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University of Ottawa
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REVUE
DE
L'HISTOIRE DES RELIGIONS
TOME QUATRIÈME
ANGERS, 1MP. BURD1N ET C'c, RUE GARNIE;-.,
ANNALES DU MUSÉE GUIMET
REVUE
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DE
L'HISTOIRE
ELIGIONS
PUBLIEE SOUS LA DIRECTION DE
M. MAURICE YERNES
AVEC LE CONCOURS DE
MM. A. BARTH, A. BOICHÉ-LECLERCQ, P. DECHARÎ1E, S. GIJYARD, G. MASPERO
C. P. TIELE (de LEYDE), elc.
DEUXIEME ANNEE
TOME QUATRIÈME
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PARIS
ERNEST LEROUX, ÉDITEUR
28, RUE BONAPARTE, 28
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REVUE
DE
L'HISTOIRE DES RELIGIONS
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in.T-.ir. t..
M. HERBERT SPENCER
On sait qu'Evhémère légua son nom à la théorie d'après
laquelle les dieux et déesses des vieilles mythologies ne seraient
autre chose que d'anciens rois, reines, sages, prêtres ou prê-
tresses, héros ou héroïnes, divinisés après leur mort, et qu'un
de ses principaux arguments lui était fourni par le berceau et
le tombeau toujours visibles du Jupiter de Crète. Sans pousser
aussi loin le goût des explications faciles, beaucoup d'esprits
distingués, au siècle dernier et même dans toute la première
moitié du nôtre, se montrèrent disposés à admettre, du moins en
principe, cette façon commode de se représenter la genèse des
vieux mythes, et nous pourrions citer tel Dictionnaire de la
Fable, encore consulté par de nombreux lecteurs, qui n'hésite
jamais à rétablir d'après la méthode évhémériste le « fond histo-
« rique dissiniulé sous l'enveloppe de la fiction. »
Cependant on peut dire que depuis Herder et les grands tra-
vaux d'histoire religieuse dont l'Allemagne surtout fut dans notre
siècle la terre nourricière, l'évhémérisme avait été toujours plus
repoussé, toujours plusdédaigné.Lenomsonnaitmnl. Il suffisait,
pour condamner une théorie ou une explication, qu'elle put en
iv 1
2 ALBERT REVILLE
être accusée. L'évhémérisme était rangé dans la même catégorie
que le rationalisme vulgaire appliqué aux miracles de la Bible.
Dire, par exemple, qulxion était le poursuivant d'une reine,
que le mari de cette reine, nommé Jupiter, avait voulu l'éprou-
ver en livrant à ses embrassements coupables une esclave
nommée Néphélé et ressemblant à sa maîtresse — ou bien que
le grand poisson qui engloutit Jonas était probablement une
auberge à l'enseigne de la Baleine, — c'était commettre un même
péché d'inintelligence de l'antique, faire preuve d'un même
manque de goût dans la critique des vieilles légendes, soumettre
aux raisonnettes vulgaires des esprits plats et philistins ces
vénérables débris des âges où la poésie, la naïveté, le symbo-
lisme inconscient coulaient à pleins bords. L'évhémérisme, en un
mot, et tout ce qui lui ressemblait, se voyait à tout jamais mis
au ban de la science sérieuse ; il n'en devait plus être question.
On ne pourrait plus en dire tout à fait autant à cette heure,
depuis que réminent philosophe anglais, M. Herbert Spencer,
dans ses laborieuses recherches sociologiques, a cru pouvoir
démontrer que les religions historiques n'étaient autre chose que
l'évolution du culte des morts, que ce culte était le seul vrai-
ment primitif, le seul originel, et que tout ce que les philologues
et les mythologues avaient proposé dans les dernières années
pour expliquer la genèse des religions en les ramenant à un culte
primitif des phénomènes et des forces de la nature sensible,
n'avait d'autre fondement que leur imagination. Quelques
excès de subtilité ou de complaisance systématique, faciles à
relever chez les coryphées de la science mythologique, ser-
vent à merveille les rancunes du positiviste anglais contre
un ordre d'études dont la méthode, non moins que les instru-
ments, paraissent lui être très peu familiers. Les observations
déjà nombreuses, faites par les voyageurs, pour la plupart
anglais, sur les religions des peuples dits sauvages, c'est-à-dire
les moins éloignés de ce qui fut l'état premier, physique, intel-
lectuel, moral, de l'humanité entière, lui semblent péremp-
toires en faveur de sa thèse favorite. En un mot, sans appliquer
LA NOUVELLE THÉORIE ÉVHÉMÉR1STE 3
précisément sa théorie aux mythes classiques dont Evhémère
s'était exclusivement préoccupé — réserve selon nous très pru-
dente et qui lui a certainement épargné de sérieux embarras —
M. Herbert Spencer revient pourtant sur le terrain jadis adopté
par le bel esprit macédonien, et ne voit plus dans les dieux de
toute espèce que des hommes divinisés après leur mort. Nos
lecteurs français peuvent trouver son système d'explication tout
au long développé dans les Principes de sociologie, traduction de
M. E. Cazclles1.
Nous voudrions résumer ce système et en faire l'objet d'une
critique générale.
I
Comment procède l'honorable philosophe ?
Nous avons déjà laissé entrevoir que d'un trait de plume il
rayait comme nul, comme dépourvu de toute valeur démonstra-
tive, tout ce travail philologique auquel la science des religions
se croyait si redevable. C'est bien à tort que latinistes, hellé-
nistes, indianistes, zendistes, sémitisants, sinologues ont ac-
cumulé leurs découvertes, et qu'ils ont cru démontrer qu'à peu
près partout les noms des anciens dieux revenaient à la descrip-
tion imagée de quelques phénomènes naturels. Ils n'ont abouti k
rien de positif, et l'historien des religions doit désormais se
mettre à l'œuvre sans tenir le moindre compte des résultats
prétendus de leur érudition.
En particulier, continue-t-il, ils ont tous donné dans une
illusion qu'il est impossible de partager plus longtemps. Ils sont
partis de cette allégation, non démontrée, que l'homme encore
peu développé a prêté spontanément aux phénomènes de la nature
ses propriétés humaines de conscience, d'intelligence, de volonté
et d'action intentionnelle. Or, dit-il, plus on s'élève sur l'échelle
l) Paris, 1880, 2 vol., chez Germer-BaiKère. Ces deux volumes font partie de
la Bibliothéqxte de Philosophie contemporaine.
ALBERT REVTLLE
animale , plus grandit la faculté de distinguer l'animé de l'inanimé .
L'homme primitif a dû se rapprocher beaucoup de l'état pure-
ment animal ; encore faut-il pourtant lai accorder une dose
d'intelligence supérieure à celle des animaux les plus haut
placés sur l'échelle. Eh bien ! ceux-ci ne donnent jamais dans
cette illusion, ils sont d'une parfaite indifférence devant les phé-
nomènes qui n'intéressent directement ni leur sécurité, ni leur
appétit, ni leur bien-être ; les sauvages sont absolument de
même, et pas plus que les animaux ne songent à transformer
des pierres, des arbres ou des rivières en êtres intelligents,
capables de leur faire volontairement du bien ou du mal. Ils n'en
sont pas assez frappés pour cela.
D'après M. Herbert Spencer toutes les croyances religieuses
plongeraient bienplutôt par leurs racines dans les premières idées
réfléchies que l'homme se fit de sa propre nature, en tirant des
conclusions erronées de certains faits qu'il comprenait mal, en
particulier du sommeil et des rêves. Le rêve pour le sauvage a la
même valeur objective que l'état de veille. Les objets perçus pen-
dant le sommeil ont pour lui tout autant de réalité que ceux qu'on
voit tout éveillé. S'il a rêvé qu'il a été dans un pays éloigné de
l'endroit où il dormait, il croit qu'il y a été en effet. De là l'idée
qu'il y a en chacun de nous une âme douée de la propriété de pou-
voir quitter son corps et pérégriner au loin, celle aussi que les
èlres vivants peuvent paraître brusquement et disparaître, chan-
ger, se métamorphoser, comme on le voit en rêve. Cette notion
primitive trouve encore d'autres appuis dans les faits de syncope,
d'apoplexie, de catalepsie, d'extase, et autres formes de l'insensi-
bilité temporaire. Le non civilisé croit alors que Fâme voyageuse,
ou ce queM. Herbert Spencer appelle son double, a quitté son corps
pour y revenir au bout d'un certain temps. Et malgré sa mauvaise
humeur contre la philologie, il n'est pas fâché de trouver une
confirmation de cet ancien point de vue dans certaines expres-
sions encore en vigueur parmi nous, quand nous disons, par
exemple, en parlant d'un homme évanoui qui reprend la notion du
monde réel, qu'il revient à lui, qu'il reprend ses sens ou ses esprits.
LA NOUVELLE THÉORIE ÉVHÉMÉRISTE 5
Ces notions, appliquées à la mort qui faisait l'effet d'un som-
meil ou d'un évanouissement prolongé, ont engendré l'idée d'un
réveil plus ou moins prompt devant régulièrement suivre la mort.
De là tous ces rites funéraires supposant que le défunt pourra
de nouveau manger, boire, se battre, agir en tout comme un
homme vivant. Là-dessus se greffe aisément l'idée d'une autre
vie, confirmée encore par l'apparition des défunts en rêve. Une
vie future, surtout lorsqu'elle est ainsi comprise, suppose un
autre monde, une région des âmes, que l'on fixe d'abord près
des lieux de sépulture, puis qu'on se figure très éloignée de la
terre des vivants. Seulement on en revient.
Le nombre des morts allant toujours en augmentant, on arrive
à croire qu'autour, au-dessous, au-dessus de lapopulation vivante,
il existe une autre population de défunts, ordinairement invisi-
bles, mais sachant se montrer de temps à autre. Par conséquent
on se fait aisément à l'idée que beaucoup de choses étonnantes,
extraordinaires, exceptionnelles, ont pour cause l'action de ces
esprits défunts, de ces agents invisibles et en un sens surnaturels.
On est donc amené à leur attribuer une intervention directe et
fréquente. En particulier on croit la reconnaître dans les cas, si
profondément inexplicables pour l'homme ignorant, d'épilepsie,
de convulsions, de délire, de folie, dans les maladies, dans la
mort elle-même qu'un non-civilisé ne consent jamais à regarder
comme naturelle, qu'il attribue toujours à quelque volonté mal-
faisante. Tout ce qui maîtrise l'organisme, tout ce qui lui fait
exécuter bon gré malgré des mouvements déterminés, même des
actes aussi vulgaires que le bâillement et l'éternuement, passe
pour l'œuvre des esprits du dehors, entrés dans l'organisme et
en ayant pris possession. Par la même raison, il est tout simple
que l'on croie aux revenants, aux morts reparaissant sous des
formes fantastiques et animales, soit qu'on ait eu soi-même de
ces apparitions, soit qu'on ait vu un extatique, un halluciné, un dé-
ment, s'adresser à des êtres invisibles pour les autres, mais visi-
bles pour lui. Acet anneau de l'évolution se rattachent lesphénc-
mènes d'inspiration, de divination, d'exorcisme, de sorcellerie.
g ALBERT RÉVILLE
Mais puisque ces esprits défunts peuvent infliger des biens et
des maux, ne serait-il pas sage de se conduire de manière à se
concilier leur bienveillance, à les apaiser, s'ils sont irrités; à
leur complaire, s'ils sont bienfaisants? La source de toutes les
observances religieuses est là, dit M. Herbert Spencer, et pas
ailleurs. Toutes les religions dérivent de cette croyance en la sur-
vivance des morts, et en l'efficacité des moyens employés pour
s'attirer leurs faveurs ou détourner leur courroux.
Ainsi le tombeau est le générateur du temple, que ce tombeau
soit une caverne naturelle, comme chez les troglodytes de l'âge
de pierre, ou une caverne artificielle comme chez le peuple des
dolmens, ou la hutte elle-même du mort, comme chez tant de
peuples sauvages. De même l'autel n'est pas autre chose qu'une
évolution du tas de terre qui désigne et recouvre la tombe. Ce
tas de terre devient un tertre à la surface duquel on dépose les
offrandes. Ce tertre sera remplacé lui-même par un tréteau porté
sur des pieds de bois. Ou bien on lui substituera un monceau de
pierres qui pourra fort bien se changer en table de pierre. Les
sacrifices ne serontdoncpas autre chose que le développement de
ces offrandes présentées aux ancêtres. Le jeune devrait lui-même
en grande partie sa signification religieuse, toujours selon l'auteur
anglais, à ce qu'on faisait à l'intention des morts des provisions
telles que les vivants n'avaient plus rien à manger. Il devint donc
un signe reconnu de respect pour le mort et finalement un acte
religieux. Le sacrifice humain vient primitivement de l'idée que
la chair humaine est le plus délectable des mets; à quoi se relie
étroitement l'idée si répandue dans l'antiquité que les ombres
des morts retrouvent de la vigueur en absorbant le sang des vic-
times. De la même manière on s'explique leshymnes de louan-
ges. Les pèlerinages sont des visites à des morts réputés. C'est
ainsi que la religion et toutes les formes qui l'expriment peuvent
se ramener sans effort au culte des ancêtres.
De cet animisme borné au culte des morts, M . Herbert Spencer
déduit aisément l'idolâtrie, le fétichisme et le culte des pierres.
Il pense avec raison que les objets adorés de cette triple catégo-
LA NOUVELLE THÉORIE ÉVHÉMÉRISTE 7
rie le sont uniquement parce qu'ils passent pour la résidence
d'un ou de plusieursesprits.il formule cette loi, que nous croyons
aussi très exacte, que là où il n'y a pas de croyance aux esprits,
il n'y a pas non plus de fétichisme. Il explique également le culte
des animaux par la croyance que les morts, quand ils apparais-
sent, revêtent le plus souvent des formes animales, ce que peut
faire déjà le sorcier vivant. Mais de plus une circonstance à la-
quelle il attache une grande valeur et dont nous n'avons rien dit
encore, favorise beaucoup le développement du culte des animaux :
c'est que dans les tribus primitives on donne à l'individu, soit à
sa naissance , soit comme une qualification honorable, un
nom d'animal. Il en résulte que le sauvage regarde comme son
ancêtre l'animal dont son ancêtre réel a reçu le nom ; par consé-
quent il le respecte, il l'adore. La même chose a lieu avec les
plantes et les arbres. Enfin on peut en dire autant du soleil, du
ciel, de la lune, des astres, de tous les phénomènes visibles. Il
est tel chef, tel ancêtre qui s'est appelé le Ciel, ou l'Orage, ou la
Montagne, ou le Vent, etc. Il est telle reine, telle aïeule qui reçut
le nom d'Aurore, de Lumière du jour, d'Etoile du matin, etc.
Voilà comment le culte des ancêtres a pu mener à l'adoration
des objets naturels, et M. Herbert Spencer croit trouver une
puissante confirmation de sa théorie dans le fait que, chez plus
d'un peuple non civilisé, les étoiles passent simplement pour des
ancêtres qui ont été transportés au ciel. C'est en vertu d'une
mêmeconfusion qu'ailleursle soleil passepourunhomme,lalune
pour une femme, ou réciproquement. Ne voit-on pas au surplus,
même aux époques historiques, des hommes sorciers, prêtres,
ou rois, divinisés déjà pendant leur vie?
C'est ainsi que, sans s'égarer dans les méandres pénibles d'une
philologie trompeuse ou d'une genèse romanesque des mytho-
logies, on peut rattacher toute l'histoire religieuse de l'humanité
à ses premières illusions relativement à la survivance de l'homme
après la mort. M. Herbert Spencer étaie chacune de ses dé-
ductions de nombreuses observations faites sur la vie, les
croyances, les idées particulières des sauvages, nous verrons
8 ALBERT RÉVILLE
bientôt jusqu'à quel point l'usage qu'il fait de ces citations est
d'une logique irréprochable, mais de plus il s'appuie sur le rôle
considérable, parfois même prépondérant, dévolu au culte des
ancêtres chez des peuples arrivés à la civilisation, tels que les
Hindous, les Egyptiens et surtoutles Chinois. Nous pensonsavoir
reproduit exactement, non tons les détails , ce qui eût de beau-
coup dépassé les bornes d'un article , mais les anneaux princi-
paux, essentiels, de sa longue démonstration. Nous nous per-
mettrons maintenant de dire ce que nous pensons de sa valeur
scientifique.
II
L'autorité de M. Herbert Spencer et les éléments de vérité
incontestables que sa théorie contient n'ont pas été sans exercer
une certaine actionpropagandiste. Il fut un temps où l'on voulait
partout retrouver les traces du culte primitif du soleil, un autre où
le nuage avec ses formes changeantes fut le générateur commun
de toutes les religions primitives. La science historique des
religions a ses modes, c'est-à-dire ses engouements. Nous pou-
vons signaler déjà plus d'un ouvrage d'allures scientifiques où
l'on reconnaît aisément l'influence des vues énoncées par le
penseur anglais. Bien qu'il oscille entre une adhésion complète
et les objections qui se sont présentées certainement à son esprit,
M. Gustave Le Bon, dans son ouvrage sur F Homme et les
Sociétés ', penche de ce côté. M. Lippert, auteur d'un livre expo-
sant les religions des peuples européens s, croit avoir fourni la
démonstration historique des mêmes idées, tout au moins en ce
qui concerne les ancêtres des Européens. M. Caspari, professeur
à Strasbourg, tout en modifiant un peu la théorie, notamment en
y ajoutant le culte, plus primitif encore, du chef, du souverain,
l) Deux vol. Paris, J. Rothschild, 1S81.
*] Die Religionen der EuropœJschen Culturvœlker in ihrem geschichtlicîien
Ursprunge: Berlin, Hoffmann, 1881.
LA NOUVELLE THÉORIE ÉVHÉMÉRTSTE 9
et en faisant intervenir à forte dose les résultats psychologiques
de l'invention du feu, se range aussi parmi les adeptes1.
Quant à nous, il nous parait incontestable que l'histoire reli-
gieuse avait fait, jusqu'à ces derniers temps, une part trop petite
à la série de faits et à la fécondité des points de vue primitifs
signalés par M. Herbert Spencer et les partisans de sa théorie.
A cet égard leur travail ne sera pas inutile. Mais nous sommes
tout aussi persuadés qu'ils pèchent à leur tour par l'étroitesse de
leur système, que faute d'en vouloir sortir ils s'acculent à des
conséquences ridicules, qu'ils n'aboutissent à leurs conclusions
préférées qu'à la condition de négliger beaucoup de faits qui les
contrarient, qu'en un mot la théorie de M. Herbert Spencer,
comme tant d'autres avant elle, aura son temps de vogue, mais
seulement son temps.
Et d'abord elle commence par une négation que rien ne jus-
tifie. M. Herbert Spencer n'admet pas que l'homme encore
voisin de l'animalité ait été capable de donner dans l'illusion qui
consiste à prendre l'inanimé et l'impersonnel pour l'animé et
le personnel. Les animaux supérieurs, dit-il, ne se trompent pas
à ce point. Cela est-il bien sur? Quand le chien aboie à la lune
avec tant d'opiniâtreté, est-il bien certain qu'il ne la prend pas
pour quelqu'un qui vient se promener indûment sur les pro-
priétés dont il a la garde? Est-ce que le chasseur et le pêcheur
ne trompent pas à chaque instant l'animal en lui présentant des
simulacres de la vie, qui ne vivent pas (mouche artificielle . canard de
bois sur les rivières, mannequin effrayant les oiseaux, etc.). Ilest
vrai que la ruse, pour réussir en pareil cas, exige une ressemblance
aussi étroite que possible de l'objet artificiel avec ce qu'il prétend
représenter. Mais cela nous indique la solution même du pro-
blème. L'animal n'est pas poète, parce qu'il a très peu d'imagina-
tion. L'homme, même primitif, même sauvage, même d'intelli-
gence paresseuse, est très imaginatif, et tant que l'intelligence,
l'expérience, la réflexion ne lui ont pas appris à s'en défier, il
') Die Urgeschichte der Menschheit, 2 vol. Brockhaus, Leipzig. 1877.
10 ALBERT RÉVILLE
s'abandonne très aisément aux suggestions de la « folle du
logis. » Sachons faire la part de chaque faculté. L'intelligence
réfléchie s'applique à un champ d'activité bien plus vaste que
celui où l'instinct règne en souverain maître. Mais elle est infini-
ment plus sujette à l'erreur, et l'être inlelligent réfléchi perd en
sûreté de mouvements physiques et psychiques ce qu'il gagne
en étendue de connaissances et en variété d'applications. Quelque
difficile qu'il soit de tracer une limite précise entre l'instinct et
l'intelligence, on ne peut contester qu'il y a pourtant une diffé-
rence, et la principale c'est la sécurité, l'exactitude immédiate
de l'action instinctive comparée à l'action réfléchie. La réflexion
produit l'hésitation. L'imagination apporte son contingent à la
fois si utile et si fallacieux. C'est par l'imagination et la réflexion
que l'homme l'emporte primitivement sur l'animal, et par consé-
quent il est très faux de dire que l'homme ne peuterrer là où l'ani-
mal ne se tromperait pas. En fait l'animal ne se trompe pas,
parce que l'occasion de se tromper lui manque. C'est un peu
comme si l'on disait qu'un paysan, qui n'a jamais touché ni
crayon ni pinceau, est incapable de commettre les fautes de pers-
pective ou de proportions dont un dessinateur exercé n'est pas
toujours exempt. Je le crois bien, il ne dessine ni ne peint.
Au surplus, les faits parlent ici un langage si clair qu'on se
demande avec étonnement à quoi il peut tenir qu'un observateur
aussi judicieux à l'ordinaire que M. Herbert Spencer ne les ait pas
compris. Il est certain, bien certain, que jusqu'au jour où l'expé-
rience raisonnée lui enlève définitivement ce genre d'illusions,
l'homme tend à personnifier dans la nature inanimée tout ce qui
se meut, tout ce qui a l'air de lui faire du bien ou du mal. De nos
jours encore, dans les classes non instruites, la tendance est
visible. Parlez à un paysan de la terre qu'il cultive, à un vieux
matelot du navire qu'il monte, à un mécanicien de la locomotive
qu'il commande, et vous verrez à chaque instant surgir la person-
nification de l'inanimé. On a observé depuis longtemps que tel
était en particulier le tour d'esprit de l'enfant. Non, s'écrie
M. Herbert Spencer, ce sontlesmamans, les nourrices, lesbonnes,
LA NOUVELLE THÉORIE ÉVHÉMÉRISTE 11
qui suggèrent ces idées-là aux enfants par la manière dont elles
leur parlent, quand elles leur disent par exemple : La lune te
regarde, ton pantin est bien sage, ce meuble où tu t'es heurté
est méchant, etc. Mais pourquoi donc mamans, nourrices et
bonnes se laissent-elles aller à ce parler enfantin? N'est-ce pas
précisément parce qu'il est enfantin? M. Herbert Spencer a pris
ici l'effet pour la cause. Ne sait-il pas d'ailleurs comme nous avec
quelle facilité, quelle promptitude les sauvages personnifient ou
animent des produits bien simples de l'industrie européenne,
dès qu'ils frappent quelque peu leur imagination? N'a-t-il jamais
rien lu de ces anciens Mexicains qui en voyage adoraient tous les
soirs leur bâton, lequel se transformait pour eux en Yacateuctli,
le dieu des marchands voyageurs? La vérité est que, même
aux époques de réflexion et de civilisation, et là où le mo-
nothéisme n'avait pas en quelque sorte inanimé la nature,
l'homme a eu toutes les peines du monde à ne plus la person-
nifier. Ce fut dans l'ancienne société gréco-romaine la dernière
empreinte du vieux polythéisme. Les étoiles passèrent pour des
êtres animés aux yeux des stoïciens, des Alexandrins, d'un juif
tel que Philon, d'un chrétien tel qu'Origène. Le biographe
d'Apollonius de Thyane propose encore gravement l'explication
des marées qui consiste à dire que la mer respire, et qu'elle
s'avance sur les côtes ou s'en retire selon qu'elle soulève ou
qu'elle abaisse en respirant son sein immense. Voyez encore
comme, à la même époque et avec l'adhésion des historiens les
plus graves, on croit à la sympathie des phénomènes naturels
pour l'homme et ses destinées, à ces portetita, à ces présages qui
annoncent les révolutions et les désastres! De nos jours, avec
quelle facilité la masse ignorante ne croit-elle pas aux madones
qui clignotent ou qui pleurent? Que nous sommes donc loin de ce
discernement sûr de l'être inanimé que M. Herbert Spencer reven-
dique pour l'homme primitif!
Notez pourtant que si ce point de départ de sa genèse des
religions est faux, tout son édifice s'écroule. Car il ne peut plus
nier la possibilité que la religion ait eu tout au moins simultané-
12 ALBERT RÉVILLE
ment et parallèlement d'autres origines que celle qu'il prétend
lui assigner exclusivement.
Cette étroitesse théorique a d'autant plus lieu de surprendre
de la part d'un penseur ordinairement plus rigoureux, qu'en défi-
nitive il est bien forcé de reconnaître que l'homme a pourtant
animé et personnifié bien des objets impersonnels de ses adora-
tions. Il prétend que lorsqu'on s'est mis à adorer le ciel, le soleil,
les astres, la montagne, le volcan, le fleuve, lamer, etc., c'est
parce qu'on a cru voir dans ces divers phénomènes autant d'an-
cêtres métamorphosés. Soit. 3Iais il en résulte toujours qu'on
regarda depuis lors ces objets inanimés comme des êtres
animés, et non plus seulement comme des choses. Comment
donc cette illusion fut-elle possible, s'il est vrai que l'homme
discerne si bien ce qui est animé et ce qui ne l'est pas, et pour-
quoi cette confusion relativement tardive est-elle plus vraisem-
blable, lorsque la réflexion avait déjà grandi, qu'à l'époque où
elle sortait à peine des limbes de l'esprit?
Ce n'est ni d'aujourd'hui ni même d'hier que les observateurs
sérieux ont ramené à des phénomènes de la nature la plupart des
divinités adorées par les peuples polythéistes en possession
d'une mythologie développée. Stobée, compilateur grec du
ve siècle, qui nous a conservé dans son Florileghim bien des
fragments de l'ancienne poésie grecque, nous dit en parlant
d'Epichnrme : 'O \j.h ErJ.yjxp\j.cq to'j; Qicl; eïva'. Xéys'. ôvà^ùç, ûSwp, yvjv,
îjXtôv, TcQp, «orépaç'.Gésaret Tacite, malgré la différence des noms,
assimilent à des divinités romaines ou connues des Romains les
dieux dont ils constatent le culte en Gaule et en Germanie. C'est
qu'ils ont le sentiment de l'identité foncière des objets de ces
cultes, et il n'est pas un lycéen qui ne sache ce que signifie
l'expression de Jupiter seremis. Gicéron admet sans hésitation
que c'est la terre qui inspire la Pythie. Dans l'Inde on trouve des
écrivains qui ont très nettement pénétré le sens primitivement
naturiste des vieux mvthes. Ainsi nous lisons dans les Sanscrit
l) Floril., XCI. 29.
LA NOUVELLE THÉORIE ÉVHÉMÉR1STE 13
Texts recueillis et traduits par M. Muir(part. IV, ch. Ier, sec. 2) ce
curieux fragment pris de Koremârila : « On raconte que Prajà-
« pati, le seigneur de la création, fit violence à sa propre fille.
« Que signifie cela? Prajâpati, le seigneur de la création, est un
u nom du soleil, parce que le soleil protège toutes les créa-
« tures. Sa fille Ushas, c'est l'aurore. Et quand on dit qu'il en
« devint amoureux, cela signifie simplement qu'au matin le
« soleil court après l'aurore, laquelle s'appelle en même temps
« la fille du soleil, puisqu'elle se lève quand il approche. De
« même quand on dit qu'Indra fut le séducteur d'Ahalyà, cela ne
« veut pas dire que le dieu Indra commit un tel crime ; mais
« Indra est le soleil et Ahalyà la nuit, et comme la nuit est
« séduite et anéantie par le soleil du matin, il en résulte qu'Indra
« s'appelle l'amant d'Ahalyà. »
Il serait facile d'allonger la liste des citations de ce genre. Le
christianisme des premiers siècles et du moyen âge retarda le
moment où l'explication naturiste des mythologies fut générale-
ment adoptée en faisant des dieux et des déesses autant de
diables et de diablesses qui trouvaient charmant de se faire
adorer. Mais depuis le siècle dernier on peut dire que l'explication
naturiste voit toujours grossir le nombre de ses partisans. Ptous-
seau en eut comme l'intuition. Notre compatriote Bergier la
développa savamment dans un livre très peu connu et qui méri-
terait de l'être davantage '. Et l'on était encore loin de se douter
des confirmations toutes puissantes, malheureusement trop
dédaignées par M. Herbert Spencer, que la philologie comparée
devait dans notre siècle apporter à sa thèse essentielle en remon-
tant aux origines antésaiiscrites des noms des dieux de la race
aryenne, et en tombant régulièrement sur un phénomène physique
comme sur le point générateur de chaque divinité particulière.
Les subtilités, les recherches trop raffinées, les étymologies trop
complaisantes et les explications trop romanesques sont autant
de leçons de prudence, mais ne sauraient détruire le fait patent
que nous rappelons à nos lecteurs.
') Origine des dieux du paganisme, 2 vol. Paris, 1767.
14 ALBERT RÉVILLE
Mais, nous objectera-t-on, tout cela ne concerne que des
mythologies relativement civilisées, par conséquent bien jeunes,
quelque vieilles qu'elles soient pour nous, si nous pensons aux
origines, et pour se faire quelqu'idée de ce que purent être ces
origines, ce ne sont pas les Grecs et les Romains, ce ne sont pas
même les Aryas védiques, qu'il faut consulter; ce sont ces popu-
lations restées au plus près de l'état primitif, ces tribus dites
sauvages, désormais explorées, décrites par des observateurs
compétents, et dont la religion rentre exactement dans le cadre
tracé par M. Herbert Spencer. Preuves en soient les très nom-
breuses citations de voyageurs et d'explorateurs dont il a rempli
son livre.
En effet M. Herbert Spencer a invoqué le témoignage d'un
très grand nombre de voyageurs de toute catégorie, en indiquant
trop rarement ses sources ; et pourtant s'il est un domaine où il
faut peser et soupeser la valeur des témoins et leur compétence,
c'est bien celui-là. Missionnaires et libres penseurs semblent
s'être entendus pour nous donner les idées les plus inexactes de
ce que sont en réalité les croyances et les coutumes religieuses
des sauvages. Cependant on peut sans inconvénient accepter
momentanément comme vrai, d'une vérité générale, l'ensemble
des faits allégués par M. Herbert Spencer, pour démontrer que
chez les non civilisés le culte des ancêtres avec ses conséquences
révèle non seulement sa prépondérance, mais aussi son caractère
primitif, absolument originel.
Il n'y a qu'un malheur, et c'est celui-ci :
De la même manière, avec la même méthode et procédant
tout à fait de même, on peut tout aussi bien démontrer le con-
traire. Il suffit de trier dans ce champ immense les observations
favorables et de se taire sur celles qui sont de tendance opposée.
Les spécialistes seuls sont en état de savoir combien les reli-
gions des non civilisés se ressemblent sur toute la terre et com-
bien en même temps elles diffèrent sur une foule de détails. On
ferait des volumes avec leur description complète. Les religionspo-
lynésiennes, par exemple, sont légion, bien que toutes frappées à
LA NOUVELLE THÉORIE ÉVHÉMÉR1STE 15
la même empreinte. Chaque nouvelle exploration dans l'Amérique
du Nord et du Sud, dans l'intérieur de l'Afrique, dans la Malaisie
et la Mélanésie, dans l'Asie centrale et dans l'Asie boréale, rap-
porte une masse de faits inédits, et chacun peut y trouver ce
qu'il cherche. Je pourrais, en suivant la méthode de M. Herbert
Spencer, démontrer plus péremptoirement encore que la reli-
gion primitive n'est pas autre chose que la sorcellerie. Je pour-
rais aussi bien relever partout des faits sans nombre pour prou-
ver qu'aux âges primitifs ce ne sont pas des hommes et des
femmes qui sont devenusdes phénomènes naturels, mais des phé-
nomènes naturels qui à force d'être animés et personnifiés sont
devenus des hommes et des femmes. Je pourrais même, marchant
sur les traces de nos vieux apologistes de la révélation, démêler
partout les débris obscurs, les fragmenta sparsa des enseignements
delà Genèse. Les rapprochements curieux ne me feraient certes
pas défaut. On m'avouera qu'une méthode aussi bonne fille ne
peut absolument pas prétendre à la sévérité incorruptible de
toute méthode qui se respecte. La réalité est que tout cela n'est
possible qu'à la condition de partir d'un a priori que l'on cherche
ensuite à confirmer par des faits systématiquement choisis, et
par l'élimination non moins systématique de leurs contraires.
De plus, comment M. Herbert Spencer expliquera-t-il ces
parallélismes, ces éléments communs,, ces mythes analogues dont
la mythologie comparée révèle l'existence chez tous les peuples
polythéistes et à tous les degrés de la civilisation?
Par exemple, c'est un fait bien connu de tous ceux qui se sont
occupés de mythologie générale, que les héros ou dieux solaires
présentent un peu partout des légendes analogues. Non seule-
ment les plus connus de nous tous, Adonis, Endymion, Persée,
Bellérophon, Hercule, mais aussi le Maui polynésien, le Bochica
des Muyscas, le Balder germanique, le dieu colibri des Aztecs,
l'Osiris égyptien, etc. ', se distinguent 1° par l'humilité ap-
') On peut y ajouter Apollon lui-même, dont la légende renferme plus d'un
trait mélancolique.
16 ALBERT RÉVILLE
parente ou le mystère de leurs origines ; 2° par le degré de
gloire, de bonheur ou de sagesse où ils parviennent; 3° par
leur fin qui est ou mauvaise ou tout au moins triste. C'est là le
canevas commun. Pour nous qui pensons que la personnification
du soleil s'est reflétée sur les légendes des héros solaires et les
a toutes marquées d'un même sceau fourni par le destin diurne
ou annuel du grand astre, cette conformité foncière s'explique
toute seule. Mais dans le système deM. Herbert Spencer il faut se
représenter qu'en cent endroits différents il est apparu un homme
d'origine mystérieuse, qu'il s'est distingué par une supériorité
telle qu'il est devenu l'objet des hommages de tous, qu'il a fini
tristement, et qu'on l'a pris ensuite pour le soleil. Quelle invrai-
semblance ! Et pour se rendre compte du culte si répandu de l'é-
toile du matin ou de l'aurore, il faut admettre que dans une
myriade de tribus primitives il s'est trouvé précisément une
femme d'une beauté telle qu'elle méritât ce nom et qu'elle devînt
déesse.
Autre fait dont M. Herbert Spencer ne paraît pas avoir tenu
compte. Dans le vaste archipel de la mer du Sud divisé
en une multitude de petits archipels dont les groupes divers
forment la Polynésie, la Micronésie et la Mélanésie, on peut très
bien observer que le culte des ancêtres s'est greffé sur une
mythologie naturiste, l'a supplanté par places, s'y est associé
ailleurs et est demeuré très peu pratiqué, si même il n'est pas
resté inconnu, dans les îles les plus occidentales de la Micronésie.
Il a marché de l'est à l'ouest. C'est ce qui résulte de l'enquête
minutieuse sur les religions de FOcéanie, dont les résultats ont
été consignés dans le dernier volume de Y Anthropologie deWaitz-
Gerland.
Il est encore une considération qui me paraît décisive. Le
culte des ancêtres, là où il est pratiqué, se rapporte à la série
ascendante des pères de l'adorateur. Parfois il s'arrête au
troisième ou quatrième échelon, c'est-à-dire aux seuls ancêtres
dont on ait gardé quelque souvenir. Cela diffère essentielle-
ment du culte d'un être dont on peut se croire le descendant,
LA NOUVELLE THÉORIE ÉVBÉMÉRISTE 17
mais que l'on place bien au-dessus des animaux intermédiaires
et que l'on considère comme une sorte de créateur ou du moins
de générateur par excellence. Pourquoi cette différence entre le
premier ancêtre et les autres? Voilà ce que la théorie de M. Her-
bert Spencer ne peut pas expliquer. Si elle était fondée, tous les
ancêtres consécutifs devraient être dieux au même degré. Au
contraire, il y a visiblement distinction profonde entre le dieu,
qui peut être le premier ancêtre, mais qui est aussi autre chose,
et ceux qui viennent après lui, mais qui ne sont qu'ancêtres.
Psychologiquement, on ne comprend pas non plus pourquoi
l'idée que les morts survivaient en réalité à l'apparence de leur
anéantissement, a pu conduire à en faire les objets d'un culte
religieux. 11 n'y avait pas l'ombre d'une raison pour qu'on leur
attribuât après la mort un pouvoir supérieur à celui de l'homme
vivant. Il en est tout autrement quand on croit déjà à des esprits
de la nature, commandant aux choses de la nature, pouvant s'en
détacher et y rentrer à leur guise, ce qui constitue l'animisme
proprement dit et ce qui fait le fond de la religion de la plupart
des sauvages. Alors on comprend que, dans la foi en la survivance,
on ait de plus en plus assimilé les esprits des ancêtres à ces
esprits de la nature dont on redoutait ou dont on désirait Faction.
Le culte de ceux-ci a tout naturellement poussé au culte de
ceux-là. N'est-ce pas ce que nous voyons en Chine, ce pays des
antiquités par excellence, où le culte des ancêtres est devenu,
non exclusif, mais prépondérant? Iî repose, de l'aveu de tous les
écrivainschinois, sur unemythologïe naturiste antérieure dont le
Feng-Shuiou la science des influences favorables ou nuisibles des
choses est l'expression moderne, qui remonte en principe jus-
qu'aux plus lointains souvenirs de la race et qui est demeurée la
religion officielle de l'Etat. Il faut se garder dans une discussion
comme celle-ci de se jeter dans les discussions psychologiques
et surtout métaphysiques. Je me permets seulement d'énoncer
ma conviction que l'on cherche en vain à dérouler les origines
des croyances en la vie future et en l'existence des dieux, si l'on
ne reconnaît pas dans la nature même de l'esprit humain une
iv 2
18 ALBERT RÉVILLE
propension naturelle à s'élever, en un certain point de son déve-
loppement, à l'une et à l'autre notion. Il est facile de dire que
l'analogie du sommeil, de la syncope, etc., et de la mort a engen-
dré la supposition que celle-ci était également suivie d'un réveil.
Mais il n'est pas moins vrai qu'il y avait pourtant une différence
capitale et sautant aux yeux des plus simples, la différence qui
consiste en ceci que le cadavre ne reprenait pas vie et se rédui-
sait finalement à rien. De même l'utilitarisme ou le simple calcul
d'intérêt auquel on veut ramener les premières manifestations
de la religion dans l'humanité ne suffit pas à en expliquer la
puissance esthétique et si souvent voluptueuse.
III
Le problème des origines religieuses, comme tous les problè-
mes d'origine, est extrêmement compliqué, et il est fort douteux
que l'on puisse jamais spécifier un genre particulier de culte en
disant : voilà le culte primitif. Il nous paraît improbable que l'hu-
manité, même déjà distincte de l'animalité, ait été religieuse dès
l'origine, et on nous montrerait dans les derniers bas-fonds de
notre espèce quelques tribus extrêmement arriérées et destituées
de toute notion religieuse que nous n'en serions nullement sur-
pris. Cependant une tribu de ce genre est encore à trouver, n'en
déplaise à sir John Lubbock, qui dénie toute religion à des peu-
plades dont il raconte ensuite les superstitions. La première
religion, qu'elle soit apparue sur un point du globe habité ou
sur plusieurs, a dû être très incohérente, très peu fixe, nulle-
ment systématique, et se rapporter à ce qui intéressait le plus di-
rectement l'homme, c'est-à-dire à l'alimentation et à la sécurité.
Ce n'est pas l'ensemble de la nature dont il ne pouvait avoir au-
cune idée, ce ne sont pas mêmes ses grands phénomènes, — ilsle
laissaient indifférent — qui ont provoqué chez lui l'éclosion du
sentiment religieux. L'arbre nourricier, le fleuve poissonneux,
la colline giboyeuse, et puis le retour de la lumière, la marche en
LA NOUVELLE TIIÉORIE ÈVHÉMÉR1STE 19
apparence irrégulière de la lune (elle a été adorée, semble-t-il,
avant le soleil) ont du parler bien plus fortement à son imagina-
tion première que le ciel, la terre, la mer sans bornes . Mais c'est à
tort qu'on donne le nom de fétichisme à ce premier stade du sen-
timent religieux '. En réalité il n'y a qu'une différence de degré,
non de genre, entre le culte d'un arbre et celui de la forêt, entre
le culte de la montagne et celui de la terre, entre le culte de la
source et celui delà mer, entre le culte de la lune et celui des
astres et du ciel couvrant tout. Ce dut être seulement après une
longue accumulation d'expériences que l'homme sefitquelqu'idée
des proportions réelles des phénomènes, de leur subordination
et de leur importance relative et, par exemple, se persuada do
la supériorité du ciel ou du soleil sur tout ce qu'il pouvait voir
et connaître.
Mais je crois qu'il faut maintenir l'antériorité du naturisme sur
toute autre forme de religion. Il fallut une dose de réflexion qui
n'a rien de primitif pour se demander ce qui suivait la mort, pour
') Il serait temps qu'on mît un peu plus de rigueur dans l'emploi de ce voca-
bulaire spécial; car les malentendus deviennent nombreux. Nous appelons
naturisme la religion fondée sur le culte des objets naturels visibles, soit qu'on
les adore directement et sans penser à une distinction entre leur l'orme visible
et l'esprit qui les anime, soit que cet esprit s'en distingue, puisse s'en détacher
partiellement, se rapproche même tout à t'ait de la forme humaine, mais demeure
toujours associé à l'objet de manière à en porter toujours l'empreinte dans les lé-
gendes où il figure. C'est une question de plus ou.de moins, l'objetn'étant jamais
adoré que dans la supposition qu'il est animé. — L'animisme cominencelà où la
multiplication indéfinie des esprits de la nature l'ait qu'on les considère comme
complètement détachés et complètement indépendants des objets avec lesquels
ils se confondaient à l'origine. C'est sur cette croyance aux esprits que se gref-
fent la sorcellerie partout si répandue et génératrice du sacerdoce, le fétichisme
et Yidoldtrie. L'idolâtrie n'est qu'un raffinement du fétichisme devenu trop
grossier pour l'esprit plus développé. Le fétiche est essentiellement un objet en
lui-même mesquin, portatif, possédable, mais se recommandant aux yeux du
non-civilisé par quelque particularité qui l'ait qu'il y voit la résidence d'un esprit.
Plus tard il faut de plus la ressemblance plastique du fétiche avec l'animal ou
avec l'homme, et de là l'idolâtrie. — Comme nous l'avons dit plus haut, le culte
des ancêtres est une sous-division de l'animisme. Les esprits défunts sont assi-
milés à ceux de la nature, d'abord adorés comme eux. ensuite plus qu'eux. —
Là où le naturisme se déploie en une riche mythologie dramatisée, c'e-t-à-dire
chez les races les mieux douées sous le rapport spéculatif et esthétique, l'ani-
misme et le culte des ancêtres se développent faiblement. Là au contraire où,
comme en Chine, la mythologie reste inféconde, où, comme chez beaucoup de
peuples sauvages, elle ne peut sortir de son état embryonnaire, l'animisme
devient prépondérant et souvent, par lui et avec lui, le culte des ancêtres.
20 ALBERT RÉVILLE
l'assimiler à un sommeil ou bien à un évanouissement. Car, je
le répète, en supposant que, comme l'enfant, le non-civilisé put
croire que le mort dormait, comme l'enfant aussi, il dut être
très frappé de ce que ce sommeil n'en finissait pas. Il en fut
autrement quand, sur la base du naturisme, on crut àl'existence
d'innombrables esprits. Dès lors l'élan était donné pour leur as-
similer les âmes défuntes. Il y avait comme un autre monde qui
s'ouvrait pour les imaginations. On pouvait diviniser. Que sont
toutes les divinisations historiques dont nous avons connaissance,
si ce n'est l'exaltation d'hommes que l'on met au rang- des dieux
auparavant connus? Il en a toujours été de même.
Un regard attentif jeté sur les anciennes croyances, encore
aujourd'hui en vigueur chez les non-civilisés, démontre vite que
l'homme des temps primitifs ne faisait aucune différence essen-
tielle entre la nature divine, la nature humaine et la nature ani-
male. Le plus souvent, en personnifiant les objets delanature dont
il faisait ses dieux, il les conçut sous forme animale, et cela d'au-
tant plus facilement qu'il était très disposé à voir un supérieur
dans l'animal. Ce n'est pas parce que le hasard a voulu que le
premier ancêtre d'une famille ou d'une tribu reçût le surnom du
Faucon, ou du Jaguar, ou du Serpent, qu'un Peau-Rouge ou un
Nègre vénère l'un ou l'autre de ces animaux ; c'est que la divinité
protectrice ou génératrice, ou l'esprit protecteur de la famille ou
delà tribu sont conçus par lui sous cette forme déterminée. Les
animaux de la dite espèce sont de la famille divine et de sa famille
à lui-même, ils sont congénères. Car, en vertu de la même con.
fusion primitive, le sauvage ne voit pas plus de difficulté à croire
que lui et sa tribu descendent d'un animal qu'à se regarder comme
engendrés par un dieu. Ou plutôt l'animal et le dieu ne font
qu'un dans son esprit. Par la même raison il peut croire que ses
ancêtres les plus distingués ont été se loger dans des corps céles-
tes, ou sont devenus ces corps célestes, ou n'étaient autre chose
que ces corps célestes venus sur la terre. La distinction entre les
deux notions ne s'établit pas dans son esprit. C'est une croyance
que l'on peut remarquer en Polynésie, chez les Caraïbes, ail-
LA NOUVELLE THÉORIE ÉVHÉMÉRISTE 21
leurs encore. Mais ce cours d'idées est très différent de celui que
M. Herbert Spencer se figure quand il veut démontrer que
les astres n'ont été l'objet d'un culle qu'à partir du moment
où l'on a pu croire qu'ils étaient les ancêtres de la famille ou de
la tribu.
En résumé, et bien que sur certains points de détail M. Her-
bert Spencer ait réclamé à bon droit pour le culte des ancêtres
une place parmi les facteurs de l'évolution religieuse dans l'hu-
manité, sa théorie ne recouvre pas l'ensemble des faits qu'il s'a-
git d'interpréter, elle ne nous délivre pas du tout de la nécessité
des recherches philologiques, elle se heurte contre des invrai-
semblances inacceptables, et la conséquence en estqu'il nous faut
continuer de travailler, à la sueur de nos fronts, sans pouvoir son-
ger plus qu'auparavant à les appuyer sur le trop commode oreil-
ler du nouvel évhémérisme .
Albert Réville.
ET LE CODE SACERDOTAL
ï
Je ne connais aucun personnage do l'Ancien Testament qui
ait été aussi gratuitement surfait que le prêtre et scribe babylonien
Ezra ou Esdras. La légende talmudique voit en lui un second
Moïse; l'école critique moderne le considère comme le promul-
gateur, parfois même comme le compilateur du Pentateuque;
tous font de lui un homme extraordinaire, dont l'action aurait
fait époque, voire point tournant dans le développement du ju-
daïsme. Et cependant, si l'on consulte l'histoire, on ne découvre
rien qui puisse justifier une appréciation aussi enthousiaste.
On comprend sans effort la raison qui a grossi démesurément
l'autorité d'Esdras dans le camp des pharisiens. Ceux-ci, adver-
saires irréconciliables de l'école des saducéens qui rejetait la
tradition, et zélés partisans de l'idée qu'une loi orale a toujours
existé à côté de la loi écrite, Iran mise par Moïse, avaient besoin
d'un personnage biblique du retour de la captivité, auquel ils
pussent faire remonter la transmission des coutumes tradition-
nelles qu'ils estimaient souvent égales et même supérieures à
celles qui ont l'Ecriture pour origine. La personne d'Esdras,
décrite par l'auteur des Chroniques1 comme un scribe habile et un
*) On sait que les livres d'Esdras et de Néhémie font parLie du livre desPara-
lipomènes ou des Chroniques.
ESDRAS ET LE CODE SACERDOTAL 23
ardent puritain, obtint de préférence l'honneur d'être considéré
comme le fondateur de la secte et le propagateur de la loi orale.
Par conséquent, Esdras et les signataires du pacte relatif à la
stricte observation des prescriptions mosaïques (NéhémieX), furent
appelés « hommes de la Grande Synagogue » (n^lXin PD2D ^Jfrî)
et «pères de la tradition »(!~nSpri rvQtf). Tout cela, dis-je, se com-
prend et s'explique, mais en vain se creuse-t-on le cerveau, pour
découvrir la raison qui ait pu conduire certains auteurs moder-
nes à attribuer à Esdras la publication et même larédactionfinale
du Pentateuque. Quand saint Jérôme écrivit cesmotsmémorables :
SiveMosen dicerevolueris auctorem Pcntateuchi, sive Esdram ins-
tauratorem operis, nonrecuso,'\\ fut guidé par deux considérations
dogmatiques d'une importance capitale, dont l'une, de source
pharisienne, attribuait à Esdras une autorité égale à celle de
Moïse; l'autre, purement chrétienne, prolongeait l'époque pro-
phétique jusqu'à la venue de Jésus. Dans ces conditions, la con-
cession du célèbre Père de l'Eglisen'est qu'apparente, car elle ne
change en rien le caractère inspiré et surnaturel des Livres
Saints. Pour l'école critique moderne, le point de vue change du
tout au tout ; le terrain sur lequel elle se place est le caractère
purement humain de l'Ecriture; sa tâche principale consiste à
relever la différence des sources, les contradictions des diverses
traditions mises côte à côte par les multiples rédactions, et
par-dessus tout, le caractère factice et récent de tout le bagage
traditionnel. Ici, les personnages les plus vénérés, dépouillés de
l'auréole dont la tradition les a entourés, sont réduits à des pro-
portions très humbles, ou disparaissent tout à fait. Comment se
fait-il donc, que la personne d'Esdras seule soit restée intacte au
milieu de cette chute générale et précipitée des personnages bibli-
ques ? Chose étonnante, ce scribe babylonien a même été gratifié
par les critiques de deux titres dont les prophètes eux-mêmes
se seraient montrés jaloux : celui de dernier rédacteur du Penta-
teuque, et celui de révélateur des quatre premiers livres de ce
recueil. Voilà des affirmations bien précises qu'on nous présente
avec une assurance absolue qui semble défier la contradiction.
24 JOSEPH HÂLÉVY
Pénétré de l'amour de la vérité et professant la plus haute es-
time pour la jeune école critique qui compte parmi ses membres
des savants aussi distingués que MM. Graf , Wellhausen ,
Reuss, d'Eichthal, etc., j'ai mis la meilleure volonté du monde
à accepter la nouvelle manière d'envisager le rôle d'Esdras. Mal-
heureusement, après uneétude persévérante du sujet, je n'ai rien
trouvé ni dans les mémoires de ce scribe, si ceux qu'on donne en
son nom lui appartiennent en réalité, ni dans le récit, pourtant assez
enjolivé du chroniqueur, le moindre indice favorable à cette
hvpothèse ; je dirai plus, c'est un sentiment contraire qui se
dégage de ce récit, sentiment peu en accord avec le rôle actif et
décidé qu'on abienvoulu accorder au célèbre scribe. Aussi, après
de longues hésitations et n'ayant d'autre but que la recherche
impartiale de l'histoire, je me décide maintenant à exposer mes
doutes à cet égard, avec l'espoir que des forces plus jeunes et plus
autorisées que les miennes semettrontbientôt à examiner sérieu-
sement les autres résultats obtenus jusqu'à ce jour par cette
nouvelle école critique.
II.
Le prêtre et scribe Esdras, fils de Séraya, partit de Babylone
le premier mois de la septième année d'Artaxerxès Longuemain
(avril, 4o8av.J.-C.) entête d'une caravane de lo34pèlerinsmâles,
pour se rendre en Palestine. Il était muni, dit-on, d'un firman du
Grand Roi, rédigé en langue araméenne et de la teneur suivante:
« Artaxerxès, roi des rois, à Esdras le prêtre, scribe de la loi du
« Dieu du ciel, salut. Je permets à tous les Israélites de mon
« empire d'aller avec toi à Jérusalem, s'ils le désirent, car tu es
« envoyé par le roi et ses sept conseillers, afin de t'enquérir sur
« l'état de la Judée et de Jérusalem d'après la loi de Dieu que tu
« possèdes , et afin d'y porter l'or et l'argent que le roi et ses
« sept conseillers ont voué au Dieu d'Israël qui demeure à Jéru-
« salem. Avec cetargent vous achèterez des sacrifices et des liba-
ESDHAS ET LE CODE SACERDOTAL 25
« tions pour l'autel de Jérusalem, où vous remettrez également
« les objets du culte que nous vous confions. Vous êtes libres
« d'employer, comme vous l'entendrez, les autres sommes qui
« proviennent des dons faits par votre peuple. Si les dépenses de
« votre culte dépassent les sommes dont vous disposez, vous vous
u adresserez auxcollecteurs d'impôts (^12"J) de la province ciseu-
« phratique(50r|j"l2^), lesquelssontinvités à livrer sansretard, à
« lademanded'Esdras, prêtre, exégète ' de la loi du Dieu du ciel,
« jusqu'à cent talents d'argent, cent kors de blés, cent baths de
« vin, cent baths d'huile et du sel en quantité illimitée. Si cela
« vous est requis au nom du Dieu du ciel (tf*D*2* H1^), vous êtes
« tenu de le livrer au prolit du temple du Dieu du ciel, afin que
« Dieu ne se fâche pascontre le gouvernement du Roi etde sesfils.
« Il vous est en outre défendu de soumettre à un impôt quelconque
« les prêtres, les lévites, les chantres, les portiers, les portefaix
<( et les autres serviteurs du temple. Quant à toi, Esdras, suivant
« la science de Dieu que tu possèdes (mot à mot : que tu as en ta
« main), nomme des juges civils;* 'Î2211/) et des j uges religieux (I^H)
« qui exerceront leur autorité sur ceux de ta nation qui habitent
« la province ciseuphratique et qui connaissent la loi de ton Dieu,
« et enseigneronteeux qui ne la connaissent pas. Celui qui n'ac-
« complira pas la loi de ton Dieu et la loi du Roi, sera infaillible-
ce ment passible de peines proportionnelles, et suivant son crime
« il sera condamné soit à la mort, soit à l'exil, soit à l'amende
« ou à la prison 2. »
Arrivés à Jérusalemlepremierjourducinquième mois (août 458
av. J.-C), les pèlerins réintégrèrent l'or et l'argent dans le
trésor du temple,, et apportèrent un riche holocauste à Dieu pour
le remercier de la protection qu'il leur avait accordée pendant le
voyage. Ensuite, ils remirent les ordres royaux aux satrapes delà
Ciseuphratique, lesquels se montrèrent pleins de prévenances en-
vers le peuple et le temple. Depuis le jour de son arrivée jusqu'au
1) Ou herméneute. C'est le sens exact du mot sôphêr qu'on traduit ordinaire-
ment par « scribe » ou « lettré. »
*) Esdras, Vil.
26 JOSEPH HALÉVY
16du neuvième mois, Esdrass'éclipsaetonn'entenditpasparlerde
lui. Le 17 de cemois, ce prêtre a}Tantappris des chefs que plusieurs
parmi le peuple avaient épousé des femmes païennes, déchira ses
habits, s'arracha les cheveux, s'abstint de toute nourriture, et
revêtu d'un cilice, il fit à haute voix une profession de péché au
milieu de quelques hommes pieux qui s'étaientattachésàlui. Ces
lamentations attirèrent une grande multitude composée d'hom-
mes, de femmes et d'enfants, lesquels se mirent aussi àgémiret à
fondre en larmes. Un des chefs du peuple nommé Sekania, fils
de Yehiel, de la grande famille de Benè-Elam, encouragea Esdras
àformerune association dont les membres promettraient par ser-
ment de renvoyer les femmes étrangères et d'exhorter le peuple à
les imiter. Esdras communiqua aussitôt au peuple le projet qu'on
lui avaitsuggéré et fit force prières pour qu'on lemîtà exécution.
Le projet fut adopté à l'unanimité ; on prescrivit une assemblée
générale pour le 20 du même mois, sous peine d'excommuni-
cation et de confiscation pour les absents. La réunion eut lieu le
jour indiqué où Esdras enjoignit au peuple de se séparer des
femmes étrangères, ce que le peuple promit à peu d'exceptions
près. La séance n'ayant pu se prolonger à cause du mauvais
temps, il fut décidé qu'un comité choisi parmi les notables et les
juges de chaque ville, inviterait ceux qui ont fait des mariages
exotiques à divorcer avec leurs femmes. Ce comité entra en fonc-
tion le premier du dixième mois et dans deux mois cette réforme
fut un fait accompli !.
Pendant les treize ans subséquents, l'histoire est de nouveau
muette sur le compte d'Esdras. Cette année, la vingtième d'Arta-
xerxès, arriva à Jérusalem Néhémie, fils de Hakalia, revêtu de la
dignité de satrape de la Judée. Celui-ci trouva la capitale en ruines
et la communauté dans une extrême décadence. Son premier soin
fut d'entourer Jérusalem de fortes murailles, afin de la protéger
contre les incursions des peuplades voisines; puis il fit remettre
aux pauvres parmi le peuple les dettes qu'ils avaient contractées
*) Esdras, VIII, IX, X.
ESDRAS ET LE CODE SACERDOTAL 27
envers les riches, etleurfitrcstituer leurs terres et leurs enfants que
ceux-ci détenaient à titre d'hypothèque. Le premier jour du sep-
tième mois de la même année, on réunit une assemblée générale
et l'on invita Esdras à apporter le livre de la loi de Moïse, afin
d'en faire la lecture devant le peuple. Quand, monté sur la tri-
hune etassistépar treize prêtres, Esdras eut ouvert le rouleau sacré
et prononcé la bénédiction d'entrée, tout le peuple debout répon-
pit Amen et, en levant les mains vers le ciel, il se jeta sur sa face
en signe d'adoration. Esdras lut ensuite plusieurs péricopes de
la loi depuisle matin jusqu'àmidi,et sesparoles furent expliquées
au fureta mesure par les principaux lévite3.
L'effet de la lecture fut tel que le peuple se sachant coupable
d'avoir souvent transgressé les commandements de Dieu, se mit
à verser d'abondantes larmes; Néhémie, Esdras et les lévites
cherchèrent à l'apaiser par les paroles suivantes : « Cessez de
pleurer et de vous affliger dans ce jour saint, mais allez plutôt
manger ce qui est gras et boire ce qui est doux1, et distribuez de
la nourriture à ceux qui n'en ont pas préparé, car ce jour est
consacré au Seigneur; chassez donc toute idée sombre de votre
esprit, attendu que la joie en Dieu est votre force. » Là-dessus les
invités se dispersèrent et passèrent la journée « en grande
réjouissance » (hStU nfiDUS). Le lendemain les chefs accompa-
gnés de prêtres et de lévites s'étant rendus auprès d'Esdras afin de
s'instruire dans la loi, furent fort attentifs au passage qui ordonne
de célébrer, le 15 de ce mois, la fête des Tabernacles. Le même
passage ordonnait aussi de faire annoncer dans toutes les villes la
proclamation suivante : « Allez chercher dans les montagnes des
feuilles d'olivier,de bois à graisse2(]DlL»y^), de myrte(?), do palmier,
de bois noué (ÏTD^ yj), afin de construire les cabanes. » La procla-
mation fut accueillie avec enthousiasme et la fête fut célébrée con-
') Le parallélisme de maschmannîm (choses grasses) et mamtaqq'tm (choses
douces) comparé à celui de debasch « miel » et schemen « graisse, huile. » dans
le Deutéronome. xxxii, 13, rend presque certain que 1 epitbète usuelle de la
terre sainte zâbat hdlâb udebâsch « abondante en lait et en miel, » doit être lue
zabat héleb udebâsch « abondante en graisse et en miel » .
2) Probablement une variété d'olivier.
28 JOSEPH HALÉVY
formément au rite pendant huit jours avec des lectures journa-
lières de la loi. Une pareille fête, ajoute le chroniqueur, n'a pas
été célébrée depuis le temps de Josué,filsde Noun. Le 24, on pres-
crivit un jour de jeûne avec cilice et cendres, et l'on passa l'avant-
midi à lire la loi et à se confesser. L'assistance était composée
de personnes exemptes de mariages mixtes. Après de ferventes
prières et une action de grâces prononcée à haute voix par les
lévites, on procéda à la souscription d'un acte dans lequel les
notables de toutes les classes de la population s'obligèrent à ac-
complir fidèlement la loi donnée par Moïse, le serviteur de Dieu.
Les signataires, au nombre de 80, dont le quatrième était Esdras,
firent jurer au reste du peuple de faire comme eux. On insista
surtout sur les commandements relatifs aux alliances avec les
païens, à la sanctification du samedi et de l'année de chômage,
de plus à l'envoi au temple des prémices et des dîmes. On s'obli-
gea en outre à donner annuellement un tiers de sicle pour l'en-
tretien du culte, ainsi qu'à apporter, chacun désigné parle sort,
une quantité de bois à brûler pour l'autel l.
Depuis ces événements, le nomd'Esdras ne figure que dans le
récit de l'inauguration de lamuraille de Jérusalem, où ce prêtre con-
duisit la grande procession ordonnée par Néhémie. Il disparaît
ensuite de l'histoire. Quand, la trente-troisième année d'Ar-
taxerxès, Néhémie fut rentré à Jérusalem après une courte ab-
sence, il trouva Tobie l'Ammonite commodément installé dans la
cellule du temple, à côté du prêtre Eliaschib son parent. Les
autres mesures prises par Esdras n'étaient pas non plus obser-
vées. Néhémie dut chasser l'Ammonite et rétablir de nouveau
l'ordre aussi bien dans les affaires du culte que dans celles des
mariages mixtes. Cette dernière réforme ne lui réussit que par
des procédés violents. Les plus obstinés furent cruellement bat-
tus et tourmentés jusqu'à ce qu'ils eussent promis de se séparer
de leurs femmes-. Esdras n'était plus là; peut-être est-il retourné
à Babylone comme le veut la tradition.
') Néhémie, 1-X.
2) Ibid., XII-XIII.
ESDRAS ET LE CODE SACERDOTAL 29
III.
Même en supposant la parfaite historicité de tous les faits
rapportés par l'auteur des Chroniques, il sera, je crois, impossi-
ble de méconnaître combien peu la personne d'Esdras avait les
qualités nécessairesàun promulgateurd'unenouvelle législation,
que dis-je, à un simple réformateur d'abus. D'après la donnée
formelle du narrateur, Esdras n'eut, dès le début, que^la seule
ambition d'étudier et d'accomplir à son aise les observances de
la loi et d'en propager la pratique parmi la masse ignorante du
peuple. (Esdras, VII, 10.) Pendant la captivité, la plupart des
commandements relatifs à la pureté légale, aux fêtes, aux sacri-
fices et aux prérogatives des prêtres sont devenus impraticables et
ont été entièrement négligés. Cet état de choses pesait comme
un lourd fardeau sur la conscience deshommes pieux decetteépo-
que. Ya-t-il, en effet, pour une âme religieuse des tourments plus
atroces que la certitude de se trouver en étatde péché sans dispo-
ser d'aucun moyen pour en obtenir le pardon? On sait que sur la
terre étrangère, le seul moyen efficace du pardon aux yeux de
l'antiquité, le sacrifice, était défendu par une stipulation for-
melle du Deutéronome. Que ce sentiment était très commun chez
les fidèles de la captivité, on ne le voit que trop par le psaume LI
dont la rédaction est indubitablement antérieure au retour de
l'exil, psaume qu'il faut citer en entier de peur de perdre ou
d'effacer les importantes données qu'il renferme au sujet de la
présente recherche.
« Aiepitiéde moi, ô Dieu, suivant ta grâce (habituelle), conformé-
ment à la multitude de tes miséricordes, elfacemes péchés. Lave-
moi bien de mes délits et nettoie-moi de mes fautes, car j'ai cons-
cience de mes crimes et mes forfaits sont constamment présents
à mon esprit. En faisant le mal, j'ai tellement eu l'intention de
t'insulter, que tu as le droit de me dire les paroles (les plus dures),
que tu es justifié dem'infliger lespeines(lesplus douloureuses). O
30 JOSEPH HALÉVY
Dieu, s'il est vrai que j'ai été enfanté en état de péché et que ma
mère m'a conçu à l'état de culpabilité ' , il n'en est pas moins vrai2
que tu aimes la vérité religieuse qui emplit mon intérieur, et que
c'est toi-même qui m'enseigne la sagesse dans les plis les plus
cachés de mon être. Purifie-moi donc avec l'hysope, pour
que je redeviennes pur; lave-moi et je redeviendrai plus blanc
que neige. Annonce-moi des paroles qui me réjouissent et me
mettent en état d'exaltation; que mes membres courbés par ta
colère reviennent à l'aisance. Cache ta face devant mes délits et
efface tous mes péchés. Crée-moi un corps pur et renouvelle
dans mon intérieur un esprit toujours prêta te servir. Ne me
repousse pas devant ta face, ne m'enlève pas ton esprit saint.
Rends-moi la joie que donne la certitude de ton secours et grati-
fie-moi d'un esprit généreux. Je veux enseigner aux criminels la
voie que tu as tracée, et les pécheurs retourneront à toi. Sauve-
moi du péché mortel, ô Dieu de mon salut, afin que ma langue
chante (a justice. Seigneur, ouvre mes lèvres et ma bouche annon-
cera tes louanges. Car tu ne veux pas que j'apporte (ici) des vic-
times (pour faire expier mes péchés) ; si je t'apportais un holo-
causte, tu ne l'agréerais pas. Le sacrifice que je t'apporte (en
ce moment) est l'esprit abattu (qui m'anime); ô Dieu, ne dédai-
gne pas le cœur brisé et contrit (que je t'offre). Daigne rétablir
les ruines de Sion, reconstruire les murailles de Jérusalem, alors
tu agréeras bien les sacrifices qu'on t'apportera avec sincérité :
] es holocaustes et les kalils ; alors on consumera des bœufs sur ton
autel. »
La prière qui précède ne laisse aucun doute sur ce que son
auteur, un prophète de la captivité, se proposait de faire en arri-
vant en Terre-Sainte. Son but était tout d'abord d'accomplir, en
toute leur plénitude, les prescriptions de la loi, spécialement
celles qui concernent les sacrifices, afin de se décharger du poids
de ses péchés vrais ou fictifs, puis ensuite de propager la connais-
*) C'est-à-dire que je commets des péchés dès le début de mon existence.
-') C'est la nuance délicate de l'opposition adverb aie hén-hên aux versets 7 et 8.
ESDRAS ET LE CODE SACERDOTAL 31
sanccetlespraliques do la loi parmi ceux qui lesignoraientou qui
refusaient de les exécuter. Eh bien, ce sont absolument les mômes
intentions que le chroniqueur attribue à Esdras. « Esdras, dit-il,
s'était proposé ("Du) *jOH, mot à mot « apprêta son cœur ») d'étu-
dier la loi de Dieu et de la pratiquer ainsi que d'enseigner en
Israël lesstatutsetlesdécisionslégales(î33^nipnS^^^O"î»SS).
On dirait presque que le narrateur a composé cette phrase en met-
tant bout à bout et en prose les expressions du psaume qu'on vient
de lire, car la première moitié, "D3, jfOn, répond à ^OS il VI du
v, 12 ; de même la seconde partie : ÎDS^Dl pil ^KTitfO luT), est
parfaitementparallèlc au membre de phrase "pli D^^S niDl^
du verset 15. Mais quoi qu'il en soit, ce passage du chroniqueur
ne fait tant soit peu supposer qu'Esdras ait cherché à intro-
duire parmi ses compatriotes de la Judée un nouveau code
émergé on ne sait comment, à Babylone, pendant la captivité
dont il aurait été porteur. J'ai à peine besoin de faire remarquer
que l'expression tûSl^Dl pil estloin d'impliquer l'idée d'une légis-
lation nouvelle inconnue jusqu'alors. Si l'on ajoute à cela cette
autre réflexion, savoir, que le titre sôphêr màhir betôrat Musché
« lettré versé dans la loi de Moïse » éveille plutôt l'idée contraire
à celle d'un législateur original, on ne manquera pointde désirer
d'avoir une meilleure connaissance du procédé microscopique au
moyen duquel les savants auxquels j'ai fait allusion, ont pu
découvrir des choses si étonnantes dans un passage aussi simple
qui ne donne guère prise à l'équivoque.
Ce qui est raconté d'Esdras après son arrivée en Terre-Sainte,
fait encore moins supposer en lui le caractère d'initiative, propre
aux réformateurs. La seule action de quelque portée qu'on lui
attribue, la tentative de faire cesser les mariages avec les païens,
n'est due qu'à la suggestion des chefs rapatriés. Ces chefs, con-
naissant la vénération du peuple pour les prêtres et les lettrés
ou sôpherîm, recoururent naturellement à Esdras qui réunis-
sait ces deux titres en sa personne, afin de rehausser le pres-
tige de l'association projetée et de faire respecter ses décisions
ultérieures. La part que prit Esdras dans la réforme sus-indiquée
32 JOSEPH HALÉVY
est d'ailleurs plutôt passive qu'active. Ses actes de contrition,
ses cris et ses pleurs au milieu de la foule assemblée devant
le temple, attestent, on ne peut mieux, un manque total de
l'esprit de résolution. Un sent à chaque pas que le temps des
prophètes était déjà bien loin. Un Jérémie, un Ezéchiel, pour
ne citer que des prophètes qui touchent la captivité, ne se serait
point résigné à un rôle aussi effacé : au lieu d'attendre l'invita-
tion des chefs, il aurait attaqué de front et le peuple et les
chefs coupables, sans ménager leur susceptibilité, voire même
sans se soucier le moins du monde sises paroles seraient écoutées
ou non. On ne sent que trop que pendant que lesprophètes accom-
plissent une œuvre de conscience, Esdras ne fait qu'exécuterune
œuvre de commande. Malachias, le dernier et le moins énergique
des prophètes, rapatrié lui-même et fort peu antérieur à Esdras,
ayant à combattre le même abus des alliances matrimoniales, ne
va pas par quatre chemins : son attaque vigoureuse est aussi
directe qu'implacable :
« Juda a commis des actes d'infidélité; des actes abominables
sont accomplis en Israël et à Jérusalem, car Juda a profané la
sainteté chérie de Jéhovah et conclu des alliances matrimoniales
avec les filles des dieux étrangers! Puisse Jéhovah retrancher à
l'homme qui commet cette abomination toute postérité et des-
cendance des tentes de Jacob, ainsi que tout porteur d'offrande à
Jéhovah des armées1 ! »
Cette force d'àmeque donnenf.les grandes convictions, cetesprit
d'initiative hardie qui défie tous les obstacles, celte parole mâle
et vigoureuse qui sait ébranler les cœurs oublieux de leurs devoirs,
font totalement défaut à Esdras, qui procède par voie d'édifica-
tion et d'attendrissement. Ses airs contrits, ses traits défaits par
le jeune, ses objurgations renouvelées sans cesse, qui comptent
autant sur la compassion de ses auditeurs que sur leurs convictions,
voilà les moyens qu'Esdras met en œuvre pour ébranler la résis-
tance du peuple. Un pharisien du temps de Jésus, que dis-je, un
») Malachias, II, 11-12.
ESDRAS ET LE CODE SACERDOTAL 33
rabbin du moyen âge n'aurait pas agi autrement. Ajoutons que
cette ingérence d'Esdras, si peu personnelle qu'elle fût, n'avait
même pas pour but de faire exécuter un commandement du code
sacerdotal dont il aurait été le seul détenteur: le verset (Esdras,
ix, l,)qui énumère Ammon, Moab et les Égyptiens parmi les
peuples dont les alliances sont défendues, est d'origine deutéro-
nomique. Il faut même remarquer que la défense absolue d'é-
pouser des Égyptiennes renchérit déjà sur les termes du dernier
code qui limite cette défense à trois générations seulement1. On
voit donc que le zèle de ce prêtre ne visait qu'à consolider les pra-
tiques d'une loi ancienne et connue du peuple, mais nullement
à introduire des pratiques nouvelles capables de modifier pro-
fondément les rites du culte; en d'autres mots, la tendance
réformatrice n'est nulle part saisissable.
Parmi les contemporains d'Esdras, combien la conduite deNé-
hémie n'est-elle pas plus énergique et, disons le mot, plus noble
et plus digne sous tous les rapports. Les nouvelles désolantes
qu'il reçoit de Jérusalem lui arrachent aussi des larmes en abon-
dance ; comme ses compatriotes il recourt au jeûne et à la prière,
pour assurer la réussite de sa demande auprès du Grand Roi. Mais
une fois arrivé à destination il déploie une activité extraordinaire,
au milieu d'innombrables difficultés et en risquant mille fois sa
vie et sa haute position, non seulement pour mettre Jérusalem
en état de défense, mais aussi pour assurer au culte les moyens
d'existence qui lui manquaient jusqu'alors. Quoique ne disposant
pas comme Esdras du bras séculier pour se faire obéir dans les
choses religieuses, il a su imposer aux riches l'abandon de leurs
créances, aux pauvres la prestation régulière des dîmes et des
prémices au profit des prêtres. Dans cette grande réforme qui
assura l'existence du culte juif, Esdras ne joue aucun rôle indé-
pendant. Autrefois soumis aux chefs, il est maintenant satellite in-
séparable de Néhémie et nefaitjamaisrien sans être autorisé par
lui. A l'occasion de la grande assemblée du 1er du septième mois,
') Deutér. XXIII, 9.
îv 3
34 JOSEPH HALÉVY
Esdras attend modestement qu'on l'y invite pour apporter le
livre de la loi. Et qu'y lit-il? Est-ce le nouveau code sacerdotal
connu de lui seul? L'histoire n'a point cru devoir l'indiquer, et ce
silence est d'autant plus significatif qu'elle eut soin de noter les
noms des principaux lévites qui expliquaient au peuple la teneur
de la lecture, ce qui fait voir que les passages qui firent l'objet
de cette lecture leur étaient familiers et qu'ils n'y avaient remar-
qué rien d'insolite. Peut-on supposer que ces lévites, mis inopi-
nément en présence d'un code nouveau, ne trouvaient la plus
petite difficulté pour l'expliquer au peuple? Est-il imaginable que
ces prêtres et ces lévites, habitués jusque-là à considérer le Deu-
téronome comme le livre unique de la loi, aient bénévolement
consenti à accepter le nouveau code sans seulement demander
d'où il venait, et comment il se trouvait entre les mains d'Esdras?
Evidemment c'est bien invraisemblable. On a rappelé à ce sujet
l'histoire de la découverte du Deutéronomo par le prêtre ïïelkias
du temps de Josias (2 Rois, XXII, 8 suiv.)\ ce rapprochement
montre, on ne peut mieux, l'extrême différence des deux cas.
Dans le premier, le rouleau sacré trouvé par le grand-prêtre, est
d'abord soumis à l'examen du scribe Schafan qui l'annonce au
roi comme une importante découverte. Celui-ci, en ayant entendu
la lecture, déchire ses habits en signe de repentir et envoie une
commission auprès de la prophétesse Hulda, pour lui demander
d'intercéder pour eux auprès de Dieu, afin de conjurer les mal-
heurs dont ce livre menace les récalcitrants. Dans la seconde,
Esdras ne dit pas un mot qu'il apporte une loi inédite, pendant
que Néhémie l et le reste du peuple ne s'aperçoivent même pas
que le rouleau qu'on déploie devant eux a été grossi de trois
quarts. Ce qui est plus étonnant encore, c'est ce fait que même
après la lecture aucune mesure n'a été prise pour introduire dans
') M. Wellhausen affirme, il est vrai, qu'Esclras a exécuté son pieux tour de
passe-passe de connivence avec Néhémie [Geschichte Israels, 1, p. 423); il a
seulement oublié de donner les raisons qui déterminèrent celui-ci à se mettre
de la partie. Du reste, le système de suspicion permanente que cet auteur met
trop souvent en œuvre afin d'obtenir tout juste ce qu'il lui faut, s'harmonise
fort peu avec l'impartialité absolue qui constitue le devoir suprême de l'historien.
ESDRAS ET LE CODE SACERDOTAL 35
la pratique les prescriptions propres au code sacerdotal, comme
par exemple la célébration du jour de pardon que ce code regarde
comme le plus saint de Tannée1. Peut-on admettre que des
hommes aussi pieux qu'Esdras et que Néhémie n'aient promul-
gué la nouvelle loi que pour la violer aussitôt? Les vrais inno-
vateurs agissent tout autrement. Je me bornerais à citer
l'exemple des pharisiens qui donnent régulièrement le pas aux
rites traditionnels de leur secte sur les prescriptions de la loi
écrite. Esdras de même n'aurait certainement rien épargné pour
généraliser l'accomplissement rigoureux de la nouvelle loi, si
son introduction avait été le but principal de ses efforts.
On m'objectera peut-être que l'influence du code sacerdotal se
fait sentir dans la manière de célébrer la fête des Tabernacles due
à l'inspiration d'Esdras (Néhémie, Mil, 15), laquelle célébration
rappelle les prescriptions du Lévitique XXIII, 40. La connexité
de ces deux passages saute en effet aux yeux et ne laisse pas
subsister le moindre doute que le dernier ne soit la source du pre-
mier. Mais cela prouve-t-il que le livre qui renferme ce passage
n'a pas été connu auparavant? Je le crois d'autant moins que
d'après notre auteur, la célébration de la même fête sous Zoro-
babel était accompagnée d'un nombre de sacrifices variables
("15DC2, CV DV roi;? conformément à la prescription de la loi
(ESïfDD) 2, prescription qui ne figure, comme on sait, que
dans les Nombres, chap. XXIX. Nous sommes donc en présence
de deux alternatives : ou le chroniqueur a arrangé ces récits de
façon à les conformer à la législation de son temps, alors il
ne reste aucune preuve ni pour ni contre l'existence du code
sacerdotal avant Esdras; ou bien ces récits sont puisés abonnes
sources historiques et alors la preuve sera plutôt donnée en faveur
de cette existence antérieure. Dans un cas comme dans l'autre,
le lien qui rattacherait Esdras à l'introduction du code sacerdotal
devient tout à fait problématique.
Mais peut-être y a-t-il dans l'histoire d'Esdras une donnée for-
») Lévitique XXIII, 27-32.
2) Esdras, III. 4.
36 JOSEPH HALÉVY
melle que ce scribe babylonien était porteur d'une portion incon-
nue du code attribué à Moïse? A cette question quelques savants
ont répondu par l'affirmative, et voici quelspassages ils citent pour
le prouver. Ceux-ci sont tous empruntés à la lettre d'Artaxerxès
dont j'ai donné plus haut la traduction intégrale :
Esdras, prêtre, exégète de la loi du Dieu du ciel (VII, 12, 21.)
D'après la loi de ton [Dieu qui est dans ta main ("|T!2 H
VII, 14).
D'après la sagesse de ton Dieu qui est dans ta main (VII. 25).
La force probante du premier passage m'échappe entièrement,
car, entre un exégète et un rédacteur la différence est trop pal-
pable, et l'office du premier n'implique nullement celui du
second. Dans les deux autres passages on invoque l'expression
« dans ta main» qui indiquerait qu'Esdras était porteur d'une loi,
appelée science par métaphore, loi qui lui aurait appartenu en
propre, bien qu'elle prétendait s'imposer à la totalité des
Israélites '. J'ai le regret de dire que cette argumentation, rappe-
lant le plus mauvais côté de la subtilité rabbinique,est de nature
à donner une idée peu favorable de la méthode actuelle des
études bibliques. Prendre les mots « qui est dans ta main » dans
le sens lourdement littéral de « que tu tiens dans ta main, »
dans le seul but de prouver une thèse favorite, ce n'est vraiment
pas faire preuve de beaucoup d'habileté 2. Il n'est pas nécessaire
d'être linguiste pour savoir que cette expression marque simple-
ment l'idée générale et abstraite de possession, exprimée par le
verbe avoir ou posséder. C'est un simple compliment que le
Grand Roi entend faire au savant prêtre en lui disant : Fais les
*) Ce sont les paroles mêmes de M.Wellhausen : « Am wichtigsten bleibt in»
dessen der Ausdruck dass das Gesetz (die Weisheit) seines Gottes in seiner
Hand gewesen sei : es war also sein Privatbesitz, wenn es auch Geltung fur
Ganz Israël beanspruchte. » (Geschichte Israels, I, p. 422.)
2) C'est comme si on traduisait l'expression arabe bayna yadayhi par « entre
ses mains. »
ESDRAS ET LE CODE SACERDOTAL 37
choses d'après la loi divine ou bien d'après la science divine que
tu possèdes si bien. Du reste, n'est-il pas étrange qu'on aille cher-
cher dans la lettre d'Artaxerxès la preuve qu'Esdras avait un
manuscrit tout prêt à être imposé aux Israélites de la Palestine?
N'est-il pas plus étrange encore de vouloir y trouver que le roi païen
ait recommandé d'en propager les doctrines avec le concours des
autorités perses? Comment expliquera-t-on le zèle d'Artaxerxès
pour le code sacerdotal et sa haine pour le codedeutéronomique?
Il est presque inutile d'ajouter que cette lettre, portant un cachet
postérieur à l'époque perse l, est certainement apocryphe, et ne
peut par conséquent servir de témoignage en ce qui concerne des
faits antérieurs. Bref, l'argumentation dont il s'agit fait tache
dans les livres de savants aussi sérieux et ne mérite pas qu'on
s'y arrête plus longtemps.
Pour terminer, rappelons enfin que les considérations qui pré-
cèdent admettent provisoirement le caractère historique du récit
du chroniqueur (Esdras, VII, X), d'après lequel Esdras serait
arrivé en Palestine treize ans avant Néhémie et aurait, par con-
séquent, faitles premières tentatives d'abolir les mariages mixtes.
En réalité la solidité de ce récit est fortement ébranlée par cette
raison péremptoire que le registre des rapatriés (Néhémie,
VII, 7), mentionne Esdras (sous la forme d'Azaria) après Néhé-
mie, ce qui fait penser que la tentative de réforme qui fait l'objet
des chapitres IX et X du livre d'Esdras est identique à celle qui
a été exécutée sous Néhémie. Dans ces conditions, le mérite tout
entier de la dite réforme en reviendrait exclusivement à ce der-
nier.Quoi qu'il en soit du reste, une chose est certaine, c'est qu'il
n'existe aucune raison sérieuse pour attribuer à Esdras la pro-
mulgation du code sacerdotal et encore moins la rédaction défi-
nitive du Pentateuque. Aussi est-il avéré que, jusqu'en pleine
époque pharisienne, le nom d'Esdras a parfaitement disparu
devant celui de Néhémie, lequel figure seul dans le panégyrique
de Jésus, fils de Sirach (Ecclésiastique, XLIX, 13) et dans l'an-
*) Comme le prouve, par exemple, l'adverbe adrazdâ qui vient du persan
durust « correct, exact. »
38 JOSEPH HALÉVY
cienne Aggada (2 Macchabés, I, 18-11, 13). Donc, quand les
savants modernes voient dans la prétendue initiative d'Esdras
le point de départ du judaïsme pharisien, ils suivent,, à leur insu
peut-être, une tradition récente et intéressée d'une secte, tradi-
tion que l'histoire est loin de confirmer.
IV
La présente recherche serait fort incomplète, si nous passions
entièrement sous silence deux questions du plus haut intérêt rela-
tives, l'une à l'existence du code sacerdotal avant Esdras, l'autre
à l'état de l'exégèsebiblique à l'époque du chroniqueur sinon plus
haut, époque qui précède d'au moins un demi-siècle la version
grecque dite des Septante. La première demanderait des dévelop-
pements qui dépasseraient le cadre de cet article, je me bornerai
donc à signaler un certain nombre de faits qui semblent attester
pour ce code une publicité antérieure au retour de la captivité. Je
trouve ces indices, en partie dans le psaume LI, cité plus haut,
en partie dans certaines allusions figurant dans le chapitre XX
d'Ezéchiel. Naturellement, je n'en relèverai que les plus transpa-
rents et ceux dont il est impossible de soutenir qu'ils ont servi
de sources à l'auteur du Lévitique.
Voici les principales locutions du psaume en question qui me
semblent supposer les quatre premiers livres du Pentateuque et
tout spécialement le troisième :
1. L'expression Tinta >n*tanai >J1}?D>JDM « lave-moi de
mes délits et purifie-moi de mes péchés (v. 4) est visiblement
calquée sur la formule légale "IHÎ31 1HJÛ DZIDI « il (l'impur)
lavera ses vêtements et sera pur » exclusivement propre au Lévi-
tique : les deux verbes D3D et "liltD sont même inusités dans le
Deutéronome.
2. Le rite de purifier avec un faisceau d'hysope auquel font
allusion les mots « purifie-moi avec l'hysope pour que je rede-
ESDRAS ET LE CODE SACERDOTAL 39
vienne pur » flïltMtia'ttO >Jtft3nn) du verset 9 est égale-
ment particulier au code sacerdotal ; il n'y en a nulle trace dans
le rituel deutéronomique.
Quant au XXe chapitre d'Ezéchiel, voici les données qui me
semblent être empruntées auLévitique :
1 . L'affirmation du prophète (7,8) d'après laquelle les Israélites
captifs en Egypte auraient adoré les dieux égyptiens avant l'exode,
repose visiblement sur la défense du Lévitique, XVIII, 3, de
suivre les coutumes égyptiennes, d'où le prophète infère que
le contraire eut lieu pendant le séjour du peuple dans ce pays.
2. La profanation du Sabbat, pendant leur séjour dans le désert,
dont parle le prophète au verset 13, ne peut que faire allusion à
l'événement raconté dans les Nombres, XV, 32; riende semblable
ne se trouve dans le Deutéronome.
3. D'après le prophète, Dieu affirma par serment dans le désert
de disperser le peuple dans les pays étrangers. Cette menace ne
peut se rapporter qu'au Lévitique, XXYI, 14-46, qui provient
du mont Sinaï, non pas au Deutéronome, XXVIII, 15-68, qui
est donné comme étant dicté dans le pays de Moab (v. 68).
Ces quelques observations suffisent pour le moment. Il est
temps de tourner notre attention sur la question exégétique sur
laquelle le rapprochement du passage de Néhémie, VIII, 15 et
celui du Lévitique, XXIII, 40, jette une curieuse lumière. Voici
la teneur exacte de ces passages, mis l'un à côté de l'autre :
LÉVITIQUE. MÉHÉMIE.
Vous vous procurerez le premier jour La loi de Moïse ordonne d'annoncer
du fruit de l'arbre beau ("i~n V"J "HE) et de proclamer dans toutes les villes
des branches de palmiers(ni"iî2n IY1S3) et à Jérusalem en disant : « Sortez
des branches de bois noué (r\*<2'J V*j) vers ^a montagne et apportez des
et des saules de rivière (bnj ïyiyj et feuilles d'olivier (rP7)> du bois à graisse
vous vous réjouirez devant l'Éternel (iQtil V'J), de myrte ("?Dl."l), de pal-
votre Dieu pendant sept jours . miers (D^î2n)> debois noué (rVÛ5? Vi?),
aGn de construire des cabanes confor-
mément aux prescriptions; »
On remarque au premier aspect que, malgré leur ressemblance
40 JOSEPH HALÉVY
essentielle, il y a dans ces passages un certain nombre de diffé-
rences qui doivent avoir leur raison d'être. Elles sont au nombre
de trois :
1 . Esdras trouve dans la loi l'ordre pour le peuple d'aller cher-
cher les feuilles de certains arbres dans la montagne ; le Léviti-
que semble ignorer cette stipulation.
2. D'après Esdras ces feuilles ou branches doivent servir à la
construction des cabanes; suivantleLévitiqne, elles sont destinées
à être portées en procession devant le temple.
3. L'énumération des plantes dans les deux rédactions ne coïn-
cide que sur deux espèces, savoir les palmiers (DHDH) et l'arbre
noué (mJ^ Y2)', pour le reste, le Lévitique ordonne de prendre
le fruit de l'arbre beau ou "lin et des saules de rivière (SilJ >2"I2),
tandis qu'Esdras recommande les feuilles d'olivier (rV* Y$), de
l'arbre à graisse ("|DW Y?) et du mvrte (? D1H).
Ces divergences n'ont pas échappé aux talmudistes, lesquels
se sont tirés de l'embarras en supposant que les espèces men-
tionnées dans le Lévitique étaient destinées à la procession du
temple, tandis que celles qui sont énumérées dans le passage de
Néhémie servaient de matériaux à la construction des cabanes.
Cette interprétation a visiblement pour but de justifier la coutume
traditionnelle de porter, pendant l'office de la fête des Taber-
nacles, le fruit du cédrat (jn*"intf)1 joint à des branches de palmier,
de myrte et de saule liées en faisceau. L'identification du cédrat
avec le fruit de l'arbre beau semble fondée sur une étymologie
araméenne du nom [de [ce fruit, etl'on paraît avoir dérivé le mot
JYIÎIJ* de la racine JUH « être beau, désirable. >: Cependant cette
explication si fréquente chez les rabbins du [moyen âge ne s'ob-
serve pas chez les docteurs du Talmud. Ceux-ci ont la plus
grande peine du monde à justifier l'usage traditionnel par le sens
intrinsèque des mots Tin ^ >"15 et T^Z*J Y*J ^3*7 > car les deux
autres : DHDD JVÎSO et bn3 >ZT)27 ne prêtaient à aucune équivo-
que; c'était bien les feuilles des palmiers et les saules. Les uns
1) Etrôg, du persan Turundj y citron. »
ESDRAS ET LE CODE SACERDOTAL 41
trouvent dans le composé^ H2 l'indice que ce doit être un
arbre dont le bois a le même goût que le fruit (lî»*71 1HS D^TJ^
!T!U), qualité qui serait particulière au cédrat ou JUini*. Les
autres changent "lin en T~n (l'étable)1, faisant allusion à cette
particularité du cédratier que ses fruits mûrs ne tombent pas à
l'arrivée de nouvelles pousses. D'autresy voient le mot lin 2«qui
reste, » parce que le fruit persiste d'une année à l'autre. D'autres
enfin croient y voir le mot grec Tàu? (eau), parce que ce fruit
croit près des courants d'eau. Le même embarras se fait jour
dans l'interprétation de ÏTDJ? Yj entreprise dans le but de jus-
tifier l'emploi du myrte. La discussion qui s'engage parmi les
docteurs à ce sujet est vraiment curieuse. D'après la majorité, les
mots yy ^J «branche de bois » désigneraient un arbre dont
les feuilles allongées couvrent les branches de tous les côtés
(yS$ r\$ pin l'EO^IÏf), particularité qui serait propre au myrte.
Mais, demande-t-on, l'olivier a la même particularité? C'est vrai,
répond-on, mais son feuillage n'est pas noué (n"D2). Alors ce
serait le châtaignier? Non, les feuilles du châtaignier ne couvrent
pas les branches auxquelles elles sont attachées. Alors ce serait
le laurier-rose (*35*n")n 3)? Non, les feuilles de cet arbre piquent
la main quand on les touche et la loi ne peut pas désirer qu'on
se fasse du mal (D>2 Cl" rp^ll) 4. Toutes ces argumentations
bizarres et forcées ne s'expliquent que par la nécessité vivement
ressentie alors de combattre une opinion antérieure de certains
sectaires qui employaient pour cette cérémonie d'autres espèces
que celles qui furent adoptées par les pharisiens. On sait que
les Samaritains diffèrent dans l'explication de ces espèces, et
l'on peut supposer que les Sadducéens étaient dans le même cas.
Ainsi donc, les rabbins ont cherché à aplanir les difficultés en
admettant que le passage de Néhémie se rapportait à la construc-
tion des cabanes. Selon eux, les branches d'olivier et de bois à
1) Où se trouvent réunis ensemble les bestiaux de tout âge.
2) Prononcez haddâr. de la racine dour « demeurer, rester. »
s) Altération du grec Poôoôdcçvy] .
•j Talmud de Babylone, traité Sukka, fol. 32b.
42 JOSEPH HALÉVY
graisse étaient employées pour fabriquer les parois des cabanes,
tandis que les autres espèces servaient à les couvrir. Mais cette
manière devoir ne tient pas devant cette considération que, d'a-
près l'opinion générale, la couverture des cabanes n'a nullement
besoin de se composer des espèces de plantes dont parle le
Lévitique !. Outre cela, cette opinion ne rend pas compte de la
présence danslepassage de Néhémie de !TD;7 Y27 à côté de DliT,
espèces que la tradition identifie l'une avec l'autre. Enfin, et c'est
plus grave encore, comment imaginer qu'Esdras ait négligé de
faire exécuter le commandement formel du Lévitique concernant
les plantes nécessaires au culte du temple, pour s'occuper des
matériaux des cabanes sur lesquels la loi n'a rien stipulé. Cela
est plus que suffisant pour démontrer que l'opinion des rabbins
est insoutenable.
Cependant l'opinion que nous analysons était déjà celle des
Septante. Seulement les traducteurs grecs ont cherché à écarter
les contradictions en intercalant dans le passage de Néhémie des
membres de phrases inconnus au texte hébreu. Ainsi, après le
mot "I^EU* <( qu'ils fassent entendre, » ils insèrent èv tjaÀïcr^w
« par des trompettes » comme s'il s'agissait du commandement
de sonner des trompettes pendant l'office des sacrifices (Nom-
bres, X, 10). Ensuite, avant les mots « sortez vers la montagne »
ils ajoutent -/.a- v'-vi 'E7$;aç « et Esdras dit. » Grâce à cette cor-
rection l'ordre de se rendre dans la montagne est donné comme
émanant d'Esdras et non pas du Lévitique. Par suite de ces re-
maniements, les espèces qui sont énumérées après se rapportent
à la construction des cabanes conformément à l'opinion des phari-
siens. Il va sans dire que ces changements violents du texte sont
impuissants à écarter les difficultés intrinsèques que nous avons
signalées à propos de l'exégèse talmudique. Mais nous devons
noter un fait curieux qui montre clairement le tâtonnement des
anciens traducteurs au sujet du sens exact de quelques-unes de
*) Ibid., fol. 11 b.
2) Je ne crois pas que l'on puisse admettre le subterfuge de R. Hisda, d'après
lequel il s'agirait d'un myrte sauvage (hadas schôté), impropre à la cérémonie
du temple, mais pouvant servir à la couverture des cabanes. (Ibid. fol, 12 a.)
ESDRAS ET LE CODE SACERDOTAL 43
ces espèces. Ainsi les mots bi"!3 ^TJ sont traduits tantôt rdx
« saules, » tantôt «yvoç « gatillier » ou « Agnas castus » arbre de
l'espèce salix 1.Lesmots nuj y*; sont traduits |iiX<w àxsû « arbre
touffu. » Ces différences sont probablement un reste de l'incerti-
tude qui, dans les temps antérieurs, planait sur la signification
exacte de ces plantes.
Ayant rendu vraisemblable que le passage de Néhémie est en
rapport intime avec celui du Lévitique, il reste encore à expliquer
à la fois d'où Esdras ou son historien a puisé le commandement
d'envoyer le peuple chercher ces plantes dans la montagne, et
pourquoi il s'est tu sur le "lin yy HS- Cette double énigme se
résout naturellement en admettant que le texte d'Esdras ou du
chroniqueur portait à la place de lin yj >")5 « fruit de l'arbre
Tin ou beau»"inn Y*J} H2?« branches des arbres delà montagne. »
Cette variante s'explique parfaitement par la confusion de lettres
analogues dans l'alphabet carré, et nous en dégageons ce fait
intéressant que l'auteur de la Chronique, peut-être Esdras lui-
même, faisait déjà usage d'un texte rédigé dans cette écriture.
Ainsi reconstitué, le verset du Lévitique se traduit comme il suit:
«Vous vous procurerez le premier jour des branches des arbres
de la montagne, des branches de palmier, des branches desarbres
ÏTD27 (noués ou touffus) des D*!2"07 (salicinées) de rivière et
vous vous réjouirez devant votre Dieu (c'est-à-dire en proximité
du temple) pendant sept jours. »
Grâce à cette restitution la coïncidence de ce verset avec celui
de Néhémie devient des plus complètes, seulement nous avons
à rappeler que le « hadas » étant une plante qui croît d'ordi-
naire près des cours d'eau (Zacharie, I, 8), appartient probable-
ment à l'espèce des salicinées.
LÉVITIQUE. NÉHÉMIE.
Arbres de la montagne. Olivier, arbre à graisse.
Palmier. Palmier.
Arbre noué. Arbre noué.
Arâbim de rivière. Hadassim.
'JDans le texte actuel des Septante, ces deux traductions sont jointes ensemble.
44 JOSEPH HALÉVY
Cette comparaison montre très bien que le passage de Néhé-
mieforme une sorte de commentaire, et commentaire très ancien,
des deux expressions vagues du passage parallèle du Lévitique,
mais qu'il n'y a aucune différence sur le fond. Il reste encore
à savoir s'il y a divergence de vue dans l'application de ces
branches. Sur ce point, quand on compare les deux passages, le
désaccord est indéniable, attendu que dans le Lévitique il s'agit
visiblement d un rite semblable à celui d'autres peuples qui
avaient l'habitude de porter des rameaux de diverses plantes dans
les cérémonies festivales ; tandis que le passage de Néhémie
entend clairement que ces matières doivent servir de bois de
construction. En d'autres mots, il devient évident qu'à l'époque
du chroniqueur, au moins, l'exégèse orthodoxe appliquait le
verset du Lévitique à la construction des cabanes, contrairement
au sens apparent du passage. N'est-ce pas l'indice d'une exégèse
très avancée et avide de subtilités ? S'il en est ainsi, on peut sup-
poser avec une grande vraisemblance que l'étude du code sacer-
dotal occupait déjà fortement les écoles antérieures à Esdras, et
que ce dernier aurait seulement partagé l'avis de ses devanciers
sur un passage emprunté à un texte connu et discuté depuis
longtemps.
CONCLUSION.
Si les considérations qui précèdent sont exactes, on sera auto-
risé à affirmer les résultats suivants :
1. Le prêtre et scribe Esdras n'est en aucun rapport avec la
promulgation du code sacerdotal, et moins encore avec la rédac-
tion finale du Pentateuque.
2. Le Lévitique et les livres qui le précèdent forment le point
de départ de nombreuses allusions dans les psaumes antérieurs à
Esdras et dans le XXe chapitre d'Ezéchiel, et sont par conséquent
antérieurs à la captivité.
3. Au temps du chroniqueur et très probablement déjà à celui
ESDRAS ET LE CODE SACERDOTAL 45
d'Esdras, le texte du Lévitique, XXIV, 40, présentait de sérieuses
variantes sur lesquelles se fonde le récit de Néhémie, IX, 14, 15.
4. Ce dernier récit témoigne d'un état d'exégèse fort avancé et
très subtil, lequel atteste à son tour une connaissance ancienne
et très répandue du code sacerdotal.
Joseph Halévy.
BULLETIN CRITIQUE
DE LA
MYTHOLOGIE SCANDINAVE
Grâce aux Eddas et aux épisodes contenus dans les sagas et
les poèmes des skâlds, la mythologie Scandinave est une des plus
importantes parmi celles qui sont connues : c'est par elle en effet
que nous avons les notions les plus complètes sur les croyances
des anciens Germains, dont les Scandinaves sont restés les
représentants les plus purs, ayant été les derniers convertis au
christianisme. De plus, au lieu d'imiter les Goths, les Francs, les
Burgondes, les Allemands et les Anglo-Saxons, qui, après avoir
abjuré les superstitions de leurs ancêtres, les ont laissées tomber
dans l'oubli, ils ont au contraire précieusement conservé les
poésies et les récits où elles étaient exposées, et l'un des plus
grands écrivains de la nation islandaise, qui a le principal mérite
dans la conservation des documents mythologiques, le célèbre
historien Snorré Sturluson, a même composé l'Edda prosaïque
pour rappeler ces mythes et le parti qu'en pouvaient tirer les
skâlds.
Les Eddas, les skâlds et les sagas, avec quelques anciens
écrivains latins, ont été longtemps les uniques sources des études
de mythologie Scandinave ; ils ne le sont plus aujourd'hui que
les contes populaires et les traditions orales du Danemark, de la
Suède, de la Norvège, des îles Faerœ, et surtout de l'Islande, ont
BULLETIN DE LA. MYTHOLOGIE SCANDINAVE 47
été publiés et nous ont fourni des notions complémentaires ou
explicatives. En outre, un des hommes qui font le plus d'hon-
neur à la science danoise, l'illustre archéologue Worsaae, vient
d'ouvrir de nouvelles voies : marchant toujours de l'avant, au
risque de s'égarer et d'être obligé de revenir sur ses pas, mais
sachant que, pour reconnaître le meilleur chemin, il faut explo-
rer le terrain, même à l'aventure, il a fini par trouver dans son
propre domaine un riche filon à exploiter. Dès 1865, dans un
ouvrage sur les Antiquités du Slesvig *, s'appuyant sur des
passages de César, de Strabon et de Diodore de Sicile, il avait
émis l'opinion que les innombrables objets déposés dans les tour-
bières du Danemark, étaient des offrandes aux dieux, et quelques
années après il écrivait 2: « M. Beauvois a trouvé 3 plus tard une
confirmation remarquable de l'exactitude de cette hypothèse
dans les lignes suivantes d'Orose 4, relatives à la victoire que les
Cimbres et les Teutons, en l'an 111 avant J.-C, rempor-
tèrent à Arausio sur les consuls romains Manilius et Ca'.pio :
Les ennemis, restés maîtres des deux camps et d'un immense
butin, anéantirent avec des malédictions nouvelles et inusitées
tout ce qui était tombé en leur pouvoir. Les vêtements furent la-
cérés et dispersés, l'or et l'argent jetés dans le fleuve, les cottes
de mailles coupées en morceaux, les phalères mises en pièces,
les chevaux eux-mêmes précipités dans le gouffre, les hommes,
la corde au cou, pendus aux arbres, de sorte qu'il n'y eut pas
plus de butin pour le vainqueur que de miséricorde pour le
vaincu. »
L'anéantissement du butin, qui avait certainement une signi-
fication religieuse, puisque l'auteur latin du ve siècle l'appelle
*) Om Slesvigs eller Sœnderjyllancls Oldtidsminder , Copenhague, 1865. in-
4, p. 55-59.
2) Dans son mémoire Sur V importance des grandes trouvailles du premier
âge de fer faites dans les tourbières danoises, p. 2-3 de la trad. franc. Cf.
p. 14 du texte danois, dans Oversigt ou Bulletin de la Société danoise des
sciences, 1867, Copenhague, in-8, p. 253.
3) Dans une notice sur les Trouvailles de la tourbière de Nydam par
Engelhardt et les Antiquités du Slesvig par Worsaae. [Illustration de Paris,
1866, 24° année, vol. 48, n° 1236, p. 284-6).
4) Histor. lib.N. c. 16.
48 E. BEAUVOIS
exsecratio (de sacrum), était pratiquée au ne siècle avant
J. C. par des peuples sortis de la péninsule cimbrique (Slesvig
et Jutland) et il continua à y être en usage jusqu'au vie siècle
de notre ère, comme on Ta constaté par les trouvailles dans les
tourbières de cette contrée. Cette corroboration d'un texte écrit
par des faits d'archéologie positive offrait un exemple des
lumières que les antiquités peuvent jeter sur les rites sacrés des
peuples éteints. Le premier pas était fait; il n'y avait plus désor-
mais qu'à marcher dans cette direction et à explorer le vaste
champ de l'archéologie pour y relever beaucoup de traits propres
à éclairer les croyances des anciens Scandinaves. M. Worsaae
n'a pas manqué de tirer parti de sa découverte : grâce aux
immenses ressources que lui offrait la bibliothèque de la Société
des antiquaires du Nord, où s'accumulent depuis cinquante
ans, c'est-à-dire depuis les débuts de l'archéologie préhistorique,
tous les ouvrages, mémoires, articles et même les notes sur le su-
jet, publiés dans tous les pays ; grâce à cette collection peut-être
unique pour sa richesse et son étendue, l'éminent archéologue a
pu entreprendre un grand et profond travail de comparaison
entre les antiquités de l'ancien monde et celles de l'Amérique,
et il en a tiré des conclusions de toute sorte ' dont nous allons
résumer celles qui concernent notre sujet.
Les kjœkkenrnœddings ou tas de débris culinaires, ces masses
parfois imposantes, qui sont les plus anciennes traces connues
des sociétés primitives, n'existent'pas seulement en Danemark,
où on les a pour la première fois étudiées, mais encore au Japon
et dans les deux Amériques. Or ils contiennent en grand nombre
des objets travaillés, les uns en bon état, les autres hors de
service. M. Worsaae rapproche ce fait d'autres analogues, obser-
vés de nos jours chez les Ostiaques, les Samoyèdes et les
l) Dans un mémoire sur les Ages de pierre et de bronze dans V ancien et
le nouveau monde, comparaisons archéologico-ethnographiques, en danois
dans Aarbœger for nordisk Oldkyndighed og Historié, 1879, p. 249-357,
avec 1 pi. chromolithog. et des figures dans le texte, aussi à part; Copenhague,
1880, 101 p. in-8; traduit en français par E. Beauvois pour paraître dans les
Mémoires de la Société des Antiquaires du Nord, 1881, in-8.
BULLETIN DE LA MYTHOLOGIE SCANDINAVE 49
insulaires des Nicobars et des Andamans, et il suppose avec
beaucoup de vraisemblance que les kjœkkenmœddings ont été
formés par les peuplades du voisinage qui s'assemblaient cons-
tamment dans le même lieu pour y célébrer leurs sacrifices et y
faire des offrandes aux dieux. Il a oublié de citer à ce propos un
passage de Iousouf-ben-Mohammed-as-Scharbini, poète égyptien
du xvne siècle. D'après ce passage concluant, signalé par le
savant professeur de langues sémitiques à l'université de Copen-
hague, les fellahs ont coutume, les jours de solennité, de s'as-
sembler sur le tas d'immondices [tell ou koum) de leur village et
d'y célébrer leurs agapes, de sorte que ces amas s'augmentent
sans cesse de nouveaux débris et finissent par atteindre une hau-
teur considérable *.
A côté des sacrifices communs il y avait des offrandes particu-
lières : c'était une croyance répandue chez les sectateurs d'Odin
que «chacun entrerait dans la valhalle (salle des élus, paradis
des guerriers) avec les mêmes richesses qu'il aurait eues sur son
bûcher et y jouirait de ce qu'il aurait lui-même enfoui dans le
sol'2. » Ce passage, sur lequel nous avons appelé l'attention des
archéologues, il y a seize ans3, fut d'abord dédaigné par eux,
sous prétexte que Snorré écrivait plusieurs siècles après la ces-
sation de cette coutume; mais aujourd'hui qu'ils expliquent par
des faits contemporains des usages tombés en désuétude, ils ne
doivent plus faire fi des assertions précises d'un grave historien
islandais du xme siècle, relativement à d'antiques coutumes Scan-
dinaves (dont il pouvait être instruit par la tradition et même,
comme nous, par des fouilles), car nulle part ils ne trouveront
d'explication plus rationnelle des innombrables dépôts d'armes et
d'instruments ou d'objets d'ambre, constatés non seulement dans
les pays Scandinaves, mais encore en Amérique.
') A. F. Mehren, Et par Bidrag til Bedœmmelse af tien nyere Folkelita-
raturi JSgypten, p. 14. Extrait de Oversigt ou Bulletin de la Société des
sciences danoise, 1872, p. 48.
-) Ynglinga saga, ch. 8, dans Heimskringîa de Snorré Slurluson, p. 9 de
l'édition Unger, Christiania, 1868, in-8.
3) Les Antiquités primitives du Danemark : l'âge de fer, Ue partie, dans
Revue Contemporaine, 2e série, t. XLIII, 31 janvier 1865, p. 229.
îv 4
oO E. BEAUVOIS
Nous ne nous arrêtons pas à reproduire les curieux exemples
de cachettes cités par M. Worsaae ; on les trouvera dans la tra-
duction française de son mémoire. Les objets cachés sont tantôt
inachevés, tantôt finis et en bon état, parfois détériorés et même
brisés comme à dessein. On a prétendu que des rebuts n'auraient
pas été offerts aux dieux ; mais plusieurs peuples barbares croient
qu'à chaque objet est attaché un génie et que celui-ci le quitte en
cas de détérioration, pour aller se mettre au service des dieux.
Les magnifiques haches effilées en silex et les haches-marteaux
percées d'un trou pour l'emmanchement étaient trop fragiles pour
servir d'armes ou d'outils, etcommeon ne les trouve presquejamais
dans les sépultures, mais seulement dans les cachettes, on a sup-
posé avec raison que c'étaient, comme leurs imitations en ambre,
des objets de parade ou des emblèmes religieux, destinés à être
offerts aux dieux et enfouis en terre ou dans les marais, ou bien
déposés dans les oratoires.
Pendant l'âge de bronze les mêmes coutumes se sont perpé-
tuées dans les pays Scandinaves et ailleurs, notamment en Amé-
rique, au Japon et en Chine, où les armes de bronze sont encore
regardées comme sacrées. A ce sujet M. Worsaae donne d'autres
renseignements dans Les temps préhistoriques du Nord d'après les
monuments contemporains^ , où il a refondu un mémoire de même
titre2, en y développant des théories ainsi formulées dans la pré-
face : «Les monuments préhistoriques, contemporains des faits
qu'ils rappellent et qui jusqu'ici ont plutôt servi à éclairer le côté
extérieur de la civilisation, sont en même temps d'une importance
capitale pour faire comprendre les croyances religieuses des di-
vers peuples, et notamment l'espérance d'une autre vie, espé-
rance dont nos ancêtres aussi furent animés pendant toute l'an-
tiquité et par laquelle la transition du paganisme au christianisme
fut tout à la fois préparée etfavorisée dans le Nord. » Nous n'avons
') Nordens Forhistorie efter samtidige Mindesmxrker. Copenhague,
Gyldendal, 1881, 197 p. in-8.
2) Publié dans Nordisk tidskrift fœr vetenskap, konst och industri, utgifven
af Letterstedtska fœreningen. Stockholm, 1878, in-8, iivr. 1-3, trad. en alle-
mand par Mlle Mestorf. Hambourg, 1878.
BULLETIN DE LA MYTHOLOGIE SCANDINAVE 51
pas à répéter ce qu'il y dit à cet égard, sous l'âge de pierre, c'est
un résumé du mémoire analysé plus haut, mais il ajoute (p. S9):
«La haute antiquité des objets de bronze dans l'Asie en général
est attestée par la croyance universellement répandue en Perse,
dans les îles de la Sonde et ailleurs, que ces objets tombent du
ciel pendant les orages. Des traces d'antiques superstitions ana-
logues se retrouvent en outre chez les Assyriens, les Juifs, les
Grecs et les Romains, qui ne pouvaient employer d'autre métal
que le bronze pour la construction des temples et en plusieurs
cas dans des cérémonies solennelles. De plus l'histoire rapporte
que, conformément à un usage régnant encore au Japon, on mon-
trait dans divers temples grecs, comme objets sacrés, des armes
de bronze qui avaient appartenu à la déesse Athênè et à quel-
ques-uns des plus célèbres héros de la fable. »
S'il y avait des temples dans le Nord dès l'âge de bronze,
comme c'est probable, ils ont dùnaturellementdisparaître dansle
cours de vingt siècles ; mais M. Worsaae croit avoir retrouvé l'em-
placement de l'un d'eux sur le monticule où s'élève l'église de
Boeslunde, au sud-ouest de la Sélande : sur l'esplanade et l'un
des gradins artificiels de ce lieu, qui devait être sacré dans l'anti-
quité comme il l'est encore aujourd'hui (les églises ayant d'ordi-
naire remplacé les temples), on atrouvé en deux endroits jusqu'à
six magnifiques vases d'or, avec anse de bronze entortillée d'or et
se terminant en tête de cheval. Des vases provenant d'autres
trouvailles étaient montés sur de petits chariots que l'on croit
avoir été utilisés dans les libations ; de massifs anneaux, faits de
grosses tiges d'or non fermées, doivent avoir servi pour les pres-
tations de serment, comme c'était certainement le cas pendant
l'âge de fer pour de semblables objets; de grandes haches de
bronze, coulées sur un épais noyau de terre et trop minces pour
être solides, ne pouvaient guère avoir d'emploi que dans les céré-
monies religieuses ou autres; enfin diverses figures de marteaux,
de haches, de croix gammées, de triangles ou de cercles disposés
triangulairement, de triquètres, de roues, d'anneaux isolés ou
concentriques, de tètes d'hommes ou d'animaux, tracées sur
52 £. BEAUVOIS
toutes sortes d'objets, passent pour être des emblèmes sacrés, et
Ton croit reconnaître le dieu Thor et la déesse Freya dans de pe-
tites idoles en bronze.
Mais c'est surtout pour l'âge de fer que M. Worsaae expose des
théories neuves sur le sujetquinousconcerne, 11 considère comme
des symboles religieux non seulement les croix et autres signes
énumérés plus haut, mais encore les figures d'animaux qui de-
viennent beaucoup plus fréquentes dans cette période. Selon lui
le bouc rappellerait Thor; le cheval et le verrat, Frey; l'oie, le
poisson et le chat, Freya. Les bractéates ou plaques d'or pour-
vues d'un anneau, sans doute pour être suspendues aux vête-
ments, sont ornées de tètes humaines, de quadrupèdes, d'oiseaux
et de serpents, qui selon notre auteur représentent des dieux et
leurs animaux symboliques. Les trois personnages delà pierre
runique de Sanda, dans l'île de Gottland, sont pour lui Odin avec
sa pique, Thor au milieu, et Frey avec son oie, c'est-à-dire la tri-
nité eddaïque. Ce n'est pas tout, les deux fameuses cornes d'or,
trouvées en 1639 et 1734 à Gallehus, près Mœgeltœnder au nord-
ouest du Slesvig, malheureusement dérobées et mises au creuset
en 1802, auraient été ornées de scènes mythologiques reproduites
dans des dessins plus ou moins exacts. La corne de 1734 était
incomplète ; il lui manquait plusieurs des cylindres soudés dont
elle se composait, et i] n'en restait que les cinq plus rapprochés
de l'orifice, tous historiés. Outre l'inscription en runes anciennes
qui la classe dans le moyen âge de fer, entre 450 et 700, elle
était ornée de figures de deux catégories, les unes au pointillé,
les autres au trait continu, représentant des hommes, des qua-
drupèdes, des reptiles, des poissons, accompagnés d'étoiles à 3,
4, 6, 8, 9 et 12 branches, que M. Worsaae regarde comme les
symboles de plusieurs divinités; mais il ne nous dit pas sur quoi
est fondée cette opinion, ni comment il estarrivéà déterminer la
valeur de chaque signe. C'est pourtant la base de son système,
car il distingue chaque personnage au moyen des signes placés
près de lui; autrement il serait impossible à lui, aussi bien qu'à
nous, de deviner ce que signifient des ligures nues pour la plu-
BULLETIN DE LA MYTHOLOGIE SCANDINAVE 53
part, souvent fantastiques (comme un centaure et un homme à
trois têtes), et dont les attributs sont rarement assez caractéris-
tiques. Quoiqu'il en soitM.Worsaae reconnaît quelques épisodes
du mythe de Baldr dans ces dessins où d'autres verraient tout
simplement des scènes de chasse et de jonglerie.
L'autre corne, celle de 1639, se compose de quatorze cylindres
dont les sept supérieurs sont historiés. Les signes symboliques y
sont beaucoup moins nombreux que sur l'autre corne; en
revanche les serpents et les poissons,, pour la plupart au pointillé,
quelques-uns avec tête humaine, y sont plus bizarrement con-
tournés et entrelacés ; il y a plus de vie dans ces figures pour la
plupart fantastiques. M. Worsaae voit là Baldr aux enfers et
l'enlèvement d'Idune. Nous ne pouvons le suivre pas à pas dans
son explication qui resterait toujours obscure pour des lecteurs
n'ayant pas les dessins sous les yeux ; il n'en donne pas lui-même,
bien qu'il s'appuie sur les plus anciens dessins, presque introu-
vables aujourd'hui. Nous ne connaissons d'ailleurs sa théorie si
originale que par les trop brefs résumés contenus dans les Temps
préhistoriques du Nord (p. 161*171) et dans deux journaux de
Copenhague, le Dagbladet et le Berlingske Tidende, du 24
novembre 1880. Pour la juger en parfaite connaissance de cause,
il faut attendre que l'illustre archéologue l'expose dans tous les
détails avec les preuves à l'appui l.
Si elle venait à être démontrée, il y aurait là un puissant indice
de l'ancienneté du mythe de Baldr et même de la mythologie
eddaïque. Jusqu'ici on admettait généralement que celle-ci
remontait au moins jusqu'aux grandes migrations, puisqu'on en
trouve des traces, à peu près semblables, chez la plupart des
peuples germaniques, en tout cas chez tous ceux dont on connaît
quelque peu les croyances païennes. Il ne s'agissait pas, bien
entendu, d'attribuer une si haute antiquité aux poèmes eddaïques;
mais, si la plupart des savants reconnaissaient que ces docu-
l) Comme il l'a soumise à la Société des Antiquaires du Nord, dont il est
vice-président, dans Ja séance du 23 novembre 1880. c'est probablement dans
les Annales de cette Société qu'il faudra chercher son mémoire sur ce sujet.
54 E. BEAUVOIS
ments n'ont pris leur forme actuelle que dans les derniers siècles
du paganisme Scandinave, ils pensaient que le fond était un
héritage des premiers Germains. Or voici qu'une nouvelle école
de mvthologues norvégiens [très faciunt collegium) a entrepris de
bouleverser toutes les opinions reçues à cet égard. Elle prétend
que le fond est à peu près contemporain de la forme, du moins
en Scandinavie, et qu'ici le tout n'est pas antérieur à l'an 800,
c'est-à-dire à l'époque où les premières notions du christianisme
auraient commencé à pénétrer dans le Nord. Nous allons exa-
miner cette théorie, en commençant par M. Sophus Bugge, qui
l'a le premier exposée, à la Société des sciences de Christiania,
dans la séance du 31 octobre 1879. Il a pourtant loyalement
déclaré que, pour la Vœluspâ, le Dr A. Chr. Bang était arrivé à
des conclusions identiques aux siennes, par des recherches com-
plètement indépendantes.
Les Études sur V origine des traditions mythiques et héroïques
des Septentrionaux ' , annoncées avec un certain fracas depuis
près de deux ans et attendues avec impatience, sont loin d'être
terminées; il n'en a même paru qu'un seul fascicule, formant
environ le quart de la première série. Il est peut-être prématuré
d'apprécier dès aujourd'hui un ouvrage dont on ne connaît
encore qu'une petite partie; mais, comme les remarques géné-
rales, servant d'introduction et remplissant environ les deux
cinquièmes du présent fascicule, nous donnent déjà une idée
assez nette de la méthode de l'auteur, et qu'il a clairement
appliqué celle-ci dans le reste du fascicule, notamment à propos
du mvthe de Baldr, nous n'hésitons pas à commencer l'examen
de ce travail
Dès le début, M. Bugge déclare que la mythologie Scandinave
a beaucoup de traits communs avec celle des anciens Germains
et même de peuples étrangers à cette famille, et il en cite des
exemples bien choisis, en ajoutant : « C'est pour montrer que
') Studier over de nordiske Gude-og Heltesagns Oprindelse. Fœrste
Raelike af Sophus Bugge. Fœrste Hefte. Christiania, Feilberg et Landmark,
1881, 80 p. in-8.
BULLETIN DE LA MYTHOLOGIE SCANDINAVE 55
j'admets un fondement commun pour la mythologie des Septen-
trionaux et des autres Germains » (p. 3). Mais immédiatement
après il exprime l'opinion que, dans l'étude des origines de cette
mythologie, on a trop exclusivement considéré les éléments
septentrionaux ou germaniques, en négligeant les croyances du
reste de l'Europe, ou bien en dérivant les analogies de la souche
primitive. Ce système lui semble trop partiel, d'autant plus que,
dans leurforme actuelle, lespoésieseddaïques, qui sont les princi-
pales sources de nos notions sur le paganisme septentrional, ne
remontent pas au delà du ixe siècle de notre ère. L'auteur croit
donc qu'une bonne partie des épisodes ont été formés postérieu-
rement, dans les deux siècles qui séparent les premières expédi-
tions des Vikings de l'établissement définitif du christianisme
en Norvège, et comme il trouve dans les poésies mythiques et
héroïques plusieurs mots tirés du latin et de l'anglo-saxon
et même dugaël, il est amené à supposer que beaucoup de mythes
ont été empruntés aux habitants des îles britanniques. — Mais
quels sont ces mythes de récente importation ? Il ne suffit pas de
répondre que ce sont ceux qu'on ne trouve pas chez les autres
Germains; car de tous les. peuples de cette famille,, les Scandi-
naves sont les seuls dont la mythologie nous soit assez bien
connue ; cela tient à ce qu'ils furent les derniers à abjurer le
paganisme et que, même après leur conversion, leurs poètes
continuèrent à emprunter des images à l'ancienne mythologie,
comme on le fait encore chez les peuples chrétiens pour la mytho-
logie classique. Il est donc bien difficile pour chaque cas de
déterminer ce qui est spécialement Scandinave, et il est tout à
fait arbitraire de déclarer qu'un épisode des Eddas est de récente
origine, parce que l'on n'en trouve aucune trace chez les autres
Germains.
M. Bugge n'a pas même la ressource des analogies de sens et
de son pour savoir si un mythe prétendu étranger l'est réelle-
ment, car de son propre aveu, « dans les traditions septentrio-
nales mythiques et héroïques qui reposent sur un antique fonde-
ment gréco-romain, il faut constamment supposer une complète
56 E. BEAIÏVOIS
inintelligence de l'antiquité classique, et cela non seulement chez
les Septentrionaux à qui les souvenirs de cette antiquité étaient
transmis par tradition orale, mais le plus souvent déjà chez les
moines anglais et irlandais, qui les avaient lus ou entendu lire
dans des livres latins. Nous devons le plus souvent supposer chez
ces intermédiaires des Scandinaves la plus singulière ignorance
de l'ensemble du mythe original. Ainsi une glose conservée dans
un manuscrit en vieil anglais explique le nom de Rio dyne, mère
du dieu Thor, par Latona Jovis mater, Tkunres modur » (p. 18).
L'ignare auteur de ces identifications ne connaissait guère mieux
le panthéon classique que la mythologie Scandinave; il ne savait
même pas que Latone était une des femmes de Jupiter, et non sa
mère, mais celle d'Apollon. Les Germains n'avaient pas besoin
d'emprunter Hlodyne aux Romains, puisqu'ils avaient dès le
temps des Césars une déesse Hludana, comme le prouve l'inscrip-
tion d'un autel trouvé à Birten, dans le pays de Clèves. (Dese
H ludanœ sacrum. C. Tiberius Verus l.)
Si ces assimilations, faites par des chrétiens d'Angleterre et
d'Irlande, sont le plus souvent fondées sur de pures ressemblan-
ces de son, elles ne peuvent avoir qu'une importance secondaire
et, loin d'éclairer la mythologie Scandinave, elles ne servent qu'à
l'embrouiller. Les immenses recherches que M. Bugge a entre-
prises à ce sujet, ne peuvent donc pas aboutir à de grands résul-
tats; c'est tout au plus si elles expliqueront quelques points
secondaires, et, qui pis est, récents. La portée de ce travail est
donc singulièrement diminuée et l'on pourrait dire que l'auteur
a dépensé une solide érudition en pure perte, si toute étude d'un
vrai savant ne contenait pas d'utiles remarques et si elle n'é-
tait pas instructive par ses erreurs même.
