  Saint-André-la- 
Ville,  de  Saint-Pierre-du-Châtel,  de  Saint-Sauveur,  de  SaintrMa- 
clou,  de  Saint-Martin-du-Pont,  et  il  était  grossi  encore  par  une  dé- 
putation  de  tous  les  divers  ordres  religieux  des  deux  sexes,  dont, 
à  cette  époque,  la  cité  normande  était  peuplée.  C'étaient  les  Carmes 
chaussés  et  déchaussés,  les  Moines,  les  Bénédictins  de  Saint-Ouen, 
les  Cordeliers,  les  Feuillants  de  Cauchoise,  les  Capucins  de  Saint- 
Hilaire,  les  Carmélites  de  Beauvoisine,  les  Filles  de  Sainte-Claire, 
les  Bernardines,  les  Religieuses  de  Saint-Joseph,  et  encore  bien 
d'autres  qui,  croix  et  bannière  en  tête,  cheminaient  ainsi,  une  torche 
à  la  main,  et  appelaient  de  leurs  chants  rauques  et  monotones  la 
protection  du  Ciel  sur  les  armes  de  la  Sainte  Ligue. 

L'aspect  qu'offrait  cette  bizarre  manifestation  était  vraiment  un 
tableau  des  plus  étranges. 

En  défilant  le  long  de  ses  vieilles  maisons  que  la  rougcâtre  clarté 
des  torches  résineuses  éclairait  jusqu'à  la  pointe  de  leurs  pignons,  et 
montrait  leurs  croisées  en  guillotine  garnies  de  têtes  de  curieux  qui 
semblaient  grimacer,  tous  ces  hommes  en  robes  noires  ou  brunes,  la 


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—  837  — 

plupart  encapuchonnés,  et  dont  on  ne  voyait  de  la  tête  qu'une  lon- 
gue barbe  grisonnante,  formaient  un  ensemble  presque  effrayant. 
Tout  cela  s'avançait  enveloppé,  serré,  au  milieu  d'une  popu- 
lation grouillante  de  bourgeois  et  de  vilains  qui  répétaient  les  ver- 
sets de  psaumes  entonnés  par  deux  ou  trois  cents  voix  fort  peu  mé- 
lodieuses de  Carmes  et  de  moinillons. 

Cette  procession  de  nuit  avait  pour  escorte  plusieurs  détachements 
de  soldats  de  la  garnison  chargés  de  maintenir  la  foule  et  de  veiller  à 
ce  que  cette  promenade  politique,  ordonnée  parles  chefs  de  la  Ligue, 
et  à  laquelle  la  foi  religieuse  était,  bien  entendu,  complètement 
étrangère,  ne  fût  pas  troublée  par  quelque  audacieuse  et  coupable 
manœuvre  du  parti  opposant. 

Quand  la  châsse  de  Saint-Paul ,  portée  sous  un  dais ,  parut  à  l'en- 
coignure des  rues  du  Ruissel  et  de  la  Chèvre  ,  sur  le  pont  qu'on  a 
depuis  appelé  le  Pontceau  ou  Ponchel,  toute  l'assistance  s'inclina  et 
s'agenouilla  au  milieu  de  la  rue  devant  la  vénérable  relique  ,  pour 
recevoir  la  bénédiction  de  l'abbé  de  Saint-Ouen. 

Il  se  fit  alors  un  profond  silence. 

Le  moine  prononça  de  sa  voix  usée  et  nasillarde  le  Benedicat  vos^ 
mais  au  moment  où  le  saint  homme,  qui  venait  de  bénir  la  foule  des 
fidèles  catholiques  se  remettait  en  marche  avec  la  châsse  au  milieu 
de  ces  mille  torches  mobiles  qui  jetaient  partout  de  lugubres  lueurs 
d'incendie,  une  sorte  de  brouhaha  vint  troubler  ce  recueillement 
général. 

—  Ce  sont  des  Parpaillots  maudits,  criaient  les  femmes ,  il  sont  de 
la  bande  de  La  Frappe ,  Noël  !  Noël ,  nous  irons  encore  au  Marché- 
aux-Veaux  voir  pendre  ceux-là  ! 


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—  838  — 

On  aperçut  alors  se  débattnat  au  milieu  d'un  peloton  d'archers,  qui 
les  avait  saisis,  quatre  individus  d'une  allure  suspecte. 

C'étaient  nos  hommes  masqués  du  Cabaret  de  la  Chauve-Satirà. 
Dans  la  crainte  d'être  reconnus  sous  leur  hideuse  défroque ,  ils 
avaient  eu  l'imprudence  de  conserver  leurs  masques ,  et  on  les  avait 
arrêtés,  alors  qu'ils  cherchaient  à  se  cacher  sous  une  allée  obscure 
des  environs  de  la  rue  de  la  Vigne. 

Aussitôt,  ils  furent  désarmés,  et,  comme  en  laissant  voir  leurs 
pourpoints  de  velours  sous  leurs  haillons ,  ils  se  donnèrent  pour  des 
gens  de  qualité,  on  les  conduisit,  sans  les  démasquer,  à  l'arche- 
vêché, pour  comparaître  devant  M.  de  Villars. 

Le  peuple,  non  moins  curieux  en  ce  temps-là  qu'à  présent ,  aban- 
donna bien  vite  la  procession  et  les  capucins ,  pour  suivre  la  capture 
des  soldats.  Ce  ne  fut  certes  pas  sans  peine ,  qu'au  milieu  de  cette 
agglomération  d'oisifs ,  les  archers  purent  traverser  avec  leurs  pri- 
sonniers les  ruelles  obscures  par  lesquelles  on  accédait ,  à  cette 
époque ,  de  la  rue  Martain ville  au  palais  archiépiscopal. 

Parmi  ceux  qui  suivaient  cette  procession  d'un  nouveau  genre,  on 
vit  apparaître,  la  figure  très  enluminée,  le  hallebardier  Claude  Simon 
et  Martin  Hébert,  lesquels,  après  avoir  dit  quelques  paroles  à  l'oreille 
du  chef  de  l'escorte ,  entrèrent  aussi  dans  la  demeure  des  prélats 
normands,  au  grand  ébahissement  de  la  foule  qui  se  demandait  ce 
qu'allait  faire  là  le  curé  de  Saint-Patrice  ,  et  qui  stationna  dans  la 
rue  des  Bonnetiers  jusqu'à  ce  qu'une  escouade  de  gens  de  guerre 
vînt  dissiper  le  rassemblement. 

Alexandre  FROMENTIN. 
(La  suite  à  une  prochaine  livraison.) 


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POÉSIE. 


LE  JOUR  DE  L'AN. 


FRAGUIT  DUHE  E8QUI8SK  SATIRIQUE. 


I. 

A  voir  de  haut  en  bas  la  cité  frémissante, 

Qui  s'habille  en  gala,  s'agite  triomphante  , 

On  croirait  que  Tannée,  une  espérance  au  front, 

Se  rendant  à  nos  vœux  avant  l'aube  naissante. 

Ne  nous  ouvre  ses  bras  comme  une  jeune  amante, 

Que  pour  nous  dépouiller  d'un  reste  de  raison. 

A  voir  en  un  clin  d'œil  partout  sortir  de  terre. 

Ce  monde  fourmillant,  brossé,  ciré,  ganté. 

Interminable  armée,  engeance  moutonnière, 

Procession  marchant  sans  croix  et  sans  bannière  , 

On  croirait  que  personne  au  gîte  n'est  resté, 

Que  chacun  ce  matin  pris  d'un  accès  de  fièvre, 

S'est  levé  pour  courir  après  un  autre  lièvre  ; 

Que  le  parterre  est  veuf  du  moindre  visité, 

Que  chaque  visiteur  ne  poursuit  que  son  ombre, 

Que  l'amour  d'être  en  scène  a  séduit  le  grand  nombre, 

Que  tous  à  l'ennemi  sans  doute  ont  déserté, 

Si  ce  n'est  moi  qui,  seul,  censeur  atrabilaire, 

A  leur  approche  crie  :  Esclavage  et  misère  ! 


