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Full text of "Revue de l'histoire des religions"

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Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/revuedelhistoire04pari 


REVUE 


DE 


L'HISTOIRE    DES    RELIGIONS 


TOME  QUATRIÈME 


ANGERS,  1MP.    BURD1N    ET    C'c,    RUE    GARNIE;-., 


ANNALES    DU   MUSÉE    GUIMET 


REVUE 

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DE 


L'HISTOIRE 


ELIGIONS 


PUBLIEE  SOUS   LA  DIRECTION   DE 


M.    MAURICE    YERNES 

AVEC    LE    CONCOURS   DE 

MM.  A.   BARTH,  A.  BOICHÉ-LECLERCQ,    P.  DECHARÎ1E,  S.  GIJYARD,   G.   MASPERO 
C.  P.  TIELE  (de  LEYDE),  elc. 


DEUXIEME  ANNEE 

TOME  QUATRIÈME 


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PARIS 

ERNEST    LEROUX,     ÉDITEUR 

28,      RUE      BONAPARTE,      28 
1881 


BL 
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REVUE 


DE 


L'HISTOIRE    DES    RELIGIONS 


LA 


in.T-.ir.  t.. 


M.  HERBERT  SPENCER 


On  sait  qu'Evhémère  légua  son  nom  à  la  théorie  d'après 
laquelle  les  dieux  et  déesses  des  vieilles  mythologies  ne  seraient 
autre  chose  que  d'anciens  rois,  reines,  sages,  prêtres  ou  prê- 
tresses, héros  ou  héroïnes,  divinisés  après  leur  mort,  et  qu'un 
de  ses  principaux  arguments  lui  était  fourni  par  le  berceau  et 
le  tombeau  toujours  visibles  du  Jupiter  de  Crète.  Sans  pousser 
aussi  loin  le  goût  des  explications  faciles,  beaucoup  d'esprits 
distingués,  au  siècle  dernier  et  même  dans  toute  la  première 
moitié  du  nôtre,  se  montrèrent  disposés  à  admettre,  du  moins  en 
principe,  cette  façon  commode  de  se  représenter  la  genèse  des 
vieux  mythes,  et  nous  pourrions  citer  tel  Dictionnaire  de  la 
Fable,  encore  consulté  par  de  nombreux  lecteurs,  qui  n'hésite 
jamais  à  rétablir  d'après  la  méthode  évhémériste  le  «  fond  histo- 
«  rique  dissiniulé  sous  l'enveloppe  de  la  fiction.  » 

Cependant  on  peut  dire  que  depuis  Herder  et  les  grands  tra- 
vaux d'histoire  religieuse  dont  l'Allemagne  surtout  fut  dans  notre 
siècle  la  terre  nourricière,  l'évhémérisme  avait  été  toujours  plus 
repoussé,  toujours  plusdédaigné.Lenomsonnaitmnl.  Il  suffisait, 
pour  condamner  une  théorie  ou  une  explication,  qu'elle  put  en 
iv  1 


2  ALBERT    REVILLE 

être  accusée.  L'évhémérisme  était  rangé  dans  la  même  catégorie 
que  le  rationalisme  vulgaire  appliqué  aux  miracles  de  la  Bible. 
Dire,  par  exemple,  qulxion  était  le  poursuivant  d'une  reine, 
que  le  mari  de  cette  reine,  nommé  Jupiter,  avait  voulu  l'éprou- 
ver en  livrant  à  ses  embrassements  coupables  une  esclave 
nommée  Néphélé  et  ressemblant  à  sa  maîtresse  —  ou  bien  que 
le  grand  poisson  qui  engloutit  Jonas  était  probablement  une 
auberge  à  l'enseigne  de  la  Baleine,  —  c'était  commettre  un  même 
péché  d'inintelligence  de  l'antique,  faire  preuve  d'un  même 
manque  de  goût  dans  la  critique  des  vieilles  légendes,  soumettre 
aux  raisonnettes  vulgaires  des  esprits  plats  et  philistins  ces 
vénérables  débris  des  âges  où  la  poésie,  la  naïveté,  le  symbo- 
lisme inconscient  coulaient  à  pleins  bords.  L'évhémérisme,  en  un 
mot,  et  tout  ce  qui  lui  ressemblait,  se  voyait  à  tout  jamais  mis 
au  ban  de  la  science  sérieuse  ;  il  n'en  devait  plus  être  question. 
On  ne  pourrait  plus  en  dire  tout  à  fait  autant  à  cette  heure, 
depuis  que  réminent  philosophe  anglais,  M.  Herbert  Spencer, 
dans  ses  laborieuses  recherches  sociologiques,  a  cru  pouvoir 
démontrer  que  les  religions  historiques  n'étaient  autre  chose  que 
l'évolution  du  culte  des  morts,  que  ce  culte  était  le  seul  vrai- 
ment primitif,  le  seul  originel,  et  que  tout  ce  que  les  philologues 
et  les  mythologues  avaient  proposé  dans  les  dernières  années 
pour  expliquer  la  genèse  des  religions  en  les  ramenant  à  un  culte 
primitif  des  phénomènes  et  des  forces  de  la  nature  sensible, 
n'avait  d'autre  fondement  que  leur  imagination.  Quelques 
excès  de  subtilité  ou  de  complaisance  systématique,  faciles  à 
relever  chez  les  coryphées  de  la  science  mythologique,  ser- 
vent à  merveille  les  rancunes  du  positiviste  anglais  contre 
un  ordre  d'études  dont  la  méthode,  non  moins  que  les  instru- 
ments, paraissent  lui  être  très  peu  familiers.  Les  observations 
déjà  nombreuses,  faites  par  les  voyageurs,  pour  la  plupart 
anglais,  sur  les  religions  des  peuples  dits  sauvages,  c'est-à-dire 
les  moins  éloignés  de  ce  qui  fut  l'état  premier,  physique,  intel- 
lectuel, moral,  de  l'humanité  entière,  lui  semblent  péremp- 
toires  en  faveur  de  sa  thèse  favorite.  En  un  mot,  sans  appliquer 


LA    NOUVELLE    THÉORIE    ÉVHÉMÉR1STE  3 

précisément  sa  théorie  aux  mythes  classiques  dont  Evhémère 
s'était  exclusivement  préoccupé  —  réserve  selon  nous  très  pru- 
dente et  qui  lui  a  certainement  épargné  de  sérieux  embarras  — 
M.  Herbert  Spencer  revient  pourtant  sur  le  terrain  jadis  adopté 
par  le  bel  esprit  macédonien,  et  ne  voit  plus  dans  les  dieux  de 
toute  espèce  que  des  hommes   divinisés   après  leur  mort.  Nos 
lecteurs  français  peuvent  trouver  son  système  d'explication  tout 
au  long  développé  dans  les  Principes  de  sociologie,  traduction  de 
M.  E.  Cazclles1. 

Nous  voudrions  résumer  ce  système  et  en  faire  l'objet  d'une 
critique  générale. 


I 


Comment  procède  l'honorable  philosophe  ? 

Nous  avons  déjà  laissé  entrevoir  que  d'un  trait  de  plume  il 
rayait  comme  nul,  comme  dépourvu  de  toute  valeur  démonstra- 
tive, tout  ce  travail  philologique  auquel  la  science  des  religions 
se  croyait  si  redevable.  C'est  bien  à  tort  que  latinistes,  hellé- 
nistes, indianistes,  zendistes,  sémitisants,  sinologues  ont  ac- 
cumulé leurs  découvertes,  et  qu'ils  ont  cru  démontrer  qu'à  peu 
près  partout  les  noms  des  anciens  dieux  revenaient  à  la  descrip- 
tion imagée  de  quelques  phénomènes  naturels.  Ils  n'ont  abouti  k 
rien  de  positif,  et  l'historien  des  religions  doit  désormais  se 
mettre  à  l'œuvre  sans  tenir  le  moindre  compte  des  résultats 
prétendus  de  leur  érudition. 

En  particulier,  continue-t-il,  ils  ont  tous  donné  dans  une 
illusion  qu'il  est  impossible  de  partager  plus  longtemps.  Ils  sont 
partis  de  cette  allégation,  non  démontrée,  que  l'homme  encore 
peu  développé  a  prêté  spontanément  aux  phénomènes  de  la  nature 
ses  propriétés  humaines  de  conscience,  d'intelligence,  de  volonté 
et  d'action  intentionnelle.  Or,  dit-il,  plus  on  s'élève  sur  l'échelle 

l)  Paris,  1880,  2  vol.,  chez  Germer-BaiKère.  Ces  deux  volumes  font  partie  de 
la  Bibliothéqxte  de  Philosophie  contemporaine. 


ALBERT    REVTLLE 


animale ,  plus  grandit  la  faculté  de  distinguer  l'animé  de  l'inanimé . 
L'homme  primitif  a  dû  se  rapprocher  beaucoup  de  l'état  pure- 
ment animal  ;  encore  faut-il  pourtant  lai  accorder  une  dose 
d'intelligence  supérieure  à  celle  des  animaux  les  plus  haut 
placés  sur  l'échelle.  Eh  bien  !  ceux-ci  ne  donnent  jamais  dans 
cette  illusion,  ils  sont  d'une  parfaite  indifférence  devant  les  phé- 
nomènes qui  n'intéressent  directement  ni  leur  sécurité,  ni  leur 
appétit,  ni  leur  bien-être  ;  les  sauvages  sont  absolument  de 
même,  et  pas  plus  que  les  animaux  ne  songent  à  transformer 
des  pierres,  des  arbres  ou  des  rivières  en  êtres  intelligents, 
capables  de  leur  faire  volontairement  du  bien  ou  du  mal.  Ils  n'en 
sont  pas  assez  frappés  pour  cela. 

D'après  M.  Herbert  Spencer  toutes  les  croyances  religieuses 
plongeraient  bienplutôt  par  leurs  racines  dans  les  premières  idées 
réfléchies  que  l'homme  se  fit  de  sa  propre  nature,  en  tirant  des 
conclusions  erronées  de  certains  faits  qu'il  comprenait  mal,  en 
particulier  du  sommeil  et  des  rêves.  Le  rêve  pour  le  sauvage  a  la 
même  valeur  objective  que  l'état  de  veille.  Les  objets  perçus  pen- 
dant le  sommeil  ont  pour  lui  tout  autant  de  réalité  que  ceux  qu'on 
voit  tout  éveillé.  S'il  a  rêvé  qu'il  a  été  dans  un  pays  éloigné  de 
l'endroit  où  il  dormait,  il  croit  qu'il  y  a  été  en  effet.  De  là  l'idée 
qu'il  y  a  en  chacun  de  nous  une  âme  douée  de  la  propriété  de  pou- 
voir quitter  son  corps  et  pérégriner  au  loin,  celle  aussi  que  les 
èlres  vivants  peuvent  paraître  brusquement  et  disparaître,  chan- 
ger, se  métamorphoser,  comme  on  le  voit  en  rêve.  Cette  notion 
primitive  trouve  encore  d'autres  appuis  dans  les  faits  de  syncope, 
d'apoplexie,  de  catalepsie,  d'extase, et  autres  formes  de  l'insensi- 
bilité temporaire.  Le  non  civilisé  croit  alors  que  Fâme  voyageuse, 
ou  ce  queM.  Herbert  Spencer  appelle  son  double,  a  quitté  son  corps 
pour  y  revenir  au  bout  d'un  certain  temps.  Et  malgré  sa  mauvaise 
humeur  contre  la  philologie,  il  n'est  pas  fâché  de  trouver  une 
confirmation  de  cet  ancien  point  de  vue  dans  certaines  expres- 
sions encore  en  vigueur  parmi  nous,  quand  nous  disons,  par 
exemple,  en  parlant  d'un  homme  évanoui  qui  reprend  la  notion  du 
monde  réel,  qu'il  revient  à  lui,  qu'il  reprend  ses  sens  ou  ses  esprits. 


LA  NOUVELLE  THÉORIE  ÉVHÉMÉRISTE  5 

Ces  notions,  appliquées  à  la  mort  qui  faisait  l'effet  d'un  som- 
meil ou  d'un  évanouissement  prolongé,  ont  engendré  l'idée  d'un 
réveil  plus  ou  moins  prompt  devant  régulièrement  suivre  la  mort. 
De  là  tous  ces  rites  funéraires  supposant  que  le  défunt  pourra 
de  nouveau  manger,  boire,  se  battre,  agir  en  tout  comme  un 
homme  vivant.  Là-dessus  se  greffe  aisément  l'idée  d'une  autre 
vie,  confirmée  encore  par  l'apparition  des  défunts  en  rêve.  Une 
vie  future,  surtout  lorsqu'elle  est  ainsi  comprise,  suppose  un 
autre  monde,  une  région  des  âmes,  que  l'on  fixe  d'abord  près 
des  lieux  de  sépulture,  puis  qu'on  se  figure  très  éloignée  de  la 
terre  des  vivants.  Seulement  on  en  revient. 

Le  nombre  des  morts  allant  toujours  en  augmentant,  on  arrive 
à  croire  qu'autour,  au-dessous,  au-dessus  de  lapopulation  vivante, 
il  existe  une  autre  population  de  défunts,  ordinairement  invisi- 
bles, mais  sachant  se  montrer  de  temps  à  autre.  Par  conséquent 
on  se  fait  aisément  à  l'idée  que  beaucoup  de  choses  étonnantes, 
extraordinaires,  exceptionnelles,  ont  pour  cause  l'action  de  ces 
esprits  défunts,  de  ces  agents  invisibles  et  en  un  sens  surnaturels. 
On  est  donc  amené  à  leur  attribuer  une  intervention  directe  et 
fréquente.  En  particulier  on  croit  la  reconnaître  dans  les  cas,  si 
profondément  inexplicables  pour  l'homme  ignorant,  d'épilepsie, 
de  convulsions,  de  délire,  de  folie,  dans  les  maladies,  dans  la 
mort  elle-même  qu'un  non-civilisé  ne  consent  jamais  à  regarder 
comme  naturelle,  qu'il  attribue  toujours  à  quelque  volonté  mal- 
faisante. Tout  ce  qui  maîtrise  l'organisme,  tout  ce  qui  lui  fait 
exécuter  bon  gré  malgré  des  mouvements  déterminés,  même  des 
actes  aussi  vulgaires  que  le  bâillement  et  l'éternuement,  passe 
pour  l'œuvre  des  esprits  du  dehors,  entrés  dans  l'organisme  et 
en  ayant  pris  possession.  Par  la  même  raison,  il  est  tout  simple 
que  l'on  croie  aux  revenants,  aux  morts  reparaissant  sous  des 
formes  fantastiques  et  animales,  soit  qu'on  ait  eu  soi-même  de 
ces  apparitions,  soit  qu'on  ait  vu  un  extatique,  un  halluciné,  un  dé- 
ment, s'adresser  à  des  êtres  invisibles  pour  les  autres,  mais  visi- 
bles pour  lui.  Acet  anneau  de  l'évolution  se  rattachent  lesphénc- 
mènes  d'inspiration,  de  divination,  d'exorcisme,  de  sorcellerie. 


g  ALBERT    RÉVILLE 

Mais  puisque  ces  esprits  défunts  peuvent  infliger  des  biens  et 
des  maux,  ne  serait-il  pas  sage  de  se  conduire  de  manière  à  se 
concilier  leur  bienveillance,  à  les  apaiser,  s'ils  sont  irrités;  à 
leur  complaire,  s'ils  sont  bienfaisants?  La  source  de  toutes  les 
observances  religieuses  est  là,  dit  M.  Herbert  Spencer,  et  pas 
ailleurs.  Toutes  les  religions  dérivent  de  cette  croyance  en  la  sur- 
vivance des  morts,  et  en  l'efficacité  des  moyens  employés  pour 
s'attirer  leurs  faveurs  ou  détourner  leur  courroux. 

Ainsi  le  tombeau  est  le  générateur  du  temple,  que  ce  tombeau 
soit  une  caverne  naturelle,  comme  chez  les  troglodytes  de  l'âge 
de  pierre,  ou  une  caverne  artificielle  comme  chez  le  peuple  des 
dolmens,  ou  la  hutte  elle-même  du  mort,  comme  chez  tant  de 
peuples  sauvages.  De  même  l'autel  n'est  pas  autre  chose  qu'une 
évolution  du  tas  de  terre  qui  désigne  et  recouvre  la  tombe.  Ce 
tas  de  terre  devient  un  tertre  à  la  surface  duquel  on  dépose  les 
offrandes.  Ce  tertre  sera  remplacé  lui-même  par  un  tréteau  porté 
sur  des  pieds  de  bois.  Ou  bien  on  lui  substituera  un  monceau  de 
pierres  qui  pourra  fort  bien  se  changer  en  table  de  pierre.  Les 
sacrifices  ne  serontdoncpas  autre  chose  que  le  développement  de 
ces  offrandes  présentées  aux  ancêtres.  Le  jeune  devrait  lui-même 
en  grande  partie  sa  signification  religieuse,  toujours  selon  l'auteur 
anglais,  à  ce  qu'on  faisait  à  l'intention  des  morts  des  provisions 
telles  que  les  vivants  n'avaient  plus  rien  à  manger.  Il  devint  donc 
un  signe  reconnu  de  respect  pour  le  mort  et  finalement  un  acte 
religieux.  Le  sacrifice  humain  vient  primitivement  de  l'idée  que 
la  chair  humaine  est  le  plus  délectable  des  mets;  à  quoi  se  relie 
étroitement  l'idée  si  répandue  dans  l'antiquité  que  les  ombres 
des  morts  retrouvent  de  la  vigueur  en  absorbant  le  sang  des  vic- 
times. De  la  même  manière  on  s'explique  leshymnes  de  louan- 
ges. Les  pèlerinages  sont  des  visites  à  des  morts  réputés.  C'est 
ainsi  que  la  religion  et  toutes  les  formes  qui  l'expriment  peuvent 
se  ramener  sans  effort  au  culte  des  ancêtres. 

De  cet  animisme  borné  au  culte  des  morts,  M .  Herbert  Spencer 
déduit  aisément  l'idolâtrie,  le  fétichisme  et  le  culte  des  pierres. 
Il  pense  avec  raison  que  les  objets  adorés  de  cette  triple  catégo- 


LA    NOUVELLE    THÉORIE    ÉVHÉMÉRISTE  7 

rie  le  sont  uniquement  parce  qu'ils  passent  pour  la  résidence 
d'un  ou  de  plusieursesprits.il  formule  cette  loi,  que  nous  croyons 
aussi  très  exacte,  que  là  où  il  n'y  a  pas  de  croyance  aux  esprits, 
il  n'y  a  pas  non  plus  de  fétichisme.  Il  explique  également  le  culte 
des  animaux  par  la  croyance  que  les  morts,  quand  ils  apparais- 
sent, revêtent  le  plus  souvent  des  formes  animales,  ce  que  peut 
faire  déjà  le  sorcier  vivant.  Mais  de  plus  une  circonstance  à  la- 
quelle il  attache  une  grande  valeur  et  dont  nous  n'avons  rien  dit 
encore,  favorise  beaucoup  le  développement  du  culte  des  animaux  : 
c'est  que  dans  les  tribus  primitives  on  donne  à  l'individu,  soit  à 
sa  naissance  ,  soit  comme  une  qualification  honorable,  un 
nom  d'animal.  Il  en  résulte  que  le  sauvage  regarde  comme  son 
ancêtre  l'animal  dont  son  ancêtre  réel  a  reçu  le  nom  ;  par  consé- 
quent il  le  respecte,  il  l'adore.  La  même  chose  a  lieu  avec  les 
plantes  et  les  arbres.  Enfin  on  peut  en  dire  autant  du  soleil,  du 
ciel,  de  la  lune,  des  astres,  de  tous  les  phénomènes  visibles.  Il 
est  tel  chef,  tel  ancêtre  qui  s'est  appelé  le  Ciel,  ou  l'Orage,  ou  la 
Montagne,  ou  le  Vent,  etc.  Il  est  telle  reine,  telle  aïeule  qui  reçut 
le  nom  d'Aurore,  de  Lumière  du  jour,  d'Etoile  du  matin,  etc. 
Voilà  comment  le  culte  des  ancêtres  a  pu  mener  à  l'adoration 
des  objets  naturels,  et  M.  Herbert  Spencer  croit  trouver  une 
puissante  confirmation  de  sa  théorie  dans  le  fait  que,  chez  plus 
d'un  peuple  non  civilisé,  les  étoiles  passent  simplement  pour  des 
ancêtres  qui  ont  été  transportés  au  ciel.  C'est  en  vertu  d'une 
mêmeconfusion  qu'ailleursle  soleil passepourunhomme,lalune 
pour  une  femme,  ou  réciproquement.  Ne  voit-on  pas  au  surplus, 
même  aux  époques  historiques,  des  hommes  sorciers,  prêtres, 
ou  rois,  divinisés  déjà  pendant  leur  vie? 

C'est  ainsi  que,  sans  s'égarer  dans  les  méandres  pénibles  d'une 
philologie  trompeuse  ou  d'une  genèse  romanesque  des  mytho- 
logies,  on  peut  rattacher  toute  l'histoire  religieuse  de  l'humanité 
à  ses  premières  illusions  relativement  à  la  survivance  de  l'homme 
après  la  mort.  M.  Herbert  Spencer  étaie  chacune  de  ses  dé- 
ductions de  nombreuses  observations  faites  sur  la  vie,  les 
croyances,  les  idées  particulières  des  sauvages,   nous  verrons 


8  ALBERT    RÉVILLE 

bientôt  jusqu'à  quel  point  l'usage  qu'il  fait  de  ces  citations  est 
d'une  logique  irréprochable,  mais  de  plus  il  s'appuie  sur  le  rôle 
considérable,  parfois  même  prépondérant,  dévolu  au  culte  des 
ancêtres  chez  des  peuples  arrivés  à  la  civilisation,  tels  que  les 
Hindous,  les  Egyptiens  et  surtoutles  Chinois.  Nous  pensonsavoir 
reproduit  exactement,  non  tons  les  détails ,  ce  qui  eût  de  beau- 
coup dépassé  les  bornes  d'un  article  ,  mais  les  anneaux  princi- 
paux, essentiels,  de  sa  longue  démonstration.  Nous  nous  per- 
mettrons maintenant  de  dire  ce  que  nous  pensons  de  sa  valeur 
scientifique. 


II 


L'autorité  de  M.  Herbert  Spencer  et  les  éléments  de  vérité 
incontestables  que  sa  théorie  contient  n'ont  pas  été  sans  exercer 
une  certaine  actionpropagandiste.  Il  fut  un  temps  où  l'on  voulait 
partout  retrouver  les  traces  du  culte  primitif  du  soleil,  un  autre  où 
le  nuage  avec  ses  formes  changeantes  fut  le  générateur  commun 
de  toutes  les  religions  primitives.  La  science  historique  des 
religions  a  ses  modes,  c'est-à-dire  ses  engouements.  Nous  pou- 
vons signaler  déjà  plus  d'un  ouvrage  d'allures  scientifiques  où 
l'on  reconnaît  aisément  l'influence  des  vues  énoncées  par  le 
penseur  anglais.  Bien  qu'il  oscille  entre  une  adhésion  complète 
et  les  objections  qui  se  sont  présentées  certainement  à  son  esprit, 
M.  Gustave  Le  Bon,  dans  son  ouvrage  sur  F  Homme  et  les 
Sociétés  ',  penche  de  ce  côté.  M.  Lippert,  auteur  d'un  livre  expo- 
sant les  religions  des  peuples  européens  s,  croit  avoir  fourni  la 
démonstration  historique  des  mêmes  idées,  tout  au  moins  en  ce 
qui  concerne  les  ancêtres  des  Européens.  M.  Caspari,  professeur 
à  Strasbourg,  tout  en  modifiant  un  peu  la  théorie,  notamment  en 
y  ajoutant  le  culte,  plus  primitif  encore,  du  chef,  du  souverain, 

l)  Deux  vol.  Paris,  J.  Rothschild,  1S81. 

*]  Die  Religionen  der  EuropœJschen  Culturvœlker  in  ihrem  geschichtlicîien 
Ursprunge:  Berlin,  Hoffmann,  1881. 


LA    NOUVELLE    THÉORIE    ÉVHÉMÉRTSTE  9 

et  en  faisant  intervenir  à  forte  dose  les  résultats  psychologiques 
de  l'invention  du  feu,  se  range  aussi  parmi  les  adeptes1. 
Quant  à  nous,  il  nous  parait  incontestable  que  l'histoire  reli- 
gieuse avait  fait,  jusqu'à  ces  derniers  temps,  une  part  trop  petite 
à  la  série  de  faits  et  à  la  fécondité  des  points  de  vue  primitifs 
signalés  par  M.  Herbert  Spencer  et  les  partisans  de  sa  théorie. 
A  cet  égard  leur  travail  ne  sera  pas  inutile.  Mais  nous  sommes 
tout  aussi  persuadés  qu'ils  pèchent  à  leur  tour  par  l'étroitesse  de 
leur  système,  que  faute  d'en  vouloir  sortir  ils  s'acculent  à  des 
conséquences  ridicules,  qu'ils  n'aboutissent  à  leurs  conclusions 
préférées  qu'à  la  condition  de  négliger  beaucoup  de  faits  qui  les 
contrarient,  qu'en  un  mot  la  théorie  de  M.  Herbert  Spencer, 
comme  tant  d'autres  avant  elle,  aura  son  temps  de  vogue,  mais 
seulement  son  temps. 

Et  d'abord  elle  commence  par  une  négation  que  rien  ne  jus- 
tifie. M.  Herbert  Spencer  n'admet  pas  que  l'homme  encore 
voisin  de  l'animalité  ait  été  capable  de  donner  dans  l'illusion  qui 
consiste  à  prendre  l'inanimé  et  l'impersonnel  pour  l'animé  et 
le  personnel.  Les  animaux  supérieurs,  dit-il,  ne  se  trompent  pas 
à  ce  point.  Cela  est-il  bien  sur?  Quand  le  chien  aboie  à  la  lune 
avec  tant  d'opiniâtreté,  est-il  bien  certain  qu'il  ne  la  prend  pas 
pour  quelqu'un  qui  vient  se  promener  indûment  sur  les  pro- 
priétés dont  il  a  la  garde?  Est-ce  que  le  chasseur  et  le  pêcheur 
ne  trompent  pas  à  chaque  instant  l'animal  en  lui  présentant  des 
simulacres  de  la  vie,  qui  ne  vivent  pas  (mouche  artificielle .  canard  de 
bois  sur  les  rivières,  mannequin  effrayant  les  oiseaux, etc.).  Ilest 
vrai  que  la  ruse,  pour  réussir  en  pareil  cas,  exige  une  ressemblance 
aussi  étroite  que  possible  de  l'objet  artificiel  avec  ce  qu'il  prétend 
représenter.  Mais  cela  nous  indique  la  solution  même  du  pro- 
blème. L'animal  n'est  pas  poète,  parce  qu'il  a  très  peu  d'imagina- 
tion. L'homme,  même  primitif,  même  sauvage,  même  d'intelli- 
gence paresseuse,  est  très  imaginatif,  et  tant  que  l'intelligence, 
l'expérience,  la  réflexion  ne  lui  ont  pas  appris  à  s'en  défier,  il 

')  Die  Urgeschichte  der  Menschheit,  2  vol.  Brockhaus,  Leipzig.  1877. 


10  ALBERT    RÉVILLE 

s'abandonne  très  aisément  aux  suggestions  de  la  «  folle  du 
logis.  »  Sachons  faire  la  part  de  chaque  faculté.  L'intelligence 
réfléchie  s'applique  à  un  champ  d'activité  bien  plus  vaste  que 
celui  où  l'instinct  règne  en  souverain  maître.  Mais  elle  est  infini- 
ment plus  sujette  à  l'erreur,  et  l'être  inlelligent  réfléchi  perd  en 
sûreté  de  mouvements  physiques  et  psychiques  ce  qu'il  gagne 
en  étendue  de  connaissances  et  en  variété  d'applications.  Quelque 
difficile  qu'il  soit  de  tracer  une  limite  précise  entre  l'instinct  et 
l'intelligence,  on  ne  peut  contester  qu'il  y  a  pourtant  une  diffé- 
rence, et  la  principale  c'est  la  sécurité,  l'exactitude  immédiate 
de  l'action  instinctive  comparée  à  l'action  réfléchie.  La  réflexion 
produit  l'hésitation.  L'imagination  apporte  son  contingent  à  la 
fois  si  utile  et  si  fallacieux.  C'est  par  l'imagination  et  la  réflexion 
que  l'homme  l'emporte  primitivement  sur  l'animal,  et  par  consé- 
quent il  est  très  faux  de  dire  que  l'homme  ne  peuterrer  là  où  l'ani- 
mal ne  se  tromperait  pas.  En  fait  l'animal  ne  se  trompe  pas, 
parce  que  l'occasion  de  se  tromper  lui  manque.  C'est  un  peu 
comme  si  l'on  disait  qu'un  paysan,  qui  n'a  jamais  touché  ni 
crayon  ni  pinceau,  est  incapable  de  commettre  les  fautes  de  pers- 
pective ou  de  proportions  dont  un  dessinateur  exercé  n'est  pas 
toujours  exempt.  Je  le  crois  bien,  il  ne  dessine  ni  ne  peint. 

Au  surplus,  les  faits  parlent  ici  un  langage  si  clair  qu'on  se 
demande  avec  étonnement  à  quoi  il  peut  tenir  qu'un  observateur 
aussi  judicieux  à  l'ordinaire  que  M.  Herbert  Spencer  ne  les  ait  pas 
compris.  Il  est  certain,  bien  certain,  que  jusqu'au  jour  où  l'expé- 
rience raisonnée  lui  enlève  définitivement  ce  genre  d'illusions, 
l'homme  tend  à  personnifier  dans  la  nature  inanimée  tout  ce  qui 
se  meut,  tout  ce  qui  a  l'air  de  lui  faire  du  bien  ou  du  mal.  De  nos 
jours  encore,  dans  les  classes  non  instruites,  la  tendance  est 
visible.  Parlez  à  un  paysan  de  la  terre  qu'il  cultive,  à  un  vieux 
matelot  du  navire  qu'il  monte,  à  un  mécanicien  de  la  locomotive 
qu'il  commande,  et  vous  verrez  à  chaque  instant  surgir  la  person- 
nification de  l'inanimé.  On  a  observé  depuis  longtemps  que  tel 
était  en  particulier  le  tour  d'esprit  de  l'enfant.  Non,  s'écrie 
M.  Herbert  Spencer,  ce  sontlesmamans,  les  nourrices,  lesbonnes, 


LA    NOUVELLE    THÉORIE    ÉVHÉMÉRISTE  11 

qui  suggèrent  ces  idées-là  aux  enfants  par  la  manière  dont  elles 
leur  parlent,  quand  elles  leur  disent  par  exemple  :  La  lune  te 
regarde,  ton  pantin  est  bien  sage,  ce  meuble  où  tu  t'es  heurté 
est  méchant,  etc.  Mais  pourquoi  donc  mamans,  nourrices  et 
bonnes  se  laissent-elles  aller  à  ce  parler  enfantin?  N'est-ce  pas 
précisément  parce  qu'il  est  enfantin?  M.  Herbert  Spencer  a  pris 
ici  l'effet  pour  la  cause.  Ne  sait-il  pas  d'ailleurs  comme  nous  avec 
quelle  facilité,  quelle  promptitude  les  sauvages  personnifient  ou 
animent  des  produits  bien  simples  de  l'industrie  européenne, 
dès  qu'ils  frappent  quelque  peu  leur  imagination?  N'a-t-il  jamais 
rien  lu  de  ces  anciens  Mexicains  qui  en  voyage  adoraient  tous  les 
soirs  leur  bâton,  lequel  se  transformait  pour  eux  en  Yacateuctli, 
le  dieu  des  marchands  voyageurs?  La  vérité  est  que,  même 
aux  époques  de  réflexion  et  de  civilisation,  et  là  où  le  mo- 
nothéisme n'avait  pas  en  quelque  sorte  inanimé  la  nature, 
l'homme  a  eu  toutes  les  peines  du  monde  à  ne  plus  la  person- 
nifier. Ce  fut  dans  l'ancienne  société  gréco-romaine  la  dernière 
empreinte  du  vieux  polythéisme.  Les  étoiles  passèrent  pour  des 
êtres  animés  aux  yeux  des  stoïciens,  des  Alexandrins,  d'un  juif 
tel  que  Philon,  d'un  chrétien  tel  qu'Origène.  Le  biographe 
d'Apollonius  de  Thyane  propose  encore  gravement  l'explication 
des  marées  qui  consiste  à  dire  que  la  mer  respire,  et  qu'elle 
s'avance  sur  les  côtes  ou  s'en  retire  selon  qu'elle  soulève  ou 
qu'elle  abaisse  en  respirant  son  sein  immense.  Voyez  encore 
comme,  à  la  même  époque  et  avec  l'adhésion  des  historiens  les 
plus  graves,  on  croit  à  la  sympathie  des  phénomènes  naturels 
pour  l'homme  et  ses  destinées,  à  ces  portetita,  à  ces  présages  qui 
annoncent  les  révolutions  et  les  désastres!  De  nos  jours,  avec 
quelle  facilité  la  masse  ignorante  ne  croit-elle  pas  aux  madones 
qui  clignotent  ou  qui  pleurent?  Que  nous  sommes  donc  loin  de  ce 
discernement  sûr  de  l'être  inanimé  que  M.  Herbert  Spencer  reven- 
dique pour  l'homme  primitif! 

Notez  pourtant  que  si  ce  point  de  départ  de  sa  genèse  des 
religions  est  faux,  tout  son  édifice  s'écroule.  Car  il  ne  peut  plus 
nier  la  possibilité  que  la  religion  ait  eu  tout  au  moins  simultané- 


12  ALBERT    RÉVILLE 

ment  et  parallèlement  d'autres  origines  que  celle  qu'il  prétend 
lui  assigner  exclusivement. 

Cette  étroitesse  théorique  a  d'autant  plus  lieu  de  surprendre 
de  la  part  d'un  penseur  ordinairement  plus  rigoureux,  qu'en  défi- 
nitive il  est  bien  forcé  de  reconnaître  que  l'homme  a  pourtant 
animé  et  personnifié  bien  des  objets  impersonnels  de  ses  adora- 
tions. Il  prétend  que  lorsqu'on  s'est  mis  à  adorer  le  ciel,  le  soleil, 
les  astres,  la  montagne,  le  volcan,  le  fleuve,  lamer,  etc.,  c'est 
parce  qu'on  a  cru  voir  dans  ces  divers  phénomènes  autant  d'an- 
cêtres métamorphosés.  Soit.  3Iais  il  en  résulte  toujours  qu'on 
regarda  depuis  lors  ces  objets  inanimés  comme  des  êtres 
animés,  et  non  plus  seulement  comme  des  choses.  Comment 
donc  cette  illusion  fut-elle  possible,  s'il  est  vrai  que  l'homme 
discerne  si  bien  ce  qui  est  animé  et  ce  qui  ne  l'est  pas,  et  pour- 
quoi cette  confusion  relativement  tardive  est-elle  plus  vraisem- 
blable, lorsque  la  réflexion  avait  déjà  grandi,  qu'à  l'époque  où 
elle  sortait  à  peine  des  limbes  de  l'esprit? 

Ce  n'est  ni  d'aujourd'hui  ni  même  d'hier  que  les  observateurs 
sérieux  ont  ramené  à  des  phénomènes  de  la  nature  la  plupart  des 
divinités  adorées  par  les  peuples  polythéistes  en  possession 
d'une  mythologie  développée.  Stobée,  compilateur  grec  du 
ve  siècle,  qui  nous  a  conservé  dans  son  Florileghim  bien  des 
fragments  de  l'ancienne  poésie  grecque,  nous  dit  en  parlant 
d'Epichnrme  :  'O  \j.h  ErJ.yjxp\j.cq  to'j;  Qicl;  eïva'.  Xéys'.  ôvà^ùç,  ûSwp,  yvjv, 
îjXtôv,  TcQp,  «orépaç'.Gésaret  Tacite, malgré  la  différence  des  noms, 
assimilent  à  des  divinités  romaines  ou  connues  des  Romains  les 
dieux  dont  ils  constatent  le  culte  en  Gaule  et  en  Germanie.  C'est 
qu'ils  ont  le  sentiment  de  l'identité  foncière  des  objets  de  ces 
cultes,  et  il  n'est  pas  un  lycéen  qui  ne  sache  ce  que  signifie 
l'expression  de  Jupiter  seremis.  Gicéron  admet  sans  hésitation 
que  c'est  la  terre  qui  inspire  la  Pythie.  Dans  l'Inde  on  trouve  des 
écrivains  qui  ont  très  nettement  pénétré  le  sens  primitivement 
naturiste  des  vieux  mvthes.  Ainsi  nous  lisons  dans  les  Sanscrit 

l)  Floril.,  XCI.  29. 


LA    NOUVELLE    THÉORIE    ÉVHÉMÉR1STE  13 

Texts  recueillis  et  traduits  par  M.  Muir(part.  IV,  ch.  Ier,  sec.  2)  ce 
curieux  fragment  pris  de  Koremârila  :  «  On  raconte  que  Prajà- 
«  pati,  le  seigneur  de  la  création,  fit  violence  à  sa  propre  fille. 
«  Que  signifie  cela? Prajâpati,  le  seigneur  de  la  création,  est  un 
u  nom  du  soleil,  parce  que  le  soleil  protège  toutes  les  créa- 
«  tures.  Sa  fille  Ushas,  c'est  l'aurore.  Et  quand  on  dit  qu'il  en 
«  devint  amoureux,  cela  signifie  simplement  qu'au  matin  le 
«  soleil  court  après  l'aurore,  laquelle  s'appelle  en  même  temps 
«  la  fille  du  soleil,  puisqu'elle  se  lève  quand  il  approche.  De 
«  même  quand  on  dit  qu'Indra  fut  le  séducteur  d'Ahalyà,  cela  ne 
«  veut  pas  dire  que  le  dieu  Indra  commit  un  tel  crime  ;  mais 
«  Indra  est  le  soleil  et  Ahalyà  la  nuit,  et  comme  la  nuit  est 
«  séduite  et  anéantie  par  le  soleil  du  matin,  il  en  résulte  qu'Indra 
«  s'appelle  l'amant  d'Ahalyà.  » 

Il  serait  facile  d'allonger  la  liste  des  citations  de  ce  genre.  Le 
christianisme  des  premiers  siècles  et  du  moyen  âge  retarda  le 
moment  où  l'explication  naturiste  des  mythologies  fut  générale- 
ment adoptée  en  faisant  des  dieux  et  des  déesses  autant  de 
diables  et  de  diablesses  qui  trouvaient  charmant  de  se  faire 
adorer.  Mais  depuis  le  siècle  dernier  on  peut  dire  que  l'explication 
naturiste  voit  toujours  grossir  le  nombre  de  ses  partisans.  Ptous- 
seau  en  eut  comme  l'intuition.  Notre  compatriote  Bergier  la 
développa  savamment  dans  un  livre  très  peu  connu  et  qui  méri- 
terait de  l'être  davantage  '.  Et  l'on  était  encore  loin  de  se  douter 
des  confirmations  toutes  puissantes,  malheureusement  trop 
dédaignées  par  M.  Herbert  Spencer,  que  la  philologie  comparée 
devait  dans  notre  siècle  apporter  à  sa  thèse  essentielle  en  remon- 
tant aux  origines  antésaiiscrites  des  noms  des  dieux  de  la  race 
aryenne,  et  en  tombant  régulièrement  sur  un  phénomène  physique 
comme  sur  le  point  générateur  de  chaque  divinité  particulière. 
Les  subtilités,  les  recherches  trop  raffinées,  les  étymologies  trop 
complaisantes  et  les  explications  trop  romanesques  sont  autant 
de  leçons  de  prudence,  mais  ne  sauraient  détruire  le  fait  patent 
que  nous  rappelons  à  nos  lecteurs. 

')  Origine  des  dieux  du  paganisme,  2  vol.  Paris,  1767. 


14  ALBERT    RÉVILLE 

Mais,  nous  objectera-t-on,  tout  cela  ne  concerne  que  des 
mythologies  relativement  civilisées,  par  conséquent  bien  jeunes, 
quelque  vieilles  qu'elles  soient  pour  nous,  si  nous  pensons  aux 
origines,  et  pour  se  faire  quelqu'idée  de  ce  que  purent  être  ces 
origines,  ce  ne  sont  pas  les  Grecs  et  les  Romains,  ce  ne  sont  pas 
même  les  Aryas  védiques,  qu'il  faut  consulter;  ce  sont  ces  popu- 
lations restées  au  plus  près  de  l'état  primitif,  ces  tribus  dites 
sauvages,  désormais  explorées,  décrites  par  des  observateurs 
compétents,  et  dont  la  religion  rentre  exactement  dans  le  cadre 
tracé  par  M.  Herbert  Spencer.  Preuves  en  soient  les  très  nom- 
breuses citations  de  voyageurs  et  d'explorateurs  dont  il  a  rempli 
son  livre. 

En  effet  M.  Herbert  Spencer  a  invoqué  le  témoignage  d'un 
très  grand  nombre  de  voyageurs  de  toute  catégorie,  en  indiquant 
trop  rarement  ses  sources  ;  et  pourtant  s'il  est  un  domaine  où  il 
faut  peser  et  soupeser  la  valeur  des  témoins  et  leur  compétence, 
c'est  bien  celui-là.  Missionnaires  et  libres  penseurs  semblent 
s'être  entendus  pour  nous  donner  les  idées  les  plus  inexactes  de 
ce  que  sont  en  réalité  les  croyances  et  les  coutumes  religieuses 
des  sauvages.  Cependant  on  peut  sans  inconvénient  accepter 
momentanément  comme  vrai,  d'une  vérité  générale,  l'ensemble 
des  faits  allégués  par  M.  Herbert  Spencer,  pour  démontrer  que 
chez  les  non  civilisés  le  culte  des  ancêtres  avec  ses  conséquences 
révèle  non  seulement  sa  prépondérance,  mais  aussi  son  caractère 
primitif,  absolument  originel. 

Il  n'y  a  qu'un  malheur,  et  c'est  celui-ci  : 

De  la  même  manière,  avec  la  même  méthode  et  procédant 
tout  à  fait  de  même,  on  peut  tout  aussi  bien  démontrer  le  con- 
traire. Il  suffit  de  trier  dans  ce  champ  immense  les  observations 
favorables  et  de  se  taire  sur  celles  qui  sont  de  tendance  opposée. 
Les  spécialistes  seuls  sont  en  état  de  savoir  combien  les  reli- 
gions des  non  civilisés  se  ressemblent  sur  toute  la  terre  et  com- 
bien en  même  temps  elles  diffèrent  sur  une  foule  de  détails.  On 
ferait  des  volumes  avec  leur  description  complète.  Les  religionspo- 
lynésiennes,  par  exemple,  sont  légion,  bien  que  toutes  frappées  à 


LA    NOUVELLE    THÉORIE    ÉVHÉMÉR1STE  15 

la  même  empreinte.  Chaque  nouvelle  exploration  dans  l'Amérique 
du  Nord  et  du  Sud,  dans  l'intérieur  de  l'Afrique,  dans  la  Malaisie 
et  la  Mélanésie,  dans  l'Asie  centrale  et  dans  l'Asie  boréale,  rap- 
porte une  masse  de  faits  inédits,  et  chacun  peut  y  trouver  ce 
qu'il  cherche.  Je  pourrais,  en  suivant  la  méthode  de  M.  Herbert 
Spencer,  démontrer  plus  péremptoirement  encore  que  la  reli- 
gion primitive  n'est  pas  autre  chose  que  la  sorcellerie.  Je  pour- 
rais aussi  bien  relever  partout  des  faits  sans  nombre  pour  prou- 
ver qu'aux  âges  primitifs  ce  ne  sont  pas  des  hommes  et  des 
femmes  qui  sont  devenusdes  phénomènes  naturels,  mais  des  phé- 
nomènes naturels  qui  à  force  d'être  animés  et  personnifiés  sont 
devenus  des  hommes  et  des  femmes.  Je  pourrais  même,  marchant 
sur  les  traces  de  nos  vieux  apologistes  de  la  révélation,  démêler 
partout  les  débris  obscurs,  les  fragmenta sparsa  des  enseignements 
delà  Genèse.  Les  rapprochements  curieux  ne  me  feraient  certes 
pas  défaut.  On  m'avouera  qu'une  méthode  aussi  bonne  fille  ne 
peut  absolument  pas  prétendre  à  la  sévérité  incorruptible  de 
toute  méthode  qui  se  respecte.  La  réalité  est  que  tout  cela  n'est 
possible  qu'à  la  condition  de  partir  d'un  a  priori  que  l'on  cherche 
ensuite  à  confirmer  par  des  faits  systématiquement  choisis,  et 
par  l'élimination  non  moins  systématique  de  leurs  contraires. 

De  plus,  comment  M.  Herbert  Spencer  expliquera-t-il  ces 
parallélismes,  ces  éléments  communs,,  ces  mythes  analogues  dont 
la  mythologie  comparée  révèle  l'existence  chez  tous  les  peuples 
polythéistes  et  à  tous  les  degrés  de  la  civilisation? 

Par  exemple,  c'est  un  fait  bien  connu  de  tous  ceux  qui  se  sont 
occupés  de  mythologie  générale,  que  les  héros  ou  dieux  solaires 
présentent  un  peu  partout  des  légendes  analogues.  Non  seule- 
ment les  plus  connus  de  nous  tous,  Adonis,  Endymion,  Persée, 
Bellérophon,  Hercule,  mais  aussi  le  Maui  polynésien,  le  Bochica 
des  Muyscas,  le  Balder  germanique,  le  dieu  colibri  des  Aztecs, 
l'Osiris   égyptien,   etc.  ',   se  distinguent    1°  par  l'humilité  ap- 


')  On  peut  y  ajouter  Apollon  lui-même,  dont  la  légende  renferme  plus  d'un 
trait  mélancolique. 


16  ALBERT    RÉVILLE 

parente  ou  le  mystère  de  leurs  origines  ;  2°  par  le  degré  de 
gloire,  de  bonheur  ou  de  sagesse  où  ils  parviennent;  3°  par 
leur  fin  qui  est  ou  mauvaise  ou  tout  au  moins  triste.  C'est  là  le 
canevas  commun.  Pour  nous  qui  pensons  que  la  personnification 
du  soleil  s'est  reflétée  sur  les  légendes  des  héros  solaires  et  les 
a  toutes  marquées  d'un  même  sceau  fourni  par  le  destin  diurne 
ou  annuel  du  grand  astre,  cette  conformité  foncière  s'explique 
toute  seule.  Mais  dans  le  système  deM.  Herbert  Spencer  il  faut  se 
représenter  qu'en  cent  endroits  différents  il  est  apparu  un  homme 
d'origine  mystérieuse,  qu'il  s'est  distingué  par  une  supériorité 
telle  qu'il  est  devenu  l'objet  des  hommages  de  tous,  qu'il  a  fini 
tristement,  et  qu'on  l'a  pris  ensuite  pour  le  soleil.  Quelle  invrai- 
semblance !  Et  pour  se  rendre  compte  du  culte  si  répandu  de  l'é- 
toile du  matin  ou  de  l'aurore,  il  faut  admettre  que  dans  une 
myriade  de  tribus  primitives  il  s'est  trouvé  précisément  une 
femme  d'une  beauté  telle  qu'elle  méritât  ce  nom  et  qu'elle  devînt 
déesse. 

Autre  fait  dont  M.  Herbert  Spencer  ne  paraît  pas  avoir  tenu 
compte.  Dans  le  vaste  archipel  de  la  mer  du  Sud  divisé 
en  une  multitude  de  petits  archipels  dont  les  groupes  divers 
forment  la  Polynésie,  la  Micronésie  et  la  Mélanésie,  on  peut  très 
bien  observer  que  le  culte  des  ancêtres  s'est  greffé  sur  une 
mythologie  naturiste,  l'a  supplanté  par  places,  s'y  est  associé 
ailleurs  et  est  demeuré  très  peu  pratiqué,  si  même  il  n'est  pas 
resté  inconnu,  dans  les  îles  les  plus  occidentales  de  la  Micronésie. 
Il  a  marché  de  l'est  à  l'ouest.  C'est  ce  qui  résulte  de  l'enquête 
minutieuse  sur  les  religions  de  FOcéanie,  dont  les  résultats  ont 
été  consignés  dans  le  dernier  volume  de  Y  Anthropologie  deWaitz- 
Gerland. 

Il  est  encore  une  considération  qui  me  paraît  décisive.  Le 
culte  des  ancêtres,  là  où  il  est  pratiqué,  se  rapporte  à  la  série 
ascendante  des  pères  de  l'adorateur.  Parfois  il  s'arrête  au 
troisième  ou  quatrième  échelon,  c'est-à-dire  aux  seuls  ancêtres 
dont  on  ait  gardé  quelque  souvenir.  Cela  diffère  essentielle- 
ment du  culte  d'un  être  dont  on  peut  se  croire  le  descendant, 


LA  NOUVELLE  THÉORIE  ÉVBÉMÉRISTE  17 

mais  que  l'on  place  bien  au-dessus  des  animaux  intermédiaires 
et  que  l'on  considère  comme  une  sorte  de  créateur  ou  du  moins 
de  générateur  par  excellence.  Pourquoi  cette  différence  entre  le 
premier  ancêtre  et  les  autres?  Voilà  ce  que  la  théorie  de  M.  Her- 
bert Spencer  ne  peut  pas  expliquer.  Si  elle  était  fondée,  tous  les 
ancêtres  consécutifs  devraient  être  dieux  au  même  degré.  Au 
contraire,  il  y  a  visiblement  distinction  profonde  entre  le  dieu, 
qui  peut  être  le  premier  ancêtre,  mais  qui  est  aussi  autre  chose, 
et  ceux  qui  viennent  après  lui,  mais  qui  ne  sont  qu'ancêtres. 

Psychologiquement,   on  ne  comprend  pas  non  plus  pourquoi 
l'idée  que  les  morts  survivaient  en  réalité  à  l'apparence  de  leur 
anéantissement,  a  pu  conduire  à  en  faire  les  objets  d'un  culte 
religieux.  11  n'y  avait  pas  l'ombre  d'une  raison  pour  qu'on  leur 
attribuât  après  la  mort  un  pouvoir  supérieur  à  celui  de  l'homme 
vivant.  Il  en  est  tout  autrement  quand  on  croit  déjà  à  des  esprits 
de  la  nature,  commandant  aux  choses  de  la  nature,  pouvant  s'en 
détacher  et  y  rentrer  à  leur  guise,   ce  qui  constitue  l'animisme 
proprement  dit  et  ce  qui  fait  le  fond  de  la  religion  de  la  plupart 
des  sauvages.  Alors  on  comprend  que,  dans  la  foi  en  la  survivance, 
on  ait  de  plus  en  plus  assimilé  les  esprits  des  ancêtres  à  ces 
esprits  de  la  nature  dont  on  redoutait  ou  dont  on  désirait  Faction. 
Le  culte  de   ceux-ci  a  tout  naturellement  poussé  au  culte  de 
ceux-là.  N'est-ce  pas  ce  que  nous  voyons  en  Chine,  ce  pays  des 
antiquités  par  excellence,  où  le  culte  des  ancêtres  est  devenu, 
non  exclusif,  mais  prépondérant?  Iî  repose,  de  l'aveu  de  tous  les 
écrivainschinois,  sur  unemythologïe  naturiste  antérieure  dont  le 
Feng-Shuiou  la  science  des  influences  favorables  ou  nuisibles  des 
choses  est  l'expression  moderne,  qui  remonte  en  principe  jus- 
qu'aux plus  lointains  souvenirs  de  la  race  et  qui  est  demeurée  la 
religion  officielle  de  l'Etat.  Il  faut  se  garder  dans  une  discussion 
comme  celle-ci  de  se  jeter  dans  les  discussions  psychologiques 
et  surtout  métaphysiques.  Je  me  permets  seulement  d'énoncer 
ma  conviction  que  l'on  cherche  en  vain  à  dérouler  les  origines 
des  croyances  en  la  vie  future  et  en  l'existence  des  dieux,  si  l'on 
ne  reconnaît  pas  dans  la  nature  même  de  l'esprit  humain    une 
iv  2 


18  ALBERT    RÉVILLE 

propension  naturelle  à  s'élever,  en  un  certain  point  de  son  déve- 
loppement, à  l'une  et  à  l'autre  notion.  Il  est  facile  de  dire  que 
l'analogie  du  sommeil,  de  la  syncope,  etc.,  et  de  la  mort  a  engen- 
dré la  supposition  que  celle-ci  était  également  suivie  d'un  réveil. 
Mais  il  n'est  pas  moins  vrai  qu'il  y  avait  pourtant  une  différence 
capitale  et  sautant  aux  yeux  des  plus  simples,  la  différence  qui 
consiste  en  ceci  que  le  cadavre  ne  reprenait  pas  vie  et  se  rédui- 
sait finalement  à  rien.  De  même  l'utilitarisme  ou  le  simple  calcul 
d'intérêt  auquel  on  veut  ramener  les  premières  manifestations 
de  la  religion  dans  l'humanité  ne  suffit  pas  à  en  expliquer  la 
puissance  esthétique  et  si  souvent  voluptueuse. 


III 


Le  problème  des  origines  religieuses,  comme  tous  les  problè- 
mes d'origine,  est  extrêmement  compliqué,  et  il  est  fort  douteux 
que  l'on  puisse  jamais  spécifier  un  genre  particulier  de  culte  en 
disant  :  voilà  le  culte  primitif.  Il  nous  paraît  improbable  que  l'hu- 
manité, même  déjà  distincte  de  l'animalité,  ait  été  religieuse  dès 
l'origine,  et  on  nous  montrerait  dans  les  derniers  bas-fonds  de 
notre  espèce  quelques  tribus  extrêmement  arriérées  et  destituées 
de  toute  notion  religieuse  que  nous  n'en  serions  nullement  sur- 
pris. Cependant  une  tribu  de  ce  genre  est  encore  à  trouver,  n'en 
déplaise  à  sir  John  Lubbock,  qui  dénie  toute  religion  à  des  peu- 
plades dont  il  raconte  ensuite  les  superstitions.  La  première 
religion,  qu'elle  soit  apparue  sur  un  point  du  globe  habité  ou 
sur  plusieurs,  a  dû  être  très  incohérente,  très  peu  fixe,  nulle- 
ment systématique,  et  se  rapporter  à  ce  qui  intéressait  le  plus  di- 
rectement l'homme,  c'est-à-dire  à  l'alimentation  et  à  la  sécurité. 
Ce  n'est  pas  l'ensemble  de  la  nature  dont  il  ne  pouvait  avoir  au- 
cune idée,  ce  ne  sont  pas  mêmes  ses  grands  phénomènes,  —  ilsle 
laissaient  indifférent  —  qui  ont  provoqué  chez  lui  l'éclosion  du 
sentiment  religieux.  L'arbre  nourricier,  le  fleuve  poissonneux, 
la  colline  giboyeuse,  et  puis  le  retour  de  la  lumière,  la  marche  en 


LA    NOUVELLE   TIIÉORIE   ÈVHÉMÉR1STE  19 

apparence  irrégulière  de  la  lune  (elle  a  été  adorée,  semble-t-il, 
avant  le  soleil)  ont  du  parler  bien  plus  fortement  à  son  imagina- 
tion première  que  le  ciel,  la  terre,  la  mer  sans  bornes .  Mais  c'est  à 
tort  qu'on  donne  le  nom  de  fétichisme  à  ce  premier  stade  du  sen- 
timent religieux  '.  En  réalité  il  n'y  a  qu'une  différence  de  degré, 
non  de  genre,  entre  le  culte  d'un  arbre  et  celui  de  la  forêt,  entre 
le  culte  de  la  montagne  et  celui  de  la  terre,   entre  le  culte  de  la 
source  et  celui  delà  mer,  entre  le  culte  de  la  lune  et  celui  des 
astres  et  du  ciel  couvrant  tout.  Ce  dut  être  seulement  après  une 
longue  accumulation  d'expériences  que  l'homme  sefitquelqu'idée 
des  proportions  réelles  des  phénomènes,   de  leur  subordination 
et  de  leur  importance  relative  et,  par  exemple,  se  persuada  do 
la  supériorité  du  ciel  ou  du  soleil  sur  tout  ce  qu'il  pouvait  voir 
et  connaître. 