Maintenant que nous avons une idée du fondement mal assuré
sur lequel sont basées les théories de M. Bugge, examinons sa
manière de procéder. Il s'appuie surtout sur des gloses souvent
suspectes et sans contrôle, que l'on n'a pas toujours la bonne for-
l) Finn Magnusen, Priscse veterum Borealium mythologie Lexicon.
Copenhague, 1828, in-4, p. 163.
BULLETIN DE LA MYTHOLOGIE SCANDINAVE 57
tune de pouvoir rectifier par la découverte d'une ancienne ins-
cription comme celle de l'autel de Hludana, et alors il donne
comme un renseignement précieux ce qui n'est sans doute
qu'une méprise d'un annotateur ignare. Il a une autre ressource
dans son incontestable érudition philologique ; mais si un savant
moins renommé s'avisait de présenter des étymologies du genre
de celles qui émaillent le présent fascicule, les linguistes n'au-
raient pas assez de malédictions pour l'en accabler. Nous avons
déjà cité l'inepte identification de Hlodyne et de Latone; en
voici d'autres exemples non moins caractéristiques : les Scandi-
naves auraient fait & Hercule leur OErvarodd (pointe de flèche),
d'après la forme anglo-saxonne Ercol, qu'ils auraient décom-
posée en Erc-ol. 01 serait devenu Odd pour donner un sens à
Ere, qu'ils auraient rapproché de œrig pour earh (flèche). Hylas,
compagnon d'Hercule, serait devenu Hjâlmar, compagnon d'OEr-
varodd. Rmi, divinité marine qui a un filet pour prendre les na-
vigateurs, serait YAranea dont il est parlé dans une scolie. Le
tricéphale Ge'ryon, que vainquit Hercule, serait le roi des Goths
Geirroed, qui était aussi un monstre, mais seulement au moral.
Le géant Hymi serait OEneus, et le fils de celui-ci, Tyr, corres-
pondrait à Tydeus, fils de celui-là et père de Diomède, bien que
les aventures de ces personnages ne se ressemblent aucunement.
Si l'auteur n'adopte pas pour son propre compte des étymologies
si peu scientifiques, il les attribue trop gratuitement au peuple
illettré, mais qui aurait néanmoins connu des scolies ignorées
des savants et aurait été assez versé dans l'anglo-saxon pour sa-
voir que earh s'écrivait parfois œrig et pouvait se syncoper en erc!
M. Bugge ne cherche donc pas la véritable origine de la my-
thologie Scandinave; le fond des mythes, leur forme primitive ne
l'occupent pas : il ne s'attache qu'aux épisodes pour ainsi dire
parasites qui les ont défigurés; encore n'étudie-t-il pas ceux-ci
en philosophe, encore moinsen poète, maisbien, comme on pou-
vait s'y attendre, en érudit et surtout en linguiste, pour ne pas
dire spécialement en étymologiste. Il reconnaît pourtant que les
étymologies populaires sur lesquelles seraient fondées les iden-
58 E. BEAUVOIS
tifications de dieux et de héros sont fausses, ce qui ne l'empêche
pas de s'appuyer principalement sur elles. Pour que ce procédé
eût quelque valeur, il faudrait que les traditions et gloses d'où
auraient été tirées des noms ou des traits mythiques fort peu
connus, fussent antérieures aux poèmes eddaïques, mais la plu-
part d'entre elles sont postérieures et quelques-unes ne remon-
tent pas au delà du xve siècle; l'auteur compare même les songes
qui précédèrent la mort de Baldr à ceux qu'attribue au Christ une
chanson danoise recueillie en 1732 ! Ainsi, d'après lui, les mytho-
graphes Scandinaves ont tiré non de leur propre tête ni des
croyances de leur nation, mais de livres ou de récits exotiques,
tout ce qu'ils ont ajouté aux maigres traditions des Germains, et
ils l'ont fait avec une ineptie sans pareille ; ces maladroits copistes
au lieu d'établir la ressemblance sur les grands traits, n'ont cher-
ché que le petit côté, en se plaçant au point de vue le plus mes-
quin; en vrais pédants, au lieu de peindre ce qui était connu de
tout le monde, ils auraient cherché dans les apocryphes, dans
les traditions juives, dans les gloses isolées, de petits détails insi-
gnifiants. S'il en était ainsi, nous ne pourrions professer que le
plus profond mépris pour des mythographes qui auraient volon-
tairement détourné leur pensée des plus nobles conceptions reli-
gieuses pour en examiner exclusivement les particularités indif-
férentes. — Heureusement pour eux et pour la mythologie
Scandinave que rien ne prouve la justesse de ce système. Nous
avons déjà montré le peu de solidité de ses fondements; on en
comprendra mieux la faiblesse par l'analyse détaillée que nous
allons faire du premier paragraphe (p. 32-67), intitulé le Baldr de
la mythologie islandaise dans ses relations avec le Christ. M.Bugge
classe en deux catégories les faits trop peu nombreux qui nous
sont parvenus relativement à Baldr; les uns sont contenus sous
forme de brèves allusions dans deux poèmes eddaïques : la Vœ-
luspâ (prédiction de la Vœlva) et le Vegtamskvida (chant du voya-
geur), et contés plus longuement dans la Gylfaginning (fascina-
tion de Gylfé), partie de YEdda de Snorré. Les autres nous ont
été conservés en latin par l'historien Saxo Grammaticus et cons-
BULLETIN DE LA MYTHOLOGIE SCANDINAVE 59
tituent ce que M. Buggo appelle la forme danoise de la légende.
Nous n'avons pas à nous occuper pour le moment de celle-ci qui
remplira le second paragraphe, seulement entamé dans le pré-
sent fascicule. Comme nos lecteurs ne sont pas aussi familiers
que ceux de M. Bugge avec la mythologie eddaïque, nous ne
pouvons nous borner comme lui à rappeler brièvement les points
en discussion ; ce serait nous exposer à n'être pas suffisamment
compris ; pour éviter cet inconvénient, il faut d'abord exposer in-
extenso (et ce ne sera pas long) ce que les sources islandaises
nous apprennent de Baldr.
Baldr le bon, second fils d'Odin et Frigge , est le meilleur des
dieux; tous le louent; il est si beau et si brillant qu'il en resplen-
dit : la plus blanche de toutes les fleurs est comparée à ses sour-
cils, ce qui montre combien il est beau de chevelure et de corps.
Skadé ayant à choisir un mari parmi les Ases, à la seule inspec-
tion de leurs pieds, désigna ceux de Njœrd comme les plus par-
faits, croyant que c'étaient ceux de Baldr. Ce dernier est le plus
sage, le plus éloquent et le plus doux des Ases, mais ses juge-
ments avaient la singulière particularité de ne pouvoir être exé-
cutés. Son fils Forsété, au contraire jugeait à la satisfaction des
parties les causes les plus difficiles ; il avait fait de son palais,
Glitni (luisant) le tribunal le plus estimé tant chez les dieux que
chez les hommes. Il n'y a rien d'impur dans la demeure de Baldr,
appelée Breidablïk (qui brille au loin)1. Avec le caractère qu'on
lui attribuait, Baldr ne dut sans doute pas courir les aven-
tures, comme son père, comme Thor et tant d'autres. Aussi ne
connaît-on pas d'épisodes de sa vie ; c'est seulement à l'occasion
de sa mort qu'il est parlé de lui avec quelque détail : Baldr avait
un sommeil pénible et des songes de mauvais présage. Pour avoir
l'explication de ceux-ci, Odin, monté sur son coursier Sleipni, par-
tit pour la demeure de Hele (enfer); avec des chants magiques et
des caractères runiques, il réveilla la Vœlva (sybille) et, sous le
nom de Vegtam (voyageur), fils de Valtam (guerrier), il lui
sût.1) Gylfaginning , en. 22, 32, dans Edda Snorra Sturlasonar, édit. Arna-
Magnéenne, t. I. Copenhague. 1848, in-8, p. 90-92, 102-104.
60 E. BEAUVOIS
demanda pour qui était le magnifique trône que l'on élevait chez
Hele. « C'est pour Baldr? répondit-elle; les Ases sont dans la
désolation. — Et quel sera son meurtrier? — Le mistiltein (tige
de gui) que brandit Hœd. — Qui le vengera? — Ce sera le fils
d'Odin et de Rinda (Valé) qui, à l'âge d'un jour et sans avoir
peigné ses cheveux ni lavé ses mains,, mettraHœd surle bâcher1.»
Les dieux se consultèrent et il fut décidé que l'on chercherait
à préserver Baldr de tout danger. A la demande de Fri gge, sa
mère, le feu et l'eau, le fer et tous les métaux, les pierres, la
terre, les arbres, les maladies, les animaux, les oiseaux, le venin,
les serpents, s'engagèrent par serment à épargner Baldr. Ainsi
rassurés les Ases se faisaient un amusement de prendre Baldr
pour point de mire ; les uns lui lançaient des traits ou des pierres ;
les autres le frappaient de taille ou d'estoc, sans qu'il en éprou-
vât le moindre mal, et c'était aux yeux de tous une grande
supériorité, mais un grief à ceux de Loké, fils de Laufeye. Se dé-
guisant en femme, celui-ci alla trouver Frigge, qui lui demanda
ce que faisaient les dieux. « Ils tirent sur Baldr sans lui faire de
mal. — Ni les armes ni les plantes ne lui nuiront ; elles me
l'ont juré. — Toutes les choses en ont-elles fait le serment?
continua Loké. — Toutes, à l'exception d'un petit arbuste qui
croît à l'est de la Valhalle et que l'on appelle mistiltein (gui) ; je
l'ai cru trop jeune pour le faire jurer. » Loké alla arracher le
gui et se rendit à l'assemblée des Ases, près du frère de Baldr,
Hœd, qui se tenait à l'écart, parce qu'il était aveugle. «Pourquoi
ne tires -tu pas sur Baldr? lui demanda Loké. — Je ne le vois
pas et je suis sans armes. — Fais comme les autres pour
l'honorer; je vais t'indiquer où il est; lance-lui cette tige.» Hœd
guidé par Loké lança le gui et perça Baldr qui tomba inanimé
sur le sol. C'est le plus grand désastre qu'aient éprouvé les dieux
et les hommes. Les Ases consternés se regardaient silencieuse-
ment et sans relever le cadavre, tous, animés d'un même senti-
1) Vegtamskvida eda Baldrs draumar, dans Ssemundar Edda hins Froda,
2a édition de Sv. Grundtvig. Copenhague, 1874, in-8, p. 10-11. Cfr. Vœluspû,
str. 32-34. Ibid., p. 5.
BULLETIN DE LA MYTHOLOGIE SCANDINAVE 61
ment contre l'auteur de ce forfait, mais n'osant se venger à cause
de l'inviolabilité du lieu. Lorsqu'ils voulurent parler, ils écla-
tèrent en sanglots et aucun d'eux ne put exprimer son chagrin
par des mots. Mais c'est Odin qui était le plus affligé de cette perte,
parce qu'il en comprenait le mieux l'étendue. Le s dieux ayant enfin
repris leurs sens, Frigge promit toute sa faveur et sa grâce à
celui des Ases qui voudrait aller chez Hele et lui offrir une ran-
çon pour Baldr. Hermod, l'actif écuyer d'Odin, voulut tenter
l'entreprise ; il enfourcha Sleipni, le coursier de son maître et
partit.
Cependant les Ases transportèrent vers la mer le cadavre de
Baldr qu'ils voulaient brûler sur son vaisseau Hringhorné, le
plus grand des navires. Mais, lorsqu'ils voulurent lancer celui-ci
ils ne purent le faire bouger de place. On envoya alors chercher
dans le Jœtunheim, pays des géants, une géante nommée Hyrrok-
kin1, qui vintmontée sur un loupet ayant un serpent pour guide.
Lorsqu'elle descendit, Odin appela quatre berserks (athlètes) pour
garder la monture, mais ils ne purent la tenir qu'en la renver-
sant à terre . Hyrrokkin s'avançant vers la proue du navire, le mit
en mouvement du premier effort, de sorte que le feu jaillit des
chantiers et que le sol en trembla. Thor irrité saisit son marteau
et lui aurait brisé la tète sans l'intervention de tous les dieux.
A la vue du cadavre que l'on portait sur le navire , la femme de
Baldr, Nanna, fille de Nep, expira brisée par la douleur, et fut
aussi placée sur le bûcher auquel on mit le feu et que Thor con-
sacra avec Mjœllni, son marteau. Ce dieu, voyant courir devant
lui le nain Lit, le lança d'un coup de pied dans le feu où il fut
consumé . Il y avait un grand nombre d'assistants à ces funérailles:
d'abord Odin avec Frigge, les Yalkyries et ses corbeaux ; Frey sur
son char traîné par le verrat Gullinbursté (soie d'or) ou Slidrug-
tanné (énormes défenses) ; lïeimdall à cheval sur Gulltopp (touffe
d'or) etFreyaavecses chats, ainsi que beaucoup de Hrimthurses
!) Sans doute l'Ouragan, cfr. l'anglais hurricane, l'espagnol huraccui, et
l'ancienne forme française houragan, mots formés par onomatopée, comme le
caraïbe huracan, sans être nécessairement dérivés de ce dernier.
62 E. BEAUVOIS
(géants des frimas) et de Bergrisés (géants des montagnes). Odin
posa sur le bûcher l'anneau d'or Draupni (dégouttant), qui avait
la propriété de se multiplier chaque neuvième nuit en huit autres
anneaux de même poids. Le cheval de Baldr fut conduit au bûcher
avec tous ses harnais.
Quant à Hermod, il chevaucha neuf nuits par des vallées obs-
cures et profondes, et ne vit rien avant de traverser le fleuve
Gjalle (son) sur le Gjallarbru (pont résonnant) , qui est couvert
d'or brillant et gardé par la vierge Modgunne. Celle-ci, l'interro-
geant sur son nom et sa t famille, fit la remarque que, la veille,
cinq troupes de morts avaient chevauché sur le pont sans faire
autant de bruit que lui seul. «Tu n'as pas le teint cadavéreux,
ajouta-t-elle, que fais-tu sur la route de Hele? — Je vais cher-
cher Baldr; ne l'as-tu pas vu passer?» Elle lui apprit que Baldr
avait franchi le pont et que le chemin de Hele descendait dans la
direction du nord. Hermod le suivit jusqu'à ce qu'il arrivât à la
porte de Hele. Là, après avoir mis pied à terre pour fixer la selle,
il remonta, donna de l'éperon et enleva son coursier avec
tant de vigueur qu'il lui fit sauter la barrière sans la toucher. Par-
venu à la salle de Hele, il descendit pour y entrer et trouva son
frère Baldr assis sur le banc d'honneur. Après avoir passé la nuit
près de lui, le lendemain matin il pria Hele de permettre à Baldr
de s'en retourner avec lui, disant que les Ases étaient extrême-
mentaffligés de sa perte. «Je veux éprouver, répondit-elle, si Baldr
est aussi regretté que l'on dit : s'il est pleuré de tous dans le
monde, des êtres vivants aussi bien que des choses inanimées, il
pourra sortir ; mais je le garderai, si quelque chose refuse de le
pleurer. » Hermod se leva et fut reconduit jusqu'à la porte par
Baldr qui lui donna comme souvenir pour Odin l'anneau Drau-
pni ; il emportait en outre de la part de Nanna, pour Frigge, un
manteau et d'autres dons, et pour Fulla un anneau d'or. Il s'en
retourna dans l'Asgard par le même chemin et il rapporta tout
ce qu'il avait vu et entendu.
Les Ases envoyèrent par tout le monde des messagers afin de
demander que les hommes, les animaux, la terre, les pierres, les
BULLETIN DE LA MYTHOLOGIE SCANDINAVE 63
arbres et tous les métaux, répandissent des larmes pour la ran-
çon de Baldr. Tous le firent et vous devez avoir vu comment la
matière pleure en passant du froid au chaud. A leur retour, après
avoir bien rempli leur mission , les messagers trouvèrent dans
une caverne une géante nommée Thakke (grâce). Ils l'invitèrent
à pleurer pour tirer Baldr de la demeure de Hele. «Thakke, ré-
pondit-elle, versera des larmes sèches aux funérailles de Baldr.
Vivant ou mort, le fils du Vieillard (d'Odin) ne m'afait aucun bien.
Que Hele conserve ce qu'elle a! » On soupçonne que c'était Loké
fils de Laufeye, l'auteur de tant de méfaits parmi les Ases l.
Voilà le mythe de Baldr, tel que nous le connaissons par les
documents islandais. «Ilest àmonjugement, dit M. Bugge, com-
posé de plusieurs parties d'origines essentiellement différentes,
dont l'une des principales est l'élément'chrétien. Dans la Vœluspâ
et YEdda de Snorré, il a en partie pour sources immédiates l'idée
que des chrétiens ou des demi-chrétiens se formaient du Christ et
les récits qu'ils en faisaient. » Telle est la proposition que notre
auteur développe longuement dans son premier paragraphe. Il
voit dans la description que la Gylfaginning donne de Baldr « un
reflet de la splendeur sacrée dont les chrétiens entouraient l'image
du Fils de Dieu, le blanc Christ. » Les diverses fleurs que les
Scandinaves appellent sourcils de Baldr (Anthémis cotula, Matri-
caria camomilla et d'autres), ayant pour traits communs le disque
Jaune et les rayons blancs, il en conclut que l'on se représentait
Baldr avec le teint le plus blanc et le plus clair et des che-
veux jaune d'or (sic : guldgult Haar; ce qui, par parenthèse,
n'est pas parfaitement exact : il serait plus juste de dire que
la face devait être jaune et les cheveux blancs) ; et il le com-
pare avec Jésus qui, d'après divers mystères de la fin du moyen
âge était beau, blanc, sans tache et avec des cheveux blonds.
Selon lui, c'est parce que la mythologie eddaïque a vu le Christ
dans Baldr qu'elle ne rapporte aucun trait de la vie de ce der-
nier; qu'elle se borne à décrire sa personnalité et à passer de
*) Gylfaginning, ch. 49, dans Edda Snorra Sturlusonar, t. I, p. 172-180.
64 E. BEAUVÔ1S
suite à sa mort; Baldr, comme le Christ, mourut jeune. Notre
auteur veut bien avouer que ces ressemblances ne sont pas déci-
sives ; il aurait pu ajouter que plusieurs d'entre elles sont spé-
cieuses, car il n'est pasvrai que les Évangiles se bornent, comme
les Eddas pour Baldr, à tracer le portrait du Christ et à s'occuper
exclusivement de sa mort : la passion et la descente aux enfers
ne remplissent dans saint Matthieu que trois chapitres sur vingt-
huit ; dans saint Marc que deux sur seize; dans saint Luc que
deux sur vingt-quatre ; dans saint Jean que trois sur vingt et un.
Aussi bien n'est-ce pas dans le Nouveau Testament que M. Bugge
peut trouver de sérieuses analogies avec les Eddas ; il est réduit
à se rabattre sur les Apocryphes, comme si ceux-ci eussent été
seuls connus des chrétiens avec lesquels les mythographes Scan-
dinaves auraient été en relations. Hœd est aveugle comme le sol-
dat Longin qui, d'après des légendes relativement récentes, au-
rait achevé le Christ en le perçant d'un coup de lance. M. Sv.
Grundtvig avait déjà remarqué ce point de rapprochement, et il
le croyait emprunté à la mythologie Scandinave. M. Bugge dé-
ploie toute son érudition pour prouver que le contraire a eu lieu;
il reconnaît pourtant qu'il y a une différence essentielle entre les
supplices infligés au Crucifié et les exercices de balistique dont
Baldr était le but ; car il s'agissait de martyriser l'un et Longin
frappa le Christ pour le faire souffrir, tandis que Hœd voulait,
comme les autres dieux, honorer Baldr et ne songeait pas à le
toucher, encore moins à lui ôter la vie. Ici donc les deux récits ne
sont pas plus tôt en contact qu'ils s'échappent par la tangente.
Pour trouver une analogie moins problématique, il faut aller
la chercher jusque dans un obscur livre hébreu du moyen âge,
dans le Toledoth Jeschu. D'après cet écrit que connaissait, dès
1278, le dominicain espagnol Raimundus Martini, et qui a pour
objet de tournerle christianisme en dérision, Jésus, prévoyant qu'il
seraitpendu, avait usé de sa puissance magique pourfairejurerpar
tous les arbres qu'aucun d'eux ne le porterait. Mais Judas révéla
cette ruse et alla chercher dans son jardin une grande tige de
chou dont on put faire une potence efficace. Bien qu'une fourche
BULLETIN DE LA MYTHOLOGIE SCANDINAVE 65
patibulaire ne soit pas un javelot, que le chou diffère passable-
ment du gui , et que Hœd ait employé celui-ci sans malice, tandis
que Judas avait pleine conscience de son crime, sans être aveu-
gle au moral ou au physique, on ne peut nier que le Toledoth
Jeschu n'ait un trait commun a.\ecYEdda de Snorré ; c'est le ser-
ment que, d'après le premier, Jésus exigea des arbres, et que
d'après le second, Frigge, mère de Baldr, fit prêter à tous les
êtres et à toutes les choses, avec le même but, dans les deux cas
et dans des circonstances à peu près semblables. Cette curieuse
analogie, signalée dès 1857 par M. Conrad Hofman1, a été corro-
borée de divers faits par M. Bugge : il fait remarquer que YEdda
et le Toledoth Jeschu emploient l'un et l'autre, pour désigner un
instrument de supplice qui devait être naturellement rigide, le
mot tige qui implique l'idée d'un objet mince et flexible; que,
d'après une tradition de l'ouest de l'Angleterre, la croix était faite
de gui, et que l'un des noms allemands du viscwn album est
Kreuzholz (bois de la croix); que le Toledoth Jeschu mentionne
la lapidation parmi les tortures qui précédèrent la pendaison de
Jésus, de même que l'Edda la cite au nombre des jeux qui furent
suivis de la mort de Baldr. De la précaution, attribuée au Christ,
d'exiger un serment des arbres, M. Bugge induit que Jésus pré-
voyait sa fin prochaine et, commme selon une chanson danoise
du xvme siècle, il la connaissait par un songe, notre auteur lui
trouve là un nouveau trait de ressemblance avec Baldr, dont les
mauvais rêves présagèrent la mort.
En admettant que ces petits faits, communs aux deux tradi-
tions, aient été empruntés par l'une à l'autre; il^reste à savoir si
c'est l'Edda qui a copié la fable hébraïque ou si l'inverse a eu lieu.
M. Bugge regarde comme peu vraisemblable, pour ne pas dire
déraisonnable, qu'un livre cité pour la première fois en Espagne
au xme siècle, et dont on ne trouve pas de trace en Allemagne,
ait été influencé par la mythologie Scandinave. Mais on peut ré-
pliquer que les Germains, païens ou chrétiens, en se répandant
dans tout l'empire d'Occident, ont bien pu y porter, sinon le
l) Dans la Germania de Pfeiffer, t. II, p. 48.
îv 5
66 E. BEAUVOIS
mythe de Baldr lui-même, du moins certains de ses épisodes, et
que ceux-ci ont pu être utilisés par Fauteur anonyme du Tole-
dothJeschu. En tout cas rien ne prouve que celui-ci ait été com-
posé avant l'Edda de Snorré.
Continuons. Selon M. Bugge, Loké était originairement le
Lucifer du moyen âge chrétien, et tous deux auraient emprunté
plusieurs de leurs éléments à Mercure, à Apollon, à Eris (Discorde)
et à diverses autres figures de la mythologie antique ; ce qui re-
vient à dire que les auteurs de ces types, en puisant à tant de
sources différentes, auraient fait œuvre de créateurs et non de
copistes, l'originalité consistant moins dans l'invention des idées
que dans leur combinaison. Mais passons. Loké serait encore
autre chose : comme instigateur de Hœd, nous avons vu qu'il
a de grands rapports avec le Judas du Toledoth Jeschu; il corres-
pondrait en outre à Satan qui, dans l'évangile de Nicodème, dit
à l'Enfer : «J'ai aiguisé la lance pour percer Jésus ; j'ai préparé le
bois pour le suspendre et les clous pour l'y river; » de plus à Bé-
lial qui dit, dans la légende latine de sainte Julienne : « C'est moi
qui ai poussé le soldatàpercerdela lance le flancdufilsde Dieu. »
Il est vrai que diverses légendes parlent aussi de Lucifer à pro-
pos de la passion, de sorte qu'en confondant ses actes avec ceux
de Bélial et de Satan, on parvient à donner à cette trinité malfai-
sante quelque ressemblance avec Loké ; mais si elle était le pro-
totype de ce dernier, il serait singulier que les mythographes
Scandinaves eussent emprunté au premier un fait, au second un
autre, au troisième le nom, au lieu de prendre tout au même.
Baldr, comme le Christ, descendit en enfer. Sans doute, mais
il y resta et rien ne l'en put tirer, tandis que Jésus en sortit par
sa seule puissance divine ; la différence^est donc ici beaucoup plus
importante que la ressemblance. — Loké fut châtié pour avoir
causé la mort de Baldr, et on l'enchaîna en attendant le jour de la
conflagration universelle. De même dans l'Apocalypse, un ange
enchaîne Satan pour mille ans, et dans l'évangile de Nicodème
Jésus, en descendant aux enfers, saisit le diable et le livre lié à
Inferus qui doit le garder jusqu'au retour du Christ; enfin au
BULLETIN DE LA MYTHOLOGIE SCANDINAVE 67
moyen âge, c'était une croyance générale, dont beaucoup d'ar-
tistes s'inspirèrent, que la captivité du diable devait durer jus-
qu'au jugement dernier. Le poème en dialecte comique sur la
Passion de Notre-Seigneur appelle même en propres termes Luci-
fer le diable enchaîné. Voici donc au moins un point de ressem-
blance indéniable entre Lucifer et son prétendu homonyme ! Et
bien, non, pas même cette fois : M. Bugge, qui montre la plus
entière bonne foi dans toute son argumentation, le remarque lui
même en ces termes : « La manière dont Loké est garrotté etpuni
n'a aucun rapport avec le récit de l'enchaînement du diable lors
de la descente du Christ aux enfers. Le mythe du châtiment de
Loké, que je n'examine pas ici, doit donc avoir emprunté ses
particularités à une autre source. » (P. 54.)
L'auteur de la Vœhispâ, qui nous montre Frigge éplorée après
la mort de son fils, se serait inspiré de la Mater dolorosa des chré-
tiens, comme si un poète, digne de ce nom, avait besoin d'aller
consulter le poème comique ou les œuvres des artistes chrétiens
pour peindre une mère en larmes près du cadavre de son fils !
C'est une conception si naturelle que le skâld n'a pas eu besoin
de la prendre ailleurs que dans sa propre imagination. — Nous
n'en dirons pas autant de l'affliction universelle causée par la mort
deBaldr, dont les grandes qualités suffiraientà l'expliquer si elle
était restreinte aux dieux et aux hommes ; mais il n'est déjà plus
si naturel de faire pleurer les animaux et même les choses inani-
mées; aussi M. Bugge conclut-il que ce trait fictif est emprunté
aux traditions sur le Christ et, avec sonimmense érudition, il n'a
pas de peine à trouver des analogies dans la littérature chrétienne.
Il cite d'abord le poème anglo-saxon sur la Croix où il est dit que
« toute créature pleurait et se lamentait sur la mort du Roi, de
Jésus crucifié. » Un savant scandinaviste anglais, le professeur
Stephens, de l'université de Copenhague, avait déjà relevé ce
point de comparaison avec le mythe de Baldr, auquel il le croyait
emprunté. M. Bugge objecte que l'on ne trouve aucune trace de
ce mythe en Angleterre, et qu'en outre, les larmes versées à la
mort du Christ étaient uniquement l'expression de la douleur et
68 E. BEAUVOIS
non une rançon, comme pour Baldr. Mais si c'est là une raison
de soutenir que le poète anglo-saxon n'a pas imité le skâld islan-
dais, l'inverse n'est pas moins vrai, et alors les exemples cités
par M. Bugge n'ont plus de force probante et détruisent sa pro-
pre argumentation, car aucun d'eux n'attribue aux larmes ver-
sées sur le Crucifié la vertu de le tirer de l'enfer ; il faudrait pour-
tant qu'il en fût ainsi pour qu'en ce point l'assimilation avec
Baldr fût complète. Notre auteur a donc beau montrer que d'a-
près le Ch?ist, chanté par Cynewulf au vru9 siècle, les êtres muets,
la terre et le ciel compatissent aux souffrances du Sauveur et se
lamentent bien qu'inanimés ; que beaucoup d'arbres furent alors
baignés de larmes sanglantes, rouges et épaisses ; que leur sève
se changea en sang ; car, s'il en fut de même pour Baldr, « les
hommes aveugles et plus durs que le silex, » ne refusèrent du
moins pas de le pleurer ; s'ils n'eurent pas à reconnaître que
«le Seigneuries délivrait des tourments de l'enfer », ils étaient
prêts à faire leur possible pour l'en tirer lui-même.
C'est donc en vain que M. Bugge rappelle, après Dietrich, que
Cynewulf a eu sous les yeux la x° homélie de Grégoire le Grand,
composée vers 592; que plus de cent ans auparavant, le pape
Léon le Grand (440-461) avait écrit, à la même occasion, « uni-
versa creatura congemuit; » car s'il y a là des preuves que Cy-
newulf et les poètes postérieurs des Iles Britanniques (le Cursor
Mundi en Northumbrien, la Disputatio inter Mariant et crucem
en anglo-saxon), n'ont pas eu besoin de recourir à la mythologie
Scandinave pour y trouver l'idée de l'affliction universelle lors de
la mort du Juste et du Bon, — il n'y en a pas que ces poètes aient
exercé d'influence sur les skâlds eddaïques, l'idée qui a inspiré
les uns et les autres étant fort ancienne. M. Bugge a lui-même
cité la légende d'Adonis qui fut pleuré des dieux et des hommes,
mais il a oublié le passage où Virgile dépeint le deuil de la nature
après la mort de César ', tableau d'une touche magistrale où il
y a un trait des plus caractéristiques 2, qui se retrouve dans le
') Geogr., I, v. 465-488.
Et mœstum illacrimat templis ebur, aeraque sudant. (v. 480.)
BULLETIN DE LA MYTHOLOGIE SCANDINAVE 69
mythe de Baldr 1, mais non dans ses prétendues sources. Loin
de nous cependant la pensée de regarder ce trait de l'Edda comme
imité de Virgile. Ce serait tomber dans la même faute que nous
reprochons à notre auteur. Les phénomènes par lesquels la na-
ture est censée exprimer sa tristesse ne sont pas tellement variés
que les penseurs de tous les pays et de tous les temps ne les con-
çoivent à peu près de la même manière sans avoir besoin de se
copier. Ainsi Virgile 2, comme saint Mathieu '_, Cynewulf et
l'Edda, parle de tremblements de terre 4 ; mais on ne pourrait
rationnellement regarder les écrivains postérieurs comme ses
imitateurs, que s'ils lui avaient emprunté la couleur locale ou
des traits accessoires et par exemple mentionné spécialement les
Alpes et l'Etna.
Les analogies signalées par notre auteur n'ont donc pas la por-
tée qu'il leur attribue, mais il est tellement emporté par le désir
d'en trouver, qu'il prétend tirer parti même des différences : dans
les écrivains chrétiens le deuil de la nature est mis en opposition
avec la sécheresse du cœur des hommes en général, des Juifs en
particulier, tandis que dans l'Edda il est parlé de l'ingratitude
non des hommes, mais d'une seule géante nommée ironique-
ment Thakke (gratitude) ; le Messie ressuscite au bout de trois
jours, tandis que Baldr ne peut sortir de la demeure de Hele; il
a beau revenir après la conflagration universelle, comme le re-
marque notre auteur, ce n'est pas la même chose, tant s'en faut;
et si les mythographes eddaïques ont imité les traditions chré-
tiennes et juives, ce qui n'est aucunement démontré, ils l'ont
fait avec une telle indépendance d'esprit que leur éclectisme peut
passer pour une véritable originalité. Il nous est donc impossible
d'adhérer aux conclusions que M. Bugge formule avec beaucoup
de netteté dans le passage suivant :
*) Defleverunt... omnia met/alla ; quemadmodum haud dubiè vidisti has res
lacrymas fundere,quando exalgorein calorem translatée fuerint. (Gylfaginning,
ch. 49, dans Edda Snorra Sturlusonar, t. I, p. 181. Nous citons la traduc-
tion latinppour faciliter la comparaison avec les Géorgiques.)
*) Georg., I, v. 475.
*) Evang., XXVII, 51, 54.
*) ...Insolitis tremuerunt motibus Alpes.
70 E. BEAUVOIS
« Je crois avoir démontré que le Baldr des sources islandai-
ses est le Christ ; que le mythe de Baldr, comme nous le con-
naissons d'après la Gijlfaginning etla.Vœiuspà, procède immédia-
tement des récits et des poèmes des Anglais chrétiens sur le Christ.
Je crois même avoir signalé, dans des ouvrages chrétiens qui
nous sont parvenus, quelques-unes des sources auxquelles ce
mythe a été puisé, mais non directement. L'une d'elles est l'évan-
gile de Nicodème, toutefois par l'intermédiaire probable de repré-
sentations de la Passion, influencées par ce livre apocryphe et
apparentées avec les Mystères des temps postérieurs. En outre,
des éléments de ce mythe nous reportent aux poèmes chrétiens
de l'Angleterre et surtout du nord de ce pays, qui existaient pro-
bablement dès le vnie siècle. Quelques traits ont leur origine
immédiate dans les Évangiles de saint Mathieu et de saint Jean.
Ces notions sur le Christ puisées aux sources les plus différen-
tes et transmises en Angleterre aux Scandinaves, ont été modi-
fiées et développées ultérieurement par eux, et combinées dans
une image harmonique du dieu païen. — Ces sources chrétien-
nes du mythe de Baldr nous apprennent, ce qui ressort aussi
d'autres indices, que la Vœhispâ ne peut guère remonter au delà
du ixe siècle. — Nous avons également vu que la tradition de
Baldr dans la Gylfaginning ne repose que pour une faible partie
sur les anciens poèmes conservés ; la plupart de ses traits, que
nous avons examinés précédemment, dérivant d'une source
indépendante de ces poèmes et contenant certains épisodes
en prose, d'autres sans doute en vers. Ce mythe qui a pour
base des récits sur le Christ entendus dans les pays occidentaux,
était dans le Nord beaucoup plus ancien que la Gylfaginning. »
Dans l'examen que nous venons de faire de ces prétendus
emprunts, nous avons montré combien les analogies sont fugi-
tives, à tel point que, lorsque l'on croit les saisir elles s'éva-
nouissent dans le vague. En outre elles sont si minimes et
accompagnées de dissemblances si prononcées que la copie, s'il
y en a une, ne se rapproche de l'original que par les petits côtés,
tandis qu'elle en diffère pour tout ce qu'il y a d'essentiel. Ainsi
BULLETIN DE LA MYTIIOLOGIE SCANDINAVE 71
Baldr, au lieu d'être fils unique, est le second des nombreux
enfants d'Odin; il est marié; il a un fils; s'il est bon, il ne pousse
pas le dévouement jusqu'à se sacrifier pour sauver le genre
humain ; il s'expose parce qu'il croit n'avoir rien à craindre ; sa
mort fut si peu volontaire, que tous les êtres durent prêter ser-
ment de l'épargner. Il descend bien en enfer comme le Christ,
mais il y reste, et s'il doit revenir sur la terre, ce n'est pas pour
présider au jugement dernier, mais seulement après la confla-
gration universelle; en attendant, au lieu de trôner au ciel, il
gémira pendant un .temps indéterminé dans la demeure de Hele.
Voilà le Dieu qui aurait correspondu au Christ dans l'imagination
des skâlds et des mythographes Scandinaves ! Cette reproduction
si peu fidèle, d'une image nette et claire pour tout chrétien, eût
été une vraie caricature même chez les païens, et si l'on voulait
absolument qu'il y ait eu imitation, il faudrait supposer que la
figure du Christ aurait été à peu près complètement déformée
en passant à travers les pays idolâtres qui séparaient originaire-
ment les Scandinaves des Etats chrétiens ; mais alors il faudrait
remonter jusqu'aux temps mérovingiens et ne pas mettre les
mythographes eddaïques en rapport immédiat avec les chrétiens
des Iles Britanniques, car aux vme, ixe et xe siècles, dans la
période où les chants eddaïques prirent leur forme actuelle, les
vikings furent sans cesse en contact avec de bons catholiques,
qui pouvaient les informer exactement de chaque circonstance
de la vie du Christ, et qui racontaient celle-ci non pas d'après
le Toledoth Jeschu et les Apocryphes, mais bien d'après les Évan-
giles canoniques. Est-il alors admissible que les Scandinaves,
informés avec toute la précision désirable, aient de parti pris
voilé ce qui était patent, obscurci ce qui était clair comme le
jour, altéré ce qui était pur de tout mélange ? Nous ne sommes
pas forcés de le croire sur la foi d'un faiseur d'hypothèses; nous
n'avons pas même besoin d'admettre qu'ils ont reproduit mala-
droitement une image déjà défigurée par des peuples barbares et
à demi païens; car à nos yeux rien ne prouve qu'en décrivant la
mort de Baldr, les mythographes Scandinaves aient songé plutôt
72 E. BEAUVOIS
au Christ qu'à César et à Adonis. S'il y a quelques minimes
traits communs au fils d'Odin et au Messie, ils font partie de
l'héritage du genre humain ; chacun peut s'en servir s'il trouve
moyen de les employer, le premier occupant n'ayant pas acquis
sur eux de droit de monopole.
M. Bugge n'est pas si éloigné qu'on pourrait le croire des
idées que nous exprimons ici : par une singulière contradiction,
presque immédiatement après avoir formulé les exclusions que
nous avons traduites, il fait des réserves qui les annulent presque
entièrement. « Les rapports de Baldr avec le Christ, ajoute-t-il
avec une candeur qui nous désarme, n'expliquent pourtantpas la
formation du mythe de Baldr dans toute son étendue ; ils ne nous
font pas comprendre pourquoi la croix manque à la mort de
Baldr; pourquoi le récit de la passion et de la mort du Christ
s'est ramifié en plusieurs mythes septentrionaux, qui sont sans
relations entre eux, savoir : d'un côté le mythe de Baldr; de
l'autre le mythe d'Odin suspendu à la potence. Ils n'expliquent
pas non plus le mariage de Baldr avec Nanna, ni son interne-
ment chez Hele, ni la vengeance de Vâlé. Enfin, lorsque nous
lisons dans le IIP livre de Saxo Grammaticus, la tradition de
Baldr, nous avons peine à y découvrir le moindre reflet du
Christ. » (P. 67.)
Ainsi, notre auteur l'avoue : les Scandinaves ont eu un mythe
de Baldr qui est indépendant des traditions chrétiennes ; mais
alors, s'ils ont eu assez d'imagination pour concevoir la figure
primitive de Baldr, pourquoi seraient-ils allé chercher au loin
chez les peuples des Iles Britanniques de nouveaux traits qu'ils
n'auraient pas même reproduits fidèlement. Ces emprunts sont
donc une supposition gratuite et qui a de plus le tort de ne rien
expliquer. Les recherches de M. Bugge, loin de dévoiler la véri-
table origine des mythes eddaïques, n'auraient toujours, même
si elles étaient fructueuses, pas d'autre résultat que de nous
apprendre d'où les Scandinaves auraient tiré quelques épisodes
peu essentiels, qu'ils n'auraient pas même su comprendre ni
reproduire intelligemment. C'est rabaisser la mythologie eddaïque
BULLETIN DE LA MYTHOLOGIE SCANDINAVE 73
qui, malgré ses obscurités, a un caractère de grandeur qui
nous frappe et de profondeur qui nous confond, et ces qua-
lités sont si évidentes que le soin de les proclamer ne devrait pas
incomber à un étranger.
Le fond du système de M. Bugge repose sur la pauvreté d'ima-
gination qu'il faudrait attribuer aux mythographes Scandinaves,
ce qui est en contradiction avec l'aveu suivant : « Dans la trans-
formation des sujets étrangers, mythiques, religieux ou poéti-
ques, dans le développement indigène et continu des germes
exotiques, les Septentrionaux ont fait preuve d'une imagination
plus riche et d'une originalité plus puissante qu'aucun autre
peuple, à ma connaissance, excepté les Hellènes. » [Studier, p.
8.) Il est donc fort inutile de supposer qu'eux ou leurs intermé-
diaires ont consulté des textes hébreux, grecs, latins, anglo-
saxons, northumbriens, irlandais, comiques, bretons, pour tirer
de là un nom qu'ils auraient estropié, d'ici un épisode insigni-
fiant, d'ailleurs une idée fausse ou absurde. Ce serait leur attri-
buer un travail d'érudits sans esprit. Combien ne leur eût-il pas
été plus facile de donner carrière à leur imagination que d'aller
pêcher par-ci par-là des bouts de phrases incomprises ou en tout
cas mal rendues ! C'est les outrager de croire que, s'ils avaient
eu tant d'auteurs à leur disposition, ils ne se seraient pas adres-
sés de préférence aux Evangélistes, à Virgile, mais bien aux
Apocryphes, aux glossateurs inconnus, au ToledothJeschu; qu'ils
auraient été exclusivement attirés par tout ce qui était erroné,
sans valeur, tandis qu'ils se seraient bien gardés de faire des
emprunts aux livres canoniques et aux chefs-d'œuvre classiques.
Non, cette théorie n'est pas acceptable.
Est-ce à dire pourtant que tout le travail de M. Bugge soit à
dédaigner ? Loin de nous cette pensée : ce qui sort d'un linguiste
si éminent ne peut être indifférent à ses émules, et si l'on veut
bien ne pas tenir compte de ses conclusions, on aura tout profit
à le suivre dans ses recherches ingénieuses, dans les rappro-
chements qu'il fait et qui malgré tout sont instructifs, car si l'on
peut discuter sur l'origine de traditions analogues conservées
74 E. BEAUVOIS
chez des peuples différents, il n'en est pas moins intéressant de
constater leur existence et de voir comment les beaux esprits se
rencontrent, même sans se chercher, et ces rapprochements
qui exigent d'immenses lectures et une grande perspicacité,
forment le principal élément des études de M. Bugge, qui à ce
titre méritent d'être étudiées même par ceux qui ne partagent
pas les vues de l'auteur.
M. Bugge vient de traiter le mythe de Freya d'après les
mêmes procédés qu'il a appliqués à celui de Baldr, et il a exposé
ses recherches sur cette déesse dans une séance du Congrès des
philologues à Christiania (août 1881) ; c'est donc dans le compte
rendu de cette session qu'il faudra probablement chercher son
mémoire sur la déesse. On voit par là que son programme n'em-
brasse pas seulement la question de Baldr mais qu'il doit s'éten-
dre à plusieurs des mythes Scandinaves. Celui de son émule le
Dr Bang paraît être beaucoup plus restreint, il concerne exclu-
sivement la Vœluspâ et les oracles sibyllins *, et rien n'indique
que le mémoire sur ce sujet doive être suivi d'un autre. La thèse
si neuve de l'auteur aurait pourtant besoin d'être étayée d'argu-
ments ultérieurs et de documents, car le Dr Bang, au lieu de
donner des preuves de chacune des opinions originales qu'il
émet, s'est borné à les énoncer comme si elles n'étaient pas
sujettes à contestation. En procédant ainsi par voie d'affirmation,
il a pu exposer en quelques pages une théorie fort bien agencée
et lui donner un air de plausibilité qui, au premier aspect, saisit
le lecteur et enlève son acquiescement.
Selon M. Bang, « le poème probablement le plus ancien de
l) Voeluspâ og de sibyllinske Orakler af Dr Theol. A. Chr. Bang, 23 p.
in-8, portant le n° 9 dans les Forhandlinger i Videnskabs-Selskabet i Chris-
tiania (Actes de la Société des sciences de Christiania), ann. 1879, impr. A.
W. Brœgger ; aussi à part ; traduit en allemand par Jos. Cal. Pœstion : Vœ-
luspâ and die sibyllinischen Orakel, Vienne, Cari Gerold's Sohn. 1880, 43 p.
in-i2. Les additions consistent en quelques passages des Oracles, reproduits
d'après la trad. allem. de J. H. Friedlieb. M. Pœstion dit qu'il a corrigé les
fautes d'impression qui déparent le mémoire norvégien, mais il en a lui-même
laissé passer plusieurs : Friedlich (p, 14) pour Friedlieb ; Joten pour rendre
l'islandais Jœtnar ou le norvégien Jœlner, Kroniden, pour rendre fils, de
BULLETIN DE LA MYTHOLOGIE SCANDINAVE 75
l'Edda, la Vœluspâ, est un oracle sibyllin chrétien septentrional.»
Le poète aurait eu les mêmes tendances chrétiennes que les
auteurs des oracles sybyllins; mais comme eux il les aurait
dissimulées en mêlant les idées païennes aux croyances chré-
tiennes ; son but aurait été d'agir sur l'esprit de ses compatriotes
en éveillant chez eux la crainte de la catastrophe finale et l'idée
d'un nouvel ordre de choses réglé par le Tout-Puissant, après la
chute des faux dieux. C'est en Irlande qu'il aurait pris connais-
sance des oracles sibyllins, soit dans l'original grec, soit dans
une traduction irlandaise. En tout cas ce pseudo-païen devait
être fort versé en hébreu, s'il savait la signification du mot
Sabaoth (Dieu des armées) dont Eerfœdr (Père des armées),
surnom d'Odin, serait la traduction passablement exacte. Pour
justifier ces conclusions, le Dr Bang affirme que les oracles
sibyllins de quelque importance se composent de deux parties
principales : le passé, raconté d'après les traditions bibliques et
la mythologie classique ; l'avenir exposé à un point de vue pres-
que exclusivement biblique. Il entre ensuite dans des détails
que nous ne pouvons reproduire, car autant vaudrait traduire
intégralement ce mémoire assez court; puis il passe à la Vœluspâ
et fait remarquer qu'elle se compose aussi de deux parties : la
création du monde, l'origine de l'homme; la lutte des Ases et
des Vanes, etc., d'un côté; d'autre part, la catastrophe finale
amenée par la corruption des hommes, la conflagration univer-
selle, puis la restauration du monde amélioré, le jugement der-
nier, la récompense des bons et le châtiment des méchants.
Ainsi, d'après notre auteur le plan du poème est analogue à
celui des oracles sibyllins ; il trouve aussi de frappantes analo-
gies entre la sibylle et la Vœlva ; l'une et l'autre savent tout, du
commencement à la fin; cette science n'est pas infuse, elle leur
vient de Dieu; toutes deux sont des prophétesses de malheur; la
Sibylle, étant sœur de la déesse égyptienne Isis, est en dehors
du judaïsme et du christianisme ; la Vœlva s'appelle Heidr, c'est-
à-dire payenne; bien plus, conformément à une étymologie
empruntée à M. Bugge, le nom de Vœlva serait formé, par
76 e. beauvois
aphérèse, de Sibylla décomposé en Sioç = ®eàq et (âyXXv) = (3ôoXyj
(volonté de Dieu). Les deux prophétesses sont de la race des
géants, mauvaises par nature, et le même sort les attend : elles
doivent disparaître dans la catastrophe finale. L'une et l'autre
commencent leur chant par une invocation de même allure; il
est vrai que ce'qui suit diffère essentiellement : les réminiscences
de la Sibylle sont empruntées à la mythologie classique ; celles
de la Vœlva aux croyances germaniques. Notre auteur l'avoue,
mais il n'est pas embarrassé pour si peu : il trouve dans la
Vœluspâ, à côté des éléments septentrionaux, des croyances
bibliques qui seraient tirées des oracles sibyllins ; par exemple,
le frêne Yggdrasil de l'Edda, qui croît toujours vert sur la source
d'Urd (destinée) et qui répand la rosée dans la vallée, correspon-
drait à la croix qui s'élève sur le tombeau d'Adam, au pied
duquel sont les sources des fleuves du paradis. C'est clair comme
le jour ! Mais c'est surtout dans les prédictions relatives à la fin
du monde que notre auteur prétend trouver des analogies entre
les oracles et la Vœluspâ, et il cite dix points de ressemblance
qu'il examine en quelques pages, comme toujours, sans mettre
les textes en regard. Il oublie aussi de tenir compte de la dis-
proportion des textes comparés : l'ensemble des oracles conser-
vés forme 4232 vers, et la Vœluspâ seulement 290 en 580 hémis-
tiches. Encore est-ce seulement dans la dernière moitié de celle-
ci que l'on peut signaler quelques analogies avec les oracles, le
sujet étant le même : la fin du monde ; quant à la première
moitié, elle a fort peu de rapport avec la cosmogonie des oracles.
En outre, s'il est vrai que la Vœluspâ ait eu pour but de pré-
parer l'avènement du Christianisme chez les Scandinaves, on ne
voit pas pourquoi elle ressuscite les Ases après la confla-
gration universelle, et les fait de nouveau trôner dans le monde
réformé, au lieu de proclamer dès lors le règne du vrai Dieu.
Mais nous n'avons pas à entreprendre une réfutation en règle du
système de M. Bang; ce serait nous exposer à tomber dans des
redites, ce travail ayant été exécuté, en partie du moins, par l'un
des dix-huit de l'Académie suédoise, par M. Victor Rydberg-,
BULLETIN DE LA MYTHOLOGIE SCANDINAVE 77
dont les succès et les talents littéraires ne doivent pas faire
oublier qu'il a beaucoup écrit sur l'histoire des religions. Cet
écrivain, doublé d'un érudit, a voulu examiner à fond quelques-
unes des assertions de M. Bang et, comme il procède scientifi-
quement, il a dû composer une notice trois à quatre fois plus
volumineuse que le mémoire apprécié '. Indisposé par la
méthode trop peu critique de M. Bang, il prend un ton passa-
blement acerbe et ironique. Il serait trop long de le suivre dans
son argumentation à la fois savante et pleine de bon sens; nous
allons seulement relever quelques-unes de ses principales
objections.
S'appuyant sur les profondes recherches de l'helléniste Alexan-
dre, il démontre dans son premier article que, entre le vi6 etlexvr5
siècle, le texte grec des oracles sibyllins n'a pas été connu en
Occident ; tout ce que le monde latin en sut, dans cet espace
d'un millier d'années, était tiré des ouvrages de Lactance et de
saint Augustin. Or ces pères n'ont fait des emprunts qu'à l'intro-
duction et à six des livres sibyllins ; le skâld de la Vœluspâ,
mieux instruit que les chrétiens d'Occident, aurait puisé dans
dix de ces livres ! Il est dommage que le Dr Bang ne cite pas le
manuscrit qui contenait ces dix livres, car jusqu'en 1817, avant
les découvertes du cardinal Mai', on n'en possédait que huit. —
Dans le second article beaucoup plus étendu, les prétendues
ressemblances entre la Vœluspa et les Oracles sont examinées
une à une par le Dr Rydberg, qui les formule fort exactement
en ces termes : 1° Pour tromper leurs lecteurs, les auteurs des
Oracles sibyllins mêlent ensemble les croyances helléniques,
juives et chrétiennes ; la Vœluspâ en fait autant, et dans le même
but, des éléments germaniques mythologiques et chrétiens ; 2°
les oracles donnent la Sibylle comme étrangère au judaïsme et
au christianisme; de même la Vœlva prend un masque païen ;
3° la Sibylle se présente comme une créature mauvaise et impie,
') Sibyllinerna och Vœluspâ (les Oracles Sibyllins et la Vœluspâ) af Vik-
tor Rydberg, dans Nordisk tïdskvift fœr vetenskap, konst och industri ut-
gifven a f Letterstedtska fœreningen, Stockholm, P. A. Norstedt 1881 in-8
lre livraison, p. 1-29 ; 2e, p. 113-162.
78 E: BEAUVOIS
de la race des géants ; il en est de même de la Vœlva; 4° la
Sibylle étant païenne ne peut s'exprimer comme chrétienne ;
si elle le fait elle sort de son rôle ; aussi les livres sibyllins
enveloppent-ils les oracles d'ambiguïté et d'obscurité d'autant
plus que c'est là le caractère du style sibyllin. La Yœlva ne
parle pas non plus en chrétienne des croyances catholiques et
ses prophéties sont également obscures ; S0 la Sibylle prophétise
par ordre de Dieu et par inspiration d'en haut, tout comme la
Vœlva; 6° l'une et l'autre donnent des renseignements sur leur
personne, au commencement, au milieu et à la fin des oracles;
dans la catastrophe finale, la Sibylle et la Vœlva subiront le même
sort; 8° la Vœlva dit qu'elle a vécu dans neuf mondes, la Sibylle
parle de neuf générations avant le jugement dernier; 9° tous les
livres sibyllins les plus importants se composent de deux parties
principales, dont l'une expose le passé, qui est l'accessoire,
l'autre l'avenir qui est l'essentiel. Il en est de même pour la
Vœluspâ où l'important est la description des Ragnarœk et du
monde renouvelé ; 10° la cosmogonie est la même dans la
Vœluspâ que dans plusieurs livres sibyllins et, dans le tableau
de la fin du monde, il y a en chaque point des analogies entre la
Vœluspâ etles oracles sibyllins.
M. Rydberg conteste toutes ces analogies, et non pas par de
simples négations qui, malgré son autorité, seraient peu con-
cluantes, mais par des faits solidement établis. Il démontre jus-
qu'à l'évidence, en s'appuyant d'ailleurs sur le bel ouvrage de
M. Bouché-Leclercq, que la sibylle se place au point de vue
strictement monothéiste ; les dieux païens sont pour elle de purs
mortels divinisés; elle est évhémériste, de plus chrétienne et
ayant pleine conscience de l'être, puisqu'elle confesse ses péchés,
s'en repent, veut les expier et espère en la miséricorde divine.
Il n'y a rien de semblable dans la Vœluspâ : la Vœlva est en
dehors des Ases ; elle n'attend rien d'eux, ne reconnaît pas leur
supériorité et elle est même plus instruite qu'Odin, puisqu'il la
consulte sur l'avenir. La prétendue ressemblance signalée par
le Dr Bang est une différence caractérisée. Il en est de même de
BULLETIN DE LA MYTHOLOGIE SCANDINAVE 79
la plupart des autres ot, à propos de son assertion relativement
« aux étonnantes analogies entre la Vœluspâ et les oracles
sibyllins » dans le tableau de la catastrophe finale, M. Rydberg
écrit que ces ressemblances, lorsqu'elles sont réelles, n'ont rien
d'étonnant, et lorsqu'elles sont étonnantes, n'ont rien de réel
(II, p. 158). Il termine en annonçant qu'il traitera plus tard, dans
un article spécial, des relations delà Vœluspâ avec les croyances
étrangères à la mythologie septentrionale.
Il faut avouer, dit le professeur Sophus Bugge, dans Quelques
remarques sur les oracles sibyllins et la Vœluspâ l que le Dr Bang
a eu grand tort de ne pas donner de plus larges bases à l'hypo-
thèse que les oracles sibyllins auraient été connus en Irlande au
ixe siècle. Le Dr Rydberg mérite nos remerciements pour avoir
éclairé cette question d'une vive lumière dans sa notice à cet effet,
et pour avoir démontré le peu de fondement de cette supposi-
tion... Presque personne ne voudra, avec le Dr Bang, qualifier
la Vœluspâ d'oracle chrétien... Tous ceux qui connaissent à fond
la Vœluspâ nieront les traits d'union que le Dr Bang a cherché
à établir entre ce poème eddaïque et les oracles sibyllins »
(p. 164). Ces concessions d'un avocat qui prend la défense du
Dr Bang, annoncent assez qu'il ne veut pas demander gain de
cause pour son client, mais seulement faire valoir les circons-
tances atténuantes. Et en effet, sans vouloir se prononcer sur le
point en litige, sur l'influence exercée par les Oracles sur le
poètedela Vœluspâ, il rappelle, d'après « les savantes, profondes
et exactes recherches » de M. Alexandre, que les livres sibyllins
étaient fort connus dans l'empire d'Orient au vie siècle; que
Procope les avait lus en entier; qu'au vne, l'abbé Adrien et le
moine Théodore, nés l'un en Afrique, l'autre en Gilicie, avaient
été envoyés d'Italie en Angleterre ; que des écoles fondées par
eux sortirent des hommes qui savaient le grec ; que ceux-ci
avaient pu lire les oracles sibyllins. C'est une pure hypothèse
l) NogU Bemœrkninger om Sibyllinerne og Vœluspâ af Sophus Bugge,
dans Nordisk Tidskrifû utgifven af Letterstedstska Fœreningen, 1881, livr.
II p. 163-172.
80 E. BEAUVOIS
et M. Bugge avoue qu'il n'est pas vraisemblable d'attribuer à ces
ecclésiastiques la propagation des oracles sibyllins dans les lies
Britanniques, mais il soutient que l'on y connaissait ces prophé-
ties au xne siècle : le'septième livre àeYEistoria regnm Britanniae
de Galfrid de Monmouth contient en effet la prophétie de Merlin,
traduite du gallois, où il y a de sérieuses analogies avec la fin du
cinquième livre des oracles sibyllins. Nous pouvons parfaitement
l'admettre sans que la question des emprunts faits par la Vœ-
luspâ à ces oracles en soit plus avancée : un document remanié
auxue siècle ne pouvant raisonnablement être regardé comme
la source d'un poème de deux à trois cents ans plus ancien; ces
anachronismes sont trop fréquents., comme on l'a déjà vu, dans
les thèses de M. Bugge. Il a voulu montrer que la question res-
tait ouverte et, pour sa part, il promet de la traitera un autre
point de vue. Avant de connaître le travail de M. Bang, il était
arrivé à penser que la Yœluspâ avait été composée sous l'in-
fluence de quelqu'une des prophéties chrétiennes, confondues
au moyen âge avec les oracles sibyllins, et que cette influence
était déjà indiquée par les noms Vœlva et Yœluspâ. « En tout
cas, dit-il en terminant, j'ose croire que l'avenir considérera le
rapprochement de la Yœluspâ avec les oracles chrétiens mêlés
d'éléments grecs et judaïques, comme un progrès marquant
dans la reconnaissance des fondements historiques de la poésie
nationale, et, malgré toutes les erreurs, ce progrès est principa-
lement dû au Dr. Bang. »
Un troisième travail relatif aux emprunts faits au christianisme
par le paganisme Scandinave, estle mémoire de M. K.-G. Brœnd-
sted sur Une allégorie chrétienne et un mythe païen l. L'auteur
a diligemment recueilli plusieurs passages d'écrivains chrétiens,
latins, grecs, islandais, du ive au xive siècle, où l'incarnation du
Messie est interprétée comme un piège tendu au démon, appelé
ici Satan, là Behemoth, ailleurs Léviathan. D'après cette gros-
l) En Eirkelig Allégorie og en nordisk Mythe dans Historish Tidsskrift
udgivet af den norske historiske Forening (Périodique historique publiépar la
Société historique delà Norvège), 2° série, t. III, livr.I,p. 21-43. Christiania, 1881,
in-8, impr. A.W. Brœgger.
BULLETIN PK LA MYTHOLOGIE SCANDINAVE 81
sière explication le corps du Crucifié est comparé à l'appât qui
dissimule l'hameçon; le démon l'engloutit avidement, mais il
reste suspendu à la ligne; il est tiré des profondeurs de l'abîme
et livré en pâture aux autres. Or, quelques strophes de l'Hymis-
kvida (17-24) et un épisode de la Gylfaginning (ch. 48 dans l'Edda
de Snorré), nous montrent le dieu Thor péchant dans l'Océan le
Midgardsorm fserpent du monde), avec une ligne amorcée d'une
tête de bœuf. Il le tire de l'eau et se dispose à lui briser la tête
d'un coup de marteau, lorsque son compagnon, le géant Hymi,
coupe la corde et le monstre est sauvé, sans avoir grand mal,
puisque lors de la conflagration universelle, il sort de son élé-
ment, parcourt la terre en vomissant le venin, en couvre son
ancien ennemi qui réussit à le tuer, mais périt lui-même empoi-
sonné.
M. Brœndsted, sans s'arrêter aux nombreuses dissemblances,
tire de quelques traits communs aux deux scènes (l'hameçon et
le serpent) la conclusion que le mythe Scandinave est emprunté au
christianisme. L'identification du Léviathan avec le Midgardsorm
n'est pas nouvelle : elle avait déjà été faite par Skulé Thorla-
cius, dès 1802 \ mais ce qu'il y a d'original dans le mémoire de
M. Brœndsted, ce sont ses extraits d'auteurs grecs et latins et les
conséquences qu'il déduit d'un fait rapporté par la Laxdœla saga
et rapproché de divers passages des skâlds ; d'après cette saga
(ch. 29), le chef islandais Olaf Pâ avait fait représenter vers la fin
du xe siècle, sur les parois et le plancher de sa belle maison de
Hjardarholt, plusieurs scènes mythologiques ; celles-ci furent dé-
crites par Ulf Uggason, dans Eusdrapa (Poèmedela maison), dont
plusieurs strophes nous ont été conservées dans le Skâldskapar-
màl{avï poétique), faisantpartiede l'Edda deSnorré;l'une d'elles
notamment a trait à la pêche de Thor2. M. Brœndsted prétend
') Om Thor o g hans Hammer (Sur Thor et son marteau), dans Skandinavisk
Muséum, t. IV, p. 46 et s., cité par Finn Magnusen, dans Priscœ veterum
Borealium mythologiœ Lexicon. Copenhague, 1828, in-4, p. 212.
*) Skâlydskaparmâl dans Edda Snorra Sturlusonar, édition Arna-Ma-
gnœnne, Copenh.. 1848-1880, in-8, ch. 4, 47. 54;t. Ier, p. 258, 412-414,474-6;
t. III, part. I, p. 14-75, 98.
îv 6
OJ E. BEAUVOIS
que tous les poètes postérieurs qui ont parlé de cette lutte et l'au-
teur de l'Edda prosaïque ont copié la Husdrapa (ce qui est diffi-
cile à prouver), et il en conclut que le récit de cette pêche ne
remonte pas au delà du xe siècle chez les Scandinaves ; que Ulf
Uggason enavait conçu l'idéeen regardantes peintures ou sculp-
tures de Hjardarholt, et comme le constructeur de cet édifice,
Olaf Pà, avait pour mère une Irlandaise, fille du roi Myrkjartan,
etqu'il avait habité l'Irlande, ce serait dans cette île qu'il aurait vu
quelque peinture ou sculpture représentant Dieu le Père, péchant
à la ligne et prenant le Léviathan avec le corps de son fils.
Nous doutons fort qu'une image aussi odieuse ait jamais été
représentée par l'art chrétien et qu'il ait fallu un artiste païen
pour l'anoblir en quelque sorte, en substituant une tête de bœuf
au corps du Crucifié. Cette allégorie est déjà passablement répu-
gnante dans le discours (aussi a-t-elle été de bonne heure aban-
donnée par les orateurs de la chaire) ; elle serait absolument in-
supportable dans la plastique. En tout cas si quelque œuvre
irlandaise avaitsuggérél'idéedes décorations de Hjardarholt, elle
n'aurait fourni au mythographe que fort peu de traits, la simili-
tude entre les deux scènes étant des plus fugitives. Les uniques
ressemblances sont l'hameçon et le serpent, mais les pêcheurs
sont fort différents, Thor le batailleur n'ayant rien de la majesté
placide de Dieu le Père; les appâts le sont aussi : là une tête de
bœuf, ici un corps de forme humaine; et les résultats le sont
encore bien davantage. Dans l'allégorie chrétienne Behemoth,
pour avoir mordu à la divinité incarnée, perd son pouvoir sur
l'homme et il reste suspendu à la ligne ; le midgardsorm au con-
traire échappe et garde assez de puissance pour soutenir une nou-
velle lutte contre le dieu Thor, que son virus asphyxiera à la fin
du monde. Quelle différence capitale entre le mythe païen et la
conception chrétienne!
Mais c'est le défaut général de la jeune école de mythographes
norvégiens, que d'attacher trop d'importance aux similitudes
accidentelles, en négligeant la similitude nécessaire, celle qui est
le produit naturel de l'esprit humain. Dans le cas du Léviathan et
BULLETIN DE LA MYTHOLOGIE SCANDINAVE 8 S
du Midgardsorm notamment, étant donné que ces êtres fantasti-
ques sont les symboles de l'Océan qui engloutit hommes et na-
vires, il s'ensuit qu'on se les représente comme malfaisants et
que dans les religions où le dualisme joue un certain rôle, même
sans faire la base du système, ces monstres doivent être combat-
tus par la divinité ou tout au moins par un génie protecteur de
l'homme; mais, comme ils vivent dans l'eau, ils doivent tenir du
poisson, et alors c'est d'ordinaire avec une ligne, un hameçon et
une amorce qu'on les péchera. Voilà avec le pêcheur les trois
éléments constitutifs de toute pèche à la ligne ; ils sont toujours
et partout les mêmes. Des peuples éloignés l'un de l'autre et qui
ne se connaissent même pas, les concevront de la même façon,
par la simple association des idées, et sans songer à se copier.
Mais ils différeront dans les circonstances et, comme on l'a déjà
vu, c'est précisément ce qui est arrivé; de sorte que les simili-
tudes naturelles relevées par M. Brœndsted ne prouvent rien en
faveur de sa thèse, tandis que les différences facultatives prou-
vent tout contre elle !
Un autre savant Scandinave, M. Gislé Brynjulfsson, docent à
l'université de Copenhague, a dernièrement consacré une série
de leçons à Y Origine de la mythologie septentrionale, où il sou-
tient qu'elle « est au fond identique à ce que l'on sait de celle des
Egyptiens, et à celle des Babyloniens et des anciens Grecs ; elle
a à proprement parler la même origine que celle des autres an-
ciens peuples civilisés ; ce n'est aucunement un écho de croyan-
ces demi-grecques, demi-chrétiennes, mal comprises, qui se
seraient propagées de l'Irlande dans le Nord, seulement après le
commencement de notre ère, comme quelques savants norvégiens
ont récemment essayé de le démontrer. Cette thèse repose en
dernier lieu sur une conception mesquine et sur une connais-
sance imparfaite de l'ensemble du développement mythologique,
comme je me réserve de le démontrer plus amplement ailleurs. »
Ce que nous connaissons des conférences de M. Brynjulfsson par
un simple article de journal1 est trop insuffisant pour servir de
') Morgenbladet de Copenhague, n° 95 de 1880, dimanche 25 avril.
84 E. BEAUVOIS
thème à un article critique, mais nous voyons par quelques
extraits que l'auteur condamne, avec non moins de force que
M. Rydberg, le système de la nouvelle école norvégienne. Le
plus grand service que celle-ci aura rendu, sera d'avoir provoqué
les réfutations de MM. Rydberg, Brynjulfsson et d'un autre pro-
fesseur de l'université de Copenhague, le savant scandinaviste
anglais, G. Stephens '.
Il nous est arrivé d'Angleterre même un mémoire sur la Reli-
gion et la mythologie des Aryens de l'Europe septentrionale par
M. R. Brown 2. Ce travail contient, au milieu de généralités qui
ne sont pas du domaine de ce bulletin, un exposé de la littérature
sacrée des Scandinaves païens, et traite des divinités propices,
de la cosmogonie, des dieux malfaisants, de la loi de l'ordre cos-
mique, des Ragnarœk, des croyances relatives à la fin du monde,
de la régénération, d'Odin et du dieu suprême des Aryens, de la
loi de réduplication, delamétaphysiqne éclairée parla physique.
— Il est dommage qu'un penseur si ingénieux n'ait pas eu accès
aux vraies sources, pas même aux traductions danoises ; il a dû
se contenter des travaux des mythologues allemands et anglais ;
aussi son essai, qui témoigne de grandes lectures, n'est-il pas
exempt d'erreur; l'auteur écrit Hœnr au lieu de Hœnir ou Hâe?iir,
Vidhr au lieu de Vidhar, et il rapproche ce nom de Vidhr qu'il
écrit Vidr sans h> quoique le d soit doux dans les deux mots. Ces
fautes d'orthographe, qui n'auraient pas une importance considé-
rable chez d'autres, en ont une capitale dans un système fondé
sur des étymologies problématiques. M. Brown avoue que le sens
de Hœnr est obscur, ce qui ne l'empêche pas de l'expliquer par
winged (a.\\é), et d'en faire par conséquent une divinité de l'air.
Le système pèche donc par la base et il est inutile d'en faire une
critique détaillée.
Nous ne nous arrêterons pas non plus à la première partie du
') The origin of norse mythology, dans The Academy, n° 473, Londres,
28 mai 1880. — On annonce la prochaine publication de ces conférences.
-) The religion and mythology of the Aryans of northem Europe, byR.
Brown, Esq. F. S. A., lu le 19 avril 1880, dans une séance de Victoria Insti-
tute or Philosophical society of Great Britain, Londres. 54 p. in-8.
BULLETIN DE LA MYTHOLOGIE SCANDINAVE S:»
tome III de Y Edda de Snorré Sturluson1, qui a paru en 1880; elle
ne contient que l'explication des pièces de vers difficiles repro-
duites dans les deux premiers volumes et la Skâldatal (nomen-
clature des poètes), avec une notice sur une partie d'entre eux
formant environ le premier quart de la liste.
E. Beauvois
') Edda Snorra Sturlusonar. — Edda Snorronis Sturlxi. Tomi tertii para
prior accedunt tabulée lithographies quinque. Hafniae, sumptibus legati Arnatna-
gnaeani. Typis J. D. Qvistii et sociorum, 1880.V-498p. in-8.
LE PENTATEUQUE DE LYON
ET LES ANCIENNES TRADUCTIONS LATINES DE LA BIBLE
L'étude des anciennes traductions de la Bible, principalement grecques et
latines, est aussi féconde en résultats pour l'histoire des idées religieuses que
pour la philologie. La belle publication de M. U.Robert a été accueillie avec
empressement par les lettrés et les érudits ; elle npporte une contribution impor-
tante à un des plus anciens chapitres de la littérature théologique. Il importe
donc de mettre en lumière, avec toute la précision possible, sa raison d'être et
sa portée,
I
De toutes les anciennes traductions de la Bible, la plus vénérable, comme la
plus importante, est la version grecque connue sous le nom de la Septante, dési-
gnation due elle-même à une légende accréditée par la suite sur ses origines.
Cette traduction de la collection des livres sacrés du judaïsme ne fut pas faite
en une fois ; les premiers livres qu'on jugea à propos de faire passer de l'hébreu
en grec, devenu la langue d'une importante colonie juive à Alexandrie, furent
ceux de Moïse, autrement dit le Pentateuque. « Cette traduction, dit un juge
des plus compétents s, quelles que soient les circonstances qui en ont accom-
pagné la rédaction, est une œuvre très estimable. Nous devons d'autant plus
Tadmirer que c'était alors une entreprise toute nouvelle que de traduire un
grand ouvrage. C'est probablement la première traduction d'un livre; en tout
cas, c'est la première que nous connaissions. Il faut assurément la considérer
1) Pentateuchi versio latina aatiquissima e codice Lugdunensi. Version latine du Pentateuque
antérieure à saint Jérôme, publiée d'après le manuscrit de Lyon avec des fac-similés, des observa-
tions paléographiques, philologiques et litt raires sur l'origine et la valeur de ce texte, par Ulysse
Robert. Paris, Firmin Didot, 1881, i vol. in-4, cxui - 330 pages.
2) M. Noeldeke. Les anciennes traductions de la Bible dans l'Histoire littéraire de l'Ancien Tes-
tament, traduction française. Paris, 1873.
LE PENTATEUQUE DE LYON 87
comme l'œuvre de la communauté et non comme une œuvre individuelle. On
rendit le texte de manière à ce que la traduction pût remplacer, autant que pos-
sible, l'original conformément aux tendances et aux besoins de l'époque. Mais ce
texte n'était pas pur. On ne se faisait pas alors scrupule, même en Palestine,
en présence de toute espèce de difficultés et d'embarras réels ou supposés, dans
les Ecritures saintes, de changer, d'ajou'er, de retrancher, sans parlerdes alté-
rations inévitables dues à la légèreté des copistes ou à l'usure des manuscrits. A
Alexandre, on traduisait simplement et assurément sans autres préoccupations,
un texte vulgaire, tel qu'on l'avait sous les yeux. On le rendait avec fidélité,
mais d'après les idées du temps, littéralement mais sans trop de sévérité. Les
anthropcmorphismeset tous les détails choquants pour les esprits d'alors ont été
adoucis par des périphrases ou des expressions détournées. Quelques bizarreries
du même genre s'expliquent par l'histoire des idées religieuses chez les Juifs.
Mais on ne traduisait pas pour des Grecs, dont la culture était si supérieure.
Ceux-ci n'auraient pu comprendre l'Ancien Testament que s'il leur avait été
présenté par fragments et dans une imitation très libre. Mais qu'importait aux
vrais Israélites l'approbation des Gôyim (païens) ? On travaillait pour la com-
munauté juive, et aussi employait-on sa langue, le dialecte attico-macédonien,
qui était en vigueur à Alexandrie, mais avec la couleur particulière que toute
langue reçoit dans la bouche d'une nombreuse population juive. Qette particu-
larité suffirait déjà à expliquer quelques locutions orientales qui se trouvent
dans la traduction, mais ce fait tient surtout à la littéralité, assez transparente
pour qu'on voi ■> à travers l'expression hébraïque, quelque étrange qu'elle dût
paraître à des Grecs habitués à parler purement le dialecte attique. La contrée
explique aussi l'emploi de quelques mots égyptiens. Le Pentateuque, dont les
événements racontés se passent en partie en Egypte, fournissait aux traduc-
teurs de fréquentes occasions de montrer leur connaissance du pays et de ses
usages. »
On ne saurait attacher une trop grande importance à cette première traduc-
tion, qui devait rester un modèle pour les successeurs des premiers interprètes.
Non seulement cela, mais dans un très grand nombre de cas, la version des
Septante devait tenir lieu de texte aux nouveaux traducteurs, lorsque ceux-ci
se trouvaient hors d'état de recourir à l'hébreu C'est le cas pour les différentes
versions latines de la Bible antérieures à saint Jérôme, c'est le cas en particulier
pour le Pentateuque de Lyon, qui se révèle à l'étude non comme une traduction
de l'original, mais comme une version de seconde main, faite sur le grec des
Septante. L'Église latine ne fut pas la seule à agir de la sorte, la Septante
ayant supplanté en maint endroit l'hébreu.
Le travail entrepris par M. Robert consiste donc en une édition critique de
fragments considérables d'une traduction latine du Pentateuque faite elle-même
sur la traduction des Septante.
Maintenant qu'est-ce que ce Pentateuque de Lyon, ou Codex Lugdunensis f
La bibliothèque de Lyon possédait parmi ses manuscrits un volume composé
de deux parties bien distinctes, de fragments du Pentateuque et d'un texte de
Bède donné à la cathédrale de Lyon par Amolus, qui fut archevêque de cette
88 MÉLANGES ET DOCUMENTS
ville depuis 841 jusqu'en 852. Voici comment il était décrit dans un catalogue
publié en 1812 : « Biblia latina, in folio, environ 200 pages. Ce manuscrit
très antique date de l'an 850 environ. Il est en écriture carlovingienne, sur
vélin, à trois colonnes. La version latine du texte hébreu diffère souvent de la
Vulgate. Il manque des feuillets en tète et à la fin du volume, celui-ci ne com-
mence qu'au 33e verset du XXVIe chapitre de la Genèse. » A peu près autant
d'erreurs que de mots. Non seulement le peu perspicace écrivain n'avait pas
remarqué l'interversion des feuillets du commencement, ce qui, après tout,
peut passer pour un péché véniel, mais il avait traité comme traduite sur l'hé-
breu une version faite sur le grec et pris pour une écriture du ixe siècle des
onciales du vie. Rendons-lui toutefois la justice d'avoir constaté que le texte
n'était pas celui de la Vulgate,
C'est à la perspicacité, à la patiente sagacité d'un maître en paléographie, de
M. Léopold Delisle qu'est due la rectification de ces erreurs, qu'est due, pour
employer l'expression de M. Robert, la « découverte » duPentateuque de Lyon.
« La France, dit l'honorable éditeur en faisant allusion aux publications faites
à l'étranger de fragments de traductions latines de la Bible antérieures à la
Vulgate, la France était restée en dehors de ce mouvement. Et cependant elle
possédait un trésor, le Pentateuque de la bibliothèque de Lyon, trésor d'un
prix infini, tout mutilé qu'il est, parce qu'il contient une partie considérable
de livres de l'ancienne version de la Bible qu'on croyait à jamais perdus. Aussi
la découverte de ce vénérable monument par M. Delisle, pendant l'automne de
1878, a-t-elle été avec raison regardée comme un événement important e*
accueillie avec l'enthousiasme qu'elle méritait. »
Je m'associe de grand cœur à ces éloges; toutefois je crains que, dans le feu
de son légitime enthousiasme, M. U. Robert n'ait dépassé quelque peu lamesure;
j'ai peur qu'il ne paraisse point suffisamment équitable pour des travaux anté-
rieurs, en particulier à l'égard de deux étrangers. En effet, quarante ans avant
M. Delisle, qui l'ignorait d'ailleurs, un savant allemand, Fleck, avait « décou-
vert » la véritable valeur du Pentateuque de Lyon, et en 1868, un anglais, lord
Ashburnham, en avait publié, dans des conditions scientifiques, la moitié, sous-
traite frauduleusement par Libri à ce même manuscrit, sans savoir, bien
entendu, son origine.
Ces remarques ne diminuent en rien le mérite de M. Delisle; mais elles mon-
trent aussi, et cela est moins satisfaisant, jusqu'à quel point les études
de paléographie biblique étaient déchues chez nous, puisque nous n'avons même
pas su prendre acte des constatations faites dans nos bibliothèques par les éru-
dits d'outre- Rhin *.
J'ajoute que. si M. Robert a péché, c'est plutôt par naïveté que par malice.
Lui-même nous fournit en effet les moyens de réparer son injustice involontaire
1) Cette ignorance est d'autant plus impardonnable que Tischendorf, l'infatigable paléographe,
avait vu lui aussi, le Codex lugdunensis en 1843 et en avait signalé la disposition antique. Voyez
Robert, p. ix de l'introduction, note 1. — L'existence de la description dix C. L. par Fleck n'a été
révélée à M. Robert que par le récent ouvragede Ziegler, Die lateinische Bibeluebersetzungen vor
Bieronymus und die Itala des Augustinus (1879), paru après le voyage de M. Delisle à Lyon. (Ibid.,
p. vui.)
LE PENTATEUQUE DE LYON 89
en reproduisant les lignes suivantes publiées par Fleck en 1837 : « Servatur in
bibliotheca urbana Lugdunensi codex seculi haud dubie VI. Textus accurate
expressus est ad gracara versionem Veteris Testamenti. Critica autem tractatio
LXX interpretum Veteris Testamenti neglectaadhunc diem jacet.Est lectionum
varianlium rudis indigestaque moles, mare ingens, quod exhauriri nequit.
Lingua in nostro codice latino, pervetusta, parum culta. Inde antiquius idioma
latinum ex hoc monumento recte cognoscitur. Optandum ut aliquis Lugdunum
se conférât et reliquam partem monumenti pretiosi plene describat. Triplex co-
lumnaliterarum uncialium signum est aetatisantiquissimae. » [Wissenschaftliche
Reise, t. II, p. 13-14, Leipzig, 1837.)
Ce jugement fait voir dans Fleck un juge très perspicace et très solide, dont,
encore une fois, on a eu grand tort d'ignorer ou de négliger le témoignage. Si
on en avait tenu plus de compte, on n'aurait pas laissé à Libri le loisir de déro-
ber, à lord Ashburnham l'honneur de publier le premier d'importants fragments
du Pentateuque de Lyon, dont M. Robert vient d'éditer les parties restées à ce
moment en notre possession.
On aurait d'autant plus tort de passer sous silence le mérite de Fleck en cette
affaire que c'est grâce au témoignage de cet érudit que M. Léopold Delisle a fait
rentrer en possession de la bibliothèque de Lyon les livres du Lévitique et des
Nombres qui étaient venues aux mains de lord Ashburnham. En effet, lorsque
M. Delisle eût reconnu, à son tour, l'importance des fragments conservés à
Lyon, il fut frappé de ce que la principale lacune du manuscrit répondait exac-
tement aux parties venues en la possession du riche amateur anglais et publiées
en 1868. Sa conviction fut bientôt faite. Libri, de triste mémoire, avait enlevée1
vendu les feuillets manquants. A ceci, lord Ashburnham répondit que rien n'éta-
blissait que la séparation des cahiers eût trouvé place après la Révolution, c'est-
à-dire postérieurement au moment où la Bibliothèque de Lyon pouvait invoquer
à son endroit des titres de propriété. « A cette supposition, dit en termes exacts
M. Delisle, j'ai pu opposer un témoignage que je ne connaissais pas en 1878,
celui du docteur Fleck. Dans un ouvrage publié àLeipzig en 1837 et 1838, ledoc-
teur Fleck déclare avoir remarqué parmi les manuscrits de Lyon, à lui montrés
par le bibliothécaire Péricaud, un volume renfermant l'ancienne version latine
du Pentateuque, et il cite textuellement, d'après ce manuscrit, les rubriques qui
sont encore aujourd'hui dans le manuscrit de Lyon et celles qu'on lit aux pages
1, 60 et 160 du manuscrit d'Ashburnham-Piace. J'en ai tiré la conséquence que,
lors du voyage de Fleck en France, vers l'année 1834, la bibliothèque de Lyon
possédait encore les cahiers qui ont été vendus par Libri en 1847. » Le comte
d' Ashburnham reconnut le bien-fondé de ces raisons, et, avec une générosité
digne de tout éloge, rendit à la Bibliothèque de Lyon les cahiers achetés et pu-
bliés par son père.
De ce qui précède, nous extrayons les thèses suivantes, qui ne se détachent
qu'avec une clarté insuffisante de l'introduction de M. Robert :
La bibliothèque de la ville de Lyon possède, depuis la Révolution, un
manuscrit très ancien contenant une traduction latine du Pentateuque
exécutée directement sur la célèbre version de la Bible composée avant l'ère
90 MÉLANGES ET DOCUMENTS
chrétienne par des Juifs fixés en Egypte et connue sous le nom de la Sep-
tante :
Le caractère antique et la valeur Je cette traduction latine du Pentateuque,
antérieure à la traduction faite par saint Jérôme sur le texte hébreu, ont été re-
connus dès 1834 (1837; par un savant allemand du nom de Fleck ;
Quelques années plus tard, Libri en a détaché les deux livres du Lévitique
et des Nombres, qu'il a vendus en 1847 à lord Ashburnham ; ce personnage,
reconnaissant la valeur de ces fragments, les a publiés d'une manière scienti-
fique, en 1868 ;
En 1878, M. Delisle a reconnu, à son tour, la valeur des fragments restés à
Lyon et a constaté leur parenté avec les feuillets déposés dans la bibliothèque
Ashburnham. Ayant su prouver qu'ils n'étaient entrés dans la dite collection
que par suite d'une fraude, il en a obtenu la restitution gracieuse ;
Il a chargé M. U. Robert d'éditer scientifiquement les fragments du Codex
Lugdunensis, non publiés en 1868, en y joignant une étude paléographique
sur l'ensemble du Codex, aujourd'hui reconstitué l.
Ajoutons que le Pentateuque de Lyon, même après la restitution consentie
par l'amateur anglais, reste déparé par de graves lacunes. Il ne comprend en
effet, delà Genèse, que les morceaux suivants : XVI, 9 à XVII, 18; XIX, 5 à
29 ; XXVI, 33 à XXXIII, 15 ; XXXVII, 7 à XXXVIII, 22 ; XLII, 36 à L, 26 ;
de l'Exode : I, 1 à Vit, 19 ; XXI, 9 à 36 ; XXV, 25 à XXVI, 13; XXVII, 6 à
XL, 32; Deutéronome : I. 1 à XI, 4. Le Lévitique et les Nombres sont entiers
sauf Lévit. XVIII, 30 à XXV, 16.
II
Le magnifique volume que nous avons sous les yeux se compose de deux
parties principales : introduction et texte.
L 'introduction comprend trois chapitres : Un examen paléographique du
Codex, un examen orthographique et grammatical, une étude sur les rapports
du Codex Lugdunensis avec les anciennes versions. Le texte débute par l'hélio-
gravure de quatre pages du manuscrit, que suit un texte figuré où la disposi-
tion en trois colonnes de l'original est soigneusement respectée. Ce texte figuré
est un véritable fac-similé admirablement imprimé en majuscules du plus beau
type, sans séparation de mots ; il occupe 128 pages et reproduit les parties du
Pentateuque qui ne figuraient pas dans l'édition Ashburnham. Suit un texte
courant en deux colonnes, où le texte latin complet du Lugdunensis se trouve
mis en regard du texte des Septante.
L'examen paleographique, orthographique et grammatical du Lugdunen-
1) M Robert n'ayant pu avoir l'original des fragments Ashburnham que très tardivement, a tra-
vail ) pour ces parties sur l'édition de 1868. Toutefois il a été en mesure de mentionner les
particularités que ne lui avaient pas révèles le texte imprime, à la fin de son examen paleogra-
phiqut.
LE PENTATEUQUE DE LYON 91
sis, nous devons le dire tout de suite, a été conduit avec une compétence, une
diligence, un scrupule qui font le plus grand honneur à M. U. Robert. Nous
en extrayons les particularités les plus saillantes. « Le Codex Lugdunensis,
dit le savant éditeur, présente l'ensemble des caractères que les Bénédictins
et. après eux, les diplomatisles ont assignés aux plus anciens manuscrits. La
disposition sur trois colonnes, qui est une preuve d'antiquité, la répétition au
haut de chaque page du titre courant en pure onciale, mais plus petite que le
texte même, les caractères de l'écriture, l'indistinction des mots, l'emploi, au
commencement de chaque alinéa, de lettres en onciale sans ornements, plus
grandes et en saillie, l'absence presque absolue de ponctuation, l'emploi du
vermillon au commencement des livres, l'usage fréquent de feuilles de lierre
destinées à remplacer les points, les espaces vides qui séparent deux phrases,
les conjonctions de lettres, la séparation constante, excepté quelquefois à la fin
des lignes, des lettres ae et oe, le système d'abréviation, la p'ace de la signa-
ture des cahiers presque au fond et au bas de la marge inférieure, la formule :
Explicit Genesis, Inapit Exodus, Lege cum pace, toutes ces particularités
semblent assigner au Codex Lugdunensis la date du vie siècle que M. Delisle
lui a attribuée. »
Nous n'entrerons point après M. Robert dans le détail des particularités de
l'écriture, forme des lettres, lettres conjointes, abréviations, ponctuation, addi-
tions et corrections. Un ries paragraphes les plus méritants est celui qui est
intitulé Particularités paléographiques, où l'éditeur a accumulé les observa-
tions de toute sorte que lui a livrées un minutieux examen, poursuivi, comme
il le dit lui-même, « page par page, colonne par colonne et ligne par ligne. «En
complétant par ces indications l'étude du texte figuré, on peut se considérer
comme ayant le manuscrit même sous les yeux, mais on le possède sous une
forme nette, claire, débarrassée de surcharges, propre à l'étude. Il ne faut pas
croire en effet que le manuscrit ait été respecté dans sa teneur primitive ; on
Ta revisé et corrigé pour le rapprocher du texte de la Vulgate, dont il s'éloignait
fréquemment. Exemple : Là où la version primitive portait : Et visus est Do-
minus Abrse et dixit ei, on se trouvait passablement distant de ces mots de
la Vulgate : Adparuit ei Domin us dixit que ad eurn. Le correcteur a substi-
tué au visus est primitif le adparuit de la Vulgate, au et dixit, le dixitque
du texte devenu usuel, ce qui a donné le texte corrigé suivant : Et adparuit
Dominus Abrse, dixitque ei.
A côté des fautes matérielles, passablement nombreuses, il se rencontre dans
le Codex Lugdunensis des tournures de phrases, des formes et des mots, que
les personnes familiarisées avec le latin du moyen âge trouveront néanmoins
singuliers, et que ceux qui ne connaissent que la latinité correcte appelleront
barbares. Ces mots, confirmés par d'autres témoignages, appartiennent au lan-
gage populaire. Tels sont famis, nubis employés au nominatif pour famés,
nubes ; passares pour passeras ; deluculum, osteum pour dduculum, ostium;
formonsa pour formosa ; mascel pour mascidus ; domcs au génitif pour domus,
etc. Un grammairien du ive siècle relève, à notre connaissance, ces incorrec-
tions. On en conclura que les copistes auxquels est dû le présent manuscrit,
92 MÉLANGES ET DOCUMENTS
étaient accoutumés à ces façons de dire essentiellement populaires et les on1
fait passer dans le texte.
« L'origine populaire du Lugdunensis se remarque aussi bien dans la gram.
maire que dans l'orthographe. Les règles les plus communes de la langue litté-
raire y sont constamment violées : les genres sont pris l'un pour l'autre : tin-
tinnabula, par exemple, devient tintinnabulos ; rené.* y est du féminin ; fluvii
se présente avec la terminaison neutre et devient fluvia ; tel mot est employé
au singulier qui devrait être au pluriel, et réciproquement ; un cas est souvent
mis pour un autre cas, sans autre raison apparente que le caprice du copiste.
Les changements de déclinaisons ne sont pas rares. Parmi les exemples les
plus curieux, castrum a pris la désinence de la lre déclinaison et est employé
au datif sous la forme castrœ, à l'ablatif sous celle de castra ; pelecanus est
devenu pelecana; crus, cruris est devenu crura ; lacus se présente sous les
formes de laci, laco, lacorum, lacos ; nox fait à l'ablatif noctu ; incensum, in-
ce>isu. Quelques nominatifs, indépendamment de ceux qui doivent leur dési-
nence à une mutation de voyelles, ont des terminaisons d'une nature toute
particulière : tels que carnis pour caro> sanguinis pour sanguis, principes
pour princeps ; des accusatifs neutres sont terminés en em, comme altarem,
cubilem, marem, dextralem, etc. »
Parmi ces fautes ou ces singularités, dont M. Robert a dressé le catalogue
complet et raisonné, apportant par là une précieuse contribution à l'histoire de
la langue latine, quelles sont celles dues au copiste? Quelles sont celles qui
doivent être attribuées au traducteur? La réponse n'est pas toujours aisée. En
effet, les éléments qui seuls nous permettraient de nous prononcer en connais-
sance de cause, la possession du texte grec sur lequel a été faite la traduction
et l'original latin nous font défaut. Toutefois M. Robert propose la répartition
suivante : de la part du copiste, soixante pour cent, de la part du traducteur,
trente pour cent, douteuses : dix.
III
Le grec resta pendant un assez long temps la langue officielle de l'Église
d'Occident, et la Septante y était reçue avec la même confiance qu'on eût fait
l'original. Peu à peu toutefois, avec la prédominance du latin, le besoin
d'une Bible écrite dans la langue vulgaire se fit sentir. A cette époque, mal
déterminée, remontent différents essais de traduction latine de la Septante,
en particulier cette première Vulgate, connue sous le nom de Vêtus Itala
et dont quelques parties se sont conservées dans la Vulgate du Concile de
Trente, à laquelle sert de base, comme on sait, la traduction faite par saint
Jérôme sur l'hébreu.
Ces versions latines des Septante étaient fort défectueuses, nous le savons
par divers témoignages contemporains ; nous le savons par l'examen auquel
nous pouvons encore aujourd'hui nous livrer sur les fragments conservés, entre
LE PEN'TATEUQUE DE LYON 93
autres sur ceux contenus au Codex Lugdunensis ; nous le savons tout particu-
lièrement par la méritoire résolution que prit le savant Jérôme, à la fin du ivc
siècle, de leur substituer une nouvelle version faite directement sur le texte
hébraïque, nommé par lui si heureusement hebraica veritas.
Saint Jérôme s'était d'abord efforcé de corriger d'après de meilleurs textes,
surtout d'après le texte d'Origène, l'ancienne Vulgate. Le savant traducteur
arriva à se convaincre qu'il ne pourrait aboutir à une œuvre durable qu'en
composant à nouveau une traduction latine in extenso. C'était là un projet
hardi. M. Noeldeke, dans l'excellent essai sur les anciennes traductions de la
Bible auquel nous nous sommes déjà référé, l'apprécie avec une grande compé-
tence. « Ce n'était pas, dit-il, une petite affaire que d'abandonner le texte des
Apôtres et des Pères de l'Église pour se tourner vers ces Juifs qu'on accusait
de toutes les perversités. Augustin, lui-même, jugeait l'entreprise de son ami
Jérôme très scabreuse. Jérôme lui répond par des arguments très heureuse-
ment trouvés : le christianisme n'emploie plus le vieux texte des Septante, mais
le texte d'Origène, qui contient tant d'additions des Juifs et hérétiques, Aquila,
Théodotion etSymmaque : comment pourrait-il passer pour absolument saint?
D'ailleurs il n'y a pour un chrétien aucun motif de rejeter le texte "juif. C'est
pendant les années 392-404 que Jérôme, retiré à Bethléem, traduisit en latin
tout l'Ancien Testament hébreu. Dans la langue, Jérôme conserva la cou-
leur orientale du style que l'ancienne Vulgate y avait mise en vogue, bien que
son goût classique y répugnât. Il dut céder ici à l'usage reçu et étouffer son
désir de blesser le moins possible l'esprit de la langue latine, au risque de tra-
duire plus librement. Partout où cela lui fut possible, il s'en tint à ses devan-
ciers « afin de ne pas effrayer le lecteur par un grand nombre d'innovations. »
— Malgré les accusations d'hérésie que le peuple accueille toujours si facile-
ment, cette traduction commença à se répandre du vivant même de l'auteur.
Il put encore, avant sa mort, jouir du triomphe de la voir partiellement traduite
en grec. Elle n'a pu restreindre le domaine des Septante, mais l'ancienne Vul-
gate latine, dont l'insuffisance était plus évidente que jamais par la compa-
raison avec l'œuvre nouvelle, fut peu à peu entièrement dépossédée, et, depuis
le vie siècle, elle a disparu sans laisser presque aucune trace1. »
Ces derniers mots nous ramènent à la traduction dont le Codex Lugdunensis
nous offre un si précieux spécimen, en même temps qu'elles éclairent très vive-
ment la circonstance signalée plus haut de corrections apportées au manuscrit à
l'effet de le rapprocher de la nouvelle Vulgate.
Les études n'ont pas manqué en ces derniers temps sur la Vêtus ItaJa. Les
érudits avaient le sentiment qu'ils touchaient à un des plus curieux problèmes
de la littérature religieuse en restituant le caractère de la plus vieille bible
latine usitée en Occident. En dernier lieu, M. Ziegler y a consacré une importante
étude sous le titre de : Les traductions latines de la Bible avant saint Jérôme et
VItala de saint Augustin -, qui a servi de guide à M. U. Robert. Voyons ce
qu'on en sait en gros.
1) Histoire littéraire de l'Ancien Testament, traduction françiue, p. 3S4 .->ui\.
S) Die lateinischen Dibehiebersetzungen vor Hieronymus uni die Itala de» Augitstinus. Miin-
chen, 1879.
94 MÉLANGES ET DOCUMENTS
Voici ce que je trouve à cet égard dans l'excellente introduction à l'Ancien
Testament de Bleek-Wellhausen 1 : « La Vêtus Itala devait être à l'origine une
traduction unique (malgré, bien entendu, la diversité des traducteurs selon les
livres); d'autre part le texte en était fort mal établi comme c'est le cas de tous
les livres très lus et répandus dans les églises avant l'invention de l'imprimerie.
C'est l'opinion de Wiseman, de Lachmann, de Lagarde. On a invoqué contre
cette unité primitive les différences des fragments qui nous sont parvenus; mais
ces différences ne vont pas au delà des divergences que l'on constate entre les
différents manuscrits de la Septante. On en a également appelé à un passage
bien connu de saint Augustin dans le De doctrina christiana (II, 11) : « Qui
« scripturas ex hebraea lingua in graecam verterunt, numerari possunt : Latini
« autem interprètes nullo tnodn.Ut enim cuivis primisfidei temporibus in manus
« venit codex graecus et a'iquantulura facultatis sibi utriusque lingua? habere
« videbatur, ausus est interpretari2. » Mais l'opinion de saint Augustin ne s'ap-
puyait pas sur une tradition, elle se fondait uniquement sur la différence des
exemplaires àlui connus. Saint Jérôme, au contraire, dontla compétence était bien
autre en ces matières, explique ces mêmes différences par les altérations ulté-
rieures d'une traduction identique à l'origine. Cette explication est d'autant
plus vraisemblable, que dans ce qui nous est venu entre les mains on est
généralement plus frappé des ressemblances que des différences, que ce que
dit saint Augustin d'un si grand nombre de traducteurs n'est nullement admis-
sible, et que cet écrivain peut difficilement être pris au pied de la lettre comme
auteur d'affirmations scientifiques... Déjà Tertullien faitallusion àl'emploi qui était
fait de la Vêtus Itala dans l'usage ecclésiastique. D'après Lachmann cette première
traduction latine aurait vu le jour en Afrique même : « Vêtus haec interp etatio,
« dit-il, vix dubitari potest quin inter eam gentem quae Grsecae linguae mmime
« perita esset nata fuerit, boc est in Africa. » En fait la langue de l'Église
romaine jusqu'aux ni0 et iv8 siècles, à plus forte raison au Ier et au ne, était
le grec. »
M. U.Robert est parvenu aux mêmes conclusions que ci-dessus en ce qui con-
cerne l'origine de la version reproduite dans le Codex Lugdunensis. Quant à
l'unité primitive de traduction, il laconteste. «Jusqu'à ce moment, dit-il dans une
des dernières pages de son introduction, j'ai évité, en parlant du Codex Lugdu-
nensis, de me servirdu mot Itala, qui est l'expression, pour ainsi diregénérique,
sous laquelle sont désignées habituellement les anciennes versions de la Bible.
Pourquoi? C'est parce que je n'ai jamais pensé qu'on pût app iquer pu Codex
Lugdunensis la définition de Y Itala, telle qu'elle est donnée par saint Augustin:
«In ipsis interpi etationibus Itala caeteris piaefcratur, nain est verborum tenacior,
cum perspicuitatesententiae. » En effet il ne se recommande pas par les qualités,
surtout la dernière, que saint Augustin attribue à Yltala. J'en ai donné trop
de preuves pour que le doute à ce sujet soit permis. — « Saint Augustin,
1) Einleitung in das Alte Testament, 4« édition Berlin, 1878 p. 504-515.
2) Saint Augustin -.crivaiten<*ore(ibid u,15): In ipsis autem interpretationibus/ïaZaraeterisprseferatur,
nam est verborum tenaoior rum perspiouitatesententiae. — Delà l'expression à' Itala pour désigner
la vieille Vulgate, censée correspondre à la version (ou recension) louée par le thôolt^ien.
LE PENTATEUQUE DE LYON 95
continue notre critique, paraît avoir connu, je ne dirai pas le texte du Cedex
Lugdunensis lui-même, mais au moins un manuscrit de la même famille ;
j'espère le démontrer plus loin ; s'il a fait à cette version des emprunts, ce qui
peut aussi se soutenir, il est certain que ce n'est pas de celle-ci qu'il se servait
de préférence. » Pour justifier ces derniers mots, M. Robert emprunte lui-
même quelques lignes aune recension publiée par la Revue critique à propos de
l'édition Ashburnham. L'auteur anonyme de ce travail croit pouvoir affirmer,
d'une part, que saint Augustin, usant de Y Itala, « ne connaissait même pas la
version » conservée par le Pentaieuque Asbburnham-Lyon, de l'autre que « si
l'on veut conserver au mot Itala un sens raisonnable, il ne faut pas l'appliquer
à la version contenue dans ce manuscrit. 11 y faut voir une de ces nombreuses
traductions qui circulaient dans les Églises latines et qui n'avaient qu'une
médiocre autorité '. »
N'ayant pas sous les yeux l'ensemble de l'article de la Revue critique, cité
mainte fois avec éloge par M. Robert, je ne connais pas à fond la pensée de
son auteur. Toutefoisdanslescitationsqu'endonne AI. Roberletdanscellenotam-
ment que je viens de reproduire je crois reconnaître un jugement très sévère sur
le Pentateuque Ashburnham-Lyonet, ensuite de cette sévérité, une grande répu-
gnance à mettre ladite traduction sur le même pied que l' Itala, sans doute
jugée par lui très supérieure. Or M. Robert me semble, d'une part, beaucoup
plus équitable que l'écrivain de la Revue critique pour le Pentateuque lyonnais,
quand il dit quelque part : « Puisque, au jugement des Pères, les anciennes
versions latines de la Bible étaient pour la plupart, sinon mauvaises, au moins
médiocres, le Codex Lugdunensis, tout incorrect qu'il est, peut n'être pas plus
imparfait que beaucoup d'autres 2. »
D'autre part, il n'est pas qu'on n'ait remarqué que, malgré un visible
embarras. M. Robert contredit absolument l'écrivain même auquel il semble
demander des armes. Cet érudit écrit : saint Augustin o ne connaissait même
pas la version» conservée par l'Ashburnbam-Lugdunensis. M. Robert déclare
que ce théologien a paraît avoir connu au moins un manuscrit de la famille »
du Lugdunensis, bien qu'il ne s'en servît pas « de préférence. » Préférence à
part, s'il est avéré que saint Augustin a utilisé quelque part un manuscrit proche
parent du Lugdunensis, la thèse de l'écrivain de la Revue critique est bien
malade. Je ne saurais donner ici l'appareil que fournit à cet égard Al. Robert.
Ceux qui voudront s'y reporter le trouveront à la page CXXXI de son introduc-
tion et ne manqueront pas d'en être vivement frappés. Sans donc risquer nous-
même une opinion personnelle, nous nous permettrons de penser que l'on ne
peut absolument pas considérer comme établie la radicale différence, affirmée
plus haut, entre Y Itala de saint Augustin et la version du Lugdunensis.
Si l'opposition faite à cette identification par l'écrivain de la Revue critique
est battue en brèche par les nouvelles assertions de AI. U. Robert, il me semble
que les raisons que ce dernier donne à son tour contre ce rapprochement, y per-
dent passablement de leur caractère démonstratif. Elles ne sont plus, en effet,
i) P cxxvn-cxivm.
2) P. cxxii.
96 MÉLANGES ET DOCUMENTS
qu'au nombre de deux. En premier lieu, M. Robert se refuse à appliquer à la
traduction représentée par le Codex Lugdunensis les expressions flatteuses
décernées par saint Augustin kYItala : « Verborum tenacinr, cum perspicuitate
sententiae. » Jusque-là, il n'y a, ce me semble, qu'une question de mots. La mul-
tiplicité des exemplaires de la vieille traduction latine, supposée unique à son
origine, ayant donné naissance à des types assez variés, je ne vois pas pour-
quoi, — pour emprunter aux naturalistes un vocabulaire fort entamé d'ailleurs
— on conclurait immédiatement à une différence d'espèce plutôt que de variété
dans l'espèce. Et puis l'éloge fait de cette mystérieuse Itala serait-il tellement
déplacé à l'égard de la Lugdunensis1? M.Robert invoque en second lieu et surtout
lenombre des variantes des divers fragments du Pentateuque dont il a pris soin de
dresser le tableau synoptique. «Sous sa forme aride, dit-il, ce tableau est plus
éloquent que toutes les annotations sur la multiplicité des anciennes versions de
la Bible et prouve combien est vrai le mot de saint Jérôme : « Si latinis exempla-
ribus fides est habenda. respondeant, quibus? Tôt enim sunt exemplaria pêne
quot codices. » Le Codex Lugdunensis, en effet, diffère assez sensiblement du
Codex Wirceburgensis, qui s'en rapproche le plus; ces deux versions n'ont qu9
des rapports très éloignés avec le Codex Vaticanus ; le Codex Monacensis
paraît n'avoir, autant qu'il est permis d'en juger par les courts extraits qu'en a
donnés M. Ziegler, que de rares points de ressemblance avec les autres frag-
ments. » D'où la conclusion suivante. « La comparaison de ces variantes auto-
rise à penser avec Sabatier et comme M. Ziegler l'a soutenu avec beaucoup de
talent, qu'il y avait avant saint Jérôme, plusieurs traductions latines de la Bible,
qui dérivaient directement du grec. »
Soit : nous n'y contredirons point absolument, mais nous ne saurions con-
sidérer la question comme tranchée malgré les efforts de M. Robert, h' Itala,
louée par saint Augustin était certes loin d'être un modèle, sans quoi saint
Jérôme aurait pu se contenter de la corriger, au lieu d'entreprendre à nouveau
une traduction sur l'original. Disons plutôt que l'Église de langue latine avait
montré une ne'gligence extraordinaire dans la conservation de ses saints livres,
qu'elle les laissait à l'arbitraire de copistes ignorants et à la merci d'innombra-
bles altérations. Aussi la multiplicité des variantes invoquées par M. Robert ne
nous paraît pas décisive. Comment d'ailleurs imaginer au sein d'une Église, si
peu soucieuse de préserver les monuments sacrés de ses origines, un tel zèle
pour traduire et retraduire sans cesse à nouveau ! Quoiqu'en dise saint
Augustin, dans une langue qui sent l'exagération, ce n'était pas le premier
venu qui se lançait, par caprice d'amateur, dans le rude et ingrat travail d'une
traduction nouvelle. Que saint Augustin ait pu à tort attribuer à des traduc-
tions différentes à l'origine les divergences qu'il constatait, cela sera, en tout
cas, une erreur bien plus explicable chez lui que celle relevée par M. Robert
chezl'érudit contemporain qui a nié que ce père de l'Église eût possédé une con-
naissance quelconque de la version Lugdunensis. Il est donc sage de se
réserver.
Il a été établi plus haut que le Codex Lugdunensis est l'œuvre du vie siècle de
notre ère et que l'origine de la traduction latine qu'il nous offre doit être assi-
LE PENTATEUQUE DE LYON !)7
gne'e avec quelque probabilité à l'Afrique. La question de date a été laissée
jusqu'ici de côté; M. Robert ne pouvait naturellement point l'oublier. Il l'a
élucidée, d'une façon peut-être un peu sommaire, par la collation du texte du
Lugdunensis avec les citations de la Bible contenues dans les écrits de quel-
ques pères de l'Église. Nous lui savons, pour notre part, beaucoup de gré d'a-
voir fait de sérieuses réserves sur l'intégrité de ces citations. « La comparaison
d'un texte d'une ancienne version de la Bible avec les citations des Pères, dit-il
en propres termes, repose sur des bases peu sûres. Ces bases sont d'autant
moins solides que l'on trouve chez le même Père le même passage cité de deux
ou plusieurs façons différentes, qu'il devient dès lors difficile de dire laquelle
forme est authentique et que, pour expliquer ces différences, il faut admettre
que les textes bibliques ont dû être cités de mémoire. » Ajoutons à ces consi-
dérations, les corrections faites par les éditeurs pour rapprocher les textes
cités de la Vulgate. Malgré ces difficultés, l'on peut établir certains rapports
solides. A l'égard de saint Cyprien, M. Robert dit « qu'il est permis d'inférer
que si ce Père a connu la version du Codex Lugdunensis et ne l'a pas citée, ce
ne peut être que parce qu'il n'en aurait pas fait grand cas ; cette version serait
alors au moins antérieure au milieu du me siècle ; s'il ne la cite pas parce qu'il
ne l'a pas connue, c'est qu'elle n'existait probablement pas. Car il n'est pas possi-
ble de supposer qu'il eût ignoré l'existence d'une version qui paraît d'origine
africaine, et ce qui était vrai du temps de saint Augustin, savoir que les ver-
sions latines étaient en grand nombre, ne devait pas l'être autant du temps de
saint Cyprien. Dans cette dernière hypothèse, le terminas a quo de la tra-
duction du Codex Lugdunensis devrait être reporté après la mort de saint
Cyprien, par conséquent après l'an 258. » Quel sera maintenant le terminus
ad quem ? « Il y en a un, dit M. Robert, qui ne peut être dépassé, c'est la fia
du ive siècle. Car, à en juger par la ressemblance du Codex Lugdunensis e1
des citations, je crois avec M. Reusch, que saint Ambroise a connu, sinon le
texte du Lugdunensis lui-même, au moins une version de la même famille.
Mais je serais porté à supposer que notre version existait déjà vers le milieu
du ive siècle, et que Lucifer de Cagliari, mort vers 370, la connaissait, lorsqu'il
composait ses écrits, de 356 environ à 360 environ. » On a vu plus haut que le
savant éditeur estime que saint Augustin a connu sinon le texte précis du
Lugdunensis, au moins un manuscrit de la même famille. D'après ces indices
la traduction dont le Lugdunensis est l'illustre représentant semble remonter
à la dernière moitié de m0 siècle et être antérieure à la fin du ive.
Je n'ai pas la compétence nécessaire pour discuter cette grave conclusion,
mais je dois dire qu'elle me semble s'accorder très heureusement avec la con-
naissance que nous avons des circonstances générales du temps, circonstances
que nous avons déjà eu l'occasion de rappeler. A partir de l'an 250 il n'était
plus possible de se passer d'une version latine des saints livres. Le ive siècle
une fois dépassé, on avait la version de Jérôme. L'admission d'une pareille
date (en gros, l'an 300 de notre ère) me semble d'autre part de nature à
rehausser l'importance d'une œuvre pareille, si le besoin s'en faisait sentir.
Je viens de nommer une fois de plus la version faite par saint Jérôme sur le
îv 7
98 MÉLANGES ET DOCUMENTS
texte hébreu et qui^devait supplanter la vieille Vulgate traduite sur les Septante.
Il y avait là matière à une remarque, que je m'étonne qui ait échappé à M. Robert;
car elle était propre à rehausser la valeur du Lugdunensis . Il a été dit, plus
haut, que la version de Jérôme avait rapidement éclipsé les nombreux et trop
divers exemplaires de la traduction antérieure. Or le Lugdunensis a été écrit
au vie siècle, c'est-à-dire en un temps où la nouvelle Vulgate triomphait sur
toute la ligne ' . Comment donc s'expliquer que ce texte ait été encore à cette
époque tardive l'objet d'un travail de copie aussi considérable, s'il n'était resté
l'objet d'une haute vénération ? C'est évidemment que le texte, dont le Lugdu-
nensis est la reproduction, représentait aux yeux des promoteurs de cette
entreprise et d'une façon autorisée, la vieille Vulgate. J*ose affirmer qu'elle en
est aujourd'hui le témoin le plus considérable, et que le dédain dont elle a été
l'objet de la part de quelques-uns et qui semble avoir restreint et comme
embarrassé les conclusions de M. Robert, est absolument injustifié.
Cette vieille Vulgate (celle qu'on appelle en général et d'une façon très
impropre Itala) n'étaitconnue jusqu'à ce jourquepardes fragments de beaucoup
moins d'importance et par l'essai de restitution qu'en avait tenté Sabatier d'a-
près les citations des Pères. Aujourd'hui, elle reprend sa place d'honneur dans
les bibliothèques savantes avec le Lugdunensis.
IV
Les questions de textes anciens, surtout quand il s'agit de traductions, sou-
lèvent tant et de si délicates questions que nous avons dû ajourner jusqu'à
cet instant l'examen d'un des plus intéressants problèmes soulevés par le texte
du Lugdunensis . Nous avons dit qu'il consistait en une version latine faite sur
la Septante. Mais quelle Septante ?
Il y a eu en effet une version des Septante, mais cette version n'est plus
représentée et n'était déjà plus représentée au ive siècle que par des recensions
plus ou moins altérées, comme il y a eu, à un moment donné, une Vêtus
Vulgata, dont le Lugdunensis , malgré ses lacunes et ses erreurs, reste à
nos yeux le représentant le plus éminent. Ecoutons ici encore M. Nœldeke:
Dans les premiers siècles de l'ère chrétienne, l'ancienne traduction des Septante
« avait subi beaucoup d'altérations. Comme, parmi les Juifs qui s'en servaient,
l'emploi de l'original ne disparut jamais, on ne pouvait manquer de la corriger
souvent d'après l'original. Chacun écrivait à la marge son opinion divergente
sur le sens d'un mot ou d'une phrase, et cette glose s'ajoutait facilement à la
1) On peut affirmer que cent ans plus tard personne ne se serait avisé d'établir sur un pied pareil
une version latine différente de celle de St Jérôme. La preuve en est dans le fait que, des le vu" siècle,
le Codex Lugdunensis était l'objet de corrections ayant pour objet de le ramener à la Vulgate de Jé-
rôme. (Introd. p. ciu.)
LE PENTATEUQUE DE LION 99
leçon primitive du texte. De plus on faisait souvent des changements arbitraires.
Enfin un livre si employé ne pouvait échapper aux nombreuses fautes de
copie. Philon avait déjà sous les yeux un texte du Pentateuque très corrompu.
Plus tard on fit des essais, tendant à falsifier le texte dans le sens chrétien,
sans pourtant arriver à de grands résultats. Bien plus, depuis qu'on avait
d'autres traductions grecques (Aquila, Théodotion, Symmaque), qui passaient
pour représenter exactement le texte juif, ces traductions servaient même à
ceux qui ne connaissaient pas la langue hébraïque pour corriger les Septante.
L'état du texte devint de plus en plus déplorable. Origène, avec son énergie
laborieuse, tenta de mettre fin à une telle situation par son grand ouvrage sur la
Bible, les Hexaples, c'est-à-dire le livre en six colonnes. A côté du texte hébreu
il plaça les Septante en lettres hébraïques et grecques, les trois autres traduc-
tions et tout ce qu'il put se procurer d'autres traductions grecques. Il constitua
le texte de l'ancienne traduction d'après des principes déterminés par
rapport au texte hébreu. Il s'appliqua surtout à désigner comme superflu ce
qui lui paraissait tel et à combler les lacunes d'après l'un ou l'autre des traduc-
teurs, en adoptant un signe critique uniforme. Origène ne poursuivait pas un but
scientifique et critique, mais pratique et ecclésiastique. Il serait donc insensé
de lui reprocher d'avoir manqué de critique. Avant tout il voulait donner à
V ancienne traduction adoptée par V Eglise une forme qui se rattachât plus
étroitement au texte hébreu et servît de règle. Les traductions juives devaient en
même temps fournir des armes pour la lutte contre les Juifs. Les suites qui
devaient en résulter pour la critique du texte devaient être bien fâcheuses. Il se
peut que l'ouvrage entier n'ait jamais été copié ; chacun se contentaitde mettre des
variantes à son texte des Septante, et d'écrire des gloses emprunte'es aux autres
colonnes. Ces gloses pénétrèrent de plus en plus facilement dans le texte, et les
copistes omettant souvent les signes critiques, les additions d'Origène parurent
faire partie intégrante du texte. Le graud crédit dont jouit le texte d'Origène, et
qu'Eusèbe contribua encore à accroître, donna aux leçons qu'il adopta une plus
ou moins grande influence sur tous les manuscrits. Il est peu probable que
nous ayons un seul manuscrit de V Ancien Testament grec qui ait échappé
entièrement à cette influence. Il est dès lors très difficile de reconnaître le
texte primitif, tel qu'il est sorti de la main des traducteurs. Aussi, malgré la
richesseimmense des matériaux fournis à la critique y a-t-ilpeu de tâches aussi
ardues pour la philologie que la restitution critique de ces anciens documents de
la piété et de la science juives '. »
Actuellement, en dehors du Codex Sinaïticus auquel font défaut malheureu-
sement les premiers livres de l'Ancien Testament et à l'égard duquel la compa-
raison avec le Lugdunensis nous est, en conséquence, interdite, latraduction des
Septante nous est surtout connue par deux manuscrits principaux, le Vaticanus
eXYAlexandrinus. Ils présententde très graves ettrès nombreuses divergences,
et leur examen confirme ce qui vient d'être dit plus haut sur la corruption ap-
portée au texte grec avant l'époque d'Origène, et que celui-ci ne fît qu'accroître
1) Ouvrage cité, p. 367-368.
100 MÉLANGES ET DOCUMENTS
par sa tentative réformatrice. Disons toutefois que le Vaticanus parait avoir
subi moins que YAlexandrinus l'influence des corrections faites d'après l'hébreu ;
ce dernier cependant peut avoir conservé en maint endroit la leçon originale.
— Quelle est donc la relation du Lugdunensis avec ces différentes éditions de
la Septante?
« Les rapports de la version latine avec le grec, nous dit M. Robert, ont été
déterminés de cette sorte par M.Omont,élève del'Ecoledes Chartes etde l'Ecole
des hautes études... Selon lui, la Genèse, l'Exode, les Nombres et le Deutéronome
auraient été traduits d'après un manuscrit de la famille du Codex Alexandri-
nus; le Lévitique d'après un manuscrit de la famille du Codex Vaticanus. Les
noms propres de l'une et de l'autre version lui ont surtout servi de comparaison,
et c'est d'après cet examen que le texte de l'Alexandrinus, quelquefois corrigé
d'après l'édition de Tischendorf et ramené aux divisions de celle-ci, a été choisi
dans l'édition du Codex Lugdunensis pour les livres autres que le Lévitique. »
Ainsi la collation des noms propres a guidé M. Robert dans le choix qu'il a
fait du texte grec courant qu'il a mis en regard du texte courant du Lugdu-
nensis et l'a déterminé à adopter YAlexandrinus d'une façon générale, sauf
pour le livre du Lévitique, où le Vaticanus a été mis à contribution. C'était là
un parti singulier, car rien n'est plus improbable que d'imaginer que la traduc-
tion dont le Lugdunensis est le représentant n'ait pas été faite entièrement sur
un seul manuscrit, au moins sur des manuscrits de la même famille. Toutefois,
si ce parti s'imposait après examen, M. Robert a bien fait de le prendre. Mais
lui-même nous avoue immédiatement que son collaborateur a mal vu : voici
cet aveu imprévu :
« En comparant de très près le grec et le latin, j'ai été amené à reconnaître
qu'en réalité le texte grec qui a servi au traducteur ne répond exactement à
aucune des versions connues aujourd'hui. Dans l'ensemble il participe de YA-
lexandrinus et du Vaticanus, mais où l'on voit qu'il en diffère, c'est dans les
additions. Ces additions portent sur des mots, des membres de phrases et quel-
quefois même des phrases entières. »
Nous n'avons pas lu ces lignes sans une certaine stupeur. Ainsi le choix que
M. Robert avait fait d'abord, pour établir son texte courant grec, d'un mélange
à parties inégales (YAlexandrinus et de Vaticanus a été reconnu erroné à la
suite d'un examen plus approfondi, et M. Robert l'a maintenu quand même.
C'est là un procédé inadmissible en critique. Nous ne sommes pas d'ailleurs
autrement étonné de ces fluctuations, l'examen des noms propres était un cri-
térium de fort peu de valeur, à raison delà facilité avec laquelle on les corrige
ou les ramène à un type plus généralement adopté. Ce qui nous surprend, en
revanche, c'est que le nouvelexamenauquels'estlivréM. Robert n'ait fait pencher
la balance ni en faveur de Y Alexandrinus ni en faveur du Vaticanus. Que le
Lugdunensis « ne réponde exactement »>ni à l'un ni à l'autre, aucun de ceux qui
ont quelques notions sur l'histoire de la version des Septante dont nous venons
de rappeler plus haut les aventures, ne songera à s'en étonner: c'est le contraire
qui serait étrange. Qu'est-ce enfin qu'un texte qui « participe de Y Alexandri-
nus et du Vaticanus» tout à la fois? J'avoue n'en rien savoir. — Tout cela,
LE PENTATEUQUE DE LYON 101
nous devons le déclarer, est notoirement insuffisant. La question est mal posée
et ne saurait être considérée comme résolue. Nous souhaitons que M. Robert
se charge lui-même de la traiter à nouveau et à fond et communique les résul-
tats de son enquête à quelque recueil scientifique.
Ce qui a toutefois frappé M. Robert, ce sont certaines additions au texte grec,
additions d'importance variable, mais qui sont dignes de tout intérêt. Il me
semble fondé dans l'explication qu'il propose de leur origine quand il refuse au
traducteur latin le degré d'invention nécessaire pour les avoir introduites.
D'ailleurs cette supposition serait inadmissible dans nombre de cas. Nous admet-
tons donc avec M. U. Robert que l'écrivain avait sous les yeux un texte grec
contenant lesdits éléments, éléments inconnus tant de VAlexandrinus que du
Vaticanus.
Et maintenant ne faut-il pas regretter que M. Robert, après avoir scrupuleuse-
ment noté toutes les divergences du latin avec la Septante, telle qu'elle nous est
aujourd'hui connue, ne se soit pas aperçu qu'il venait de rassembler des élé-
ments de premier ordre pour la restitution du texte authentique de la Septante?
C'est un axiome parmi ceux qui s'occupent d'anciennes traductions de la
Bible que nous ne pouvons considérer les diverses recensions des Septante à nous
parvenues que comme très fautives. Nous avons rappelé plus haut pour quelles
raisons : La Septante authentique, après avoir été soumise à différentes causes
de perturbation, a été, principalement à partir des Hexaples d'Origène, corrigée
d'après l'hébreu. Or la principale chance que nous ayons de restituer tant bien
que mal la Septante, ce qui est une tâche de premier ordre au point de vue
des études bibliques, c'est l'examen des traductions faites d'après elle avant
V époque où l'on a commencé de la corriger d'après V hébreu. C'est là ce qui
assurait déjà, en dehors de leur valeur propre, un vif intérêt aux fragments jus-
qu'ici connus et publiés de la vieille Vulgate latine; c'est là un profit très grand à
tirer de la version transmise par leLugdunensis\ M. Robert l'ignore-t-il? L'a-t-il
perdu de vue? Toujours est-il qu'en nous communiquant le dépouillement, minutieux
des différences relevées entre le grec et le latin, il n'a pas l'air de se douter de
la contribution considérable qu'il apporte à la restitution de la Bible grecque. Il
est dès maintenant infiniment probable que les additions au texte grec, dont il
vient d'être parlé tout à l'heure, représentent les retranchements faits à la
Septante et doivent faire retour à cette dernière.
Il est regrettable que ces délicates questions de critique biblique aient été
trop peu familières à M.Robert. Sa publication, si remarquable au point de vue
de la paléographie, s'en ressent à plusieurs endroits. La faute n'en est pas
seulement à lui, nous le savons ; elle est imputable à la déchéance des études
de théologie scientifique dans notre pays. Tant que ces recherches n'auront pas
été revivifiées par leur introduction dans les écoles où sont pratiquées les métho-
des historiques exactes, il faudra se résigner à trouver dans des publications,
l) «La Vêtus latina est sans contredit, et de beaucoup, l'auxiliaire le' plus précieux pour la re 'ons-
titution du texte des Septante antérieur aux Hexaples et de là indirectement pour la restitution lela
Septante authentique.» Bleek-Wellhausen, ouvrage cité, p. 504.
102 MÉLANGES ET DOCUMENTS
d'ailleurs aussi distinguées que la présente, des traces d'incertitude, d'inco-
hérence, d'insuffisante information.
Aux exemples que j'en ai déjà donnés, j'ai le regret de devoir en ajouter
deux. C'est d'abord la phrase même par laquelle débute l'ouvrage : « En dehors
de la version latine de Y Ancien et du Nouveau Testament traduite par saint
Jérôme directement sur l'hébreu et connue sous le nom de Vulgate, etc.. »
Cette phrase est doublement inexacte. D'une part M. Robert semble dire que
le Nouveau comme l'Ancien Testament a été traduit sur l'hébreu, ce qui est un
bien fâcheux lapsus calami;de l'autre, il n'est pas correct de désigner la Vul-
gate comme identique à l'œuvre de saint Jérôme, puisque la traduction consa-
crée par le concile de Trente contient des parties de l'ancienne Vulgate : les
psaumes, certains apocryphes etc., sans compter nombre d'altérations.