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840  — 


IL 


C'est  à  qui  montrera  dans  cet  assaut  courtois, 

Inauguration  des  délices  du  mois, 

Son  jarret  vigoureux  et  sa  plaisante  mine  ; 

A  qui  composera  la  plus  fraîche  tartine, 

Avec  force  débris  des  discours  d'autrefois  ; 

A  qui  sera  plus  souple  à  courber  son  échine. 

Contraste  éblouissant  devant  qui  je  m'incline  ! 

C'est  pour  laver  l'affront  de  tant  d'humilité, 

Que  leur  visage  affiche  un  masque  de  fierté. 

C'est  qu'ils  sont  déjà  pleins  de  leur  haute  importance, 

Ces  charmants  nouveaux-nés  du  premier  jour  de  l'an, 

Dont  l'orgueil  (dernier  point  commun  de  ressemblance) 

Accepte  la  louange  au  poids  du  bon  argent. 

Il  en  est  qui  toujours  montés  sur  des  échasses, 

Espèrent  fasciner  et  subjuguer  les  masses 

Par  leur  port  imposant  et  leur  fausse  grandeur. 

Il  en  est  dont  l'emploi  dépasse  la  stature. 

Qui  comptent  le  remplir,  s'enflant  outre  mesure  ; 

Il  en  est  qui  vont  là  comme  au  poste  d'honneur. 

Où  ne  sauraient  manquer  tous  les  valets  de  cœur  ; 

Il  en  est,  quoiqu'ils  soient  égaux  par  la  naissance. 

Qui  veulent  l'un  sur  l'autre  avoir  la  préséance  ; 

11  en  est,  dont  le  monde  ébahi  fait  grand  cas. 

Qui  ne  montrent  jamais  que  l'esprit  qu'ils  n'ont  pas  ; 

11  en  est....  recouverts  de  quelque  vieille  armure, 

Qui  plongés  tout  entiers  dans  leur  profond  savoir, 

Mieux  qu'un  chanoine  heureux  en  pleine  sinécure, 

Si  la  Seine  était  proche  et  la  route  moins  sûre, 

Fourraient  tomber  dans  l'eau,  sans  s'en  apercevoir. 

11  en  est...  peu  jaloux  d'un  fidèle  miroir. 

Adonis  satisfaits  devant  leur  propre  image. 

Qui  vantent  dans  autrui  les  traits  de  leur  visage, 


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—  841  — 

Et  se  cassent  le  nez  à  grands  coups  d'encensoir. 
Chacun  met  bien  ou  mal  sa  robe  d'innocence, 
Chacun  sur  son  air  porte  un  cachet  différent, 
L'artiste  doit  savoir,  en  marquant  la  nuance, 
Les  faire  ressortir  dans  un  cadre  éclatant. 

En  vain  ma  plume  trace  une  rouge  estampille 
Sur  tous  ces  sots  enfants  d'une  sotte  famille  ; 
Il  faudrait  un  Boileau  pour  les  pétrifier, 
Moi,  je  ne  puis  songer  qu'à  les  colorier. 
N'osent-ils  pas  se  dire  oiseaux  de  bon  augure, 
Ces  donneurs  annuels  d'eau  bénite  de  cour  ? 
Visiteurs  dont  je  suis  l'innocente  pâture. 
Soldats  endimanchés,  recrutés  sans  tambour, 
Dont  le  plus  fou  jadis  mit  en  train  l'avant-garde. 
Comme  le  bon  exemple  a  ses  imitateurs  ! 
Comme  la  mode  absurde  a  ses  adorateurs  ! 
De  tous  côtés  on  vient...  ami  lecteur,  regarde. 

III. 

En  ce  moment  sur  nous  s'abat  le  tourbillon. 
Le  pavé  retentit  au  seuil  de  ma  maison. 
Et  ma  vitre  en  frémit. . .  c'est  l'immense  cohue 
De  tous  ces  beaux  messieurs  qui  passe  par  la  rue. 
Seigneurs  de  fraîche  date,  en  costume  bourgeois, 
Dont  l'Elbeuf  est  encor  vierge  de  toute  croix  ; 
Conservateurs  jurés  de  la  froide  étiquette. 
Qui  la  carte  à  la  main,  attaquent  ma  sonnette. 
Et  furetant  partout,  pataugeant  à  la  fois, 
Me  produisent  l'eifet  d'une  meute  aux  abois. 
Qui  retrouvant  joyeuse  une  piste  perdue. 
Relance  le  gibier  à  grand  renfort  de  voix. 
Franchit  fossés,  ruisseaux,  haletante,  éperdue. 
Et  vainement  s'attarde  en  courant  dans  les  bois. 


54 


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—  842  — 

Spectacle  étourdissant  à  Toreille,  à  la  vue, 
Que  cet  essaim  cruel  des  modestes  piétons. 
Qui  fouille  en  ses  zigzags  tous  les  coins  de  la  ville  ! 
Troupe  ailée  et  semblable  à  de  noirs  papillons, 
Qui,  dévorant  l'asphalte,  incessamment  sautille  ; 
Errante  multitude,  effrénée  en  ses  bonds  ! 
Flot  qui  s'en  va,  revient,  ne  néglige  personne, 
En  traînant  à  sa  suite  un  écho  qui  bourdonne  ; 
Foule  qui  se  replie  ou  s'allonge  en  serpent, 
Frappant  de  porte  en  porte  avec  acharnement. 
Et  qui  pour  exercer  son  prestige  éphémère, 
Irait  nous  visiter  jusqu'au  bout  de  la  terre  ; 
Automates  vivants,  munis  d'un  passe-port. 
Dont  la  nouvelle  année  a  pressé  le  ressort  ; 
Intrépides  marcheurs,  paradant  à  la  file. 
Qui  s'inquiètent  peu  d'une  course  inutile, 
Estiment  qu'en  ce  jour  tout  aux  fous  est  permis, 
Nous  traitent  sans  façon  comme  un  peuple  conquis. 
Et  dans  une  tenue  élégante  et  sévère, 
Pour  m'honorer,  dit-on,  assiégeant  mon  logis, 
A  grands  coups  de  marteau  réveillent  ma  colère, 
Et  mettent  sur  les  dents  ma  vieille  ménagère. 


IV. 


J'ai  vu  même  parfois  mon  cerbère  en  défaut. 
Laisser  un  assaillant  pénétrer  dans  la  place, 
Et  j'étais  tout  surpris  de  me  voir  face  à  face, 
Avec  quelque  inconnu  qui  s'exclamant  bien  haut. 
Me  disait  chapeau  bas,  dans  sa  prose  vulgaire  : 
«  Monsieur,  je  suis  un  tel,  natif  du  Finistère, 
»  J'ai  pris  pour  ma  fortune  un  excellent  chemin, 
»  Je  viens,  pour  vous  servir,  d'être  promu  notaire, 
»  Et  ne  saurais  longtemps  rester  célibataire. 