Mais  je  crois  qu'il  faut  maintenir  l'antériorité  du  naturisme  sur 
toute  autre  forme  de  religion.  Il  fallut  une  dose  de  réflexion  qui 
n'a  rien  de  primitif  pour  se  demander  ce  qui  suivait  la  mort,  pour 


')  Il  serait  temps  qu'on  mît  un  peu  plus  de  rigueur  dans  l'emploi  de  ce  voca- 
bulaire spécial;  car  les  malentendus  deviennent  nombreux.  Nous  appelons 
naturisme  la  religion  fondée  sur  le  culte  des  objets  naturels  visibles,  soit  qu'on 
les  adore  directement  et  sans  penser  à  une  distinction  entre  leur  l'orme  visible 
et  l'esprit  qui  les  anime,  soit  que  cet  esprit  s'en  distingue,  puisse  s'en  détacher 
partiellement,  se  rapproche  même  tout  à  t'ait  de  la  forme  humaine,  mais  demeure 
toujours  associé  à  l'objet  de  manière  à  en  porter  toujours  l'empreinte  dans  les  lé- 
gendes où  il  figure.  C'est  une  question  de  plus  ou.de  moins,  l'objetn'étant  jamais 
adoré  que  dans  la  supposition  qu'il  est  animé. —  L'animisme  cominencelà  où  la 
multiplication  indéfinie  des  esprits  de  la  nature  l'ait  qu'on  les  considère  comme 
complètement  détachés  et  complètement  indépendants  des  objets  avec  lesquels 
ils  se  confondaient  à  l'origine.  C'est  sur  cette  croyance  aux  esprits  que  se  gref- 
fent la  sorcellerie  partout  si  répandue  et  génératrice  du  sacerdoce,  le  fétichisme 
et  Yidoldtrie.  L'idolâtrie  n'est  qu'un  raffinement  du  fétichisme  devenu  trop 
grossier  pour  l'esprit  plus  développé.  Le  fétiche  est  essentiellement  un  objet  en 
lui-même  mesquin,  portatif,  possédable,  mais  se  recommandant  aux  yeux  du 
non-civilisé  par  quelque  particularité  qui  l'ait  qu'il  y  voit  la  résidence  d'un  esprit. 
Plus  tard  il  faut  de  plus  la  ressemblance  plastique  du  fétiche  avec  l'animal  ou 
avec  l'homme,  et  de  là  l'idolâtrie.  —  Comme  nous  l'avons  dit  plus  haut,  le  culte 
des  ancêtres  est  une  sous-division  de  l'animisme.  Les  esprits  défunts  sont  assi- 
milés à  ceux  de  la  nature,  d'abord  adorés  comme  eux.  ensuite  plus  qu'eux.  — 
Là  où  le  naturisme  se  déploie  en  une  riche  mythologie  dramatisée,  c'e-t-à-dire 
chez  les  races  les  mieux  douées  sous  le  rapport  spéculatif  et  esthétique,  l'ani- 
misme et  le  culte  des  ancêtres  se  développent  faiblement.  Là  au  contraire  où, 
comme  en  Chine,  la  mythologie  reste  inféconde,  où,  comme  chez  beaucoup  de 
peuples  sauvages,  elle  ne  peut  sortir  de  son  état  embryonnaire,  l'animisme 
devient  prépondérant  et  souvent,  par  lui  et  avec  lui,  le  culte  des  ancêtres. 


20  ALBERT    RÉVILLE 

l'assimiler  à  un  sommeil  ou  bien  à  un  évanouissement.  Car,  je 
le  répète,  en  supposant  que,  comme  l'enfant,  le  non-civilisé  put 
croire  que  le  mort  dormait,  comme  l'enfant  aussi,  il  dut  être 
très  frappé  de  ce  que  ce  sommeil  n'en  finissait  pas.  Il  en  fut 
autrement  quand,  sur  la  base  du  naturisme,  on  crut  àl'existence 
d'innombrables  esprits.  Dès  lors  l'élan  était  donné  pour  leur  as- 
similer les  âmes  défuntes.  Il  y  avait  comme  un  autre  monde  qui 
s'ouvrait  pour  les  imaginations.  On  pouvait  diviniser.  Que  sont 
toutes  les  divinisations  historiques  dont  nous  avons  connaissance, 
si  ce  n'est  l'exaltation  d'hommes  que  l'on  met  au  rang-  des  dieux 
auparavant  connus?  Il  en  a  toujours  été  de  même. 

Un  regard  attentif  jeté  sur  les  anciennes  croyances,  encore 
aujourd'hui  en  vigueur  chez  les  non-civilisés,  démontre  vite  que 
l'homme  des  temps  primitifs  ne  faisait  aucune  différence  essen- 
tielle entre  la  nature  divine,  la  nature  humaine  et  la  nature  ani- 
male. Le  plus  souvent,  en  personnifiant  les  objets  delanature  dont 
il  faisait  ses  dieux,  il  les  conçut  sous  forme  animale,  et  cela  d'au- 
tant plus  facilement  qu'il  était  très  disposé  à  voir  un  supérieur 
dans  l'animal.  Ce  n'est  pas  parce  que  le  hasard  a  voulu  que  le 
premier  ancêtre  d'une  famille  ou  d'une  tribu  reçût  le  surnom  du 
Faucon,  ou  du  Jaguar,  ou  du  Serpent,  qu'un  Peau-Rouge  ou  un 
Nègre  vénère  l'un  ou  l'autre  de  ces  animaux  ;  c'est  que  la  divinité 
protectrice  ou  génératrice,  ou  l'esprit  protecteur  de  la  famille  ou 
delà  tribu  sont  conçus  par  lui  sous  cette  forme  déterminée.  Les 
animaux  de  la  dite  espèce  sont  de  la  famille  divine  et  de  sa  famille 
à  lui-même,  ils  sont  congénères.  Car,  en  vertu  de  la  même  con. 
fusion  primitive,  le  sauvage  ne  voit  pas  plus  de  difficulté  à  croire 
que  lui  et  sa  tribu  descendent  d'un  animal  qu'à  se  regarder  comme 
engendrés  par  un  dieu.  Ou  plutôt  l'animal  et  le  dieu  ne  font 
qu'un  dans  son  esprit.  Par  la  même  raison  il  peut  croire  que  ses 
ancêtres  les  plus  distingués  ont  été  se  loger  dans  des  corps  céles- 
tes, ou  sont  devenus  ces  corps  célestes,  ou  n'étaient  autre  chose 
que  ces  corps  célestes  venus  sur  la  terre.  La  distinction  entre  les 
deux  notions  ne  s'établit  pas  dans  son  esprit.  C'est  une  croyance 
que  l'on  peut  remarquer   en  Polynésie,  chez  les  Caraïbes,  ail- 


LA    NOUVELLE    THÉORIE    ÉVHÉMÉRISTE  21 

leurs  encore.  Mais  ce  cours  d'idées  est  très  différent  de  celui  que 
M.  Herbert  Spencer  se  figure  quand  il  veut  démontrer  que 
les  astres  n'ont  été  l'objet  d'un  culle  qu'à  partir  du  moment 
où  l'on  a  pu  croire  qu'ils  étaient  les  ancêtres  de  la  famille  ou  de 
la  tribu. 

En  résumé,  et  bien  que  sur  certains  points  de  détail  M.  Her- 
bert Spencer  ait  réclamé  à  bon  droit  pour  le  culte  des  ancêtres 
une  place  parmi  les  facteurs  de  l'évolution  religieuse  dans  l'hu- 
manité, sa  théorie  ne  recouvre  pas  l'ensemble  des  faits  qu'il  s'a- 
git d'interpréter,  elle  ne  nous  délivre  pas  du  tout  de  la  nécessité 
des  recherches  philologiques,  elle  se  heurte  contre  des  invrai- 
semblances inacceptables,  et  la  conséquence  en  estqu'il  nous  faut 
continuer  de  travailler,  à  la  sueur  de  nos  fronts,  sans  pouvoir  son- 
ger plus  qu'auparavant  à  les  appuyer  sur  le  trop  commode  oreil- 
ler du  nouvel  évhémérisme . 

Albert  Réville. 


ET     LE     CODE     SACERDOTAL 


ï 


Je  ne  connais  aucun  personnage  do  l'Ancien  Testament  qui 
ait  été  aussi  gratuitement  surfait  que  le  prêtre  et  scribe  babylonien 
Ezra  ou  Esdras.  La  légende  talmudique  voit  en  lui  un  second 
Moïse;  l'école  critique  moderne  le  considère  comme  le  promul- 
gateur,  parfois  même  comme  le  compilateur  du  Pentateuque; 
tous  font  de  lui  un  homme  extraordinaire,  dont  l'action  aurait 
fait  époque,  voire  point  tournant  dans  le  développement  du  ju- 
daïsme. Et  cependant,  si  l'on  consulte  l'histoire,  on  ne  découvre 
rien  qui  puisse  justifier  une  appréciation  aussi  enthousiaste. 
On  comprend  sans  effort  la  raison  qui  a  grossi  démesurément 
l'autorité  d'Esdras  dans  le  camp  des  pharisiens.  Ceux-ci,  adver- 
saires irréconciliables  de  l'école  des  saducéens  qui  rejetait  la 
tradition,  et  zélés  partisans  de  l'idée  qu'une  loi  orale  a  toujours 
existé  à  côté  de  la  loi  écrite,  Iran  mise  par  Moïse,  avaient  besoin 
d'un  personnage  biblique  du  retour  de  la  captivité,  auquel  ils 
pussent  faire  remonter  la  transmission  des  coutumes  tradition- 
nelles qu'ils  estimaient  souvent  égales  et  même  supérieures  à 
celles  qui  ont  l'Ecriture  pour  origine.  La  personne  d'Esdras, 
décrite  par  l'auteur  des  Chroniques1  comme  un  scribe  habile  et  un 

*)  On  sait  que  les  livres  d'Esdras  et  de  Néhémie  font  parLie  du  livre  desPara- 
lipomènes  ou  des  Chroniques. 


ESDRAS  ET  LE  CODE  SACERDOTAL  23 

ardent  puritain,  obtint  de  préférence  l'honneur  d'être  considéré 
comme  le  fondateur  de  la  secte  et  le  propagateur  de  la  loi  orale. 
Par  conséquent,  Esdras  et  les  signataires  du  pacte  relatif  à  la 
stricte  observation  des  prescriptions  mosaïques  (NéhémieX),  furent 
appelés  «  hommes  de  la  Grande  Synagogue  »  (n^lXin  PD2D  ^Jfrî) 
et  «pères  de  la  tradition  »(!~nSpri  rvQtf).  Tout  cela,  dis-je,  se  com- 
prend et  s'explique,  mais  en  vain  se  creuse-t-on  le  cerveau,  pour 
découvrir  la  raison  qui  ait  pu  conduire  certains  auteurs  moder- 
nes à  attribuer  à  Esdras  la  publication  et  même  larédactionfinale 
du  Pentateuque.  Quand  saint  Jérôme  écrivit  cesmotsmémorables  : 
SiveMosen  dicerevolueris  auctorem  Pcntateuchi,  sive  Esdram  ins- 
tauratorem  operis,  nonrecuso,'\\  fut  guidé  par  deux  considérations 
dogmatiques  d'une  importance  capitale,  dont  l'une,  de  source 
pharisienne,  attribuait  à  Esdras  une  autorité  égale  à  celle  de 
Moïse;  l'autre,  purement  chrétienne,  prolongeait  l'époque  pro- 
phétique jusqu'à  la  venue  de  Jésus.  Dans  ces  conditions,  la  con- 
cession du  célèbre  Père  de  l'Eglisen'est  qu'apparente,  car  elle  ne 
change  en  rien  le  caractère  inspiré  et  surnaturel  des  Livres 
Saints.  Pour  l'école  critique  moderne,  le  point  de  vue  change  du 
tout  au  tout  ;  le  terrain  sur  lequel  elle  se  place  est  le  caractère 
purement  humain  de  l'Ecriture;  sa  tâche  principale  consiste  à 
relever  la  différence  des  sources,  les  contradictions  des  diverses 
traditions  mises  côte  à  côte  par  les  multiples  rédactions,  et 
par-dessus  tout,  le  caractère  factice  et  récent  de  tout  le  bagage 
traditionnel.  Ici,  les  personnages  les  plus  vénérés,  dépouillés  de 
l'auréole  dont  la  tradition  les  a  entourés,  sont  réduits  à  des  pro- 
portions très  humbles,  ou  disparaissent  tout  à  fait.  Comment  se 
fait-il  donc,  que  la  personne  d'Esdras  seule  soit  restée  intacte  au 
milieu  de  cette  chute  générale  et  précipitée  des  personnages  bibli- 
ques ?  Chose  étonnante,  ce  scribe  babylonien  a  même  été  gratifié 
par  les  critiques  de  deux  titres  dont  les  prophètes  eux-mêmes 
se  seraient  montrés  jaloux  :  celui  de  dernier  rédacteur  du  Penta- 
teuque, et  celui  de  révélateur  des  quatre  premiers  livres  de  ce 
recueil.  Voilà  des  affirmations  bien  précises  qu'on  nous  présente 
avec  une  assurance  absolue  qui  semble  défier  la  contradiction. 


24  JOSEPH   HÂLÉVY 

Pénétré  de  l'amour  de  la  vérité  et  professant  la  plus  haute  es- 
time pour  la  jeune  école  critique  qui  compte  parmi  ses  membres 
des  savants  aussi  distingués  que  MM.  Graf  ,  Wellhausen  , 
Reuss,  d'Eichthal,  etc.,  j'ai  mis  la  meilleure  volonté  du  monde 
à  accepter  la  nouvelle  manière  d'envisager  le  rôle  d'Esdras.  Mal- 
heureusement, après uneétude  persévérante  du  sujet,  je  n'ai  rien 
trouvé  ni  dans  les  mémoires  de  ce  scribe,  si  ceux  qu'on  donne  en 
son  nom  lui  appartiennent  en  réalité,  ni  dans  le  récit,  pourtant  assez 
enjolivé  du  chroniqueur,  le  moindre  indice  favorable  à  cette 
hvpothèse  ;  je  dirai  plus,  c'est  un  sentiment  contraire  qui  se 
dégage  de  ce  récit,  sentiment  peu  en  accord  avec  le  rôle  actif  et 
décidé  qu'on  abienvoulu  accorder  au  célèbre  scribe.  Aussi,  après 
de  longues  hésitations  et  n'ayant  d'autre  but  que  la  recherche 
impartiale  de  l'histoire,  je  me  décide  maintenant  à  exposer  mes 
doutes  à  cet  égard,  avec  l'espoir  que  des  forces  plus  jeunes  et  plus 
autorisées  que  les  miennes  semettrontbientôt  à  examiner  sérieu- 
sement les  autres  résultats  obtenus  jusqu'à  ce  jour  par  cette 
nouvelle  école  critique. 


II. 


Le  prêtre  et  scribe  Esdras,  fils  de  Séraya,  partit  de  Babylone 
le  premier  mois  de  la  septième  année  d'Artaxerxès  Longuemain 
(avril,  4o8av.J.-C.)  entête  d'une  caravane  de  lo34pèlerinsmâles, 
pour  se  rendre  en  Palestine.  Il  était  muni,  dit-on,  d'un  firman  du 
Grand  Roi,  rédigé  en  langue  araméenne  et  de  la  teneur  suivante: 

«  Artaxerxès,  roi  des  rois,  à  Esdras  le  prêtre,  scribe  de  la  loi  du 
«  Dieu  du  ciel,  salut.  Je  permets  à  tous  les  Israélites  de  mon 
«  empire  d'aller  avec  toi  à  Jérusalem,  s'ils  le  désirent,  car  tu  es 
«  envoyé  par  le  roi  et  ses  sept  conseillers,  afin  de  t'enquérir  sur 
«  l'état  de  la  Judée  et  de  Jérusalem  d'après  la  loi  de  Dieu  que  tu 
«  possèdes  ,  et  afin  d'y  porter  l'or  et  l'argent  que  le  roi  et  ses 
«  sept  conseillers  ont  voué  au  Dieu  d'Israël  qui  demeure  à  Jéru- 
«  salem.  Avec  cetargent  vous  achèterez  des  sacrifices  et  des  liba- 


ESDHAS  ET  LE  CODE  SACERDOTAL  25 

«  tions  pour  l'autel  de  Jérusalem,  où  vous  remettrez  également 
«  les  objets  du  culte  que  nous  vous  confions.  Vous  êtes  libres 
«  d'employer,  comme  vous  l'entendrez,  les  autres  sommes  qui 
«  proviennent  des  dons  faits  par  votre  peuple.  Si  les  dépenses  de 
«  votre  culte  dépassent  les  sommes  dont  vous  disposez,  vous  vous 
u  adresserez  auxcollecteurs  d'impôts  (^12"J)  de  la  province  ciseu- 
«  phratique(50r|j"l2^),  lesquelssontinvités  à  livrer  sansretard,  à 
«  lademanded'Esdras,  prêtre,  exégète  '  de  la  loi  du  Dieu  du  ciel, 
«  jusqu'à  cent  talents  d'argent,  cent  kors  de  blés,  cent  baths  de 
«  vin,  cent  baths  d'huile  et  du  sel  en  quantité  illimitée.  Si  cela 
«  vous  est  requis  au  nom  du  Dieu  du  ciel  (tf*D*2*  H1^),  vous  êtes 
«  tenu  de  le  livrer  au  prolit  du  temple  du  Dieu  du  ciel,  afin  que 
«  Dieu  ne  se  fâche  pascontre  le  gouvernement  du  Roi  etde  sesfils. 
«  Il  vous  est  en  outre  défendu  de  soumettre  à  un  impôt  quelconque 
«  les  prêtres,  les  lévites,  les  chantres,  les  portiers,  les  portefaix 
<(  et  les  autres  serviteurs  du  temple.  Quant  à  toi,  Esdras,  suivant 
«  la  science  de  Dieu  que  tu  possèdes  (mot  à  mot  :  que  tu  as  en  ta 
«  main), nomme  des  juges  civils;* 'Î2211/)  et  des  j  uges  religieux  (I^H) 
«  qui  exerceront  leur  autorité  sur  ceux  de  ta  nation  qui  habitent 
«  la  province  ciseuphratique  et  qui  connaissent  la  loi  de  ton  Dieu, 
«  et  enseigneronteeux  qui  ne  la  connaissent  pas.  Celui  qui  n'ac- 
«  complira  pas  la  loi  de  ton  Dieu  et  la  loi  du  Roi,  sera  infaillible- 
ce  ment  passible  de  peines  proportionnelles,  et  suivant  son  crime 
«  il  sera  condamné  soit  à  la  mort,  soit  à  l'exil,  soit  à  l'amende 
«  ou  à  la  prison  2.  » 

Arrivés  à  Jérusalemlepremierjourducinquième  mois  (août  458 
av.  J.-C),  les  pèlerins  réintégrèrent  l'or  et  l'argent  dans  le 
trésor  du  temple,,  et  apportèrent  un  riche  holocauste  à  Dieu  pour 
le  remercier  de  la  protection  qu'il  leur  avait  accordée  pendant  le 
voyage.  Ensuite,  ils  remirent  les  ordres  royaux  aux  satrapes  delà 
Ciseuphratique, lesquels  se  montrèrent  pleins  de  prévenances  en- 
vers le  peuple  et  le  temple. Depuis  le  jour  de  son  arrivée  jusqu'au 

1)  Ou  herméneute.  C'est  le  sens  exact  du  mot  sôphêr  qu'on  traduit  ordinaire- 
ment par  «  scribe  »  ou  «  lettré.  » 
*)  Esdras,  Vil. 


26  JOSEPH    HALÉVY 

16du  neuvième  mois,  Esdrass'éclipsaetonn'entenditpasparlerde 
lui.  Le  17  de  cemois,  ce  prêtre  a}Tantappris  des  chefs  que  plusieurs 
parmi  le  peuple  avaient  épousé  des  femmes  païennes,  déchira  ses 
habits,  s'arracha  les  cheveux,  s'abstint  de  toute  nourriture,  et 
revêtu  d'un  cilice,  il  fit  à  haute  voix  une  profession  de  péché  au 
milieu  de  quelques  hommes  pieux  qui  s'étaientattachésàlui.  Ces 
lamentations  attirèrent  une  grande  multitude  composée  d'hom- 
mes, de  femmes  et  d'enfants,  lesquels  se  mirent  aussi  àgémiret  à 
fondre  en  larmes.  Un  des  chefs  du  peuple  nommé  Sekania,  fils 
de  Yehiel,  de  la  grande  famille  de  Benè-Elam,  encouragea  Esdras 
àformerune  association  dont  les  membres  promettraient  par  ser- 
ment de  renvoyer  les  femmes  étrangères  et  d'exhorter  le  peuple  à 
les  imiter.  Esdras  communiqua  aussitôt  au  peuple  le  projet  qu'on 
lui  avaitsuggéré  et  fit  force  prières  pour  qu'on  lemîtà  exécution. 
Le  projet  fut  adopté  à  l'unanimité  ;  on  prescrivit  une  assemblée 
générale  pour  le  20  du  même  mois,  sous  peine  d'excommuni- 
cation et  de  confiscation  pour  les  absents.  La  réunion  eut  lieu  le 
jour  indiqué  où  Esdras  enjoignit  au  peuple  de  se  séparer  des 
femmes  étrangères,  ce  que  le  peuple  promit  à  peu  d'exceptions 
près.  La  séance  n'ayant  pu  se  prolonger  à  cause  du  mauvais 
temps,  il  fut  décidé  qu'un  comité  choisi  parmi  les  notables  et  les 
juges  de  chaque  ville,  inviterait  ceux  qui  ont  fait  des  mariages 
exotiques  à  divorcer  avec  leurs  femmes.  Ce  comité  entra  en  fonc- 
tion le  premier  du  dixième  mois  et  dans  deux  mois  cette  réforme 
fut  un  fait  accompli !. 

Pendant  les  treize  ans  subséquents,  l'histoire  est  de  nouveau 
muette  sur  le  compte  d'Esdras.  Cette  année,  la  vingtième  d'Arta- 
xerxès,  arriva  à  Jérusalem  Néhémie,  fils  de  Hakalia,  revêtu  de  la 
dignité  de  satrape  de  la  Judée.  Celui-ci  trouva  la  capitale  en  ruines 
et  la  communauté  dans  une  extrême  décadence.  Son  premier  soin 
fut  d'entourer  Jérusalem  de  fortes  murailles,  afin  de  la  protéger 
contre  les  incursions  des  peuplades  voisines;  puis  il  fit  remettre 
aux  pauvres  parmi  le  peuple  les  dettes  qu'ils  avaient  contractées 

*)  Esdras,  VIII,  IX,  X. 


ESDRAS  ET  LE  CODE  SACERDOTAL  27 

envers  les  riches,  etleurfitrcstituer  leurs  terres  et  leurs  enfants  que 
ceux-ci  détenaient  à  titre  d'hypothèque.  Le  premier  jour  du  sep- 
tième mois  de  la  même  année,  on  réunit  une  assemblée  générale 
et  l'on  invita  Esdras  à  apporter  le  livre  de  la  loi  de  Moïse,  afin 
d'en  faire  la  lecture  devant  le  peuple.  Quand,  monté  sur  la  tri- 
hune  etassistépar  treize  prêtres,  Esdras  eut  ouvert  le  rouleau  sacré 
et  prononcé  la  bénédiction  d'entrée,  tout  le  peuple  debout  répon- 
pit  Amen  et,  en  levant  les  mains  vers  le  ciel,  il  se  jeta  sur  sa  face 
en  signe  d'adoration.  Esdras  lut  ensuite  plusieurs  péricopes  de 
la  loi  depuisle matin  jusqu'àmidi,et  sesparoles  furent  expliquées 
au  fureta  mesure  par  les  principaux  lévite3. 

L'effet  de  la  lecture  fut  tel  que  le  peuple  se  sachant  coupable 
d'avoir  souvent  transgressé  les  commandements  de  Dieu,  se  mit 
à  verser  d'abondantes  larmes;  Néhémie,  Esdras  et  les  lévites 
cherchèrent  à  l'apaiser  par  les  paroles  suivantes  :  «  Cessez  de 
pleurer  et  de  vous  affliger  dans  ce  jour  saint,  mais  allez  plutôt 
manger  ce  qui  est  gras  et  boire  ce  qui  est  doux1,  et  distribuez  de 
la  nourriture  à  ceux  qui  n'en  ont  pas  préparé,  car  ce  jour  est 
consacré  au  Seigneur;  chassez  donc  toute  idée  sombre  de  votre 
esprit,  attendu  que  la  joie  en  Dieu  est  votre  force.  »  Là-dessus  les 
invités  se  dispersèrent  et  passèrent  la  journée  «  en  grande 
réjouissance  »  (hStU  nfiDUS).  Le  lendemain  les  chefs  accompa- 
gnés de  prêtres  et  de  lévites  s'étant  rendus  auprès  d'Esdras  afin  de 
s'instruire  dans  la  loi,  furent  fort  attentifs  au  passage  qui  ordonne 
de  célébrer,  le  15  de  ce  mois,  la  fête  des  Tabernacles.  Le  même 
passage  ordonnait  aussi  de  faire  annoncer  dans  toutes  les  villes  la 
proclamation  suivante  :  «  Allez  chercher  dans  les  montagnes  des 
feuilles  d'olivier,de  bois  à  graisse2(]DlL»y^), de myrte(?), do  palmier, 
de  bois  noué  (ÏTD^  yj),  afin  de  construire  les  cabanes.  »  La  procla- 
mation fut  accueillie  avec  enthousiasme  et  la  fête  fut  célébrée  con- 


')  Le  parallélisme  de maschmannîm  (choses  grasses)  et  mamtaqq'tm  (choses 
douces)  comparé  à  celui  de  debasch  «  miel  »  et  schemen  «  graisse,  huile.  »  dans 
le  Deutéronome.  xxxii,  13,  rend  presque  certain  que  1  epitbète  usuelle  de  la 
terre  sainte  zâbat  hdlâb  udebâsch  «  abondante  en  lait  et  en  miel,  »  doit  être  lue 
zabat  héleb  udebâsch  «  abondante  en  graisse  et  en  miel  »  . 

2)  Probablement  une  variété  d'olivier. 


28  JOSEPH    HALÉVY 

formément  au  rite  pendant  huit  jours  avec  des  lectures  journa- 
lières de  la  loi.  Une  pareille  fête,  ajoute  le  chroniqueur,  n'a  pas 
été  célébrée  depuis  le  temps  de  Josué,filsde  Noun.  Le  24,  on  pres- 
crivit un  jour  de  jeûne  avec  cilice  et  cendres,  et  l'on  passa  l'avant- 
midi  à  lire  la  loi  et  à  se  confesser.  L'assistance  était  composée 
de  personnes  exemptes  de  mariages  mixtes.  Après  de  ferventes 
prières  et  une  action  de  grâces  prononcée  à  haute  voix  par  les 
lévites,  on  procéda  à  la  souscription  d'un  acte  dans  lequel  les 
notables  de  toutes  les  classes  de  la  population  s'obligèrent  à  ac- 
complir fidèlement  la  loi  donnée  par  Moïse,  le  serviteur  de  Dieu. 
Les  signataires,  au  nombre  de  80,  dont  le  quatrième  était  Esdras, 
firent  jurer  au  reste  du  peuple  de  faire  comme  eux.  On  insista 
surtout  sur  les  commandements  relatifs  aux  alliances  avec  les 
païens,  à  la  sanctification  du  samedi  et  de  l'année  de  chômage, 
de  plus  à  l'envoi  au  temple  des  prémices  et  des  dîmes.  On  s'obli- 
gea en  outre  à  donner  annuellement  un  tiers  de  sicle  pour  l'en- 
tretien du  culte,  ainsi  qu'à  apporter,  chacun  désigné  parle  sort, 
une  quantité  de  bois  à  brûler  pour  l'autel l. 

Depuis  ces  événements,  le  nomd'Esdras  ne  figure  que  dans  le 
récit  de  l'inauguration  de  lamuraille  de  Jérusalem,  où  ce  prêtre  con- 
duisit la  grande  procession  ordonnée  par  Néhémie.  Il  disparaît 
ensuite  de  l'histoire.  Quand,  la  trente-troisième  année  d'Ar- 
taxerxès,  Néhémie  fut  rentré  à  Jérusalem  après  une  courte  ab- 
sence, il  trouva  Tobie  l'Ammonite  commodément  installé  dans  la 
cellule  du  temple,  à  côté  du  prêtre  Eliaschib  son  parent.  Les 
autres  mesures  prises  par  Esdras  n'étaient  pas  non  plus  obser- 
vées. Néhémie  dut  chasser  l'Ammonite  et  rétablir  de  nouveau 
l'ordre  aussi  bien  dans  les  affaires  du  culte  que  dans  celles  des 
mariages  mixtes.  Cette  dernière  réforme  ne  lui  réussit  que  par 
des  procédés  violents.  Les  plus  obstinés  furent  cruellement  bat- 
tus et  tourmentés  jusqu'à  ce  qu'ils  eussent  promis  de  se  séparer 
de  leurs  femmes-.  Esdras  n'était  plus  là;  peut-être  est-il  retourné 
à  Babylone  comme  le  veut  la  tradition. 

')  Néhémie,  1-X. 
2)  Ibid.,  XII-XIII. 


ESDRAS  ET  LE  CODE  SACERDOTAL  29 


III. 


Même  en  supposant  la  parfaite  historicité  de  tous  les  faits 
rapportés  par  l'auteur  des  Chroniques,  il  sera,  je  crois,  impossi- 
ble de  méconnaître  combien  peu  la  personne  d'Esdras  avait  les 
qualités  nécessairesàun  promulgateurd'unenouvelle  législation, 
que  dis-je,  à  un  simple  réformateur  d'abus.  D'après  la  donnée 
formelle  du  narrateur,  Esdras  n'eut,  dès  le  début,  que^la  seule 
ambition  d'étudier  et  d'accomplir  à  son  aise  les  observances  de 
la  loi  et  d'en  propager  la  pratique  parmi  la  masse  ignorante  du 
peuple.  (Esdras,  VII,  10.)  Pendant  la  captivité,  la  plupart  des 
commandements  relatifs  à  la  pureté  légale,  aux  fêtes,  aux  sacri- 
fices et  aux  prérogatives  des  prêtres  sont  devenus  impraticables  et 
ont  été  entièrement  négligés.  Cet  état  de  choses  pesait  comme 
un  lourd  fardeau  sur  la  conscience  deshommes  pieux  decetteépo- 
que.  Ya-t-il,  en  effet,  pour  une  âme  religieuse  des  tourments  plus 
atroces  que  la  certitude  de  se  trouver  en  étatde  péché  sans  dispo- 
ser d'aucun  moyen  pour  en  obtenir  le  pardon?  On  sait  que  sur  la 
terre  étrangère,  le  seul  moyen  efficace  du  pardon  aux  yeux  de 
l'antiquité,  le  sacrifice,  était  défendu  par  une  stipulation  for- 
melle du  Deutéronome.  Que  ce  sentiment  était  très  commun  chez 
les  fidèles  de  la  captivité,  on  ne  le  voit  que  trop  par  le  psaume  LI 
dont  la  rédaction  est  indubitablement  antérieure  au  retour  de 
l'exil,  psaume  qu'il  faut  citer  en  entier  de  peur  de  perdre  ou 
d'effacer  les  importantes  données  qu'il  renferme  au  sujet  de  la 
présente  recherche. 

«  Aiepitiéde  moi,  ô  Dieu,  suivant  ta  grâce  (habituelle),  conformé- 
ment à  la  multitude  de  tes  miséricordes,  elfacemes  péchés.  Lave- 
moi  bien  de  mes  délits  et  nettoie-moi  de  mes  fautes,  car  j'ai  cons- 
cience de  mes  crimes  et  mes  forfaits  sont  constamment  présents 
à  mon  esprit.  En  faisant  le  mal,  j'ai  tellement  eu  l'intention  de 
t'insulter,  que  tu  as  le  droit  de  me  dire  les  paroles  (les  plus  dures), 
que  tu  es  justifié  dem'infliger  lespeines(lesplus  douloureuses).  O 


30  JOSEPH    HALÉVY 

Dieu,  s'il  est  vrai  que  j'ai  été  enfanté  en  état  de  péché  et  que  ma 
mère  m'a  conçu  à  l'état  de  culpabilité ' ,  il  n'en  est  pas  moins  vrai2 
que  tu  aimes  la  vérité  religieuse  qui  emplit  mon  intérieur,  et  que 
c'est  toi-même  qui  m'enseigne  la  sagesse  dans  les  plis  les  plus 
cachés  de  mon  être.  Purifie-moi  donc  avec  l'hysope,  pour 
que  je  redeviennes  pur;  lave-moi  et  je  redeviendrai  plus  blanc 
que  neige.  Annonce-moi  des  paroles  qui  me  réjouissent  et  me 
mettent  en  état  d'exaltation;  que  mes  membres  courbés  par  ta 
colère  reviennent  à  l'aisance.  Cache  ta  face  devant  mes  délits  et 
efface  tous  mes  péchés.  Crée-moi  un  corps  pur  et  renouvelle 
dans  mon  intérieur  un  esprit  toujours  prêta  te  servir.  Ne  me 
repousse  pas  devant  ta  face,  ne  m'enlève  pas  ton  esprit  saint. 
Rends-moi  la  joie  que  donne  la  certitude  de  ton  secours  et  grati- 
fie-moi d'un  esprit  généreux.  Je  veux  enseigner  aux  criminels  la 
voie  que  tu  as  tracée,  et  les  pécheurs  retourneront  à  toi.  Sauve- 
moi  du  péché  mortel,  ô  Dieu  de  mon  salut,  afin  que  ma  langue 
chante  (a  justice.  Seigneur,  ouvre  mes  lèvres  et  ma  bouche  annon- 
cera tes  louanges.  Car  tu  ne  veux  pas  que  j'apporte  (ici)  des  vic- 
times (pour  faire  expier  mes  péchés)  ;  si  je  t'apportais  un  holo- 
causte, tu  ne  l'agréerais  pas.  Le  sacrifice  que  je  t'apporte  (en 
ce  moment)  est  l'esprit  abattu  (qui  m'anime);  ô  Dieu,  ne  dédai- 
gne pas  le  cœur  brisé  et  contrit  (que  je  t'offre).  Daigne  rétablir 
les  ruines  de  Sion,  reconstruire  les  murailles  de  Jérusalem,  alors 
tu  agréeras  bien  les  sacrifices  qu'on  t'apportera  avec  sincérité  : 
]  es  holocaustes  et  les  kalils  ;  alors  on  consumera  des  bœufs  sur  ton 
autel.  » 

La  prière  qui  précède  ne  laisse  aucun  doute  sur  ce  que  son 
auteur,  un  prophète  de  la  captivité,  se  proposait  de  faire  en  arri- 
vant en  Terre-Sainte.  Son  but  était  tout  d'abord  d'accomplir,  en 
toute  leur  plénitude,  les  prescriptions  de  la  loi,  spécialement 
celles  qui  concernent  les  sacrifices,  afin  de  se  décharger  du  poids 
de  ses  péchés  vrais  ou  fictifs,  puis  ensuite  de  propager  la  connais- 


*)  C'est-à-dire  que  je  commets  des  péchés  dès  le  début  de  mon  existence. 

-')  C'est  la  nuance  délicate  de  l'opposition  adverb  aie  hén-hên  aux  versets  7  et  8. 


ESDRAS  ET  LE  CODE  SACERDOTAL  31 

sanccetlespraliques  do  la  loi  parmi  ceux  qui  lesignoraientou  qui 
refusaient  de  les  exécuter.  Eh  bien,  ce  sont  absolument  les  mômes 
intentions  que  le  chroniqueur  attribue  à  Esdras.  «  Esdras,  dit-il, 
s'était  proposé  ("Du)  *jOH,  mot  à  mot  «  apprêta  son  cœur  »)  d'étu- 
dier la  loi  de  Dieu  et  de  la  pratiquer  ainsi  que  d'enseigner  en 
Israël  lesstatutsetlesdécisionslégales(î33^nipnS^^^O"î»SS). 
On  dirait  presque  que  le  narrateur  a  composé  cette  phrase  en  met- 
tant bout  à  bout  et  en  prose  les  expressions  du  psaume  qu'on  vient 
de  lire,  car  la  première  moitié,  "D3,  jfOn,  répond  à  ^OS  il  VI  du 
v,  12  ;  de  même  la  seconde  partie  :  ÎDS^Dl  pil  ^KTitfO  luT),  est 
parfaitementparallèlc  au  membre  de  phrase  "pli  D^^S  niDl^ 
du  verset  15.  Mais  quoi  qu'il  en  soit,  ce  passage  du  chroniqueur 
ne  fait  tant  soit  peu  supposer  qu'Esdras  ait  cherché  à  intro- 
duire parmi  ses  compatriotes  de  la  Judée  un  nouveau  code 
émergé  on  ne  sait  comment,  à  Babylone,  pendant  la  captivité 
dont  il  aurait  été  porteur.  J'ai  à  peine  besoin  de  faire  remarquer 
que  l'expression  tûSl^Dl  pil  estloin  d'impliquer  l'idée  d'une  légis- 
lation nouvelle  inconnue  jusqu'alors.  Si  l'on  ajoute  à  cela  cette 
autre  réflexion,  savoir,  que  le  titre  sôphêr  màhir  betôrat  Musché 
«  lettré  versé  dans  la  loi  de  Moïse  »  éveille  plutôt  l'idée  contraire 
à  celle  d'un  législateur  original,  on  ne  manquera  pointde  désirer 
d'avoir  une  meilleure  connaissance  du  procédé  microscopique  au 
moyen  duquel  les  savants  auxquels  j'ai  fait  allusion,  ont  pu 
découvrir  des  choses  si  étonnantes  dans  un  passage  aussi  simple 
qui  ne  donne  guère  prise  à  l'équivoque. 

Ce  qui  est  raconté  d'Esdras  après  son  arrivée  en  Terre-Sainte, 
fait  encore  moins  supposer  en  lui  le  caractère  d'initiative,  propre 
aux  réformateurs.  La  seule  action  de  quelque  portée  qu'on  lui 
attribue,  la  tentative  de  faire  cesser  les  mariages  avec  les  païens, 
n'est  due  qu'à  la  suggestion  des  chefs  rapatriés.  Ces  chefs,  con- 
naissant la  vénération  du  peuple  pour  les  prêtres  et  les  lettrés 
ou  sôpherîm,  recoururent  naturellement  à  Esdras  qui  réunis- 
sait ces  deux  titres  en  sa  personne,  afin  de  rehausser  le  pres- 
tige de  l'association  projetée  et  de  faire  respecter  ses  décisions 
ultérieures.  La  part  que  prit  Esdras  dans  la  réforme  sus-indiquée 


32  JOSEPH   HALÉVY 

est  d'ailleurs  plutôt  passive  qu'active.  Ses  actes  de  contrition, 
ses  cris  et  ses  pleurs  au  milieu  de  la  foule  assemblée  devant 
le  temple,  attestent,  on  ne  peut  mieux,  un  manque  total  de 
l'esprit  de  résolution.  Un  sent  à  chaque  pas  que  le  temps  des 
prophètes  était  déjà  bien  loin.  Un  Jérémie,  un  Ezéchiel,  pour 
ne  citer  que  des  prophètes  qui  touchent  la  captivité,  ne  se  serait 
point  résigné  à  un  rôle  aussi  effacé  :  au  lieu  d'attendre  l'invita- 
tion des  chefs,  il  aurait  attaqué  de  front  et  le  peuple  et  les 
chefs  coupables,  sans  ménager  leur  susceptibilité,  voire  même 
sans  se  soucier  le  moins  du  monde  sises  paroles  seraient  écoutées 
ou  non.  On  ne  sent  que  trop  que  pendant  que  lesprophètes  accom- 
plissent une  œuvre  de  conscience,  Esdras  ne  fait  qu'exécuterune 
œuvre  de  commande.  Malachias,  le  dernier  et  le  moins  énergique 
des  prophètes,  rapatrié  lui-même  et  fort  peu  antérieur  à  Esdras, 
ayant  à  combattre  le  même  abus  des  alliances  matrimoniales,  ne 
va  pas  par  quatre  chemins  :  son  attaque  vigoureuse  est  aussi 
directe  qu'implacable  : 

«  Juda  a  commis  des  actes  d'infidélité;  des  actes  abominables 
sont  accomplis  en  Israël  et  à  Jérusalem,  car  Juda  a  profané  la 
sainteté  chérie  de  Jéhovah  et  conclu  des  alliances  matrimoniales 
avec  les  filles  des  dieux  étrangers!  Puisse  Jéhovah  retrancher  à 
l'homme  qui  commet  cette  abomination  toute  postérité  et  des- 
cendance des  tentes  de  Jacob,  ainsi  que  tout  porteur  d'offrande  à 
Jéhovah  des  armées1  !  » 

Cette  force  d'àmeque  donnenf.les  grandes  convictions, cetesprit 
d'initiative  hardie  qui  défie  tous  les  obstacles,  celte  parole  mâle 
et  vigoureuse  qui  sait  ébranler  les  cœurs  oublieux  de  leurs  devoirs, 
font  totalement  défaut  à  Esdras,  qui  procède  par  voie  d'édifica- 
tion et  d'attendrissement.  Ses  airs  contrits,  ses  traits  défaits  par 
le  jeune,  ses  objurgations  renouvelées  sans  cesse,  qui  comptent 
autant  sur  la  compassion  de  ses  auditeurs  que  sur  leurs  convictions, 
voilà  les  moyens  qu'Esdras  met  en  œuvre  pour  ébranler  la  résis- 
tance du  peuple.  Un  pharisien  du  temps  de  Jésus,  que  dis-je,  un 

»)  Malachias,  II,  11-12. 


ESDRAS  ET  LE  CODE  SACERDOTAL  33 

rabbin  du  moyen  âge  n'aurait  pas  agi  autrement.  Ajoutons  que 
cette  ingérence  d'Esdras,  si  peu  personnelle  qu'elle  fût,  n'avait 
même  pas  pour  but  de  faire  exécuter  un  commandement  du  code 
sacerdotal  dont  il  aurait  été  le  seul  détenteur:  le  verset  (Esdras, 
ix,  l,)qui  énumère  Ammon,  Moab  et  les  Égyptiens  parmi  les 
peuples  dont  les  alliances  sont  défendues,  est  d'origine  deutéro- 
nomique.  Il  faut  même  remarquer  que  la  défense  absolue  d'é- 
pouser des  Égyptiennes  renchérit  déjà  sur  les  termes  du  dernier 
code  qui  limite  cette  défense  à  trois  générations  seulement1.  On 
voit  donc  que  le  zèle  de  ce  prêtre  ne  visait  qu'à  consolider  les  pra- 
tiques d'une  loi  ancienne  et  connue  du  peuple,  mais  nullement 
à  introduire  des  pratiques  nouvelles  capables  de  modifier  pro- 
fondément les  rites  du  culte;  en  d'autres  mots,  la  tendance 
réformatrice  n'est  nulle  part  saisissable. 

Parmi  les  contemporains  d'Esdras,  combien  la  conduite  deNé- 
hémie  n'est-elle  pas  plus  énergique  et,  disons  le  mot,  plus  noble 
et  plus  digne  sous  tous  les  rapports.  Les  nouvelles  désolantes 
qu'il  reçoit  de  Jérusalem  lui  arrachent  aussi  des  larmes  en  abon- 
dance ;  comme  ses  compatriotes  il  recourt  au  jeûne  et  à  la  prière, 
pour  assurer  la  réussite  de  sa  demande  auprès  du  Grand  Roi.  Mais 
une  fois  arrivé  à  destination  il  déploie  une  activité  extraordinaire, 
au  milieu  d'innombrables  difficultés  et  en  risquant  mille  fois  sa 
vie  et  sa  haute  position,  non  seulement  pour  mettre  Jérusalem 
en  état  de  défense,  mais  aussi  pour  assurer  au  culte  les  moyens 
d'existence  qui  lui  manquaient  jusqu'alors.  Quoique  ne  disposant 
pas  comme  Esdras  du  bras  séculier  pour  se  faire  obéir  dans  les 
choses  religieuses,  il  a  su  imposer  aux  riches  l'abandon  de  leurs 
créances,  aux  pauvres  la  prestation  régulière  des  dîmes  et  des 
prémices  au  profit  des  prêtres.  Dans  cette  grande  réforme  qui 
assura  l'existence  du  culte  juif,  Esdras  ne  joue  aucun  rôle  indé- 
pendant. Autrefois  soumis  aux  chefs,  il  est  maintenant  satellite  in- 
séparable de  Néhémie  et  nefaitjamaisrien  sans  être  autorisé  par 
lui.  A  l'occasion  de  la  grande  assemblée  du  1er  du  septième  mois, 

')  Deutér.  XXIII,  9. 

îv  3 


34  JOSEPH    HALÉVY 

Esdras  attend  modestement  qu'on  l'y  invite  pour  apporter  le 
livre  de  la  loi.  Et  qu'y  lit-il?  Est-ce  le  nouveau  code  sacerdotal 
connu  de  lui  seul?  L'histoire  n'a  point  cru  devoir  l'indiquer,  et  ce 
silence  est  d'autant  plus  significatif  qu'elle  eut  soin  de  noter  les 
noms  des  principaux  lévites  qui  expliquaient  au  peuple  la  teneur 
de  la  lecture,  ce  qui  fait  voir  que  les  passages  qui  firent  l'objet 
de  cette  lecture  leur  étaient  familiers  et  qu'ils  n'y  avaient  remar- 
qué rien  d'insolite.  Peut-on  supposer  que  ces  lévites,  mis  inopi- 
nément en  présence  d'un  code  nouveau,  ne  trouvaient  la  plus 
petite  difficulté  pour  l'expliquer  au  peuple?  Est-il  imaginable  que 
ces  prêtres  et  ces  lévites,  habitués  jusque-là  à  considérer  le  Deu- 
téronome  comme  le  livre  unique  de  la  loi,  aient  bénévolement 
consenti  à  accepter  le  nouveau  code  sans  seulement  demander 
d'où  il  venait,  et  comment  il  se  trouvait  entre  les  mains  d'Esdras? 
Evidemment  c'est  bien  invraisemblable.  On  a  rappelé  à  ce  sujet 
l'histoire  de  la  découverte  du  Deutéronomo  par  le  prêtre  ïïelkias 
du  temps  de  Josias  (2  Rois,  XXII,  8  suiv.)\  ce  rapprochement 
montre,  on  ne  peut  mieux,  l'extrême  différence  des  deux  cas. 
Dans  le  premier,  le  rouleau  sacré  trouvé  par  le  grand-prêtre,  est 
d'abord  soumis  à  l'examen  du  scribe  Schafan  qui  l'annonce  au 
roi  comme  une  importante  découverte.  Celui-ci,  en  ayant  entendu 
la  lecture,  déchire  ses  habits  en  signe  de  repentir  et  envoie  une 
commission  auprès  de  la  prophétesse  Hulda,  pour  lui  demander 
d'intercéder  pour  eux  auprès  de  Dieu,  afin  de  conjurer  les  mal- 
heurs dont  ce  livre  menace  les  récalcitrants.  Dans  la  seconde, 
Esdras  ne  dit  pas  un  mot  qu'il  apporte  une  loi  inédite,  pendant 
que  Néhémie  l  et  le  reste  du  peuple  ne  s'aperçoivent  même  pas 
que  le  rouleau  qu'on  déploie  devant  eux  a  été  grossi  de  trois 
quarts.  Ce  qui  est  plus  étonnant  encore,  c'est  ce  fait  que  même 
après  la  lecture  aucune  mesure  n'a  été  prise  pour  introduire  dans 

')  M.  Wellhausen  affirme,  il  est  vrai,  qu'Esclras  a  exécuté  son  pieux  tour  de 
passe-passe  de  connivence  avec  Néhémie  [Geschichte  Israels,  1,  p.  423);  il  a 
seulement  oublié  de  donner  les  raisons  qui  déterminèrent  celui-ci  à  se  mettre 
de  la  partie.  Du  reste,  le  système  de  suspicion  permanente  que  cet  auteur  met 
trop  souvent  en  œuvre  afin  d'obtenir  tout  juste  ce  qu'il  lui  faut,  s'harmonise 
fort  peu  avec  l'impartialité  absolue  qui  constitue  le  devoir  suprême  de  l'historien. 


ESDRAS  ET  LE  CODE  SACERDOTAL  35 

la  pratique  les  prescriptions  propres  au  code  sacerdotal,  comme 
par  exemple  la  célébration  du  jour  de  pardon  que  ce  code  regarde 
comme  le  plus  saint  de  Tannée1.  Peut-on  admettre  que   des 
hommes  aussi  pieux  qu'Esdras  et  que  Néhémie  n'aient  promul- 
gué la  nouvelle  loi  que  pour  la  violer  aussitôt?  Les  vrais  inno- 
vateurs   agissent   tout    autrement.    Je    me    bornerais    à   citer 
l'exemple  des  pharisiens  qui  donnent  régulièrement  le  pas  aux 
rites  traditionnels  de  leur   secte  sur  les  prescriptions  de  la  loi 
écrite.  Esdras  de  même  n'aurait  certainement  rien  épargné  pour 
généraliser  l'accomplissement  rigoureux  de  la  nouvelle  loi,   si 
son  introduction  avait  été  le  but  principal  de  ses  efforts. 

On  m'objectera  peut-être  que  l'influence  du  code  sacerdotal  se 
fait  sentir  dans  la  manière  de  célébrer  la  fête  des  Tabernacles  due 
à  l'inspiration  d'Esdras  (Néhémie,  Mil,  15),  laquelle  célébration 
rappelle  les  prescriptions  du  Lévitique  XXIII,  40.  La  connexité 
de  ces  deux  passages  saute  en  effet  aux  yeux  et  ne  laisse  pas 
subsister  le  moindre  doute  que  le  dernier  ne  soit  la  source  du  pre- 
mier. Mais  cela  prouve-t-il  que  le  livre  qui  renferme  ce  passage 
n'a  pas  été  connu  auparavant?  Je  le  crois  d'autant  moins  que 
d'après  notre  auteur,  la  célébration  de  la  même  fête  sous  Zoro- 
babel  était  accompagnée  d'un  nombre    de    sacrifices  variables 
("15DC2,  CV  DV  roi;?  conformément  à  la  prescription  de  la  loi 
(ESïfDD)  2,   prescription   qui  ne  figure,    comme  on  sait,   que 
dans  les  Nombres,  chap.  XXIX.  Nous  sommes  donc  en  présence 
de  deux  alternatives  :  ou  le  chroniqueur  a  arrangé  ces  récits  de 
façon  à  les   conformer  à  la  législation  de  son  temps,  alors   il 
ne  reste  aucune  preuve  ni  pour  ni  contre  l'existence  du  code 
sacerdotal  avant  Esdras;  ou  bien  ces  récits  sont  puisés  abonnes 
sources  historiques  et  alors  la  preuve  sera  plutôt  donnée  en  faveur 
de  cette  existence  antérieure.  Dans  un  cas  comme  dans  l'autre, 
le  lien  qui  rattacherait  Esdras  à  l'introduction  du  code  sacerdotal 
devient  tout  à  fait  problématique. 

Mais  peut-être  y  a-t-il  dans  l'histoire  d'Esdras  une  donnée  for- 

»)  Lévitique  XXIII,  27-32. 
2)  Esdras,  III.  4. 


36  JOSEPH    HALÉVY 

melle  que  ce  scribe  babylonien  était  porteur  d'une  portion  incon- 
nue du  code  attribué  à  Moïse?  A  cette  question  quelques  savants 
ont  répondu  par  l'affirmative,  et  voici  quelspassages  ils  citent  pour 
le  prouver.  Ceux-ci  sont  tous  empruntés  à  la  lettre  d'Artaxerxès 
dont  j'ai  donné  plus  haut  la  traduction  intégrale  : 

Esdras,  prêtre,  exégète  de  la  loi  du  Dieu  du  ciel  (VII,  12,  21.) 
D'après  la  loi  de  ton  [Dieu    qui  est  dans    ta  main  ("|T!2  H 
VII,  14). 

D'après  la  sagesse  de  ton  Dieu  qui  est  dans  ta  main  (VII.  25). 

La  force  probante  du  premier  passage  m'échappe  entièrement, 
car,  entre  un  exégète  et  un  rédacteur  la  différence  est  trop  pal- 
pable, et  l'office  du  premier  n'implique  nullement  celui  du 
second.  Dans  les  deux  autres  passages  on  invoque  l'expression 
«  dans  ta  main»  qui  indiquerait  qu'Esdras  était  porteur  d'une  loi, 
appelée  science  par  métaphore,  loi  qui  lui  aurait  appartenu  en 
propre,  bien  qu'elle  prétendait  s'imposer  à  la  totalité  des 
Israélites  '.  J'ai  le  regret  de  dire  que  cette  argumentation, rappe- 
lant le  plus  mauvais  côté  de  la  subtilité  rabbinique,est  de  nature 
à  donner  une  idée  peu  favorable  de  la  méthode  actuelle  des 
études  bibliques.  Prendre  les  mots  «  qui  est  dans  ta  main  »  dans 
le  sens  lourdement  littéral  de  «  que  tu  tiens  dans  ta  main,  » 
dans  le  seul  but  de  prouver  une  thèse  favorite,  ce  n'est  vraiment 
pas  faire  preuve  de  beaucoup  d'habileté  2.  Il  n'est  pas  nécessaire 
d'être  linguiste  pour  savoir  que  cette  expression  marque  simple- 
ment l'idée  générale  et  abstraite  de  possession,  exprimée  par  le 
verbe  avoir  ou  posséder.  C'est  un  simple  compliment  que  le 
Grand  Roi  entend  faire  au  savant  prêtre  en  lui  disant  :  Fais  les 

*)  Ce  sont  les  paroles  mêmes  de  M.Wellhausen  :  «  Am  wichtigsten  bleibt  in» 
dessen  der  Ausdruck  dass  das  Gesetz  (die  Weisheit)  seines  Gottes  in  seiner 
Hand  gewesen  sei  :  es  war  also  sein  Privatbesitz,  wenn  es  auch  Geltung  fur 
Ganz  Israël  beanspruchte.  »  (Geschichte  Israels,  I,  p.  422.) 