M. Robert aurait dû dire : qui fait le fond de la Vulgate. En matière de textes,
*] n'est pas de petites erreurs, et celles-là ne passeraient pour petites nulle part.
M. Robert a du reste joué de malheur avec la Vulgate. Je lis encore: « Étant
donné que certains manuscrits grecs qui ont servi pour les anciennes versions
latines de la Bible ont été défectueux; que les traducteurs ont pu souvent mal
interpréter le texte qu'ils avaient sous les yeux ; que les scribes ont encore
altéré la traduction, est-il étonnant que la Bible ait été si corrompue que la
nécessité d'une version autorisée et reconnue en quelque sorte officiellement
par l'Eglise se soit imposée de très bonne heure ? Comment, avec de pareils
éléments, la doctrine chrétienne pouvait-elle être exposée d'une manière précise
claire et intelligible à tous ? Et l'imperfection des livres saints de la primitive
Église n'a-t-elle pas dû donner lieu à d'innombrables hérésies ' ? » Voilà un
éloge singulièrement placé et des réflexions bien aventurées. Eneffet, silaFefws
latina était dans le triste état que nous peint M. Robert après saint Augustin, à
qui la faute sinon à l'incurie et à l'insouciance de l'Église, que nous nous sommes
permis de relever plus haut"? Pourquoi n'exerçait-elle ni surveillance ni censure
sur la publication des livres saints? La nécessité d'une version autorisée s'est im-
posée de très bonne heure, dit également M.Robert. De très bonne heure signifie
le ive siècle. Pourquoi alors s'est-il écoulédouze siècles, le moyen âge en son en-
tier, avant que la nouvelle Vulgate ait reçu le patronage officiel? Pourquoi aussi la
version de ?aint Jérôme a-t-elle dû lutter, à son début, contre les résistances que
l'on sait? Pourquoi encore nous obliger à rappeler que l'Église, qui avait attendu
plus de mille ans pour proclamer la nouvelle version, n'a adopté la traduction de
saint Jérôme qu'avec des mutilations et des altérations qui en compromettent
gravement la valeur2? La véritéest que l'Église latine, si remarquable àtantd'au-
tres égards. s'est montrée assez insoucieuse delà conservation des livres sacrés;
qu'elle n'a pas su accepter franchement la traduction faite par le savant linguiste
du ive siècle sur l'hébreu; qu'elle a attendu pour la proclamer de se trouver en
face du protestantisme qui affirmait, avec toute raison, la supériorité des origi-
naux sur n'importe quelle traduction; qu'elle a adopté enfin comme version
i) P. CXX1II.
i l'ne des tâches qui préoccupent actuellement la science est précisément l'établissement critique
de la traduction faite par saint J -lome.
LE PENTATEUQUE DE LYON 103
officielle non pas même la traduction de saint Jérôme, mais une combinaison à
parties mal définies de cette traduction avec les essais antérieurs, et cela au
moment où l'essor de la linguistique permettait de dépasser saint Jérôme lui-
même. Quant aux dernières lignes de notre citation relatives aux « innombra-
bles hérésies » résultant de « l'imperfection des livres saints de la primitive
Église», ces hérésies n'existent que dans l'imagination de M. Robert, aumoins
pour l'origine qu'il leur attribue. Qu'il feuillette une histoire de la doctrine
chrétienne, il verra que ses variations dans les premiers siècles ne se rattachent
que dans des cas très exceptionnels à l'incertitude du texte biblique.
Si nous relevons avec autant de soin ces griefs secondaires, qui ne compro-
mettent en rien le succès de la belle œuvre entreprise par M. Ulysse Robert,
c'est que nous attachons un très vif intérêt à de pareilles tentatives et que nous
voudrions ne pouvoir y relever aucune trace de préparation insuffisante ; c'est
aussi, dans l'espèce, parce que la vénération, assez peu justifiable, vouée par le
savant éditeur à la Vulgate, l'a entraîné à déprécier sa propre œuvre. Nous
avons eu occasion de dire, en commençant, que M. Robert avait fait un peu
trop sonner la «découverte » du Lugdunensis. Nous devons dire, en terminant
qu'il ne l'estime pas à sa juste valeur en disant que sa publication a pour effet
de « combler une importante lacune dans la série des livres saints de l'Église
primitive. »
Non, cela n'est pas assez dire : la mise au jour et la publication scientifique
du Lugdunensis sont un événement de plus grande portée. En dehors de sa
valeur considérable pour la connaissance de la basse latinité et l'histoire de la
paléographie (parties excellemment traitées ici), en dehors de son importance pour
la reconstitution du texte de la Septante (question négligée par M. Robert), le
Codex Lugdunensis a ceci d'inappréciable qu'il nous rend, sous une forme très
authentique, et dans des proportions inconnues jusqu'à ce jour, non pas un des
livres saints de la primitive Église, mais le livre saint des Églises d'Occident dans
l'intervalle qui sépare la disparition de la langue grecque de l'usage officiel, de
l'acceptation générale de la traduction de saint Jérôme '.
C'est un grand honneur pour M. U. Robert d'avoir attaché son nom à une
pareille restauration eni'entourant d'un apparatus critique aussi solidequ'étendu.
Nous le félicitons chaudement d'avoir renoué dans notre pays, sous le patro-
nage de M. L. Delisle et avec l'appui d'une illustre maison qui n'a pas
marchandé sa peine et sa dépense, la tradition des Martianay et des Sabatier.
Nous souhaitons de toutes nos forces que son exemple soit suivi et donne nais-
sance à une série de travaux analogues. Le champ est vaste, nous en avons
laissé trop longtemps la monopole aux savants de l'étranger. Aujourd'hui que le
charme est rompu et que notre public lettré commence à saisir l'intérêt des
questions de texte biblique, nous voulons voir dans l'édition du Codex Lugdu-
nensis le début d'une résurrection française de la paléographie sacrée.
Maurice Vernes.
t) Les mots usités de Vêtus Itala ou tl'Itala de St Augustin n'aboutissent qu'à créer une regrettable
confusion. La version dont le Lugdunensis est le glorieux témoin a tout droit, nous l'avons ample-
ment démontré, d'être tenue pour représentant autorisé de la Vêtus Vulgata.
DEPOUILLEMENT DES PERIODIQUES
ET DES TRAVAUX DES SOCIÉTÉS SAVANTES
I. Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Séance du
1er juillet. M. Le Blant communique l'analyse de l'Histoire d'un solÏÏat goth et
d'une jeune fille d'Édesse, roman d'édification moralequi remonte à l'antiquité
chrétienne et qui nous a été transmis par Métaphraste, dans ses Vies des saints
et par saint Aréthas, dans un de ses sermons. L'héroïne, une chrétienne ver-
tueuse, est amenée par surprise à épouser un soldat perfide et cruel, qui lu1
révèle ensuite qu'il est déjà marié et la soumet aux ordres de sa première femme;
celle-ci accable de mauvais traitements la nouvelle venue et assassine l'enfant
qu'elle met au monde. Mais la femme homicide meurt elle-même victime de son
propre crime, et la puissance divine intervient pour sauver par miracle la mère
et l'enfant innocents et châtier le mari coupable. Ce récit mélodramatique et
enfantin est surtout curieux pour donner une idée des sentiments et de la cul-
ture intellectuelle des populations parmi lesquelles il a été répandu. — Séance
du 8 juillet. M. Oppert commence une communication sur une grande inscrip-
tion d'Assurbanhabal ou Sardanapale V, roi d'Assyrie (667-625), récemment
découverte par M. Hormuzd Rassam, qui a suivi les indications précédemment
données par sir Henry Rawlinson. Cette inscription est gravée sur un prisme
décagone, qui a été' trouvé caché dans une niche pratiquée à l'angle d'une ter-
rasse d'un palais, suivant un usage fréquemment suivi en Assyrie ; les rois
voulaient ainsi assurer à leur gloire une durée plus longue que celle des édi-
fices qu'ils avaient bâtis. L'inscription nouvelle complète ce qu'on savait déjà de
Sardanapale V par cinq fragments très mutilés, qui avaient servi de base à un
mémoire de M. Oppert, lu à l'Académie il y a quinze ans et publié dans le re-
cueil des Mémoires présentés par divers savants. Le prisme trouvé par M. Ras-
sam est un duplicata du premier des anciens fragments, connu sous le nom de
prisme A, et il permet de combler toutes les lacunes de ce fragment. Assurban-
habal y raconte l'histoire de son règne et notamment ses campagnes contre
Téarco, roi d'Egypte et d'Ethiopie, qui, soumis une première fois par le père
d'Assurbanhabal, vers 672, avait ensuite réussi à secouer le joug assyrien en
s'alliant avec vingt rois ou satrapes, préposés, sous la souveraineté assyrienne,
au gouvernement des principales villes d'Egypte. Le texte donne le nom de
ces satrapes et de ces villes en transcription assyrienne, ce qui éclaire certai-
ET DES TRAVAUX DES SOCIÉTÉS SAVANTES 105
nés questions de prononciation et de phonétique de l'ancien égyptien. Au cours
d'une de ses campagnes contre les rebelles d'Egypte, Assurbanhabal prit et
saccagea Thèbes, événement auquel fait allusion le prophète Nahum, quand il
menace Ninive du sort de No-Ammon, c'est-à-dire de Thèbes. — Séance du
15 juillet. M. Duruy commence la lecture d'un mémoire sur la. persécution de
Dioctétien. — M. de Ros.ny termine sa communication sur les antiquités japo-
naises. Après avoir rappelé, pour répondre aux questions qui lui avaient été
posées par quelques académiciens, que les Japonais ont connu l'usage de l'écri-
ture chinoise dès le ni8 siècle de notre ère, qu'avant cette époque l'art d'écrire
ne leur était pas inconnu, mais qu'ils se servaient d'une écriture spéciale,
d'origine inconnue, enfin que les découvertes épigraphiques récentes ont révélé
l'existence d'une troisième espèce d'écriture japonaise, plus ancienne encore
que celles qu'on connaissait jusqu'à ce jour, M. de Rosny annonce la publica-
tion prochaine d'un très ancien ouvrage japonais, qui sera donnée par lui dans
la collection de l'école des langues orientales vivantes, et qui formera deux volu-
mes in-octavo. L'ouvrage qu'il traduit peut, selon lui, être considéré comme la
Bible nationale et primitive des Japonais. Grâce à ce livre on pourra, dit-il, déter-
miner sûrement ce qui, dans le sintauïsme, appartient en propre au génie japo-
nais autochtone et ce quipeutètre attribué àdes emprunts faits aux religions de
la Chine et de l'Inde. M. de Rosny espère aussi éclairer d'un nouveau jour, par
sa publication, les questions de linguistique asiatique et montrer la possibilité
de rattacher à une même famille l'ancien idiome japonais, les langues mongoli-
ques, tibétaines, tartares, le hongrois et le finnois. — M. Halévy continue la
lecture de ses Notes additionnelles sur l'inscription peinte de Cition (île de
Chypre) dans lesquelles il présente des explications nouvelles de plusieurs ter-
mes sémitiques jusqu'ici mal compris. — Séance du 22 juillet. M. Tissot offre
à l'Académie le moulage d'un disque d'argent, provenant de Lampsaque, qui se
trouvait autrefois au musée de Sainte-Irène à Constantinople, et qui en a dis-
paru depuis quelques années. Ce disque, d'une époque probablement peu an-
cienne, représente une Diane africaine, assise sur un siège de dents d'éléphants,
entourée de deux singes, d'une pintade et de deux panthères conduites en laisse
par deux Ethiopiens. — M. Maspero fait connaître le résultat des fouilles
opérées sous sa direction en Egypte depuis un an. Une découverte très impor-
tante vient d'être faite tout récemment à Thèbes. On avait remarqué depuis
quelques années l'apparition, dans le commerce et dans les collections particu-
lières, de divers objets d'antiquité égyptienne, papyrus, statuettes, etc., tous
d'une même époque (xvme dynastie) etqui paraissaient provenir d'un même lieu.
Le principal agent de ce commerce fut arrêté; au bout de quelque temps il se
décida à révéler l'origine de tous ces objets. Eu fouillant lelieu indiqué par lui,
on a trouvé une caverne assez grande où étaient accumulés les corps momifiés
de trente-six personnages royaux, pharaons, reines, princesses, tous de la xvme
dynastie, entre autre ceux d'Ames Ier, d'Aménophis , de Toutmès III, de
Ramsès II, etc. 11 y a plusieurs de ces souverains dont on possède déjà les
tombeaux ailleurs, et, du reste, la caverne qu'on vient de découvrir ne peut être
considérée comme une sépulture régulière; on n'y trouve ni les emblèmes ni les
106 DÉPOUILLEMENT DES PÉRIODIQUES
inscriptions consacrés par le rituel, et les corps y sont entassés sans ordre les
uns sur les autres. Comme on a la preuve qu'au temps de la xxe dynastie, des
bandes de voleurs exploitèrent les nécropoles de Thèbes, violant les sépultures
et dépouillant les momies (il nous est parvenu un fragment d'instruction judi-
ciaire relative à ces faits), M. Maspero suppose que le gouvernement d'alors
aura ordonné, par mesure de précaution et pour soustraire les restes des rois à
ces profanations, de les transporter dans la grotte dont il s'agit et de les y
cacher. Cette grotte a bien, en effet, le caractère d'une cachette où l'on aurait
déposé à la hâte toute sorte d'objets précieux. Quoiqu'elle ait été exploitée
depuis plusieurs années par des voleurs, on y a encore trouvé environ cinq mille
objets divers, dont trois mille six cents statuettes funéraires de rois, cinq papy-
rus intacts, des bijoux d'or et d'argent (preuve qu'il ne s'agit pas d'un dépôt
fait par des voleurs), des vases etc. Il sera intéressant d'étudier le mode d'em-
baumement des momies royales et de le comparer aux prescriptions du rituel
des sépultures des rois, qui nous est parvenu, mais dont le texte présente de
grandes difficultés aux traducteurs. — D'autres fouilles importantes ont été
faites à Sakkarah, dans les trois pyramides. On a mis au jour les sépultures du
dernier roi de la ve dynastie, Ounas, et de plusieurs rois delà vi6 Teti, Pepi Ier,
Merenra, Pepi II. La momie de Merenra a été trouvée dépouillée de ses
bandelettes, qui avaient été arrachées à une époque ancienne ; mais la trace de
ces bandelettes, imprimée en relief sur la peau, est restée parfaitement visible
et prouve que les procédés d'embaumement déjà constatés pour les époques
postérieures, étaient en usage dès la vie dynastie. Le corps lui-même est remar-
quablement bien conservé, bien qu'il manque une pièce de la mâchoire infé-
rieure ; M. Maspero espère en faire parvenir une photographie à l'Académie.
Merenra était un homme petit, maigre (ce qui se reconnaît à ce que la peau
est tendue et non plissée), du type fellah ; il paraît âgé de trente à quarante
ans. La chambre où a été découvert le corps d'Ounas contenait une inscription
de plus de huit cents lignes, conservée sans lacune. MM. Maspero, Brugsch et
Bourgoin ont passé six jours dans la pyramide à estamper et à copier ce texte.
Il se compose de deux parties, l'une liturgique, l'autre magique, toutes deux
également remarquables par leur conformité parfaite avec les textes liturgiques
et magiques des époques postérieures. De la vie à laxxvi6 dynastie, les rituels
égyptiens se sont conservés sans modifications ; les seules différences qu'on
observe sont des variantes d'orthographe. Tous les dieux du panthéon égyptien,
mêmes ceux que l'on croyait jusqu'ici d'introduction tardive, figurent dans l'ins-
cription de Sakkarah. — Séance du 29 juillet. M. Heuzey signale à l'Acadé-
mie les importantes découvertes faites tout récemment en Chaldée par un Fran-
çais, M. E. de Sarzac. Ces découvertes sont capitales pour l'étude de la haute
antiquité chaldéenne et permettent de résoudre la question de l'art chaldéen. —
Séance du 5 août. M. Renan communique une lettre de M. Clermont-Ganneau,
qui donne des détails sur deux excursions archéologiques faites par lui àArsouf
et à Amwas. A Arsouf M. Clermont-Ganneau a trouvé un épervier colossal de
marbre, de style gréco-égyptien, qui lui paraît établir un lien entre le dieu
Resefet l'Horus hiéracocéphale ; le nom de Resef serait, selon lui, la base du
ET DES TRAVAUX DES SOCIÉTÉS SAVANTES 107
nom de la ville d'Arsouf. Au même endroit il a découvert aussi un fragment de
bas-relief où se voient clairement des traces du ferrement des chevaux. A Amwas
(Emmaiis, Nicopolis), M. Clermont-Ganneau a vu un chapiteau ionien, qui
porte d'un côté, les mots grecs EIC WEOC, de l'autre en caractères hébreux ar-
chaïques, la formule : Son nom soit béni à toujours ! lien conclut que l'usage
des caractères aichaïques s'était conservé chez les Juifs jusqu'au vie ou vu8
siècle de notreère, date du monument en question. Peut-être, ajoute M. Renan,
faut-il voir là tout simplement un monument samaritain. — M. Victor Guérin
signale un article récemment publié par M. l'abbé Barges, qui a décrit le cha-
piteau d'Amwas et qui a cru pouvoir le faire remonter à une époque beaucoup
plus ancienne que M. Clermont-Ganneau ; car il l'a jugé antérieur à l'ère chré-
tienne. A l'appui de cette supposition, M. Guérin fait remarquer que le chapi-
teau a été trouvé à 3 mètres au-dessous du sol de la basilique d'Amwas, qu'il
doit donc être plus ancien que cette basilique, laquelle est elle-même fort
ancienne. M. Renan ne peut admettre qu'un monument qui porte la formule
EIC ©EOC soit antérieur au christianisme. Cette formule n'est pas juive, elle
est propre aux chrétiens syriens, qui l'employaient très fréquemment, et aux-
quels elle a été empruntée plus tard par Mahomet. — M. Guérin commence la
lecture d'un mémoire sur le tombeau des rois et le temple de Jérusalem. Il in-
dique diverses raisons de penser que le mausolée de Kobour-el-Molouk, où l'on
a vu la tombe d'Hélène, reine d'Adiabène et de son filslzates, doit être en réa-
lité le tombeau de David et des rois de Juda. Ce n'est pas, du reste, l'emplace-
ment primitif du tombeau des rois, mais M. Guérin suppose que la sépulture
royale a été, à une époque ancienne, transférée en ce lieu. MM. Renan et de
Longpérier repoussent l'hypothèse de M. Guérin et persistent à admettre l'an-
cienne opinion déjà formulée par Chateaubriand, d'après laquelle le tombeau dit
Kobour-el-Molouk serait la sépulture de la reine Hélène et do son fils. —
Séance dul2 août. M. Halévy fait une communication sur l'inscription peinte
d'une plaque de marbre trouvée en Chypre, àCition, et rédigée en phénicien.
Sur la plupart des points essentiels, M. Halévy s'écarte de l'interprétation pro-
posée par MM. Renan et J. Derenbourg. Il montre que le calendrier phénicien
consacrait chacun des douze mois de l'année à certaines divinités que l'on re-
gardait comme les patrons des mois. Les trente jours du mois étaient voués de
même à des divinités de l'un et l'autre sexe ; ce qui démontre que les déesses
sémitiques, loin d'être de simples hypostasesdu dieu, comme on l'a quelquefois
prétendu, avaient une existence propre et indépendante. La comparaison des
divers calendriers sémitiques prouve que l'année primitive des peuples sémiti-
ques était fixe et solaire. Une particularité commune à tous ces calendriers est la
désignation du VIIIe mois ; c'était le mois destiné et comme approprié à la cons-
truction des murailles et des édifices ; d'où il résulte, sans doute aucun, que les
sémites primitifs étaient sédentaires et habitaient des villes entourées de murs.
Ces inscriptions renferment aussi des allusions au culte de la Fortune, regardée
comme gardien du foyer domestique. On y trouve également la mention des
sacrifices de chiens employés dans le culte de l'Artémis phénicienne. M. Halévy
conteste l'existence des scorta virilia et des parasitœ que ses devanciers ont
108 DÉPOUILLEMENT DES PÉRIODIQUES
cru trouver dans une phrase de ce texte; selon lui, cette phrase signifierait pro
canibus et catidis. — M. V. Guérin continue la lecture de son mémoire sur
les tombeaux des rois de Juda. Mais, dès les premiers mots, une discussion s'en-
gage sur ces Lombeaux {Kobour-el-Molouk) ; M. de Longpérier cite de nom-
breux faits qui démontrent que la nécropole dont il est question n'a pas encore
livré son secret. 11 est facile de prouver ce qu'elle n'est pas, mais on ne saurait
dire avec certitude ce qu'elle est. — Séance du 19 août. M. Duruy lit un frag-
ment de son Histoire des Romains. Il s'agit de la persécution sous Dioclétien.
Dans la pensée de cet empereur, ce n'est pas précisément à la religion qu'on
en veut, mais aux citoyens qui refusent de respecter la loi civile, aux sujets qui
se révoltent contre le gouvernement. M. Duruy s'appuie sur un très grand nom-
bre de preuves. Il montre que Dioclétien ne se proposait pas, du moins pendant
longtemps, de sévir, mais qu'il y fut amené peu à peu par une série d'actes
d'insubordination. C'est dans l'armée que le mouvement commença. Beaucoup
déjeunes chrétiens, qui devaient le service militaire, refusaient de s'enrôler;
d'autres, déjà sous les drapeaux, insultaient l'empereur en se révoltant ouverte-
ment. Le centurion Marcellus jeta aux pieds des soldats son cep de vigne, sa
ceinture militaire et ses armes en s'écriant: « Je ne veux plus servir vos empe-
reurs, et je méprise leurs dieux de bois et de pierre. » La sentence qui le con-
damne ne mentionne pas la religion, que chacun d'ailleurs pouvait alors profes-
ser librement, mais la rébellion. L'influence du mouvement religieux se faisait
aussi sentir dans la vie civile. Les chrétiens se disputaient entre eux, mais les
païens n'en attribuent pas moins aux sectateurs duChrist les maux dont ils souf-
fraient. Si la peste éclatait, c'est que les chrétiens, disait le peuple, avaient
chassé Esculape par leurs maléfices. — Les deux empereurs régnants, Dioclé-
tien et Galère, délibérèrent sur les moyens de rétablir la paix dans la société.
Galère penchait pour les moyens violents; Dioclétien voulait enlever aux chré-
tiens les droits civils en leur fermant l'accès de l'armée et de la magistrature.
Mais la lutte s'envenima, les édits se suivirent et devinrent de plus en plus vio-
lents, surtout après deux incendies qui éclatèrent dans le palais impérial et
après les révoltes militaires qu'il fallait réprimer en Syrie ; tous ces désastres
étaient attribués aux chrétiens. Mais il faut bien remarquer que, si le sang coula
ce ne fut jamais sous prétexte de religion. On ne pouvait condamner à mort
des milliers de sujets, on se borna à détruire les églises et les livres saints, à
interdire les assemblées, à emprisonner le clergé; on ne condamna que ce qu'on
pouvait, à tort ou à raison, déclarer crime de droit commun. La politique plutôt
que le fanatisme persécutait, et, s'il y eut des atrocités, il y eut aussi beaucoup
d'indulgence. Néanmoins, dit M. Duruy, cette politique a été deux fois mauvaise
puisqu'elle versa le sang injustement et n'atteignit pas son but. — M V. Gué-
rin continue la lecture de son mémoire sur Jérusalem. Aujourd'hui il décrit, avec
de minutieux détails, l'enceinte du temple et donne un aperçu de la construc-
tion de cet édifice deSalomon. Le temple fut construit par des Phéniciens, mais
il résulte de la description qu'en donne la Bible que le plan du bâtiment ressem-
blait à ceux des temples égyptiens, probablement avec des ornements tant
assyriens que phéniciens. M. Guérin nous fait faire pas à pas le tour de cette
ET DES TRAVAUX DES SOCIÉTÉS SAVANTES 109
immense enceinte, en suivant l'itinéraire du capitaine Warren, qui a fait de nom-
breuses fouilles pour en retrouver les fondations. On ne retrouve ces fondations
qua une grande profondeur, variable d'ailleurs suivant la nature du terrain ;
la partie actuellement sous terre dépasse souvent 20 mètres. La partie inférieure
des murs semble dater de Salomon ou du moins des rois de Juda ; mais la partie
supérieure est évidemment plus récente et remonte à des constructeurs divers.
M. Guérin décrit aussi des voûtes, de très grandes dimensions, pratiquées sous
l'une des terrasses du temple, et dont la tradition fait les écuries de Salomon ;
elles semblent, en tout cas, très anciennes. Cet exposé donne lieu à diverses
observations de M. Derenbourg, qui rectifie quelques traditions que M. Guérin
a mentionnées en passant. (D'après les comptes rendus de la Revue critique.)
II. Revue critique d'histoire et de littérature. 27 juin.
J. Wunkoop, Darehe Hannesigah sive leges de accentus hebraica; linguae ascen-
sione, compte rendu par David Giinzburg. — 4 juillet. Muir, Metrical transla-
tions from sanskrit-writers, compte rendu par A. Barth. — 0. Rayet, Monu-
ments de l'art antique, compte rendu par A. — li Juillet. Whitney, Indische
Grammatik. — R. Lanman, On Noun-lnflection in the Veda, compte rendu par
A. Barth. — E. Windisch, Irische texts mit Wœrterbuch, compte rendu par
H . d'Arbois de Jubainville. — 18 Juillet . Ch. Rieu, Catalogue of the Persian
manuscripts intheBritish Muséum, compte rendu par E. Fagnan. — H. Zimmer,
Glossae hivernicae et codicibus Wirziburgensibus, Carolisruhensibus, aliis,
compte rendu par H. d'Arbois de Jubainville. — P. Abel, ColluthiLycopolitani
carmen de raptu Helenae, compte rendu par P. de Nolhac. — E. Westerburg,
Der Ursprung der sage dass Seneca Christ gewesen sei, compte rendu par
X. — 25 juillet. S. Lefmann, Geschichte des Alten Indiens (Iste Lieferung),
compte rendu par A. Barth.— 22 août . C. Papageorgios, Ueber den Aristeas-
brief, compte rendu par L. D. — 29 août. R. Schneider, Die Geburt der
Athena, compte rendu par P. Decharme.
III. Journal asiatique. Avril-mai- juin . J. Halévy, Essai sur les
inscriptions du Safa (suite"). — René Basset, Etudes sur l'histoire d'Ethiopie. —
J. Darmesteter, Fragment d'un commentaire sur le Vendidâd. — Léon Feer,
Etudes bouddhiques : comment on devient Pratyeka-buddha. Comptes rendus.
E . West. Pahlaw textstranslated (vol. V des Sacred booksoftheEast), c. r. par
C. de Harlez. — F. Nêve, Le dénouement de l'histoire de Ràma, Outtara-Ràma-
charita, drame de Bhavabhùti, traduit du sanscrit, c. r. par E. Senart.
IV. Revue des études juives. A. Darmesteter, L'autodafé de
Troyes (24 avril 1288). — Isidore Loeb, I. La controverse de 1240 sur le talmud
(suite). II. Rabbi Joselmann de Rosheim. — A. Bertolotti, Les juifs à Rome
aux xvr3, xvn° et xviuo siècles. — Notes et Mélanges. A. Neubauer, La Mon-
naie de Jéhu. — J. D.-:renbourg, Le prophète Elie dans le rituel. — /. Lévi,La.
légende d'Alexandre dans le talmud. — J. Darmesteter, David et Rama.
Revue bibliographique sur le second trimestre 1881 par Isidore Loeb. Comptes
rendus. Sai/ce, The ancient hebrew inscription discovered at the pool of Siloam,
c. r. par A. N. — J. Barth, Maïmonides commentar zum tractât Makkot in
arabischen Original undinberichtigter Uebersetzung, c. r. par J. Derenbourg.
110 DÉPOUILLEMENT DES PÉRIODIQUES
V. Revue archéologique. Janvier 1881. Ch. Robert, Nouvelles
observations sur les noms des deux premiers Gordiens. — Février. An.de Barthé-
lémy. Notes sur les monnaies gauloises trouvées au mont César (Oise). — R. de
laBlaxchère, Nouvelles inscriptions inédites de la Valle deTerracine. — Cagnat
kt Ffrnique. La table de Souk el Khmis (texte et traduction), — Mars.
Cagnat et FERNiQtE,La table de Souk el Khmis (suite). — Avril. H. Gatdoz, De
quelques monnaies bactriennes à propos d'une monnaie gauloise. — Delattre,
Inscriptions de Chemtou (Simittu), Tunisie ; avec des notes et rectifications de
M. H. de Villefosse. — Mai. L. Delisle, Notice sur un manuscrit mérovingien de
saint Médard de Soissons. — Chabouillet, Notice sur des inscriptions et des
antiquités provenant de Bourbonne-les-Bains, suivie d'un essai de catalogue
général des monuments épigraphiques relatifs à Borvo et à Damona (fin).
Va. Bulletin critique d'histoire, de {littérature et de théo-
logie, par Duchesne, etc. Deuxième année. 15 mai 1881. Dom Aurélien,
L'Apôtre saint Martial et les fondateurs apostoliques des Eglises des Gaules. —
Arbellot, Etudes sur les origines chrétiennes de la Gaule, lre partie, compte
rendu par L. Duchesne. — lCr juin. Hergenroether, Histoire de l'Eglise,
traduction Belet, t. I. et II, compte rendu par l'abbé Duchesne. — 15 juin.
A. Réville, Prolégomènes de l'histoire des religions, compte rendu par P. de
Broglie. — Aube, Les chrétiens dans l'empire romain, compte rendu par
L. Duchesne. — 1er juillet. V. Robert, Pentateuchi versio latina antiquissima,
compte rendu par L. Duchesne. — J. A. Hild, Etude sur les démons dans la
littérature et la religion des Grecs, compte rendu par C.Huit. — ler août. Jaffé,
Regesta Pontificum romanorum, nouvelle édition, compte rendu par L. Duchesne.
— Ad. Harnack, Das Mœnchthum, seine Idéale und seine Geschichte, compte
rendu par D. C. — rhpi [auOwôou; nopeia; toû àitoaTÔXo'j Iléxpou sic Pw^v, ûito
rewpyioy'I. Aépgou, compte rendu pari. D.
Vfll. Revue historique. Mai-juin. Bulletin historique. France par
G. Fagniez. — Autriche par /. von Zahn. — Bohème par /. Goll. — Corres-
pondance. Le saint Martin de M. Lecoy de la Marche par M. G. Monod. —
Comptes rendus critiques . H. Vambery, Die primitive Cultur des Turkotata-
rischen Volkesauf Grund sprachlicher Forschungen, c. r. par B.deMeynard. —
Th. Nœldeke, Geschichteder Perser und Araber zur Zeit der Sasaniden aus der
arabischen Chronik des Tabari uebersetzt, c. r. par J. Darmesteler. — Juillet-
Août. Bulletins historiques. France par G. Monod. — Allemagne (travaux
relatifs à l'antiquité grecque) par H. Haupt. — Comptes rendus critiques.
M. Brosch, Geschichte des Kirchenstaates. I Band : das XVI und XVII
Jahrhundert, c. r. par 0. H.— Christie, Etienne Dolet, the martyr of the
Renaissance, c. r. par 0. Douen.
VIM. Revue des questions historiques. 1er Avril 1881. H. de
l Epinois, Le pape Alexandre VI. (Réagit contre la tendance de certains écrivains
catholiques qui avaient tenté la réhabilitation de ce pape.) — Furgeot, l'aliéna-
tion des biens du clergé sous Charles IX. (Ordonnée enl563, 1574, 1576, malgré
l'opposition, assez faible d'ailleurs, du parlement et du clergé; celui-ci réussit à
sauver une bonne partie des biens menacés en s'imposant extraordinairement.)
Et des travaux dks sociétés savantes Hl
— Brucker, La mission en Chine de 1722 à 1735. — Bulletin bibliographique.
Fieury, histoire de l'Eglise de Genève. l«r juillet. Amelineau, saint Bernard et
le schisme d'Anaclet II, 1130-38. — Gérin, le cardinal de Retz au conclave,
1655, 1667, 1670, 1676. (Réagit contre le concert de réhabilitation qui s'est élevé
en ces derniers temps en faveur de Retz.) Bulletin bibliographique. Daux,
l'histoire de l'Eglise de Montauban. — P. de Fieury, notes additionnelles au
Gallia christiana.
IX. TheoSojçisch Tijdschrift (de Leyde) 1er mai. S. Cramer,
Het jongste onderzœk omtrent Zwingli en zijne leer. — H. Oort, de dooden
vereering bij de Israëliten. — \.** juillet. A. Bruining, Wijsbegeerte van den
godsdienst. — H. W. Straatman, Clemens en deoî ixtïjç Kaînapoç o'txîa; van den
brief aan de Filippiers. — A. H. Blom, De achtergrondvan den Jacobusbrief. —
M. A. N. Rovers, de Marteldood van Polycarpus. — J. Herderscheè, Lucas,
XIII, 1-5. — Blxletin du Judaïsme par A. Kuenen, traitant de : Zeitschrift f.
altest. Wissenschatt, I, 1; Vernes, Mélanges de critique religieuse; Wijnkoop,
Darche hannesigah ; P. Smith, The old testament in the Jewish Church; Cheyne,
Isaiahll; Kautzsch, Die derivate des Stammes Çdq. — Bulletin Littéraire
par H. Oort, traitant de: Nestlé, V. T. Graeci codices Vaticanus et Sinaïticus,
cum textu recepto collati ; Studer, Das buch Hiob ; J. Réville, La doctrine du
Logos; Simchowitz, Der Positivismus im Mosaismus.
X. Theologische Oteraturzeitung. 18 juin. Musée Guimet,
Catalogue des objets exposés; Annales du Musée Guimet, tome I. Leroux
(Baudissin). — Weiss, David u. seine Zeit. Munster, Theissing. (Giesebrecht :
manque de sens historique, style emphatique.) — Réville (J.), De anno dieque
quibus Polycarpus Smyrnae martyrium tulerit. Genève, Schuchardt. {Lipsius :
soigné et réfléchi. ) — Hertel, die Historiat d. Môllenvoigtes Sébastian
Langhans, bettreffend die Einfùhr. d. Reformation in Magdeburg. 1524, Mag-
deburg, Baensch. (Kawerau.) — Thilo, kurze pragmat. Geschichte d. Philo-
sophie. Côthen, Schulze. — 2 juillet. Metz, d. Antipetrin. Reded. Apostels
Paulus dialect. erortert. Hamburg, Nolte. — Jungmann, Dissertationes selectae in
historiam ecclesiasticam. I. Ratisbonne, Pustet. (Harnack.) — Goldziher, Le
culte des saints chez les musulmans. Leroux. [Socin: esquisse qu'il faut
accueillir avec gratitude et où l'auteur montre tout son savoir.) — Roget,
Histoire du peuple de Genève depuis la Réforme jusqu'à l'Escalade, VI. Genève,
Julien. (Staehelin) — Pfleiderer, Kantischer Kritizismus u. englische Philoso-
phie. Halle, Pfeffer. (Gottschtck. — Rei, derGottd. Christenthums als Gegens~
tand streng wissenschaftl. Forschung. Prag. Rziwnatz. (Thônes: ne sera com-
pris de personne, venu mille ans trop tôt). — Debes, das Christenthum
Pestalozzi's. Gotha, Thienemann.) — 16 juillet. Joël, der Aberglaude u. die
Stellung des Judenlhums zu demselben. I, Breslau, Kcebner. (Slraok.) —
Breest, das Wunderblat von Wilsnack, 1358-1552, Quellenm. Darstell. seiner
Geschichte. — Jahrbuch der Gesellschaft fur die Geschichte des Protestantis-
mus im OEsterreich. Wien, Klinkhardt. — Henke's neuere Kirchengeschichte,
nachgel. Vorles. v. Gass hrsg. III. Von der Mitte des XVIIIen Jahrhunderts
bis 1870. Halle, Niemeyer.— Schulte, die Geschichte der Quellen und Litteratur
112 DÉPOUILLEMENT DES PÉRIODIQUES
des canonischen Rechts von Gratian bis auf die Gegenwart. III. Von der
Mitte des XVIen Jahrh. bis zur Gegenwart. Stuttgart, Enke. — 30 juillet.
Dillmann, Exodus u. Leviticus. Leipzig, Hirzel. — Kawkrau, Agricola von
Eisleben, ein Beitrag zur Reformationsgeschichte. Berlin, Hertz. (Voilà enfin le
premier tableau complet de la vie de cet homme de talent qui a exercé sur
l'Eglise une si grande influence, sans avoir reçu les ordres, et qui de même que
Mélanchton, n'était pas docteur en théologie.) — Seifert, die Durchfuhrung
der Reformation in Leipzig, 1539-1545. Leipzig, Breitkopf u. Hârtel. (Très
soigné.) — Nebe, die Kirchenvisitationen des Bisthums Halberstadt in den
Jahren 1564 u. 1589. Halle, Hendel. (D'un intérêt plus que local.) — Mauren-
brecher, Die preussische Kirchenpolitik und der Kôlner Kirchenslreit. Stutt- .
gart, Cotta. 13 août. Opuscules et traités d'Abou'l-Walid Merwan Ibn Djanah
de Cordoue, texte arabe p. avec une trad. française par J. Derenbolrg et
H. Derenbourg. Paris. (Stade: excellente édition.) — Holsten, das Evange-
lium des Paulus dargestellt. I. Die âussere Entwickelungsgeschichte des pauli-
nischen Evangeliums. I. Der Brief an die (Gemeinden Galatiens u. der erste
Brief an die Gemeinde in Korinth. Berlin, Reimer, — Koffmane, die Gnosis
nach ihrer Tendenz u. Organisation. Breslau, Kœbner. — Enwald, der Einfluss
der stoisch-ciceronianischen Moral auf die Darstellung der Ethik bei Ambro-
sius. Leipzig, Bredt. (Harnack: études soignées et fines observations.) —
Hoffmann, Julianos der Abtrùnnige, syrische Erzàhlungen. Leiden, Brill.
(Douze récits syriens, mais légendaires et n'apportant aucun renseignement
historique sur Julien.) — Keller (L.), Geschichte der Wiedertâufer u. ihres
Reiches zu Munster, Munster. Coppenrath. (Très bon ouvrage d'ensemble et
renfermant des documents inédits.)
XI. Articles signalés dans différentes publications pério-
diques. Rosseeuw Saint-Hdairc, Mahomet et le Coran. (Comptes rendus de
l'Académie des sciences morales et politiques. Nouvelle série XV, 4,
avril 1881.)
B. Aube, Un nouveau texte des actes des saintes Félicité et Perpétue et de
leurs compagnons martyrs en Afrique, à Carthage sous le règne de Septime-
Sévère, 202-203. (Comptes rendus de l'Académie des Inscriptions et Belles-
Lettres, 4e série, t. VIII, 1880.)
E. Renan, La topographie chrétienne de Lyon (pour reconstituer les lieux ren-
dus célèbres parles scènes de 177 et surtout retrouver l'emplacement de l'amphi-
théâtre où eut lieu le martyre des chrétiens). (Journal des savants, avril 1881.)
E. Le Blant, Histoire de l'art chrétien. (Journal des savants, juillet 1881.)
A. Maury, Histoire de la divination dans l'antiquité. (Journal des savants,
juillet 1881.)
H. Brugsch, Die Gœtter des Nomon Arabia (Zeitschrift fur ^Egyptische
Sprache, 1881, I.)
Kayser, Der gegenwàrtige Stand der Pentateuchfrage II. (Jahrbùcherfùrpro-
testantische Théologie, 1881, 3.)
F. Giesebrecht, Zur Hexateuchkritik. Der sprachgebrauch des Hexateuchis-
chen Elohisten. I. (Zeitschrift fur die A. T. Wissenschaft, 1881, 2.)
CHRONIQUE 113
F. Giesebrecht, Ueber die Abfassungszeit der Psalmen. I. Buch Il-V.
(Zeitschrift fur die A. T. Wissenschaft, 2.)
W. Beyschlag, Die apostolische Spruchsammlung und unsere vier Evan-
gelien. (Studien undKritiken, 1881, 4.)
CHRONIQUE
France. — La proposition que nous avons faite d'introduire l'enseignement
des principaux résultats de l'histoire et delà critique religieuses aux différents
degrés de l'instruction publique, a été relevée par différents recueils qui lui
donnent une approbation totale ou partielle. Nous sommes tout particulièrement
heureux de pouvoir citer l'opinion d'un juge aussi autorisé que M. G. Monod,
directeur de la Revue historique. Voici comment il s'exprime dans son bulle-
tin historique (numéro de juillet-août): « M. Maurice Vernes, dans un article
intéressant de la Revue de l'histoire des religions-, publié ensuite à part en
brochure, a traité à fond une question qu'il avait déjà plusieurs fois abordée :
Quelle place faut-il faire à l'histoire des religions aux différents degrés de
l'enseignement public? Il demande la création dans les principales facultés des
lettres de trois chaires: histoire générale des religions : — judaïsme, — christia-
nisme ; et à l'Ecole Normale, d'un cours d'histoire comparée des religions. Il
veut que, dans l'enseignement secondaire, des notions précises sur le judaïsme
et le christianisme prennent place dans le programme d'histoire et qu'un cours
rapide d'histoire comparée des religions soit fait aux élèves de philosophie. Il
désire enfin que des indications générales sur l'histoire religieuse soient mêlées
aux cours d'histoire faits aux enfants des écoles primaires. Sur le premier point
nous joignons nos vœux à ceux de M. Vernes. en ce sens que l'enseignement
de l'histoire des religions et en particulier des religions juive et chrétienne,
nous paraît un des plus dignes de figurer sur le programme des facultés des
lettres, s'il se trouve des professeurs capables de s'en charger. Nous ne croyons
pas indispensable que tous les grands centres universitaires soient pourvus des
chaires que réclame M. Vernes, mais il serait bon qu'elles existassent dans deux
ou trois centres, pour qu'un étudiant français ne fût pas obligé d'aller chercher
l'instruction sur ces matières en Hollande ou en Allemagne. En ce qui touche
l'enseignement secondaire, nous ne croyons pas utile de placer un cours d'his-
toire des religions en philosophie. Comme nous croyons déjà que l'enseigne-
:v 8
114 CHRONIQUE
ment même de la philosophie dans les lycées est une erreur, à plus forte raison
refuserons-nous d'y introduire ce cours nouveau. Nous le renverrons, avec la
philosophie, aux facultés. Nous ne demanderons pas non plus, par conséquent,
la création d'un cours à l'Ecole Normale. Les élèves que l'histoire des religions
intéressera iront l'étudier aux cours de la faculté. En ce qui concerne la place à
donner à l'histoire religieuse dans l'enseignement de l'histoire générale dans
les lycées et lesécoles, nous sommes à peu près d'accord avec M. Vernes. Nous
croyons comme lui qu'un cours bien fait doit contenir des notions sur la religion
juive aussi bien que sur la religion égyptienne et doit enseigner la formation
de l'Eglise chrétienne aussi bien que la Réforme ; nous croyons, comme lui,
que l'on peut, sans froisser aucune croyance, donner ces notions à un point de
vue purement historique, sans nier ni affirmer les faits surnaturels auxquels
elles se rattachent ; mais nous croyons aussi que, pour le faire, il faut une
discrétion, un tact, un talent même, que peu de professeurs posséderont, surtout
dans les écoles primaires; nous croyons que le plus grand nombre se laisseront
entraîner à exposer leurs opinions religieuses personnelles ; nous croyons enfin
que beaucoup de parents, en voyant que l'enseignement religieux supprimé
ailleurs, subsiste dans les cours d'histoire, penseront qu'on est inspiré dans
cette réforme par des sentiments hostiles à la religion. Aussi approuvons-nous
le Conseil supérieur de s'être montré très réservé dans la rédaction des pro-
grammes. »
Ces réserves n'atténuent en rien l'importance d'une adhésion aussi explicite.
M. Monod déclare qu'un « cours bien fait » d'histoire doit donner aux élèves
des notions précises sur la religion juive et les origines du christianisme, mais
qu'ilyfaut en même temps singulièrement de discrétion et de tact. C'est exacte-
ment notre avis. Quel est donc le moyen de parer à des difficultés très réelles
tout en réalisant un progrès que réclame l'opinion du public éclairé ? C'est de
donner aux maîtres des guides, destinés à leur éviter les faux pas dans la route
où ils devront s'engager pour la première fois. Ces guides consisteront, pour
l'enseignement primaire, dans un manuel, dans les limites duquel l'instituteur
se tiendra, en attendant qu'un cours sur ce sujet puisse être donné avec
compétence à l'Ecole Normale primaire de chaque département ; pour l'enseigne-
ment secondaire, on ne proposera pas une tutelle aussi rigide. C'est pourquoi
on insistera de nouveau sur la nécessité d'un enseignement donné à l'Ecole
Normale supérieure, dans lequel les professeurs d'histoire, et aussi ceux de
philosophie (sans oublier ceux de littérature: car, en vérité, l'oubli où l'on tient
au seul point de vue littéraire, la Bible, c'est-à-dire le plus classique des pro-
duits de l'Orient ancien, est chose étrange et que personne ne pourra considérer
comme justifiée), puiseront des notions précises sur l'évolution religieuse de
l'humanité et sur les principaux livres sacrés, — notions qu'ils introduiront, à
leur place, dans l'exposition de l'histoire générale ou dans la discussion des
questions philosophiques. L'utilité du cours que conteste M. Monod me semble
ressortir des inconvénients qui résulteraient, comme il le montre fort bien,
d'une carte blanche donnée au professeur.
Dans la Revue internationale de renseignement (numéro du 15 juin)
CHRONIQUE 115
M. Dreyfus-Brisac reproduit in-extenso les conclusions de notre travail et le
signale, en termes bienveillants, à l'attention de ses lecteurs. Deux organes qui
ne sont pas voués uniquement aux questions d'instruction, donnent de leur
côté uni adhésion chaleureuse à. nos propositions. M. Pillon, dans la Critique
philosophique (supplément trimestriel, avril 1881) la défend contre certaines
objections: « On oppose la liberté de conscience. On soutient que les églises et
les religions ne peuvent accepter comme légitime cette prétention de l'Etat
d'enseigner au dehors d'elles, avec une impartialité scientifique, l'histoire de
leurs origines et de leurs transformations. Il est facile de répondre que l'histoire
des religions peut être enseignée par l'Etat moderne, qu'elle doit l'être surtout
dans un pays où le catholicisme est la religion dominante, précisément en vue
d'inspirer aux jeunes générations la tolérance religieuse et d'assurer ainsi
l'avenir à la liberté de conscience. — Ajoutons que l'histoire des religions
introduite à titre de science et en dehors de tout esprit de polémique dans nos
écoles de tout degré, peut certainement contribuer à affranchir, à renouveler la
conscience religieuse de notre pays, d'autre part à entamer l'irréligion bornée,
superficielle et frivole d'une partie de nos classes cultivées. » Ces réflexions ont
reçu à leur tour la chaleureuse approbation du vénérable apôtre de la paix conti-
nentale, M. Ch. Lemonnier. A son avis l'idée « d'introduire l'histoire des reli-
gions dans toutes les parties de l'enseignement public et de lui faire sa place
jusque dans les classes de l'instruction primaire » est « non point bonne seu-
lement, mais excellente. » M. Lemonnier estime que le ministre de l'Instruc-
tion publique « pourrait, dès à présent, introduire l'histoire des religions, non
point encore dans les écoles primaires, mais dans les Ecoles Normales d'institu-
teurs et d'institutrices. » (Etats-Unis d'Europe, 30 juillet 1881.)
Nous avons reproduit les considérations de M. Pillon parce qu'elles nous
semblaient intéressantes, bien qu'elles sortent du cadre de cette Revue, qui
n'a point à s'immiscer dans les questions religieuses courantes pas plus qu"à
s'occuper de la direction ou de l'esprit qui prévalent dans les hautes sphères de
l'administration de l'enseignement dans notre pays. Ce que nous prétendons ici,
et ce que nous continuons d'affirmer, c'est qu'il n'est pas d'intelligence sérieuse
d'une civilisation soit des temps anciens soit des temps modernes, sans une
connaissance précise des croyances et des usages religieux. Nous avons pro-
testé, à ce point de vue et à ce seul point de vue, contre des lacunes évidentes;
nous avons, à ce même point de vue, fait des propositions que d'autres pour-
ront approuver ou combattre pour des motifs différents, mais que nous-mème ne
continuerons de défendre que parce même et seul argument, de la place considé-
rable occupée par la religion, à toutes les époques et en tous pays, dans
l'organisme social des différents groupes humains. C'est enfin à ce même point
de vue, et sans nous immiscer dans des quenelles philosophiques ou religieuses,
que nous continuerons d'approuver toutes les mesures de nature à réaliser le
desideratum qui nous tient à cœur.
Toutefois, puisque nous avons été amené à reprendre la plume sur ce sujet,
nous en profiterons pour dissiper un malentendu, sans doute imputable à un
défaut de rédaction. On a pensé que, du même coup que nous demandions
d 16 CHRONIQUE
l'introduction de l'histoire des religions dans les facultés de lettres, nous
aboutissions à la suppression des facultés de théologie des différentes dénomi-
nations. C'est une méprise. Nous réclamons pour l'histoire indépendante,
critique, des religions sa place dans la faculté des lettres parce que l'étude
de l'évolution religieuse est un chapitre essentiel de l'histoire générale de
l'esprit humain et que son absence constitue une grave lacune, inadmissible à la
longue. Quant aux facultés de théologie, ce sont, au moins en théorie, des écoles
d'application, où certains chapitres de l'histoire religieuse sont enseignés en vue
de la pratique d'un ministère ecclésiastique et au point de vue du dogme des
Églises particulières. Que ce dogme, dans certains endroits, à certains jours et
dans la bouche de tel ou tel maître, soit assez tolérant pour se concilier avec
l'application, partielle ou totale, des méthodes exactes de la science historique,
cela sera fort bien, et, comme nous l'avons déclaré expressément, nous ne
serons pas les derniers à y applaudir. Il n'en restera pas moins que, même
dans ce cas, la destination toute spéciale des facultés de théologie, considérées
comme pépinières de jeunes ecclésiastiques, continuera de justifier leur raison
d'être après que l'histoire des religions aura conquis la place qui lui revient
dans les facultés de lettres entre l'histoire et la philosophie.
— On sait qu'une nouvelle école d'érudition et de recherches est venue se
joindre à nos écoles d'Athènes et de Rome qui ont joué un rôle si considérable
dans le renouvellement des études relatives à l'antiquité classique. Le moment
des études orientales est enfin venu. M. Maspero a été chargé d'organiser au
Caire une troisième école, où l'égyptologie aura naturellement la première place,
mais dont le cadre s'élargira, nous en sommes convaincu, à la mesure des
richesses archéologiques tant de l'Egypte que des pays avoisinants. Nous nous
associons entièrement aux désirs qu'expose à cet égard M. Monod. « Nous
espérons, dit-il, que l'école du Caire, loin de se restreindre à l'égyptolog'e,
deviendra une véritable école d'orientalistes qui s'occupera et de l'assyriologie
et des antiquités sémitiques, et même de l'histoire et des monuments arabes et
turcs. Du Caire pourront partir des explorateurs vers l'Afrique et vers l'Asie.
L'école du Caire entrera en relations intimes, d'un côté avec l'école d'Athènes,
dont le domaine rejoint à chaque instant les études orientales, de l'autre avec
l'école de Rome avec qui elle aura un terrain commun, la Tunisie, à la fois
punique et romaine. Nos trois écoles pourront avoir ainsi la plus riche et la
plus féconde activité et se prêteront un mutuel appui. » (Revue historique,
juillet-août.)
— Dans le xe volume de Y Encyclopédie des sciences religieuses qui rient
de paraître, nous signalerons les articles suivants : Orient (Religions de
Vextréme) par Léon Feer, Paganisme par Michel Nicolas, Paul (saint) par
A. Sabatier, Péché par J. Astié, Peinture et iconographie chrétiennes par
Eug. Miintz, Pentateuque par Maurice Vernes. Perse par Léon Feer, Phénicie
par Philippe Berger, Philosophie de la religion par Michel Nicolas, Pierre
(saint) par A. Sabatier , Prédestination par P. Lobstein . Presbytérien
(système) par P. Chaponnière, Prophétisme par Ch. Bruston. Ces articles se
distinguent par des qualités variées, mais dans ceux qui touchent au dogme
CHRONIQUE 117
nous devons encore signaler un regrettable mélange du point de vue propre à
l'auteur et de l'histoire. Ce défaut est particulièrement sensible dans l'article
Péché où des renseignements intéressants sont noyés d;ins une discussion
confuse. La partie de l'article Phénicie qui traite de la religion, sera mise, avec
profit, en regard du travail de M. Tiele que nous avons récemment publié sur
ce même sujet. M. Ph. Berger y fait profiter ses lecteurs de son intime com-
merce avec les plus récents documents de l'épigraphie. Les études de M. A.
Sabatier sur les apôtres Pierre et Paul, ces chefs des deux grands partis entre
lesquels se divisa le chislianisme naissant, seront appréciées dans le Bulletin
du christianisme [origines). M. Léon Feer.a apporté dans ses articles de
V Extrême Orient et delà Perse sa conscience habituelle. Nous nous permettrons
seulement de nous étonner de l'indulgence avec laquelle le savant écrivain
rapporte un prétendu rapprochement entre un point de la doctrine de Lao-tseu
sur la divinité et le vocable hébreu Yahvéh (Jéhova). Nous signalons enfin
avec un plaisir tout particulier le court, mais substantiel article consacré par
M. M. Nicolas au Paganisme. L'éminent professeur proteste énergiquement
contre l'abus qu'on fait de ce terme quand on l'applique « indistinctement à toutes
les religions autres que le christianisme et le judaïsme. » Cette protestation est
motivée dans des termes excellents, qu'on nous saura gré de reproduire : « Cela
n'avait pas le moindre inconvénient aussi longtemps qu'on n'avait pas d'idée
exacte des religions des peuples non-chrétiens et qu'on croyait qu'elles étaient
l'œuvre du diable pour la perte des âmes ; mais, depuis qu'on a renoncé à cette
opinion et que les connaissances historiques se sont rectifiées et étendues, il ne
devrait plus être permis de comprendre dans une même catégorie, et sous le
terme générique de paganisme, des religions qui présentent des caractères si
différents, dont les unes sont polythéistes et les autres monothéistes, celles-
ci idolàtriques et celles-là absolument iconoclastes, en un mot qui n'ont entre
elles rien de commun que ce qui est propre à toutes les religions sans aucune
distinction, savoir le recours à une protection divine. — En réalité, continue
M. Nicolas, le nom de paganisme (religio paganorum) ne convient qu'aux
anciennes superstitions qui survécurent à la propagation du christianisme au
milieu des divers peuples qui, dans l'Europe occidentale, avaient fait partie de
l'empire romain. » M. Nicolas commence alors par établir, au moyen d'une série
de textes incontestables, avec quelle ténacité les anciens usages religieux se
maintinrent pendant plusieurs siècles à côté de la religion officielle, qui
disposait cependant du pouvoir sans aucune contestation possible. « Les
pouvoirs publics avaient fait en quelque sorte une obligation delà profession du
christianisme, la religion nouvelle semblait solidement établie en tous lieux, que
les habitants des campagnes continuaient à pratiquer les cérémonies païennes,
publiquement dans les lieux écartés, et en secret, là où ils avaient à craindre
la surveillance des agents de l'autorité. On en a des témoignages irrécusables »
depuis le ive jusqu'au ixe siècles. « Pour gagner au christianisme ces paiens
obstinés et peu intelligents, les ordonnances des rois et les anathèmes des
conciles, déclare M. Nicolas, avaient été impuissants. L'Eglise employa un
procédé qui lui avait jusqu'alors réussi. Elle fit, si on peut ainsi dire, la part
118 CHRONIQUE
du feu. La plupart des cérémonies furent tolérées ou même adoptées avec quel-
ques légères modifications qui les rendaient propres, du moins en quelque
mesure, au culte chrétien... On peut citer, parmi les cérémonies païennes chris-
tianisées, la procession qui se faisait dans l'ancien culte le 25 avril pour bénir
les champs. On n'eut qu'à changer quelques mots dans les hymnes qu'on y
chantait pour en faire une cérémonie chrétienne. » Le grand pèlerinage au lac
du mont Hélanus est habilement transformé en une visite aux reliques de saint
Hilaire de Poitiers, etc. Les sanctuaires antiques du druidisme sont remplacés
par des chapelles ou des monastères, la vénération restant attachée au lieu
consacré. Cette pratique ingénieuse est expressément recommandée au moine
Augustin, chargé de convertir les populations de la Grande Bretagne, par le
pape Grégoire le Grand, en ces termes : « Il faut conserver les temples païens
et les faire passer du service des démons au service du vrai Dieu, afin que les
populations païennes viennent plus facilement adorer aux lieux accoutumés. »
— Une intéressante discussion a eu lieu à. Y Académie des Sciences morales et
politiques, sur la préméditation de la Saint-Barthélémy, dans la séance du
30 juillet. Nous en empruntons le compte rendu au Temps:
Le massacre de la Saint-Barthélémy est-il l'explosion en quelque sorte fatale
des passions politiques et du fanatisme religieux, ou bien est-ce le résultat d'un
plan abominable, longuement médité et qui n'attendait que l'occasion pour se
réaliser?
Au xvme siècle, ce problème préoccupa vivement les historiens. Les
recherches les plus minutieuses ne parvinrent pas à faire saisir la trace d'un
complot visant à l'extirpation du protestantisme en France par le massacre. Lin-
gard et Makintosch furent les premiers à le proclamer. Pourtant Brantôme, qui
savait tant de choses, sans accuser positivement Catherine de préméditation,
avait insinué qu'elle avait été poussée par trois ou quatre personnages depuis
longtemps résolus. On sent parla qu'il désigne les Guise.
Il y a une trentaine d'années, M. Weiss découvrit des lettres du duc
d'Albe, écrites durant la fameuse entrevue qui eut lieu à Bayonne en 1565. A
celte entrevue assistaient Catherine de Médicis, Charles IX, le duc d'Albe, le
futur bourreau des Flandres, et la reine Elisabeth d'Espagne, fille de France,
envoyée par son royal époux Philippe II. Ce qui se passa, ce qui se dit à pro-
pos des protestants de France pendant l'entrevue, les lettres du terrible duc le
laissent clairement apercevoir. Le ministre de Philippe II pressa vivement Cathe-
rine d'abandonner la politique de bascule qu'elle pratiquait entre les deux par-
tis, de traiter avec la sévérité nécessaire l'hérésie, d'en finir avec cette « secte
de coquins. » Catherine, les lettres l'affirment, résista à ces instances et repro-
cha même à Elisabeth d'être si foncièrement espagnole.
La correspondance du duc d'Albe, si précieuse qu'elle fût, nous laissait
dans le doute sur les résolutions de Catherine de Médicis; elle autorisait, qui
plus est, à penser que la reine mère était demeurée hostile à l'idée d'un con-
cert entre les cours de Madrid et de Paris pour l'extinction du protestantisme.
11 est vrai que le savant et judicieux Lafuente avait écrit que le bruit avait
couru, après l'entrevue de Bayonne, de l'établissement d'un concert entre les
CHRONIQUE 1 \ 9
deux puissances, mais aucun document authentique n'était venu corroborer
cette rumeur.
Aujourd'hui, grâce à la libéralité de M. Barthélémy Diaz, directeur des
archives de Simancas, grâce à la découverte que M. François Combes, pro-
fesseur d'histoire à la faculté de Bordeaux, vient de faire de deux pièces
extrêmement importantes dans ces archives, nous avons des renseignements
nouveaux sur ce grave problème historique.
Des deux pièces, l'une est une lettre de Francès Alava, adressée à un minis-
tre d'État de Philippe II, datée du 4 juillet, quelques semaines après l'entrevue.
Cette lettre mentionne la grande joie et l'enthousiasme que ressent la jeune
reine Elisabeth du concert établi avec sa mère. L'entreprise sera grande
pour Dieu. On martellera ces gens-là. On frappera non seulement ceux
qui font profession ouverte de l'hérésie, mais encore ceux qui, sans être
huguenots avérés, prêtent à ceux-ci le concours de leur appui et leur influence.
Il semble que c'est une croisade nouvelle qui vient d'être résolue.
La lettre est courte mais écrasante, dit M. Combes : impossible de ne pas
apercevoir clairement sous ces termes discrets la réalité d'un plan d'extermina-
tion.
La deuxième pièce est une longue lettre de Philippe II au cardinal Pacheco,
son ambassadeur à la cour de Rome. Elle est datée du 24 août 1565. Le prin-
cipal intérêt qu'elle présente pour le problème en question, c'est l'insistance
avec laquelle le roi, parlant de l'abolition du protestantisme, distingue la
guerre, la guerre civile qui est la ruine des royaumes, d'un autre remède qui
est le sien et qui doit avoir de merveilleux effets quand on voudra l'appliquer.
Faisant allusion à l'entrevue de Bayonne, Philippe II affirme qu'on parvint à
dissuader Catherine de Médecis de persister dans sa politique à double face.
L'entente, ainsi établie, fut tenue secrète et doit rester telle, ajoute le roi, car
du secret dépend la possibilité de l'application du remède. C'est pourquoi il
supplie le pape de ne pas s'en ouvrir même aux rois Très Chrétiens, c'est-à-
dire aux fils de Henri II.
Aux yeux de M. Combes, ces deux lettres rapprochées démontrent claire-
ment que la résistance de Catherine aux sollicitations meurtrières du duc d'Albe
tomba les derniers jours de l'entrevue de Bayonne, et que là fut créé cet odieux
concert qui devait éclater sept ans plus tard, dans la funeste nuit du 24 août
1572.
M. Picot ne pense pas que ces nouveaux et précieux documents fournissent
l'entière solution du problème. Il convient d'attendre la grande publication de
la correspondance de Catherine, pour savoir ce qu'il faut penser de la prémé-
ditation du crime. Cependant plusieurs points sont acquis : les efforts du duc
d'Albe, la résistance de Catherine, sa défaillance vers la fin de l'entrevue. Mais
en quoi consistaient précisément les concessions qu'elle fit ? En paroles ? En
promesses peur-ètre? Il y a loin de cela à la résolution et à l'acte.
M. Henri Martin appuie les observations de M. Picot. Sans doute, il paraît
bin que depuis la paix de 1563 Catherine fut hostile au ^-protestants ; mais ce
n'est pas une raison suffisante pour attribuer aux paroles qu'elle aura pronon-
120 CHRONIQUE
cées à Bayonne la portée d'un engagement constituant une abominable pré-
méditation. Les sept années qui séparent l'entrevue de Bayonne du massacre
auraient, dans le système de M. Combes, été remplies par cette préméditation,
qui cadre mal avec ce que nous connaissons des habitudes oscillantes de la
politique de la reine.
M. Zeller trouve aussi peu vraisemblable cette longue préparation du forfait.
Les paroles dites à Bayonne avaient-elles la portée qu'on leur prêtait à Madrid
et, de plus, Catherine était-elle décidée à y conformer sa conduite ? Il semble
bien qu'elle soit dans le forfait la grande coupable, sans qu'on puisse encore
affirmer qu'elle ait si longuement médité son crime.
— M. L. Guerrier, professeur au lycée d'Orléans, a soutenu en Sorbonne,
le 22 juin, les deux thèses suivantes pour l'obtention du grade de docteur
es lettres : De Petro Damiano Ostiensi episcopo romanœque Ecclesix car-
dinali, et Madame Guyon, sa vie, sa doctrine et son influenee, d'après les
écrits originaux et des document inédits.
— Nous voyons avec plaisir la fondation d'une Société qui se propose d'étu-
dier l'archéologie et l'histoire religieuse de l'ancien diocèse de Paris, sous le
patronage de l'archevêque de Paris. Un comité s'est constitué au mois de juin.
Le bureau se compose de M. Natalis de Wailly, membre de l'Institut, prési-
dent, MM. l'abbé d'Hulstetde Champagny, vice-présidents, M. l'abbé Delarc,
secrétaire, M. de Marsy, secrétaire-adjoint. Le comité a nommé, en outre, une
commission de publication qui comprend, en plus du bureau, M. le comte Riant,
M. Jourdain et M. l'abbé Duchesne. Parmi les noms des membres du comité
nous remarquons ceux de MM. X. Marmier, de Beaucourt, Longnon, V.
Fournel, Viollet, Thédenat, Héron de Villefosse, E. Frémy, An. de Barthé-
lémy, G. Rohaut de Fleury, etc. Le comité publira, à partir de 1882, une revue
trimestielle, le Bulletin d'histoire et d'archéologie de l'ancien diocèse de
Paris. L'objet propre du bulletin est de publier des textes inédits et des études
sur les hommes et les choses du diocèse de Paris avant la Révolution française.
Les communications doivent être adressées à M. l'abbé Delarc, 22, rue Saint-
Roch.
— La légation de France à Athènes a fait auprès du gouvernement helléni-
que des démarches pour la conclusion d'une convention tendant à autoriser
l'École française d'Athènes à pratiquer des fouilles sur l'emplacement de l'an-
cienne Delphes. Le gouvernement hellénique a fait le meilleur accueil aux
ouvertures de la légation de France. La convention serait basée sur les termes
de celle qui a été conclue, il y a sept ans, avec l'Allemagne, pour les fouilles
d'Olympie.
— Le programme des études et des discussions des Sociétés savantes pour le
congrès qu'elles tiendront à la Sorbonne en 1882, a été fixé. Quinze questions sont
proposées. Nous y relevons celle-ci, dont le choix nous intéresse tout
particulièrement: Faire connaître a" après des documents authentiques, l 'ori-
gine, l'objet et le développement des pèlerinages antérieurs au XVIe siècle.
Nous ouvrirons avec un grand plaisir nos colonnes à toute communication ren-
trant dans cet ordre de recherches. On a chance en effet de saisir en plusieurs
CHRONIQUE 121
places avec preuves àl'appui, le curieux procèspar lequel le christianisme atrans-
formé et s'est assimilé les lieux de réunion mis à la vogue par la religion anté-
rieure.
— Notre collaborateur, M.Henri Cordier vient d'être, par arrêté du Ministre de
l'instruction publique, chargé du cours d'histoire et de géographie des pays de
l'extrême Orient à l'école spéciale des langues orientales vivantes. Cette chaire,
qui avait été créée pour Pauthier, était restée vacante pendant plusieurs années
après la mort de ce savant, qui ne l'occupa que quelques mois.
— M. Paul Pierret, conservateur au Musée Égyptien du Louvre, vient de publier
un travail sur le Décret trilingue de Canope. Ce décret, rendu sous PtoloméelII
Evergète Ier, se trouve sur une stèle découverte en 1866; une inscription hié-
roglyphique de 37 lignes y est suivie d'une inscription grecque de 76 lignes,
sur la tranche est gravée une version démotique de 74 lignes. Par ce décret
des prêtres délégués de tous les temples de l'Egypte et réunis à Canope, dé-
clarent consacrer le souvenir des bienfaits rendus au pays par Ptolomée et Béré-
nice; ils prescrivent d'augmenter les honneurs qu'on doit au roi et à la reine,
d'instituer une classe de prêtres des dieux Evergètes. etc. M. Pierret nous donne
dans sa nouvelle publication (Paris, Leroux, XVI et 44 p.) : 1° Une traduction
suivie et synoptique des textes grec, démotique et hiéroglyphique (p. IX-XVI);
une transcription et interprétation interlinéaire du texte hiéroglyphique (pag.
2-26), suivie dénotes (p. 26-36); 3oune traduction suivie de ce même texte hié-
roglyphique (p. 35-43). La traduction du démotique est empruntée au deuxième
volume delà Chreslomathie. de M. Révillout.
— M. Paul Sébillot vient de publier la deuxième série de ses Contes populai-
res de la haute Bretagne (Charpentier, in-18, 344 p.) ; le volume, qui a pour
sous titre : Contes des paysans et des pêcheurs, renferme soixante-huit contes
classés en cinq chapitres. 1° Les fées des houles et de la mer; 2° les féeries et
aventures merveilleuses; 3<> les facéties et bon tours; 4o les diables, les sorciers
et les lutins; 5° contes d'animaux et petites légendes. L'auteur nous promet
dans quelques mois une troisième série consacrée aux Contes des Marins.
— La Société d'émulation de Cambrai met au concours pour 1882 : Les ori-
gines du protestantisme dans le Cambrèsis.
— Un nouveau département a été créé au Musée du Louvre, ce département
prendra le titre de département des antiquités orientales et comprendra les mo-
numents chaldéens, assyriens, perses, phéniciens, juifs, puniques, tous les monu-
ments des anciennes civilisations de l'Asie occidentale. Le département des an-
tiques prendra, en conséquence, le titre de Département des antiquités grec-
ques et romaines.
— On vient de mettre à la disposition de M, le comte d'Hérisson, qui avait été
envoyé à Carthage pour y faire des fouilles, les quatre plus belles salles de l'an-
cien appartement du gouverneur de Paris, au palais du Louvre. M. d'Hérisson
a mis à nu les fondations de la ville punique et de la cité romaine et découvert
une quantité d'objets très curieux.
Algérie. — Les récents événements ont attiré l'attention sur les confréries
religieuses dont l'Afrique musulmane offre plusieurs exemples. Nous trouvons
122 CHRONIQUE
dans le Temps, du 10 septembre, de curieux renseignements sur l'une des plus
importantes, celle des Beni-Snoussi.
L'origine de la confrérie remonte à un chef marocain, nommé Sidi-Abd-el-Azziz-
el-Debagh, qui vivait à Fez, à la fin du xvik siècle.
Suivant une notice arabe sur la mission de Sidi-Abd-el Azziz, intitulée : L'or
pur et sans alliage, ce fut le 8 redjeb 1125 (juillet 1713) que Dieu daigna se
révéler à Abd-el-Azziz et lui accorder le don de tassarouf qui permet aux
saints de disposer de toutes les forces de la création et d'en changer à leur
volonté l'ordre établi et la marche régulière. Cette notice a été traduite en
partie par M. Colas, interprète militaire, qui, il y deux ou trois ans, a fourni
au gouvernement un travail remarquable sur les Beni-Snoussi. — travail qu'on
a bien voulu me communiquer et auquel j'emprunte, en partie, les informa-
tions qui vont suivre.
La direction de la secte échappa complètement à la postérité du fondateur et
finit par revenir à un de ses disciples, Si-Ahmed-ben-Idris, qui donna à la con-
frérie un développement extrême. Il enseigna à la Mecque pendant de longues
années (de 1797 à 1833). A sa mort, la confrérie se scinda en deux sectes oppo-
sées, entre lesquelles existe encore aujourd'hui une haine violente. Ce fut une
question de personnes qui les divisa. Le plus grand nombre des disciples re-
connut comme chef, Mohamed-ben-Snoussi. C'est ce dernier qui a donné à la
confrérie une extension extraordinaire, et posé les fondements d'un pouvoir
redoutable.
Né dans la province d'Oran, au sud-ouest de Tlemcen (vers 1792), Moha-
med-ben-Snoussi étudia à Mostaganem, et, vers 1812, émigra au Maroc. Là,
il s'acquit le respect du sultan Mouley-Soleiman. De Fez, il partit pour la Mec-
que, s'arrètant au Djebel-Amour, où, suivant la légende, il affirma sa mis-
sion par des miracles, ce que les Arabes appellent « faire sa preuve »
(Berhan).
C'est, dit-on, en se rendant à la Mecque et en voyant le misérable état de la
Tiipolitaine et l'abandon dans lequel se trouvaient les Zaouias de la Cyré-
naique, qu'il conçut le dessein de son établissement au Djebel-el-Akhdar, à
environ vingt kilomètres est de Benghazi.
A la fin de sa vie, Ben-Snoussi avait droit d'être fier de son œuvre. Lui,
l'homme de plume, simple taleb, il avait presque fondé un empire. Des Zaouias
qui le reconnaissaient comme chef s'étaient élevées comme par enchantement
à la Mecque, à Taïf, à Médine, àYambo,dans plusieurs localités de l'Egypte.
Le Djebel-Akhdar en était couvert, ainsi que le reste de la régence de Tripoli.
D'autres avaient été installées comme des postes avancés à Ghadamès et à
Rhât. Bref, Ben-Snoussi était, en fait, le maître réel et absolu du littoral de
la Méditerranée, d'Alexandrie à Gabès.
La Tripolitaine lui obéissait, et, au-delà du désert, du côté du sud, ses adeptes
commençaient à son profit la conquête pacifique des royaumes nègres. Il
résolut alors de transporter sa résidence et le siège de son autorité dans une
localité éloignée où il fût, en cas de guerre, à l'abri de toute agression, soit de
la part des Turcs, soit de la part des Égyptiens.
CHRONIQUE 123
Il alla fonder alors un nouvel établissement dans l'oasis de Djerboub, au sud-
ouest et à deux journées de marche de l'oasis Syouah. La ceinture de désert
qui entoure ce misérable pays lui sembla une barrière excellente contre toute
entreprise venant de l'extérieur.
L'éloignement et l'isolement devaient encore augmenter la vénération dont
il était l'objet. En outre, à Djerboub, il se trouvait beaucoup plus près du
Soudan oriental, et notamment du Ouadaï, où sa doctrine commençait à se répan-
dre, et qui est devenu pour son successeur une source abondante de revenus
et une véritable pépinière d'esclaves. Il mourut en 1859, à Djerboub.
Son pouvoir est revenu à un de ses fils, Si-El-Madhi, qui compte aujour-
d'hui trente-cinq ans environ.
Au fond, la doctrine des Snoussi ne constitue pas une réforme de l'islam. En
apparence, elle n'est, comme la confrérie des Djillali, qu'une branche de ce
soufisme musulman dont j'ai précédemment donné l'explication. En réalité, elle
n'a d'autre fondement que la haine du chrétien et la guerre à outrance contre
l'envahissement de la civilisation européenne dans les contrées que le chef
religieux des Beni-Snoussi considère comme son fief et son domaine.
Extérieurement, les Snoussi se distinguent de la confrérie des Djillali et des
autres par la posture singulière qu'ils prennent pour prier. Tandis que les musul-
mans du rite maléhite prient les bras collés au corps et étendus de tout leur
long, les Snoussi gardent les bras croisés sur la poitrine et le poignet de la
main gauche pris entre le pouce et l'index de la main droite,
Allemagne. — M. Schliemann doit publier prochainement à la librairie
Brockhaus un ouvrage, orné de gravures, sur les fouilles qu'il a entreprises à
Orchomène dans l'automne de 1880.
— Le Corpus scriptorum ecclesiasticorum latinorum qui se publie sous les
auspices de l'Académie des sciences de Vienne et qui comprenait déjà Sulpice
Sévère édité par Halm (vol. I), YOctavius de Minucius Félix et le De errore
profanarum religionum de Firmicus Maternus par le même savant (vol. II),
saint Cyprien par Hartel (vol. III), et Arnobe par Reifferscheid (vol. IV), vient
de s'enrichir d'un nouveau volume (vol. VII), Victo?'is èpiscopi Vitensis, His-
toria persecutionis Africae provinciae, recensuit Michael Petschenig. Accedit in-
certi auctoris Passio septem monachorum et notitia quae vocatur. Comme tous
les autres volumes de la collection, cette édition de Victor de Vite est une
édition accompagnée d'un apparat critique aussi complet qu'il a été possible.
— Les études orientales ont fait une perte sensible dans la personne de Théo-
dore Benfey, né en 1809. Parmi ses nombreux ouvrages nous citerons Die
Monatsnarnen einigen alten Vœlker (1836) ; Die Fersischen Keilinschriften
(1847); une édition du Sama Veda (1848); des Beitrsege sur Erklserung der
Zends (1853) ; une traduction du Pantchatantra avec notes et l'article Inde dans
l'Encyclopédie d'Ersch et Gruber.
— On se prépare déjà en Allemagne à célébrer dignement le quatrième
centenaire de la naissance de Luther (10 novembre 1883). M. Kœstlin, de
Halle, travaille à une édition populaire de la biographie du grand réformateur ;
M. Kolde, d'Erlangen, achève une nouvelle biographie de Luther, d'après sa
424 CHRONIQUE
correspondance manuscrite, qu'il a étudiée pendant ces dernières années dans
les bibliothèques d'Allemagne, de Belgique et de Suisse ; enfin, un comité de
savants, dirigé par M. Knaake, et soutenu des subsides du roi de Prusse, a
entrepris la publication d'une édition complète des œuvres de Luther (y compris
même ses petits traités et ses lettres).
Angleterre. — La Grande-Bretagne a fait une grande perte dans la personne de
Arthur Penrhyn Stanley, doyen del'abbaye de Westminster. Parmi ses ouvrages on
cite : Sfopze.s and Essays on the apostolical âge (1846), Sinaï and Palestine
(1855), Lectures on the historyof the jewish churches (1863-1869), Lectures on
the history of eastern Churches (1869), The Athanasian Credo (1871). Un des
premiers parmi ses concitoyens, M. Stanley s'était mis au courant des résultats de
l'exégèse allemande relativement aux livres de la Bible, à l'histoire du judaïsme
ancien et des origines du christianisme.il ne se bornapas à les traduire dans ses
ouvrages sous une forme accessibleàses compatriotes, mais il mit l'influence consi-
dérable que lui valaient ses fonctions, son caractère, ses relations avec la famille
royale, au service de la propagation de vues sur le christianisme plus larges que
celles qui prévalaient jusqu'alors dans l'Église officielle. Il n'a pas peu contribué
à préparer ainsi le terrain à la discussion absolument indépendante et scientifi-
que de ces mêmes questions; par là il a rendu à la science de la critique reli-
gieuse un signalé service, dont la mémoire ne sera pas perdue de sitôt.
Espagne. — Le congrès international des américanistes qui s'est réuni à
Bruxelles au mois de septembre 1879, a décidé que la 4° session aurait lieu en
Espagne. Cette session se tiendra à Madrid du 25 au 28 septembre prochain.
Elle est placée sous le haut protectorat du roi don Alphonse XII et sous le pa-
tronage delà municipalité de Madrid. Le comité d'organisation a fait de grands
efforts en vue du succès du congrès de Madrid. Les collections de documents
inédits conservés aux archives de l'Inde et nouvellement classés, seront ac-
cessibles aux membres du congrès. Une exposition d'objets archéologiques et
ethnologiques et d'antiquités américaines, tirés des musées castillans, présentera
un champ d'études comme nulle autre nation ne saurait en fournir. Les nom-
breux éléments de travaux historiques et géographiques recueillis au nouveau
monde par les Espagnols du xv<= siècle et trop longtemps oubliés, ont été dé-
pouillés à nouveau par ordre du gouvernement et offriront aux investigations
des savants une occasion unique d'étendre leurs connaissances sur l'époque pré-
colombienne de FAmérique. Parmi les principales questions mises à l'ordre du
jour il en est peu qui ne touchent en quelque mesure à Thistoire religieuse;
mais nous citerons tout particulièrement les suivantes: Comparaison des trois
royaumes de Cuzco, de Trujillo et de Quito qui formaient l'empire des Incas au
moment de la conquête. Différence que présentaient leur religion, leur législa-
tion, leur langage, leur architecture, leurs mœurs, etc. — Archéologie pré-
historique américaine. Valeur religieuse et emblématique des divers types
d'idoles, de statuettes et de figuresquel'on trouve dans les tombes péruviennes,
classement des conopas par types. — Etats des usnus, xayhuas, sayanas et
autres monuments analogues de l'ancien Pérou, contenant des figures, des si-
gnes ou des inscriptions. — Des investigations archéologiques qui se sont pra-
CHRONIQUE 12o
tiquées de nos jours dans l'île de Cuba et du type de quelques-unes des idoles
qui y ont été trouvées, peut-on déduire que celles-ci ont appartenu à d'autres
habitants que ceux que connut Colomb à son arrivée?
Suisse. — Parmi les facteurs qui ont contribué à redresser les idées qui
avaient cours au xviuc siècle sur l'origine et la valeur des différentes religions,
M. Littré en a signaié deux, la philosophie positive et la critique protestante.
« La philosophie positive, dit-il en propres termes, par l'organe de M. Comte,
est la première qui ait réagi vigoureusement contre les doctrines révolutionnaires
et antihistoriques relatives au domaine religieux de l'humanité. Tout à fait
indépendamment, mais dans le même sens, la critique protestante a rendu leur
véritable caraclère au judaïsme et au christianisme, et justement parce qu'elle
s'est tenue en dehors de la conception surnaturelle, elle leur a restitué leur gran-
deur et leur influence irremplaçable, comme partie de l'évolution des sociétés.»
Toutefois les facultés de théologie protestante, organes autorisés de la critique
religieuse, ont eu beaucoup de peine à comprendre que, après avoir ramené le
ludaïsme et le christianisme à leurs éléments naturels, il était nécessaire de les
mettre à leur rang dans l'ensemble du développement religieux des sociétés an-
ciennes et que, sans leur ôter la place d'honneur, ils ne devaient plus désor-
mais se présenter à l'état isolé, mais accompagnés d'un exposé sérieux et appro-
fondi des religions qu'ils ont côtoyées ou remplacées, et qui continuent de se
partager avec eux les hommages du monde contemporain. Parmi ceux qui ont
essayé de rompre avec cette routine nous devons citer particulièrement M. Aug.
Bouvier, professeur de théologie à l'Université de Genève. Dès 1868. ce savant
entreprenait de donnera ses élèves un cours sur l'histoire des religions, dont il
publie aujourd'hui les deux leçons initiale et terminale {Les Religions : 1° Les
religions et la société ; 2° Les religions et la religion. Paris, 1880). a Les deux
discours publiés dans ce fascicule, dit M. Bouvier, sont la leçon d'ouverture
et la leçon de clôture d'un cours surl'histoiredes religions, fait dans la faculté de
théologie de l'Académie de Genève durant l'année 1868-1869 et introduit alors
pour la première fois dans les programmes de cette Académie, quatre ans
avant que la loi qui l'a transformée en université ait doté la faculté des lettres
d'une chaire spéciale pour cet important enseignement. » Le savant et sym-
pathique professeur exprime la pensée que cette publication ne semblera pas
dépourvuede tout à-propos au momentoù l'histoire des religions vient d'obtenir
en France à la fois une chaire au Collège de France et un organe régulier dans
la Revice de V histoire des Religions. Il ne se trompe pas. Ceux qui liront cette bro-
chure y reconnaîtront une sérieuse étude des religions étrangères et un vif
désir d'impartialité. Peut-être, dans le tableau comparatif qu'il dresse du rôle
des différentes religions au point de vue social, M. Bouvier a-t-ille tort de juger
le christianisme tel qu'il voudrait quil fût tandis qu'il prend les autres religions
telles qu'elles ont été. Dans la seconde leçon, nous relevons entre autres les
déclarations suivantes, dignes de toute approbation : « Sortons définitivement
des sentiers frayés par la plupart des Églises et suivis par une apologétique
mal renseignée ou maladroite... Convaincus par l'examen des faits comme
par le bon sens que ce vaste assemblage de divinités, de mythes, de symboles,
126 BIBLIOGRAPHIE
de cultes et de pratiques n'est pas un chaos, un pêle-mêle confus et fortuit, mais
bien plutôt un organisme magnifique, comme toutes les grandes œuvres de
l'humanité, nous y cherchons un ordre, des rapports, des harmonies, une mar-
che régulière à travers les siècles, et nous y distinguons une évolution qui
recommence sur un point, lorsqu'elle s'est achevée sur un autre, un progrès
continu enfin. »
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A. Bolché-Leclercq, Histoire de la divination dans l'antiquité, vol. III. Paris,
Leroux, in-8. 10 fr.
L' Editeur-Gérant,
ERNEST LEROUX.
ANGERS, IMPRIMERIE BURDIN ET Cie, RUE fiARNIER, 4,
ESQUISSE SOMMAIRE
DE LA
MYTHOLOGIE SLAVE
État actuel des études de mythologie slave et leur difficulté. — I. Le Dieu su-
prême et le prétendu dualisme slave. — II. Divinités secondaires. — III. Les
Dieux des Slaves baltiques. — IV. Divinités subalternes. — V. Le culte et
les croyances. — VI. Bibliographie.
Les peuples slaves actuellement existants sont les Russes,
comprenant les Russes blancs etles Petits-Russiens, les Polonais,
les Tchèques, les Slovaques de Hongrie, les Wend.es de Lusace,
dernier débris des Slaves de l'Elbe ou Polabes qui ont disparu
pour faire place aux Allemands de Prusse, les Serbo-Croates,
les Slovènes etles Bulgares. Les Lithuaniens, parents très rap-
prochés des Slaves, ont cependant une individualité bien marquée
et ne figurent pas en général dans les ouvrages uniquement con-
sacrés à la race slave.
On divisait autrefois cette race en deux branches principales :
les Slaves occidentaux(Tchèques, Slovaques, Polonais, Wendes),
*) Ce travail, sous sa première forme, a été destiné à Y Encyclopédie des
sciences religieuses. L'auteur , en le complétant et en le remaniant pour la
Revue, s'est surtout appliqué à dégager dans un résumé clair et succinct ce que
l'on sait de certain sur la mythologie slave. Il a soigneusement proscrit les
hypothèses et s'est attaché aux textes positifs.
130 LOUIS LEGER
les Slaves orientaux (Russes, Serbo-Croates, Slovènes, Bulgares);
mais cette division, imaginée au début de notre siècle par Do-
brovsky *, est purement factice; elle ne répond pas à des phé-
nomènes organiques et ne saurait être admise en ce qui concerne
la mythologie. Elle constate un fait postérieur au christianisme,
la divergence qui s'est produite entre les peuples catholiques ou
occidentaux et les peuples orthodoxes ou orientaux. Cette diffé-
rence s'est établie du ixe au xic siècle. La division deDobrovsky
fut-elle exacte, on n'aurait pas ici à en tenir aucun compte.
D'autre part, on a été trop volontiers tenté de ramener à une
unité absolue despopulations dispersées sur d'immenses espaces,
de la Baltique à la mer Noire, du Danube au Volga. Les croyan-
ces et les rites des Slaves de Lusace ou de Serbie ne sauraient
sans imprudence, à défaut de documents positifs, être identifiés
avec ceux des Slaves de Novgorod ou de Kiev. Ce qui est vrai de
la Russie ne l'est pas ipso facto de la Bohême ou de la Croatie. La
plupart desmythographes slaves se sont, par suite d'un défaut de
critique ou d'un patriotisme exagéré, trop pressés d'établir des
rapprochements ou d'édifier des synthèses que rien ne justifie2.
Mieux vaut procéder modestement par analyse et se contenter de
signaler les éléments mythiques les plus certains, en indiquant
avec précision les peuples ouïes pays auxquels ils se rattachent,
sans prétendre tirer de conclusion générale pour des peuples ou
des pays fort éloignés les uns des autres, sans essayer de ratta-
cher les divinités, les rites ou les superstitions populaires à telle
ou telle théorie mythologique.
Si humble qu'elle soit, cette tâche est encore fort délicate. Un
mytho graphe fort distingué, M. Erben 3, écrivait en 1870 l'article
•) L'abbé Dobrovsky, né en 1753 en Hongrie, mort en 1829àBrunn, est con-
sidéré comme l'un des principaux rénovateurs de la philologie slave. Sa gram-
maire de la langue slavonne Institutiones linguse slavica dialecti veteris, a été
longtemps classique.
-) Voici pris au hasard un exemple de ces généralisations imprudentes. On
lit dans l'Encylopédie russe de M. Berezine : STRIBOG, Dieu des vents chez
les Slaves païens. Or, Stribog n'est mentionné que dansles textes russes et nulle
part ailleurs.
3) Naucny Slovnik, t. VIII, art. Slovane. Erben (Charles-Iaromir), né en
1811 à Miletin en Bohème, mort en 1870, a rédigé toute la partie mythologique
ESQUISSE SOMMAIRE DE LA MYTHOLOGIE SLAVE 131
Mythologie slave, pour l'encyclopédie tchèque publiée à Prague
par les soins de M. Rieger. Il s'exprimait ainsi : « La mythologie
slave est rime des branches les plus difficiles de le slavistique;
on a beaucoup écrit sur elle, mais, sauf quelques bons articles
sur les points isolés, on attend toujours un travail d'ensemble
définitif. » Quelques années plus tard, l'auteur d'un livre impor-
tant sur les origines slaves, M. Krek, professeur à l'université
de Gratz, écrivait : « En ce qui concerne la mythologie slave, les
résultats positifs obtenus jusqu'ici ne sont nullement en rapport
avec le travail dépensé. Personne ne se rend mieux compte de
cet état de choses que celui qui entreprend de jeter par-dessus
le bord tout ce qui ne lui paraît pas rigoureusement d'accord
avec les matériaux primitifs, tout ce qui appartient au chaos
des hypothèses contradictoires, basées le plus souvent sur l'ar-
bitraire ou sur Va priori*. » Ces paroles sont malheureusement
encore vraies aujourd'hui 2.
de l'Encyclopédie tchèque. Il méditait une grande mythologie slave dont sa mort
prématurée a empêché l'achèvement. Ses articles, soit dans cette encyclopédie,
soit dans la Revue du Musée de Prague, sont en général bien faits et utiles à
consulter.
J) Archiv fiir Slavische Philologie, ann. 1876, p. 134.
-) On trouve la même opinion exprimée à la fin de l'article Mythologie dans
la grande Encyclopédie russe publiée à Petersbourg en 16 volumes in-8, par
M. Berezine. {Rousky Entscklopeditchesky Slovar, 1873-1879.) Cet article, con-
sacré à la mythologie en général, se termine par cette mention un peu sèche:
«La mythologie slave attend encore une élaboration scientifique.» A ce propos il
est assez curieux d'observer la façon dont la mythologie slave est traitée chez
ceux des peuples slaves qui possèdent une encyclopédie. L'Encyclopédie russe
de M. Berezine lui consacre (à l'article Slaves) une page en tout! C'est peu si
l'on songe que le plus vaste répertoire concernant la matière, le livre de feu
Afanasiev (voir plus bas la Bibliographie)^ comprend pas moins de deux mille
pages in-8, L'Encyclopédie polonaise d'Orgelbrand publiée à Varsovie (6 vol.
in-8, année 1877 et suivantes) donne à l'article Slaves deux pages dépourvues de
toute critique et dans lesquelles les travaux d'Erben ne sont pas même men-
tionnée. Enfin dans l'Encyclopédie tchèque l'article d'Erben, le meilleur de tous
les résumés, comprend 3 pages (gr. in-8 àdeux colonnes); il n'est pas d'ailleurs
exempt d'erreurs: l'auteur a pris au sérieux des documents apocryphes et ne
s'est pas assez mis en garde contre les généralisations prématurées.
132 LOUIS LEGER
Comme toutes les religions ariennes , la mythologie slave
repose sur le culte des phénomènes et des forces de la nature, de
l'été et de l'hiver, du jour et de la nuit, de la vie et de la mort.
Les dieux supérieurs sont assez nombreux; plusieurs peuvent
être déterminés avec précision; d'autres sont encore douteux;
on n'est pas d'accord sur la manière de lire leurs noms, moins
encore sur leurs attributs. Nous ne pouvons dans cette esquisse
sommaire nous occuper que des premiers. Les Slaves païens ne
nous ont pas laissé de documents écrits ; ils n'ont pas eu de César
comme la Gaule, ou de Tacite comme la Germanie. Tout ce qu'on
sait de leur mythologie est dû à des indigènes chrétiens ou à des
étrangers qui, naturellement, ont dû obéir à certains préjugés ;
ils ne nous ont légué que des informations fragmentaires. Les
usages et les chants populaires ont naturellement été plus ou
moins altérés sous l'influence du christianisme.
Deux historiens étrangers, le byzantin Procope au vne siècle,
l'allemand ïïelmold au xne, affirment nettement que les Slaves
adoraient un dieu supérieur du ciel : « Ils admettent l'exis-
tence d'un dieu unique , producteur du tonnerre , maître de
tout, » dit Procope '. Le même historien fait remarquer qu'ils
ne connaissaient pas le destin (Eiixap^ivYj). Ce détail est con-
firmé par tout ce que nous savons de mythologie slave. Le té-
moignage de Procope paraît s'appliquer aux Slaves de la
Russie actuelle. Helmold dit des Slaves de l'Elbe (Polabes) :
« Parmi les nombreuses divinités auxquelles ils attribuent les
champs, les forêts, les tristesses et les plaisirs, ils n'hésitent pas
à reconnaître (?ichi diffitentur) un dieu qui réside dans le ciel et
commande aux autres. Ce dieu tout-puissant ne s'occupe que
des choses célestes. Les autres ont reçu de lui des fonctions
spéciales; ils sont originaires de son sang; chacun d'entre eux est
') De Bello goth., III, 14.
ESQUISSE SOMMAIRE DE LA. MYTHOLOGIE SLAVE 133
d'autant plus élevé qu'il est plus proche de ce dieu des dieux1.»
Il n'est pas aisé de déterminer dans quelles mesures les deux
écrivains grec et allemand se sont laissé influencer par les idées
chrétiennes ou païennes qu'ils devaient à leur éducation. Les
dieux slaves tels que nous les connaissons sont absolument étran-
gers à l'anthropomorphisme grec. Ils n'ont, sauf les exceptions
qui seront notées plus loin3, ni famille, ni généalogie.
Quel était le nom de la divinité suprême? Dans toutes les
langues slaves le nom de Dieu est Bog (primitivement bogû).
M. Miklosich explique ainsi ce mot : « Bogû, dit-il, est identique
avec le sanscrit bhaga, maître, proprement répartiteur. C'est là
une épithète de Dieu et le nom propre d'un dieu védique :
ancien persan baga, ancien bactrien bagha, Dieu; l'ancien indien
bhaga, signifie aussi bien-être, bonheur. Il n'est pas facile de
déterminer si c'est le premier ou le deuxième sens qui a servi de
point de départ au mot slave; les mots bogatû, riche, et ubogîi,
pauvre,, peuvent être cités à l'appui du deuxième sens. Comparez
la locution slovène : zlega boga vziva, maie se habet (mot à mot :
il jouit d'un mauvais bog). Tandis que l'allemand gottet le lithua-
nien devas n'ont que le sens théologique, le slave bog a aussi
dans les dérivés le sens de bien qui nous explique les mots sui-
vants : bogatû, riche en bien, abogû, qui n'a pas de bien, pauvre.
A ce sens se rattachent en petit-russien zbozje [frumentum) et en
wende de Lusace zbozo (forhma, pecus) 3. » M. Erben, dans
l'article que nous avons déjà cité, indique comme pouvant repré-
senter le nom slave de cette divinité supérieure le mot tchèque
Sveboh, ou Svojboh, qui veut dire celui qui est Dieu par lui-
même. Il faudrait savoir si ce mot, d'ailleurs peu usité4, ne repré-
sente pas tout simplement une idée chrétienne. On a également
cité le mot slovaque praboh , le dieu antérieur. Mais aucun
document, aucune tradition purement slave ne nous atteste, que
*) Chronic. Slavor., I, 84.
2) Svarog, Dajbog, Svarojitch.
3) Miklosich, Die christliche terminologie der Slawischen sprachen,
p. 35.
*) En ce qui me concerne je ne l'ai jamais rencontré.
]3i LOUIS LEGER
ie sache, d'une façon positive, cette croyance dans l'existence
d'un dieu suprême dont tous les autres dériveraient.
On a longtemps cru trouver à côté de ce dieu suprême, fort
douteux, une sorte de dualisme analogue à celui du parsisme.
On s'appuyait sur un témoignage d'Helmold relatif aux Slaves
baltiques (xne siècle) : « Les Slaves, dit-il, ont une étrange
coutume. Dans leurs festins ils font circuler une coupe sur
laquelle ils prononcent des paroles, je ne dirai pas de consécra-
tion, mais d'exécration, au nom de leurs dieux, à savoir du bon
et du méchant; ils professent que toute bonne fortune vient du
dieu bon, toute mauvaise du méchant; aussi en leur langue
appellent-ils le mauvais dieu Zcerneboh l. » Zcerneboh (Tcherny
Bog) veut dire le dieu noir. Il faut remarquer d'abord que ce
passage, en le supposant rigoureusement exact, s'applique uni-
quement aux Slaves baltiques, et qu'on n'a aucune raison de
l'appliquer à ceux de la Russie ou des contrées danubiennes.
De l'existence d'un dieu noir on a conclu par induction à celle
d'un dieu blanc. Cette hypothèse semblait confirmée par une
glose tchèque d'un ancien vocabulaire latin du moyen âge, la
Mater verborum : « Belboh 2 ydolum Baal. » Malheureusement
il a été récemment démontré que les gloses mythologiques
de la Mater Verborum sont apocryphes 3. Le dualisme slave du
J) Chronic. Slavor., I, 52.
2) C'est-à-dire Biely Bog, le dieu blanc.
3) Les gloses tchèques de la Mater Verborum ont été jusqu'ici citées comme
un document authentique et incontestable par toutes les personnes qui se sont
occupées de mythologie slave. M. Krek dans son Introduction critique les met
encore à contribution et déclare qu'il ne peut se décider à les considérer comme
une imposture. (Einleitung, p. 110 note 1.) Il faut pourtant bien s'y résigner.
Un érudit distingué, M. Patera, a publié en 1877 dans la Revue du Musée de
Prague trois articles (en tchèque) qui ne laissent aucun doute à ce sujet. Au début
de ce siècle, lors de la renaissance de la littérature et de la nationalité tchèques
il s'est produit en Bohème un certain nombre de publications apocryphes inspi-
rées par une forme de patriotisme assez bizarre. Il s'agissait pour le ou les faus-
saires d'accroître ou de vieillir les antiquités de leur nation, de faire accroire
qu'elle avait conservé de l'époque païenne des traditions qui s'étaient complè-
tement effacées ou qui peut-être n'ont jamais existé.
La Bibliothèque du M usée de Prague possède un ms. de la Mater Verborum, sorte
de dictionnaire latin compilé par Salomon III, évêque de Constance, qui paraît
dater du xuie siècle. Il est accompagné de gloses allemandes et tchèques. Une
partie de ces gloses sont authentiques ; les autres ont été ou falsifiées, ou fabri-
quées de toutes pièces au début du xixe siècle. M. Patera donne un catalogue
ESQUISSE SOMMAIRE DE LA MYTHOLOGIE SLAVE \ X)
dieu noir et du dieu blanc doit être considéré comme une in-
vention moderne et rejeté par la critique. Le dualisme tel qu'on
peut le constater dans l'ensemble de la mythologie slave, repré-
sente tout simplement la lutte des ténèbres et de la lumière qui
critique des gloses authentiques et des gloses apocryphes. Parmi les premières
figure un seul vocable mythologique. Poludnice «driades, deae sylvarum. » En
effet la poludnice (démon du midi) est encore aujourd'hui vivante dans les tra-
ditions populaires; elle était par conséquent connue au moyen âge. En revanche
touteslesautresglosesmythologiques sontfausses. Je les donnerai ici dans l'ordre
alphabétique afin de mettre une fois pour toutes le lecteur en garde contre les
citations tirées de la. Mater Verborum qui jouent un rôle important dans tous les
ouvrages concernant la mythologie slave.
Belboh (le dieu blanc), beel, baal, ydolum.
Besy (les démons), demonibus.
Bas (le diable), genius.
Devance letnicinai perunova dei (Dievana fille de Letna et de Peroun). Diana
Latone et Jovis filia.
Cette glose est une des plus audacieuses. Elle tendait à introduire dans le
mythe slave une divinité analogue à Diane fille d'une déesse Letna évidemment
identique à Latone et du dieu Peroun qui se trouvait ainsi identifié à Jupiter.
Or, la religion slave n'offre jusqu'ici aucune trace d'anthropomorphisme ; il
n'est jamais question des amours des dieux, moins encore de leurs mariages;
on voit toute la gravité de la supercherie.
Lada, Venus, dea libidinis, cytherea.
Liutice (La Furieuse), furia, dea infernalis.
Perun (Peroun), Jupiter.
Perunova, Jovis sororem. (Les dieux slaves n'ont pas plus de sœurs que d'é-
pouses.)
Prije (agréable) Aphrodis grece, latine Venus.
Radihost, vnuk krtov {Radihost petit fils de Krt, c'est-à-dire sans doute du
démon). Mercurius a mercibus et dictus. Cette glose avait pour but, 1° de faire
croire au culte de Radhost en Bohême. 2° de prêter à ce dieu imaginaire une
analogie jusqu'alors inconnue avec une divinité latine.
Svatovit, Ares, bellum. Il y avait primitivement dans le manuscrit: Ares bel-
lum nuncupatur. C'est avec nuncupatur que le faussaire a fabriqué Svatovit.
Dans deux autres endroits il a traduit Mars et Mavors par Svatovit.
Sytivrat, Saturnus. Le mot Sytivrat est fabriqué de façon à prêter matière à
des interprétations diverses. Jacob Grimm s'y est laissé prendre dans sa mytho-
logie allemande.
Stracec sylivratcv syn (Stracec fils de Sytivrat). Picus, Saturni filius. Straka
en tchèque veut dire pie.
Trihlav (à trois tètes), triceps, qui habet capita tria caprae. Les mythographes
n'ont pas manqué d'exploiter ces trois têtes de chèvres et en ont tiré une foule
de conclusions.
Vêles, Pan, imago hircina.
Ziva, (la vie). Dea frumenti, Ceres, S ira imperatrix. Ce mot a été fabriqué,
une fois avec le mot latin aiunt une autre fois avec le. mot sive.
Je n'ai donné dans cette liste que les noms des divinités, laissant de côté ceux
qui se rapportent au culte et qui sont assez nombreux. Tous les traités de my-
thologie slave ont été infectés par les citations de la Mater Verborum. Il était
indispensable que le lecteur fût prévenu une fois pour toutes. Il faut absolu-
ment renoncer à chercher en Bohême des divinités sur lesquelles on ne possède
que des textes apocryphes.
136 LOUIS LEGER
se retrouve chez tous les peuples indo-européens; il n'y a aucune
raison pour l'identifier à celui du zoroastrisme *.
Erben, qui a surtout contribué à défendre ce système, cite
à l'appui de sa thèse des légendes cosmogoniques où Dieu et le
diable jouent un rôle; mais il a négligé de déterminer jusqu'à
quel point ces légendes ont pu se former ou se modifier sous
l'influence du christianisme, du judaïsme ou du manichéisme 2.
Yu l'autorité qui s'attache au nom d'Erben, il n'est pas sans
intérêt de discuter ici une de ses idées favorites.
Dans un travail publié en 1866 dans la Revue du musée de Pra-
gue, Erben s'est efforcé de démontrer que « pendant la période
païenne, dans toute laSlavie de l'Oural à la mer Adriatique, règne
partout une même opinion sur la création du monde tiré du sable
de la mer, à la suite d'un conflit entre Dieu et le démon, entre le
dieu noir et le dieu blanc. » Erben cite à l'appui de cette thèse
un certain nombre de traditions populaires slaves, unenotamment
originaire delà Galicie. Dieu,avantla création du monde, navigue
sur l'eau et rencontre le démon. Le démon plonge au fond de
l'eau, ramène un grain de sable et ce grain devient la terre. 11
cite également des extraits d'anciens manuscrits slavons russes
dans lesquels on voit le démon Satanael plonger dans la mer sous
la forme d'un oiseau, en ramener du sable, etc.. . et créer le monde
de concert avec Dieu qui consent à en partager l'empire avec lui.
Pour Erben ces récits sont évidemment des traditions païennes
slaves. A l'époque où Erben écrivait ceci on n'avait pas encore
suffisamment étudié la littérature des livres slavons, dits apocry-
phes, c'est-à-dire des ouvrages qui reproduisent, — toujours
d'après des originaux grecs — , les légendes dont la Bible a été
de bonne heure embellie ou plutôt défigurée. Ces ouvrages sont
originaires de la Bulgarie et très probablement traduits du grec,
qui lui-même les emprunte à l'hébreu ou au persan.
*) Voy. Krek, Einleitung in die Slawische Literaturgeschichte, Graz, 1874,
liv. I, chap. 3.
2) Sous ce titre : une légende slave concernant la création du monde, Cza-
sopis Musea etc., année 1866, p. 35-45.
ESQUISSE SOMMAIRE DE LA MYTHOLOGIE SLAVE 137
Un savant orientaliste, M. Joseph Derenbourg, m'affirme que
la plupart de ces récits doivent être cherchés dans les Midraschim,
c'est-à-dire dans les gloses légendaires que l'imagination popu-
laire ajoutait au texte sacré. Malheureusement le texte des
Midraschim n'est encore aujourd'hui accessible qu'aux hébraï-
sants de profession. Les légendes sur lesquelles s'appuie Erben
seraient donc d'origine sémitique, chrétienne ou manichéenne,
mais nullement slave.
II
En ce qui concerne les divinités incontestables du panthéon
slave, nous ne trouvons de textes positifs que dans les chroni-
ques allemandes pour les Slaves baltiques, et dans les chroniques
russes pour les Slaves de Novgorod ou de Kiev. Pour la Pologne,
la Bohême, la Serbie, la Croatie, la Bulgarie, les documents
sérieux font défaut. On n'est pas autorisé à identifier, comme on
l'a fait trop souvent, la religion des Russes et celle de leurs
lointains congénères, les Slaves de l'Elbe ou du Danube.
Dans les chroniques russes Svarog est le dieu du ciel; il a
pour fils Dajbog, le dieu donnant ou bienfaisant1. Dajbog est
évidemment le soleil, fils du ciel, comme Apollon était fils de
Zeus. Nous savons que Dajbog eut sa statue à Kiev. Dans un
ancien poème russe, le Chant de l'expédition d'Igor, les Russes
sont appelés petits-fils de Dajbog; mais le texte de ce poème
est trop peu sûrement établi pour qu'on puisse l'invoquer
comme une autorité en matière mythologique 2.
Le feu, Ogonîi (Cf. Ignis, Ag?ii), est également fils du ciel.
« Désormais , dit un prédicateur chrétien du xne siècle,
Cyrille de Tourov, on n'appellera plus dieux les éléments, ni le
soleil, ni la lune. » Un dieu solaire, Svarojitch (fils de Svarog),
apparaît encore dans les gloses des chroniques russes, dans les
') Jagic, Archiv fur Slav. Philologie, t. V, liv. 1.
2) Le manuscrit unique a péri dans l'incendie de Moscou en 1812.
138 LOUIS LEGER
textes de Thietmar, de Bruno, peut-être dans la Knytlingasaga
Scandinave l.
A côté de' ces dieux célestes ou solaires, sur lesquels nous
n'avons que des données très sommaires, ilfaut citer en première
ligne Peroun, le dieu du tonnerre. Il semble répondre à ce
fabricateur de la foudre dont parle Procope. Son nom veut dire
le frappeur; il est évidemment apparenté au dieu lithuanien
Perkounas, également dieu du tonnerre. On sait que Peroun
avait une statue à Novgorod sur le lac Ilmen, et à Kiev. Cette
dernière était en bois ; elle avait une tête d'argent et une barbe
d'or. Elle tenait à la main une pierre à feu ; un feu de bois de
chêne brûlait sans cesse devant elle. On sacrifiait en son honneur
des animaux et même des victimes humaines. Peroun apparaît,
dans certains documents, comme le premier et presque le seul
dieu de la Russie. Ainsi dans les traités conclus au xe siècle entre
les Russes et les Grecs de Byzance, les Grecs ouïes Russes déjà
chrétiens jurent par le Dieu de l'Evangile, les Russes païens par
Peroun et Vêles, dieu des troupeaux. « Si quelqu'un du peuple
russe viole ce traité, qu'il périsse par ses propres armes, qu'il soit
maudit de Dieu ou de Peroun,» dit le texte du traité rapporté par
la Chronique de Nestor -. L'idole de Peroun à Kiev fut détruite
en 988 par ordre du prince Vladimir, quand il se convertit au
christianisme ; mais le dieu détrôné continua de vivre dans la
mythologie populaire sous le nom du prophète Elie (Ilia), qui est
resté le saint du tonnerre 3, et peut-être aussi dans le person-
nage légendaire d'Elie de Mouron (Ilia Mouromets) \ C'est Elie
qui produit la foudre en roulant dans les cieux sur un char de
feu.
') Jagic, Archiv, t. IV, p. 424.
2) Chronica Nestoris textumrussico-slavenium, edit. Miklosicfi, Vienne, 1866,
chap. XXVII. Une circonstance contribue peut-être à expliquer l'importance de
Peroun dans la vie religieuse des Russes. La plupart des chefs russes sont
alors des Varègues, c'est-à-dire des Scandinaves ; or, Peroun correspondait
précisément au Thor Scandinave. L'auteur de ce travail publiera prochainement
une traduction intégrale de la Chronique de Nestor.
3) Voir sur ce personnage M. Rambaud, La Russie épique. Paris, Maison-
neuve, 1876, p. 46 et suiv.
4)I1 est à remarquer que dans les traités ci-dessus mentionnés, tandis que
les Russes païens jurent par Peroun, les Russes chrétiens jurent par saint Elie.
ESQUISSE SOMMAIRE DE LA MYTHOLOGIE SLAVE 139
Un grand nombre de mythographes slaves ont essayé, en s'ap-
puyant soit sur le lexique,, soit sur les noms de lieu, de démon-
trer que le culte de Peroun s'étendait chez tous les peuples slaves
(Polonais, Tchèques, Slaves baltiques, Slaves du Sud). Il faut
se défier de ces généralisations hâtives qui ne s'appuient pas sur
des textes positifs, mais simplement sur des rencontres fortuites
de tel ou tel groupe de voyelles ou de consonnes '.
Citons encore parmi les dieux russes dont les noms sont
parvenus jusqu'à nous : Khors, dont les attributs sont difficiles
à déterminer, Volos ou Vêles, dieu des troupeaux, que nous
avons vu figurer à côté de Peroun dans le texte des traités
conclus avec les Grecs. M. Joseph Jireczek a essayé de dé-
montrer l'existence d'un dieu Vêles en Bohême 2. Dans les
textes qu'il cite le mot Vêles veut dire le diable, et il n'est pas
certain qu'on puisse l'identifier au dieu russe. En Russie, Yeles
a survécu à l'introduction du christianisme ; il est devenu saint
Biaise, patron des troupeaux \ Koupalo symbolisait le solstice
d'été; ilétaitle dieu des fruits delà terre; on lui offrait des fruits ï
on jetait des couronnes dans l'eau en son honneur; on allumait
des bûchers et l'on dansait autour; ces fêtes ont continué sous la
religion chrétienne ; saint Jean en est naturellement devenu le
héros. Iarylo (l'ardent, le bouillant), était le dieu de la généra-
tion, le dieu phallique par excellence.
Citons encore Stribog, dont le nom nous a été conservé par la
chronique de Nestor et par le poème d'Igor qui l'appelle aïeul des
vents. A Iarylo correspond Lada, (la Vénus slave dont le culte
n'est attesté que par des chansons ou des formulettes qui se
retrouvent avec diverses variantes chez presque tous les peuples
slaves; c'est la déesse du printemps et de l'amour.
f) J'ai eu le tort de les accepter dans mon livre Cyrille et Méthode, étude
historique sur la conversion des Slaves au christianisme, p. 26, 27.
-) Revue du Muséum tchèque, année 1875.
3) Krek, Arch. fur Slavo. Phil., lre année, p. 134 ss.
140 LOUIS LEGER
III
Le groupe slave chez lequel la religion païenne paraît avoir
atteint son plus haut développement est celui des Slaves de
l'Elbe ou de la Baltique. C'est le seul chez lequel on trouve des
temples et une caste sacerdotale. Les écrivains germaniques,
Helmold, Adam de Brème, les biographes d'Othon de Bamberg,
les sagas Scandinaves fournissent ici d'assez nombreux maté-
riaux. Le dieu principal paraît avoir été Svatovit ou mieux Svan-
tovit. Sur le témoignage d'Helmold, on l'a pendant longtemps
considéré comme le dieu de la sainte lumière. M. Krek1, traduit son
nom par souffle violent et en fait une divinité de l'atmosphère. Il
fait remarquer que ses prêtres devaient éviter de respirer dans son
temple pour ne pas souiller le sanctuaire par un souffle humain.
Le temple principal de Svantovit s'élevait dans la ville d'Arkona,
dans l'île alors slave de Rugen. Son idole était en bois; la main
droite tenait une corne, sans doute la corne à boire des peuples
du Nord; près d'elle étaient une selle et une bride de prodigieuse
dimension. Suivant la croyance populaire, le dieu chevauchait
toute la nuit sur un cheval blanc. Tous les matins le coursier
rentrait couvert, disait-on, de sueur et de poussière, et il était
soigné par les prêtres dont le plus ancien seul avait le droit de le
monter. A la fin de la moisson, une grande fête était célébrée
en l'honneur de Svantovit. On immolait des moutons devant le
temple, puis le grand prêtre s'avançait aux pieds de l'idole, pre-
nait la corne et regardait s'il y restait quelques gouttes du vin,
c'est-à-dire du liquide fermenté qu'on y avait versé l'année pré-
cédente. S'il en restait, le grand prêtre prédisait au peuple une
récolte abondante, la disette dans le cas contraire \ Le temple
d'Arkona était fort riche ; on lui offrait une grande partie du
*) Ouvrage cité, p. 105.
2) Saxo Grammaticus, ap. L. Léger, Cyrille et Méthode, étude historique
sur la conversion des Slaves au christianisme, p. 23.
ESQUISSE SOMMAIRE DE LA MYTHOLOGIE SLAVE 141
butin enlevé aux ennemis. Trois cents cavaliers étaient chargés
de le garder.
On a supposé que Svantovit avait été honoré jusque chez les
Tchèques de Bohême et de Moravie ; par exemple, on a prétendu
que, si la cathédrale de Prague était dédiée à saint Vit, c'est qu'elle
avait remplacé un temple païen consacré à Svantovit. C'est là
une hypothèse ingénieuse, mais ce n'est qu'une hypothèse.
A côté de Svantovit se place Triglav (le dieu aux trois têtes),
honoré chez les Slaves de Poméranie ; ses principaux sanctuaires
étaient à Stettin et à Volin1 (aujourd'hui Wollin dans l'île du
même nom). Sa triple tête était recouverte d'un triple diadème
d'où pendait un voile qui descendait jusqu'aux lèvres. Ses
trois visages indiquaient qu'il régnait sur le ciel, la terre et
les enfers. S'il se voilait les yeux, c'était, disaient ses prêtres,
pour ne pas voir les fautes des mortels. Un cheval noir lui était
consacré et de ses mouvements on tirait certains présages. On
rapporte à son culte des idoles à trois têtes qui ont été décou-
vertes en Misnie. On a cherché à retrouver cette divinité jusque
chez les Slaves de la Carniole, où s'élève le mont Triglav (le
Terglou de nos géographes). C'est tout simplement la montagne
à trois têtes. L'existence du dieu Radigost est attestée par Hel-
mold, Thitmar, Adam de Brème; il avait son temple principal
dans une ville portant son nom que les Allemands appellent Retra
ouRatara; ce temple, somptueusement décoré, renfermait les
statues des divinités slaves. Radigost était représenté sous l'ap-
parence d'un guerrier; un cheval lui était consacré; une mon-
tagne en Moravie, deux ou trois cités en Bohême, portent un
nom analogue à celui de Radigost; on a conclu de cette simili-
tude que son culte avait pénétré dans ces contrées. L'argument
est loin d'être irréfutable.
Notons encore Rugevitou Ranovit, dieu guerrier de File de Ru-
gen, qui était représenté avec sept visages sous un même crâne et
tenant sept glaives dans la main ; Iarovit, dont le nom rappelle
') Voir les Vies cVOthon de Bamberg. ap., Pertz, t. XIV.
142 LOUIS LEGER
celui du Iarylo russe ; c'était un dieu guerrier. Les Slaves balti-
ques, en lutte perpétuelle contre leurs voisins allemands ou Scan-
dinaves, avaient prêté à leurs dieux principaux un caractère
essentiellement belliqueux.
Ils adoraient en outre une foule innombrable d'idoles in-
connues : « Pénates et idola qiiibus singula oppida redundabant,
dit Helmold. » C'est sans doute par le contact avec les Germains
et les Scandinaves qu'il faut expliquer le développement du culte
public et la formation d'une caste sacerdotale chez les Slaves
baltiques. C'est là un phénomène qui ne se retrouve chez aucun
autre peuple slave.
IV
Arrivons aux divinités inférieures: elles sont fort nombreuses.
Procope en avait déjà signalé l'existence; beaucoup d'entre elles
ont survécu à l'introduction du christianisme et vivent encore
dans l'imagination populaire. Les plus connues sont les nymphes
ou dryades slaves, appelées chez les Serbes Vilas, chez les Russes
Rousalkas , chez les Bulgares, Jondas, Divas, ou Samodivas. Elles
mènent au clair de lune des rondes fantastiques, habitent les
bois, les rochers ou les eaux et se mêlent à la vie des hommes;
les Rojenitsasow Soujdenitsas président à la naissance et à la vie des
hommes; ce sont des espèces de fées ou de Parques. Morena est,
chez les Slaves occidentaux, la déesse de l'hiver et de la mort. En
Moravie, à l'approche du printemps, les jeunes gens vont, en
chantant des chansons, jeter à Feau le mannequin qui la repré-
sente. En Russie, le froid de l'hiver est symbolisé par un étrange
personnage, Kochtchei l'immortel, et par la Babalaga, une petite
vieille qui voyage dans un mortier, effaçant derrière elle avec un
balai les traces de son passage l.
Le foyer domestique (do?n) a pour [patron le génie appelé Do-
') Voy. Ralston, Russian Folktales, et L. Léger, le Monde slave, p. 294 et
Etudes slaves, p. 173-193.
ESQUISSE SOMMAIRE DE LA MYTIIOLOGIE SLAVE 143
?novoï;\csho\s(liesy), sont hantéspar \c&liec////s (esprits des bois)1,
les champs par la poloudnitsa* , qui correspond au démon du Midi
de l'Ecriture. Il n'est, surtout chez les Russes, aucun moment de
la vie, aucun phénomène de la nature qui n'ait sa divinité et qui
ne soit l'objet d'un culte traditionnel, combiné le plus souvent
avec les rites du culte officiel, par exemple en ce qui concerne les
fêtes de Noël, de Pâques ou de la Saint-Jean.
Parmi les croyances les plus populaires, l'une des plus répan-
dues dans toute la race est la croyance aux vampires. Le mot
«vampire, » d'ailleurs difficile à expliquer, est certainement d'o-
rigine slave 3. Un autre mot slave qui désigne le même être my-
thique, le vlukodlak (à poil de loup, loup-garou), a passé chez les
Turcs, chez les Grecs, les Albanais et les Roumains. Le vampire
est un mort qui sort la nuit de sa tombe et vient sucer le sang
des vivants endormis; il faut transpercer ou mutiler son cadavre
pour le réduire à l'impuissance.
Pour se concilier la faveur de leurs divinités, les Slaves avaient
recours à la prière et au sacrifice; le mot sacrifice, obiet, veut
dire promesse faite aux dieux. On brûlait des bœufs et des mou-
tons *, de préférence sur les collines et dans les bois où s'éle-
vaient les idoles; on offrait également les fruits des champs; les
sacrifices humains paraissent avoir été rares ; on les rencontre
cependant chez les Slaves baltiques et chez les Russes. Sauf
l'exception que nous avons signalée plus haut, l'exercice du culte
n'était pas confié à une classe spéciale de prêtres. Il appartenait
aux chefs de famille, de tribu ou au prince. Les temples des
') Ces noms (iiechy, domovoï) sont particuliers à la Russie, mais on rencon-
tre les mêmes personnages sous d'autres noms dans différents pays slaves.
-) Poldien, midi. Voyez plus haut, § III.
3) Polonais upior, russe upyr,
k) Procope, Helmold.
144 LOUIS LEGER
Slaves baltiques étaient d'une magnificence qui étonne les anna-
listes et les voyageurs '. Chez les autres Slaves, les seuls produits
connus de l'art religieux sont des idoles de bois ou de pierre. Les
principales fêtes de l'année avaient naturellement pour objet la
lutte delà lumière et de l'ombre, du printemps et de l'hiver, les
deux solstices. Le solstice d'hiver était célébré sous le nom de
kolenda\ ce mot, emprunté au latin calendae par l'intermédiaire
du grec y.aXàvor., passa chez les Slaves méridionaux et de chez
eux dans tous les dialectes slaves. Il s'emploie encore aujour-
d'hui *. La fête du solstice d'été s'appelait en Russie Koupaly (du
nom du dieu Koupalo). Un mythographe distingué, feu M. Ha-
nusch, a groupé toutes ces fêtes par ordre chronologique dans
son calendrier mythologique.
Les Slaves admettaient-ils uue autre vie? La croyance au vam-
pirisme dont nous avons parlé plus haut suffit à démontrer qu'ils
n'estimaient pas que tout fût fini après la mort. L'âme [doucha,
de la racine doit, souffler), était pour eux le souffle de la vie.
Elle avait la faculté de quitter le corps pendant le sommeil 3.
Quand elle en était séparée d'une manière définitive, elle revenait
volontiers aux lieux où il avait habité. La croyance dans la conti-
nuation de la vie après la mort semble attestée par les ustensiles
qu'on a trouvés dans les tombeaux. Le lieu où les âmes se ren-
daient définitivement après la mort s'appelait nav ou raj. Ce
dernier mot a désigné depuis le paradis chrétien; c'est un lieu
ensoleillé et verdoyant qui offre de vagues analogies avec les
champs Elysées. Il y a un mot slave, peklo (l'endroit où l'on cuit
dans la poix bouillante4), pour désigner l'enfer; mais l'idée qu'il
exprime paraît purement chrétienne.
Le défunt était enseveli le plus souvent sous le seuil de sa
maison. De vastes tumuli indiquent encore aujourd'hui des
sépultures communes. D'après les témoignages d'écrivains grecs,
J) Voir les textes cités clans mon Cyrille et Méthode, p. 17.
s) Miklosich., Die Christl. terminologie, sub voce.
3) Krek, op. cit., p. 117.
4) Sur ce mot voir Miklosich, op. cit.
ESQUISSE SOMMAIRE DE LÀ MYTHOLOGIE SLAVE 145
latins et arabes (l'empereur Maurice, saint Boniface, Ibn Dasta,
etc.), la femme accompagnait parfois son mari dans la mort. La
crémation était en usage chez un grand nombre de tribus ; chez
d'autres, les deux modes de sépulture étaient pratiqués simulta-
nément. On célébrait en l'honneur des morts une fête appelée
trizna ; elle consistait en jeux guerriers qui se terminaient par
un festin.
En somme, les croyances religieuses des Slaves païens les dis-
posaient, plus que tout autre peuple, à embrasser facilement le
christianisme. Ils n'avaient point, sauf l'exception que nous
avons notée chez les Slaves baltiques, de caste sacerdotale inté-
ressée à maintenir un culte auquel elle devait son prestige ; la
religion, purement domestique, n'était pas chez eux un moyen de
gouvernement. Leur esprit de tolérance était tel qu'on voit dans
les traités entre Grecs et Russes que nous avons cités plus haut
les dieux païens invoqués à côté du Dieu chrétien, comme ga-
rantie du serment prêté, et le temple de saint Élie s'élever non loin
de l'idole dePeroun. L'instinct d'imitation, qui est le propre de
leur race, les prédisposait à accepter sans lutte une religion supé-
rieure qui, en satisfaisant leur imagination leur apportait la
solution des problèmes que leurs mythes naïfs avaient essayé de
résoudre. Pour être le bienvenu, il suffisait au christianisme de
se présenter sous une forme désintéressée, sans aucune arrière-
pensée de conquête ou d'assimilation. Il pénétra facilement, sans
persécutions, sans luttes sanglantes chez les Tchèques, les Mo-
raves, les Polonais, les Russes, les Serbes, les Bulgares. Chez les
Slaves de l'Elbe il fut importé brutalement par des Allemands
rapaces et envahisseurs; il ne put réussira s'y implanter ; les
païens aimèrent mieux périr que de renoncer à leurs dieux et à
leurs temples. Les autres Slaves acceptèrent docilement les
apôtres que Rome ou Byzanceleur envoyait.