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—  843  — 

»   Je  suis  sans  trop  d'orgueil,  un  peu  votre  voisin, 
»   Tenez...  Ton  voit  d'ici  sur  ma  porte  cochère, 
»   Deux  brillants  panonceaux  signaler  mes  pouvoirs. 
»   Avant  tout,  je  voulais  vous  rendre  mes  devoirs, 
))   Agréez  en  ce  jour  mon  humble  révérence.  » 
Puis,  après  une  pause,  où  l'assommant  bavard 
S'excuse  bien  à  tort  de  hâter  son  départ, 
Et  pense  mettre  à  bout  toute  ma  patience, 
»)  Monsieur,  ajoute-t-il,  sans  perdre  contenance, 
»   Avec  peine  on  vous  quitte ,  alors  qu'on  vous  connait  ; 
»   Je  suis  vraiment  heureux ,  grâce  à  mon  insistance , 
»   De  vous  voir  sain  de  corps  et  l'esprit  satisfait  ; 
»  L'honneur  que  je  reçois  n'est  pas  sans  un  regret, 
»   Permettez  que  j'emporte  avec  moi  l'espérance 
»   De  faire  une  autre  fois  plus  ample  connaissance.  « 

Devant  un  tel  aplomb ,  je  suis  un  écolier, 
Et  n'apprendrai  jamais  ce  courageux  métier. 
Oh  !  contradiction  !  sans  nulle  procédure , 
Je  chasse  un  pauvre  fou  de  mon  appartement , 
Le  monde  dit  justice ,  et  quand  par  aventure , 
Un  intrus  bien  vêtu  s'y  glisse...  un  intrigant... 
Le  bon  ton  me  prescrit  de  n'en  pas  faire  autant  ; 
Il  me  faudra  subir  une  longue  torture , 
Et  garder  tout  ce  temps  une  honnête  figure. 

V. 

Je  reprends  le  récit  où  je  l'avais  laissé  : 

Après  ce  bel  exorde  où  je  suis  encensé , 

Mon  homme  avise  un  siège  et  sans  gêne  s'y  place , 

Espérant  qu'un  éloge  aura  fondu  la  glace  ; 

Toujours  embarrassant,  jamais  embarrassé  , 

Il  s'y  prélasse  à  l'aise,  il  m'agace,  il  m'ennuie... 

Tout  enm'entretenant  du  beau  temps,  de  la  pluie , 


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—  844  — 

Il  donne  des  regrets  à  défunt  l'an  passé  ; 

A  l'entendre ,  janvier  n'est  qu'un  long  jour  de  fête  ; 

Il  m'apprend  qu'au  collège  il  était  sans  rivaux. 

Et  qu'il  n'a  point,  fi  donc  !  enjambé  les  ruisseaux. 

Il  s'érige  en  génie  ou  se  pose  en  prophète , 

Avant  le  baromètre ,  il  prédit  la  tempête , 

Et  ne  s'aperçoit  pas,  monté  sur  ses  tréteaux, 

Que  c'est  jeter  son  plomb  et  sa  poudre  aux  moineaux.' 

On  dirait  que  le  fat  est  sûr  de  ma  conquête , 

Qu'en  venant  il  avait  son  projet  dans  la  tête , 

Que  pour  lui  je  ne  suis  qu'un  docile  instrumei^t , 

Que,  victime  aujourd'hui  de  son  empiétement, 

Je  ne  saurais  manquer  demain  d'être  sa  proie , 

Qu'il  a  juré ,  bon  Dieu  !  de  corrompre  ma  joie , 

Qu'en  ma  personne  il  voit  l'étoffe  d'un  client, 

Et  qu'il  flaire  déjà  contrat  ou  testament. 

Aussi ,  quoiqu'en  la  forme  il  soit  irréprochable  , 
Je  trouve  son  discours  un  morceau  détestable  ; 
Je  démêle  trop  bien  sous  ses  airs  patelins , 
L'homme  qui  veut  cacher  d'équivoques  desseins; 
S;i  visite  me  pèse  ainsi  qu'un  mauvais  rêve. 
Et  je  crains  d'éclater,  avant  qu'elle  s'achève, 
Froidement  je  l'écoute  et  je  me  rends  muet. 
En  vain  j'attends  toujours  qii'à  la  fin  il  se  lève  , 
Opposant  mon  silence  à  son  zèle  indiscret  ; 
Ce  monsieur  me  réserve  un  supplice  complet. 
Je  voudrais  pourtant  bien,  surmontant  ma  détresse , 
Maintenir  jusqu'au  bout  ma  simple  politesse. 
Sauf  à  mordre  ma  lèvre  et  froncer  le  sourcil; 
Je  voudrais  cette  fois  (d'un  an  je  suis  plus  sage), 
Ne  pas  laisser  tomber  de  ma  bouche...  un  fromage , 
Ni,  corbeau  mal  appris  envers  renard  subtil, 
Contre  mon  gré  lâcher  un  gros  mot  incivil. 


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—  845  — 

Pourrai-je  y  paiTenir,  même  en  lui  laissant  croire 
Qu'il  m'a  pris  à  la  glu  de  tous  ces  faux  semblants? 
Ce  n'est  point  une  fable  ici. . .  C'est  une  histoire 
Où  chacun  plus  ou  moins  figure  tous  les  ans. 

VI. 

Ayant  l'air  d'écouter  son  fâcheux  bavardage , 
En  secret  j'étudie  à  fond  mon  personnage  ; 
Je  me  lève  trois  fois. . .  exprès  pour  l'avertir, 
Sans  qu'il  semble  songer  qu'il  est  temps  de  partir. 
J'admire  avec  effroi  sa  verve  intarissable , 
Je  base  mon  salut  sur  son  éternûment , 
J'attends  depuis  une  heure  un  prochain  dénoûment, 
Et  ma  gêne  à  la  fin  devient  intolérable. 
Dans  cette  impasse  affreuse  où  j'étouffe  à  mourir-, 
Avec  son  plat  orgueil  j'ai  hâte  d'en  finir, 
Puisque  de  ses  projets  il  ne  veut  rien  rabattre  ; 
Et  voilà  mon  esprit  qui  court,  se  met  eu  quatre , 
.  Pour  me  trouver  l'appui  d'un  prétexte  mondain , 
Qui  force  l'ennuyeux  à  quitter  la  partie , 
Epargnant  au  hasard  le  soin  de  sa  sortie. 
Hélas  !  mon  pauvre  esprit  y  perd  tout  son  latin... 
Mais,  voici  que  d'en  bas  éclate  une  espérance... 
Je  suis  sauvé  !  J'entends...  Oh  !  quelle  heureuse  chance  ! 
J'entends  quelqu'un  qui  monte,  en  courant,  l'escalier, 
Et  dont  bientôt  la  voix,  expliquant  sa  présence , 
M'arrive  comme  un  son  d'où  sort  ma  délivrance. 
J'ouvre...  C'est  Figaro,  mon  précieux  barbier. 
Qui,  pour  mieux  célébrer  plus  d'une  bienvenue, 
Sans  doute  ce  matin  attardé  dans  la  rue , 
S'empresse  de  m'offrir  les  doux  soins  de  son  art. 
Non ,  tu  n'es  pas,  ami ,  conduit  par  le  hasard  , 
C'est  l'effet  à  coup  sûr  d'une  seconde  vue. 
Oh  !  non,  tu  ne  pouvais  venir  plus  à  propos. 


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—  846  — 

Pour  m'arrcher  vivant  à  ce  flot  d'éloquence , 
Et  rendre  à  cette  année  un  instant  de  repos. 
Triomphe,  Figaro,  ton  succès  est  immense, 
Un  dieu  t'aura  versé  le  don  de  prescience  ; 
Bravo ,  joyeux  mortel,  tu  fais  la  barbe  à  tous , 
Ta  venue  à  cette  heure  est  un  coup  de  fortune , 
Qui  vient  déconcerter  son  audace  importune  ; 
Tu  fais,  à  ton  insu,  d'une  pierre  deux  coups. 
Un  tel  service  aura  sa  digne  récompense , 
Et  vraiment ,  je  te  dois  double  reconnaissance. 