2)  C'est  comme  si  on  traduisait  l'expression  arabe  bayna  yadayhi  par  «  entre 
ses  mains.  » 


ESDRAS  ET  LE  CODE  SACERDOTAL  37 

choses  d'après  la  loi  divine  ou  bien  d'après  la  science  divine  que 
tu  possèdes  si  bien.  Du  reste,  n'est-il  pas  étrange  qu'on  aille  cher- 
cher dans  la  lettre  d'Artaxerxès  la  preuve  qu'Esdras  avait  un 
manuscrit  tout  prêt  à  être  imposé  aux  Israélites  de  la  Palestine? 
N'est-il  pas  plus  étrange  encore  de  vouloir  y  trouver  que  le  roi  païen 
ait  recommandé  d'en  propager  les  doctrines  avec  le  concours  des 
autorités  perses?  Comment  expliquera-t-on  le  zèle  d'Artaxerxès 
pour  le  code  sacerdotal  et  sa  haine  pour  le  codedeutéronomique? 
Il  est  presque  inutile  d'ajouter  que  cette  lettre,  portant  un  cachet 
postérieur  à  l'époque  perse  l,  est  certainement  apocryphe,  et  ne 
peut  par  conséquent  servir  de  témoignage  en  ce  qui  concerne  des 
faits  antérieurs.  Bref,  l'argumentation  dont  il  s'agit  fait  tache 
dans  les  livres  de  savants  aussi  sérieux  et  ne  mérite  pas  qu'on 
s'y  arrête  plus  longtemps. 

Pour  terminer,  rappelons  enfin  que  les  considérations  qui  pré- 
cèdent admettent  provisoirement  le  caractère  historique  du  récit 
du  chroniqueur  (Esdras,  VII,  X),  d'après  lequel  Esdras  serait 
arrivé  en  Palestine  treize  ans  avant  Néhémie  et  aurait,  par  con- 
séquent, faitles  premières  tentatives  d'abolir  les  mariages  mixtes. 
En  réalité  la  solidité  de  ce  récit  est  fortement  ébranlée  par  cette 
raison  péremptoire  que  le  registre  des  rapatriés  (Néhémie, 
VII,  7),  mentionne  Esdras  (sous  la  forme  d'Azaria)  après  Néhé- 
mie, ce  qui  fait  penser  que  la  tentative  de  réforme  qui  fait  l'objet 
des  chapitres  IX  et  X  du  livre  d'Esdras  est  identique  à  celle  qui 
a  été  exécutée  sous  Néhémie.  Dans  ces  conditions,  le  mérite  tout 
entier  de  la  dite  réforme  en  reviendrait  exclusivement  à  ce  der- 
nier.Quoi  qu'il  en  soit  du  reste,  une  chose  est  certaine,  c'est  qu'il 
n'existe  aucune  raison  sérieuse  pour  attribuer  à  Esdras  la  pro- 
mulgation du  code  sacerdotal  et  encore  moins  la  rédaction  défi- 
nitive du  Pentateuque.  Aussi  est-il  avéré  que,  jusqu'en  pleine 
époque  pharisienne,  le  nom  d'Esdras  a  parfaitement  disparu 
devant  celui  de  Néhémie,  lequel  figure  seul  dans  le  panégyrique 
de  Jésus,  fils  de  Sirach  (Ecclésiastique,  XLIX,  13)  et  dans  l'an- 

*)  Comme  le  prouve,  par  exemple,  l'adverbe  adrazdâ  qui  vient  du  persan 
durust  «  correct,  exact.  » 


38  JOSEPH   HALÉVY 

cienne  Aggada  (2  Macchabés,  I,  18-11,  13).  Donc,  quand  les 
savants  modernes  voient  dans  la  prétendue  initiative  d'Esdras 
le  point  de  départ  du  judaïsme  pharisien,  ils  suivent,,  à  leur  insu 
peut-être,  une  tradition  récente  et  intéressée  d'une  secte,  tradi- 
tion que  l'histoire  est  loin  de  confirmer. 


IV 


La  présente  recherche  serait  fort  incomplète,  si  nous  passions 
entièrement  sous  silence  deux  questions  du  plus  haut  intérêt  rela- 
tives, l'une  à  l'existence  du  code  sacerdotal  avant  Esdras,  l'autre 
à  l'état  de  l'exégèsebiblique  à  l'époque  du  chroniqueur  sinon  plus 
haut,  époque  qui  précède  d'au  moins  un  demi-siècle  la  version 
grecque  dite  des  Septante.  La  première  demanderait  des  dévelop- 
pements qui  dépasseraient  le  cadre  de  cet  article,  je  me  bornerai 
donc  à  signaler  un  certain  nombre  de  faits  qui  semblent  attester 
pour  ce  code  une  publicité  antérieure  au  retour  de  la  captivité.  Je 
trouve  ces  indices,  en  partie  dans  le  psaume  LI,  cité  plus  haut, 
en  partie  dans  certaines  allusions  figurant  dans  le  chapitre  XX 
d'Ezéchiel.  Naturellement,  je  n'en  relèverai  que  les  plus  transpa- 
rents et  ceux  dont  il  est  impossible  de  soutenir  qu'ils  ont  servi 
de  sources  à  l'auteur  du  Lévitique. 

Voici  les  principales  locutions  du  psaume  en  question  qui  me 
semblent  supposer  les  quatre  premiers  livres  du  Pentateuque  et 
tout  spécialement  le  troisième  : 

1.  L'expression  Tinta  >n*tanai  >J1}?D>JDM  «  lave-moi  de 
mes  délits  et  purifie-moi  de  mes  péchés  (v.  4)  est  visiblement 
calquée  sur  la  formule  légale  "IHÎ31  1HJÛ  DZIDI  «  il  (l'impur) 
lavera  ses  vêtements  et  sera  pur  »  exclusivement  propre  au  Lévi- 
tique :  les  deux  verbes  D3D  et  "liltD  sont  même  inusités  dans  le 
Deutéronome. 

2.  Le  rite  de  purifier  avec  un  faisceau  d'hysope  auquel  font 
allusion  les  mots  «  purifie-moi  avec  l'hysope  pour  que  je  rede- 


ESDRAS  ET  LE  CODE  SACERDOTAL  39 

vienne  pur  »  flïltMtia'ttO  >Jtft3nn)  du  verset  9  est  égale- 
ment particulier  au  code  sacerdotal  ;  il  n'y  en  a  nulle  trace  dans 
le  rituel  deutéronomique. 

Quant  au  XXe  chapitre  d'Ezéchiel,  voici  les  données  qui  me 
semblent  être  empruntées  auLévitique  : 

1 .  L'affirmation  du  prophète  (7,8)  d'après  laquelle  les  Israélites 
captifs  en  Egypte  auraient  adoré  les  dieux  égyptiens  avant  l'exode, 
repose  visiblement  sur  la  défense  du  Lévitique,  XVIII,  3,  de 
suivre  les  coutumes  égyptiennes,  d'où  le  prophète  infère  que 
le  contraire  eut  lieu  pendant  le  séjour  du  peuple  dans  ce  pays. 

2.  La  profanation  du  Sabbat,  pendant  leur  séjour  dans  le  désert, 
dont  parle  le  prophète  au  verset  13,  ne  peut  que  faire  allusion  à 
l'événement  raconté  dans  les  Nombres,  XV,  32;  riende  semblable 
ne  se  trouve  dans  le  Deutéronome. 

3.  D'après  le  prophète,  Dieu  affirma  par  serment  dans  le  désert 
de  disperser  le  peuple  dans  les  pays  étrangers.  Cette  menace  ne 
peut  se  rapporter  qu'au  Lévitique,  XXYI,  14-46,  qui  provient 
du  mont  Sinaï,  non  pas  au  Deutéronome,  XXVIII,  15-68,  qui 
est  donné  comme  étant  dicté  dans  le  pays  de  Moab  (v.  68). 

Ces  quelques  observations  suffisent  pour  le  moment.  Il  est 
temps  de  tourner  notre  attention  sur  la  question  exégétique  sur 
laquelle  le  rapprochement  du  passage  de  Néhémie,  VIII,  15  et 
celui  du  Lévitique,  XXIII,  40,  jette  une  curieuse  lumière.  Voici 
la  teneur  exacte  de  ces  passages,  mis  l'un  à  côté  de  l'autre  : 

LÉVITIQUE.  MÉHÉMIE. 

Vous  vous  procurerez  le  premier  jour  La  loi  de  Moïse  ordonne  d'annoncer 

du  fruit  de  l'arbre  beau  ("i~n  V"J  "HE)  et  de  proclamer  dans  toutes  les  villes 
des  branches  de  palmiers(ni"iî2n  IY1S3)  et  à  Jérusalem  en  disant  :  «  Sortez 
des  branches  de  bois  noué  (r\*<2'J  V*j)  vers  ^a  montagne  et  apportez  des 
et  des  saules  de  rivière  (bnj  ïyiyj  et  feuilles  d'olivier  (rP7)>  du  bois  à  graisse 
vous  vous  réjouirez  devant  l'Éternel  (iQtil  V'J),  de  myrte  ("?Dl."l),  de  pal- 
votre  Dieu  pendant  sept  jours .  miers  (D^î2n)>  debois  noué  (rVÛ5?  Vi?), 

aGn  de  construire  des  cabanes  confor- 
mément aux  prescriptions;  » 

On  remarque  au  premier  aspect  que,  malgré  leur  ressemblance 


40  JOSEPH    HALÉVY 

essentielle,  il  y  a  dans  ces  passages  un  certain  nombre  de  diffé- 
rences qui  doivent  avoir  leur  raison  d'être.  Elles  sont  au  nombre 
de  trois  : 

1 .  Esdras  trouve  dans  la  loi  l'ordre  pour  le  peuple  d'aller  cher- 
cher les  feuilles  de  certains  arbres  dans  la  montagne  ;  le  Léviti- 
que  semble  ignorer  cette  stipulation. 

2.  D'après  Esdras  ces  feuilles  ou  branches  doivent  servir  à  la 
construction  des  cabanes;  suivantleLévitiqne,  elles  sont  destinées 
à  être  portées  en  procession  devant  le  temple. 

3.  L'énumération  des  plantes  dans  les  deux  rédactions  ne  coïn- 
cide que  sur  deux  espèces,  savoir  les  palmiers  (DHDH)  et  l'arbre 
noué  (mJ^  Y2)',  pour  le  reste,  le  Lévitique  ordonne  de  prendre 
le  fruit  de  l'arbre  beau  ou  "lin  et  des  saules  de  rivière  (SilJ  >2"I2), 
tandis  qu'Esdras  recommande  les  feuilles  d'olivier  (rV*  Y$),  de 
l'arbre  à  graisse  ("|DW  Y?)  et  du  mvrte  (?  D1H). 

Ces  divergences  n'ont  pas  échappé  aux  talmudistes,  lesquels 
se  sont  tirés  de  l'embarras  en  supposant  que  les  espèces  men- 
tionnées dans  le  Lévitique  étaient  destinées  à  la  procession  du 
temple,  tandis  que  celles  qui  sont  énumérées  dans  le  passage  de 
Néhémie  servaient  de  matériaux  à  la  construction  des  cabanes. 
Cette  interprétation  a  visiblement  pour  but  de  justifier  la  coutume 
traditionnelle  de  porter,  pendant  l'office  de  la  fête  des  Taber- 
nacles, le  fruit  du  cédrat  (jn*"intf)1  joint  à  des  branches  de  palmier, 
de  myrte  et  de  saule  liées  en  faisceau.  L'identification  du  cédrat 
avec  le  fruit  de  l'arbre  beau  semble  fondée  sur  une  étymologie 
araméenne  du  nom  [de  [ce  fruit,  etl'on  paraît  avoir  dérivé  le  mot 
JYIÎIJ*  de  la  racine  JUH  «  être  beau,  désirable.  >:  Cependant  cette 
explication  si  fréquente  chez  les  rabbins  du  [moyen  âge  ne  s'ob- 
serve pas  chez  les  docteurs  du  Talmud.  Ceux-ci  ont  la  plus 
grande  peine  du  monde  à  justifier  l'usage  traditionnel  par  le  sens 
intrinsèque  des  mots  Tin  ^  >"15  et  T^Z*J  Y*J  ^3*7  >  car  les  deux 
autres  :  DHDD  JVÎSO  et  bn3  >ZT)27  ne  prêtaient  à  aucune  équivo- 
que; c'était  bien  les  feuilles  des  palmiers  et  les  saules.  Les  uns 

1)  Etrôg,  du  persan  Turundj  y  citron.  » 


ESDRAS    ET    LE    CODE    SACERDOTAL  41 

trouvent  dans  le  composé^  H2  l'indice  que  ce  doit  être  un 
arbre  dont  le  bois  a  le  même  goût  que  le  fruit  (lî»*71  1HS  D^TJ^ 
!T!U),  qualité  qui  serait  particulière  au  cédrat  ou  JUini*.  Les 
autres  changent  "lin  en  T~n  (l'étable)1,  faisant  allusion  à  cette 
particularité  du  cédratier  que  ses  fruits  mûrs  ne  tombent  pas  à 
l'arrivée  de  nouvelles  pousses.  D'autresy  voient  le  mot  lin  2«qui 
reste,  »  parce  que  le  fruit  persiste  d'une  année  à  l'autre.  D'autres 
enfin  croient  y  voir  le  mot  grec  Tàu?  (eau),  parce  que  ce  fruit 
croit  près  des  courants  d'eau.  Le  même  embarras  se  fait  jour 
dans  l'interprétation  de  ÏTDJ?  Yj  entreprise  dans  le  but  de  jus- 
tifier l'emploi  du  myrte.  La  discussion  qui  s'engage  parmi  les 
docteurs  à  ce  sujet  est  vraiment  curieuse.  D'après  la  majorité,  les 
mots  yy  ^J  «branche  de  bois  »  désigneraient  un  arbre  dont 
les  feuilles  allongées  couvrent  les  branches  de  tous  les  côtés 
(yS$  r\$  pin  l'EO^IÏf),  particularité  qui  serait  propre  au  myrte. 
Mais,  demande-t-on,  l'olivier  a  la  même  particularité?  C'est  vrai, 
répond-on,  mais  son  feuillage  n'est  pas  noué  (n"D2).  Alors  ce 
serait  le  châtaignier?  Non,  les  feuilles  du  châtaignier  ne  couvrent 
pas  les  branches  auxquelles  elles  sont  attachées.  Alors  ce  serait 
le  laurier-rose  (*35*n")n  3)?  Non,  les  feuilles  de  cet  arbre  piquent 
la  main  quand  on  les  touche  et  la  loi  ne  peut  pas  désirer  qu'on 
se  fasse  du  mal  (D>2  Cl"  rp^ll)  4.  Toutes  ces  argumentations 
bizarres  et  forcées  ne  s'expliquent  que  par  la  nécessité  vivement 
ressentie  alors  de  combattre  une  opinion  antérieure  de  certains 
sectaires  qui  employaient  pour  cette  cérémonie  d'autres  espèces 
que  celles  qui  furent  adoptées  par  les  pharisiens.  On  sait  que 
les  Samaritains  diffèrent  dans  l'explication  de  ces  espèces,  et 
l'on  peut  supposer  que  les  Sadducéens  étaient  dans  le  même  cas. 
Ainsi  donc,  les  rabbins  ont  cherché  à  aplanir  les  difficultés  en 
admettant  que  le  passage  de  Néhémie  se  rapportait  à  la  construc- 
tion des  cabanes.  Selon  eux,  les  branches  d'olivier  et  de  bois  à 


1)  Où  se  trouvent  réunis  ensemble  les  bestiaux  de  tout  âge. 

2)  Prononcez  haddâr.  de  la  racine  dour  «  demeurer,  rester.  » 
s)  Altération  du  grec  Poôoôdcçvy] . 

•j  Talmud  de  Babylone,  traité  Sukka,  fol.  32b. 


42  JOSEPH    HALÉVY 

graisse  étaient  employées  pour  fabriquer  les  parois  des  cabanes, 
tandis  que  les  autres  espèces  servaient  à  les  couvrir.  Mais  cette 
manière  devoir  ne  tient  pas  devant  cette  considération  que,  d'a- 
près l'opinion  générale,  la  couverture  des  cabanes  n'a  nullement 
besoin  de  se  composer  des  espèces  de  plantes  dont  parle  le 
Lévitique  !.  Outre  cela,  cette  opinion  ne  rend  pas  compte  de  la 
présence  danslepassage  de  Néhémie  de  !TD;7  Y27  à  côté  de  DliT, 
espèces  que  la  tradition  identifie  l'une  avec  l'autre.  Enfin,  et  c'est 
plus  grave  encore,  comment  imaginer  qu'Esdras  ait  négligé  de 
faire  exécuter  le  commandement  formel  du  Lévitique  concernant 
les  plantes  nécessaires  au  culte  du  temple,  pour  s'occuper  des 
matériaux  des  cabanes  sur  lesquels  la  loi  n'a  rien  stipulé.  Cela 
est  plus  que  suffisant  pour  démontrer  que  l'opinion  des  rabbins 
est  insoutenable. 

Cependant  l'opinion  que  nous  analysons  était  déjà  celle  des 
Septante.  Seulement  les  traducteurs  grecs  ont  cherché  à  écarter 
les  contradictions  en  intercalant  dans  le  passage  de  Néhémie  des 
membres  de  phrases  inconnus  au  texte  hébreu.  Ainsi,  après  le 
mot  "I^EU*  <(  qu'ils  fassent  entendre,  »  ils  insèrent  èv  tjaÀïcr^w 
«  par  des  trompettes  »  comme  s'il  s'agissait  du  commandement 
de  sonner  des  trompettes  pendant  l'office  des  sacrifices  (Nom- 
bres, X,  10).  Ensuite,  avant  les  mots  «  sortez  vers  la  montagne  » 
ils  ajoutent -/.a-  v'-vi  'E7$;aç  «  et  Esdras  dit.  »  Grâce  à  cette  cor- 
rection l'ordre  de  se  rendre  dans  la  montagne  est  donné  comme 
émanant  d'Esdras  et  non  pas  du  Lévitique.  Par  suite  de  ces  re- 
maniements, les  espèces  qui  sont  énumérées  après  se  rapportent 
à  la  construction  des  cabanes  conformément  à  l'opinion  des  phari- 
siens. Il  va  sans  dire  que  ces  changements  violents  du  texte  sont 
impuissants  à  écarter  les  difficultés  intrinsèques  que  nous  avons 
signalées  à  propos  de  l'exégèse  talmudique.  Mais  nous  devons 
noter  un  fait  curieux  qui  montre  clairement  le  tâtonnement  des 
anciens  traducteurs  au  sujet  du  sens  exact  de  quelques-unes  de 

*)  Ibid.,  fol.  11  b. 

2)  Je  ne  crois  pas  que  l'on  puisse  admettre  le  subterfuge  de  R.  Hisda,  d'après 
lequel  il  s'agirait  d'un  myrte  sauvage  (hadas  schôté),  impropre  à  la  cérémonie 
du  temple,  mais  pouvant  servir  à  la  couverture  des  cabanes.  (Ibid.  fol,  12  a.) 


ESDRAS  ET  LE  CODE  SACERDOTAL  43 

ces  espèces.  Ainsi  les  mots  bi"!3  ^TJ  sont  traduits  tantôt  rdx 
«  saules,  »  tantôt  «yvoç  «  gatillier  »  ou  «  Agnas  castus  »  arbre  de 
l'espèce  salix  1.Lesmots  nuj  y*;  sont  traduits  |iiX<w  àxsû  «  arbre 
touffu.  »  Ces  différences  sont  probablement  un  reste  de  l'incerti- 
tude qui,  dans  les  temps  antérieurs,  planait  sur  la  signification 
exacte  de  ces  plantes. 

Ayant  rendu  vraisemblable  que  le  passage  de  Néhémie  est  en 
rapport  intime  avec  celui  du  Lévitique,  il  reste  encore  à  expliquer 
à  la  fois  d'où  Esdras  ou  son  historien  a  puisé  le  commandement 
d'envoyer  le  peuple  chercher  ces  plantes  dans  la  montagne,  et 
pourquoi  il  s'est  tu  sur  le  "lin  yy  HS-  Cette  double  énigme  se 
résout  naturellement  en  admettant  que  le  texte  d'Esdras  ou  du 
chroniqueur  portait  à  la  place  de  lin  yj  >")5  «  fruit  de  l'arbre 
Tin  ou  beau»"inn  Y*J}  H2?«  branches  des  arbres  delà  montagne.  » 
Cette  variante  s'explique  parfaitement  par  la  confusion  de  lettres 
analogues  dans  l'alphabet  carré,  et  nous  en  dégageons  ce  fait 
intéressant  que  l'auteur  de  la  Chronique,  peut-être  Esdras  lui- 
même,  faisait  déjà  usage  d'un  texte  rédigé  dans  cette  écriture. 
Ainsi  reconstitué,  le  verset  du  Lévitique  se  traduit  comme  il  suit: 

«Vous  vous  procurerez  le  premier  jour  des  branches  des  arbres 
de  la  montagne,  des  branches  de  palmier,  des  branches  desarbres 
ÏTD27  (noués  ou  touffus)  des  D*!2"07  (salicinées)  de  rivière  et 
vous  vous  réjouirez  devant  votre  Dieu  (c'est-à-dire  en  proximité 
du  temple)  pendant  sept  jours.  » 

Grâce  à  cette  restitution  la  coïncidence  de  ce  verset  avec  celui 
de  Néhémie  devient  des  plus  complètes,  seulement  nous  avons 
à  rappeler  que  le  «  hadas  »  étant  une  plante  qui  croît  d'ordi- 
naire près  des  cours  d'eau  (Zacharie,  I,  8),  appartient  probable- 
ment à  l'espèce  des  salicinées. 

LÉVITIQUE.  NÉHÉMIE. 

Arbres  de  la  montagne.  Olivier,  arbre  à  graisse. 

Palmier.  Palmier. 

Arbre  noué.  Arbre  noué. 

Arâbim  de  rivière.  Hadassim. 

'JDans  le  texte  actuel  des  Septante,  ces  deux  traductions  sont  jointes  ensemble. 


44  JOSEPH   HALÉVY 

Cette  comparaison  montre  très  bien  que  le  passage  de  Néhé- 
mieforme  une  sorte  de  commentaire, et  commentaire  très  ancien, 
des  deux  expressions  vagues  du  passage  parallèle  du  Lévitique, 
mais  qu'il  n'y  a  aucune  différence  sur  le  fond.  Il  reste  encore 
à  savoir  s'il  y  a  divergence  de  vue  dans  l'application  de  ces 
branches.  Sur  ce  point,  quand  on  compare  les  deux  passages,  le 
désaccord  est  indéniable,  attendu  que  dans  le  Lévitique  il  s'agit 
visiblement  d  un  rite  semblable  à  celui  d'autres  peuples  qui 
avaient  l'habitude  de  porter  des  rameaux  de  diverses  plantes  dans 
les  cérémonies  festivales  ;  tandis  que  le  passage  de  Néhémie 
entend  clairement  que  ces  matières  doivent  servir  de  bois  de 
construction.  En  d'autres  mots,  il  devient  évident  qu'à  l'époque 
du  chroniqueur,  au  moins,  l'exégèse  orthodoxe  appliquait  le 
verset  du  Lévitique  à  la  construction  des  cabanes,  contrairement 
au  sens  apparent  du  passage.  N'est-ce  pas  l'indice  d'une  exégèse 
très  avancée  et  avide  de  subtilités  ?  S'il  en  est  ainsi,  on  peut  sup- 
poser avec  une  grande  vraisemblance  que  l'étude  du  code  sacer- 
dotal occupait  déjà  fortement  les  écoles  antérieures  à  Esdras,  et 
que  ce  dernier  aurait  seulement  partagé  l'avis  de  ses  devanciers 
sur  un  passage  emprunté  à  un  texte  connu  et  discuté  depuis 
longtemps. 


CONCLUSION. 

Si  les  considérations  qui  précèdent  sont  exactes,  on  sera  auto- 
risé à  affirmer  les  résultats  suivants  : 

1.  Le  prêtre  et  scribe  Esdras  n'est  en  aucun  rapport  avec  la 
promulgation  du  code  sacerdotal,  et  moins  encore  avec  la  rédac- 
tion finale  du  Pentateuque. 

2.  Le  Lévitique  et  les  livres  qui  le  précèdent  forment  le  point 
de  départ  de  nombreuses  allusions  dans  les  psaumes  antérieurs  à 
Esdras  et  dans  le  XXe  chapitre  d'Ezéchiel,  et  sont  par  conséquent 
antérieurs  à  la  captivité. 

3.  Au  temps  du  chroniqueur  et  très  probablement  déjà  à  celui 


ESDRAS  ET  LE  CODE  SACERDOTAL  45 

d'Esdras,  le  texte  du  Lévitique,  XXIV,  40,  présentait  de  sérieuses 
variantes  sur  lesquelles  se  fonde  le  récit  de  Néhémie,  IX,  14,  15. 
4.  Ce  dernier  récit  témoigne  d'un  état  d'exégèse  fort  avancé  et 
très  subtil,  lequel  atteste  à  son  tour  une  connaissance  ancienne 
et  très  répandue  du  code  sacerdotal. 

Joseph  Halévy. 


BULLETIN     CRITIQUE 


DE    LA 


MYTHOLOGIE   SCANDINAVE 


Grâce  aux  Eddas  et  aux  épisodes  contenus  dans  les  sagas  et 
les  poèmes  des  skâlds,  la  mythologie  Scandinave  est  une  des  plus 
importantes  parmi  celles  qui  sont  connues  :  c'est  par  elle  en  effet 
que  nous  avons  les  notions  les  plus  complètes  sur  les  croyances 
des  anciens  Germains,  dont  les  Scandinaves  sont  restés  les 
représentants  les  plus  purs,  ayant  été  les  derniers  convertis  au 
christianisme.  De  plus,  au  lieu  d'imiter  les  Goths,  les  Francs,  les 
Burgondes,  les  Allemands  et  les  Anglo-Saxons,  qui,  après  avoir 
abjuré  les  superstitions  de  leurs  ancêtres,  les  ont  laissées  tomber 
dans  l'oubli,  ils  ont  au  contraire  précieusement  conservé  les 
poésies  et  les  récits  où  elles  étaient  exposées,  et  l'un  des  plus 
grands  écrivains  de  la  nation  islandaise,  qui  a  le  principal  mérite 
dans  la  conservation  des  documents  mythologiques,  le  célèbre 
historien  Snorré  Sturluson,  a  même  composé  l'Edda  prosaïque 
pour  rappeler  ces  mythes  et  le  parti  qu'en  pouvaient  tirer  les 
skâlds. 

Les  Eddas,  les  skâlds  et  les  sagas,  avec  quelques  anciens 
écrivains  latins,  ont  été  longtemps  les  uniques  sources  des  études 
de  mythologie  Scandinave  ;  ils  ne  le  sont  plus  aujourd'hui  que 
les  contes  populaires  et  les  traditions  orales  du  Danemark,  de  la 
Suède,  de  la  Norvège,  des  îles  Faerœ,  et  surtout  de  l'Islande,  ont 


BULLETIN    DE    LA.    MYTHOLOGIE    SCANDINAVE  47 

été  publiés  et  nous  ont  fourni  des  notions  complémentaires  ou 
explicatives.  En  outre,  un  des  hommes  qui  font  le  plus  d'hon- 
neur à  la  science  danoise,  l'illustre  archéologue  Worsaae,  vient 
d'ouvrir  de  nouvelles  voies  :  marchant  toujours  de  l'avant,  au 
risque  de  s'égarer  et  d'être  obligé  de  revenir  sur  ses  pas,  mais 
sachant  que,  pour  reconnaître  le  meilleur  chemin,  il  faut  explo- 
rer le  terrain,  même  à  l'aventure,  il  a  fini  par  trouver  dans  son 
propre  domaine  un  riche  filon  à  exploiter.  Dès  1865,  dans  un 
ouvrage  sur  les  Antiquités  du  Slesvig  *,  s'appuyant  sur  des 
passages  de  César,  de  Strabon  et  de  Diodore  de  Sicile,  il  avait 
émis  l'opinion  que  les  innombrables  objets  déposés  dans  les  tour- 
bières du  Danemark,  étaient  des  offrandes  aux  dieux,  et  quelques 
années  après  il  écrivait 2:  «  M.  Beauvois  a  trouvé  3  plus  tard  une 
confirmation  remarquable  de  l'exactitude  de  cette  hypothèse 
dans  les  lignes  suivantes  d'Orose  4,  relatives  à  la  victoire  que  les 
Cimbres  et  les  Teutons,  en  l'an  111  avant  J.-C,  rempor- 
tèrent à  Arausio  sur  les  consuls  romains  Manilius  et  Ca'.pio  : 
Les  ennemis,  restés  maîtres  des  deux  camps  et  d'un  immense 
butin,  anéantirent  avec  des  malédictions  nouvelles  et  inusitées 
tout  ce  qui  était  tombé  en  leur  pouvoir.  Les  vêtements  furent  la- 
cérés et  dispersés,  l'or  et  l'argent  jetés  dans  le  fleuve,  les  cottes 
de  mailles  coupées  en  morceaux,  les  phalères  mises  en  pièces, 
les  chevaux  eux-mêmes  précipités  dans  le  gouffre,  les  hommes, 
la  corde  au  cou,  pendus  aux  arbres,  de  sorte  qu'il  n'y  eut  pas 
plus  de  butin  pour  le  vainqueur  que  de  miséricorde  pour  le 
vaincu.  » 

L'anéantissement  du  butin,  qui  avait  certainement  une  signi- 
fication religieuse,  puisque  l'auteur  latin  du  ve  siècle  l'appelle 

*)  Om  Slesvigs  eller  Sœnderjyllancls  Oldtidsminder ,  Copenhague,  1865.  in- 
4,  p.  55-59. 

2)  Dans  son  mémoire  Sur  V importance  des  grandes  trouvailles  du  premier 
âge  de  fer  faites  dans  les  tourbières  danoises,  p.  2-3  de  la  trad.  franc.  Cf. 
p.  14  du  texte  danois,  dans  Oversigt  ou  Bulletin  de  la  Société  danoise  des 
sciences,  1867,  Copenhague,  in-8,  p.  253. 

3)  Dans  une  notice  sur  les  Trouvailles  de  la  tourbière  de  Nydam  par 
Engelhardt  et  les  Antiquités  du  Slesvig  par  Worsaae.  [Illustration  de  Paris, 
1866,  24°  année,  vol.  48,  n°  1236,  p.  284-6). 

4)  Histor.  lib.N.  c.  16. 


48  E.    BEAUVOIS 

exsecratio  (de  sacrum),  était  pratiquée  au  ne  siècle  avant 
J.  C.  par  des  peuples  sortis  de  la  péninsule  cimbrique  (Slesvig 
et  Jutland)  et  il  continua  à  y  être  en  usage  jusqu'au  vie  siècle 
de  notre  ère,  comme  on  Ta  constaté  par  les  trouvailles  dans  les 
tourbières  de  cette  contrée.  Cette  corroboration  d'un  texte  écrit 
par  des  faits  d'archéologie  positive  offrait  un  exemple  des 
lumières  que  les  antiquités  peuvent  jeter  sur  les  rites  sacrés  des 
peuples  éteints.  Le  premier  pas  était  fait;  il  n'y  avait  plus  désor- 
mais qu'à  marcher  dans  cette  direction  et  à  explorer  le  vaste 
champ  de  l'archéologie  pour  y  relever  beaucoup  de  traits  propres 
à  éclairer  les  croyances  des  anciens  Scandinaves.  M.  Worsaae 
n'a  pas  manqué  de  tirer  parti  de  sa  découverte  :  grâce  aux 
immenses  ressources  que  lui  offrait  la  bibliothèque  de  la  Société 
des  antiquaires  du  Nord,  où  s'accumulent  depuis  cinquante 
ans,  c'est-à-dire  depuis  les  débuts  de  l'archéologie  préhistorique, 
tous  les  ouvrages,  mémoires,  articles  et  même  les  notes  sur  le  su- 
jet, publiés  dans  tous  les  pays  ;  grâce  à  cette  collection  peut-être 
unique  pour  sa  richesse  et  son  étendue,  l'éminent  archéologue  a 
pu  entreprendre  un  grand  et  profond  travail  de  comparaison 
entre  les  antiquités  de  l'ancien  monde  et  celles  de  l'Amérique, 
et  il  en  a  tiré  des  conclusions  de  toute  sorte  '  dont  nous  allons 
résumer  celles  qui  concernent  notre  sujet. 

Les  kjœkkenrnœddings  ou  tas  de  débris  culinaires,  ces  masses 
parfois  imposantes,  qui  sont  les  plus  anciennes  traces  connues 
des  sociétés  primitives,  n'existent'pas  seulement  en  Danemark, 
où  on  les  a  pour  la  première  fois  étudiées,  mais  encore  au  Japon 
et  dans  les  deux  Amériques.  Or  ils  contiennent  en  grand  nombre 
des  objets  travaillés,  les  uns  en  bon  état,  les  autres  hors  de 
service.  M.  Worsaae  rapproche  ce  fait  d'autres  analogues,  obser- 
vés de   nos   jours   chez   les  Ostiaques,  les   Samoyèdes  et   les 


l)  Dans  un  mémoire  sur  les  Ages  de  pierre  et  de  bronze  dans  V ancien  et 
le  nouveau  monde,  comparaisons  archéologico-ethnographiques,  en  danois 
dans  Aarbœger  for  nordisk  Oldkyndighed  og  Historié,  1879,  p.  249-357, 
avec  1  pi.  chromolithog.  et  des  figures  dans  le  texte,  aussi  à  part;  Copenhague, 
1880,  101  p.  in-8;  traduit  en  français  par  E.  Beauvois  pour  paraître  dans  les 
Mémoires  de  la  Société  des  Antiquaires  du  Nord,  1881,  in-8. 


BULLETIN    DE    LA    MYTHOLOGIE    SCANDINAVE  49 

insulaires  des  Nicobars  et  des  Andamans,  et  il  suppose  avec 
beaucoup  de  vraisemblance  que  les  kjœkkenmœddings  ont  été 
formés  par  les  peuplades  du  voisinage  qui  s'assemblaient  cons- 
tamment dans  le  même  lieu  pour  y  célébrer  leurs  sacrifices  et  y 
faire  des  offrandes  aux  dieux.  Il  a  oublié  de  citer  à  ce  propos  un 
passage  de  Iousouf-ben-Mohammed-as-Scharbini,  poète  égyptien 
du  xvne  siècle.  D'après  ce  passage  concluant,  signalé  par  le 
savant  professeur  de  langues  sémitiques  à  l'université  de  Copen- 
hague, les  fellahs  ont  coutume,  les  jours  de  solennité,  de  s'as- 
sembler sur  le  tas  d'immondices  [tell  ou  koum)  de  leur  village  et 
d'y  célébrer  leurs  agapes,  de  sorte  que  ces  amas  s'augmentent 
sans  cesse  de  nouveaux  débris  et  finissent  par  atteindre  une  hau- 
teur considérable  *. 

A  côté  des  sacrifices  communs  il  y  avait  des  offrandes  particu- 
lières :  c'était  une  croyance  répandue  chez  les  sectateurs  d'Odin 
que  «chacun  entrerait  dans  la  valhalle  (salle  des  élus,  paradis 
des  guerriers)  avec  les  mêmes  richesses  qu'il  aurait  eues  sur  son 
bûcher  et  y  jouirait  de  ce  qu'il  aurait  lui-même  enfoui  dans  le 
sol'2.  »  Ce  passage,  sur  lequel  nous  avons  appelé  l'attention  des 
archéologues,  il  y  a  seize  ans3,  fut  d'abord  dédaigné  par  eux, 
sous  prétexte  que  Snorré  écrivait  plusieurs  siècles  après  la  ces- 
sation de  cette  coutume;  mais  aujourd'hui  qu'ils  expliquent  par 
des  faits  contemporains  des  usages  tombés  en  désuétude,  ils  ne 
doivent  plus  faire  fi  des  assertions  précises  d'un  grave  historien 
islandais  du  xme  siècle,  relativement  à  d'antiques  coutumes  Scan- 
dinaves (dont  il  pouvait  être  instruit  par  la  tradition  et  même, 
comme  nous,  par  des  fouilles),  car  nulle  part  ils  ne  trouveront 
d'explication  plus  rationnelle  des  innombrables  dépôts  d'armes  et 
d'instruments  ou  d'objets  d'ambre,  constatés  non  seulement  dans 
les  pays  Scandinaves,  mais  encore  en  Amérique. 

')  A.  F.  Mehren,  Et  par  Bidrag  til  Bedœmmelse  af  tien  nyere  Folkelita- 
raturi  JSgypten,  p.  14.  Extrait  de  Oversigt  ou  Bulletin  de  la  Société  des 
sciences  danoise,  1872,  p.  48. 

-)  Ynglinga  saga,  ch.  8,  dans  Heimskringîa  de  Snorré  Slurluson,  p.  9  de 
l'édition  Unger,  Christiania,  1868,  in-8. 

3)  Les  Antiquités  primitives  du  Danemark  :  l'âge  de  fer,  Ue  partie,  dans 
Revue  Contemporaine,  2e  série,  t.  XLIII,  31  janvier  1865,  p.  229. 

îv  4 


oO  E.    BEAUVOIS 

Nous  ne  nous  arrêtons  pas  à  reproduire  les  curieux  exemples 
de  cachettes  cités  par  M.  Worsaae  ;  on  les  trouvera  dans  la  tra- 
duction française  de  son  mémoire.  Les  objets  cachés  sont  tantôt 
inachevés,  tantôt  finis  et  en  bon  état,  parfois  détériorés  et  même 
brisés  comme  à  dessein.  On  a  prétendu  que  des  rebuts  n'auraient 
pas  été  offerts  aux  dieux  ;  mais  plusieurs  peuples  barbares  croient 
qu'à  chaque  objet  est  attaché  un  génie  et  que  celui-ci  le  quitte  en 
cas  de  détérioration,  pour  aller  se  mettre  au  service  des  dieux. 
Les  magnifiques  haches  effilées  en  silex  et  les  haches-marteaux 
percées  d'un  trou  pour  l'emmanchement  étaient  trop  fragiles  pour 
servir  d'armes  ou  d'outils,  etcommeon  ne  les  trouve  presquejamais 
dans  les  sépultures,  mais  seulement  dans  les  cachettes,  on  a  sup- 
posé avec  raison  que  c'étaient,  comme  leurs  imitations  en  ambre, 
des  objets  de  parade  ou  des  emblèmes  religieux,  destinés  à  être 
offerts  aux  dieux  et  enfouis  en  terre  ou  dans  les  marais,  ou  bien 
déposés  dans  les  oratoires. 

Pendant  l'âge  de  bronze  les  mêmes  coutumes  se  sont  perpé- 
tuées dans  les  pays  Scandinaves  et  ailleurs,  notamment  en  Amé- 
rique, au  Japon  et  en  Chine,  où  les  armes  de  bronze  sont  encore 
regardées  comme  sacrées.  A  ce  sujet  M.  Worsaae  donne  d'autres 
renseignements  dans  Les  temps  préhistoriques  du  Nord  d'après  les 
monuments  contemporains^ ,  où  il  a  refondu  un  mémoire  de  même 
titre2,  en  y  développant  des  théories  ainsi  formulées  dans  la  pré- 
face :  «Les  monuments  préhistoriques,  contemporains  des  faits 
qu'ils  rappellent  et  qui  jusqu'ici  ont  plutôt  servi  à  éclairer  le  côté 
extérieur  de  la  civilisation,  sont  en  même  temps  d'une  importance 
capitale  pour  faire  comprendre  les  croyances  religieuses  des  di- 
vers peuples,  et  notamment  l'espérance  d'une  autre  vie,  espé- 
rance dont  nos  ancêtres  aussi  furent  animés  pendant  toute  l'an- 
tiquité et  par  laquelle  la  transition  du  paganisme  au  christianisme 
fut  tout  à  la  fois  préparée  etfavorisée  dans  le  Nord.  »  Nous  n'avons 

')  Nordens  Forhistorie  efter  samtidige  Mindesmxrker.  Copenhague, 
Gyldendal,  1881,  197  p.  in-8. 

2)  Publié  dans  Nordisk  tidskrift  fœr  vetenskap,  konst  och  industri,  utgifven 
af  Letterstedtska  fœreningen.  Stockholm,  1878,  in-8,  iivr.  1-3,  trad.  en  alle- 
mand par  Mlle  Mestorf.  Hambourg,  1878. 


BULLETIN    DE   LA    MYTHOLOGIE    SCANDINAVE  51 

pas  à  répéter  ce  qu'il  y  dit  à  cet  égard,  sous  l'âge  de  pierre,  c'est 
un  résumé  du  mémoire  analysé  plus  haut,  mais  il  ajoute  (p.  S9): 
«La  haute  antiquité  des  objets  de  bronze  dans  l'Asie  en  général 
est  attestée  par  la  croyance  universellement  répandue  en  Perse, 
dans  les  îles  de  la  Sonde  et  ailleurs,  que  ces  objets  tombent  du 
ciel  pendant  les  orages.  Des  traces  d'antiques  superstitions  ana- 
logues se  retrouvent  en  outre  chez  les  Assyriens,  les  Juifs,  les 
Grecs  et  les  Romains,  qui  ne  pouvaient  employer  d'autre  métal 
que  le  bronze  pour  la  construction  des  temples  et  en  plusieurs 
cas  dans  des  cérémonies  solennelles.  De  plus  l'histoire  rapporte 
que,  conformément  à  un  usage  régnant  encore  au  Japon,  on  mon- 
trait dans  divers  temples  grecs,  comme  objets  sacrés,  des  armes 
de  bronze  qui  avaient  appartenu  à  la  déesse  Athênè  et  à  quel- 
ques-uns des   plus  célèbres  héros  de  la  fable.  » 

S'il  y  avait  des  temples  dans  le  Nord  dès  l'âge  de  bronze, 
comme  c'est  probable,  ils  ont  dùnaturellementdisparaître  dansle 
cours  de  vingt  siècles  ;  mais  M.  Worsaae  croit  avoir  retrouvé  l'em- 
placement de  l'un  d'eux  sur  le  monticule  où  s'élève  l'église  de 
Boeslunde,  au  sud-ouest  de  la  Sélande  :  sur  l'esplanade  et  l'un 
des  gradins  artificiels  de  ce  lieu,  qui  devait  être  sacré  dans  l'anti- 
quité comme  il  l'est  encore  aujourd'hui  (les  églises  ayant  d'ordi- 
naire remplacé  les  temples),  on  atrouvé  en  deux  endroits  jusqu'à 
six  magnifiques  vases  d'or,  avec  anse  de  bronze  entortillée  d'or  et 
se  terminant  en  tête  de  cheval.  Des  vases  provenant  d'autres 
trouvailles  étaient  montés  sur  de  petits  chariots  que  l'on  croit 
avoir  été  utilisés  dans  les  libations  ;  de  massifs  anneaux,  faits  de 
grosses  tiges  d'or  non  fermées,  doivent  avoir  servi  pour  les  pres- 
tations de  serment,  comme  c'était  certainement  le  cas  pendant 
l'âge  de  fer  pour  de  semblables  objets;  de  grandes  haches  de 
bronze,  coulées  sur  un  épais  noyau  de  terre  et  trop  minces  pour 
être  solides,  ne  pouvaient  guère  avoir  d'emploi  que  dans  les  céré- 
monies religieuses  ou  autres;  enfin  diverses  figures  de  marteaux, 
de  haches,  de  croix  gammées,  de  triangles  ou  de  cercles  disposés 
triangulairement,  de  triquètres,  de  roues,  d'anneaux  isolés  ou 
concentriques,  de  tètes  d'hommes  ou  d'animaux,   tracées  sur 


52  £.    BEAUVOIS 

toutes  sortes  d'objets,  passent  pour  être  des  emblèmes  sacrés,  et 
Ton  croit  reconnaître  le  dieu  Thor  et  la  déesse  Freya  dans  de  pe- 
tites idoles  en  bronze. 

Mais  c'est  surtout  pour  l'âge  de  fer  que  M.  Worsaae  expose  des 
théories  neuves  sur  le  sujetquinousconcerne,  11  considère  comme 
des  symboles  religieux  non  seulement  les  croix  et  autres  signes 
énumérés  plus  haut,  mais  encore  les  figures  d'animaux  qui  de- 
viennent beaucoup  plus  fréquentes  dans  cette  période.  Selon  lui 
le  bouc  rappellerait  Thor;  le  cheval  et  le  verrat,  Frey;  l'oie,  le 
poisson  et  le  chat,  Freya.  Les  bractéates  ou  plaques  d'or  pour- 
vues d'un  anneau,  sans  doute  pour  être  suspendues  aux  vête- 
ments, sont  ornées  de  tètes  humaines,  de  quadrupèdes,  d'oiseaux 
et  de  serpents,  qui  selon  notre  auteur  représentent  des  dieux  et 
leurs  animaux  symboliques.  Les  trois  personnages  delà  pierre 
runique  de  Sanda,  dans  l'île  de  Gottland,  sont  pour  lui  Odin  avec 
sa  pique,  Thor  au  milieu,  et  Frey  avec  son  oie,  c'est-à-dire  la  tri- 
nité  eddaïque.  Ce  n'est  pas  tout,  les  deux  fameuses  cornes  d'or, 
trouvées  en  1639  et  1734  à  Gallehus,  près  Mœgeltœnder  au  nord- 
ouest  du  Slesvig,  malheureusement  dérobées  et  mises  au  creuset 
en  1802,  auraient  été  ornées  de  scènes  mythologiques  reproduites 
dans  des  dessins  plus  ou  moins  exacts.  La  corne  de  1734  était 
incomplète  ;  il  lui  manquait  plusieurs  des  cylindres  soudés  dont 
elle  se  composait,  et  i]  n'en  restait  que  les  cinq  plus  rapprochés 
de  l'orifice,  tous  historiés.  Outre  l'inscription  en  runes  anciennes 
qui  la  classe  dans  le  moyen  âge  de  fer,  entre  450  et  700,  elle 
était  ornée  de  figures  de  deux  catégories,  les  unes  au  pointillé, 
les  autres  au  trait  continu,  représentant  des  hommes,  des  qua- 
drupèdes, des  reptiles,  des  poissons,  accompagnés  d'étoiles  à  3, 
4,  6,  8,  9  et  12  branches,  que  M.  Worsaae  regarde  comme  les 
symboles  de  plusieurs  divinités;  mais  il  ne  nous  dit  pas  sur  quoi 
est  fondée  cette  opinion,  ni  comment  il  estarrivéà  déterminer  la 
valeur  de  chaque  signe.  C'est  pourtant  la  base  de  son  système, 
car  il  distingue  chaque  personnage  au  moyen  des  signes  placés 
près  de  lui;  autrement  il  serait  impossible  à  lui,  aussi  bien  qu'à 
nous,  de  deviner  ce  que  signifient  des  ligures  nues  pour  la  plu- 


BULLETIN    DE    LA    MYTHOLOGIE    SCANDINAVE  53 

part,  souvent  fantastiques  (comme  un  centaure  et  un  homme  à 
trois  têtes),  et  dont  les  attributs  sont  rarement  assez  caractéris- 
tiques. Quoiqu'il  en  soitM.Worsaae  reconnaît  quelques  épisodes 
du  mythe  de  Baldr  dans  ces  dessins  où  d'autres  verraient  tout 
simplement  des  scènes  de  chasse  et  de  jonglerie. 

L'autre  corne,  celle  de  1639,  se  compose  de  quatorze  cylindres 
dont  les  sept  supérieurs  sont  historiés.  Les  signes  symboliques  y 
sont  beaucoup  moins  nombreux  que  sur  l'autre  corne;  en 
revanche  les  serpents  et  les  poissons,,  pour  la  plupart  au  pointillé, 
quelques-uns  avec  tête  humaine,  y  sont  plus  bizarrement  con- 
tournés et  entrelacés  ;  il  y  a  plus  de  vie  dans  ces  figures  pour  la 
plupart  fantastiques.  M.  Worsaae  voit  là  Baldr  aux  enfers  et 
l'enlèvement  d'Idune.  Nous  ne  pouvons  le  suivre  pas  à  pas  dans 
son  explication  qui  resterait  toujours  obscure  pour  des  lecteurs 
n'ayant  pas  les  dessins  sous  les  yeux  ;  il  n'en  donne  pas  lui-même, 
bien  qu'il  s'appuie  sur  les  plus  anciens  dessins,  presque  introu- 
vables aujourd'hui.  Nous  ne  connaissons  d'ailleurs  sa  théorie  si 
originale  que  par  les  trop  brefs  résumés  contenus  dans  les  Temps 
préhistoriques  du  Nord  (p.  161*171)  et  dans  deux  journaux  de 
Copenhague,  le  Dagbladet  et  le  Berlingske  Tidende,  du  24 
novembre  1880.  Pour  la  juger  en  parfaite  connaissance  de  cause, 
il  faut  attendre  que  l'illustre  archéologue  l'expose  dans  tous  les 
détails  avec  les  preuves  à  l'appui  l. 

Si  elle  venait  à  être  démontrée,  il  y  aurait  là  un  puissant  indice 
de  l'ancienneté  du  mythe  de  Baldr  et  même  de  la  mythologie 
eddaïque.  Jusqu'ici  on  admettait  généralement  que  celle-ci 
remontait  au  moins  jusqu'aux  grandes  migrations,  puisqu'on  en 
trouve  des  traces,  à  peu  près  semblables,  chez  la  plupart  des 
peuples  germaniques,  en  tout  cas  chez  tous  ceux  dont  on  connaît 
quelque  peu  les  croyances  païennes.  Il  ne  s'agissait  pas,  bien 
entendu,  d'attribuer  une  si  haute  antiquité  aux  poèmes  eddaïques; 
mais,   si  la  plupart  des  savants  reconnaissaient  que  ces  docu- 

l)  Comme  il  l'a  soumise  à  la   Société  des  Antiquaires  du  Nord,  dont  il  est 
vice-président,  dans  Ja  séance  du  23  novembre  1880.  c'est  probablement  dans 
les  Annales  de  cette  Société  qu'il  faudra  chercher  son  mémoire  sur  ce  sujet. 


54  E.    BEAUVOIS 

ments  n'ont  pris  leur  forme  actuelle  que  dans  les  derniers  siècles 
du  paganisme  Scandinave,  ils  pensaient  que  le  fond  était  un 
héritage  des  premiers  Germains.  Or  voici  qu'une  nouvelle  école 
de  mvthologues  norvégiens  [très  faciunt  collegium)  a  entrepris  de 
bouleverser  toutes  les  opinions  reçues  à  cet  égard.  Elle  prétend 
que  le  fond  est  à  peu  près  contemporain  de  la  forme,  du  moins 
en  Scandinavie,  et  qu'ici  le  tout  n'est  pas  antérieur  à  l'an  800, 
c'est-à-dire  à  l'époque  où  les  premières  notions  du  christianisme 
auraient  commencé  à  pénétrer  dans  le  Nord.  Nous  allons  exa- 
miner cette  théorie,  en  commençant  par  M.  Sophus  Bugge,  qui 
l'a  le  premier  exposée,  à  la  Société  des  sciences  de  Christiania, 
dans  la  séance  du  31  octobre  1879.  Il  a  pourtant  loyalement 
déclaré  que,  pour  la  Vœluspâ,  le  Dr  A.  Chr.  Bang  était  arrivé  à 
des  conclusions  identiques  aux  siennes,  par  des  recherches  com- 
plètement indépendantes. 

Les  Études  sur  V origine  des  traditions  mythiques  et  héroïques 
des  Septentrionaux  ' ,  annoncées  avec  un  certain  fracas  depuis 
près  de  deux  ans  et  attendues  avec  impatience,  sont  loin  d'être 
terminées;  il  n'en  a  même  paru  qu'un  seul  fascicule,  formant 
environ  le  quart  de  la  première  série.  Il  est  peut-être  prématuré 
d'apprécier  dès  aujourd'hui  un  ouvrage  dont  on  ne  connaît 
encore  qu'une  petite  partie;  mais,  comme  les  remarques  géné- 
rales, servant  d'introduction  et  remplissant  environ  les  deux 
cinquièmes  du  présent  fascicule,  nous  donnent  déjà  une  idée 
assez  nette  de  la  méthode  de  l'auteur,  et  qu'il  a  clairement 
appliqué  celle-ci  dans  le  reste  du  fascicule,  notamment  à  propos 
du  mvthe  de  Baldr,  nous  n'hésitons  pas  à  commencer  l'examen 
de  ce  travail 

Dès  le  début,  M.  Bugge  déclare  que  la  mythologie  Scandinave 
a  beaucoup  de  traits  communs  avec  celle  des  anciens  Germains 
et  même  de  peuples  étrangers  à  cette  famille,  et  il  en  cite  des 
exemples  bien  choisis,  en  ajoutant  :  «  C'est  pour  montrer  que 

')  Studier  over  de  nordiske  Gude-og  Heltesagns  Oprindelse.  Fœrste 
Raelike  af  Sophus  Bugge.  Fœrste  Hefte.  Christiania,  Feilberg  et  Landmark, 
1881,  80  p.  in-8. 


BULLETIN    DE    LA    MYTHOLOGIE    SCANDINAVE  55 

j'admets  un  fondement  commun  pour  la  mythologie  des  Septen- 
trionaux et  des  autres  Germains  »  (p.  3).  Mais  immédiatement 
après  il  exprime  l'opinion  que,  dans  l'étude  des  origines  de  cette 
mythologie,  on  a  trop  exclusivement  considéré  les  éléments 
septentrionaux  ou  germaniques,  en  négligeant  les  croyances  du 
reste  de  l'Europe,  ou  bien  en  dérivant  les  analogies  de  la  souche 
primitive.  Ce  système  lui  semble  trop  partiel,  d'autant  plus  que, 
dans  leurforme  actuelle,  lespoésieseddaïques,  qui  sont  les  princi- 
pales sources  de  nos  notions  sur  le  paganisme  septentrional,  ne 
remontent  pas  au  delà  du  ixe  siècle  de  notre  ère.  L'auteur  croit 
donc  qu'une  bonne  partie  des  épisodes  ont  été  formés  postérieu- 
rement, dans  les  deux  siècles  qui  séparent  les  premières  expédi- 
tions des  Vikings  de  l'établissement  définitif  du  christianisme 
en  Norvège,  et  comme  il  trouve  dans  les  poésies  mythiques  et 
héroïques  plusieurs  mots  tirés  du  latin  et  de  l'anglo-saxon 
et  même  dugaël,  il  est  amené  à  supposer  que  beaucoup  de  mythes 
ont  été  empruntés  aux  habitants  des  îles  britanniques.  —  Mais 
quels  sont  ces  mythes  de  récente  importation  ?  Il  ne  suffit  pas  de 
répondre  que  ce  sont  ceux  qu'on  ne  trouve  pas  chez  les  autres 
Germains;  car  de  tous  les. peuples  de  cette  famille,,  les  Scandi- 
naves sont  les  seuls  dont  la  mythologie  nous  soit  assez  bien 
connue  ;  cela  tient  à  ce  qu'ils  furent  les  derniers  à  abjurer  le 
paganisme  et  que,  même  après  leur  conversion,  leurs  poètes 
continuèrent  à  emprunter  des  images  à  l'ancienne  mythologie, 
comme  on  le  fait  encore  chez  les  peuples  chrétiens  pour  la  mytho- 
logie classique.  Il  est  donc  bien  difficile  pour  chaque  cas  de 
déterminer  ce  qui  est  spécialement  Scandinave,  et  il  est  tout  à 
fait  arbitraire  de  déclarer  qu'un  épisode  des  Eddas  est  de  récente 
origine,  parce  que  l'on  n'en  trouve  aucune  trace  chez  les  autres 
Germains. 