10
■J 46 LOUIS LEGER
VI
— On me -saura gré de terminer cette rapide esquisse par
une bibliographie. Je me garderai bien de remonter aux ou-
vrages les plus anciens qui sont absolument sans valeur aucune1,
je me contenterai de citer ici les ouvrages principaux et facile-
ment accessibles. Je dois d'ailleurs prévenir le lecteur qu'aucun
d'entre eux n'est complètement satisfaisant. J'estime que le seul
moyen d'arriver à établir la science du mythe slave ce serait de
publier un répertoire alphabétique renfermant, avec l'indication
destextes authentiques, la description précise de chaque divinité,
l'exposé de toutes les croyances, en balayant soigneusement le
terrain de tous rapprochements, de toute hypothèse et de toute
synthèse. Les ouvrages suivants consultés avec prudence pour-
raient servir de point de départ pour ce travail délicat :
1° HanuschjZ^e Wissenschaft des Slawische?iMythus, Lemberg,
1842 (ouvrage vieilli et dont les hypothèses trop hardies ont été
depuis désavouées en partie par leur auteur) ;
2° Schwenck, Die Mythologie der Slawen, Francfort-sur-le-
Mein, 18o3 (compilation sans critique, dangereuse à consulter,
précieuse cependant au point de vue de l'abondance des maté-
riaux) ;
3° Miklosich , Die christliche terminologie der Slawischen
Sprachen, Vienne, 1875 (intéressant au point de vue lexicogra-
phique);
4° Krek, Einleitung in die Slavische literaturgeschichte , Graz,
1874 (ouvrage excellent et qui renferme une trentaine de pages
très solides)2;
5° Archiv fur Slavische philologie, années 1876 et suivantes
(études de MM. Jagic, Krek, etc.);
') Par ex. celui de Kayssarow: Versuch einer slawischen Mythologie, publié
à Gœttingue en 1804 et analysé par Debrowsky dans Slavin (Prague 1808)i
-) Tenir compte de la note sur les gloses de la Mater Verborum.
ESQUISSE SOMMAIRE DE LA MYTHOLOGIE SLAVE 147
6° Ralston, Thesongsof thr russian people, Londres, 1872;
Du même auteur : The taies of the russian peuple, Londres,,
1873 (nombreux matériaux sur les croyances populaires des
Russes1).
7° Rambaud, La Russie épique, Paris, 1876 (même observa-
tion \)
8° Léger, Cyrille et Méthode, Elude historique sur la conversion
des Slaves au christianisme, Paris, 1868.
9° Afanasiev, Vues poétiques des Slaves sur la nature (en russe),
3 vol. in-8°, Moscou, 1865-1869. (Le plus vaste répertoire de
mythologie slave jusqu'ici existant; le consulter pour les faits
sans tenir compte des théories de l'auteur et de sa tendance à
généraliser. Vérifier les citations et l'authenticité des docu-
ments.)
10° Kotliarevsky, Les Rites funéraires des Slaves païens, Mos-
cou, 1868. (En russe, excellent ouvrage d'un slaviste distingué
dont la science déplorera longtemps la mort prématurée.)
11° En tchèque : Hanusch, Calendrier slave mythologique, ou
restes des rites slaves païens, Prague, 1860. (Utile répertoire.)
12° Erben, article Mythologie slave et articles sur les principales
divinités slaves dans Y Encyclopédie tchèque. (Naucny sloimik.
Prague, 1863-73.)
13° Du même : articles dans la Revue du Musée de Prague.
(Voir la table générale publiée en 1877.)
14° Jos, Jireczek, Etudes sur la mythologie tchèque. (Même
revue, année 1863.)
lo° Vocel, La Bohème préhistorique, Prague, 1868 3.
Le Manuel d'histoire des religions de M. Tiele est insuffisam-
ment renseigné en ce qui concerne la mythologie slave. L'auteur
n'a connu ni l'ouvrage allemand de M. Krek, ni les études
1) Voir ce que j'ai dit de ces deux ouvrages dans les deux volumes indiqués
ci-dessus.
2) Voir sur ce livre mon article dans la Revue critique, année 1876, n° 17, et
la réponse de l'auteur n° 2i.
3) Je laisse bien entendu de côté les innombrables recueils de chants, je;;x,
croyances populaires, dont la bibliographie suffirait à remplir plusieurs pag< s.
148 LOUIS LEGER
de YÂrchiv fur Slavische Philologie., qui lui eussent fourni des
matériaux plus solides que ceux dont il s'est servi.
L'ouvrage publié en 1874 à Paris par M. Verkovitch sous ce
titre : le Veda slave, doit, jusqu'à nouvel ordre, être considéré
comme une mystification '. Les histoires générales des pays
slaves, Palackypour la Bohème, Dudik pour la Moravie, Szujski
pour la Pologne, Soloviev, Bestoujev-Roumine pour la Russie,
renferment chacune un chapitre plus ou moins complet sur la
mythologie. J'ai laissé à dessein en dehors de cette esquisse le
mythe lithuanien qui paraît apparenté au mythe slave, mais qui
n'a encore été l'objet d'aucun travail vraiment critique. C'est un
terrain mal déblayé et sur lequel [il serait téméraire de s'aven-
turer.
Louis Léger.
*) Voir mes Nouvelles études slaves, p. 51-75.
HISTOIRE
BOUDDHISME DANS L'INDE
(premier article)
INTRODUCTION
Le bouddhisme est ou aspire à être une doctrine du salut. Son
but final est le môme que celui de toute philosophie s'efforçant
de découvrir et de réaliser le souverain bien, summum bonum.
C'est aussi ce que se proposent toutes les religions ; mais, tandis
que l'autorité d'un chef d'école n'est pas absolue et relève du
jugement indépendant de l'esprit, s'appliquant à la recherche de
la vérité, les systèmes religieux réclament une soumission sans
réserve aux déclarations d'une autorité supérieure, laquelle
révèle par des médiateurs sa volonté aux hommes. Si dans le
sein d'une école philosophique, l'autorité du fondateur devient
si prépondérante, que le jugement le cède à une obéissance
J) Nos lecteurs savent que l'éminent indianiste hollandais H. Kern a entre-
pris la publication d'une Histoire du bouddhisme dans l'Inde destinée à la
remarquable collection intitulée Les principales religions (Le vornaamste
godsdiensten). Cette œuvre, considérable à la fois par l'autorité de son auteur
et par ses dimensions, paraît par livraisons. Nous avons eu la bonne fortune de
pouvoir nous en assurer une traduction réduite, qui suivra régulièrement le
degré d'avancement de l'original et se réglera sur ses progrès. Ce travail, con-
fié à la plume exercée de M. Collins. le traducteur de l'Histoire comparée des
anciennes religions de l'Egypte et des peuples sémitiques de M. Tiele, est
soumis à la revision de M. Kern. (Red.)
iSO H. KERN
aveugle et que la voix delà froide raison se taise devant celle du
sentiment de gratitude et de la foi, la philosophie alors perd son
caractère propre et revêt celui d'une religion, ou du moins
quelques traits distinctifs delà religion. Très vraisemblablement
aussi, le maître dépouillera dans l'esprit de ses adhérents la
nature humaine, attendu que l'expérience nous apprend chaque
jour que l'infaillibilité est incompatible avec cette nature.
Alors même que des lèvres on confesse encore que le maître
vénéré est un homme infaillible, le sentiment intime se révolte
contre cette contradiction, et l'on en vient à attribuer à ce docteur
infaillible des attributs que ne possède ou ne saurait posséder
aucun homme. On rendra à cet homme des honneurs qu'on ne
rend qu'aux puissances supérieures, et on finira par l'adorer. En
d'autres termes, le maître devient pour ses disciples un dieu et
accomplit des choses que la tradition a coutume d'attribuer aux
initiateurs divins de l'humanité. Quel qu'ait pu être le point de
départ, lorsqu'on en est venu à donner des attributs surhumains
à un prédicateur et à lui rendre des honneurs divins, on est en
présence d'une religion où se retrouvent tous les éléments
essentiels de toute religion : la foi, la piété et l'obéissance.
Ces éléments constitutifs d'une religion se retrouvent dans le
bouddhisme, et nous pouvons, d'accord avec l'opinion générale,
le considérer comme une religion. Il ne s'ensuit pas nécessaire-
ment que son fondateur se soit proposé de donner une doctrine
du salut complète et entièrement nouvelle. Cette intention ne
résulte pas non plus du fait qu'il s'est élevé contre quelques
institutions ou quelques idées religieuses dominantes de son
temps. Le caractère de son enseignement diffère peu, en effet, des
croyances de ses contemporains et compatriotes, telles que nous
les trouvons, en particulier, dans les Oupanishads, et s'il a renié
l'autorité des Védas, de l'Ecriture sainte !, il n'a fait en cela
') Le terme d'Écriture sainte n'est pas ici complètement à sa place, car les
Védas ont été conservés par une tradition orale. Mais comme ce n'est pas la
forme dans laquelle elle se transmet d'âge en âge, qui constitue l'essence d'une
révélation religieuse, le nom d'Écriture sainte appliqué aux Védas ne suscitera
pas sans doute d'objections capitales.
HISTOIRE DU BOUDDHISME DANS L'iNDE 151
que ce que d'autres ontfait avant lui, d'une manière plus ou moins
semblable, en disant que les Védas ne suffisent pas à conduire
les hommes au salut. On était en général d'accord dans les
écoles des philosophes et des brahmanes, du moins dans celles
qui sous une forme ou sous une autre ne se résolvaient pas
en une sorte de nihilisme, que la plus haute félicité qui a tou-
jours été dans l'Inde, distinguée de la félicité céleste et placée
infiniment au-dessus de cette dernière, ne pouvait être atteinte
que par la méditation et par une complète pénétration dans
l'essence des choses. On ne croyait pas que tout le monde y pût
prétendre : elle était estimée hors de la portée des hommes
du commun. Le grand mérite du Bouddha fut, semble-t-il ,
de s'être élevé contre cet exclusivisme ou du moins d'avoir
exprimé d'une manière plus catégorique, plus formelle que
ses prédécesseurs, la conviction que tout homme , indépen-
damment de sa condition ou de l'instruction qu'il avait reçue,
pouvait et devait s'efforcer de conquérir le bien suprême. Son
opposition, si nous pouvons lui donner ce nom, consista, au
moins en partie, dans la vulgarisation des systèmes métaphysi-
ques des écoles.
Si nous voulons apprécier à sa juste valeur l'entreprise du
Bouddha, il nous faut, pour autant que les sources nous le per-
mettent, nous transporter dans le temps et dans le milieu où il a
vécu. Les principales de ces sources sont les Oupanishads et
quelques Brâhmana's, que l'on peut considérer comme des
expressions contemporaines de l'esprit indien.
Oupanishads, c'est-à-dire l'enseignement par lequel on est
initié à une doctrine, est le nom donné à des traités sur la
philosophie spéculative. Les Oupanishads forment, pour les
Hindous, une partie intégrante des monuments sacrés et, pour
cette raison, s'appellent aussi Vedânta's '. Les Brâhmana's com-
prennent dans leur sens le plus large les Oupanishads, mais,
dans un sens plus restreint, sont des réflexions et des raisonne-
*) Compris comme la conclusion, le but des Védas ou, à proprement parler,
ce qu'on pourrait en appeler la substance.
UJ2 H. KERN
ments sur des points d'ordre purement théologique et liturgique.
La critique européenne distingue les Oupanishads et les Brâh-
mana's des Védas proprement dits, des véritables textes sacrés,
et cette distinction est à certains égards légitime, attendu que
ces ouvrages méthaphysico-éthiques et théologïco-Kturgiques
sont d'une date bien moins ancienne que les antiques Sanhitâ's
des Mantra's, c'est-à-dire les recueils des hymnes qui composent
le texte védique.
L'Hindou pourrait répondre à la critique européenne que
l'Ancien Testament renferme aussi bien des livres de dates très
différentes, et qu'en tout cas, l'autorité de la partie spéculative
des écritures qui ont pour lui un caractère sacré, est aussi grande
que celle des hymnes composés pour les sacrifices, de ceux qui
célèbrent les louanges des dieux, des prières, etc., tandis que
l'influence des premiers sur la vie spirituelle a été et reste infi-
niment supérieure à celle des Mantra's.
Bien que les Oupanishads et les Brâhmana's appartiennent
incontestablement à une époque postérieure à celle des recueils
d'hymnes, la conception 'de la nature sur laquelle reposent les
spéculations métaphysiques, y est encore la même que dans les
temps antérieurs. Rien ne fait mieux ressortir l'étroite parenté
des idées dont sont pénétrés les Oupanishads, avec les anciennes
croyances qui ont donné naissance aux mythes, que les raison-
nements qu'ils renferment sur les principes de la vie dans la
nature et dans l'homme, Yâtman.
Uâtman, mot qu'il faut traduire par âme, esprit ou être en soi,
selon qu'il est opposé dans la pensée à corps, à matière ou à
monde extérieur, est le principe qui pénètre et anime tout ce
qui vit ou est regardé comme animé. Habituellement, il est
identifié à la lumière, quelquefois à l'air. Les deux idées revien-
nent au fond au même, car on considérait la lumière comme
une forme de l'air et tous deux comme des états différents d'un
même éther l. Yïàtman, l'étincelle de vie qui anime les dieux, les
*) L'enchaînement des termes est quelquefois le suivant : de l'Atman naît
l'éther, de l'éther l'air, de l'air le feu (êtincelant). Ici l'Atman est donc quelque
chose de plus subtil même que l'éther.
HISTOIRE DU BOUDDHISME DANS L'iNDE 153
hommes et tous les êtres vivants, est identique en substance à la
lumière que nous contemplons dans le soleil. Sans âtman, il n'y
a pas de personnalité et, par conséquent, tout ce qui possède un
âtman est un être personnel. C'est pourquoi les dieux, c'est-à-
dire les forces et les phénomènes do la nature personnifiés, sont
des êtres vivants, h'âtman est fréquemment aussi appelé
pourousha, une personne, un individu. On verra plus loin jus-
qu'à quel point cette assimilation est fondée.
h'âtman est aussi la conscience. Attendu que ce qui est la
conscience n'a pas en même temps une conscience, car ce qui
possède est différent de ce qui est possédé, et en outre, que
celui-là seulement qui a une conscience peut être conscient,
Y âtman en soi est inconscient. L'Hindou exprime ainsi cette
thèse : « L'âtman éclaire, mais ne luit pas pour soi-même. » Ce
qui est éclairé est, en premier lieu, dans l'homme l'intelligence,
instrument purement matériel qui ne peut agir qu'au contact de
Y âtman, de même qu'une chambre obscure ne peut donner des
images que sous l'action de la lumière. De l'intelligence procè-
dent le sentiment d'individualité, les impressions, la sensibilité
(le cœur), etc.
Bien que les Indiens reconnaissent en théorie que la con-
science en soi est inconsciente, ils ne laissent pas que de mettre
en oubli ce principe dans le cours de leurs raisonnements ,
ainsi que nous le verrons plus tard.
Il va de soi que du moment que l'on admet l'existence d'un
élément vivifiant, il doit exister une autre substance, qui est
vivifiée. C'est la matière. De même que déjà dans le Rig Yéda le
soleil est appelé Y âtman de tout ce qui se meut et de tout ce qui
est immobile, de même, par conséquent, que tout ce qui est
éveillé à la vie par la puissance créatrice du soleil, est autre
chose que le soleil, de même en chaque créature le principe vivi-
fiant doit être distingué de l'être vivifié. Aussi longtemps que l'on
considère l'esprit et la matière comme deux entités distinctes,
on reste dualiste. Aussi y a-t-il toujours eu des dualistes parmi
les philosophes de l'Inde et s'en trouve-t-il encore ; mais dans
n. KERN
les Oupanishads on discerne déjà clairement l'effort pour s'élever
à une conception purement moniste du monde. Deux routes se
présentaient pour échapper au dualisme : ou bien s'efforcer de
présenter la matière et l'esprit comme deux manifestations dis-
tinctes d'un même principe, de quelque nom qu'on veuille
appeler ce dernier, ou bien déclarer toutes les formes dépourvues
d'existence propre, les tenir pour de simples apparences et
reconnaître l'esprit seul comme réellement existant. La philoso-
phie postérieure du Yedânta a choisi cette dernière voie : elle
dénie, en effet, toute existence à la matière.
Il est évident que cette solution de l'énigme, donnée parle
Vedânta des âges postérieurs, repose sur un vain jeu de mots.
En effet l'apparence n'est pas la négation, mais une simple modi-
fication de l'être. Attendu que le développement scolastique du
Yedânta appartient à une époque relativement récente, nous pou-
vons ne pas nous en occuper ici, pour nous arrêter à l'examen
d'un docteur qui possède dans les Oupanishads et dans les
Brâhmana's une autorité que n'égale celle d'aucun de ses contem-
porains. Nous voulons parler de Yâjnavalkya.
Dans un entretien sur l'immortalité avec sa femme Magtreyî,
ce sage dit : « Comme un morceau de sel jeté dans de l'eau s'y
dissout, de telle sorte qu'on ne peut pas plus le retirer de l'eau
que s'il n'existait pas, et que partout où on voudrait le saisir il
s'échappe, ainsi le grand être qui est infini, sans limites et ren-
ferme en lui une multitude d'intelligences, nait des créatures
de ce monde et s'évanouit avec elles. Après la mort il n'y a plus
de conscience. » La signification de ces paroles est que le grand
être, Yâtman pénètre toute la nature comme si elle en était
imprégnée, de même que l'eau par le sel. Aussi longtemps que
le sel et l'eau sont mêlés, ils ne forment qu'un tout pour
nous : on ne peut les séparer, quoique par la pensée on puisse
les distinguer comme deux substances différentes. Chaque créa-
ture possède une partie de l'esprit, lequel, conçu comme un
tout, une somme, est infini; et cette partie ne diffère pas en
nature du tout, de même qu'une goutte d'eau salée a le même
HISTOIRE DU BOUDDHISME DANS L'iXDE l .").">
goût que. toute la masse. Avec la création, l'esprit, l'intelli-
gence, la conscience ' prend naissance; par la mort de lu
créature, c'est-à-dire la destruction de l'organisme , la cons-
cience, on pourrait dire la parcelle de conscience qui animait
cette créature, se confond do nouveau dans le tout. La. cons-
cience ne se perd donc pas en tant que force, mais, séparée
de la matière, ou de quelque nom qu'on veuille nommer ce
qui n'est pas l'esprit, elle n'a plus le sentiment de sa propre
existence. Nous avons déjà tâché de montrer pourquoi il en est
ainsi selon les principes fondamentaux de la doctrine indienne.
Yâjiïavalkya donne lui-môme, à une nouvelle question de sa
femme, une explication qui revient en substance à ce que nous
avons dit.
De ces paroles il résulte que, selon son sentiment, l'état d'être
conscient, la conscience en acte, a pour condition l'union avec
l'esprit, avec la conscience pure, avec quelque chose de distinct,
de différent de l'être personnel et conscient. Pourtant nous
n'avons pas le droit d'inférer de ces paroles qu'il regarde l'esprit
comme un produit des éléments matériels, ainsi que, par
exemple, les matérialistes indiens tiennent la pensée pour le
résultat d'une fermentation. Son système n'est pas purement
moniste. C'est ce qui résulte plus clairement encore de la
réponse que, dans une autre circonstance, il fit à cette question :
« En quoi consiste Yâtman. » « C'est, dit-il, ce qui, pareil à un
être individuel 2, se manifeste dans les profondeurs intimes du
cœur, comme une lumière. » Un peu plus loin il ajoute : « Ce
même âtman qui à la naissance du corps s'unit à lui comme
une intelligence qui en est inséparable et, par là, est soumis à
toute espèce de mal, est affranchi de tout mal lorsque l'esprit se
sépare du corps par la mort. » Ailleurs encore ce sage s'exprime
ainsi : « De même que la peau que le serpenta dépouillée, gît
abandonnée comme une chose morte auprès d'une fourmilière 3,
') C'est-à-dire la conscience envisagée comme cause de ce qu'un organisme
a conscience de soi-même, se connaît et se distingue de ce qui n'est pas lui.
-) Il y a dans le texte le mot pourousha, personne, individu.
3) Les serpents gîtent volontiers clans les fourmilières.
156 H. KERN
ainsi en est-il du cadavre. Alors le sage âtman, qui n'a plus ni
os, ni dépouille mortelle, est Brahma l même, l'infini même. »
On voit que Yâtman reçoit ici le nom de sage, en contradiction
avec ce que nous avons dit plus haut que l'esprit est la sagesse
et, par conséquent, ne possède pas la sagesse. Même, à supposer
qu'il soit ici question, comme le pensent quelques interprètes
indiens, de l'esprit d'une personne qui, en s'élevant à la sagesse
suprême, serait déjà entrée pendant sa vie en possession delà
suprême félicité, la contradiction n'en subsiste pas moins, parce
que même dans cette supposition, l'esprit ne saurait être consi-
déré que comme entièrement séparé de l'organisme.
La même confusion entre l'esprit comme source de l'inspira-
tion et la personne qui pense en vertu de l'inspiration, entre
la cause de la personnalité et l'être personnel, l'individu vi-
vant, se reproduit sans cesse dans les idées relatives à l'être
suprême. En lui-même, cet être est impersonnel, mais aus-
sitôt qu'il se révèle, il devient personnel et conscient. Or,
comme l'esprit se révélant ou se manifestant, par exemple dans
le soleil, et qui est regardé comme personnel et conscient, est
cependant le même que l'esprit en dehors de toute manifesta-
tion, les attributs de la personnalité sont reportés sur l'être primi-
tivement impersonnel inabstracto.
Cette contradiction que, ainsi que nous l'avons vu. Yâjïïaval-
kya n'a pas évitée, se rencontre plusieurs fois dans les Oupani-
shads et est même devenue le fondement de la doctrine de la
métempsycose ou des renaissances successives, doctrine qui
ne joue pas dans le bouddhisme un rôle moindre que dans les
autres sectes indiennes. Cette doctrine, telle que nous la trou-
i) Sous le nom de Brahma ou de Brahma suprême, l'Indien entend la rai-
son, la plus haute manifestation de la vie éternelle, Dieu. Ces deux dernières
idées ne sont pas étroitement unies l'une à l'autre chez les Indiens seulement.
On trouve aussi dans les Eglises chrétiennes des traces de l'identification de
Dieu et de la vie éternelle. Entre autres, on lit dans une confession de foi bas-
allemande, datant environ de l'an H00, ces remarquables paroles: «Je crois
qu'alors (c'est-à-dire dans la vie future) je recevrai une récompense proportion-
née à ce que je serai jugé être au dernier jour. Je crois à la vie éternelle, qui est
Dieu. » Ce credo est inséré dans les Monuments de Mullendorf et Scherer,
p. 245.
HISTOIRE DU BOUDDHISME DANS L'iN'DE 157
vous exposée dans les Oupanishads, revient en substance à
ceci:
Vâtman qui en soi est sans tache, comme la lumière du soleil
dans sa splendeur, est souillé par son contact avec la matière,
lorsqu'il s'unit à elle en entrant comme partie intégrante dans
un organisme. Il en reçoit du moins une couleur, comme la blan-
che lumière du jour dans le rouge, en apparence si beau, mais
trompeur du crépuscule. La séduction des sens est cause que,
perdant la blancheur immaculée de son existence native, il se
laisse entraîner à des actes en opposition avec sa propre nature,
dont il s'éloigne de plus en plus avec le temps. Le malheur et le
péché, — c'est tout un, — l'atteignent. Pour s'en affranchir, il
doit revenir à sa pureté première, il doit apprendre à se con-
naître lui-même, car la connaissance complète de sa propre
essence peut seule le dégager des liens funestes de la matière,
de l'existence corporelle. Par là seulement il peut participer au
salut. Aussi longtemps qu'il n'a pas atteint ce but suprême, ce
summum bonum, il est retenu dans les liens de la matière et
lorsque l'homme meurt, l'union de Vâtman avec le corps est, il
est vrai, dissoute, mais les conséquences en subsistent. Il n'a
plus la pureté immaculée qu'il doit avoir et, par conséquent, ne
peut pas revenir à son premier état. Après un temps plus ou
moins long, il s'unit de nouveau à un organisme, naît de nou-
veau et, suivant le bien ou le mal qu'il a fait dans son existence
antérieure, il renaît dans une situation meilleure ou pire que
dans sa première vie. Celui qui a été homme peut renaître comme
un être supérieur, s'il s'en est rendu digne ; mais il peut aussi
descendre dans l'échelle des créatures, par suite de ses péchés et
de ses crimes. Même alors que l'homme s'assure par ses mérites
un haut degré de bonheur et qu'il mérite le ciel, il ne saurait
s'en contenter. Car la félicité céleste même est bornée, devant
nécessairement être proportionnée à la somme des bonnes œuvres
accomplies par l'homme pendant sa vie. Et comme ces dernières
ne sauraient être innombrables et infinies, la félicité céleste ne
peut pas être éternelle, non plus que pour le méchant ne le sont
lo8 II. KERN
les peines de l'enfer. Du ciel comme de l'enfer, les âmes rentrent
dans le tourbillon de la vie, dans le sansâra, pour recommencer
une existence nouvelle et avoir de nouveau l'occasion de tendre
au salut éternel. La cause de la nécessité de ces naissances suc-
cessives est dans les œuvres (karma) des personnes mêmes; la
condition pour être d'une manière définitive affranchi de cette
nécessité est la connaissance complète de l'essence de Yâtman.
Le caractère insoutenable de cette doctrine, du moins si l'on
s'en tient aux principes fondamentaux des Indiens sur la nature
de Yâtman, est manifeste, Ce n'est pas, en effet, Fâtman qui agit,
mais l'individu dont il est l'élément vivifiant; l'esprit même,
suivant les déclarations expresses des Indiens, est et reste un
témoin passif des actions. Ce n'est que par suite d'un malentendu
qu'on peut lui attribuer une action bonne ou mauvaise. Qu'on
s'applique à prévenir ce malentendu, et la pureté de Yâtman ne
sera plus altérée qu'en apparence.
Pour montrer comment l'esprit reste toujours en réalité imma-
culé, les Indiens ont recours à la figure suivante : « De même
que le cristal dépourvu de couleur paraît se colorer en rose, au
contact d'une rose, et reprend toute sa limpidité lorsqu'on a
écarté la fleur, de même en est-il de l'esprit. La conséquence est
facile à tirer : il suffit pour rendre à l'esprit sa pureté native, qu'il
soit séparé de la matière. »
Il semble en effet, d'après les paroles que nous avons citées de
lui, que Yâjnavalkya se soit représenté les choses de telle sorte
qu'à la mort Yâtman soit affranchi de tout mal. Mais on ne peut
méconnaître qu'autre était l'opinion dominante.
Tandis qu'il déniait expressément àl'esprittoute conscience de
son existence après la mort, on trouve ailleurs des doutes expri-
més sur cette complète impersonnalité. Ainsi nous lisons dans
les Oupanishads : « Il y a doute sur l'état des hommes après leur
mort; quelques-uns prétendent qu'ils subsistent encore, d'autres,
au contraire, qu'ils ne subsistent plus . Je voudrais que vos leçons
me fixassent sur ce point. » La réponse est évasive, et l'on pour-
rait dire d'une manière générale que sur de semblables question?;
HISTOIRE DU BOUDDHISME DAMS L'iNDE 159
les philosophes indiens inclinent à répondre : « C'est ce que le
plus grand sage ne saurait dire. » Nous devons pourtant
ajouter qu'ils comparent l'état de l'esprit arrivé à la perfection
et complètement affranchi , au sommeil profond et salutaire
que ne trouble aucun song'e, et jamais à l'état de l'homme
éveillé.
Il peut paraître étrange qu'un dogme si peu enharmonie avec
les principes fondamentaux de lamétaphysique indienne soit par-
venu à trouver un tel accès auprès d'un peuple qui ne le cède
assurément à aucun autre en rigueur dialectique et en hardiesse
dépensée. Cet étonnement s'accroît lorsqu'on saitque la doctrine
de la métempsycose et le Karma ne reposent nullement sur l'au-
torité des anciens textes sacrés. Au contraire, on n'en trouve
aucune trace dans les Mantra's. Si cette doctrine existait déjà à
l'époque de la composition des hymnes, on n'a pas dû y attacher
alors une grande importance, et elle ne s'est développée que plus
tard.
Si nous osions risquer une explication de ce phénomène, nous
dirions que le sentiment de justice de l'Indien a trouvé une satis-
faction dans la pensée que l'homme lui-même est cause de son
bonheur ou de son malheur. Ce lui était une consolation en face
des calamités et des tristesses de la vie, que de pouvoir penser
que la meilleure partie de lui-même était élevée au-dessus de la
matière et qu'il dépendait de son seul elfort d'apprendre à
connaître, ou plutôt à reconnaître, cette meilleure partie, Les
exigences du sentiment l'ont emporté sur celles de la logi-
que.
Le but suprême de l'homme est l'aspiration au salut. Elle
dépend d'une connaissance complète de l'être propre de Yâtman.
Or, pour s'élever à cette connaissance, il faut une méditation
que rien ne vienne troubler, et la plus puissante tension de l'es-
prit qui se puisse imaginer. On ne sera capable de cet effort
qu'après s'être appliqué à dominer ses passions, à purifier son
cœur et à le soustraire à toutes les séductions du monde. C'est là
un puissant moyen pour préparer l'esprit à l'accomplissement de
160 HT. KEKN
sa tâche la plus haute : la connaissance du bien suprême et l'ob-
servation de la vertu.
L'observation de la vertu consiste dans l'accomplissement des
devoirs qui découlent des préceptes de la religion ou des insti-
tutions sociales. C'est pourquoi le mot dharma signifie aussi bien
droit, ordre, que vertu ou mérite. Par la nature même des choses
la dharma est prise tantôt dans un sens plus large, tantôt dans
un sens plus restreint, ettous les devoirs n'ont pas toujours pour
tous les hommes la même valeur. En vue de faire connaître
moins encore l'étendue que la nature même du devoir, nous
citons ici un passage des Oupanishads dans lequel le maître
exhorte son disciple :
«Ne dis que ce qui estvrai. Observe tes devoirs. Ne néglige pas
tes études et, lorsque tu auras payé à ton maître le prix convenu,
aie soin que la lignée de ta postérité ne soit pas interrompue1. Ne
néglige point tes devoirs envers les dieux et envers les esprits des
morts. Honore ta mère. Honore ton père. Honore ton maître. Ho-
nore dans ma conduite à moi, ton maître, ce qui est bon et non
ce qui ne l'est pas, et s'il y a d'autres docteurs qui me soient supé-
rieurs, accorde-leur aussi un rang plus élevé. Donne de bon cœur.
Ne donne jamais à contre-cœur. Donne avec modestie, avec mo-
ralité et discrétion. Donne avec intelligence et discernement. Lors-
que tu doutes de ce que tu dois faire et quelle conduite tu dois
tenir, agis comme en pareil cas le feraient les brahmanes intelli-
gents, instruits, capables, débonnaires et amis delà justice. »
Si nous ne trouvons pas dans cette citation un résumé systé-
matique de toutes les vertus, d'autres ouvrages nous fourniraient
facilement plus d'une classification des devoirs. Nous nous abs-
tenons de les citer pour ne pas sortir des limites que nous nous
sommes tracées. Ajoutons seulement que l'ordre des vertus prin-
cipales, non plus que leur nombre, n'est le même partout. La
véracité et la sincérité sont regardées comme les premières de
toutes les vertus; c'est pourquoi l'idée collective de vertu
J) Cela signifie : Marie-toi aussitôt tes études terminées, afin d'avoir de la
postérité et, si tu n'as pas d'enfants, adopte un fils.
HISTOIRE DU BOUDDHISME MANS l'iNDE 161
(dharma), est définie par lemot satyâdi, qui signifie véracité, etc.
Nous verrons plus loin comment les vertus sont classées dans le
bouddhisme.
La véritable école d'application de la vertu est lia société.
Mais, pour la spéculation, pour la réflexion calme, il faut avouer
qu'elle est loin d'offrir le milieu le plus favorable. L'expérience
ne tardera pas à apprendre à celui qui veut se vouer à une médi-
tation que rien ne trouble, afin de comprendre le bien suprême,
combien on est facilement distrait par les vains plaisirs et par
les innombrables misères de ce monde agité. Le plus zélé y sen-
tira fléchir son courage et renoncera à y poursuivre son effort
pour atteindre la perfection et la 'félicité éternelle. Et une fois
qu'il aura acquis la certitude que le monde lui oppose des obs-
tacles insurmontables à la réalisation de son idéal, que lui res-
tera-t-il à faire, sinon de renoncer au monde? Qu'il abandonne
tout ce qui lui est agréable, se sépare de tout ce qui lui est cher.
Qu'il quitte sa parenté, sa famille et ses amis; qu'il vive seul
comme un ermite ou un vagabond, sans maison, sans avoir,
sans parents, sans compagnons, dans le désert ou au milieu des
étrangers, auxquels il ne demande, dont il n'attend rien qu'une
aumône pour sustenter sa vie. Alors aucun soin ne le détour-
nera de sa méditation sérieuse sur les plus hautes questions qui
intéressent l'humanité ! Calme, en paix avec lui-même 'et avec
la nature qui l'entoure, déchargé du souci de savoir ce qu'il
mangera, ou ce qu'il boira ou ce dont il sera vêtu, il pourra
concentrer toutes ses facultés et tous ses efforts à atteindre par
une méditation continuelle le plus haut degré de la connaissance,
à comprendre la nature véritable de Yâtman, jusqu'à ce qu'il par-
vienne à la délivrance.
Une telle manière d'envisager la vie devait nécessairement
aboutir à un développement excessif du nombre des solitaires
et des moines. Cette existence à part est déjà extraordinairement
favorisée par le climat de l'Inde. D'un autre côté, il jva de soi
que dans l'Inde comme ailleurs, la généralité des habitants ne
pouvaient, ni ne voulaient embrasser la vie sanctifiée des ascètes
IV li
162 H. KERN
ou des moines. Abstraction faite du peu d'attrait que cette vie
devait avoir pour la majorité de la population, quelque véné-
ration, d'ailleurs, qu'elle témoignât aux pieux personnages qui
renonçaient au monde, l'organisation même de la société s'op-
posait à l'extension indéfinie de l'ascétisme philosophique. Il
n'y avait que ceux qui appartenaient aux trois castes supérieures
ou seigneuriales (âryas) qui reçussent une éducation leur permet-
tant de songer à atteindre le but suprême par la voie de la connais-
sance. L'étude des livres sacrés étaitregardée comme uneprépara-
tion indispensable à ceux qui voulaient s'appliquer à approfondir
l'essence de Xâtman et s'élever jusqu'au brahma. Bien que l'étude
des Véda's, avec toutes les cérémonies, les sacrifices etles pratiques
antérieures qui l'accompagnaient, fût en bien moindre honneur
au temps des Oupanishads que la doctrine ésotérique du brahma,
cette étude n'en était pas moins considérée comme une introduc-
tion obligatoire à une science supérieure. Or les membres de la
quatrième caste, les Çoudra's, étaient exclus de l'étude des Yéda's;
ils ne pouvaient donc recevoir la préparation nécessaire pour
poursuivre le salut dans cette vie. Ils devaient se contenter de la
félicité céleste, laquelle, par un fidèle accomplissement du
devoir, leur était accessible comme à tous les autres hommes.
Ce ne serait qu'après qu'il serait né de nouveau dans une condi-
tion supérieure, qu'il serait possible au Coudra de tendre au but
le plus élevé de la vie.
La théorie que nous venons de résumer, il importe de le
dire expressément, ne se rapporte qu'à la poursuite du salut par
la voie de la connaissance. Elle n'exclut nullement la possibilité
pour les hommes de toutes les classes, de tâcher de satisfaire les
besoins de leur âme en s'affiliant d'une manière effective, ou
simplement pour la forme, à une congrégation religieuse. Il sem-
ble qu'à l'époque où prit naissance le bouddhisme, ces commu-
nautés de moines ne fussent guère moins nombreuses qu'elles le
furent plus tard. Nous voyons au premier rang dans les anciens
ouvrages bouddhistes divers ordres de Jaina's, tels que les
Nirgrantha's, les Digambara's,etc.Il est rarement parlé d'ordres
HISTOIRE DU BOUDDHISME DANS L'iNDE 163
do brahmanes; le seul dont il soil fait expressément mention est
celui des Ajiwaka's qui adoraient Nârâyana.
Nous ne savons que peu de chose avec certitude sur l'organi-
sation de ces ordres religieux, ainsi que sur les éléments dont ils
se composaient. Nous n'ignorons pas, néanmoins, que quelques-
uns d'entre eux possédaient des couvents et furent des concur-
rents détestés pour l'ordre nouveau que fonda le Bouddha. On
peut en inférer que les jainas et les bouddhistes différaient peu,
du moins extérieurement; car il n'y a de concurrence possible
qu'entre ce qui se ressemble. Ajoutons que les Hindou's dési-
gnaient les deux sectes parle même nom, bien que n'ignorant
pas la différence qui existait entre elles. Les dernières recherches
ont établi que le fondateur du jainisme, secte subsistant encore
de nos jours, Yardhamâna, surnommé Jilâtapoutra et commu-
nément désigné sous le titre de Mahâvîra, c'est-à-dire le grand
héros, le grand homme, était contemporain du Bouddha '.
Le plus habituellement sans doute des membres de familles
brahmaniques étaient placés à la tête de ces communautés;
cependant ce n'était pas là une règle constante et, en aucun cas,
on ne peut faire un mérite ou un reproche à la caste des brah-
manes du développement du monachisme et de son extension à
toutes les classes de la société. L'impulsion doit être partie des
savants, et leurs idées, telles que nous les trouvons fréquem-
ment exprimées dans les Oupanishads, renferment la plus haute
et la plus noble expression de la conscience spirituelle et morale
des Indiens dans les temps qui précédèrent immédiatement la
naissance du bouddhisme. Un écrivain français ~ a donc caracté-
risé d'une manière exacte les Oupanishads dans le passage
suivant :
« Ce sont avant tout des exhortations à la vie spirituelle,
exhortations troubles et confuses, mais présentées parfois avec
') A proprement parler, Colebrooke avait déjà signalé le fait, mais sur des
données incomplètes. De nos jours H. Jacobi a donné dans sa préface au Kfil-
pasoûtra une démonstration plus complète que les fondateurs du jainisme et du
bouddhisme étaient contemporains.
-) A. Barth dans ses Religions de l'Inde.
164 H. KERN
une haute et saisissante émotion. Il semble que toute la vie
religieuse de l'époque, si absente de la littérature ritualiste, se
soit concentrée dans ces écrits. Le ton qui y domine,, surtout dans
l'allocution et dans le dialogue où il est parfois empreint d'une
singulière douceur, est celui de la prédication intime. Sous ce
rapport, rien dans la littérature des brahmanes ne ressemble à
un sùtra bouddhique comme certains passages des Upanishads,
avec cette différence toutefois que, pour l'élévation de la pensée
et du style, ces passages dépassent de beaucoup tout ce que nous
connaissons des sermons bouddhistes. »
La douceur de ton dont il est ici question est tout à fait en
harmonie avec l'esprit de douceur qui nous frappe si fréquem-
ment dans la morale de quelques sectes de l'Inde. Calme, endu-
rance, compassion, bienveillance, aménité, se sont là des senti-
ments qu'on trouve constamment exprimés dans les écrivains de
l'Inde, anciens etmodernes.Le soin anxieux dene fairedu mal à
aucune créature vivante, Yahinsâ est chez eux encore bien plus
commun et plus développé que chez les autres peuples. La
rigueur excessive de la loi pénale indienne offre un contraste
frappant avec cette mansuétude, non moins que la langue hau-
taine de la vertu chevaleresque et de l'honneur militaire, telle
qu'on la rencontre dans les poèmes héroïques.
Mais en dépit de toutes les contradictions qu'on retrouve d'ail-
leurs chez tous les peuples et à toutes les époques, on peut dire
que la douceur ou, si l'on préfère, une certaine mollesse de
sentiment est la note fondamentale de la morale indienne. Il est
pourtant plus facile de prétendre que de démontrer que ce soit
uniquement ou principalement par l'influence prépondérante des
brahmanes, que cet esprit a triomphé; car il ne faut pas oublier
que les savants ont eu une aussi grande part dans ]a réunion des
livres de la loi et des poèmes héroïques que dans celle des livres
philosophiques. Ils n'ont fait qu'exprimer ce qui a toujours existé
dans l'esprit du peuple indien, du moins dans les classes supé-
rieures. L'exemple du Bouddha,, qu'on prétend avoir été un Ksha-
tritja, suffirait donc à démontrer que la mansuétude et la douceur
niSTOIRE DU BOUDDHISME DANS L'INDE 165
à l'égard du prochain ne doivent pas être considérées comme
exclusivement propres aux brahmanes. Peut-être approcherait-
on davantage de la vérité en disant que la mansuétude et la fierté
étaient également propres à la classe des savants indiens et que
l'orgueil et l'esprit chevaleresque étaient développés par l'éduca-
tion chez les nobles, tandis que les classes moyennes et infé-
rieures se distinguaient par la douceur. On comprend que
l'exagération de ces qualités, qui les fait dégénérer en défauts,
doit être en raison directe des vertus qui y correspondent.
Après cette introduction, destinée à transporter le lecteur
dans l'atmosphère intellectuelle et morale au milieu de laquelle
la doctrine du Bouddha a pris naissance, nous abordons l'exposé
de la vie et des actions du grand ascète.
H. Kerx (de Leyde).
BULLETIN CRITIQUE
JUDAÏSME POST-BIBLIQUE
Deux publications périodiques consacrées au judaïsme doivent
se joindre à celles, nombreuses déjà, que j'ai indiquées dans
mon premier bulletin. Ce sont le Beik-Talmud, qui, sous la rédac-
tion de M. J. H.-Weiss, est entré dans sa seconde année, et la
Bévue des études juives, dont la publication a commencé Tannée
passée et à laquelle le rédacteur de cette Revue a souhaité la bien-
venue dès son apparition. Assurée de la collaboration des savants
juifs les plus éminents de la France, elle pouvait faire espérer
beaucoup à ses lecteurs; en effet ceux-ci ont pu trouver dans
les livraisons parues jusqu'ici mainte contribution d'importance
pour l'histoire du judaïsme. Il n'y a que fort peu de chose con-
cernant la religion. Toutefois, même pour celui qui étudie l'his-
toire des Juifs presque exclusivement au point de vue religieux,
l'une au moins des rubriques de cette publication offre une
grande utilité. On la doit à M. Isidore Loeb, qui a publié dans la
première année une bibliographie judéo-française, suivie, dans la
seconde année, d'une bibliographie aussi complète que possible
et d'une revue des périodiques, telles qu'on ne peut les attendre
que d'un savant des plus versés dans la littérature juive. En effet,
il donne une brève caractéristique de chaque ouvrage nouvelle-
ment paru.
BULLETIN DU JUDAÏSME POST-BIBLIQUE 167
Je me permets d'y renvoyer ceux qui désirent un aperçu com-
plet des nombreux livres qui traitent du judaïsme. Quanta moi,
qui ne saurais perfectionner le travail de M. Loeb, je me borne-
rai ici à énumérer les principaux ouvrages, sur quelques-uns
desquels seulement j'entrerai dans quelques détails, me bornant
pour cela presque exclusivement à ceux qui ont été envoyés pour
recension à cette Revue.
Avant tout, il faut rendre hommage au travail infatigable dont
les savants juifs donnent sans cesse les preuves. Fort considéra-
ble est surtout le nombre des anciens auteurs dont on a donné de
bonnes éditions critiques. C'est ainsi que le professeur S. Lan-
dauer a publié le Kitâb al Amânât wèl Iitigâdât de Saadia de
Fayum ' et que le Dr A. Harkavy a continué la publication des
Zikkarôn larishonim wegam laekheronîm -, en donnant cette fois
une livraison consacrée à des auteurs plus récents. Plusieurs des
Midrashim ont été publiés ; le Pesikta rabbati par M. Friedmann3,
le Lekach Tob ou Pesikta sutarta par S. Buber 4. Chaim M. Ho-
rowitz a commencé la publication d'une collection de petits
midrashim 3 et M. P. Perreau a combiné celle des commentaires
d'Emmanuel G. Salomo Romano 6.
Un commentaire sur les Proverbes, attribué à Abraham Ibn
Ezra \ a été pour les savants une cause de déception. En effet,
tandis que le commentaire sur les Proverbes que les bibles rab-
biniques renferment sous le nom d'Abraham Ibn Ezra n'est pas
de ce célèbre exégète, mais de Moïse Kimchi, on savait que le
premier a réellement écrit un commentaire sur le livre en ques-
tion. Or il existe dans la bibliothèque d'Oxford une interpréta-
tion des Proverbes, dont le titre, écrit de la même main que ce
qui suit, l'attribue positivement à Ibn Ezra. M. Driver a publié
!) Leyde. E. G. Brill.
2) Voy. le Bulletin précédent, p. 228.
3) Vienne, 1880.
*) Vol. I, Genèse-Exode; vol. II, Lévit.-Deut., Vilna, 1880.
s) Berlin. 1881.
°) Commento sopra i Salmi, Threni, Ester.
7) Oxford, 1880.
168 H. OORT
cet ouvrage ; mais, soit lui, soit le Dr Friedlander, auteur des
Essays on the writings of Abraham lbn Ezra l, croient que ce
commentaire n'est pas non plus celui d'Ibn Ezra. Cependant
M. Grùnwald croit à l'authenticité 2.
Une publication de forme aussi soignée que le fond en est
solide a paru sous le titre de // commenta di Sabbatai Donnolo
sul libro délia creazione, pubblicato per la prima volta nel testo
ebraico con note critiche e introduzione da David Castelli 3. Il faut
en parler avec quelque détail.
Il se manifeste dans la littérature juive deux courants distincts,
le courant halachiste et le courant hag-gadiste, représentés d'or-
dinaire chacun par des auteurs différents. L'halachiste demande :
Qu'ordonne le devoir ? L'haggadiste, de son côté : Qu'est-ce
qui est vrai ? Presque seules les recherches du premier ont eu
des résultats normatifs pour la communauté, caria liberté delà
pensée et de la spéculation est toujours restée fort grande en
Israël. Sans doute, on n'aurait pas toléré d'attaques contre cer-
taines vérités fondamentales, spécialement contre l'origine di-
vine de la Loi; mais, pourvu que l'on eût soin de respecter ces
quelques points réservés, l'on ne risquait guère de s'attirer des
désagréments de la part des autorités religieuses en publiant son
opinion, quelque hasardée quelle parût à maint lecteur, et quel-
que ardente contradiction qu'elle soulevât de la part d'autres
écrivains.
Aussi le judaïsme a-t-il abrité à presque toutes les époques
toutes sortes d'idées spéculatives sur la nature de Dieu, la créa-
tion, la destination de l'homme, l'origine du mal et la vie future,
qui s'accordent mal avec la notion de Dieu, simple, très relevée,
strictement transcendentale, dont la plus pure expression se trouve
dans le Deutéro-Isaïe, et que le judaïsme a acceptée et proclamée
comme le sommaire même de la vérité. D'un côté, le besoin de
*) 1877.
2) Voy. Jiid. Litt. Blat.
3) Publ. d. r. inst. di St. sup. prat. e di perfez. in Firenze Acad. Orient.
1880.
BULLETIN DU JUDAÏSME POST-BIBLIQUE 169
l'âme, qui veut sentir la présence de Dieu et de ce qui est divin,
d'un autre côté, celui de l'intelligence, qui s'efforce de comprendre
les relations de l'esprit avec la matière, ont fait naitre chez les
Juifs comme chez les chrétiens et les païens, en l'absence de prin-
cipes de saine philosophie et d'une connaissance suffisante des
vrais besoins de l'àme, toutes sortes de spéculations bizarres,
d'imaginations marquées au coin d'un symbolisme fantastique et
de théosophies aventureuses. La Cabbale est le fruit le plus mur
de ces rêves.
Après de longues disputes au sujet de la Cabbale, que quelques-
uns voulaient faire remonter à l'antiquité la plus reculée, les sa-
vants juifs sont tombés passablement d'accord. Le livre intitulé
Zohar, de Moïse de Léon, de la seconde moitié duxui6 siècle, de-
venu l'ouvrage classique par excellence pour les Cabbalistes
subséquents, prétend reproduire la doctrine de Simon ben Jo-
chai, qui vivait dans la première moitié du 11e siècle. Cela ne
prouve naturellement rien du tout. Le mot de Kabbala signifie
tradition, et tout ce qui fait partie de la doctrine spéculative se-
crète est donné comme doctrine transmise par la tradition depuis
les anciens temps, de la même manière que la Loi, avec tout ce
qui y a été ajouté, passe pour venir de Moïse. L'une des affirma-
tions n'est pas plus exacte que l'autre. Mais cela n'empêche pas
que les spéculations et que les conceptions mystiques, qui sont
comme la substance d'où la Cabbale s'est formée et nourrie dans
le cours des siècles, ne soient plus anciennes même que l'époque
des Tannaîm. On en trouve déjà des éléments dans les apoca-
lypses juives et la manière de philosopher de Philon va dans cette
direction. Il faut donc étudier la marche de ce développement,
si l'on veut comprendre la Cabbale.
Or, dans cette histoire, le Sepher Jezira, « le livre de la Créa-
tion, » joue un rôle important. Il se donne pour être du patriarche
Abraham; quelques-uns l'attribuent à R. Akiba (11e siècle) ; mais
la plupart des savants le considèrent comme ayant été écrit à la
fin du viie ou au commencement du vme siècle. Là se trouvent
plusieurs des éléments constitutifs du Zohar. Quelques détails
470 H. OORT
seront utiles pour faire connaître le caractère de cette spécu-
lation.
Le livre débute par cette thèse que le Dieu unique a créé le
monde en se servant des trente-deux moyens de la sagesse, c'est-
à-dire de dix Sephirôt et des vingt-deux lettres de l'alphabet. Les
savants se disputent au sujet des Sephirôt an Jezira. D'après Gas-
telli, ce sont l'esprit de Dieu, l'air, l'eau, le feu, la limite extrême
supérieure, la limite extrême inférieure, l'orient, le couchant, le
nord et le sud; donc l'esprit de Dieu, les trois éléments primor-
diaux et les six côtés de l'espace.
A cela se joignent les lettres. Nous pourrions nous étonner de
ce que l'on fasse des lettres de l'alphabet, si ce n'est des puis-
sances créatrices, du moins des moyens de création. Mais on
comprendra mieux que Ton ait pu avoir cette idée, si l'on réfléchit
que dans l'antiquité l'on ignorait ces vérités-ci, qu'un mot est un
signe conventionnel servant à exprimer une notion pour un groupe
limité d'hommes et pour un espace de temps limité aussi, notion
inintelligible au delà; que les lettres sont des moyens très impar-
faits de représenter pour autrui les sons dont les mots se compo-
sent; que mots et lettres ne durent qu'un temps. On voyait dans
le nom un attribut appartenant en propre à la chose ou à la per-
sonne dénommées. Maudire le nom de quelqu'un, c'était le mau-
dire lui-même. C'est pour cela que souvent l'on tenait caché le
vrai nom d'un dieu, d'un endroit, d'une personne, pour mettre
ceux-ci à l'abri des sortilèges d'ennemis puissants. Soit prononcé,
soit écrit, le mot qui renfermait une bénédiction ou une malédic-
tion était un agent très effectif de bonheur ou de malheur; le nom
de Dieu inscrit sur le poteau de la porte était en bénédiction à
la maison. Mais les mots n'étaient-ils pas formés de lettres, par-
fois de deux seulement? N'arrivail-il pas même que la lettre ini-
tiale suffit à désigner le mot entier? L'interversion de deux lettres
changeait entièrement la signification du mot et en changeait
donc le pouvoir. Donc les lettres étaient les symboles d'idées di-
vines, et c'est d'après les idées divines que le monde avait été
créé.
BULLETIN DU JUDAÏSME POST-BIBLIQUE 171
Les lettres principales étaient taleph, le mem et le shi?i, élé-
ments constitutifs des mots air, eau et feu. Ces trois lettres
unies pouvaient se ranger en six ordres différents, ams (pour
faciliter, je remplace falcp/cpsir un a), asm, etc. Ces six groupes
de lettres sont comme six sceaux dont le monde porte l'em-
preinte. Ams produit, dans le monde, l'air; dans l'année, la tem-
pérature modérée; dans le corps humain, le tronc; asm produit
les mêmes choses ; il y a cette différence quams les produit
pour autant qu'elles dépendent du principe masculin, et asm,
pour autant qu'elles dépendent du principe féminin ; mas et
msa produisent l'eau, le froid et le ventre ; sam et sma le
feu et le ciel, la chaleur, la tête. De la même manière, il est
traité en 720 combinaisons — ce ne sont que les principales, puis-
qu'il y en a 5,040 de possibles — des sept lettres du second rang,
c'est-à-dire de celles qui ont une double prononciation, b g dk
frt. Quant aux douze qui restent, on traite surtout des effets
qu'elles produisent chacune pour soi; elles sont les douze dia-
gonales entre les six dernières sephirôt, les signes du zodiaque,
les mois de l'année, etc., etc.
Ce « livre de la Création » est devenu le livre classique pour les
premiers siècles qui en suivirent l'apparition, et il a été com-
menté à plusieurs reprises. Il .en est résulté, surtout à cause de
l'influence acquise par quelques-uns des commentaires, que le
texte s'est corrompu; il s'y est glissé des adjonctions et des glo-
ses. C'est pour cela que l'on désire avoir des commentaires des
éditions exactes qui, entre autre utilité, aient celle d'aider à re-
constituer l'original.
De tous ces commentaires, l'un des plus célèbres est celui du
médecin Donnolo, né vers l'an 900. C'était un grand astronome,
ou plutôt astrologue, comme on peut s'en apercevoir par ses di-
gressions au sujet du Sepher Jezira. C'est son ouvrage que Castelli
a publié. Le titre en est probablement Chakhmani, « le sage. » Il
est composé de deux parties. Premièrement, une explication de
Genèse I, 26, « faisons des hommes à notre image, » où l'auteur
développe l'idée, qui lui a été suggérée par le Sepher Jezira,
172 H. OORT
que l'homme est un microcosme, et où il rapproche cette idée de
celle que l'homme porte en lui l'image de Dieu. Il s'efforce tant
qu'il peut de débarrasser la notion de Dieu des anthropomorphis-
mes qui abondent dans la littérature haggadique. Ce n'est pas
par sa conformation corporelle que l'homme est l'image de Dieu,
mais par ce qu'il a de spirituel dans sa nature. De même que Dieu
domine les phénomènes physiques, l'homme pieux le fait aussi, il
opère des miracles; de même que Dieu connaît le passé et le
futur, l'homme les connaît aussi; de même que Dieu nourrit tout
ce qui a vie, l'homme nourrit sa famille et ses dépendants ; de
même que Dieu a créé le monde, l'homme en fait autant en se-
mant, en plantant, en bâtissant; l'âme humaine est invisible de
même que Dieu; de même que Dieu pénètre l'avenir, l'homme
le fait aussi, surtout par ses songes; la pensée de l'homme est
insondable de même que Dieu est insondable. L'homme diffère
de Dieu, non seulement en ce qu'il n'a rien de toutes ces choses
par lui-même, et que c'est Dieu qui les lui a données, mais en-
core à deux points de vue ; Dieu ne connaît pas la lutte entre les
bons et les mauvais désirs et il ne ment pas.
La seconde partie de l'ouvrage est une interprétation du Jezira.
C'est ici que Donnolo trouve à chaque pas l'occasion de faire
part au lecteur de sa science astrologique, lui enseignant quelle
influence sur les dispositions des individus exercent les astres
sous lesquels ils sont nés. Il s'étend sur ces questions surtout à
la fin de ce qui concerne les sept lettres du second rang.
Il est assez naturel que, dans une « conclusion » mise par lui
à la fin de son introduction, Castelli soulève, pour y répondre,
l'objection que l'on pourrait faire à son travail, qu'il ne valait pas
la peine d'éditer un livre contenant plus d'extravagances que
de vérités. Il va sans dire, en effet, que l'intérêt de cette publica-
tion est exclusivement historique, et que l'utilité s'en trouve
uniquement dans le jour qu'elle répand sur l'histoire de l'astro-
logie et de la Cabbale.
La manière dont Castelli s'est acquitté de sa tâche est digne
de la considération qu'il a acquise par ses travaux antérieurs.
BULLETIN DU JUDAÏSME POST-BIBLIQUE 1 73
Le commentaire lui-même, 86 pages avec appareil critique,
magnifiquement imprimé , est donné avec les variantes de
tous les manuscrits et de toutes les éditions partielles que l'au-
teur a pu se procurer ; il a évidemment consacré beaucoup de
soin à cette partie de son travail. L'introduction, de 72 pages,
traite avec clarté et méthode, premièrement, de l'étude de la
Cabbale en général, puis de Donnolo et de la publication de son
commentaire, ensuite de l'âge du Jezira, pour donner enfin,
dans le Capitolo IV, une analyse du Jezira, dans le C. V, une
analyse de la première partie du livre de Donnolo, et, dans le C.
VI, une analyse de la seconde partie.
L'auteur est impartial dans ses jugements. Il se met au point
de vue purement scientifique, auquel, sans préférence a priori
pour une réponse déterminée d'avance, on cherche à résoudre
la question : Quelle place faut-il assigner entre la Bible et la
Cabbale, dans l'histoire de la spéculation mystique juive, à ce
« livre de la Création? » Son argumentation ace caractère lumi-
neux qui inspire de la confiance même au sujet des affirmations
que sans doute le plus grand nombre des lecteurs ne sont pas en
état de contrôler.
Le dernier ouvrage rentrant dans cette catégorie qui ait été
publié est Der Pentateuch, Commentar der R. Samuel ben
Meir ', édité par le Dr D. Rosin.
Outre ces éditions, et quelques autres encore, d'anciens
auteurs, il a paru beaucoup de livres traitant synthétiquement
tantôt de l'une, tantôt de l'autre partie de la religion juive. Je
mentionnerai simplement Die Spuren Al Batlajusîs in der jiidi-
schen Religiojisphilosophie -, par le professeur D. Kaufmann, au-
teur de la Geschichte der Attributenlehre5; Singer, Onkelos wid das
Verhœltniss seines Targwns zur Halacha\
C'est plutôt au christianisme qu'au judaïsme que se rapporte
un opuscule dû à la plume d'un jeune savant dont on peut beau-
1) Breslau, 1881.
2) 1880.
3) 1877.
*) Francfort-sur-le-Mein, 1881.
1/4 II. OORT
coup se promettre pour l'étude du judaïsme de langue grecque,
M. Jean Réville , fils de l'éminent professeur au Collège de
France. Je veux parler d'une thèse intitulée La doctrine du
Logos dans le quatrième évangile et dans les œuvres de Philon1.
Quoiqu'elle ait pour but de jeter du jour sur l'évangile johan-
nique plutôt que sur Philon, nous la signalons ici, surtout parce
qu'elle fait suite à une autre thèse, soutenue par l'auteur pour
obtenir le baccalauréat en théologie, de même que la seconde a
été faite en vue de la licence. La première avait pour titre Le
Logos d'après Philon d Alexandrie* . Mais nous mentionnons aussi
cet écrit, parce que l'étude de la naissance et de la croissance du
christianisme ne peut qu'être utile à la connaissance du judaïsme,
puisque c'est de ce dernier que le christianisme est sorti.
Cette thèse est solidement travaillée. A mon avis, Fauteur a
suivi une excellente méthode dans la comparaison de ses deux
auteurs. Il n'a garde, pour peu qu'il découvre chez Philon et
chez Jean quelques expressions et quelques idées communes aux
deux, de les rapprocher comme s'il fallait aussitôt en conclure à
un emprunt fait par l'un à l'autre; et, réciproquement, il croirait
trop se hâter, lorsque quelque idée n'est pas exprimée par l'un
des deux auteurs, d'en conclure que celui-ci l'a rejetée. Il ne
suffit pas que Philon n'affirme pas nettement l'incarnation du
Logos, pour en déduire que cette doctrine ne pouvait pas trouver
place dans son système. Voici comment M. Réville s'y est pris.
Il a commencé par établir les relations dans lesquelles le Logos
se trouve, soit dans Philon, soit dans le quatrième évangile, et
par fixer ainsi sous ses différents aspects la notion du Logos chez
chacun des deux; ces idées une fois bien définies, il les a com-
parées entre elles et enfin il a cherché dans la différence des cir-
constances où vivaient les auteurs l'explication des différences
entre leurs conceptions.
La conclusion à laquelle il arrive, et dont il me semble qu'il
sera difficile de contester la justesse, est que tous deux ont
') Saint-Denis et Paris, 1881.
-) Genève, 1877.
BULLETIN DU JUDAÏSME POST-BIBLIQUE 17.')
emprunté leur notion du Logos à une même atmosphère intel-
lectuelle et qu'une même conception des rapports de Dieu avec
le monde des hommes est à la base de leur spéculation à tous
deux; mais, en même temps, l'évangile a subi l'influence d'un
facteur très puissant, qui n'a pas agi sur Philon ; ce sont les tra-
ditions synoptiques et pauliniennes. D'après l'évangile, le Logos
s'est fait homme et est mort pour sauver le monde, dans la
mesure dans laquelle le monde est capable de salut.
Si la philosophie de Philon présente un amalgame fort peu
homogène de notions platoniciennes et stoïciennes avec les
croyances juives, l'adjonction de l'élément chrétien dans le
quatrième évangile n'est pas de nature à y rétablir la consé-
quence. Bien au contraire, et M. Réville met très bien en lumière
le caractère hétérogène des nombreux éléments qui forment le
tissu du quatrième évangile, et en particulier combien la notion
du Logos s'accommode mal de l'importance donnée à la mort du
Christ.
A ce qu'il me semble, M. Réville s'est acquitté de sa tâche d'une
manière distinguée ; pourtant, dans sa conclusion, il a avancé
quelque chose de plus, je ne dirai pas que ce qu'il peut prou-
ver, mais que ce qu'il avait prouvé. En effet, après avoir
tiré les conséquences qui découlent de la comparaison qu'il
a instituée, il poursuit : « En présence de ces résultats acquis
après un sérieux examen des textes évangéliques, est-il besoin
d'aller chercher ailleurs que dans l'action combinée de la
philosophie judéo-alexandrine, modifiée par son évolution
interne, et des traditions synoptique et paulinienne, les élé-
ments constitutifs du quatrième évangile ? Faut-il rechercher
jusque dans le gnosticisme des analogiesbeaucoupmoinsintimes
et moins nombreuses pour établir un rapport de parenté direct
entre notre évangile et le mouvement gnostique ? » Après quoi
il consacre quatre pages à établir la différence entre les idées
de Valentinus et celles de Jean. C'est naturellement superficiel.
Quant à la conclusion, elle est logiquement inexacte. « Jean
est le produit d'une fusion de Philon cl du christianisme, — c'est
176 H. OORT
à cela qu'elle revient, — donc il est inutile de chercher dans le
gnosticisme la source des idées johanniques. » Mais s'il se trou-
vait que le gnosticisme fut un fruit d'idées judéo-helléniques/pro-
fondément modifiées par le parsisme ou par quelque autre in-
fluence, deviendrait-il absurdede supposer que ce fut de ce côté-là
que le quatrième évangéliste aurait pu tirer sa philosophie ? En
d'autres termes, quelque dissemblance qu'il y ait entre Jean et
Valentinus, est-il impossible qu'ils soient fils d'une même mère?
Je n'ai pas le moins du monde l'intention de soutenir cette
thèse; je n'ai pas même les moyens d'en juger le bien ou mal
fondé en fait; mais je dis qu'elle n'est point absurde et que
M. Réville n'a pas le droit de la repousser a priori. Il aurait dû
se contenter d'avoir établi dans quelle mesure Jean etPhilon sont
d'accord, en attendant que quelqu'un d'autre peut-être parvînt à
trouver une meilleure explication de l'origine des idées johanni-
ques que celle qui les faisait dériver de Philon.
Tant que personne n'aura fait cela, il faudra s'en tenir aux
résultats obtenus par M. Réville, ou, ce qui sera plus utile,
étudier la question, en prenant pour fil conducteur sa thèse claire
et méthodique. On ne la refermera pas sans avoir beaucoup
appris .
Plus en tout cas qu'en lisant S.Sch.Simchowitz, Der Positivis-
mus im Mosaismus, erlseutert imd entwickelt anf Grimd der alten
xind mittelalterlichen philosophischen Litcratur der HebrxerK. Le
titre déjà suffit à révéler la grosse faute de méthode commise par
l'auteur. En effet, non seulement lespenseursjuifsdumoyen âge,
mais encore, quoique dans une beaucoup moindre mesure, déjà
les scribes dont le Talmud a conservé les paroles, ont eu connais-
sance de systèmes, pour le moins d'idées philosophiques, dont les
écrivains bibliques n'avaient jamais entendu parler et n'avaient
jamais fait l'objet de leurs réflexions. Quiconque s'appuie sur les
opinions des derniers venus pour interpréter les paroles des
anciens, y introduit nécessairement toutes sortes de choses que
«) Vienne, 1880 (xxiv et 208 pages).
r.i 1.1.1:1 1.\ DU JUDAÏSME POST-BIBLIfcl E 177
les anciens n'avaient aucunement dans la pensée. L'auteur dé-
couvre dans le mosaïsme une doctrine positive sur le monde,
l'esprit et la vie, conforme aux résultats atteints par un grand
nombre de penseurs même modernes, et découlant d'observations
exactes et de déductions logiques rigides. Il accorde que dans la
Loi et les prophètes, même d'ordinaire dans le Talmud, la vérité
est encore enveloppée de voiles; mais Moïse et ses disciplesn'en
ont pas moins perçu que la matière est éternelle, que le monde
en a été tiré selon le plan de Dieu par des moyens naturels,, etc.
On ne réfute pas de semblables thèses, et Tonne peut que regret-
ter que l'auteur ait consacré son application peu commune et son
érudition à développer une erreur si manifeste. Je ne signalerai
qu'un seul point. L'auteur se figure honorer Moïse, les prophètes
et les talmudistes en faisant d'eux des penseurs si éminents. En
réalité, il les amoindrit. Penser selon toutes les règles de la logi-
que n'est pas ce que l'homme peut faire de plus admirable. Si
les conducteurs d'Israël, conduits par leur sentiment moral, ont
réussi à saisir une vérité, ils sont plus grands que si leur con-
duite a été le résultat d'un raisonnement philosophique. Ainsi,
l'auteur prétend que, soit dans la Loi, soit dans le Talmud, la dé-
fense de faire souffrir l'es animaux est un fruit de la psychologie
et de la philosophie morale du mosaïsme. Mais, en réalité, les
prescriptions qui sont relatives à ce point sont une preuve de la
mansuétude, de l'esprit d'humanité des législateurs Israélites et
juifs, qui ont manifesté les mêmes dispositions dans leur amour
de la paix et dans leur pitié des indigents. La gloire d'Israël est
bien mince si elle ne peut pas se maintenir sur ce terrain-là.
Tout autre est le jugement qu'il faudra porter sur le solide
ouvrage intitulé System der altsynagogalen palœsti?iischen
Théologie, mis Targitm, Midrasch and Talmud, dargestellt von
Dr F. "Weber, Pfarrer in Polsingen, Mittelfranken. Nach des
Yerfassers Tode herausgegeben von Franz Delilzsch und Georg
Schnedermann. Leipzig, 1880 (xxxiv et 400 pages).
Voilà un livre qui mérite d'être chaudement recommandé. On
verra que la méthode suivie par l'auteur dans l'ordonnance des
12
478 H. OORT
matières soulève de graves objections, de sorte que l'ouvrage
est loin de répondre à l'idéal que nous pourrions concevoir d'un
traité sur cette matière. Gela n'empêche pas que ce soit le meil-
leur existant qui en traite et que le contenu n'en soit très
intéressant. Pendant vingt ans, c'est la préface qui nous l'ap-
prend, le Dr Weber, « pressé d'un amour paulinien pour le
peuple juif, » s'est absorbé dans l'étude du Targum, du Talmud
et du Midrash. On voit par son livre qu'il lisait la plume à la
main, prenant note sur note, extrait sur extrait, et qu'il a
ensuite groupé ses notes sous diverses rubriques.
De là est sorti l'ouvrage, dont l'introduction traite des sources
d'où il est tiré, après quoi vient une première partie intitulée
Principienlehre et traitant (I) du nomisme, comme principe
dominant du judaïsme. Ici il expose, 1° comment la Loi a été
intronisée sous Esdras; 2° qu'elle est la révélation de Dieu et,
3° que le légalisme forme le caractère de la religion, de sorte,
4°que Dieu est en communion, sur la base de laLoi, uniquement
avec Israël ; 5° qu'Israël est au milieu des païens le peuple de la
Loi et 6° que c'est par là que se mesure ce que vaut religieuse-
ment, ou ne vaut pas, le monde païen et quelle est sa destina-
tion. Ensuite l'auteur traite (II) du principe formel du nomisme,
c'est-à-dire : 1° de l'Ecriture; 2° de la tradition orale; 3° des
méthodes suivies par les docteurs de la Loi pour déduire de
l'Ecriture diverses propositions, et 4° de l'autorité des rabbins.
Dans la seconde partie, l'auteur s'occupe des dogmes spé-
ciaux sous quatre rubriques : I, la théologie; II, la cosmologie et
l'anthropologie ; III, la sotériologie et IV, l'eschatologie ; chaque
rubrique subdivisée comme il convient en chapitres et paragra-
phes.
Le Dr Weber n'avait pas encore mis la dernière main à son
œuvre que la mort la lui fit abandonner. Il avait cependant prié
le professeur Delitzsch de la publier, et c'est ce désir que celui-
ci a réalisé en se faisant aider d'un savant plus jeune, M. G.
Schnedermann.
Les éditeurs assurent avoir achevé de leur mieux la tâche de
BULLETIN DU JUDAÏSME POST-BIBLIQUE 179
l'auteur, ce qui comprenait la vérification des citations ; plus ils
avançaient plus ils se convainquaient de l'excellence du travail
qu'ils avaient entre les mains. Cette excellence consiste essen-
tiellement dans l'exactitude des textes cités en très grand nom-
bre à l'appui, et il est fort heureux que deux savants en aient
contrôlé au moins une partie, d'autant plus qu'il est extrême-
ment difficile pour le lecteur de les vérifier. L'auteur n'a pas
rendu cette tâche facile. Il cite le Talmud babylonien, comme
on le fait toujours, en indiquant les pages; mais il néglige au
moins la moitié du temps de dire si la citation se trouve sur le
premier ou sur le second folio. Quant au Talmud de Jérusalem, il
indique le chapitre, mais souvent sans ajouter dans quelle hala-
cha il faut chercher. Il citelaMechilta d'après l'édition deWeiss,
le Siphra d'après celle de Malbim, le Siphré d'après celle de
Friedmann; mais chacun n'a pas justement ces éditions-là sous
la main; il en existe d'autres, qui ne sont pas inférieures. Pour
le Rabbôt il désigne tantôt le chapitre, tantôt la page de l'édition
de Sulzbacher. Les erreurs ne sont pas non plus sans exemple '.
Il me semble que c'est le devoir de ceux qui citent le Talmud
ou le Midrash, d'indiquer avec la précision la plus grande possible
l'endroit d'où le passage est tiré, ce qui, pour les Midrashim,
se fait d'ordinaire le mieux en désignant le verset de la Bible
dans l'interprétation duquel il faut chercher. Sous ce rapport,
l'exemple des éditeurs juifs n'est pas bon à suivre; ils ont l'ha-
bitude pour les passages de la Bible de se contenter d'indiquer le
chapitre sans nommer le verset, ce qui fatigue le lecteur et lui
dérobe un temps précieux. Les éditeurs du livre de Weber
auront sans doute complété les renvois lorsqu'ils ont eux-mêmes
eu de la peine à découvrir les passages cités ; et on n'aurait pu
exiger d'eux qu'ils les vérifiassent tous.
Un défaut important du livre de Weber se révèle déjà dans le
1) Page 15, 1. 5 : So aitch, VIII, 22 ; lisez : Spr. VIII, 22. - Page 33, Ab.
Z . 21 a est inexactement traduit. — Page 39, le texte cité ne se trouve pas Jer.
Ber., III, mais il y a quelque chose d'approchant dans IV. — Page 66, Me*
chilta, 32 b (lig. 33 a) est inexactement traduit.
180 II. OORT
titre. D'après celui-ci, l'auteur se propose de faire connaître,
d'après Targum, Midrash et Talmud, le système d'idées et de
conceptions religieuses qui régnait dans le judaïsme palesti-
nien pendant les cinq premiers siècles de notre ère. Mais les
sources citées dans ce livre ne peuvent pas être prises telles
quelles pour témoigner de ce qu'a été le judaïsme palestinien,
puisqu'elles proviennent en partie de laBabylonie ; et, ce qui est
plus fort, de quel droit l'auteur puise-t-il exclusivement à ces
sources et ne tient-il aucun compte des livres apocryphes, des
pseudépigraphes, des apocalypses et de Josèphe? Il ne men-
tionne pas même ce dernier, et pourtant il semble que ce Juif
cultivé, religieux, orthodoxe du premier siècle mérite d'être
entendu lorsqu'il s'agit de décrire les croyances de son époque.
Il n'est pas permis de ne consulter dans ce but qu'une seule
classe d'écrits, qui ont tous à peu près le même caractère les uns
que les autres.
Weber nous donne uniquement les idées religieuses des hagga-
distes, et, quelque importantes qu'elles soient, elles ne repré-
sentent pas le judaïsme tout entier. Il y a encore celles des
hommes de Yhalacha et celles de ceux qui, comme Josèphe, sans
être rabbins, sans prendre la parole dans les synagogues, avaient
leurs très sérieuses croyances. Ces croyances différaient-elles de
celles des haggadistes? Sans doute non dans le fond. Cela
signifie que, si on les résume en quelques articles rédigés à tête
reposée, commeTafait Josèphe à la fin de son second livre contre
Apion, et comme, plus de dix siècles plus tard, Maimonides
à son tour, les orateurs des sjuagogues pourraient les signer
sans répugnance comme un résumé de leur doctrine. Mais s'en
contenter, non pas. En leur qualité de prédicateurs, de poètes,
de narrateurs, de moralistes, les hommes de la synagogue se
lançaient dans des spéculations fantastiques et des allégorisations
bibliques dont il n'est pas permis de donner une collection sous
le titre de système de la « théologie des synagogues. » Rien ne
ressemble moins à un système; et quoique, de même que les hala-
ckas, les haggadas de rabbins célèbres se transmissent de gêné-
BULLETIN DU JUDAÏSME POST-BIBLIQUE 181
ration en génération et fussent estimées à l'égal des perles, elles
n'avaient pas d'autorité pour les croyants, et l'on a couché par
écrit d'immenses chapelets d'interprétations divergentes d'un
même passage, sans tenter un seul instant de les mettre d'accord
les unes avec les autres. Par exemple, on demande quand le
Messie viendra, et les réponses diffèrent du tout au tout. Les uns
calculent le moment de sa venue et d'autres déclarent que c'est
un mystère; l'un affirme que ce sera lorsque par sa pénitence et
sa piété Israël se sera rendu digne de ce bonheur, un autre qu'il
faut auparavant qu'Israël soit tombé au dernier degré de l'abjec-
tion, et un troisième prétend qu'il faut que les hommes (c'est-à-
dire les Juifs) soient ou tous pieux, ou tous impies, avant que
luise le siècle bienheureux. Nous avons là les produits d'émo-
tions extrêmement variées, mais non pas les éléments d'un
système, comme Weber voudrait nous le faire croire '. S'il avait
voulu nous donner simplement ce qu'il avait récolté dans ses
lectures haggadiques, il aurait du mettre de côté le mot de
système et commencer, avant ce qu'il avait à dire de l'Ecriture et
de son interprétation chez les Juifs 2, par un exposé du caractère
de Yhaggada, pour que le lecteur put se placer au vrai point de
vue pour se rendre compte de cet assemblage [bariolé d'idées et
de conceptions de tout genre.
Au lieu de cela, on nous donne un chapitre traitant « du prin-
cipe matériel du nomisme 3, » tout à fait hors de place en cet
endroit. En lisant les livres rabbiniques, Weber, fort naturelle-
ment, a été vivement impressionné par le rôle immense que la
Loi joue dans les méditations religieuses des Juifs, et il débute
pour cela par la thèse que le caractère dominant de leur religion
est le légalisme, le nomisme. Ceci est indiscutablement vrai;
mais il ne s'ensuit pas que toutes les co'nceptions, toutes les
idées, toutesles imaginations des Juifs soient sous la dépendance
de ce principe, bien moins encore en découlent plus ou moins.
') Page 336.
2) Pages 78-143.
3) Pages 1-77.
182 H. OORT
Ainsi, Weber veut montrer l'influence du nomisme sur la notion
de Dieu et affirme ! que des dénominations de l'Être suprême
comme celles de « le Lieu » (makôm), «le Seigneur du monde, »
« l'Unique au monde, » etc., peuvent s'expliquer comme déri-
vant du nomisme. Mais alors d'où viendraient les dénominations
comme « le Miséricordieux, » « notre Père dans les cieux, » tout
aussi juives que celles qui précèdent, « le Saint, qu'il soit béni! »
et d'autres encore? De plus, n'est-ce pas longtemps avant
Esdras qu'en Israël on a conçu Dieu comme l'Unique, celui qui
remplit le ciel et la terre, l'Invisible? Et pourtant, d'après Weber
lui-même, c'est à l'époque d'Esdras que la Loi est devenue sou-
veraine. Heureusement qu'il ne s'est livré que rarement à des
tentatives aussi désespérées ; d'ordinaire il laisse à ses lecteurs le
soin de découvrir l'influence du nomisme sur les théologou-
mènes de la synagogue. Ceux-ci s'en épargneront probablement
la peine.
Une théologie du genre de celle des haggadistes est un ramas-
sis d'idées transmises par la tradition, modifiées par les circons-
tances, mélangées d'un grand nombre d'opinions [individuelles.
Comme le judaïsme était aussi libéral pour ce qui regarde la
croyance que tyrannique pour ce qui regarde la pratique de la
vie, et qu'il n'imposait l'unité des convictions que dans un petit
nombre de points capitaux, déjà indiqués ci-dessus, l'origine
divine de la Loi, l'unité de Dieu, la résurrection des morts, il en
résultait que Yhaggada aurait pu se comparer à un arbre non
taillé, qui croît en broussaille. Si l'on se propose d'en rendre
aussi systématiquement que possible le contenu, il faudra procé-
der historiquement et, avant tout, isoler les idées venues des
ancêtres, nourries de la simple lecture de la Bible, celles qui
après Esdras s'enracinèrent dans l'esprit des Juifs sérieux,
pour dès lors se transmettre de génération en génération, naturel-
lement non sans se modifier chemin faisant. En outre, on devra
autant que possible tenir compte des différences de temps et de
') Page 144 et suiv.
BULLETIN I>1> JUDAÏSME POST-BIBLIQIE 183
lieu. C'est ce que Webcr avait promis de faire ; mais cela ne l'em-
pêche pas de citer tout d'une haleine même la Mischna et la
Gemara. En suivant la méthode indiquée, il y aurait quelque
possibilité d'arriver à distinguer de la « théologie de l'ancienne
synagogue » ce qui appartient en propre aux haggadistes.
Malheureusement c'est là précisément ce dont on ne nous donne
pour ainsi dire rien, pas même là où cela semblait aller de soi,
c'est-à-dire dans l'eschatologie, espérances messianiques et
croyance au retour des morts à la vie.
Malgré ces graves défauts, le livre de Weber enrichitnotre lit-
térature. Seulement il faut se garder d'y chercher un système de
théologie. Ce qu'on y trouvera, c'est une réponse à cette ques-
tion : Qu'est-ce qu'à l'époque talmudique on prêchait aux fidèles
dans les synagogues, surtout le jour du sabbat?
Tandis que les discussions halachistes n'étaient, par la force
des choses, attrayantes que pour de rares élus, c'étaient Yhaggada
et l'Ecriture qui servaient à la nourriture spirituelle du grand
nombre. Jusqu'ici, nous n'avions pour nous renseigner sur le
contenu de Yhaggada d'autres livres, écrits en langues mo-
dernes, que ceux des Jiidenfresser, mangeurs de Juifs. Ainsi
Eisenmenger a publié une collection monstrueuse de pauvretés
(il n'a guère rien réuni d'autre) provenant pêle-mêle, non seule-
ment de l'époque talmudique, mais aussi des siècles plus ré-
cents. Il s'est appliqué à collectionner tout ce qu'il a pu en fait
d'exagérations et d'extravagances. En revanche, Weber nous
donne une collection de notions haggadiques recueillies par un
chrétien dont le cœur brûlait pour les Juifs. On peut s'y fier.
Nous avons bien là les pensées qui servaient à consoler et à
exhorter le Juif, qui l'encourageaient à servir son Dieu et à
poursuivre dans la patience sa route, ordinairement semée de
trop nombreuses épines.
Ce livre fait voir parfaitement combien était senti le respect
que le Juif croyant portait à la Loi; par cela même s'explique sa
soumission aux préceptes de la Loi et son horreur à la pensée de
devenir 'am haarets, un ignorant impur, indigne de la société
184 H. OORT
de tout Juif scrupuleux. On y verra exposé lumineusement1,
comment le Juif se rendait méritant devant Dieu et comment il
s'efforçait de couvrir au moyen de sa pénitence personnelle et des
bonnes œuvres des saints, ce que sans cesse il sentait douloureu-
sement qui lui manquait encore . Cette croyance consolante, « qu'Is-
raël tout entierapart à la vie future, » ce bâton qui soutenait l'op-
primé dans son dur chemin, est ici décrite en détail en même
temps que l'orgueil, naturel mais désastreux, dont le Juif était
pénétréense comparant auxpaïens, ce qui explique trop bien que
les fils d'Israël aient été haïs et persécutés. En un mot, sauf l'é-
tude directe des écrits juifs, ce livre offre le meilleur moyen de
comprendre le judaïsme.
Comprendre le judaïsme n'est vraiment pas une petite affaire.
Le champ d'études est si vaste, les sources sontsinombreuseset si
difficiles à consulter; enfin on n'a pas encore réussi, comme il le
faudrait pour éclairer toute cette étude, à définir clairement la
signification du judaïsme, je ne dis pas dans le monde antérieur
au christianisme, mais dans le monde depuis la naissance du
christianisme. J'ai peut-être, dans une certaine mesure, manqué
d'équité à l'égard des savants juifs contemporains, en me plai-
gnant à la fin du bulletin de l'année passée de ce qu'ils invo-
quaient, sans la définir suffisamment, ce qu'ils appelaient «la mis-
sion du Talmud au milieu du monde chrétien » et de ce que
d'habitude « l'idée mère » faisait défaut à leurs études historiques.
Du moins il se peut bien que la faute ne vienne pas tant d'eux-
mêmes que de l'objet de leurs travaux.
Quelle est l'idée mère du judaïsme, sa raison d'être au sein de
la société, le garant de son avenir? Telle est la question à
laquelle M. James Darmesteter a voulu répondre dans un petit
ouvrage intitulé Coup d'œil sur P histoire du peuple juif*. C'est
vivement écrit, souvent spirituel d'observation et se lit avec
intérêt. Si c'est la reproduction d'un discours, celui-ci sans nul
doute a captivé l'auditoire et a été couvert d'applaudissements.
') § 59 et suiv.
2J Paris, 1881. Prix, 1 fr.
BULLETIN DU JUDAÏSME POST-BIBLIQUE 18."
Cependant une lecture à tête reposée ne laisse pas subsister
toute cette chaleur; on continue d'admirer le talent de l'auteur
et de se rendre à la justesse de maint détail ; mais en même temps
on finira par se demander : L'idée dominante elle-même, est-elle
juste? Et la réponse à cette question sera négative. L'auteur se
propose de mettre en lumière ce qui se trouve d'éternellement
vrai dans le judaïsme et ce qui par conséquent en constitue la
valeur durable ; mais, quoiqu'il se soit promis d'être impartial,
il se laisse guider par des préventions. Il tranche absolument en
faveur du judaïsme la délicate question des rapports qui l'unis-
sent au christianisme ; tout ce qu'il y a de bon dans celui-ci lui
vient de la religion des Juifs ; Jésus a prêché la morale de Hillel
et des haggadistes, mais ce sont les païens qui ont introduit
dans les conceptions chrétiennes l'élément mythique et méta-
physique qui a fait tant de mal dans le monde. La morale de
Jésus est en principe extrêmement différente de celle de Hillel,
que les Juifs placent beaucoup trop haut. La morale de Jésus est
idéaliste, elle a pour principe la foi à la destination spirituelle de
l'homme ; celle de Hillel reste juive, c'est-à-dire légaliste,
ayant pour principe la conservation des privilèges d'Israël par
l'obéissance à la volonté de son Dieu. — AuxyeuxdeM.Darmes-
teter, l'idée fondamentale du Talmud est que le culte ne fait pas
partie de l'essence du judaïsme et que la loi rituelle tout entière
sera abolie. Par conséquent il prétend que tous les mouvements
en sens libéral qui se sont produits au sein du christianisme, ont
été alimentés par le judaïsme, et que l'Eglise chrétienne n'a réussi
à sauver du naufrage sa métaphysique et sa foi aux miracles
qu'en persécutant les Juifs. D'après lui, les meilleurs chrétiens
ont toujours fini par négliger le Nouveau Testament pour l'An-
cien. « Depuis la Révolution française, dit-il, c'est le judaïsme qui
constitue l'esprit du siècle actuel'et qui dirige le mouvement. »
On a le droit, me semble-t-il, de lui demander à quel titre,
comparant le christianisme avec le judaïsme, il ne prend pas
celui-ci sous sa forme concrète, mais dans ce qu'il croit en être
les idées fondamentales ; il prend donc un judaïsme épuré, pour
1 80 H. OOHT. — BULLETIN DU JUDAÏSME
l'opposer, non pas aux idées fondamentales du christianisme,
mais au christianisme dans ses manifestations historiques. Dans
toute comparaison entre des religions différentes, on doit distin-
guer le noyau de vérité contenu par chacune d'entre elles de l'en-
veloppe dans laquelle ce noyau est renfermé, et, me semble-t-il,
l'enveloppe du judaïsme n'est pas des plus ténues. Où lit-on
dans le Talmud que tout le rite est destiné à disparaître ? On y
lit assez souvent le contraire.
Quelles sont, d'après M. Darmesteter, les idées fondamentales
du judaïsme? Il y en a deux. L'unité de Dieu, c'est-à-dire l'unité
de loi dans l'univers, ce qui est la même chose que l'unité des
forces, et le messianisme, c'est-à-dire la foi au triomphe de la
justice au sein de l'humanité, ce qui est la même chose que la
croyance au progrès. Je ne puis dire que je découvre dans ces
deux principes un grand fond religieux. L'unité des forces dont
on nous parle appartient au domaine des sciences naturelles et à
celui de la métaphysique, et avant que ce que l'on nous donne sous
le nom de croyance au progrès puisse prétendre au titre de foi re-
ligieuse, il faudra qu'on nous dise plus explicitement en quoi et
par quels moyens on croit que l'humanité doit progresser. Si, par
exemple, je suis convaincu qu'en rendant l'éducation toujours
plus strictement scientifique et en perfectionnant sans cesse les
connaissances acquises, on rendra l'humanité plus riche, plus
saine, plus artistique et musicale, pourra-t-on voir là une convic-
tion religieuse ? Lorsque le judaïsme et le christianisme auront
tous deux fait leur temps en qualité d'associations ecclésiastiques,
j'espère et je crois qu'il restera une foi plus noble et plus conso-
lante que celle qui se borne à affirmer l'unité des forces et à pro-
clamer la croyance au progrès.
H. Oort (de Leyde).
BULLETIN CRITIQUE
RELIGION CHRÉTIENNE
VIE DE JÉSUS
L'année qui vient de s'écouler a vu paraître, dans notre pays,
entre autres publications relatives aux origines du christianisme,
trois travaux distingués consacrés à Jésus de Nazareth; ce sont
la vie de N. S. Jésus-Christ par l'abbé C. Fouard l, un article
considérable intitulé Jésus-Christ donné par M. Sabatier, profes-
seur à la Faculté de théologie protestante de Paris, à l'Encyclo-
pédie des sciences religieuses en cours de publication*, et une Cri-
tique des récits sur la vie de Jésus de M. Ernest Havet, publiée par
la Revue des Deux-Mondes \ Le présent Bulletin sera consacré à
leur examen.
I
La Vie de N. S. Jésus-Christ de l'abbé Fouard se distingue de
la plupart des publications émanant des cercles ecclésiastiques
par des allures de bon ton et de bon goût, par un style vif et lim-
pide, par une recherche d'exactitude sérieuse et soutenue. Quand
') Deux vol. in-8. Paris, Lecoffre, 1880.
2) Tome VII, p. 341-401. Paris, Fischbacher, 1880.
3) Numéro du 1er avril 1881. p. 582-622.
188 MAURICE VERNES
on parcourt les notes nombreuses qui courent au bas des pages,
on y remarque une érudition solide et de bon aloi, et tout d'abord
une étude approfondie des textes originaux qui constitue une
innovation importante et qu'on ne saurait louer trop haut.
La vie de Jésus de M. Fouard n'est point faite en effet sur la
traduction latine des évangiles approuvée par l'Eglise, elle est
faite sur le grec, et non point même sur la Yulgate du grec, mais
sur les éditions critiques les plus récentes dont l'auteur discute
les variantes avec l'aisance d'un homme familiarisé avec la cri-
tique des textes. C'est là sans doute le point de départ obligé
d'une étude sur le fondateur du christianisme ; il n'en reste pas
moins que, pour agir ainsi, M. Fouard a dû rompre avec des pré-
jugés et des habitudes tenaces. Nous signalons donc avec satis-
faction ce progrès.
Mais là où la valeur de l'œuvre se marque aumieux, c'est dans
la pensée même qui Ta inspirée. Voici les propres déclarations de
M. Fouard: « Il ne suffit pas dans une vie du Christ d'exposer sa
doctrine, il faut tenter la peinture des lieux où s'écoulèrent les
jours du Sauveur, demander aux traditions contemporaines
quelles pensées occupaient les esprits, à l'histoire quels hommes
entouraient Jésus. Sur tous ces points les évangiles sont sobres
de détails ; écrits pour des lecteurs auxquels la vie de l'Orient était
familière, ils font constamment allusion à des coutumes diffé-
rentes des nôtres et supposent connues des mœurs auxquelles
nous sommes plus ou moins étrangers. C'est ce monde évanoui
qu'il convientde ranimer, pour que l'Evangile soit compris comme
il le fut au temps de son apparition. — Or il semble que tout soit
mùr pour cette restauration du passé. Jamais l'Orient ne fut
mieux connu; les paraphrases araméennes, les traditions con-
tenues dans le Talmud et les écrivains juifs ont été longuement
étudiées; l'Egypte et l'Assyrie, qui laissèrent en Judée de si pro-
fonds vestiges, révèlent enfinle secret de leurs institutions, en un
mot l'archéologie hébraïque est devenue aussi complète et aussi
lumineuse que celle de la Grèce et de Rome ... Un précieux
avantage est venu se joindre à tant d'autres et nous a permis de
BULLETIN DE LA RELIGION CHRÉTIENNE 1 89
{teindre au naturel les lieux où vécut le Sauveur. Entouré d'amis
qui nous prêtaient un concours aussi intelligent qu'affectueux,
nous avons parcouru la Terre sainte « de Dan à Bersabée, » de
Gaza à Tyr et au Liban, suivant le Maître pas à pas, aux collines
témoins de sa naissance, dans le pays de mort où il fut tenté,
sur les rives du lac qu'il aima. Partout nous avons retrouvé le
monde vu par Jésus, les cités, les portes se fermant dès que
l'unique flambeau s'allume pour éclairer la maison, les troupes de
chiens parcourant les rues désertes et léchant les plaies du men-
diant étendu au seuil du riche ; les noces avec leur éclat, la salle
du festin, les convives couchés sur la pourpre et le fin lin; les
deuils bruyants, menés au son des flûtes et des lamentations; à
l'entrée des villes, lesaveugles répétantune plainte monotone, les
lépreux montrant leurs plaies avec des cris déchirants; au désert
de Jéricho, le sentier courant sur les collines sauvages, et le
Bédouin, aux yeux creusés par la faim, épiant alors comme
aujourd'hui le voyageur qui tombera sous ses coups. Ces tableaux
sont tous dans l'évangile indiqués d'un mot, d'un trait; vus à la
lumière de l'Orient, ils recouvrent leur premier éclat. » On voit
par ces lignes l'objet que M. Fouard s'est proposé : replacer le
Jésus des évangiles canoniques dans son milieu historique. Nous
déclarons que ce but a été atteint dans une très grande mesure,
et que cela n'est point à nos yeux un mince mérite. Quiconque
feuilletera ces volumes avec quelque attention aura vite fait de
s'en convaincre avec nous.
Maintenant le Jésus « des évangiles » est-il le Jésus « de l'his-
toire »? Non, sans doute, pour quiconque ne se place pas au
point de vue absolu de la foi et de la tradition et tient le moin-
dre compte des résultats obtenus par l'exégèse depuis cent ans.
C'est là, aux yeux de notre Revue, strictement subordonnée au
point de vue historique et résolue à n'en point sortir, un défaut
que nulle considération secondaire ne saurait pallier, c'est une
divergence de vues positive et qu'aucun artifice de discussion
ou d'exposition ne saurait voiler. Pour M. l'abbé Fouard les évan-
giles et l'histoire se confondent et se recouvrent; pour nous les
190 MAURICE VERNES
évangiles sont une source trouble et mêlée où l'on peut puiser
quelques renseignements historiques.
Nous ne saurions donc soumettre à une discussion profitable
les vues qu'expose le disert écrivain sur l'ordre à adopterpour
la succession des actes prêtés à Jésus par les différents évangiles ;
nous déclarerons volontiers que ses essais d'harmonistique sont
souvent ingénieux, et qu'il se tire avec dextérité des difficultés
insolubles que présente toute tentative de fusion des traditions
divergentes consignées aux quatre évangiles que le dogme con-
sacre. Si nous voulions en dire quelque chose, nous exprimerions
plutôt nos regrets de voir un esprit aussi distingué obligé de se
débattre contre une série d'impossibilités qui naissent d'une appré-
ciation inexacte de la valeur et de l'origine des documents em-
ployés. Nous pensons de même des essais de chronologie raison-
née des principaux actes de la vie du fondateur du christianisme,
où M. Fouard a apporté son exactitude et sa persévérance habi-
tuelles, mais qui, péchant par le sol où ils sont construits, ne
représentent qu'un échafaudage artificiel.
Ettoutefois M. l'abbé Fouard n'apasperdu son temps aux yeux
de ceux qui n'avouent que le point de vue de l'histoire et écartent
le surnaturel. En effet, si le Jésus de l'histoire et celui des évan-
giles font deux à nos yeux, il n'en est pas moins certain que le
Jésus « de la légende évangélique » — nous employons ici le terme
qui répond le plus exactement à notre pensée — a joué dans l'his-
toire du christianisme un rôle considérable, et que l'historien
exact ne saurait méconnaître l'importance de ce rôle. D'où l'in-
térêt qu'il y a à le dégager et à le remettre dans sa véritable
place.
Ceci est une pensée qu'il y a une vingtaine d'années encore, on
eût hésité à exprimer dans la crainte qu'elle ne fût pas com-
prise, mais que, grâce aux progrès incontestables de la critique
religieuse, on peut avouer aujourd'hui et soumettre à l'examen
des cercles savants, débarrassés à l'heure présente tant du souci
du dogme que de celui de la réfutation du dogme.
Oui, il a existé deux Jésus. D'abord le Jésus de l'histoire, c'est
BULLETIN DE LA RELIGION CHRÉTIENNE 191
à-dire un homme en chair et en os, né en Galilée, fils d'un certain
Joseph et d'une certaine Marie et qui, à la suite de circonstances
mal connues, a subi le dernier supplice au temps de Tibère, à Jéru-
salem. Ce Jésus là, salué du nom de Messie ou de Christ par un
groupe d'adhérents, s'est trouvé être le fondateur du christia-
nisme c'est-à-dire de la révolution religieuse qui domine les
temps modernes, par une série d'événements dont nous commen-
çons à nous rendre quelque peu compte, sans être encore arrivés
à une très grande clarté.
A côté de ce Jésus et après lui, il y a eu un second Jésus, le
Jésus des cercles croyants des premières générations qui ont
suivi le Jésus de l'histoire. Ce Jésus là, c'est Jésus-Christ, où,
selon l'expression de M. Fouard, c'est « N. S. Jésus-Christ, »
c'est le Christ des évangiles et de la légende évangélique. A peine
Jésus de Nazareth avait-il rendu le dernier soupir sur la croix,
que le Christ de la légende a fait son apparition avec un cortège
de miracles et de prodiges désormais attachés indissolublement
à son nom. La première forme delà légende, d'après les meilleurs
travaux de ce temps, est représentée par l'évangile primitif de
Marc, — ou Proto-Marc, — notre Marc actuel débarrassé d'un cer-
tain nombre d'éléments. Jésus y apparaissait à l'âge adulte, lors
dubaptême demandé à Jean-Baptiste, et parvenaitàune mort tra-
gique, expressément prédite par lui à mainte reprise, à travers
une série de prodiges dont le plus inouï devait suivre sa mise
au tombeau. Du sépulcre il sortait en effet pour obtenir une place
d'honneur dans les régions célestes. Cettelégende, remaniée, gros-
sie, embellie ou dénaturée au gré de l'imagination populaire des
luttes intestines des Eglises rivales, de visées théologiques diver-
gentes ou directement opposées, augmentée en particulier de cette
préface si médiocre qu'on appelle l'évangile de l'enfance, a abouti
àtrois formes qui sontrestéesdistinctes|et que l'Eglise, par une lar-
geur très louable, a simultanément revêtues de son approbation,
nos évangiles actuels de Mathieu, Marc et Luc. Dans un ordre d'i-
dées très différent, un dogmatiste écrivait enfin une vie de Jésus
où il remaniait librement le cadre traditionnel en donnant aux
192 MAURICE Vl'.RXES
actes miraculeux que la naïveté populaire acceptait dans toute
leur lourdeur, et à la personne entière du Christ, un caractère
symbolique et mystique : c'est l'évangile de Jean. Eh bien! il
n'estpas téméraire d'affirmer que le « Jésus de la légende évangé-
lique » a joué, à partir de la première génération chrétienne, un
rôle prépondérant dans l'Eglise, que la piété et l'enthousiasme
des fidèles se sont nourris de cette figure merveilleuse et y ont
puisé une force extraordinaire, dont l'histoire exacte doit tenir
compte comme d'un facteur de premier ordre, tandis que le vrai
Jésus disparaissait de la scène, désormais remplie par la figure,
autrement vivante, de ce que nous appellerons dans la langue de
la psychologie moderne son « substitut. »
Si donc l'historien des origines du christianisme doit considé-
rer comme sa première tâche la restitution de la figure du Jésus
<( de l'histoire, » il manquerait gravement à sa tâche s'il ne tra-
vaillait pas à restituer avec non moins de soin, le Jésus « de la
légende » le véritable Jésus « de l'Eglise. » Il s'ensuit que l'écri-
vain qui se donne pour tâche de replacer avec sincérité, avec
exactitude, avec naïveté et, — allons jusqu'au bout de notre pen-
sée, — « avec foi » le Jésus des évangiles dans le milieu palesti-
nien du premier siècle, c'est-à-dire dans le milieu par lequel et
pour lequel il a été fait, fait réellement une œuvre d'historien et
que la « vie de N. S. Jésus-Christ » de M. l'abbé Fouard cesse
à ce point de vue de paraître, — ce qu'elle aura pu sembler de
prime abord à quelques-uns, une œuvre inutile, condamnée par
ses prémisses.
Que si l'on hésite à se rendre à l'opinion que nous venons
d'exposer, que l'on considère le rôle énorme joué par la légende
dans les mouvements religieux, particulièrement à la naissance
de nouveaux cultes ! Certes, la légende de Jésus appartient bien
à l'histoire des idées tout autant que la légende d'un Bouddha,
d'un François d'Assise, et de la plupart des saints dont la vie est
insignifiante, mais dont la légende est aussi riche qu'elle a été
féconde. Nous appliquons donc simplement aux origines du
BULLETIN DE LA RELIGION CHRÉTIENNE 193
christianisme une observation dont la justesse n'est contestée ni
pour son histoire ni pour l'étude des religions étrangères '.
Mais nous faisons un pas de plus et nous disons que toute
tentative de faire revivre la légende évangélique dans le milieu
pour lequel elle a été faite, de la replacer dans le cadre auquel
elle s'adapte, croît en intérêt et en importance à raison de l'in-
succès des tentatives faites de notre temps pour retrouver le Jésus
de l'histoire. Qu'on y fasse attention! Le Jésus « vrai, » celui qui
a été mis en croix sous Ponce-Pilate, n'apparaît plus aux yeux des
critiques sévères qu'avec des contours maigres et effacés : nous
le verrons tout a l'heure avec , M. Ernest Havet. Au lieu que le
Jésus « faux », celui sous lequel la première Eglise chrétienne
a effacé le fondateur authentique du christianisme, celui qui a
vécu dans la conscience chrétienne dès la seconde moitié du
premier siècle et continue de vivre dans le cœur des croyants; au
lieu que le Christ de la légende a revêtu dès les premiers temps
une physionnomie bien arrêtée, stéréotypée aux évangiles cano-
niques et qui nous a été conservée intacte; que, par conséquent,
nous pouvons essayer, avec toute chance de succès, de remettre
dans son entourage naturel. En vérité, il n'y aucun paradoxe à
dire : 1° que le Jésus de la légende a exercé une influence histo-
rique au moins égale au Jésus de l'histoire ; 2° que la figure du
Jésus de la légende est bien connue, tandis que celle du Jésus
de l'histoire se dérobe à nos prises et reste nébuleuse !. Nous
reviendrons à propos de l'essai de M. Havet sur un point essen-
tiel de cette assertion générale déjà effleuré en passant, à savoir
') Qu'on pense aussi à des légendes politiques ou politico-religieuses telles
que celles qui étaient chères aux plus fameux peuples de l'antiquité et, dans des
temps plus rapprochés de nous, à la légende de Guillaume Tell et au serment du
Grûtli. A propos de ces dernières, qu'on pèse les paroles fort judicieuses de l'é-
minent auteur de Y Histoire de la Confédération suisse, M. L. Vuillemin, qui
s'appliquent excellemment à l'objet dont nous traitons ici : « La critique a fait
son oeuvre. A nous d'en accepter les résultats, persuadés que toute conquête
de la vérité est une force pour la patrie. Mais à nous aussi de faire à la légende
et à la tradition leur place. Telle légende, accueillie par la nation et devenue
partie de son existence, possède plus de valeur morale et a acquis plus d'im-
portance historique que bien des faits matériellement constatés. »
2) On pourrait dire, en ce sens, que du vrai Jésus et du faux Jésus,
le plus vrai est encore le second.
iv 13
194 MAURICE VERNES
sur la nature et le caractère de la première « figure de Jésus ou
vie de Jésus » qui fut mise en circulation dans les congrégations
naissantes.
Nous avons toutefois un reproche d'une certaine importance à
adresser à M. Fouard, en continuant de nous placer au point de
vue du genre d'utilité bien défini que nous reconnaissons à son
œuvre: c'estqu'il n'apas pris la légende dans son état primitif, soit
le Proto-Marc, soit le Marc tout entier, c'est qu'il a mis tant bien
que mal en harmonie trois légendes, celles de Marc, Mathieu
et Luc, qui sans doute ont un fond commun, mais diffèrent tant
parleur tendance que par maint détail. Toutefois nous pardon-
nerions encore cet amalgame, dont l'Eglise du second siècle ne
s'alarmait pas, si l'on nous avait épargné cet « évangile de l'en-
fance, » où s'étale un merveilleux de formation secondaire dont
M. Fouard a encore aggravé les inconvénients par des remarques
purement théologiques et dogmatiques. La légende de Jésus en
elle-même, et telle que la commente et l'expose ce livre, gagnerait
vraiment à ce retranchement. Mais ce qui blesse plus encore nos
habitudes — ou nos désirs — d'histoire exacte, même sur le ter-
rain de la légende, c'est ce « coupage, » qu'on nous passe l'ex-
pression, de la légende synoptique par le quatrième évangile,
création d'un caractère si différent, si opposé. Il y a là, pour
nous, un grave défaut, dont certaines parties de l'ouvrage por-
tent la peine. Quand, à côté des pages vives, alertes, où revit la
légende populaire dans ses traits simples et naïfs, se rencontrent
des passages lourds ou subtils, où l'embarras, l'enchevêtrement,
le changement de ton sont sensibles, on peut être sur que l'im-
placable harmonistique vient de réclamer une place pour la
théologie si particulière, en tout cas si peu populaire, du qua-
trième évangile. Pour retracer, fût-ce la légende évangélique,
il faut sacrifier saint Jean, et M. Fouard ne le voulait, ni ne le
pouvait *.
t) Cf. pour la présente appréciation, Revue critique, année 1881, numéro 49.
BULLETIN DE LA RELIGION CHRÉTIENNE 195
II
Le point de vue de M. Sabatier dans son Jésus-Christ n'est pas
celui de M. l'abbé Fouard. « Quelque auréole, dit-il, que la
superstition populaire ou la spéculation dogmatique aient jetée
autour du front de Jésus, la science ne saurait renoncer à expli-
quer son apparition d'après les lois générales qui régissent
l'humanité. Elle doit seulement se rendre compte de l'exacte
portée de l'explication qu'elle peut donner. Trois éléments
constituent les grandes individualités : un élément d'héritage et
de tradition, reçu dupasse ou dumilieuoù s'est écoulée leur vie;
par exemple, chez Jésus la langue qu'il a parlée, la forme de son
enseignement, son rôle de Messie. On comprend que, venue
dans un autre temps et dans un autre pays, son apparition eût
été différente. En second lieu, à cet élément traditionnel il faut
ajouter un élément personnel fourni par la décision intérieure,
par l'activité libre. Nous ne sommes pas seulement les fils de
nos pères, nous sommes aussi les fils de nous-mêmes, de notre
propre volonté : nous nous faisons ce que nous sommes. Enfin
cette puissance elle-même de détermination intérieure vient de
plus haut que nous. Le génie est un don de Dieu. C'est la mani-
festation particulière et individuelle du germe que l'auteur de
toutes choses met dans un homme. On voitque nous n'appliquons
pas àla vie de Jésus de Nazareth d'autres règles que celles qui sont
de mise dans toute biographie. Mais il est évident que l'histoire
n'atteint pas également les trois éléments que nous venons de
distinguer. Elle peut déterminer et expliquer pleinement le pre-
mier, elle peut encore constater le second, bien que ce soit déjà
plus délicat et plus difficile. Mais le troisième échappe à toute
constatation comme à toute détermination scientifique, car c'est
une quantité purement virtuelle et comme telle incommensu-
rable. La science ne pourrait donner une explication pleinement
satisfaisante que d'une personnalité qui serait nulle. Mais plus
196 MAURICE VERNES
cette personnalité s'affirme, tranche sur son milieu et sur sa race,
plus le génie qui fait les artistes ou la volonté qui fait les héros
éclate et grandit, plus le mystère est profond dans les vies indivi-
duelles. Il ne faut donc pas s'étonner si on le rencontre dans la
personnalité la plus grande de l'histoire et si la science, avec
ses approximations et ses analyses, n'arrive guère en définitive
qu'à le constater. » Sous cette phraséologie, qui a le tort d'être
empruntée à une psychologie dépassée, mais dont il était peut-
être nécessaire d'user à l'endroit des lecteurs de Y Encyclopédie
des sciences religieuses, éclate une déclaration capitale, que nous
relevons avec satisfaction, à savoir que la vie du fondateur du
christianisme doit être étudiée et exposée selon les procédés appli-
cables à n'importe quel autrepersonnage historique. Voyons donc
dans quelle mesure cet essai de restituer le Jésus de l'histoire a
abouti à des résultats acceptables.
Signalons toutefois, avant d'entrer au vif du sujet, une intro-
duction historique que l'on consultera avec profit. « L'idée de ne
considérer nos évangiles que comme des documents historiques,
dit M. Sabatier, et de s'en servir pour tracer une biographie scien-
tifique et indépendante d'eux en quelque sorte, est relativement
moderne. Cette idée n'apparaît en effet que vers la fin du xvme
siècle. Dans les temps antérieurs, la vie de Jésus ne pouvait
se présenter que sous deux formes : une forme dogmatique
dans les essais d'harmonistique des quatre évangiles, à qui la
doctrine de la théopneustie littérale donnait une valeur absolue ;
une forme populaire, dont les monuments les plus brillants sont
les mystères du moyen âge. Les docteurs de cette époque qui
ont fait des résumés de la vie de Jésus ne se sont point préoc-
cupés de la vérité historique, mais de la seule édification. Ils ne
songent à rappeler la vie de Jésus que comme type parfait de toute
vie chrétienne... » Passant aux essais modernes, M. Sabatier ca-
ractérise les principaux en termes empreints à lafois d'une louable
modération et d'une pénétration remarquable : « Le livre de Strauss
(Das Leben Jesu, kiitisch bearbeitet, 1835, dont M. Littré a donné
la traduction) fit époque. L'exposition y est munie d'une immense
BULLETIN DE LA RELIGT0N CHRÉTIENNE 197
érudition qu'un style clair et facile rend accessible à tout esprit
cultivé. On peut lui reprocher une assez fatigante monotonie. Le
procédé littéraire, toujours le même dans chaque chapitre, laisse
trop voir à l'avance le résultat uniforme où tend la discussion.
L'auteur se met tour à tour au point de vue de l'interprétation
rationaliste (qui prétendait ramener les miracles à leurs éléments
naturels) et de l'interprétation supranaturaliste, et montre com-
bien elles sont intenables. Alors vient, comme nécessaire et irré-
sistible, l'explication par le mythe. Nos évangiles ne sont point
des documents historiques, mais le produit de la légende popu-
laire, d'une mythologie inconsciente, dans laquelle la conscience
chrétienne primitive reflétait naïvement son propre contenu. Le
tout se terminait par une dissertation hégélienne sur l'idée de
Thomme-Dieu dans laquelle Strauss démontrait que le vrai fils de
Dieu, qui naît du Saint-Esprit, qui fait des miracles, meurt et
ressuscite glorifié, c'est l'humanité elle-même ; c'est elle seule
qui réalise le dogme chrétien, car il n'est pas dans la nature des
choses que l'idée absolue épuise sa richesse dans un individu; il
y faut l'espèce tout entière. » La Vie de Jésus de M. Renan (1863)
survenue après trente années de luttes et de travaux sur les ques-
tions si hardiment soulevées par Strauss se propose un objet tout
différent de celui qu'avait eu en vue le théologien allemand :
« Alors que chez le premier il devenait à peu près impossible de
dire s'il restait autre chose de l'histoire que le fait abstrait de
l'existence de Jésus de Nazareth, sa vie prenait chez le second
les couleurs vives, les arêtes saillantes, le relief d'une histoire
moderne. Que l'historien poète ait poussé trop loin et jusqu'au
romanesque ce goût de peinture précise et vivante, il n'en faut
pas douter. Mais il n'en demeure pas moins vrai qu'il avait eu
l'intuition d'une vie humaine intense, originale, profonde, que
l'analyse des documents évangéliques lui avait fait apparaître.
La réalité triomphait du mythe. C'est le progrès que l'œuvre de
M. Renan, malgré son imperfection scientifique, marque sur
celle de Strauss. D'extérieur et d'historique le problème en même
temps est devenu intérieur et psychologique. Strauss se deman-
198 MAURICE VERNES
dait : Y a-t-il autre chose qu'un mythe dans la vie de ce person-
nage messianique? Aujourd'hui la question qui se débat est de
savoir comment Jésus de Nazareth a pu se croire et se dire le
Messie. Le fait historique étant mis hors de doute, c'est le phéno-
mène psychologique qu'il s'agit d'expliquer. On connaît la solu-
tion présentée par M. Renan. Voulant montrer le développement
par lequel Jésus est arrivé à ce rôle, il a établi trois périodes dans
sa vie active. La première est celle de l'idylle galiléenne où Jésus
apparaît comme un doux et pieux rabbin, prêchant la pure reli-
gion de l'esprit. Puis entraîné par ses propres succès, par l'en-
thousiasme de ses disciples, il consent à se laisser nommer fils
de David et se prête moitié sincèrement, moitié par complaisance,
au rêve de ses amis. Enfin il entre en lutte avec la hiérarchie,
s'exalte et se livre entièrement aux espérances apocalyptiques
d'un prochain retour triomphant et de l'établissement politique
du règne de Dieu. Au fond, et malgré tous les ménagements de
l'historien, c'est la marche d'un esprit sain vers la folie. Le
Christ de M. Renan flotte en effet entre les calculs de l'ambitieux
et les rêves de l'illuminé. »
Venons-en maintenant au « Jésus-Christ » de M. Sabatier lui-
même. Le travail très étudié, très dense de cet écrivain se divise
en huit chapitres dont le premier esiYint?'oductio?i historique dont
nous venons de donner quelques extraits, et dont les autres ont
pour titres : n, les sources; ni, chronologie ; iv, le développement
de Jésus; v, le drame de la vie de Jésus; vi, les miracles; vu, ren-
seignement; vm, la résurrection de Jésus.
Dans la discussion des documents littéraires d'où nous
extrayons des renseignements historiques sur la personne de
Jésus, M. Sabatier fait intervenir dans une proportion plus grande
que la plupart de ses devanciers et d'une façon peut-être plus
ingénieuse que vraiment probante, le témoignage des lettres de
l'apôtre Paul. Il est certain en effet que ces documents, ceux du
moins dont l'authenticité est incontestée, constituent à cet égard,
comme s'exprime notre auteur, « une première base historique
qui défie toute épreuve. » Oui, sans doute, s'il ne s'agissait que
BULLETTN DE LA RELIGION CHRÉTIENNE 499
de démontrer l'existence positive de Jésus, l'attestation écrite et
signée do l'apôtre des gentils serait hors de prix. Mais il s'agit
moins aujourd'hui d'affirmer, ce que nul ne conteste, que les
documents de l'Eglise primitive nous ont conservé, à côté de
souvenirs réels d'une personnalité éminente, des légendes qui
surchargent l'histoire jusqu'à la dérober, que de faire le départ
entre ces deux éléments égalementincontestés et incontestables :
l'histoire et la légende. Or je ne vois point que le témoignage
de saint Paul nous serve ici fort utilement. Quand M. Sabatier
affirme que « comme la vie de Paul depuis son enfance s'était
écoulée à Jérusalem et dans l'école du temple, il est impossible
qu'il n'ait pas rencontré Jésus lui-même et ne se soit pas inté-
ressé aux discussions que celui-ci entretint avec les pharisiens
et les sadducéens dans ses derniers jours et au drame sanglant
qui les termina, » je vois dans ces lignes une hypothèse ingé-
nieuse, — d'autant plus intéressante qu'elle se rencontre sous la
plume d'un savant qui a pratiqué saint Paul autant et plus que
nul autre en France, — mais je ne saurais y rattacher en aucune
façon l'espoir de lumières nouvelles sur la courte et tragique car-
rière du fondateur du christianisme. M. Sabatier prétend encore
que la conversion du fougueux persécuteur de la secte messia-
nique naissante est inexplicable sans une rencontre antérieure de
Paul avec Jésus. « Tout s'explique, dit-il, de la façon la plus aisée
si Paul avait entendu et vu le Seigneur lui-même, si la lumière
divine qui éclate tout d'un coup dans son âme tombe sur cette
matière antérieure qu'il considérait d'un regard hostile et qui
va devenir la base et l'objet de sa foi. Il semble que cette hypo-
thèse explique seule aussi suffisamment l'assurance qu'eut Paul,
dès les premiers jours, d'être apôtre, directement choisi par le
Christ au même titre que les Douze. Tout en effet, sa conversion
et sa mission, ne s'est-iipaspassé exclusivemententrele Seigneur
et lui? On sait d'ailleurs qu'il vécut longtemps dans l'intimité de
disciples à qui la vie historique de Jésus était familière, Ananias,
Barnabas, Silas ; il visita Pierre et Jacques trois ans après sa
conversion et resta avec eux quinze jours. Le mot dont il se sert
200 MAURICE VERNES
à cette occasion indique qu'il voulait les connaître, et les con-
naître parce qu'ils étaient les témoins les plus autorisés de Jésus.
Si ses lettres renferment peu de communications spécialement
historiques, c'est qu'elles nous exposent sa théologie. Mais il est
évident que, dans sa prédication missionnaire, l'histoire devait
tenir une bien grande place, comme on le voit dans les dis-
cours des Actes (xin et xx). » J'admets pour un moment le bien-
fondé de cette fragile construction; — où nous mène-t-elle?
« Voici déjà, répond M. Sabatier, ce que nous saurions de Jésus
si les lettres de Paul seules nous avaient été conservées. Homme
il naquit d'une femme comme l'un de nous, au moment où s'ac-
complissaient les destinées d'Israël ; il descendait de la famille
de David, il fut circoncis et soumis à la loi juive depuis le jour de
sa naissance. Il vécut pauvre et méprisé du monde, mais oint
de l'esprit de Dieu, en réalité le Messie attendu et libérateur de
l'humanité. Faible de corps, puissant par l'esprit, il n'a pas
connu le péché et il a réalisé pleinement la volonté de Dieu qu'il
nous a révélé comme son Père et comme notre Père. Dans sa
mission terrestre cependant, il n'a point dépassé les limites d'Is-
raël, pour lequel il a choisi douze apôtres à qui il a laissé des
instructions précises et qu'il a munis de son esprit et de sa vertu
miraculeuse. Bien qu'il ne se soit adressé lui-même qu'aux Juifs,
il a donné son Evangile à toute l'humanité et fondé avant de
mourir et scellé par son sang une nouvelle alliance dans laquelle
tous les hommes ont le droit d'entrer par la foi. Cette existence
fut couronnée par le supplice de la croix que l'apôtre pouvait
minutieusement dépeindre jusqu'à produire l'impression même
de la réalité (Galates, m, 1). Ce supplice eut lieu au moment delà
Pàque et fut ordonné par les chefs du peuple. Jésus fut saisi la
nuit, livré par un traître. Auparavant il avait, dans un dernier
souper, prédit et accepté sa mort comme le gage de la nouvelle
alliance. Car il a donné sa vie librement et par amour pour ses
frères. Aussi a-t-ilété immolé comme la victime sainte pour les
péchés des hommes. C'est ce que rappelle le pain et la coupe de
la cène, ce symbole qu'il institua au dernier moment pour y atta-
BULLETIN DE LA RELIGION CHRÉTIENNE 201
cher la mémoire éternelle de son sacrifice. Il fut enseveli, mais le
troisième jour il ressuscita et apparut à une série de témoins
qu'on peut compter et mettre par ordre : Pierre, les apôtres, cinq
cents frères, Jacques, Paul enfin. Depuis lors, il est caché en
Dieu, d'où il viendra, selon ses propres paroles, pour être le
juge des vivants et des morts. »
Est-ce là tout? Oui, en vérité. Nous n'avons pas fait tort d'une
syllabe à l'argumentation de l'habile écrivain, et nous deman-
dons à notre tour si un pareil résultat est de nature à satisfaire
une aussi grande attente. Non, ce n'est point là l'« esquisse riche
et précise » que prétend M. Sabatier ; c'est de la théologie et du
dogme accrochés à un nom. Il faut se payer de quelque illusion,
de beaucoup d'illusion, pour voir dans ces assertions, presque
toutes empruntées au domaine de l'imagination et de la contem-
plation mystiques, « un évangile primitif, l'évangile des premiers
jours, antérieur à tous les autres et qui peut servir justement à
les contrôler. » Loin d'affermir la base qu'il prétend consolider,
M. Sabatier me semble beaucoup plutôt la ruiner, — bien malgré
lui, — en établissant que le principalpromoteurdu christianisme
naissant, qu'un homme à qui les moyens ne manquaient certes
pas pour se renseigner auprès de témoins oculaires, avait déjà
substitué une entité métaphysique à la figure du Jésus actif et
vivant. Heureusement que la tradition populaire conservait avec
plus de piété le souvenir de son héros ! Nous revenons ainsi aux
évangiles synoptiques.
Les résultats auquels une étude approfondie de ces documents
littéraires a conduit M. Sabatier sont, sauf le détail propre à
tout écrivain original, ceux qui prévalent aujourd'hui dans les
cercles savants. Il admet qu'un résumé de la prédication de
l'apôtre Pierre, rédigé par Marc son disciple et son interprète, fait
le fond du Marc actuel, et qu'on peut rétablir les lignes primitives
de cet écrit capital par la comparaison de cet évangile avec les
deux autres, Mathieu et Luc. En d'autres termes, la version la
plus ancienne de la vie de Jésus (Proto-Marc), se restitue en élimi-
nant du second des évangiles canoniques (Marc) toutes les par-
202 MAURICE VERNES
ties qu'il n'a pas en commun avec le premier et le troisième. A
ce premier élément s'enjoint un second, constitué par un recueil
de discours et sentences de Jésus, d'origine apostolique, qui ne
nous est point parvenu intact, mais dont les matériaux se retrou-
vent, bien que rangés d'une façon très différente et mêlés de
données suspectes, dans Mathieu et dans Luc. Joignez-y, en
troisième lieu, ce que M. Sabatier propose d'appeler « l'Evangile
des voyages de Jésus » (Luc. rx,5-xvm, 44), fragment propre au
troisième évangile. Le savant auteur mentionne enfin « la tradi-
tion johannique, indépendante de la tradition précédente, la
complétant et la corrigeant souvent heureusement, laquelle se
trouve au fond du quatrième évangile. » Nous nous refusons aie
suivre sur ce terrain. Retenons ici seulement une remarque
importante sur laquelle nous reviendrons, à savoir que « même
après avoir établi la plus antique tradition, on se trouvera encore
souvent devant la question du miracle. »
Nous passons à regret sur la Chronologie dontplusieurs points
mériteraient de nous arrêter ; nous ne nous attarderons pointnon
plus au chapitre intitulé Développement de Jésus, oh l'hypothèse
et les vues théologiques tiennent, à notre gré, une place trop
considérable, et nous arrivons droit à un point capital, au para-
graphe intitulé Le drame de la vie de Jésus. D'après M. Sabatier,
c'est la prédication de Jean-Baptiste qui amena « la crise inté-
rieure et décisive d'où sortit claire et désormais sûre d'elle-même
sa conscience messianique. » Ainsi cet écrivain rejette la vue,
soutenue par plusieurs en ces derniers temps, notamment par
M. Colani, que Jésus ne s'est considéré et donné comme Messie
qu'à une époque ultérieure. Toutefois il atténue quelque peu
cette déclaration quand il nous dit, d'une part, que Jésus avait
commencé par repousser l'idée qu'il fut le Messie et qu'il ne l'ac-
cepta « qu'après l'avoir transformée de fond en comble, l'avoir
épurée de tout fanatisme comme de toute superstition grossière et
en avoir fait la réalisation du royaume de Dieu spirituel ,
invisible et moral dans les âmes repenties et régénérées; » d'autre
part, que « pour éviter tout malentendu, » il ne s'est pas pressé
BULLETIN DE LA RELIGION CHRÉTIENNE 203
de prendre ce titre de Messie,, se réservant de « faire l'œuvre avant
de révéler l'ouvrier, laissant peu à peu déterminer le caractère de
celui-ci par la nature de celle-là. » M. Sabatier va jusqu'à dire que
Jésus « n'acceptera définitivement et ouvertement ce titre glo-
rieux que lorsqu'il ne tiendra plus rien de la chair ni du sang* »
c'est-à-dire lorsqu'il l'aura dépouillé des espérances de rénovation
matérielle qui y étaient attachées dans l'opinion publique.