A  ces  mots  prononcés  d'un  certain  air  narquois  : 

«  Il  est,  je  crois,  grand  temps.  Monsieur,  que  je  vous  rase.  » 

Mon  causeur  interdit,  laissant  tomber  sa  phrase , 

Interrompt  l'entretien  pour  la  première  fois. 

Il  maudit  le  secours  imprévu  qui  m'arrive , 

Et  son  esprit  s'en  va  flottant  à  la  dérive  ; 

Sous  la  tuile  qui  tombe. . .  il  se  sent  écrasé , 

Tout  son  échafaudage  est  sur  lui  renversé. 

Il  a  l'oreille  basse  et  la  face  abattue , 

On  dirait  qu'il  n'est  plus  qu'une  froide  statue. 

Puis,  lorsqu'il  voit  enfin  s'installer  mon  sauveur. 

Le  dépit  fait  monter  à  son  front  la  rougeur; 

Il  se  lève  soudain,  prend  son  chapeau,  salue, 

S'esquive  sans  songer  à  m'oflTrir  un  bonsoir, 

Et  je  n'ai  pas  le  temps  de  lui  dire  :  Au  revoir  ! 

Qu'il  est  déjà  bien  loin. . .  et  trotte  dans  la  rue. 

Non ,  non ,  jamais  plaideur  en  perte  d'un  procès  , 

Larron  surpris  nanti  du  fruit  de  ses  méfaits  ; 

Grand  homme  ballotté  dans  sa  candidature  , 

Auteur  sifflé ,  berné  sur  sa  littérature  ; 

Jamais  ambitieux  descendu  du  pouvoir, 

Héritier  qui  se  voit  frustré  dans  son  espoir. 

N'ont  allongé,  d'honneur  !  plus  piteuse  figure , 

Qu'un  tel  sot,  empêtré  dans  cette  conjoncture. 

Ernest  SIMONIN. 


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BIBLIOGRAPHIE. 


CHANTS  DE  L'INDUSTRIE,  par  C.  Michu.—  Un  vol.  in-12,  de 
246  pages,  chez  Dentu.  Paris,  1862. 

Voici  la  lettre  qui  nous  est  adressée  par  notre  collaborateur  M.  De  Lérue, 
sur  le  volume  de  vers  de  M.  Claude  Michu  :  on  ne  pouvait  mieux  dire  en 
moins  de  mots. 

G.  G. 


«  A  Monsieur  le  Directeur  de  la  Revue  de  la  Normandie. 

ï)  Monsieur, 

»  Vous  me  faites  l'honneur  de  me  demander  une  appréciation  sur  le  volume 
de  poésies  que  M.  C.  Michu  vient  de  publier  chez  Dentu  :  les  Chants  de  Vin- 
dustrie, 

»  Je  trouve  d'abord  ce  titre  assez  heureux,  avec  une  pointe  d'originalité 
résultant  deTalliance  imprévue  de  l'Industrie  et  des  Vers  ;— des  vers,  organe 
ordinairement  exclusif  de  la  pensée  spiritualiste  ;  de  l'Industrie,  noble  fille 
des  arts,  sans  doute,  mais  qui  ne  passe  pas  pour  une  inspiratrice  poétique, 
et  qui  n'hésiterait  pas  à  atteler  Pegasus  à  un  camion,  si  l'ardente  monture 
do  Pindaro  n'avait  pas  d'ailes. 

»  Que,  du  titre,  nous  passions  à  1  œuvre,  me  voilàtoutembarrassé;  nonque 
ma  tendance  se  refuse  à  l'éloge,  ou  que  mon  devoir  hésite  à  la  critique  : 
mais  vous  ne  m'accordez  qu'une  page,  et  c'est  bien  peu  pour  faire,  en  pareil 
cas,  une  juste  part  à  l'un  et  à  l'autre. 

»  M.  C.  Michu  est  un  esprit  resté  jeune  malgré  les  envahissements 
de  l'Industrie  qu'il  chante,  et  cet  esprit  est  servi  par  une  plume  alerte  et  un 
sentiment  passionné  des  choses  dont  l'image  rapide  — trop  rapide  peut-être 
—  ne  semble  pas  permettre  à  son  inspiration  d'approfondir  et  de  dévelop- 


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—  848  — 

per.  Il  cherche  et  rencontre  souvent  cequ^on  appelle  le  trait.  «  Patience  et 
longueur  de  temps  »  ne  sont  pas  son  affaire.  Son  vers  est  organisé  pour  Tin- 
dépendance,  Topposition  et  le  combat.  Je  regrette  d'avoir  à  ajouter  qu'il  se 
complaît  dans  des  allures  de  réalisme  qui  sont  aigourd'hui  à  la  mode,  et  aux- 
quelles, pour  ma  part,  je  trouve  une  foule  d'inconvénients,  ne  fût-ce  que 
elui  de  transformer  l'antique  forme  poétique —  qui  est  le  poli,  le  noble  et 
le  beau  dans  l'harmonie,  en  un  langage  cru,  qui,  dans  ses  descriptions  trop 
exactes,  n'est  pas  sans  blesser  parfois  l'oreille  et  le  goût. 

»  Nous  croyons  que  les  modernes —  qui  ont  changé  cela —  sacrifient  ainsi  à 
un  progrès  douteux  à  une  idole  qu'ils  aimeront  un  jour  à  renverser.  Toute- 
fois, le  point  de  départ  admis,  on  ne  peut  méconnaître  qu'un  certain  nombre 
des  Chants  de  l'Industrie  ont  l'originalité  et  la  vigueur.  Dussé-je  être  en  dé- 
saccord avec  l'opinion  que  son  auteur  en  a,  je  dirai  même  que  c'est  dansiez 
tableaux  gracieux,  dans  la  traduction  des  sentiments  tendres,  dans  la  philo- 
sophie plutôt  rêveuse  que  militante,  en  un  mot,  qu'il  a  été  le  mieux  inspiré. 

»  Il  y  a  beaucoup  de  ces  parties  qui,  réunies  aux  idées  ingénieuses,  aux  sin- 
gularités mêmes  du  style,  et  surtout  à  plusieurs  morceaux  où  l'on  sent  vi- 
brer le  sentiment  patriotique,  formeraient,  détachés,  un  ensemble  excel- 
lent. 

»  Mais  en  matière  de  poésie,  comme  en  tout  autre,  ce  n'est  pas  à  frapper 
fort,  mais  à  toucher  juste,  qu'est  le  mérite  ;  et  la  plume  n'est  pas  un  marteau. 
»  Agréez,  etc. 

»  J.  A.  DE  LÉRUE-  » 


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GHAONIQUE  NORMANDE. 


Note  sur  quelques  points  d'ecclêsiologie.  —  La  Révolution  a  décimé 
Jcs  innombrables  églises  de  paroisse,  d'abbayes,  de  prieurés  qui  cou- 
vraient notre  diocèse.  Celles  qu'épargna  la  colère  des  hommes  de  93  no 
peuvent  échapper  à  l'inévitable  action  du  temps  qui  les  mine  lentement. 
L'indigence  des  fabriques,  les  faibles  offrandes  des  fidèles  ne  peuvent  arrê- 
ter le  ravage  des  années,  trop  souvent  secondé  par  l'indifférence  des  popu- 
lations. Plusieurs  de  nos  édifices  sacrés  menacent  de  s'écrouler  sur  leurs 
autels,  un  très  grand  nombre  périclitent  dans  des  parties  essentielles.  La 
métropole  elle-même  qu'on  ne  peut  contempler  sans  douleur  est  entamée 
de  toutes  parts.  Cette  œuvre  admirable  de  nos  archevêques,  l'un  des  plus 
beaux  monuments  de  la  France,  non  seulement  voit  tomber  l'un  après 
l'autre  tous  ses  ornements,  mais  elle  est  atteinte  dans  sa  solidité  mémo  à 
un  degré  alarmant.  Au  dire  de  nos  meilleurs  architectes,  il  ne  faudrait  pas 
moins  de  deux  à  trois  millions  pour  la  restaurer  complètement. 