M.  Bugge  n'a  pas  même  la  ressource  des  analogies  de  sens  et 
de  son  pour  savoir  si  un  mythe  prétendu  étranger  l'est  réelle- 
ment, car  de  son  propre  aveu,  «  dans  les  traditions  septentrio- 
nales mythiques  et  héroïques  qui  reposent  sur  un  antique  fonde- 
ment gréco-romain,  il  faut  constamment  supposer  une  complète 


56  E.    BEAIÏVOIS 

inintelligence  de  l'antiquité  classique,  et  cela  non  seulement  chez 
les  Septentrionaux  à  qui  les  souvenirs  de  cette  antiquité  étaient 
transmis  par  tradition  orale,  mais  le  plus  souvent  déjà  chez  les 
moines  anglais  et  irlandais,  qui  les  avaient  lus  ou  entendu  lire 
dans  des  livres  latins.  Nous  devons  le  plus  souvent  supposer  chez 
ces  intermédiaires  des  Scandinaves  la  plus  singulière  ignorance 
de  l'ensemble  du  mythe  original.  Ainsi  une  glose  conservée  dans 
un  manuscrit  en  vieil  anglais  explique  le  nom  de  Rio  dyne,  mère 
du  dieu  Thor,  par  Latona  Jovis  mater,  Tkunres  modur  »  (p.  18). 
L'ignare  auteur  de  ces  identifications  ne  connaissait  guère  mieux 
le  panthéon  classique  que  la  mythologie  Scandinave;  il  ne  savait 
même  pas  que  Latone  était  une  des  femmes  de  Jupiter,  et  non  sa 
mère,  mais  celle  d'Apollon.  Les  Germains  n'avaient  pas  besoin 
d'emprunter  Hlodyne  aux  Romains,  puisqu'ils  avaient  dès  le 
temps  des  Césars  une  déesse  Hludana,  comme  le  prouve  l'inscrip- 
tion d'un  autel  trouvé  à  Birten,  dans  le  pays  de  Clèves.  (Dese 
H  ludanœ  sacrum.  C.  Tiberius  Verus  l.) 

Si  ces  assimilations,  faites  par  des  chrétiens  d'Angleterre  et 
d'Irlande,  sont  le  plus  souvent  fondées  sur  de  pures  ressemblan- 
ces de  son,  elles  ne  peuvent  avoir  qu'une  importance  secondaire 
et,  loin  d'éclairer  la  mythologie  Scandinave,  elles  ne  servent  qu'à 
l'embrouiller.  Les  immenses  recherches  que  M.  Bugge  a  entre- 
prises à  ce  sujet,  ne  peuvent  donc  pas  aboutir  à  de  grands  résul- 
tats; c'est  tout  au  plus  si  elles  expliqueront  quelques  points 
secondaires,  et, qui  pis  est,  récents.  La  portée  de  ce  travail  est 
donc  singulièrement  diminuée  et  l'on  pourrait  dire  que  l'auteur 
a  dépensé  une  solide  érudition  en  pure  perte,  si  toute  étude  d'un 
vrai  savant  ne  contenait  pas  d'utiles  remarques  et  si  elle  n'é- 
tait pas  instructive  par  ses  erreurs  même. 

Maintenant  que  nous  avons  une  idée  du  fondement  mal  assuré 
sur  lequel  sont  basées  les  théories  de  M.  Bugge,  examinons  sa 
manière  de  procéder.  Il  s'appuie  surtout  sur  des  gloses  souvent 
suspectes  et  sans  contrôle,  que  l'on  n'a  pas  toujours  la  bonne  for- 

l)  Finn  Magnusen,  Priscse  veterum  Borealium  mythologie  Lexicon. 
Copenhague,  1828,  in-4,  p.  163. 


BULLETIN    DE    LA    MYTHOLOGIE    SCANDINAVE  57 

tune  de  pouvoir  rectifier  par  la  découverte  d'une  ancienne  ins- 
cription comme  celle  de  l'autel  de  Hludana,  et  alors  il  donne 
comme  un  renseignement  précieux  ce  qui  n'est  sans  doute 
qu'une  méprise  d'un  annotateur  ignare.  Il  a  une  autre  ressource 
dans  son  incontestable  érudition  philologique  ;  mais  si  un  savant 
moins  renommé  s'avisait  de  présenter  des  étymologies  du  genre 
de  celles  qui  émaillent  le  présent  fascicule,  les  linguistes  n'au- 
raient pas  assez  de  malédictions  pour  l'en  accabler.  Nous  avons 
déjà  cité  l'inepte  identification  de  Hlodyne  et  de  Latone;  en 
voici  d'autres  exemples  non  moins  caractéristiques  :  les  Scandi- 
naves auraient  fait  &  Hercule  leur  OErvarodd  (pointe  de  flèche), 
d'après  la  forme  anglo-saxonne  Ercol,  qu'ils  auraient  décom- 
posée en  Erc-ol.  01  serait  devenu  Odd  pour  donner  un  sens  à 
Ere,  qu'ils  auraient  rapproché  de  œrig  pour  earh  (flèche).  Hylas, 
compagnon  d'Hercule,  serait  devenu  Hjâlmar,  compagnon  d'OEr- 
varodd.  Rmi,  divinité  marine  qui  a  un  filet  pour  prendre  les  na- 
vigateurs, serait  YAranea  dont  il  est  parlé  dans  une  scolie.  Le 
tricéphale  Ge'ryon,  que  vainquit  Hercule,  serait  le  roi  des  Goths 
Geirroed,  qui  était  aussi  un  monstre,  mais  seulement  au  moral. 
Le  géant  Hymi  serait  OEneus,  et  le  fils  de  celui-ci,  Tyr,  corres- 
pondrait à  Tydeus,  fils  de  celui-là  et  père  de  Diomède,  bien  que 
les  aventures  de  ces  personnages  ne  se  ressemblent  aucunement. 
Si  l'auteur  n'adopte  pas  pour  son  propre  compte  des  étymologies 
si  peu  scientifiques,  il  les  attribue  trop  gratuitement  au  peuple 
illettré,  mais  qui  aurait  néanmoins  connu  des  scolies  ignorées 
des  savants  et  aurait  été  assez  versé  dans  l'anglo-saxon  pour  sa- 
voir que  earh  s'écrivait  parfois  œrig  et  pouvait  se  syncoper  en  erc! 
M.  Bugge  ne  cherche  donc  pas  la  véritable  origine  de  la  my- 
thologie Scandinave;  le  fond  des  mythes,  leur  forme  primitive  ne 
l'occupent  pas  :  il  ne  s'attache  qu'aux  épisodes  pour  ainsi  dire 
parasites  qui  les  ont  défigurés;  encore  n'étudie-t-il  pas  ceux-ci 
en  philosophe,  encore moinsen  poète,  maisbien,  comme  on  pou- 
vait s'y  attendre,  en  érudit  et  surtout  en  linguiste,  pour  ne  pas 
dire  spécialement  en  étymologiste.  Il  reconnaît  pourtant  que  les 
étymologies  populaires  sur  lesquelles  seraient  fondées  les  iden- 


58  E.    BEAUVOIS 

tifications  de  dieux  et  de  héros  sont  fausses,  ce  qui  ne  l'empêche 
pas  de  s'appuyer  principalement  sur  elles.  Pour  que  ce  procédé 
eût  quelque  valeur,  il  faudrait  que  les  traditions  et  gloses  d'où 
auraient  été  tirées  des  noms  ou  des  traits  mythiques  fort  peu 
connus,  fussent  antérieures  aux  poèmes  eddaïques,  mais  la  plu- 
part d'entre  elles  sont  postérieures  et  quelques-unes  ne  remon- 
tent pas  au  delà  du  xve  siècle;  l'auteur  compare  même  les  songes 
qui  précédèrent  la  mort  de  Baldr  à  ceux  qu'attribue  au  Christ  une 
chanson  danoise  recueillie  en  1732  !  Ainsi,  d'après  lui,  les  mytho- 
graphes  Scandinaves  ont  tiré  non  de  leur  propre  tête  ni  des 
croyances  de  leur  nation,  mais  de  livres  ou  de  récits  exotiques, 
tout  ce  qu'ils  ont  ajouté  aux  maigres  traditions  des  Germains,  et 
ils  l'ont  fait  avec  une  ineptie  sans  pareille  ;  ces  maladroits  copistes 
au  lieu  d'établir  la  ressemblance  sur  les  grands  traits,  n'ont  cher- 
ché que  le  petit  côté,  en  se  plaçant  au  point  de  vue  le  plus  mes- 
quin; en  vrais  pédants,  au  lieu  de  peindre  ce  qui  était  connu  de 
tout  le  monde,  ils  auraient  cherché  dans  les  apocryphes,  dans 
les  traditions  juives,  dans  les  gloses  isolées,  de  petits  détails  insi- 
gnifiants. S'il  en  était  ainsi,  nous  ne  pourrions  professer  que  le 
plus  profond  mépris  pour  des  mythographes  qui  auraient  volon- 
tairement détourné  leur  pensée  des  plus  nobles  conceptions  reli- 
gieuses pour  en  examiner  exclusivement  les  particularités  indif- 
férentes. —  Heureusement  pour  eux  et  pour  la  mythologie 
Scandinave  que  rien  ne  prouve  la  justesse  de  ce  système.  Nous 
avons  déjà  montré  le  peu  de  solidité  de  ses  fondements;  on  en 
comprendra  mieux  la  faiblesse  par  l'analyse  détaillée  que  nous 
allons  faire  du  premier  paragraphe  (p. 32-67),  intitulé  le  Baldr  de 
la  mythologie  islandaise  dans  ses  relations  avec  le  Christ.  M.Bugge 
classe  en  deux  catégories  les  faits  trop  peu  nombreux  qui  nous 
sont  parvenus  relativement  à  Baldr;  les  uns  sont  contenus  sous 
forme  de  brèves  allusions  dans  deux  poèmes  eddaïques  :  la  Vœ- 
luspâ  (prédiction  de  la  Vœlva)  et  le  Vegtamskvida  (chant  du  voya- 
geur), et  contés  plus  longuement  dans  la  Gylfaginning  (fascina- 
tion de  Gylfé),  partie  de  YEdda  de  Snorré.  Les  autres  nous  ont 
été  conservés  en  latin  par  l'historien  Saxo  Grammaticus  et  cons- 


BULLETIN    DE    LA    MYTHOLOGIE    SCANDINAVE  59 

tituent  ce  que  M.  Buggo  appelle  la  forme  danoise  de  la  légende. 
Nous  n'avons  pas  à  nous  occuper  pour  le  moment  de  celle-ci  qui 
remplira  le  second  paragraphe,  seulement  entamé  dans  le  pré- 
sent fascicule.  Comme  nos  lecteurs  ne  sont  pas  aussi  familiers 
que  ceux  de  M.  Bugge  avec  la  mythologie  eddaïque,  nous  ne 
pouvons  nous  borner  comme  lui  à  rappeler  brièvement  les  points 
en  discussion  ;  ce  serait  nous  exposer  à  n'être  pas  suffisamment 
compris  ;  pour  éviter  cet  inconvénient,  il  faut  d'abord  exposer  in- 
extenso  (et  ce  ne  sera  pas  long)  ce  que  les  sources  islandaises 
nous  apprennent  de  Baldr. 

Baldr  le  bon,  second  fils  d'Odin  et  Frigge ,  est  le  meilleur  des 
dieux;  tous  le  louent;  il  est  si  beau  et  si  brillant  qu'il  en  resplen- 
dit :  la  plus  blanche  de  toutes  les  fleurs  est  comparée  à  ses  sour- 
cils, ce  qui  montre  combien  il  est  beau  de  chevelure  et  de  corps. 
Skadé  ayant  à  choisir  un  mari  parmi  les  Ases,  à  la  seule  inspec- 
tion de  leurs  pieds,  désigna  ceux  de  Njœrd  comme  les  plus  par- 
faits, croyant  que  c'étaient  ceux  de  Baldr.  Ce  dernier  est  le  plus 
sage,  le  plus  éloquent  et  le  plus  doux  des  Ases,  mais  ses  juge- 
ments avaient  la  singulière  particularité  de  ne  pouvoir  être  exé- 
cutés. Son  fils  Forsété,  au  contraire  jugeait  à  la  satisfaction  des 
parties  les  causes  les  plus  difficiles  ;  il  avait  fait  de  son  palais, 
Glitni  (luisant)  le  tribunal  le  plus  estimé  tant  chez  les  dieux  que 
chez  les  hommes.  Il  n'y  a  rien  d'impur  dans  la  demeure  de  Baldr, 
appelée  Breidablïk  (qui  brille  au  loin)1.  Avec  le  caractère  qu'on 
lui  attribuait,  Baldr  ne  dut  sans  doute  pas  courir  les  aven- 
tures, comme  son  père,  comme  Thor  et  tant  d'autres.  Aussi  ne 
connaît-on  pas  d'épisodes  de  sa  vie  ;  c'est  seulement  à  l'occasion 
de  sa  mort  qu'il  est  parlé  de  lui  avec  quelque  détail  :  Baldr  avait 
un  sommeil  pénible  et  des  songes  de  mauvais  présage.  Pour  avoir 
l'explication  de  ceux-ci, Odin,  monté  sur  son  coursier  Sleipni,  par- 
tit pour  la  demeure  de  Hele  (enfer);  avec  des  chants  magiques  et 
des  caractères  runiques,  il  réveilla  la  Vœlva  (sybille)  et,  sous  le 
nom   de   Vegtam  (voyageur),  fils  de    Valtam  (guerrier),  il  lui 

sût.1)  Gylfaginning ,  en.  22,  32,  dans  Edda  Snorra  Sturlasonar,  édit.  Arna- 
Magnéenne,  t.  I.  Copenhague.  1848,  in-8,  p.  90-92,  102-104. 


60  E.    BEAUVOIS 

demanda  pour  qui  était  le  magnifique  trône  que  l'on  élevait  chez 
Hele.  «  C'est  pour  Baldr?  répondit-elle;  les  Ases  sont  dans  la 
désolation.  —  Et  quel  sera  son  meurtrier?  —  Le  mistiltein  (tige 
de  gui)  que  brandit  Hœd.  —  Qui  le  vengera?  —  Ce  sera  le  fils 
d'Odin  et  de  Rinda  (Valé)  qui,  à  l'âge  d'un  jour  et  sans  avoir 
peigné  ses  cheveux  ni  lavé  ses  mains,,  mettraHœd  surle  bâcher1.» 
Les  dieux  se  consultèrent  et  il  fut  décidé  que  l'on  chercherait 
à  préserver  Baldr  de  tout  danger.  A  la  demande  de  Fri gge,  sa 
mère,  le  feu  et  l'eau,  le  fer  et  tous  les  métaux,  les  pierres,  la 
terre,  les  arbres,  les  maladies,  les  animaux,  les  oiseaux,  le  venin, 
les  serpents,  s'engagèrent  par  serment  à  épargner  Baldr.  Ainsi 
rassurés  les  Ases  se  faisaient  un  amusement  de  prendre  Baldr 
pour  point  de  mire  ;  les  uns  lui  lançaient  des  traits  ou  des  pierres  ; 
les  autres  le  frappaient  de  taille  ou  d'estoc,  sans  qu'il  en  éprou- 
vât le  moindre  mal,  et  c'était  aux  yeux  de  tous  une  grande 
supériorité,  mais  un  grief  à  ceux  de  Loké,  fils  de  Laufeye.  Se  dé- 
guisant en  femme,  celui-ci  alla  trouver  Frigge,  qui  lui  demanda 
ce  que  faisaient  les  dieux.  «  Ils  tirent  sur  Baldr  sans  lui  faire  de 
mal.  —  Ni  les  armes  ni  les  plantes  ne  lui  nuiront  ;  elles  me 
l'ont  juré.  —  Toutes  les  choses  en  ont-elles  fait  le  serment? 
continua  Loké.  —  Toutes,  à  l'exception  d'un  petit  arbuste  qui 
croît  à  l'est  de  la  Valhalle  et  que  l'on  appelle  mistiltein  (gui)  ;  je 
l'ai  cru  trop  jeune  pour  le  faire  jurer.  »  Loké  alla  arracher  le 
gui  et  se  rendit  à  l'assemblée  des  Ases,  près  du  frère  de  Baldr, 
Hœd,  qui  se  tenait  à  l'écart,  parce  qu'il  était  aveugle.  «Pourquoi 
ne  tires -tu  pas  sur  Baldr?  lui  demanda  Loké.  —  Je  ne  le  vois 
pas  et  je  suis  sans  armes.  —  Fais  comme  les  autres  pour 
l'honorer;  je  vais  t'indiquer  où  il  est;  lance-lui  cette  tige.»  Hœd 
guidé  par  Loké  lança  le  gui  et  perça  Baldr  qui  tomba  inanimé 
sur  le  sol.  C'est  le  plus  grand  désastre  qu'aient  éprouvé  les  dieux 
et  les  hommes.  Les  Ases  consternés  se  regardaient  silencieuse- 
ment et  sans  relever  le  cadavre,  tous,  animés  d'un  même  senti- 

1)  Vegtamskvida  eda  Baldrs  draumar,  dans  Ssemundar  Edda  hins  Froda, 
2a  édition  de  Sv.  Grundtvig.  Copenhague,  1874,  in-8,  p.  10-11.  Cfr.  Vœluspû, 
str.  32-34.  Ibid.,  p.  5. 


BULLETIN   DE   LA   MYTHOLOGIE    SCANDINAVE  61 

ment  contre  l'auteur  de  ce  forfait,  mais  n'osant  se  venger  à  cause 
de  l'inviolabilité  du  lieu.  Lorsqu'ils  voulurent  parler,  ils  écla- 
tèrent en  sanglots  et  aucun  d'eux  ne  put  exprimer  son  chagrin 
par  des  mots. Mais  c'est  Odin qui  était  le  plus  affligé  de  cette  perte, 
parce  qu'il  en  comprenait  le  mieux  l'étendue.  Le  s  dieux  ayant  enfin 
repris  leurs  sens,  Frigge  promit  toute  sa  faveur  et  sa  grâce  à 
celui  des  Ases  qui  voudrait  aller  chez  Hele  et  lui  offrir  une  ran- 
çon pour  Baldr.  Hermod,  l'actif  écuyer  d'Odin,  voulut  tenter 
l'entreprise  ;  il  enfourcha  Sleipni,  le  coursier  de  son  maître  et 
partit. 

Cependant  les  Ases  transportèrent  vers  la  mer  le  cadavre  de 
Baldr  qu'ils  voulaient  brûler  sur  son  vaisseau  Hringhorné,  le 
plus  grand  des  navires.  Mais,  lorsqu'ils  voulurent  lancer  celui-ci 
ils  ne  purent  le  faire  bouger  de  place.  On  envoya  alors  chercher 
dans  le  Jœtunheim,  pays  des  géants,  une  géante  nommée  Hyrrok- 
kin1,  qui  vintmontée  sur  un  loupet  ayant  un  serpent  pour  guide. 
Lorsqu'elle  descendit,  Odin  appela  quatre  berserks  (athlètes)  pour 
garder  la  monture,  mais  ils  ne  purent  la  tenir  qu'en  la  renver- 
sant à  terre .  Hyrrokkin  s'avançant  vers  la  proue  du  navire,  le  mit 
en  mouvement  du  premier  effort,  de  sorte  que  le  feu  jaillit  des 
chantiers  et  que  le  sol  en  trembla.  Thor  irrité  saisit  son  marteau 
et  lui  aurait  brisé  la  tète  sans  l'intervention  de  tous  les  dieux. 
A  la  vue  du  cadavre  que  l'on  portait  sur  le  navire ,  la  femme  de 
Baldr,  Nanna,  fille  de  Nep,  expira  brisée  par  la  douleur,  et  fut 
aussi  placée  sur  le  bûcher  auquel  on  mit  le  feu  et  que  Thor  con- 
sacra avec  Mjœllni,  son  marteau.  Ce  dieu,  voyant  courir  devant 
lui  le  nain  Lit,  le  lança  d'un  coup  de  pied  dans  le  feu  où  il  fut 
consumé .  Il  y  avait  un  grand  nombre  d'assistants  à  ces  funérailles: 
d'abord  Odin  avec  Frigge,  les  Yalkyries  et  ses  corbeaux  ;  Frey  sur 
son  char  traîné  par  le  verrat  Gullinbursté  (soie  d'or)  ou  Slidrug- 
tanné  (énormes  défenses)  ;  lïeimdall  à  cheval  sur  Gulltopp  (touffe 
d'or)  etFreyaavecses  chats,  ainsi  que  beaucoup  de  Hrimthurses 


!)  Sans  doute  l'Ouragan,  cfr.  l'anglais  hurricane,  l'espagnol  huraccui,  et 
l'ancienne  forme  française  houragan,  mots  formés  par  onomatopée,  comme  le 
caraïbe  huracan,  sans  être  nécessairement  dérivés  de  ce  dernier. 


62  E.    BEAUVOIS 

(géants  des  frimas)  et  de  Bergrisés  (géants  des  montagnes).  Odin 
posa  sur  le  bûcher  l'anneau  d'or  Draupni  (dégouttant),  qui  avait 
la  propriété  de  se  multiplier  chaque  neuvième  nuit  en  huit  autres 
anneaux  de  même  poids.  Le  cheval  de  Baldr  fut  conduit  au  bûcher 
avec  tous  ses  harnais. 

Quant  à  Hermod,  il  chevaucha  neuf  nuits  par  des  vallées  obs- 
cures et  profondes,  et  ne  vit  rien  avant  de  traverser  le  fleuve 
Gjalle  (son)  sur  le  Gjallarbru  (pont  résonnant) ,  qui  est  couvert 
d'or  brillant  et  gardé  par  la  vierge  Modgunne.  Celle-ci,  l'interro- 
geant sur  son  nom  et  sa  t  famille,  fit  la  remarque  que,  la  veille, 
cinq  troupes  de  morts  avaient  chevauché  sur  le  pont  sans  faire 
autant  de  bruit  que  lui  seul.  «Tu  n'as  pas  le  teint  cadavéreux, 
ajouta-t-elle,  que  fais-tu  sur  la  route  de  Hele?  —  Je  vais  cher- 
cher Baldr;  ne  l'as-tu  pas  vu  passer?»  Elle  lui  apprit  que  Baldr 
avait  franchi  le  pont  et  que  le  chemin  de  Hele  descendait  dans  la 
direction  du  nord.  Hermod  le  suivit  jusqu'à  ce  qu'il  arrivât  à  la 
porte  de  Hele. Là,  après  avoir  mis  pied  à  terre  pour  fixer  la  selle, 
il  remonta,  donna  de  l'éperon  et  enleva  son  coursier  avec 
tant  de  vigueur  qu'il  lui  fit  sauter  la  barrière  sans  la  toucher.  Par- 
venu à  la  salle  de  Hele,  il  descendit  pour  y  entrer  et  trouva  son 
frère  Baldr  assis  sur  le  banc  d'honneur.  Après  avoir  passé  la  nuit 
près  de  lui,  le  lendemain  matin  il  pria  Hele  de  permettre  à  Baldr 
de  s'en  retourner  avec  lui,  disant  que  les  Ases  étaient  extrême- 
mentaffligés  de  sa  perte. «Je  veux  éprouver,  répondit-elle,  si  Baldr 
est  aussi  regretté  que  l'on  dit  :  s'il  est  pleuré  de  tous  dans  le 
monde,  des  êtres  vivants  aussi  bien  que  des  choses  inanimées,  il 
pourra  sortir  ;  mais  je  le  garderai,  si  quelque  chose  refuse  de  le 
pleurer.  »  Hermod  se  leva  et  fut  reconduit  jusqu'à  la  porte  par 
Baldr  qui  lui  donna  comme  souvenir  pour  Odin  l'anneau  Drau- 
pni ;  il  emportait  en  outre  de  la  part  de  Nanna,  pour  Frigge,  un 
manteau  et  d'autres  dons,  et  pour  Fulla  un  anneau  d'or.  Il  s'en 
retourna  dans  l'Asgard  par  le  même  chemin  et  il  rapporta  tout 
ce  qu'il  avait  vu  et  entendu. 

Les  Ases  envoyèrent  par  tout  le  monde  des  messagers  afin  de 
demander  que  les  hommes,  les  animaux,  la  terre,  les  pierres,  les 


BULLETIN    DE    LA    MYTHOLOGIE    SCANDINAVE  63 

arbres  et  tous  les  métaux,  répandissent  des  larmes  pour  la  ran- 
çon de  Baldr.  Tous  le  firent  et  vous  devez  avoir  vu  comment  la 
matière  pleure  en  passant  du  froid  au  chaud.  A  leur  retour,  après 
avoir  bien  rempli  leur  mission ,  les  messagers  trouvèrent  dans 
une  caverne  une  géante  nommée  Thakke  (grâce).  Ils  l'invitèrent 
à  pleurer  pour  tirer  Baldr  de  la  demeure  de  Hele.  «Thakke,  ré- 
pondit-elle, versera  des  larmes  sèches  aux  funérailles  de  Baldr. 
Vivant  ou  mort,  le  fils  du  Vieillard  (d'Odin)  ne  m'afait  aucun  bien. 
Que  Hele  conserve  ce  qu'elle  a!  »  On  soupçonne  que  c'était  Loké 
fils  de  Laufeye,  l'auteur  de  tant  de  méfaits  parmi  les  Ases  l. 

Voilà  le  mythe  de  Baldr,  tel  que  nous  le  connaissons  par  les 
documents  islandais.  «Ilest  àmonjugement,  dit  M.  Bugge,  com- 
posé de  plusieurs  parties  d'origines  essentiellement  différentes, 
dont  l'une  des  principales  est  l'élément'chrétien.  Dans  la  Vœluspâ 
et  YEdda  de  Snorré,  il  a  en  partie  pour  sources  immédiates  l'idée 
que  des  chrétiens  ou  des  demi-chrétiens  se  formaient  du  Christ  et 
les  récits  qu'ils  en  faisaient.  »  Telle  est  la  proposition  que  notre 
auteur  développe  longuement  dans  son  premier  paragraphe.  Il 
voit  dans  la  description  que  la  Gylfaginning  donne  de  Baldr  «  un 
reflet  de  la  splendeur  sacrée  dont  les  chrétiens  entouraient  l'image 
du  Fils  de  Dieu,  le  blanc  Christ.  »  Les  diverses  fleurs  que  les 
Scandinaves  appellent  sourcils  de  Baldr  (Anthémis  cotula,  Matri- 
caria  camomilla  et  d'autres),  ayant  pour  traits  communs  le  disque 
Jaune  et  les  rayons  blancs,  il  en  conclut  que  l'on  se  représentait 
Baldr  avec  le  teint  le  plus  blanc  et  le  plus  clair  et  des  che- 
veux jaune  d'or  (sic  :  guldgult  Haar;  ce  qui,  par  parenthèse, 
n'est  pas  parfaitement  exact  :  il  serait  plus  juste  de  dire  que 
la  face  devait  être  jaune  et  les  cheveux  blancs)  ;  et  il  le  com- 
pare avec  Jésus  qui,  d'après  divers  mystères  de  la  fin  du  moyen 
âge  était  beau,  blanc,  sans  tache  et  avec  des  cheveux  blonds. 
Selon  lui,  c'est  parce  que  la  mythologie  eddaïque  a  vu  le  Christ 
dans  Baldr  qu'elle  ne  rapporte  aucun  trait  de  la  vie  de  ce  der- 
nier; qu'elle  se  borne  à  décrire  sa  personnalité  et  à  passer  de 

*)  Gylfaginning,  ch.  49,  dans  Edda  Snorra  Sturlusonar,  t.  I,  p.  172-180. 


64  E.    BEAUVÔ1S 

suite  à  sa  mort;  Baldr,  comme  le   Christ,  mourut  jeune.  Notre 
auteur  veut  bien  avouer  que  ces  ressemblances  ne  sont  pas  déci- 
sives ;  il  aurait  pu  ajouter  que  plusieurs  d'entre  elles  sont  spé- 
cieuses, car  il  n'est  pasvrai  que  les  Évangiles  se  bornent,  comme 
les  Eddas  pour  Baldr,  à  tracer  le  portrait  du  Christ  et  à  s'occuper 
exclusivement  de  sa  mort  :  la  passion  et  la  descente  aux  enfers 
ne  remplissent  dans  saint  Matthieu  que  trois  chapitres  sur  vingt- 
huit  ;  dans  saint  Marc  que  deux  sur  seize;  dans  saint  Luc  que 
deux  sur  vingt-quatre  ;  dans  saint  Jean  que  trois  sur  vingt  et  un. 
Aussi  bien  n'est-ce  pas  dans  le  Nouveau  Testament  que  M.  Bugge 
peut  trouver  de  sérieuses  analogies  avec  les  Eddas  ;  il  est  réduit 
à  se  rabattre  sur  les  Apocryphes,  comme  si  ceux-ci  eussent  été 
seuls  connus  des  chrétiens  avec  lesquels  les  mythographes  Scan- 
dinaves auraient  été  en  relations.  Hœd  est  aveugle  comme  le  sol- 
dat Longin  qui,  d'après  des  légendes  relativement  récentes,  au- 
rait achevé  le  Christ  en  le  perçant  d'un  coup  de  lance.  M.  Sv. 
Grundtvig  avait  déjà  remarqué  ce  point  de  rapprochement,  et  il 
le  croyait  emprunté  à  la  mythologie  Scandinave.  M.  Bugge   dé- 
ploie toute  son  érudition  pour  prouver  que  le  contraire  a  eu  lieu; 
il  reconnaît  pourtant  qu'il  y  a  une  différence  essentielle  entre  les 
supplices  infligés  au  Crucifié  et  les  exercices  de  balistique  dont 
Baldr  était  le  but  ;  car  il  s'agissait  de  martyriser  l'un  et  Longin 
frappa  le  Christ  pour  le  faire  souffrir,  tandis   que  Hœd  voulait, 
comme  les  autres  dieux,  honorer  Baldr  et  ne  songeait  pas  à  le 
toucher,  encore  moins  à  lui  ôter  la  vie.  Ici  donc  les  deux  récits  ne 
sont  pas  plus  tôt  en  contact  qu'ils  s'échappent  par  la  tangente. 

Pour  trouver  une  analogie  moins  problématique,  il  faut  aller 
la  chercher  jusque  dans  un  obscur  livre  hébreu  du  moyen  âge, 
dans  le  Toledoth  Jeschu.  D'après  cet  écrit  que  connaissait,  dès 
1278,  le  dominicain  espagnol  Raimundus  Martini,  et  qui  a  pour 
objet  de  tournerle  christianisme  en  dérision,  Jésus,  prévoyant  qu'il 
seraitpendu,  avait  usé  de  sa  puissance  magique  pourfairejurerpar 
tous  les  arbres  qu'aucun  d'eux  ne  le  porterait.  Mais  Judas  révéla 
cette  ruse  et  alla  chercher  dans  son  jardin  une  grande  tige  de 
chou  dont  on  put  faire  une  potence  efficace.  Bien  qu'une  fourche 


BULLETIN   DE    LA    MYTHOLOGIE    SCANDINAVE  65 

patibulaire  ne  soit  pas  un  javelot,  que  le  chou  diffère  passable- 
ment du  gui ,  et  que  Hœd  ait  employé  celui-ci  sans  malice,  tandis 
que  Judas  avait  pleine  conscience  de  son  crime,  sans  être  aveu- 
gle au  moral  ou  au  physique,  on  ne  peut  nier  que  le  Toledoth 
Jeschu n'ait  un  trait  commun  a.\ecYEdda de  Snorré ;  c'est  le  ser- 
ment que,  d'après  le  premier,  Jésus  exigea  des  arbres,  et  que 
d'après  le  second,  Frigge,  mère  de  Baldr,  fit  prêter  à  tous  les 
êtres  et  à  toutes  les  choses,  avec  le  même  but,  dans  les  deux  cas 
et  dans  des  circonstances  à  peu  près  semblables.  Cette  curieuse 
analogie,  signalée  dès  1857  par  M.  Conrad  Hofman1,  a  été  corro- 
borée de  divers  faits  par  M.  Bugge  :  il  fait  remarquer  que  YEdda 
et  le  Toledoth  Jeschu  emploient  l'un  et  l'autre,  pour  désigner  un 
instrument  de  supplice  qui  devait  être  naturellement  rigide,  le 
mot  tige  qui  implique  l'idée  d'un  objet  mince  et  flexible;  que, 
d'après  une  tradition  de  l'ouest  de  l'Angleterre,  la  croix  était  faite 
de  gui,  et  que  l'un  des  noms  allemands  du  viscwn  album  est 
Kreuzholz  (bois  de  la  croix);  que  le  Toledoth  Jeschu  mentionne 
la  lapidation  parmi  les  tortures  qui  précédèrent  la  pendaison  de 
Jésus,  de  même  que  l'Edda  la  cite  au  nombre  des  jeux  qui  furent 
suivis  de  la  mort  de  Baldr.  De  la  précaution,  attribuée  au  Christ, 
d'exiger  un  serment  des  arbres,  M.  Bugge  induit  que  Jésus  pré- 
voyait sa  fin  prochaine  et,  commme  selon  une  chanson  danoise 
du  xvme  siècle,  il  la  connaissait  par  un  songe,  notre  auteur  lui 
trouve  là  un  nouveau  trait  de  ressemblance  avec  Baldr,  dont  les 
mauvais  rêves  présagèrent  la  mort. 

En  admettant  que  ces  petits  faits,  communs  aux  deux  tradi- 
tions, aient  été  empruntés  par  l'une  à  l'autre;  il^reste  à  savoir  si 
c'est  l'Edda  qui  a  copié  la  fable  hébraïque  ou  si  l'inverse  a  eu  lieu. 
M.  Bugge  regarde  comme  peu  vraisemblable,  pour  ne  pas  dire 
déraisonnable,  qu'un  livre  cité  pour  la  première  fois  en  Espagne 
au  xme  siècle,  et  dont  on  ne  trouve  pas  de  trace  en  Allemagne, 
ait  été  influencé  par  la  mythologie  Scandinave.  Mais  on  peut  ré- 
pliquer que  les  Germains,  païens  ou  chrétiens,  en  se  répandant 
dans  tout  l'empire  d'Occident,    ont  bien  pu  y  porter,   sinon  le 

l)  Dans  la  Germania  de  Pfeiffer,  t.  II,  p.  48. 

îv  5 


66  E.    BEAUVOIS 

mythe  de  Baldr  lui-même,  du  moins  certains  de  ses  épisodes,  et 
que  ceux-ci  ont  pu  être  utilisés  par  Fauteur  anonyme  du  Tole- 
dothJeschu.  En  tout  cas  rien  ne  prouve  que  celui-ci  ait  été  com- 
posé avant  l'Edda  de  Snorré. 

Continuons.  Selon  M.  Bugge,  Loké  était  originairement  le 
Lucifer  du  moyen  âge  chrétien,  et  tous  deux  auraient  emprunté 
plusieurs  de  leurs  éléments  à  Mercure,  à  Apollon,  à  Eris  (Discorde) 
et  à  diverses  autres  figures  de  la  mythologie  antique  ;  ce  qui  re- 
vient à  dire  que  les  auteurs  de  ces  types,  en  puisant  à  tant  de 
sources  différentes,  auraient  fait  œuvre  de  créateurs  et  non  de 
copistes,  l'originalité  consistant  moins  dans  l'invention  des  idées 
que  dans  leur  combinaison.  Mais  passons.  Loké  serait  encore 
autre  chose  :  comme  instigateur  de  Hœd,  nous  avons  vu  qu'il 
a  de  grands  rapports  avec  le  Judas  du  Toledoth  Jeschu;  il  corres- 
pondrait en  outre  à  Satan  qui,  dans  l'évangile  de  Nicodème,  dit 
à  l'Enfer  :  «J'ai  aiguisé  la  lance  pour  percer  Jésus  ;  j'ai  préparé  le 
bois  pour  le  suspendre  et  les  clous  pour  l'y  river;  »  de  plus  à  Bé- 
lial  qui  dit,  dans  la  légende  latine  de  sainte  Julienne  :  «  C'est  moi 
qui  ai  poussé  le  soldatàpercerdela lance  le  flancdufilsde  Dieu.  » 
Il  est  vrai  que  diverses  légendes  parlent  aussi  de  Lucifer  à  pro- 
pos de  la  passion,  de  sorte  qu'en  confondant  ses  actes  avec  ceux 
de  Bélial  et  de  Satan,  on  parvient  à  donner  à  cette  trinité  malfai- 
sante quelque  ressemblance  avec  Loké  ;  mais  si  elle  était  le  pro- 
totype de  ce  dernier,  il  serait  singulier  que  les  mythographes 
Scandinaves  eussent  emprunté  au  premier  un  fait,  au  second  un 
autre,  au  troisième  le  nom,  au  lieu  de  prendre  tout  au  même. 

Baldr,  comme  le  Christ,  descendit  en  enfer.  Sans  doute,  mais 
il  y  resta  et  rien  ne  l'en  put  tirer,  tandis  que  Jésus  en  sortit  par 
sa  seule  puissance  divine  ;  la  différence^est  donc  ici  beaucoup  plus 
importante  que  la  ressemblance.  —  Loké  fut  châtié  pour  avoir 
causé  la  mort  de  Baldr,  et  on  l'enchaîna  en  attendant  le  jour  de  la 
conflagration  universelle.  De  même  dans  l'Apocalypse,  un  ange 
enchaîne  Satan  pour  mille  ans,  et  dans  l'évangile  de  Nicodème 
Jésus,  en  descendant  aux  enfers,  saisit  le  diable  et  le  livre  lié  à 
Inferus  qui  doit  le  garder  jusqu'au  retour  du  Christ;  enfin  au 


BULLETIN    DE   LA   MYTHOLOGIE    SCANDINAVE  67 

moyen  âge,  c'était  une  croyance  générale,  dont  beaucoup  d'ar- 
tistes s'inspirèrent,  que  la  captivité  du  diable  devait  durer  jus- 
qu'au jugement  dernier.  Le  poème  en  dialecte  comique  sur  la 
Passion  de  Notre-Seigneur  appelle  même  en  propres  termes  Luci- 
fer le  diable  enchaîné.  Voici  donc  au  moins  un  point  de  ressem- 
blance indéniable  entre  Lucifer  et  son  prétendu  homonyme  !  Et 
bien,  non,  pas  même  cette  fois  :  M.  Bugge,  qui  montre  la  plus 
entière  bonne  foi  dans  toute  son  argumentation,  le  remarque  lui 
même  en  ces  termes  :  «  La  manière  dont  Loké  est  garrotté  etpuni 
n'a  aucun  rapport  avec  le  récit  de  l'enchaînement  du  diable  lors 
de  la  descente  du  Christ  aux  enfers.  Le  mythe  du  châtiment  de 
Loké,  que  je  n'examine  pas  ici,  doit  donc  avoir  emprunté  ses 
particularités  à  une  autre  source.  »  (P.  54.) 

L'auteur  de  la  Vœhispâ,  qui  nous  montre  Frigge  éplorée  après 
la  mort  de  son  fils,  se  serait  inspiré  de  la  Mater  dolorosa  des  chré- 
tiens, comme  si  un  poète,  digne  de  ce  nom,  avait  besoin  d'aller 
consulter  le  poème  comique  ou  les  œuvres  des  artistes  chrétiens 
pour  peindre  une  mère  en  larmes  près  du  cadavre  de  son  fils  ! 
C'est  une  conception  si  naturelle  que  le  skâld  n'a  pas  eu  besoin 
de  la  prendre  ailleurs  que  dans  sa  propre  imagination.  —  Nous 
n'en  dirons  pas  autant  de  l'affliction  universelle  causée  par  la  mort 
deBaldr,  dont  les  grandes  qualités  suffiraientà  l'expliquer  si  elle 
était  restreinte  aux  dieux  et  aux  hommes  ;  mais  il  n'est  déjà  plus 
si  naturel  de  faire  pleurer  les  animaux  et  même  les  choses  inani- 
mées; aussi  M.  Bugge  conclut-il  que  ce  trait  fictif  est  emprunté 
aux  traditions  sur  le  Christ  et,  avec  sonimmense  érudition,  il  n'a 
pas  de  peine  à  trouver  des  analogies  dans  la  littérature  chrétienne. 
Il  cite  d'abord  le  poème  anglo-saxon  sur  la  Croix  où  il  est  dit  que 
«  toute  créature  pleurait  et  se  lamentait  sur  la  mort  du  Roi,  de 
Jésus  crucifié.  »  Un  savant  scandinaviste  anglais,  le  professeur 
Stephens,  de  l'université  de  Copenhague,  avait  déjà  relevé  ce 
point  de  comparaison  avec  le  mythe  de  Baldr,  auquel  il  le  croyait 
emprunté.  M.  Bugge  objecte  que  l'on  ne  trouve  aucune  trace  de 
ce  mythe  en  Angleterre,  et  qu'en  outre,  les  larmes  versées  à  la 
mort  du  Christ  étaient  uniquement  l'expression  de  la  douleur  et 


68  E.    BEAUVOIS 

non  une  rançon,  comme  pour  Baldr.  Mais  si  c'est  là  une  raison 
de  soutenir  que  le  poète  anglo-saxon  n'a  pas  imité  le  skâld  islan- 
dais, l'inverse  n'est  pas  moins  vrai,  et  alors  les  exemples  cités 
par  M.  Bugge  n'ont  plus  de  force  probante  et  détruisent  sa  pro- 
pre argumentation,  car  aucun  d'eux  n'attribue  aux  larmes  ver- 
sées sur  le  Crucifié  la  vertu  de  le  tirer  de  l'enfer  ;  il  faudrait  pour- 
tant qu'il  en  fût  ainsi  pour  qu'en  ce  point  l'assimilation  avec 
Baldr  fût  complète.  Notre  auteur  a  donc  beau  montrer  que  d'a- 
près le  Ch?ist,  chanté  par  Cynewulf  au  vru9  siècle,  les  êtres  muets, 
la  terre  et  le  ciel  compatissent  aux  souffrances  du  Sauveur  et  se 
lamentent  bien  qu'inanimés  ;  que  beaucoup  d'arbres  furent  alors 
baignés  de  larmes  sanglantes,  rouges  et  épaisses  ;  que  leur  sève 
se  changea  en  sang  ;  car,  s'il  en  fut  de  même  pour  Baldr,  «  les 
hommes  aveugles  et  plus  durs  que  le  silex,  »  ne  refusèrent  du 
moins  pas  de  le  pleurer  ;  s'ils  n'eurent  pas  à  reconnaître  que 
«le  Seigneuries  délivrait  des  tourments  de  l'enfer  »,  ils  étaient 
prêts  à  faire  leur  possible  pour  l'en  tirer  lui-même. 

C'est  donc  en  vain  que  M.  Bugge  rappelle,  après  Dietrich,  que 
Cynewulf  a  eu  sous  les  yeux  la  x°  homélie  de  Grégoire  le  Grand, 
composée  vers  592;  que  plus  de  cent  ans  auparavant,  le  pape 
Léon  le  Grand  (440-461)  avait  écrit,  à  la  même  occasion,  «  uni- 
versa  creatura  congemuit;  »  car  s'il  y  a  là  des  preuves  que  Cy- 
newulf et  les  poètes  postérieurs  des  Iles  Britanniques  (le  Cursor 
Mundi  en  Northumbrien,  la  Disputatio  inter  Mariant  et  crucem 
en  anglo-saxon),  n'ont  pas  eu  besoin  de  recourir  à  la  mythologie 
Scandinave  pour  y  trouver  l'idée  de  l'affliction  universelle  lors  de 
la  mort  du  Juste  et  du  Bon,  —  il  n'y  en  a  pas  que  ces  poètes  aient 
exercé  d'influence  sur  les  skâlds  eddaïques,  l'idée  qui  a  inspiré 
les  uns  et  les  autres  étant  fort  ancienne.  M.  Bugge  a  lui-même 
cité  la  légende  d'Adonis  qui  fut  pleuré  des  dieux  et  des  hommes, 
mais  il  a  oublié  le  passage  où  Virgile  dépeint  le  deuil  de  la  nature 
après  la  mort  de  César  ',  tableau  d'une  touche  magistrale  où  il 
y  a  un  trait  des  plus  caractéristiques  2,  qui  se  retrouve  dans  le 

')  Geogr.,  I,  v.  465-488. 

Et  mœstum  illacrimat  templis  ebur,  aeraque  sudant.  (v.  480.) 


BULLETIN    DE    LA    MYTHOLOGIE    SCANDINAVE  69 

mythe  de  Baldr  1,  mais  non  dans  ses  prétendues  sources.  Loin 
de  nous  cependant  la  pensée  de  regarder  ce  trait  de  l'Edda  comme 
imité  de  Virgile.  Ce  serait  tomber  dans  la  même  faute  que  nous 
reprochons  à  notre  auteur.  Les  phénomènes  par  lesquels  la  na- 
ture est  censée  exprimer  sa  tristesse  ne  sont  pas  tellement  variés 
que  les  penseurs  de  tous  les  pays  et  de  tous  les  temps  ne  les  con- 
çoivent à  peu  près  de  la  même  manière  sans  avoir  besoin  de  se 
copier.  Ainsi  Virgile  2,  comme  saint  Mathieu  '_,  Cynewulf  et 
l'Edda,  parle  de  tremblements  de  terre  4  ;  mais  on  ne  pourrait 
rationnellement  regarder  les  écrivains  postérieurs  comme  ses 
imitateurs,  que  s'ils  lui  avaient  emprunté  la  couleur  locale  ou 
des  traits  accessoires  et  par  exemple  mentionné  spécialement  les 
Alpes  et  l'Etna. 

Les  analogies  signalées  par  notre  auteur  n'ont  donc  pas  la  por- 
tée qu'il  leur  attribue,  mais  il  est  tellement  emporté  par  le  désir 
d'en  trouver,  qu'il  prétend  tirer  parti  même  des  différences  :  dans 
les  écrivains  chrétiens  le  deuil  de  la  nature  est  mis  en  opposition 
avec  la  sécheresse  du  cœur  des  hommes  en  général,  des  Juifs  en 
particulier,  tandis  que  dans  l'Edda  il  est  parlé  de  l'ingratitude 
non  des  hommes,  mais  d'une  seule  géante  nommée  ironique- 
ment Thakke  (gratitude)  ;  le  Messie  ressuscite  au  bout  de  trois 
jours,  tandis  que  Baldr  ne  peut  sortir  de  la  demeure  de  Hele;  il 
a  beau  revenir  après  la  conflagration  universelle,  comme  le  re- 
marque notre  auteur,  ce  n'est  pas  la  même  chose,  tant  s'en  faut; 
et  si  les  mythographes  eddaïques  ont  imité  les  traditions  chré- 
tiennes et  juives,  ce  qui  n'est  aucunement  démontré,  ils  l'ont 
fait  avec  une  telle  indépendance  d'esprit  que  leur  éclectisme  peut 
passer  pour  une  véritable  originalité.  Il  nous  est  donc  impossible 
d'adhérer  aux  conclusions  que  M.  Bugge  formule  avec  beaucoup 
de  netteté  dans  le  passage  suivant  : 

*)  Defleverunt...  omnia  met/alla  ;  quemadmodum  haud  dubiè  vidisti  has  res 
lacrymas  fundere,quando  exalgorein  calorem  translatée  fuerint.  (Gylfaginning, 
ch.  49,  dans  Edda  Snorra  Sturlusonar,  t.  I,  p.  181.  Nous  citons  la  traduc- 
tion latinppour  faciliter  la  comparaison  avec  les  Géorgiques.) 

*)  Georg.,  I,  v.  475. 

*)  Evang.,  XXVII,  51,  54. 

*)  ...Insolitis  tremuerunt  motibus  Alpes. 


70  E.    BEAUVOIS 

«  Je  crois  avoir  démontré  que  le  Baldr  des  sources  islandai- 
ses est  le  Christ  ;    que  le  mythe  de  Baldr,  comme  nous  le  con- 
naissons d'après  la  Gijlfaginning  etla.Vœiuspà,  procède  immédia- 
tement des  récits  et  des  poèmes  des  Anglais  chrétiens  sur  le  Christ. 
Je  crois  même  avoir  signalé,  dans  des  ouvrages  chrétiens  qui 
nous   sont  parvenus,  quelques-unes  des    sources  auxquelles  ce 
mythe  a  été  puisé,  mais  non  directement.  L'une  d'elles  est  l'évan- 
gile de  Nicodème,  toutefois  par  l'intermédiaire  probable  de  repré- 
sentations de  la  Passion,  influencées  par  ce  livre  apocryphe  et 
apparentées  avec  les  Mystères  des  temps  postérieurs.  En  outre, 
des  éléments  de  ce  mythe  nous  reportent  aux  poèmes  chrétiens 
de  l'Angleterre  et  surtout  du  nord  de  ce  pays,  qui  existaient  pro- 
bablement dès  le  vnie  siècle.  Quelques  traits  ont  leur  origine 
immédiate  dans  les  Évangiles  de  saint  Mathieu  et  de  saint  Jean. 
Ces  notions  sur  le  Christ  puisées  aux   sources  les  plus  différen- 
tes et  transmises  en  Angleterre  aux  Scandinaves,  ont  été  modi- 
fiées et  développées  ultérieurement  par  eux,  et  combinées  dans 
une  image  harmonique  du  dieu  païen.  —  Ces  sources  chrétien- 
nes du  mythe  de  Baldr  nous  apprennent,  ce  qui  ressort  aussi 
d'autres  indices,  que  la  Vœhispâ  ne  peut  guère  remonter  au  delà 
du  ixe  siècle.  —  Nous  avons  également  vu  que  la  tradition  de 
Baldr  dans  la  Gylfaginning  ne  repose  que  pour  une  faible  partie 
sur  les  anciens  poèmes  conservés  ;  la  plupart  de  ses  traits,   que 
nous    avons   examinés   précédemment,    dérivant   d'une  source 
indépendante   de  ces  poèmes  et   contenant  certains  épisodes 
en  prose,  d'autres  sans  doute  en  vers.  Ce  mythe  qui  a  pour 
base  des  récits  sur  le  Christ  entendus  dans  les  pays  occidentaux, 
était  dans  le  Nord  beaucoup  plus  ancien  que  la  Gylfaginning.  » 

Dans  l'examen  que  nous  venons  de  faire  de  ces  prétendus 
emprunts,  nous  avons  montré  combien  les  analogies  sont  fugi- 
tives, à  tel  point  que,  lorsque  l'on  croit  les  saisir  elles  s'éva- 
nouissent dans  le  vague.  En  outre  elles  sont  si  minimes  et 
accompagnées  de  dissemblances  si  prononcées  que  la  copie,  s'il 
y  en  a  une,  ne  se  rapproche  de  l'original  que  par  les  petits  côtés, 
tandis  qu'elle  en  diffère  pour  tout  ce  qu'il  y  a  d'essentiel.  Ainsi 


BULLETIN    DE   LA    MYTIIOLOGIE    SCANDINAVE  71 

Baldr,  au  lieu  d'être  fils  unique,  est  le  second  des  nombreux 
enfants  d'Odin;  il  est  marié;  il  a  un  fils;  s'il  est  bon,  il  ne  pousse 
pas  le  dévouement  jusqu'à  se  sacrifier  pour  sauver  le  genre 
humain  ;  il  s'expose  parce  qu'il  croit  n'avoir  rien  à  craindre  ;  sa 
mort  fut  si  peu  volontaire,  que  tous  les  êtres  durent  prêter  ser- 
ment de  l'épargner.  Il  descend  bien  en  enfer  comme  le  Christ, 
mais  il  y  reste,  et  s'il  doit  revenir  sur  la  terre,  ce  n'est  pas  pour 
présider  au  jugement  dernier,  mais  seulement  après  la  confla- 
gration universelle;  en  attendant,  au  lieu  de  trôner  au  ciel,  il 
gémira  pendant  un  .temps  indéterminé  dans  la  demeure  de  Hele. 
Voilà  le  Dieu  qui  aurait  correspondu  au  Christ  dans  l'imagination 
des  skâlds  et  des  mythographes  Scandinaves  !  Cette  reproduction 
si  peu  fidèle,  d'une  image  nette  et  claire  pour  tout  chrétien,  eût 
été  une  vraie  caricature  même  chez  les  païens,  et  si  l'on  voulait 
absolument  qu'il  y  ait  eu  imitation,  il  faudrait  supposer  que  la 
figure  du  Christ  aurait  été  à  peu  près  complètement  déformée 
en  passant  à  travers  les  pays  idolâtres  qui  séparaient  originaire- 
ment les  Scandinaves  des  Etats  chrétiens  ;  mais  alors  il  faudrait 
remonter  jusqu'aux  temps  mérovingiens  et  ne  pas  mettre  les 
mythographes  eddaïques  en  rapport  immédiat  avec  les  chrétiens 
des  Iles  Britanniques,   car  aux  vme,  ixe  et  xe  siècles,  dans  la 
période  où  les  chants  eddaïques  prirent  leur  forme  actuelle,  les 
vikings  furent  sans  cesse  en  contact  avec  de  bons  catholiques, 
qui  pouvaient  les  informer  exactement  de  chaque  circonstance 
de  la  vie  du  Christ,  et  qui  racontaient  celle-ci  non  pas  d'après 
le  Toledoth  Jeschu  et  les  Apocryphes,  mais  bien  d'après  les  Évan- 
giles canoniques.  Est-il  alors  admissible  que  les  Scandinaves, 
informés  avec  toute  la  précision  désirable,  aient  de  parti  pris 
voilé  ce  qui  était  patent,  obscurci  ce   qui  était  clair  comme  le 
jour,  altéré  ce  qui  était  pur  de  tout  mélange  ?  Nous  ne  sommes 
pas  forcés  de  le  croire  sur  la  foi  d'un  faiseur  d'hypothèses;  nous 
n'avons  pas  même  besoin  d'admettre  qu'ils  ont  reproduit  mala- 
droitement une  image  déjà  défigurée  par  des  peuples  barbares  et 
à  demi  païens;  car  à  nos  yeux  rien  ne  prouve  qu'en  décrivant  la 
mort  de  Baldr,  les  mythographes  Scandinaves  aient  songé  plutôt 


72  E.   BEAUVOIS 

au  Christ  qu'à  César  et  à  Adonis.  S'il  y  a  quelques  minimes 
traits  communs  au  fils  d'Odin  et  au  Messie,  ils  font  partie  de 
l'héritage  du  genre  humain  ;  chacun  peut  s'en  servir  s'il  trouve 
moyen  de  les  employer,  le  premier  occupant  n'ayant  pas  acquis 
sur  eux  de  droit  de  monopole. 

M.  Bugge  n'est  pas  si  éloigné  qu'on  pourrait  le  croire  des 
idées  que  nous  exprimons  ici  :  par  une  singulière  contradiction, 
presque  immédiatement  après  avoir  formulé  les  exclusions  que 
nous  avons  traduites,  il  fait  des  réserves  qui  les  annulent  presque 
entièrement.  «  Les  rapports  de  Baldr  avec  le  Christ,  ajoute-t-il 
avec  une  candeur  qui  nous  désarme,  n'expliquent  pourtantpas  la 
formation  du  mythe  de  Baldr  dans  toute  son  étendue  ;  ils  ne  nous 
font  pas  comprendre  pourquoi  la  croix  manque  à  la  mort  de 
Baldr;  pourquoi  le  récit  de  la  passion  et  de  la  mort  du  Christ 
s'est  ramifié  en  plusieurs  mythes  septentrionaux,  qui  sont  sans 
relations  entre  eux,  savoir  :  d'un  côté  le  mythe  de  Baldr;  de 
l'autre  le  mythe  d'Odin  suspendu  à  la  potence.  Ils  n'expliquent 
pas  non  plus  le  mariage  de  Baldr  avec  Nanna,  ni  son  interne- 
ment chez  Hele,  ni  la  vengeance  de  Vâlé.  Enfin,  lorsque  nous 
lisons  dans  le  IIP  livre  de  Saxo  Grammaticus,  la  tradition  de 
Baldr,  nous  avons  peine  à  y  découvrir  le  moindre  reflet  du 
Christ.  »  (P.  67.) 