Malgré sa répugnance à admettre un changement dans la direc-
tion suivie parle fondateur du christianisme, M. Sabatieresttrop
loyal pour refuser de se rendre à l'évidence des faits. Il accorde
donc que dans les premiers temps de son activité publique, Jésus
s'est fait illusion sur ses chances desuccés. Pour qu'on ne m'accuse
point de dépasser sa pensée en la résumant sous cette forme pré-
cise, je citerai encore ici ses propres paroles: « L'attention popu-
laire, qui un moment s'était fortement attachée à lui, l'enthou-
siasme des premiers jours se sont refroidis. Il se voit abandonné;
il vitplus intimement avec ses disciples, il provoque sur le chemin
de Césarée de Philippe la confession de Pierre, pour se l'attacher
plus décidément et assurer l'avenir de son œuvre. Il désespère
en effet de lavoir se réaliser par sa parole ou par ses miracles. Il
renonce à obtenir la conversion de son peuple, qu'il avait sérieu-
sement entreprise ; il comprend que sa mission, sous peine d'être
lâchement abandonnée, demande sa mort. La croix entre dans
son horizon comme une réalité positive. Il se lit à ce moment
comme un nouvel épanouissement dans l'âme de Jésus. Du
baptême et de la tentation était sorti le Messie spirituel et moral ;
des dernières épreuves de Galilée et des tentations de cette
période sort le Messie souffrant, décidé à s'immoler à son peuple
et à sceller son ministère de son martyre. On remarquera en effet
qu'en acceptant l'hommage de Pierre, il y joint immédiatement
la prédiction de ses souffrances inévitables et de son prochain
supplice. »
M. Sabatier en arrive à distinguer trois périodes dans la car-
rière de Jésus. Une première période toute d'espérance et de joie ;
une époque de crise « qu'on peut faire dater de la mort de Jean-
204 MAURICE VERNES
Baptiste ou de l'accusation portée contre Jésus de chasser les dé-
mons par Béelzébub qui marque sa rupture aveclespharisiens. Elle
a son terme et son couronnement dans la scène du chemin de
Césarée de Philippe et dans la décision de Jésus de montera Jé-
rusalem et d'y mourir. » La troisième période est celle delalutte
et de la catastrophe finale en Judée.
Je laisse maintenant de côté toutes les autres parties de ce tra-
vail. Ceux qui le parcourront devront tenir compte, pour être
équitables, des susceptibilités du public auquel s'adressait M. Sa-
batier, susceptibilités que l'auteur a dû ménager et dont le souci
embarrasse souvent sa marche ; ils devront tenir compte aussi
d'une situation d'esprit assez complexe, où l'historien neparvient
pas à secouer complètementles scrupules du croyant, ce qui abou-
tit à une confusion regrettable, en introduisant fréquemment un
élément d'erreur dans l'exposé des problèmes et dans leur solu-
tion. On constatera surtoutcettepréoccupation dans les chapitres
qui traitent des miracles et de la résurrection de Jésus.
Venons-en donc, sans plus d'ambag'es, au cœur même du su-
jet, à cette question essentielle: Qu'est-ce que Jésus s'estproposé
de faire ? — On a vu par ce qui précède que Jésus, d'aprèsM. Sa-
batier, s'était considéré, dès le début de son ministère, comme
chargé de réaliser les espérances messianiques, mais en les trans-
formant; qu'il avait pensé d'abord arriver à ses fins par sa parole
et son influence personnelles, mais que, constatant qu'il n'y par-
viendrait point par ce chemin, il avait changé ses batteries et en-
trepris avec ses adversaires une lutte résolue dont il prévoyait
que sa mort serait la conséquence. Il n'agissait point ainsi par
désespoir et à l'aveugle, mais il s'était convaincu par ses médita-
tions et son examen des circonstances, que son martyre assure-
rait le triomphe des idées qu'il s'était trouvé impuissant à faire
prévaloir par son activité missionnaire.
La seule chance que nous ayons de voir un peu clair dans ce
chapitre, aussi obscur que capital, de l'histoire religieuse de l'hu-
manité, c'est de déterminer le sens que Jésus attachait au terme
de royaume des cieux, équivalent de royaume ou d'ère messia-
BULLETIN DE LA RELIGION CHRÉTIENNE 205
nique. Personne ne conteste qu'il ne se soit proposé de préparer
ou de fonder une économie nouvelle. Seulement on se divise pro-
fondément quand on veut définir le sens qu'il attachait à cette
rénovation ou transformation, dont il se considérait comme l'or-
gane.
« Le royaume des cieux, dit M. Sabatier, est (pour Jésus) le
royaume du Père céleste, un nouvel ordre de choses spirituel et
moral où la volonté du Père sera faite ici bas comme elle l'est
dans le ciel. La conception que Jésus a eue du Père a modifié
essentiellement la notion du royaume;... il s'agissait pour lui
d'autre chose que d'une révolution politique et d'un triomphe
matériel de la théocratie. » Et un peu plus loin : « En faisant du
royaume des cieux un royaume vraiment céleste, c'est-à-dire
idéal, Jésus l'a élevé infiniment au-dessus de toutes les barrières
nationales et sociales ; il a fondé vraiment le royaume des esprits,
qui ne dépend plus des limites du temps et de l'espace. »
Je ne puis pas dissimuler la déception que me font éprouver
de pareilles déclarations. Je ne saurais assez m'étonner qu'un
esprit aussi consciencieux, aussi curieux, reste inféodé sur ce
point aux banalités du rationalisme. La question n'est pas tran-
•chée, elle est éludée. Il ne s'agit point de savoir si Jésus a voulu
organiser un mouvement révolutionnaire contre les Romains;
le contraire est trop évident. C'est donc se tirer à bon marché des
difficultés du sujet que d'opposer au messianisme belliqueux un
messianisme idéal, dont la pensée était incompréhensible pour
les contemporains. Non seulement on peut objecter aux vagues
assertions de M. Sabatier des textes décisifs, mais on est en droit
de lui reprocher d'avoir laissé la question au point où elle était
il y a trente ans, et de n'avoir tenu aucun compte des graves
attaques dont l'opinion toute conventionnelle qu'il reproduit
avait été l'objet *.
Entre le messianisme belliqueux et révolutionnaire et le mes-
sianisme philosophique, éthéré, dont M. Sabatier se borne à
') Voyez entre autres notre Histoire des idées messianiques, p. 178-244.
206 MAURICE VERNES
reproduire la formule après MM. Reuss et Golani, il y a place
pour d'autres conceptions, entre autres pour la foi en une révolu-
tion surnaturelle que doit préparer la rénovation morale du
peuple de Dieu, et qui doit, à son tour, assurer le triomphe de la
volonté céleste sur la terre. Une telle vue s'accommode parfaite-
ment des conceptions mystiques les plus élevées, que nous n'a-
vons nul dessein de refuser à Jésus. Voici en quels termes nous
avions posé nous-même, il y a quelques années, la question;
cet essai, dont toutes les assertions ne sont peut-être pas égale-
ment défendables (nous allons y revenir à propos de M. Havet),
constitue, si nous ne nous trompons, un effort consciencieux
pour rétablir la pensée de Jésus, défigurée par toutes les théolo-
gies, dans son cadre naturel.
« Jésus, disions-nous, croit aussi fermement que personne à
l'avènement prochain de l'ère messianique ; mais d'une part, —
et en cela il n'était certainement pas seul de son opinion, —
il ne dédouble pas l'ère messianique en deux périodes : l'une
faisant partie de la présente économie et précédant le jugement
dernier, l'autre définitive, venant après ce jugement; et, de
l'autre, il est fort peu préoccupé d'une revanche politique et
d'une suprématie d'Israël sur les Romains. Sur ce second point
certainement encore, bien des hommes religieux partageaient sa
manière devoir. En tout ceci, il est essentiel de ne pas oublier
que le « type messianique » alors courant ne s'imposait nulle-
ment comme eût fait un dogme religieux, et qu'une grande
latitude était laissée à tous dans l'idée qu'il leur plaisait de se
faire du royaume de Dieu attendu. Jésus donc, comme Jean-
Baptiste et après lui, a pu se construire une théorie messianique
qui fût à la hauteur des exigences de sa conscience et de son
esprit.
» L'idée du Messie, qui lui était sans doute assez antipathique
sous sa forme vulgaire, a dû en particulier fort peu le préoc-
cuper tant qu'il s'est imaginé que Jean et lui (lui surtout)
suffiraient à remplir le rôle de « préparateurs » de la venue de
Dieu, que la tradition réservait à Elie ressuscité. N'admettant pas
BULLETIN DE LA RELIGION CHRÉTIENNE 207
une première ère messianique, il n'eut trop su quel rôle donner
à ce Messie du peuple, qui ne lui était point sympathique ;
d'ailleurs, avec les procédés de l'exégèse du temps, ne sentant
pas la nécessité d'un Messie, il ne devait guère le retrouver dans
les saints livres, que sans doute il méditait assidûment.
» Survient la crise dont nous avons essayé de démêler le sens
et la raison1. L'idée de Messie, jusqu'alors dédaignée, se pré-
sente à lui avec des couleurs toutes nouvelles. Le « Fils de
l'homme » (ou prophète annonciateur) et le « Messie » ne font
plus qu'un, et le personnage auquel aboutit tout ce travail inté-
rieur est un « Messie qui doit mourir. » L'avènement du royaume
de Dieu (ou des cieux) n'en reste pas moins à l'horizon. Seule-
ment cet avènement sera précédé de la mort du Messie, c'est-à-
dire de sa mort à lui Jésus, puis d'un temps d'épreuve (d'après
des analogies fournies par les prophètes). Le royaume de Dieu,
retardé ou simplement voilé pour un moment par le nuage
sombre qui vient s'interposer entre le présent et lui, c'est toujours
l'ère messianique après le jugement, qu'il n'avait cessé d'attendre
avec ses contemporains. Nulle part il ne la décrit; nous savons
seulement qu'elle sera précédée de la résurrection et du juge-
ment général. Quand Dieu viendra présider les assises solen-
nelles, Jésus-Messie, recueilli auprès de lui lors de sa mort,
descendra avec lui sur les nuées du ciel, sans prendre part pour
cela au jugement, et obtiendra la place d'honneur dans le royaume
de bonheur et de justice qui ne verra pas de fin 2. »
On verra dans ces lignes une tentative de replacer dans un
cadre, dont la structure générale ne diffère pas sensiblement de
celle admise par M. Sabatier, une ligure qui soit celle d'un
prophète juif du 1er siècle de notre ère, et non du moraliste
religieux que peuvent se proposer comme idéal tels cercles pro-
testants du xixe. Chez le savant que nous critiquons, entre le
contenant qui est emprunté à l'histoire réelle, et le contenu qui
1) Crise provoquée par l'opposition violente d'un grand nombre et par le
supplice de Jean-Baptiste.
2j Ouvrage cité, p. 240-244.
208 MAURICE VERNES
trahit les désirs d'un contemporain, il y a incompatibilité, manque
absolu de convenance et de rapport; par suite la doctrine pré-
tendue ne saurait expliquer sa conduite, et la question reste non
résolue.
Nous nous expliquons cet insuccès par la position personnelle
de l'auteur. Son œuvre, fort utile pour infuser quelque sens de
la réalité à des esprits qui ne connaissent que les abstractions
du dogme, ne s'est pas placée assez franchement sur le terrain
de l'histoire pour apporter des lumières nouvelles à ceux qui n'en
connaissent pas d'autre.
III
Avec M. Ernest Havet nous nous plaçons d'emblée sur ce
terrain de la pure histoire, qui est le nôtre, qui est celui de cette
Revue. Nous n'aurons donc pointa nous débattre contre un dogme,
que nous faisons profession d'ignorer. Que Jésus de Nazareth,
que le rabbi galiléen ait été divinisé de bonne heure par ses
adhérents, il ne nous importe : ce que nous voulons connaître,
c'est l'homme Jésus et lui seul \
En quelques phrases vigoureuses, l'éminent écrivain situe son
sujet; puis il évoque la figure de Jean-Baptiste, cette préface de
l'Evangile traditionnel, que la critique moderne reconnaît de
plus en plus être la préface essentielle de l'œuvre du fondateur du
christianisme. « Il paraît, dit M. Havet, être le premier qui ait
annoncé l'avènement prochain du royaume de Dieu, non plus
*) « La première obligation que nous fait le principe rationaliste, qui est le
fondement de toute critique, dit M. Havet, est d'écarter de la vie de Jésus le
surnaturel. » Sans aucun doute, mais nous ne saurions approuver ce terme de
rationaliste. Le véritable rationaliste, au sens historique du mot, — nous
avons déjà eu occasion de le dire, — c'est l'écrivain qui ramène quelque ensei-
gnement du passé à son point de vue propre, soit philosophique, soit mys-
tique; c'est celui qui ne respecte pas assez l'histoire pour laisser à chaque homme
et à chaque doctrine le caractère de son temps et de son milieu. Le rationa-
lisme peut être de droite comme de gauche, de toutes les nuances de droite
comme de toutes les nuances de gauche, son principe étant de contraindre telle
figure à entrer dans les lignes de l'idéal qu'il a adopté lui-même.
BULLETIN DE LA RELIGION CHRÉTIENNE 209
comme un événement du monde présent, mais comme la lin de
ce monde et l'ouverture d'une nouvelle existence, et il invitait
les enfants d'Israël à se préparer à cette régénération par un
changement de vie, uierovdia, et à pratiquer « la piété envers Dieu
« et la justice envers les hommes », pour mériter la « rémission de
« leurs péchés, » qui faisaient encore obstacle au bienfait divin.
L'eau où il faisait plonger ceux qui venaient à lui (en même temps
qu'il leur en versait sans doute sur la tête) était le signe de cette
purification des âmes. »
Immédiatement l'ingénieux écrivain complète ce bref tableau
par des réflexions de la plus grande importance: « Luc nous dit
expressément que les peuples se demandaient si Jean n'était pas
le Christ (m, 15), et il paraît bien qu'il passa pour tel après sa
mort. Le roman pieux attribué à Clément de Rome et intitulé :
les Reco?inaissances, nous l'assure : Parmi les disciples de Jean, ceux
qui paraissaient considérables se séparèrent de la foule et prêchè-
rent que leur maître était le Christ (i,54). — Josèphe, qui s'appli-
que à ne rien laisser paraître de ce qui touche aux idées messia-
niques, se borne à marquer l'impression profonde que causa sa
mort; il dit qu'un échec qu'Hérode éprouva peu après dans une
guerre contre un roi arabe, son voisin, parut un châtiment de
Dieu qui le frappait pour ce crime. Mais si, après la mort de Jean,
on s'est mis à croire qu'il pouvaitbien être le Christ ou Messie, on
était amené nécessairement par là à l'idée que le Christ, au lieu
de régner, ou plutôt avant de régner, pouvait bien souffrir et
mourir, sauf à se relever du tombeau quand serait venue l'heure
de son règne. C'est peut-être ainsi que s'est répandue l'inter-
prétation qui appliquait au Christ le chapitre d'Isaïe sur la pas-
sion d'Israël ' . »
Je continue cette citation, qui est essentielle: « Cependant il
semble que cette imagination, trop nouvelle encore, n'ait pu se
fixer sur Jean, et se soit transportée sur Jésus, sur celui au sujet
') Comparez à cette vue des considérations analogues dans notre Histoire
des idées messianiques, chap. VI, p. 213 et suiv., en particulier la noie de la
page 223.
iv 14
2\0 MAURICE VERNES
de qui un Évangile fait dire à Hérode: Celui-là est Jean qui s'est
relevé d'entre les morts. (Matth., xiv, 2.) — Alors les disciples de
Jésus regardèrent Jean comme un simple précurseur de leur
maître ; en suivant cette idée, ils imaginèrent que Jean lui-même
avait ainsi parlé, et qu'il annonçait la venue « d'un plus fort que
lui. » Cela ne peut évidemment être accepté. Je crois même que,
dans la vérité historique, Jean a fait en Judée une plus grande
figure que Jésus, et qu'il est l'auteur réel de la révolution reli-
gieuse dont Jésus a eu l'honneur. La manière dont Josèphe, dans
son Histoire, s'arrête à parler de lui suffiraitpour témoigner de son
importance [Antiq. , XVIII, v, 2) ; mais les Evangiles même s laissent
échapper à son sujet des expressions très singulières :« Je vous le
dis en vérité, il ne s'est jamais levé parmi les fils des femmes un
plus grand que Jean (Matth., ix, 11). — Et encore: La loi et les
prophètes jusqu'à Jean, et, depuis lors, la Bonne Nouvelle du
royaume de Dieu (Luc, xvi, 16)... — Jésus, cependant, est demeuré
définitivement le Christ (Messie) unique. »
Je ne suis pas loin de donner un assentiment complet à ces
vues, dont je me suis singulièrement rapproché dans une publica-
tion antérieure. J'ai prétendumême, — etje crois, après plusieurs
années, pouvoirmaintenir cette assertion — que Jésus, danslacrise
finale de sa vie, a affirmé que Jean-Baptiste continuait d'être son
maître à lui, son « chef de file, » le véritable fondateur du royaume
de Dieu, ainsi que l'indiquent déjàles deux textes cités parM. Ha-
vet, et dont je donnais lamême explication que lai, contrairement
à l'exégèse qui aprévaludans la tradition1. J'en trouvais la preuve
dans la parabole dite des méchants vignerons, et dans les pas-
sages voisins, où l'interprétation consacrée voit une sorte de pro-
phétie dont l'effet ne se conçoit pas sur les auditeurs, et où je re-
connais, au contraire, une vigoureuse allusion à un fait encore
présent à la mémoire des contemporains, et qui était de nature à
') Un interpolateur, choqué de l'éloge du Baptiste que contient la première
de ces citations, a voulu la corriger par l'addition de ces mots : « Cependant le
plus petit dans le royaume des cieux est plus grand que lui, » qui jure avec le
contexte et a facilité une grave erreur d'interprétation. Ouvrage cité, note 2 de
la page 188.
BULLETIN DE LA RELIGION CHRÉTIENNE 211
les impressionner profondément. Ici encore, je demande la per-
mission de reproduire un passage de mon Histoire des idées mes-
sianiques.
« Jean et le Fils de l'homme (nom souslequcl Jésus se désignait
d'habitude, et que je considère comme synonyme non de Messie,
mais de prophète) sont deux prophètes chargés du même office,
bien qu'ils y apportent l'un son austérité, l'autre sa joyeuse con-
fiance... Jean et Jésus sont frères, mais Jean a sur Jésus l'im-
mense privilège d'avoir été le frère aîné, d'avoir inauguré l'œu-
vre que Jésus continue. Cette conviction que son œuvre à lui
repose sur celle de Jean, et que, sans cette base, la sienne n'est
rien, le pénètre jusque dans les derniers jours de sa vie, jusqu'au
moment de mourir. . . Nous en avons la preuve dans sa réponse
à une question posée par ses adversaires : Par quel pouvoir agis-
tu ainsi, et qui t'a donné ce pouvoir ? — Quand vous m'aurez dit,
réplique-t-il, si le baptême de Jean venaitducielou des hommes,
je vous dirai à mon tour quelle est l'autorité par laquelle j'agis
(Matth.,xxi,23 suiv.), — c'est-à-dire : si vous croyez à l'autorité
divine de l'œuvre de Jean, vous croirez aussi en la mienne, et,
en d'autres termes : puisque vous n'avouez pas l'autorité du
Baptiste, vous ne reconnaîtrez pas davantage la mienne, qui est
la même, car l'une tient à l'autre. — Sa pensée reste alors fixée
sur celui dont la parole hardie a ouvert l'ère nouvelle ; il blâme
vivementles pharisiens de n'avoir pas écouté l'appel du Baptiste;
puis, dans une comparaison émouvante, il leur reproche amè-
rement d'avoir traîtreusement mis à mort Jean, le fils bien-aimô
dont le maître de la vigne espérait que les rebelles le respec-
teraient, quoiqu'ils n'eussentpointrespectéles prophètes envoyés
avant lui; et, après les avoir menacés de la vengeance divine,
il leur rappelle enfin une parole de l'Ecriture : la pierre que les
architectes [ont rejetée, c'est de celle-là que le Seigneur fera la
clef de l'édifice. — Cette pierre, c'est encore le Baptiste '. »
*) Ouvrage cité, p. 188-191. Cf. Mathieu, xxi, 23-42. Voyez aussi la note
de la page 191. Nous avons ici suivi le texte de Mathieu; il eût été préférable
de prendre celui de Marc, a priori plus digne de créance, et où le nexe de l'ar-
gumentation est rendu plus vigoureux par la suppression de quelques lignes.
Voyez la même note de la page 191.
212 MAURICE VERNES
Je vois donc dans lathèse deM. Ernest Havet une confirmation
éclatante de mes propres vues, en même temps que je le prie de
bien vouloir considérer simon interprétation des textes indiqués à
l'instant n'apporte pas un utile renfort à sa démonstration. —
Pourquoi est-ce Jésus, pourquoi n'est-ce pas Jean qui a fondé le
christianisme ou messianisme (christ = messie) ? C'est là un de
ces problèmes que la curiosité de l'historien aime à se poser,
sans posséder les éléments indispensables à leur solution. Peut-
êtreest-ce surtout parce que Jean n'a pas eu unsaintPaul, résolu
à transporter son œuvre, à peine encore ébauchée, du terrain du
judaïsme sur celui du paganisme !
C'est à Jésus qu'il faut donc en revenir toujours. — M. Havet
apprécie avec sûreté les documents qui nous renseignent sur sa
personne. Aceux qui cherchentà se dissimuler la déplorable insuf-
fisance de ces sources (ah ! si nous savions sur le fondateur du
christianisme le quart de ce qu'on sait sur Mahomet !), il est utile,
il est bienfaisant de mettre sous les yeux les résultats avérés de
de la critique, tels que les rend l'éminent écrivain, avec l'autorité
d'une forte information.
« Nous n'avons aucuns renseignements sur la vie de Jésus en
dehors des quatre Evangiles, comme on les appelle, et les Evan-
giles sont de bien pauvres documents. D'abord ils sont venus
très tard, car ils sont certainement postérieurs à la prise de Jéru-
salem par Titus ; on ne peut donc supposer moins de qua-
rante années entre la date de la mort de Jésus et celle du plus
ancien Evangile. Ensuite, il sont écrits en grec, et par conséquent
pour des pays étrangers à ceux ,011 Jésus a vécu, loin de tout té-
moin de sa vie et de tout contrôle!
« Rapprochés les uns des autres, les quatre Evangiles ne
s'accordent pas entre eux, et leur désaccord obstiné a cruellement
embarrassé les croyants. Il n'y a pas un seul récit, je dis rigou-
reusement pas un seul, qui soit présenté dans les quatre Evan-
giles de la même manière, et, le plus souvent, les différences sont
telles entre les dilïérentesversions,qu'ilestimpossible de les con-
cilier, et qu'il faut sacrifier l'une à l'autre. Le fameux Examen
BtLLETIN DE LA RELIGION CHRÉTIENNE 213
critique de la vie de Jésus, par Strauss, est rempli par la discussion
de ces divergences, poursuivies jusque dans le moindre détail, de
manière que pas une phrase ne subsiste inattaquable...
« Si, aucontraire, on se met en dehors de l'orthodoxie, cette cri-
tique perd de son importance, puisqu'il n'y a rien de plus ordinaire
que des variations et des contradictions dans des récits humains.
Cependant elles sont ici à la fois tellement marquées et tellement
multipliées, que les doutes qu'elles soulèvent vont au delà de
ceux que la plupart des histoires suggèrent. Nous avons ainsi
l'impression, non plus que la vérité primitive a été altérée, mais
que le plus souvent il manque au récit un fond de vérité primitive
et que l'imagination a tout fait.
» Enfin, aucun de ces livres ne présente les caractères d'un
récit suivi. Ce sont des scènes détachées qui ne tiennent les unes
aux autres par aucun lien ; on s'y propose d'édifier le lecteur,
nullement de le renseigner. Les indications chronologiques y
sont en très petit nombre, et nullement sûres. A l'exception des
noms des Douze, rien n'est plus rare qu'un nom propre dans ces
récits, et c'est assez pour montrer combien ils ressemblent peu à
de l'histoire. Jésus les traverse comme une apparition plutôt qu'il
n'y figure comme un homme réel qui a des amis et des ennemis,
des maîtres, des camarades, des projets et des aventures. Il a
prêché une fois, une* autre fois il a guéri ; il a fait une autre fois
l'un et l'autre, sans qu'on nous marque le plus souvent ni quand
ni où. Yoilà à peu près tout ce qu'on nous dit : ce n'est pas là une
histoire.
« Il existe, il est vrai, des lettres de Paul, notablement plus
anciennes que lesEvangiles, et plus voisines de Jésus. Mais ces
quatre courts morceaux... ne nous apprennent rien sur le maî-
tre, que Paul n'avaitpas connu. Aussi demeure-t-on bienétonné,
quand on a étudié le Nouveau Testament pour s'éclairer sur la
personne de Jésus, de la vanité de cette étude et de la profonde
ignorance où l'on aboutit...
« La critique a reconnu que le plus ancien des quatre Évan-
giles est celui qui vient le second, dans nos recueils, sous le
214 MAURICE VERNES
nom de Marc, et qui est le plus court et le plus simple. C'est donc
à celui-là que nous devrons nous adresser de préférence pour
chercher la vérité sur Jésus; mais celui-là môme nous fournit
bien peu de chose. »
Et un peu plus loin :
« Après avoir effacé des récits évangéliques le surnaturel, on
pourrait croire que rien n'empêche d'accepter le reste ; mais en
y regardant de plus près, on s'aperçoit qu'on ne peut s'en rap-
porter à leur témoignage. Je ne connais qu'un seul de ces faits
qui soit absolument incontestable, c'est que Jésus a été mis en
croix par l'ordre du procurateur Pontius Pilatus; mais, à
l'exception de ce fait unique, je ne crois pas qu'on ait produit au
sujet de Jésus une allégation qui ne soit sujette à des doutes
très graves. »
Sur trois points essentiels, M. Havet se propose de montrer
tout d'abord que les historiens de Jésus ont fait uniformément
erreur. Il tient pour douteuses, sinon pour fausses, les trois pro-
positions suivantes :
Que Jésus se soit donné pour le Christ;
Qu'il ait été supplicié à la suite d'une condamnation solennelle
prononcée par le synédrion assemblé et dont le procurateur
Pilatus s'est fait l'exécuteur ;
Qu'il ait annoncé la réprobation des Juifs et l'élection des
païens à leur place ; que ses attaques les plus vives aient porté
sur les pharisiens.
Je laisse de côté le second point, sur lequel un de nos collabo-
rateurs reviendra prochainement; je néglige la seconde partie du
troisième point, relative à l'attitude de Jésus envers les phari-
siens 4, pour dire un mot seulement de la prétendue réprobation
du judaïsme, et je m'arrêterai avec plus de soin à la première
thèse, qui est réellement nouvelle et du plus haut intérêt.
En ce qui touche la « réjection d'Israël, » qui est en effet deve-
nue un lieu commun de la tradition, M. Havetestabsolument dans
') J'accorde volontiers à M. Havet que les Évangiles ont beaucoup exagéré,
mais je ne saurais, faute d'espace, m'engager plus longuement,
BULLETIN DE LA RELIGION CHRÉTIENNE 215
le vrai. C'estlà une prétention insoutenable et qui ne tient pas de-
vant l'examen des faits. Jamais Jésus de Nazareth n'a prononcé
les paroles inouïes que lui prêtent à cet égard les Évangiles;
c'est saint Paul seul qui, par une entorse incroyable donnée au
christianisme primitif, a orienté la boussole de la secte nouvelle
sur les terres païennes, et ce n'est qu'après le succèsde cette ten-
tative audacieuse qu'on a pu glisser dans les paroles de Jésus,
sous la forme d'une prédiction, la constatation du fait accompli.
Le transfert despromessesmessianiques du peuple élu aux « gen-
tils » ne pouvait être tenté et accompli que par un homme résolu
à faire fléchir la tradition la plus authentique, — au sujet de la-
quelle il affichait volontiers son mépris — devant la raideur d'un
système élaboré dans sa tête. Seulement, tout en me rangeant
à l'avis de l'éminent écrivain, je dois réclamer le droit de priorité
sur ce point. La démonstration qu'il fait d'une façon si décisive,
je l'avais déjà présentée dans mon Histoire des idées messia-
niques\ contre un critique fort distingué qui, lui aussi, comme le
fougueux apôtre, sacrifiait trop aisément les faits aux idées pré-
conçues, M. Golani. « Dans l'état actuel de la science, disais-je,
et en présence des textes, rien ne nous autorise à affirmer que
Jésus entendît ouvrir le royaume à venir aussi bien aux païens
qu'aux Juifs, et l'on doit plutôt être disposé à admettre que,
dans sa pensée, les païens, pour prendre part à la félicité future,
doivent passer par le judaïsme, ce qui fut la foi de la primitive
Eglise. »
Quant à l'assertion d'après laquelle Jésus n'a pas prétendu
être le Christ (ou Messie) et ne s'est pas donné pour tel, c'est une
opinion véritablement nouvelle et du plus vif intérêt, quoique
peut-être d'une portée moindre qu'il ne paraît au premier abord.
En effet, la fondation de l'Eglise chrétienne n'en reposeras moins
sur la foi en la messianité de Jésus, que celui-ci ait revendiqué
lui-même ce titre, ou que ses disciples le lui aient attribué spon-
tanément après sa mort. Je dois déclarer que, bien que j'aieeu
occasion de me prononcer précédemment sur ce point, je me sens
') P. 203-208.
216 MAURICE VERNES
absolument sans parti pris, ne demandant pas mieux que de me
laisser convaincre, si l'argumentation de M. Havet ébranle les
textes qui servent d'appui à l'opinion vulgaire.
Il faut dire que l'opinion vulgaire avait été déjà entamée par la cri-
tique. M. Golani, dans lecurieux ouvrage qu'ilapublié sous le titre
de Jésus-Christ et les croyances messianiques de son temps, — mais
où malheureusement la pénétration critique s'est souvent trou-
vée en défaut devant le parti pris du philosophe et du théologien,
— avait démontré d'une façon très satisfaisante que Jésus n'avait
pas accepté le titre de Messie avant la confession de Pierre sur le
chemin de Césarée de Philippe. On a vu que M. Sabatier accor-
dait partiellement cette thèse, quand il déclare, à son tour, que
Jésus n'a pas revendiqué le titre de Messie avant la même date.
M. Havet va beaucoup plus loin en disant que Jésus n'a jamais
manifesté de prétention à ce titre.
J'entends d'ici les hauts cris jetés dans le camp des partisans
de la conservation; on taxera cette assertion de défi et de gageure.
Il faut commencer par déclarer qu'elle n'est ni l'un ni l'autre.
L'emploi mal raisonné des termes de Messie (Christ) ou de
royaume messianique a fait naître des idées peu exactes. Jean-
Baptiste prétendait travailler à l'avènement du royaume de Dieu
ou royaume messianique, certainement sans attendre un Messie
personnel1 ; Jésus, d'après bien des critiques et d'après nous-
même, a d'abord annoncé cette même révolution surnaturelle sans*
prétendre y jouer le rôle de Messie et sans penser qu'aucun autre
dût y être appelé. L'ère messianique, pour beaucoup, ne compor-
tait d'autre roi que Dieu lui-même; dans les cercles populaires,
on préférait l'idée d'un Messie humain, d'un personnage accrédité
par la Divinité. A priori il n'est donc pas impossible que Jésus,
disciple de Jean-Baptiste qui n'attendait pas de Messie humain,
n'en ait pas davantage admis, soit un autre, soit lui-même. Et il
n'est pas impossible non plus, comme nous l'indiquions il y a un
instant2, que l'enthousiasme de ses disciples ait affublé Jésus de
'; Voyez notre Histoire des idées messianiques, p. 171-176.
■) Ouvrage cité, p. 183 suiv.
BULLETIN DE LA RELIGION CHRÉTIENNE 217
ce titre, après sa mort, sans qu'il l'eut revendiqué lui-même. Nous
le répétons, c'est une affaire de textes et pas autre chose.
M. Havet est frappé de voir que partout où la qualité de Christ
(Messie) est attribuée à Jésus par d'autres, il recommande impé-
rieusement que cette qualité soit tenue secrète. Pourquoi an
homme qui se propose de se faire reconnaître des siens pour le
Messie, ferme-t-il ainsi la bouche à ceux qui ont su discerner ce
haut caractère? Sous prétexte d'écarter défausses interprétations,
il est bien clair que c'était y prêter davantage encore. Il y a en
particulier, lors de la Transfiguration, une mention fort curieuse :
« Gomme Pierre, Jacques et Jean, qui en ont été les seuls témoins,
descendent avec lui de la montagne, l'Evangile dit qu'il leur
enjoint de ne racontera personne ce qu'ils ont vu, jusqu'à ce que
le Fils de l'homme se soit relevé d'entre les morts. (Marc, ix, 8.) —
Tout esprit critique, dit M. Havet, jugera que l'écrivain qui
s'exprime ainsi a conscience que, du vivant de Jésus, personne
n'avait entendu parler d'une pareille scène. — On doit croire
également, conclut-il, d'une manière plus générale, que si Jésus,
dans l'Evangile, répète si souvent la défense de dire à personne
qu'il est le Christ, c'est que l'auteur a conscience que, du vivant
de Jésus, personne ne l'avait entendu dire, et qu'en réalité cela
ne s'est dit qu'après sa mort. » Cette argumentation est fort
ingénieuse. Est-elle tout à fait probante? Je n'oserais le dire
encore.
Toutefois, dans une circonstance grave, devant une assemblée
solennelle qui devait décider de son sort, Jésus aurait rompu le
silence qu'il s'était imposé et qu'il avait imposé auxautresjusque-
là. Le sanhédrin assemblé ne trouvait aucune charge décisive à
invoquer contre Jésus, lequel gardait le silence. Tout d'un coup,
le grand-prêtre, comme par une subite inspiration, adresse au
prévenu cette question étrange : Est-ce toi qui es le Christ, le
fils du Béni? Jésus, qui n'avait pas daigné discuter les ac-
cusations portées contre lui, semble saisir avec empresse-
ment l'occasion de se faire condamner à une mort certaine.
— Oui, je le suis, répond-il, et vous verrez le Fils de l'homme
218 BIAUR1CE VERNES
assis à la droite de la Vertu et venant sur les nuées du ciel
(Marc, xiv, 55-65). Un peu plus tard, Pilate lui adresse à son tour
une question analogue : Est-ce toi qui es le roi des Juifs? — C'est
toi qui le dis, répond Jésus. — J'avoue que tout cela manque
de vraisemblance. Pour entraîner la condamnation de Jésus,
il aura donc fallu qu'il se donnât la peine d'avouer lui-même
sa qualité de Messie, personne n'étant en mesure de témoigner
qu'il se l'était publiquement attribuée. « Il semble, comme
s'exprime M. Havet, qu'il n'en faut pas davantage pour conclure
qu'en effet Jésus n'a jamais dit qu'il fût le Christ. »
SiM. Havet a vujuste, les affirmations messianiques assez clair-
semées que les Evangiles prêtent à Jésus s'expliquent aisément.
On a trouvé qu'elles manquaient: on les a introduites1. Encore
une fois, je ne saurais me prononcer dès ce jour d'une façon
définitive sur la proposition de M. Havet, mais je déclare qu'il a
rendu à nos yeux très suspecte l'assertion traditionnelle.
Les points que nous venons d'indiquer ne sont pas les seuls où
M. Havet ait fait porter sa méfiante enquête. 11 conteste « l'appel
des Douze, institués par Jésus pour annoncer sa parole comme
ses envoyés » (Marc, m, 14, et vi, 30), remarquant avec raison
« qu'on ne voit pas qu'une seule fois dans les Evangiles un seul des
Douze se détache de Jésus et s'en aille prêcher quelque part,
mais qu'ils y sont constamment rassemblés autour de lui. » A
quoi j'ajoute : Qu'auraient-ils fait seuls et loin de leur maître? —
M. Havet est certainement dans le vrai quand il ajoute que « ce
n'est qu'après la mort de Jésus que ses disciples ont porté çà et
là en son nom la bonne nouvelle. C'est alors aussi sans doute
qu'il se forma parmi ces missionnaires un collège des Douze,
représentant les douze tribus d'Israël. »
S'attaquant de nouveau à un point qui passait jusqu'ici pour
J) M. Havet prête au titre de Fils de l'homme que Jésus s'applique volontiers,
une intention messianique, et doit supposer pour cela plus d'intercalations que
nous-même, qui n'y trouvons rien de semblable. Un peu plus tard, on eut les
équations: Jésus = Messie, donc Fils de i'homme= Messie, et c'est ainsi que
Fils de l'homme flans quelques passages se trouve avoir effectivement une signi-
fication messianique.
BULLETIN DE LA RELIGION CHRÉTIENNE 219
hors do conteste, M. Havet conteste l'authenticité de la portion la
plus originale du Discours sur la montagne, de ce « parallèle
hautain » que Jésus poursuit sur ce thème : Vous savez qu'il a
été dit aux anciens... Mais moi, je vous dis(Matth., v, 21-48). —
«Sans prétendre démontrer en forme, ajoute l'écrivain, que Jésus
n'a pas pu parler ainsi, on se demande pourtant si l'orgueil et
l'amertume qui se font sentir dans ce discours ne se comprennent
pas mieux en supposant qu'à l'époque où il a été écrit, la rupture
entre le judaïsme et le christianisme était accomplie. » Je ne
vois rien à objecter de décisif à des doutes qui ne constituent
qu'une sage précaution à l'endroit de textes dont la composition
et le caractère commandent la méfiance. — « Et cependant
Jésus a vécu, » dit éloquemment M. Havet.
Qu'était-il? « Un inspiré; c'est le trait dominant de sa physio-
nomie. » INerapporte-t-on pas que sa famille se mita sa poursuite
et voulait se saisir de lui comme d'un fou (Marc, m, 21)? — . « Ce
sont eux, la mère et les frères de Jésus, dit avec quelque ironie
M. Havet, qui ont dit les premiers le mot qu'on a tant reproché
à M. Soury *. » — Il me semble que cette appellation d'inspiré est
profondément vraie et marque d'un trait heureux ce caractère
étrangement défiguré par presque tous ses biographes. M. Havet
a des lignes très perspicaces sur les allures indépendantes,
tant soit peu irrégulières, du fondateur du christianisme. Il est
frappé de l'amertume qui règne dans plusieurs déclarations,
mais aussi de son attendrissement à l'égard des humbles et des
souffrants, de son amour pour la pauvreté et de sa haine pour la
richesse, de la finesse qui éclate dans plusieurs réponses à des
questionneurs malintentionnés.
Dans l'Évangile de Mathieu, M. Havet conteste l'authenticité
de la plupart des traits non connus de Marc. Dans Luc il ne re-
pousse pas moins les retouches apportées à la figure de Jésus. Ces
réserves, qui ressemblent, au premier abord, à un scepticisme
*) Ce n'est pas le mot que les critiques sérieux ont reproché à M. Soury,
mais l'absence d'une démonstration, même spécieuse, qui faisait d'autant plus
ressortir un étalage étrange d'assertions médicales.
220 MAURICE VERNES
prémédité, sont fondées quand on regarde de plus près. Ce que
perd la figure de Jésus, l'histoire de l'Eglise le regagnera. Car ce
sont ses luttes, ses aspirations, ses désirs dont elle a chargé la
physionomie de son fondateur. Ce sont ses propres expériences
et son passé qu'elle place sous forme d'avertissements et de pro-
phéties dans la bouche de Jésus. — Le quatrième Evangile,
comme de juste, est complètement écarté.
M. Havet, malgré l'insuffisance notoire des documents, croit
pouvoir aboutir à un résultat. La figure de Jésus se détache pour
lui de son cadre, non sans doute avec une netteté parfaite, mais
avec quelques traits saillants. « Dans les limites de ses idées et
de ses créances, Jésus, dit-il, a été puissant parle cœur, par la
passion, par la bonté. Il a aimé son pays et sa religion au point
de n'en pouvoir supporter l'humiliation et les misères, et c'est ce
qui lui a fait croire, d'une foi si énergique et si contagieuse, à
un lendemain réparateur... Sa vie a été un combat, sans bruit
pourtant et sans violence, où il gardait l'attitude humble et pa-
tiente qui, leplus souvent, a été celle duJuif opprimé. Il n'en a pas
moins été le martyr de son patriotisme et de son amour des mi-
sérables, et il a laissé le souvenir d'une existence toute d'élan et
de dévouement, terminée par une mort affreuse sur la croix; sou-
venirassez touchant et assez profond pour qu'après sa mort quel-
ques-uns aient dit: Celui-là n'a-t-il pas été le Christ? et qu'une
fois cela dit, on l'ait cru sans peine... Voilà, conclut M. Havet,
Jésus tel que nous arrivons à le ressaisir, et on ne peut que l'aimer
et le vénérer. »
Après avoir poussé la critique des textes évangéliques jus-
qu'aux extrêmes limites, l'éminent écrivain, on le voit, ne con-
clut pas au scepticisme. La vive et réfléchie admiration qu'il a
vouée au judaïsme, il la voue sans hésitation au fondateur du
christianisme.
Toutefois, bien que, dans ce portrait, plusieurs traits nous sem-
blent heureusement marqués, l'ensemble nous en paraît, faut-il
le. dire, quelque peubanal. C'est, sans doute, le défaut des textes,
dont M. Havet a fort bien fait de ne prendre que ce qu'il croyait
BULLETIN DE LA RELIGION CHRÉTIENNE 221
pouvoir conserver en toute conscience; mais cela tient aussi, à
mon sens, à l'insuffisance de certaines parties de son étude.
Si Jésus ne s'est pas donné comme Messie, — ce que nous
sommes bien près d'accorder à M. Ilavet, — il n'en est pas moins
incontestable qu'il s'est donné, d'un bout à l'autre de sa courte
carrière, comme le héraut, l'annonciateur, le préparateur, l'intro-
ducteur du royaume des cieux ou de l'économie messianique,
de la révolution surnaturelle attendue par ses compatriotes. Or,
ce côté-là de la physionomie de Jésus, qui est le principal, est
presque aussi dissimulé dans l'étude de M. Havet qu'il l'était dans
celle de M. Sabatier. En lisant l'un après l'autre, on se dit : sans
doute Jésus fut un génie de tendresse et de dévouement ; — mais
après avoir tourné la dernière page, on n'est pas plus avancé qu'à
la première sur cette question : Que s'est-il proposé de faire ?Quel
était son but, quel a été son plan ? — A côté des qualités de
premier ordre que révèle l'étude de M. Havet, je dois signaler son
incertitude, son vague sur ce point capital.
L'éminent écrivain ne s'est pas mis au clair sur le véritable
sens des espérances messianiques. En plusieurs passages, il
semble dire qu'il n'y avait qu'un messianisme, le messianisme
politique et révolutionnaire; que, se proclamer Messie, c'étaitlever
l'étendard de la révolte contre les Romains ; que, prédire l'avène-
ment imminent de l'ère à venir, c'était faire de même ou peu s'en
faut. Je n'en crois rien, et je cite à ce propos Jean-Baptiste; je
cite surtout en témoignage l'attitude de la primitive Église, nul-
lement en révolte avec les autorités, attendant patiemment du
ciel la révolution messianique. Eh bien ! ilfallait cherchera com-
prendre comment Jésus s'est imaginé servir cette cause par la
mort, au devant de laquelle il semble avoir couru. Il fallait s'ap-
pliquer aux souvenirs qui nous restent de ses derniers jours,
réfléchir à cet acte de violence que l'on affadit sous le titre de
« purification du temple. » Qu'est-ce que cet accès de zèle icono-
claste ? Est-ce un mouvement de fureur sainte ? Est-ce un acte
prémédité ? Et puis, Jésus a-t-il vraiment voulu mourir, et ne
s'imaginait-il pas plutôt triompher au dernier moment, soit par
222 MAURICE VERNES
l'explosion des sympathiespopulaires, soit par une assistance d'en
haut ? — Ces questions ne sont point résolues ici ; elle ne sont
même pas posées.
Je me résume. L'étude de M. Havet est une des contributions
les plus considérables que l'histoire des origines du christianisme
ait reçues en ces derniers temps. Sa critique des sources est
excellente ; au rebours de M. Renan, qui a orné son héros de
traits empruntés également aux parties les moins dignes de foi
comme aux plus résistantes de la légende évangélique,l'éminent
écrivain ne dévie pas de la route qu'il s'est tracée. Mais la cons-
truction qu'il a voulu édifier sur cette base solide n'est encore
qu'ébauchée. Je désirerais vivement qu'avant de donner une
forme définitive à son Jésus, M. Havet le reprît en se préoccu-
pant uniquement de porter la lumière sur ce point : Comment
Jésus s'imaginait-il, aux différents moments de sa carrière, tra-
vailler à l'avènement de l'ère messianique? — Il ne manquerait
pas, avec sa méthode sûre et rigoureuse, de s'approcher
de la solution. Le cadre est excellent; il n'a qu'à s'y tenir. Et
quand il voit clair en un point, il communique sa découverte
sous une forme si forte, si décisive, qu'elle force l'assentiment,
comme lorsqu'il écrit : « Au moment où Jésus est mort, il n'exis-
tait encore rien de ce que nous appelons le christianisme. »
Avec M. Havet je crois que nos sources ne nous permettent
point de reconstruire une vie de Jésus, parce que la forme la plus
ancienne de l'histoire évangélique qui nous soit parvenue, etque
nous dégageons des additions ultérieures, le Proto-Marc contient
lui-même des éléments légendaires. Il n'existe plus pour nous,
disons le mot — il n'a jamais existé — de vie de Jésus sincère et
exacte. Lapremière esquisse a déjà surchargéles souvenirs histo-
riques d'éléments miraculeux et dogmatiques l. Le Jésus qu'on a
prêché aux premiers chrétiens devait être un thaumaturge et un
1) Peut-on y retrouver un fond d'origine apostolique, comme le voudrait
M. Sabatier? Le caractère supranaturalisé des documents primitifs étant mis
hors de doute, c'est là une question dont la solution intéresse plutôt la psycho-
logie que l'histoire proprement dite.
BULLETIN DE LA RELIGION CHRÉTIENNE 223
Messie. De là l'obligation de s'en tenir à une esquisse. Mais cette
esquisse, nous l'avons dit ctnous n'avons point à y revenir, peut,
avec quelque chance de succès, être précisée sur un point capi-
tal : quel objet Jésus s'esl-il proposé? Comment a-t-il voulu
atteindre cet objet? — M. Sabatier lui-même accordait, on l'a
vu, que la plus ancienne version de l'histoire évangélique con-
tenait des miracles inadmissibles pour la critique.
Nous ne déposerons pas la plume sans nous féliciter d'avoir
vu une seule année doter notre pays de trois travaux aussi
distingués que ceux de MM. Fouard, Sabatier, Havet. Sans
doute le premier ne saurait avoir d'utilité que pour l'intelligence
de la légende évangélique telle que la primitive Eglise l'admit
tout d'abord, et telle que les fidèles la reçurent d'elle. L'étude de
M. Sabatier est, à son tour, une œuvre de transition, où le
dogme cède peu à peu la place à l'histoire. Seule la dissertation
de M. Havet répond aux conditions de la science moderne. Elle
devra être méditée avec soin par ceux qui aspireraient à la dépas-
ser sur quelque point.
Ces trois œuvres néanmoins marquent un énorme progrès ac-
compli dans notre pays en matière d'histoire religieuse. Placés à
trois points de vue bien différents, le représentant de la tradition
catholique, celui du protestantisme indépendant, celui de la
critique historique, ne font ni apologétique ni polémique
banales. Ils cherchent avant tout à comprendre et à faire com-
prendre. En présence de la personnalité la plus extraordinaire
de l'histoire religieuse, ils sont graves et respectueux, sachant
que l'outrage et l'invective sont des armes faussées qui se retour-
nent contre ceux qui les emploient '.
Maurice Vernes.
*) Notre prochain builetln portera sur l'Église apostolique et paraîtra dans
l'un des premiers numéros de l'année 1882.
VARIÉTÉS
LES CATACOMBES
Les Catacombes de Rome, histoire de ïart et des croyances religieuses pen-
dant les premiers siècles du christianisme, par Théophile Roller. 2 vol. gr.
in-folio, avec cent planches ; prix, 250 fr. et 200 fr. pour les cent premiers
souscripteurs. Paris, librairie veuve A. Morel et Ce, 13, rue Bonaparte1.
I
La connaissance des catacombes de Rome est l'une des conquêtes de cette
érudition moderne qui, sur tant de points, a changé la face de l'histoire. Les
idées que l'on se faisait, il y a peu d'années encore, de ces monuments de la
piété chrétienne étaient vagues ou fausses. On croyait que les premiers croyants
s'étaient servis des carrières d'où avaient été tirés les matériaux des édifices de
Rome, pour y célébrer en secret leur culte et pour y ensevelir les restes des
martyrs. C'est sur la foi de cette tradition que les voyageurs poussaient par-
fois la curiosité jusqu'à descendre dans ces souterrains. De Brosses ne paraît
pas en avoir eu connaissance ou s'en être soucié, mais le peintre Hubert Ro-
bert s'y aventura, s'y égara et devint le héros de l'épisode célèbre de Ylmagi-
nation :
II ne voit que la nuit, n'entend que le silence. ..
Quelques savants s'étaient aussi, en divers temps, occupés des catacombes,
mais sans les comprendre ni les vivifier, pour ainsi parler, faute des méthodes
à la fois larges et rigoureuses qui distinguent la science de notre siècle. L'his-
toire de ces cryptes est curieuse. Après avoir servi pendant plusieurs siècles,
après avoir reçu des millions de cadavres, et avoir été honorées comme le lieu de
sépulture des témoins de la foi, elles avaient été oubliées. L'usage en avait
diminué naturellement lorsque, du temps de Constantin, on commença à inhu-
mer dans les basiliques, et l'usage eu avait fini entièrement au commencement
I) Voyez le Temps des 21 et 23 octobre 1881. En attendant la publication d'un Bulletin régulier de
l'organisation des Eglises chrétiennes dont un savant d'une grande compétence a bien voulu se char-
ger, nous sommes heureux de pouvoir reproduire, avec l'autorisation de l'auteur, un remarquable
article récemment paru sur ces matières.
VARIÉTÉS 225
du v° siècle, lorsque les barbares envahirent Rome. Les papes, il est vrai,
continuèrent à s'en occuper, à les restaurer, à les orner, mais ils furent eux-
mêmes la cause de l'oubli où tombèrent les catacombes lorsqu'ils en enle-
vèrent les reliques les plus célèbres pour enrichir les églises. Comme ces sou-
venirs des temps héroïques du christianisme formaient le principal intérêt des
cryptes, les fidèles cessèrent d'y descendre lorsqu'ils cessèrent d'y trouver cet
aliment de piété ou de la superstition. On n'y vit plus venir que, de loin en loin,
ces pèlerins étrangers dont les noms gravés sur les murs [graffitti) constatent
aujourd'hui encore les visites, et dont les itinéraires n'ont pas été inutiles
aux recherches modernes. Toutefois à partir du x° et du xi° siècle, l'oubli
devient de plus en plus profond. Il fallut pour en retirer ces lieux [saints que
l'érudition prît la place laissée vacante par la piété. Bosio, qu'on a justement
appelé le Christophe Colomb des catacombes, s'éprend tout jeune encore
de c^ sujet, il embrasse dans ses recherches tous les cimetières qu'il peut
découvrir, il en essaie la topographie, en recueille, les monuments, les fait
graver, et laisse un ouvrage posthume qui forme le point de départ de
tous les travaux postérieurs (1632). Bosio, d'ailleurs, n'avait été qu'un ar-
chéologue et c'est encore dans un simple intérêt d'archéologie que le
xvme siècle aborde l'étude épigraphique "et chronologique des tombeaux sou-
terrains. « Le sens historique, comme dit très bien M. Roller, n'était pas né. »
Il ne l'était guère davantage lorsque, de nos jours, Séroux d'Agincourt, Raoul
Rochette et Perret poursuivirent dans les catacombes [les traces de l'art chré-
tien. Le véritable fondateur de l'histoire de la Rome souterraine est M. Jean-
Baptiste de Rossi. 11 a renouvelé cette étude par la patience, la sagacité et
l'exactitude qu'il y a mises. La rigueur de sa méthode a été récompensée par les
plus heureuses découvertes; la finesse d'un jugement aiguisé par l'exercice lui
a permis les restitutions les plus inattendues. M. de Rossi a considérablement
étendu le nombre des cimetières connus, il en a dressé la topographie, recons-
truit les dispositions et les monuments, il y a jeté tout le jour que pouvaient
fournir les données traditionnelles recueillies avec une érudition prodigieuse ;
il a enfin déchiffré, commenté, classé chronologiquement une foule d'images
et d'inscriptions. La seule chose qu'on puisse lui reprocher, c'est une tendance,
naturelle d'ailleurs en un pareil sujet et explicable surtout chez un savant qui
travaillait sous le regard et le patronage de Pie IX. M. de Rossi, sans faire au-
cun sacrifice réel de ses convictions scientifiques, met une complaisance évi-
dente à servir la tradition catholique. Il prête ou semble prêter plus de con-
fiance qu'il ne convient à des documents sans valeur ou à des légendes sans
autorité. Il a, en un mot, un peu trop de penchant à « solliciter les textes. »
Défauts rachetés par de rares qualités, et défauts qui étaient en quelque sorte la
condition même des privilèges sans lesquels le savant n'aurait pu accomplir
ses travaux. M. de Rossi, dans ses égards pour les préjugés ecclésiastiques, a
souvent l'air d'avoir volontairement fait la part du feu; l'orthodoxie des conjec-
tures est là, on le jurerait, pour faire passer la hardiesse des affirmations.
L'ouvrage de M. Roller, que ces articles ont pour but de faire connaître, est
d'un autre caractère. L'auteur n'a pas la prétention d'avoir fait des découvertes
iv 15
226 VARIÉTÉS
analogues à celles de M. de Rossi; il n'a ni ouvert de nouvelles catacombes,
ni restitué des caveaux ruinés : il aurait fallu pour cela une position officielle et
les ressources qui y sont attachées. Mais M. Roller n'est pas non plus le sim-
ple vulgarisateur qui se borne à résumer les recherches des autres. Il a passé
dix ans à Rome, il s'est familiarisé avec la cité souterraine, et s'est livré à de
longues études d'iconographie et de patristique, et en venant aujourd'hui,
dans un vaste travail d'ensemble, nous faire savoir où en est l'exploration des
catacombes, il apporte à sa tâche toute l'information nécessaire pour contrôler
les résultats jusqu'ici obtenus. Telle est en effet la nature de l'étude à laquelle
il nous convie. Les monuments sont là, mais il faut les interroger; les pierres
parlent, mais leur langage a besoin d'être interprété. Il y a toujours dans le
déchiffrement des débris des âges une part de conjecture pour laquelle il ne
suffit pas d'avoir l'érudition, ni même la sagacité ; il y faut aussi la fermerai-
son, le sentiment historique et l'amour du vrai. M. Roller possède ces qualités.
Sans être sceptique, il sait suspendre son jugement; sans sacrifier à l'esprit de
négation, il sait avouer ses doutes et, chose rare! se résigner à ignorer.
La disposition de son ouvrage est heureuse. L'auteur a habilement com-
biné l'ordre des sujets avec l'ordre chronologique, et l'étude des lieux avec
celle des détails. C'est bien, en somme, ainsi qu'il l'a voulu, une exposition
ordonnée et complète, telle qu'on n'en possédait point encore. Ajoutons que ce
qui double le prix de cette exposition, ou plutôt ce qui assigne à l'ouvrage de
M. Roller une importance exceptionnelle parmi les livres consacrés au même sujet,
ce sont les cent planches dont le texte forme le commentaire. L'auteur, dans
l'exécution de ces planches, a mis la même passion d'exactitude que dans ses
recherches et ses discussions ; il a répudié les à-peu-près, il a évité les figu-
rations dans lesquelles ses prédécesseurs s'étaient laissé aller à altérer les
traits en les précisant; partout où cela lui aété possible, il a fait photographier,
dans les cryptes mêmes, et à la lumière du magnésium, les sujets qu'il voulait
reproduire. Les procédés de M. Dujardin lui ont permis ensuite de fixer et de
multiplier les images qu'il s'était ainsi procurées. On ne se fait pas une idée de
l'effet de réalité que produisent ces planches. On croit voir de ses yeux et presque
toucher de ses mains ces restes vénérables des premiers siècles de l'Eglise.
L'étude des catacombes a plusieurs genres d'intérêt. On peut chercher dans
le beau livre de M. Roller, soit la manière dont les chrétiens ensevelissaient leurs
morts, soit les commencements de l'art religieux, soit enfin les croyances d'un
âge encore voisin de la naissance de l'Église, et prises sur le vif dans leur ma-
nifestation populaire et spontanée.
On discute sur les catacombes, on les visite; mais peu de personnes se
rendent compte du fait prodigieux en présence duquel elles se trouvent. Parler
d'une ville souterraine n'est pas assez dire, puisqu'il y a là les débris de quatre
siècles, un développement de tombes conliguës de près de 900 kilomètres, les
morts de dix générât, uns, quatre ou cinq millions de cercueils. Et encore ne
connaît-on pas toutes les galeries funéraires, et faut-il s'attendre à de nouvelles
découvertes. Cette étrange formation, cette création mortuaire a eu plusieurs
causes, la croyance même des chrétiens jointe à leur position de secte suspecte
VARIÉTÉS 227
ou persécutée*, et certaines facilités que leur offrait néanmoins la législation
romaine. Les Romains brûlaient le plus souvent les corps, mais cet usage
n'était point universel, ainsi que le témoigne le tombeau si connu des Scipions.
L'usage de l'incinération alla même en diminuant et, à partir des Antonins, il
fit entièrement place à l'ensevelissement. On construisit alors, pour réunir les
membres d'une même famille, soit des tombes extérieures en maçonnerie, soit
des caveaux souterrains taillés dans la pierre volcanique qui forme une grande
partie du sol de Rome. Les chrétiens avaient à cet égard donné l'exemple
aux païens, après l'avoir reçu eux-mêmes des Orientaux et selon toute vraisem-
blance des Juifs. Leur foi à la résurrection des corps les portait au respect du
cadavre, et bien que cette foi reposât sur la toute-puissance d'un Dieu capable
de réunir tous les membres dispersés du martyr et de ranimer jusqu'àla poussière
livrée aux vents, un sentiment non raisonné engageait les fidèles à prendre
soin de ces dépouilles qui devaient revenir à la vie. On ensevelit donc. Les per-
sonnes riches (l'Église naissante en comptait un certain nombre parmi ses
adeptes), réunirent les membres de leurs familles, leurs affranchis, leurs clients et
bientôt, par une pente naturelle, les membres aussi de leur famille spirituelle,
les chrétiens pauvres, dont on ne savait où loger les restes, et que la fraternité
religieuse se faisait honneur d'accueillir. La crypte privée donna ainsi naissance
au cimetière souterrain. La législation offrait d'ailleurs d'autres ressources encore
à la foi nouvelle. La sépulture, à Rome, avait un caractère religieux, par suite
elle était inviolable, et l'on avait, en outre, la faculté d'étendre Y aire de la
tombe collective, d'y annexer de nouveaux terrains, en les faisant partici-
per à l'inviolabilité de la sépulture primitive. Ajoutons enfin que le privilège
n'appartenait pas seulement au terrain supérieur et au monument qui y avait été
élevé : il se communiquait au sous-sol, à l'hypogée. Les chrétiens eurent ainsi
de grandes facilités pour créer des cimetières. « Ceux d'entre eux, dit M. Roller,
qui possédaient un lieu de sépulture, après avoir donné l'hospitalité à leurs core-
ligionnaires défunts, pouvaient, par testament, délimiter Yarea consacrée à ces
sépultures ; ils le pouvaient sans faire intervenir leur caractère de chrétiens
pour cela : c'était une chose permise à tous. » Il ne semble pas, cependant, que
l'extension de la sépulture privée suffise pour expliquer les développements
qu'avaient pris les catacombes avant l'époque où les chrétiens eurent une exis-
tence reconnue. On suppose que l'Église avait profité, soit des immunités accor-
dées aux Juifs, dont le culte était toléré à Rome, soit du droit de posséder ac-
cordé aux corporations, ou mieux encore des privilèges attribués aux collèges
funéraires. C'étaient des sociétés de pauvres gens qui réunissaient leurs coti-
sations mensuelles pour s'assurer une sépulture convenable.
Il est difficile de croire que l'Église n'ait pas usé d'une législation
qui n'exigeait d'elle aucun sacrifice de croyance, et qui n'obligeait pas même
à articuler le caractère particulier de l'association funéraire chrétienne. Ce carac-
tère n'en était pas moins réel et profond. Unis dans la vie, les fidèles voulaient
rester unis dans la mort. Groupés, dans les luttes et les épreuves autour de
leurs chefs spirituels, et pleins d'enthousiasme pour les héros de la foi, ils vou-
laient se rapprocher encore, dans la tombe, de leurs évêques et de leurs mar-
tyrs. « Ce qui est spécial aux chrétiens, écrit M. Roller, c'est le groupement
228 VARIÉTÉS
des dépouilles de toute une population dans un cimetière ou dortoir commun ;
c'est le sentiment de l'association large, de la fraternité de tout un peuple qui,
après avoir communié et vécu en un même Sauveur, a voulu attendre dans la
même union le jour du réveil éternel. »
Voilà pour le caractère religieux des catacombes; les conditions matérielles
de cette étonnante création peuvent se résumer en peu de mots. Disons tout de
suite que le nom par lequel on désigne les cimetières souterrains de Rome est
impropre et n'a même pas de sens connu. On a généralisé, personne ne peutdire
quand ni pourquoi, la dénomination d'une crypte sur la voie Appienne, qu'on
prétend avoir contenu les restes des apôtres Pierre et Paul, et que l'on appe-
lait ad catacombas, un mot dont l'étymologie reste douteuse. Quoi qu'il en
soit, les catacombes sont toutes en dehors de la ville, dans un rayon de un à
trois milles. Elles ont été creusées de préférence sur les hauteurs, dans l'épais-
seur des plateaux, non dans la terre ou dans la pouzzolane trop friable, mais
dans un tuf granulaire à la fois aisé à tailler et suffisamment compact, qui, sans
offrir trop de résistance à la pioche du fossoyeur, assurait la solidité des gale-
ries. Cette nature du sol a été pour beaucoup dans la création des catacombes;
c'est la condition physique qui a permis la réalisation de la pensée reli-
gieuse. Il n'en fallait pas moins ménager l'espace. Ainsi les catacombes
forment-elles des galeries très étroites et qui n'ont guère que la hauteur d'un
homme. Quand on avait atteint la limite du terrain disponible, on creusait en
dessous un second étage auquel on descendait par quelques marches, puis un
troisième. Il y a un exemple de cinq étages de corridors superposés. On obtenait
ainsi un développement considérable de surface, et par suite beaucoup de place
pour les cadavres que l'on enterrait un à un, dans des niches latérales, taillées à
la mesure exacte du corps. Ces niches étaient fermées par des tuiles liées par du
ciment, quelquefois par une tablette de marbre. C'est sur ce couvercle que se
gravait ou peignait l'inscription, lorsqu'il y en avait une, mais beaucoup de
tombes restaient sans nom, surtout dans les premiers temps. Un symbole en tenait
]a place. Les plus anciennes galeries du cimetière de Sainte-Agnès, récemment
étudiées par M. Armellini, renfermentquatre-vingt-six tombes sur cent qui sont
absolument anonymes, tandis que les autres portent presque toujours un simple
nom. A partir du m0 siècle, les épitaphes deviennent plus fréquentes ;
on voit paraître les formules religieuses, les vœux, les symboles se multiplient.
Les dates sont rares avant le ive siècle. De distinction sociale . même aussi
tard, aucune trace. En revanche, par-ci par-là, des emblèmes rappelant
la profession du défunt : la pioche du fossoyeur, la bêche du cultivateur, le
métier à tisser d'une femme. On a trouvé, gravés sur une pierre, tous les ins-
truments d'une trousse de chirurgien. Une peinture du cimetière de Priscille
représente des tonneaux. M. Roller, avec son bon sens habituel, suppose que le
défunt enseveli en ce lieu avait pu être tonnelier. Mais il est amusant de voir
à quelles conjectures ces tonneaux ont donné naissance. Les uns y ont vu un
symbole eucharistique, d'autres un emblème de la charité, à cause de l'union
étroite des douves, d'autres un souvenir de martyrs condamnés à porter de
l'eau, etc. Il est bon que nos lecteurs voient par un exemple les suppositions
VARIÉTÉS 229
ridicules dont est jonchée et, pour ainsi dire, obstruée l'étude des sépultures
chrétiennes.
Tous les morts n'étaient pas enfermés dans le simple loculus que je viens
de décrire. L'ouverture d'un sépulcre était quelquefois surmontée d'une voûte en
arceau, dont lès côtés avaient laissé des places pour d'autres corps. C'étaient
des sépultures de famille. Ces sépultures affectaient même parfois une forme
plus distinctive encore, et formaient des caveaux séparés et fermant par une
porte.
Les catacombes sont difficiles à dater. Il est probable qu'elles remontent au
ier siècle, mais il n'y en a pas de preuve absolue. L'inscription que l'on in-
voque en faveur d'une époque si reculée n'est pas d'une provenance certaine,
et c'est la seule qu'on puisse alléguer. Bon nombre de ces cimetières, en revanche,
sont du ne, et même au commencement du me siècle. Pour ce qui est du
temps où les catacombes cessèrent de servir de sépulture, j'ai dit que ce fut
à partir du jour où le christianisme ayant une existence reconnue, il n'y eut
plus de raison d'entourer les obsèques des chrétiens de précautions. Les reliques
des martyrs, transportées dans les églises, avaient enlevé aux fidèles la seule
raison qui leur restât de désirer d'être ensevelis clans les souterrains, et les
corps des évêquesdeRome étant désormais enterrés dans les basiliques, cet usage
fut suivi pour tous. On inhuma dans les églises ou autour; le cimetière moderne
avait pris la place de la catacombe.
On supposait autrefois, nous l'avons dit, que les catacombes avaient servi aux
chrétiens à cacher les cérémonies de leur culte au temps des persécutions. La
description que nous avons donnée des lieux montre assez combien cette idée a
peu de fondement. Les catacombes fournirent aux chrétiens un moyen, non pas
précisément de dissimuler leurs sépultures, ce qui n'était ni possible , ni néces-
saire, mais d'en détourner l'attention publique, et en même temps le moyen de
célébrer en secret les rites religieux des obsèques. Voilà tout. La disposition
des lieux, des corridors étroits, ces caveaux de petites dimensions, ne se prê-
taient point au culte public. Sauf des cas absolument exceptionnels , on ne s'y
réunissait que pour les exercices de piété en l'honneur des défunts ou pour l'an-
niversaire des martyrs. Quant à se cacher dans les souterrains, à y fuir les
recherches, à y vivre un peu longtemps et en grand nombre, le manque de
ventilation aurait suffi pour l'empêcher.
II
Les catacombes ont comblé une lacune dans l'histoire de l'art, celle qui sépa-
rait l'art latin de celui du moyen âge, et l'art chrétien de ses premiers commen-
cements.
L'art byzantin nous était connu; les mosaïques en avaient conservé de nom-
breux monuments, et ses destinées, les traces de son influence, les types qu'il
avait hiératiquement consacrés, pouvaient être suivis jusqu'à la Renaissance. La
peinture latine, au contraire, sur laquelle les découvertes d'Herculanum et
de Pompéi avaient jeté un jour inattendu, s'arrêtait tout court à la date de la
236 VARIÉTÉS
catastrophe qui avait englouti ces villes. C'est aux catacombes qu'il était
réservé de nous montrer la continuation de cet art pendant trois ou quatre
siècles encore, c'est-à-dire jusqu'à l'invasion. Les catacombes nous offrent, en
effet, un très grand nombre de représentations peintes, qui se rattachent
d'autant plus directement au genre pompéien qu'il est, comme celui-ci, d'un
usage essentiellement décoratif. Les sujets chrétiens y prennent le caractère
emblématique ; ils s'y marient aux ornements, avec une liberté et quelquefois
avec une grâce qui surprend. On y trouve des guirlandes, des oiseaux, des
génies ailés. Le Christ, dans une fresque de la crypte de Lucine, se balance
sur la corolle d'une fleur. Les moyens techniques et le style sont également
ceux des villes englouties : peinture à la détrempe sur le stuc ou la chaux,
couleurs légèrement appliquées, peu de variété dans les teintes et de grada-
tions dans les ombres, les figures jetées avec une certaine hardiesse, l'exécu-
tions par masses et négligeant les détails, les draperies naturelles, les propor-
tions et les mouvements exacts. Nous sommes, en un mot, avec ces murailles
souterraines, en pleine continuation de la peinture latine du commencement de
notre ère. Il est vrai que les qualités dont il vient d'être question ne se ren-
contrent que dans les caveaux les plus anciens. Et cela se comprend: l'épo-
que de ces sépultures est celle où les arts florissaient encore, où les artistes
étaient nombreux et habiles. La décadence que l'on observe dans les catacombes
à mesure que l'on arrive à celles du me siècle déjà, mais surtout à partir
du ive, n'est qu'un effet de la décadence générale. 11 n'y avait plus de
place pour des ouvriers délicats et expérimentés dans les temps de trouble et
de souffrance qui s'appesantirent sur l'Italie lorsque la barbarie engloutit l'an-
cienne civilisation. C'est ainsi qu'en descendant le cours des temps, dans
l'inspection des catacombes, au lieu d'assister à un développement, on suit à
la trace une dégradation, et l'on finit par arriver à des représentations d'une
gaucherie, pour ne pas dire d'une grossièreté extraordinaire. Le mérite des
peintures se relève ensuite; il en est du vu0 et même du ixe siècle qui
surprennent par le soin et le style dont elles témoignent, mais ces images
n'appartiennent pas proprement aux catacombes. Ce sont des décorations exé-
cutées par les papes pour honorer les martyrs qui avaient jadis été ensevelis
dans les cimetières souterrains, et l'art qui en fait les frais soulève un nouveau
problème, en ce qu'il offre, malgré un certain caractère byzantin, comme une
résurrection de la tradition latine qui avait paru sombrer dans la grande catas-
trophe. Cette tradition reparaît après sa longue éclipse, et donne la main, d'un
côté, aux fresques des anciennes cryptes, et de l'autre, aux peintures récem-
ment mises au jour dans l'église inférieure de Saint-Clément. « Deux écoles,
dit M. Roller, ont influé sur l'iconographie chrétienne avant le moyen âge pro-
prement dit : l'une latine, qui n'était connue que par les monuments païens;
l'autre byzantine, à laquelle on avait raUaché à tort presque toutes les concep-
tions chrétiennes. La décadence de l'art est évidente dans ces deux écoles;
pourtant il est intéressant de constater comment elle a été, non pas retardée par
l'introduction de la pensée chrétienne, mais enrichie par l'inspiration nouvelle.
La survivance du style latin dans la peinture, après la mort de la civilisation
VARIÉTÉS 231
païenne, a été révélée dans notre siècle par la découverte ou l'étude de quel-
ques fresques conservées dans les vieilles basiliques de Rome. Celles de la
crypte de Saint-Clément surtout ont aidé à constater la continuation d'une
école latine, dans la peinture, jusqu'au xie siècle, et le mélange de ses
créations avec l'élément byzantin. Ces découvertes ont aidé à relier le monde
antique à la Renaissance, en faisant connaître quelques anneaux perdus de la
chaîne des traditions; mais les chaînons qui ont précédé le moyen âge, ceux
surtout qui ont devancé l'introduction du genre byzantin en Occident, ont fourni
la révélation la plus importante. Or c'est aux catacombes qu'il faut aller les
chercher. L'histoire de l'art a besoin de l'étude des transitions.
Les catacombes nous fournissent donc des spécimens d'un art que nous
avait déjà fait connaître Pompéi, et elles nous font, en outre, assistera la déca-
dence de cet art dans le naufrage de la civilisation romaine. Mais la Rome sou-
terraine nous rend un service non moins signalé, en nous mettant sous les yeux
l'éclosion de l'art proprement chrétien . Il y a là une grande surprise et un vrai
charme. Si l'artiste qui appartient à la foi nouvelle a commencé par être païen,
s'il a reçu dans tous les cas son éducation artistique à l'école du paganisme, et
s'il apporte par conséquent à son œuvre des données étrangères au christia-
nisme, il y apporte en même temps et un esprit particulier et des éléments
nouveaux. Son pinceau sera chaste. 'Ses motifs, empruntés à la mythologie, tire-
ront du culte proscrit une signification emblématique. Les quatre saisons
figureront les quatre âges de la vie. Voici Orphée, mais cet Orphée symbolise
la puissance de la parole évangélique. Voici Psyché, mais cette Psyché, pudi-
quement vêtue, a elle aussi un sens allégorique. Ce qu'il y a de plus signifi-
catif à cet égard, dans l'imagerie des catacombes, c'est la représentation
du Christ sous la figure du bon berger, représentations'! fréquente qu'on doit la
regarder comme courante et consacrée, et si caractéristique, en même temps,
qu'on a pu avec raison y voir une véritable création de l'art chrétien. L'ap-
propriation de la donnée antique à la croyance nouvelle est ici doublement
frappante. Elle l'est parce que ce pâtre qui porte sa brebis sur ses épaules est
un sujet emprunté à la vie réelle, et que l'art païen lui-même avait certaine-
ment traité plus d'une fois ; et cependant l'idée évangélique, en s'en emparant,
l'a visiblement marquée de son empreinte et l'a faite sienne. De plus, cette
conception chrétienne est remarquable par le contraste entre le sentiment dont
elle est sortie et celui des temps qui suivirent. Nous touchons ici au doigt,
dans la production de l'art, la transformation qu'a subie la pensée religieuse
elle-même . Le christianisme naissant, celui des catacombes, est simple, con-
fiant, affectueux ; celui qui viendra ensuite, celui du moyen âge, est au con-
traire sévère, ascétique, tragique. Ce sont des mondes différents. Qu'est-ce
qui était intervenu ? Les catastrophes qui avaient mis fin à la société antique ?
L'invasion et ses souffrances ? Le sujet vaudrait la peine d'être étudié, mais la
différence entre le bon berger des cryptes et le crucifix du moyen âge n'est
qu'un indice de la différence de manières de voir et de sentir entre les deux
époques de l'Église ainsi symbolisées, et c'est là ce qu'il nous reste à consi-
dérer.
232 VARIÉTÉS
Le plus grand intérêt des catacombes n'est pas le jour qu'elles jettent sur les
usages funéraires d'une secte persécutée, ni même le lien qu'elles nous per-
mettent d'établir entre l'art païen et l'art chrétien, entre l'art des premiers
siècles de notre ère et celui du moyen âge. Les catacombes sont surtout inap-
préciables par les informations qu'elles nous donnent sur les croyances des pre-
miers chrétiens. Elles ont, à cet égard, rendu à l'histoire du christianisme le
même service que l'épigraphie a rendu, de nos jours, à l'archéologie grecque
et romaine. Elles ont même fait plus. Tandis que nous possédions, dans la lit-
térature ancienne, dans les orateurs, les comiques, les satiriques, des rensei-
gnements de toutes sortes sur le mode de vivre des contemporains de cette
littérature, les sources étaient bien moins abondantes, les informations bien
moins directes en ce qui concerne les façons de penser et de sentir des chré-
tiens des trois premiers siècles. Pour leurs croyances en particulier, pour
les éléments de leur vie religieuse, on était réduit à des citations des
Pères dont on généralisait arbitrairement la portée. On prenait pour indice
d'un état général ce qui risquait de n'être qu'un fait local, pour la manifesta-
tion d'une foi commune ce qui avait pu n'être que l'expression d'un sentiment
individuel. Les catacombes ont changé tout cela. Ces innombrables représenta-
tions, ces témoignages parlants et répétés nous montrent avec une égale évi-
dence quelles étaient les préoccupations religieuses de ceux qui* exprimaient
leur foi dans ces peintures, et quelles sont les croyances des époques posté-
rieures qui manquaient à la foi des premiers chrétiens, h'argurnentum esîlentio,
qui est parfois justement suspect, prend ici une force extraordinaire : on ne peut
supposer que l'Église des catacombes ait eu, sur des points importants du
dogme ou de la hiérarchie, des notions qui auraient réussi à ne se jamais tra-
hir dans des monuments si nombreux, si variés, si naïfs, si pleins d'indications
de toute sorte.
Beaucoup de tombes n'ont aucune marque distinctive. Beaucoup, tout en
restant anonymes, portent un ornement, un symbole : la colombe, la branche
d'olivier, une palme. Cette palme a longtemps passé pour le signevdu martyre,
alors qu'on se représentait les anciens chrétiens comme ayant été tous plus ou
moins exposés au 1er des bourreaux, et les catacombes comme peuplées de
témoins de la foi. Mais la palme était en usage dans les sépultures païennes, où
elle se trouve sur des tombes de simples affranchis, et, dans les catacombes
mêmes, elle continue à se produire après le triomphe de l'Eglise, lorsqu'il n'y
avait plus de martyrs. La palme peut donc très bien signifier d'une manière
générale le triomphe du chrétien sur la mort, la foi à la résurrection. Beaucoup
d'images des cimetières souterrains, nous l'avons dit, sont d'ailleurs de simples
détails d'ornementation, des caprices de l'art, ou même des réminiscences
païennes. Les plus anciens symboles spécifiquement chrétiens sont l'ancre et le
poisson, ce dernier adopté à plusieurs titres, pris en plusieurs sens, mais prin-
cipalement comme offrant dans son nom grec un anagramme pieux. Quant aux
figures humaines qui reviennent le plus souvent, ce sont les Orantes et le Bon
Pasteur. On appelle Orantes des images de femmes se tenant debout et dans
'attitude de l'oraison, c'est-à-dire les bras écartés du corps et levés vers le ciel;
VARIÉTÉS 233
ta prière à genoui et à mains jointes n'est pas de cette époque. Il y a aussi des
hommes dans l'attitude dont nous parlons, des Oranls, mais plus rarement.
EAOrante représentait quelquefois la défunte elle-même, arrivée à la contemplation
de Dieu, ainsi que le prouvent les noms propres inscrits à cùté, mais le sens sym-
bolique s'impose le plus souvent, et l'Orante paraît alors représenter l'àme
sainte sans distinction de sexe. Le type du Bon Berger, dont il a déjà été ques-
tion, et dans lequel nous avons signalé une conception artistique chrétienne,
est encore plus remarquable comme manifestation de la pensée religieuse. C'est
la première des représentations du Christ, et une représentation caractéristique
de la foi dont elle est l'expression. M. Roller a saisi avec finesse le sens de
cette image et le sentiment dont elle est le produit. Ce berger, c'est Jésus, si
l'on veut, mais ce n'est ni l'homme, ni le Dieu, dans l'acception théologique de
ces mots, c'est le divin Maître offert sous des traits fournis par une parabole de
ce Maître lui-même, ei par conséquent d'une manière en quelque sorte authen-
tique, sans effort d'imagination, sans profanation ni amoindrissement, une trou-
vaille de sentiment vrai et de tact délicat, un type en même temps qui se
rapproche des traditions de l'art antique, qui a une valeur décorative, et qui
permet à l'artiste chrétien de puiser dans ses modèles ou ses réminiscences.
D'autres représentations du Christ se font peu à peu jour dans les catacom-
bes. On reconnaît, en suivant la succession, les transformations du sentiment
religieux, ce travail de cristallisation dogmatique dans lequel il se fixe au détri-
ment manifeste de sa génialité première. Ainsi l'amenait d'ailleurs la force des
choses. Les souvenirs, à mesure qu'on s'éloigne des événements, prennent une
autre physionomie; ils deviennent de l'histoire, c'est-à-dire quelque chose déjà
d'arrêté et de grossi. On constate ce changement entre le commencement et la
fin du 111e siècle. Le procédé symbolique fait place alors au procédé histo-
rique; les faits qui fournissaient des emblèmes deviennent des scènes réelles.
Voici un baptême de Jésus, du 111e siècle, presque anecdotique tant il est
réaliste :1e baptisé, nu, à moitié plongé dans l'eau du Jourdain, Jean-Baptiste
lui tendant la main pour l'aider à en sortir, et un gros pigeon voletant par-
dessus. Mais l'histoire se transforme à son tour et elle devient le dogme. Le
Christ, au îve siècle, tend au surnaturel; il règne, il est juge, il prend le nimbe;
la peinture décorative va devenir image hiératique.
La transformation la plus notable du sentiment chrétien est assurément celle
qui se révèle dans l'histoire du Crucifix. Il était impossible que la foi chrétienne
fit abstraction de ce supplice du maître, de ce sanglant sacrifice, qui tient déjà
une si grande place dans quelques-unes des épîtres apostoliques. Mais la piété
des premiers temps, telle qu'elle se manifeste dans les catacombes, ne s'attachait
pas volontiers à ces souvenirs. Elle était trop simple, trop sereine et, j'ose le
dire, trop saine. Elle préférait le maître qui enseigne et qui guérit, ou plus tard
le Christ qui règne et triomphe, à la victime clouée sur un bois sanglant. Aussi,
fait bien curieux, la croix, même comme symbole, ne paraît-elle pas dans les
catacombes avant le ive siècle. Elle se dissimule peut-être dans l'ancre,
a mâture de la barque de Jonas, mais elle ne fait pas partie de l'imagerie
chrétienne. M. de Rossi ne craint pas de le reconnaître ; « Les monuments,
234 VARIÉTÉS
dit-il, qui chaque jour se découvrent plus nombreux, nous enseignent en réalité
constamment que la croix, à Rome du moins, fut très rarement mise en
usage avant le ive siècle, et ne devint d'un emploi solennel que dans le
ve. » Et encore ne s'agit-il ici que du signe convenu et symbolique. Le crucifix
proprement dit est absolument étranger aux catacombes ou, ce qui revient
au même, il ne s'y trouve qu'introduit après coup, dans des temps postérieurs,
lorsque les papes se plaisaient à décorer les cimetières souterrains devenus
objets de vénération. La seule représentation du Christ en croix qu'on y trouve
est une fresque qui, dit M. de Rossi, « n'est certainement pas antérieure au
vue siècle. »
M. Roller cite quelque part une observation qui trouve sa place ici. « Les
monuments de l'art chrétien, dit M. Grimouard de Saint-Laurent, se distinguent
par une idée mère qui leur donne à tous une commune physionomie : celle de
délivrance et de résurrection, de guérison et d'immortalité ; c'est au fond une
idée de triomphe, triomphe bienfaisant, règne pacifique du Christ, victoire sur
le monde, la mort et le péché. Le baptême, le martyre étaient pour eux-mêmes
des triomphes. Les persécutés, pour représenter le martyre, n'ont jamais choisi
que de merveilleux symboles de la protection divine et de l'impuissance des
supplices : les trois jeunes Israélites en action de grâces dans la fournaise,
Daniel dans la fosse aux lions. Le crucifix est l'image de la mort, les enfants
des martyrs ne voulaient voir que la vie. La mort du Sauveur, pendant les
premiers siècles, était rappelée par le symbole de l'agneau, mais cette innocente
victime, on ne la voulait pas immolée, il la fallait vivante. Le Christ lui-même,
les chrétiens ne se contentaient pas de le voir vivant, ils le voulaient triom-
phant. »
C'est au commencement du moyen âge qu'il faut recourir pour rencontrer la
Madone aussi bien que le Crucifix. Les catacombes n'ont ni sainte famille, ni
Joseph, ni Vierge nimbée ; la mère du Jésus s'y montre avec l'enfant dans une
fresque très ancienne, mais sans aucun des attributs de la gloire ou de la sain-
teté ; le propre de cette intéressante représentation est le caractère simplement
historique qui la distingue. N'était l'étoile prophétique qui brille au-dessus et
qu'un second personnage indique du doigt, on pourrait n'y voir qu'une mère
chrétienne tenant son enfant. En un mot, nous sommes en présence non d'une
image sacrée, mais d'une scène biblique. C'est ainsi que nous échappent, dans
l'examen critique de nos cryptes romaines, presque tous les éléments caractéris-
tiques de la foi des siècles suivants. Elles ne connaissent, j'entends celles des
trois premiers siècles, ni la primauté de Pierre, ni l'invocation des saints, ni
l'intercession des morts en faveur des vivants, ni l'eucharistie séparée de l'agape
ou repas fraternel. Le prêtre, ou plutôt l'ancien, car le mot grec dont on a fait
prêtre n'a pas encore le caractère sacerdotal, le prêtre peut avoir un autre état ;
il s'en trouve un qui était médecin. Un autre était marié et avait été enterré avec
sa. femme. L'évêque de Rome n'est désigné que par son titre d'évêque; le nom
aussi bien que l'idée du pape sont absents. Ce qui ne prouve pas, du reste, loin
de là, que la papauté ne fût déjà en formation. Elle a été virtuellement faite du
moment que l'Eglise de Rome était en Occident la seule Eglise d'origine apos-
VA Ml ÉTÉS 235
lolique, et qu'elle réunissait, en outre, ces deux éminentes distinctions, de faire
remonter sa fondation au prince des apôtres et de partager la gloire et les
destinées de l'ancienne capitale du monde.
Il est deux points sur lesquels il semble que les catacombes dussent
être surtout éloquentes, la vénération des martyrs et les idées chrétiennes
de l'immortalité. Les martyrs surtout. Il fut un temps où l'on en croyait
ces cryptes peuplées, où l'on n'y rencontrait pas un outil sans y voir
un instrument de supplice, ni une ampoule attachée à une tombe sans
supposer qu'elle avait contenu le sang d'un supplicié. On ne se demandait
pas comment ce sang avait pu être recueilli, et recueilli liquide; il y avait
une poussière rouge au fond du vase, cela suffisait. Le plus probable c'est
que l'ampoule avait contenu des parfums ou du vin. Mabillon, du reste, avait
déjà exprimé sa surprise, mieux que cela, son « déplaisir de voir que dans un si
grand nombre d'inscriptions on ne dît jamais un mot de mort violente pro
Christo. » Il y a, dans la crypte dite du pape Eusèbe, une peinture extrême-
ment remarquable, et l'on peut dire unique dans son genre. Elle date du
111e siècle, et représente le jugement d'un chrétien, condamné, selon toute
apparence, pour avoir refusé de sacrifier à l'empereur. Mais de représentation
de supplices, il ne s'en trouve ni clans les fresques ni dans les sculptures des
premiers siècles. Le symbole de Daniel dans la fosse aux lions en tient la place.
Le même sentiment qui détournait les anciens chrétiens de représenter la cru-
cifixion du Maître les détournait de la reproduction des scènes horribles de la
persécution. Sans compter qu'il faut du temps pour que le respect se transforme
en dévotion. La dévotion des martyrs ne paraît qu'au ive siècle; il est vrai
qu'elle prend tout de suite une grande place.
C'est au iue que, les inscriptions se multipliant et devenant plus expansives,
on voit paraître l'expression des vœux en faveur des morts. On espère que le
défunt repose « en paix, » ou « dans la société des saints; » on le lui souhaite.
Rien de plus précis. Aucune allusion à purgatoire ni à enfer. Ce qu'on désire
pour les bien-aimés dont on a été séparé, c'est le refrigerium, le rafraîchis-
sement, c'est-à-dire (car c'est là le sens exact du mot) une place au ban-
quet céleste. Quant à la prière pour les morts, M. de Rossi convient qu'il ne
peut pas encore donner plejne et satisfaisante preuve qu'elle ait été pratiquée
dès le m0 siècle, avant d'avoir recueilli toutes les inscriptions qui s'y rappor-
tent. Point de doute, au surplus, que le vœu ne soit peu à peu devenu une
prière, et que la prière pour les morts n'ait produit ensuite la demande de
leur intercession et l'invocation des saints. A la fin du ive siècle, celle-ci est
usuelle.
Je ne saurais mieux terminer ce sujet et l'étude du livre de M. Roller que
par quelques-unes des réflexions qui résument ses recherches sur la foi
religieuse dont les catacombes sont le monument. On y retrouve l'esprit de
circonspection et de mesure qui, à un degré éminent, distingue l'ouvrage tout
entier. « Entre les conceptions que révèlent les peintures des catacombes, écrit
notre auteur, celle des trois premiers siècles du moins, et les façons modernes
de comprendre et d'exposer les notions religieuses ou ecclésiastiques, il y a UDe
236 VARIÉTÉS
distinction plus profonde qu'une simple différence de doctrines. Les catacombes
montrent que le courant de la pensée chrétienne primitive suivait une direction
tout autre que la nôtre... Dès l'âge des sépultures souterraines l'observateur
attentif remarque des nuances dans l'état moral révélé par l'iconographie, sui-
vant les périodes. La première est si sereine qu'on la dirait quelquefois joyeuse :
des fleurs et des fruits, des enfants qui jouent, de capricieux génies, une vigne,
des pastorales et des bergers, des scènes champêtres et aquatiques, créations
où la simplicité prédomine, qui pouvaient cacher une pensée mystique, mais qui
n'avaient rien de l'ascétisme enlaidi du moyen âge. Le mysticisme symbolique
du me siècle, les allégories historiques du ivc, n'ont rien encore de sévère ni
d'austère. Aux approches du vo, on retrace les préludes de la Passion, et on
laisse deviner les rigueurs de la croix qu'il arbore comme bannière; mais en
aucun âge des catacombes le christianisme n'affiche ce caractère sombre qu'il
affiche dans le moyen âge. C'est qu'il arrivait comme un consolateur et un
libérateur, non comme un maître et un despote.
«... Tant d'idées puissantes et de sentiments énergiques supposaient au
moins les éléments d'une doctrine aussi ferme que simple, qui, déjà dans les
livres des docteurs, commençait à se revêtir de formules, et qui bientôt, dans
les décisions des conciles, devait trouver son expression arrêtée, devenant la
théologie. Elle perdit par ces transformation? quelque peu de cette vérité large,
de cette force aimante, privilège de ceux qui savaient vivre et se sacrifier au
besoin avant de raisonner scientifiquement; mais auparavant, par les dévoue-
ments qu'elle inspirait, cette foi simple avait étonné le monde antique, comme
cette charité énergique l'attirait, achevant de le conquérir. »
E. SCHERER.
VARIÉTÉS 237
LA POLITIQUE RELIGIEUSE DE CONSTANTIN '.
Le célèbre historien ecclésiastique Eusèbe, évêque de Césarée, dans sa Vie
de Constantin, rapporte que ce prince, cherchant contre les machinations dia-
boliques de Maxime, un appui plus sûr que l'épée de ses soldats et n'ayant plus
foi dans les dieux qui jamais n'avaient secouru ses prédécesseurs, se mit
à implorer le Dieu de Constance et le supplia de lui tendre une main secourable
et de se révéler à lui. Et, comme il marchait à la tète de ses troupes, il vit au-
dessus du soleil couchant une croix lumineuse avec ces mots: 'Ev tou-cco vixa,
Triomphe par ceci. La nuit suivante, le Christ en personne apparut à l'empe-
reur et lui ordonna de faire exécuter un étendard reproduisant cette vision. Eu-
sèbe prétend que ce fait lui fut raconté par Constantin lui-même et il mentionne
encore d'autres visions miraculeuses, des entrevues où ce prince s'entretenait a-
milièrement avec Dieu; une entre autres où après la victoire du pont Milvius,
le Très-Haut lui aurait désigné ceux des proches et des amis de Maxence qu'il
devait faire périr II n'est pas étonnant, remarque M. Duruy, qu'une légende
se soit formée à propos de cette victoire et de la transformation de l'empire
païen en empire chrétien. Même aux yeux des païens, la victoire sur Maxence
fut un fait divin ; c'était « le dieu Constance » qui avait dirigé l'armée de son
fils.
Pour les chrétiens, ce ne pouvait être que leur Dieu. Seulement, ils diffèrent
sur le miracle, et, selon Lactance, ce serait en songe que l'empereur aurait reçu
l'ordre de placer la croix sur le bouclier de ses soldats.
Les chrétiens, du reste, voyaient la croix partout, et c'est un emblème qui
se retrouve, en etfet, ainsi qu'un signe ressemblant au monogramme du Christ,
sur une foule de monnaies et de monuments très anciens, chez les Égyptiens,
les Chaldéens, les Assyriens, les Scythes et les Grecs. Les Rom uns eux-mêmes
y voyaient un symbole de victoire et de puissance divine, et surtout une repré-
sentation du Soleil, qui, au temps de Constantin, était leur grande divinité.
Quant au fameux labarum, c'est encore un emprunt fait par Constantin aux
Orientaux. Son nom est chaldéen, et il est naturel que l'empereur leur ait pris
le symbole de leur dieu, d'autant plus volontiers que la croix était également
vénérée des païens et des chrétiens. Le labarum devint ainsi, comme l'avaient
été auparavant les aigles romaines, une sorte de talisman ou de fétiche. On
croyait que celui qui le portait ne pouvait jamais être blessé. Enfin, en mettant
la croix sur le labarum et sur les armes des soldats, Constantin peut être con-
1) Résumé d'une communication faite le 29 octobre à l'Académie des sciences morales et politiques
par M, V. Duruy.
238 VARIÉTÉS
sidéré comme ayant accompli un des premiers actes de cette politique habile
qui consistait à tenir la balance égale entre les païens et les chrétiens et à pro-
téger impartialement la liberté de tous les cultes : politique dont il ne se dépar-
tit point, comme va le montrer M. Duruy, et qui est l'honneur de son règne.
Quant à la guerre contre Maxence, elle n'avait nullement le caractère reli-
gieux que lui attribuent les historiens ecclésiastiques ; c'était une guerre pure-
ment politique: il n'avait point à venger les chrétiens d'un persécuteur, puisque
Maxence ne les avait point persécutés et qu'Eusèbe lui-même en avait fait pres-
que un chrétien dans son Histoire de l'Eglise, avant de le représenter, dans sa
Yie de Constantin, comme un grand ennemi des chrétiens. A l'époque de la
guerre dont il s'agit, Constantin lui-même faisait, au contraire, profession de
paganisme. C'était seulement un païen tolérant, ou plutôt c'était un politique
qui voyait dans la religion un moyen de gouvernement. Or, les païens étaient en-
core, dans l'empire, la grande majorité, mais une majorité tiède en ses croyan-
ces, tandis que les chrétiens formaient une minorité ardente, indomptable, for-
tement organisée, qu'il valait décidément mieux avoir pour soi que contre soi.
Pour rapprocher les premiers des seconds et se servir à la fois des uns et des
autres, Constantin sut tirer parti de la popularité croissante parmi les païens du
culte du soleil, qui rapprochait les païens d'Orient de ceux de l'Occident. Le
soleil, sous des noms divers, fut la grande divinité du me et du ive siècle; la
famille de Constantin le reconnaissait pour son protecteur, et, lorsque Cons-
tantin fut devenu chrétien, il conserva encore le respeet du dieu de ses ancê-
tres.
Il entrait, d'ailleurs, dans ses desseins défavoriser l'espèce de fusion que ten-
dait à amener la préférence des païens pour une divinité que les chrétiens, de
leur côté, pouvaient reconnaître, sinon comme la personnification, au moins
comme l'emblème radieux de leur propre Dieu. C'est ainsi que par une loi de
l'an 321. il consacra le « Jour du Soleil » (dimanche), que fêtaient également
les païens et les chrétiens, en ordonnant que, ce jour-là, les tribunaux, les ate-
liers et les boutiques seraient fermés et en envoyant aux légions, pour être ré-
citée ce même jour, une formule de prière qu'un adorateur de Mithra, de Sé-
rapis ou du Soleil pouvait accepter aussi bien qu'un fidèle du Christ. Il convient
de noter qu'en édictant de telles mesures, Constantin faisait acte de pontifex
maximus et remplissait une des hautes fonctions dévolues au prince depuis la
fondation du régime impérial.
D'autres édits, qu'il serait trop long d'énumérer, présentent le même carac-
tère d'ambiguïté savamment calculé pour contenter les païens sans déplaire aux
chrétiens, et réciproquement. Il en est de même des rites observés dans les
solennités officielles, et qui, tout en étant des rites païens, avaient pour objet
d'honorer « la divinité. » sans s'adresser à tel ou tel dieu plutôt qu'à tel autre-
en sorte que chacun pouvait prendre part à cette manifestation en toute tran-
quillité de conscience. La même pensée empêcha Constantin de célébrer les jeux
séculaires, que certains calculs faisaient tomber en 313. C'était la plus grande
fête de Rome, mais aussi la plus païenne: l'Italie entière y était conviée; elle
aurait surexcité les passions religieuses, que l'empereur s'appliquait à calmer.
VARIÉTÉS 239
Comme il n'y avait jamais eu de date certaine pour cette solennité, le peuple ne
s'aperçut point de cet oubli volontaire; seuls, quelques vieux païens se plai-
gnirent en secret de ce que le respect des anciennes coutumes se perdait, et une
occasion de troubles fut évitée.
Quelle est au juste la date de la conversion de Constantin au cliristianisme?
C'est là une question difiicile à résoudre, et qui d'ailleurs importe assez peu, car
la politique de Constantin demeura après ce qu'elle était avant, et les événements,
les soins de son empire le préoccupaient bien plus que la théologie. Deux païens,
Libanius et Zozime, le font passer au christianisme l'un en 323, après la défaite
de Licinius, l'autre en 326, après la mort de Crispus. Les historiens de l'Église
avancent ce moment de quatorze années et le placent en 313, date du célèbre
édit de Milan. Mais cet acte, le plus grand qu'un souverain ait jamais promul-
gué, n'est pas chrétien. Il porte la signature de deux princes investis l'un et
l'autre de la dignité toute païenne de souverain pontife : il proclame l'entière
liberté de tous les cultes et de toutes les croyances. Moment unique dans l'his-
toire, dit M. Duruy, où sembla périr enfin cette religion d'Etat, qui, subissant
le sort de toutes les institutions humaines, était devenue un instrument inu-
tile et odieux, après avoir fait durant de longs siècles la fortune de Rome. Mais
ce ne fut qu'un éclair de bon sens qui traversa le ciel politique. Dès 325, la relL
gion d'État et sa compagne nécessaire, l'intolérance, reparaîtront.
Les catholiques vantent la piété dont, à partir de 313, Constantin aurait donné
de nombreux témoignages, et ils allèguent des faits exacts, mais qui ne donnent
qu'une moitié delà vérité : ils ne montrent que l'une des deux faces de la poli-
tique de Constantin, et cette politique en avait deux : l'une pour les chrétiens,
l'autre pour les païens. La seconde reste dans l'ombre, à cause delà pénurie de
documents païens ; toutefois, ce que l'on en sait suffit à rendre le Constantin de
l'histoire plus grand que celui de l'Église. Cet empereur eut auprès de lui, de
bonne heure, des chrétiens, pour être tenu au courant de ce qui se passait dans
les églises; mais il accueillait aussi les philosophes païens, et il se plaisait à pro-
voquer entre ceux-ci et les théologiens chrétiens des controverses qui, au dire
des historiens ecclésiastiques, tournaient toujours à la confusion des premiers,
et cela quelquefois d'une façon miraculeuse. Ses prédécesseurs avaient eu des
secrétaires pour la langue latine, et d'autres pour la langue grecque ; il a dû
en avoir pour les affaires des chrétiens et pour celles des païens, et chacun
d'eux parlait à ses correspondants le langage qui lui convenait. Ainsi s'expli-
quent plusieurs dépèches et plusieurs .mesures en apparence contradictoires,
mais qui répondaient au double intérêt que le prince voulait sauvegarder.
Constantin aurait bâti des églises, et fermé ou détruit deux ou trois temples
païens, où le culte avait dégénéré en pratiques immorales ou dangereuses ; mais
à Constantinople il laisse subsister les anciens temples, et même il en élève de
nouveaux aux Dioscures, à la Mère des Dieux et à la Fortune. En 324, il auto-
rise les sénateurs romains à relever le temple de la Concorde; il permet d'en
dédier à la famille flavienne, et le rescrit de 326, qui défend de commencer de
nouvelles constructions avant d'avoir achevé les anciennes, fait une exception
pour les temples des dieux. M. Duruy énumère parallèlement une double série
2 iO VARIÉTÉS
d'actes touchant aux choses de la religion et concernant tantôt les chrétiens,
tantôt les païens ; mais tous ces actes ont un caractère éminemment politique ;
ce sont, en réalité, des règlements d'ordre public et témoignant de l'entière im-
partialité du prince et dn son désir constant d'assurer la paix extérieure de
l'empire et le respect mutuel des divers cultes et des diverses croyances.
Plusieurs de ces actes répriment les excès ou les écarts du paganisme, aucun
ne tend à supprimer le paganisme lui-même, qu'Honorius trouvera encore de-
bout et vivant ; le sacerdoce païen conserve ses prérogatives, qui sont égale-
ment accordées aux prêtres chrétiens. C'est ce qu'on appelait Religionis bene-
fichim. Les païens ne furent nullement exclus des fonctions publiques: nombre
d'inscriptions en montrent, sous le règne de Constantin et longtemps après lui,
dans les plus hautes charges et dans les sacerdoces. Enfin, Constantin n'abdi-
qua jamais son titre de souverain pontife vis-à-vis des païens, et, pour les chré-
tiens, afin d'autoriser son intervention souveraine dans le gouvernement des
Eglises, il se disait « l'évèque du dehors, » le surveillant des choses religieuses
dans tout l'empire. On lui attribue, il est vrai, un édit qui, transmettant à
l'Église une partie de la puissance publique, aurait accordé aux évêques le pou-
voir des juges ordinaires. Mais M. Duruy montre que cet édit serait en contra-
diction avec d'autres lois de la même époque et même d'une époque postérieure,
et que le clergé avait seulement, sous Constantin, la juridiction volontaire que
toutes les associations instituent pour leurs membres.
L'étude des monnaies constantiniennes révèle bien la volonté du prince de ne
point sacrifier un parti à l'autre. Il existe un grand nombre de ces monnaies à
l'effigie de Jupiter, de Mars, de la Victoire, et surtout du Soleil; mais il en
existe aussi au type chrétien, et d'autres où, sur la même pièce, les deux cultes
sont associés.
En résumé, Constantin comprit de bonne heure que le christianisme corres-
pondait par son dogme fondamental à sa propre croyance en un Dieu unique,
et il vit dans cette religion une force qu'il ne voulut pas laisser en dehors de
son gouvernement. Mais le paganisme aussi était une force, e't Constantin n'en-
tendait pas la tourner contre lui. Il ne se fit chrétien qu'à la fin de son règne :
et encore faut-il remarquer qu'il demanda son baptême à un prêtre arien, et
qu'un autre arien fut le dépositaire de son testament. Les catholiques n'en ont
pas moins appelé Constantin « un vase de miséricorde. » Après sa mort, les Grecs
eu firent un saint; les sénateurs de Rome en firent un dieu, comme ils avaient
lait de ses prédécesseurs, et ses fils frappèrent à l'effigie du « dieu Constantin »
des médailles sur lesquelles se confondaient pacifiquement les emblèmes des
deux religions.
VARIÉTÉS 241
LES ORIGINES DE LA SOCIÉTÉ MUSULMANE ».
L'étude de la société musulmane est un problème réservé à la critique mo-
derne. Si délicates que soient les questions d'origne, quand il s'agit de la con-
science religieuse, l'islamisme, grâce à la date relativement moderne de sa fon-
dation, 'grâce aussi au nombre considérable de documents qui sont en nos
mains, est peut-être de toutes les formes religieuses celle qui révèle le plus
facilement le secret de sa formation et de son développement intérieur.
Il faut distinguer dans le Koran et le culte ce qui est purement arabe de ce
qui porte une marque d'origine étrangère. L'introduction des éléments exoti-
ques se laisse apercevoir dès la mort du Prophète. La légende de son ascen-
sion au ciel (mirad) rappelle l'ascension d'Isaïe, qui eut tant de crédit parmi
les chrétiens de Syrie. L'influence des idées byzantines et surtout sassanides
se manifeste vivement sous le règne d'Omar': organisation militaire et admi-
nistrative, dénominations géographiques, etc., tout porte l'empreinte de la civi-
lisation persane et des emprunts faits à Constantinople.
Dans le domaine'de la spéculation religieuse et philosophique, on rencontre des
analogies aussi remarquables. Les deux plus anciennes sectes arabes, celle des
Mourdjiles et celle des Kadarites, ont sur les destinées de l'homme, la bonté
infinie de Dieu, la vie future, dès théories qui font songer à celles de l'école
d'Alexandrie.
M. Barbier de Meynard s'attache à constater l'influence des idées chrétiennes
chez ces deux sectes, et en particulier celle des Kadarites. Cette dernière, en
se rajeunissant, formera plus tard la grande école des Montazélites ou des
libres penseurs de l'Orient musulman. Les Montazélites furent, pendant deux
siècles, en lutte avec les orthodoxes {Sunnites), eurent une heure de triomphe
et succombèrent sous la coalition du pouvoir temporel et des ulémas.
L'auteur examine ensuite la division sociale et administrative des populations
soumises au khalifat :
lo Les Arabes, maîtres du sol, et adonnés exclusivement' au métier des
armes;
•2° Les néo-musulmans (race indigène), surtout les Persans, formant la caste
des Maoulas ou clients;
3o Les populations non converties au Koran (chrétiens, juifs, guèbres, etc.),
que plus tard on nommera rayas.
Quelle est la répartition de la propriété et de l'assiette de l'impôt parmi ces
trois groupes ?
La classe des clients, qui se recruta principalement 'parmi les néophytes de
1) Résumé, approuvé par l'auteur, d'une communication faite à l'Académie des Inscriptions dans
ses séances du 30 septembre et du 7 octobre, par M. Barbier de Meynard.
IV 16
242 VARIÉTÉS
race persane, ne tarda pas à acquérir une importance' considérable, grâce à la
variété de ses aptitudes, à l'essor qu'elle donna aux études linguistiques et à
l'exégèse du Koran et, aussi, par l'habileté avec laquelle elle sut parvenir aux
hautes fonctions de l'État. Bamra et Koufa étaient les centres de cette popula-
tion intelligente, active, ambitieuse, dont l'ascendant inquiétait déjà les succes-
seurs immédiats du Prophète et les premiers khalifes Oméyades.
Malgré les mesures restrictives auxquelles ils eurent recours pour l'amoin-
drir, malgré les sanglantes persécutions dirigées contre elle par El-Hadjadj, le
lieutenant du Khalife Abd-el-Mélik (vme siècle de notre ère), l'influence de
plus en plus grande de la civilisation sassanide, et, dans une moindre mesure,
de la civilisation byzantine, dans les croyances et les mœurs de la jeune
société arabe, devint prépondérante sous les premiers Abbassides, notamment
pendant le règne de Haroun-al-Raschid et de son fils El-Namoun.
L'affaiblissement du dogme monothéiste et de la ferveur religieuse fut la con-
séquence naturelle, inévitable, de cette invasion d'idées étrangères, à laquelle la
puissante famille des Barmécides, qui était d'origine bactrienne, contribua
dans une large mesure. Du mélange du manichéisme avec la vieille doctrine
zoroastrienne naquit une sorte de scepticisme élégant, dont les partisans furent
connus sous le nom de Zendiks. La mode s'en mêla : sous Namoun en particu-
lier, courtisans, fonctionnaires, poètes, tout se piquait de largeur d'esprit et
de bonne éducation, affectait les allures d'une tolérance railleuse et même d'une
sorte d'irréligion philosophique.
Plus tard, au milieu kdu neuvième siècle, sous le règne de Moutaçem, une
réaction violente se manifeste en faveur de l'orthodoxie, le nom de Zendik de-
vint synonyme d'athée et donna lieu à de sévères représailles; mais le mal
avait fait trop de progrès pour pouvoir être enrayé. L'invasion de la Perse et
de l'Inde (schiisme, soufisme) dans le domaine des idées, celle de la milice tur-
que dans le gouvernement, hâtèrent la décadence, à laquelle contribua aussi
pour une bonne partie maintien de la méthode scolastique parmi les sectes non
dissidentes.
De cette analyse rapide on peut tirer les conclusions suivantes :
L'islamisme n'a pas cette rigidité de principes, cette immobilité qu'on lui a
attribuées, faute de le bien connaître. Dès le début, il a subi une triple influence
venue du dehors : 1° par le christianisme il a été initié aux idées millénaires,
au a retour à la vie, » aux pratiques ascétiques, etc; 2° le judaïsme, en lui
communiquant la croyance au Messie, a préparé la grande scission, qui, sous
le nom de schiisme, a déchiré la société musulmane et maintenu les antipathies
de race et de nationalité; 3° le mazdéisme, mélangé aux aberrations du mani-
chéisme, a contribué puissamment à l'affaiblissement des croyances en même
temps que la prépondérance des clients d'origine persane a introduit un germe
de corruption dans l'œuvre purement sémitique du prophète de la Mecque.
Il reste à rechercher ce qu'est devenue la civilisation arabe sous la double et
délétère influence du mysticisme hindo-persan et de la scolastique à outrance.
VARIÉTÉS 243
LA QUESTION DE L'INSTRUCTION RELIGIEUSE
HISTORIQUE
DANS L'ENSEIGNEMENT SECONDAIRE EN HOLLANDE
Les questions d'histoire, de critique et de philosophie religieuses con-
tinuent de tenir une large place dans la préoccupation de nos voisins d'outre
Meuse. Preuve en soit, entre autres, l'important travail de M. G. H. Lamers,
professeur à Groningue, intitulé : La Philosophie de la religion {De Wisjbegeerte
van den Godsdient, eene historisch-dogmatische studie, extrait des Nieuwe
Bijdragen ofh<.t gebied vanGodgeleerdheid en Wisjbegeerte, Amsterdam, 1881).
Cette étude témoigne de lectures nombreuses et approfondies. M. Chantepie de
la Saussaye exprime, de son côté, les appréhensions que lui cause l'introduc-
tion de l'enseignement religieux dans l'instruction secondaire , dans une
brochure intitulée Middelbar onderwijs in de gosdienstgeschiedenis (Amster-
dam). Cette discussion est la meilleure preuve du vif intérêt que soulève la ques-
tion de la diffusion des principaux résultats de la critique religieuse dans l'en-
seignement à ses différents degrés. Nos lecteurs ont été mis, à plusieurs
reprises, au courant des efforts qui se font en ce sens. Ils savent que l'initia-
tive a été prise tout particulièrement par des pasteurs ou savants appartenant
à la tendance dite libérale ou moderne. Un de nos amis, le traducteur de
l'Histoire comparée des religions de VEgypte et de la Mésopotamie,
M. Collins, veut bien nous communiquer en manuscrit un intéressant rapport
sur ce sujet qu'il a lu cet été à une conférence de pasteurs et de théologiens.
Nous sommes, à notre grand regret, obligé de n'en pas citer tout ce que nous
voudrions et réduit à reproduire seulement les passages qni sembleront d'un
intérêt plus direct pour notre pays et notre enseignement.
« Tracer, dit M. Collins, un programme raisonné de l'enseignement de la
religion, destiné non aux futurs théologiens mais à la jeunesse en général, il
semble que ce devrait être là une tâche dès longtemps achevée dans la société
chrétienne datant de dix-huit siècles, dans les églises protestantes dont la
plupart comptent plus de trois siècles d'existence. — Elle l'a été, en effet, ou a
paru l'être à diverses reprises. Les programmes et les méthodes de l'enseigne-
ment de la religion ont été consacrés avec une autorité qui les élevait au-dessus
de toute discussion. Mais, à diverses reprises aussi, la question s'est posée de
nouveau après avoir semblé définitivement résolue ; les programmes ont paru
insuffisants, les méthodes défectueuses, les résultats au-dessous de toutes les
exigences légitimes, sinon même intrinsèquement mauvais et radicalement
opposés à ceux que doit poursuivre et que devait produire un bon enseignement
244 VARIÉTÉS
populaire de la religion. Les nombreux efforts faits de différents côtés pour
améliorer ou plutôt pour reconstituer l'enseignement religieux sur de nouvelles
bases sont une preuve des défauts qu'il présente, de l'urgence de plus en plus
manifeste d'y porter remède... Laprincipale cause de l'insuffisance de l'enseigne-
ment traditionnel de la religion est le grand essor qu'ont pris les sciences
depuis le xvnc siècle. Les résultats des travaux des savants, les découvertes
nombreuses et importantes faites dans la plupart des domaines de la connais,
sance n'ont pénétré que lentement et partiellement dans les masses, mais ils
s'y sont infiltrés d'une manière constante, et il en est résulté à la longue une
rupture d'équilibre, un désaccord qui a été en s'accentuant et en s'aggravant,
entre les idées générales et les croyances religieuses. La pensée religieuse n'a
pas suivi ou n'a suivi que lentement les progrès de l'esprit public : le moment
devait venir, et il est venu, où la distance qui les séparait apparaîtrait d'une
manière évidente et où cette évidence frapperait un nombre de personnes de
plus en plus grand chaque jour.
«Je prends pour point de départ, continue M. Collins passant à l'exposé
de la manière dont il a lui-même éprouvé une méthode nouvelle, je prends
pour point de départ l'expérience personnelle des élèves (des enfants des
deux sexes, en général de 12 à 14 ans). Bien qu'ils commencent un cours
sur la religion, ils ont déjàdes idées, des sentiments, des habitudes religieuses.
Ils connaissent, d'une manière plus ou moins vague ou précise, des
croyances, des actes, des institutions ayant trait à la religion. Ils savent
qu'il existe quelque chose qu'on appelle la religion, et n'ignorent même pas
qu'il y a différentes religions (protestantisme et catholicisme, christianisme et
judaïsme, pour se renfermer dans ce qu'ils peuvent immédiatement connaître).
— Premier point sur lequel je les amène à réfléchir. Comment la religion s'est-
elle fait la place qu'elle occupe dans leurs idées, dans leurs sentiments et dans
leur vie ? Ils n'ont pas souvenir du moment où, pour eux, cela a commencé.
C'est que ce commencement a précédé l'âge où ils sont devenus capables de
se rendre compte de ce qui se passe en eux. Mais ceux d'entre eux qui ont
de très jeunes frères ou sœurs ont pu et peuvent journellement observer et com-
prendre ce commencement. Leurs idées religieuses sont nées, leurs sentiments
religieux ont germé, leurs habitudes religieuses se sont formées par l'éduca-
tion ; ils les ont reçus des leçons et surtout de l'influence des idées, du lan-
gage, de la vie de leur famille. Non seulement cette influence a éveillé en eux
la pensée etle sentiment religieux, etla vie religieuse, mais encore leur a imprimé
un caractère spécial. Nés et élevés dans une famille chrétienne, il sont déjà
chrétiens ou en voie de le devenir, marqués du sceau du protestantisme
parce qu'ils appartiennent à une famille protestante, tandis que tel de leurs
amis ou, à l'école, de leurs condisciples est catholique, israélite parce qu'il appar-
tient à une famille catholique ou israélite.
« Dans l'état actuel, la religion de tous les hommes est un fruit de l'éduca-
tion, et la religion, au moins initiale, de V immense majorité des hommes est
déterminée par l'éducation qu'ils ont reçue et par les influences qu'il ont
subies dans leur première enfance.
VARIÉTÉS 245
« Mais les enfants comprendront facilement qu'il n'a pas pu en être tou-
jours et constamment ainsi. Il y a eu une époque où la naissance et l'éduca-
tion première n'ont pu faire des protestants ou des chrétiens, parce qu'avant
le seizième siècle de notre ère le protestantisme était inconnu et qu'avant le
permier, le christianisme n'existait pas encore. Si la naissance et l'éducation
expliquent la dure'e des religions, elles n'expliquent pas l'existence de la reli-
gion, ni l'apparition première de chaque religion. Or on retrouve la religion,
sous des formes diverses, chez tous les peuples qu'on connaît, à toutes les
époques dont on sait ou dont on entrevoit l'histoire. Il y a infiniment plus de
religions existant ou ayant existé qu'on n'en peut observer dans un pays de
l'Europe, les Pays-Bas par exemple. Ces religions diffèrent bien plus entre
elles que le protestantisme du catholicisme, ou ces deux religions du judaïsme.
Et pourtant, entre toutes, il y a des traits communs, toutes ont un objet com-
muns.
« D'où vient la religion et en quoi consiste-t-elle, à proprement parler ? D'où
provient l'existence de religions si nombreuses et si différentes ? Quelle idée
nous-mêmes, au degré de développement général de civilisation où s'est éle-
vée la société dont nous faisons partie, devons-nous nous faire de la religion ?
Telles sont les questions posées par des faits connus des élèves et auxquelles
il suffit de les rendre attentifs, de les faire réfléchir pour que les plus humbles
esprits, et les moins cultivés en comprennent l'importance et l'intérêt.
«Alors, je peux passer à l'exposé des phénomènes généraux de la religion,
que nous présente l'histoire, parler aux enfants (car il s'agit d'enfants, non de
jeunes gens), en tenant compte de la moyenne d'intelligence et d'intruction de
chaque classe, en illustrant mes leçons d'exemples pris un peu partout, chez
tous les peuples et dans tous les âges, du sentiment religieux, c'est-à-dire
du sentiment s'appliquant aux choses religieuses, de ses différentes manifes-
tations, sentiments de dépendance, terreur, espérance, admiration, vénération,
affection, confiance ; des idées religieuses et de leurs diverses expressions,
pressentiments, intuitions, croyances, mythes et mythologie, dogmes ; des
actes religieux et des institutions religieuses (j'abrège l'énumération), de ce
qu'il y a de personnel et d'individuel dans la religion, de ce qu'il y a de
collectif, de solidaire; faire entrevoir le rapport entre le caractère religieux
d'un peuple et son degré général de développement, les conditions extérieures
de sa vie, l'action et l'influence de diverses religions les unes sur les autres,
leurs luttes ou leur pénétration mutuelle, la loi du progrès, avec ses longues
périodes d'interruption, de stagnation ou de décadence. Le caractère surnatu-
rel généralement attribué à la religion et surtout à son origine (révélation, écri-
tures saintes) s'expliquera graduellement, en même temps que la religion ap-
paraîtra comme un fait humain, résultant des aptitudes et des aspirations de
l'être humain, et soumis dans ses formes différentes et ses transformations
aux lois générales, dépendant des conditions communes de la vie des hommes.
« Les lacunes de cette première partie du cours, je ne me les dissimule pas,
et à continuer sur ce terrain et par cette méthode, on n'aboutirait à rien de
clair ni de satisfaisant. Mais ce n'est qu'une préparation. Toutes les idées remuées
246 VARIÉTÉS
ainsi et, je crois, non sans profit pendant cette première année, vont être reprises,
précisées, justifiées par l'étude d'une religion spéciale, la religion d'Israël. Il
n'est pas nécessaire de rappeler à quel titre celle-là plutôt qu'une autre : le
choix n'est pas arbitraire, il s'impose. C'est ici le moment, en marquant la
place de cette religion dans l'ensemble des religions, d'indiquer très sommai-
rement la classification générale naturelle des religions et de caractériser d'une
manière plus précise, néanmoins à grands traits, la famille à laquelle appartient
l'ancienne religion israélite, celle des peuples de l'Asie occidentale.
« Si cette deuxième partie du cours a été convenablement traitée (en un an,
dix-huit mois) les élèves auront d'une part compris et apprécié un remarquable
exemple de vie religieuse nationale et de nombreuses formes et de nombreux
degrés, des caractères très divers de piété et de vie religieuse individuelle, en au-
ront saisi et admiré les grandes qualités, les manifestations saines et morales, et
les côtés inférieurs, les défauts, les dangers. Ils auront aussi saisi la mar-
che de celle des anciennes religions dont le développement a été le plus riche
et a été porté le plus loin, il auront compris comment naturellement, sous l'ac-
tion des circonstances et grâce à l'initiative et à l'influence d'hommes de génie,
du polythéisme élémentaire, de la religion de la nature, encore à moitié engagée
dans les liens de l'animisme, des tribus arabes ou araméennes établies sur la
terre de Goshen, de l'adoration d'un dieu du feu créateur des montagnes de
la presqu'île du Sinaï, s'est lentement formée et imposée à la conscience d'un
peuple l'adoration du Dieu unique, créateur des cieux et de la terre, saint et
redoutable et pourtant clément et miséricordieux.
« La fin de cette histoire, l'exposé du judaïsme sous les prêtres-roi? asmo-
neens et sous la domination romaine, la renaissance ou la reprise d'intensité
des espérances messianiques réclament un soin tout particulier, d'autant plus
que le sujet est plus difficile. Il s'agit de bien faire comprendre la situation
au milieu de laquelle la prédication de la bonne nouvelle a pris naissance,
d'où elle sortie. L'intelligence de cette part qu'a eue l'esprit religieux populaire
d'une époque et d'un pays à la formation du caractère, à la première direction
de l'œuvre d'un génie religieux sublime et divin dans sa simplicité, ne dimi- .
nuera certainement pas, mais plutôt grandira encore Jésus de Nazareth, le fon-
dateur du christianisme.
u La partie historique du programme de l'enseignement de la religion com-
prend enfin l'histoire du christianisme. La courte période des origines réclame
un soin et des développements tout spéciaux. Il s'agit, en premier lieu, de dis-
cerner si cela est possible, et je crois que ce n'est pas impossible, lie caractère,
véritable de Jésus, les traits essentiels de son enseignement et de sa vie,
sous le merveilleux et les symboles multipliés, bien qu'assez simples, d'une
légende, au milieu des divergences de tendances et de la lutte ardente des
partis qui tous ont concouru à la formation de cette légende et ont mêlé leurs
aspirations et leurs convictions à la traditionqui a reproduit, en la transfigurant,
la vie et la parole du maître.