Cependant  le  mal  est  peut-être  moindre  pourles  édifices  du  premier  ordre 
que  l'Etat  entretient  à  ses  frais  comme  essentiels  à  la  religion  et  à  l'orne- 
ment de  nos  villes.  Le  sol  delà  France  serait  si  nu  le  jour  où  tomberaient 
les  temples  que  la  religion  lui  a  laissés  !  Mais  le  mal  est  bien  plus  grand 
pour  les  nombreuses  églises  du  second  ordre  qui  sont  abandonnées  à  leurs 
propres  ressources. 

Outre  les  agrandissements,  les  dispositions  nouvelles,  les  constructions 
do  chapelles  ou  de  sacristies  que  réclament  plusieurs  églises,  il  serait  impos- 
sible d'énumérer  les  reconstructions,  les  réparations,  les  consolidations 
presque  partout  nécesaires  aux  tours,  aux  pavages,  aux  murs,  aux  arcades, 
auxtombeaux,  aux  toitures,  aux  vitraux,  etc.,  etc.;  les  travaux  d'architec- 
ture, de  peinture,  de  sculpture,  que  souvent  on  ne  peut  retarder  sans  voir 
s'amonceler  les  débris  et  se  multiplier  les  dépenses.  La  matière  n'est  donc 
que  trop   abondante  pour  le  zèle  réparateur  du  clergé;  mais  ce  zèle  est  en- 


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—  850  — 

travé  par  de  graves  difficultés  qui  semblent  réclamer  le  secours  de  l'autorité 
en  même  temps  que  les  lumières  de  la  science. 

Ce  n'est  pas  tout,  pour  un  curé,  de  triompher  d'une  fabrique  parfois 
difficile,  d'amasser  patiemment  quelques  aumônes,  d'arracher  à  un  Conseil 
municipal  son  assentiment  et  son  denier  pour  sauver  la  maison  de  Dieu 
d'une  ruine  prochaine,  il  faut  encore  qu'il  obtienne  l'approbation  de  l'admi- 
nistration civile  et  qu'il  passe  souvent  bien  du  temps  dans  l'accomplisse- 
sèment  d'inévitables  formalités  ;  il  n'est  même  pas  sans  exemple  que,  par 
suite  de  préventions  soufflées  par  la  malv<^illance,  d'utiles  projets  pénible- 
ment élaborés  languissent  et  meurent  sur  les  premiers  degrés  de  la  hiérar- 
chie administrative.  L'œuvre  est  ainsi  étouffée  au  début  ;  mais  supposons 
qu'il  arrive  à  obtenir  toutes  les  autorisations  requises  pour  commencer  ses 
travaux.  Toute  difficulté  n'est  pas  encore  levée.  Souvent,  dans  des  cam- 
pagnes obscures,  dans  un  vallon  ignoré,  s'élève  une  magnifique  église, 
témoignage  surprenant  de  la  foi  généreuse  de  nos  pères  et  de  la  fécondité 
du  christianisme,  bâtie  peut-être  par  l'un  de  ces  anciens  ordres  religieux  en 
qui  une  humilité  si  profonde  s'unissait  à  un  si  fier  génie.  On  y  rencontre  en 
foule  des  colonnes  hardies,  des  sculptures  délicates,  des  inscriptions  histo- 
riques et  pieuses,  des  fenestrages,  des  vitraux  tout  couverts  d'images  sacrées 
qui  servaient  de  catéchismes  dans  les  temps  anciens,  des  reliefs  qui  inté- 
ressent la  liturgie  ou  l'histoire  ecclésiastique,  des  armoiries,  des  tombeaux 
de  familles  illustrées  par  leur  naissance  ou  leurs  libéralités.  Pré- 
cieuses reliques  auxquelles  les  hommes  instruits  attachent  un  haut  prix 
et  qui  méritent  souvent  à  une  église  les  secours  de  l'administration  civile 
ou  des  amis  des  arts.  Or,  avant  d'aborder  de  tels  édifices  aveclepic,  le  mar- 
teau ou  le  pinceau,  qui  ne  sent  qu'il  est  besoin  de  ne  pas  procéder  à  l'aveu- 
gle, et  d'avoir  quelqu'intelligence  de  cet  art  chrétien  qui  a  couvert  la 
France  et  la  Normandie  en  particulier  de  monuments  sans  rivaux  et  les 
monuments  eux-mêmes  de  richesses  innombrables? 

11  ne  paraît  pas  que  cette  observation,  si  simple  qu'elle  soit,  ait  été  jus- 
qu'ici bien  saisie,  car  il  n'est  peut-être  pas  dix  de  nos  églises,  même  parmi 
les  plus  mgnifiques  qui,  depuis  quarante  ans,  n'aient  été  plus  ou  moins  long- 


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—  851  — 

temps  à  la  merci  d'artisans  et  de  maçons   inliabiles.    Nous   citons  quelques 
exemples  entre  mille,  nous  éviterons  à  dessein  les  plus  récents. 

Les  églises  de  Saint-Ouen  de  Rouen,  de  Blainville,  de  Préaux,  de  Saint- 
Hilaire  deRouen,  etc.,  etc.,  sont  pavées  avec  des  tombeaux  sciés  par  mor- 
ceaux. 

Près  d'Yvetot,  une  belle  tour  en  pierre,  ainsi  que  ses  balustrades  à  jour 
et  sa  flèche  octogone  ont  été  démolies  pour  faire  place  à  un  mauvais  clocher 
sans  caractère  et  sans  dignité. 

Prés  de  Caudebec,  pour  faire  entrer  un  dais,  on  a  mis  le  pic  dans  un  por- 
tail que  la  Renaissance  avait  couvert  de  ses  guirlandes  et  de  ses  dentelles 
de  pierre. 

Près  de  Saint-Romain,  une  église  très  remarquable  par  son  caractère 
monumental  fut  mise  en  vente  par  la  fabrique  de  la  paroisse  dentelle  dépen- 
dait; elle  serait  aujourd'hui  rasée  sans  Tintervention  de  l'autorité  civile  qui 
l'entretient  à  ses  frais. 

Ici  c'est  un  clocher  qui  s'écroule  tout  entier  pendant  que  les  fabriciens 
faisaient  trancher  ses  bases  pourélargir  l'entrée  du  chœur.  Le  fait  n'est  pas 
unique. 

Ailleurs,  comme  à  Saint-Georges-de-Boscherville,  un  tombeau  en  marbre 
noir  magnifiquement  sculpté  reste  trente  ans  retourné  sur  la  face. 

Dans  la  même  église,  sous  prétexte  qu'elle  était  trop  grande,  on  avait  eu 
l'ingénieuse  idée  d'élever  un  ignoble  mur  de  refend  des  deux  côtés  de  la 
grande  nef  pour  la  séparer  des  deux  bas-côtés. 

Un  célèbre  jubé  qui  n'eût  jamais  d'égal  dans  nos  contrées  a  été  démoli 
complètement.  Ses  reliefs,  qui  représentaient  des  passages  de  la  vie  des 
saints  et  de  l'ancien  testament,  ornent  maintenant  les  jardins  et  les  maisons 
du  voisinage. 

Dans  une  vieille  cité  normande,  un  vaste  portail  orné  de  festons  de  pierre 
a  été  loué  pour  servir  de  remise  et  de  grenier  à  foin. 

Dans  une  de  nos  plus  belles  églises  paroissiales,  d'admirables  culs-de- 
lampe  furent  abattus  parce  que  les  moineaux  y  faisaient  leurs  nids. 