Ainsi,  notre  auteur  l'avoue  :  les  Scandinaves  ont  eu  un  mythe 
de  Baldr  qui  est  indépendant  des  traditions  chrétiennes  ;  mais 
alors,  s'ils  ont  eu  assez  d'imagination  pour  concevoir  la  figure 
primitive  de  Baldr,  pourquoi  seraient-ils  allé  chercher  au  loin 
chez  les  peuples  des  Iles  Britanniques  de  nouveaux  traits  qu'ils 
n'auraient  pas  même  reproduits  fidèlement.  Ces  emprunts  sont 
donc  une  supposition  gratuite  et  qui  a  de  plus  le  tort  de  ne  rien 
expliquer.  Les  recherches  de  M.  Bugge,  loin  de  dévoiler  la  véri- 
table origine  des  mythes  eddaïques,  n'auraient  toujours,  même 
si  elles  étaient  fructueuses,  pas  d'autre  résultat  que  de  nous 
apprendre  d'où  les  Scandinaves  auraient  tiré  quelques  épisodes 
peu  essentiels,  qu'ils  n'auraient  pas  même  su  comprendre  ni 
reproduire  intelligemment.  C'est  rabaisser  la  mythologie  eddaïque 


BULLETIN    DE    LA    MYTHOLOGIE    SCANDINAVE  73 

qui,  malgré  ses  obscurités,  a  un  caractère  de  grandeur  qui 
nous  frappe  et  de  profondeur  qui  nous  confond,  et  ces  qua- 
lités sont  si  évidentes  que  le  soin  de  les  proclamer  ne  devrait  pas 
incomber  à  un  étranger. 

Le  fond  du  système  de  M.  Bugge  repose  sur  la  pauvreté  d'ima- 
gination qu'il  faudrait  attribuer  aux  mythographes  Scandinaves, 
ce  qui  est  en  contradiction  avec  l'aveu  suivant  :  «  Dans  la  trans- 
formation des  sujets  étrangers,  mythiques,  religieux  ou  poéti- 
ques, dans  le  développement  indigène  et  continu  des  germes 
exotiques,  les  Septentrionaux  ont  fait  preuve  d'une  imagination 
plus  riche  et  d'une  originalité  plus  puissante  qu'aucun  autre 
peuple,  à  ma  connaissance,  excepté  les  Hellènes.  »  [Studier,  p. 
8.)  Il  est  donc  fort  inutile  de  supposer  qu'eux  ou  leurs  intermé- 
diaires ont  consulté  des  textes  hébreux,  grecs,  latins,  anglo- 
saxons,  northumbriens,  irlandais,  comiques,  bretons,  pour  tirer 
de  là  un  nom  qu'ils  auraient  estropié,  d'ici  un  épisode  insigni- 
fiant, d'ailleurs  une  idée  fausse  ou  absurde.  Ce  serait  leur  attri- 
buer un  travail  d'érudits  sans  esprit.  Combien  ne  leur  eût-il  pas 
été  plus  facile  de  donner  carrière  à  leur  imagination  que  d'aller 
pêcher  par-ci  par-là  des  bouts  de  phrases  incomprises  ou  en  tout 
cas  mal  rendues  !  C'est  les  outrager  de  croire  que,  s'ils  avaient 
eu  tant  d'auteurs  à  leur  disposition,  ils  ne  se  seraient  pas  adres- 
sés de  préférence  aux  Evangélistes,  à  Virgile,  mais  bien  aux 
Apocryphes,  aux  glossateurs  inconnus,  au  ToledothJeschu;  qu'ils 
auraient  été  exclusivement  attirés  par  tout  ce  qui  était  erroné, 
sans  valeur,  tandis  qu'ils  se  seraient  bien  gardés  de  faire  des 
emprunts  aux  livres  canoniques  et  aux  chefs-d'œuvre  classiques. 
Non,  cette  théorie  n'est  pas  acceptable. 

Est-ce  à  dire  pourtant  que  tout  le  travail  de  M.  Bugge  soit  à 
dédaigner  ?  Loin  de  nous  cette  pensée  :  ce  qui  sort  d'un  linguiste 
si  éminent  ne  peut  être  indifférent  à  ses  émules,  et  si  l'on  veut 
bien  ne  pas  tenir  compte  de  ses  conclusions,  on  aura  tout  profit 
à  le  suivre  dans  ses  recherches  ingénieuses,  dans  les  rappro- 
chements qu'il  fait  et  qui  malgré  tout  sont  instructifs,  car  si  l'on 
peut  discuter  sur  l'origine  de  traditions  analogues  conservées 


74  E.    BEAUVOIS 

chez  des  peuples  différents,  il  n'en  est  pas  moins  intéressant  de 
constater  leur  existence  et  de  voir  comment  les  beaux  esprits  se 
rencontrent,  même  sans  se  chercher,  et  ces  rapprochements 
qui  exigent  d'immenses  lectures  et  une  grande  perspicacité, 
forment  le  principal  élément  des  études  de  M.  Bugge,  qui  à  ce 
titre  méritent  d'être  étudiées  même  par  ceux  qui  ne  partagent 
pas  les  vues  de  l'auteur. 

M.  Bugge  vient  de  traiter  le  mythe  de  Freya  d'après  les 
mêmes  procédés  qu'il  a  appliqués  à  celui  de  Baldr,  et  il  a  exposé 
ses  recherches  sur  cette  déesse  dans  une  séance  du  Congrès  des 
philologues  à  Christiania  (août  1881)  ;  c'est  donc  dans  le  compte 
rendu  de  cette  session  qu'il  faudra  probablement  chercher  son 
mémoire  sur  la  déesse.  On  voit  par  là  que  son  programme  n'em- 
brasse pas  seulement  la  question  de  Baldr  mais  qu'il  doit  s'éten- 
dre à  plusieurs  des  mythes  Scandinaves.  Celui  de  son  émule  le 
Dr  Bang  paraît  être  beaucoup  plus  restreint,  il  concerne  exclu- 
sivement la  Vœluspâ  et  les  oracles  sibyllins  *,  et  rien  n'indique 
que  le  mémoire  sur  ce  sujet  doive  être  suivi  d'un  autre.  La  thèse 
si  neuve  de  l'auteur  aurait  pourtant  besoin  d'être  étayée  d'argu- 
ments ultérieurs  et  de  documents,  car  le  Dr  Bang,  au  lieu  de 
donner  des  preuves  de  chacune  des  opinions  originales  qu'il 
émet,  s'est  borné  à  les  énoncer  comme  si  elles  n'étaient  pas 
sujettes  à  contestation.  En  procédant  ainsi  par  voie  d'affirmation, 
il  a  pu  exposer  en  quelques  pages  une  théorie  fort  bien  agencée 
et  lui  donner  un  air  de  plausibilité  qui,  au  premier  aspect,  saisit 
le  lecteur  et  enlève  son  acquiescement. 

Selon  M.  Bang,  «  le  poème  probablement  le  plus  ancien  de 

l)  Voeluspâ  og  de  sibyllinske  Orakler  af  Dr  Theol.  A.  Chr.  Bang,  23  p. 
in-8,  portant  le  n°  9  dans  les  Forhandlinger  i  Videnskabs-Selskabet  i  Chris- 
tiania (Actes  de  la  Société  des  sciences  de  Christiania),  ann.  1879,  impr.  A. 
W.  Brœgger  ;  aussi  à  part  ;  traduit  en  allemand  par  Jos.  Cal.  Pœstion  :  Vœ- 
luspâ and  die  sibyllinischen  Orakel,  Vienne,  Cari  Gerold's  Sohn.  1880,  43  p. 
in-i2.  Les  additions  consistent  en  quelques  passages  des  Oracles,  reproduits 
d'après  la  trad.  allem.  de  J.  H.  Friedlieb.  M.  Pœstion  dit  qu'il  a  corrigé  les 
fautes  d'impression  qui  déparent  le  mémoire  norvégien,  mais  il  en  a  lui-même 
laissé  passer  plusieurs  :  Friedlich  (p,  14)  pour  Friedlieb  ;  Joten  pour  rendre 
l'islandais  Jœtnar  ou  le  norvégien  Jœlner,  Kroniden,  pour  rendre  fils,  de 


BULLETIN    DE   LA   MYTHOLOGIE    SCANDINAVE  75 

l'Edda,  la  Vœluspâ,  est  un  oracle  sibyllin  chrétien  septentrional.» 
Le  poète  aurait  eu  les  mêmes  tendances  chrétiennes  que  les 
auteurs  des  oracles  sybyllins;  mais  comme  eux  il  les  aurait 
dissimulées  en  mêlant  les  idées  païennes  aux  croyances  chré- 
tiennes ;  son  but  aurait  été  d'agir  sur  l'esprit  de  ses  compatriotes 
en  éveillant  chez  eux  la  crainte  de  la  catastrophe  finale  et  l'idée 
d'un  nouvel  ordre  de  choses  réglé  par  le  Tout-Puissant,  après  la 
chute  des  faux  dieux.  C'est  en  Irlande  qu'il  aurait  pris  connais- 
sance des  oracles  sibyllins,  soit  dans  l'original  grec,  soit  dans 
une  traduction  irlandaise.  En  tout  cas  ce  pseudo-païen  devait 
être  fort  versé  en  hébreu,  s'il  savait  la  signification  du  mot 
Sabaoth  (Dieu  des  armées)  dont  Eerfœdr  (Père  des  armées), 
surnom  d'Odin,  serait  la  traduction  passablement  exacte.  Pour 
justifier  ces  conclusions,  le  Dr  Bang  affirme  que  les  oracles 
sibyllins  de  quelque  importance  se  composent  de  deux  parties 
principales  :  le  passé,  raconté  d'après  les  traditions  bibliques  et 
la  mythologie  classique  ;  l'avenir  exposé  à  un  point  de  vue  pres- 
que exclusivement  biblique.  Il  entre  ensuite  dans  des  détails 
que  nous  ne  pouvons  reproduire,  car  autant  vaudrait  traduire 
intégralement  ce  mémoire  assez  court;  puis  il  passe  à  la  Vœluspâ 
et  fait  remarquer  qu'elle  se  compose  aussi  de  deux  parties  :  la 
création  du  monde,  l'origine  de  l'homme;  la  lutte  des  Ases  et 
des  Vanes,  etc.,  d'un  côté;  d'autre  part,  la  catastrophe  finale 
amenée  par  la  corruption  des  hommes,  la  conflagration  univer- 
selle, puis  la  restauration  du  monde  amélioré,  le  jugement  der- 
nier, la  récompense  des  bons  et  le  châtiment  des  méchants. 

Ainsi,  d'après  notre  auteur  le  plan  du  poème  est  analogue  à 
celui  des  oracles  sibyllins  ;  il  trouve  aussi  de  frappantes  analo- 
gies entre  la  sibylle  et  la  Vœlva  ;  l'une  et  l'autre  savent  tout,  du 
commencement  à  la  fin;  cette  science  n'est  pas  infuse,  elle  leur 
vient  de  Dieu;  toutes  deux  sont  des  prophétesses  de  malheur;  la 
Sibylle,  étant  sœur  de  la  déesse  égyptienne  Isis,  est  en  dehors 
du  judaïsme  et  du  christianisme  ;  la  Vœlva  s'appelle  Heidr,  c'est- 
à-dire  payenne;  bien  plus,  conformément  à  une  étymologie 
empruntée  à  M.  Bugge,  le  nom  de  Vœlva  serait  formé,   par 


76  e.  beauvois 

aphérèse,  de  Sibylla  décomposé  en  Sioç  =  ®eàq  et  (âyXXv)  =  (3ôoXyj 
(volonté  de  Dieu).  Les  deux  prophétesses  sont  de  la  race  des 
géants,  mauvaises  par  nature,  et  le  même  sort  les  attend  :  elles 
doivent  disparaître  dans  la  catastrophe  finale.  L'une  et  l'autre 
commencent  leur  chant  par  une  invocation  de  même  allure;  il 
est  vrai  que  ce'qui  suit  diffère  essentiellement  :  les  réminiscences 
de  la  Sibylle  sont  empruntées  à  la  mythologie  classique  ;  celles 
de  la  Vœlva  aux  croyances  germaniques.  Notre  auteur  l'avoue, 
mais  il  n'est  pas  embarrassé  pour  si  peu  :  il  trouve  dans  la 
Vœluspâ,  à  côté  des  éléments  septentrionaux,  des  croyances 
bibliques  qui  seraient  tirées  des  oracles  sibyllins  ;  par  exemple, 
le  frêne  Yggdrasil  de  l'Edda,  qui  croît  toujours  vert  sur  la  source 
d'Urd  (destinée)  et  qui  répand  la  rosée  dans  la  vallée,  correspon- 
drait à  la  croix  qui  s'élève  sur  le  tombeau  d'Adam,  au  pied 
duquel  sont  les  sources  des  fleuves  du  paradis.  C'est  clair  comme 
le  jour  !  Mais  c'est  surtout  dans  les  prédictions  relatives  à  la  fin 
du  monde  que  notre  auteur  prétend  trouver  des  analogies  entre 
les  oracles  et  la  Vœluspâ,  et  il  cite  dix  points  de  ressemblance 
qu'il  examine  en  quelques  pages,  comme  toujours,  sans  mettre 
les  textes  en  regard.  Il  oublie  aussi  de  tenir  compte  de  la  dis- 
proportion des  textes  comparés  :  l'ensemble  des  oracles  conser- 
vés forme  4232  vers,  et  la  Vœluspâ  seulement  290  en  580  hémis- 
tiches. Encore  est-ce  seulement  dans  la  dernière  moitié  de  celle- 
ci  que  l'on  peut  signaler  quelques  analogies  avec  les  oracles,  le 
sujet  étant  le  même  :  la  fin  du  monde  ;  quant  à  la  première 
moitié,  elle  a  fort  peu  de  rapport  avec  la  cosmogonie  des  oracles. 
En  outre,  s'il  est  vrai  que  la  Vœluspâ  ait  eu  pour  but  de  pré- 
parer l'avènement  du  Christianisme  chez  les  Scandinaves,  on  ne 
voit  pas  pourquoi  elle  ressuscite  les  Ases  après  la  confla- 
gration universelle,  et  les  fait  de  nouveau  trôner  dans  le  monde 
réformé,  au  lieu  de  proclamer  dès  lors  le  règne  du  vrai  Dieu. 
Mais  nous  n'avons  pas  à  entreprendre  une  réfutation  en  règle  du 
système  de  M.  Bang;  ce  serait  nous  exposer  à  tomber  dans  des 
redites,  ce  travail  ayant  été  exécuté,  en  partie  du  moins,  par  l'un 
des  dix-huit  de  l'Académie  suédoise,  par  M.  Victor  Rydberg-, 


BULLETIN    DE    LA    MYTHOLOGIE    SCANDINAVE  77 

dont  les  succès  et  les  talents  littéraires  ne  doivent  pas  faire 
oublier  qu'il  a  beaucoup  écrit  sur  l'histoire  des  religions.  Cet 
écrivain,  doublé  d'un  érudit,  a  voulu  examiner  à  fond  quelques- 
unes  des  assertions  de  M.  Bang  et,  comme  il  procède  scientifi- 
quement, il  a  dû  composer  une  notice  trois  à  quatre  fois  plus 
volumineuse  que  le  mémoire  apprécié  '.  Indisposé  par  la 
méthode  trop  peu  critique  de  M.  Bang,  il  prend  un  ton  passa- 
blement acerbe  et  ironique.  Il  serait  trop  long  de  le  suivre  dans 
son  argumentation  à  la  fois  savante  et  pleine  de  bon  sens;  nous 
allons  seulement  relever  quelques-unes  de  ses  principales 
objections. 

S'appuyant  sur  les  profondes  recherches  de  l'helléniste  Alexan- 
dre, il  démontre  dans  son  premier  article  que,  entre  le  vi6  etlexvr5 
siècle,  le  texte  grec  des  oracles  sibyllins  n'a  pas  été  connu  en 
Occident  ;  tout  ce  que  le  monde  latin  en  sut,  dans  cet  espace 
d'un  millier  d'années,  était  tiré  des  ouvrages  de  Lactance  et  de 
saint  Augustin.  Or  ces  pères  n'ont  fait  des  emprunts  qu'à  l'intro- 
duction et  à  six  des  livres  sibyllins  ;  le  skâld  de  la  Vœluspâ, 
mieux  instruit  que  les  chrétiens  d'Occident,  aurait  puisé  dans 
dix  de  ces  livres  !  Il  est  dommage  que  le  Dr  Bang  ne  cite  pas  le 
manuscrit  qui  contenait  ces  dix  livres,  car  jusqu'en  1817,  avant 
les  découvertes  du  cardinal  Mai',  on  n'en  possédait  que  huit.  — 
Dans  le  second  article  beaucoup  plus  étendu,  les  prétendues 
ressemblances  entre  la  Vœluspa  et  les  Oracles  sont  examinées 
une  à  une  par  le  Dr  Rydberg,  qui  les  formule  fort  exactement 
en  ces  termes  :  1°  Pour  tromper  leurs  lecteurs,  les  auteurs  des 
Oracles  sibyllins  mêlent  ensemble  les  croyances  helléniques, 
juives  et  chrétiennes  ;  la  Vœluspâ  en  fait  autant,  et  dans  le  même 
but,  des  éléments  germaniques  mythologiques  et  chrétiens  ;  2° 
les  oracles  donnent  la  Sibylle  comme  étrangère  au  judaïsme  et 
au  christianisme;  de  même  la  Vœlva  prend  un  masque  païen  ; 
3°  la  Sibylle  se  présente  comme  une  créature  mauvaise  et  impie, 

')  Sibyllinerna  och  Vœluspâ  (les  Oracles  Sibyllins  et  la  Vœluspâ)  af  Vik- 
tor  Rydberg,  dans  Nordisk  tïdskvift  fœr  vetenskap,  konst  och  industri   ut- 
gifven  a f  Letterstedtska  fœreningen,  Stockholm,  P.  A.   Norstedt  1881    in-8 
lre  livraison,  p.  1-29  ;  2e,  p.  113-162. 


78  E:    BEAUVOIS 

de  la  race  des  géants  ;  il  en  est  de  même  de  la  Vœlva;  4°  la 
Sibylle  étant  païenne  ne  peut  s'exprimer  comme  chrétienne  ; 
si  elle  le  fait  elle  sort  de  son  rôle  ;  aussi  les  livres  sibyllins 
enveloppent-ils  les  oracles  d'ambiguïté  et  d'obscurité  d'autant 
plus  que  c'est  là  le  caractère  du  style  sibyllin.  La  Yœlva  ne 
parle  pas  non  plus  en  chrétienne  des  croyances  catholiques  et 
ses  prophéties  sont  également  obscures  ;  S0  la  Sibylle  prophétise 
par  ordre  de  Dieu  et  par  inspiration  d'en  haut,  tout  comme  la 
Vœlva;  6°  l'une  et  l'autre  donnent  des  renseignements  sur  leur 
personne,  au  commencement,  au  milieu  et  à  la  fin  des  oracles; 
dans  la  catastrophe  finale,  la  Sibylle  et  la  Vœlva  subiront  le  même 
sort;  8°  la  Vœlva  dit  qu'elle  a  vécu  dans  neuf  mondes,  la  Sibylle 
parle  de  neuf  générations  avant  le  jugement  dernier;  9°  tous  les 
livres  sibyllins  les  plus  importants  se  composent  de  deux  parties 
principales,  dont  l'une  expose  le  passé,  qui  est  l'accessoire, 
l'autre  l'avenir  qui  est  l'essentiel.  Il  en  est  de  même  pour  la 
Vœluspâ  où  l'important  est  la  description  des  Ragnarœk  et  du 
monde  renouvelé  ;  10°  la  cosmogonie  est  la  même  dans  la 
Vœluspâ  que  dans  plusieurs  livres  sibyllins  et,  dans  le  tableau 
de  la  fin  du  monde,  il  y  a  en  chaque  point  des  analogies  entre  la 
Vœluspâ  etles  oracles  sibyllins. 

M.  Rydberg  conteste  toutes  ces  analogies,  et  non  pas  par  de 
simples  négations  qui,  malgré  son  autorité,  seraient  peu  con- 
cluantes, mais  par  des  faits  solidement  établis.  Il  démontre  jus- 
qu'à l'évidence,  en  s'appuyant  d'ailleurs  sur  le  bel  ouvrage  de 
M.  Bouché-Leclercq,  que  la  sibylle  se  place  au  point  de  vue 
strictement  monothéiste  ;  les  dieux  païens  sont  pour  elle  de  purs 
mortels  divinisés;  elle  est  évhémériste,  de  plus  chrétienne  et 
ayant  pleine  conscience  de  l'être,  puisqu'elle  confesse  ses  péchés, 
s'en  repent,  veut  les  expier  et  espère  en  la  miséricorde  divine. 
Il  n'y  a  rien  de  semblable  dans  la  Vœluspâ  :  la  Vœlva  est  en 
dehors  des  Ases  ;  elle  n'attend  rien  d'eux,  ne  reconnaît  pas  leur 
supériorité  et  elle  est  même  plus  instruite  qu'Odin,  puisqu'il  la 
consulte  sur  l'avenir.  La  prétendue  ressemblance  signalée  par 
le  Dr  Bang  est  une  différence  caractérisée.  Il  en  est  de  même  de 


BULLETIN    DE   LA   MYTHOLOGIE    SCANDINAVE  79 

la  plupart  des  autres  ot,  à  propos  de  son  assertion  relativement 
«  aux  étonnantes  analogies  entre  la  Vœluspâ  et  les  oracles 
sibyllins  »  dans  le  tableau  de  la  catastrophe  finale,  M.  Rydberg 
écrit  que  ces  ressemblances,  lorsqu'elles  sont  réelles,  n'ont  rien 
d'étonnant,  et  lorsqu'elles  sont  étonnantes,  n'ont  rien  de  réel 
(II,  p.  158).  Il  termine  en  annonçant  qu'il  traitera  plus  tard,  dans 
un  article  spécial,  des  relations  delà  Vœluspâ  avec  les  croyances 
étrangères  à  la  mythologie  septentrionale. 

Il  faut  avouer,  dit  le  professeur  Sophus  Bugge,  dans  Quelques 
remarques  sur  les  oracles  sibyllins  et  la  Vœluspâ  l  que  le  Dr  Bang 
a  eu  grand  tort  de  ne  pas  donner  de  plus  larges  bases  à  l'hypo- 
thèse que  les  oracles  sibyllins  auraient  été  connus  en  Irlande  au 
ixe  siècle.  Le  Dr  Rydberg  mérite  nos  remerciements  pour  avoir 
éclairé  cette  question  d'une  vive  lumière  dans  sa  notice  à  cet  effet, 
et  pour  avoir  démontré  le  peu  de  fondement  de  cette  supposi- 
tion... Presque  personne  ne  voudra,  avec  le  Dr  Bang,  qualifier 
la  Vœluspâ  d'oracle  chrétien...  Tous  ceux  qui  connaissent  à  fond 
la  Vœluspâ  nieront  les  traits  d'union  que  le  Dr  Bang  a  cherché 
à  établir  entre  ce  poème  eddaïque  et  les  oracles  sibyllins  » 
(p.  164).  Ces  concessions  d'un  avocat  qui  prend  la  défense  du 
Dr  Bang,  annoncent  assez  qu'il  ne  veut  pas  demander  gain  de 
cause  pour  son  client,  mais  seulement  faire  valoir  les  circons- 
tances atténuantes.  Et  en  effet,  sans  vouloir  se  prononcer  sur  le 
point  en  litige,  sur  l'influence  exercée  par  les  Oracles  sur  le 
poètedela  Vœluspâ,  il  rappelle,  d'après  «  les  savantes,  profondes 
et  exactes  recherches  »  de  M.  Alexandre,  que  les  livres  sibyllins 
étaient  fort  connus  dans  l'empire  d'Orient  au  vie  siècle;  que 
Procope  les  avait  lus  en  entier;  qu'au  vne,  l'abbé  Adrien  et  le 
moine  Théodore,  nés  l'un  en  Afrique,  l'autre  en  Gilicie,  avaient 
été  envoyés  d'Italie  en  Angleterre  ;  que  des  écoles  fondées  par 
eux  sortirent  des  hommes  qui  savaient  le  grec  ;  que  ceux-ci 
avaient  pu  lire  les  oracles  sibyllins.   C'est  une  pure  hypothèse 

l)  NogU  Bemœrkninger  om  Sibyllinerne  og  Vœluspâ  af  Sophus  Bugge, 
dans  Nordisk  Tidskrifû  utgifven  af  Letterstedstska  Fœreningen,  1881,  livr. 
II  p.  163-172. 


80  E.    BEAUVOIS 

et  M.  Bugge  avoue  qu'il  n'est  pas  vraisemblable  d'attribuer  à  ces 
ecclésiastiques  la  propagation  des  oracles  sibyllins  dans  les  lies 
Britanniques,  mais  il  soutient  que  l'on  y  connaissait  ces  prophé- 
ties au  xne  siècle  :  le'septième  livre  àeYEistoria  regnm  Britanniae 
de  Galfrid  de  Monmouth  contient  en  effet  la  prophétie  de  Merlin, 
traduite  du  gallois,  où  il  y  a  de  sérieuses  analogies  avec  la  fin  du 
cinquième  livre  des  oracles  sibyllins.  Nous  pouvons  parfaitement 
l'admettre  sans  que  la  question  des  emprunts  faits  par  la  Vœ- 
luspâ  à  ces  oracles  en  soit  plus  avancée  :  un  document  remanié 
auxue  siècle  ne  pouvant  raisonnablement  être  regardé  comme 
la  source  d'un  poème  de  deux  à  trois  cents  ans  plus  ancien;  ces 
anachronismes  sont  trop  fréquents.,  comme  on  l'a  déjà  vu,  dans 
les  thèses  de  M.  Bugge.  Il  a  voulu  montrer  que  la  question  res- 
tait ouverte  et,  pour  sa  part,  il  promet  de  la  traitera  un  autre 
point  de  vue.  Avant  de  connaître  le  travail  de  M.  Bang,  il  était 
arrivé  à  penser  que  la  Yœluspâ  avait  été  composée  sous  l'in- 
fluence de  quelqu'une  des  prophéties  chrétiennes,  confondues 
au  moyen  âge  avec  les  oracles  sibyllins,  et  que  cette  influence 
était  déjà  indiquée  par  les  noms  Vœlva  et  Yœluspâ.  «  En  tout 
cas,  dit-il  en  terminant,  j'ose  croire  que  l'avenir  considérera  le 
rapprochement  de  la  Yœluspâ  avec  les  oracles  chrétiens  mêlés 
d'éléments  grecs  et  judaïques,  comme  un  progrès  marquant 
dans  la  reconnaissance  des  fondements  historiques  de  la  poésie 
nationale,  et,  malgré  toutes  les  erreurs,  ce  progrès  est  principa- 
lement dû  au  Dr.  Bang.  » 

Un  troisième  travail  relatif  aux  emprunts  faits  au  christianisme 
par  le  paganisme  Scandinave,  estle  mémoire  de  M.  K.-G.  Brœnd- 
sted  sur  Une  allégorie  chrétienne  et  un  mythe  païen  l.  L'auteur 
a  diligemment  recueilli  plusieurs  passages  d'écrivains  chrétiens, 
latins,  grecs,  islandais,  du  ive  au  xive  siècle,  où  l'incarnation  du 
Messie  est  interprétée  comme  un  piège  tendu  au  démon,  appelé 
ici  Satan,  là  Behemoth,  ailleurs  Léviathan.  D'après  cette  gros- 

l)  En  Eirkelig  Allégorie  og  en  nordisk  Mythe  dans  Historish  Tidsskrift 
udgivet  af  den  norske  historiske  Forening  (Périodique  historique  publiépar  la 
Société  historique  delà  Norvège),  2°  série,  t.  III,  livr.I,p.  21-43.  Christiania,  1881, 
in-8,  impr.  A.W.  Brœgger. 


BULLETIN    PK   LA    MYTHOLOGIE    SCANDINAVE  81 

sière  explication  le  corps  du  Crucifié  est  comparé  à  l'appât  qui 
dissimule  l'hameçon;  le  démon  l'engloutit  avidement,  mais  il 
reste  suspendu  à  la  ligne;  il  est  tiré  des  profondeurs  de  l'abîme 
et  livré  en  pâture  aux  autres.  Or,  quelques  strophes  de  l'Hymis- 
kvida  (17-24)  et  un  épisode  de  la  Gylfaginning  (ch.  48  dans  l'Edda 
de  Snorré),  nous  montrent  le  dieu  Thor  péchant  dans  l'Océan  le 
Midgardsorm  fserpent  du  monde),  avec  une  ligne  amorcée  d'une 
tête  de  bœuf.  Il  le  tire  de  l'eau  et  se  dispose  à  lui  briser  la  tête 
d'un  coup  de  marteau,  lorsque  son  compagnon,  le  géant  Hymi, 
coupe  la  corde  et  le  monstre  est  sauvé,  sans  avoir  grand  mal, 
puisque  lors  de  la  conflagration  universelle,  il  sort  de  son  élé- 
ment, parcourt  la  terre  en  vomissant  le  venin,  en  couvre  son 
ancien  ennemi  qui  réussit  à  le  tuer,  mais  périt  lui-même  empoi- 
sonné. 

M.  Brœndsted,  sans  s'arrêter  aux  nombreuses  dissemblances, 
tire  de  quelques  traits  communs  aux  deux  scènes  (l'hameçon  et 
le  serpent)  la  conclusion  que  le  mythe  Scandinave  est  emprunté  au 
christianisme.  L'identification  du  Léviathan  avec  le  Midgardsorm 
n'est  pas  nouvelle  :  elle  avait  déjà  été  faite  par  Skulé  Thorla- 
cius,  dès  1802  \  mais  ce  qu'il  y  a  d'original  dans  le  mémoire  de 
M.  Brœndsted,  ce  sont  ses  extraits  d'auteurs  grecs  et  latins  et  les 
conséquences  qu'il  déduit  d'un  fait  rapporté  par  la  Laxdœla  saga 
et  rapproché  de  divers  passages  des  skâlds  ;  d'après  cette  saga 
(ch.  29),  le  chef  islandais  Olaf  Pâ  avait  fait  représenter  vers  la  fin 
du  xe  siècle,  sur  les  parois  et  le  plancher  de  sa  belle  maison  de 
Hjardarholt,  plusieurs  scènes  mythologiques  ;  celles-ci  furent  dé- 
crites par Ulf  Uggason, dans  Eusdrapa  (Poèmedela maison),  dont 
plusieurs  strophes  nous  ont  été  conservées  dans  le  Skâldskapar- 
màl{avï  poétique),  faisantpartiede  l'Edda  deSnorré;l'une  d'elles 
notamment  a  trait  à  la  pêche  de  Thor2.  M.  Brœndsted  prétend 

')  Om  Thor  o g  hans  Hammer  (Sur  Thor  et  son  marteau),  dans  Skandinavisk 
Muséum,  t.  IV,  p.  46  et  s.,  cité  par  Finn  Magnusen,  dans  Priscœ  veterum 
Borealium  mythologiœ  Lexicon.  Copenhague,  1828,  in-4,  p.  212. 

*)  Skâlydskaparmâl  dans  Edda  Snorra  Sturlusonar,  édition  Arna-Ma- 
gnœnne,  Copenh..  1848-1880,  in-8,  ch.  4,  47.  54;t.  Ier,  p.  258,  412-414,474-6; 
t.  III,  part.  I,  p.  14-75,  98. 

îv  6 


OJ  E.    BEAUVOIS 

que  tous  les  poètes  postérieurs  qui  ont  parlé  de  cette  lutte  et  l'au- 
teur de  l'Edda  prosaïque  ont  copié  la  Husdrapa  (ce  qui  est  diffi- 
cile à  prouver),  et  il  en  conclut  que  le  récit  de  cette  pêche  ne 
remonte  pas  au  delà  du  xe  siècle  chez  les  Scandinaves  ;  que  Ulf 
Uggason  enavait  conçu  l'idéeen  regardantes  peintures  ou  sculp- 
tures de  Hjardarholt,  et  comme  le  constructeur  de  cet  édifice, 
Olaf  Pà,  avait  pour  mère  une  Irlandaise,  fille  du  roi  Myrkjartan, 
etqu'il  avait  habité  l'Irlande,  ce  serait  dans  cette  île  qu'il  aurait  vu 
quelque  peinture  ou  sculpture  représentant  Dieu  le  Père, péchant 
à  la  ligne  et  prenant  le  Léviathan  avec  le  corps  de  son  fils. 

Nous  doutons  fort  qu'une  image  aussi  odieuse  ait  jamais  été 
représentée  par  l'art  chrétien  et  qu'il  ait  fallu  un  artiste  païen 
pour  l'anoblir  en  quelque  sorte,  en  substituant  une  tête  de  bœuf 
au  corps  du  Crucifié.  Cette  allégorie  est  déjà  passablement  répu- 
gnante dans  le  discours  (aussi  a-t-elle  été  de  bonne  heure  aban- 
donnée par  les  orateurs  de  la  chaire)  ;  elle  serait  absolument  in- 
supportable dans  la  plastique.  En  tout  cas  si  quelque  œuvre 
irlandaise  avaitsuggérél'idéedes  décorations  de  Hjardarholt,  elle 
n'aurait  fourni  au  mythographe  que  fort  peu  de  traits,  la  simili- 
tude entre  les  deux  scènes  étant  des  plus  fugitives.  Les  uniques 
ressemblances  sont  l'hameçon  et  le  serpent,  mais  les  pêcheurs 
sont  fort  différents,  Thor  le  batailleur  n'ayant  rien  de  la  majesté 
placide  de  Dieu  le  Père;  les  appâts  le  sont  aussi  :  là  une  tête  de 
bœuf,  ici  un  corps  de  forme  humaine;  et  les  résultats  le  sont 
encore  bien  davantage.  Dans  l'allégorie  chrétienne  Behemoth, 
pour  avoir  mordu  à  la  divinité  incarnée,  perd  son  pouvoir  sur 
l'homme  et  il  reste  suspendu  à  la  ligne  ;  le  midgardsorm  au  con- 
traire échappe  et  garde  assez  de  puissance  pour  soutenir  une  nou- 
velle lutte  contre  le  dieu  Thor,  que  son  virus  asphyxiera  à  la  fin 
du  monde.  Quelle  différence  capitale  entre  le  mythe  païen  et  la 
conception  chrétienne! 

Mais  c'est  le  défaut  général  de  la  jeune  école  de  mythographes 
norvégiens,  que  d'attacher  trop  d'importance  aux  similitudes 
accidentelles,  en  négligeant  la  similitude  nécessaire,  celle  qui  est 
le  produit  naturel  de  l'esprit  humain.  Dans  le  cas  du  Léviathan  et 


BULLETIN    DE    LA    MYTHOLOGIE    SCANDINAVE  8 S 

du  Midgardsorm  notamment,  étant  donné  que  ces  êtres  fantasti- 
ques sont  les  symboles  de  l'Océan  qui  engloutit  hommes  et  na- 
vires, il  s'ensuit  qu'on  se  les  représente  comme  malfaisants  et 
que  dans  les  religions  où  le  dualisme  joue  un  certain  rôle,  même 
sans  faire  la  base  du  système,  ces  monstres  doivent  être  combat- 
tus par  la  divinité  ou  tout  au  moins  par  un  génie  protecteur  de 
l'homme;  mais,  comme  ils  vivent  dans  l'eau,  ils  doivent  tenir  du 
poisson,  et  alors  c'est  d'ordinaire  avec  une  ligne,  un  hameçon  et 
une  amorce  qu'on  les  péchera.  Voilà  avec  le  pêcheur  les  trois 
éléments  constitutifs  de  toute  pèche  à  la  ligne  ;  ils  sont  toujours 
et  partout  les  mêmes.  Des  peuples  éloignés  l'un  de  l'autre  et  qui 
ne  se  connaissent  même  pas,  les  concevront  de  la  même  façon, 
par  la  simple  association  des  idées,  et  sans  songer  à  se  copier. 
Mais  ils  différeront  dans  les  circonstances  et,  comme  on  l'a  déjà 
vu,  c'est  précisément  ce  qui  est  arrivé;  de  sorte  que  les  simili- 
tudes naturelles  relevées  par  M.  Brœndsted  ne  prouvent  rien  en 
faveur  de  sa  thèse,  tandis  que  les  différences  facultatives  prou- 
vent tout  contre  elle  ! 

Un  autre  savant  Scandinave,  M.  Gislé  Brynjulfsson,  docent  à 
l'université  de  Copenhague,  a  dernièrement  consacré  une  série 
de  leçons  à  Y  Origine  de  la  mythologie  septentrionale,  où  il  sou- 
tient qu'elle  «  est  au  fond  identique  à  ce  que  l'on  sait  de  celle  des 
Egyptiens,  et  à  celle  des  Babyloniens  et  des  anciens  Grecs  ;  elle 
a  à  proprement  parler  la  même  origine  que  celle  des  autres  an- 
ciens peuples  civilisés  ;  ce  n'est  aucunement  un  écho  de  croyan- 
ces demi-grecques,  demi-chrétiennes,  mal  comprises,  qui  se 
seraient  propagées  de  l'Irlande  dans  le  Nord,  seulement  après  le 
commencement  de  notre  ère,  comme  quelques  savants  norvégiens 
ont  récemment  essayé  de  le  démontrer.  Cette  thèse  repose  en 
dernier  lieu  sur  une  conception  mesquine  et  sur  une  connais- 
sance imparfaite  de  l'ensemble  du  développement  mythologique, 
comme  je  me  réserve  de  le  démontrer  plus  amplement  ailleurs.  » 
Ce  que  nous  connaissons  des  conférences  de  M.  Brynjulfsson  par 
un  simple  article  de  journal1  est  trop  insuffisant  pour  servir  de 

')  Morgenbladet  de  Copenhague,  n°  95  de  1880,  dimanche  25  avril. 


84  E.    BEAUVOIS 

thème  à  un  article  critique,  mais  nous  voyons  par  quelques 
extraits  que  l'auteur  condamne,  avec  non  moins  de  force  que 
M.  Rydberg,  le  système  de  la  nouvelle  école  norvégienne.  Le 
plus  grand  service  que  celle-ci  aura  rendu,  sera  d'avoir  provoqué 
les  réfutations  de  MM.  Rydberg,  Brynjulfsson  et  d'un  autre  pro- 
fesseur de  l'université  de  Copenhague,  le  savant  scandinaviste 
anglais,  G.  Stephens  '. 

Il  nous  est  arrivé  d'Angleterre  même  un  mémoire  sur  la  Reli- 
gion et  la  mythologie  des  Aryens  de  l'Europe  septentrionale  par 
M.  R.  Brown  2.  Ce  travail  contient,  au  milieu  de  généralités  qui 
ne  sont  pas  du  domaine  de  ce  bulletin,  un  exposé  de  la  littérature 
sacrée  des  Scandinaves  païens,  et  traite  des  divinités  propices, 
de  la  cosmogonie,  des  dieux  malfaisants,  de  la  loi  de  l'ordre  cos- 
mique, des  Ragnarœk,  des  croyances  relatives  à  la  fin  du  monde, 
de  la  régénération,  d'Odin  et  du  dieu  suprême  des  Aryens,  de  la 
loi  de  réduplication,  delamétaphysiqne  éclairée  parla  physique. 
—  Il  est  dommage  qu'un  penseur  si  ingénieux  n'ait  pas  eu  accès 
aux  vraies  sources,  pas  même  aux  traductions  danoises  ;  il  a  dû 
se  contenter  des  travaux  des  mythologues  allemands  et  anglais  ; 
aussi  son  essai,  qui  témoigne  de  grandes  lectures,  n'est-il  pas 
exempt  d'erreur;  l'auteur  écrit  Hœnr  au  lieu  de  Hœnir  ou  Hâe?iir, 
Vidhr  au  lieu  de  Vidhar,  et  il  rapproche  ce  nom  de  Vidhr  qu'il 
écrit  Vidr  sans  h>  quoique  le  d  soit  doux  dans  les  deux  mots.  Ces 
fautes  d'orthographe,  qui  n'auraient  pas  une  importance  considé- 
rable chez  d'autres,  en  ont  une  capitale  dans  un  système  fondé 
sur  des  étymologies  problématiques.  M.  Brown  avoue  que  le  sens 
de  Hœnr  est  obscur,  ce  qui  ne  l'empêche  pas  de  l'expliquer  par 
winged (a.\\é),  et  d'en  faire  par  conséquent  une  divinité  de  l'air. 
Le  système  pèche  donc  par  la  base  et  il  est  inutile  d'en  faire  une 
critique  détaillée. 

Nous  ne  nous  arrêterons  pas  non  plus  à  la  première  partie  du 

')  The  origin  of  norse  mythology,  dans  The  Academy,  n°  473,  Londres, 
28  mai  1880.  —  On  annonce  la  prochaine  publication  de  ces  conférences. 

-)  The  religion  and  mythology  of  the  Aryans  of  northem  Europe,  byR. 
Brown,  Esq.  F.  S.  A.,  lu  le  19  avril  1880,  dans  une  séance  de  Victoria  Insti- 
tute  or  Philosophical  society  of  Great  Britain,  Londres.  54  p.  in-8. 


BULLETIN    DE    LA    MYTHOLOGIE    SCANDINAVE  S:» 

tome  III  de  Y  Edda  de  Snorré  Sturluson1,  qui  a  paru  en  1880;  elle 
ne  contient  que  l'explication  des  pièces  de  vers  difficiles  repro- 
duites dans  les  deux  premiers  volumes  et  la  Skâldatal  (nomen- 
clature des  poètes),  avec  une  notice  sur  une  partie  d'entre  eux 
formant  environ  le  premier  quart  de  la  liste. 

E.  Beauvois 

')  Edda  Snorra  Sturlusonar.  —  Edda  Snorronis  Sturlxi.  Tomi  tertii  para 
prior  accedunt  tabulée  lithographies  quinque.  Hafniae,  sumptibus  legati  Arnatna- 
gnaeani.  Typis  J.  D.  Qvistii  et  sociorum,  1880.V-498p.  in-8. 


LE  PENTATEUQUE  DE  LYON 


ET     LES      ANCIENNES     TRADUCTIONS     LATINES     DE     LA      BIBLE 


L'étude  des  anciennes  traductions  de  la  Bible,  principalement  grecques  et 
latines,  est  aussi  féconde  en  résultats  pour  l'histoire  des  idées  religieuses  que 
pour  la  philologie.  La  belle  publication  de  M.  U.Robert  a  été  accueillie  avec 
empressement  par  les  lettrés  et  les  érudits  ;  elle  npporte  une  contribution  impor- 
tante à  un  des  plus  anciens  chapitres  de  la  littérature  théologique.  Il  importe 
donc  de  mettre  en  lumière,  avec  toute  la  précision  possible,  sa  raison  d'être  et 
sa  portée, 

I 

De  toutes  les  anciennes  traductions  de  la  Bible,  la  plus  vénérable,  comme  la 
plus  importante,  est  la  version  grecque  connue  sous  le  nom  de  la  Septante,  dési- 
gnation due  elle-même  à  une  légende  accréditée  par  la  suite  sur  ses  origines. 
Cette  traduction  de  la  collection  des  livres  sacrés  du  judaïsme  ne  fut  pas  faite 
en  une  fois  ;  les  premiers  livres  qu'on  jugea  à  propos  de  faire  passer  de  l'hébreu 
en  grec,  devenu  la  langue  d'une  importante  colonie  juive  à  Alexandrie,  furent 
ceux  de  Moïse,  autrement  dit  le  Pentateuque.  «  Cette  traduction,  dit  un  juge 
des  plus  compétents  s,  quelles  que  soient  les  circonstances  qui  en  ont  accom- 
pagné la  rédaction,  est  une  œuvre  très  estimable.  Nous  devons  d'autant  plus 
Tadmirer  que  c'était  alors  une  entreprise  toute  nouvelle  que  de  traduire  un 
grand  ouvrage.  C'est  probablement  la  première  traduction  d'un  livre;  en  tout 
cas,  c'est  la  première  que  nous  connaissions.  Il  faut  assurément  la  considérer 

1)  Pentateuchi  versio  latina  aatiquissima  e  codice  Lugdunensi.  Version  latine  du  Pentateuque 
antérieure  à  saint  Jérôme,  publiée  d'après  le  manuscrit  de  Lyon  avec  des  fac-similés,  des  observa- 
tions paléographiques,  philologiques  et  litt  raires  sur  l'origine  et  la  valeur  de  ce  texte,  par  Ulysse 
Robert.  Paris,  Firmin  Didot,  1881,  i  vol.  in-4,  cxui  -  330  pages. 

2)  M.  Noeldeke.  Les  anciennes  traductions  de  la  Bible  dans  l'Histoire  littéraire  de  l'Ancien  Tes- 
tament,  traduction  française.  Paris,  1873. 


LE    PENTATEUQUE    DE    LYON  87 

comme  l'œuvre  de  la  communauté  et  non  comme  une  œuvre  individuelle.  On 
rendit  le  texte  de  manière  à  ce  que  la  traduction  pût  remplacer,  autant  que  pos- 
sible, l'original  conformément  aux  tendances  et  aux  besoins  de  l'époque.  Mais  ce 
texte  n'était  pas  pur.  On  ne  se  faisait  pas  alors  scrupule,  même  en  Palestine, 
en  présence  de  toute  espèce  de  difficultés  et  d'embarras  réels  ou  supposés,  dans 
les  Ecritures  saintes,  de  changer,  d'ajou'er,  de  retrancher,  sans  parlerdes  alté- 
rations inévitables  dues  à  la  légèreté  des  copistes  ou  à  l'usure  des  manuscrits.  A 
Alexandre,  on  traduisait  simplement  et  assurément  sans  autres  préoccupations, 
un  texte  vulgaire,  tel  qu'on  l'avait  sous  les  yeux.  On  le  rendait  avec  fidélité, 
mais  d'après  les  idées  du  temps,  littéralement  mais  sans  trop  de  sévérité.  Les 
anthropcmorphismeset  tous  les  détails  choquants  pour  les  esprits  d'alors  ont  été 
adoucis  par  des  périphrases  ou  des  expressions  détournées.  Quelques  bizarreries 
du  même  genre  s'expliquent  par  l'histoire  des  idées  religieuses  chez  les  Juifs. 
Mais  on  ne  traduisait  pas  pour  des  Grecs,  dont  la  culture  était  si  supérieure. 
Ceux-ci  n'auraient  pu  comprendre  l'Ancien  Testament  que  s'il  leur  avait  été 
présenté  par  fragments  et  dans  une  imitation  très  libre.  Mais  qu'importait  aux 
vrais  Israélites  l'approbation  des  Gôyim  (païens)  ?  On  travaillait  pour  la  com- 
munauté juive,  et  aussi  employait-on  sa  langue,  le  dialecte  attico-macédonien, 
qui  était  en  vigueur  à  Alexandrie,  mais  avec  la  couleur  particulière  que  toute 
langue  reçoit  dans  la  bouche  d'une  nombreuse  population  juive.  Qette  particu- 
larité suffirait  déjà  à  expliquer  quelques  locutions  orientales  qui  se  trouvent 
dans  la  traduction,  mais  ce  fait  tient  surtout  à  la  littéralité,  assez  transparente 
pour  qu'on  voi ■>  à  travers  l'expression  hébraïque,  quelque  étrange  qu'elle  dût 
paraître  à  des  Grecs  habitués  à  parler  purement  le  dialecte  attique.  La  contrée 
explique  aussi  l'emploi  de  quelques  mots  égyptiens.  Le  Pentateuque,  dont  les 
événements  racontés  se  passent  en  partie  en  Egypte,  fournissait  aux  traduc- 
teurs de  fréquentes  occasions  de  montrer  leur  connaissance  du  pays  et  de  ses 
usages.  » 

On  ne  saurait  attacher  une  trop  grande  importance  à  cette  première  traduc- 
tion, qui  devait  rester  un  modèle  pour  les  successeurs  des  premiers  interprètes. 
Non  seulement  cela,  mais  dans  un  très  grand  nombre  de  cas,  la  version  des 
Septante  devait  tenir  lieu  de  texte  aux  nouveaux  traducteurs,  lorsque  ceux-ci 
se  trouvaient  hors  d'état  de  recourir  à  l'hébreu  C'est  le  cas  pour  les  différentes 
versions  latines  de  la  Bible  antérieures  à  saint  Jérôme,  c'est  le  cas  en  particulier 
pour  le  Pentateuque  de  Lyon,  qui  se  révèle  à  l'étude  non  comme  une  traduction 
de  l'original,  mais  comme  une  version  de  seconde  main,  faite  sur  le  grec  des 
Septante.  L'Église  latine  ne  fut  pas  la  seule  à  agir  de  la  sorte,  la  Septante 
ayant  supplanté  en  maint  endroit  l'hébreu. 

Le  travail  entrepris  par  M.  Robert  consiste  donc  en  une  édition  critique  de 
fragments  considérables  d'une  traduction  latine  du  Pentateuque  faite  elle-même 
sur  la  traduction  des  Septante. 

Maintenant  qu'est-ce  que  ce  Pentateuque  de  Lyon,  ou  Codex  Lugdunensis  f 

La  bibliothèque  de  Lyon  possédait  parmi  ses  manuscrits  un  volume  composé 
de  deux  parties  bien  distinctes,  de  fragments  du  Pentateuque  et  d'un  texte  de 
Bède  donné  à  la  cathédrale  de  Lyon  par  Amolus,  qui  fut  archevêque  de  cette 


88  MÉLANGES    ET    DOCUMENTS 

ville  depuis  841  jusqu'en  852.  Voici  comment  il  était  décrit  dans  un  catalogue 
publié  en  1812  :  «  Biblia  latina,  in  folio,  environ  200  pages.  Ce  manuscrit 
très  antique  date  de  l'an  850  environ.  Il  est  en  écriture  carlovingienne,  sur 
vélin,  à  trois  colonnes.  La  version  latine  du  texte  hébreu  diffère  souvent  de  la 
Vulgate.  Il  manque  des  feuillets  en  tète  et  à  la  fin  du  volume,  celui-ci  ne  com- 
mence qu'au  33e  verset  du  XXVIe  chapitre  de  la  Genèse.  »  A  peu  près  autant 
d'erreurs  que  de  mots.  Non  seulement  le  peu  perspicace  écrivain  n'avait  pas 
remarqué  l'interversion  des  feuillets  du  commencement,  ce  qui,  après  tout, 
peut  passer  pour  un  péché  véniel,  mais  il  avait  traité  comme  traduite  sur  l'hé- 
breu une  version  faite  sur  le  grec  et  pris  pour  une  écriture  du  ixe  siècle  des 
onciales  du  vie.  Rendons-lui  toutefois  la  justice  d'avoir  constaté  que  le  texte 
n'était  pas  celui  de  la  Vulgate, 

C'est  à  la  perspicacité,  à  la  patiente  sagacité  d'un  maître  en  paléographie,  de 
M.  Léopold  Delisle  qu'est  due  la  rectification  de  ces  erreurs,  qu'est  due,  pour 
employer  l'expression  de  M.  Robert,  la  «  découverte  »  duPentateuque  de  Lyon. 
«  La  France,  dit  l'honorable  éditeur  en  faisant  allusion  aux  publications  faites 
à  l'étranger  de  fragments  de  traductions  latines  de  la  Bible  antérieures  à  la 
Vulgate,  la  France  était  restée  en  dehors  de  ce  mouvement.  Et  cependant  elle 
possédait  un  trésor,  le  Pentateuque  de  la  bibliothèque  de  Lyon,  trésor  d'un 
prix  infini,  tout  mutilé  qu'il  est,  parce  qu'il  contient  une  partie  considérable 
de  livres  de  l'ancienne  version  de  la  Bible  qu'on  croyait  à  jamais  perdus.  Aussi 
la  découverte  de  ce  vénérable  monument  par  M.  Delisle,  pendant  l'automne  de 
1878,  a-t-elle  été  avec  raison  regardée  comme  un  événement  important  e* 
accueillie  avec  l'enthousiasme  qu'elle  méritait.  » 

Je  m'associe  de  grand  cœur  à  ces  éloges;  toutefois  je  crains  que,  dans  le  feu 
de  son  légitime  enthousiasme,  M.  U.  Robert  n'ait  dépassé  quelque  peu  lamesure; 
j'ai  peur  qu'il  ne  paraisse  point  suffisamment  équitable  pour  des  travaux  anté- 
rieurs, en  particulier  à  l'égard  de  deux  étrangers.  En  effet,  quarante  ans  avant 
M.  Delisle,  qui  l'ignorait  d'ailleurs,  un  savant  allemand,  Fleck,  avait  «  décou- 
vert »  la  véritable  valeur  du  Pentateuque  de  Lyon,  et  en  1868,  un  anglais,  lord 
Ashburnham,  en  avait  publié,  dans  des  conditions  scientifiques,  la  moitié,  sous- 
traite frauduleusement  par  Libri  à  ce  même  manuscrit,  sans  savoir,  bien 
entendu,  son  origine. 

Ces  remarques  ne  diminuent  en  rien  le  mérite  de  M.  Delisle;  mais  elles  mon- 
trent aussi,  et  cela  est  moins  satisfaisant,  jusqu'à  quel  point  les  études 
de  paléographie  biblique  étaient  déchues  chez  nous,  puisque  nous  n'avons  même 
pas  su  prendre  acte  des  constatations  faites  dans  nos  bibliothèques  par  les  éru- 
dits  d'outre- Rhin  *. 

J'ajoute  que.  si  M.  Robert  a  péché,  c'est  plutôt  par  naïveté  que  par  malice. 
Lui-même  nous  fournit  en  effet  les  moyens  de  réparer  son  injustice  involontaire 

1)  Cette  ignorance  est  d'autant  plus  impardonnable  que  Tischendorf,  l'infatigable  paléographe, 
avait  vu  lui  aussi,  le  Codex  lugdunensis  en  1843  et  en  avait  signalé  la  disposition  antique.  Voyez 
Robert,  p.  ix  de  l'introduction,  note  1.  —  L'existence  de  la  description  dix  C.  L.  par  Fleck  n'a  été 
révélée  à  M.  Robert  que  par  le  récent  ouvragede  Ziegler,  Die  lateinische  Bibeluebersetzungen  vor 
Bieronymus  und  die  Itala  des  Augustinus  (1879),  paru  après  le  voyage  de  M.  Delisle  à  Lyon.  (Ibid., 
p.  vui.) 


LE    PENTATEUQUE    DE    LYON  89 

en  reproduisant  les  lignes  suivantes  publiées  par  Fleck  en  1837  :  «  Servatur  in 
bibliotheca  urbana  Lugdunensi  codex  seculi  haud  dubie  VI.  Textus  accurate 
expressus  est  ad  gracara  versionem  Veteris  Testamenti.  Critica  autem  tractatio 
LXX  interpretum  Veteris  Testamenti  neglectaadhunc  diem  jacet.Est  lectionum 
varianlium  rudis  indigestaque  moles,  mare  ingens,  quod  exhauriri  nequit. 
Lingua  in  nostro  codice  latino,  pervetusta,  parum  culta.  Inde  antiquius  idioma 
latinum  ex  hoc  monumento  recte  cognoscitur.  Optandum  ut  aliquis  Lugdunum 
se  conférât  et  reliquam  partem  monumenti  pretiosi  plene  describat.  Triplex  co- 
lumnaliterarum  uncialium  signum  est  aetatisantiquissimae.  »  [Wissenschaftliche 
Reise,  t.  II,  p.   13-14,  Leipzig,  1837.) 