« Après l'histoire évangélique, laquelle, avec l'histoire des temps apostoliques
qui en est le complément nécessaire et ne peut guère en être séparée, vient celle
VARIÉTÉS 247
du développement et des destinées du christianisme jusqu'à nos jours. Tout
enseignement de la religion doit présenter de cette histoire un aperçu qui sera
étendu ou restreint selon le temps qu'on y pourra consacrer, mais qui doit
reproduire fidèlement le caractère et la physionomie de chaque époque et de
chaque grande fraction de la société chrétienne. De bons programmes de cette
partie du cours se trouvent partout. Je n'insisterai que sur un point, c'est qu'elle
soit traitée dans le même esprit que les précédentes, qu'elle ne soit pas un
exposé aride et sans vie de noms, de faits et de dates, mais bien le tableau de
la pensée et de la vie religieuses du monde chrétien. »
DÉPOUILLEMENT DES PERIODIQUES
ET DES TRAVAUX DES SOCIÉTÉS SAVANTES
I. Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Séance du
26 août 1881. M. Jourdain, faisant fonction de secrétaire perpétuel, dépose sur
le bureau les deux premiers fascicules du Corpus inscriptionum remiticarum,
un fascicule de texte et un fascicule de reproductions photographiques. Ce recueil
si vivement attendu dans le monde scientifique a été entrepris par l'Académie
sur une proposition de M. Renan, en janvier 1867. (La commission du Corpus
inscriptionum. semiticarum se compose de MM. de Longpérier, Renan, Wad-
dington, de Vogué, Derenbourg.) M. le secrétaire perpétuel a exprimé aux
membres de cette commission, ainsi qu'au secrétaire, M. Ph. Berger, les remer-
ciements de l'Académie. Les deux premiers fascicules parus sont consacrés à la
Phénicie. — M. Oppert continue la lecture de son mémoire sur la grande ins-
cription du roi d'Assyrie Assurbanhabal, que nous nommons, d'après les Grecs,
Sardanapale. Ce roi s'est fait ériger un monument où il raconte lui-même sa vie et
ses hauts faits, ses actes de cruauté ou de générosité. — M. Victor Guérin con-
tinue la lecture de son mémoire sur Jérusalem et plus particulièrement sur le
temple. On sait que le premier temple, celui de Salomon, fut détruit par les
Chaldéens, quatre cent seize ans après son achèvement. Au retour de l'exil, Zoro-
babel en reconstruisit un autre au même endroit, mais sans pouvoir lui donner
l'éclat qu'avait eu le temple de Salomon. Ce temple, où Alexandre sacrifia, subit
plusieurs autres profanations, fut rétabli dans sa gloire par les princes asmonéens,
(les Macchabées) et dura jusqu'à l'avènement d'Hérode, le fils d'Antipater. Hérode
le fit reconstruire avec plus d'étendue et de splendeur; ce fut le troisième
temple. M. Guérin reproduit la description développée que Josèphe donne des
travaux; il en résulte qu'on paraît ne pas avoir touché aux murs inférieurs. —
Séance du 3 septembre. M. Oppert reprend la lecture du mémoire consacré à
l'interprétation et à une nouvelle transcription de la grande inscription d'Assur-
banhabal. On voit que les événements rapportés dans ce document sont voisins de
la moitié du vne siècle avant notre ère et que le monarque assyrien entreprit une
campagne contre les Elamites au moment où avait lieu une éclipse de soleil
(après-midi du 20 juin de l'année 661). Cette date est d'une extrême importance,
puisqu'elle est fournie par les textes cunéiformes sans le secours des auteurs
grecs ou de la Bible. Assurbanhabal, après une expédition contre Gamboul, eut,
ET DES TRAVAUX DES SOCIÉTÉS SAVANTES 249
dit-il, à combattre son frère non véritable. Faut-il entendre ici un frère non
légitime ou un frère cadet? M. Oppert penche pour cette dernière hypothèse. Le
roi nous révèle ici une omission qu'il avait faite au commencement de son récit :
parlant de son installation sur le trône par son père Assarhaddon, conformément
à l'ordre des dieux, il se montrait à nous comme seul et unique détenteur du
pouvoir royal; dans le passage en question, il nous apprend qu'un prince, «le
frère non véritable,» régnait à Babylone. Assurbanhabal déclare l'avoir comblé
de ses bienfaits, avoir «rempli ses mains de chars, de trésors, de guerriers, de
jardins, de chevaux ; » mais ce prince de Babylone, Saosdouchim , comme l'ap-
pellent les Grecs, ou Samogès (Chronique arménienne d'Eusèbe), ou Samut-
sum-Yukin (textes cunéiformes), aspirait à l'indépendance; il « louait en haut
avec ses lèvres le roi assyrien et méditait en bas, dans son cœur, l'assassinat. »
Il se rend maître du temple, où il installe les divinités chaldéennes; il remplace
par les institutions babyloniennes les lois de l'Assyrie ; il met de fortes garnisons
dans les villes et en ferme les portes ; il refuse d'offrir en l'honneur d' Assurban-
habal un sacrifice au dieu Nebo, favori du monarque. Ce dernier acte, semble-
t-il, comble la mesure; à cet outrage, Assurbanhabal réunit contre le Babylonien
toutes les forces qu'il put rassembler; le soulèvement était redoutable, car Saos-
douchim avait entraîné Égyptiens, Arabes, Phéniciens, Lybiens, Coutis (bar-
bares du N.-E., peut-être les ancêtres des Goths). Le texte assyrien ne dit pas
quelles furent les péripéties de l'expédition ; mais Saosdouchim fut vaincu en ba-
taille rangée. Ses villes furent assiégées et ouvrirent leurs portes; la révolte fut
étouffée dans le sang. Un instant Saosdouchim, qui s'était enfermé dans Baby-
lone, crut ressaisir l'avantage ; un de ses alliés . Tamariku , lui amena des se-
cours important, déjà Assurbanhabal « s'humiliait devant Nebo, le grand dieu son
soutien, » et un autre texte littéraire, fort curieux, nous a conservé une lamenta-
tion adressée par le monarque à son dieu Nebo, qu'il entretient de ses angoisses,
des nuits qu'il a passées sans dormir, des temples qu'il lui a élevés, des trésors
dont il a rempli ses sanctuaires, etc.; le roi prie son dieu de prolonger sa vie ;
le dieu répond amicalement et prodigue à son adorateur les encouragements et
les consolations; tout le morceau a le ton d'un psaume de David. L'inscription
mentionne également un prophète qui seul, pendant que les Babyloniens se révol-
taient, était resté fidèle au roi assyrien; il avait appris par un songe la destinée
qui attendait les rebelles; comme un autre Jérémie, mais avec le même insuccès,
il élève la voix : tout cela donne lieu à des comparaisons et à des raprochements
pleins d'intérêt. Enfin Tamariku fut vaincu; il «lécha la terre autour des
pieds d'Assurbanhabal; » Babylone en proie à la peste, à la famine, «man-
geant la chair de ses enfants, » se souleva contre celui qui l'avait amenée à
tant de désastres ; Saosdouchim périt sur un bûcher où le jetèrent les habi-
tants révoltés. Assurbanhabal reporte à ses dieux, et surtout à Nebo, tout
le mérite de ce dernier triomphe. Ce grand et tragique événement eut
lieu en 647 ; c'est le fait que les Grecs ont transformé et qui, par des altéra-
tions, des modifications qu'on ne peut saisir qu'aujourd'hui, est devenu la
chute de Sardanapale. — M. Guéri.n continue sa communication sur divers
édifices anciens de Jérusalem. Après avoir raconté, d'après Josèphe, la
250 DÉPOUILLEMENT DES PÉRIODIQUES
prise de la ville par Titus et la destruction du temple d'Hérode le Grand, il men-
tionne les travaux faits par les empereurs et la tradition, recueillie par Ammien
Marcellin, suivant laquelle Julien aurait tenté de rebâtir le temple pour faire
mentir la prédiction attribuée à Jésus par l'Évangile : Il n'en restera pas
pierre sur pierre, mais en aurait été empêché par une catastrophe merveilleuse,
qui aurait détruit soudainement les travaux commencés . Il s'attache ensuite à
établir que ce qui peut subsister aujourd'hui de la construction d'Hérode se
réduit à fort peu de chose et ne comprend au plus que quelques fragments de
l'enceinte ou des autres parties accessoires. — Après cette étude sur le temple,
M. Guérin passe à l'examen de la question des trois enceintes de Jérusalem,
et traçant au tableau un plan de la ville, il explique les diverses opinions qui ont
été émises sur la situation de ces enceintes et celle qui lui paraît la plus vrai-
semblable. — Séance du 9 septembre. M. Pavet de Courxeille communique
une notice sur un manuscrit ouigour, acheté à Téhéran et maintenant en la
possession de M. Guy le Strange. Ce manuscrit, copié au xve siècle de notre
ère, probablement pour quelque personnage princier, contient en écriture
ouigour la plus grande partie d'un poème turc, le Trésor, du à un auteur
persan du xv° siècle, Mir Haïder Medjgoub, de Hérat. C'est un poème moral
et mystique, mêlé d'anecdotes. M. Pavet de Courteille fait ressortir l'importance
de ce texte au point de vue linguistique et paléographique; quant à la valeur
littéraire du poème, elle est assez faible. — Séance du 21 septembre.
M. Léopold Hugo adresse à l'Académie un feuillet manuscrit de parchemin
contenant trois chapitres des Actes des Apôtres (texte latin). — M. Max Muller
lit une note sur des textes sanscrits découverts au Japon. Le savant professeur
d'Oxford commence par rappeler que, dès les premiers siècles de notre ère, le
bouddhisme sortit de l'Inde et se répandit dans les pays de l'extrême Orient-
Un grand nombre de missionnaires prêchèrent la doctrine bouddhique en Chine
et réussirent à l'implanter dans ce pays. On sait, par des témoignages certains,
que ces missionnaires avaient emporté avec eux, par centaines et par milliers,
des manuscrits sanscrits. M. Max Muller avait conçu depuis longtemps l'espoir
qu'un grand nombre de ces manuscrits devaient s'être conservés dans l'empire
du Milieu et qu'il serait possible de les y retrouver un jour. Toutefois les
recherches qu'il a provoquées en ce sens ont été, jusqu'ici, peu fructueuses. Un
seul manuscrit, contenant le texte de l'ouvrage intitulé Kâlachakra a été
trouvé en Chine par M. Edkins; mais, par une singulière fatalité, ce manuscrit,
transporté sans accident jusqu'en Europe, s'est perdu, on ne sait comment, en
Angleterre. Malgré cet insuccès relatif, M. Max :Mùller est persuadé qu'il y a
toujours une grande découverte à faire dans l'empire chinois, celle des manus-
crits apportés autrefois par les missionnaires bouddistes, Fatkian, Hiouenthsang
et autres. Si ces manuscrits ont jusqu'ici échappé aux recherches des explora-
teurs, c'est sans doute qu'ils sont conservés, parmi les objets les plus rares et
les plus précieux, dans les trésors cachés des monastères, des temples et des
palais. — Les recherches ayant donné si peu de résultats en Chine, il pouvait
sembler téméraire d'en espérer de meilleurs au Japon, où le bouddhisme a
pénétré plus tard et moins profondément. C'est pourtant au Japon que les trou-
ET DES TRAVAUX DES SOCIÉTÉS SAVANTES 251
vailles les plus précieuses viennent d'être faites. Depuis quelques années, le
clergé bouddhique du Japon avait senti l'inconvénient de ,ne disposer, pour la
lecture des canons sacrés, que d'une traduction chinoise, officiellement reçue il
est vrai, mais fort infidèle et très éloignée des originaux sanscrits. On résolut
d'envoyer en Europe des prêtres japonais pour y apprendre le sanscrit et se
mettre en élat de travailler à une révision de la version officielle des canons,
d'après les textes originaux. Deux jeunes prêtres 'ont été envoyés ainsi en
Angleterre, où ils étudient le sanscrit, depuis deux ans, sous la direction de
M. Max Mùller; ils assistent aujourd'hui à la séance, et le professeur présente
ses élèves à l'Académie. C'est parieur intermédiaire que M. Max Mùller a pu
provoquer des recherches de manuscrits sanscrits et amener les découvertes
dont il entretient la compagnie. Se souvenant que jadis le missionnaire
Hiouenthsang avait eu parmi ses disciples des prêtres japonais ; que le Japon
s'était converti, dès le vi6 siècle de notre ère. à la religion bouddhique,
qui y compte encore trente - deux millions d'adhérents-, enfin que le
sanscrit, oublié aujourd'hui dans l'empire japonais, y a été certainement
cultivé autrefois pendant une période de plusieurs siècles, il fit écrire à plusieurs
reprises pour demander si aucun monument de la littérature sanscrite ne
s'était conservé dans les temples ou les monastères de l'empire. Les réponses
furent longtemps négatives; M. Max Mùller ne se décourageait pas et insistait
toujours. Enfin un livre sanscrit fut découvert et envoyé à Oxford; il fut bientôt
suivi d'un second, puis d'un troisième. Tous trois sont aujourd'hui entre les
mains de M. Mùller. Ce sont des copies à la main ou des impressions sur bois,
toutes exécutées, chose singulière, à une époque moderne, longtemps après que
toute intelligence du sanscrit s'était perdue au Japon ; il y en a une du "siècle
dernier. Ceux qui ont copié ces textes les entendaient si peu, qu'ils n'ont pas
toujours su la véritable direction à donner à l'écriture : on trouve des pages où
le sanscrit est écrit en lignes verticales, comme du chinois. Dans ces copies
japonaises, M. Max Mùller a retrouvé le texte d'un ouvrage sanscrit, dont un
fragment seulement nous était parvenujusqu'ici dans la langue originale, grâce
à un extrait inséré dans un livre tibétain ; tout le reste de l'ouvrage n'était
connu que par des traductions chinoises, mongoles ou tibétaines. C'est la
Vajracchedika ou le Couteau du diamant. M. Max Mùller vient d'en publier
le texte dans une brochure qu'il offre à l'Académie, et qui forme le premier
fascicule d'une collection nouvelle entreprise sous le titre & Analecta Oxoniensia.
— En terminant, M. Max Mùller annonce encore une autre découverte. Il
s'agit, cette fois, d'un manuscrit ancien, probablement du plus ancien manus-
crit sanscrit aujourd'hui connu . Il se compose de quelques feuilles de palmier,
conservées actuellement à la Bibliothèque impériale du Japon. Il vient du
monastère bouddhiqueMe Horinji; l'ancienneté en est attestée par une Chronique,
de ce monastère, qui dit que ces feuilles de palmier furent déposées à Horinji
en la vingt-troisième année d'Umayado, c'est-à-dire en l'an 609 de notre ère.
M . Max Mùller a reçu une fac-similé de ce manuscrit et le met sous les yeux
des membres de l'Académie. — M. Desjardins lit une note de M. Derenbourg
sur V Inscription hébraïque du tunnel, près de la fontaine de Siloé à Jéru-
252 DÉPOUILLEMENT DES PÉRIODIQUES
salem. — Séance du 30 septembre. M. le ministre de l'Instruction publique
transmet à l'Académie la copie d'un rapport de M. Maspero sur les travaux des
membres de l'école française du Caire, pendant l'année 1880-1881. M. Bouriant
a étudié les manuscrits de la bibliothèque du patriarcat copte et y a trouvé plu-
sieurs textes inédits, tels qu'un fragment d'une version memphitique du livre
de la Sagesse, une version thébainedes Constitutions apostoliques, dont le texte
memphitique a été publié par Tattam, diverses Vies de saints, etc. ; cesmorceaux
seront publiés dans le Recueil des travaux de l'école. M. Loret a étudié, copié et
classé environ deux mille statuettes funéraires du musée de Boulaq ; il publiera
dans le Recueil de l'école une notice sur ces monuments, ainsi que le texte et la
traduction de la longue inscription de Dendérah, relative à la mort et à la résur-
rection d'Osiris. — M. Barbier de Me ynard commence la lecture d'un mémoire inti-
tulé : Recherches sur les éléments étrangers qui ont contribué au développement
de ïislamisme et des sectes philosophiques musulmanes. (Voyez-en l'analyse aux
Variétés.) — Séance du 7 octobre. M. Barbier de Mey.nard achève sa communica-
tion relative aux influences étrangères qui ont agi sur l'islamisme (voyez ci-des-
sus,)— M. Halévy propose une nouvelle interprétation de l'inscription de Siloé. Il
ne la croit pas aussi ancienne que le règne d'Achaz. — Séance du 14 octobre.
M. Gaston Paris donne lecture d'un mémoire sur Siger de Brabant destiné à
être lu à la séance publique des cinq accadémies (nous y reviendrons). — Le
Président annonce le sujet suivant de concours pour 1884 : Étudier le Râma-
yana au point de vue religieux. Quelles sont la philosophie religieuse et la
morale religieuse qui y sont professées ou qui s'en déduisent ? Ne tenir compte
de la mythologie qu'en tant qu'elle intéresse la question ainsi posée. — Séance
du2i octobre. M. Le Blant revient sur une erreur, déjà précédemment signa-
lée par lui, dans la lecture d'une inscription latine faisant partie de la collection
dite des fouilles d'Utique, actuellement exposée dans des salles du Louvre. Au
heu de Candida fidelis in pace, inscription chrétienne d'un sens tout naturel,
le déchiffreur a lu Candida Eidicis, mots qu'il a traduits par « Candida, fille
d'Eidix, » ajoutant qu'Eidix, dont le nom signifie « Bacchus dans l'Hadès, »
devait appartenir à une famille sacerdotale. M. Le Blant signale la légèreté et
l'insuffisance d'une pareille interprétation. M. Ph. Berger communique à son
tour quelques observations sur les inscriptions phéniciennes qui figurent à cette
même exposition. Les traductions proposées par les organisateurs n'ont le plus
souvent « aucun rapport avec le sens réel des inscriptions. » La formule finale
et bien connue de toutes les dédicaces : « . . . parce qu'ils ont entendu sa voix, qu'ils
le bénissent ! » a été traduite, dans un des textes où elle se rencontre, par ces
mots : «Le misérable a dérobé le baume. Job, abreuve-toi! » Il y aplus décent
ans, dit M. Berger, que les règles de l'épigraphie phénicienne ont été posées
par l'abbé Barthélémy, et depuis cette époque, les travaux de divers savants,
notamment ceux de Gesenius, ont amené cette science à un haut degré de
précision et de certitude; il importe de protester contre des erreurs qui
seraient propres à la faire tomber dans un discrédit injuste. Voici deux spé-
cimens de ces étranges interprétations avec traduction rectifiée en regard :
ET DES TRAVAUX DES SOCIÉTÉS SAVANTES 253
Traduction du Catalogue. Traduction de M. Berger.
I I
A Rabat Tanit, face de Bal, à Aden A la grande dame TanitPe [nê-Baal
le Lybien (sic), à Hel, à Hamon, un et au seijgneur Baul-Hammon: [vœu
noir pour le cirque. Resh, fils de Bod- fait par Ajrès, fils de Bodbaal, [fils
Bal-Hamon, avec lui a broyé dans la de...Js, du peuple de Cartlia^e :
poussière la perverse Carthage. Qu'il en [parce qu'ils ont] entendu sa voix,
soit loué! Quils le bénissent!
II II
Hana, fils de Harn, à écrit ce témoi- Vœu fait par Himilcon, filsd'Hannon
gnage de clémence, à la montagne de fils d'Himilcon, le chef des biens (ou :
Kot (obscurcissement), dans sa pro- des troupeaux) sacrés,
priété d'Alam-Mot (silence de la mort),
où il a fabriqué un moulin.
— Séance du 28 octobre. M. Hauréau communique un fragment d'une notice
étendue qui a pour objet de prouver que tous les poèmes qui se trouvent, soit
dans les imprimés, soit dans les manuscrits sous le nom de saint Bernard, lui
sont attribués à tort. (Cf. Revue critique.)
II. Revue critique d'histoire et de littérature. 19 septembre.
L. Wogue, Histoire de la Bible et de l'exégèse biblique, compte rendu par
Ad. Neubauer, (« Le livre de M. Wogue n'est, d'après ses propres paroles, —
voir la préface, — qu'un manuel destiné à ses élèves du séminaire israélite de
Paris, et n'a pas en vue les spécialistes. L'auteur, qui, en même temps que
professeur, est rédacteur du journal l' Univers israélite, organe orthodoxe du
judaïsme en France, a écrit son Histoire delà Bible au point de vue orthodoxe,
ignorant entièrement les livres relatifs à son sujet qui ont été écrits depuis le
commencement de ce siècle, puisque le dernier ouvrage mentionné par lui est
celui de Jahn, composé en 1814. M. Wogue a donc négligé de faire connaître à
ses élèves les ouvrages de de Wette, remanié par Schrader et de Bleek, revu par
M. Wellhausen, pour ne parler que des livres les plus re'cents sur la matière
qu'il se propose de traiter. Ce qui est plus étrange, c'est que M. Wogue ignore
également l'ouvrage de feu M. Julius Fùrst (un Israélite), intitulé : Der Kanon
des alten Testaments nach der Ueberlieferungen in Talrnud and Midrasch
(Leipzig, 1868). Ii faut bien qu'il l'ignore, car il s'exprime ainsi dans sa leçon
préliminaire : a L'introduction à l'Écriture Sainte n'a encore été traitée ex
professo par aucun écrivain israélite. » Si nous mentionnons ces faits, c'est
pour indiquer que l'ouvrage de M. Wogue n'a pas proprement le caractère scien-
tifique et critique qu'on serait de prime abord porté à lui supposer, considéré
qu'il a été imprimé à l'Imprimerie Nationale « par autorisation du gouvernement. »
Nous devons donc, pour l'apprécier, nous placer au point de vue de l'auteur.
Même à ce point de vue, l'ouvrage est loin d'être irréprochable. La méthode
que l'auteur a adoptée, et dont on peut se rendre compte par un coup d'œil
jeté sur la table des matières, est assez bonne; elle est d'ailleurs celle qu'on
254 DÉPOUILLEMENT DES PÉRIODIQUES
trouve généralement dans les ouvrages servant d'introduction à la Bible. Dans
la première partie, M. Wogue donne les passages talmudiques concernant le
canon, et, en sa qualité d'orthodoxe, il souscrit, à peu d'exceptions près, au
classement talmudique des livres de la Bible. « Le Pentateuque a pour auteur
Dieu et pour transcripteur Moïse (réserve faite des huit derniers versets);
Josuéest écrit par Josué, etc.. » M. Neubauer relève un assez grand nombre
d'erreurs et d'omissions, quelques-unes d'un caractère fort grave. Nous ne
saurions toutefois nous associer entièrement à la sévérité de sa critique. Nous
estimons en effet que l'ouvrage de M. Wogue, malgré ses défauts et en partie
à cause de ses défauts, comble une lacune grave dans notre littérature théolo-
gique en résumant l'état de la science biblique juive conservatrice au xixe siècle
Nous v reviendrons dans notre prochain Bulletin du judaïsme, que renfermera
le n° 6 de \&Revue. — 3 octobre. P. W. Forschammer, Die Wanderungen
des Inachostochter Io , compte rendu par H. W. ( « Nous n'avons pas
l'intention de faire un compte rendu détaillé de cette brochure, encore moins
la prétention de la juger. On ne juge que ce que l'on comprend; or nous avouons
humblement être hors d'état de suivre l'auteur par tous les détails de ses
savantes fantaisies... Dans les brouillards qui s'élèvent au-dessus de la plaine
d'Argos, dans les nuages formés par ces brouillards et chassés par les vents
vers d'autres pays, attirés par les hautes montagnes, transformés en eau cou-
rante et bondissant à travers les rochers sous forme de torrents et de rivières,
serpentant dans la plaine, se jetant dans la mer et y constituant des courants
le long des côtes, dans tous ces phénomènes, la savante imagination de M. Forsch-
hammer a reconnu la course d'Io. Et remarquez bien que, suivant lui, tel n'est
pas seulement le sens primitif du mythe, mais les poètes du siècle de Périclès
et du siècle d'Auguste, Eschyle et Ovide, se rendaient parfaitement compte de
ce sens et se servaient de métaphores poétiques, souvent de locutions à double
entente, qui n'ont rien de caché pour lapénétration de M. Forschhammer. Ce n'est
pas tout, Prométhée lui-même n'est autre chose que le brouillard du Caucase
attaché et comme cloué pendant des mois sur le flanc de la montagne. Océan
vient près du Titan sur une monture ailée, c'est-à-dire au moyen des vapeurs
qui s'élèvent de ses eaux. Les Océanides en font autant. Hermès est le dieu de
l'humidité' redescendant du ciel à la terre sous la forme de pluie; tous les
personnages du drame appartiennent donc à la même famille nuageuse, etc.. »
— <t Aux yeux de M. Forschhammer, conclut M. W(eil), toute la mythologie
devient météorologie ; les divinités, les mythes se liquéfient, s'évaporent, se
transforment en brouillards et en nuages. Les dieux d'Homère s'entourent d'un
nuage pour se soustraire aux yeux des mortels; aveuglé par l'esprit de
système, M. Forschhammer, au lieu de leur brillante figure, n'aperçoit que le
nuage qui les cache, nubem pro Junone. ») — 24 octobre. Lettre de
M. Wogue. (Cet auteur proteste contre la sévérité du jugement porté par
M. Neubauer sur son œuvre, et relève quelques points où cette critique lui paraît
en défaut. Mais il paraît se faire à lui-même, — comme tous les conservateurs
de toute école, — quelque illusion sur la valeur que la science biblique
du xixe siècle, et du dernier quart du siècle particulièrement, peut accorder à
ET DES TRAVAUX DES SOCIÉTÉS SAVANTES 2.').'J
son œuvre, quand il nous dit que son livre n'est qu'un «manuel et un manuel
destiné à des Français qui 'généralement, chrétiens ou juifs, sont presque abso-
lument étrangers aux matières traitées. » Si M. Wogue avait l'imprudence de se
placer sur ce terrain, nous nous verrions dans l'obligation de lui déclarer net
que son ouvrage est le dernier livre qu'une personne familiarisée avec la critique
religieuse s'aviserait d'indiquer à un commençant pour le mettre au courant de
l'état présent des questions bibliques.) — 31 octobre. H. Usexer. Acta mar-
tyrum scillitanorum grœce édita (Index Scholarum a. 188i); — B. Aube, Études
sur un nouveau texte des Actes des martyrs scillitains, compte-rendu des deux
ouvrages par Max Bonnet. — 7 novembre. H. Zimmer, Keltische Studien.(Erstes
Heft : Irische Texte mit Woerterbuch von E. Windisch), compte-rendu par //.
d'Artois de Jubainville. (Article important. «M. Zimmer, dit le critique, donne
de grandes espérances, mais manque de mesure et de maturité. ») — 14 no-
vembre. Corpus inscriptionum semiticarum ab academia inscriptionum et litte-
rarum humanarum conditum atque digestum. Pars prima inscriptionesphœnicias
continens... — Tomus I, fasciculus primus, compte rendu y&vJ.Halevy, (« Sou-
haiter la bienvenue à une œuvre de premier ordre qui sera une gloire impéris-
sable, non seulement au corps scientifique qui l'a produite, mais aussi à la nation
au milieu de laquelle elle a pu être créée, est pour moi un devoir et un honneur. Un
devoir, parce que, ayant été personnellement attaché pendant quelques années
aux travaux préparatoires de ce recueil, j'ai appris par expérience avec quelles
difficultés il faut lutter quand il s'agit de déchiffrer des textes frustes et la plu-
part du temps fragmentaires, comme l'est la grande majorité des monuments
qui nous sont parvenus de l'antiquité sémitique; c'est donc une affaire de cons-
cience pour moi de faire comprendre à ceux qui s'étonnent de la lenteur relative
avec laquelle l'œuvre acade'mique a été menée jusqu'ici, combien de recherches
patientes et d'efforts persévérants ont été exigés avant qu'on ait pu songer à en
présenter les résultats au grand public. Un honneur, parce que, bien que j'aie
été privé, en 1877, de cette modeste collaboration, AI. Renan, le signataire du
fascicule, a bien voulu accueillir et consigner dans cet ouvrage magistral plu-
sieurs de mes opinions exprimées oralement. Si la recherche méticuleuse de
détail découvre des points faibles soit dans l'exécution matérielle, soit dans le choix
de certaines interprétations, cela ne saurait nuire au mérite de l'ensemble. ») —
21 novembre. R. Atklnsgx , The book of Leinstér, sometimes called the
book of Glendalough, a collection of pièces in the irish language, etc., compte
rendu par H. oVArbois de Jubainville. (Article important : allusions à des usages
et légendes religieux.) — A. Dillmann, Kurzgefasstes exegetisches Handbuch
zum Alten Testament. Exodus und Leviticus, fur die zweite Auflage nach
Knobel neu barbeitet, compte rendu par M. Verne?. ( « On attendait avec quel-
que impatience la nouvelle édition de l'Exode-Lévitique.. . ce n'est pas qu'on
espérât de l'éminent orientaliste quelque vue nouvelle et décisive sur les ques-
tions capitales attachées à l'interprétation de ces deux livres, mais on comptait
que l'excellent instrument de travail dont il avait entrepris la revision, ne sorti-
rait pas de ses mains sans des améliorations et des perfectionnements notables.
Cette attente n'a pas été trompée, et les compatriotes de M. Dillmann ont été les
256 DÉPOUILLEMENT DES PÉRIODIQUES
premiers à constater les solides qualités du présent ouvrage... » Les innova-
tions apportées dans cette nouvelle édition sont ainsi annoncées dans la préface :
« Ma revision a été une refonte. Le commentaire de Knobel n'a guère subsisté
intégralement que pour les deux cinquièmes de l'ouvrage... La constitution
du texte massorétique, beaucoup moins satisfaisante qu'on ne le croit générale-
ment, et les éléments de correction que fournissent à cetégardle texte samaritain
et la Septante, — éléments négligés par Knobel, — ont été l'objet de toute notre
attention. » La discussion d'ensemble sur l'origine de la législation rituelle
dont l'Exode et le Lévitique nous offrent les principaux textes et dont
M. Dillmann maintient le caractère anté-exilien contre Kuenen,Reuss, Wellhau-
sen, etc., est renvoyée au volume Nombres-Deutèronome-Josué, auquel l'auteur
travaille actuellement.)
(La suite du dépouillement des périodiques, la Chronique et la Bibliographie son
renvoyés au numéro de novembre-décembre.)
L'Éditeur -Gérant,
ERNEST LEROUX.
ANGERS, IMPRIMERIE BURDIN ET Cie, RUE (lARNIER,
LA
RELIGION DE L'ANCIEN EMPIRE CHINOIS
ÉTUDIÉE AU POINT DE VUE DE l'iIISTOIRE COMPARÉE DES RELIGIONS1.
LA DIVINITÉ CHINOISE. THTAN. SCHANG-TI.
Dans la religion de tous les peuples, autant que nous les con-
naissons, on sait que le ciel, dans la variété de ses phénomènes,
est tenu pour la principale manifestation de la divinité. Là où la
différenciation delà conception de Dieu, qu'elle soit due au travail
de la réflexion ou à la fantaisie contemplative, a divisé l'essence
divine unique en différentes individualités divines et abouti à la
création de plusieurs dieux, partout le Dieu du ciel a été tenu
pour le Dieu suprême. L'esprit indo-européen lui-même, porté
peut-être plus que tout autre à individualiser jusque dans les
choses de la religion, et auquel on doit la complication et le
mélange le plus complet de noms et d'êtres divins, a toutefois
affirmé de tout temps que le ciel et ses principaux phénomènes
étaient la manifestation de la divinité suprême.
Le ciel considéré comme manifestation principale de la divinité
') Nous prévenons nos lecteurs que nous avons respecté la transcription des
noms chinois adoptée par l'auteur de ce mémoire original, traduit sur manus-
crit allemand. (Red.)
îv 17
258 JUL1US HAPPEL
forme à son tour la supposition fondamentale de la religion de
l'ancien empire chinois. Mais la conception chinoise du rapport
entre le ciel, phénomène naturel visible, et le contenu de l'idée
de la divinité que l'esprit chinois y a fait pénétrer, offre un
aspect et se présente sous un jour si particuliers qu'on peut y
voir un des traits principaux de la manière de voir caractéris-
tique des Chinois sur Dieu et sur le monde. Il semblerait qu'à cet
égard la vieille conception du rapport du ciel visible, en tant que
phénomène naturel, avec l'idée du Dieu suprême qu'on y mettait
ainsi en relation, conception commune aux religions de tous les
peuples, aitétémaintenuepar l'espritchinois etaitformé pour tous
les temps la supposition essentielle et fondamentale des concep-
tions chinoises sur le monde et sur Dieu \ Si, par exemple, dans
toutes les religions, le ciel est considéré comme Père et la terre
comme mère *, il est évident qu'il y a là identification entre le
phénomène du ciel lui-même et la conception de Dieu comme
père ; en d'autres termes, ces deux propositions : Le ciel était
Dieu, et Dieu était le ciel, sont considérées comme équivalentes.
Mais, tandis que, dans toutes les autres religions à nous connues,
la conception du ciel et l'idée de Dieu se sont peu à peu séparées,
ont été opposées l'une à l'autre et ont été désignées par desnoms
particuliers, le ciel désignant par exemple, ce qui est habituel, le
séjour ou la principale sphère de l'activité du Dieu suprême, cette
séparation n'a jamais été effectuée par la langue chinoise; mais
Ciel et Dieu suprême sont demeurés des idées de même portée3.
Cette identification de la conception sensible du ciel et de l'idée
immatérielle de Dieu ne se présente nulle part d'une façon plus
surprenante, soiis une forme plus étrange pour toutes les autres
religions, que lorsqu'on voit tantôt invoquer la divinité en tant
*) Cf. mon Relig . Anïage, p. 128 ss.
2j « Cent mythologies sont fondées sur le mariage du ciel et de la terre. n
A. Réville, Essais de critique religieuse. Cf. Muir, Original Sanscrit Texts ,
Nombreux exemples tirés des écrivains grecs et latins.
») Cf. Neumann, dans Zeitschrift des D. M. £., 1850. Vol. IV, Heft, 1, p. 33 s.
« Cette association (entre le spirituel et le matériel) est tellement entrée dans
la langue qu'il est impossible de traduire en chinois les premiers versets de la
Genèse sans de longues périphrases. »
LA RELIGION DE l' ANCIEN EMPIRE CIIINOIS 259
que ciel bleu et étendu ', tantôt implorer la pitié de ce même ciel
en tant que Dieu ou gourmander sa rigueur. On n'a donc pas
grand chemin à franchir pour considérer le ciel visible comme le
corps animé de la divinité et pour envisager les phénomènes
célestes comme des manifestations somatico-psychiques immé-
diates de celle-ci. Particulièrement les phénomènes naturels
extraordinaires paraissent en quelque mesure des convulsions de
l'organisme céleste ou divin, des réactions à la fois corporelles et
morales du principe supérieur travaillant à rétablir l'harmonie
troublée du monde et à assurer le cours régulier de l'ordre natu-
rel et moral2. Considérée et invoquée en tant que «Ciel», la divi-
nité semble devoir être envisagée tantôt comme un composé de
puissances célestes, tantôt comme une hiérarchie impériale d'es-
prits célestes 3. Il ne fait pas doute qu'il ne se trouve en particulier
déjà dans la plus ancienne conception chinoise du ciel, des vues
qu'on appelle sabéennes4. Les esprits des étoiles y sont envisagés
comme les puissances qui gouvernent le monde. Mais ces esprits
sont si intimement unis aux étoiles qu'ils sont censés habiter, ils
se présentent si peu àl'état d'individualités séparées de leur incar-
nation, qu'ils n'apparaissent jamais que comme les membres de
Tunique divinité du ciel 5. Au fond de cet organisme céleste,
comme à la base de tout organisme et conformément à l'ordre
qui préside à l'empire et à la vie civile des Chinois, se trouve un
rapport essentiel entre l'organisation d'en haut et celle d'en bas.
Tantôt cinq, tantôt six esprits ou seigneurs 6, mais dépourvus
') Schi-king, VI. 1, 1 (ap. Legge, p. 439, 357. Schi-king, II, b, 6; u, 5, 4.
*] Cf. Les^ge, Schu-king. p. 257, rem.
3) Cf. Plath, Abhand. d. Bair. Ak. d. Wiss., IX. p. 779, 2.
4) Tcheou-li, XVIII, 1-9 et Legge, Schi-king, p. 362.
3) C'est ce que reconnaît Plath quand il écrit : « Xous ne savons rien sur les
rapports du ciel ou Schang-ti avec ces esprits célestes (soleil, lune, étoiles'et
constellations : Fi, yuei, sing, tschifn). On ne voit point qu'il leur donne des
ordres ou qu'ils reçoivent ses ordres. Tout ce que nous apprenons par le Li-
ki chap. 10 (11), Kiao-te-seng, p.62,T. p. 31, c'est que le sacrifice au soleil était
intimement lié au sacrifice offert au ciel. Le sacrifice en Kiao (jour d'hiver ou
équinoxe) est un acte solennel de déférence envers le ciel; l'objet principal en
est le soleil, que l'on associe à la lune.
6) Cf. Legge, Schu-king,?. 39, 2, XXVIII, XXIX.«DansIe Tscheu-li figurent
(il est vrai) à mainte place parmi les esprits célestes les cinq empereurs (U-ti).
et leur position etleur rapport à l'endroit de Schang-ti ne sont pas parfaitement
clairs, xix, 2e partie, p. 441, on lit : Le Siao-thung-pe bâtit aux cinq souverains
célestes des autels dans les enceintes, et ces cinq doivent présider aux cinq
parlies du ciel, un au milieu, les autres aux quatre points cardinaux. »
260 JULIUS IIAPPEL
de toute individualité, paraissent être considérés comme les
régents supérieurs et se trouver ainsi dans une sorte de rapport
de vasselage avec la divinité céleste, Schang-ti,, lequel, à son tour,
en cette qualité est identifié avec le ciel '. C'est ici que l'élément
personnel et spirituel apparaît de la façon la plus précise dans
la conception chinoise de la divinité. La divinité est sur le point
de passer à l'état de « Dieu personnel, distinct du ciel. » Aussi
Legge se voit-il amené à traduire le mot Ti précisément par notre
« Dieu » et se croit-il autorisé à rendre Thien par divinité i. En
fait Schang-ti est bien conçu comme un être ayant conscience de
lui-même et jouissant d'une activité propre, comme une personne
en un mot3, quand le Schi-king lui fait tenir une sorte de con-
versation avec un des plus illustres anciens monarques de la
Chine, avec le roi Wen. Toutefois cette manière de voir se trouve
tellement isolée dans l'ensemble de la littérature chinoise, que
les interprètes chinois des temps plus récents s'efforcent d'y
échapper par toute espèce d'artifices d'exégèse \ D'ailleurs,
quand même, au point de vue du peuple, la divinité peut être
habituellement conçue comme un être personnel, elle n'a toute-
fois jamais atteint à l'aspect individuel et à l'empreinte qui carac-
térise le Dieu suprême d'autres peuples; jamais la divinité ne
s'est affirmée même approximativement, dans son indépendance
à l'égard du ciel et de la terre, comme le Yahvéh des Israélites.
Toujours Thien et Schang-ti demeurent des idées susceptibles de
s'échanger entre elles; et l'esprit de la terre à son tour, bien que
situé bien bas au-dessousdu ciel, passe toutefois pour une essence
qui lui est immédiatement unie3.
Cette conception de la divinité propre à la Chine a en tout cas
sa racine dans la stricte subordination de l'individuel au général ;
la conception chinoise de la divinité est ainsi proprement un
•) D'après P. Régis sur le 1-king, t. II, p. 441, un esprit était préposé à
chacun des cinq éléments, et ces esprits reçurent sous la dynastie des Han le
nom des cinq empereurs (U-ti). Plath, Abh. d. Bai. Ah. d. Wissens., IX, p.
763.
s) Legge, Einleitung z. Schu-king, XXV, 1.
3) Plath, ouv. cité, p. 771.
*) Legge, Schi-king, 378. 1, rem. 1; 391, rem. 1.
°) Plath. Abh. d. Bai. Ak. d. WissJ, vol. IX, p. 743.
LÀ RELIGION DE L'ANCIEN EMPIRE CÏIINOIS 261
reflet de l'individualité nationale elle-même, telle que Ritter l'a
caractérisée en termes frappants '.Si, dans ce type de peuple,
l'individuel et le personnel sont sans cesse engloutis dans le
général, on comprendra que Dieu, à son tour, se transforme
dans l'idée de divinité, et que cette divinité doive en conséquence
être toujours conçue aussi nécessairement comme Thicn que
comme Schang-ti. Aussi un déplacement de l'idée divine, tel que
celui qui se produisait partout ailleurs, est-il aussi impossible
qu'en Israël; la divinité suprême a été associée d'une façon
si intime à l'existence même de ces deux individualités natio-
nales, qu'elle ne peut cesser qu'avec elles.
On pourrait, sur la foi des passages rapportés plus haut, être
porté à se représenter la conception de l'essence divine chez les
anciens Chinois sous un jour grossièrement matériel ; toutefois
d'autres témoignages, aussi précis que nombreux, établissent
quelle nature spirituelle et morale on reconnaissait au Dieu-
Ciel, et cela dès les plus anciennes sources qui nous soient
connues*. La conception matérielle du ciel visible et l'idée de Dieu
ont heause confondre, toutefois elles ne se recouvrent en aucune
façon, elles ne concordent absolument pas; l'essence propre de
la divinité est située par delà la représentation matérielle, si bien
qu'on ne peut la saisir avec les sens extérieurs, mais seulement
la pressentir et la contempler par les yeux de l'esprit 3. Une
expression des plus caractéristiques à cet égard, une de celles
qui éclairent du jour le plus vif l'idée de Dieu chez les Chinois,
est la remarque faite par les anciens sages chinois (et non seu-
lement par Confucius et son école, mais encore par Lao-tse),
') « Dans ce pays, un peuple séparé de tout le reste du monde à la façon des
habitants d'une île, doué d'un égoïsme qui s'admirait lui-mècue, se développait
d'une façon si particulière et aboutissait à former une personnalité si forte et
si grande que l'individualité des différents hommes devait y être extraor-
dinairement refoulée. La caractère de l'ensemble absorba celui de l'indi-
vidu. »
2) Legge, ouv. cité, p. 314. — Plath, ouv. cité, p. 770, 2.
3) « En cela se montre, remarque Confucius, la voie dû ciel qui n'agit pas
(d'une façon visible), tandis que les choses s'accomplissaient cependant. »
(Wu-wei eut vô tsching.) — Cf. Tschung-yung, chap. 16 : L'activité (Te)des
esprits et des mânes (Kuei-schin) comment elle s'accomplit (tsching). Plath,
Abh. d. Bai. Ak. d. Wiss. 2e série, XXII, 139 — « Ce que personne ne fait et
ce qui se fait cependant, c'est le ciel; ce que personne ne vise et ce qui est
pourtant atteint, c'est la résolution.» Plath, Leben des Conf., 362, 2.
262 JULTUS HAPPEL
que le ciel ne parle pas et que son activité se manifeste sans
odeur et sans bruit \ On a eu grand tort d'entendre la première
de ces expressions dans le sens de la négation d'une révélation
personnelle de Dieu; elle n'a, d'une façon générale, rien à faire
avec une révélation personnelle de la divinité a. Car l'ancienne
littérature chinoise atteste suffisamment que '.le ciel, quand
même il ne parle pas à la façon des hommes, sait cependant
communiquer ses ordres d'une façon aisée à percevoir et à com-
prendre; cette croyance forme même la supposition fonda-
mentale de l'ancienne conception de Dieu chez les Chinois. Mais,
quand on assure, à plusieurs reprises, que Dieu ne parle pas, on
ne se propose nullement par là, comme il vient d'être dit, de nier
la « révélation personnelle, » mais d'exprimer la pensée, parti-
culièrement mise en lumière par Lao-tse, mais en même temps
très authentiquement chinoise, que l'Essence parfaite fait claire-
ment entendre non par des discours, mais par ses actions, ses
intentions et ses volontés, « ce qui est le sens de l'esprit 3. » De
cette conception déjà [de la nature de la divinité, il résulte que
les Chinois sont singulièrement éloignés d'avoir envisagé le
« ciel matériel » comme leur divinité suprême \ Cela pourrait
se dire, avec beaucoup plus de raison, des peuples qui désignent
le tonnerre comme la voix de Dieu, qui tiennent les étoiles pour
ses yeux, et d'autres conceptions offrant un même caractère
matériel, expressions qui toutefois doivent être souvent enten-
dues comme de simples images et des manières de parler poéti-
ques s, et cela non seulement sur le terrain du Yahvisme déjà
si épuré et spiritualisé des Hébreux. En Chine au contraire,
on évite ces façons anthropomorphiques et anthropopathiques
de parler de la divinité 6, et précisément pour cette raison on se
voit obligé d'atténuer les expressions rapportées plus haut sur le
corps de la divinité et de les serrer de plus près de façon à faire
') Tschung-yung, 33, 6. Plath, Abh. d. Bai. Ah. XIII (2e série), p. 127, 1.
s) Contre Plath, ouv. cité, p. 142.
3) Stanislas Julien, Tao-te-king de Lao-tse, p. 135.
*) Legge, ouvr. cité, p. 362.
bj Cf. Ludvvig, Einleitung zum Rig-Veda, p. 326, i.
6) Plath, Abh. d. Bai. Ak.} IX, p. 745, 3; 746, 1.
LA RELIGION PE L'ANCIEN EMPIRE CHINOIS 263
regarder le ciel visible et bleu non pas tant comme l'organisme
corporel de la divinité, que comme son manteau, son enveloppe,
son vêtement.
En tout cas il résulte de ce qui a été dit plus baut combien est
déplacée l'observation faite à un point de vue naturiste, que
pour les Chinois eux aussi le Ciel, — c'est-à-dire la conception
sensible du ciel matériel — forme la conclusion (!) naturelle de
leur idée du monde l. C'est tout le contraire qu'il faut dire, à
savoir que là précisément où finit la conception sensible du ciel,
commence aussi pour les Chinois l'essence invisible, mystérieuse
et toutefois manifeste de la divinité. Si donc à la déclaration que
« le ciel ne parle pas, » on ajoute pour préciser que son action se
fait sentir « sans odeur et sans paroles, «c'est là tout simplement
une manière frappante de faire ressortir avant tout l'essence et
l'activité purement spirituelles de la divinité ; cette façon de voir
est confirmée par Yl-king-schue Kua tschnenV, 1, t. II, p. 574
qui déclare que « l'on nomme esprit (schin) ce qui est subtil ou
fin en toutes choses (dans les 10,000 choses); » et par le
Hi-tseu IV, 8, t. II, p. 451 : « L'insondable et l'inépuisable
(pu-tse) de TYn et du Yang- s'appelle esprit 2. » Dans la mesure
donc où la divinité est « sans odeur et sans paroles, c'est-à-dire
spirituelle, elle ne peut pas tomber sous le coup de sens gros-
sièrement corporels, mais ne comporte que la vue du pressenti-
ment et du désir. Mais à cette désignation purement négative de
la nature de la divinité, viennent se joindre des définitions très
positives, qui ne permettent aucunement de douter que la divi-
nité ne fût envisagée comme la force toute-puissante et toute
présente qui pénètre l'univers, sachant, voulant et pouvant. « Si
nous nous en tenons, ditPlath % au système des anciens Chinois
et que nous nous demandions comment le Chinois s'est repré-
senté la puissance céleste, il est 'certain d'après tout ce qui pré-
cède que cette force céleste pénètre et anime l'univers, qu'elle
est la force vitale, l'âme de toutes choses, l'ordre, l'intelligence
M Bastian, Der Mensch in der Geschichte, I, 195, 2.
2) Cf. Y-king Hitse, I, 9, 4, t. II, p. 510.
3) Abh. d. Bai. Ak. d. Wiss., IX, p. 770, 2.
264 JULIUS HAPPEL
de l'univers, qu'elle porte tout et jouit delà toute présence. » Ces
derniers traits ne sont point, il est vrai, spécifiquement chinois;
ils se trouvent au contraire prêtés à la divinité partout où l'on a
d'une façon générale pu être en état de saisir l'idée d'une essence
suprême, dont tout dépend. Il ne faut pas ici négliger de men-
tionner que, dans l'ancienne Chine, au moins mille ans avant
notre ère, ces conceptions générales de 1' « essence suprême »
n'ont pas fait défaut. D'ailleurs ce qui nous intéresse, conformé-
ment à l'objet de la présente étude, c'est surtout d'observer les
conceptions touchant l'essence et l'action de la divinité qui ont
une couleur spécialement chinoise. A cet égard une particularité
capitale de la divinité chinoise qu'il faut relever, c'est qu'elle est
exclusivement orientée dans le sens de la moralité, c'est que,
dans toute son activité, ils'agituniquementet partout de fonder,
de conserver et de restaurer l'ordre social '. Tandis que les divi-
nités grecques de l'époque homérique passent souvent leur temps
en bagatelles, disputes et choses pires encore, la divinité chinoise
concentre toute son attention et sa force sur la conservation du Tao;
aussi a-t-elle introduit les cinq rapports fondamentaux de l'ordre
social et donné au prince et au peuple la bonne nature 2 qu'ils
n'ont qu'à suivre pour rencontrer partout le bien. Mais tous deux
ayant abandonné les antiques et bonnes ordonnances de Tao et
de Schun et par là introduit dans l'ordre social un trouble tou-
jours croissant, le Ciel ne se borne pas à les avertir et à les
punir par des événements naturels qui annoncent la. calamité
et qui la réalisent; il laisse aussi le peuple et le prince s'ins-
truire, se corriger, se punir mutuellement 3 ; tous deux doivent se
faire connaître l'un à l'autre la volonté de la divinité qui tend à
la conservation de l'ordre moral. Dans le Kia-iù 25, 5, Confu-
cius enseigne que, si le peuple abandonne la droite voie (Tao, le
principe), le Schang-ti trouble également l'ordre du ciel (Schang-
ti pi i Khi wei loen Thien tao). Aussi adresse-t-il au prince de
Sung les avertissements suivants 4 : « Honore (tsun) le ciel,
») Plath, Abh. d. Bai. Ak.t IX, p. 751, 3.
2) Legge, ouv. cité, p. 90. Rem. de la p. 425, 1 .
| 3) Legge, ouv. cité, 81, 85, 101.
£*) Kia-iii, 13, § 9 suiv.
LA RELIGION DE i/ ANCIEN EMPIRE CI1INOIS 265
vénère (king) les Mânes (Knei), alors le soleil et la lune garde-
ront leur cours régulier. » Aussi doit-on prendre le soleil et la
lune dans leur cours régulier pour modèle, car ils instruisent
l'homme saint (accompli). La tendance purement morale de la
divinité à cet égard s'exprime d'une façon particulière nom-
mément en ceci qu'elle n'opère pas, comme la divinité de
Calvin, toutes choses pour sa propre gloire, mais qu'elle est libre
de tout intérêt égoïste. C'est ainsi que dans \eKia-iu 27, p. 10 s.,
Confucius loue tellement le Ciel et la Terre d'agir sans motifs
intéressés (Wu-sse). Lao-tse à son tour détermine d'une façon
plus précise encore celte notion si authentiquement chinoise de
'a divinité, quand il déclare que le Tao et l'homme saint qui se
laisse conduire par lui trouvent leur bonheur à donner et non à
prendre l. L'élément purement moral et spécifique de la divinité
chinoise ne ressort pas avec moins de clarté de l'explication que
le même sage chinois donne de la 'proposition connue que le
chemin du ciel est« sans odeur et sans paroles; «d'après lui cela
signifie que la divinité agit sans ostentation d'aucune sorte 2. Si
ailleurs au contraire on se plaint (par exemple dans le Schi-
lling) avec quelque impatience de la trop grande sévérité des
châtiments du Ciel (comme cela se rencontre aussi dans maint
psaume de l'Ancien Testament), i on n'en trouve pas moins la
conscience que l'homme n'a qu'à s'accuser lui-même, et n'a pas
à s'en prendre au ciel de son infortune 3. Si cette façon de voir
n'est pas uniquement propre aux Chinois, elle n'en mérite pas
moins d'être d'autant plus mise en lumière que l'on a déjà
reconnu dans la haute antiquité chinoise comment la divinité
fait l'éducation de ses témoins choisis par le moyen de grandes
tentations et humiliations, par les travaux et les souffrances 4.
Quand donc Confucius profère cette plainte [Lun-iu 14, 37) :
«Personne ne méconnaît, » et que Tseu-Kung demande: «Qu'est-
ce que cela signifie? » Confucius n'hésite pas à répondre : «Je ne
*) Stanislas Julien, Lao-tse, Tac-te-King, p. 297-298.
2) Cf. Victor von Strauss, Essai zur allgem. Religionsgeschichte, p. 90, 2.
3) Legge, ouv. cité, p. 101.
4) Cf. "Plath, Abh. d. Bai. Akad., 18GG, vol. XI, lr« partie, p. 363, 3, et
Legge, Leben des Mencius, p. 311.
266 JULIUS H APPEL
murmure pas contre le Ciel, je ne me plains pas (yen) des
hommes; j'étudie en bas, je m'élancejusqu'enhaut(ta); celui qui
me connaît, c'est le Ciel l. » Ce qui est particulièrement remar-
quable et instructif également pour les essais de l'Eglise chré-
tienne touchant la doctrine de la prédestination, c'est la direction
purement morale de l'activité de la divinité exprimée dans cette
pensée, que les résolutions célestes ne sont immuables qu'en tant
qu'elles restent toujours absolument morales; il n'en est pas de
même de l'individu humain qui peut 'agir comme il veut selon
qu'il se détermine dans un sens ou dans l'autre. C'est ainsi que
Confucius dit (Lun-iù 7, 22): « Le Ciel a engendré la vertu en moi
(seng-te); que peut me faire Kuan-tui (l'esquisse de Sung, qui
voulait lui nuire)? EtTang-Ki 30, s. 22 (23, p. 152) on lit : « Le
sage se sert des usages (li) comme d'une barrière pour la vertu,
des punitions comme d'une barrière contre les excès, de la réso-
lution céleste comme d'une barrière contre les passions (Yo). »
Toutefois on ne saurait saisir d'une façon complète l'idée de
Dieu chez les Chinois, si on ne cherche à l'embrasser également
dans ses lacunes caractéristiques. A côté des mérites les plus écla-
tants on fera ressortir alors d'une façon décisive les étroitesses et
les faiblesses qui la déparent. La divinité agissant en dehors de
tout intérêtprivé, c'estlà sans doute une conception élevée, parce
que c'est une conception purement morale. C'est visiblement
la pensée sur laquelle l'Ancien et le Nouveau Testament insistent
si souvent, quand ils disent qu'il n'y a nulle acception de per-
sonne devant Dieu et que par conséquent sa faveur ne peut pas
s'obtenir par de plates démonstrations de courtisanerie, mais par
l'accomplissement de la loi morale. Mais la forme raide et
inflexible où s'est déposée cette pensée louable en soi sur le ter-
rain chinois, lui donne un ton si exclusif que son contenu à la
fois religieux et moral en est gravement compromis. La croyance
que la divinité ne se laisse déterminer que par des actions mo-
rales, n'exclut nullement l'idée qu'elle puisse entrer avec les
hommes qui s'y prêtent dans un rapport plus proche, personnel,
») Plath, ouv. cité, XIII, p. 115, 1.
LA RELIGION DE L'ANCIEN EMPIRE CHINOIS 267
individuel, qu'elle descende jusqu'à eux, qu'elle converse avec
eux, qu'elle vienne habiter chez eux et en eux. D'un pareil com-
merce delà divinité avec leshommesilest toutau moins question
dans les mythes et les légendes originaux de tous les autres peu-
ples civilisés. Les alliances contractées par les dieux de la Grèce
avec leurs favoris sont à la fois très individuelles et très variées,
mais à son tour le dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob descend
de son trône céleste afin de s'entretenir avec les élus comme
avec des égaux; il revêt une forme individuelle, il apparaît dans
le feu, dans le tourbillon, dans la fumée, sous la forme d'un
homme, avec la figure humaine. Il en est tout autrement de la
divinité chinoise : bien qu'opérant partout et voyant tout, il ne
lui arrive point et il ne lui est jamais arrivé de descendre « per-
sonnellement » sur la terre et de se révéler à quelque homme
sous la forme d'un individu. Toutefois on trouve dans les livres
canoniques du confucianisme quelques allusions qui semblent
témoigner de la présence de cette foi jusque dans l'ancienne reli-
gion populaire chinoise1. Nous pensons particulièrement à la
naissance miraculeuse de plusieurs héros chinois où la divinité
intervient. La naissance de Hsie est arrivée par le moyen d'un
œuf qu'une hirondelle a laissé tomber dans la bouche de la prin-
cesse de Schung et que celle-ci a avalé pendant son bain ; his-
toire merveilleuse qui inspire aux « éditeurs de l'édition impé-
riale du Schi, » cetteremarque qu'il n'estpasnécessaire d'ajouter
foi à la légende, que l'important est de croire que la naissance de
Hsie a bien été ordonnée spécialement parle ciel \ Un esprit des
grandes montagnes fut envoyé sur terre et y fut l'auteur de la
naissance des princes Tu et Schan 3. Mais ce qu'il faut men-
tionner tout spécialement ici, c'est la naissance de Hauki, l'in-
venteur de l'agriculture, qui mérite d'autant plus de nous inté-
resser qu'ony voit clairementque l'ancienne conception religieuse
que les Chinois se faisaient du monde non seulement n'est pas
dépourvue d'une base profonde, d'un sous-sol mystique et rem
») Cf. Plath, Abh. d.Bai. Akad. d. Wiss., IX, p. 749.
s) Cf. Schi-king, Legge, 307, note.
3)Yoy. ibid. 423, noie 1.
268 JULIL'S HAPPEL
pli de secrets, mais qu'elle va jusqu'à connaître une espèce d'in-
carnation de la divinité. La naissance de Hauki est spécialement
prévue par la divinité et toutes les circonstances qui s'y rencon-
trent attestent une intervention immédiate de la divinité; cette
naissance est expressément désignée comme surnaturelle * et les
signes qui l'accompagnent offrent une surprenante ressemblance
avec celle deCyrusetde Romulus-Remus,maisplus encore avec la
venue au monde du Messie annoncé par les prophètes5. On pourrait
supposer que de pareilles conceptions d'une « descente du divin
dans la chair se retrouveraient en plus grand nombre encore si
Confucius et son école n'avaient point eu intérêt à rejeter autant
que possible hors du cercle d'idées de leur peuple ces conceptions
anthropomorphiques et anlhropopathiques de la divinité. Mais si
cette supposition est fondée, il faut admettre qu'un tel dessein n'a
punon plus être couronné de succès qu'autant que Confucius s'est
rencontré sur ce point avec l'instinct au moins de la grande ma-
jorité de son peuple ou s'est trouvé juste à une époque de déve-
loppement historique. En tout cas ces restes attestent avec clarté
que l'ancien esprit chinois lui non plus n'a pas ignoré une con-
ception plus fantaisiste de Dieu et du monde. Mais cette conces-
sion ne permet pas de mettre décote ce fait que l'idée de Dieu
chez les Chinois était trop raide et trop immobile pour rendre
possible un commerce vivant, personnel et individuel entre la
divinité et les différents hommes. Ce n'est qu'à propos de quel-
ques princes particulièrement distingués qu'il estditqu'ils furent
élevés après leur mort au rang de compagnons de Dieu â. Les vi-
vants demeurent toujours à une égale distance du Thien; ils
peuvent sans doute lui adresser des prières l, mais un seul
homme peut lui adresser des sacrifices, l'empereur, qui porte
le nom de fils du Ciel. Et c'est précisément ce nom, bien
que d'une apparence anthropopalhique, qui permet de saisir
dans toute sa clarté la raideur et l'inflexibilité de l'idée de Dieu
*) De même la naissance ùu roi Wen. Cf. Legge, ouv. cité, p. 380,381, 1.
2) Cf. Legge, ouv. cité, p. 390 suiv.
3j Legge, ouv. cité, 378, 1 ; 477, 478.
4) Kàufl'er, Gesch. Ostasiens, I, p. 130, 131. — Legge, Schu-king, 405, note.
Plath. Abh. cl. Bai. Ah., IX, p. 8(36.
LA RELIGION DE l' ANCIEN EMPIRE CHINOIS 269
chez les Chinois. En effet ce titre no doit en aucune façon s'en-
tendre, comme ailleurs, dans un sens physique ou métaphysi-
que comme s'il conférait à l'empereur une nature plus élevée que
celle des autres hommes (les fameux empereurs eux-mêmes^des
anciens temps, les figures plus mythiques que réelles de Yao et
de Schun, ne sont pas considérés comme des incarnations de la
divinité, mais, de même que Gonfucius lui aussi, comme des
hommes dont n'importe quel autre individu possède la nature
et auxquels il peut en consé-quence devenir semblable) ; l'expres-
sion de Thienzze n'est que « l'équivalent de « he whom Heaven
sons, » c'est-à-dire celui que le Ciel considère et traite comme
son fils ', » et doit rappeler celui qui en esl honoré au rapport
de piété et aux devoirs particuliers qui en découlent 2 et qu'il doit
remplir par rapport au ciel. Il doit se conduire à l'égard du ciel
comme tout fils chinois honnête envers son père. Aussi l'empe-
reur, lors des principaux sacrifices, se reconnaît-il comme l'es-
clave ou le sujet du ciel 3. Le Ciel est dans le même sens le père
de l'empereur, de même que celui-ci doit être à son tour le père
de son peuple *. Mais pour lui aussi, comme pour tous ses sujets,
le Ciel reste Schang-ti, c'est-à-dire le seigneur suprême. Jamais
le nom de Père n'est appliqué à la divinité suprême dans le sens
où l'emploient les anciens Grecs, les Israélites et tout particuliè-
rement les chrétiens. Cette inflexibilité et cette rigueur de l'idée
de Dieu chez les Chinois laisse sans satisfaction un des besoins
les plus profondément ancrés au sein de la nature humaine. Pour
chercher un remède à ce besoin non satisfait, l'esprit chinois a eu
recours à un procédé qui lui est tout à fait particulier. NousJ ve-
nons par là au culte des ancêtres.
') Cf. Legge, Leben des Mencius, p. 322, 4; 3 i 3, 367.
s) Legge, ouv. cité, XXV, 1.
3) Cf. ouv. cité, p. 405, note.
4) Cf. Plath, Abh. d. Bai. Akad. d.\Wiss.,lX, p. 768.
270 JULIUS HAPPEL
II
LES ANCÊTRES. TSU. TSU-TSUNG.
En soi et pour soi le culte des ancêtres n'est pas spécifique-
ment chinois; il repose plutôt sur un sentiment si naturel à
Thomme que l'on ne peut pas s'étonner de le voir répandu pres-
que sur toute la terre. Là où on ne le rencontre point du tout, où
on ne le rencontre plus, où on le rencontre réduit à quelques
éléments insignifiants, c'est tantôt que des rapports généraux
très défavorables se sont mis au travers de sa route et se sont
opposés à son essor, comme il arrive souvent chez les peuples
sauvages les plus abrutis et abâtardis, tantôt que des motifs reli-
gieux d'une autre nature prenant le dessus ont détourné l'instinct
religieux du culte des ancêtres, comme c'est le cas dans le boud-
dhisme ou dans le catholicisme. Au contraire de cela, dans la
religion de l'ancien empire chinois, le culte des ancêtres s'est
toujours montré au plus haut degré d'intensité et a rencontré, si
l'on peut s'exprimer ainsi, son expression vraiment classique. Ces
hommages religieux rendus avec tant d'empressement aux ancê-
tres trouvaient, en tout état de cause, comme nous l'avons déjà
remarqué, une circonstance éminemmentfavorable dans le carac-
tère immuable et rigoureux de l'idée de Dieu. La divinité céleste
planait à une distance et à une hauteur si inaccessibles à l'indi-
vidu ;ellerestreignaittropsasollicitudeauxfaitsgénéraux, enpar-
ticulier au maintien de l'ordre dans le monde pour que les besoins
individuels pussenty trouver lamoindre satisfaction. L'empereur
lui-même ne pouvait se rapprocher du Ciel plus que ses rapports
officiels ne lui en offraient l'occasion, à plus forte raison l'homme
du peuple. Le profond intérêt humain, qui réclame un commerce
intime, immédiat, individuel et personnel avec la divinité, tel
qu'on le trouve particulièrement dans la communion du sacrifice,
dans l'action de manger et de boire ensemble, ne trouvait donc
aucune satisfaction dans cette divinité chinoise du ciel; il fallait
LA RELIGION DE l' ANCIEN EMPIRE CHINOIS 271
donc là plus que n'importe où ailleurs, des dieux intermédiaires,
des médiateurs, des intercesseurs. Mais tandis que presque par-
tout une bonne part de cette médiation est échue à une classe
particulière, au sacerdoce, en Chine paraît s'être conservée l'an-
tique coutume, d'après laquelle le père de famille lui-même s'ac-
quitte dans les limites de sa famille des fonctions sacerdotales,
médiatrices. Et c'est là encore un trait caractéristique du déve-
loppement intellectuel particulier aux Chinois, que dans l'an-
cienne Chine il n'a pas existé de sacerdoce séparé. En tant que
patriarche de son peuple l'empereur est en même temps son
prêtre suprême ; il ne sacrifie pas seulement pour une famille,
mais pour le peuple entier *. Le maintien de la dignité sacerdo-
tale chez le père de famille a, en tout état de cause, contribué de
la façon la plus efficace à créer et à conserver à celui-ci dans le
cercle des gens de sa maison et vis-à-vis de ses enfants une place
d'honneur incomparable. Le rapport tout spécial de piété qui en
résulte est évidemment devenu le pivot non seulement de la
vie chinoise en général, mais tout particulièrement aussi de sa
religion s. Le mariage est la copie et la reproduction du rapport
dans lequel le Ciel et la Terre se trouvent vis-à-vis de tous les
autres êtres de l'univers ; ceux-là sont sortis de ceux-ci et res-
tent éternellement dans leur dépendance 3. Il se peut que l'éla-
boration dogmatique de cette idée, telle qu'elle se rencontre en
particulier dans le Hsia-King, n'appartienne qu'à une époque
postérieure et que Legge ait raison d'attribuer l'insistance qui. y
est apportée à un intérêt éventuel de la dynastie de Tscheu 4,
mais Fidée elle-même est certainement une conception fonda-
mentale de la vie chinoise, tout à fait indépendamment de ce
que, comme Tiele B le remarque à l'encontre de Plath, la vue
mythologique du rapport matrimonial du Ciel avec la Terre se
retrouve partout. Aussi longtemps que vivent les parents, on
J) Plath, Abh. d. Bai. Akad., XI, p. 745, 2.
2) Plath, lbid., 1866. tome XI, lre partie, p. 349.
3) lbid. p. 767-788. Plath toutefois se refuse à voir dans l'expression « père
et mère, » autre chose qu'une sollicitude paternelle.
4) Leg-ge, ouv. cité, 484 n° 3, 485.
B) Tiele, Compendium der Relig. Gesch., p. 33. Edition française, p. 29*
272 JUL1US HAPPEL
doit, d'après la doctrine du Hsia-king, les traiter comme des
dieux terrestres. Los enfants ne doivent pas voir seulement dans
les parents leurs supérieurs et préposés spéciaux, mais plutôt les
représentants les plus immédiats du rapport de piété qui porte et
détermine l'ordre entier de l'univers, et offrir ainsi leurs hom-
mages non seulement au père et à lanière, mais à la « parenté
■D
en soi
Aussi l'obligation qui leur incomben'estpas seulementd'entou-
rer constamment leursparents du plus grand respect, de les soi-
gner quandilssontdevenus âgés, de les pleurer quand ilsmeurent;
cette communauté de vie doit se poursuivre jusqu'au delà de la
mort sous sa forme la plus sensible. Tous les événements impor-
tants de la famille sont communiqués aux défunts aussi !, en par-
ticulier tout changement dans la propriété ouïe droit possessoral
des ancêtres est toujours l'objet d'une reconnaissance nouvelle.
Même aux rois défunts le peuple continue d'appartenir en propre.
(Ibid., p. 109, 110.) Même quand les enfants se marient, ils no
secouent pas pour cela la puissance paternelle; la famille du fils
même est considérée comme la propriété du père. Le rapport
entre les défunts et les vivants, tel que l'établit cette pieuse rela-
tion, trouve son expression la plus solennelle dans les agapes
que les derniers offrent annuellement aux premiers. Ces repas
en l'honneur des morts se retrouvent bien, comme on sait, chez
un grand nomdre de peuples, mais nulle part sous une forme
aussi concrète que chez les Chinois. La fête comporte deux parties
essentielles, l'une un véritable repas funéraire qui occupe le
premier jour, l'autre un repas des vivants qui a lieu le jour sui-
vant. Cette seconde partie se divise elle-même en deux banquets,
qui n'ont lieu ni au même lieu, ni au même temps, et dont le
premier est donné aux représentants des morts, le second à tous
les parents 3. Le repas funéraire proprement dit est célébré d'une
façon singulièrement représentative et où l'idée spéciale des
rapports de parenté chinois est exprimée par les plus clairs
*) Cf. Legge, Hsia-king, 480, 482, note.
2) Legge, ouv. cité p. 427 note 3. — Plath, Abh, d. Bai. Akad.,]X, p. 927.
3) Cl. Legge, Schi-king, 300, 30t.
LA RELIGION DE L'ANCIEN EMPIRE CniNOlS 273
symboles. Des alliés choisis s'asseyent à table en qualité de repré-
sentants des chers défunts et prennent en silence les mets offerts
aux morts chéris, préparés spécialement à cet effet et consistant
particulièrement en millet et en boissons spiritueuses fortement
parfumées. Tandis que les représentants en question reçoivent les
démonstrations d'honneur qui reviennent aux défunts, ceux-là
sont censés être venus habiter en eux et participer dans et avec
eux au repas. Après le banquet, celui que Ruckert appelle le
serviteur des morts (Todtenknabe), c'est-à-dire un personnage
désigné pour être leur organe, déclare que ceux-ci ont accueilli
les hommages reconnaissants des vivants et qu'ils continueront
de les bénir à la condition qu'ils n'oublient jamais l'amour et le
respect qu'ils doivent aux défunts.
Le lendemain le père de famille donne d'abord aux représen-
tants, « afin de compléter leur bonheur et leur honneur, » puis
à tous les parents parus à la fête, un repas où l'on boit et mange
jusqu'à satiété1. Il faut remarquer la conception d'après laquelle,
lors de ce repas sacriticiaire, l'existence au delà de la tombe des
défunts paraît être liée à l'existence des vivants. La surprenante
analogie de cette fête des morts avec la « sainte cène, » telle
qu'elle se célébrait dans les premières communautés chrétiennes,
particulièrement avec l'agape fraternelle qui la suivait, saute
aux yeux. Une idée commune est à la base de ces deux con-
ceptions, en dépit des profondes différences individuelles qui les
séparent.
III
LA CONTINUATION DE L'EXISTENCE APRÈS LÀ MOUT.
Ici se place naturellement la question de la foi des anciens
Chinois à l'immortalité. Par ce qui précède on peut déjà voir
suffisamment — et nous allons tout à l'heure montrer et réunir
les faits eux-mêmes dans leur détail — combien erronée est la
') Cf. Legge, Schi-king, p. 301.
iv 18
274 JULIUS HAPPEL
thèse, soutenue principalement parWuttke l, que les Chinois ne
croyaient en aucune façon à une persistance de l'individu après
la mort; cette idée, d'après ces auteurs, aurait été laissée debout
comme une inconséquence de sentiment par le fondateur de leur
religion, Confucius, dont le système l'exclut 2, ou comme Hell-
wald l'a tout récemment prétendu 3, les Chinois n'auraient eu
tout au moins aucune idée d'une rémunération après la mort,
d'un châtiment quelconque pouvant se rencontrer après l'exis-
tence actuelle, toute récompense ou peine devant s'épuiser dans
la forme de l'économie actuelle. Contre de pareilles affirmations,
il faut tout d'abord faire d'une façon générale la remarque que
de l'absence d'une exposition magistrale de la question de la
persistance de la vie après la mort, soit dans les écrits canoniques
des Chinois, soit chez les philosophes de la tendance de Con-
fucius, on n'est nullement autorisé à conclure que l'esprit popu-
laire chinois n'ait pas à sa façon été aussi préoccupé de résoudre
ce mystère que n'importe quel autre peuple \ Cette conclusion
n'est pas plus légitime qu'il ne le serait de tirer de cette circons-
tance que les plus anciens écrits des Israélites contiennent à
peine quelques allusions à une continuation de la vie après la
mort, la conclusion que l'Israël antique soit resté indifférent
devant cette redoutable question : que peut- il bien advenir de
nos parents chéris après leur mort? Tout à fait indépendamment
de ce que les recherches les plus récentes ont déjà fourni l'indice,
sur ce terrain-là même, de l'intérêt profond, intense que l'esprit
populaire de l'Israël ancien attachait à la solution de ce pro-
blème, il est à remarquer à cet égard que les écrits qui nous ont
été conservés de la littérature originairement si riche des
Israélites, se sont proposé tout autre chose que d'étudier la des-
tinée de l'homme après la mort. C'est là aussi notre situation à
') Bùchner également dans Kraft und Stoflf, 7^ éd. Leipzig, 1862, p. 201.
2) Cf. Plath, Abh. d. Bai. Akai. d. Wiss. IX, p. 784, 785, 796,2.
3) Hellwakl, Histoire de la civilisation, art. Chinois. (Plath, sans doute,
affirme à son tour qu'il n'est nulle part question dans les écrits classiques de
rémunération ou de châtiment après la mort pour les actions commises pendant
cette vie. Ibid. p. 790).
*) Cf. Tiele, Compendium d. Iielig. Gesch., p. 34, 1. Edition française, p. 29.
LA RELIGION DE L'ANCIEN EMPIRE CHINOIS 275
l'égard des restes des hymnes du Schi et des récits du Schu; ils
ne touchent eux aussi que tout à fait accidentellement à cette
question, parce que leur objet n'est pas l'au-delà, mais le règle-
ment des rapports qui doivent subsister de ce côté-ci de la tombe.
En second lieu il faut remarquer aussi d'une façon toute géné-
rale que, sans doute aucun, un peuple qui a quelque chose de
précis à faire sur la terre, trouve moins de temps à consacrer à
des spéculations oiseuses touchant ce qui arrivera après la mort
dans une existence inconnue. C'est précisément chez les nations
les plus actives et c'est tout particulièrement aux moments les plus
florissants de leur vie nationale que la question de la vie future
s'est vue reléguée à l'arrière-plan, comme c'est tout spécia-
lement le cas pour les Hébreux et pour les Chinois1. On peut
bien accorder que Confucius, tenant compte du sentiment
instinctif de son peuple sur cette question, ait pris le parti d'écar-
ter sinon par un parti pris de négation, au moins par réserve,
des recherches qu'il regardait comme des spéculations oiseuses8.
Mais on saurait aussi peu conclure de ce fait, quand même il
serait prouvé, contre la foi à la persistance après la mort chez les
Chinois, qu'on n'est en droit de tirer de la promesse attachée au
quatrième commandement du Décalogue, où l'ancien Israël
voyait visiblement son bonheur suprême, la preuve de l'indiffé-
rence de Moïse et de son temps à l'endroit des défunts. Mais
supposons même que Confucius n'ait, quant à sa propre pei-
sonne, rien retenu de l'idée de l'immortalité, nous ne saurions
conclure de cette façon de penser d'un individu aux croyances de
la masse, qu'à condition qu'il fût non seulement prouvé qu'il a
exercé sur la vie de son peuple l'influence la plus profonde et la
plus étendue, et qu'en même temps il fût impossible de faire la
contre-preuve, à savoir que l'esprit populaire chinois se montra
') Plath, Abh. d. Bai. Akad. IX, p. 790, 2.
2) Lùn-iu, 11, Il (cf. cahier, p. 54). Plath., Abh. d. Bai.Akad.DL, p. 793,2*
XII, 2e partie, p. 26, 5. XIII, 2e partie, p. 139: <c Dans le Lùn-iu, Ki-Iu pose
une question sur le service à rendre aux Mânes et esprits (Kuei-schin). Le
maître répondit: Tu n'es pas encore en état de servir les hommes, comment
pourrais-tu servir les Mânes et les esprits ? Je me permis (dit Ki-lu) de poser
une question relative aux morts. Il (Confucius) répondit : Tu ne connais pas
encore la vie, comment prétends-tu connaître la mort? »
276 JUL1US HAPPEL
profondément et fortement préoccupé de la question de la conti-
nuation de l'existence des âmes après la mort. Mais cette preuve
est si loin d'être devenue impossible, que Ton peut au contraire
établir solidement et complètement, à l'aide des œuvres cano-
niques du confucianisme, avec quelle force cette question avait
pénétré dans la vie spirituelle des Chinois, jusqu'à quel point elle
s'était mêlée à tous les intérêts vitaux du peuple1.
Laissons là maintenant les remarques générales qui viennent
d'être présentées àl'enconlre de l'assertion que nous combattons,
et fournissons la preuve positive du rôle important que la question
de l'immortalité a joué en Chine.
D'abord on ne rencontre pas seulement chez les anciens
Chinois la foi générale en la persistance de l'âme humaine sous
une forme indéterminée, telle que la preuve en a été fournie
pour presque tous les peuples de la terre pour autant qu'on a pu
prendre connaissance avec quelque exactitude de leur vie intel-
lectuelle. Les Chinois ne se bornent pas à croire à une « anima-
tion » générale de la nature, à des esprits, ceux des hommes
entre autres, qui errent ça et là ou se tiennent en des lieux pré-
férés; ils n'atlribuentpasseulementune existence d'ombres à leurs
défunts comme faisaient les Grecs au temps d'Homère; au con-
traire, des deux côtés de la tombe, soit vivants, soit défunts, les
hommes jouissent d'une existence absolument consciente; les
défunts ne se trouvent ni en un lieu, ni en une forme d'existence
qui exclut la plénitude de la vie ; ils participent plutôt en quelque
mesure aux occupations des vivants, que tantôt ils bénissent, et
tantôt punissent*. La façon bien réelle, matérielle, dans laquelle
cette communion des vivants avec les morts est conçue est
attestée déjà suffisamment par les repas des morts, tout particu-
lièrement dans la forme où on les célèbre en Chine, ainsi que
nous l'avons vu un peu plus haut3. Mais avec quelle force un
. 4) Cf. Plath. dans le Zeitschrift d. D. M. G. 20° vol., p. 476, 2.
*) Legge, oiiv. cilé, p. 100.
3) Legge, ouvr . cité, p. 300: « The description is that of a feast as much as
of a sacrifice ; and in fact, those great seasonal occasions were what \ve might
call grand family reunions, where the dead and the living met, eating and
drinking together, where the living worshipped the dead and the dead bîessed
the livinsr. »
LA RELIGION DE l' ANCIEN EMPIRE CHINOIS 277
peuple tel que les Chinois, où le sentiment depiété filiale a revêtu
une forme aussi concrète, ne devait-il pas sentir cette communion
de l'au-delà avec l'en-deçà, du passé avec le présent et l'avenir!
Et n'est-ce pas précisément là qu'est vraiment le cœur de la
question qui touche la « vie éternelle ? » Déjà, en présence de ce
fait évident, il est presque incompréhensible qu'on ait pu affirmer
que la Chine, au moins dans la vraie conséquence de sa manière
de penser, ait pris une attitude indifférente à l'égard de la ques-
tion qui concerne la vie « éternelle; » la conclusion opposée est
obligatoire.
Mais l'assertion d'après laquelle les Chinois n'auraient jamais
entendu parler d'une rémunération après la mort et auraient relé-
gué la dite rémunération entièrement dans Y « en-deça, » est es-
sentiellement superficielle et erronée l. Nous n'entendons sans
doute point par là que les esprits des méchants soient jetés dans
un gouffre de feu ou, selon le dire des théologiens bouddhistes,
soient obligés de tâter de vingt enfers et au delà; mais la peine
qui menace les Chinois dans les circonstances qui se rencontreront
après la mort est-elle moins sensible parce qu'elle est d'une
nature moins matérielle ? Quelle pensée pourrait être plus pénible
à l'esprit des Chinois, tout remplis du sentiment de la pensée
filiale, que celle de n'être plus entourés parles survivants de la
piété qui leur est due et de se trouver ainsi soit complètement
oubliés2, soit réduits au triste rôle d'un esprit malfaisant qu'on re-
doute et qu'on fuit3 ? Ces peines paraîtront d'autant plus dures, si
nousmettonsen regard du sombre destin des méchants les sphères
lumineuses réservées à ceux qui quittent l'en deçà temporel dans
lamesureoùilspeuventespérerdecontinuer àprendre part, soit en
*) Les princes qui ont rempli leurs obligations pendant la vie deviennent
assesseurs au ciel (a That is, they were associated with Heaven in the sacri-
fices »). Legge. ouv. cité. 207 et notes. — « The t tirée sovereigns were in heaven
(Thài, Kî et Wàn). — The statement that the three kings were in heaven is
very express »), 393 et note 3. — Les trois rois (Thài, Ki et Wàn) qui sont
dans le ciel, ont pour tâche de veiller sur leurs descendants et on considère
comme possible qu'ils acceptent l'offrande volontaire du frère pour le salut du
roi. 153, 2. — L'intelligence et les arts rendent l'homme capable de servir les
essences spirituelles et il est admis que ces dernières attirent les hommes à elles
dans ce but. 153,2.
2) Cf. Plath, Abh. d. Bai. Akad. XII, 2e partie, p. 163.
3) Plath, Zeitschrifi d. D. M. G. 20e vol. p. 480, 1.
278 JULTUS HAPPEL
répandant leurs dons, soit enrecevant des hommages, aubonheur
de leurs arrière-neveux à jamais '. Nous avons vu plus haut que
les possessions et les gains des défunts étaient considérés comme
la propriété des défunts; commentpourrait-on représenter d'une
façon plus saisissante la félicité toujours croissante de ces mêmes
défunts? En tant donc que les hommes du présent et ceux de l'a-
venir avec toutes leurs propriétés sont rattachés et attachés à
ceux qui ne sont plus, on peut bien dire que « la mort a été vain-
cue parla vie. »
C'est ainsi que, àcet égard aussi, lareligion de l'ancien empire
chinois contient un germe, susceptible de fructifier pour la foi
en l'immortalité conçue de la façon la plus élevée.
A la conception touchant l'immortalité, nous rattachons la foi
aux esprits chez les anciens Chinois.
IV
LES ESPRITS. SCHIN. KUEI. KHI.
Il est intéressant de voir à quelle situation le confucianisme a
réduit les esprits de l'ancienne foi populaire chinoise. C'a été en
tout état de cause une vue erronée de Wuttke que celle par la-
quelle ce savant a prétendu que ce qu'on appelle le chamanisme
n'a jamais formé une partie constitutive de la foi spécialement
déterminée par Confucius, qu'il n'y a point place pour lui dans le
système « sans esprits » et matérialiste et qu'il n'y faut pas voir
autre chose qu'une irruption de la conception de l'univers pro-
pre aux peuples sauvages antérieurs aux Chinois et refoulée sur
') Par le remarquable passage du Schu-King, chap. Pan-Keng, on voit clai-
rement que ce ne sont pas seulement les empereurs précédents, mais également
les ancêtres de tous les hommes qui étaient considérés comme continuant de
prendre une part active à la destinée de leurs descendants sur la terre. Là
aussi ils conservent vis-à-vis de leurs princes le même rapport de subordination
qu'ils observaient sur la terre, et ils exercent ici une puissance et une influence
sur leurs descendants, les ancêtres des gens du peuple en tant qu'ils se tournent
du côté des ancêtres des empereurs et ceux-là à leur tour (bien que la chose ne
soit pas directement exprimée), par l'intermédiaire de Schang-ti. Plath,
Zeitschrift d. D. M. G. 20* vol. 476, 2.
LA RELIGION DE L'ANCIEN EMPIRE CHINOIS 279
tous les autres points *. A entendre ces paroles, la foi aux esprits
dans le système chinois ne serait pas autre chose que ce que
Tylor a appelé la « survivance » en matière religieuse. Mais on
n'aperçoit absolument pas la raison pour laquelle Confucius par
une vue moderne et matérialiste devait nier que la nature fût en
général animée. Si, plus tard, des philosophes de l'école confu-
cianiste ont substitué à la conception fantaisiste du ciel et de la
terre considérés comme le Père et la Mère de toutes choses, l'i-
dée abstraite du Yn et du Yang comparable au «matière et force »
du matérialisme moderne, on ne doit nullement, comme le fait
Wuttke, partir de cette abstraction comme si elle constituait la
pensée fondamentale et spécilique de la conception chinoise du
monde et de Dieu ; on n'y peut pas voir autre chose et plus qu'une
abstraction philosophique qui n'apoint à entrer en ligne décompte
pour la vie religieuse proprement dite *. Mais ce qu'on peut ad-
mettre comme exact dans le raisonnement de Wuttke, c'est que
Confucius se soit efforcé d'engager la foi populaire de son temps
aux esprits dans une direction aussi modérée et aussi morale que
possible. La preuve de cette assertion va ressortir des développe-
ments qui suivent.
Conformément à la conception originelle de tous les peuples,
l'idée chinoise antique ne manque pas d'admettre que toutes cho-
ses sont occupées, animées, possédées par des esprits s. D'après
la hiérarchie, on distingue des esprits célestes, humains et terres-
tres. Mais l'esprit chinois est resté singulièrement en arrière
de la forme si plastique et si individuelle sous laquelle nous
apparaissent les esprits chez la plupart des membres de la famille
indo-européenne et même chez les sémites. Les esprits chinois
paraissent flotter dans une généralité aussi abstraite que c'est le
cas chezles peuples qu'on appelle sauvages, sans avoir pu arriver
à revêtir des figures et des types fixes \ En général l'ancienne
conception chinoise se représente le spirituel comme l'essence et
') Cf. Plath., Abh. d. Bai. Akad., IX, p. 703.
2) Plath, ouv. cité, IX, p. 768.
3) Plath, ouv. cité, p. 783.
») Plath., ouv. cité, IX, p. 812, 813.
230 JULIUS IIAPPEL
l'activité des choses, subtile, délicate, insaisissable pour les sens
du corps, mystérieuse, incompréhensible, tout au plus pressentie
par l'esprit \ Mais comme cet élément spirituel se présente sous
des modifications variées, que l'esprit chinois lui aussi n'a pas
manqué de remarquer, il se trouve aussi là une série de noms
par lesquels on désigne la nature et l'appparition spéciales des
esprits.
L'expression la plus générale est celle de Schin, c'est-à-dire de
signe au ciel; car lesesprits célestes ne sont pas seulementles plus
élevés, les plus excellents; le ciel lui-même est considéré comme
étant la racine propre de tous les esprits. Le nom de Kuei signifie
quelque chose d'inaccoutumé, d'extraordinaire, de merveilleux
et s'applique surtout aux esprits des -hommes, aux esprits des
ancêtres. La vie humaine de l'àmc également, dans l'indépen-
dance relative de ses fonctions psychiques donne occasion à dif-
férentes créations d'esprits. A cet ordre appartiennent les noms
de Hoan, quelque chose comme spiritus2, de A7</, force vitale
d'après Julien (Lao-tse, 4, 10). Le Ta-tsai li dit : Le pur souffle
(Khi) de Yang s'appelle Schin; le pur souffle de Yn s'appelle
Lhuj 3. Alors que l'homme vient de naître, son premier change-
ment donne naissance à Pe, etc.
Il n'y a non plus rien de proprement chinois dans l'idée que
les esprits, bien qu'habituellement incarnés à leurs corps déter-
minés 4, soient également conçus comme errant ça et là et sus-
ceptibles d'apparaître dans les corps les plus différents et sous
les états les plus variés. Là aussi les étranges et fantaisistes ima-
ges que produit une imagination sans frein, sont devenues la
forme la plus habituelle de l'apparition des esprits 5. Mais c'est
une fâcheuse exagération que de prétendre, comme le fait Tiele 6
par amour pour sa théorie, que les esprits chinois apparaissent
la plupart du temps dans des corps d'animaux. En vérité, il n'est
*) Platli, ouv. cité, IX, p. 775.
2) Cf. Plath, ouv. cité, IX, p. 786. 2.
3) Jbid., p. 787.
4) Plath, ouv. cité, p. 776.
'■') Mon Relig . Anlage, p. 121.
*) Tiele, Compendivm d. Religionsgeschichte, p. 32. Édit. française, p. 28.
LA RELIGION DE L ANCIEN EMPIRE CI7INOIS 281
question d'une chose semblable que dans un passage unique du
Tscheu-li l, où par-dessus le marché, il est seulement ques-
tion de la présence des esprits terrestres sous cette forme \
Ce qui est du plus haut intérêt pour l'appréciation de l'influenco
fortifiante de la religion sur la moralité, c'est maintenant la po-
sition spéciale où les esprits se sont trouvés placés par rapport
à Tordre de l'univers admis parles Chinois. On a considéré avec
raison comme un progrès considérable, intellectuel et moral de
l'humanité 3, que le strict monothéisme des Hébreux ait opposé
pour la première fois une barrière puissante à cette cohue bigar-
rée et désordonnée d'esprits, qui partout ailleurs troublait par
ses irruptions tant l'ordre physique que l'ordre moral. Absolu-
ment rebelle au frein sur le terrain des peuples dits sauvages, la
foi aux esprits n'a pas pu être entièrement ramenée à un ordre et
a une règle invariables même chez les premiers peuples civilisés
de l'antiquité, de race indo-européenne et sémitique \ Les dieux
grecs et romains n'ont pu arriver à établir leur suprématie que
par une lutte avec les Titans. Mais leur trône n'est pas non
plus à l'abri de toute attaque, et le principe qu'ils sanction-
nent, h savoir que la force prime le droit, est un triste fonde-
ment à leur puissance. Les dieux du parsisme et des Germains
ne peuvent pas non plus empêcher que les puissances démonia-
ques ne viennent, à un moment où à l'autre, en un point ou en
l'autre, porter le troubler dans l'ordre qu'ils ont organisé, quand
même la victoire finale, pour les premiers au moins, paraît as-
surée.
En présence de toutes ces tentatives faites par les premiers
des peuples civilisés de l'ancien monde pour surmonter les dan-
gereuses conséquences de la foi aux esprits, il est maintenant
intéressant au plus haut point de voir comment la conception chi-
noise du monde, avec des moyens tout autres que le yahvisme des
Hébreux, a cependant obtenu un succès pareil par rapport à la
«) Tscheu-li (édité par Biot), chap XXII, 18.
2) Piath. ouv. cité, 777.
3) Peschel. Vulkerkunde, 299, 3.
4) Cf. Mon Relig. Anlage, p. 173, 174.
282 JUUUS HAPPEL
foi aux esprits. Si devant la volonté absolue de Yahvéh, consi-
déré d'ailleurs comme essentiellement bon, les esprits ou dieux
hostiles à son empire n'apparaissent que comme des Elilim, c'est-
à-dire des riens, dansle confucianisme, à son tour, les esprits sont
assujettis àun ordre moral du monde, dontThienest l'organe cen-
tral, etilsne peuvent jeterle trouble dans le cours des choses qu'au
cas que le dit ordre ait été atteint par les hommes1. D'après
cette conception chinoise, il ne saurait y avoir là des esprits
mauvais par nature, en opposition foncière à Thien, pas plus
que dans l'ancienne foi hébraïque jusqu'au temps du livre de
Job. Au contraire il y a ici comme là des esprits nuisibles, des
anges exterminateurs 2. Tous ces esprits de différente nature
occupent dans le monde chinois un département spécial et pré-
tendent à certains hommages réguliers. Si l'ordre moral est
troublé, Thien fait sortir de la voie droite le cours généralement
régulier des choses physiques et morales; alors les esprits sont
déchaînés et il en résulte un bellum omnium contra o?n?ies, sem-
blable à celui que la fantaisie grecque a placé au début des
choses, tandis que les doctrines parsiques et germaniques l'ont
relégué à la fin de toutes 3 . Quelle angoisse saisissait et étreignait
en suite d'une pareille doctrine l'esprit du peuple chinois quand
il se produisait dans la nature quelque événement surprenant ou
extraordinaire, nous sommes à peine en état de nous en faire quel-
que idée, nous qui ne savons plus rien de la nature des esprits,
et ne reconnaissons plus dans le cours des choses qu'une néces-
sité mécanique.
Quelque soin que Confucius ait apporté à recommander parla
parole et par son propre exemple de ne pas négliger les marques
d'hommage qui conviennent aux esprits, particulièrement les
sacrifices auxquels ils ont droit \ cependant il s'est préoccupé
avant tout de faire comprendre à ses concitoyens que l'on ne
peut se concilier la bienveillance et garder la faveur des esprits
i) Legge, ouv. cité, 257, note 325, 6. Plath, Abh. d. Bai. Akad., IX, p. 783.
XIII. 2e partie, p. 128-130.
*) Tscheu-li, XXXII, 48. Cf. aussi Plath, ouv. cité, p. 781.
3) Cf. Legge. ouv. cité, p. 257, note.
4) Plath, Abh. d. Bai. Akad., IX, 852. Legge, Kebend. Confucius, 181, 4.
LA RELIGION DE L* ANCIEN EMPIRE CHINOIS 283
que parla droiture do sa conduite et la stricte observation de ses
devoirs '. Cette direction morale qu'il voulait donner à la foi de
son peuple aux esprits, a été précisément aussi la raison pour
laquelle, d'une part, il repoussait toute spéculation oiseuse sur
l'essence des esprits 2, et de l'autre il cherchait à empêcher toute
exagération dans les cérémonies religieuses comme conduisant
à l'irrévérence \ On lui a donc fait absolument tort4, quand on
l'a représenté comme un libre penseur qui s'est proposé de dé-
tourner son peuple de la foi religieuse et de l'élever à une pure
morale 5. Au contraire c'est un singulier honneur pour lui, en
même temps qu'une honte bien méritée pour mainte tendance
« orthodoxe »au sein du christianisme, d'avoir toujours renvoyé
ses disciples à la divinité suprême, quand ils étaient en danger
d'abuser de la foi aux esprits et d'enfreindre les sévères com-
mandements moraux de Thien en faveur de tels êtres intermé-
diaires, plus indulgents aux désirs humains 6. « Comme Wang-
Sun-Kia, un Ta-Sa de Wei lui demandait (Liïn-iiï, 3, 13) s'il
fallait mieux s'insinuer dans l'esprit de la muraille (Ngao) ou dans
celui du foyer (Tsao), Confucius répondit : Non ! celui qui a péché
(tsui) contre le ciel, n'a plus personne à implorer7.» Combien
est bas tombée au dessous de cet idéal la religion d'Etat actuelle
des Chinois, qui offre annuellement en sacrifice à Confucius aux
époques de l'équinoxe (cf. Jos. Edkins, The religions conditions:
of the Chinese) plus de trente mille bêtes !
J) Cf. Plath, ouv. cité, p. 750. Legge, Schu-king, 4, 38, 52, 232. « Perfeot
goverment bas a piercing fragrance and influences the spiritual intelligences. »
99, 1 ; 256 ; 127, 3. « The innocent cry to Heaven. The odour of sueh a state
is felt on high. »
2) Plath., ouv. cité, p. 774, 2.
3) Legge, ouv. cité, p. 128, 3.
4) Legge, non plus. ouv. cité p. 100, 101, n'est pas juste pour lui.
5) Cf. au contraire encore sa prière au soir de sa vie. Kâuffer, Geschichle
Ostasiens, II, 14. Cf. sa foi en sa mission divine. Legge, ouv. cité, 77, 2.
6) Plath., Abd. d. Bai. Akad., IX, p. 780, 2.
7) Cf. Plath., ouv. cité, XII, 2e partie, p. 136, 2.
284 JULIUS HAPPEL
LE CULTE.
En ce qui concerne le commerce avec la divinité, qui se fait
généralement par l'intermédiaire d'oracles, de sacrifices (y compris
la prière) et de bénédictions, relativement par des formules ma-
giques, ces fonctions essentielles de l'activité religieuse ne font
pas non plus défaut à la religion de l'ancien empire chinois. C'est
avec angoisse qu'on observe les signes du ciel, notamment les
événements naturels extraordinaires et qu'on cherche à y décou-
vrir la volonté de Thien et la pensée des esprits. Aussi l'astrolo-
gie forme-t-elle un département particulier de l'administration
de l'empire '. Des cris singuliers des oiseaux passent aussi pour
prophétiques el la plupart du temps sont interprétés dans un sens
défavorable *. L'interprétation des songes était en vogue 3. Et
comme chaque peuple exprime dans sa vie religieuse aussi son
idiosyncrasie, les anciens Chinoismettaientune sorte de fantaisie
mystique toute particulière à prédire l'avenir d'après des sillons
tracés par le feu, d'après une technique circonstanciée, sur le dos
d'une tortue ou à l'aide de la plante Schi *. Dans les oracles
des Chinois en général il s'agit évidemment beaucoup plus de se
défaire d'une grave indécision actuelle et de l'embarras qui en
résulte ou d'écarter des dangers qu'on redoute, que de donner
principalement une solution aux mystérieux problèmes du monde
et de la vie. Une spéculation mystique, telle que celle qui se ren-
contre en particulier dans le monde indo-européen, est tout au
moins entièrement étrangère à la dévotion confucianiste de la
») Plath, ouv. cité, 814, 815, 3. IX p. 816, 2.
s) « La poule doit crier o; si elle crie, la famille est ruinée. » Schu-King
chap. Mar-schi IV, 2, o cf. III, 9, 1 .
3) Piath, ouv. cité, 827-829. Legge, Schu-King, 350, note 1.
4) La plante Schi est l'Achillea mille foliumt dont la tige était usitée pour
les prédictions -.on commence toujours par interroger la plante Schi, d'après le
Tseheu-li et alors l'écaillé de tortue. Plath, ouv. cité, XI, p. 826,2, 827. Legge,
Schu-king, 145, note 1.
LA RELIGION DE L'ANCIEN EMPIRE CHINOIS 28.")
religion chinoise, et, en dehors de l'unique et remarquable excep-
tion que constitue Lao-tse, ne se trouve guère en général sur le
terrain chinois \ D'ailleurs les sages Chinois s'accordent à assu-
rer que la véritable sagesse céleste n'est ni éloignée ni difficile à
saisir, mais qu'elle se trouve dans un voisinage immédiat et qu'on
peut l'embrasser facilement. En cela Confucius 2, Mencius 3,
et Lao-tse, sauf la différence complète de la série des idées et la
divergence des vues, se rencontrent parfaitement *.
Les principaux genres de sacrifices, offrandes en nourriture, en
boissons, sacrifices ignés, ne manquent pas non plus à la religion
de l'ancien empire chinois. Comme cela se rencontre fréquemment
ailleurs, là aussi des mets et des bêtes de chère sont consacrés à
la divinité avec un cérémonial aussi strictement réglé qu'il est
compliqué5. 11 n'y a à cet égard aucune particularité digne d'être
rapportée qui n'ait déjà été mentionnée à l'occasion dans ce qui
précède ou qui ne doive être exposée plus bas pour arriver à une
intelligence plus complète des actes religieux chez les Chinois.
La magie, bien que flétrie par Confucius comme un des péchés
les plus graves 6, a cependant pris un grand développement dès
les temps anciens de la Chine et d'après le livre même du cérémo-
nial de ladynastie Tschcu elle comporte des employés particuliers
et des règles spéciales 7. En général ce qui distingue l'ancien
culte chinois sous la direction confucianiste des cultes de la plu-
part des autres peuples civilisés de l'ancien monde, c'est une
réserve, une mesure et une sobriété dignes de tout éloge. Jamais
il n'est question dans les anciens temps de sacrifier un très
grand nombre d'animaux à la fois 8 ; ce que l'on constate plutôt à
') Cf. Plath, ouv. cité IX, p. 962. « Les Chinois essentiellement pratiques
ne se sont en général jamais beaucoup engagés sur le terrain des spéculations
religieuses. »
2) Legge, Lehre von d. Milte, 159, 8 et commencement.
3) Legge, Leben des Mencius, 312.
4) Lao-tse, Tao-te-king, édité par Stan. Julien, 252-264: « Mes paroles sont
très faciles à comprendre, très faciles à pratiquer. »
3) Plath, ouv. cité, IX, 844 suiv.
") Kia-iih, chap. 30, f. 15, Confucius nomma le quatrième des grands pé-
chés le fait d'interroger les mânes et les esprits.
'•) Plath, ouv. cité, IX, p. 830, 1.
8) Plath, ouv. cité, p. 9(30, 3.
286 JULIUS HAPPEL
cet endroit, c'est l'horreur de verser le sang", c'est la compassion
pour la vie de la créature *. Les sacrifices humains se rencon-
trent bien quelquefois, mais moins fréquemment que chez n'im-
porte quel autre peuple civilisé de l'ancien monde, et les sages
chinois les condamnent expressément 2. Ils représentent donc
pour la civilisation chinoise un usage «barbare, » qui paraît lui
être foncièrement étranger3. Le sensde la juste mesure qui éclate
dans les actions religieuses n'a certainement pas moins trouvé
son appui dans la tendance avérée dont témoigne dans toute son
histoire l'esprit de la religion chinoise, tendance vers la moralité
et le bien social. Partout et toujours il nous est prodigué l'ex-
presse déclaration que ce n'est pas le sacrifice, en soi et pour soi,
qui peut être agréable aux esprits, mais le sacrifice seul du cœur
pur et de l'homme accompli au sens chinois.
Toutefois on ne peut saisir la vraie nature et l'essence spécifi-
que du culte chez les Chinois que lorsqu'on se met devant les
yeux l'idée fondamentale qui domine leur commerce avec la divi-
nité. Cette pensée suprême de la religion et du culte chinois
apparaît dans tout son jour aussitôt que nous la comparons aux
conceptions qui se rencontrent à cet égard chez les principaux
peuples de l'antiquité. La religion du Zend-Avesta par exemple,
comme on sait, recommande avant tout à ses sectateurs d'ap-
puyer la création bonne de Ahura et de détruire les œuvres du
méchant Angramaynius. Les Hindous prétendent arriver par des
mortifications à être les égaux du Dieu suprême et à surpasser
les dieux des sphères inférieures de l'univers. Pour les Hellènes,
contempler et adorer la beauté des dieux était un objet essentiel
de la vie. Mais parmi tous ces peuples, ceux qui se rapprochent le
plus des Chinois par leur notion fondamentale du but essentiel du
culte, ce sont les « religieux » Romains *. On se sent obligé de
rendre aux dieux l'honneur et l'hommage qui leur reviennent.
Aussi tous les actes religieux tendent-ils à ce seul et unique but
J) Plath, ouv. cité, 851.
2) Plalh, Zeitschr. d. D. M. (?., 20e vol., p. 480, 2,
3) Plath, Abh. d. Bai. Akad., VI, p. 409.
4) Cf. aussi Plath, ouv. cité, IX, p. 747.
LA RELIGION DE L ANCIEN EMPIRE CHINOIS 287
et ne sauraient-ils être bien compris qu'en partant de cette consi-
dération. Avant tout il convient de considérer la volonté des
dieux; et c'est pourquoi leurs signes doivent être recueillis avec
le plus grand soin et en observant scrupuleusement le cérémo-
nial consacré par l'usage. L'hommage étant l'objet suprême d'un
tel culte, il convient et il faut sans doute que chacun invoque
tous les bons esprits en même temps que la divinité la plus haute
et présente à celle-ci ses vœux comme ses soucis; mais le sacri-
fice, en tant qu'action publique, ne peut jamais être présenté par
un individu qu'autant qu'il agit dans le cercle de sa compétence1.
Ainsi pour Thicn, il n'y a que le plus haut de ses serviteurs,
que l'empereur seul qui puisse lui offrir le tribut et l'hommage
qui lui reviennent, et c'est ainsi qu'à partir de ce degré suprême
de l'échelle, chacun doit se maintenir dans sa sphère. Mais comme
le Chinois, à ce qu'on sait, est consciencieux jusqu'au scrupule
et qu'il se préoccupe de rendre à chacun exactement la quantité
de l'honneur qui lui revient et de la rendre sous la forme égale-
ment appropriée, on s'explique particulièrement par là que l'on
ait, de bonne heure déjà, considéré les actes du culte comme un
moyen de respectueux commerce avec les esprits et que cette
considération exclusive ait refoulé relativement toutes les au-
tres dans d'étroites limites. Ainsi advint-il qu'on se préoccupait
si fort à cet égard plutôt d'en faire trop que de n'en pas faire
assez; et c'est ainsi que l'inconvénient suprême d'une conduite
exclusivement remplie par les actions religieuses, comme c'a été
particulièrement le cas pour les Hindous, est resté étranger à la
religion de l'ancien empire chinois.
A cette vue capitale de l'action rituelle qui consiste àrendre aux
esprits l'hommage auquel ils ont droit, se rattachent enfin et
encore tout particulièrement la manière et la façon dont on s'est
voué ou consacré au culte des dieux. Les ablutions, les jeûnes,
les expiations sont là comme partout ailleurs les principaux
moyens (moyens de grâce, dit notre théologie) par lesquels les
mortels se préparent au commerce habituel avec les dieux; mais,
') Plath, ouv. cite, IX. p. 566.
288 JULIUS IIAPPEL
tandis que ces pratiques se présentent généralement chez les
autres peuples comme des « opéra operata, » et à cause de cela
sont multipliées et répétées sous les formes les plus intensives
qu'il est possible, telles que jeûnes prolongés pendant une se-
maine, pendantun mois, souffrances ou mutilation, que l'on s'in-
flig-e à soi-même, rançons sanglantes et du plus haut prix, même
à l'occasion sacrifice de personnes humaines choisies, ces ac-
tions « sacramentelles » au sens propre du mot, se trouvent éga-
lement en Chine réglées d'une façon exactement correspondante
à leur objet qui est la démonstration de l'honneur à rendre à
ceux qui le méritent et par suile réduites à la plus stricte me-
sure.
Si l'on ne peut déjà pas se présenter devant l'empereur sans
s'être lavé et sans avoir jeûné l, on doit moins encore s'abstenir
d'une pareille préparation quand il s'agit d'être admis dans le
service des esprits. Et ici encore l'eau ne suffit pas; il y faut le
sang à l'aide duquel on purifie et on sanctifie tous les objets
destinés au culte desesprits i. La pensée d'une expiation, comme
on voit, n'a pas fait plus défaut ici qu'à maint autre endroit; on
y retrouve même jusqu'au sacrifice expiatoire dans sa forme à la
fois la plus intensive et la plus noble, bien qu'absolument isolé.
Déjà dans le Scku-king on mentionne deux cas où deux princes
s'offrent comme sacrifices de substitution, l'un en faveur de son
frère malade, l'autre pour son peuple afin de détourner une
terrible sécheresse et la famine. Et pour marquer quelle pro-
fonde impression ces actes de dévouement et de sacrifice inspirés
par l'amour ont produite sur l'esprit chinois, il convient de
remarquer que ces deux événements sont attribués à deux des
princes les plus nobles et d'ailleurs les plus renommés. « Si, dit
l'empereur Thang à son peuple, il y a eu en quelque endroit
parmi vous qui habitez les dix mille régions, une faute commise,
que la peine en retombe sur moi seul; si, au contraire, c'est moi
qui me suis rendu coupable, la peine ne doit atteindre aucun de
J) Plath, ouv. cité, IX, p. 854.
*) Ibid., 925, 926. Tscheu-li, XXIX, fol. 40 ; XXV, 24; XXIV, 49 ; XXXII,
57 ; XXX, 13.
LA RELIGION DL l'âNCIEN EMPIRE CHINOIS 289
vous qui habitez les dix mille régions. » C'est de ce même
empereur aux sentiments si élevés que Ilsun-zze, Sze-na-khien
et autres écrivains racontent le Irait suivant : Sept ans après son
avènement (1766-1760 avant J.-C), il y eut grande sécheresse et
famine. On suggéra à la fin l'idée d'offrir au ciel un sacrifice
humain et de présenter en môme temps des prières en faveur de
la pluie. Thang dit : « Si un homme doit être sacrifié, ce sera
moi. » Il jeûna, se coupa les cheveux et les ongles et se rendit,
sur un char découvert, traîné par des chevaux blancs, lui-même
vêtu de rouge, dans l'altitude d'une victime consacrée, dans un
bois de mûriers. Là il pria la divinité, lui demandant quelle
erreur ou quel péché il avait commis pour attirer cette cala-
mité. Il n'avait pas encore fini de parler qu'une pluie abondante
se mita tomber l.
L'autre cas concerne la maladie du fameux empereur Wu,
pour lequel son frère, le noble duc de Kau, prie ainsi : « Votre
grand descendant n'a pas autant d'aptitudes et de ressources que
moi. Par-dessus cela il avait été destiné dans la demeure de
Dieu à étendre ses bienfaits sur le royaume tout entier, afin de
pouvoir donner force à vos descendants sur cette misérable terre.
Tout le peuple des quatre quartiers se tenait devant lui avec
respect et crainte. Oh! ne permettez pas que la précieuse déci-
sion émanée du ciel tombe à terre. Et tous ceux de nos précé-
dents rois (qui vivent longtemps) en auront aussi un sur lequel
ils pourront toujours se reposer lors de nos sacrifices '. »
Si donc les actes religieux, en tant que tels, ont dans la vie
des Chinois moins de place que chez beaucoup d'autres peuples,
particulièrement chez les Hindous, on a pu précisément saisir
dans ce trait, comme nous l'avons vu, le sens profond attaché à
l'acte le plus significatif de la religion, à l'expiation des péchés.
Car tandis que, chez les Étrusques, Phéniciens, Aztèques et à ce
qu'il paraît même déjà chez les Hindous de l'époque védique, les
sacrifices humains ont pris des allures d'exagération ridicules,
la narration chinoise, de même que le récit israélite relatif à
') Cf. Legge, Schu-king, p. 91.
2j Legge, ouv. cité, 153, 2.
iv 19
290 JULIUS H APPEL
Abraham et à lsaac, ne laisse pas accomplir le sacrifice et prouve
par là que, dans l'ancienne Chine, on reconnaissait le véritable
sens du sacrifice comme une immolation de la volonté; cela
explique également pourquoi les Chinois, avec tous les autres
peuples de haute culture, ont rejeté les sacrifices humains. Le
jugement que porte sur ces matières Wuttke est moins impar-
tial et plus inadmissible, quand il prétend qu'en Chine « le
sacrifice a été ravalé à son expression la plus mesquine, à sa
signification la plus superficielle au point qu'il n'y a plus vrai-
ment aucune raison d'être ' . »
On ne doit pas assurément non plus passer sous silence le côté
moins lumineux de l'idée fondamentale, louable en soi, du culte
chez les Chinois. Du moment où, de même que chez les Romains,
la religion étaitessentiellement considérée comme une affaire « de
la plus haute gravité, » du décorum le plus accompli, d'hommage
cérémoniel, il ne pouvait pas manquer qu'une importance exa-
gérée ne fut attachée à l'observation ponctuelle des usages tradi-
tionnels et de règles du décorum religieux *. Dans le culte rendu
aux esprits, le succès du sacrifice et généralement de l'action reli-
gieuse était lié à cette circonstance qu'aucun accroc n'eût été fait à
l'étiquette 3. Confucius, — et il est en cela le plus Chinois des Chi-
nois *, — voyait surtout le bonheur et le salut du peuple aux che-
veux noirs dansla respectueuse observation des coutumes, mœurs,
règles indigènes transmises par Yao et Schun5; mais parmi
ces usages il attachait une importance extraordinaire aux formes
du culte qu'il étudiait avec le plus grand soin, d'une manière pra-
tique, au moyen de sa propre méditation, dont il ne permettait
pas à ses disciples de laisser tomber la moindre parcelle et dont il
usaitlui-mêmeavecrapplicationlaplus consciencieuse. Si sincère
donc que fût son effort personnel pour « concevoir d'une façon
») Cf. Plath, Abh. d. Bai. Akad. d. Wiss., IX, p. 850, 1.
2) Cf. Plath, Abh. d. Bai. Akad., IX, p. 959.
3) Tschen-li, XVIII, 40. 41. Legge, Schu-ki7tg,3Q7.
u) « He war a chine?e of the chinese. » (Legge, Leben. d Confucius, 96).
s) Legge, Leben d. Confucius, 77, 2; 153, 1. « Tseu-kung voulait d'après
Lùn-iu, 3, 17, supprimer le sacrifice de l'agneau qui devait être offert le pre-
mier de chaque mois. Confucius lui répondit : Tu aimes l'agneau, moi j'aime
l'usage (Li). » Plath, ouv. cité, XIII, 149 suiv.
LA RELIGION DE L'ANCIEN EMPIRE CHINOIS 291
intérieure » l'action religieuse, d'y apporter non seulement sa
présence corporelle mais d'y prendre part de toute son âme,
quelle que fût son insistance à recommander comme le principal
point du culte des esprits, le strict accomplissement des devoirs
de la vie, il ne pouvait pas manquer que la direction d'esprit pro-
fondément chinoise dont il était l'incarnation ne se manifestât en
grand et en gros par une conception foncièrement extérieure,
formelle, mécanique et matérielle du culte.
Le livre cérémoniel de la dynastie Tscheu nous fait voir mieux
que n'importe quoi à quel sot enchaînement déformes et de for-
mules le culte cérémoniel avait abouti. Sans doutece livre est, au
propre sens du mot, une liturgie de cour; nous ne saurions donc
en tirer de conclusions légitimes que pour le culte tel que l'a pra-
tiqué une seule dynastie, et cette dynastie elle-même à une épo-
que déterminée de son histoire, et non pointen déduire sans plus
entendre ce qu'était d'une façon générale le rituel de l'ancienne
religion chinoise, moins encore celui du commun peuple l.
Cela ne serait pas plus équitable que si, de la manière dont le
culte se célèbre dans l'église de Saint-Pierre à Rome, on voulait
se faire une idée du cérémonial pratiqué dans l'église d'un village
français.
VI
L ORDRE MORAL DU MONDE.
Rienn'est plus superficiel, rien n'est plus erronéque de préten-
dre pouvoir se rendre compte du degré de religion d'un peuple,
principalement ou même exclusivement par son culte. Quelle
idée se serait-on faite par exemple de la religiosité du peuple juif
après avoir assisté à quelque pompeuse cérémonie du culte, à
telle époque que l'on veut, dans le temple de Salomon, si,
d'après ce dont on y aurait eu le spectacle, on avait voulu porter un
») Plath., ouv. cité, IX, 740.
292 JUL1US HAPPEL
jugement sur la vie religieuse et morale du peuple? N'aurait-on
point en ce faisant absolument laissé de côté l'élément qui faisait
battre le cœur du croyant, le noyau même de la piété israélite la
plus intime, tel qu'il se montre à nous dans l'activité à la fois
sociale et politique, mais dont on pourrait tout au plus signa-
ler un vestige dans la pratique du culte organisé par les
prêtres ? Ne ferait-on pas moins absolument fausse route sur le
véritable caractère delà piété au sein dupeuple français, anglais,
allemand, si L'on prétendait juger sa religion principalement
dans ses institutions rituelles et ecclésiastiques et dans les céré-
monies de son culte? Sans doute le culte est une manifestation
de la religion; ilen est la plus frappante, la plus saisissante, mais
parcelamême, iln'en est nila plus profonde, nila plus essentielle,
ni la plusriche. Il n'estenun mot pas vrai de direquela sourcede
la vie religieuse s'épanche principalement dans les actes du culte ;
elle alimente plutôt avant tout les autres cellules vitales de la
constitution naturelle et personnelle de l'individu, elle pénètre
dans toutes les ramifications de l'âme humaine et agit en qualité
de suprême et plus profond mobile de détermination sur toute la
conduite humaine. Ce n'est que ce qui déborde encore de cette
source, soit que les canaux delavie morale soient fermés et s'op-
posent à son écoulement, soit qu'ils se trouvent insuffisants, ce
n'est que cet excès et ce superflu qui viennent au jour dans l'acti-
vité dont le culte est l'objet.
Si souvent que cette vérité ait déjà été exprimée, il faut cepen-
dant s'obstiner à la répéter, tant que le plus grand nombre de
ceux qui pensent pouvoir porter un jugement sur l'essence de
lareligion et la religiosité d'un peuple, delà hauteur de sa culture
philosophique, ne seront pas résolus à en tenir un compte plus
sérieux. Mais il n'est peut-être aucun autre peuple pour lequel
la méconnaissance ou l'ignorance de cette vérité soit aussi désas-
treuse pour l'intelligence droite, véritablement compréhensive
de sa religion que c'est le cas pour les Chinois. Car chez aucun
autre peuple de la terre peut-être, l'esprit religieux ne s'est uni
aussi profondément, aussi complètement au contenu moral de sa
vie; nulle part ailleurs ces deux éléments ne se conditionnent
LA RELIGION DE L'ANCIEN EMPIRE CHINOIS 293
mutuellement et ne se pénètrent comme ici. Ici on voit qu'en
réalité l'ensemble de l'édifice moral et social repose sur une base
religieuse, et c'est pour cela qu'on ne voit clair sur le mystère in-
time et sur l'essence la plus spécifique de la religiosité de ce peu-
ple qu'après qu'on s'est donné la peine de considérer les règles
qui président à sa vie morale et sociale dans leur racine religieuse1.
Si l'on doit désigner comme constituant un élément essentiel de
la religiosité la foi en un ordre moral du monde, ou peut-être
plus exactement encore, la foi en un ordre et en une direction de la
vie morale et sociale des peuples supérieurs, absolument indé-
pendants delà volonté accidentelle des hommes, mais qui s'impo-
sent entièrement à elle, alors on doit tenir décidément la famille
des peuples chinois pour une des plus religieuses d'entre les natio-
nalités.
Sans doute il est vrai de dire que ce peuple a reçu dans l'his-
toire du monde une position et un destin qui étaient de nature à
favoriser et à fortifier singulièrement cette foi. Quelle diffé-
rence totale entre la destinée des autres peuples civilisés com-
parée avec celle du type de population chinois ! Quels mouve-
ments variés et puissants, quelles influences, quels ébran-
lements du dehors ont marqué la vie de toutes les nations qui
ont eu leur résidence depuis l'Himalaya jusqu'aux colonnes
d'Hercule, depuis le Bélour-tagh jusqu'au désert libyque et à
l'Océan atlantique ! Là un développement des aptitudes propres
à un peuple à l'abri de toute influence du dehors était abso-
lument impossible à la longue. Depuis la fondation de l'empire
assyro-babylonien jusqu'à nos jours, quelle influence mutuelle,
quelle action et réaction, quelle pénétration des peuples de race
indo-européenne et sémitique les uns à l'égard des autres! Ce
n'est pas seulement dans sa décoration, dans sa disposition ex-
térieure, c'est dans ses lignes fondamentales qu'est ébranlée et
transformée la vie des différents peuples.
Quelle différence avec le groupe de population chinois! Sérieu-
sement protégé par de puissantes frontières naturelles contre
') Plath., ouv. cité, IX, p. 959.
294 JULIUS HAPPEL
l'influence de tous les peuples qui avaient dépassé ou simple-
ment atteint son niveau de civilisation, de beaucoup supérieur
à toutes les hordes barbares qui l'envahissaient, non seulement
par la ténacité de son caractère, mais simplement déjà par la
supériorité de son pouvoir producteur et prolifique, ce peuple
étrange a eu le privilège de pouvoir développer pendant des
milliers d'années, et conformément à leur propre loi intime, ses
aptitudes toutes particulières. Il n'y a donc aucun miracle à ce
qu'un tel peuple ait vu s'imposer non seulement aux individus
séparés, maisàdes générations entières, avec une puissance tout
autre que ce ne pouvait être le cas pour aucun des autres peuples
civilisés de la terre, les règles de la vie à la fois morale et sociale
qui étaient sorties naturellement de son existence au cours de
plusieurs milliers d'années. Si l'on peut tenter ici une comparai-
son, c'est encore les Romains qu'il faudra chercher, dans la me-
sure où, dans l'empire romain lui aussi, les règles morales
et sociales dudroitetde la vie étaient considérées comme la puis-
sance religieuse et morale la plus imposante et où la foi en ces
règles peut être désignée comme ayant constitué le véritable se-
cret de la religion romaine à son tour. Mais dans la nationalité
chinoise incomparablement plus que chez les Romains devait
s'imposer la pensée que l'organisation sociale, que les rapports
établis et réguliers l, dans lesquels le peuple et l'individu au sein
du peuple s'étaient vu naître et grandir de temps immémorial, ne
pouvaient pas être l'œuvre arbitraire de quelques générations ou à
plus forte raison de quelques individus, si éminents qu'on voulût
bi en se les représenter ; mais devaient reposer sur une décision plus
haute, sur une détermination supérieure à la volonté humaine.
C'est là le noyau de sa foi à la direction céleste; et considérée
à ce point de vue la divinité céleste des Chinois n'apparaît pas
autrement que comme l'ordre de la vie morale et sociale de ce
peuple lui-même, objectivé, passé à l'état de puissance unitaire
et presque personnelle. Son rôle à l'égard des différentes généra-
tions et époques de la vie chinoise est celui de la source par
f) The love of ordre and quiet, and a willingness to submitt to « the powers
that be, » eminently distinguish them. Legge, Leben d. Confucius, 100 suiv.
LA RELIGION DE l'aNCIEN EMPIRE CHINOIS 295
rapport au courant qui en sort. Les cinq rapports fondamentaux,
ouïes relations de parenté entre époux et épouse, père et fils, frère
aîné et cadet, ami et ami sont les colonnes de cet ordre céleste et
l'anxieuse, la dévote frayeur de renverser ces rapports est le véri-
table secret et le noyau intime non seulement de la vie chinoise
en général, mais encore et tout particulièrement de sa religion '.
Et par la la pensée que la souveraineté vient de Dieuestramenée
à son expression précise etl'idée que la voix du peuple soit la voix
de Dieu trouve sa justification. Car la souveraineté n'émane de
Dieu que dans la mesure où elle se conforme à l'ordre céleste et
renonce absolument à toute action arbitraire et égoïste ; et la voix
du peuple n'est non plus la voix de Dieu que dans la mesure où
la divinité réalise son ordre en lui, de telle façon que, lors-
que le prince se sépare de la divinité, il doit nécessairement s'en-
suivre une inimitié entre lui et le peuple '; à son tour et en revan-
che, le peuple peut s'attendre à des mesures sévères, quand il ne
se conforme pas à l'ordre céleste.
Où pouvait se fortifier plus qu'en Chine la conviction que tout
ce qui est prescription des hommes ne pourra jamais subsister?
Où pouvait-on saisir plus vivement l'idée exprimée dans cette
proposition : « Si c'est l'œuvre des hommes, elle périra d'elle-
même; si c'est l'œuvre deDieu,leshommesne sauront l'étouffer, »
que dans un pays où le développement moral et social de la vie
présentait plus clairement que n'importe où ailleurs l'aspect d'un
procès naturel3?
On peut bien voir là comment l'esprit chinois, directement et
non moins spontanément, simplement par la direction de vie qui
lui était propre, est déjà parvenu depuis des milliers d'années à
une conception de la vie dont nous n'avons pu nous-mêmes
commencer à nous approcher qu'après les séculaires et mil-
lénaires erreurs d'un développement de civilisation exposé aux
') Cf. Legge, Schu-king, p. 55 et note.
2) Legge, ouv. cité, p. 129, 2.
3) Cf. Weber, Allgem. Weltgeschichte, I, p. 35, 1. « Aussi ce qui est chi-
nois porte-t-il en soi le caractère d'une nécessité naturelle et a-t-il tant de pou-
voir qu'il transforme tout élément étranger à l'exemple de sa propre nature et
que jamais conquérants n'ont été en état de modifier l'organisation de la vie
populaire ou politique chez les Chinois. »
296 JULIUS HAPPEL
plus étranges aventures. La pensée pour la première fois mise
au premier plan par Hegel, et proclamée par Gœthe dans
Hermann et Dorothée, que tout ce qui est naturel est intelligible,
est une idée qui s'est imposée à l'esprit chinois dès les temps les
jjIus antiques. L'idée que le langage, les mœurs, la religion
et le droit ne sont pas d'arbitraires institutions humaines, mais
des créations de notre esprit dont les individus ont plus ou moins
conscience et qui cependant s'imposent à nous tous, à la fois
immanentes et transcendantes, c'est là la grande vue qui est
venue à maturité au seuil de notre siècle. Toutefois les détours
par lesquels nous sommes parvenus à cette vue n'ont pas été
inutiles; car ce que l'esprit chinois ne possède que sous une
forme naïve et inconsciente, ce qui s'impose à lui et le domine
avec une sorte de fatalité, cela est pour nous une conquête de la
liberté spirituelle.
Induit en erreur par les récits traditionnels qu'on fait de
l'ancienne vie chinoise, j'avais cru jusqu'à présent que l'esprit
chinois devait être considéré comme le moins disposé aux choses
religieuses qui se rencontrât parmi tous les peuples civilisés,
que l'essence du caractère chinois n'était que plat rationalisme
et moralisme et que le bouddhisme de l'Inde avait en vain
essayé de lui donner la profondeur religieuse qui lui manquait.