Un  autel  do   pierre  du  xii*  siècle,  le  plus  ancien  du  diocèse,  après  avoir 


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—  852  — 

(Hé  peint  comme  une  boutique,  a  été  supprimé  par  la  fabrique,  sans  Tintcr- 
vention  de  l'autorité  civile. 

Les  dégradations  commises  à  l'intérieur  des  églises  sur  des  objets  de  dé- 
tail seraient  innombrables.  Leur  mobilier  n'a  pas  été  plus  respecté.  Dans 
les  cabinets  des  curieux,  dans  nos  musées,  dans  les  magasins  des  marchands 
de  curiosités,  parmi  des  objets  profanes,  quelquefois  indécents,  on  voit  figu- 
rer des  reliquaires,  des  calices,  des  patènes,  des  montrances,  des  sculptures 
sacrées,  des  boiseries,  des  vitraux,  qui  formaient  autrefois  le  trésor  des 
églises  et  qui  ont  parfois  été  vendus  à  vil  prix  dans  les  sacristies.  C'est 
ainsi  qu'un  ostensoir  en  cuivre,  mais  d'un  travail  merveilleux,  était  en 
vente  il  y  a  peu  d'années  encore  ;  des  amateurs  avaient  offert  500  fr.;  le 
vendeur  voulait  le  double  de  ce  prix. 

Le  musée  des  antiquités  de  Rouen  s'enrichit  tous  les  jours  de  tombeaux 
chrétiens,  de  châsses,  de  fonts  baptismaux,  d'anciens  ciboires,  de  bas-re- 
liefs représentant  la  Passion,  etc.,  etc. 

A  mesure  que  les  églises  perdent  leurs  antiques  trésors,  on  les  remplace 
par  des  peintures,  des  décorations  déplorables  qu'on  est  contraint  de  deman- 
der à  des  artistes  entièrement  étrangers  aux  idées  religieuses.  Quelquefois, 
des  sculptures  inimitables  sont  voilées  sous  trois  épaisses  couches  d'une 
peinture  grossière  qu'on  ne  pourra  désormais  enlever  qu'à  grands  frais. 

Ailleurs,  un  grand  amas  do  cailloux  couverts  de  t«rre  et  de  mousse,  est 
amoncelé  dans  une  belle  chapelle  ogivale  avec  la  prétention  de  figurer  la 
montagn  du  calvaire. 

Nous  avons  rencontré  une  représentation  de  la  sainte  Vierge  montant  au 
Ciel  avec  l'enfant  Jésus  dans  ses  bras. 

Souvent,  presque  toujours,  des  anges  effraient  les  yeux  pudiques  parleur 
nudité,  la  transparence  des  costumes.  Presque  partout  l'humain,  le  maté- 
riel, le  grotesque,  le  ridicule  et  le  leste  envahissent  les  autels  du  fils  de 
Dieu  et  de  sa  sainte  Mère,  et  c'est  tout  ce  qu'on  peut  attendre  d'artistes  sans 
science  comme  sans  foi,  par  trop  désorientés  quand  il  leur  faut  peindre  les 
modèles  adorables  de  la  céleste  beauté. 

De  tant  de  décorations  mal  conçues,  de  tant  de  réparations  inintelligen- 


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—  853  — 

tes  et  de  mutilations,  il  résuhe  que  le  pouvoir  civil  empiète  de  plus  en  plus 
chaque  jour  sur  la  garde  et  la  conservation  des  édifices  sacrés.  Le  prêtre  ce- 
pendant est  le  gardien  né,  le  conservateur  naturel  de  son  église,  mais  si  son 
zèle  à  embellir  la  maison  de  Dieu  n'est  pas  guidé  par  la  science,  il  voit  in- 
tervenir les  inspecteurs  de  l'Etat  qui  lui  font  essuyer  leurs  blâmes  hautains, 
renversent  ce  qu'il  a  édifié,  dictent  des  lois  dans  le  lieu  saint  et  défendent 
à  la  main  du  prêtre  de  toucher  au  sanctuaire.  Il  résulte  encore  de  là  qu'une 
grave  atteinte  est  portée  à  la  considération  personnelle  des  membres  du 
clergé.  Si  une  lettre  incivile  discrédite  son  auteur,  si  une  façon  de  vivre 
trop  vulgaire  ruine  un  prêtre  dans  l'esprit  des  hommes  d'éducation,  que 
sera-ce  s'il  arrache  ou  mutile  les  plus  beaux  ornements  de  son  église,  s'il 
y  introduit  et  fixe  à  demeure  des  constructions  bâtardes,  des  peintures  ab- 
surdes, des  statues  sans  caractère,  des  disparates  choquantes,  et  cela  au 
moment  où  le  bon  sens  public  a  fait  pleine  justice  de  toute  bizarrerie  qui 
rompt  l'unité  d'un  monument. 

L'importance  de  nos  églises  sous  le  rapport  religieux,  historique,  artis- 
tique, est  avouée  de  tous  les  esprits  éclairés.  Il  y  a  quarante  ans,  on  ne  ren- 
contrait pour  elles  que  mépris  ou  hostilité.  Aujourd'hui  il  y  a  admiration, 
passion,  enthousiasme.  Plus  de  quatre-vingts  sociétés  savantes,  spontané- 
ment organisées  sur  tous  les  points  de  la  France,  les  étudient,  les  décrivent, 
les  recommandent  à  l'Etat  ou  les  entretiennent  de  leurs  dons  volontaires.  Le 
gouvernement  les  prend  sous  sa  protection,  recommande  aux  autorités  d'em- 
pêcher qu'elles  ne  soient  mutilées  ou  maladroitement  réparées,  il  dépense 
chaque  année  plusieurs  millions  pour  prévenir  leur  dégradation  et  leur 
ruine.  Si  le  clergé,  préoccupé  avant  tout  du  salut  des  âmes,  doit  user  sobre- 
ment des  antiquités  et  des  arts,  il  ne  doit  pas  s'aheurter  violemment  contre 
le  mouvement  général  des  esprits.  Il  n'a  rien  à  gagner  en  traitant  légère- 
ment les  monuments  chrétiens,  et  il  a  beaucoup  à  perdre  en  négligeant  de 
s'associer  au  pouvoir  civil  et  à  l'opinion  publique. 

On  sait  qu'il  y  eut  un  temps  ou  seul  le  clergé  écrivait,  étudiait,  quand 
personne  ne  savait  étudier  ni  écrire  ;  un  temps  ou  seul  dans  un  monde  en 
proie  aux  ravages  de  la  guerre,  il  savait  construire,  préserver  et  transmettre; 


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—  854  — 

un  temps  de  brutale  et  sanvage  ignorance  où  seul  il  ralluma  le  flambeau 
éteint  des  sciences  et  des  arts  et  fit  éclore  les  merveilles  d'une  architecture 
devant  laquelle  se  prosterne  un  siècle  qui  se  dit  éclairé  !  Viendrait-il  an 
autre  temps  où,  par  une  révolution  étrange,  le  clergé  seul  n'aurait  pas  Tin- 
telligence  des  temples  bâtis  par  ses  devanciers,  seul  n'en  apprécierait  pas  les 
beautés  et  la  sublime  ordonnance,  seul  à  la  face  d'un  public  éclairé,  en  alté- 
rerait le  style  et  les  nobles  caractères.  C'est  ce  dont  trop  de  lettres  épîsco- 
pales,  trop  d'auteurs  graves  accusaient  le  clergé  il  y  a  quelques  années. 
Presque  tous  les  évéques  de  France  ont  voulu  remédier  à  cet  élat  de  choses 
Nous  rappellerons  dans  un  prochain  travail  les  ordonnances  si  pressantes 
qu'ils  ont  publiées  à  ce  sujet,  les  cours  d'archéologie  fondés  par  eux  dans 
leurs  séminaires  où  des  hommes  comme  MM.  Canéto,  Barraud,  Auber,  Vau- 
drival,  Laffetaj,  Olivier,  professent  des  cours  réguliers,  avec  un  succès 
si  bien  établi. 