Ce  jugement  fait  voir  dans  Fleck  un  juge  très  perspicace  et  très  solide,  dont, 
encore  une  fois,  on  a  eu  grand  tort  d'ignorer  ou  de  négliger  le  témoignage.  Si 
on  en  avait  tenu  plus  de  compte,  on  n'aurait  pas  laissé  à  Libri  le  loisir  de  déro- 
ber, à  lord  Ashburnham  l'honneur  de  publier  le  premier  d'importants  fragments 
du  Pentateuque  de  Lyon,  dont  M.  Robert  vient  d'éditer  les  parties  restées  à  ce 
moment  en  notre  possession. 

On  aurait  d'autant  plus  tort  de  passer  sous  silence  le  mérite  de  Fleck  en  cette 
affaire  que  c'est  grâce  au  témoignage  de  cet  érudit  que  M.  Léopold  Delisle  a  fait 
rentrer  en  possession  de  la  bibliothèque  de  Lyon  les  livres  du  Lévitique  et  des 
Nombres  qui  étaient  venues  aux  mains  de  lord  Ashburnham.  En  effet,  lorsque 
M.  Delisle  eût  reconnu,  à  son  tour,  l'importance  des  fragments  conservés  à 
Lyon,  il  fut  frappé  de  ce  que  la  principale  lacune  du  manuscrit  répondait  exac- 
tement aux  parties  venues  en  la  possession  du  riche  amateur  anglais  et  publiées 
en  1868.  Sa  conviction  fut  bientôt  faite.  Libri,  de  triste  mémoire,  avait  enlevée1 
vendu  les  feuillets  manquants.  A  ceci,  lord  Ashburnham  répondit  que  rien  n'éta- 
blissait que  la  séparation  des  cahiers  eût  trouvé  place  après  la  Révolution,  c'est- 
à-dire  postérieurement  au  moment  où  la  Bibliothèque  de  Lyon  pouvait  invoquer 
à  son  endroit  des  titres  de  propriété.  «  A  cette  supposition,  dit  en  termes  exacts 
M.  Delisle,  j'ai  pu  opposer  un  témoignage  que  je  ne  connaissais  pas  en  1878, 
celui  du  docteur  Fleck.  Dans  un  ouvrage  publié  àLeipzig  en  1837 et  1838,  ledoc- 
teur  Fleck  déclare  avoir  remarqué  parmi  les  manuscrits  de  Lyon,  à  lui  montrés 
par  le  bibliothécaire  Péricaud,  un  volume  renfermant  l'ancienne  version  latine 
du  Pentateuque,  et  il  cite  textuellement,  d'après  ce  manuscrit,  les  rubriques  qui 
sont  encore  aujourd'hui  dans  le  manuscrit  de  Lyon  et  celles  qu'on  lit  aux  pages 
1,  60  et  160  du  manuscrit  d'Ashburnham-Piace.  J'en  ai  tiré  la  conséquence  que, 
lors  du  voyage  de  Fleck  en  France,  vers  l'année  1834,  la  bibliothèque  de  Lyon 
possédait  encore  les  cahiers  qui  ont  été  vendus  par  Libri  en  1847.  »  Le  comte 
d' Ashburnham  reconnut  le  bien-fondé  de  ces  raisons,  et,  avec  une  générosité 
digne  de  tout  éloge,  rendit  à  la  Bibliothèque  de  Lyon  les  cahiers  achetés  et  pu- 
bliés par  son  père. 

De  ce  qui  précède,  nous  extrayons  les  thèses  suivantes,  qui  ne  se  détachent 
qu'avec  une  clarté  insuffisante  de  l'introduction  de  M.  Robert  : 

La  bibliothèque  de  la  ville  de  Lyon  possède,  depuis  la  Révolution,  un 
manuscrit  très  ancien  contenant  une  traduction  latine  du  Pentateuque 
exécutée  directement  sur   la  célèbre  version  de  la  Bible  composée  avant  l'ère 


90  MÉLANGES    ET   DOCUMENTS 

chrétienne  par  des  Juifs  fixés  en  Egypte  et  connue  sous  le  nom  de  la  Sep- 
tante : 

Le  caractère  antique  et  la  valeur  Je  cette  traduction  latine  du  Pentateuque, 
antérieure  à  la  traduction  faite  par  saint  Jérôme  sur  le  texte  hébreu,  ont  été  re- 
connus dès  1834  (1837;  par  un  savant  allemand  du  nom  de  Fleck  ; 

Quelques  années  plus  tard,  Libri  en  a  détaché  les  deux  livres  du  Lévitique 
et  des  Nombres,  qu'il  a  vendus  en  1847  à  lord  Ashburnham  ;  ce  personnage, 
reconnaissant  la  valeur  de  ces  fragments,  les  a  publiés  d'une  manière  scienti- 
fique, en  1868  ; 

En  1878,  M.  Delisle  a  reconnu,  à  son  tour,  la  valeur  des  fragments  restés  à 
Lyon  et  a  constaté  leur  parenté  avec  les  feuillets  déposés  dans  la  bibliothèque 
Ashburnham.  Ayant  su  prouver  qu'ils  n'étaient  entrés  dans  la  dite  collection 
que  par  suite  d'une  fraude,  il  en  a  obtenu  la  restitution  gracieuse  ; 

Il  a  chargé  M.  U.  Robert  d'éditer  scientifiquement  les  fragments  du  Codex 
Lugdunensis,  non  publiés  en  1868,  en  y  joignant  une  étude  paléographique 
sur  l'ensemble  du  Codex,  aujourd'hui  reconstitué  l. 

Ajoutons  que  le  Pentateuque  de  Lyon,  même  après  la  restitution  consentie 
par  l'amateur  anglais,  reste  déparé  par  de  graves  lacunes.  Il  ne  comprend  en 
effet,  delà  Genèse,  que  les  morceaux  suivants  :  XVI,  9  à  XVII,  18;  XIX,  5  à 
29  ;  XXVI,  33  à  XXXIII,  15  ;  XXXVII,  7  à  XXXVIII,  22  ;  XLII,  36  à  L,  26  ; 
de  l'Exode  :  I,  1  à  Vit,  19  ;  XXI,  9  à  36  ;  XXV,  25  à  XXVI,  13;  XXVII,  6  à 
XL,  32;  Deutéronome  :  I.  1  à  XI,  4.  Le  Lévitique  et  les  Nombres  sont  entiers 
sauf  Lévit.  XVIII,  30  à  XXV,  16. 


II 


Le  magnifique  volume  que  nous  avons  sous  les  yeux  se  compose  de  deux 
parties  principales  :  introduction  et  texte. 

L 'introduction  comprend  trois  chapitres  :  Un  examen  paléographique  du 
Codex,  un  examen  orthographique  et  grammatical,  une  étude  sur  les  rapports 
du  Codex  Lugdunensis  avec  les  anciennes  versions.  Le  texte  débute  par  l'hélio- 
gravure de  quatre  pages  du  manuscrit,  que  suit  un  texte  figuré  où  la  disposi- 
tion en  trois  colonnes  de  l'original  est  soigneusement  respectée.  Ce  texte  figuré 
est  un  véritable  fac-similé  admirablement  imprimé  en  majuscules  du  plus  beau 
type,  sans  séparation  de  mots  ;  il  occupe  128  pages  et  reproduit  les  parties  du 
Pentateuque  qui  ne  figuraient  pas  dans  l'édition  Ashburnham.  Suit  un  texte 
courant  en  deux  colonnes,  où  le  texte  latin  complet  du  Lugdunensis  se  trouve 
mis  en  regard  du  texte  des  Septante. 

L'examen  paleographique,  orthographique  et  grammatical  du  Lugdunen- 

1)  M  Robert  n'ayant  pu  avoir  l'original  des  fragments  Ashburnham  que  très  tardivement,  a  tra- 
vail )  pour  ces  parties  sur  l'édition  de  1868.  Toutefois  il  a  été  en  mesure  de  mentionner  les 
particularités  que  ne  lui  avaient  pas  révèles  le  texte  imprime,  à  la  fin  de  son  examen  paleogra- 
phiqut. 


LE    PENTATEUQUE   DE   LYON  91 

sis,  nous  devons  le  dire  tout  de  suite,  a  été  conduit  avec  une  compétence,  une 
diligence,  un  scrupule  qui  font  le  plus  grand  honneur  à  M.  U.  Robert.  Nous 
en  extrayons  les  particularités  les  plus  saillantes.  «  Le  Codex  Lugdunensis, 
dit  le  savant  éditeur,  présente  l'ensemble  des  caractères  que  les  Bénédictins 
et.  après  eux,  les  diplomatisles  ont  assignés  aux  plus  anciens  manuscrits.  La 
disposition  sur  trois  colonnes,  qui  est  une  preuve  d'antiquité,  la  répétition  au 
haut  de  chaque  page  du  titre  courant  en  pure  onciale,  mais  plus  petite  que  le 
texte  même,  les  caractères  de  l'écriture,  l'indistinction  des  mots,  l'emploi,  au 
commencement  de  chaque  alinéa,  de  lettres  en  onciale  sans  ornements,  plus 
grandes  et  en  saillie,  l'absence  presque  absolue  de  ponctuation,  l'emploi  du 
vermillon  au  commencement  des  livres,  l'usage  fréquent  de  feuilles  de  lierre 
destinées  à  remplacer  les  points,  les  espaces  vides  qui  séparent  deux  phrases, 
les  conjonctions  de  lettres,  la  séparation  constante,  excepté  quelquefois  à  la  fin 
des  lignes,  des  lettres  ae  et  oe,  le  système  d'abréviation,  la  p'ace  de  la  signa- 
ture des  cahiers  presque  au  fond  et  au  bas  de  la  marge  inférieure,  la  formule  : 
Explicit  Genesis,  Inapit  Exodus,  Lege  cum  pace,  toutes  ces  particularités 
semblent  assigner  au  Codex  Lugdunensis  la  date  du  vie  siècle  que  M.  Delisle 
lui  a  attribuée.  » 

Nous  n'entrerons  point  après  M.  Robert  dans  le  détail  des  particularités  de 
l'écriture,  forme  des  lettres,  lettres  conjointes,  abréviations,  ponctuation,  addi- 
tions et  corrections.  Un  ries  paragraphes  les  plus  méritants  est  celui  qui  est 
intitulé  Particularités  paléographiques,  où  l'éditeur  a  accumulé  les  observa- 
tions de  toute  sorte  que  lui  a  livrées  un  minutieux  examen,  poursuivi,  comme 
il  le  dit  lui-même,  «  page  par  page,  colonne  par  colonne  et  ligne  par  ligne. «En 
complétant  par  ces  indications  l'étude  du  texte  figuré,  on  peut  se  considérer 
comme  ayant  le  manuscrit  même  sous  les  yeux,  mais  on  le  possède  sous  une 
forme  nette,  claire,  débarrassée  de  surcharges,  propre  à  l'étude.  Il  ne  faut  pas 
croire  en  effet  que  le  manuscrit  ait  été  respecté  dans  sa  teneur  primitive  ;  on 
Ta  revisé  et  corrigé  pour  le  rapprocher  du  texte  de  la  Vulgate,  dont  il  s'éloignait 
fréquemment.  Exemple  :  Là  où  la  version  primitive  portait  :  Et  visus  est  Do- 
minus  Abrse  et  dixit  ei,  on  se  trouvait  passablement  distant  de  ces  mots  de 
la  Vulgate  :  Adparuit  ei  Domin us  dixit que  ad  eurn.  Le  correcteur  a  substi- 
tué au  visus  est  primitif  le  adparuit  de  la  Vulgate,  au  et  dixit,  le  dixitque 
du  texte  devenu  usuel,  ce  qui  a  donné  le  texte  corrigé  suivant  :  Et  adparuit 
Dominus  Abrse,  dixitque  ei. 

A  côté  des  fautes  matérielles,  passablement  nombreuses,  il  se  rencontre  dans 
le  Codex  Lugdunensis  des  tournures  de  phrases,  des  formes  et  des  mots,  que 
les  personnes  familiarisées  avec  le  latin  du  moyen  âge  trouveront  néanmoins 
singuliers,  et  que  ceux  qui  ne  connaissent  que  la  latinité  correcte  appelleront 
barbares.  Ces  mots,  confirmés  par  d'autres  témoignages,  appartiennent  au  lan- 
gage populaire.  Tels  sont  famis,  nubis  employés  au  nominatif  pour  famés, 
nubes  ;  passares  pour  passeras  ;  deluculum,  osteum  pour  dduculum,  ostium; 
formonsa  pour  formosa  ;  mascel  pour  mascidus  ;  domcs  au  génitif  pour  domus, 
etc.  Un  grammairien  du  ive  siècle  relève,  à  notre  connaissance,  ces  incorrec- 
tions. On  en  conclura  que  les  copistes  auxquels  est  dû  le  présent  manuscrit, 


92  MÉLANGES    ET   DOCUMENTS 

étaient  accoutumés  à  ces  façons  de  dire  essentiellement  populaires  et  les  on1 
fait  passer  dans  le  texte. 

«  L'origine  populaire  du  Lugdunensis  se  remarque  aussi  bien  dans  la  gram. 
maire  que  dans  l'orthographe.  Les  règles  les  plus  communes  de  la  langue  litté- 
raire y  sont  constamment  violées  :  les  genres  sont  pris  l'un  pour  l'autre  :  tin- 
tinnabula, par  exemple,  devient  tintinnabulos  ;  rené.*  y  est  du  féminin  ;  fluvii 
se  présente  avec  la  terminaison  neutre  et  devient  fluvia  ;  tel  mot  est  employé 
au  singulier  qui  devrait  être  au  pluriel,  et  réciproquement  ;  un  cas  est  souvent 
mis  pour  un  autre  cas,  sans  autre  raison  apparente  que  le  caprice  du  copiste. 
Les  changements  de  déclinaisons  ne  sont  pas  rares.  Parmi  les  exemples  les 
plus  curieux,  castrum  a  pris  la  désinence  de  la  lre  déclinaison  et  est  employé 
au  datif  sous  la  forme  castrœ,  à  l'ablatif  sous  celle  de  castra  ;  pelecanus  est 
devenu  pelecana;  crus,  cruris  est  devenu  crura ;  lacus  se  présente  sous  les 
formes  de  laci,  laco,  lacorum,  lacos ;  nox  fait  à  l'ablatif  noctu  ;  incensum,  in- 
ce>isu.  Quelques  nominatifs,  indépendamment  de  ceux  qui  doivent  leur  dési- 
nence à  une  mutation  de  voyelles,  ont  des  terminaisons  d'une  nature  toute 
particulière  :  tels  que  carnis  pour  caro>  sanguinis  pour  sanguis,  principes 
pour princeps  ;  des  accusatifs  neutres  sont  terminés  en  em,  comme  altarem, 
cubilem,  marem,  dextralem,  etc.  » 

Parmi  ces  fautes  ou  ces  singularités,  dont  M.  Robert  a  dressé  le  catalogue 
complet  et  raisonné,  apportant  par  là  une  précieuse  contribution  à  l'histoire  de 
la  langue  latine,  quelles  sont  celles  dues  au  copiste?  Quelles  sont  celles  qui 
doivent  être  attribuées  au  traducteur?  La  réponse  n'est  pas  toujours  aisée.  En 
effet,  les  éléments  qui  seuls  nous  permettraient  de  nous  prononcer  en  connais- 
sance de  cause,  la  possession  du  texte  grec  sur  lequel  a  été  faite  la  traduction 
et  l'original  latin  nous  font  défaut.  Toutefois  M.  Robert  propose  la  répartition 
suivante  :  de  la  part  du  copiste,  soixante  pour  cent,  de  la  part  du  traducteur, 
trente  pour  cent,  douteuses  :  dix. 


III 


Le  grec  resta  pendant  un  assez  long  temps  la  langue  officielle  de  l'Église 
d'Occident,  et  la  Septante  y  était  reçue  avec  la  même  confiance  qu'on  eût  fait 
l'original.  Peu  à  peu  toutefois,  avec  la  prédominance  du  latin,  le  besoin 
d'une  Bible  écrite  dans  la  langue  vulgaire  se  fit  sentir.  A  cette  époque,  mal 
déterminée,  remontent  différents  essais  de  traduction  latine  de  la  Septante, 
en  particulier  cette  première  Vulgate,  connue  sous  le  nom  de  Vêtus  Itala 
et  dont  quelques  parties  se  sont  conservées  dans  la  Vulgate  du  Concile  de 
Trente,  à  laquelle  sert  de  base,  comme  on  sait,  la  traduction  faite  par  saint 
Jérôme  sur  l'hébreu. 

Ces  versions  latines  des  Septante  étaient  fort  défectueuses,  nous  le  savons 
par  divers  témoignages  contemporains  ;  nous  le  savons  par  l'examen  auquel 
nous  pouvons  encore  aujourd'hui  nous  livrer  sur  les  fragments  conservés,  entre 


LE    PEN'TATEUQUE    DE    LYON  93 

autres  sur  ceux  contenus  au  Codex  Lugdunensis ;  nous  le  savons  tout  particu- 
lièrement par  la  méritoire  résolution  que  prit  le  savant  Jérôme,  à  la  fin  du  ivc 
siècle,  de  leur  substituer  une  nouvelle  version  faite  directement  sur  le  texte 
hébraïque,  nommé  par  lui  si  heureusement  hebraica  veritas. 

Saint  Jérôme  s'était  d'abord  efforcé  de  corriger  d'après  de  meilleurs  textes, 
surtout  d'après  le  texte  d'Origène,  l'ancienne  Vulgate.  Le  savant  traducteur 
arriva  à  se  convaincre  qu'il  ne  pourrait  aboutir  à  une  œuvre  durable  qu'en 
composant  à  nouveau  une  traduction  latine  in  extenso.  C'était  là  un  projet 
hardi.  M.  Noeldeke,  dans  l'excellent  essai  sur  les  anciennes  traductions  de  la 
Bible  auquel  nous  nous  sommes  déjà  référé,  l'apprécie  avec  une  grande  compé- 
tence. «  Ce  n'était  pas,  dit-il,  une  petite  affaire  que  d'abandonner  le  texte  des 
Apôtres  et  des  Pères  de  l'Église  pour  se  tourner  vers  ces  Juifs  qu'on  accusait 
de  toutes  les  perversités.  Augustin,  lui-même,  jugeait  l'entreprise  de  son  ami 
Jérôme  très  scabreuse.  Jérôme  lui  répond  par  des  arguments  très  heureuse- 
ment trouvés  :  le  christianisme  n'emploie  plus  le  vieux  texte  des  Septante,  mais 
le  texte  d'Origène,  qui  contient  tant  d'additions  des  Juifs  et  hérétiques,  Aquila, 
Théodotion  etSymmaque  :  comment  pourrait-il  passer  pour  absolument  saint? 
D'ailleurs  il  n'y  a  pour  un  chrétien  aucun  motif  de  rejeter  le  texte  "juif.  C'est 
pendant  les  années  392-404  que  Jérôme,  retiré  à  Bethléem,  traduisit  en  latin 
tout  l'Ancien  Testament  hébreu.  Dans  la  langue,  Jérôme  conserva  la  cou- 
leur orientale  du  style  que  l'ancienne  Vulgate  y  avait  mise  en  vogue,  bien  que 
son  goût  classique  y  répugnât.  Il  dut  céder  ici  à  l'usage  reçu  et  étouffer  son 
désir  de  blesser  le  moins  possible  l'esprit  de  la  langue  latine,  au  risque  de  tra- 
duire plus  librement.  Partout  où  cela  lui  fut  possible,  il  s'en  tint  à  ses  devan- 
ciers «  afin  de  ne  pas  effrayer  le  lecteur  par  un  grand  nombre  d'innovations.  » 
—  Malgré  les  accusations  d'hérésie  que  le  peuple  accueille  toujours  si  facile- 
ment, cette  traduction  commença  à  se  répandre  du  vivant  même  de  l'auteur. 
Il  put  encore,  avant  sa  mort,  jouir  du  triomphe  de  la  voir  partiellement  traduite 
en  grec.  Elle  n'a  pu  restreindre  le  domaine  des  Septante,  mais  l'ancienne  Vul- 
gate latine,  dont  l'insuffisance  était  plus  évidente  que  jamais  par  la  compa- 
raison avec  l'œuvre  nouvelle,  fut  peu  à  peu  entièrement  dépossédée,  et,  depuis 
le  vie  siècle,  elle  a  disparu  sans  laisser  presque  aucune  trace1.  » 

Ces  derniers  mots  nous  ramènent  à  la  traduction  dont  le  Codex  Lugdunensis 
nous  offre  un  si  précieux  spécimen,  en  même  temps  qu'elles  éclairent  très  vive- 
ment la  circonstance  signalée  plus  haut  de  corrections  apportées  au  manuscrit  à 
l'effet  de  le  rapprocher  de  la  nouvelle  Vulgate. 

Les  études  n'ont  pas  manqué  en  ces  derniers  temps  sur  la  Vêtus  ItaJa.  Les 
érudits  avaient  le  sentiment  qu'ils  touchaient  à  un  des  plus  curieux  problèmes 
de  la  littérature  religieuse  en  restituant  le  caractère  de  la  plus  vieille  bible 
latine  usitée  en  Occident.  En  dernier  lieu,  M.  Ziegler  y  a  consacré  une  importante 
étude  sous  le  titre  de  :  Les  traductions  latines  de  la  Bible  avant  saint  Jérôme  et 
VItala  de  saint  Augustin  -,  qui  a  servi  de  guide  à  M.  U.  Robert.  Voyons  ce 
qu'on  en  sait  en  gros. 

1)  Histoire  littéraire  de  l'Ancien  Testament,  traduction  françiue,  p.  3S4  .->ui\. 
S)  Die  lateinischen  Dibehiebersetzungen  vor  Hieronymus  uni   die  Itala    de»  Augitstinus.  Miin- 
chen,  1879. 


94  MÉLANGES    ET    DOCUMENTS 

Voici  ce  que  je  trouve  à  cet  égard  dans  l'excellente  introduction  à  l'Ancien 
Testament  de  Bleek-Wellhausen  1  :  «  La  Vêtus  Itala  devait  être  à  l'origine  une 
traduction  unique  (malgré,  bien  entendu,  la  diversité  des  traducteurs  selon  les 
livres);  d'autre  part  le  texte  en  était  fort  mal  établi  comme  c'est  le  cas  de  tous 
les  livres  très  lus  et  répandus  dans  les  églises  avant  l'invention  de  l'imprimerie. 
C'est  l'opinion  de  Wiseman,  de  Lachmann,  de  Lagarde.  On  a  invoqué  contre 
cette  unité  primitive  les  différences  des  fragments  qui  nous  sont  parvenus;  mais 
ces  différences  ne  vont  pas  au  delà  des  divergences  que  l'on  constate  entre  les 
différents  manuscrits  de  la  Septante.  On  en  a  également  appelé  à  un  passage 
bien  connu  de  saint  Augustin  dans  le  De  doctrina  christiana  (II,  11)  :  «  Qui 
«  scripturas  ex  hebraea  lingua  in  graecam  verterunt,  numerari  possunt  :  Latini 
«  autem  interprètes  nullo  tnodn.Ut  enim  cuivis  primisfidei  temporibus  in  manus 
«  venit  codex  graecus  et  a'iquantulura  facultatis  sibi  utriusque  lingua?  habere 
«  videbatur,  ausus  est  interpretari2.  »  Mais  l'opinion  de  saint  Augustin  ne  s'ap- 
puyait pas  sur  une  tradition,  elle  se  fondait  uniquement  sur  la  différence  des 
exemplaires  àlui  connus.  Saint  Jérôme,  au  contraire,  dontla  compétence  était  bien 
autre  en  ces  matières,  explique  ces  mêmes  différences  par  les  altérations  ulté- 
rieures d'une  traduction  identique  à  l'origine.  Cette  explication  est  d'autant 
plus  vraisemblable,  que  dans  ce  qui  nous  est  venu  entre  les  mains  on  est 
généralement  plus  frappé  des  ressemblances  que  des  différences,  que  ce  que 
dit  saint  Augustin  d'un  si  grand  nombre  de  traducteurs  n'est  nullement  admis- 
sible, et  que  cet  écrivain  peut  difficilement  être  pris  au  pied  de  la  lettre  comme 
auteur  d'affirmations  scientifiques...  Déjà  Tertullien  faitallusion  àl'emploi  qui  était 
fait  de  la  Vêtus  Itala  dans  l'usage  ecclésiastique.  D'après  Lachmann  cette  première 
traduction  latine  aurait  vu  le  jour  en  Afrique  même  :  «  Vêtus  haec  interp  etatio, 
«  dit-il,  vix  dubitari  potest  quin  inter  eam  gentem  quae  Grsecae  linguae  mmime 
«  perita  esset  nata  fuerit,  boc  est  in  Africa.  »  En  fait  la  langue  de  l'Église 
romaine  jusqu'aux  ni0  et  iv8  siècles,  à  plus  forte  raison  au  Ier  et  au  ne,  était 
le  grec.  » 

M.  U.Robert  est  parvenu  aux  mêmes  conclusions  que  ci-dessus  en  ce  qui  con- 
cerne l'origine  de  la  version  reproduite  dans  le  Codex  Lugdunensis.  Quant  à 
l'unité  primitive  de  traduction,  il  laconteste.  «Jusqu'à  ce  moment, dit-il  dans  une 
des  dernières  pages  de  son  introduction,  j'ai  évité,  en  parlant  du  Codex  Lugdu- 
nensis, de  me  servirdu  mot  Itala,  qui  est  l'expression,  pour  ainsi  diregénérique, 
sous  laquelle  sont  désignées  habituellement  les  anciennes  versions  de  la  Bible. 
Pourquoi?  C'est  parce  que  je  n'ai  jamais  pensé  qu'on  pût  app  iquer  pu  Codex 
Lugdunensis  la  définition  de  Y  Itala,  telle  qu'elle  est  donnée  par  saint  Augustin: 
«In  ipsis  interpi etationibus  Itala  caeteris  piaefcratur,  nain  est  verborum  tenacior, 
cum  perspicuitatesententiae.  »  En  effet  il  ne  se  recommande  pas  par  les  qualités, 
surtout  la  dernière,  que  saint  Augustin  attribue  à  Yltala.  J'en  ai  donné  trop 
de  preuves  pour  que  le  doute  à  ce  sujet  soit  permis.   —  «  Saint  Augustin, 


1)  Einleitung  in  das  Alte  Testament,  4«  édition    Berlin,  1878  p.  504-515. 

2)  Saint  Augustin  -.crivaiten<*ore(ibid  u,15):  In  ipsis  autem  interpretationibus/ïaZaraeterisprseferatur, 
nam  est  verborum  tenaoior  rum  perspiouitatesententiae.  —  Delà  l'expression  à' Itala  pour  désigner 
la  vieille  Vulgate,  censée  correspondre  à  la  version  (ou  recension)  louée  par  le  thôolt^ien. 


LE    PENTATEUQUE    DE    LYON  95 

continue  notre  critique,  paraît  avoir  connu,  je  ne  dirai  pas  le  texte  du  Cedex 
Lugdunensis  lui-même,  mais  au  moins  un  manuscrit  de  la  même  famille  ; 
j'espère  le  démontrer  plus  loin  ;  s'il  a  fait  à  cette  version  des  emprunts,  ce  qui 
peut  aussi  se  soutenir,  il  est  certain  que  ce  n'est  pas  de  celle-ci  qu'il  se  servait 
de  préférence.  »  Pour  justifier  ces  derniers  mots,  M.  Robert  emprunte  lui- 
même  quelques  lignes  aune  recension  publiée  par  la  Revue  critique  à  propos  de 
l'édition  Ashburnham.  L'auteur  anonyme  de  ce  travail  croit  pouvoir  affirmer, 
d'une  part,  que  saint  Augustin,  usant  de  Y Itala,  «  ne  connaissait  même  pas  la 
version  »  conservée  par  le  Pentaieuque  Asbburnham-Lyon,  de  l'autre  que  «  si 
l'on  veut  conserver  au  mot  Itala  un  sens  raisonnable,  il  ne  faut  pas  l'appliquer 
à  la  version  contenue  dans  ce  manuscrit.  11  y  faut  voir  une  de  ces  nombreuses 
traductions  qui  circulaient  dans  les  Églises  latines  et  qui  n'avaient  qu'une 
médiocre  autorité  '.  » 

N'ayant  pas  sous  les  yeux  l'ensemble  de  l'article  de  la  Revue  critique,  cité 
mainte  fois  avec  éloge  par  M.  Robert,  je  ne  connais  pas  à  fond  la  pensée  de 
son  auteur.  Toutefoisdanslescitationsqu'endonne  AI.  Roberletdanscellenotam- 
ment  que  je  viens  de  reproduire  je  crois  reconnaître  un  jugement  très  sévère  sur 
le  Pentateuque  Ashburnham-Lyonet,  ensuite  de  cette  sévérité,  une  grande  répu- 
gnance à  mettre  ladite  traduction  sur  le  même  pied  que  l' Itala,  sans  doute 
jugée  par  lui  très  supérieure.  Or  M.  Robert  me  semble,  d'une  part,  beaucoup 
plus  équitable  que  l'écrivain  de  la  Revue  critique  pour  le  Pentateuque  lyonnais, 
quand  il  dit  quelque  part  :  «  Puisque,  au  jugement  des  Pères,  les  anciennes 
versions  latines  de  la  Bible  étaient  pour  la  plupart,  sinon  mauvaises,  au  moins 
médiocres,  le  Codex  Lugdunensis,  tout  incorrect  qu'il  est,  peut  n'être  pas  plus 
imparfait  que  beaucoup  d'autres  2.  » 

D'autre  part,  il  n'est  pas  qu'on  n'ait  remarqué  que,  malgré  un  visible 
embarras.  M.  Robert  contredit  absolument  l'écrivain  même  auquel  il  semble 
demander  des  armes.  Cet  érudit  écrit  :  saint  Augustin  o  ne  connaissait  même 
pas  la  version»  conservée  par  l'Ashburnbam-Lugdunensis.  M.  Robert  déclare 
que  ce  théologien  a  paraît  avoir  connu  au  moins  un  manuscrit  de  la  famille  » 
du  Lugdunensis,  bien  qu'il  ne  s'en  servît  pas  «  de  préférence.  »  Préférence  à 
part,  s'il  est  avéré  que  saint  Augustin  a  utilisé  quelque  part  un  manuscrit  proche 
parent  du  Lugdunensis,  la  thèse  de  l'écrivain  de  la  Revue  critique  est  bien 
malade.  Je  ne  saurais  donner  ici  l'appareil  que  fournit  à  cet  égard  Al.  Robert. 
Ceux  qui  voudront  s'y  reporter  le  trouveront  à  la  page  CXXXI  de  son  introduc- 
tion et  ne  manqueront  pas  d'en  être  vivement  frappés.  Sans  donc  risquer  nous- 
même  une  opinion  personnelle,  nous  nous  permettrons  de  penser  que  l'on  ne 
peut  absolument  pas  considérer  comme  établie  la  radicale  différence,  affirmée 
plus  haut,  entre  Y  Itala  de  saint  Augustin  et  la  version  du  Lugdunensis. 

Si  l'opposition  faite  à  cette  identification  par  l'écrivain  de  la  Revue  critique 
est  battue  en  brèche  par  les  nouvelles  assertions  de  AI.  U.  Robert,  il  me  semble 
que  les  raisons  que  ce  dernier  donne  à  son  tour  contre  ce  rapprochement,  y  per- 
dent passablement  de  leur  caractère  démonstratif.  Elles  ne  sont  plus,  en  effet, 

i)  P    cxxvn-cxivm. 
2)  P.  cxxii. 


96  MÉLANGES    ET   DOCUMENTS 

qu'au  nombre  de  deux.  En  premier  lieu,  M.  Robert  se  refuse  à  appliquer  à  la 
traduction  représentée  par  le  Codex  Lugdunensis  les  expressions  flatteuses 
décernées  par  saint  Augustin  kYItala  :  «  Verborum  tenacinr,  cum  perspicuitate 
sententiae.  »  Jusque-là,  il  n'y  a,  ce  me  semble,  qu'une  question  de  mots.  La  mul- 
tiplicité des  exemplaires  de  la  vieille  traduction  latine,  supposée  unique  à  son 
origine,  ayant  donné  naissance  à  des  types  assez  variés,  je  ne  vois  pas  pour- 
quoi, —  pour  emprunter  aux  naturalistes  un  vocabulaire  fort  entamé  d'ailleurs 
—  on  conclurait  immédiatement  à  une  différence  d'espèce  plutôt  que  de  variété 
dans  l'espèce.  Et  puis  l'éloge  fait  de  cette  mystérieuse  Itala  serait-il  tellement 
déplacé  à  l'égard  de  la  Lugdunensis1?  M.Robert  invoque  en  second  lieu  et  surtout 
lenombre  des  variantes  des  divers  fragments  du  Pentateuque  dont  il  a  pris  soin  de 
dresser  le  tableau  synoptique.  «Sous  sa  forme  aride,  dit-il,  ce  tableau  est  plus 
éloquent  que  toutes  les  annotations  sur  la  multiplicité  des  anciennes  versions  de 
la  Bible  et  prouve  combien  est  vrai  le  mot  de  saint  Jérôme  :  «  Si  latinis  exempla- 
ribus  fides  est  habenda.  respondeant,  quibus?  Tôt  enim  sunt  exemplaria  pêne 
quot  codices.  »  Le  Codex  Lugdunensis,  en  effet,  diffère  assez  sensiblement  du 
Codex  Wirceburgensis,  qui  s'en  rapproche  le  plus;  ces  deux  versions  n'ont  qu9 
des  rapports  très  éloignés  avec  le  Codex  Vaticanus  ;  le  Codex  Monacensis 
paraît  n'avoir,  autant  qu'il  est  permis  d'en  juger  par  les  courts  extraits  qu'en  a 
donnés  M.  Ziegler,  que  de  rares  points  de  ressemblance  avec  les  autres  frag- 
ments. »  D'où  la  conclusion  suivante.  «  La  comparaison  de  ces  variantes  auto- 
rise à  penser  avec  Sabatier  et  comme  M.  Ziegler  l'a  soutenu  avec  beaucoup  de 
talent,  qu'il  y  avait  avant  saint  Jérôme,  plusieurs  traductions  latines  de  la  Bible, 
qui  dérivaient  directement  du  grec.  » 

Soit  :  nous  n'y  contredirons  point  absolument,  mais  nous  ne  saurions  con- 
sidérer la  question  comme  tranchée  malgré  les  efforts  de  M.  Robert,  h' Itala, 
louée  par  saint  Augustin  était  certes  loin  d'être  un  modèle,  sans  quoi  saint 
Jérôme  aurait  pu  se  contenter  de  la  corriger,  au  lieu  d'entreprendre  à  nouveau 
une  traduction  sur  l'original.  Disons  plutôt  que  l'Église  de  langue  latine  avait 
montré  une  ne'gligence  extraordinaire  dans  la  conservation  de  ses  saints  livres, 
qu'elle  les  laissait  à  l'arbitraire  de  copistes  ignorants  et  à  la  merci  d'innombra- 
bles altérations.  Aussi  la  multiplicité  des  variantes  invoquées  par  M.  Robert  ne 
nous  paraît  pas  décisive.  Comment  d'ailleurs  imaginer  au  sein  d'une  Église,  si 
peu  soucieuse  de  préserver  les  monuments  sacrés  de  ses  origines,  un  tel  zèle 
pour  traduire  et  retraduire  sans  cesse  à  nouveau  !  Quoiqu'en  dise  saint 
Augustin,  dans  une  langue  qui  sent  l'exagération,  ce  n'était  pas  le  premier 
venu  qui  se  lançait,  par  caprice  d'amateur,  dans  le  rude  et  ingrat  travail  d'une 
traduction  nouvelle.  Que  saint  Augustin  ait  pu  à  tort  attribuer  à  des  traduc- 
tions différentes  à  l'origine  les  divergences  qu'il  constatait,  cela  sera,  en  tout 
cas,  une  erreur  bien  plus  explicable  chez  lui  que  celle  relevée  par  M.  Robert 
chezl'érudit  contemporain  qui  a  nié  que  ce  père  de  l'Église  eût  possédé  une  con- 
naissance quelconque  de  la  version  Lugdunensis.  Il  est  donc  sage  de  se 
réserver. 

Il  a  été  établi  plus  haut  que  le  Codex  Lugdunensis  est  l'œuvre  du  vie  siècle  de 
notre  ère  et  que  l'origine  de  la  traduction  latine  qu'il  nous  offre  doit  être  assi- 


LE    PENTATEUQUE    DE    LYON  !)7 

gne'e  avec  quelque  probabilité  à  l'Afrique.  La  question  de  date  a  été  laissée 
jusqu'ici  de  côté;  M.  Robert  ne  pouvait  naturellement  point  l'oublier.  Il  l'a 
élucidée,  d'une  façon  peut-être  un  peu  sommaire,  par  la  collation  du  texte  du 
Lugdunensis  avec  les  citations  de  la  Bible  contenues  dans  les  écrits  de  quel- 
ques pères  de  l'Église.  Nous  lui  savons,  pour  notre  part,  beaucoup  de  gré  d'a- 
voir fait  de  sérieuses  réserves  sur  l'intégrité  de  ces  citations.  «  La  comparaison 
d'un  texte  d'une  ancienne  version  de  la  Bible  avec  les  citations  des  Pères,  dit-il 
en  propres  termes,  repose  sur  des  bases  peu  sûres.  Ces  bases  sont  d'autant 
moins  solides  que  l'on  trouve  chez  le  même  Père  le  même  passage  cité  de  deux 
ou  plusieurs  façons  différentes,  qu'il  devient  dès  lors  difficile  de  dire  laquelle 
forme  est  authentique  et  que,  pour  expliquer  ces  différences,  il  faut  admettre 
que  les  textes  bibliques  ont  dû  être  cités  de  mémoire.  »  Ajoutons  à  ces  consi- 
dérations, les  corrections  faites  par  les  éditeurs  pour  rapprocher  les  textes 
cités  de  la  Vulgate.  Malgré  ces  difficultés,  l'on  peut  établir  certains  rapports 
solides.  A  l'égard  de  saint  Cyprien,  M.  Robert  dit  «  qu'il  est  permis  d'inférer 
que  si  ce  Père  a  connu  la  version  du  Codex  Lugdunensis  et  ne  l'a  pas  citée,  ce 
ne  peut  être  que  parce  qu'il  n'en  aurait  pas  fait  grand  cas  ;  cette  version  serait 
alors  au  moins  antérieure  au  milieu  du  me  siècle  ;  s'il  ne  la  cite  pas  parce  qu'il 
ne  l'a  pas  connue,  c'est  qu'elle  n'existait  probablement  pas.  Car  il  n'est  pas  possi- 
ble de  supposer  qu'il  eût  ignoré  l'existence  d'une  version  qui  paraît  d'origine 
africaine,  et  ce  qui  était  vrai  du  temps  de  saint  Augustin,  savoir  que  les  ver- 
sions latines  étaient  en  grand  nombre,  ne  devait  pas  l'être  autant  du  temps  de 
saint  Cyprien.  Dans  cette  dernière  hypothèse,  le  terminas  a  quo  de  la  tra- 
duction du  Codex  Lugdunensis  devrait  être  reporté  après  la  mort  de  saint 
Cyprien,  par  conséquent  après  l'an  258.  »  Quel  sera  maintenant  le  terminus 
ad  quem  ?  «  Il  y  en  a  un,  dit  M.  Robert,  qui  ne  peut  être  dépassé,  c'est  la  fia 
du  ive  siècle.  Car,  à  en  juger  par  la  ressemblance  du  Codex  Lugdunensis  e1 
des  citations,  je  crois  avec  M.  Reusch,  que  saint  Ambroise  a  connu,  sinon  le 
texte  du  Lugdunensis  lui-même,  au  moins  une  version  de  la  même  famille. 
Mais  je  serais  porté  à  supposer  que  notre  version  existait  déjà  vers  le  milieu 
du  ive  siècle,  et  que  Lucifer  de  Cagliari,  mort  vers  370,  la  connaissait,  lorsqu'il 
composait  ses  écrits,  de  356  environ  à  360  environ.  »  On  a  vu  plus  haut  que  le 
savant  éditeur  estime  que  saint  Augustin  a  connu  sinon  le  texte  précis  du 
Lugdunensis,  au  moins  un  manuscrit  de  la  même  famille.  D'après  ces  indices 
la  traduction  dont  le  Lugdunensis  est  l'illustre  représentant  semble  remonter 
à  la  dernière  moitié  de  m0  siècle  et  être  antérieure  à  la  fin  du  ive. 

Je  n'ai  pas  la  compétence  nécessaire  pour  discuter  cette  grave  conclusion, 
mais  je  dois  dire  qu'elle  me  semble  s'accorder  très  heureusement  avec  la  con- 
naissance que  nous  avons  des  circonstances  générales  du  temps,  circonstances 
que  nous  avons  déjà  eu  l'occasion  de  rappeler.  A  partir  de  l'an  250  il  n'était 
plus  possible  de  se  passer  d'une  version  latine  des  saints  livres.  Le  ive  siècle 
une  fois  dépassé,  on  avait  la  version  de  Jérôme.  L'admission  d'une  pareille 
date  (en  gros,  l'an  300  de  notre  ère)  me  semble  d'autre  part  de  nature  à 
rehausser  l'importance  d'une  œuvre  pareille,  si  le  besoin  s'en  faisait  sentir. 

Je  viens  de  nommer  une  fois  de  plus  la  version  faite  par  saint  Jérôme  sur  le 
îv  7 


98  MÉLANGES    ET    DOCUMENTS 

texte  hébreu  et  qui^devait  supplanter  la  vieille  Vulgate  traduite  sur  les  Septante. 
Il  y  avait  là  matière  à  une  remarque,  que  je  m'étonne  qui  ait  échappé  à  M.  Robert; 
car  elle  était  propre  à  rehausser  la  valeur  du  Lugdunensis .  Il  a  été  dit,  plus 
haut,  que  la  version  de  Jérôme  avait  rapidement  éclipsé  les  nombreux  et  trop 
divers  exemplaires  de  la  traduction  antérieure.  Or  le  Lugdunensis  a  été  écrit 
au  vie  siècle,  c'est-à-dire  en  un  temps  où  la  nouvelle  Vulgate  triomphait  sur 
toute  la  ligne  ' .  Comment  donc  s'expliquer  que  ce  texte  ait  été  encore  à  cette 
époque  tardive  l'objet  d'un  travail  de  copie  aussi  considérable,  s'il  n'était  resté 
l'objet  d'une  haute  vénération  ?  C'est  évidemment  que  le  texte,  dont  le  Lugdu- 
nensis est  la  reproduction,  représentait  aux  yeux  des  promoteurs  de  cette 
entreprise  et  d'une  façon  autorisée,  la  vieille  Vulgate.  J*ose  affirmer  qu'elle  en 
est  aujourd'hui  le  témoin  le  plus  considérable,  et  que  le  dédain  dont  elle  a  été 
l'objet  de  la  part  de  quelques-uns  et  qui  semble  avoir  restreint  et  comme 
embarrassé  les  conclusions  de  M.  Robert,  est  absolument  injustifié. 

Cette  vieille  Vulgate  (celle  qu'on  appelle  en  général  et  d'une  façon  très 
impropre  Itala)  n'étaitconnue  jusqu'à  ce  jourquepardes  fragments  de  beaucoup 
moins  d'importance  et  par  l'essai  de  restitution  qu'en  avait  tenté  Sabatier  d'a- 
près les  citations  des  Pères.  Aujourd'hui,  elle  reprend  sa  place  d'honneur  dans 
les  bibliothèques  savantes  avec  le  Lugdunensis. 


IV 


Les  questions  de  textes  anciens,  surtout  quand  il  s'agit  de  traductions,  sou- 
lèvent tant  et  de  si  délicates  questions  que  nous  avons  dû  ajourner  jusqu'à 
cet  instant  l'examen  d'un  des  plus  intéressants  problèmes  soulevés  par  le  texte 
du  Lugdunensis .  Nous  avons  dit  qu'il  consistait  en  une  version  latine  faite  sur 
la  Septante.  Mais  quelle  Septante  ? 

Il  y  a  eu  en  effet  une  version  des  Septante,  mais  cette  version  n'est  plus 
représentée  et  n'était  déjà  plus  représentée  au  ive  siècle  que  par  des  recensions 
plus  ou  moins  altérées,  comme  il  y  a  eu,  à  un  moment  donné,  une  Vêtus 
Vulgata,  dont  le  Lugdunensis ,  malgré  ses  lacunes  et  ses  erreurs,  reste  à 
nos  yeux  le  représentant  le  plus  éminent.  Ecoutons  ici  encore  M.  Nœldeke: 
Dans  les  premiers  siècles  de  l'ère  chrétienne,  l'ancienne  traduction  des  Septante 
«  avait  subi  beaucoup  d'altérations.  Comme,  parmi  les  Juifs  qui  s'en  servaient, 
l'emploi  de  l'original  ne  disparut  jamais,  on  ne  pouvait  manquer  de  la  corriger 
souvent  d'après  l'original.  Chacun  écrivait  à  la  marge  son  opinion  divergente 
sur  le  sens   d'un  mot  ou   d'une  phrase,  et  cette  glose  s'ajoutait  facilement  à  la 


1)  On  peut  affirmer  que  cent  ans  plus  tard  personne  ne  se  serait  avisé  d'établir  sur  un  pied  pareil 
une  version  latine  différente  de  celle  de  St  Jérôme.  La  preuve  en  est  dans  le  fait  que,  des  le  vu"  siècle, 
le  Codex  Lugdunensis  était  l'objet  de  corrections  ayant  pour  objet  de  le  ramener  à  la  Vulgate  de  Jé- 
rôme. (Introd.  p.  ciu.) 


LE    PENTATEUQUE    DE    LION  99 

leçon  primitive  du  texte.  De  plus  on  faisait  souvent  des  changements  arbitraires. 
Enfin  un  livre  si  employé  ne  pouvait  échapper  aux  nombreuses  fautes  de 
copie.  Philon  avait  déjà  sous  les  yeux  un  texte  du  Pentateuque  très  corrompu. 
Plus  tard  on  fit  des  essais,  tendant  à  falsifier  le  texte  dans  le  sens  chrétien, 
sans  pourtant  arriver  à  de  grands  résultats.  Bien  plus,  depuis  qu'on  avait 
d'autres  traductions  grecques  (Aquila,  Théodotion,  Symmaque),  qui  passaient 
pour  représenter  exactement  le  texte  juif,  ces  traductions  servaient  même  à 
ceux  qui  ne  connaissaient  pas  la  langue  hébraïque  pour  corriger  les  Septante. 
L'état  du  texte  devint  de  plus  en  plus  déplorable.  Origène,  avec  son  énergie 
laborieuse,  tenta  de  mettre  fin  à  une  telle  situation  par  son  grand  ouvrage  sur  la 
Bible,  les  Hexaples,  c'est-à-dire  le  livre  en  six  colonnes.  A  côté  du  texte  hébreu 
il  plaça  les  Septante  en  lettres  hébraïques  et  grecques,  les  trois  autres  traduc- 
tions et  tout  ce  qu'il  put  se  procurer  d'autres  traductions  grecques.  Il  constitua 
le  texte  de  l'ancienne  traduction  d'après  des  principes  déterminés  par 
rapport  au  texte  hébreu.  Il  s'appliqua  surtout  à  désigner  comme  superflu  ce 
qui  lui  paraissait  tel  et  à  combler  les  lacunes  d'après  l'un  ou  l'autre  des  traduc- 
teurs, en  adoptant  un  signe  critique  uniforme.  Origène  ne  poursuivait  pas  un  but 
scientifique  et  critique,  mais  pratique  et  ecclésiastique.  Il  serait  donc  insensé 
de  lui  reprocher  d'avoir  manqué  de  critique.  Avant  tout  il  voulait  donner  à 
V ancienne  traduction  adoptée  par  V Eglise  une  forme  qui  se  rattachât  plus 
étroitement  au  texte  hébreu  et  servît  de  règle.  Les  traductions  juives  devaient  en 
même  temps  fournir  des  armes  pour  la  lutte  contre  les  Juifs.  Les  suites  qui 
devaient  en  résulter  pour  la  critique  du  texte  devaient  être  bien  fâcheuses.  Il  se 
peut  que  l'ouvrage  entier  n'ait  jamais  été  copié  ;  chacun  se  contentaitde  mettre  des 
variantes  à  son  texte  des  Septante,  et  d'écrire  des  gloses  emprunte'es  aux  autres 
colonnes.  Ces  gloses  pénétrèrent  de  plus  en  plus  facilement  dans  le  texte,  et  les 
copistes  omettant  souvent  les  signes  critiques,  les  additions  d'Origène  parurent 
faire  partie  intégrante  du  texte.  Le  graud  crédit  dont  jouit  le  texte  d'Origène,  et 
qu'Eusèbe  contribua  encore  à  accroître,  donna  aux  leçons  qu'il  adopta  une  plus 
ou  moins  grande  influence  sur  tous  les  manuscrits.  Il  est  peu  probable  que 
nous  ayons  un  seul  manuscrit  de  V Ancien  Testament  grec  qui  ait  échappé 
entièrement  à  cette  influence.  Il  est  dès  lors  très  difficile  de  reconnaître  le 
texte  primitif,  tel  qu'il  est  sorti  de  la  main  des  traducteurs.  Aussi,  malgré  la 
richesseimmense  des  matériaux  fournis  à  la  critique  y  a-t-ilpeu  de  tâches  aussi 
ardues  pour  la  philologie  que  la  restitution  critique  de  ces  anciens  documents  de 
la  piété  et  de  la  science  juives  '.  » 

Actuellement,  en  dehors  du  Codex  Sinaïticus  auquel  font  défaut  malheureu- 
sement les  premiers  livres  de  l'Ancien  Testament  et  à  l'égard  duquel  la  compa- 
raison avec  le  Lugdunensis  nous  est,  en  conséquence,  interdite,  latraduction  des 
Septante  nous  est  surtout  connue  par  deux  manuscrits  principaux,  le  Vaticanus 
eXYAlexandrinus.  Ils  présententde  très  graves  ettrès  nombreuses  divergences, 
et  leur  examen  confirme  ce  qui  vient  d'être  dit  plus  haut  sur  la  corruption  ap- 
portée au  texte  grec  avant  l'époque  d'Origène,  et  que  celui-ci  ne  fît  qu'accroître 

1)  Ouvrage  cité,  p.  367-368. 


100  MÉLANGES  ET  DOCUMENTS 

par  sa  tentative  réformatrice.  Disons  toutefois    que    le  Vaticanus  parait  avoir 

subi  moins  que  YAlexandrinus  l'influence  des  corrections  faites  d'après  l'hébreu  ; 

ce  dernier  cependant  peut  avoir  conservé  en  maint  endroit  la  leçon  originale. 

—  Quelle  est  donc  la  relation  du  Lugdunensis  avec   ces  différentes  éditions  de 

la  Septante? 
«  Les  rapports  de  la  version  latine  avec  le  grec,  nous  dit  M.  Robert,  ont  été 

déterminés  de  cette  sorte  par  M.Omont,élève  del'Ecoledes  Chartes  etde  l'Ecole 
des  hautes  études...  Selon  lui,  la  Genèse, l'Exode,  les  Nombres  et  le  Deutéronome 
auraient  été  traduits  d'après  un  manuscrit  de  la  famille  du  Codex  Alexandri- 
nus;  le  Lévitique  d'après  un  manuscrit  de  la  famille  du  Codex  Vaticanus.  Les 
noms  propres  de  l'une  et  de  l'autre  version  lui  ont  surtout  servi  de  comparaison, 
et  c'est  d'après  cet  examen  que  le  texte  de  l'Alexandrinus,  quelquefois  corrigé 
d'après  l'édition  de  Tischendorf  et  ramené  aux  divisions  de  celle-ci,  a  été  choisi 
dans  l'édition  du  Codex  Lugdunensis  pour  les  livres  autres  que  le  Lévitique.  » 
Ainsi  la  collation  des  noms  propres  a  guidé  M.  Robert  dans  le  choix  qu'il  a 
fait  du  texte  grec  courant  qu'il  a  mis  en  regard  du  texte  courant  du  Lugdu- 
nensis et  l'a  déterminé  à  adopter  YAlexandrinus  d'une  façon  générale,  sauf 
pour  le  livre  du  Lévitique,  où  le  Vaticanus  a  été  mis  à  contribution.  C'était  là 
un  parti  singulier,  car  rien  n'est  plus  improbable  que  d'imaginer  que  la  traduc- 
tion dont  le  Lugdunensis  est  le  représentant  n'ait  pas  été  faite  entièrement  sur 
un  seul  manuscrit,  au  moins  sur  des  manuscrits  de  la  même  famille.  Toutefois, 
si  ce  parti  s'imposait  après  examen,  M.  Robert  a  bien  fait  de  le  prendre.  Mais 
lui-même  nous  avoue  immédiatement  que  son  collaborateur  a  mal  vu  :  voici 
cet  aveu  imprévu  : 

«  En  comparant  de  très  près  le  grec  et  le  latin,  j'ai  été  amené  à  reconnaître 
qu'en  réalité  le  texte  grec  qui  a  servi  au  traducteur  ne  répond  exactement  à 
aucune  des  versions  connues  aujourd'hui.  Dans  l'ensemble  il  participe  de  YA- 
lexandrinus  et  du  Vaticanus,  mais  où  l'on  voit  qu'il  en  diffère,  c'est  dans  les 
additions.  Ces  additions  portent  sur  des  mots,  des  membres  de  phrases  et  quel- 
quefois même  des  phrases  entières.  » 

Nous  n'avons  pas  lu  ces  lignes  sans  une  certaine  stupeur.  Ainsi  le  choix  que 
M.  Robert  avait  fait  d'abord,  pour  établir  son  texte  courant  grec,  d'un  mélange 
à  parties  inégales  (YAlexandrinus  et  de  Vaticanus  a  été  reconnu  erroné  à  la 
suite  d'un  examen  plus  approfondi,  et  M.  Robert  l'a  maintenu  quand  même. 
C'est  là  un  procédé  inadmissible  en  critique.  Nous  ne  sommes  pas  d'ailleurs 
autrement  étonné  de  ces  fluctuations,  l'examen  des  noms  propres  était  un  cri- 
térium de  fort  peu  de  valeur,  à  raison  delà  facilité  avec  laquelle  on  les  corrige 
ou  les  ramène  à  un  type  plus  généralement  adopté.  Ce  qui  nous  surprend,  en 
revanche,  c'est  que  le  nouvelexamenauquels'estlivréM.  Robert  n'ait  fait  pencher 
la  balance  ni  en  faveur  de  Y Alexandrinus  ni  en  faveur  du  Vaticanus.  Que  le 
Lugdunensis  «  ne  réponde  exactement  »>ni  à  l'un  ni  à  l'autre,  aucun  de  ceux  qui 
ont  quelques  notions  sur  l'histoire  de  la  version  des  Septante  dont  nous  venons 
de  rappeler  plus  haut  les  aventures,  ne  songera  à  s'en  étonner:  c'est  le  contraire 
qui  serait  étrange.  Qu'est-ce  enfin  qu'un  texte  qui  «  participe  de  Y  Alexandri- 
nus et  du  Vaticanus»  tout  à  la  fois?  J'avoue    n'en  rien  savoir.  — Tout  cela, 


LE    PENTATEUQUE    DE    LYON  101 

nous  devons  le  déclarer,  est  notoirement  insuffisant.  La  question  est  mal  posée 
et  ne  saurait  être  considérée  comme  résolue.  Nous  souhaitons  que  M.  Robert 
se  charge  lui-même  de  la  traiter  à  nouveau  et  à  fond  et  communique  les  résul- 
tats de  son  enquête  à  quelque  recueil  scientifique. 