Je me suis au contraire convaincu par l'étude des sources delà
religion de l'ancien empire chinois que les idées traditionnelles,
généralement répandues sur la vie et l'essence du caractère
chinois, sont essentiellement superficielles et erronées. Bien
loin d'admettre que les idées des Hindous, en particulier celles
dont nous trouvons l'expression dans le Rig-veda, soient plus
profondément religieuses que celles des Chinois, je me suis con-
vaincu au contraire, et j'espère avoir établi ma thèse par tous les
développements qui précèdent, que la conception chinoise de la
vie, telle qu'elle se trouve exposée dans les plus anciens docu-
ments, montre décidément un contenu religieux beaucoup plus
puissant que la conception hindoue. L'apparence contraire ne
peut décidément se justifier que si l'on tient la mystique reli-
gieuse pour plus profonde que la morale religieuse ; c'est en cela
LA RELIGION DE L'ANCIEN EMPIRE CHINOIS 297
que gît la cause profonde de Terreur commise. Une vie dans la-
quelle le bien moral, la vertu et le devoir, en un mot l'élément
moral fail invasion aussi impérativement, àla façon d'une puissance
surnaturelle, mystérieuse, éternelle, supérieure *, et impose son
autorité à tous les rapports de la vie, déterminant et pénétrant
tous les domaines de l'activité5; un état dans lequel la piété
filiale réunit aussi intimement et aussi puissamment entre eux,
non seulement les vivants entre eux, mais même les morts aux
vivants, où l'idéal de la vertu reste efficace pendant des milliers
d'années dans de vivants modèles humains personnels 3; une vie
enfin dans laquelle la provenance surnaturelle et par suite la
signification sacramentelle des institutions les plus essentielles
aux mœurs publiques, mariag-e, agriculture4, état, sont reconnues
d'une façon aussi précise; dans laquelle les actes les plus impor-
tants de l'empire s'ouvrent toujours par une consécration reli-
gieuse 5 ; où les fondateurs des villes prennent toujours soin
d'ériger d'abord le sanctuaire 6, une pareille vie ne doit-elle
pas être reconnue comme décidément et profondément reli-
gieuse?
Il n'est visiblement point nécessaire d'idéaliser la vie religieuse
des Chinois; on n'a besoin que de voir ce qu'elle renfermait en
réalité, — et les faits rapportés plus haut ne peuvent pas être ré-
voqués en doute, — pour se convaincre que le jugement tradi-
tionnel sur le caractère irréligieux de la morale chinoise repose
sur une erreur.
Si nous sommes parvenu dans ce qui précède à dégager
l 'individualité de l'ancienne religion chinoise avec plus de rigueur
qu'on n'avait pu le faire jusqu'à présent, de la masse des formes
plus ou moins accidentelles qu'elle revêt et de l'essence générale
de l'esprit religieux, nous croyons n'avoir pas apporté une con-
tribution sans valeur à la science comparée des religions telle
*) Legge, Leben d. Confucius, 79, 1 ; 218, 3 ; 235, 4.
2) Legge. Schu-king, 380, note 2, 389.
3) Cf. Victor von Strauss, Schu-king sur le roi Wen.
4) Plath., Abh. d. Bai. Akad., IX, p. 918, 2.
5) Legge, Schu-king, 385, note 384.
a) lbid., 423.
298 JULIUS RAPPEL. RELIGION CHINOISE
qu'on l'entend aujourd'hui. Aussi longtemps que l'on considérait
les religions des différents peuples comme les restes plus ou
moins incomplets et altérés d'une révélation divine qui avait été,
à l'origine, commune à l'ensemble de l'humanité, on ne pouvait
pas davantage arriver à reconnaître la nature et l'essence des
religions nationales, qu'on ne peut y parvenir au point de vue
de l'abstraction spéculative ou en leur imposant à toutes le même
patron invariable, comme on en a conservé l'usage jusqu'en
notre temps. Ce n'est que depuis que nous avons commencé à con-
sidérer les religions des différeots peuples ainsi que leurs langues
et leurs arts comme des créations de l'esprit national, que nous
pouvons espérer d'arriver à reconnaître sous ses réalisations
infiniment variées à la fois le caractère individuel et spécifique et
l'essence partout identique à elle-même de l'esprit religieux. En
même temps qu'au point de vue de l'histoire comparée des reli-
gions, les différentes religions s'éclaireront mutuellement pour
apparaître sous l'état et avec l'esprit qui leur sont propres, on
pourra pour la première fois déduire avec quelque certitude la
loi du développement de l'esprit religieux des formes historiques
qu'elle a revêtues dans ses apparitions successives. Comment
cela peut se faire, nous espérons l'avoir montré en exposant la
religion de l'ancien empire chinois.
Julius Happel
(de Bùtzow, Allemagne).
ESQUISSE DUNE HISTOIRE
RELIGION ROMAINE
SOURCES.
La religion avait trop d'importance chez les Romains, elle
touchait à trop d'éléments essentiels de leur vie civile et politi-
que, pour que leurs savants et leurs hommes d'Etat eussent
négligé d'en faire une étude approfondie. Cette étude devint
surtout nécessaire quand le temps commença à effacer la signi-
fication des anciens rites, qu'on ne comprit plus les termes des
vieilles prières et que l'invasion des cultes nouveaux rendit la
foule plus indifférente à la religion nationale.
Vers le milieu du septième siècle de Rome, un grammairien
célèbre, le premier de ceux qui se sont fait un nom parmi les
Romains, L. iElius Stilo Prseconinus, composa un commen-
taire sur les chants des Salions [Interpretatio carminum Salia-
rium), où, par malheur, il avait laissé beaucoup d'obscurités.
Quelques années plus tard, son meilleur élève, M. Terentius
*) Ce travail reproduit, avec quelques modifications, un article donné à
Y Encyclopédie des sciences religieuses et qui vient de paraître dans cette col-
lection. (Red.)
300 GASTON BOISSIER
Varro, cloctissinws Romanorum, eut l'occasion de s'occuper beau-
coup de la religion romaine dans ses nombreux écrits. Son grand
ouvrage sur les antiquités de son pays [Antiquitatiim huma-
narum divinarumque libri xlt) qui fut publié peu de temps avant
la mort de César, contenait, en seize livres, une exposition com-
plète de la religion de Rome. Dès lors, pendant la durée du
grand siècle littéraire qui suivit, il se forme, à côté des orateurs
et des poètes, une école de grammairiens et de jurisconsultes,
qui, pour éclairer les anciennes lois, pour faire comprendre la
vieille langue, étudient à fond les antiquités religieuses et
publient sur ce sujet un grand nombre d'ouvrages importants.
Par malheur tous ces écrits sont perdus; mais ils ont été lus,
consultés et quelquefois reproduits par les grammairiens des
époques de décadence que nous avons encore. Aulu-Gelle et
Macrobe les citent quelquefois; il en reste surtout beaucoup de
fragments dans le commentaire de Servais sur Virgile. Quant
aux Antiquités divines de Yarron, dont la perte est plus regret-
table que celle de tout le reste, les Pères de l'Eglise s'en sont
beaucoup servis dans leur polémique contre le paganisme. Il y
en a des extraits considérables dans la Cité de Dieu de saint
Augustin. Ces fragments épars, ainsi que les renseignements que
l'on trouve dans Tite-Live, Denys d'Halicarnasse, etc., ont
permis aux savants modernes de reconstruire l'histoire de la
religion romaine.
Ce travail a été accompli avec succès de nos jours, surtout
en Allemagne. Ceux qui essayèrent de nous faire connaître les
premiers temps de Rome, comme Niebuhr et Schwegler, ne
pouvaient se dispenser d'étudier les premiers éléments de sa reli-
gion ' ; d'autres ont fait à ce sujet des travaux spéciaux. Il faut
citer principalement Klausen *, Krahner3, Ambrosch 4, qui
x) L'étude que fait Schwegler des anciennes légendes des Romains dans les
premiers chapitres de son histoire, est un chef-d'œuvre de critique et de saga-
cité ; c'est le point de départ de toute histoire sérieuse de la religion romaine.
2) JEneas und die Penaten (1839).
3) Grundlinien zur Geschichle des Verfalls des rœmischen Staatsreli-
gioîis (1837).
4) Studien und Audeutungen in Gebiet des altrcemischen Bodens und
Cul tus (1839).
ESQUISSE D'UNE HISTOIRE DE LA RELIGION ROMAINE 301
jetèrent beaucoup de lumière sur les premières notions reli-
gieuses et les plus anciens cultes des Romains. En 1836, Ilartung
publia son ouvrage sur la Religion des Romains ', où l'on trouve,
à côté de quelques opinions hasardées, beaucoup de vues ingé-
nieuses et qui sera encore aujourd'hui lu avec profit. Preller a
repris plus tard ce travail dans un livre qui est resté le meilleur
ouvrage d'ensemble sur cet important sujet !. Dans le Manuel
des antiquités romaines de Becker et Marquardl, le 4° volume,
rédigé par M. Marquardt, est consacré à la religion et contient
la meilleure étude que nous ayons sur l'organisation du culte 3.
Enfin M. Bouché-Leclercq dans son livre sur les Pontifes de ï an-
cienne Rome 4, a présenté une étude sur ce grand collège de
prêtres, qui est surtout complète pour le temps de la république.
C'est à l'aide de tous ces travaux et avec les renseignements
qu'ils nous donnent, que nous allons tracer rapidement l'histoire
de la religion romaine.
Il
RELIGIONS DES PEUPLES ITALIQUES.
Ceux qui se contentent d'étudier la religion des Romains dans
les chefs-d'œuvre de l'époque classique, par exemple dans
YEnéide de Virgile, ne trouvent pas qu'elle diffère beaucoup de
celle des Grecs; et comme l'habitude a prévalu, chez nous, de
donner le même nom aux divinités des deux pays, on est, en
général, fort tenté de les confondre. C'étaient pourtant deux
religions différentes quoique issues d'une source commune, qui
avaient chacune leur caractère particulier; et celle des Romains,
') Die Religion der Rœmer, 2 vol. Erlangen.
2) Rœmische Mythologie, 1858, Berlin ; l'ouvrage de M. Preller a été traduit
en français par M. Dietz sous ce titre : les Dieux de l'ancienne Rome, Paris,
1865 ; malheureusement le traducteur l'a souvent abrégé et dénaturé.
3) Dans la nouvelle édition du Handbuch der Rœmischen Alterthuemer,
publiée par MM. Mommsen et Marquardt, le volume sur la religion romaine est
le sixième du Manuel.
4) Paris, 1871.
302 GASTON BOISSIER
avant d'arriver à la forme où nous la trouvons chez Virgile, a eu
à traverser un certain nombre de phases qu'il est intéressant
d'étudier. Pour bien connaître ses origines, il ne suffit pas de
remonter à la fondation de Rome, il faut aller un peu plus haut,
jusqu'aux peuples mêmes d'où Rome est sortie.
La science moderne a établi que les divers peuples qui occu-
paient le centre de l'Italie, Ombriens, Volsques, Sabins,Osqueset
Latins, parlaient des langues assez voisines les unes des autres
et que, par conséquent, ils appartenaient à la même race. C'est
ce qu'achève de prouver le peu que nous savons de leurs
croyances religieuses; avec quelques changements de noms et
d'attributs, leurs dieux étaient, au fond, les mêmes; les légendes
qu'ils racontaient sur eux se ressemblaient beaucoup et, ce qui est
une preuve encore plus manifeste de leur parenté, c'est que le
culte était organisé chez ces divers peuples à peu près de la même
façon. Ainsi l'étude que M. Bréala faite des tables Eugubines lui
a montré qu'il existait, chez les Ombriens, un collège de prêtres
tout à fait semblable à celui des Arvales1.
Cette religion commune aux peuples italiques était, dans son
principe, la même que celle des Grecs et des autres peuples
indo-européens. Ils adoraient les forces de la nature et se les
figuraient comme des êtres animés, de sexe différent, ayant
entre eux certaines relations, et placés, les uns à l'égard des
autres, dans des rapports hiérarchiques. C'était donc un natura-
lisme naïf qui était devenu peu à peu un polythéisme anthropo-
morphique.
Il y avait cependant des différences importantes entre la reli-
gion primitive des Italiens et celle des Grecs ; soit que l'imagina-
tion de l'Italien fût plus pauvre, soit qu'il répugnât par scrupule
à tous ces récits que les Grecs faisaient si volontiers sur leurs
dieux, les légendes sont chez lui rares, simples, moins variées et
moins poétiques. Comme sa dévotion est respectueuse ou timide,
qu'il se tient loin de ses dieux, qu'il n'ose pas les aborder et fixer
sur eux son regard, il ne leur donne pas des formes bien précises
') Bréal, les Tables Eugubines dans la Bibliothèque de l'Ecole des Hautes-
Études.
ESQUISSE D'UNE HISTOIRE DE LA RELIGION ROMAINE 303
et des traits tout à fait distincts. Aussi les représente-t-il par des
symboles plutôt que par des images, et il semble que l'anthropo-
morphisme soitresté chez lui indécis et confus. Ces caractères que
nous entrevoyons dans la religion des peuplades italiennes, nous
allons les retrouver avec plus de netteté dans celle des Romains
que nous connaissons mieux.
III
CARACTÈRE DE LA RELIGION ROMAINE PRIMITIVE.
On sait que Rome doit sa naissance à deux peuples italiques,
les Latins et les Sabins, qui se sont unis pour la fonder; ils lui ont
donné sa religion, comme tout le reste. C'est ce que Varron
reconnaît nettement, et il a même cherché à savoir duquel de ces
deux peuples Rome tenait chacun de ses dieux l. Les savants
modernes se sont posé la même question sans parvenir toujours
à s'accorder. Mommsen est porté à accorder plus aux Latins;
Schwegler fait la part des Sabins plus belle. Ce qui est sur, c'est
que les dieux des deux peuples étant, au fond, à peu près sem-
blables, il se fit entre eux une sorte de mélange d'où résulta la
religion romaine. Cependant quelques-uns semblent avoir refusé
de s'unir ; il y eut d'abord, dans la cité nouvelle, deux dieux de la
guerre, Mars pour les Latins, et Quirinuspour les Sabins, et deux
collèges de prêtres Saliens, ceux du Palatin (Salit palatini) et
ceux du Quirinal (Salit agonales). On est d'accord pour croire
aujourd'hui, contrairement à l'opinion ancienne, que la religion
romaine à ses débuts n'emprunta aux Etrusques que quelques
détails du culte et la pratique de l'aruspicisme. Il n'est donc pas
surprenant que, puisqu'elle est tout à fait sortie des anciens cultes
italiques, elle ait conservé les caractères que nous avons signalés
chez eux.
Elle a, comme eux, un fort petit nombre de légendes, qui ont
') Varron, De lingua latina, V, 74, et saint Augustin, De Civitate Dei,
IV, 23.
304 GASTON BOISSIER
été étudiées d'une façon fort intéressante par Schwegler. Les
dieux non plus ne paraissent pas des êtres vivants. Pour tout
nom, ils ont d'ordinaire une épitiièle qui les caractérise d'une
manière très générale : on les appelle le Divin, la Bonne, la
Céleste, Divus pater, Bona Dea, Dea Dia, etc. Quand on veut leur
donner une compagne, on se contente de mettre le nom par
lequel on les désigne, au féminin: Faumts, Fauna; Liber, Libéra.
On voit bien que ce peuple répugne à trop individualiser ses
dieux. Varron avait lu, dans les vieux livres des pontifes,
qu'après un tremblement de terre, on créait des fêtes pour apai-
ser la divinité qui venait ainsi de manifester sa colère. Mais cette
divinité, quelle était-elle ? Un Grec l'aurait vite individualisée,
lui aurait donné un nom et, au" besoin, créé pour elle quelque
merveilleuse légende. A Rome on se gardait de la désigner d'une
manière précise ; on ne cherchait pas même à connaître son nom
et son sexe ; on la priait en disant : Que tu sois dieu ou déesse,
sive dens, sive dea1. Puis on avait fait de ce sive deus sive dea un
dieu particulier qui se retrouve dans le rituel des Arvales.
Ces dieux, si vaguement entrevus, les Romains n'étaient pas
portés à les représenter d'une manière précise et matérielle.
Nous savons qu'ils sont restés cent soixante-dix ans sans avoir
aucune statue ". Ce sont là de curieux indices, qui ne se trouvent
pas chez les Grecs et qui ont fait conclure à Preller que cette reli-
gion naissante avait une tendance plus panthéiste que polythéiste3.
Le nom même par lequelles Romains désignent d'ordinaire leurs
dieux est significatif; ils les appelaient des puissances ou des
manifestations divines (numi?ia), ce qui peut faire croire qu'on
les regardait moins comme des êtres distincts que comme des
façons particulières dont la divinité se révèle à nous. Macrobe le
dit formellement '. Cette façon de concevoir les dieux fut très
favorable aux sages qui, plus tard, sous l'impulsion de la philo-
sophie, essayèrent de réformer le polythéisme romain. Ils sou-
i) Aulu-Gelle, 11, 28.
2) Varron, dans saint Augustin, De Civitate Dei, IV, 31.
3) Rœmische Mythologie, p. 54 et suiv.
*) Ostendit unius Dei effectus varios pro variis censendos esse miminibus,
Macrobe, Saturn., 1, 17.
ESQUISSE D'UNE HISTOIRE DE LA RELIGION ROMAINE 305
tinrent que, derrière cette multitude de divinités, leurs ancêtres
avaient entrevu confusément l'unité de Dieu; comme la person-
nalité des anciens dieux romains était moins ncttementmarquée,
qu'ils ne possédaient pas une physionomie distincte et accusée,
et qu'au fond, c'étaient seulement, selon l'expression de Tertul-
lien, je ne sais quelle ombre sanscorps^et sans vie, et de simples
noms imaginés d'après les choses mêmes ', ils rentrèrent plus
facilement les uns dans les autres et se laissèrent ramener sans
trop de violence à l'unité divine.
Une autre observation importante à faire sur les dieux primi-
tifs de Rome, c'est qu'en même temps qu'ils sont la personnifica-
tion des forces de la nature, ils ont aussi un aspect moral très
prononcé. Jupiter est le père du jour {Diespiter), le dieu du ciel
lumineux et serein ; mais il est aussi le représentant de l'équité.
On atteste son nom dans les serments et dans les traités; c'est à
luique s'adresse le fécial, quand il va demander justice au nom du
peuple romain; au lieu de l'appeler comme faisaient les Grecs,
le Père des hommes et des dieux, les Romains l'appellent le dieu
très bon et très grand, optimus maximus !. Yesta, personnifiant
le feu qui purifie tout, devient aussi la déesse de la pureté. Aucun
culte n'acrééautant de dieux pour protéger la maison. Hases Lares,
sesPénates, sesGénies, qu'ilnousestaujourd'hui difficile de distin-
guer entre eux et dont les attributions semblent se confondre,
mais qui ne se faisaient pas tort les uns aux autres et qui furent
tous très pieusement honorés jusqu'à la fin : on les priait encore
avec ferveur du temps de Théodose, puisqu'ilful obligé de défen-
dre sévèrement leur culte. C'est vraiment la religion de la vie
intérieure et de la famille, et un critique de nos jours à raison
de lui appliquer ce que Cicéron disait de la philosophie de
Socrate: Elle aussi « fit descendre la divinité du ciel sur la terre,
l'introduisit dans les maisons et la força de régler la vie et les
mœurs des hommes 3. »
*) Ad. nat., 11, 11 : Timbras nescio quas incorporâtes exanimalesque, et
nomina de rébus.
-) Voyez Preller, p. 218 et Zeller, Religion und Philosophie bei den Rœ-
mern, p. 6.
3) Cicéron, Tuscid.. V, 4 et Preuner, Hestia-Vesta, p. 369.
iv 20
306 . GASTON BOISSIER
Tel fut le caractère original de ces dieux. Les sentiments que
les Romains apportaient dans leur façon de les honorer, la ma-
nière dont ils pratiquaient leur culte méritent aussi d'être
remarqués. Ces sentiments] sont parfaitement indiqués et résumés
dans le nom même qui désigne la religion romaine. « Les
critiques anciens, avons-nous déjà dit ailleurs l, dérivent en
général ce nom (religto) de la même racine qui a produit les
mots diligens et diligentia; ils pensent qu'à l'origine il voulait
dire simplement exactitude et régularité. Ces qualités étaient les
principales ou même les seules qu'on exigeait alors des gens
religieux. Les Romains avaient une façon particulière de com-
prendre les rapports de l'homme avec la divinité : quand quel-
qu'un a des raisons de croire qu'un dieu est irrité contre lui, il
lui demande humblement la paix, c'est le terme consacré [pacem
deorum exposcere) et l'on suppose qu'il se conclut alors entre eux
uue sorte de traité ou de contrat qui les lie tous les deux. Il faut
que l'homme achète la protection céleste par des prières et des
offrandes; mais il serait peu convenable à un dieu, qui a bien
accueilli un sacrifice, de ne pas répondre par quelque faveur.
Platon s'élève avec force dans YEutyp/uwi, contre ces sortes de
trafics qu'on imagine entre l'homme et la divinité : ils se retrou-
vent dans tous les cultes antiques, mais nulle part avecplus d'ef-
fronterie naïve qu'à Rome. Les Romains admettent comme un
principe, que la piété donne droit à la fortune; il est en effet
naturel que les dieux préfèrent ceux qui les honorent et que,
quand on est aimé des dieux, on fasse toujours de bons profits2.
Ce n'est donc pas, comme dans le christianisme, le pauvre qui
est l'élu du Seigneur, c'est le riche. Si l'on trouve que les dieux
n'ont pas tenu toutes les conditions du contrat, on s'irrite contre
eux et on les maltraite. Quand le peuple apprit la mort de Ger-
manicus, pour lequel il avait offert tant de sacrifices inutiles, il
jeta des pierres dans les temples, renversa les autels et précipita
les statues des dieux dans les rues 3. On dispute ^quelquefois sur
J) Boissier, la Religion romaine d'Auguste aux Antonins, I, chap. IV.
2) Plante, Curculio, IV, 2, 45.
3) Suétone, Caligula, 5.
ESQUISSE D'UNE HISTOIRE DE LA RELIGION ROMAINE 307
les termes du traité et les contractants, comme d'habiles plai-
deurs, cherchent à se surprendre l. Mais, le traité une fois con-
clu, il est juste d'en respecter les termes. Il faut rendre aux dieux
ce qu'on leur a promis; c'est un grand devoir; l'opinion publi-
que le met au même rang que celui qu'on contracte envers son
père et son pays et le désigne par le même mot (pietas); mais il
ne faut pas non plus exagérer la reconnaissance. La loi a établi
la manière dont on doit s'acquitter envers les dieux, et c'est une
faute d'aller au delà de ces prescriptions. Cette faute on l'appelle
superstitio, ce qui dépasse la règle établie. Le vrai Romain a hor-
reur de la superstition autant que de l'impiété; il tient ses
comptes en règle avec les dieux, il ne veut pas être leur débi-
teur, mais il ne veut pas non plus leur donner plus qu'il ne doit.
Tandis qu'ailleurs la dévotion véritable ne calcule pas, qu'elle est
l'élan sans mesure d'une âme reconnaissante qui cherche à dé-
passer les bienfaits qu'elle a reçus, à Rome on ne tient qu'à
payer exactement sa dette. Le reste est du superflu, et il ne con-
vient pas plus d'être prodigue envers les dieux qu'envers les
hommes. »
Cette façon de considérer la religion explique que les Romains
aient été plus occupés à prescrire des pratiques qu'à imposer
des croyances et que chez eux tout se réduise au culte. Dans ce
culte lui-même la forme est tout. Tous les rites des sacrifices,
des cérémonies, sont minutieusement prescrits d'avance, et la
sainteté consiste à n'en omettre aucun s. Les formules de prières
sont longues et compliquées, pleines de mots inutiles et sura-
bondants; il faut pourtant les dire exactement comme elles sont.
Pour un seul mot changé ou passé, on recommence. Aussi celui
qui prie ne se fie-t-il pas à sa mémoire ; il a souvent deux prêtres
auprès de lui, l'un qui lui dicte la formule qu'il doit prononcer,
l'autre qui suit sur le livre, pour s'assurer qu'on n'omet rien en
la répétant 5.
J) Voyez la jolie légende de Numa et de Jupiter que racontait le vieil histo-
rien Valerius d'Anlium (Amobe, V, 1), et qu'Ovide a reproduite. Fastes, 111,339.
-) Cicéron, De natura deorum, 1, 41, Sanctitas, scientia colendorum sa-
crorum.
3) Pline, Histor. natw., XXVIII, 2.
308 GASTON BOISSIER
On est aujourd'hui tenté d'être sévère pour un culte aussi
formaliste, aussi froid, qui comprime avec tant de soin tous les
élans de l'âme ; les anciens n'étaient pas de cet avis. Au contraire
les plus sages d'entre les Grecs, Polybe, Denys d'Halicarnasse
admirent beaucoup la religion romaine et la mettent bien au-
dessus de la leur. Ils la louent précisément de ce que nous sommes
tentés de lui reprocher.il leur semble que ce réseau de pratiques
rigoureuses qu'elle impose, enlaçant la vie entière, y metplus d'or-
dre et de sérieux, que, par ses prescriptions nombreuses et com-
pliquées, elle enseigne la régularité, elle habitue à l'obéissance.
C'est aussi l'opinion des Romains, même des plus indifférents
et des plus incrédules. Us proclament que leur nation est « la
plus religieuse de toutes1, »et ils attribuent à cette qualité même
toutes leurs vertus et tous leurs succès. « Si l'on compare le
peuple romain, dit Gicéron aux autres nations de l'univers, on
verra qu'elles l'égalent et même le dépassent dans tout le reste ;
mais il vaut mieux qu'elles par le culte qu'il rend aux dieux 2. »
Et ailleurs : « C'est par la religion que nous avons vaincu le
monde 3. »
IV
ÉPOQUES PRINCIPALES DE i/hISTOIRE DE LA. RELIGION ROMAINE.
Tous les historiens latins prétendent que c'est le roi sabin
Numa qui constitua le premier la religion romaine. Le roi en
était alors le chef suprême, il en avait établi le centre dans la
demeure royale (Regia), à côté de laquelle s'élevait le temple de
Vesta, foyer public de la nation, où les vestales entretenaient
le feu sacré et gardaient les Pénates de l'Etat. Numa en régla les
cérémonies, instituant, dit Cicéron, des pratiques faciles pour
que personne ne put s'en dispenser, mais nombreuses et atta-
*) Salluste, Catilina, 12 : religiosissimi mortelles.
2) Cicéron, De nation deorum, 11, 2.
3j Cicéron, De har. resp., 9.
ESQUISSE D'UNE IIISTOIRE DE LA RELIGION ROMAINE 309
chantes, pour occuper l'homme tout entier1. Les sacrifices
sanglants n'étaient pas permis, on se contentait d'offrir aux
dieux les fruits de la terre et des gâteaux salés {fruge et inola
salsa sacrificare). Les institutions attribuées à Numa étaient si
compliquées, si formalistes, si minutieuses que les Pères de
l'Eglise les ont comparées à la loi mosaïque !. C'est aussi à
Numa qu'on attribue d'avoir inscrit, sur des registres appelés
Indigitamenta, les noms des dieux qui président à tous les mo-
ments et à tous les actes de la vie, par exemple le dieu Fabuliniis,
qui enseigne à l'enfant à parler; la déesse Educa, qui lui apprend
à manger; Potina, qui lui apprend à boire; Iterduca, qui sur-
veille ses premiers pas quand il commence à marcher, etc. 3.
Avec les Tarquins commence une ère nouvelle pour la religion
romaine. Il bâtirent sur le Capitole un temple magnifique, con-
sacré à Jupiter, à Junon et à Minerve, et y transportèrent le
centre du culte, qui avait été jusque-là à la Regia. Ils instituèrent
les ludi romani, qui se célébraient avec pompe dans le grand
cirque au mois de septembre, et introduisirent à Rome les livres
sibyllins. On reconnaît à ces innovations l'influence delà Grèce,
d'où l'on prétend que les Tarquins étaient sortis et que, dans
tous les cas, ils ont connue et imitée. Les Grecs avaient eu, de
tout temps, des rapports avec les peuples italiens qui étaient du
même sang qu'eux. La science a prouvé que c'est de l'alphabet
éolo-dorien que l'alphabet latin a été tiré, et, comme il est établi
que l'écriture est très ancienne à Rome, ou en peut conclure que
Rome a été en relation de très bonne heure avec les marchands
de Cumes et de Rhegïum. Ils lui apportaient, avec leurs marchan-
dises, la connaissance des légendes et des fables qu'on racontait
sur leurs dieux et qui avaient inspiré leurs plus grands poètes.
Ces légendes s'insinuèrent vite chez les peuples italiques, et,
comme les dieux nationaux n'avaient pas d'histoire, on leur en
l) Cicéron, De rep., II, 14.
2j Tertullien, De prsescientia, I, 45.
3) A propos de ces petits dieux des Indigitamenta, dont les Pères de
l'Eglise se sont beaucoup moqués et qui n'en sont pas moins une des créations
les plus originales de la religion romaine, on peut voir Bouché-Leclercq, les
Pontifes.
310 GASTON BOISSIER
créa une avec les récits des Grecs. C'est à la suite de ces commu-
nications populaires que se fit la première fusion des dieux grecs
et romains. Les plus grands dieux de Rome, Jupiter, Junon,
Mars, Minerve, etc., furent identifiés aux divinités grecques qui
paraissaient offrir avec eux quelque ressemblance. Quelques-uns,
comme Janus, ne trouvèrent pas de similaire et gardèrent leur
aspect antique et un peu sauvage; mais ce fut le très petit
nombre. Ce mélange était depuis longtemps accompli quand
commença la littérature romaine. Dans l'épopée d'Ennius, dans
les fragments du théâtre tragique et comique de Rome, on ne
distingue plus les divinités des deux peuples, et, pour n'en citer
qu'un exemple, Plaute, dans son Amphitryon, n'hésite pas à
attribuer à Jupiter et à Mercure les exploits de Zeus et d'Hermès.
A la vérité, les fables nouvelles ne furent pas acceptées parla
religion officielle : les registres des pontifes continuèrent à les
ignorer. Mais elles se répandirent déplus en plus dans le peuple.
Les dieux, sans doute, gardaient leurs anciens nomsetonles priait
toujours comme autrefois, en sorte que, pour l'apparence, rien
ne semblait "changé; en réalité, ils n'étaient plus les mêmes, et
la mythologie grecque, en les pénétrant, les avait renouvelés.
Ces innovations s'attaquèrent bientôt à la religion officielle
elle-même et lui portèrent un coup fatal. Les religions antiques,
étant toutes locales et nationales, répugnaient, par leur principe
même, au prosélytisme et à la tolérance. Il est clair qu'un Etat
ne devait pas se soucier d'imposer aux étrangers ses croyances,
ce qui aurait été les admettre en même temps au rang de ses
citoyens; mais il ne pouvait pas non plus permettre aux étran-
gers de propager leurs croyances chez lui; car un citoyen
qui renonçait à ses dieux pour en prendre d'autres, renon-
çait en même temps à sa patrie. Aussi toutes les républi-
ques anciennes avaient-elles interdit, sous des peines sévères,
.l'introduction des cultes du dehors. Il y avait à Rome une loi,
mentionnée par les Pères de l'Eglise, « qui défendait de consa-
crer aucun dieu qui n'eût été accepté par le Sénat \ » Le texte
') Tertullien, Apol.% 5.
ESQUISSE D'UNE HISTOIRE DU LA RELIGION ROMAINE 311
précis do cotte loi no s'ost pas conservé; mais Tite-Live y fait
allusion ', Sorvius la cite 2, et Cicéron en fait un règlement for-
mel dans son traité Des lois 3. On comprend que le Sénat, qui
répugnait aux innovations, n'ait pas eu beaucoup d'empressement
à autoriser les cultes nouveaux. Il était pourtant bien forcé de le
faire quelquefois. Quand les Romains assiégeaient une ville,
pour la priver de son plus ferme secours, ils essayaient de
gagner ses dieux et de les attirer de leur côté par leurs pro-
messes. C'est ce qu'on appelait evocatio \ Ces dieux complaisants
prenaient place parmi les divinités de l'Etat. Lorsqu'un peuple
vaincu reconnaissait la souveraineté de Rome, par la [formule
de la deditio, il se livrait à elle «avec toutes les choses divines et
humaines qu'il possédait. » Rome héritait donc de ses dieux
comme de ses terres, et ils devenaient romains. Tantôt ces dieux
recevaient un culte public, tantôt ils étaient confiés à quelque
famille qui les honorait parmi ses divinités domestiques. Mais ce
fut surtout par l'intervention des livres sibyllins que les cultes
étrangers pénétrèrent officiellement à Rome. Ces livres, venus
de Cumes, passaient pour avoir été inspirés par Apollon, le dieu
grec par excellence, si bien que Tite-Live appelle les magistrats
chargés de les garder : antistiles apollinaris sacri 5. A chaque
danger public on allait les consulter, et ils ne manquaient pas
de répondre en conseillant de faire quelque emprunt aux reli-
gions de la Grèce. C'est par eux que se répandit le culte d'Apol-
lon, celui d'Esculape, ceux de Déméter, de Dionysos et de Cora,
qu'on confondit avec Cérès, Liber et Libéra, etc.
Ils firent même pénétrer à Rome, après les dieux grecs, une
divinité orientale. Pendant les désastres de la seconde guerre
punique, ils ordonnèrent aux Romains d'aller chercher, à Pessi-
nonte, l'image de la Magna Mater Idœa, et d'établir son culte à
Rome. C'étaitune simple pierre noire, probablement unaérolithe.
») IV, 46.
2) In JEn., VIII, 187.
3) II, 8.
4) La formule curieuse de Yevocatio nous a été conservée par Macrobe,
Saturn., III, 9.
*) Tite-Live, X, 8.
312 GASTON BOISSIER
Son culte était confié à des Galli, prêtres mutilés, qui, à certains
jours, parcouraient Rome en chantant et en quêtant. Mais cette
introduction officielle des dieux étrangers, qui était toujours un
peu timide et réservée, ne suffisait pas à la dévotion populaire.
Il est arrivé partout au polythéisme, malgré la fécondité de ses
inventions, de se sentir toujours incomplet. Pour avoir voulu
trop morceler la divinité, il n'avait pu l'embrasser dans son en-
semble, et, au delà de ses mille dieux, il se trouvait toujours
quelque côté de dieu qu'il avait oublié; aussi ses fidèles éprou-
vaient-ils sans cesse le besoin de divinités nouvelles.
C'est ce qui arriva surtout à Rome où les dieux officiels avaient
des attributions très précises, très bornées, et ne pouvaient
suffire à tout. A chaque malheur public, quand les dieux natio-
naux semblaient impuissants à sauver le pays, on allait chercher
des divinités étrangères, on les installait dans les chapelles pri-
vées, ou même on leur élevait des autels sur les places, on les
invoquait avec les rites et les cérémonies qui leur étaient pro-
pres, on lisait avidement les prophéties qu'elles avaient inspirées
à leurs prêtres, jusqu'à ce que l'autorité publique, se sentant ou-
vertement bravée, se révoltât et donnât l'ordre aux édiles ou
aux consuls de faire cesser ce scandale. Mais, comme c'est l'or-
dinaire, les dieux ne perdaient guère à être persécutés. Après
s'être tenus cachés quelque temps, ils osaient reparaître et las-
saient enfin, par leur persistance, l'opposition du pouvoir. C'est
ce qui est arrivé plusieurs fois à Rome *. Une seule fois, à propos
des Bacchanales, la répression fut terrible et efficace. Il s'agissait
d'une association secrète, où, dans des fêtes orgiastiques célé-
brées la nuit, se commettaient des débauches honteuses et se
tramaient toutes sortes de complots. Plus de sept mille per-
sonnes, hommes et femmes, se trouvèrent compromises dans les
poursuites, et Tite-Live nous dit que la plus grande partie fut
mise à mort 2. C'est à cette occasion que fut rédigé le fameux
sénatus-consultc des Bacchanales, dont nous avons conservé
une copie.
') Voyez Tite-Live, IV, 30 et XXV, 1 .
*j Tite-Live, XXXIX, 8 et suiv.
ESQUISSE D'UNE HISTOIRE DE LA RELIGION ROMAINE 313
En même temps que les cultes étrangers, pénétrait à Rome la
philosophie grecque, qui, en général, n'était pas favorable aux
religions populaires : c'était une autre cause de décadence pour
la religion de l'Etat. Non seulement la philosophie était bien
accueillie dans les familles aristocratiques qui envoyaient les
jeunes gens l'étudier à Athènes, et qui aimaient à donner l'hos-
pitalité chez elles à quelque sage en renom, mais, par le théâtre,
elle arrivait jusqu'aux oreilles du peuple. Ménandre et Euripide,
que les poètes latins copiaient, sont pleins de philosophie, et le
dernier se permet souvent de parler très librement des croyances
religieuses. Les poètes latins traduisaient ses impiétés comme
tout le reste, et, dans une de ses pièces, Ennius introduisit un
personnage qui , aux grands applaudissements dupeuple,dit Cicé-
ron *, niait la Providence. Il alla même plus loin et traduisit le
célèbre roman d'Evhémère, qui prétendait prouver que tous les
dieux avaient commencé par être des hommes, et même quel-
quefois des hommes très méchants, qu'on avait divinisés parce
qu'on avait peur d'eux.
Ce n'est pas se tromper que d'attribuer en grande partie à
l'influence de la philosophie grecque, surtout de celle d'Epicure,
les progrès que fit à Rome le scepticisme religieux pendant le
vne siècle. Il était arrivé à son apogée vers la fin de la
république. C'est l'époque où parut le poème de Lucrèce, où
Cicéron publia son traité De natura deorum, dans lequel il
semble très hésitant sur l'existence de Dieu et sur la Providence,
et son De divinatione , où il se moque de l'art des augures qui
était un des fondements de la religion romaine. On s'aperçoit en
même temps que la pratique du culte officiel, qu'on avait en-
tourée de tant de respect, souffrait beaucoup de l'incrédulité
générale. Les cérémonies ne s'accomplissaient plus avec la
même régularité; le droit pontifical s'altérait, des sacerdoces
importants n'étaient plus occupés, les temples tombaient en
ruines, l'indifférence régnait partout, et Varron déclarait, en tête
de ses Antiquités divines, qu'il craignait que la religion romaine
l) De divinatione, II, 50.
314 GASTON BOÏSSIER
ne pérît bientôt, « non par l'attaque de quelque ennemi, mais
par la négligence des fidèles '. »
Avec l'empire tout change, et il se produit dans le monde
romain, dès le début du règne d'Auguste, un mouvement en
sens inverse qui le ramène du scepticisme à la dévotion, et qui,
jusqu'à la fin de l'empire, ne doit plus s'arrêter. Auguste, qui
voulait appuyer son pouvoir sur la religion nationale, se fit
nommer ponlifex maximus, ce qui l'en rendit le chef. Il essaya
de rendre tout leur éclat aux cérémonies antiques ; il releva les
temples, en bâtit de nouveaux, et se fit aider dans son œuvre par
les plus grands génies de son temps, qui célèbrent tous, comme
par une entente, les dieux et les légendes de l'ancienne Rome,
le respect des vertus et des croyances du passé. Ce retour aux
sentiments religieux, accepté assez froidement par les contem-
porains d'Auguste, encore pleins de l'incrédulité du siècle pré-
cédent, devient plus marqué sous le règne des Antonins et dans
les temps qui suivirent. Les hautes classes de la société conti-
nuent à tirer principalement leurs croyances de la philosophie,
mais la philosophie se fait de plus en plus religieuse. L'école
épicurienne, qui dominait dans les dernières années de la
république, n'a presque plus d'adeptes sous l'empire. Le stoïcisme,
qui avait eu d'abord à Rome ce caractère particulier d'être
l'ennemi des religions populaires, s'unit au contraire avec elles.
Il admet la divination et la pratique; il autorise les légendes,
même les plus singulières, en les interprétant. Sénèque est le
dernier philosophe qui appartienne à l'ancienne école ; dans les
œuvres d'Epictète et de Marc-Aurèle, le stoïcisme est devenu
mystique et dévot. Apulée, qui aime à s'appeler un philosophe
platonicien, est aussi une sorte de prêtre ou d'hiérophante, qui
offre à tous les dieux des sacrifices, qui se fait initier à tous les
mystères, et qu'on accuse d'être un magicien.
En même temps les religions orientales continuaient à se
répandre à Rome et y prenaient tous les jours plus d'importance.
C'étaient pour ne citer que les principales, les cultes égyptiens,
l) Saint Augustin, Decivitate Dei, VI, 2.
ESQUISSE D'UNE niSTOIRE DE LA RELIGION ROMAINE 315
surtout celui d'Isis et do Sérapis ', le culte de la Mère des dieux,
qui se rajeunit avec le sacrifice sanglant des tauroboles J, et
celui de Mithra 3. La différence qu'on remarque entre la répu-
blique et l'empire, à propos des cultes étrangers, c'est, qu'à
partir surtout des Antonins, les empereurs ne s'opposent plus
à leur introduction et qu'ils paraissent même quelquefois les pro-
téger. A la vérité, la vieille religion officielle continue à exister
sans trop de mélange. Elle accomplit jusqu'à la fin ses anciennes
cérémonies, et nous savons que des corporations dont on faisait
remonter l'origine à l'époque de Romulus et de Numa, celle des
Luperci, ne fut définitivement abolie qu'en 494, par le pape
Gélase. Mais, tout en se tenant en dehors des religions étran-
gères, elle ne les regarde plus comme des ennemies. Non seule-
ment elle les laisse vivre à côté d'elle, sans les inquiéter, mais,
au besoin, elle s'aide de leur secours, et l'on peut dire que,
pendant la dernière lutte que le paganisme soutint contre le
christianisme triomphant, tous ces cultes se sont unis pour
résister à l'ennemi commun et qu'ils ont été vaincus ensemble 4.
ORGANISATION DU CULTE A ROME.
Les pratiques ont pris une telle importance dans la religion
romaine qu'on la connaîtrait imparfaitement si l'on ignorait de
quelle façon le culte était organisé à Rome. J'ai déjà dit que Mar-
quardt avait traité cette question avec beaucoup de clarté et de
compétence dans le sixième volume de son Manuel des antiquités
romaines (2e édition). Je vais me contenter de résumer son tra-
vail en quelques mots, renvoyant pour les détails à l'ouvrage
lui-même.
vi Voyez, pour les cultes égyptiens, Preller, Rœmische Mythologie, p. 723.
2) Voyez pour les tauroboles, Boissier, Religion romaine, livre II, chap. 2.
3) Voyez les travaux de Layard sur le culte de Mithra et Preller. p. 754.
4) Sur la destruction de la religion romaine et ses dernières luttes, on peut
consulter Beugnot, Histoire de la destruction du paganisme en Occident,
Paris, 1835, et Lasaulx, Der Untergang des Hellenismus, Munich, 1854.
316 GASTON BOISSIER
Le culte se divisait en culte privé [sacra privata) et culte pu-
blic {sacra publica). Les sacra privata étaient ceux qui s'accom-
plissaient pour l'individu, pour la famille, pour la gens '. L'in-
dividu prie pour lui-même, il s'adresse directement à la divinité
et n'a besoin de l'intermédiaire d'un prêtre que pour connaître
les rites et les formules. Le chef de la maison prie pour toute la
famille -. Ces sacrifices s'accomplissent dans des chapelles par-
ticulières, à des époques déterminées. C'est un crime que de les
négliger, et la loi militaire, malgré sa rigueur,[permet au soldat
de ne pas se trouver sous les drapeaux au jour fixé, s'il doit as-
sister ce jour-là à un sacrifice de famille qui ne peut se faire sans
lui 3. Ces sacrifices ne doivent jamais cesser 4, et quand le bien
domestique passe en d'autresmains, c'est une charge qui incombe
à l'héritier de ne pas souffrir qu'ils soient interrompus. De là
l'expression hœreditas sine sacris, pour dire qu'une bonne fortune
vous arrive sans aucun mélange d'inconvénients B.
Les sacra publica sont de deux sortes: il y a d'abord ceux que
célèbre le peuple tout entier et qu'on appelle sacra popidaria.
Us ont lieu d'ordinaire en plein air, afin que tous les citoyens
puissent y participer G. Tels sont les compitalia ou fêtes des car-
refours, les palilia, sortes de lustration ou de purification, qui
avaient lieu tous les ans le 21 avril, en l'honneur de la fondation
de Rome, etc. On peut rattacher aux sacra popidaria les jeux pu-
blics qui, à Rome, comme dans la Grèce, avaient un caractère
religieux. Mais il y avait des cérémonies qui se célébraient
dans des lieux fermés et auxquelles le peuple ne pouvait pas
assister. Marquardtfaitremarquerqu'ilfaut faire une grande diffé-
rence entre le temple et l'église des chrétiens. L'église est un
lieu d'assemblée (ixxXYjafo), où se réunissent tous les fidèles d'une
*) Festus, 245 : Sacra privata, quse pro singulis hominibus, familiis, gen-
tlbus fiunt.
-) Caton, De re rustica, 143 : Scito dominum pro Iota familia rem divinam
fctCQVQ
3) Aulu-Gelle, XVI, 4.
4) Cicéron, Delegibus, II, 9 : Sacra privata perpétua manento.
s) Festus, 290.
6) Festus, 253 : Popidaria sacra sunt, ut ait Labeo, qnœ omnes cives
faciunt.
ESQUISSE D'UNE niSTOlRE DE LA RELIGION ROMAINE 317
communion ; le temple est la demeure d'un Dieu, où tout lemonde
n'est pas admis. Quand la cité veut adresser une requête à ce
Dieu, elle ne peut pas la présenter elle-même et délègue quelques
citoyens qui parlent pour elle. C'est la seconde catégorie des
sacra pub lie a qui s'accomplit au moyen de délégués, ou prêtres,
représentant tous les citoyens: on l'appelle sacra pro populo.
Les sacerdotes publiai, chargés des sacra pro populo, formaient,
en général, des associations ou collèges, qui n'avaient pas tous
la même importance. Sous la république, il y en avait quatre qui
étaient placés au-dessus des autres, et qu'on appelait quatuor
amplissima collcgia '. Ce sont: 1° les Pontifes; 2° les Septemviri
epulones ; 3° les Quindecimviri sacris faciundis; 4° les Augures.
1° Les Pontifes avaient été ainsi nommés, selon Varron, du
pont Sublicius qu'ils avaient été chargés de construire et qu'ils
réparaient s. Dans les monuments et sur les monnaies, ils ont
pour insigne, et pour ainsi dire, pour armoiries, le simpulum,
sorte de petit vase qui leur servait à faire des libations. Le collège
s'était d'abord composé de quatre prêtres, puis de huit; à l'épo-
que de Cicéron, il y avait quinze pontifes, eteenombre n'ajamais
été dépassé. Le chef du collège s'appelait Pontifex maximus.
L'importance des pontifes a toujours été en grandissant à
Rome. Ils étaient chargés de certains sacrifices; on s'est même
demandé si, dans le principe, les pontifes n'avaient pas été les
prêtres d'une divinité particulière avant de devenir les surveil-
lants de tout le culte, et l'on a supposé qu'ils étaient d'abord
attachés spécialement à Vesta. Quand Aurélien créa les pontifices
solis, les anciens pontifes s'appelèrent quelquefois pontifices
Vestœ: on peut supposer que c'était un ancien nom qu'ils repre-
naient. Ils avaient, de plus, des fonctions spéciales; ils gardaient
les livres sacrés (registres des indujitamenta, commentarii ponti-
ficum, libri rituales, etc.) ; ils faisaient rédiger tous les ans lerécit
sommaire des événements publics et l'affichaient à la porte du
Pontifex maximus: c'est ce qu'on appelait Annales maximi, d'où
sortit peu à peu l'histoire romaine. Ils étaient aussi préposés à
*) Ce titre se trouve rapporté dans le Monument d 'Ancyre, table 2, ligne 16.
*) Yarron, De lingua latina, V, 83.
318 GASTON BOISSIEU
la rédaction et à la garde du calendrier, qui contenait toutes les
fêtes de l'année, et la distinction des jours, fasti, ?iefasti, inter-
cm;mais, ce qui donna surtout un grand pouvoir aux pontifes,
c'est qu'ils avaient une sorte de droit de surveillance et d'inspec-
tion sur toutes les choses religieuses; or, comme à Rome, la
religion se mêlait à tout, et qu'il n'y avait pas un acte de la vie
civile ou politique qu'elle ne réglât et ne consacrât de quelque
façon, il arriva que tout fut soumis à l'autorité des pontifes. Ils
décidaient les questions qui concernaient les mariages, les adop-
tions, les sépultures, les héritages; ils disposaient des actions de
la loi ; par la confection du calendrier, ils réglaient le cours de
la justice; ils étaient donc, comme dit Fcstus, les juges et les
arbitres de toutes les choses divines et humaines1. Plus tard, la
justice se sécularisa et les pontifes perdirent en partie l'autorité
qu'ils avaient sur elle, mais ils 'gardèrent toujours celle qu'ils
exerçaient sur les sacra privata et publica*, et ils furent jusqu'à
la fin les chefs et les surveillants de la religion nationale.
C'est ce qui explique qu'Auguste ait attaché tant d'importance
à devenir Pontifex maximus; il fut nommé à la mort de Lepidus,
en 742 (11 ans av. J.-C). Dès lors cette dignité devient insé-
parable du pouvoir impérial. Il est aisé de voir ce qu'elle pouvait
donner au prince d'influence morale et de puissance réelle. Aussi
Constantin, même après être devenu chrétien, n'y renonça pas.
Ses successeurs la conservèrent jusqu'à Gratien, qui fut le
premier à la refuser, [probablement d'après les conseils de saint
Ambroise.
Il y avait, au-dessous des pontifes, certains sacerdoces qui
étaient soumis directement à leur autorité. C'était d'abord le Rex
sacronim ou Rex sacrificulus , qui fut créé au moment où l'on
abolit la royauté, pour remplir certaines fonctions qui ne pou-
vaient être accomplies que par le roi. Tite-Live dit qu'on fit
exprès de ne lui donner aucun pouvoir réel, de peur qu'il ne créât
1) Festus, 185 : Pontifex maximus... judex atque arbiter habetur rerum
divinarum humanarumque.
2) Cicéron, De horresp.,7 : Pontifices, quorum auctoritati majores nostrr
sacra religionesque et publicas et privatas commendarunt .
ESQUISSE d'une niSTOIRE DE LA. RELIGION ROMAINE 319
quelque danger à la liberté politique. C'étaient ensuite les Fla-
mmes, qui paraissent avoir été d'abord au premier rang- de la
hiérarchie sacerdotale. Il y en avait trois importants: le flamine
de Jupiter, celui de Mars et celui de Quirinus (F lame n Dialis.
Martialis, Quirinalis), et onze autres qu'on appelait Flamine s
minores. Les Vestales, enfin, étaient tout à fait sous la main des
Pontifex maximus. On sait que ce collège était, composé de six
prêtresses qui entraient en fonctions à l'âge de dix ans au plus
tard et devaient servir pendant trente ans. Elles faisaient vœu de
chasteté pour tout le temps de leur ministère ; à quarante ans,
elles étaient exaugrure'es et rentraient dans le monde, où elles
pouvaient se marier. Leurs fonctions consistaient à entretenir le
feu sacré dans le temple de Yesta, à allerpuiserà certaines sources
l'eau pour les sacrifices et à confectionner les gâteaux qu'on
offrait aux dieux.
2° Le second des grands collèges était celui des VII viri epu-
lones. Il avait été formé d'un démembrement du pontificat. Les
pontifes, qui étaient fort chargés d'occupations, ayant eu peine à
accomplir les cérémonies nombreuses et compliquées qui accom-
pagnaient le banquet solennel qu'on offrait à Jupiter, dans le
temple du Capitole (epulumJovis), on nomma des prêtres particu-
liers pour les remplacer. Des quatre grands collèges, c'est celui
qui a toujours eu le moins d'importance.
3° Il n'en était pas ainsi des XV viri sac ris faciundis. Ce col-
lège qui se composait d'abord de deux prêtres, puis de dix, et
qui atteignit le nombre de quinze, comme celui des pontifes,
vraisemblablement à l'époque de Sylla, avait été créé pour gar-
der les livres sibyllins. Tarquin avait placé ces livres dans le
temple de Jupiter, au Capitole, et ils y furent brûlés, avec le
temple, sous Sylla. On en alla chercher d'autres dans les villes
de l'Italie et de la Grèce, où les oracles de ce genre abondaient.
Ce nouveau recueil fut placé par Auguste dans le temple qu'il
venait d'élever à Apollon, au Palatin l. Les quindécemvirs
étaient chargés par le Sénat d'aller les consulter, pendant les
') Voyez l'ouvrage d'Alexandre intitulé Oracida sibyllina.
320 GASTON BOISSIER
malheurs publics, mais ils ne pouvaient le faire sans en avoir
reçu l'ordre. Non seulement ils copiaient l'oracle qu'ils trouvaient
dans le livre sacré, mais ils avaient la mission de l'interpréter.
Ce qui fit l'importance de ce sacerdoce, c'est que presque tous les
cultes étrangers qui entrèrent officiellement à Rome ayant été
introduits par l'intermédiaire de livres sibyllins, lesquindécemvirs
se trouvaient naturellement être les surveillants et les chefs de
ces cultes. Il furent donc, pour les sacra peregrina, ce qu'étaient
les pontifes pour la religion nationale *.
4° Pour comprendre le caractère qu'eut à Rome le collège des
Augures, il ne faut pas oublier que l'art augurai ne prétendait
pas tout à fait prédire l'avenir, mais reconnaître par certains
signes, si les dieux étaient favorables ou contraires à l'entreprise
qu'on préparait. L'art d'interpréter ces signes formait une sorte
de science dont les Augures prétendaient être en possession, et
dont les principes étaient renfermés dans les libri augurâtes. On
cherchait à deviner la volonté des dieux de différentes manières,
surtout en étudiant la direction du vol des oiseaux [auguria ex
avibus), ou la façon dont mangeaient les poulets sacrés dans
leurs cages [auguria ex tripudio). Les Augures publici populi
romani formaient un collège puissant qui fut toujours fort honoré.
Il faut se garder de les confondre avec les aruspices, qui étaient
des devins toscans, placés en dehors de la religion officielle, et
qu'on affectait de mépriser, quoiqu'on s'en servît souvent. C'est
des aruspices que Caton disait « qu'ils ne pouvaient pas se regarder
sans rire ; » il respectait trop la religion de son pays pour le
dire des Augures 2.
Ces quatre grands collèges sacerdotaux s'accrurent d'un
cinquième, sous l'empire, auquel on donna les mêmes privilèges
qu'aux autres, mais qui, étant venu plus tard, est moins connu
qu'eux. Auguste ayant été mis, après sa mort, au rang des dieux,
*) Une inscription trouvée à Cumes contient une lettre des quindécemvirs
aux magistrats de la ville, pour confirmer le choix qu'ils avaient faitd'un prêtie
de la mère des dieux. Mommsen, Inscript, regni Neapol., 2558.
2) Consultez sur ces points La Divination italique, par Bouché-Leclercq,
dans la Revue de l'histoire des religions (1880), T. 1. p. 18 et 195. Cf. du même
La Divination chez les Etrusques, ibid. (1881), T. III, p. 323. (Héd.)
ESQUISSE D'UNE HISTOIRE DE LA RELIGION ROMAINE 321
par un décret du Sénat, on créa, en son honneur, le collège des
Sociales Awjustales, qui se composait des princes de la famille
impériale et des premiers de l'Etat. Nous savons que l'exemple
donné par le Sénat de Rome fut suivi dans tout l'empire et que
le culte des empereurs déifiés, ou Divi, organisé au chef-lieu des
provinces et dans les moindres villes, y devint bientôt le plus
important de tous 1.
Pour être complet, il faut mentionner, à côté de ces grands
collèges, d'autres corporations qui , quoique placées officiel-
lement à un rang moins élevé , étaient importantes encore ,
et dont le nom revient souvent chez les historiens latins : les
Feliales chargés d'accomplir toutes les cérémonies minutieuses
qui accompagnaient les déclarations de guerre ou les traités de
paix; les Salii, prêtres de Mars, qui parcouraient la ville, en
chantant et en dansant, dans un costume demi-sacerdotal et
demi-guerrier, et qui frappaient de leur épée un bouclier échan-
cré qu'on appelait ancile et qu'on prétendait être tombé du ciel;
les Luperci, prêtres de Faunus, qui, couverts d'une peau de bouc
et portant à la main des lanières de cuir, touchaient ceux qu'ils
rencontraient, pour les purifier; enfin les Fratres arvales, qui
priaient pour la fertilité des champs. Cette dernière corporation
a cet intérêt pour nous qu'on a retrouvé, près de son temple, les
procès-verbaux de ses cérémonies, gravés sur la pierre. Ces
inscriptions, qui sont nombreuses et qui vont du règne d'Auguste
à celui de Gordien, nous font merveilleusement connaître le
rituel de la religion romaine 8.
Dans ces divers collèges, les prêtres furent d'abord nommés
par le collège même, les survivants élisant un nouveau mem-
bre à la place du confrère mort : c'est ce qu'on appelait coop-
tatio. Dans cette première période tous les sacerdoces apparte-
naient aux patriciens; mais, en l'an 453 de Rome (300 avant
J.-C), la loi Ogulnia régla que le nombre des prêtres serait
') Voyez pour l'apothéose des empereurs et l'organisation de leur culte,
Boissier, Religion rcma.ne, livre Ier, chap. u.
2) Voyez l'édition nouvelle qui a été donnée par M. Ilenzen, des tables des
Arvales, Acta fratrum Arvaiium, Berlin, 1874.
iv 21
322 GASTON BOISSIER
augmenté dans chaque corporation importante, et que les nou-
veaux élus seraient nécessairement des plébéiens. A l'époque
de Cicéron, le nombre des plébéiens dépassait celui des patri-
ciens dans les principaux collèges sacerdotaux. Quelques corpo-
rations, comme]celles des Arvales, qui n'avaient pas d'importance
politique, étaient seules restées aupouvoir des patriciens. En 651
(102 av. J.-C), la loi Domitia ordonna que désormais les prêtres
des grands collèges, même le Pontifcx maximus, seraient nom-
més par le peuple. À chaque vacance, les collèges présentaient
un certain nombre de candidats, entre lesquels les comices choi-
sissaient. Quel que fût l'élu populaire, les collèges étaient obligés
de le coopter. Sous l'Empire, c'était le sénat qui faisait la liste
des candidats, et l'empereur qui choisissait.
Cette innovation eut des inconvénients sans doute ; la nomi-
nation des prêtres étant abandonnée aux caprices de la foule et
aux compétitions des partis, les élus se soucièrent peu de con-
server les anciennes traditions. On vit arriver au souverain
pontificat un homme comme César, qui niait en plein sénat
l'immortalité de l'âme, et nommer augure Cicéron , qui ne
croyait pas à la divination. Il est évident que ces hommes poli-
tiques, indifférents ou ennemis, ne pouvaient pas être une
protection pour la religion romaine, comme l'aurait été un clergé
se recrutant lui-même et fermé aux influences du dehors. D'un
autre côté, les Romains attribuaient à ce mode de nomination
des prêtres et au soin qu'on avait de les choisir parmi les hommes
d'Etat, de très grands avantages. « Nos aïeux, dit Cicéron, n'ont
jamais été plus sages, ni mieux inspirés des dieux que lorsqu'ils
ont décidé que les mêmes personnes présideraient à la religion
et gouverneraient la république. C'est par ce moyen que magis-
trats et pontifes s'entendent ensemble pour le salut de l'Etat l. »
Il est certain que ces généraux, ces politiques, ces hommes
d'affaires qui continuaient à être mêlés au monde en devenant
pontifes ou augures, qui siégeaient dans le sénat en même temps
que dans leurs collèges sacerdotaux, remplissaient ces deux
') Cicéron, Pro domo sua, 1.
ESQUISSE D'UNE HISTOIRE DE LA RELIGION ROMAINE 32-1
fonctions avec lo même esprit. Ils apportaient aux choses reli-
gieuses ce sens pratique, ce patriotisme sincère, ce respect de la
règle, ce dévouement au pays qui les distinguait dans tout le
reste. C'est grâce à eux qu'aucun conflit ne s'est jamais élevé
entre la religion et l'Etat, que le gouvernement, malgré ces
démonstrations de piété dont il est prodigue, n'est pas devenu
une théocratie, que la religion n'a jamais été pour Rome un
obstacle et un embarras mais une force, et qu'enfin Cicéron a pu
dire avec raison « qu'elle lui avait servi à vaincre le monde. »
Gaston Boissier.
BULLETIN CRITIQUE
DE LA
RELIGION GRECQUE
Notre premier bulletin avait pour objet la mythologie des
Grecs ; celui-ci touchera surtout àleur religion*. Religion etmytho-
logie, on n'attend pas sans doute que nous nous arrêtions à
expliquer ici pourquoi ces deux mots ne sont point synonymes,
et comment les Grecs, en dépit des scandales ou des absurdités
de leurs mythes divins, ont cependant connu le sentiment reli-
gieux, et ce qu'il a de plus noble. Assez de critiques ont travaillé
à établir cette dernière vérité 2, pour qu'il soit superflu d'y insis-
ter après eux. La preuve en est faite aujourd'hui, et ceux-là seuls
pourraient y contredire, qui, avec un dédain absolu des faits,
s'obstinent à prétendre qu'entre le christianisme naissant et le
passé d'où il est né, il n'y avait rien de commun.
') Une revue rélrospective des travaux relatifs à ce sujet nous aurait entraîné
beaucoup trop loin. Nous nous bornerons donc à parler ici des principaux
ouvrages qui ont paru sur ce domaine, depuis le commencement de l'année
1880.
2) Outre les belles pages de Max Mùller dans ses Nouvelles leçons sur la
science du langage (t. II, p. 147 et suiv. de la traduction de MM. Georges
Perret et Harris), il faut citer surtout le livre de M. Jules Girard sur le Senti-
timent religieux en Grèce, livre dont il a paru, en 1879, une seconde édition,
et les tomes I et II du Christianisme et ses origines par M. E. Havet, les-
quels ont pour titre : l'Hellénisme. Ces deux ouvrages de maîtres éminents,
quoique conçus à des points de vue différents, ont cependant un objet commun,
qui est l'histoire de la religion en Grèce.
BULLETIN DE LA RELIGION GRECQUE 325
I.
L'idée d'une providence divine, avant de devenir un dogme
chrétien, a été une croyance de l'hellénisme. Mais, si cette
croyance a été souvent exprimée dans la poésie grecque, depuis
Homère jusqu'à Pindare, Socrate fut le premier à la formuler
nettement et à la démontrer rationnellement. Cette première
démonstration de la Providence est un des principaux objets
d'une étude récemment publiée par M. Gustave d'Eichthal sous
le titre de : Théologie et doctrine religieuse de Soc?'ate \ L'auteur
est convaincu d'avoir fait œuvre utile ; « car, nous dit-il, c'est
sous le rapport de son enseignement religieux que Socrate a été
le moins bien apprécié, le moins bien compris; » et, citant le
mot de Grote que « Socrate fut un missionnaire religieux faisant
œuvre de philosophe, » il ajoute que ce mot a besoin d'être
expliqué et mis en lumière. Il nous semble cependant qu'avant
M. d'Eichthal plusieurs critiques s'étaient préoccupés de la ques-
tion, que M. Fouillée en particulier, pour ne citer que lui, avait
dit là- dessus tout le nécessaire, qu'il avait si peu négligé le sujet
que le second volume de son ouvrage renferme tout un livre,
très développé, sur les doctrines théologiques de Socrate, et un
autre livre, presque aussi développé, sur la religion de Socrate*.
Peut-être donc M. d'Eichthal s'est-il fait quelque illusion tou-
chant la nouveauté du travail qu'il a entrepris. Peut-être aussi
es lecteurs ne seront-ils pas aussi frappés qu'il paraît être lui-
même des ressemblances que notre époque peut présenter avec
celle de Socrate 3, et se demanderont-ils comment il entend que les
enseignements du vieux Silène peuvent [servir à résoudre les
plus graves problèmes du temps présent. Ces réserves faites,
') Extrait de 1' 'Annuaire de V Association pour l'encouragement des études
grecques en France, année 1880, p. 225-320 (Paris, Maisonneuve).
2) La Philosophie de Socrate, t. II, livre V, pag. 79-171 ; liv. VII, pag.
239-319.
3) Cette préoccupation se marque dans le sous-titre de la brochure : Socrate
et notre temps.
326 P- DECHARME
il faut convenir que nous avons affaire à un travail conscien-
cieux, personnel, qui mérite, à ce titre, que nous nous y arrêtions
quelques instants.
M. d'Eichthal établit d'abord, après beaucoup d'autres, que
Socrate, malgré les concessions qu'il fut obligé de faire à l'esprit
de son temps et aux habitudes de ses contemporains, a cru à
l'existence d'un Dieu unique. Mais comment peut-il soutenir que
Socrate ne s'est élevé à cette haute notion que grâce aux travaux
cosmologiques de ses devanciers ' ? C'est une chose générale-
ment connue pourtant que Socrate bannissait toute spéculation
sur la nature et sur l'origine de l'univers, qu'il ne considérait
l'astronomie que comme utile à indiquer les divisions du temps,
la géométrie que comme bonne à apprendre à mesurer exacte-
ment un terrain. Ne lit-on pas dans les Mémorables, que, frappé
des contradictions des physiciens affirmant, les uns, l'unité de
l'être, les autres sa multiplicité infinie, ceux-ci croyant au mou-
vement perpétuel des corps, ceux-là à leur inertie absolue,
Socrate déclarait que ce sont là choses impénétrables à l'homme1?
Si Socrate était absolument sceptique en ce qui touche la cos-
mologie, il n'y a pas eu, comme le veut M. d'Eichthal, un accord
intime entre la réforme religieuse qu'il a accomplie et los progrès
faits de son temps par la science. En réalité, la science suivait
alors une direction toute différente de celle que le grand nova-
teur essayait d'imprimer à la recherche philosophique.
L'auteur étudie ensuite les preuves de l'existence de la Divi-
nité dans les entretiens avec Aristodème et Euthydème ; il s'at-
tache surtout aux arguments par lesquels Socrate concluait de
l'intelligence humaine à l'intelligence divine. Ces arguments
reposent sur un principe d'analogie hypothétique que M. d'Eich-
thal déclare vrai, légitimement appliqué, et d'où il lui semble
que Socrate a déduit logiquement une notion simple de la divi-
nité. Nous n'avons pas à nous prononcer ici sur la valeur de ce
principe, livré encore aux discussions des écoles et pris en pitié
aujourd'hui par quelques-unes. Mais il nous sera permis de
i) Page 233.
2) Memor., I, 1, 14.
BULLETIN DE LA RELIGION GRECQUE 327
remarquer que le chapitre consacre' a la doctrine socratique delà
Providence n'ajoute rien à ce qui a été écrit auparavant sur la
question, qu'il est même incomplet; car, si l'auteur fait juste-
ment observer que la divinité socratique exerce sur le monde une
action immanento, une perpétuelle intervention à l'effet d'y
entretenir l'ordre et la vie, il ne fait pas assez ressortir que cette
Providence est à la fois, pour nous servir des termes de M. Fouil-
lée, générale et spéciale, et il oublie tout à fait de nous dire que
Socrate est le père de l'importante doctrine de l'optimisme. Nous
ne suivrons pas l'auteur dans sa digression sur l'histoire du
dogme de la Providence depuis les Grecs jusqu'à nos jours, et,
laissant de côté ce qui nous est dit de la vertu civile considérée
par Socrate comme partie intégrante delà vraie piété, nous arri-
vons immédiatement à ce qu'il y a de plus intéressant dans le
livre de M. d'Eichthal; à savoir ce qui concerne le daimonion ou,
vulgairement, le démon de Socrate.
Il est peu de questions sur lesquelles plus d'erreurs aient été
accumulées. Faut-il s'en étonner, quand on songe que la plu-
part de ceux qui ont disserté sur le prétendu démon socratique,
n'ont point voulu se rendre compte de la valeur relative des
sources où leurs renseignemeuts étaient puisés? Que dire, par
exemple, de M. Chaignet qui, dans sa Vie de Soc7*ate, mêle et
confond, avec les sérieux témoignages de Xénophon et de Platon,
les anecdotes relatées beaucoup plus tard par Cicéron, parPlu-
tarque, par Diogène Laerce, par Apulée, et ne se demande point
si, à partir de Platon, il ne s'est pas formé une véritable légende
au sujet du daimonion de^ Socrate ? Cette légende, que l'on voit
naître dans les dialogues authentiques de Platon, est déjà formée
dans le dialogue apocryphe le Théagès; elle ira sans cesse gros-
sissant, se développant ou s'altérant, comme toutes les légendes,
jusqu'au jour où le docteur Lélut la prendra comme principal
fondement de son livre. Que dire encore de ceux qui, par esprit
d'inexactitude ou de routine, continuent à parler dan démon
familier de Socrate, traduisant ainsi faussement l'expression
grecque ib Batjjiéviôv qui signifie « l'être divin, le principe divin »
ou simplement « le divin » ?
328 P. DECHARME
M. d'Eichthal n'est pas tombé dans ces erreurs. Plus net-
tement, plus résolument qu'aucun de ses devanciers, il écarte tous
les documents légendaires pour aller chercher la vraie source.
Entre les deux écrivains qui seulspeuvent faire foi, il n'hésite pas.
Platon lui paraît suspect. Il s'attachera donc plutôt à Xénophon
qui, de l'aveu de tous,aleplusfidèlementreproduitlegénie moral
et religieux du maître. M. d'Eichthal n'a point à se repentir d'a-
voir écouté surtout Xénophon ; car une étude attentive des Mémo-
rables l'a conduit à quelques résultats précis. C'est ainsi que,
dressant un inventaire exact de tous les passages où l'on ren-
contre l'expression -o Saijwvtov, il nous montre que, pour Socrate
et pour Xénophon, cette expression était équivalente aux mots
Osé;, o 6eô;, cl 6so(. Le dahnonion des Mémorables n'est donc pas
autre chose que l'être divin, que la Divinité-Providence, telle que
la conçoit Socrate. Comment cette signification si nette du mot
est-elle restée méconnue dès l'antiquité ? L'auteur pose la ques-
tion et y fait une réponse ingénieuse, qu'on nous saura gré de
citer. Le mot 5a(jj.G>v, dit-il, avait en grec un double sens.
Chez Homère, il est souvent synonyme de Gss; (dieu). Chez
Hésiode, les démons (âa^ôveç) sont des génies intermédiaires
entre les dieux olympiens et les hommes. Or, Socrate, en créant
— car on ne la rencontre pas avant lui — son expression to
Satfiévtôv, s'est référé à la première et plus ancienne acception du
mot daimon. Mais ce néologisme, qui correspondait à une notion
nouvelle delà divinité, a été mal compris et faussement inter-
prété, parles ennemis de Socrate d'abord, ensuite par Platon
lui-même qui, dans Y Apologie, de bonne foi ou non, ne cesse
d'équivoquer entre le dahnonion de Socrate et les démons vul-
gaires de la superstition populaire '. C'est donc Platon que
M. d'Eichthal accuse, non sans apparence de raison, d'avoir le
premier égaré l'opinion.
t) M. d'Eichthal nous paraît avoir raison ici contre M. Fouillée qui prétend
(ouv. cit., t. II, p. 312) que Socrate« avait aperçu une analogie entre ses pres-
sentiments intérieurs et les dénions inspirateurs de la mythologie grecque » ;
analogie qu'il aurait exprimée par le mot dahnonion . Des démons il est sans
doute beaucoup question chez Platon, mais point chez Xénophon. On ne sait
donc pas exactement ce que Socrate pouvait en penser.
BULLETIN DE LA RELIGION GRECQUE 329
Ici se place la question des signes ou avertissements que
Socrate prétendait recevoir de la divinité ; question d'autant plus
délicate que, nulle part, il ne s'est expliqué nettement là-dessus.
M. d'Eichthal croit cependant trouver « toute la pensée de
Socrate au sujet des avertissements divins, » dans le passage
des Mémorables ' où le philosophe énumère à l'incrédule Aris-
todème les bienfaits des dieux. « Autre bienfait, dit Socrate :
quand nous ne pouvons prévoir par nous-mêmes ce qui peut
nous être utile dans l'avenir, alors les dieux nous viennent en
aide par la divination. Répondant à nos demandes, ils nous
disent ce qui arrivera et nous enseignent ce qu'il y a de mieux
à faire. — Mais toi, Socrate, les dieux ontTair de te traiter avec
encore plus d'amitié que les autres hommes, s'il est vrai que,
sans même être interrogés par toi, ils te^ signifient d'avance ce
qu'il faut faire ou non. — La vérité de mes paroles, répond
Socrate, tu la reconnaîtras toi-même, si tu n'attends pas que tu
aperçoives les formes des dieux, et si tu te contentes de voir leurs
œuvres 'pour les révérer et les honorer 2. » Que signifient ces
derniers mots, sinon que, pour être favorisé des avertissements
divins, il faut contempler les œuvres des dieux, et puiser dans
cette contemplation des sentiments de vénération et de respect
à l'égard de ceux qui sont les auteurs de tout bien ? Voici cepen-
dant la conclusion que M. d'Eichthal tire de ce même passage :
« la mante utique 3 de Socrate, dit-il, n'a rien de superstitieux,
rien de mystique ; c'est un procédé rationnel uni à un sentiment
de foi en la justice et la bienveillance divines, une détermination
des actes fondée sur une religieuse considération des faits \ »
On se contentera difficilement d'une pareille interprétation.
En effet, « un procédé rationnel » et « une détermination des
actes » supposent nécessairement un effort de réflexion. Or, il
») IV, 3, 12-13.
2) M. Fouillée a traduit si exactement ce passage que nous ne pouvions
faire mieux que de lui emprunter sa traduction.
3) Pourquoi pas la mantiqitel L'expression usuelle, en grec, pour désigner
la divination est i\ [x.avTixYJ, et non y| [AavTS'jrixYJ. Cependant M. d'Eichthal dé-
clare que le mot mantiqae n'est pas possible en français. Soit ; mais le mot
manteutique l'est encore moins.
4) Pag. 265.
330 P. DECHARME
paraît bien que ce que Socrate attribuait à l'action divine s'exer-
çantenlui, ce n'étaient point ses actes réfléchis, délibérés d'après
les règles ordinaires de la prudence humaine, mais ses idées
spontanées, ses pressentiments, ses inspirations soudaines. Croire
à une telle action de la divinité en soi, se prétendre privilégié sous
ce rapport, s'imaginer recevoir du ciel des grâces et des com-
munications spéciales, c'est bien, si je ne m'abuse, du mysti-
cisme ; et l'expression d'orac/e intime, employée à ce propos par
M. Zeller et reprise par M. Fouillée, me paraît caractériser beau-
coup mieux que la définition de M. d'Eichthal, l'illusion reli-
gieuse de Socrate.
II.
Le démon socratique nous amène, par une transition natu-
relle, à parler de Fouvrage que M. Hild, aujourd'hui professeur
à la faculté des lettres de Poitiers, a publié, cette année même,
sur les Démoyis dans la littérature et la religion des Grecs '. Cet
ouvrage n'est, en somme, que l'histoire d'un mot. Mais combien
n'est-il pas intéressant de suivre à travers les temps, depuis Ho-
mère jusqu'au christianisme, les significations successives et les
fortunes diverses de ce mot démon (SaCjMov) où les Grecs ont en-
fermé leur sentiment vague de la divinité, leurs terreurs en pré-
sence des forces inconnues de la nature, leurs inquiétudes en face
du problème du mal moral! Il faut savoir gré à M. Hild d'avoir
voulu nous retracer ce chapitre essentiel de l'histoire de la
religion grecque.
Son livre, est-il besoin de le dire? repose sur une étude soi-
gneuse et généralement exacte des textes. Mais les textes ne sont
pas tout; il faut encore tenir compte de leurs interprètes. M. Hild
a donc lu tous les critiques qui se sont appliqués à éclaircir la
conception des démons helléniques; peut-être les a-t-il trop lus.
*) Cette étude est une thèse pour le doctorat, soutenue devant la Faculté des
lettres de Paris. In-8 de xu-337 pages, Paris, Hachette, 1881.
BULLETIN DE LA RELIGION GRECQUE 331
Je veux dire que sa préoccupation de ne rien laisser perdre de
ce qui avait été dit de bon et remarqué de juste par ses devanciers,
son désir de coordonner leurs vues et de concilier leurs théories,
ont eu souvent pour effet de faire hésiter son esprit et flotter sa
pensée. L'éclectisme, qui a ses périls en philosophie, en a aussi de
graves en histoire. Si M. Hild, pour compulser Lobeck et Otfried
Millier, ]\TitzschetNaîgelsbach,Ukert et Gerhard, eût attendu qu'il
se fût mis seul en présence des textes et qu'ils les eût interprètes
à sa manière, sa pensée aurait été plus ferme, et l'expression en
eût été plus précise. Le plan d'un tel ouvrage était tout indi-
qué. Il s'agissait de parcourir l'histoire de la civilisation helléni-
que depuis ses origines jusqu'à son déclin, et de noter, chemin
faisant, de déterminer, pour chaque époque, la façon dont les
Grecs ont entendu le mot démon. Ce que l'auteur a déployé de sé-
rieuses qualités dans l'exécution de ce plan, ce qu'il a faitd'efforts
pour serrer de près et pour atteindre la vérité, nous le recon-
naissons sans peine. Nous n'en avons que plus de regrets d'être
en désaccord avec lui sur plusieurs points importants.
Remontant aux plus lointaines origines de la signification du
mot oa(;j.wv, M. Hild nous apprend que ce mot dérive de la même
racine que dèva dans la langue des Védas et qu'il a, comme ce
dernier, une signification noble et élevée. Si M. Hild adopte cette
étymologie-, ce n'est point pour des raisons de linguistique ' ;
c'est parce qu'elle s'accorde avec l'idée qu'il paraît s'être faite de
la religion primitive des Grecs. Autant qu'il nous a été permis
de saisir, à travers les nuages d'une exposition confuse, la vraie
pensée de l'auteur, le naturalisme religieux des premières popu-
lations de la Grèce serait parti de l'unité, et le mot oai'^wv au-
rait été la plus ancienne appellation d'une divinité unique, dont
les attributs ne seraient que plus tard devenus des personnes dis-
tinctes. Il ne suffit pas d'affirmer une pareille thèse ; il faut encore
l) Cette étymologie contestée a sans doute pour elle l'autorité de Bopp. Mais
M. Hild ne devrait pas dire que Curtiusladéfend. Curtius (GîHech. Etym., 5°éd.),
p. 231 (217) dit simplement que Bopp et Legerlolz rattachent Sai'[j-wv à la racine
ôtF, tandis que Pott le rattache à la racine ox. Curtius ne prend pas parti. Ce
qui le prouve, c'est que plus loin, pag. 236, quand il étudie la racine ôtF, il n'y
rattache pas le mot &aî[xwv. Curtius ayant jugé prudent de s'abstenir, M. Hild
eût pu imiter sa réserve.
332 P. DECHARME
la prouver. Or, des deux seuls textes que M. Hild puisse citer ici,
celui de Platon ' suppose, au contraire, le polythéisme des pre-
miers habitants de la Grèce, et le passage célèbre d'Hérodote 2
où il est dit que les Pélasges n'avaient ni noms ni surnoms pour
désigner les dieux auxquels ils adressaient leurs hommages, est
trop peu clair et trop isolé pour qu'on en puisse tirer une conclu-
sion. Il eût été sage de ne pas prétendre voir dans ces ténèbres, et de
convenir que nous ne possédons aucun document qui nous fasse
connaître l'état d'esprit religieux des plus anciennes populations
de la Grèce 3. A défaut de preuves positives, l'induction ou l'ana-
logie nous amèneront-elles à partager l'opinion de M. Hild? Pas
davantage, à notre sens. En effet, quoiqu'ait pu dire et écrire là-
dessusMaxMùller, préoccupé, malgré lui, destraditionsbibliques,
la théorie du monothéisme primitif 4 dans l'histoire du dévelop-
pement général des religions, n'est nullement établie à l'heure
qu'il est: peut-être ne le sera-t-elle jamais. Tout le premier cha-
pitre de M. Hild repose donc sur une hypothèse non justifiée B.
Avec Homère, on sort du domaine delà conjecture pour entrer
dans celui des faits. Le mot fatyjta* revient plusieurs fois dans
l'Iliade et dans l'Odyssée; il suffit donc d'en préciser le sens. Ici,
le long chapitre (pag. 36-76) de M. Hild nous a paru beaucoup
moins net que les trois pages consacrées à ce même sujet par
Neegelsbach 6 qui, en citant ou en indiquant tous les textes essen-
tiels, les a au moins groupés méthodiquement. Sans doute l'au-
teur est d'accord avec tout le monde quand il nous dit que, chez
Homère, le mot daimo?i, tantôt est un simple synonyme de Gsiç
(le dieu, un dieu), tantôt a le sens plus abstrait d'action ou d'in-
1) Cratyle, p. 397, c.
2) II, 52.
3) Je confesse bien volontiers n'avoir pas eu moi-même celte sagesse, quand
j'ai affirmé {Mythol. de la Grèce antique, passim), après M. Guigniaut et
M. Maury, que certaines divinités grecques étaient d'origine pélasgique. M. de
Block m'a adressé a ce sujet de très justes critiques dans la Revue de VInstr.
publique en Belgique (1879), t. XXII, pag. 196.
4) Ce n'est pas que M. Hild admire beaucoup ce monothéisme qui, aux ori-
gines, lui paraît un indice de faiblesse et d'impuissance (p. 30).
5j L'auteur reconnaît lui-même (p. 27) qu'il faut renoncer « à combler autre-
ment que par conjecture les temps qui séparent la religion védique de l'anthro-
pomorphisme d'Homère. »
e) Homerische Théologie, p. 72-74.
BULLETIN DE LA RELIGION GRECQUE 333
fluencc divine, comme le nnmen latin; et nous acceptons volon-
tiers sa définition que îx!.\xm, c'est l'action divine intervenant sans
que l'auteur de cette intervention soit déterminé. Mais pourquoi
conclure de là à la croyance en une divinité unique, « sorte d'es-
prit universel, où se révèle ouïe souvenir lointain du mono-
théisme primitif ou l'aspiration vers une divinité rationnelle? »
Cette phrase, d'allure germanique, empruntée sans doute aux
Prolégomènes d'Otfried Millier, n'en est ni meilleure ni plus juste
pour cela. Pourquoi, un peu plus loin (p. 46) jeter la confusion
dans l'esprit du lecteur en disant que le mot daimon correspond
à l'idée d'une puissance supérieure, « commune aux dieux et aux
hommes? » Le daimon homérique n'exerce d'action que sur les
hommes; il n'en a point sur les dieux. Il ne saurait, enaucuncas,
être confondu avec la Moira, la loi immuable qui semble limiter
l'omnipotence même de Jupiter. — Dans la religion homérique,
l'action divine est tantôt bienfaisante, tantôt funeste à l'homme;
le mot daimon aura donc un sens ou favorable ou défavorable. Il
n'y a là, croyons-nous, aucune difficulté, aucun mystère. Parce
qu'un daimon envoie à un homme des maladies, ou parce qu'il
lui fait prendre des apparences trompeuses pour des réalités, il
n'en faut point croire pour cela à l'existence, chez Homère, d'un
démon personnel, agent du mal et de l'erreur. Le mot dualisme,
que M. Hild avance d'abord pour le retirer ensuite, nous paraît
de trop. Il n'y a pas trace de dualisme chez Homère. On y voit
des divinités irritées contre tel ou tel héros qu'elles poursuivent
de leur haine ; on n'en voit pas dont l'action sur l'humanité soit
constamment mauvaise l. Le daimon, c'est-à-dire la divinité en
général, sans détermination de personnes, est bonne à l'homme,
ou lui est contraire. Il ne faut pas plus s'étonner de cette con-
ception que des « deux tonneaux qui sont placés devant le seuil
de Jupiter et qui contiennent les dons que le dieu répand : » image
naïve de l'existence simultanée du bien et du mal, et de leur
commune origine divine.
') M. Hild a bien vu (p. 66 et suiv.) que chez Homère, Atè n'a que les appa-
rences d'un démon tentateur ; il la considère avec raison comme une simple
fiction poétique, comme une allégorie morale, aualogue à celle des Prières.
334 P. DECHARME
Le poème d'Hésiode les Travaux et les Jours atteste une évo-
lution nouvelle dans la pensée religieuse des Grecs. Là, pour la
première fois, il est question de démons (êaijjtôvéç) qui ne sont
point des dieux, mais des génies bienfaisants, chargés par les
dieux de veiller sur l'humanité. Ces génies ont été autrefois des
hommes; ils ont appartenu à l'heureuse génération de l'âge d'or;
c'est à la faveur des Olympiens qu'ils doivent et leur vie immor-
telle et leurs fonctions de ministres de la providence divine. Cette
croyance se rattache, comme on le voit, au célèbre mythe des
Ages. Ici, l'on ne peut s'empêcher de relever, dans l'exposition
de M. Hild, de fâcheuses confusions.- D'abord, il nous est impos-
sible d'apercevoir la correspondance qui existerait, d'après lui,
entre les phases diverses des générations mortelles et les
phases des générations divines \ Ensuite, il nous paraît difficile
de prétendre que ce qui ressort des vers d'Hésiode, c'est l'idée
de la déchéance graduelle de l'humanité. Cette idée se trouvait
peut-être dans le mythe oriental, qui aura été vraisemblablement
la source du mythe grec; elle ne se trouve point chez Hésiode.
Sans doute, de l'âge d'or à l'âge d'argent, il y a décadence; mais
du troisième âge au quatrième, qui est celui des héros et des
demi-dieux, il y a progrès. Le temps où vit le poète est mauvais ;
mais l'humanité n'est pas condamnée pour toujours à ce mal-
heureux état : la série des âges n'est pas close, puisqu'Hésiode
déclare qu'il voudrait être né plus tard. On peut donc soutenir,
avec M. Jules Girard 2 contre M. Hild, que, s'il y a déchéance par
rapport à la génération fabuleuse de l'âge d'or, cette déchéance
n'est nullement graduelle ; qu'au contraire l'idée d'un progrès
irrégulier se dégage nettement de la suite des cinq âges. — Voici
des erreurs plus graves. L'auteur, voulant expliquer la nature et
la signification des démons hésiodiques, en grossit démesuré-
D'ailleurs, Atè n'est-elle pas « fille du grand Jupiter » ? C'est donc Jupiter qui,
par elle, égare les hommes. Nouvelle preuve qu'il n'y a point, chez Homère,
de démons en antagonisme avec les dieux.
!) La première génération, celle de l'âge d'or, correspond sans doute au
règne de Cronos. On peut supposer que la seconde se place sous le règne de
Jupiter. Mais que faire des trois autres"?
*) Le Sentiment religieux en Grèce, liv. I, chap. m, p. 126.
BULLETIN DE LA RELIGION GRECQUE 335
ment le nombre et fait rentrer dans leur catégorie une foule
d'êtres divins, qui n'ont avec eux aucun rapport. C'est ainsi qu'il
paraît confondre ' avec les hommes de la première génération
devenus des génies immortels, plusieurs abstractions personni-
fiées, comme Diké, Némésis, Aidos, etc., et de cette assimilation
inexacte il déduit faussement que les démons d'Hésiode ne sont
autre chose que les personnifications des vertus et des qualités
morales. C'est ainsi encore que, sans aucune raison, il considère
les Océanides, « les trois mille Océanides, enfants illustres des
divinités 2, » comme autant de démons analogues à ceux de l'âge
d'or. Il va plus loin, et, par un raisonnement subtil, il entreprend
de nous démontrer que ces bons génies sont en même temps les
agents de la vie cosmique, qu'ils ont des fonctions à la fois cos-
mogoniques et morales. La conclusion de ce chapitre3 nous
paraît inadmissible. Non, Hésiode n'appelle pas démons « toutes
les forces de la nature, toutes les vertus morales, et, dans une
certaine mesure, toutes les personnifications psychiques dont
il grossit la genèse des dieux. » Hésiode appelle simplement
démons les êtres transformés et divinisés de l'âge d'or, devenus
des anges gardiens de l'humanité 4.
Il est un autre point qui mérite d'être relevé. Le dualisme, qui
préoccupait M. Hild chez Homère, le préoccupe aussi chez
Hésiode. Dans le récit de la lutte des Titans contre les Dieux, il
croit voir une tendance à l'explication du monde par l'existence
d'un bon et d'un mauvais principe. Ce n'est pas que ce récit ne
puisse être considéré comme l'écho d'un mythe appartenant à
une religion dualiste : le combat des Olympiens contre les enfants
de la Xerre ne rappelle-t-il pas celui d'Ormazd et deslzeds contre
Ahriman ? Mais, chez le poète hésiodique et dans les traditions
') Pag. 89.
s) Theogon., v. 366.
3) Pag. 110.
4) Que M. Hilcl veuille bien considérer que le mot Sat'jtove; ne se trouve qu'une
seule fois dans l'œuvre authentique d'Hésiode, au vers 122 des Travaux et
Jours. 11 est vrai que les «Oivarot dont il est question plus loin, au vers 252,
sont identiques aux démons. Mais par ce que le poète dit (v. 256) que Diké
surveille les hommes (comme le font les démons), il ne faut point, malgré cette
similitude d'attributions, la ranger dans la classe des démons. Diké est fille de
Zeus.
336 P. DECHARME
grecques, en général, la Tilanomachie n'a point cette signification.
Les Titans vaincus, précipités dans le Tartare, ne peuvent plus
nuire au monde ni à l'humanité ; sous le règne de Jupiter, ils
sont réduits à l'impuissance, écrasés, anéantis. Il ne suffit donc
pas de dire qu'Hésiode « entrevoit à peine » les démons mauvais ;
il faut dire qu'il ne les entrevoit nullement. C'est, en effet, un
des caractères de la religion en Grèce de n'avoir admis aucune
personnification formelle du mal, de s'être refusée à ébaucher
Satan.
Entre le huitième et le cinquième siècle se produit un fait
important dans l'histoire de la religion hellénique : le développe-
ment de l'orphisme, qui donne naissance au culte mystique de
Dionysos. M. Hild s'est demandé, et c'était son droit, quel rôle
attribuaient aux démons les croyances particulières de la secte
orphique. Mais ses recherches, en cette matière fort obscure, no
pouvaient aboutir à aucun résultat précis. M. Hild considère- t-il
Dionysos, qui, chez Homère, ne paraît être encore qu'un héros,
comme un véritable démon? On ne saurait le dire. Il le qualifie
de médiateur. Dionysos est un médiateur, je le veux bien, en ce
sens qu'il est plus rapproché des hommes que les autres dieux
de l'Olympe, qu'il entre en communication intime, en commu-
nion avec ses fidèles, qu'il est le libérateur, le purificateur des
âmes. Mais il ne faut point trop presser cette idée ; il ne faut pas sur-
tout vouloir multiplier à l'excès le nombre de ces intermédiaires
divins. « Plus le fils de Sémélé, dit-il, par les hommages dont il
était l'objet et par l'importance toujours croissante de sa divinité,
s'élevait au-dessus de ses adorateurs pour s'assimiler aux dieux
de l'Olympe traditionnel, plus aussi on sentait le besoin de mettre
entre lui et la faiblesse mortelle des protecteurs de deuxième rangs
destinés à remplir, dans l'ordonnance politique de la cour divine,
le rôle des courtisans vis-à-vis des solliciteurs. » Quels sont donc
ces intercesseurs de second ordre ? Ce seraient, d'après M. Hild',
les Nymphes, les Heures, les Parques, les Grâces, et tous les
personnages du thiase ou cortège bacchique. Il y a là, nous le crai-
») Page 129.
BULLETIN DE LA RELIGION GRECQUE 337
gnons, plusieurs erreurs. En effet, les Nymphes, les Heures, etc.,
qui sont des divinités secondaires, mais non des démons, n'ap-
partiennent pas spécialement au culte dionysiaque. Il faudrait
prouver en outre, que les dévots de la secte orphique ne s'appro-
chaient de Bacchus que grâce à la protection et par l'intermé-
diaire de ces divinités; ce qui n'est indiqué, à ma connaissance,
dans aucun texte. Enfin les démons Acratos (le Vin pur) Ampélos
(la Vigne), Télété (l'Initiation) et quelques autres, sont des
génies de création poétique ou artistique1, qui n'ont jamais pu
avoir de réalité objective dans la pensée des Orphiques, à qui
jamais on n'a adressé de prières. La théorie de M. Hild sur les
intercesseurs de seconde classe nous paraît donc une imagina-
tion pure. Ce qui est plus solide dans le même chapitre, ce sont
les développements que l'auteur consacre cà la question du culte
des héros. Les héros, qui participent à la fois de l'humanité et de
la divinité, qui vivent dans le tombeau d'une vie immortelle, qui
étendent leur protection sur les pays et sur les villes dont ils sont
lespatrons, ont, en effet, une nature analogue à celle des démons.
Il est possible que l'orphisme ait eu quelque influence sur leur
religion. Mais cette influence est-elle aussi certaine, aussi facile
à déterminer que le veut M. Hild? Il faut prendre garde que l'or-
phisme ne devienne un mot commode, qui serve à expliquer tous
les faits religieux, d'origine obscure, qui ont précédé l'époque
des guerres médiques.
Nous sommes plus à l'aise pour parler de la seconde moitié de
Fétude sur les Démons. Là, en effet, nous n'avons à formuler
aucune objection fondamentale, et notre sentiment ne diffère de
celui de M. Hild que sur certains points de détail, dont la dis-
cussion ne serait pas à sa place dans cette Revue. L'auteur, après
avoir longtemps erré et cherché péniblement sa route, voit clair
enfin, en arrivant à la pleine lumière de l'histoire. Il a un fort
bon chapitre sur le rôle des démons dans la tragédie grecque, en
*) On les voit souvent figurés sur les vases peints dont le sujet se rapporte au
cycle dionysiaque. On peut supposer qu'ils sont nés de la nécessité où se trou-
vaient les artistes de représenter d'une façon sensible les principales idées de
la légende et du culte de Bacchus.
iv 22
338 P- DECHARME
particulier sur Alastor, le génie eschyléen des vengeances héré-
ditaires1. La conception d'Alastor, remarque-t-il justement, « est
la raison d'être et comme la formule génératrice de l'arrange-
ment trilogique. » Il nous montre également combien on a tort
de parler de la puissance du Destin et de son action fatale chez
Eschyle; erreur tenace, accréditée, qui n'est pas encore détruite
aujourd'hui. M. Hild a bien fait de la combattre. Ce n'est point
le Destin, conception vague et abstraite, qui enchaîne l'homme
dans la tragédie d'Eschyle ; c'est quelque chose de plus précis ;
c'est un être personnel , c'est Alastor, le démon qui, au sein
d'une même famille, poursuit la vengeance du sang par le sang.
Cette conception mérite-t-elle le reproche de fatalisme? M. Hild
répond négativement, et il a raison. En effet, le premier forfait,
le péché originel, « qui suscite le démon vengeur pour l'attacher
à un homme et à sa descendance, n'est pas le résultat d'une con-
trainte inévitable, mais de l'insolence et de l'orgueil librement
délibérés. » La faute commise est sans doute suivie de l'aveu-
glement et du vertige; mais Alastor, en faisant que le crime
appelle le crime, et que le châtiment s'étend sur toute la posté-
rité du premier coupable, n'est, en cela, que l'exécuteur des
volontés de Jupiter, le ministre de son inexorable justice. Ce n'est
pas le mot de fatalisme qu'il faut prononcer ici, c'est celui
d'expiation. Ne sait-on pas qu'une idée analogue, celle de l'hé-
rédité de la responsabilité morale, a pénétré, malgré les protes-
tations des philosophes, l'antiquité grecque tout entière, depuis
Théognis et Solon jusqu'à Plutarque? De même, les Erinyes,
qui torturent le meurtrier et sur la terre et dans les enfers, n'ont
rien de fatal et ne sont point, malgré leurs terribles fonctions,
des génies mauvais. « Tandis que le démon chrétien provoque le
mal, par amour du mal et par haine de l'humanité, les Erinyes
vengent la faute par amour du bien. » On ne saurait mieux dire.
Mais pourquoi se demander si la doctrine d'Alastor et des
Erinyes, ministres des châtiments divins, est une conception
idéale d'Eschyle, ou un dogme de la religion orphique? L'or-
>) Chap. V, p. 153-205.
BULLETIN DE LA RELIGION GRECQUE 339
phisme ne nous paraît avoir, jusqu'à preuve du contraire, qu'un
rapport lointain avec la question. Je crois aussi qu'il ne con-
vient pas de mettre sur la môme ligne Alastor et les Erinyes.
Les Erinyes, déjà invoquées dans Xlliade comme des divinités
vengeresses ', appartiennent aux croyances communes ; elles
vivront longtemps dans l'imagination du vulgaire. Alastor, que
l'on retrouve à peine chez Sophocle, et dont la trace se perd,
semble être une création propre au génie dramatique d'Eschyle.
Ce n'est pas seulement la poésie, c'est encore et surtout la
philosophie, qui s'empare de la conception hésiodique des
Sauves, pour lui prêter une signification nouvelle. Dans la
théorie pythagoricienne de la métempsycose, les âmes purifiées
deviennent des démons, qui voltigent entre le ciel et la terre,
s'intéressant aux hommes, se manifestant à eux de mille maniè-
res, influant sur leurs déterminations, et les dirigeant vers la
vertu. Quelquefois, ces âmes démoniaques sont conçues comme
ayant pour séjour les constellations célestes. Al.Hild croit enten-
dre un écho prolongé de cette doctrine dans le prologue du
Rudens de Plaute, où Arcturus déclare «que pendant la nuit, il
brille au ciel et parmi les dieux; que, durant le jour, il circule au
milieu des mortels 2. » Ce passage, trop peu remarqué, semble,
en effet, avoir pour source le pythagorisme, par l'intermédiaire
probable d'Epicharme. Empédocle, à son tour, accommode les
démons à sa doctrine particulière en prétendant que tout homme,
à sa naissance, appartient à deux génies contraires, dont l'un le
pousse au bien, l'autre l'entraîne au mal. Mais ce dualisme
philosophique reste sans action sur les croyances. La question
du démon socratique attire aussi M. Hild qui, d'ailleurs, n'y
pouvait échapper. S'il combat, avec raison, les conclusions du
livre du docteur Lélut, s'il reconnaît justement, avec M. d'Eich-
thalj que, dans la pensée de Socrate, le mot SaijjuîvfcJv devait
exprimer l'idée de Providence, il se trompe quand il soutient
que Xénophon parie d'un démon familier 3 de son maître ; il
1j IX, 454.
*) Vers 6-7 de l'édit. de M. Benoist.
3j II est impossible, nous l'avons déjà remarqué, de traduire ainsi to ôxi[ao-
vtov, qui revient à chaque instant chez Xénophon, à propos de Socrate.
340 P. DECHARME
affirme trop, quand il ajoute que les démons étaient, aux yeux
de Socrate, des êtres réels, des essences intermédiaires entre
Tliomme et Dieu, des ministres de la Providence divine. Cette
doctrine ne paraît pas être celle de Socrate, mais bien celle de
Platon. C'est Platon qui groupe et coordonne les idées d'Hésiode,
de Pythagore et d'Empédocle sur les démons, pour en faire un
système. C'est lui qui développe l'idée du caî;j.wv yevéôXtdç dont
parlera plus tard Ménandre, du génie qui reçoit chaque homme
à sa naissance, qui l'accompagne durant la vie, qui, après la dis-
solution du corps, conduit l'âme chez Hadès et fournit au juge
suprême tous les éléments de sa sentence. C'est lui surlout qui
établit des catégories différentes et subordonnées de démons,
plaçant au rang inférieur les âmes des ancêtres qui ont vécu
dans la justice; au-dessus, les âmes des héros, fondateurs et pro-
tecteurs des cités; au-dessus encore, les démons proprement dils,
enfants illégitimes des dieux; enfin les divinités sidérales et les
divinités de l'Olympe. Cette démonologie, M. Hild ne l'a point
oublié, a été empruntée à Platon par le christianisme. Cette
savante hiérarchie se retrouve dans ces légions d'anges et
d'archanges qui assistent le Dieu chrétien, « dans ces armées
innombrables de bienheureux de tout ordre qui, protecteurs des
individus et des nations, servent d'intermédiaires aux mortels
dont ils ont jadis partagé la condition, qui doivent leurs rangs à
leurs qualités morales, et approchent d'autant plus du trône de
l'Eternel qu'ils ont été plus près, ici-bas ou dans le ciel, de la
vérité et du bien \ » A ces excellentes observations ne convient-
il pas d'ajouter que, si la hiérarchie céleste du christianisme est
faite à l'image de celle de Platon, le dogme des intercesseurs
divins a sa source, non plus dans la philosophie, mais dans la
foi populaire, que les saints chrétiens ont pour ancêtres les héros
grecs ?
C'est seulement vers le déclin de l'hellénisme que s'affirme et
se développe la croyance à des démons mauvais. Cette croyance
saus doute avait depuis longtemps fait obscurément son chemin
') Page 285.
BULLETIN DE LA RELIGION GRECQUE 311
dans les bas-fonds de la superstition. Hippocrate parle déjà de
gens qui se croyaient, nuit etjour, en proie à des démons funestes.
Isocrato, en un passage d'ailleurs peu explicite, oppose aux dieux
Olympiens, auteurs desbiens pour les mortels, des divinités «pré-
posées aux malheurs et aux châtiments, » et dont on essaie de
détourner la colère par des conjurations *. Mais ces superstitions
vagues ne deviennent une doctrine arrêtée que chez Plutarque.
Très bien instruit du dualisme asiatique qui paraît avoir fait sur
son esprit une impression profonde, Plutarque, le premier peut-
être 2, explique l'existence du mal, chez l'homme comme chez les
dieux, par l'action de mauvais démons 3. Cette distinction entre
les bons et les mauvais démons favorisait trop les intérêts du
christianisme naissant pour que celui-ci ne songeât pas à s'en
emparer et à s'en faire une arme. Les premiers polémistes chré-
tiens ne nieront pas les dieux grecs; ilsles expliqueront, en disant
que ce sont de mauvais démons qui ont séduit et abusé l'huma-
nité. Dieux et demi-dieux, héros et génies du polythéisme, com-
poseront l'armée innombrable des esprits du mal ; le Christ, avec
ses anges, celle des génies du bien. « De ce sens, exclusivement
mauvais, attribué à un mot qui, dans lalangue des âges antérieurs,
n'avait qu'une signification favorable, surgit une équivoque,
dont profitèrent, avec plus d'adresse que de loyauté, les premiers
défenseurs du christianisme. »
Cette rapide analyse peut donner quelque idée de l'intérêt va-
rié que présente le livre de M. Hild : elle ne peut dispenser de
recourir au livre lui-même. Pourquoi faut-il qu'un ouvrage si
rempli de sérieuses recherches, qui, à beaucoup d'égards, mérite
tant d'être lu, soit, en plusieurs de ses parties, si difficilement
lisible?
') Isocrale, Philipp. 117, p. 106, a-b.
2) Faut-il croire Plutarque sur parole, quand il attribue cette même doctrine
au platonicien Xénocrate, à Démocrite et à Chrysippe ? C'est là une question
bien difficile à résoudre, en l'absence d'autres témoignages.
3) Dedefect. orac, 14; 17. Il faut craindre de s'appuyer ici, comme le fait
M. Hild, sur d'autres passages tirés du Banquet des Sept Sages et d'Isis et
Osiris, puisque l'attribution de ces deux traités à Plutarque est plus que
douteuse.
342 P. DECHARME
III
« C'est par les démons, dit Lactance *, qu'ont été inventés et
l'aruspicine et l'art augurai, et tout ce qu'on appelle oracles,
nécromancie, art magique, etc. >> L'histoire de ces inventions
démoniaques, qui n'avait pas encore été traitée dans son ensemble
et d'une façon scientifique, a été, tout récemment, l'objetd'un des
travaux les plus considérables qui aientparu, depuis plusieursan-
nées, sur le domaine de l'antiquité classique 2. Bien que l'auteur
de ce travail, M. Bouché-Leclerq, se soit interdit de rechercher les
origines orientales de son sujet et d'en poursuivre le développe-
ment après la chute de la civilisation gréco-romaine, la matière
qu'il a embrassée en la limitant ainsi volontairement, est une
matière si vaste, elle comprend une telle quantité de faits, elle
a besoin de tels éclaircissements, elle touche par tant de côtés à
l'histoire, à la philosophie, à l'archéologie, que quatre volumes
n'étaient certainement pas de trop pour exposer clairement et
complètement ce qu'a été la divination dans l'antiquité.
Cette histoire, l'auteur l'affirme et nous l'en croyons, est une
des parties les plus intéressantes de l'histoire psychologique de
l'humanité. La divination, en effet, n'est chose ni si vaine, ni si
méprisable que le prétendaient les premiers apologistes. On peut
dire qu'en Grèce et à Rome, la croyance à une révélation divine
permanente a été le plus solide fondement de la religion. Des
dieux sourds, indifférents aux prières de leurs adorateurs, se
refusant à communiquer avec eux, n'auraient pas longtemps
vécu. Pour se tourner vers le ciel, il fallait à la faiblesse humaine
cette assurance de trouver des êtres supérieurs toujours prêts à
l'assister, à l'éclairer, à lui tracer sa voie dans tous les actes
1) Inst. Divin., 11,15,17.
2) Histoire de la Divination dans l'antiquité, par Bouché-Leclercq, profes-
seur suppléant à la faculté des lettres de Paris, 4 vol. in-8, Paris, Ernest
Leroux. Les trois premiers volumes, relatifs à la divination hellénique, ont
paru de 1879 à 1881- Le quatrième, qui traite de la divination italique, aura
paru, quand ce bulletin sera publié.
BULLETIN' DE LA RELIGION GRECQUE 343
importants de la vie pratique. Qu'était-ce, en effet, que la divi-
nation, sinon un secours intellectuel, sinon, comme le dit très
bien M. Bouché-Leclercq, « une lumière divine qui s'ajoutait
comme une faculté nouvelle à l'entendement humain. » Les
dieux, conseillers bienveillants, soutiens nécessaires, étaient
d'autant plus estimés, plus vénérés, qu'ils étaient plus utiles.
Jusqu'aux derniers jours, la mantique fera la force de la religion.
En face du christianisme menaçant, le polythéisme se couvrira
de ses devins, de ses oracles, de ses sibylles. « Ceux-là seuls
purent le vaincre qui lui opposèrent des prophéties portant, plus
évidente encore, la marque de leur origine surnaturelle, et pro-
mirent au monde de ne point le laisser manquer de révélation *. »
Une croyance comme celle-là, qui a été professée par les gou-
vernements, célébrée par les poètes, démontrée par les philoso-
phes, pratiquée par tous, qui a dirigé la vie sociale et politique,
inspiré la vie individuelle, ne saurait être traitée légèrement :
elle a droit à la déférence que M. Bouché-Leclercq réclame pour
une illusion consolante dont s'est si longtemps bercée l'âme de
l'humanité. Les principes sur lesquels elle se fondait sont-ils
d'ailleurs si différents de ceux qui servent d'appui, aujourd'hui
encore, à la foi religieuse? Quiconque croit à l'efficacité delà
prière, quiconque sollicite et espère obtenir une grâce divine,
accepte ces principes. Ne supposent-ils pas simplement la croyance
en une Providence et la possibilité de rapports réciproques
entre l'homme et la divinité ? Si cette divinité était une divinité
bonne, qui pouvait condescendre à éclairer l'homme en ses
ignorances, à lui manifester sa pensée et sa volonté, comment
l'homme n'eùt-il pas mis en œuvre tous les moyens dont il
disposait pour entrer en communication avec elle? La divi-
nation, suivant la définition de M. Bouché-Leclercq, était «la
connaissance de la pensée divine manifestée à l'âme humaine
par des signes objectifs ou subjectifs, et pénétrée par des moyens
extra-rationnels. » Ces signes étaient généralement obscurs. De
là, la nécessité d'une science particulière pour les interpréter;
*) Ouv. cité, t. Ier, p. 5.
344 P. DECHARME
de là toutes ces méthodes divinatoires, dont l'auteur a fait, dans
son premier volume, l'histoire exacte, souvent piquante. L'or-
nithomancie, l'extispicine, l'astrologie, les divinations cléro-
mantique, météorologique, mathématique, l'oniromancie, la
nécromancie, la chresmologie, etc., étaient, en effet, autant de
moyens variés tendant à un même but, qui est l'intelligence aussi
claire, la possession aussi complète que possible, des révélations
divines.
La croyance à l'efficacité de ces moyens soulevait un problème
des plus graves. Si l'avenir peut être prévu, il ne peut l'être que
parce qu'il est immuable. S'il est immuable, que deviennent et
la liberté divine et l'initiative humaine? Ce problème, les Grecs
ne l'avaient pas résolu plus que nous, mais toutes leurs œuvres
poétiques et philosophiques témoignent combien, dès le premier
développement de leur civilisation, ils s'en étaient sérieusement
préoccupés. On sait qu'Homère place à côté de Jupiter, souverain
des dieux et des hommes, une puissance impersonnelle, plus
forte que le dieu suprême: c'est la Moira, le Destin, la Loi inflexi-
ble. On sait aussi comment le poète évite de mettre en conflit ces
deux pouvoirs, comment la volonté du dieu paraît se confondre
avec les décrets de la fatalité. Cette idée de la Moira n'en était
pas moins inquiétante pour la foi religieuse ; si elle eût prévalu,
c'en était fait de la divination. D'Hésiode à Sophocle, on voit la
théologie poétique travailler à éliminer insensiblement cette con-
ception d'un destin irrationnel, pour y substituer celle de la raison
et de la sagesse divines. Jupiter deviendra plus tard le dieu
MdtpaYécYjç, qui dirige le Destin. L'avenir, arrêté dans sa pensée,
peut donc être révélé aux hommes, soit par lui-même, soit par
Apollon son prophète. Comme, en même temps, ce dieu est
souverainement libre, le cours des choses peut être modifié par
sa volonté. Dès lors, la divination qui permet de connaître, peut-
être même de faire fléchir cette volonté divine, devient la pre-
mière et la plus excellente des sciences. Mais les principes qui
en sont le fondement, ne pouvaient être acceptés sans débat par
la réflexion philosophique. La divination a été comme un champ
clos pour les discussions des écoles. C'est une histoire intéres-
BULLETIN DE LA RELIGION GRECQUE 345
sanle ' que celle de'ces luttes et de ces passes d'armes dialectiques;
les uns, comme Xénophane, Epicure, Carnéade, Sextus Empi-
ricus, niant radicalement la divination où ils ne voient que misé-
rables supercheries ; les autres, comme Pythagore et Empédocle,
Socrate et Platon, comme les Stoïciens, essayant par des argu-
ments multiples et des théories diverses, de soutenir et d'étayer
cette science ébranlée, d'en démontrer logiquement la réalité,
d'en établir pratiquement l'utilité. C'est à ces derniers que finit
par appartenir la victoire. Aux premiers siècles du christianisme,
quand le génie oriental, faisant invasion dans le monde grec,
remplit l'esprit humain d'imaginations vagues et de rêveries
malsaines, quand aux devins et aux prophètes d'autrefois succè-
dent les thaumaturges, les âmes altérées de merveilleux ne se
contentent plus des formes antiques de |la divination: elles cou-
rentà des sources de révélations nouvelles. Onveut voir les dieux
face à face, les entendre, leur parler. On se prosterne devant
Apollonius de Tyane. De Maxime de Tyr à Proclus, on écoute
les néo-platoniciens et l'on se berce de leurs divagations mysti-
ques. Le christianisme lui-même, pour ne point ébranler sa
propre foi, est obligé d'admettre le fait de ces révélations sur-
naturelles; il se borne à répudier comme démoniaques celles
qui ne relèventpas de lui*. La divination se transforme, elle ne
périt pas. Une partie du monde lui appartient encore aujourd'hui.
Nous n'avons fait qu'effleurer quelques-unes des idées que
M. Bouché-Leclercq, dans une vaste introduction, a analysées
avec une singulière pénétration etdéveloppées avec un rare talent.
Rendre compte en quelques pages, d'une œuvre aussi étendue, si
pleine de faits, si riche d'idées, serait chose impossible. Nous
avons donc l'intention de revenir sur la partie de Y Histoire de la
Divination qui concerne la religion hellénique, en particulier sur
le second et sur le troisième volumes qui traitent des sacerdoces
et des oracles 3. En attendant, nous ne pouvons que recomman-
') Bouché-Leclercq. Ouv.cit. Introd., p. 29-92.
2) Voir le développement de ces idées dans Y Introduction (iv, la Divination et
le christianisme), p. 92-105.
3) Les personnes qui seraient curieuses de prendre dès maintenant une con-
naissance plus complète de l'ouvrage de M. Bouché-Leclercq, pourront lire les
346 P. DECHARME. RELIGION GRECQUE
der vivement et aux amis de l'antiquité et aux lecteurs de la
Jievue, cette œuvre savante et forte ' .
P. Decharme.
articles qu'un maître et un juge très compétent, M. Alfred Maury, a consacrés
à l'Histoire de la Divination dans le Journal des Savants. (NoS de juin, août
et septembre 1881.) — On nous permettra peut-être d'avertir aussi que nous
avons déjà rendu compte du premier volume de l'ouvrage, dans la Revue Cri-
tique. (Nouv. Sér., tome VIII, 1879, p. 433 et suiv.).
■) Au moment d'envoyer ces pages à l'impression, nous recevons de M. De
Block, auteur d'un livre remarqué sur Evhémère (Mons, 1876), une étude sur
l'Idée du Destin dans Pindare (Extrait delà Revue de V Instruction publique
en Belgique, 1881, p. 289-300). Cette dissertation est une bonne aualyse de
la conception de la Moira chez Pindare. Voici la conclusion de l'auteur :
« Pindare, lui aussi, a admis un principe antérieur et supérieur aux dieux, et,
s'il a cherché à sauver la contradiction, c'est en représentant ces derniers
comme accomplissant volontairement les décrets du Destin s'appliquant à eux-
mêmes aussi bien qu'aux mortels. »
BULLETIN CRITIQUE
DE LA
RELIGION JUIVE
(judaïsme ancien)
Dans un premier Bulletin ' nous avons mis à profit la publica-
tion capitale de M. Reuss sur la Bible pour indiquer rapidement
l'état présent des principales questions littéraires soulevées par
l'étude des livres de l'Ancien Testament. Notre point de départ
étant ainsi assuré, nous aborderons aujourd'hui l'examen de quel-
ques publications récemment parues dans notre pays et dans notre
langue sur l'histoire et l'esprit de la religion juive. Ces publica-
tions se recommandent par des qualités diverses, mais réelles.
M. Charles Bruston, professeur d'hébreu et d'Ancien Testa-
ment à la Faculté de théologie protestante de Montauban, publie
le premier volume d'une histoire de la prophétie israélite 2, que
ses précédents travaux sur différents points d'exégèse et de critique
nous engagent à accueillir favorablement. M. Bruston est un hé-
braïsant distingué : il a débuté par la publication d'une traduction
') Revue de l'histoire des religions (1880), t. I, p. 206
Histoire optique de la littérature prophétique des Hébreux depuis les
nés jusqu'à la mort d'Isaïe. 1 vol. in-8, de VII et 272 p. Paris, Fischbacher
origines jusq
et Maisonneuve, 1881.
348 MAURICE VERNES
des Psaumes ' où il rompait résolument avec la routine; il justi-
fiait, quelques années plus tard, les principales de ses innova-
tions dans un volume intitulé Du texte primitif des Psaumes*, où
il faisait preuve de connaissances solides et d'un esprit ingénieux.
Depuis, par des publications de moindre étendue, il a montré
qu'il se tenait au courant des travaux récents et qu'il suivait avec
une attention particulière les tentatives faites en Allemagne et en
Angleterre pour faire profiter les études bibliques du progrès du
déchiffrement des inscriptions assyro-babyloniennes.
C'est à cette préoccupation, restée dominante, qu'est dû parti-
culièrement le présent essai. «L'étude de l'Ancien Testament, dit
M. Bruston,a été en grande partie renouvelée de notre temps par
la découverte de nombreux documents égyptiens, phéniciens, moa-
bites 8 et surtout assyriens, qui sont venus tout à coup jeter une
lumière inattendue sur quelques-unes des parties de la chrono-
logie et de l'histoire de ces nations elles-mêmes, mais aussi du
peuple d'Israël et des autres peuples de l'Asie occidentale avec
lesquels il fut fréquemment en relation et dont il partagea plus
ou moins la destinée. De tous les écrits hébreux, il n'en est pas
qui aient 4 reçu plus d'éclaircissements de cette nouvelle sorte
d'informations que les discours des prophètes de la période assy-
rienne. Grâce à la connaissance plus complète que nous possédons
maintenant des événements qui s'accomplirent à cette époque,
il est devenu possible de pénétrer plus avant dans l'intelli-
gence de ces discours; plus d'un détail obscur s'éclaircit et plus
d'une prophétie dont l'authenticité a été contestée, non sans de
grandes apparences de raison (je veux parler principalement de
celles d'Isaïe contre Babylone) se comprend beaucoup mieux dans
la supposition de l'authenticité que dans l'hypothèse contraire 5. »
— « Le moment est venu, conclut le professeur de Montauban, de
soumettre à un contrôle rigoureux des opinions devenues pres-
que générales, des arrêts de la critique tenus pour définitifs par
') Paris, 1865.
2) Paris, 1873.
3) Nous n'insisterons pas sur la visible exagération contenue dans ces mots.
*) Le texte dit ait; nous le corrigeons.
B) Le texte dit dans les hypothèses contraires, ce qui n'a aucun sens.
BULLETIN DE LA RELIGION JUIVE 349
un grand nombre de bons esprits, mais que l'état actuel delà science
historique ne justifie nullement. C'est ce que nous avons essayé
de faire dans cet ouvrage. »
Nous n'avons rien à redire à cette ambition ; il nous paraît légi-
time et louable de reprendre à la lumière de faits nouvellement
étudiés des questions restées obscures et douteuses, et nous esti-
mons que M. Bruston n'a point fait une tâche ingrate en soumet-
tant à une enquête plus approfondie des solutions considérées
comme acquises par le plus grand nombre des exégètes.
Mais, pour qu'un pareil travail soit aussi fructueux que le vou-
drait l'honorable professeur de Montauban et que nous le voudrions
avec lui, il faudrait avoir établi d'avance avec quelque rigueur les
conditions générales de créance dans lesquelles s'offre à nous la
collection prophétique des livres de l' Ancien-Testament. Sommes-
nous en présence de textes rigoureusement établis, dont l'appar-
tenance générale à une époque donnée soit incontestable, mais
dont il s'agisse seulement de déterminer l'occasion et le sens pré-
cis? C'est ce que paraît croire M. Bruston, c'est ce qu'il nous
est impossible, pour notre part, d'admettre.
Nous nous en sommes déjà expliqué dans un précédent Bulle-
tin *, quand nous avons exprimé nos réserves sur la classification
des prophéties proposée par M. Reuss. Nous avons fait voir que
la rigueur d'un pareil procédé était plus apparente que réelle,
qu'en accrochant les divers morceaux delà collection prophétique
à des dates précises, à des faits spécifiés, on méconnaissait l'ex-
trême retenue que nous commande la manière dont s'est formée
la collection prophétique. Quand, deux ou trois siècles après l'exil
de Babylone, on s'est préoccupé de réunir pour l'usage de l'édi-
fication publique ce qui pouvait subsister des écrits des prophètes,
on ne pouvait pas se flatter 'de rendre au jour dans de sérieuses
conditions d'authenticité les œuvres d'écrivains ou d'orateurs
passablement antérieurs à l'exil, ou plutôt, nous-mêmes, quand
nous nous trouvons en présence de morceaux étendus qu'on rap-
porte au commencement ou au courant du vni" siècle avant notre
■) Voyez p. 211-216 de la Rev\ie, t. Ier (1880).
350 MAURICE VERNES
ère, nous ne devons accepter une date aussi reculée que si le ca-
ractère interne de ces morceaux nous y engage fortement. Les
vagues attributions d'une tradition somme toute récente sont de
peu de poids devant l'examen des textes. Ces textes eux-mêmes,
suspects de remaniements et d'interpolations, sont fréquem-
ment obscurs et d'une explication douteuse. La solution de la
question de date n'est parfois attachée qu'à l'interprétation
contestée d'un mot ou d'une ligne. Tout commande ici l'absten-
tion. Et encore M. Reuss avait entouré de réserves graves et
multipliées le classement qu'il proposait, et les introductions
placées en tête des différents morceaux signifiaient souvent que
les éléments de la décision étaient laissés aux impressions per-
sonnelles du lecteur ou du critique.
Avec M. Bruston c'est bien autre chose . On le croirait en pré-
sence des textes les plus solidement fixés, lesplus inébranlables.
Nous ne saurions taire notre étonnement de voir un homme que
ses travaux mettent constamment en contact avec les textes de
l'antiquité hébraïque, méconnaître aussi ouvertement, disons le
mot, aussi naïvement les conditions qui s'imposent à l'étude des
littératures antiques. Ce n'est plus une chronologie générale des
écrits prophétiques, c'est la chronologie détaillée de l'œuvre de
chaque prophète en particulier qui ressort de son examen avec
un luxe inquiétant de détails et de preuves. On éprouve quelque
impatience à voir élever laborieusement ces échafaudages com-
pliqués sur une surface que l'auteur prend pour le rocher et qui
n'est qu'une glace fragile l.
L'Histoire critique de M. Bruston débute par une introduction
intitulée Les Origines duprophétisme. Ce chapitre reproduit sans
innovations notables les notices très insuffisantes dontonfait pré-
céder d'ordinaire l'étude de la littérature prophétique2. Nous nous
étonnons qu'au début d'un ouvrage en plusieurs volumes, où
l'espace ne lui manquait pas, l'honorable hébraïsant n'ait pas
essayé de faire plus et mieux. Ce qu'il dit ne nous renseigne
absolument pas sur les antécédents du prophétisme écrit, ques-
J) Voyez sur ces questions nos Mélanges de critique religieuse, particu-
lièrement p. 196-206. .
2) Cf. même ouvrage, p. 162 suiv.
BULLETIN DE LA RELIGION JUIVE 351
tion mal posée jusqu'ici et dont il ne paraît pas avoir soupçonné
l'importance. Le livre Icr traite des prophètes du ixe siècle
dans le royaume de Juda, à savoir Abdias, Joël, l'auteur ano-
nyme de l'élégie sur Moab que nous retrouvons dans les pro-
phéties d'Isaïe (chap. XV-XVI), et de la prophétie contre Israël,
connue sous le nom de Cantique de Moïse (Deutéronome XXXII).
On sera surpris de voir l'insignifiante prophétie d' Abdias repor-
tée à une antiquité que la généralité des critiques n'est nulle-
ment disposée à lui concéder; on ne s'étonnera pas moins de
voir méconnu le caractère artificiel du court écrit de Joël, dont
l'origine post-exilienne a été mise en évidence par de récents
travaux.
Le livre II traite des prophètes du vme siècle dans le royaume
d'Israël. Ici nous pourrions nous sentir plus rapproché de l'au-
teur; nous croyons en effet que le noyau d'Amos et d'Osée ap-
partient bien à cette époque reculée, sous réserve d'altérations et
d'interpolations importantes. Mais, loin de chercher à déterminer
ces dernières, ou tout au moins, à leur faire une large place,
M. Bruston prétend retrouver les circonstances précises où s'ap-
pliquent les différents discours. 11 nous est impossible de voir
dans cet essai beaucoup plus qu'un exercice à peu près stérile.