L'abbb  GUÉRITEAU. 


La  Statue  DB  l'Empereur  Napoléon  I" ,  a  Rouen.  —  Uu  journal,  que 
nous  croyons  informé  d'une  manière  incomplète,  nous  a  donné  la  nouvelle 
que  la  question  du  monument  à  ériger  à  l'Empereur  Napoléon  va  recevoir 
une  solution  prochaine.  L'affaire  ,  paraît-il ,  est  engagée;  le  nom  d'un  sta- 
tuaire est  prononcé  ;  la  place  est  choisie  ;  ce  qu'on  ne  sait  pas  bien  encore, 
par  exemple ,  c'est  si  la  statue  tournera  le  dos  ou  fera  face  à  l'Hôtel-de- 
Ville. 

Ce  qui  dans  tous  ces  bruits  nous  intéresse  et  nous  semble  digne  de  créance, 
c'est  qu'un  projet  destiné  à  l'embellissement  de  la  cité  va  sortir  du  monde 
des  théories  pour  entrer  dans  la  voie  de  la  réalité.  Jusqu'à  présent,  nous 
voulons  le  croire,  il  n'y  a  rien  de  plus.  En  effet,  une  statue  équestre  ne 
s'improvise  pas  comme  une  ébauche  ou  une  statuette ,  et  ce  qui  se  présente 
tout  naturellement  au  début  d'une  œuvre  semblable ,  c'est  la  nécessité 
indispensable  d'un  concours.  Où  ce  cùnœurs  a-t-il  été  annoncé?  Où  les 
maquettes  ont-elles  été  exposées?  A  quelles  individualités  de  l'art  s'est-on 


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—  856  — 

adressé  pour  ce  colossal  ouvrage  où  doit  revivre  plus  que  TEmpereur-Con- 
quérant ,  — l'Empereur-Lêgislateur  ? 

Ce  n'est  pas  au  moment  où  Paris  met  au  concours  tous  les  monuments  de 
sa  moderne  splendeur,  où  l'Opéra,  suivant  la  volonté  expresse  du  Souve- 
rain, sort  déterre,  grâce  au  concours,  par  les  soins  d'un  artiste  presque 
inconnu  la  veille,  que  l'on  voudrait  en  province  mépriser  ces  grands 
exemples  donnés  par  la  capitale  et  par  le  chef  de  l'Etat.  Pour  nous  donc, 
avant  de  parler  de  la  forme  et  de  l'emplacement  de  la  statue ,  il  faut  que 
le  modèle  en  ait  été  soumis  aux  souscripteurs,  et  que  les  détails  en  soient 
réglés  par  une  commission  de  savants  et  surtout  d'artistes.  De  plus,  à  l'ori- 
gine, un  concours  a  été  promis;  il  ne  peut  disparaître  aujourd'hui  comme 
par  miracle,   sans  un  motif  et  sans  une  explication. 

Gustave  GOUELLAIN. 


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PUBLICATIONS  DIVERSES. 


Pour  paraître  dans  le  courant  de  janvier,  RECHERCHES  HISTORIQUES  SUR 
LES  SIRES  ET  LE  CHATEAU  DE  BLAINVILLE,  par  F.  Bouquet,  professeur  au 
lycëe  impérial.  Ce  travail,  extrait  de  la  Revue,  a  été  complété  par  des  corrections,  un 
appendice,  une  table,  et  une  vue  générale  du  château,  au  XVII*  siècle.  Il  forme  un 
volume  grand  in-octavo  de  sept  feuilles  d'impression. 

L'OCCASION  PERDUE  RECOUVERTE,  par  Pierre  Corneille,  nouvelle  édition 
accompagnée  de  notes  et  de  commentaires,  avec  les  sources  et  les  imitations  qui  ont 
été  faites  de  ce  poème  célèbre  non  recueillis  duns  les  œuvres  de  l'auteur. 
Tiré  seulement  à  320  exemplaires,  tous  numérotés,  et  sur  papier  vergé  : 
250  exemplaires  format  petit  in-12  à  3  fr. 
et   70  exemplaires  format  inS^  à  5  fr. 

CORNEILLE  A  LA  BUTTE  SAINT-ROCH,  comédie  en  un  acte,  en  vers,  représen- 
tée au  Théâtre-Français,  le  6  juin  1862,  précédée  de  notes  sur  la  vie  de  Corneille 
d'après  des  documents  nouveaux,  par  Ed.  Fouknier,  1  vol.  in-12,  orné  d'une  jolie 
vignette  de  M.  Aug.  Racine. 

DES  DISTINCTIONS  HONORIFIQUES  ET  DE  LA  PARTICULE,  par  H.  Beaune, 
2*  édition  revue  et  augmentée,  in-12. 

Sous  presse  pour  paraître  très  prochainement  : 

LE  NOBILIAIRE  DE  NORMANDIE,  par  M.  de  Magny.  un  fort  voL  in-4°  orné  de 
blasons  gravés. 

Tous  ces  ouvrages  se  trouvent  à  la  librairie  de  A.  Lbbrument.  55,  quai  Napoléon, 
à  Rouen. 

Le  MONITEUR  DES  ARTS,  Revue  permanente  des  Expositions  et  des 
ENTES  PUBLIQUES  paraissant  les  mercredi  et  samedi  pendant  la  saison  des  ventes 
(soit  80  numéros  par  année).  —  Directeur  :  M.  H.  Audiffred,  rue  Saint-Georges,  43, 
à  Paris.  —  Ce  journal  est  indispensable  à  tous  collectionneurs,  amateurs  de  tableaux 
et  d'objets  d'art;  il  donne  les  prix  d'adjudication  pour  les  ventes  importantes  faites  à 
l'hôtel  Drouet.  —  France  :  Un  an,  20  fr.  —  Six  mois,  15  fr. 

VIERGE  ET  PRÊTRE,  roman,  par  M.  Boné  de  Villiers,  homme  de  lettres,  à 
Evreux  —  1  beau  vol,  in-18  ;  Paris,  Vanier,  éditeur,  rue  Lamai-tine,  19.  —  Envoi 
franco  contre  3  fr.  en  timbres-poste.  —  Victor  Hugo  a  honoré  M.  Boné  de  Villiers  de 
la  lettre  la  plus  flatteuse  et  la  plus  encourageante  à  propos  de  ce  volume  oii  se  dé- 
roule un  drame  poignant  et  colossal. 


■0OIII.— nir.  I  CA^mAftA. 


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TABLE 

DU  TOME  PREMIER. 


MANIFESTE. — L'abbé  CoCHBT.  —  G.  GOUBLLAIN 1" 

ARCHÉOLOGIE.  —  AHTiaUITÉS. 

Découvertes  de  Gouville.  —  L'abbé  Cochet 5 

Exploration  de  la  Chapelle  de  Caudecote.  —  L'abbé  Cochet 65 

Fouilles  de  l'abbaye  de  Saint- Wandrille.  —  L'abbé  Cochet.  .....  129 

Description  d'une  verrière  de  l'église  Saint- Vincent.  — André  Pottibr  236 

Découverte  du  cœur  de  Charles  V.  —  L'abbé  Cochet 397 

L'Archéologie  dans  la  Seine-Inférieure  »  en  1862.  —  L'abbé  Cochet.  .  793 

BKAUX-ÂRTS. 