Ce  qui  a  toutefois  frappé  M.  Robert,  ce  sont  certaines  additions  au  texte  grec, 
additions  d'importance  variable,  mais  qui  sont  dignes  de  tout  intérêt.  Il  me 
semble  fondé  dans  l'explication  qu'il  propose  de  leur  origine  quand  il  refuse  au 
traducteur  latin  le  degré  d'invention  nécessaire  pour  les  avoir  introduites. 
D'ailleurs  cette  supposition  serait  inadmissible  dans  nombre  de  cas.  Nous  admet- 
tons donc  avec  M.  U.  Robert  que  l'écrivain  avait  sous  les  yeux  un  texte  grec 
contenant  lesdits  éléments,  éléments  inconnus  tant  de  VAlexandrinus  que  du 
Vaticanus. 

Et  maintenant  ne  faut-il  pas  regretter  que  M.  Robert,  après  avoir  scrupuleuse- 
ment noté  toutes  les  divergences  du  latin  avec  la  Septante,  telle  qu'elle  nous  est 
aujourd'hui  connue,  ne  se  soit  pas  aperçu  qu'il  venait  de  rassembler  des  élé- 
ments de  premier  ordre  pour  la  restitution  du  texte  authentique  de  la  Septante? 

C'est  un  axiome  parmi  ceux  qui  s'occupent  d'anciennes  traductions  de  la 
Bible  que  nous  ne  pouvons  considérer  les  diverses  recensions  des  Septante  à  nous 
parvenues  que  comme  très  fautives.  Nous  avons  rappelé  plus  haut  pour  quelles 
raisons  :  La  Septante  authentique,  après  avoir  été  soumise  à  différentes  causes 
de  perturbation,  a  été,  principalement  à  partir  des  Hexaples  d'Origène,  corrigée 
d'après  l'hébreu.  Or  la  principale  chance  que  nous  ayons  de  restituer  tant  bien 
que  mal  la  Septante,  ce  qui  est  une  tâche  de  premier  ordre  au  point  de  vue 
des  études  bibliques,  c'est  l'examen  des  traductions  faites  d'après  elle  avant 
V époque  où  l'on  a  commencé  de  la  corriger  d'après  V hébreu.  C'est  là  ce  qui 
assurait  déjà,  en  dehors  de  leur  valeur  propre,  un  vif  intérêt  aux  fragments  jus- 
qu'ici connus  et  publiés  de  la  vieille  Vulgate  latine;  c'est  là  un  profit  très  grand  à 
tirer  de  la  version  transmise  par  leLugdunensis\  M.  Robert l'ignore-t-il?  L'a-t-il 
perdu  de  vue?  Toujours  est-il  qu'en  nous  communiquant  le  dépouillement,  minutieux 
des  différences  relevées  entre  le  grec  et  le  latin,  il  n'a  pas  l'air  de  se  douter  de 
la  contribution  considérable  qu'il  apporte  à  la  restitution  de  la  Bible  grecque.  Il 
est  dès  maintenant  infiniment  probable  que  les  additions  au  texte  grec,  dont  il 
vient  d'être  parlé  tout  à  l'heure,  représentent  les  retranchements  faits  à  la 
Septante  et  doivent  faire  retour  à  cette  dernière. 

Il  est  regrettable  que  ces  délicates  questions  de  critique  biblique  aient  été 
trop  peu  familières  à  M.Robert.  Sa  publication,  si  remarquable  au  point  de  vue 
de  la  paléographie,  s'en  ressent  à  plusieurs  endroits.  La  faute  n'en  est  pas 
seulement  à  lui,  nous  le  savons  ;  elle  est  imputable  à  la  déchéance  des  études 
de  théologie  scientifique  dans  notre  pays.  Tant  que  ces  recherches  n'auront  pas 
été  revivifiées  par  leur  introduction  dans  les  écoles  où  sont  pratiquées  les  métho- 
des historiques  exactes,  il  faudra  se  résigner  à  trouver  dans  des  publications, 


l)  «La  Vêtus  latina  est  sans  contredit,  et  de  beaucoup,  l'auxiliaire  le' plus  précieux  pour  la  re  'ons- 
titution  du  texte  des  Septante  antérieur  aux  Hexaples  et  de  là  indirectement  pour  la  restitution  lela 
Septante  authentique.»  Bleek-Wellhausen,  ouvrage  cité,  p.  504. 


102  MÉLANGES  ET  DOCUMENTS 

d'ailleurs  aussi  distinguées  que  la  présente,  des  traces  d'incertitude,  d'inco- 
hérence, d'insuffisante  information. 

Aux  exemples  que  j'en  ai  déjà  donnés,  j'ai  le  regret  de  devoir  en  ajouter 
deux.  C'est  d'abord  la  phrase  même  par  laquelle  débute  l'ouvrage  :  «  En  dehors 
de  la  version  latine  de  Y  Ancien  et  du  Nouveau  Testament  traduite  par  saint 
Jérôme  directement  sur  l'hébreu  et  connue  sous  le  nom  de  Vulgate,  etc..  » 
Cette  phrase  est  doublement  inexacte.  D'une  part  M.  Robert  semble  dire  que 
le  Nouveau  comme  l'Ancien  Testament  a  été  traduit  sur  l'hébreu,  ce  qui  est  un 
bien  fâcheux  lapsus  calami;de  l'autre,  il  n'est  pas  correct  de  désigner  la  Vul- 
gate comme  identique  à  l'œuvre  de  saint  Jérôme,  puisque  la  traduction  consa- 
crée par  le  concile  de  Trente  contient  des  parties  de  l'ancienne  Vulgate  :  les 
psaumes,  certains  apocryphes  etc.,  sans  compter  nombre  d'altérations. 
M.  Robert  aurait  dû  dire  :  qui  fait  le  fond  de  la  Vulgate.  En  matière  de  textes, 
*]  n'est  pas  de  petites  erreurs,  et  celles-là  ne  passeraient  pour  petites  nulle  part. 

M.  Robert  a  du  reste  joué  de  malheur  avec  la  Vulgate.  Je  lis  encore:  «  Étant 
donné  que  certains  manuscrits  grecs  qui  ont  servi  pour  les  anciennes  versions 
latines  de  la  Bible  ont  été  défectueux;  que  les  traducteurs  ont  pu  souvent  mal 
interpréter  le  texte  qu'ils  avaient  sous  les  yeux  ;  que  les  scribes  ont  encore 
altéré  la  traduction,  est-il  étonnant  que  la  Bible  ait  été  si  corrompue  que  la 
nécessité  d'une  version  autorisée  et  reconnue  en  quelque  sorte  officiellement 
par  l'Eglise  se  soit  imposée  de  très  bonne  heure  ?  Comment,  avec  de  pareils 
éléments,  la  doctrine  chrétienne  pouvait-elle  être  exposée  d'une  manière  précise 
claire  et  intelligible  à  tous  ?  Et  l'imperfection  des  livres  saints  de  la  primitive 
Église  n'a-t-elle  pas  dû  donner  lieu  à  d'innombrables  hérésies  '  ?  »  Voilà  un 
éloge  singulièrement  placé  et  des  réflexions  bien  aventurées.  Eneffet,  silaFefws 
latina  était  dans  le  triste  état  que  nous  peint  M.  Robert  après  saint  Augustin,  à 
qui  la  faute  sinon  à  l'incurie  et  à  l'insouciance  de  l'Église,  que  nous  nous  sommes 
permis  de  relever  plus  haut"?  Pourquoi  n'exerçait-elle  ni  surveillance  ni  censure 
sur  la  publication  des  livres  saints?  La  nécessité  d'une  version  autorisée  s'est  im- 
posée de  très  bonne  heure,  dit  également  M.Robert.  De  très  bonne  heure  signifie 
le  ive  siècle.  Pourquoi  alors  s'est-il  écoulédouze  siècles,  le  moyen  âge  en  son  en- 
tier, avant  que  la  nouvelle  Vulgate  ait  reçu  le  patronage  officiel?  Pourquoi  aussi  la 
version  de  ?aint  Jérôme  a-t-elle  dû  lutter,  à  son  début,  contre  les  résistances  que 
l'on  sait?  Pourquoi  encore  nous  obliger  à  rappeler  que  l'Église,  qui  avait  attendu 
plus  de  mille  ans  pour  proclamer  la  nouvelle  version,  n'a  adopté  la  traduction  de 
saint  Jérôme  qu'avec  des  mutilations  et  des  altérations  qui  en  compromettent 
gravement  la  valeur2?  La  véritéest  que  l'Église  latine,  si  remarquable  àtantd'au- 
tres  égards. s'est  montrée  assez  insoucieuse  delà  conservation  des  livres  sacrés; 
qu'elle  n'a  pas  su  accepter  franchement  la  traduction  faite  par  le  savant  linguiste 
du  ive  siècle  sur  l'hébreu;  qu'elle  a  attendu  pour  la  proclamer  de  se  trouver  en 
face  du  protestantisme  qui  affirmait,  avec  toute  raison,  la  supériorité  des  origi- 
naux sur  n'importe  quelle  traduction;    qu'elle    a  adopté  enfin   comme  version 

i)    P.  CXX1II. 

i    l'ne  des  tâches  qui   préoccupent  actuellement  la  science  est  précisément  l'établissement  critique 
de  la  traduction  faite  par  saint  J -lome. 


LE    PENTATEUQUE    DE    LYON  103 

officielle  non  pas  même  la  traduction  de  saint  Jérôme,  mais  une  combinaison  à 
parties  mal  définies  de  cette  traduction  avec  les  essais  antérieurs,  et  cela  au 
moment  où  l'essor  de  la  linguistique  permettait  de  dépasser  saint  Jérôme  lui- 
même.  Quant  aux  dernières  lignes  de  notre  citation  relatives  aux  «  innombra- 
bles hérésies  »  résultant  de  «  l'imperfection  des  livres  saints  de  la  primitive 
Église»,  ces  hérésies  n'existent  que  dans  l'imagination  de  M.  Robert,  aumoins 
pour  l'origine  qu'il  leur  attribue.  Qu'il  feuillette  une  histoire  de  la  doctrine 
chrétienne,  il  verra  que  ses  variations  dans  les  premiers  siècles  ne  se  rattachent 
que  dans  des  cas  très  exceptionnels  à  l'incertitude  du  texte  biblique. 

Si  nous  relevons  avec  autant  de  soin  ces  griefs  secondaires,  qui  ne  compro- 
mettent en  rien  le  succès  de  la  belle  œuvre  entreprise  par  M.  Ulysse  Robert, 
c'est  que  nous  attachons  un  très  vif  intérêt  à  de  pareilles  tentatives  et  que  nous 
voudrions  ne  pouvoir  y  relever  aucune  trace  de  préparation  insuffisante  ;  c'est 
aussi,  dans  l'espèce,  parce  que  la  vénération,  assez  peu  justifiable,  vouée  par  le 
savant  éditeur  à  la  Vulgate,  l'a  entraîné  à  déprécier  sa  propre  œuvre.  Nous 
avons  eu  occasion  de  dire,  en  commençant,  que  M.  Robert  avait  fait  un  peu 
trop  sonner  la  «découverte  »  du  Lugdunensis.  Nous  devons  dire,  en  terminant 
qu'il  ne  l'estime  pas  à  sa  juste  valeur  en  disant  que  sa  publication  a  pour  effet 
de  «  combler  une  importante  lacune  dans  la  série  des  livres  saints  de  l'Église 
primitive.   » 

Non,  cela  n'est  pas  assez  dire  :  la  mise  au  jour  et  la  publication  scientifique 
du  Lugdunensis  sont  un  événement  de  plus  grande  portée.  En  dehors  de  sa 
valeur  considérable  pour  la  connaissance  de  la  basse  latinité  et  l'histoire  de  la 
paléographie  (parties  excellemment  traitées  ici),  en  dehors  de  son  importance  pour 
la  reconstitution  du  texte  de  la  Septante  (question  négligée  par  M.  Robert),  le 
Codex  Lugdunensis  a  ceci  d'inappréciable  qu'il  nous  rend,  sous  une  forme  très 
authentique,  et  dans  des  proportions  inconnues  jusqu'à  ce  jour,  non  pas  un  des 
livres  saints  de  la  primitive  Église,  mais  le  livre  saint  des  Églises  d'Occident  dans 
l'intervalle  qui  sépare  la  disparition  de  la  langue  grecque  de  l'usage  officiel,  de 
l'acceptation  générale  de  la  traduction  de  saint  Jérôme  '. 

C'est  un  grand  honneur  pour  M.  U.  Robert  d'avoir  attaché  son  nom  à  une 
pareille  restauration  eni'entourant  d'un  apparatus critique  aussi  solidequ'étendu. 
Nous  le  félicitons  chaudement  d'avoir  renoué  dans  notre  pays,  sous  le  patro- 
nage de  M.  L.  Delisle  et  avec  l'appui  d'une  illustre  maison  qui  n'a  pas 
marchandé  sa  peine  et  sa  dépense,  la  tradition  des  Martianay  et  des  Sabatier. 
Nous  souhaitons  de  toutes  nos  forces  que  son  exemple  soit  suivi  et  donne  nais- 
sance à  une  série  de  travaux  analogues.  Le  champ  est  vaste,  nous  en  avons 
laissé  trop  longtemps  la  monopole  aux  savants  de  l'étranger.  Aujourd'hui  que  le 
charme  est  rompu  et  que  notre  public  lettré  commence  à  saisir  l'intérêt  des 
questions  de  texte  biblique,  nous  voulons  voir  dans  l'édition  du  Codex  Lugdu- 
nensis le  début  d'une  résurrection  française  de  la  paléographie  sacrée. 

Maurice   Vernes. 

t)  Les  mots  usités  de  Vêtus  Itala  ou  tl'Itala  de  St  Augustin  n'aboutissent  qu'à  créer  une  regrettable 
confusion.  La  version  dont  le  Lugdunensis  est  le  glorieux  témoin  a  tout  droit,  nous  l'avons  ample- 
ment démontré,  d'être  tenue  pour  représentant  autorisé  de  la  Vêtus  Vulgata. 


DEPOUILLEMENT  DES  PERIODIQUES 

ET    DES    TRAVAUX    DES   SOCIÉTÉS    SAVANTES 


I.  Académie  des  Inscriptions  et  Belles-Lettres.  Séance  du 
1er  juillet.  M.  Le  Blant  communique  l'analyse  de  l'Histoire  d'un  solÏÏat  goth  et 
d'une  jeune  fille  d'Édesse,  roman  d'édification  moralequi  remonte  à  l'antiquité 
chrétienne  et  qui  nous  a  été  transmis  par  Métaphraste,  dans  ses  Vies  des  saints 
et  par  saint  Aréthas,  dans  un  de  ses  sermons.  L'héroïne,  une  chrétienne  ver- 
tueuse, est  amenée  par  surprise  à  épouser  un  soldat  perfide  et  cruel,  qui  lu1 
révèle  ensuite  qu'il  est  déjà  marié  et  la  soumet  aux  ordres  de  sa  première  femme; 
celle-ci  accable  de  mauvais  traitements  la  nouvelle  venue  et  assassine  l'enfant 
qu'elle  met  au  monde.  Mais  la  femme  homicide  meurt  elle-même  victime  de  son 
propre  crime,  et  la  puissance  divine  intervient  pour  sauver  par  miracle  la  mère 
et  l'enfant  innocents  et  châtier  le  mari  coupable.  Ce  récit  mélodramatique  et 
enfantin  est  surtout  curieux  pour  donner  une  idée  des  sentiments  et  de  la  cul- 
ture intellectuelle  des  populations  parmi  lesquelles  il  a  été  répandu.  —  Séance 
du  8  juillet.  M.  Oppert  commence  une  communication  sur  une  grande  inscrip- 
tion d'Assurbanhabal  ou  Sardanapale  V,  roi  d'Assyrie  (667-625),  récemment 
découverte  par  M.  Hormuzd  Rassam,  qui  a  suivi  les  indications  précédemment 
données  par  sir  Henry  Rawlinson.  Cette  inscription  est  gravée  sur  un  prisme 
décagone,  qui  a  été'  trouvé  caché  dans  une  niche  pratiquée  à  l'angle  d'une  ter- 
rasse d'un  palais,  suivant  un  usage  fréquemment  suivi  en  Assyrie  ;  les  rois 
voulaient  ainsi  assurer  à  leur  gloire  une  durée  plus  longue  que  celle  des  édi- 
fices qu'ils  avaient  bâtis.  L'inscription  nouvelle  complète  ce  qu'on  savait  déjà  de 
Sardanapale  V  par  cinq  fragments  très  mutilés,  qui  avaient  servi  de  base  à  un 
mémoire  de  M.  Oppert,  lu  à  l'Académie  il  y  a  quinze  ans  et  publié  dans  le  re- 
cueil des  Mémoires  présentés  par  divers  savants.  Le  prisme  trouvé  par  M.  Ras- 
sam est  un  duplicata  du  premier  des  anciens  fragments,  connu  sous  le  nom  de 
prisme  A,  et  il  permet  de  combler  toutes  les  lacunes  de  ce  fragment.  Assurban- 
habal  y  raconte  l'histoire  de  son  règne  et  notamment  ses  campagnes  contre 
Téarco,  roi  d'Egypte  et  d'Ethiopie,  qui,  soumis  une  première  fois  par  le  père 
d'Assurbanhabal,  vers  672,  avait  ensuite  réussi  à  secouer  le  joug  assyrien  en 
s'alliant  avec  vingt  rois  ou  satrapes,  préposés,  sous  la  souveraineté  assyrienne, 
au  gouvernement  des  principales  villes  d'Egypte.  Le  texte  donne  le  nom  de 
ces  satrapes  et  de  ces  villes  en  transcription  assyrienne,  ce  qui  éclaire  certai- 


ET    DES    TRAVAUX    DES    SOCIÉTÉS    SAVANTES  105 

nés  questions  de  prononciation  et  de  phonétique  de  l'ancien  égyptien.  Au  cours 
d'une  de  ses  campagnes  contre  les  rebelles  d'Egypte,  Assurbanhabal  prit  et 
saccagea  Thèbes,  événement  auquel  fait  allusion  le  prophète  Nahum,  quand  il 
menace  Ninive  du  sort  de  No-Ammon,  c'est-à-dire  de  Thèbes.  —  Séance  du 
15  juillet.  M.  Duruy  commence  la  lecture  d'un  mémoire  sur  la.  persécution  de 
Dioctétien.  —  M.  de  Ros.ny  termine  sa  communication  sur  les  antiquités  japo- 
naises. Après  avoir  rappelé,  pour  répondre  aux  questions  qui  lui  avaient  été 
posées  par  quelques  académiciens,  que  les  Japonais  ont  connu  l'usage  de  l'écri- 
ture chinoise  dès  le  ni8  siècle  de  notre  ère,  qu'avant  cette  époque  l'art  d'écrire 
ne  leur  était  pas  inconnu,  mais  qu'ils  se  servaient  d'une  écriture  spéciale, 
d'origine  inconnue,  enfin  que  les  découvertes  épigraphiques  récentes  ont  révélé 
l'existence  d'une  troisième  espèce  d'écriture  japonaise,  plus  ancienne  encore 
que  celles  qu'on  connaissait  jusqu'à  ce  jour,  M.  de  Rosny  annonce  la  publica- 
tion prochaine  d'un  très  ancien  ouvrage  japonais,  qui  sera  donnée  par  lui  dans 
la  collection  de  l'école  des  langues  orientales  vivantes,  et  qui  formera  deux  volu- 
mes in-octavo.  L'ouvrage  qu'il  traduit  peut,  selon  lui,  être  considéré  comme  la 
Bible  nationale  et  primitive  des  Japonais. Grâce  à  ce  livre  on  pourra,  dit-il,  déter- 
miner sûrement  ce  qui,  dans  le  sintauïsme,  appartient  en  propre  au  génie  japo- 
nais autochtone  et  ce  quipeutètre  attribué  àdes  emprunts  faits  aux  religions  de 
la  Chine  et  de  l'Inde.  M.  de  Rosny  espère  aussi  éclairer  d'un  nouveau  jour,  par 
sa  publication,  les  questions  de  linguistique  asiatique  et  montrer  la  possibilité 
de  rattacher  à  une  même  famille  l'ancien  idiome  japonais,  les  langues  mongoli- 
ques,  tibétaines,  tartares,  le  hongrois  et  le  finnois.  —  M.  Halévy  continue  la 
lecture  de  ses  Notes  additionnelles  sur  l'inscription  peinte  de  Cition  (île  de 
Chypre)  dans  lesquelles  il  présente  des  explications  nouvelles  de  plusieurs  ter- 
mes sémitiques  jusqu'ici  mal  compris.  —  Séance  du  22  juillet.  M.  Tissot  offre 
à  l'Académie  le  moulage  d'un  disque  d'argent,  provenant  de  Lampsaque,  qui  se 
trouvait  autrefois  au  musée  de  Sainte-Irène  à  Constantinople,  et  qui  en  a  dis- 
paru depuis  quelques  années.  Ce  disque,  d'une  époque  probablement  peu  an- 
cienne, représente  une  Diane  africaine,  assise  sur  un  siège  de  dents  d'éléphants, 
entourée  de  deux  singes,  d'une  pintade  et  de  deux  panthères  conduites  en  laisse 
par  deux  Ethiopiens.  —  M.  Maspero  fait  connaître  le  résultat  des  fouilles 
opérées  sous  sa  direction  en  Egypte  depuis  un  an.  Une  découverte  très  impor- 
tante vient  d'être  faite  tout  récemment  à  Thèbes.  On  avait  remarqué  depuis 
quelques  années  l'apparition,  dans  le  commerce  et  dans  les  collections  particu- 
lières, de  divers  objets  d'antiquité  égyptienne,  papyrus,  statuettes,  etc.,  tous 
d'une  même  époque  (xvme  dynastie)  etqui  paraissaient  provenir  d'un  même  lieu. 
Le  principal  agent  de  ce  commerce  fut  arrêté;  au  bout  de  quelque  temps  il  se 
décida  à  révéler  l'origine  de  tous  ces  objets.  Eu  fouillant  lelieu  indiqué  par  lui, 
on  a  trouvé  une  caverne  assez  grande  où  étaient  accumulés  les  corps  momifiés 
de  trente-six  personnages  royaux,  pharaons,  reines,  princesses,  tous  de  la  xvme 
dynastie,  entre  autre  ceux  d'Ames  Ier,  d'Aménophis  ,  de  Toutmès  III,  de 
Ramsès  II,  etc.  11  y  a  plusieurs  de  ces  souverains  dont  on  possède  déjà  les 
tombeaux  ailleurs,  et,  du  reste,  la  caverne  qu'on  vient  de  découvrir  ne  peut  être 
considérée  comme  une  sépulture  régulière;  on  n'y  trouve  ni  les  emblèmes  ni  les 


106  DÉPOUILLEMENT    DES    PÉRIODIQUES 

inscriptions  consacrés  par  le  rituel,  et  les  corps  y  sont  entassés  sans  ordre  les 
uns  sur  les  autres.  Comme  on  a  la  preuve  qu'au  temps  de  la  xxe  dynastie,  des 
bandes  de  voleurs  exploitèrent  les  nécropoles  de  Thèbes,  violant  les  sépultures 
et  dépouillant  les  momies  (il  nous  est  parvenu  un  fragment  d'instruction  judi- 
ciaire relative  à  ces  faits),  M.  Maspero  suppose  que  le  gouvernement  d'alors 
aura  ordonné,  par  mesure  de  précaution  et  pour  soustraire  les  restes  des  rois  à 
ces  profanations,  de  les  transporter  dans  la  grotte  dont  il  s'agit  et  de  les  y 
cacher.  Cette  grotte  a  bien,  en  effet,  le  caractère  d'une  cachette  où  l'on  aurait 
déposé  à  la  hâte  toute  sorte  d'objets  précieux.  Quoiqu'elle  ait  été  exploitée 
depuis  plusieurs  années  par  des  voleurs,  on  y  a  encore  trouvé  environ  cinq  mille 
objets  divers,  dont  trois  mille  six  cents  statuettes  funéraires  de  rois,  cinq  papy- 
rus intacts,  des  bijoux  d'or  et  d'argent  (preuve  qu'il  ne  s'agit  pas  d'un  dépôt 
fait  par  des  voleurs),  des  vases  etc.  Il  sera  intéressant  d'étudier  le  mode  d'em- 
baumement des  momies  royales  et  de  le  comparer  aux  prescriptions  du  rituel 
des  sépultures  des  rois,  qui  nous  est  parvenu,  mais  dont  le  texte  présente  de 
grandes  difficultés  aux  traducteurs.  —  D'autres  fouilles  importantes  ont  été 
faites  à  Sakkarah,  dans  les  trois  pyramides.  On  a  mis  au  jour  les  sépultures  du 
dernier  roi  de  la  ve dynastie,  Ounas,  et  de  plusieurs  rois  delà  vi6  Teti,  Pepi  Ier, 
Merenra,  Pepi  II.  La  momie  de  Merenra  a  été  trouvée  dépouillée  de  ses 
bandelettes,  qui  avaient  été  arrachées  à  une  époque  ancienne  ;  mais  la  trace  de 
ces  bandelettes,  imprimée  en  relief  sur  la  peau,  est  restée  parfaitement  visible 
et  prouve  que  les  procédés  d'embaumement  déjà  constatés  pour  les  époques 
postérieures,  étaient  en  usage  dès  la  vie  dynastie.  Le  corps  lui-même  est  remar- 
quablement bien  conservé,  bien  qu'il  manque  une  pièce  de  la  mâchoire  infé- 
rieure ;  M.  Maspero  espère  en  faire  parvenir  une  photographie  à  l'Académie. 
Merenra  était  un  homme  petit,  maigre  (ce  qui  se  reconnaît  à  ce  que  la  peau 
est  tendue  et  non  plissée),  du  type  fellah  ;  il  paraît  âgé  de  trente  à  quarante 
ans.  La  chambre  où  a  été  découvert  le  corps  d'Ounas  contenait  une  inscription 
de  plus  de  huit  cents  lignes,  conservée  sans  lacune.  MM.  Maspero,  Brugsch  et 
Bourgoin  ont  passé  six  jours  dans  la  pyramide  à  estamper  et  à  copier  ce  texte. 
Il  se  compose  de  deux  parties,  l'une  liturgique,  l'autre  magique,  toutes  deux 
également  remarquables  par  leur  conformité  parfaite  avec  les  textes  liturgiques 
et  magiques  des  époques  postérieures.  De  la  vie  à  laxxvi6  dynastie,  les  rituels 
égyptiens  se  sont  conservés  sans  modifications  ;  les  seules  différences  qu'on 
observe  sont  des  variantes  d'orthographe.  Tous  les  dieux  du  panthéon  égyptien, 
mêmes  ceux  que  l'on  croyait  jusqu'ici  d'introduction  tardive,  figurent  dans  l'ins- 
cription de  Sakkarah.  —  Séance  du  29  juillet.  M.  Heuzey  signale  à  l'Acadé- 
mie les  importantes  découvertes  faites  tout  récemment  en  Chaldée  par  un  Fran- 
çais, M.  E.  de  Sarzac.  Ces  découvertes  sont  capitales  pour  l'étude  de  la  haute 
antiquité  chaldéenne  et  permettent  de  résoudre  la  question  de  l'art  chaldéen.  — 
Séance  du  5  août.  M.  Renan  communique  une  lettre  de  M.  Clermont-Ganneau, 
qui  donne  des  détails  sur  deux  excursions  archéologiques  faites  par  lui  àArsouf 
et  à  Amwas.  A  Arsouf  M.  Clermont-Ganneau  a  trouvé  un  épervier  colossal  de 
marbre,  de  style  gréco-égyptien,  qui  lui  paraît  établir  un  lien  entre  le  dieu 
Resefet  l'Horus  hiéracocéphale  ;  le  nom  de  Resef  serait,    selon  lui,  la  base  du 


ET   DES    TRAVAUX    DES    SOCIÉTÉS    SAVANTES  107 

nom  de  la  ville  d'Arsouf.  Au  même  endroit  il  a  découvert  aussi  un  fragment  de 
bas-relief  où  se  voient  clairement  des  traces  du  ferrement  des  chevaux.  A  Amwas 
(Emmaiis,  Nicopolis),  M.  Clermont-Ganneau  a  vu  un  chapiteau  ionien,  qui 
porte  d'un  côté,  les  mots  grecs  EIC  WEOC,  de  l'autre  en  caractères  hébreux  ar- 
chaïques, la  formule  :  Son  nom  soit  béni  à  toujours  !  lien  conclut  que  l'usage 
des  caractères  aichaïques  s'était  conservé  chez  les  Juifs  jusqu'au  vie  ou  vu8 
siècle  de  notreère,  date  du  monument  en  question.  Peut-être,  ajoute  M.  Renan, 
faut-il  voir  là  tout  simplement  un  monument  samaritain.  —  M.  Victor  Guérin 
signale  un  article  récemment  publié  par  M.  l'abbé  Barges,  qui  a  décrit  le  cha- 
piteau d'Amwas  et  qui  a  cru  pouvoir  le  faire  remonter  à  une  époque  beaucoup 
plus  ancienne  que  M.  Clermont-Ganneau  ;  car  il  l'a  jugé  antérieur  à  l'ère  chré- 
tienne. A  l'appui  de  cette  supposition,  M.  Guérin  fait  remarquer  que  le  chapi- 
teau a  été  trouvé  à  3  mètres  au-dessous  du  sol  de  la  basilique  d'Amwas,  qu'il 
doit  donc  être  plus  ancien  que  cette  basilique,  laquelle  est  elle-même  fort 
ancienne.  M.  Renan  ne  peut  admettre  qu'un  monument  qui  porte  la  formule 
EIC  ©EOC  soit  antérieur  au  christianisme.  Cette  formule  n'est  pas  juive,  elle 
est  propre  aux  chrétiens  syriens,  qui  l'employaient  très  fréquemment,  et  aux- 
quels elle  a  été  empruntée  plus  tard  par  Mahomet.  — M.  Guérin  commence  la 
lecture  d'un  mémoire  sur  le  tombeau  des  rois  et  le  temple  de  Jérusalem.  Il  in- 
dique diverses  raisons  de  penser  que  le  mausolée  de  Kobour-el-Molouk,  où  l'on 
a  vu  la  tombe  d'Hélène,  reine  d'Adiabène  et  de  son  filslzates,  doit  être  en  réa- 
lité le  tombeau  de  David  et  des  rois  de  Juda.  Ce  n'est  pas,  du  reste,  l'emplace- 
ment primitif  du  tombeau  des  rois,  mais  M.  Guérin  suppose  que  la  sépulture 
royale  a  été,  à  une  époque  ancienne,  transférée  en  ce  lieu.  MM.  Renan  et  de 
Longpérier  repoussent  l'hypothèse  de  M.  Guérin  et  persistent  à  admettre  l'an- 
cienne opinion  déjà  formulée  par  Chateaubriand,  d'après  laquelle  le  tombeau  dit 
Kobour-el-Molouk  serait  la  sépulture  de  la  reine  Hélène  et  do  son  fils.  — 
Séance  dul2  août.  M.  Halévy  fait  une  communication  sur  l'inscription  peinte 
d'une  plaque  de  marbre  trouvée  en  Chypre,  àCition,  et  rédigée  en  phénicien. 
Sur  la  plupart  des  points  essentiels,  M.  Halévy  s'écarte  de  l'interprétation  pro- 
posée par  MM.  Renan  et  J.  Derenbourg.  Il  montre  que  le  calendrier  phénicien 
consacrait  chacun  des  douze  mois  de  l'année  à  certaines  divinités  que  l'on  re- 
gardait comme  les  patrons  des  mois.  Les  trente  jours  du  mois  étaient  voués  de 
même  à  des  divinités  de  l'un  et  l'autre  sexe  ;  ce  qui  démontre  que  les  déesses 
sémitiques,  loin  d'être  de  simples  hypostasesdu  dieu,  comme  on  l'a  quelquefois 
prétendu,  avaient  une  existence  propre  et  indépendante.  La  comparaison  des 
divers  calendriers  sémitiques  prouve  que  l'année  primitive  des  peuples  sémiti- 
ques était  fixe  et  solaire.  Une  particularité  commune  à  tous  ces  calendriers  est  la 
désignation  du  VIIIe  mois  ;  c'était  le  mois  destiné  et  comme  approprié  à  la  cons- 
truction des  murailles  et  des  édifices  ;  d'où  il  résulte,  sans  doute  aucun,  que  les 
sémites  primitifs  étaient  sédentaires  et  habitaient  des  villes  entourées  de  murs. 
Ces  inscriptions  renferment  aussi  des  allusions  au  culte  de  la  Fortune,  regardée 
comme  gardien  du  foyer  domestique.  On  y  trouve  également  la  mention  des 
sacrifices  de  chiens  employés  dans  le  culte  de  l'Artémis  phénicienne.  M.  Halévy 
conteste  l'existence  des  scorta  virilia  et  des  parasitœ  que  ses  devanciers  ont 


108  DÉPOUILLEMENT    DES    PÉRIODIQUES 

cru  trouver  dans  une  phrase  de  ce  texte;  selon  lui,  cette  phrase  signifierait  pro 
canibus  et  catidis.  —  M.  V.  Guérin  continue  la  lecture  de  son  mémoire  sur 
les  tombeaux  des  rois  de  Juda.  Mais,  dès  les  premiers  mots,  une  discussion  s'en- 
gage sur  ces  Lombeaux  {Kobour-el-Molouk) ;  M.  de  Longpérier  cite  de  nom- 
breux faits  qui  démontrent  que  la  nécropole  dont  il  est  question  n'a  pas  encore 
livré  son  secret.  11  est  facile  de  prouver  ce  qu'elle  n'est  pas,  mais  on  ne  saurait 
dire  avec  certitude  ce  qu'elle  est.  —  Séance  du  19  août.  M.  Duruy  lit  un  frag- 
ment de  son  Histoire  des  Romains.  Il  s'agit  de  la  persécution  sous  Dioclétien. 
Dans  la  pensée  de  cet  empereur,  ce  n'est  pas  précisément  à  la  religion  qu'on 
en  veut,  mais  aux  citoyens  qui  refusent  de  respecter  la  loi  civile,  aux  sujets  qui 
se  révoltent  contre  le  gouvernement.  M.  Duruy  s'appuie  sur  un  très  grand  nom- 
bre de  preuves.  Il  montre  que  Dioclétien  ne  se  proposait  pas,  du  moins  pendant 
longtemps,  de  sévir,  mais  qu'il  y  fut  amené  peu  à  peu  par  une  série  d'actes 
d'insubordination.  C'est  dans  l'armée  que  le  mouvement  commença.  Beaucoup 
déjeunes  chrétiens,  qui  devaient  le  service  militaire,  refusaient  de  s'enrôler; 
d'autres,  déjà  sous  les  drapeaux,  insultaient  l'empereur  en  se  révoltant  ouverte- 
ment. Le  centurion  Marcellus  jeta  aux  pieds  des  soldats  son  cep  de  vigne,  sa 
ceinture  militaire  et  ses  armes  en  s'écriant:  «  Je  ne  veux  plus  servir  vos  empe- 
reurs, et  je  méprise  leurs  dieux  de  bois  et  de  pierre.  »  La  sentence  qui  le  con- 
damne ne  mentionne  pas  la  religion,  que  chacun  d'ailleurs  pouvait  alors  profes- 
ser librement,  mais  la  rébellion.  L'influence  du  mouvement  religieux  se  faisait 
aussi  sentir  dans  la  vie  civile.  Les  chrétiens  se  disputaient  entre  eux,  mais  les 
païens  n'en  attribuent  pas  moins  aux  sectateurs  duChrist  les  maux  dont  ils  souf- 
fraient. Si  la  peste  éclatait,  c'est  que  les  chrétiens,  disait  le  peuple,  avaient 
chassé  Esculape  par  leurs  maléfices.  —  Les  deux  empereurs  régnants,  Dioclé- 
tien et  Galère,  délibérèrent  sur  les  moyens  de  rétablir  la  paix  dans  la  société. 
Galère  penchait  pour  les  moyens  violents;  Dioclétien  voulait  enlever  aux  chré- 
tiens les  droits  civils  en  leur  fermant  l'accès  de  l'armée  et  de  la  magistrature. 
Mais  la  lutte  s'envenima,  les  édits  se  suivirent  et  devinrent  de  plus  en  plus  vio- 
lents, surtout  après  deux  incendies  qui  éclatèrent  dans  le  palais  impérial  et 
après  les  révoltes  militaires  qu'il  fallait  réprimer  en  Syrie  ;  tous  ces  désastres 
étaient  attribués  aux  chrétiens.  Mais  il  faut  bien  remarquer  que,  si  le  sang  coula 
ce  ne  fut  jamais  sous  prétexte  de  religion.  On  ne  pouvait  condamner  à  mort 
des  milliers  de  sujets,  on  se  borna  à  détruire  les  églises  et  les  livres  saints,  à 
interdire  les  assemblées,  à  emprisonner  le  clergé;  on  ne  condamna  que  ce  qu'on 
pouvait,  à  tort  ou  à  raison,  déclarer  crime  de  droit  commun.  La  politique  plutôt 
que  le  fanatisme  persécutait,  et,  s'il  y  eut  des  atrocités,  il  y  eut  aussi  beaucoup 
d'indulgence.  Néanmoins,  dit  M.  Duruy,  cette  politique  a  été  deux  fois  mauvaise 
puisqu'elle  versa  le  sang  injustement  et  n'atteignit  pas  son  but.  —  M  V.  Gué- 
rin continue  la  lecture  de  son  mémoire  sur  Jérusalem.  Aujourd'hui  il  décrit,  avec 
de  minutieux  détails,  l'enceinte  du  temple  et  donne  un  aperçu  de  la  construc- 
tion de  cet  édifice  deSalomon.  Le  temple  fut  construit  par  des  Phéniciens,  mais 
il  résulte  de  la  description  qu'en  donne  la  Bible  que  le  plan  du  bâtiment  ressem- 
blait à  ceux  des  temples  égyptiens,  probablement  avec  des  ornements  tant 
assyriens  que  phéniciens.  M.  Guérin  nous  fait  faire  pas  à  pas  le  tour  de  cette 


ET    DES    TRAVAUX    DES    SOCIÉTÉS    SAVANTES  109 

immense  enceinte,  en  suivant  l'itinéraire  du  capitaine  Warren,  qui  a  fait  de  nom- 
breuses fouilles  pour  en  retrouver  les  fondations.  On  ne  retrouve  ces  fondations 
qua  une  grande  profondeur,  variable  d'ailleurs  suivant  la  nature  du  terrain  ; 
la  partie  actuellement  sous  terre  dépasse  souvent  20  mètres.  La  partie  inférieure 
des  murs  semble  dater  de  Salomon  ou  du  moins  des  rois  de  Juda  ;  mais  la  partie 
supérieure  est  évidemment  plus  récente  et  remonte  à  des  constructeurs  divers. 
M.  Guérin  décrit  aussi  des  voûtes,  de  très  grandes  dimensions,  pratiquées  sous 
l'une  des  terrasses  du  temple,  et  dont  la  tradition  fait  les  écuries  de  Salomon  ; 
elles  semblent,  en  tout  cas,  très  anciennes.  Cet  exposé  donne  lieu  à  diverses 
observations  de  M.  Derenbourg,  qui  rectifie  quelques  traditions  que  M.  Guérin 
a  mentionnées  en  passant.  (D'après  les  comptes  rendus  de  la  Revue  critique.) 

II.  Revue  critique  d'histoire  et  de  littérature.  27  juin. 
J.  Wunkoop,  Darehe  Hannesigah  sive  leges  de  accentus  hebraica;  linguae  ascen- 
sione,  compte  rendu  par  David  Giinzburg.  —  4  juillet.  Muir,  Metrical  transla- 
tions from  sanskrit-writers,  compte  rendu  par  A.  Barth.  —  0.  Rayet,  Monu- 
ments de  l'art  antique,  compte  rendu  par  A.  —  li  Juillet.  Whitney,  Indische 
Grammatik.  —  R.  Lanman,  On  Noun-lnflection  in  the  Veda,  compte  rendu  par 
A.  Barth.  —  E.  Windisch,  Irische  texts  mit  Wœrterbuch,  compte  rendu  par 
H .  d'Arbois  de  Jubainville.  —  18  Juillet .  Ch.  Rieu,  Catalogue  of  the  Persian 
manuscripts  intheBritish  Muséum,  compte  rendu  par  E.  Fagnan.  —  H.  Zimmer, 
Glossae  hivernicae  et  codicibus  Wirziburgensibus,  Carolisruhensibus,  aliis, 
compte  rendu  par  H.  d'Arbois  de  Jubainville.  —  P.  Abel,  ColluthiLycopolitani 
carmen  de  raptu  Helenae,  compte  rendu  par  P.  de  Nolhac.  —  E.  Westerburg, 
Der  Ursprung  der  sage  dass  Seneca  Christ  gewesen  sei,  compte  rendu  par 
X.  —  25  juillet.  S.  Lefmann,  Geschichte  des  Alten  Indiens  (Iste  Lieferung), 
compte  rendu  par  A.  Barth.—  22  août .  C.  Papageorgios,  Ueber  den  Aristeas- 
brief,  compte  rendu  par  L.  D.  —  29  août.  R.  Schneider,  Die  Geburt  der 
Athena,  compte  rendu  par  P.  Decharme. 

III.  Journal  asiatique.  Avril-mai- juin .  J.  Halévy,  Essai  sur  les 
inscriptions  du  Safa  (suite").  — René  Basset,  Etudes  sur  l'histoire  d'Ethiopie.  — 
J.  Darmesteter,  Fragment  d'un  commentaire  sur  le  Vendidâd.  —  Léon  Feer, 
Etudes  bouddhiques  :  comment  on  devient  Pratyeka-buddha.  Comptes  rendus. 
E .  West.  Pahlaw  textstranslated  (vol.  V  des  Sacred  booksoftheEast),  c.  r.  par 
C.  de  Harlez.  —  F.  Nêve,  Le  dénouement  de  l'histoire  de  Ràma,  Outtara-Ràma- 
charita,  drame  de  Bhavabhùti,  traduit  du  sanscrit,  c.  r.  par  E.    Senart. 

IV.  Revue  des  études  juives.  A.  Darmesteter,  L'autodafé  de 
Troyes  (24  avril  1288).  —  Isidore  Loeb,  I.  La  controverse  de  1240  sur  le  talmud 
(suite).  II.  Rabbi  Joselmann  de  Rosheim.  —  A.  Bertolotti,  Les  juifs  à  Rome 
aux  xvr3,  xvn°  et  xviuo  siècles.  —  Notes  et  Mélanges.  A.  Neubauer,  La  Mon- 
naie de  Jéhu.  —  J.  D.-:renbourg,  Le  prophète  Elie  dans  le  rituel.  —  /.  Lévi,La. 

légende  d'Alexandre  dans  le  talmud.  —  J.    Darmesteter,  David  et  Rama.  

Revue  bibliographique  sur  le  second  trimestre  1881  par  Isidore  Loeb.  Comptes 
rendus.  Sai/ce,  The  ancient  hebrew  inscription  discovered  at  the  pool  of  Siloam, 
c.  r.  par  A.  N.  —  J.  Barth,  Maïmonides  commentar  zum  tractât  Makkot  in 
arabischen  Original  undinberichtigter  Uebersetzung,  c.  r.  par  J.  Derenbourg. 


110  DÉPOUILLEMENT  DES    PÉRIODIQUES 

V.  Revue  archéologique.  Janvier  1881.  Ch.  Robert,  Nouvelles 
observations  sur  les  noms  des  deux  premiers  Gordiens. —  Février.  An.de  Barthé- 
lémy. Notes  sur  les  monnaies  gauloises  trouvées  au  mont  César  (Oise).  —  R.  de 
laBlaxchère,  Nouvelles  inscriptions  inédites  de  la  Valle  deTerracine. —  Cagnat 
kt  Ffrnique.  La  table  de  Souk  el  Khmis  (texte  et  traduction),  —  Mars. 
Cagnat  et  FERNiQtE,La  table  de  Souk  el  Khmis  (suite). —  Avril.  H.  Gatdoz,  De 
quelques  monnaies  bactriennes  à  propos  d'une  monnaie  gauloise.  —  Delattre, 
Inscriptions  de  Chemtou  (Simittu),  Tunisie  ;  avec  des  notes  et  rectifications  de 
M.  H.  de  Villefosse. —  Mai.  L.  Delisle,  Notice  sur  un  manuscrit  mérovingien  de 
saint  Médard  de  Soissons.  —  Chabouillet,  Notice  sur  des  inscriptions  et  des 
antiquités  provenant  de  Bourbonne-les-Bains,  suivie  d'un  essai  de  catalogue 
général  des  monuments  épigraphiques  relatifs  à  Borvo  et  à  Damona  (fin). 

Va.  Bulletin  critique  d'histoire,  de  {littérature  et  de  théo- 
logie, par  Duchesne,  etc.  Deuxième  année.  15  mai  1881.  Dom  Aurélien, 
L'Apôtre  saint  Martial  et  les  fondateurs  apostoliques  des  Eglises  des  Gaules.  — 
Arbellot,  Etudes  sur  les  origines  chrétiennes  de  la  Gaule,  lre  partie,  compte 
rendu  par  L.  Duchesne.  —  lCr  juin.  Hergenroether,  Histoire  de  l'Eglise, 
traduction  Belet,  t.  I.  et  II,  compte  rendu  par  l'abbé  Duchesne.  —  15  juin. 
A.  Réville,  Prolégomènes  de  l'histoire  des  religions,  compte  rendu  par  P.  de 
Broglie.  —  Aube,  Les  chrétiens  dans  l'empire  romain,  compte  rendu  par 
L.  Duchesne. —  1er  juillet.  V.  Robert,  Pentateuchi  versio  latina  antiquissima, 
compte  rendu  par  L.  Duchesne.  —  J.  A.  Hild,  Etude  sur  les  démons  dans  la 
littérature  et  la  religion  des  Grecs,  compte  rendu  par  C.Huit.  —  ler  août.  Jaffé, 
Regesta  Pontificum  romanorum,  nouvelle  édition,  compte  rendu  par  L.  Duchesne. 
—  Ad.  Harnack,  Das  Mœnchthum,  seine  Idéale  und  seine  Geschichte,  compte 
rendu  par  D.  C.  —  rhpi  [auOwôou;  nopeia;  toû  àitoaTÔXo'j  Iléxpou  sic  Pw^v,  ûito 
rewpyioy'I. Aépgou,  compte  rendu  pari.  D. 

Vfll.  Revue  historique.  Mai-juin.  Bulletin  historique.  France  par 
G.  Fagniez.  —  Autriche  par  /.  von  Zahn.  —  Bohème  par  /.  Goll. —  Corres- 
pondance. Le  saint  Martin  de  M.  Lecoy  de  la  Marche  par  M.  G.  Monod.  — 
Comptes  rendus  critiques .  H.  Vambery,  Die  primitive  Cultur  des  Turkotata- 
rischen  Volkesauf  Grund  sprachlicher  Forschungen,  c.  r.  par  B.deMeynard. — 
Th.  Nœldeke,  Geschichteder  Perser  und  Araber  zur  Zeit  der  Sasaniden  aus  der 
arabischen  Chronik  des  Tabari  uebersetzt,  c.  r.  par  J.  Darmesteler. —  Juillet- 
Août.  Bulletins  historiques.  France  par  G.  Monod. —  Allemagne  (travaux 
relatifs  à  l'antiquité  grecque)  par  H.  Haupt.  —  Comptes  rendus  critiques. 
M.  Brosch,  Geschichte  des  Kirchenstaates.  I  Band  :  das  XVI  und  XVII 
Jahrhundert,  c.  r.  par  0.  H.—  Christie,  Etienne  Dolet,  the  martyr  of  the 
Renaissance,  c.  r.  par  0.  Douen. 

VIM.  Revue  des  questions  historiques.  1er  Avril  1881.  H.  de 
l  Epinois,  Le  pape  Alexandre  VI.  (Réagit  contre  la  tendance  de  certains  écrivains 
catholiques  qui  avaient  tenté  la  réhabilitation  de  ce  pape.)  —  Furgeot,  l'aliéna- 
tion des  biens  du  clergé  sous  Charles  IX.  (Ordonnée  enl563, 1574, 1576,  malgré 
l'opposition,  assez  faible  d'ailleurs,  du  parlement  et  du  clergé;  celui-ci  réussit  à 
sauver  une  bonne  partie  des  biens  menacés  en  s'imposant  extraordinairement.) 


Et  des  travaux  dks  sociétés  savantes  Hl 

—  Brucker,  La  mission  en  Chine  de  1722  à  1735. —  Bulletin  bibliographique. 
Fieury,  histoire  de  l'Eglise  de  Genève.  l«r  juillet.  Amelineau,  saint  Bernard  et 
le  schisme  d'Anaclet  II,  1130-38.  —  Gérin,  le  cardinal  de  Retz  au  conclave, 
1655, 1667,  1670,  1676.  (Réagit  contre  le  concert  de  réhabilitation  qui  s'est  élevé 
en  ces  derniers  temps  en  faveur  de  Retz.)  Bulletin  bibliographique.  Daux, 
l'histoire  de  l'Eglise  de  Montauban. —  P.  de  Fieury,  notes  additionnelles  au 
Gallia  christiana. 

IX.  TheoSojçisch  Tijdschrift  (de  Leyde)  1er  mai.  S.  Cramer, 
Het  jongste  onderzœk  omtrent  Zwingli  en  zijne  leer.  —  H.  Oort,  de  dooden 
vereering  bij  de  Israëliten.  —  \.**  juillet.  A.  Bruining,  Wijsbegeerte  van  den 
godsdienst. —  H.  W.  Straatman,  Clemens  en  deoî  ixtïjç  Kaînapoç  o'txîa;  van  den 
brief  aan  de  Filippiers.  —  A.  H.  Blom,  De  achtergrondvan  den  Jacobusbrief.  — 
M.  A.  N.  Rovers,  de  Marteldood  van  Polycarpus.  —  J.  Herderscheè,  Lucas, 
XIII,  1-5.  —  Blxletin  du  Judaïsme  par  A.  Kuenen,  traitant  de  :  Zeitschrift  f. 
altest.  Wissenschatt,  I,  1;  Vernes,  Mélanges  de  critique  religieuse;  Wijnkoop, 
Darche  hannesigah  ;  P.  Smith,  The  old  testament  in  the  Jewish  Church;  Cheyne, 
Isaiahll;  Kautzsch,  Die  derivate  des  Stammes  Çdq.  —  Bulletin  Littéraire 
par  H.  Oort,  traitant  de:  Nestlé,  V.  T.  Graeci  codices  Vaticanus  et  Sinaïticus, 
cum  textu  recepto  collati  ;  Studer,  Das  buch  Hiob  ;  J.  Réville,  La  doctrine  du 
Logos;  Simchowitz,  Der  Positivismus  im  Mosaismus. 

X.  Theologische  Oteraturzeitung.  18  juin.  Musée  Guimet, 
Catalogue  des  objets  exposés;  Annales  du  Musée  Guimet,  tome  I.  Leroux 
(Baudissin). — Weiss,  David  u.  seine  Zeit.  Munster,  Theissing.  (Giesebrecht : 
manque  de  sens  historique,  style  emphatique.)  —  Réville  (J.),  De  anno  dieque 
quibus  Polycarpus  Smyrnae  martyrium  tulerit.  Genève,  Schuchardt.  {Lipsius  : 
soigné  et  réfléchi.  )  —  Hertel,  die  Historiat  d.  Môllenvoigtes  Sébastian 
Langhans,  bettreffend  die  Einfùhr.  d.  Reformation  in  Magdeburg.  1524,  Mag- 
deburg,  Baensch.  (Kawerau.) —  Thilo,  kurze  pragmat.  Geschichte  d.  Philo- 
sophie. Côthen,  Schulze.  —  2  juillet.  Metz,  d.  Antipetrin.  Reded.  Apostels 
Paulus  dialect.  erortert.  Hamburg,  Nolte.  —  Jungmann,  Dissertationes  selectae  in 
historiam  ecclesiasticam.  I.  Ratisbonne,  Pustet.  (Harnack.)  —  Goldziher,  Le 
culte  des  saints  chez  les  musulmans.  Leroux.  [Socin:  esquisse  qu'il  faut 
accueillir  avec  gratitude  et  où  l'auteur  montre  tout  son  savoir.)  —  Roget, 
Histoire  du  peuple  de  Genève  depuis  la  Réforme  jusqu'à  l'Escalade,  VI.  Genève, 
Julien.  (Staehelin) —  Pfleiderer,  Kantischer  Kritizismus  u.  englische  Philoso- 
phie. Halle,  Pfeffer.  (Gottschtck. —  Rei,  derGottd.  Christenthums  als  Gegens~ 
tand  streng  wissenschaftl.  Forschung.  Prag.  Rziwnatz.  (Thônes:  ne  sera  com- 
pris de  personne,  venu  mille  ans  trop  tôt).  —  Debes,  das  Christenthum 
Pestalozzi's.  Gotha,  Thienemann.)  —  16  juillet.  Joël,  der  Aberglaude  u.  die 
Stellung  des  Judenlhums  zu  demselben.  I,  Breslau,  Kcebner.  (Slraok.)  — 
Breest,  das  Wunderblat  von  Wilsnack,  1358-1552,  Quellenm.  Darstell.  seiner 
Geschichte.  —  Jahrbuch  der  Gesellschaft  fur  die  Geschichte  des  Protestantis- 
mus  im  OEsterreich.  Wien,  Klinkhardt.  —  Henke's  neuere  Kirchengeschichte, 
nachgel.  Vorles.  v.  Gass  hrsg.  III.  Von  der  Mitte  des  XVIIIen  Jahrhunderts 
bis  1870.  Halle,  Niemeyer.—  Schulte,  die  Geschichte  der  Quellen  und  Litteratur 


112  DÉPOUILLEMENT    DES    PÉRIODIQUES 

des  canonischen  Rechts  von  Gratian  bis  auf  die  Gegenwart.  III.  Von  der 
Mitte  des  XVIen  Jahrh.  bis  zur  Gegenwart.  Stuttgart,  Enke.  —  30  juillet. 
Dillmann,  Exodus  u.  Leviticus.  Leipzig,  Hirzel.  —  Kawkrau,  Agricola  von 
Eisleben,  ein  Beitrag  zur  Reformationsgeschichte.  Berlin,  Hertz.  (Voilà  enfin  le 
premier  tableau  complet  de  la  vie  de  cet  homme  de  talent  qui  a  exercé  sur 
l'Eglise  une  si  grande  influence,  sans  avoir  reçu  les  ordres,  et  qui  de  même  que 
Mélanchton,  n'était  pas  docteur  en  théologie.)  —  Seifert,  die  Durchfuhrung 
der  Reformation  in  Leipzig,  1539-1545.  Leipzig,  Breitkopf  u.  Hârtel.  (Très 
soigné.)  —  Nebe,  die  Kirchenvisitationen  des  Bisthums  Halberstadt  in  den 
Jahren  1564  u.  1589.  Halle,  Hendel.  (D'un  intérêt  plus  que  local.)  —  Mauren- 
brecher,  Die  preussische  Kirchenpolitik  und  der  Kôlner  Kirchenslreit.  Stutt-  . 
gart,  Cotta.  13  août.  Opuscules  et  traités  d'Abou'l-Walid  Merwan  Ibn  Djanah 
de  Cordoue,  texte  arabe  p.  avec  une  trad.  française  par  J.  Derenbolrg  et 
H.  Derenbourg.  Paris.  (Stade:  excellente  édition.) —  Holsten,  das  Evange- 
lium  des  Paulus  dargestellt.  I.  Die  âussere  Entwickelungsgeschichte  des  pauli- 
nischen  Evangeliums.  I.  Der  Brief  an  die  (Gemeinden  Galatiens  u.  der  erste 
Brief  an  die  Gemeinde  in  Korinth.  Berlin,  Reimer, —  Koffmane,  die  Gnosis 
nach  ihrer  Tendenz  u.  Organisation.  Breslau,  Kœbner.  —  Enwald,  der  Einfluss 
der  stoisch-ciceronianischen  Moral  auf  die  Darstellung  der  Ethik  bei  Ambro- 
sius.  Leipzig,  Bredt.  (Harnack:  études  soignées  et  fines  observations.)  — 
Hoffmann,  Julianos  der  Abtrùnnige,  syrische  Erzàhlungen.  Leiden,  Brill. 
(Douze  récits  syriens,  mais  légendaires  et  n'apportant  aucun  renseignement 
historique  sur  Julien.)  —  Keller  (L.),  Geschichte  der  Wiedertâufer  u.  ihres 
Reiches  zu  Munster,  Munster.  Coppenrath.  (Très  bon  ouvrage  d'ensemble  et 
renfermant  des  documents  inédits.) 