Le livre III nous met en présence des prophètes du vin8 siècle
qui agirent dans le royaume de Juda, de l'auteur du second
Zacharie (chap. IX-XI), d'Isaïe et de Michée. Isaïe est ici le
morceau de résistance, et M. Bruston a étudié son œuvre avec
une attention et un soin particuliers. Abstraction faite de la
seconde partie de l'œuvre mise sous le nom du contemporain
d'Ezéchias (chap. XL-LXVI) et où personne ne songe à con-
tester la marque d'une plume du vie siècle, il y a là encore une
collection importante, dont quelques fragments se laissent rap-
porter à des circonstances historiques précises. Le défaut de l'ho-
norable hébraïsant est de vouloir profiter de cet avantage pour
étendre à chacun des morceaux du premier Isaïe le bénéfice
d'un encadrement dont la poursuite est peut-être d'autant plus
attrayante qu'elle est aventureuse. Nous obtenons donc une
série de chapitres où l'œuvre prophétique d'Isaïe vient docile-
3o2 MAURICE VEBNES
ment se soumettre, page après page, aux exigences passablement
impérieuses de son nouvel interprète. C'est d'abord la vocation
du prophète et ses premières prophéties, puis ses prophéties à
l'époque de la ruine de Samarie, à l'époque de la prise d'Asdod,
la grande prophétie contre Babylone, les dernières prophéties en-
fin à l'époque de l'invasion de Sennachérib.
Tout y passe, on le voit. Tandis que les auteurs les moins révo-
lutionnaires,M. Reuss entre autres, se voient contraints par l'évi-
dence à expulser de l'œuvre du premier Isaïe plusieurs morceaux
importants, par exemple la prophétie contre Babylone (chap.
X1II-X1V) et les chap. XXIV-XXVII, sans compter d'autres
fragments moins considérables, M. Bruston, reprenant en sous-
œuvre les résultats de ses devanciers, prétend non seulement
maintenir l'authenticité de chacune de ces pièces, mais leur
assigner une place précise dans l'activité et dans l'œuvre de
leur auteur. Il a recours pour cela à une construction très
savante ; il écarte plusieurs difficultés chronologiquse à l'aide des
données de l'assyriologie. Ce qu'il fait de plus hardi c'est de
revendiquer pour Isaïe la fameuse prophétie contre Babylone, et
cela au moyen d'un luxe d'arguments dont on nous permettra
de dire seulement qu'ils sont plus ingénieux que probants.
Il y a en effet beaucoup de travail dans ce volume ; les per-
sonnes qui ne croient pas téméraire de rechercher les circons-
tances propres à expliquer la naissance de tel morceau prophé-
tique particulier devront tenir compte des recherches conscien-
cieuses et sincères faites en ce sens par M. Bruston. Ceux qui
apportent en ces questions plus de scepticisme, disons le mot, un
sentiment plus net de la position des questions littéraires dont
on leur propose des solutions aussi absolues, tout en rendant
hommage à l'érudition de l'auteur, à son zèle à utiliser les nou-
veaux matériaux mis par la philologie orientale à la disposi-
tion des historiens de l'antiquité, ne manqueront point de pen-
ser que les résultats obtenus ne sont à la hauteur ni de l'ambi-
tion ni de l'effort de l'honorable écrivain.
Avec lebeau volume, sorti des presses de l'imprimerie nationale,
que M. Wogue, professeur au séminaire israélite de Paris, nous
BULLETIN DE LA RELIGION JUIVE 353
offre sous le titre altrayant de Histoire de la Bible et de l'exégèse
biblique jus qu à nos jours l, nous entrons dans un autre ordre
d'idées. Nous venons de voir un exégèle protestant, passablement
indépendant mais insuffisamment informé des exigences de la
critique historique appliquée aux livres de l'antiquité religieuse,
soumettre à une minutieuse analyse des textes dont le caractère
incertain et flottant condamne à l'avance les résultats attendus
d'une pareille enquête; M. Wogue, dont l'autorité à cet égard
ne saurait être méconnue, s'est chargé pour sa part de nous
donner le témoignage de la tradition israélite orthodoxe sur
les livres de l'Ancien Testament. Là est la raison d'être, là est
l'intérêt de sa publication. Qu'a été la Bible pour la tradition
juive conservatrice ? Voilà ce que nous sommes reconnaissant
au professeur israélite de nous apprendre *, au moment où cette
tradition — ni plus ni moins que la tradition chrétienne conser-
vatrice — est appelée à céder la place aux vues de l'école histo-
rique, laquelle, cessant de s'inspirer soit du judaïsme soitdu chris-
tianisme, se préoccupe ^uniquement d'appliquer avec exacti-
tude à des textes antiques précieux les procédés universellement
reconnus de la critique générale.
Le fait que l'ouvrage de M. Wogue ait été à l'origine un
« simple manuel destiné aux élèves du séminaire israélite de
Paris, » comme s'en explique Fauteur dans son avertissement,
n'est point pour nous un inconvénient ; il est au contraire la
preuve que l'auteur, n'ayant en vue que^cc public restreint, nous
rend sans réticence et sans atténuation la tradition qu'il avait
pour mission d'exposer devant déjeunes théologiens. Malheureu-
sement il ne sent pas que dans ce caractère strictement national
et traditionnel est le vrai mérite^dc son œuvre et il semble
s'excuser précisément de ce dont nous sommes tenté de le féli-
citer. « Quelques lecteurs, "dit-il assez gauchement, trouveront
peut-être que dans certaines questions soulevées ça et là par les
!) I vol. in-8de p. V-383. Paris, 1881, chez Fischbacher.
2) C'est là un mérite sérieux, que M. Neubauer nous semble avoir un peu
méconnu dans la critique, d'ailleurs trèsjuste quant au détail, qu'il a faite de
l'ouvrage de M. Wogue. (Voyez Revue critique, n° 38 (1881); cf. Revue de
l'histoire des religions (1881), T. IV, p. 253 et nos propres observations sur
une protestation de M. Wogue, ibid., p. 254.
iv 23
354 MAURICE VERNES
sujets que je traite, je n'ai pas fait une part assez large à la
critique indépendante. Etant donnée l'origine de ce livre, la
commune croyance du professeur et de ses élèves, il ne pouvait
guère n'être pas orthodoxe. Mais la foi n'exclut pas la bonne foi,
et je puis me rendre le témoignage d'avoir partout réservé ses
droits à la vérité, de n'avoir esquivé aucune difficulté sérieuse,
aucune objection fondée, et d'avoir résolument abandonné la
tradition rabbinique (qui sur bien des points, d'ailleurs, n'est
nullement obligatoire) toutes les fois qu'elle m'a paru incompa-
tible avec les données de la science ou de l'histoire. Amiens
Talmud, sed magis arnica veritas. »
Que l'orthodoxie chatouilleuse de M. le grand-rabbin Wogtte
se rassure! Et que nos lecteurs se rassurent à leur tour! Pson, le
respectable et savant auteur de l'Histoire de la Bible n'a aban-
donné ni le Talmud pour la vérité, ni la vérité pour le Talmud; il
n'a même jamais couru sérieusement les dangers redoutables
d'option qu'il se suppose à lui-même après coup. Il n'a pas eu à
se prononcer entre le Talmud et la vérité parce que ces deux
choses ne .sont jamais parvenues à se distinguer dans son esprit,
parce que les deux termes de tradition et de science sont restés
synonymes à ses yeux au cours d'une longue carrière. Et celte
incorruptibilité, qu'on ne saurait prendre en défaut, est encore
une fois la raison d'être de son œuvre, constitue le motif pour
lequel nous applaudissons à sapublication. L'opinion de M. Wogue,
critique indépendant, se discuterait comme celle du premier
exégète venu de France, d'Allemagne, d'Angleterre et de Hol-
lande. La déposition de M. Wogue, héritier de l'exégèse juive
appliquée à la Bible juive, nous la recueillons comme un docu-
ment historique de premier ordre. Les Juifs ont fait ce livre
admirable que l'Eglise chrétienne a cru devoir conserver dans sa
collection sacrée; quel intérêt n'y a-t-il pas à savoir comment,
interprètes nés ainsi qu'héritiers légitimes, ils l'ont, au cours de
vingt siècles, compris et présenté!
L'Histoire de la Bible se compose de trois parties: histoire
générale de la Bible, introduction à l'histoire de l'exégèse, histoire
de l'exégèse. L1 Histoire générale de la Bible traite de ses divisions,
BULLETIN DE LA RELIGION JUIVE 355
de son contenu, de sa langue, de sa constitution définitive, c'est-
à-dire de la fixation de son canon, de ses manuscrits et éditions.
Dès les premières pages je relève une curieuse remarque. La
division de la Bible en Loi, Prophètes, Hagiographcs est fonda-
mentale comme on sait ; mais l'ordre des trois parties n'est point
invariable. Dans un des plus anciens monuments de la synagogue,
le Mousàph de Rôch ha-chànah, les hagiographes sont mis au
second rang et les prophètes au troisième. M. Wogue incline
même à croire que c'est là l'ordre primitif. La question est loin
d'être dépourvue d'intérêt dans l'état actuel des études bibliques.
La tradition, on le sait, fait une très grande différence entre le
degré d'autorité qu'elle reconnaît à cesdiverses parties, réservant
au Pentateuque le bénéfice d'une inspiration divine directe.
Quant au critérium de la canonicité d'un écrit biblique, le voici :
«Un livre canonique est un livre inspiré h un degré quelconque et
dont la forme est authentique. »
« Voyons maintenant, avec notre auteur et selon ses propres
termes, quand et par qui a été écrit chacun de ces livres, quand
et comment s'est formé le recueil biblique dans son ensemble. »
Sur le premier point, le traité Babhâ-bathrâ du Talmud nous offre
un document « unique mais capital, » d'après les indications
duquel on obtient le tableau suivant:
Livres.
Auteurs.
Transcripteurs.
Pentateuque.
Dieu.
Moïse 1 .
Josué.
Josué 2.
Juges.
Samuel.
Samuel.
Samuel, Cad,
Nathan.
Rois.
Jérémie.
Isaïe.
Isaïe.
Ezéchias et son académie.
Jérémie.
Jérémie.
Ezécbiel.
Ezéchiel.
La grande synagogue.
Petits prophètes.
Chacun d'eux
Idem.
Psaumes.
Divers 3.
David.
Proverbes.
Salomon.
Ezéchias et son académie.
Job.
Moïse.
Cantique.
Salomon.
Idem .
•) Réserve faite des huit derniers versets.
2) Sauf les cinq derniers versets.
3) Savoir : Adam, Melchisédech, Abraham, Moïse, Héman, Yedouthoun,
Asapb, les trois fils de Coré et David pour la majeure partie.
356
MAURICE VERNES
Livres.
Auteurs.
Transcripteurs.
Ruth.
Samuel.
Lamentations.
Jérémie.
Ecclésiaste.
Salomon.
Ezéchias et son académie
Esther.
La grande synagogue.
Daniel.
Daniel.
La grande synagogue.
Ezra.
Ezra.
Néhémie.
Néhémie.
Chroniques.
Ezra.
C'est ce tableau que M. Wogue va commenter brièvement.
Sur lePentateuqueil conserve l'opinion de la tradition sauf pour
les derniers versets; plus royaliste que le roi, il admet pour ceux -là
aussi la transcriptio?i àeNoïsc <\h"n de ne pas attribuer cette œuvre
fondamentale « à deux mains différentes. » Il peut d'ailleurs
invoquer à cet égard une autre tradition antique, qui lui semble
préférable. Nous remarquons cette assertion, à laquelle se range
l'auteur, que, « en résumé, d'après le Talmud, toutes les pro-
phéties d'Isaïe lui appartiennent : la collection n'est pas de lui,
mais elle est encore antérieure à l'exil. » Passant par- dessus les
points où M. Wogue ne fait que des réserves de forme sur les
attributions recommandées par le tableau ci-dessus, nous signa-
lerons des réserves plus sérieuses sur les Psaumes. « Il y a, dit
le savant écrivain, un certain nombre de psaumes qui trahissent
visiblement, en tout ou en partie, l'époque de Salomon ou celle
des derniers rois de Juda, ou celle de l'exil, ou même l'époque
du retour. » Pour Job, l'origine mosaïque rencontre aussi des
hésitations que confirment d'autres textes traditionnels. Je relève
dans les quelques pages consacrées au Cantique des cantiques
les lignes suivantes qui sont curieuses, mais qui sont surtout
instructives pour le point de vue général de l'ouvrage : « Pour
nous Israélites rabbanites, nous ne pouvons nous écarter de la
tradition générale de la Synagogue, qui a consacré ce livre non
seulement comme canonique, mais comme le premier des
hagiographes... C'est bien le roi Salomon que nous avons,
jusqu'à preuve contraire, à considérer comme le légitime auteur
du célèbre Cantique. » Ainsi même pour les hagiographes, c'est-
à-dire pour des écrits réputés d'une inspiration secondaire,
BULLETIN DE LA RELIGION JUIVE 337
M. Woguc ne se résout pas ù franchir les limites que lui prescrit
la tradition et écarte résolument tout soupçon de pseudonymie.
Son embarras ne devient un peu grand qu'en présence de
l'Ecclésiaste où « la critique est presque unanime à reconnaître
le produit d'une époque très postérieure à celle de Salomon. »
M. Woguc tient donc pour un système mixte, d'après lequel le
fond serait de Salomon, « mais les développements et peut-être
une grande partie de la rédaction » d'une autre époque. Le savant
rabbin ne dissimule pas davantage les attaques soulevées contre
l'authenticité du livre de Daniel. Ce qu'il y a, d'après lui, de plus
grave peut-être au point de vue de la tradition, c'est que ce curieux
document « parait avoir figuré primitivement dans la série des
prophètes. » Pourquoi l'en aurait-on retiré pour le reléguer dans la
classe inférieure des hagiographies? M. Wogue ne s'en explique pas
clairement, se bornant à proclamer bien haut, — ce qui est pour
lui l'essentiel — « que le livre de Daniel a constamment joui
dans la Synagogue d'une grande autorité. » Il finit pourtant par
avouer « certaines difficultés, » qui peuvent avoir déterminé les
talmudistes « d'une part à rejeter le livre parmi les hagiographies
comme étant au moins en partie et dans son état actuel, d'une
composition postérieure à Daniel; d'autre part, à nommer
comme auteurs ou éditeurs les membres de la Synagoga magna,
dénomination fort élastique, comme on sait, et «s'étendant jusqu'à
Siméon le Juste, contemporain d'Alexandre ou de peu posté-
rieur. » — « On peut admettre ici concurremment deux hypo-
thèses, conclut notre auteur...: la première, c'est que l'œuvre de
Daniel, primitivement fragmentaire et composée de plusieurs
documents écrits par ce prophète à diverses époques, a été
compilée, complétée et réunie en un tout par plusieurs membres
delà grande assemblée...; la seconde, c'est que ce travail eut
lieu vers la fin de la période d'activité de cette assemblée, c'est-
à-dire du temps même des conquêtes d'Alexandre ou quelques
années plus tard, mais non toutefois dans la période macca-
béenne. »
En résumé, « pour la plus grande partie des livres, nous
adoptons le dire du Talmud, ici comme exact et inattaquable en
358 MAURICE VERNES
lui-même, là au moins comme admissible jusqu'à preuve con-
traire... Notre principale divergence, en définitive, porte donc
sur le Psautier, en ce sens qu'un petit nombre de psaumes,
an té-mosaïques selon le Talmud, ne nous apparaissent pas
comme tels et que plusieurs autres nous semblent manifestement
postérieurs à David, bien que beraïtha (le tableau ci-dessus) et
Ghemara paraissent, d'un commun accord, regarder ce roi
comme l'éditeur définitif. » Voilà toute la divergence; on
accordera qu'elle est insignifiante, malgré la gravité avec laquelle
Fauteur en fait l'aveu. Un croyant moins convaincu aurait triom-
phé de cet accord manifeste, qui ne fait défaut que sur un point
secondaire: M. Wogue le constate sans étonnement, comme une
chose naturelle et dont le contraire seul serait incompréhensible.
Le peu que nous avons pu dire, d'après M. Wogue, de l'origine
des livres bibliques pris séparément, ne rend pas — nous lo
regrettons, mais nous ne saurions faire autrement — l'impres-
sion très particulière qui se dégage de la lecture de ces quatre-
vingts pages. C'est, avec la langue et la clarté de notre temps,
un esprit d'un autre âge ; à suivre cette discussion où les preuves
« externes » jouent un rôle prépondérant, on se sent replongé
dans la scolastique; on croit lire un manuel composé dans le
style du xixc siècle par un homme du xme ou du xive. Parla
on sent le renouvellement de la science historique, dont l'étude
de la Bible a participé à son heure ; on voit quel abîme nous
sépare d'hommes que le hasard a confinés dans l'étroite enceinte
du passé, et, avant que disparaissent ces derniers survivants
d'un âge évanoui, on leur sait gré de consigner à notre profit la
tradition dont ils sont les dépositaires comme les suprêmes repré-
sentants.
Le reste du volume offrira un intérêt, peut-être moins vif pour
le point de vue que nous avons adopté, mais aussi réel. Dans
Y introduction à V histoire de l'exégèse , M. Wogue traite des
anciennes versions. Mais la troisième partie, l'histoire de V exégèse
(juive) sera consultée avec un profit tout particulier par les non
Israélites qui ont grand besoin de combler à cet égard une grave
lacune. L'histoire de l'exégèse israélite forme à elle seule la
BULLETIN DE LA RELIGION JUIVE 359
moitié du volume; elle sera accueillie par les amis de la science
biblique avec un empressement tout particulier. — Nous n'en
dirons pas autant du très insuffisant appendice intitulé : Les
hébraïsants chrétiens.
Si le judaïsme traditionnel revit dans la remarquable compi-
lation do M. Wogue, M. J. Darmcsteter, dans une vigoureuse bro-
chure apologétique, se propose de tracer, à la lumière du passé,
sa voie au judaïsme moderne, émancipé par la révolution fran-
çaise *. Il n'est pas de question plus haute et qui mérite davan-
tage l'attention de l'historien des religions.
Aux yeux de la tradition chrétienne, le judaïsme en produisant
Jésus de Nazareth, Fils de Dieu et Sauveur de l'humanité
déchue, a perdu sa raison d'être; sa partie ancienne, c'est-à-dire
son histoire jusqu'auxoriginesdu christianisme, est une prépara-
tion; à partir de lafondationdel'Eglise, c'est — qu'on nous passe
l'expression — une queue. C'est là une idée qui révolte profon-
dément le sentiment filial et familial des Juifs, quelle que soit la
forme sous laquelle elle soit exprimée, fût-ce avec l'élévation
de langage et de pensée d'un des esprits les plus libres de ce
temps. A propos du Coup d1 œil de M. Darmcsteter, M. Scherer
écrivait, en effet, il y a quelques semaines, les lignes suivantes
qui m'ont frappé2: « L'effort de M. Darmesteter va à main-
tenir à la religion d'Israël le privilège de certaines vérités, la
propriété de certains principes, dont elle resterait le représentant
dans le monde. A la manière dont je me représente les choses, le
judaïsme aurait, au contraire, passé tout entier dans les religions
qui s'en sont détachées; il aurait épuisé sa sève et, avec sa sève,
sa raison d'être dans les deux grands rameaux qu'il a poussés
au dehors. Le christianisme et le mahométisme ne sont autre
chose que des hérésies juives, cela est parfaitement vrai, mais
l'hérésie à ce degré de puissance, mérite le nom d'évolution, de
transformation, et si quelque chose est certain, c'est que la
*) Coup d'oeil sur l'histoire du peuple juif. Broch. in-8, de 21 p. Paris,
Librairie nouvelle, 1881. Cf. l'appréciation de notre collaborateur M. Oortdans
le Bulletin du judaïsme post-biblique (1881), T. IV, p. 184 et suiv.
2) Journal le Temps, du 17 août 1881,
360 MAURICE VERNES
grande, la mémorable action du judaïsme dans l'histoire des
peuples s'exerce à peu près exclusivement, depuis dix-huit
siècles, sous le nom et dans les formes du christianisme. » —
« Je ne sais voir dans la Bible, dit encore M. Scherer, que le fait
capital d'une morale religieuse et d'une religion morale, que
cette admirable parole évangélique qui, toute nouvelle qu'elle
paraisse, n'en est pas moins un écho, un prolongement de la
parole prophétique. L'Evangile est déjàdans Isaïeetdans Jérémie.
Jésus, à le bien prendre, n'a été que le dernier des prophètes, le
plus grand, le plus tendre, le plus original, le plus populaire,
mais absolument de la même inspiration. Que si son enseigne-
ment est devenu la religion que nous voyons, il ne faut pas s'en
scandaliser outre mesure; le mythe et le rite sont l'alliage à la
fois déshonorant et indispensable sans lequel le métal serait trop
pur pour servir aux usages des hommes. Quoiqu'il en soit, le
christianisme, je le répète, est essentiellement du judaïsme, et
cette gloire doit suffire à celui-ci. C'est sous cette forme, dans
tous les cas, c'est en vertu de l'accent particulier qu'elle a trouvé
sur les lèvres de Jésus, que la pensée juive est destinée à conser-
ver sa place dans la conscience de l'humanité. Le judaïsme est
immortel parce qu'il a produit l'Évangile et parce que l'Evangile
a été pour l'âme humaine une source d'expériences spirituelles
dont les effets ne s'évanouiront jamais entièrement. »
C'est là, non plus clans les termes de sacristie que nous rappe-
lions tout à l'heure, mais dans la langue vibrante et précise de
la philosophie moderne, la même fin de non recevoir. La raison
d'être du judaïsme ancien, c'est le christianisme auquel il aboutit
naturellement.: sitôt le christianisme paru, le judaïsme propre-
ment dit n'a plus de raison d'être.
M. James Darmesteter savait trop bien et l'étendue et la pro-
fondeur du préjugé auquel il s'attaquait, pour ne pas procéder
avec une extrême prudence. Il sent que sa thèse sera gagnée
devant le tribunal de l'opinion s'il fait voir que l'histoire du peu-
ple juif présente une unité, une cohérence, une continuité sans
mélange, sans fissure, sans lacune. Il s'applique aussi à ne né-
gliger aucun des traits qui la rehaussent. « Dans ce renouvelle-
BULLETIN DE T.A RELIGION JUIVE 361
ment, dit-il avec la gravité et la force d'un Cmizot, dans ce
renouvellement de la science historique qui sera une des gloires
sûres de noire siècle, l'histoire du peuple juif occupera de jour
en jour une place plus large, à mesure que les découvertes par-
tielles, en se coordonnant, laisseront mieux paraître dans ses
grandes lignes le développement de l'humanité aryo-sémitique.
Ce qui, en effet, au regard de l'historien, fait l'intérêt propre de
la nation juive, c'est que, seule entre toutes, il la retrouve à
toutes les heures de l'histoire, et qu'en suivant le cours de ses
destinées, il se voit transporté tour à tour au milieu de presque
toutes les grandes civilisations et de presque toutes les grandes
idées religieuses qui ont marqué jusqu'ici dans le monde civilisé
dès l'aube de l'histoire. Il voit tour à tour défiler sur le chemin
d'Israël les tribus nomades et polythéistes des Sémites primitifs,
l'Egypte et son sacerdoce, la Syrie et ses dieux, Niniye et Baby-
lone, Cyrus et les Mages, la Grèce et Alexandre, Alexandrie et
ses écoles, Rome et ses légions, Jésus et l'Evangile; puis, quand
l'unité nationale se brise et que la dispersion jette les Juifs aux
quatre vents du monde, l'historien qui les suit en Arabie, en
Egypte, en Afrique et dans tous les pays de l'Europe occidentale,
voit encore passer sous ses yeux Mahomet et l'Islam, l'Aristote
des Scolastiques et leur philosophie, toute la science du moyen
âge et tout son commerce, les Humanistes et la Renaissance, la
Réforme et la Révolution. »
Les conditions d'une étude d'ensemble de l'histoire du peuple
juif, — tâche superbe mais effrayante, — ne se rencontrent que
d'hier, grâce à un double et simultané progrès. D'une part, la liberté
de penser entrée dans les mœurs, de l'autre, « une succession
de découvertes inouïes et inattendues » rendent possible qu'on
« lente » ou qu'on « entrevoie » cette « grande histoire. » Je m'ac-
corde pleinement avec M. Darmesteter.
Nous avons été tout particulièrement curieux de voir si l'expo-
sition que fait le jeune et intrépide auteur, de l'histoire et de la
religion juive anciennes répondait à l'état actuel de la science.
Le cadre premier, nous le reconnaissons avec plaisir, est tracé
d'une main ferme et sûre : « A l'origine une tribu nomade, de race
362 MAURICE VERNES
sémitique ; — après de longues migrations à travers les plaines
delà Mésopotamie, de la Syrie et de l'Egypte, cette tribu établit
sa demeure au milieu des peuples de Canaan, dans le voisinage
des Phéniciens. L'histoire matérielle des Hébreux durant cette
période est obscure; leur histoire religieuse plus encore,... il n'est
point resté de trace distincte de l'itinéraire de leur pensée. La
seule chose certaine et reconnue, c'est qu'ils sont primitivement
idolâtres et polythéistes; ils le sont comme tous les peuples de
la race dont ils sortent, sans qu'il soit possible cependant de dé-
terminer les traits propres de leur mythologie... »
A peine établis en Palestine et constitués en nation , les
Israélites, selon l'ingénieuse expression de M. Darmesteter,
« s'assurent un dieu national, font contrat avec lui, l'opposent
aux dieux nationaux des peuples voisins. Ce dieu national, cet
Elohim ne diffère pas encore essentiellement de ses voisins, ni
par les attributs qu'on lui prête, ni par le culte qu'on lui rend :
il n'est pas encore la négation des autres dieux, ce n'est pas
encore le dieu du monde, c'est le dieu d'Israël. » Sur ce point en-
core, M. Darmesteter, servi par sa vaste et sûre information, amar-
qué de traits aussi vifs que précis l'état des choses tel qu'il résulte
des récents travaux de la critique. Dans ce qui suit, nous ne se-
rons pas aussi complètement d'accord avec lui.
D'après le brillant apôtre du judaïsme, « toute l'histoire de la
royauté n'est qu'une lutte continue, souvent sanglante, entre le
dieu national et les dieux étrangers... Cette lutte, à laquelle se
rattachent les grands noms de l'ancien prophétisme, se termine
par la victoire du dieu hébreu, vers la chute de la royauté. » Ces
assertions sont très contestables et ne me semblent devoir être
admises qu'avec réserve; si les «grands noms de l'ancien prophé-
tisme » désignent, ce que je crois, Elie et Elisée, il en faudra ra-
battre, la légende de ces deux personnages ne laissant pas même
à l'examen un résidu historique certain. « Au même instant
(où triomphe le dieu national), continue M. Darmesteter,... ce dieu
lui-même subit une altération profonde. Ce n'est plus un dieu
national à la façon des autres... Le dieu d'Israël, grandi par la
défaite de son peuple, en devient le dieu universel, le dieu uni-
BULLETIN DE LA RELIGION JUIVE 303
que, le dieu d'Isaïe et des prophètes, le dieu du décalogue, Jého-
vah, celui qui est. C'est toujours bien le dieu d'Israël, puisqu'il
s'est révélé à Israël seul, qu'Israël seul a su le deviner; mais
c'est le dieu sans second; ce n'est plus le dieu jaloux du premier
mosaïsmeetdes Elohistes, qui a faim de victimes et d'offrandes... »
Ces lignes sont si éloquentes dans leur laconisme presque lapi-
daire qu'on préférerait se laisser entraîner à leur rythme impérieux
plutôt que d'y relever des côtés faibles. Il y a d'abord, sinon une
contradiction positive, au moins un certain vague dans la manière
dont l'écrivain rattache le progrès dans la conception divine aux
catastrophes finales du royaume juif, puisque l'idée «messianique »
y est sensiblement antérieure, de son propre aveu. Ce qui est tout
à fait inadmissible, c'est l'emploi du terme élohisme pour dési-
gner la manière de voir ancienne, le dieu particulier , et de celui
de jéhovisme pour exprimer l'idée plus récente du dieu universel.
Tous les derniers historiens de la religion israélite ont rejeté cette
vue, proposée il y a une quarantaine d'années, sinon plus, et
dont une étude plus approfondie a démontré l'inexactitude. L'in-
formation de M. Darmesteter a été ici moins rigoureuse qu'à son
ordinaire. Si le dieu national a un nom qui lui appartienne en
propre, c'est celuide Yahvéh (Jéhovah); cela a été mis au-dessus
de toute discussion. Quant à la désignation à'Elohim, elle appar-
tient sans doute à des textes anciens, mais elle est également pré-
féréepardes auteurs post-exiliens comme exprimant mieux l'idée
du divin, delà divinité. Le seul argument que le savant écrivain
pourrait invoquer en faveur de l'identification qu'il admet entre
le jéhovisme et l'idée du dieu universel, serait l'étymologïe pré-
tendue de Yahvéh (Jéhovah), « celui qui est. «Mais cette étymologie
ne supporte pas l'examen, nous le ferons voir tout à l'heure, et
d'ailleurs ne saurait prévaloir contre l'emploi de cette désigna-
tion dès les époques reculées. Je regrette vivement ce défaut
d'une enquête assez récente, qui jette une obscurité fâcheuse sur
une phase capitale de l'ancienne religion israélite.
Sous l'influence des mêmes théories, aujourd'hui abandonnées
sans esprit de retour, M. Darmesteter nous représente à tort le
sacerdotalisme et le ritualisme qui signalèrent la restauration
364 MAURICE TERNES
comme représentant « l'ancien élément national, » comme « un
legs bizarre de la vieille idolâtrie sémitique. » C'est là une vue
absolument erronée. J'aurais voulu voir aussi dégager avec plus
de netteté l'idée juive post-exilienne et montrer quel fut le ressort
de cette propagande juive qui fraya les voies au christianisme.
Rien de plus fin et de plus pénétrant que la manière dont est
présentée la naissance du christianisme: « Parmi les messies d'un
jour, qui passent et disparaissent sans lendemain sur la scène
prophétique, il s'en trouva un qui laissa une impression si pro-
fonde sur quelques-uns des Juifs qui l'avaient connu de près,
que ceux-là, au lieu de continuer à dire comme leurs frères :
« Le Messie va venir, » se prirent à dire : « Le Messie est venu, »
et quand il fut mort : « Le Messie est venu; on l'a tué, il va
revenir juger les morts et les vivants. » Cette croyance et cette
attente eurent peu de prise sur la masse des Juifs, tout au rêve
de la patrie terrestre, et qui savaient trop nettement ce qu'ils
désiraient et ce qu'ils attendaient pour prendre ainsi le change de
l'espérance ; mais elles eurent une prise merveilleuse sur les
masses étrangères, à qui elles apportaient une si bonne nouvelle,
que le mal allait finir, qu'un être merveilleux de justice et de
douceur allait faire régner la paix et le bonheur. »
Ce judaïsme réformé devint une « religion mixte, compromis
entre le passé et l'avenir et qui conquit le monde, auquel elle fit
beaucoup de bien et beaucoup de mal ; beaucoup de bien parce
qu'elle relevait le niveau moral de l'humanité, beaucoup de mal
parce qu'elle arrêtait sa croissance intellectuelle, en rajeunis-
sant l'esprit mythique et en fixant pour des siècles l'idéal méta-
physique de l'Europe aux rêves de la décadence alexandrine et
aux dernières combinaisons de l'hellénisme tombé en enfance1.
L'histoire du christianisme appartient à l'histoire juive jusqu'au
moment où cet élément mystique et métaphysique triomphe...
L'histoire a donc ici double tâche : étudier le judaïsme dans le
peuple juif et en dehors de lui. »
J'arrête ici mes citations et mon analyse. Il me suffira de dire
*) Nous ne relèverons point ce qu'il y a de trop absolu dans ces assertions.
BULLETIN DE LA RELIGION JUIVE 365
encore que M. Darmeslcter, après avoir retracé en quelques pages
colorées et singulièrement neuves — au moins pour ses lecteurs
non israélites — la vie si complexe de l'Israël dispersé et persé-
cuté, arrive à l'époque de la Révolution française et y voit une
époque décisive dans l'histoire du judaïsme, parce que « pour la
première fois, sa pensée se trouve en accord et non plus en lutte
avec la conscience de l'humanité... Le judaïsme est enfin arrivé
en présence d'un état de pensée qu'il n'a pas à combattre, parce
qu'il *y reconnaît ses instincts et ses traditions. » En effet le
judaïsme tout entier se ramène à deux dogmes : « Unité divine
et messianisme, c'est-à-dire unité de loi dans le monde et triomphe
terrestre de la justice dans l'humanité l. »
M. Scherer, dans l'article dont j'ai parlé plus haut, a relevé
avec beaucoup de force l'exagération qui perce dans ces lignes :
« Représentera christianisme, écrit-il, comme ayant à demi avorté
et le judaïsme comme n'ayant, au contraire, rien d'essentiel à
abandonner pour continuer à jouer un rôle et à exercer une
action bienfaisante, c'est à mon avis doublement méconnaître les
faits. L'auteur oublie que ce dieu juif dont il vante l'unité est un
dieu strictement national et dont le culte ne devait se r.épandre
que pour rassembler les croyants à Jérusalem. Il oublie que, si
le règne du Messie est un règne de justice, c'est en même temps
un règne terrestre et visionnaire, une conception apocalyptique.
Libre à l'écrivain de spiritualiser ces "croyances pour en dégager
ce qu'il croit en être le contenu essentiel, mais alors pourquoi
ne pas accorder le même privilège au christianisme et ne pas
l) J'aurais voulu voir M. Darmesteter, dans l'intérêt même de la thèse qu'il
défend et dont je souhaite avec lui le succès, s'arrêter ici et ne compromettre
point ses avantages par une déclaration, qui a généralement semblé excessive:
« Ce sont les deux dogmes qui, à l'heure présente, éclairent l'humanité en
marche, dans l'ordre de la science et dans l'ordre social, et qui s'appellent, dans
Ja langue moderne, l'un unité des forces, l'autre croyance an progrès. » Les
lignes qui suivent étaient également à garder par devers soi : « C'est pour cela que
le judaïsme, seul de toutes les religions, n'a jamais été et ne peut jamais entrer en
lutte ni avec la science ni avec le progrès social et qu'il a vu et voit sans crainte
toutes leurs conquêtes. Ce ne sont pas des forces hostiles qu'il accepte ou subit
par tolérance ou politique, pour sauver par un compromis les débris de sa
force : ce sont de vieilles voix amies qu'il reconnaît et salue avec joie, car il les
a, bien des siècles déjà, entendu retentir dans les axiomes de sa raison libre et
dans le cri de son cœur souffrant. » Ce judaïsme là n'est-ce pas plus encore le
judaïsme de M. Darmesteter que celui de l'histoire?
366 MAURICE VERRES
lui permettre de dégager aussi de sa métaphysique et de sa
mythologie une idée plus haute et plus profonde? »
Yoilà qui est à la fois si vigoureusement pensé et écrit que
M. Darmesteter aura dû sans doute s'incliner devant cette recti-
fication tombée de haut. Pourquoi donc mêlait-il à l'excellente
thèse historique, dont il se constituait le défenseur, des considé-
rations philosophiques etpolitiques auxquelles des esprits aiguisés
devaient sans peine trouver réponse ?
Reprenons-la donc cette thèse. Au fond M. Darmesteter ne
se propose nullement, comme quelques-uns de ses coreligion-
naires, de ramener le christianisme au judaïsme. Il est d'esprit
assez équitable, de jugement assez désintéressé, pour accorder
à M. Scherer que « la grande, la mémorable action du judaïsme
dans l'histoire des peuples, s'exerce à peu près exclusivement,
depuis dix-huit siècles, sous le nom et dans les formes du chris-
tianisme. » Il n'en est pas moins fondé à dire que le judaïsme
anté-chrétien constitue la religion à la fois la plus élevée de
pensée et la plus sympathique à l'action morale conçue comme
élément du bien-être social, qu'ait connue l'antiquité, et que ces
caractères fondamentaux, conservés au travers des vicissitudes
les plus inouïes, justifient sa présence et sa persistance dans les
cadres de la société moderne. Nous ne pensons pas autrement.
Le premier qui ait osé dire ces vérités salutaires dans notre
société affranchie du poids des religions d'Etat, c'a été un des
plus grands hommes de bien de ce siècle, Joseph Salvador1.
M. James Darmesteter n'est que son fils spirituel et son héritier,
et il se plaît à le proclamer 2. Quand J. Salvador, jeune docteur
en médecine de Montpellier, résolut il y a soixante ans de consa-
crer sa vie à la réhabilitation du judaïsme, il lui fallait, pour attein-
dre ce but, une ténacité, une intelligence, une vigueur d'âme et
de pensée peu communes. Qu'étaient-ce en effet que les Juifs pour
*) Joseph Salvador, sa vie, ses œuvres et ses critiques, par le colonel Ga-
briel Salvador, 1 vol. in-18. de 539 p. Paris, Calmann Lévy, 1881.
2) Voyez Annuaire de la Société des Etudes juives, première année (1881), le tra-
vail intitulé Joseph Salvador, où M. J. Darmesteter a mis ses qualités ordinaires
de finesse et d'élévation, en particulier les premières pages où l'écrivain explique
comment il s'est rencontré sans le savoir avec son illustre prédécesseur et
le cas qu'il fait de cet accord.
BULLETIN DE LA RELIGION JUIVE 367
ceux qui avaient mission de communiquer aux hommes la
pensée même de la divinité, sinon la nation déicide conservée
par la sévérité divine comme un exemple à la fois mémorable et
lamentable de l'infaillible accomplissement des jugements cé-
lestes ? Par une série d'ouvrages, tous inspirés parla même pré-
occupation, M. Salvador montra ce qu'avait été le judaïsme
dans le passé et quelle était sa place dans le nouvel ordre de
choses fondé sur la liberté de conscience.
L'œuvre était déjà si ferme, si solide, d'aspect si vigoureux et
imposant bien des années avant la mort de son auteur, qu'un
écrivain philosophique distingué pouvait la résumer en des
termes auxquels le biographe de M. Salvador donne sa com-
plète approbation. « Quel est le but que s'est proposé l'auteur
de Paris, Rome, Jérusalem? écrivait M. Franck. Considérant
avec raison comme une force toujours vivante, toujours active
ce qu'il appelle la religion des Ecritures, cette vieille foi du
Sinaï, qui, après avoir produit successivement la nation et
le culte des Hébreux, l'Evangile et toutes les variétés du chris-
tianisme, le Coran et les sectes musulmanes, pénètre encore
aujourd'hui l'esprit, les mœurs, les institutions des peuples les
plus civilisés de la terre, il s'en est contitué à la fois l'historien,
le juge et le prophète; il a voulu montrer ce qu'elle a été depuis
son origine jusqu'à notre siècle, ce qu'elle est devenue sous
l'empire de la société nouvelle créée par la Révolution et quel
rôle lui est réservé dans l'avenir. Chacun des ouvrages de
M. Salvador marque une des étapes qu'il a parcourues. — Dans
l'histoire des Institutions de Moïse, nous assistons, pour ainsi
dire, à la naissance du peuple hébreu; nous le voyons dès le
berceau, marqué parla religion d'une empreinte ineffaçable, rece-
vant d'elle ses mœurs, ses lois, son gouvernement, sanationalité,
tandis que la religion de son côté, ne semble vivre que par lui et
dans lui. — Le livre qui a pour titre Jésus-Christ et sa doctrine
nous représente le vieux dogme et l'antique législation consacrée
par le Pentateuque, luttant contre une religion nouvelle qui, à
l'abri même de leur autorité, en invoquant les noms de Moïse
et des prophètes, travaille à les détrôner et h prendre leur place.
368 MAURICE VERNES
— La même foi politique et religieuse, le môme esprit des Ecri-
ture opposant héroïquement une poignée d'hommes, les restes
sanglants d'un petit peuple mutilé et opprimé, aux forces réunies
du paganisme, c'est-à-dire à la puissance des Césars, tel est le
spectacle qu'offre à nos yeux Y Histoire de la domination romaine
en Judée. Enfin Paris, Rome, Jérusalem, c'est le dénouementde ce
drame quij après trois mille ans de durée, n'est pas encore fini;
c'est la conclusion de ce syllogisme en action, c'est la liquidation
du présent aussi bien que du passé, et le programme de l'avenir.
— L'œuvre que M. Salvador s'estimposée se trouve donc accom-
plie. Son œuvre est là devant nous, tout entière, arrivée à son
dernier terme de maturité. » Ainsi l'éminent penseur avait donné,
non seulement pour lui-même, mais pour la religion tout entière
dont il s'était fait le champion, une réponse au doute qui avait
étreint sa jeunesse : « Si Jérusalem est anéantie de par la vérité
et par le droit, pourquoi ne nous ferions-nous pas un devoir d'en
convenir ? Qui nous empêcherait de reconnaître que la synagogue
doit se dissoudre d'elle-même... ? Si, au contraire, la vérité et le
droit amenaient à d'autres résultats, alors comment concevrions-
nous le devoir qui nous serait dicté ' ? »
En écrivant /. Salvador, sa vie, ses œuvres et ses critiques, l'hé-
ritier de ce grand nom a composé un chapitre des plus importants
de l'histoire des idées religieuses au xixc siècle, qu'on pourrait in-
tituler ainsi : Comment une ancienne religion, après dix-huit
siècles d'oppression et de silence, sait faire reconnaître son droit
de cité dans une société transformée par une notion nouvelle
des droits de l'individu. M. Gabriel Salvador a entrepris et mené
à bout cette tâche de la façon la plus intelligente et la plus ins-
tructive. On ne ferme pas son volume, si plein et si riche, sans
admirer l'humanité dans un de ses plus nobles représentants,
sans vénérer le judaïsme comme un des plus purs flambeaux qui
se soient allumés et continuent de briller sur la terre.
Nous ne dirons qu'un mot de la manière dont J. Salvador a
conçu et exposé le judaïsme ancien, ce qu'il appelle le mosaisme
d'après une expression que l'état des études critiques autorisait
') J. Darmesteler, dans Annuaire, etc., p. 12.
BULLETIN DE LA RELIGION JUIVE 369
encore dans la première partie de ce siècle. Pour l'éminenL écrivain,
les « institutions de Moïse » sont l'œuvre d'un vigoureux penseur,
lequel ajeté, en quelque sorte, dans leur moule un peuple encore
primitif. Pour la science historique contemporaine les « institu-
tions juives» sont le lent produit d'un développement iuterne,
accéléré ou contrarié tantôt par les circonstances politiques, tan-
tôt par d'éminentes personnalités l. Si l'unité de ces institutions
cesse donc d'être pour nous celle qu'impriment à son œuvre le
génie et le tour d'esprit propres à une!sindividualité déterminée,
elle n'en subsiste pas moins comme affirmation de l'unité interne
de développement d'un groupe social fortement constitué. M. Sal-
vador, d'ailleurs, en adoptant l'opinion traditionnelle, qui était
plus commode à son objet et répondait davantage aux tendances
de son esprit, n'apportait en cette question aucun parti pris.
« Que le Pentateuque, s'exprimait-il, soit écrit par un seul homme
ou par plusieurs, quelques siècles plus tôt ou plus tard, le Penta-
teuque offre un ensemble imposant dont les moindres détails ont
exercé dans la pratique une longue influence. Il est à mes yeux
Moïse ou le législateur, comme l'Iliade est Homère, comme les
œuvres d'Hippocrate sont Hippocrate lui-même, quoiqu'on y si-
gnale aussi les traces d'une coopération successive, quoiqu'on
ait révoqué en doute jusqu'à l'existence [de ces grands
hommes *. »
Ce qui me semble plus contestable dans l'œuvre de M. Salva-
dor, comme dans les prétentions de quelques-uns de ses disciples,
c'est son ambition de ramener le judaïsme ancien à ce que j'ap-
pellerai une démocratie contractuelle, les contractants libres étant
d'une part la divinité, de l'autre le peuple. Bossuet avait déjà dit:
« Dieu par le moyen de Moïse assemble son peuple, leur fait à
tous proposer la loi. Tout le peuple consent expressément au
traité. » Salvador force la note sans ménagement. Pour lui, la loi
de Moïse n'est pas autre chose que « la raison humaine, formu-
lée par Dieu, reconnue et consentie par l'homme... La loi est un
*) Voyez notre bref exposé intitulé Mosaïque {Loi) dans ['Encyclopédie des
sciences religieuses, Tome IX.
2) Aussi M. Salvador intitule-t-il Son grand ouvrage : Histoire des institu-
tions de Moïse et du peuple hébreu.
1V 24
370 MAURICE VERNES
pacte entre Jéhovah ^et le peupJe à qui il l'offre : elle n'est pas
imposée, elle est offerte et acceptée. — Moïse ayant exposé aux
Hébreux toutes les paroles de Jéhovah, ils répondent d'une voix
unanime : Nouslesacceptons!.... Pourtant, si le culte de Jéhovah
ne paraissait pas bon à vos yeux, l'option vous est laissée, choi-
sissez aujourd'hui ce que vous trouverez convenable, ce qui vous
plaît... Jéhovah est le législateur, mais le législateur con-
senti '. »
Eh bien! non, cette théocratie démocratique n'est qu'une fan-
tasmagorie ; elle n'a jamais existé chez les anciens Israélistes, il
faut le dire bien haut. Il y a dans leurs institutions des choses
admirables, un sentiment très vif de l'égalité et de la charité,
par dessus tout une affirmation sublime delà solidarité sociale;
mais il n'y a jamais eu pour eux faculté d'option parce qu'il n'y
avait pas liberté de conscience. L'idée d'un contrat conclu entre
la divinité et son peuple préféré, par lequel la première s'engage
à protéger celui-ci, et le second à remplir les obligations morales
réclamées par la voix céleste, apparaît sans doute en maint
endroit avec beaucoup de force et d'élévation, mais la législation
d'un bout à l'autre proclame que celui qui aurait indiqué sa pré-
férence pour une autre organisation aurait été mis hors la loi
sans autre forme de procès. Les préoccupations philosophique
et politique du commencement /lu siècle expliquent et excusent
seules des exagérations qui, si elles étaient prises au pied de la
lettre, bouleverseraienttout ce que nous savons d'un peu sur tou-
chantle développement des peuples de l'antiquité, où la religion et
la nationalité étaient inséparables. Ce qui caractérise précisément
encore le judaïsme de nos jours et lui assigne un caractère à
part, c'est cette alliance demeurée indissoluble entre la race et la
religion. Qu'on n'aille donc pas nous parler de liberté de cons-
cience ! Qu'on ne nous représente pas Yahvéh (Jéhovah) disant
aux Israélites, comme Léopold de Belgique à l'émeute : « Si vous
en avez assez de moi, je me retirerai ! »
En terminant ce bulletin, nous consacrerons quelques mots à
J) D'après Darmesteter^AmittatVe, etc., p. 17-18.
BULLETIN DE LÀ RELIGION JL'IVE 371
deux travaux importants relatifs au judaïsme ancien parus dans
cette Revue.
Nos lecteurs n'ont pas manqué de remarquer l'ingénieuse
dissertation que M. Gustave d'Eichthal nous a donnée sous ce
titre : Sur le nom et le caractère du dieu ([Israël Tahvék(Jéhovah)1.
Le pénétrant écrivain s'y est attaqué à l'idée très universellement
répandue dans les cercles savants que le nom du dieu national
israélitc trouve son explication dans la racine hayah (être),
employé sous la forme archaïque, havah, dont il représenterait
le futur-présent à la 3cpersonne du singulier, soit au mode kal, soit
au mode hiphil : dans la première hypothèse, Yahvéh devrait se
traduire par il est, dans la seconde par il fait être, ce qui abouti-
rait aux idées de Être (par excellence) ou de Créateur.
Il est incontestable que cette prétention étymologique tire son
appui d'un passage fameux de l'Exode, dont il est indispensable
de reproduire ici les principales lignes. Lors de l'apparition
céleste à Moïse aulloreb (Exode, chap. III), la divinité se présente
à son délégué comme le « dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob. »
Cette désignation semblant insuffisante à Moïse, il insiste pour
obtenir quelque chose de plus précis : « Quand j'irai, dit-il, vers
les enfants d'Israël, leur dire : Le dieu de vos pères m'envoie vers
vous, — s'ils me demandent : Quel est son nom? — que leur
répondrai-je? » Sommé de livrer son nom propre, Dieu répond :
« Je suis celui qui est (Éheyéh asher éheyéh = sum qui sum). Tu
répondras aux enfants d'Israël : Éheyéh (je suis) m'envoie vers
vous. » — La curiosité de Moïse devrait sembler satisfaite. Il n'y
parait point, puisqu'une seconde réponse, très différente, suit la
première. « Dieu, continue le texte, dit encore à Moïse : Tu par-
leras ainsi aux enfants d'Israël : Yahvéh, le dieu de nos pères, le
dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, m'envoie vers vous. Yoilà
mon nom pour l'éternité, voilà mon nom de génération en géné^
ration. »
Il suffit d'apporter à l'examen de ce passage un peu de la
précaution que réclament les textes de l'antiquité hébraïque, si
l) Revue de l'histoire des religions (1880), T. I, p. 357.
372 MAURICE VERNES
volontiers surchargés et interpolés, pour sentir que la version
primitive a subi une altération. La seule des deux réponses qui
convienne à la question posée est la seconde ; la première (dans
l'ordre actuel du texte) a été insérée après coup par un théolo-
gien jaloux de faire ressortir le sens profond contenu dans le
nom divin, sens profond que le vocable Yahvéh lui semblait
insuffisant à exprimer. Là où un premier auteur avait dit : le nom
du Dieu national d'Israël, du Dieu de ses ancêtres, est Yahvéh,
un théologien de récente époque déclare que le principe de la
divinité est Mètre.
Ce premier point fixé, — et M. d'Eichthal l'a tiré au clair avec
trop de soin pour qu'on puisse désormais contester la justesse
de sa supposition, — une autre question se pose : l'auteur de
l'explication métaphysique du nom divin a-t-il prétendu rat-
tacher le nom Yahvéh à la racine hayah (havah), comme l'ad-
mettent implicitement tous ceux qui ont eu à s'occuper du
passage en question? Là encore, à mes yeux, M. d'Eichthal
a vu parfaitement clair. Si le théologien mterpolateur avait
voulu ramener l'étymologie de Yahvéh à la racine être, il s'y
serait pris tout autrement; il aurait entrelacé son explication à
la déclaration du texte qu'il avait sous les yeux et non substitué
sa propre déclaration à celle de l'écrivain sacré, qu'il relègue
délibérément au second plan. Il se serait également arrangé
pour que le nouveau nom divin Eheijéh se rapprochât tant soit
peu de l'ancien : or à qui fera-t-on croire que Eheyéh et Yahvéh
puissent jamais se confondre? Certainement, si pour l'auteur de
l'interpolation, Yahvéh avait signifié soit il est, soit il fait être
(Être ou Créateur) il aurait trouvé le moyen de l'indiquer. Mais
il n'en a cure. Ce qu'il veut, ce n'est pas interpréter le nom
antique d'Yahvéh, c'est révéler le secret de l'idée divine : quel
est le nom (le sens profond, l'idée) du Dieu des ancêtres? —
C'est l'idée d'être. — Quand s'est rencontré ce métaphysicien?
Il n'est point aisé de le dire. N'y a-t-il pas là déjà l'influence de
la philosophie grecque telle qu'elle a pu se produire à partir des
conquêtes d'Alexandre? — C'est probable.
Et maintenant que signifie le nom de Yahvéh? C'est sans
BULLETIN DE LA RELIGION JUIVE 373
doute, les textes sont là pour le prouver, une désignation
ancienne. On est libre, — pourvu qu'on se défende d'une
affirmation trop rapide ou trop entière, — de le rapprocher du
radical havah, auquel il peut se rattacher grammaticalement en
conservant sa vocalisation habituelle *. Si donc nous considérons
Yahvéh comme la troisième personne du futur (kal ou hiphil) du
verbe havah, voilà ce que le lexique hébreu nous apprend sur
le sens de cette racine : Havah signifie bâiller, être béant
(gœhnen, klafïen, hiare); en arabe, ce radical a donné naissance
à un dérivé pour lequel le dictionnaire emploie les mots : le
-/âj^x qui sépare le ciel de la terre, c'est-à-dire l'atmosphère
large et vide. De là, le sens de libère ferri, labi, cadere, deorsum
ruere9-. — En entrant dans cet ordre d'idées, on entrevoit une série
de significations beaucoup plus appropriées à l'aurore d'une
civilisation. Yahvéh pourrait donc désigner le ciel béant ou
bâillant (hiat) ou, si l'on veut encore, l'éclair. Pour ma part, je
ne me prononce en aucune façon pour l'une ou l'autre de ces
suppositions. Je dis seulement que, si l'on persiste à rattacher
Yahvéh à la racine havah, c'est dans la direction que j'indique
qu'il convient, clans l'état actuel de la science, de porter sa
curiosité. — En tout état de cause, M. G. d'Eichthal a rendu un
service sérieux aux études religieuses hébraïques en montrant
la fragilité d'une hypothèse passée presque à l'état de lieu commun
de la science.
M. Joseph Halévy, de son côté, dans une étude intitulée : Esdras
et le code sacerdotal*, s'est attaqué à l'une des plus grosses ques-
tions de l'histoire israélite. « Je ne connais, dit notre collabora-
teur, aucun personnage de l'Ancien Testament qui ait été aussi
gratuitement surfait que le prêtre et scribe babylonien Ezra ou
Esdras. La légende talmudique voit en lui un second Moïse;
x) Seulement, puisqu'il s'agit d'un nom ancien, il ne faut pas, comme y in-
cline M. d'Eichthal ;p. 371), demander l'explication aune « racine araméenne »,
c'est-à-dire récente, et revenir par ce chemin détourné au sens : Il est ou il
fait être. Havah n'est en effet égal à Hayah que pour la basse époque. Voyez
Gesenius, 8e édition allemande, p. 213.
-) Gesenius' h. und c. Handwôrterbuch ù. dasA.T. 8e Auflagevon Miihlau und
Volck, 1878, sub voce havah, p. 213, colonne 2.
3) Revue de l'histoire des religions (1881), T. IV, p. 22.
374 MAURICE VERNES
l'école critique moderne le considère ^corame le promulgateur,
parfois même comme le compilateur du Pentateuque ; tous font
de lui un homme extraordinaire, dont l'action aurait fait époque,
voire point tournant dans le développement du judaïsme. Et
cependant, si on consulte l'histoire, on ne découvre Tien qui
puisse justifier une appréciation aussi enthousiaste. »
Esdras, mis sur la sellette dans la personne de ses patrons con-
temporains, est l'objet d'un véritable réquisitoire, conduit avec
une verve et une sûreté qui ne peuvent manquer de faire une
grande impression. D'après M. Halévy, ce prétendu « introduc-
teur de la loi » n'était qu'un personnage fort médiocre et secon-
daire, nullement à la hauteur d'un tel rôle et auquel les textes
prêtent en effet de tout autres préoccupations. « Même en sup-
posant, écrit-il, la parfaite historicité de tous les faits rapportés
par l'auteur des Chroniques, il sera, je crois, impossible de mécon-
naître combien peu la personne d'Esdras avait les qualités néces-
saires à un promulgateur d'une nouvelle législation, que dis-je, à
un simple réformateur d'abus. D'après la donnée formelle du
narrateur, Esdras n'eut, dès le début, que la seule ambition d'é-
tudier et d'accomplir à son aise les observances de la loi et d'en
propager la pratique parmi la masse ignorante du peuple » (Esdras
VII, 10). D'après cet écrivain, un psaume (le LIe) est de nature à
nous expliquer l'état d'espritdu« prêtre et scribe, » et M. Halévy
nous donne de cette page une maîtresse traduction, qui a été
pour moi, comme elle le sera pour d'autres, un lumineux éclair
sur une époque obscure et mal comprise. Quant à savoir si le
code dont Esdras donna solennellement lecture au peuple assem-
blé, était un nouveau code sacerdotal connu de lui seul (tout au
plus des chefs de la communauté), comme le prétendent de récents
auteurs (Kuenen, Reuss, Wellhausen), M. Halévy le conteste éga-
lement soit par les résultats tirés d'une analyse très soignée et
très lucide du texte, soit au moyen de pénétrantes remarques.
« L'histoire, dit-il, n'a point cru devoir indiquer qu'il y eût là une
nouvelle législation, et ce silence est d'autant plus significatif
qu'elle eut soin de noter les noms des principaux lévites qui
expliquaient au peuple la teneur de la lecture, ce qui fait voir
Bl'LLETIN DE LA RELIGION JUIVE 375
quo les passages qui firent l'objet de celte lecture leur étaient
familiers, etc.. » D'après notre collaborateur, une chose de-
meure certaine, « c'est qu'il n'existe aucune raison sérieuse pour
attribuer à Esdras la promulgation du code sacerdotal et encore
moins la rédaction définitive du Penlateuque.*»
Sur le second point, M. Reuss, et nous Fen avons loué ',
s'était déjà séparé du groupe de savants visés par M. Halévy,
en réclamant un intervalle entre la promulgation du Code sacer-
dotal et l'achèvement du Pentateuque. Sur le premier, qui est
de beaucoup le plus important, la remarquable dissertation du
vigoureux critique ne manquera pas de rouvrir le débat. Il
est certain qu'on a commencé à mettre en avant ce nom d'Esdras
parce que cela a semblé un clou tout trouvé pour y accrocher
une œuvre qui, sans cela, restait quelque peu en l'air. Puis on
s'est attaché à confirmer cette désignation par des raisons de
valeur diverse, dont celle empruntée à la tradition rabbinique
n'a — M. Halévy a cent fois raison de le dire — aucune espèce
de valeur et dont on ne peut pas dire des autres qu'elles soient,
à l'heure qu'il est, élevées au-dessus de la discussion. Ce qui a le
plus encouragé la critique dans cette voie, c'a été l'assentiment gé-
néral donné à la proposition de rattacher la législation deutérono-
mique à la fameuse découverte du « livre de la loi » sous Josias.
On espéra donc trouver dans Esdras et dans le passage, discuté
ci-dessus, qui note son intervention dans la promulgation de
la loi, un point d'attache non moins solide pour une œuvre que,
d'après ses caractères internes, on estimait se rapporter à l'épo-
que de ce personnage. C'était peut-être un poids bien lourd, pour
reprendre notre image de tout à l'heure, accroché à ce clou,
lequel, secoué comme il vient de l'être par M. Halévy, semblera
désormais ébranlé, sinon arraché tout à fait.
La thèse elle-même, avancée par Graf, soutenue avec autant de
verve que de solide érudition, par MM. Reuss, Kuenen, Well-
hausenet qui, après quelques résistances, commence à être géné-
ralement acceptée par la critique indépendante , à savoir la
J) Bulletin de la religion juive dans la Revue (1880), t. I, p. 222 et suiv.
376 MAURICE YERNES
succession deces trois grands chaînons: documentjéhoviste-pro-
phétique, Deuléronome, code sacerdotal, correspondant le pre-
mier aux ix-vme siècles, le seconda la fin de la royauté, le troi-
sième à la restauration post-exilienne, est-elle ébranlée, à son
tour, par la démonstration, provisoirement admise avecM.Halévy
de l'insignifiance du rôle d'Esdras?Il ne me le semble pas. Outre
que le concert de tant d'hommes éminents qui ont dû tous — le fait
est capital — sacrifier, pour arriver à cette conviction, des préju-
gés plus ou moins tenaces et ont cru devoir s'incliner devant les
faits; outre que ce concert, dis-je, est une présomption singulière-
ment grave en faveur delà vérité générale de la thèse en question,
le fait d'un rattachement hâtif à un fait historique mal interprété
ne saurait l'infirmer. Détachons ce lien, s'il est reconnu qu'il
n'est pas à sa place; il n'en restera pas moins que le code sacer-
dotal est l'expression autorisée des vues qui prévalurent lors de
la reconstitution du judaïsme après l'exil de Babylone l.
M. Halévy assure, il est vrai, en terminant son article, et cher-
che à démontrer que « le Lévitique et les livres qui le précèdent
forment le point de départ de nombreuses allusions dans les psau-
mes antérieurs à Esdras et dans le xxe chapitre d'Ezéchiel et
sont par conséquent antérieurs à la captivité. » C'est peut-être
aller un peu vite en besogne ; quant à nous, auquel il est im-
possible d'entrer actuellement dans le détail de cette discus-
sion, nous n'opposons pas davantage de parti pris à cette cons-
tatation. Nous craignons seulement, — c'est au moins une im-
pression, — que M. Halévy, suivant à tort l'exemple de ceux
qu'il combat, n'incline à considérer Exode-Nombres enbloc comme
étant ou n'étant pas d'une époque donnée. Nous pensons plutôt
que, tandis que la législation reconnue pour la plus antique
n'échappe pas elle-même au soupçon d'interpolations et de re-
maniements plus récents, le code sacerdotal peut fort bien receler
des parties anciennes sans cesser d'être toutefois l'expression
') Ce qui prouve aussi que ces questions sont loin d'avoir reçu une solution
définitive, c'est la tentative que projette actuellement M. d'Eichthal (cité toute-
fois par M. Halévy comme un des défenseurs de l'idée qu'il repousse) de ratta-
cher à Esdras non plus le code sacerdotal, mais le Deutéronome lui-même.
La Revue publiera prochainement une étude de ce savant sur ce sujet.
BULLETIN DE LA RELIGION JUIVE 377
authentique d'une civilisation et d'un état d'esprit arrêtés, qui
sont ceux de la restauration. Ainsi pourrait se justifier la thèso
finale de M. Halévy, sans avoir pourtant tout l'effet qu'il en at-
tend.
Nous dirons en terminant que c'est avec un vif plaisir que nous
voyons un esprit aussi acéré aborder une question où les hébraï-
sants d'origine israélite se sont laissés devancer et éclipser par
lessavans d'origine non israélite. Quand même M. Halévy devrait
apporter dans les travaux de l'école critique moderne le même
trouble qu'il a jeté dans les rangs des assyriologues par son hypo-
thèse à&X allographie hiératique, cette Revue est trop amie de l'es-
prit de recherche indépendante pour ne pas lui être reconnais-
sante d'un effort où l'histoire saura trouver finalement son
profit l.
Maurice Vernes.
l) Nous rendons compte dans la Revue critique (numéro 52, 1881), d'un
travail de M. Studer sur le livre de Job où il arrive à des résultats analogues à
ceux que nous avons défendus nous-mêrr.e. (Cf. Revue, p. 229 et suiv.) —
M. Reuss, notre infatigable maître, vient de publier la première partie d'une
Histoire des livres de l'Ancien Testament (en allemand). Nous en parlerons lon-
guement quand l'ouvrage, dont on annonce à bref délai la seconde partie, sera
achevé.
LA FOI EN LA
ET AU MÉDIATEUR
DANS LES PRINCIPALES RELIGIONS
Chaque acte vraiment religieux consiste dans l'union d'un acte divin do
révélation et d'un acte humain de foi. C'est le concours de Dieu et de l'homme.
Il faut distinguer les deux éléments, non les séparer]; c'est la grâce et la foi.
Ce qui prouve bien la réalité de ce double élément, c'est que partout l'effet que
la religion demande à produire, c'est-à-dire délivrance du malheur et acquisi-
tion d'un salut supérieur, passe pour être la conséquence de la révélation
divine d'une part et celle du culte de l'homme de l'autre. La représentation
religieuse combine ces deux côtés dans la contemplation idéale des figures
médiatrices de l'histoire et de la légende religieuses. Elles rendent sensible
à la foi le rapport du divin et de l'humain dans une unité personnelle, soit
qu'envoyés de la divinité, elles servent d'intermédiaires de la révélation par
leur activité, soit que par leur essence elles tiennent le milieu entre Dieu et
l'homme, participent* à l'une et l'autre nature et incarnent ainsi l'union reli-
gieuse dans leur personnalité métaphysique.
I.
Commençons par les médiateurs des religions de la nature. Tantôt ce sont
des dieux devenus hommes qui pendant quelque temps ont accompli leurs
actes bienfaisants sur la terre en faveur de l'humanité ; tantôt des hommes divi-
nisés qui montent sur l'échelle du mérite et du bonheur; tantôt des fils de
dieux qui engendrés d'immortels, manifestent leur origine supérieure dans une
vie humaine sublime et glorifient cette vie par une ascension finale dans le
monde des dieux. Nous aurons donc à ramener la formation de telles légendes
à une double cause; l'une idéale ou mythologique, l'autre réelle ou historique.
1) D'après Pfleiderer, Religionsphilosophk auf geschichtlicher Grundlage.
LA FOI EN LA RÉDEMPTION ET AU MEDIATEUR 379
Ce sont ou les dieux de la nature qui dégénèrent dans la mythologie en
demi-dieux ou en fils humains des dieux, ou des hommes éminents, qui
s'élèvent à l'état de demi-dieux dans l'admiration des contemporains et surtout
dans le souvenir pieux de la postérité. Chez les figures principales des légendes
héroïques des peuples nous avons sans doute une fusion de deux facteurs, du
mythe des dieux et de la légende historique. Cela est vrai des héros de l'épos
grec, romain, allemand, comme de ceux de l'épos de l'Inde et de la Perse. La
légende des héros offre plus que toute autre une fusion de vieille foi et de
vieille tradition, d'idéal et de fait. Les héros sont d'une part des êtres idéaux,
surhumains, demi-dieux ou fils de dieux descendus des dieux de la nature; et
de l'autre, à la fin les héros nationaux des temps anciens, leurs rois et leurs
législateurs, leurs chefs dans les combats, les dompteurs de la barbarie, les fon-
dateurs de l'ordre civil et du culte, les pères des générations royales et sacerdo-
tales. En transportant tous ces souvenirs historiques aux figures idéales des
héros on rendit la tradition nationale plus idéale et la légende héroïque plus
humaine et plus nationale. L'union de ces deux facteurs, la légende et la fiction,
devait produire des résultats extraordinaires chez un peuple intelligent et enve-
loppé dans de grands mouvements. Elle est aussi fort importante à observer
pour l'appréciation des héros et des médiateurs des religions supérieures.
Le groupe de légendes le plus instructif est celui de Héraclès. C'est le Dieu
du soleil devenu le héros du soleil, qui accomplit victorieusement sa course au
travers de toutes les terreurs de l'année et purifie la voûte céleste pour lui-
même et pour son père, le Dieu du ciel, symbole de la lumière triomphante au
sens physique et moral. Fils très éprouvé et pourtant victorieux de Zeus et
d'une mère humaine, il est la manifestation et la preuve de l'invincible force
divine dans l'humilité terrestre de la vie humaine comme dans sa glorification
céleste. Il est aussi bien le modèle de la grandeur humaine, qui souffre et com-
bat au milieu de peines sans fin, que le héros divin qui, envoyé d'en haut, et
pourvu de force surhumaine, devient le libérateur de l'humanité accablée
(A^e^'xaxoç arcens malum. Swtyjp). Si dans l'origine son œuvre se rapporte prin-
cipalement à purifier la terre de monstres et de toute barbarie, les allusions
morales profondes ne manquent pas. C'est ce qu'il faut dire surtout des rap-
ports de Héraclès et de Prométhée. Si* celui-ci est le représentant de l'huma-
nité naturelle qui par ses efforts titaniques de liberté et de civilisation se pré-
cipite dans la faute et le malheur, Héraclès est l'homme divin qui justifie son
origine divine par l'obéissance qu'il déploie dans son activité et dans sa souf-
france et qui mérite d'être exaucé. C'est lui seul qui puisse délivrer de sa
souffrance le malheureux abandonné de Dieu et des hommes. C'est l'idée du
premier et du second Adam, de celui qui apporte la mort et de celui qui en triom-
phe. Héraclès apparaît aussi comme vainqueur des enfers en réprimant et en
emmenant le chien infernal, Cerbère; c'est dans cette qualité qu'il est surtout
représenté dans les mystères et mis sur la même ligne que Orphée (le [AuuTayti-
yoî). Sa fin représente encore cette victoire que la force divine avait remportée
sur les puissances de la mort et qui résumait son œuvre de délivrance : au haut
de la sainte montagne d'Oeta s'élève, du sein des flammes qui dévorent son
enveloppe terrestre, vers le ciel le héros glorifié, enveloppé du nuage de son
380 MÉLANGES ET DOCUMENTS
père Zeus, conduit par Athéné, entouré de Niké, reçu en triomphe par les
Olympiens, et couronné de la guirlande du vainqueur. La colère du destin
(Héta) est apaisée et une joie éternelle attend le vainqueur accompli. Remar-
quons enfin que ce Dieu, homme mythique qui symbolise si merveilleusement
la bassesse et la grandeur, la tristesse et la joie, devint encore finalement dans
la fable de Prodicus l'idéal allégorique de la vertu purement humaine; idéal
dont l'héroïsme consiste dans le triomphe moral sur soi-même, préférant le
chemin pénible de la vertu sous la direction d'Athéné à celui de la jouissance
inférieure au service d'Aphrodite. Voilà le type de la xo&oxayaôia, contrastant
avec le point de vue oriental, tel que la légende du choix opposé de Paris Ta
symbolisé.
On retrouve des idées analogues dans les mythes d'Apollon et de Dionysos,
les dieux du soleil et de la lumière.- Apollon, souillé d'un homicide, doit, pour
l'expier, s'enfuir et servir auprès d'Admète en qualité de berger. Ce n'est
qu'après s'être purifié ainsi qu'il revient comme le Dieu pur, vraiment lumineux
et devient en fondant un culte expiatoire pour les mortels dont il connaît et
déplore la faiblesse, un libérateur de toute impureté, depuis la faute qui souille
jusqu'à la passion qui enveloppe l'âme. Ici encore le sauveur n'est pas Dieu
en lui-même dans son élévation inaccessible, mais le Dieu homme qui entré
dans la vie humaine a pris la forme de serviteur, participé à la fragilité
humaine et compati au sort commun par la souflrance personnelle.
Dionysos, placé entre le dieu du soleil Apollon et le héros du soleil Héraclès,
représente la force divine (l'ardeur vivifiante du soleil) qui succombe tempo-
rairement à la mort, mais pour ressusciter victorieusement, paré de jeunesse
et comme régénéré. S'il meurt à l'époque du jour le plus court, sa descente
aux enfers, comme celle de Héraclès, est un triomphe remporté sur l'empire
des morts. Il revient de ces profondeurs indompté pour achever son triomphe
au travers du ciel et» faire son entrée triomphale en héros glorifié dans l'Olympe.
L'affinité de ce mythe avec ceux de Héraclès est évidente ; l'un et l'autre ont
la nature pour base, plus visiblement pourtant dans celui de Dionysos que
dans celui de Héraclès, qui a revêtu la forme plus spirituelle d'une vie mûrie
par l'épreuve et consacrée au salut de l'humanité.
II
Après avoir considéré la médiation dans la religion grecque, qui tient le mi-
lieu entre la religion de la nature et la religion morale, nous allons en étudier
le caractère dans les religions historiques.
Ici, la plus haute révélation de la divinité rédemptrice ne saurait consister
dans les événements physiques, ni dans les gestes que les héros accomplissent
dans l'intérêt de la civilisation en général. Dans les religions historiques, la
plus haute manifestation de Dieu se fait dans la conscience religieuse; d'où il
suit que les vrais médiateurs entre Dieu et l'homme sont, à leurs yeux, les
personnalités, qui occupèrent une première place dans laformation et ledévelop-
pement de la religion et notamment les fondateurs eux-mêmes. L'idée qu'une
LA FOI EN LA RÉDEMPTION ET AU MÉDIATEUR 381
association religieuse se fait de la personne et de l'œuvre de son fondateur
réfléchit la conscience religieuse de celte association et ses vues sur Vessence
de la religion en général. C'est ici que la philosophie religieuse et la dogma-
tique positive se touchent de très près. Et il n'est pas permis de négliger ce con-
tact; il y va de l'intelligence philosophique des dogmes positifs les plus impor-
tants. Remarquons cependant qu'à notre point de vue philosophique, il importe
moins de savoir ce que ces personnages religieux ont été historiquement , que
ce qu'ils ont été pour la foi de leurs partisans. Ce sont deux questions qu'il ne
faut pas confondre : l'appréciation idéale de la foi et la réalité historique de son
fondateur. Nous ne tenons compte de la question historique que pour autant
que la vie du fondateur donna l'impulsion à la formation de sa communauté et
indirectement à celle de l'appréciation idéale de la personne de son fondateur.
III
Commençons par la religion persane et son fondateur Zarathustra. Ses
partisans lui assignent une place au centre de l'histoire du monde. Trois mille
ans séparent son apparition de la création; c'est la première moitié de la durée
du monde; le mal (Ahriman) l'a dominée. Cependant avec Zarathustra se
prépare un heureux revirement; c'est pourquoi les bons esprits se réjouissent à
sa naissance, tandis qu'Ahriman, pressentant sa défaite prochaine, cherche à
neutraliser le champion du royaume de la lumière en lui offrant la domination
de la terre pour prix de sa désertion d'Ahura. Mais Zarathustra résiste à la
tentation et devient le premier prédicateur de la vraie parole divine qui défait
les démons et apporte le règne et les biens d'Ahura. La lutte progressive du
royaume de Dieu durera encore 3000 ans à partir de Zarathustra. C'est à ce
terme que de sa demeure sortira le consommateur de son œuvre, le grand Sau-
veur Soaschyang, qui dans un dernier combat domptera le dragon des ténèbres,
opérera la résurrection universelle des morts, jugera le monde et affermira à
jamais le règne d'Ahura sur la terre renouvelée. Ce Sauveur de l'avenir est la
copie chargée du Sauveur historique; il s'y mêle des légendes héroïques mytho-
logiques provenant de son identification avec l'ancien héros Verethragna. L'im-
portance médiatrice de Zarathustra consiste donc en ce qu'il annonça, par sa
parole et sa vie, le mérite religieux de l'unité et de la spiritualité de Dieu qu'il
avait recueillie d'Ahura lui-même, et prépara ainsi la délivrance du monde de
la puissance des démons; délivrance dont la foi persane attend l'achèvement du
Sauveur historique, non il est vrai, directement et personnellement, mais par
son retour dans son alter ego.
(A suivre.)
DEPOUILLEMENT DES PERIODIQUES
ET DES TRAVAUX DES SOCIÉTÉS SAVANTES
(suite)
III. Journal asiatique. Juillet. Ernest Renan, Rapport sur les travaux
du Conseil de la Société asiatique pendant l'année 1880-1881. — Août-
septembre. René Basset, Études sur l'histoire d'Ethiopie (suite). Arthur
Amiaud, Matériaux pour le dictionnaire assyrien. Nouvelles et Mélanges.
Communication de M. J. Halévy.
IV. Revue des Bitudes Juives. Juillet-septembre. Zadoc Kahn,
Le Livre de Joseph le Zélateur (fin). — Isidore Loeb, La Controverse de 1240 sur
le Talmud (fin). — Moïse Schwab, Les Incunables hébreux. — Perugini, L'In-
quisition romaine et les Israélites. Notes et Mélanges. Joseph Perles, Études
talmudiques. Joseph Derenbouvg, Année de la composition du Tanna debé
Eliahou. Ulysse Robert, Donation du cimetière des juifs de Dijon à l'abbaye
de la Bussière. — Revue bibliographique sur le troisième trimestre 1881, par
Isidore Lœb.
V. Revue archéologique. Juillet. Delattre, Inscriptions de Chemtou
(Simittu) en Tunisie. (Suite.)
VI. Bulletin critique d'histoire, de littérature et de théo-
logie. 15 août. Bona ventura: Breviloquium operâ A. Mariée, compte rendu
par P. Masoyer.— \e* septembre. C. Holsten, Das Evangelium des Paulus,
compte rendu par L. Duchesne. — 15 septembre. Gouilloud, Saint Eucher,
Lérins et l'Église de Lyon au vc siècle, compte-rendu par L. Duchesne. —
1er octobre. Variétés : Les corps saints des catacombes romaines par L.
Duchesne. 1er novembre. — Aube, Études sur les actes des martyrs scillitains»
parL. Duchesne.
VII. Revue historique. ■ — Septembre-Octobre. Bulletin historique.
France, par G. Fagniez. — Pays-Bas, par J.-A. Winne. — Pologne, par A.
Paicinski. — Comptes rendus critiques. P. Gêner, La Mort et le Diable, c. r.
par J. Darmesteter. — H. Vast, Le Cardinal Bessarion, c. r. par Louis Léger. —
Novembre-Décembre. Ernest Renan, Les Premiers martyrs de la Gaule, 177
ans après Jésus-Christ. (Extrait du VIe volume des Origines du christianisme,
intitulé Marc-Aurèle.) — _ Bulletin historique : France, par G. Monod. — An-
DÉPOUILLEMENT DES PÉIUODIOUES, ETC. 383
glelerre, par J. Bass Mullinger. — Allemagne (travaux relatifs à l'histoire
romaine), par /. Haupt. — Comptes rendus critiques, M. Droin, histoire de
la réformation en Espagne, c. r. par A. Morel-Fatio. — D. Haigneré, Cartu-
laire des établissements religieux du Boulonnais, c. r. par A. Giry.
VIII. Revue des questions historiques. — 1er octobre. A. du
Boys, Lanfranc et Guillaume le Conquérant (l'écrivain voit dans l'entreprise de
Guillaume le Conquérant « une mission religieuse et civilisatrice »). — Douais,
Les Sources de Thistoirede l'Inquisition dans le midi de la France. (Énuméra-
tion chronologique des sources, contenant d'utiles renseignements.) — H. de
l'Epixois. La Légation du cardinal Caétani en France (enT589-lo90 d'après les
documents des archives du Vatican et de la bibliothèque Barberini). — Lettre
de M, Leonetti en réponse à un précédent article de M. de l'Epinois sur
Alexandre VI et réplique de M. de VEpinois. — L. Lévèque, le Concile de
Nîmes à la fin du ivc siècle. — Vaesen, Un Projet de translation du concile de
Bàle à Lyon en 1436.
IX. Theologisch Tijdschrift (de Leyde). 1er septembre. — I. Hooy-
Kaas. Iets over Middelbaar Godsdienst ondorwijs. — Comptes rendus. Fair-
bairn, Studies in the life of Christ, c. r. par Van Bell. — G.-A. Chadwick,
Christ bearingwitness to himself, c. r. par Van Bell. — F. Weber. System der
alt-synagogalen palœstinischen Théologie, c. r. par H. Oort. — D. Castelli,
Il commento di s. Donnolo sul libro délia creazione, c. r. par H. Oort. — N.
T. Grœci edit. Basileensis, c. r. par /. J. Prins. — Bulletin littéraire, par
H. Oort, traitant de Delitzsch, Rohling's Talmudjude, Rohlings antwort an
Prof. Delitzsch; /. Hamburger, Die Nichtjuden und die sekten in Talmud.
Judenthum; T. Tal, Een blik in Talmœd en Evangelie; H. Oort, Evangelie en
Talmud; J. Darmcsteter, Coup d'œil sur l'histoire du peuple juif.
X. TheoIojçiseheH^iteratupzeitung. 27 août. Holstex, das Evan
gelium des Paulus, I. — Éélice (de). Etude sur l'Octavius de Minucius Félix.
Blois, Marchand. [Neumann : thèse pour la licence présentée à la faculté de
théologie de Montauban.) Faste.nrath, Luther im Spiegel spanischer Poésie.
Bruder Àlartin's Vision. Leipzig, Friedrich. (Harnack.) — {^septembre. Zeits-
chrift fur die alttestamentl. Wissenschaft, hrsg. v. Stade. I. 2. Giessen,
Ricker. — Simchowitz, Der Positivismus im Mosaismus. Wien, Gottlieb. —
Westerburg, der Ursprung der Sage, dass Seneca Christ gewesen sei. Berlin,
Grosser. (Long art. de Harnack.) — ■ Klussman, Curarum Tertullianearum
particulœ I et II. Halle. — Hausschild, Die rationale Psychologie und Erkenn-
tnisstheorie Tertullian's. Leipzig. — Der ungefalschte Luther, nach den Urdruc-
ken der Bibliotbekin Stuttgart, v. Haas, 2er Band, 6-10 Bandchen. Stuttgart,
Metzler. {Lemme.) — 24 septembre. — Kaegi, der Rigveda, die âlteste
Litteratur der Inder. 2e Aufl. Leipzig, Schulze. (Kattenbusch ; excellent livre,
très instructif.) — Riehm, der bibiische Schopfungsbericht. Halle, Strien. —
Singer, Onkelos u. d. Verhaltniss seines Targums zur Halacha. Frankfurt
Kaufmann. {Schiirer). — Ebers u. Guthe, Palœstinain Bild und Wort, nebst
der Sinaihalbinsel u. dem Lande Gosen. 1-3. Stuttgart, Hallberger. — Riess,
das Geburts-jahr Christi, ein chronolog. Versuch. Freiburg, Herder. (Schiirer.)
— Victoris Vitensis HisLoriapersecutionis [africanœ provincial, rec. Petschenig.
384 DÉPOUILLEMENT DES PÉRIODIQUES
Wien, Gerold. — Hettinger, Die gôttliche Comœdie des Dante Alighieri nach
ihrem wesentl. Inhalt u. Charakter dargestellt. Freiburg, Herder. (Profond
savoir et grande clarté d'exposition.) — Soldan's Geschicbte der Hexenprocesse,
p.p. Heppe. Stuttgart, Cotta. — Brieger, die angeblicheMarburger Kirchenord-
nung von 1527 und Luther's erster katechetischer Unterricht vom Abendmah].
Gotha, Perthes. — Kramer, August Hermann Francke. Halle, Waisenhaus. —
8 octobre. Sttder, das Buch Hiob ùbersetzt und kritisch erliiutert. Bremen,
Heinsius. — Lucius, Der Essenismus in seinen |Verhâltniss zum Judentum.
Strassburg, Schmidt. (Schiirer : idées originales, recherches conduites avec
méthode, exposition habile.) — Hofmann, Die heilige Schriftneuen Testaments
zusammenhàngend untersucht. IX. Zusammenfassende Untersuchung der
einzelnen neutestamentlichen Studien, bearb. v. Volck. Nôrdlingen, Beck. —
Mangold, De ecclesia primeeva pro Caesaribus ac magistratibus romanis preces
fundente dissertatio. Bonn. {Harnack : fait avec soin, quoique peu convaincant.)
— Jaffé, Regesta pontificum romanorum ab condita ecclesia ad annum post
Christum natum 1198, editionem II. correctam et auctam auspiciis Watten-
bach curaverunt Loewenfeld, Kaltenbrunner, Ewald. I. Leipzig, Veit.
{Harnack : travail très distingué de Kaltenbrunner, remarques de détail.) — 22
octobre. Weber, System der altsynagogalen palàstinischen Théologie aus
Targum, Midrasch u. Talmud dargestellt, hrsg. v. Delitzsch u. Schnedermann.
Leipzig, Dôrffling u. Franke. — Lange, Grundriss der Bibelkunde. Heidelberg,
Winter. [Holtzmann : résultats essentiels, acquis après de longues études.)
— Hatch, The organisation of the early Christian Churches. London,Rivingtons.
{Harnack: ouvrage important que l'historienne peut négliger.) — Zeitschrift fur
Kirchenreht, XVI B. Neue Folge, I. B . — Franck, System der christlichen Wahr-
heit. Erlangen, Deichert. — Zahn, Die natùrliche Moral, Gotha, Schlœssmann.
— Laurier, Die geschichtliche Nothwendigkeit des Christenlhums. Karlsruhe,
Reuther. — 5 novembre. Hirzig, Die zwulf Kleinen Propheten erklaert, 4e Aufl.
bes. v. Steiner. Leipzig, H\rze[.{Kautzsch.) — VanManen, Conjectural-Kritiek,
toegepastop den tekst van deschriften des Nieuwen Testaments. Haarlem, Bohn;
Van de SandeBakhuysen, Over de toepassing van de conjecturaal-Kritiek op den
tekst des Nieuwen Testaments. — Vogel, De Hegesippo qui dicitur Josephi in-
terprète. Erlangen, Deichert. {Schurer: recherches excellentes, reposant sur une
enquête très minutieuse et épuisant le sujet.) — Ebert, Allgemeine Geschichte
der Literaturdes Miltelalters imAbendlande. II, Geschichte der latein. Literatur
vom Zeitalter Karls des Grossen bis zum Tode Karls des Kahlem. Leipzig, Vo-
gel. {Môller : excellent.) — Kayser, Beitrœge zur Geschichte und Erklœrung der
altesten Kirchenhymnen. Paderborn, Schoningh: — Nielsen, Die Waldenser in
Italien. Gotha, Perthes. (Traduit du danois, n'est qu'une simple esquifs.1.) —
Comba, Valdo ed i Valdesi avanti la riforma, cenno storico. Fircnze. [Mœller:
très réussi, résume, mais avec détail, les résultats des recherches modernes sur
le sujet.) — Vathinger, Commentar zu Kant's Kritik der reinenjVernunft : I,
i. Stuttgart, Spemann. — 19 novembre. Schaff, A dictionary of the Bible,
including biography, natural history, geography, topography, archœology and
literature. Philadelphia. (Assez bon.)— Steiff, Dererste Buchdruck in Tùbin-
gen. 1498-1534, ein Beitrag zur Geschichte der Universitset. Tùbingen, Laupp.
ET DES TRAVAUX DES SOCIÉTÉS SAVANTES 383
(NesCle.) — Stark, Die Reformation in Bayern undden angrenzenden Pfalzen.
Hof, Crau; Schornbaum, Reformationsgeschichte von Unterfranken. NordlingeD,
Beck. (Kolde.) — Sepp, Polemische en irenische Théologie. Leiden, Brill. —
Eucken, Zur Erinnerung an Krause. Leipzig, Veit. — Rlnze, Kant's Bedeu-
tung auf Gruud der Entwicklugsgeschichte seiner Philosophie. Berlin, Dun-
cker.
XI. Articles signalés dans différentes publications pério-
diques :
Funk, Ueber den Verfasser der Philosophumena. (ïheologisch Quartalschriff
63,3.)
Kayser, Der gegenwaertige Stand der Pentateuchfrage, III. (Jahrbiicherf. pro-
test. Théologie, 1881,4.)
R. S. Poole, Ancient Egyptinits comparative relations, III. (Contemporary
Review, august and september.)
Boscaicen, Chaldean Sun-YVorship. (The Athenoeum, 3 septembre.)
E. Schrade, Die sage vom Wabasino Nebucadnezar's, (Jahrbûcher f. protest.
Théologie, 1881,4.)
if. Grûnwald, Welche Schriften setzt Sirach inseinen Tiwoç jraTÉpmv voraus?
(Jiidische Literaturblatt 33 et 36.)
A. 'Wabnits. La croyance à la résurrection des corps en Palestine. (Revue théo-
logique de Montauban, avril-juin et juillet septembre 1881.)
Gretillat, De la théorie du sacrifice lévitique d'après Bœhr et Oehler. (Revue
de théologie et de philosophie de Lausanne, juillet 1881.)
Maxwell, Aryan mythology in Malay traditions (Journal of the Roval Asiatic
Society, XIII. 3.)
Nyrop, Sagnet om Odvsseus og. Polvphem (Xordsk tijdskrift for filoloçi,
V, 3).
F. Lenormant, Ararat andEden, a biblical study, I. (Contemporary review,
september.)
Scott, The Burmese sacredbooks, letter (The Athenaeum, 15 octobre).
0. Frankfurter, The Buddha on women. Letter [Tbe Academy, lo octobre).
W. Knighton, The new development of the Brdima Somaj. (Contemporary
Review, october.)
H. P. Smith, Mediaeval Jewish theology. (Presbyterian review, october.)
F. Brunetiëre, Madame Guyon et le Quiétisme {Revue des Deux-Mondes,
15 août).
C. Molinier, l'Endura, coutume religieuse des derniers sectaires albigeois.
(Annales de la Faculté des lettres de Bordeaux, 3e année, n° 3.)
25
CHRONIQUE
Frange. — M. Paul Bert, récemment nommé ministre de l'Instruction publi-
que, en recevant le 22 novembre les professeurs de la Faculté de ihéologie
protestante, leur a annoncé son intention d'introduire l'enseignement de l'histoire
des religions dans les Facultés des lettres. Il y a en même temps, par un hom-
mage mérité, rappelé les services que la théologie protestante a rendus à cette
branche d'études, dont il estime que l'histoire et la littérature générale ne peu-
vent plus désormais se passer. Ces appréciations et ces projets sont trop con-
formes à ceux que nous avons défendus à cette même place pour que nous
puissions nous dispenser d'y applaudir. Les amis des études d'histoire religieuse,
après avoir hautement témoigné leur satisfaction de voir solennellement dénon-
cée une regrettable lacune et non moins fermement proclamée la résolution de
la combler, doivent seulement insister auprès des pouvoirs publics pour qu'un
esprit rigoureux de méthode et d'examen préside à la mise en vigueur des
innovations projetées. Nous sommes convaincu que le moment est opportun,
mais que, pour arriver à des résultats de tout point satisfaisants, il faudra
savoir très exactement, à propos de chaque circonstance particulière, ce qu'on
veut et ce qu'on peut faire.
■ — Nous sommes heureuxde signaler les cours suivants relatifs à l'histoire des
idées religieuses, qui seront donnés pendant le semestre d'hiver au Collège de
France et à la Faculté des lettres. M. Réville (histoire des religions) traitera des
religions du Mexique, des peuples de l'Amérique centrale et du Pérou et passera
ultérieurement à la Chine. M. Oppert (assyriologie) interprétera et commentera
quelques-unes des légendes mythiques de l'Assyrie-Babylonie . M. Grébaut
(suppléant de M. Maspéro, égyptologie) touchera aussi à des sujets religieux. A
la Faculté des lettres, notre collaborateur, M. Bouché-Leclercq (suppléant de
M. Geffroy) a pris l'excellente résolution de mettre le pied sur le terrain des
idées et pratiques religieuses où sa compétence est si hautement reconnue. Il
traitera des Institutions religieuses de l'ancienne Rome. Nous voudrions bien
voir nos professeurs de littérature et d'histoire classiques suivre, en grand
CHRONIQUE 387
nombre, l'exemple que leur donnent leurs confrères des universités étrangères.
Voie! les cours dont notre'collaborateur, M. Decharme, nous signale la présence
sur l'affiche du semestre d'hiver des universités de langue allemande, portant
uniquement sur la mythologie et la religion de la Grèce. Nous reproduisons la
note qu'il nous adresse à ce sujet: « L'enseignement de la Mythologie grecque,
qui n'existe nulle part en France, sera représenté dans plusieurs universités
allemandes pendant ce semestre d'hiver. Sans parler des cours d'archéologie,
consacrés à l'étude des antiquités religieuses de la Grèce, la Griechische Mytho-
logie proprement dite sera enseignée: à Berlin, par M.Robert, à Greifswald par
M. Preuner, a Kiel par M. Forschhammer; à Marbourg par M. von Sybel, à
Prague par M. Petersen.»
— Le rapport annuel de M. Renan sur les études orientales en notre pays a
paru, comme on a pu le voir au dépouillement des périodiques, dans le numéro
de juillet du Journal asiatique. Il abonde, comme toujours, à la fois en rensei-
gnements précis et en vues fines et profondes. Nous ne tairons pas la satisfac-
tion que nous avons eue à voir le sô*in avec lequel l'éminent orientaliste a
dépouillé la collection de la Revue de Vhistoire des religions, en signalant tous
ceux de ses travaux qui rentraient dans son sujet.
M. Renan a débuté par quelques paroles de souvenir à la mémoire de
MM. de Saulcy et Mariette. Le premier de ces savants est apprécié de la façon la
plus bienveillante et la plus spirituelle : « Son activité d'esprit pouvait le porter
à quitter une recherche pour une autre; mais partout il laissait sa trace. Il
animait tout ce qu'il touchait, et vos études ont plus d'une fois senti l'influence
fécondante de cet esprit actif, primesautier, dégagé de toute routine et de tout
parti pris. Certes il est bon que la marche de la science soit assujettie à des
règles, à un ordre, et la première de ces règles est de ne s'engager dans une
question que quand on en connaît bien l'histoire etlabibliographie. Qu'arrive-t-il,
cependant, quand les mêmes problèmes sont ainsi invariablement attaqués avec
la même méthode pendant plusieurs générations de savants? un peu de mono-
tonie et de stérilité. Comme ces longs troupeaux qu'on rencontre en Orient, où
chaque mouton met le pied dans le sillon creusé par celui qui l'a précédé, les
dissertations se suivent sans varier la manière de poser la question, en répétant
les mêmes postulata souvent erronés. L'exégèse biblique, telle qu'elle se
pratique dans certaines universités d'Allemagne, est le meilleur exemple de cet
état de stagnation et d'infécondité. Saulcy sortait bravement de ces parcs
étroits, de ces catégories convenues. Se fiant à son instinct, il se souciait peu
d'être au courant de ce qu'on avait dit avant lui sur un sujet donné; ce qu'il
voulait, c'était du neuf, et souvent il en trouvait. Au début des études assyriennes,
celtibériennes, démotiques, berbères, il fut là pour oser, pour dire le premier des
choses en apparence hasardées et dont plusieurs se trouvèrent ensuite des traits
de lumière. »
Abordant les travaux de l'année, M. Renan s'exprime ainsi: « La mythologie
comparée semble un peu se reposer. Elle aurait tort de se montrer trop suscep-1
tible à certaines objections que des personnes peu familiarisées avec cet ordre
d'idées, ont pu élever contre elle. C'est le sort des études nouvelles, après la
période, toujours brillante, de leur première apparition, de traverser une période
388 CHRONIQUE
d'attaques souvent injustes, qui, loin de les décourager, doit les porter à serrer
leurs méthodes et à mieux assurer leur marche. Les études de M. James Dar-
mesteter sur le Dieu suprême de la mythologie indo-européenne et sur les
cosmogonies aryennes montrent très bien comment le naturalisme aryen devint
mysticisme et resta toujours à une distance infinie du monisme des sémites
bibliques. Je voudrais que M. Darmesteter, avec sa grande intelligence et sa vue
profonde des parentés cachées, étudiât legnosticisne, c'est-à-dire la plus singu-
lière tentative qui ait été faite pour associer ces deux théologies opposées.
Jamais n'apparut mieux leur incompatibilité que dans cette crise étrange qui
remplit tout le second siècle de notre ère et où l'on vit parfois les plus vieilles
formules de l'âge primitif remonter à la surface et se mêler aux rêveries toutes
modernes d'une philosophie en décadence. »
Après l'éloge des travaux de MM. Hauvette-Besnault. Senart et de plusieurs
indianistes, M. Renan consacre encore quelques mots à la polémique soulevée
par M. de Harlez contre M. J. Darmesteter. « M. de Harlez, dit-il, continue ses
recherches sur l'Avesta, auxquelles il donne souvent le tour de la polémique.
Il devient très difficile de suivre le débat. D'excellents juges avaient cru que
M. de Harlez voulait dire que les mythes védiques n'ont point eu en Éran leur
signification originaire, qu'ils y ont été introduits et n'y ont qu'un rôle accessoire.
Il paraît que telle n'est point la pensée de M. de Harlez. « Bien loin d'expliquer
« les affinités organiques par des emprunts extérieurs et en quelques sorte lit-
ce téraires, m'écrit-t-ii, j'affirme partout que les mythes aryaques ont eu en Éran
« leur pleine signification, qu'ils font partie intégrante de la religion avestique,
« mais qu'ils ont subi une transformation radicale sous l'influence de doctrines
« empruntées à des peuples étrangers, ce que M. Darmesteter nie complètement.
« M. Darmesteter ne veut admettre aucune réforme, aucun changement de reli-
ef gion. aucune influence externe. Tout est pour lui développement naturel des
« mythes et croyances aryaques. » Si le champ du débat est si restreint,
quelques pages suffiront aux savants adversaires, je ne dis pas pour s'entendre,
mais pour poser leur dissentiment en termes clairs. »
M. Renan résume les travaux relatifs à l'Egypte et exprime l'embarras du
monde savant devant les dissidences des assyriologues. « Vos séances, dit-il,
ont été remplies par les débats que soulèvent les doutes énormes qui planent
encore sur certaines parties de l'assyriologie. Votre journal contient l'écho de
ces controverses auxquelles ont pris part MM. Oppert, Halévy, Guyard, Pognon.
Ce n'est que par une méthode analytique des plus rigoureuses qu'on parviendra
à sortir de ces embarras. La question n'est pas résolue parce qu'on a appelé
l'accadien, « l'hiératique. » Comme l'a très bien dit M. Barbier de Meynard,
« il est grand temps de livrer au monde savant le mot de l'énigme, si l'on veut
préserver ces belles et fécondes études assyriennes du scepticisme et même du
discrédit qui finiraient par les atteindre. »
On ne s'étonnera pas de voir M. Renan consacrer plusieurs pages de son rap-
port à l'apparition du premier fascicule du Corpus inscriptionum semiticarum.
Il indique unn partie des difficultés qu'ont eues à combattre les directeurs de cette
grande entreprise. Sur le terrain de l'Ancien Testament M. Renan relève la
brochure de M. J. Darmesteter sur Y Histoire du peuple juif dont il loue la
CHRONIQUE 389
chaleur et l'élévation, les travaux de M. J. DerenLourg sur Job et l'Ecclésiaste
publiés par la Revue des études jnir.cs, l'analyse que nous avons donnée ici
même d'une partie de la Geschichte Israëls de M. Wellhausen. Le curieux
ouvrage de M. Wogue (cf. Bulletin du judaïsme dans le présent numéro) sur
VHistoire de la Bible est apprécié en ces mots : « Le savant Israélite y appren-
dra peu de chose, mais l'hébraïsant non Juif y prendra une idée de la manière
dont l'exégèse biblique est entendue dans le judaïsme moderne et cela est aussi un
fait utile à connaître. »
En terminant, M. Renan signale un inconvénient de nos habitudes de publi-
cité, contre lequel il serait grand temps de réagir. « Ce vaste ensemble de
recherches, remarque-t-il, apparaîtrait comme plus grand encore, s'il était
moins dispersé, si le nombre des recueils où se publient des mémoires scienti-
fiques était moins considérable. Certes, il est bon que les moyens de publicité
scientifique soient variés et faciles. La trop grande dispersion, cependant, a
bien aussi ses inconvénients. Comment exiger des savants d'être abonnés à des
dizaines de recueils, qui souvent n'ont qu'un rapport indirect avec leurs études?
Que de bons travaux se perdent ainsi ! J'ai là sous la-main un excellent travail
de Clermont-Ganneau imprimé dans une revue d'instruction publique qui pro-
bablement n'a pas deux abonnés parmi les philologues. J'ai imprimé en 1853 un
petit mémoire sur l'onomastique arabe du Hauran, que je m'étonnais un peu de
ne voir jamais cité par tant de personnes soigneuses qui ont depuis touché le
même sujet; eh bien ! elles n'avaient pas tout à fait tort. J'ai découvert, il y a
quelques semaines, que le numéro du recueil où avait paru cette note n'a jamais
été distribué. De tels inconvénients seront évités si le travail de la philologie
orientale se concentre dans quelques recueils connus et revêtus de la sanction
des vrais savants. Des sociétés comme la vôtre ont pour devoir de conserver à
ces délicates études le caractère de spécialité qui leur convient et de prévenir le
public contre des travaux hâtifs et sans solidité. » Nous approuvons pleinement
ces réflexions, et il y a certainement la marque de quelque indicipline de l'esprit
scientifique dans la dispersion vraiment inquiétante de travaux qu'on ne devrait
chercher qu'à cinqou six endroits bien connus. Quel est le moyen de remédier à cet
inconvénient qui dérobe constamment la connaissance de travaux précieux à ceux
qui devraient en être prévenus tout d'abord? D'une part, nous engageons les
spécialistes à se donner la peine de signaler les travaux qu'ils sont amenés à
publier clans des recueils d'un caractère encyclopédique ou varié et à en faire
passer l'analyse à des recueils qui, comme le nôtre, cherchent à renseigner le
plus complètement possible leurs lecteurs sur ce qui se produit en un des
champs de la recherche historique et critique ; nous nous empresserions, pour
notre part, de donner à ces indications, utiles aux travailleurs, le concours de
notre publicité spéciale. D'autre part, il est à désirer qne les recueils consacrés
à l'érudition destinent une partie de leurs colonnes à une rubrique de rensei-
gnements. C'est le système qu'on! adopté plusieurs revues, que pratique tout
particulièrement la Bévue historique avec une conscience et une abondance
vraiment extraordinaires, et que nous appliquons, à notre tour, d'une façon plus
restreinte. En engageant ainsi soit les écrivains soit les rédactions à centraliser
les renseignements portant sur les branches d'études qui leur sont propres,
390 CHRONIQUE
nous pallierons en quelque mesure un inconvénient qui semble de jour en
jour prendre de plus grandes proportions. Ajoutons en terminant — et ce n'est que
justice — que M.Renan en remplissant d'une façon aussi large qu'il le fait, son
programme de rapporteur des travaux de ia Société asiatique, constitue un
répertoire infiniment précieux du mouvement des études orientales en France
et réagit ainsi, dans la mesure de ses moyens, contre le défaut dont il a cent
fois raison de se plaindre.
— Dans le numéro d'avril-mai- juin du Journal asiatique, M. J.Darmesteter
a commencé une série d'études intitulées. Observations sur le Yendidâd où il
revient sur quelques-uns des passages de sa traduction du Vendidâd dans la
collection des Sacred books ofthe East (vol. IV) qui ont provoqué des observa-
tions critiques, principalement de la part de M. de Harlez. Nous ne saurions le
suivre dans un détail qui intéresse seuls les philologues: nous devons toutefois
signaler celles de ses observations qui sont d'une portée plus générale. « En
général, dit notre savant collaborateur dans cette langue élégante et sûre qui le
distingue, quand le critique est en présence d'une traduction réellement nouvelle
d'un de ces vieux livres orientaux qui sont doublement obscurs, de forme et de
fond, c'est-à-dire par la langue et par la nature des idées si éloignées des nôtres,
la première question qu'il doit se poser est celle-ci : l'ensemble du texte traduit
prend-il sous la plume du nouveau traducteur une physionomie nouvelle, plus
claire et plus réelle? Le lecteur se sent-il rapproché de la pensée de l'original?
Les traits généraux se dessinent-ils d'une façon plus nette et plus saisissable?
De tous les livres orientaux que je connais, c'est pour le Vendidâd (et les Gathâs)
que cette question se pose de la façon la plus impérieuse. Ce que l'on a toujours
reproché aux traductions du Vendidâd, c'est le vague de l'expression et l'incohé-
rence des idées. Ces défauts qui, à la rigueur, peuvent être imputables à l'ori-
ginal, quand il s'agit d'idées morales et métaphysiques (comme peut-être dans les
Gathâs) doivent tenir dans le Vendidâd à l'insuffisance de la traduction avant
tout, car là il ne s'agit pas de divagations morales, d'élans lyriques, d'effu-
sions religieuses; il s'agit avant tout de prescriptions matérielles, de lois, de
rituels, et les auteurs de ce texte devaient certainement savoir ce qu'ils prescri-
vaient et attacher un sens précis à leurs prescriptions. Il se peut sans doute que
ces textes ne soient faits que de fragments jetés ensemble pêle-mêle; mais, dans
ce cas même, ces fragments, pris chacun à part, doivent conserver leur sens
précis. Si la tâche du traducteur en devient plus difficile et plus délicate, le
besoin de netteté et de précision n'en devient aussi que plus grand. Il est sans
doute permis au traducteur de se tromper; mais il faut que sa traduction, juste
ou fausse, donnée avec confiance ou avec doute, présente une idée arrêtée et
saisissable à laquelle le lecteur puisse se prendre, parce que le texte lui-même
doit a priori cacher une idée arrêtée et saisissable; il faut qu'il n'établisse pas
une liaison artificielle entre des passages indépendants et surtout, car c'est lace
que l'on a trop fait jusqu'ici, qu'il n'émiette pas en fragments des passages
dont il ne voit pas la liaison ; qu'il ne réduise pas en une divagation sans suite,
sans sens et sans cohérence, des morceaux dont l'unité est absolue, et il faut que
partout enfin le lecteur sache, sinon ce que le texte signifie, du moins ce que le
traducteur lui fait signifier. » Il appert clairement de la discussion de détail qui
CHRONIQUE 391
suit que M. de Ilarlez a trop fréquemment perdu de vue ces conditions préli-
minaires d'une critique vraiment fructueuse.
Celte tâche achevée, M. J. Darmesteter revient sur quelques-uns des points
touches par M. de gariez dans sa précédente critique du livre intitulé : Ormazd
et Ahriman. « Je n'entrerai point, dit-il, dans le fond du déhat ; la chose est
inutile. Les lecteurs qui ont en main mon livre et la réfutation de M. de Ilarlez,
ont reconnu que cette réfutation porte sur un livre que je n'ai pas écrit, et que
mon savant critique « ne s'est pas bien rendu compte de la thèse qu'il combat. »
Voici en quelques mots l'objet, la méthode et les conclusions du travail réfuté par
M. de Mariez: Objet: faire l'histoire d'Ormazd et d'Ahriman depuis les origines
jusqu'à nos jours, c'est-à-dire comment s'est formé le dualisme. — Méthode:
partir du fait moderne, le seul sûrement constaté, et remonter de là, de proche
en proche, à l'aide de la tradition moderne, des textes parsis du moyen âge,
des textes de l'Avesta, jusqu'à la forme la plus ancienne que l'on puisse atteindre
sur le terrain purement mazdéen; arrivé là, interroger la religion védique, et,
selon les cas, établir, soit que le fait mazdéen que l'on considère est purement
mazdéen, ou bien qu'il est ou a été indo-iranien, et déterminer par la compa-
raison la forme commune plus ancienne d'où le fait mazdéen et le fait védique
dérivent. — Conclusions: Ormazd est indo-iranien ; c'est la forme mazdéenne
du Dieu nommé Varuna en Inde, Zeusen Grèce, Jupiter en Italie; il dérive sans
solution de continuité du dieu suprême des Indo-Européens, le Dieu du ciel. —
Ahriman n'est pas indo-européen; il n'est pas indo-iranien; c'est une création
purement iranienne. Il n'est point la transformation de tel être mythique déter-
miné et préexistant; c'est une création nouvelle et complexe. D'un côté il est le
légataire universel des anciens démons orageux, et une moitié de lui-même est
la condensation de leurs exploits ; d'autre part, il est le contre-pied d'Ormazd, le
contre-créateur, et une moitié de lui-même est la projection inverse d'Ormazd.
— Au dessus de ces deux forces, la religion savante établit un principe suprême
d'où elles émaneront l'une et l'autre : temps, destin, lumière, espace, toutes
qualités tirées par abstraction du Dieu-Ciel, de la forme primitive d'Ormazd. »
Voici enfin comment M. J. Darmesteter définit les deux écoles rivales qui se
disputent en ce moment le champ des études zendes : l'école védisante et l'école
traditionnaliste : a La première, frappée surLout des rapports indéniables que
présentent l'Avesta et le Véda, explique l'Avesta par le Véda, transporte le Véda,
langue et idées», au sein de l'Avesta. L'école traditionnaliste pense qu'il faut
expliquer l'Avesta par lui-même et que la tradition ininterrompue, transmise du
temps des Sassanides à nos jours, est le seul guide qui puisse nous conduire
sûrement à la connaissance réelle de la langue et des idées de l'Avesta. Les
traductions et les interprétations historiques sorties de ces deux méthodes se
ressemblent, on le sait, comme la nuit et le jour. J'ai essayé ailleurs de montrer
que l'antinomie des deux méthodes est plus apparente que réelle, qu'elle tient
à ce que l'on n'a pas marqué assez nettement le champ d'action de chacune :
qu'elles sont faites, non pour se combattre, mais pour se compléter, étant des-
tinées à nous renseigner sur deux ordres de faits différents et indépendants.. .
Védas et traditions ne peuvent conduire a des résultats contradictoires si on les
interroge chacun sur ce qu'ils savent, les Védas sur le passé le plus ancien
392 CHRONIQUE
des idées avestéennes, la tradition sur son présent. Les deux méthodes sont
également légitimes l'une et l'autre, à leur heure et à leur place... Les Védas,
interrogés tout d'abord, ne donneront aucun témoignage valable ; car rien ne
prouve que les mots et les dieux communs aux deux livres aient conservé le
même sens des deux parts ; les Védas, en général, ne pouront servir à faire
découvrir les faits avestéens, mais seulement à les expliquer, une fois établis
par la tradition. La première méthode fait connaître les idées iraniennes, et la
seconde les fait comprendre, celle-là doit donc avoir le premier mot, et celle-ci
le dernier. Elles se complètent, l'une recevant les matériaux de l'autre pour les
lui rendre élaborés et coordonnés, et il est aussi impossible de connaître l'Avesta
sans l'une que de le comprendre sans l'autre... — Cette méthode, ajoute
M. Darmesteter, a reçu l'approbation de représentants des deux écoles, parce
que je faisais leur part à l'une et à l'autre, suivant l'école traditionnaliste pour
établir le sens actuel et passant de là à l'école védique pour établir le sens
antérieur et retrouver les éléments de la formation. Je dois dire que l'approbation
qui me fut la plus précieuse fut celle du chef respecté de l'école traditionnelle,
M. Spiegel. M. Spiegel a toujours eu trop de bon sens et d'esprit scienti-
fique pour contester l'insuffisance de la tradition parsie quand il s'agit de faire
l'histoire de la formation des idées zoroastriennes. S'il s'est surtout servi
delà tradition, c'est que son objet spécial était d'établir les faits présents, la sta-
tique du mazdéisme; cette œuvre accomplie, pour remonter plus hautetpasser
à la dynamique du mazdéisme, il faut un auxiliaire nouveau, et nul secours n'est
plus puissant que le Yéda consulté avec prudence. »
— Notre collaborateur M. J. Halévy, a fait à la séance générale de la Société
asiatique (29juin) une intéressante communication, dontplusieurs points doivent,
être signalés à nos lecteurs. A propos de l'étymologie du nom de la source de
Siloé ou Siloam, qui est fort obscure, il est amené par une déduction ingé-
nieuse, bien qu'un peu subtile, à conjecturer que le nom d'Astarté a été appliqué
à cette localité dès l'époque préisraélitique. Il pense aussi que la célèbre pierre
dont l'empereur Elagabale s'est constitué le prêtre était primitivement le symbole
de Hadad, le dieu syrien par excellence. Ce qui est particulièrement important,
c'est le doute jeté par M. Halévy sur l'étymologie généralement admise du terme
de bétyles. « Les bétyles (BatxuWa, BaÎT-j^o?), dit-il, constituaient une autre espèce
de pierres adorées en Syrie : c'étaient des aérolithes, de forme ronde, de couleur
blanchâtre et ressemblant au porphyre... (Damoscius). Cette description suffit
pour montier combien _se trompent ceux qui font de la pierre d'Emèse un bétyle,
attendu que cette pierre était noire et de forme conique. La même raison nous
défend également de voir des bétyles dans certaines stèles de Carthage sur
lesquelles on lit les mots neçib meiek ba'ul. Dans la mythologie phénicienne
Bétylos a trois frères : Ilos-Cronos, Dagon et Atlas, tous enfants de Ouranos
et de Gè. Quand on considère qu'aucun dieu sémitique ancien ne porte un nom
composé avec él, on arrive à la conviction que l'identification usuelle de Bétyle
avec bêth-él, « maison de dieu, » est tout à fait inadmissible. La constance de
la voyelle u, y, dans la forme gréco-latine de ce nom, plaide aussi contre cette
identification. Au point de vue sémitique, on peut songer tout au plus kbethoul,
« jeune homme, » forme masculine de bethoulâh « jeune fille, vierge, » qu'on ne
CHRONIQUE , 393
constatejusqu'à présent qu'en assyrien (batidi u batulal); mais l'origine sémi-
tique de ce nom est en elle-même très incertaine, vu que Philon de Byblos
mêle souvent des noms grecs à des noms sémitiques dans la même énumération.
Le bétyle le plus célèbre était celui qu'on adorait dans le temple d'Astarté à
Tyr, il avait la forme ronde d'un astre et l'on en attribuait la découverte à la
grande déesse elle-même. Ces pierres tombées du ciel étaient naturellement
censées fabriquées par le dieu suprême du ciel Ouranos, c'est-à-dire baal
Samim, et, comme d'après la croyance générale de l'antiquité, le feu avait son
origine dans le ciel, on considérait les aérolithes comme étant doués d'une
portion extraordinaire de l'élément igné, ou, ce qui était alors la même chose,
d'une grande chaleur vitale, d'une vie réelle. Voilà pourquoi on les appelait :
« pierres douées de vie, » (Xidoc ipl-jyoi) . Nous savons par Pline que les
silex, qui produisaient plus rapidement l'étincelle, étaient appelés « pierres
vivantes » [lapides et»*) : de là à faire du silex un dieu, il n'y avait qu'un
pas, et ce pas a été franchi par les Romains. On voit maintenant que quand,
d'après la légende grecque, Cronos avale un bétyle à la place de Zeus, le dieu
destructeur n'a pas beaucoup perdu par cette substitution, car Bétylos est aussi
un grand dieu et en même temps son frère germain. C'est là un cas remarquable
où une légende grecque reçoit son explication naturelle par le rapprochement
d'un mythe phénicien. »
— Les tomes II et III des Annales du Musée Guimet viennent de paraître à Ja
librairie Ernest Leroux. Le tome II contient les travaux suivants: F. Max
Mùller, anciens textes sanscrits découverts au Japon, traduction de L. de Mil-
loué. — Ymaïzoumi, O-mi-to-king, ou Souhhavàti-Vyouha-Soutra traduit du
chinois. — Paul Regnaud, la métrique de Bharata, texte sanscrit de deux
chapitres du Natya-Çastra, publié pour la première fois et suivi d'une interpré-
tation française. — Léon Feer, analyse du Ivandjour et du Tandjour, recueil des
livres sacrés du Tibet par Alexandre Csoma de Kôrôs, traduite de l'anglais et
augmentée de diverses additions et remarques. — Le tome III renferme le Boud-
dhisme au Tibet de E. de Schlagintweit, traduction de M. L. de Milloué. Les
volumes suivants contiendront des travaux de MM. Lefébure, Cliabas, Colson,
Paul Regnaud, des traductions de monographies écrites en langues étrangères ej_
qui ne sont pas généralement accessibles chez nous, des extraits du Kandjour
traduits du tibétain par M. Léon Feer et le Lalita-Vistara, traduit du sanscrit
par M. Ph. E. Foucaux.
— La librairie Fischbacher amis en vente dans les premiers jours de novembre
l'Histoire comparée des anciennes religions de l'Egypte et des peuples sémi-
tiques par C.-P. Tiele, professeur d'histoire des religions à l'Université de
Leyde, traduite du hollandais par G. Collins, pasteur de l'Église réformée
wallonne de Rotterdam, et précédée d'une préface par A. Réville, professeur
d'histoire des religions au collège de France. 1 vol. gr. in-8°, de XVI et
510 pages. Cette publication, dont nous avons déjà entretenu nos lecteurs, était
attendue avec quelque impatience du monde savant. Elle comble en effet une
lacune. M. Réville dans une préface pleine de fermeté et de raison a établi cette
utilité, qu'aucun spécialiste ne sera tenté de récuser. L'ouvrage comprend trois
394 CHRONIQUE
parties principales, l'histoire de la religion de l'Egypte, la religion de Babylone
et de l'Assyrie, la religion des Phéniciens et celle des Israélites.
— La librairie Ernest Leroux met en souscription un ouvrage de mythographie
populaire qui s'annonce comme devant être du plus grand intérêt, la Littérature
populaire, traditions et mythologie du Nivernais, contes, chansons, légendes,
coutumes, superstitions, croyances médicales, prières, incantations, dictons,
sobriquets, énigmes populaires, recueillis et annotés par Achille Millien. Cet
ouvrage, dont nous espérons pouvoir donner d'avance un avant-goût à nos lecteurs
par la publication de quelques morceaux choisis, formera 5 volumes grand
in-8°, imprimés avec grand luxe et contenant, outre de nombreux airs de
musique, 15 gravures à l'eau-forte. Nous extrayons du prospectus les lignes
suivantes: « Longtemps négligée chez nous, malgré l'exemple que nous don-
naient les peuples voisins, l'étude de la littérature et des traditions populaires,
inaugurée pourtant par quelques esprits distingués, a fait en France depuis dix
ans de rapides progrès et, comme pour réparer le temps perdu, de savants
investigateurs recueillent, sur les divers points du territoire, les contes, les
chansons, les formules de tout genre que n'a pas encore emportés le ilôt mon-
tant de notre civilisation. Travail difficile, qui exige autant de savoir que de
patience et de longueur de temps, et que peut surtout mener à bonne fin un
collecteur né dans le pays qu'il explore, vivant au milieu des habitants qu'il
interroge, connu d'eux et les connaissant bien, et sachant ainsi se faire révéler
des curiosités que la défiance instinctive du villageois tiendrait obstinément
voilées pour un étranger. C'est dans ces conditions que M. Achille Millien, avec
un zèle que rien n'a rebuté pendant bien des années de recherches souvent
ardues et fatigantes, a pu réunir une collection de documents du plus haut
intérêt, présentant, dans un ensemble aussi complet que possible, la littérature
orale de l'ancienne province du Nivernais. Personne encore, à notre connais-
sance, n'a offert au public une semblable collection. — Nous voudrions faire
pour chacune de nos provinces ce que nous faisons aujourd'hui pour le Niver-
nais. Si la présente publication reçoit des savants et des bibliophiles l'accueil
sur lequel nous nous croyons en droit de compter, elle inaugurera une série
de pnblications analogues qui constitueront le grand recueil de la littérature
populaire de France. »
Angleterre. — L'ouvrage de Réginald Scotsur la sorcellerie (Thediscoverie
ofWitchraft), publié en 1584, est un des livres les plus curieux du xvie siècle.
En avance d'un siècle sur les idées de son temps (Scot prouve qu'il n'y a pas
de sorciers à l'époque où on en brûlait par fournées), il a pour nous l'immense
intérêt de nous faire connaître les croyances de l'époque et, en particulier, de
nous donner le meilleur commentaire des pièces de sorcellerie, si nombreuses
dans la littérature du temps. Shakespeare, entre autres, avait étudié avec soin
le livre de Scot et s'en est souvenu en écrivant Macbeth : la sorcière de Middle-
ton lui doit aussi beaucoup. Le livre de Scot eut le privilège d'exciter les co-
lères du roi Jacques, grand docteur en fait de sorcellerie et grand brûleur de
sorciers, qui écrivit une réfutation en règle « de cet Anglais qui ne rougissait
pas de nier l'existence de la sorcellerie, reprenant ainsi l'erreur des sadducéens
qui niaient les esprits » (Demonology, 1603). Une autre réfutation plus subs-
CIIRQNIQUE 395
tantielle et plus convaincante consistai faire brûler le livre de Scot, dont la
premièrcéditionest par cela devenue d'une très grande rareté. Aussi les amis delà
littérature anglaise de la Renaissance seront heureux d'apprendre que M. Ni-
cliolson, de la Neio Shakspere society, entreprend une réimpression du livre de
Scot, avec les additions insérées dans les éditions de 1665et 1695 (un volume de
570 pages sur papier glacé). L'impression commencera quand l'auteur aura 100
souscriptions. Le prix est de 2 guinécs (52 francs). (R. C.)
Italie. — M. Emile Comba, professeur d'histoire au collège vaudois de
Florence, vient de publier le premier volume d'une Histoire de la Réforme en
Italie {Storia délia Riforma in Italia narrata col sussidio di nuovi docu-
menti. In-8°, 558 p. Florence). Le premier volume contient cinq chapitres :
dans le premier, l'auteur décrit l'Église romaine primitive; dans le deuxième, le
progrès de la domination spirituelle, l'origine du pouvoir temporel, le relâche-
ment des mœurs; dans le troisième les premières insurrections (Arnaud de
Brescia, Gibelins, Patarins, Vaudois, etc.); dans le quatrième la Renaissance
et ses deux périodes : le doute et l'incrédulité ; dans le cinquième, les réformes
(Huss, Jérôme de Prague, Savonarole).
Portugal. — M. Z. Consiglieri-Pedroso va prochainement publier le fasci-
cule VII de ses Contribuiçôes para una mythologia populas portuguesa; ce fas-
cicule, consacré au loup-garou dans les croyances populaires du Portugal, aura
un intérêt particulier. L'auteur élargit en même temps le cadre de cette publi-
cation qui a déjà su se faire connaître et apprécier de tous ceux qui, en Europe,
s'occupent de folk-lore, et il en change le titre. Les prochains éahiers seront inti-
tulés : Tradiçôes. populares portuguisos, contribuiçôes para a ethnographia
de Portugal : contos, mythologia, cantos, resos, costumes, superstiçôes, etc.,
de nosso povo.
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(v. 400 p. 8). 7 m.
L'Éditeur-Gérant,
ERNEST LEROUX.
TABLE DES MATIERES
DU TOME QUATRIÈME
ARTICLES DE FOND
Pages.
La nouvelle théorie evhémériste (M. Herbert Spencer), par
M. Albert Réville 1
Esdras el le Code sacerdotal, par M. Joseph Halévy 22
Esquisse sommaire de la mythologie slave, par M. Louis Léger. 129
Histoire du Bouddhisme dans l'Inde (premier article), par M. H.
Kern I 149
La religion de l'ancien empire chinois étudiée au point de vue de
l'histoire comparée des religions, par M. J. Happel 257
Esquisse d'une histoire delà religion romaine, par M. Gaston
Boissier 299
BULLETINS CRITIQUES
La mythologie Scandinave, par M. Eua. Beauvois. , 46
Le judaïsme post-biblique, par M. H. Oort. , 166
La religion chrétienne (vie de Jésus), par M. Maurice Vernes. 187
La religion grecque, par M. P. Decharme 324
La religion juive ancienne, par M. Maurice Vernes 347
MÉLANGES, DOCUMENTS, VARIÉTÉS
Le Pentateuque de Lyon et les anciennes traductions latines de
la Bible, par M. Maurice Vernes 86
Les catacombes 224
La politique religieuse de Constantin 237
^qq TABLE DES MATIÈRES
Lps origines de la société musulmane • •
La question de l'instruction religieuse historique dans 1 ensei-
gnement secondaire en Hollande •
La foi en la rédemption et au médiateur dans les principales
relisions ■
241
243
378
DÉPOUILLEMENT DES PÉRIODIQUES ET DES TRAVAUX DES SOCIÉTÉS
SAVANTES
I . Académie des inscriptions et belles-lettres * 0^ e| ~48
II. Revue critique d'histoire et de littérature 'J e J
„_ T , • ,• 109 et oo-i
III. Journal asiatique ^ 389
IV. Revue des études juives j e "
„ , . , • 110 et ooZ
V. Revue archéologique ..........
VI. Bulletin critique d'histoire, de littérature et de théologie. . . HO e dH-
„ , . , 110 et oo-i
VIL Revue historique
VIII. Revue des questions historiques y"
IX. Theologisch Tijdschrifl.. ' J e ^
X. Theologische Literaturzeitung. ]
XL Articles signalés dans différentes publications périodiques. . H- et à%o
CHRONIQUE
113 et 386
France ^[
A1ëérie ' .... 123 et 395
Allemagne ^
Angleterre • * * iU
Espagne 395
Italie 3g3
Portugal 125
Suisse
BIBLIOGRAPHIE
.,..»,■„ 126 et 396
Généralités et divers 126 et 397
Judaïsme 127 et 397
Christianisme 12g et 3g8
Inde et Perse 12g et 398
Grèce et Italie »■• «
ANGERS, IMPRIMERIE EURDIN ET Cic, RUE GARNIER, 4.
BL
3' *
t.4
Revue de l'histoire des
religions
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