Restauration  de  la  Fontaine  de  Jeanne  d'Arc.  —  André  Pottier.  .  .  40 

Le  Musée  céramique  de  Nevers.  —  G.  Goubllain 193 

L'Exposition  artistique  d'Elbeuf.  —  G.  Goubllain 409 

Une  Excursion  au  château  d'Anet.  —  E.  de  la  Quériére 489 

L'Exposition  de  peinture  de  Rouen.  —  G.  Goubllain 633,  713 

Des  Expositions  en  province.  —  A.  Lecoq.  .  .  , 742 

L'Art  lyrique  en  province.  —  Ch.  Eudbl 468 

BIBUOGRAFHn. 

Chimie  élémentaire  de  M.  J.  Girardin.  —  E.  Ducastel 53 

Deux  Hivers  en  Italie,  par  Ch.-F.  Lapierre.  -^G,  Q 55 

Almanach  des  Normands.  —  Brianchon 98 

Eustache  Bérat.  —  G.  G 110 

Galerie  Dieppoise.  —  Brianchon .320 

Une  nouvelle  publication  normande.  —  A.  Canel 325 


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—  858  — 

Les  Misérables.  —  Lettre  à  Victor  Hugo.  —  Fernand  Lamt 327 

—               —           Lettre  de  Victor  Hugo.  —  G.  Gk>uellain.  .  406 

Soirées  poétiques  et  religieuses,  par  M.  E.  Lureau,  —A.  Martin.  .  .  334 
Marguerite  d'Angouléme.  Son  Livre  de  Dépenses^  par  le  comte  de  la 

Ferrière-Percy.  —  Raymond  Bordeaux 392 

Maîtres  et  Domestiques,  par  M.  J.-A.  de  Lérue.  —  G.  Gouellain.  .  .  549 

Bibliothèque  héraldique  de  la  France.  —  Ch.  Gougny 473,  605 

Code  de  la  Noblesse  française,  —  Raymond  Bordeaux 613 

Saint-André-de-la-Ville,  de  M.  E.  de  la  Quérière.  —  G.  Gouellaim.  .  695 

Histoire  d'Aumale,  de  M.  Semichon.  —  J.-A.  de  Lbrub 697 

Dictionnaire  général  des  Lettres,  Beaux-Arts  et  des  Sciences.  —  M.  P.  782 

Almanach  des  Normands  pour  1863.  —  Brianchon 785 

Ancelot,  sa  vie  et  ses  œuvres.  —  G.  Gouellain 787 

Concours  pour  le  Répertoire  archéologique  de  la  France. — Ch.  Goliont  789 

Les  Chants  de  Tlndustrie,  par  M.  Claude  Michu.  —  J.-A.  de  Lbrub.  .  847 

CIHIE. 

Nouvelle  matière  colorante  du  Goudron.  —  E.  Ducastbl 83 

craonaoBs  loiuunBi. 

Antiquités  Franques  découvertes  à  Blangy.  —  L'abbé  Cochet.  ....  187 

Translation  à  Bernay  des  prétendus  restes  de  Judith.  — L'abbé  Cochet  189 
Nomination  de  M.  Tabbé  Colas  à  un  canonicat  de  Rouen.  —  L*abbé 

Cochet 190 

La  Flèche  de  la  Cathédrale  de  Rouen.  —  L'abbé  Cochet 256 

Débris  d'une  villa  romaine  aperçus  à  Saint-Aubin-sur-Gaillon.  — 

L'abbé  Cochet 258 

Temple  de  Mercure  découvert  à  Berthouville.  — -  L'abbé  Cochet  .  .  .  259 

Fouilles  à  Pourville.  —  L'abbé  Cochet 260 

Une  Rectification.  —  G.  Gouellain 262 

Ancienneté  de  l'Horlogerie  sur  d'Aliermont.  —  L'abbé  Cochet 336 

Un  Calligraphe  Rouennais  du  XV*  siècle. — L'abbé  Cochet 337 


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—  850  — 

Les  Cloches  du  pays  de  Bray.  —  L'abbé  Cochet 339 

Découverte  à  Rouen  de  monnaies  et  d'un  byou  d'or.  —  G.  Gouellain.  340 

Écussons  trouvés  à  Drosay.  —  F.-N.  Leroy 342 

Inauguration  d'une  inscription  dans  l'église  du  Tilleul.  —  Brianchon  481 

Correspondance.  —  Brianchon 623 

Note  sur  le  pont  de  pierre  de  Rouen.  —  E.  de  la  Qubriére 628 

Conservation  de  l'église  Saint-Laurent. —  G.  G 630 

Les  Compagnons  de  Guillaume-le-Conquérant.  —  A.-L.  B 700 

Trois  Cloches  du  pays  de  Bray.  —  L'abbé  Deoorde. 703 

La  Verrerie  dans  le  département.  —  J.-A.  de  Lérue 706 

La  Statue  de  l'Empereur  à  Rouen.  —  G.  Gouellain 854 

CORHESPOimAHGE. 

A  M.  Alex.  Fromentin.  —  Paul  Péval  . 95 

ECCLÉ8I0L06IE. 

Utilité  de  cette  science.  —  L'abbé  Cochet 265 

Note  sur  quelques  points  d'Ecclésiologie.  —  L'abbé  Gubritbau.  ...  849 

mSTODII. 

LaHague. —  Ed.  Le  Hêrichbr 165 

Deux  Farceurs  normands. —  A.  Canel 206,  273 

Une  Haute-Justice  en  Normandie.  — Paul  Goujon 431^521 

Recherches    sur    les    Sires    et    le    Château     de    Blainville.    — 

F.  Bouquet 440,  531,  568,  669,  749 

Histoire  de  la  noblesse  de  Jeanne  Darc.  —  Levaillant  de  la  Fieffe..  553 

Notes  sur  la  vallée  de  l'Yère. — D.  Dergny  .  .  .  •  , 762 

Noticesur  le  prieuré  de  Grandmont.  —  André  Durand 810 

UTTÈRATDRL 

Le  Mendiant.  —  Pascal  Mulot 19 

La  rue  Porte-aux-Rats.  —  Paul  Baudrt 71 

Le  mouvement  poétique  contemporain. — FernandLAHT 143 


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—  860  — 

La  Tour  de  Carville.  —  A.  Fromentin 154,  218,  367,  586,  830 

Salammbô,  par  M.  Gustave  Flaubert.  —  Fernand  Lamy 820 

HÉLâHGKS. 

Paysages  et  profils  rustiques.  —  J.-A.  De  Lêrue 30,  171-,  376,  4Ô2 

Une  lettre  autographe  de  Duquesne.  —  Eliacim  Jourdain 76 

Les  Blasphémateurs  de  Dieu. —  Ch.  Lormier 286 

Littérature  du  mojen-âge.  —  L.  ot  Duranville 774 

POtSISS. 

Sonnets.  —  Emile  Desghahps 37 

Derniers  conseils  d'un  Normand  à  son  fils.  —  Ch.  Hblot 231 

A  une   fille  d'Estaminet.  —  A  un   homme  des  champs.  —  Pascal 

Mulot 316 

Sphynx.  — Emm.  desEssarts 388 

Spectacles  de  la  foire. —  Pascal  Mulot 691 

L'Ame  et  l'Oiseau.  —  Louise  Bornet 770 

Le  Jour  de  l'an. —  Ernest  Simonin -  •  .  .  839 

THÉÂTRES. 

Théâtre-Français  de  Rouen. — A.Fromentin 56 

Théàtre-des-Arts  de  Rouen.  — A.  Fromentin !  .  .  .  111 

Lettre  de  M.  Rousseau 115 

Lettre  de  M.  Ernest  Boysse  . 119 

Réponse.  —  A,  Fromentin 123 

YARitTÉS. 

Le  Comédien  Neuville  et  M"^  de  Montansier.  —  C.  Hippeau 345 

Une  Excursion  dans  TAustralie  en  1861. — Troussbl-Dumanoir.  .  .  .  424 

fin  de  la  table  du  premier  volume. 


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