XI.  Articles  signalés  dans  différentes  publications  pério- 
diques. Rosseeuw  Saint-Hdairc,  Mahomet  et  le  Coran.  (Comptes  rendus  de 
l'Académie  des  sciences  morales  et  politiques.  Nouvelle  série  XV,  4, 
avril  1881.) 

B.  Aube,  Un  nouveau  texte  des  actes  des  saintes  Félicité  et  Perpétue  et  de 
leurs  compagnons  martyrs  en  Afrique,  à  Carthage  sous  le  règne  de  Septime- 
Sévère,  202-203.  (Comptes  rendus  de  l'Académie  des  Inscriptions  et  Belles- 
Lettres,  4e  série,  t.  VIII,  1880.) 

E.  Renan,  La  topographie  chrétienne  de  Lyon  (pour  reconstituer  les  lieux  ren- 
dus célèbres  parles  scènes  de  177  et  surtout  retrouver  l'emplacement  de  l'amphi- 
théâtre où  eut  lieu  le  martyre  des  chrétiens).  (Journal  des  savants,  avril  1881.) 

E.  Le  Blant,  Histoire  de  l'art  chrétien.  (Journal  des  savants,  juillet  1881.) 
A.    Maury,  Histoire  de  la  divination  dans  l'antiquité.  (Journal  des  savants, 

juillet  1881.) 

H.  Brugsch,  Die  Gœtter  des  Nomon  Arabia  (Zeitschrift  fur  ^Egyptische 
Sprache,  1881,  I.) 

Kayser,  Der  gegenwàrtige  Stand  der  Pentateuchfrage  II.  (Jahrbùcherfùrpro- 
testantische  Théologie,  1881,  3.) 

F.  Giesebrecht,  Zur  Hexateuchkritik.  Der  sprachgebrauch  des  Hexateuchis- 
chen  Elohisten.  I.  (Zeitschrift  fur  die  A.    T.  Wissenschaft,  1881,  2.) 


CHRONIQUE  113 

F.  Giesebrecht,  Ueber  die  Abfassungszeit  der  Psalmen.  I.  Buch  Il-V. 
(Zeitschrift  fur  die  A.  T.  Wissenschaft,  2.) 

W.  Beyschlag,  Die  apostolische  Spruchsammlung  und  unsere  vier  Evan- 
gelien.  (Studien  undKritiken,  1881,  4.) 


CHRONIQUE 


France.  —  La  proposition  que  nous  avons  faite  d'introduire  l'enseignement 
des  principaux  résultats  de  l'histoire  et  delà  critique  religieuses  aux  différents 
degrés  de  l'instruction  publique,  a  été  relevée  par  différents  recueils  qui  lui 
donnent  une  approbation  totale  ou  partielle.  Nous  sommes  tout  particulièrement 
heureux  de  pouvoir  citer  l'opinion  d'un  juge  aussi  autorisé  que  M.  G.  Monod, 
directeur  de  la  Revue  historique.  Voici  comment  il  s'exprime  dans  son  bulle- 
tin historique  (numéro  de  juillet-août):  «  M.  Maurice  Vernes,  dans  un  article 
intéressant  de  la  Revue  de  l'histoire  des  religions-,  publié  ensuite  à  part  en 
brochure,  a  traité  à  fond  une  question  qu'il  avait  déjà  plusieurs  fois  abordée  : 
Quelle  place  faut-il  faire  à  l'histoire  des  religions  aux  différents  degrés  de 
l'enseignement  public?  Il  demande  la  création  dans  les  principales  facultés  des 
lettres  de  trois  chaires:  histoire  générale  des  religions  :  — judaïsme,  —  christia- 
nisme ;  et  à  l'Ecole  Normale,  d'un  cours  d'histoire  comparée  des  religions.  Il 
veut  que,  dans  l'enseignement  secondaire,  des  notions  précises  sur  le  judaïsme 
et  le  christianisme  prennent  place  dans  le  programme  d'histoire  et  qu'un  cours 
rapide  d'histoire  comparée  des  religions  soit  fait  aux  élèves  de  philosophie.  Il 
désire  enfin  que  des  indications  générales  sur  l'histoire  religieuse  soient  mêlées 
aux  cours  d'histoire  faits  aux  enfants  des  écoles  primaires.  Sur  le  premier  point 
nous  joignons  nos  vœux  à  ceux  de  M.  Vernes.  en  ce  sens  que  l'enseignement 
de  l'histoire  des  religions  et  en  particulier  des  religions  juive  et  chrétienne, 
nous  paraît  un  des  plus  dignes  de  figurer  sur  le  programme  des  facultés  des 
lettres,  s'il  se  trouve  des  professeurs  capables  de  s'en  charger.  Nous  ne  croyons 
pas  indispensable  que  tous  les  grands  centres  universitaires  soient  pourvus  des 
chaires  que  réclame  M.  Vernes,  mais  il  serait  bon  qu'elles  existassent  dans  deux 
ou  trois  centres,  pour  qu'un  étudiant  français  ne  fût  pas  obligé  d'aller  chercher 
l'instruction  sur  ces  matières  en  Hollande  ou  en  Allemagne.  En  ce  qui  touche 
l'enseignement  secondaire,  nous  ne  croyons  pas  utile  de  placer  un  cours  d'his- 
toire des  religions  en  philosophie.  Comme  nous  croyons  déjà  que  l'enseigne- 
:v  8 


114  CHRONIQUE 

ment  même  de  la  philosophie  dans  les  lycées  est  une  erreur,  à  plus  forte  raison 
refuserons-nous  d'y  introduire  ce  cours  nouveau.  Nous  le  renverrons,  avec  la 
philosophie,  aux  facultés.  Nous  ne  demanderons  pas  non  plus,  par  conséquent, 
la  création  d'un  cours  à  l'Ecole  Normale.  Les  élèves  que  l'histoire  des  religions 
intéressera  iront  l'étudier  aux  cours  de  la  faculté.  En  ce  qui  concerne  la  place  à 
donner  à  l'histoire  religieuse  dans  l'enseignement  de  l'histoire  générale  dans 
les  lycées  et  lesécoles,  nous  sommes  à  peu  près  d'accord  avec  M.  Vernes.  Nous 
croyons  comme  lui  qu'un  cours  bien  fait  doit  contenir  des  notions  sur  la  religion 
juive  aussi  bien  que  sur  la  religion  égyptienne  et  doit  enseigner  la  formation 
de  l'Eglise  chrétienne  aussi  bien  que  la  Réforme  ;  nous  croyons,  comme  lui, 
que  l'on  peut,  sans  froisser  aucune  croyance,  donner  ces  notions  à  un  point  de 
vue  purement  historique,  sans  nier  ni  affirmer  les  faits  surnaturels  auxquels 
elles  se  rattachent  ;  mais  nous  croyons  aussi  que,  pour  le  faire,  il  faut  une 
discrétion,  un  tact,  un  talent  même,  que  peu  de  professeurs  posséderont,  surtout 
dans  les  écoles  primaires;  nous  croyons  que  le  plus  grand  nombre  se  laisseront 
entraîner  à  exposer  leurs  opinions  religieuses  personnelles  ;  nous  croyons  enfin 
que  beaucoup  de  parents,  en  voyant  que  l'enseignement  religieux  supprimé 
ailleurs,  subsiste  dans  les  cours  d'histoire,  penseront  qu'on  est  inspiré  dans 
cette  réforme  par  des  sentiments  hostiles  à  la  religion.  Aussi  approuvons-nous 
le  Conseil  supérieur  de  s'être  montré  très  réservé  dans  la  rédaction  des  pro- 
grammes. » 

Ces  réserves  n'atténuent  en  rien  l'importance  d'une  adhésion  aussi  explicite. 
M.  Monod  déclare  qu'un  «  cours  bien  fait  »  d'histoire  doit  donner  aux  élèves 
des  notions  précises  sur  la  religion  juive  et  les  origines  du  christianisme,  mais 
qu'ilyfaut  en  même  temps  singulièrement  de  discrétion  et  de  tact.  C'est  exacte- 
ment notre  avis.  Quel  est  donc  le  moyen  de  parer  à  des  difficultés  très  réelles 
tout  en  réalisant  un  progrès  que  réclame  l'opinion  du  public  éclairé  ?  C'est  de 
donner  aux  maîtres  des  guides,  destinés  à  leur  éviter  les  faux  pas  dans  la  route 
où  ils  devront  s'engager  pour  la  première  fois.  Ces  guides  consisteront,  pour 
l'enseignement  primaire,  dans  un  manuel,  dans  les  limites  duquel  l'instituteur 
se  tiendra,  en  attendant  qu'un  cours  sur  ce  sujet  puisse  être  donné  avec 
compétence  à  l'Ecole  Normale  primaire  de  chaque  département  ;  pour  l'enseigne- 
ment secondaire,  on  ne  proposera  pas  une  tutelle  aussi  rigide.  C'est  pourquoi 
on  insistera  de  nouveau  sur  la  nécessité  d'un  enseignement  donné  à  l'Ecole 
Normale  supérieure,  dans  lequel  les  professeurs  d'histoire,  et  aussi  ceux  de 
philosophie  (sans  oublier  ceux  de  littérature:  car,  en  vérité,  l'oubli  où  l'on  tient 
au  seul  point  de  vue  littéraire,  la  Bible,  c'est-à-dire  le  plus  classique  des  pro- 
duits de  l'Orient  ancien,  est  chose  étrange  et  que  personne  ne  pourra  considérer 
comme  justifiée),  puiseront  des  notions  précises  sur  l'évolution  religieuse  de 
l'humanité  et  sur  les  principaux  livres  sacrés, —  notions  qu'ils  introduiront,  à 
leur  place,  dans  l'exposition  de  l'histoire  générale  ou  dans  la  discussion  des 
questions  philosophiques.  L'utilité  du  cours  que  conteste  M.  Monod  me  semble 
ressortir  des  inconvénients  qui  résulteraient,  comme  il  le  montre  fort  bien, 
d'une  carte  blanche  donnée  au  professeur. 

Dans    la   Revue   internationale  de   renseignement    (numéro    du    15  juin) 


CHRONIQUE  115 

M.  Dreyfus-Brisac  reproduit  in-extenso  les  conclusions  de  notre  travail  et  le 
signale,  en  termes  bienveillants,  à  l'attention  de  ses  lecteurs.  Deux  organes  qui 
ne  sont  pas  voués  uniquement  aux  questions  d'instruction,  donnent  de  leur 
côté  uni  adhésion  chaleureuse  à.  nos  propositions.  M.  Pillon,  dans  la  Critique 
philosophique  (supplément  trimestriel,  avril  1881)  la  défend  contre  certaines 
objections:  «  On  oppose  la  liberté  de  conscience.  On  soutient  que  les  églises  et 
les  religions  ne  peuvent  accepter  comme  légitime  cette  prétention  de  l'Etat 
d'enseigner  au  dehors  d'elles,  avec  une  impartialité  scientifique,  l'histoire  de 
leurs  origines  et  de  leurs  transformations.  Il  est  facile  de  répondre  que  l'histoire 
des  religions  peut  être  enseignée  par  l'Etat  moderne,  qu'elle  doit  l'être  surtout 
dans  un  pays  où  le  catholicisme  est  la  religion  dominante,  précisément  en  vue 
d'inspirer  aux  jeunes  générations  la  tolérance  religieuse  et  d'assurer  ainsi 
l'avenir  à  la  liberté  de  conscience.  —  Ajoutons  que  l'histoire  des  religions 
introduite  à  titre  de  science  et  en  dehors  de  tout  esprit  de  polémique  dans  nos 
écoles  de  tout  degré,  peut  certainement  contribuer  à  affranchir,  à  renouveler  la 
conscience  religieuse  de  notre  pays,  d'autre  part  à  entamer  l'irréligion  bornée, 
superficielle  et  frivole  d'une  partie  de  nos  classes  cultivées.  »  Ces  réflexions  ont 
reçu  à  leur  tour  la  chaleureuse  approbation  du  vénérable  apôtre  de  la  paix  conti- 
nentale, M.  Ch.  Lemonnier.  A  son  avis  l'idée  «  d'introduire  l'histoire  des  reli- 
gions dans  toutes  les  parties  de  l'enseignement  public  et  de  lui  faire  sa  place 
jusque  dans  les  classes  de  l'instruction  primaire  »  est  «  non  point  bonne  seu- 
lement, mais  excellente.  »  M.  Lemonnier  estime  que  le  ministre  de  l'Instruc- 
tion publique  «  pourrait,  dès  à  présent,  introduire  l'histoire  des  religions,  non 
point  encore  dans  les  écoles  primaires,  mais  dans  les  Ecoles  Normales  d'institu- 
teurs et  d'institutrices.  »  (Etats-Unis  d'Europe,  30  juillet  1881.) 

Nous  avons  reproduit  les  considérations  de  M.  Pillon  parce  qu'elles  nous 
semblaient  intéressantes,  bien  qu'elles  sortent  du  cadre  de  cette  Revue,  qui 
n'a  point  à  s'immiscer  dans  les  questions  religieuses  courantes  pas  plus  qu"à 
s'occuper  de  la  direction  ou  de  l'esprit  qui  prévalent  dans  les  hautes  sphères  de 
l'administration  de  l'enseignement  dans  notre  pays.  Ce  que  nous  prétendons  ici, 
et  ce  que  nous  continuons  d'affirmer,  c'est  qu'il  n'est  pas  d'intelligence  sérieuse 
d'une  civilisation  soit  des  temps  anciens  soit  des  temps  modernes,  sans  une 
connaissance  précise  des  croyances  et  des  usages  religieux.  Nous  avons  pro- 
testé, à  ce  point  de  vue  et  à  ce  seul  point  de  vue,  contre  des  lacunes  évidentes; 
nous  avons,  à  ce  même  point  de  vue,  fait  des  propositions  que  d'autres  pour- 
ront approuver  ou  combattre  pour  des  motifs  différents,  mais  que  nous-mème  ne 
continuerons  de  défendre  que  parce  même  et  seul  argument,  de  la  place  considé- 
rable occupée  par  la  religion,  à  toutes  les  époques  et  en  tous  pays,  dans 
l'organisme  social  des  différents  groupes  humains.  C'est  enfin  à  ce  même  point 
de  vue,  et  sans  nous  immiscer  dans  des  quenelles  philosophiques  ou  religieuses, 
que  nous  continuerons  d'approuver  toutes  les  mesures  de  nature  à  réaliser  le 
desideratum  qui  nous  tient  à  cœur. 

Toutefois,  puisque  nous  avons  été  amené  à  reprendre  la  plume  sur  ce  sujet, 
nous  en  profiterons  pour  dissiper  un  malentendu,  sans  doute  imputable  à  un 
défaut  de  rédaction.  On  a  pensé  que,  du  même  coup  que  nous  demandions 


d  16  CHRONIQUE 

l'introduction  de  l'histoire  des  religions  dans  les  facultés  de  lettres,  nous 
aboutissions  à  la  suppression  des  facultés  de  théologie  des  différentes  dénomi- 
nations. C'est  une  méprise.  Nous  réclamons  pour  l'histoire  indépendante, 
critique,  des  religions  sa  place  dans  la  faculté  des  lettres  parce  que  l'étude 
de  l'évolution  religieuse  est  un  chapitre  essentiel  de  l'histoire  générale  de 
l'esprit  humain  et  que  son  absence  constitue  une  grave  lacune,  inadmissible  à  la 
longue.  Quant  aux  facultés  de  théologie,  ce  sont,  au  moins  en  théorie,  des  écoles 
d'application,  où  certains  chapitres  de  l'histoire  religieuse  sont  enseignés  en  vue 
de  la  pratique  d'un  ministère  ecclésiastique  et  au  point  de  vue  du  dogme  des 
Églises  particulières.  Que  ce  dogme,  dans  certains  endroits,  à  certains  jours  et 
dans  la  bouche  de  tel  ou  tel  maître,  soit  assez  tolérant  pour  se  concilier  avec 
l'application,  partielle  ou  totale,  des  méthodes  exactes  de  la  science  historique, 
cela  sera  fort  bien,  et,  comme  nous  l'avons  déclaré  expressément,  nous  ne 
serons  pas  les  derniers  à  y  applaudir.  Il  n'en  restera  pas  moins  que,  même 
dans  ce  cas,  la  destination  toute  spéciale  des  facultés  de  théologie,  considérées 
comme  pépinières  de  jeunes  ecclésiastiques,  continuera  de  justifier  leur  raison 
d'être  après  que  l'histoire  des  religions  aura  conquis  la  place  qui  lui  revient 
dans  les  facultés  de  lettres  entre  l'histoire  et  la  philosophie. 

—  On  sait  qu'une  nouvelle  école  d'érudition  et  de  recherches  est  venue  se 
joindre  à  nos  écoles  d'Athènes  et  de  Rome  qui  ont  joué  un  rôle  si  considérable 
dans  le  renouvellement  des  études  relatives  à  l'antiquité  classique.  Le  moment 
des  études  orientales  est  enfin  venu.  M.  Maspero  a  été  chargé  d'organiser  au 
Caire  une  troisième  école,  où  l'égyptologie  aura  naturellement  la  première  place, 
mais  dont  le  cadre  s'élargira,  nous  en  sommes  convaincu,  à  la  mesure  des 
richesses  archéologiques  tant  de  l'Egypte  que  des  pays  avoisinants.  Nous  nous 
associons  entièrement  aux  désirs  qu'expose  à  cet  égard  M.  Monod.  «  Nous 
espérons,  dit-il,  que  l'école  du  Caire,  loin  de  se  restreindre  à  l'égyptolog'e, 
deviendra  une  véritable  école  d'orientalistes  qui  s'occupera  et  de  l'assyriologie 
et  des  antiquités  sémitiques,  et  même  de  l'histoire  et  des  monuments  arabes  et 
turcs.  Du  Caire  pourront  partir  des  explorateurs  vers  l'Afrique  et  vers  l'Asie. 
L'école  du  Caire  entrera  en  relations  intimes,  d'un  côté  avec  l'école  d'Athènes, 
dont  le  domaine  rejoint  à  chaque  instant  les  études  orientales,  de  l'autre  avec 
l'école  de  Rome  avec  qui  elle  aura  un  terrain  commun,  la  Tunisie,  à  la  fois 
punique  et  romaine.  Nos  trois  écoles  pourront  avoir  ainsi  la  plus  riche  et  la 
plus  féconde  activité  et  se  prêteront  un  mutuel  appui.  »  (Revue  historique, 
juillet-août.) 

—  Dans  le  xe  volume  de  Y  Encyclopédie  des  sciences  religieuses  qui  rient 
de  paraître,  nous  signalerons  les  articles  suivants  :  Orient  (Religions  de 
Vextréme)  par  Léon  Feer,  Paganisme  par  Michel  Nicolas,  Paul  (saint)  par 
A.  Sabatier,  Péché  par  J.  Astié,  Peinture  et  iconographie  chrétiennes  par 
Eug.  Miintz,  Pentateuque  par  Maurice  Vernes.  Perse  par  Léon  Feer,  Phénicie 
par  Philippe  Berger,  Philosophie  de  la  religion  par  Michel  Nicolas,  Pierre 
(saint)  par  A.  Sabatier ,  Prédestination  par  P.  Lobstein  .  Presbytérien 
(système)  par  P.  Chaponnière,  Prophétisme  par  Ch.  Bruston.  Ces  articles  se 
distinguent  par  des  qualités  variées,  mais   dans  ceux  qui  touchent  au  dogme 


CHRONIQUE  117 

nous  devons  encore  signaler  un  regrettable  mélange  du  point  de  vue  propre  à 
l'auteur  et  de  l'histoire.  Ce  défaut  est  particulièrement  sensible  dans  l'article 
Péché  où  des  renseignements  intéressants  sont  noyés  d;ins  une  discussion 
confuse.  La  partie  de  l'article  Phénicie  qui  traite  de  la  religion,  sera  mise,  avec 
profit,  en  regard  du  travail  de  M.  Tiele  que  nous  avons  récemment  publié  sur 
ce  même  sujet.  M.  Ph.  Berger  y  fait  profiter  ses  lecteurs  de  son  intime  com- 
merce avec  les  plus  récents  documents  de  l'épigraphie.  Les  études  de  M.  A. 
Sabatier  sur  les  apôtres  Pierre  et  Paul,  ces  chefs  des  deux  grands  partis  entre 
lesquels  se  divisa  le  chislianisme  naissant,  seront  appréciées  dans  le  Bulletin 
du  christianisme  [origines).  M.  Léon  Feer.a  apporté  dans  ses  articles  de 
V Extrême  Orient  et  delà  Perse  sa  conscience  habituelle.  Nous  nous  permettrons 
seulement  de  nous  étonner  de  l'indulgence  avec  laquelle  le  savant  écrivain 
rapporte  un  prétendu  rapprochement  entre  un  point  de  la  doctrine  de  Lao-tseu 
sur  la  divinité  et  le  vocable  hébreu  Yahvéh  (Jéhova).  Nous  signalons  enfin 
avec  un  plaisir  tout  particulier  le  court,  mais  substantiel  article  consacré  par 
M.  M.  Nicolas  au  Paganisme.  L'éminent  professeur  proteste  énergiquement 
contre  l'abus  qu'on  fait  de  ce  terme  quand  on  l'applique  «  indistinctement  à  toutes 
les  religions  autres  que  le  christianisme  et  le  judaïsme.  »  Cette  protestation  est 
motivée  dans  des  termes  excellents,  qu'on  nous  saura  gré  de  reproduire  :  «  Cela 
n'avait  pas  le  moindre  inconvénient  aussi  longtemps  qu'on  n'avait  pas  d'idée 
exacte  des  religions  des  peuples  non-chrétiens  et  qu'on  croyait  qu'elles  étaient 
l'œuvre  du  diable  pour  la  perte  des  âmes  ;  mais,  depuis  qu'on  a  renoncé  à  cette 
opinion  et  que  les  connaissances  historiques  se  sont  rectifiées  et  étendues,  il  ne 
devrait  plus  être  permis  de  comprendre  dans  une  même  catégorie,  et  sous  le 
terme  générique  de  paganisme,  des  religions  qui  présentent  des  caractères  si 
différents,  dont  les  unes  sont  polythéistes  et  les  autres  monothéistes,  celles- 
ci  idolàtriques  et  celles-là  absolument  iconoclastes,  en  un  mot  qui  n'ont  entre 
elles  rien  de  commun  que  ce  qui  est  propre  à  toutes  les  religions  sans  aucune 
distinction,  savoir  le  recours  à  une  protection  divine.  —  En  réalité,  continue 
M.  Nicolas,  le  nom  de  paganisme  (religio  paganorum)  ne  convient  qu'aux 
anciennes  superstitions  qui  survécurent  à  la  propagation  du  christianisme  au 
milieu  des  divers  peuples  qui,  dans  l'Europe  occidentale,  avaient  fait  partie  de 
l'empire  romain.  »  M.  Nicolas  commence  alors  par  établir,  au  moyen  d'une  série 
de  textes  incontestables,  avec  quelle  ténacité  les  anciens  usages  religieux  se 
maintinrent  pendant  plusieurs  siècles  à  côté  de  la  religion  officielle,  qui 
disposait  cependant  du  pouvoir  sans  aucune  contestation  possible.  «  Les 
pouvoirs  publics  avaient  fait  en  quelque  sorte  une  obligation  delà  profession  du 
christianisme,  la  religion  nouvelle  semblait  solidement  établie  en  tous  lieux,  que 
les  habitants  des  campagnes  continuaient  à  pratiquer  les  cérémonies  païennes, 
publiquement  dans  les  lieux  écartés,  et  en  secret,  là  où  ils  avaient  à  craindre 
la  surveillance  des  agents  de  l'autorité.  On  en  a  des  témoignages  irrécusables  » 
depuis  le  ive  jusqu'au  ixe  siècles.  «  Pour  gagner  au  christianisme  ces  paiens 
obstinés  et  peu  intelligents,  les  ordonnances  des  rois  et  les  anathèmes  des 
conciles,  déclare  M.  Nicolas,  avaient  été  impuissants.  L'Eglise  employa  un 
procédé  qui  lui  avait  jusqu'alors  réussi.  Elle  fit,  si  on  peut  ainsi   dire,    la  part 


118  CHRONIQUE 

du  feu.  La  plupart  des  cérémonies  furent  tolérées  ou  même  adoptées  avec  quel- 
ques légères  modifications  qui  les  rendaient  propres,  du  moins  en  quelque 
mesure,  au  culte  chrétien...  On  peut  citer,  parmi  les  cérémonies  païennes  chris- 
tianisées, la  procession  qui  se  faisait  dans  l'ancien  culte  le  25  avril  pour  bénir 
les  champs.  On  n'eut  qu'à  changer  quelques  mots  dans  les  hymnes  qu'on  y 
chantait  pour  en  faire  une  cérémonie  chrétienne.  »  Le  grand  pèlerinage  au  lac 
du  mont  Hélanus  est  habilement  transformé  en  une  visite  aux  reliques  de  saint 
Hilaire  de  Poitiers,  etc.  Les  sanctuaires  antiques  du  druidisme  sont  remplacés 
par  des  chapelles  ou  des  monastères,  la  vénération  restant  attachée  au  lieu 
consacré.  Cette  pratique  ingénieuse  est  expressément  recommandée  au  moine 
Augustin,  chargé  de  convertir  les  populations  de  la  Grande  Bretagne,  par  le 
pape  Grégoire  le  Grand,  en  ces  termes  :  «  Il  faut  conserver  les  temples  païens 
et  les  faire  passer  du  service  des  démons  au  service  du  vrai  Dieu,  afin  que  les 
populations  païennes  viennent  plus  facilement  adorer  aux  lieux  accoutumés.  » 

—  Une  intéressante  discussion  a  eu  lieu  à.  Y  Académie  des  Sciences  morales  et 
politiques,  sur  la  préméditation  de  la  Saint-Barthélémy,  dans  la  séance  du 
30  juillet.  Nous  en  empruntons  le  compte  rendu  au  Temps: 

Le  massacre  de  la  Saint-Barthélémy  est-il  l'explosion  en  quelque  sorte  fatale 
des  passions  politiques  et  du  fanatisme  religieux,  ou  bien  est-ce  le  résultat  d'un 
plan  abominable,  longuement  médité  et  qui  n'attendait  que  l'occasion  pour  se 
réaliser? 

Au  xvme  siècle,  ce  problème  préoccupa  vivement  les  historiens.  Les 
recherches  les  plus  minutieuses  ne  parvinrent  pas  à  faire  saisir  la  trace  d'un 
complot  visant  à  l'extirpation  du  protestantisme  en  France  par  le  massacre.  Lin- 
gard  et  Makintosch  furent  les  premiers  à  le  proclamer.  Pourtant  Brantôme,  qui 
savait  tant  de  choses,  sans  accuser  positivement  Catherine  de  préméditation, 
avait  insinué  qu'elle  avait  été  poussée  par  trois  ou  quatre  personnages  depuis 
longtemps  résolus.  On  sent  parla  qu'il  désigne  les  Guise. 

Il  y  a  une  trentaine  d'années,  M.  Weiss  découvrit  des  lettres  du  duc 
d'Albe,  écrites  durant  la  fameuse  entrevue  qui  eut  lieu  à  Bayonne  en  1565.  A 
celte  entrevue  assistaient  Catherine  de  Médicis,  Charles  IX,  le  duc  d'Albe,  le 
futur  bourreau  des  Flandres,  et  la  reine  Elisabeth  d'Espagne,  fille  de  France, 
envoyée  par  son  royal  époux  Philippe  II.  Ce  qui  se  passa,  ce  qui  se  dit  à  pro- 
pos des  protestants  de  France  pendant  l'entrevue,  les  lettres  du  terrible  duc  le 
laissent  clairement  apercevoir.  Le  ministre  de  Philippe  II  pressa  vivement  Cathe- 
rine d'abandonner  la  politique  de  bascule  qu'elle  pratiquait  entre  les  deux  par- 
tis, de  traiter  avec  la  sévérité  nécessaire  l'hérésie,  d'en  finir  avec  cette  «  secte 
de  coquins.  »  Catherine,  les  lettres  l'affirment,  résista  à  ces  instances  et  repro- 
cha même  à  Elisabeth  d'être  si  foncièrement  espagnole. 

La  correspondance  du  duc  d'Albe,  si  précieuse  qu'elle  fût,  nous  laissait 
dans  le  doute  sur  les  résolutions  de  Catherine  de  Médicis;  elle  autorisait,  qui 
plus  est,  à  penser  que  la  reine  mère  était  demeurée  hostile  à  l'idée  d'un  con- 
cert entre  les  cours  de  Madrid  et  de  Paris  pour  l'extinction  du  protestantisme. 
11  est  vrai  que  le  savant  et  judicieux  Lafuente  avait  écrit  que  le  bruit  avait 
couru,  après  l'entrevue  de  Bayonne,  de  l'établissement  d'un   concert  entre  les 


CHRONIQUE  1  \  9 

deux  puissances,  mais  aucun  document  authentique  n'était  venu    corroborer 
cette  rumeur. 

Aujourd'hui,  grâce  à  la  libéralité  de  M.  Barthélémy  Diaz,  directeur  des 
archives  de  Simancas,  grâce  à  la  découverte  que  M.  François  Combes,  pro- 
fesseur d'histoire  à  la  faculté  de  Bordeaux,  vient  de  faire  de  deux  pièces 
extrêmement  importantes  dans  ces  archives,  nous  avons  des  renseignements 
nouveaux  sur  ce  grave  problème  historique. 

Des  deux  pièces,  l'une  est  une  lettre  de  Francès  Alava,  adressée  à  un  minis- 
tre d'État  de  Philippe  II,  datée  du  4  juillet,  quelques  semaines  après  l'entrevue. 
Cette  lettre  mentionne  la  grande  joie  et  l'enthousiasme  que  ressent  la  jeune 
reine  Elisabeth  du  concert  établi  avec  sa  mère.  L'entreprise  sera  grande 
pour  Dieu.  On  martellera  ces  gens-là.  On  frappera  non  seulement  ceux 
qui  font  profession  ouverte  de  l'hérésie,  mais  encore  ceux  qui,  sans  être 
huguenots  avérés, prêtent  à  ceux-ci  le  concours  de  leur  appui  et  leur  influence. 
Il  semble  que  c'est  une  croisade  nouvelle  qui  vient  d'être  résolue. 
La  lettre  est  courte  mais  écrasante,  dit  M.  Combes  :  impossible  de  ne  pas 
apercevoir  clairement  sous  ces  termes  discrets  la  réalité  d'un  plan  d'extermina- 
tion. 

La  deuxième  pièce  est  une  longue  lettre  de  Philippe  II  au  cardinal  Pacheco, 
son  ambassadeur  à  la  cour  de  Rome.  Elle  est  datée  du  24  août  1565.  Le  prin- 
cipal intérêt  qu'elle  présente  pour  le  problème  en  question,  c'est  l'insistance 
avec  laquelle  le  roi,  parlant  de  l'abolition  du  protestantisme,  distingue  la 
guerre,  la  guerre  civile  qui  est  la  ruine  des  royaumes,  d'un  autre  remède  qui 
est  le  sien  et  qui  doit  avoir  de  merveilleux  effets  quand  on  voudra  l'appliquer. 
Faisant  allusion  à  l'entrevue  de  Bayonne,  Philippe  II  affirme  qu'on  parvint  à 
dissuader  Catherine  de  Médecis  de  persister  dans  sa  politique  à  double  face. 
L'entente,  ainsi  établie,  fut  tenue  secrète  et  doit  rester  telle,  ajoute  le  roi,  car 
du  secret  dépend  la  possibilité  de  l'application  du  remède.  C'est  pourquoi  il 
supplie  le  pape  de  ne  pas  s'en  ouvrir  même  aux  rois  Très  Chrétiens,  c'est-à- 
dire  aux  fils  de  Henri  II. 

Aux  yeux  de  M.  Combes,  ces  deux  lettres  rapprochées  démontrent  claire- 
ment que  la  résistance  de  Catherine  aux  sollicitations  meurtrières  du  duc  d'Albe 
tomba  les  derniers  jours  de  l'entrevue  de  Bayonne,  et  que  là  fut  créé  cet  odieux 
concert  qui  devait  éclater  sept  ans  plus  tard,  dans  la  funeste  nuit  du  24  août 
1572. 

M.  Picot  ne  pense  pas  que  ces  nouveaux  et  précieux  documents  fournissent 
l'entière  solution  du  problème.  Il  convient  d'attendre  la  grande  publication  de 
la  correspondance  de  Catherine,  pour  savoir  ce  qu'il  faut  penser  de  la  prémé- 
ditation du  crime.  Cependant  plusieurs  points  sont  acquis  :  les  efforts  du  duc 
d'Albe,  la  résistance  de  Catherine,  sa  défaillance  vers  la  fin  de  l'entrevue.  Mais 
en  quoi  consistaient  précisément  les  concessions  qu'elle  fit  ?  En  paroles  ?  En 
promesses  peur-ètre?  Il  y  a  loin  de  cela  à  la  résolution  et  à  l'acte. 

M.  Henri  Martin  appuie  les  observations  de  M.  Picot.  Sans  doute,  il  paraît 
bin  que  depuis  la  paix  de  1563  Catherine  fut  hostile  au  ^-protestants  ;  mais  ce 
n'est  pas  une  raison  suffisante  pour  attribuer  aux  paroles  qu'elle  aura  pronon- 


120  CHRONIQUE 

cées  à  Bayonne  la  portée  d'un  engagement  constituant  une  abominable  pré- 
méditation. Les  sept  années  qui  séparent  l'entrevue  de  Bayonne  du  massacre 
auraient,  dans  le  système  de  M.  Combes,  été  remplies  par  cette  préméditation, 
qui  cadre  mal  avec  ce  que  nous  connaissons  des  habitudes  oscillantes  de  la 
politique  de  la  reine. 

M.  Zeller  trouve  aussi  peu  vraisemblable  cette  longue  préparation  du  forfait. 
Les  paroles  dites  à  Bayonne  avaient-elles  la  portée  qu'on  leur  prêtait  à  Madrid 
et,  de  plus,  Catherine  était-elle  décidée  à  y  conformer  sa  conduite  ?  Il  semble 
bien  qu'elle  soit  dans  le  forfait  la  grande  coupable,  sans  qu'on  puisse  encore 
affirmer  qu'elle  ait  si  longuement  médité  son  crime. 

—  M.  L.  Guerrier,  professeur  au  lycée  d'Orléans,  a  soutenu  en  Sorbonne, 
le  22  juin,  les  deux  thèses  suivantes  pour  l'obtention  du  grade  de  docteur 
es  lettres  :  De  Petro  Damiano  Ostiensi  episcopo  romanœque  Ecclesix  car- 
dinali,  et  Madame  Guyon,  sa  vie,  sa  doctrine  et  son  influenee,  d'après  les 
écrits  originaux  et  des  document  inédits. 

—  Nous  voyons  avec  plaisir  la  fondation  d'une  Société  qui  se  propose  d'étu- 
dier l'archéologie  et  l'histoire  religieuse  de  l'ancien  diocèse  de  Paris,  sous  le 
patronage  de  l'archevêque  de  Paris.  Un  comité  s'est  constitué  au  mois  de  juin. 
Le  bureau  se  compose  de  M.  Natalis  de  Wailly,  membre  de  l'Institut,  prési- 
dent, MM.  l'abbé  d'Hulstetde  Champagny,  vice-présidents,  M.  l'abbé  Delarc, 
secrétaire,  M.  de  Marsy,  secrétaire-adjoint.  Le  comité  a  nommé,  en  outre,  une 
commission  de  publication  qui  comprend,  en  plus  du  bureau,  M.  le  comte  Riant, 
M.  Jourdain  et  M.  l'abbé  Duchesne.  Parmi  les  noms  des  membres  du  comité 
nous  remarquons  ceux  de  MM.  X.  Marmier,  de  Beaucourt,  Longnon,  V. 
Fournel,  Viollet,  Thédenat,  Héron  de  Villefosse,  E.  Frémy,  An.  de  Barthé- 
lémy, G.  Rohaut  de  Fleury,  etc.  Le  comité  publira,  à  partir  de  1882,  une  revue 
trimestielle,  le  Bulletin  d'histoire  et  d'archéologie  de  l'ancien  diocèse  de 
Paris.  L'objet  propre  du  bulletin  est  de  publier  des  textes  inédits  et  des  études 
sur  les  hommes  et  les  choses  du  diocèse  de  Paris  avant  la  Révolution  française. 
Les  communications  doivent  être  adressées  à  M.  l'abbé  Delarc,  22,  rue  Saint- 
Roch. 

—  La  légation  de  France  à  Athènes  a  fait  auprès  du  gouvernement  helléni- 
que des  démarches  pour  la  conclusion  d'une  convention  tendant  à  autoriser 
l'École  française  d'Athènes  à  pratiquer  des  fouilles  sur  l'emplacement  de  l'an- 
cienne Delphes.  Le  gouvernement  hellénique  a  fait  le  meilleur  accueil  aux 
ouvertures  de  la  légation  de  France.  La  convention  serait  basée  sur  les  termes 
de  celle  qui  a  été  conclue,  il  y  a  sept  ans,  avec  l'Allemagne,  pour  les  fouilles 
d'Olympie. 

—  Le  programme  des  études  et  des  discussions  des  Sociétés  savantes  pour  le 
congrès  qu'elles  tiendront  à  la  Sorbonne  en  1882,  a  été  fixé.  Quinze  questions  sont 
proposées.  Nous  y  relevons  celle-ci,  dont  le  choix  nous  intéresse  tout 
particulièrement:  Faire  connaître  a"  après  des  documents  authentiques,  l 'ori- 
gine, l'objet  et  le  développement  des  pèlerinages  antérieurs  au  XVIe  siècle. 
Nous  ouvrirons  avec  un  grand  plaisir  nos  colonnes  à  toute  communication  ren- 
trant dans  cet  ordre  de  recherches.  On  a  chance  en  effet  de  saisir  en  plusieurs 


CHRONIQUE  121 

places  avec  preuves  àl'appui,  le  curieux  procèspar  lequel  le  christianisme  atrans- 
formé  et  s'est  assimilé  les  lieux  de  réunion  mis  à  la  vogue  par  la  religion  anté- 
rieure. 

—  Notre  collaborateur,  M.Henri  Cordier  vient  d'être,  par  arrêté  du  Ministre  de 
l'instruction  publique,  chargé  du  cours  d'histoire  et  de  géographie  des  pays  de 
l'extrême  Orient  à  l'école  spéciale  des  langues  orientales  vivantes.  Cette  chaire, 
qui  avait  été  créée  pour  Pauthier,  était  restée  vacante  pendant  plusieurs  années 
après  la  mort  de  ce  savant,  qui  ne  l'occupa  que  quelques  mois. 

—  M.  Paul  Pierret,  conservateur  au  Musée  Égyptien  du  Louvre,  vient  de  publier 
un  travail  sur  le  Décret  trilingue  de  Canope.  Ce  décret,  rendu  sous  PtoloméelII 
Evergète  Ier,  se  trouve  sur  une  stèle  découverte  en  1866;  une  inscription  hié- 
roglyphique de  37  lignes  y  est  suivie  d'une  inscription  grecque  de  76  lignes, 
sur  la  tranche  est  gravée  une  version  démotique  de  74  lignes.  Par  ce  décret 
des  prêtres  délégués  de  tous  les  temples  de  l'Egypte  et  réunis  à  Canope,  dé- 
clarent consacrer  le  souvenir  des  bienfaits  rendus  au  pays  par  Ptolomée  et  Béré- 
nice; ils  prescrivent  d'augmenter  les  honneurs  qu'on  doit  au  roi  et  à  la  reine, 
d'instituer  une  classe  de  prêtres  des  dieux  Evergètes.  etc.  M.  Pierret  nous  donne 
dans  sa  nouvelle  publication  (Paris,  Leroux,  XVI  et  44  p.)  :  1°  Une  traduction 
suivie  et  synoptique  des  textes  grec,  démotique  et  hiéroglyphique  (p.  IX-XVI); 
une  transcription  et  interprétation  interlinéaire  du  texte  hiéroglyphique  (pag. 
2-26),  suivie  dénotes  (p.  26-36);  3oune  traduction  suivie  de  ce  même  texte  hié- 
roglyphique (p.  35-43).  La  traduction  du  démotique  est  empruntée  au  deuxième 
volume  delà  Chreslomathie.  de  M.  Révillout. 

—  M.  Paul  Sébillot  vient  de  publier  la  deuxième  série  de  ses  Contes  populai- 
res de  la  haute  Bretagne  (Charpentier,  in-18,  344  p.)  ;  le  volume,  qui  a  pour 
sous  titre  :  Contes  des  paysans  et  des  pêcheurs,  renferme  soixante-huit  contes 
classés  en  cinq  chapitres.  1°  Les  fées  des  houles  et  de  la  mer;  2°  les  féeries  et 
aventures  merveilleuses;  3<>  les  facéties  et  bon  tours;  4o  les  diables,  les  sorciers 
et  les  lutins;  5°  contes  d'animaux  et  petites  légendes.  L'auteur  nous  promet 
dans  quelques  mois  une  troisième  série  consacrée  aux  Contes  des  Marins. 

—  La  Société  d'émulation  de  Cambrai  met  au  concours  pour  1882  :  Les  ori- 
gines du  protestantisme  dans  le  Cambrèsis. 

—  Un  nouveau  département  a  été  créé  au  Musée  du  Louvre,  ce  département 
prendra  le  titre  de  département  des  antiquités  orientales  et  comprendra  les  mo- 
numents chaldéens,  assyriens,  perses,  phéniciens,  juifs,  puniques,  tous  les  monu- 
ments des  anciennes  civilisations  de  l'Asie  occidentale.  Le  département  des  an- 
tiques prendra,  en  conséquence,  le  titre  de  Département  des  antiquités  grec- 
ques et  romaines. 

—  On  vient  de  mettre  à  la  disposition  de  M,  le  comte  d'Hérisson,  qui  avait  été 
envoyé  à  Carthage  pour  y  faire  des  fouilles,  les  quatre  plus  belles  salles  de  l'an- 
cien appartement  du  gouverneur  de  Paris,  au  palais  du  Louvre.  M.  d'Hérisson 
a  mis  à  nu  les  fondations  de  la  ville  punique  et  de  la  cité  romaine  et  découvert 
une  quantité  d'objets  très  curieux. 

Algérie.  —  Les  récents  événements  ont  attiré  l'attention  sur  les  confréries 
religieuses  dont  l'Afrique  musulmane  offre  plusieurs  exemples.  Nous  trouvons 


122  CHRONIQUE 

dans  le  Temps,  du  10  septembre,  de  curieux  renseignements  sur  l'une  des  plus 
importantes,  celle  des  Beni-Snoussi. 

L'origine  de  la  confrérie  remonte  à  un  chef  marocain,  nommé  Sidi-Abd-el-Azziz- 
el-Debagh,  qui  vivait  à  Fez,  à  la  fin  du  xvik  siècle. 

Suivant  une  notice  arabe  sur  la  mission  de  Sidi-Abd-el  Azziz,  intitulée  :  L'or 
pur  et  sans  alliage,  ce  fut  le  8  redjeb  1125  (juillet  1713)  que  Dieu  daigna  se 
révéler  à  Abd-el-Azziz  et  lui  accorder  le  don  de  tassarouf  qui  permet  aux 
saints  de  disposer  de  toutes  les  forces  de  la  création  et  d'en  changer  à  leur 
volonté  l'ordre  établi  et  la  marche  régulière.  Cette  notice  a  été  traduite  en 
partie  par  M.  Colas,  interprète  militaire,  qui,  il  y  deux  ou  trois  ans,  a  fourni 
au  gouvernement  un  travail  remarquable  sur  les  Beni-Snoussi.  —  travail  qu'on 
a  bien  voulu  me  communiquer  et  auquel  j'emprunte,  en  partie,  les  informa- 
tions qui  vont  suivre. 

La  direction  de  la  secte  échappa  complètement  à  la  postérité  du  fondateur  et 
finit  par  revenir  à  un  de  ses  disciples,  Si-Ahmed-ben-Idris,  qui  donna  à  la  con- 
frérie un  développement  extrême.  Il  enseigna  à  la  Mecque  pendant  de  longues 
années  (de  1797  à  1833).  A  sa  mort,  la  confrérie  se  scinda  en  deux  sectes  oppo- 
sées, entre  lesquelles  existe  encore  aujourd'hui  une  haine  violente.  Ce  fut  une 
question  de  personnes  qui  les  divisa.  Le  plus  grand  nombre  des  disciples  re- 
connut comme  chef,  Mohamed-ben-Snoussi.  C'est  ce  dernier  qui  a  donné  à  la 
confrérie  une  extension  extraordinaire,  et  posé  les  fondements  d'un  pouvoir 
redoutable. 

Né  dans  la  province  d'Oran,  au  sud-ouest  de  Tlemcen  (vers  1792),  Moha- 
med-ben-Snoussi étudia  à  Mostaganem,  et,  vers  1812,  émigra  au  Maroc.  Là, 
il  s'acquit  le  respect  du  sultan  Mouley-Soleiman.  De  Fez,  il  partit  pour  la  Mec- 
que, s'arrètant  au  Djebel-Amour,  où,  suivant  la  légende,  il  affirma  sa  mis- 
sion par  des  miracles,  ce  que  les  Arabes  appellent  «  faire  sa  preuve  » 
(Berhan). 

C'est,  dit-on,  en  se  rendant  à  la  Mecque  et  en  voyant  le  misérable  état  de  la 
Tiipolitaine  et  l'abandon  dans  lequel  se  trouvaient  les  Zaouias  de  la  Cyré- 
naique,  qu'il  conçut  le  dessein  de  son  établissement  au  Djebel-el-Akhdar,  à 
environ  vingt  kilomètres  est  de  Benghazi. 

A  la  fin  de  sa  vie,  Ben-Snoussi  avait  droit  d'être  fier  de  son  œuvre.  Lui, 
l'homme  de  plume,  simple  taleb,  il  avait  presque  fondé  un  empire.  Des  Zaouias 
qui  le  reconnaissaient  comme  chef  s'étaient  élevées  comme  par  enchantement 
à  la  Mecque,  à  Taïf,  à  Médine,  àYambo,dans  plusieurs  localités  de  l'Egypte. 
Le  Djebel-Akhdar  en  était  couvert,  ainsi  que  le  reste  de  la  régence  de  Tripoli. 
D'autres  avaient  été  installées  comme  des  postes  avancés  à  Ghadamès  et  à 
Rhât.  Bref,  Ben-Snoussi  était,  en  fait,  le  maître  réel  et  absolu  du  littoral  de 
la  Méditerranée,  d'Alexandrie  à  Gabès. 

La  Tripolitaine  lui  obéissait,  et,  au-delà  du  désert,  du  côté  du  sud,  ses  adeptes 
commençaient  à  son  profit  la  conquête  pacifique  des  royaumes  nègres.  Il 
résolut  alors  de  transporter  sa  résidence  et  le  siège  de  son  autorité  dans  une 
localité  éloignée  où  il  fût,  en  cas  de  guerre,  à  l'abri  de  toute  agression,  soit  de 
la  part  des  Turcs,  soit  de  la  part  des  Égyptiens. 


CHRONIQUE  123 

Il  alla  fonder  alors  un  nouvel  établissement  dans  l'oasis  de  Djerboub,  au  sud- 
ouest  et  à  deux  journées  de  marche  de  l'oasis  Syouah.  La  ceinture  de  désert 
qui  entoure  ce  misérable  pays  lui  sembla  une  barrière  excellente  contre  toute 
entreprise  venant  de  l'extérieur. 

L'éloignement  et  l'isolement  devaient  encore  augmenter  la  vénération  dont 
il  était  l'objet.  En  outre,  à  Djerboub,  il  se  trouvait  beaucoup  plus  près  du 
Soudan  oriental,  et  notamment  du  Ouadaï,  où  sa  doctrine  commençait  à  se  répan- 
dre, et  qui  est  devenu  pour  son  successeur  une  source  abondante  de  revenus 
et  une  véritable  pépinière  d'esclaves.  Il  mourut  en  1859,  à  Djerboub. 

Son  pouvoir  est  revenu  à  un  de  ses  fils,  Si-El-Madhi,  qui  compte  aujour- 
d'hui trente-cinq  ans  environ. 

Au  fond,  la  doctrine  des  Snoussi  ne  constitue  pas  une  réforme  de  l'islam.  En 
apparence,  elle  n'est,  comme  la  confrérie  des  Djillali,  qu'une  branche  de  ce 
soufisme  musulman  dont  j'ai  précédemment  donné  l'explication.  En  réalité,  elle 
n'a  d'autre  fondement  que  la  haine  du  chrétien  et  la  guerre  à  outrance  contre 
l'envahissement  de  la  civilisation  européenne  dans  les  contrées  que  le  chef 
religieux  des  Beni-Snoussi  considère  comme  son  fief  et  son  domaine. 

Extérieurement,  les  Snoussi  se  distinguent  de  la  confrérie  des  Djillali  et  des 
autres  par  la  posture  singulière  qu'ils  prennent  pour  prier.  Tandis  que  les  musul- 
mans du  rite  maléhite  prient  les  bras  collés  au  corps  et  étendus  de  tout  leur 
long,  les  Snoussi  gardent  les  bras  croisés  sur  la  poitrine  et  le  poignet  de  la 
main  gauche  pris  entre  le  pouce  et  l'index  de  la  main  droite, 

Allemagne.  —  M.  Schliemann  doit  publier  prochainement  à  la  librairie 
Brockhaus  un  ouvrage,  orné  de  gravures,  sur  les  fouilles  qu'il  a  entreprises  à 
Orchomène  dans  l'automne  de  1880. 

—  Le  Corpus  scriptorum  ecclesiasticorum  latinorum  qui  se  publie  sous  les 
auspices  de  l'Académie  des  sciences  de  Vienne  et  qui  comprenait  déjà  Sulpice 
Sévère  édité  par  Halm  (vol.  I),  YOctavius  de  Minucius  Félix  et  le  De  errore 
profanarum  religionum  de  Firmicus  Maternus  par  le  même  savant  (vol.  II), 
saint  Cyprien  par  Hartel  (vol.  III),  et  Arnobe  par  Reifferscheid  (vol.  IV),  vient 
de  s'enrichir  d'un  nouveau  volume  (vol.  VII),  Victo?'is  èpiscopi  Vitensis,  His- 
toria  persecutionis  Africae  provinciae,  recensuit  Michael  Petschenig.  Accedit  in- 
certi  auctoris  Passio  septem  monachorum  et  notitia  quae  vocatur.  Comme  tous 
les  autres  volumes  de  la  collection,  cette  édition  de  Victor  de  Vite  est  une 
édition  accompagnée  d'un  apparat  critique  aussi  complet  qu'il  a  été  possible. 

—  Les  études  orientales  ont  fait  une  perte  sensible  dans  la  personne  de  Théo- 
dore Benfey,  né  en  1809.  Parmi  ses  nombreux  ouvrages  nous  citerons  Die 
Monatsnarnen  einigen  alten  Vœlker  (1836)  ;  Die  Fersischen  Keilinschriften 
(1847);  une  édition  du  Sama  Veda  (1848);  des  Beitrsege  sur  Erklserung  der 
Zends  (1853)  ;  une  traduction  du  Pantchatantra  avec  notes  et  l'article  Inde  dans 
l'Encyclopédie  d'Ersch  et  Gruber. 

—  On  se  prépare  déjà  en  Allemagne  à  célébrer  dignement  le  quatrième 
centenaire  de  la  naissance  de  Luther  (10  novembre  1883).  M.  Kœstlin,  de 
Halle,  travaille  à  une  édition  populaire  de  la  biographie  du  grand  réformateur  ; 
M.  Kolde,  d'Erlangen,  achève   une  nouvelle  biographie  de  Luther,  d'après    sa 


424  CHRONIQUE 

correspondance  manuscrite,  qu'il  a  étudiée  pendant  ces  dernières  années  dans 
les  bibliothèques  d'Allemagne,  de  Belgique  et  de  Suisse  ;  enfin,  un  comité  de 
savants,  dirigé  par  M.  Knaake,  et  soutenu  des  subsides  du  roi  de  Prusse,  a 
entrepris  la  publication  d'une  édition  complète  des  œuvres  de  Luther  (y  compris 
même  ses  petits  traités  et  ses  lettres). 

Angleterre.  —  La  Grande-Bretagne  a  fait  une  grande  perte  dans  la  personne  de 
Arthur  Penrhyn  Stanley,  doyen  del'abbaye  de  Westminster. Parmi  ses  ouvrages  on 
cite  :  Sfopze.s  and  Essays  on  the  apostolical  âge  (1846),  Sinaï  and  Palestine 
(1855),  Lectures  on  the  historyof  the  jewish  churches  (1863-1869),  Lectures  on 
the  history  of  eastern  Churches  (1869),  The  Athanasian  Credo  (1871).  Un  des 
premiers  parmi  ses  concitoyens,  M.  Stanley  s'était  mis  au  courant  des  résultats  de 
l'exégèse  allemande  relativement  aux  livres  de  la  Bible,  à  l'histoire  du  judaïsme 
ancien  et  des  origines  du  christianisme.il  ne  se  bornapas  à  les  traduire  dans  ses 
ouvrages  sous  une  forme  accessibleàses  compatriotes,  mais  il  mit  l'influence  consi- 
dérable que  lui  valaient  ses  fonctions,  son  caractère,  ses  relations  avec  la  famille 
royale,  au  service  de  la  propagation  de  vues  sur  le  christianisme  plus  larges  que 
celles  qui  prévalaient  jusqu'alors  dans  l'Église  officielle.  Il  n'a  pas  peu  contribué 
à  préparer  ainsi  le  terrain  à  la  discussion  absolument  indépendante  et  scientifi- 
que de  ces  mêmes  questions;  par  là  il  a  rendu  à  la  science  de  la  critique  reli- 
gieuse un  signalé  service,  dont  la  mémoire  ne  sera  pas  perdue  de  sitôt. 

Espagne.  —  Le  congrès  international  des  américanistes  qui  s'est  réuni  à 
Bruxelles  au  mois  de  septembre  1879,  a  décidé  que  la  4°  session  aurait  lieu  en 
Espagne.  Cette  session  se  tiendra  à  Madrid  du  25  au  28  septembre  prochain. 
Elle  est  placée  sous  le  haut  protectorat  du  roi  don  Alphonse  XII  et  sous  le  pa- 
tronage delà  municipalité  de  Madrid.  Le  comité  d'organisation  a  fait  de  grands 
efforts  en  vue  du  succès  du  congrès  de  Madrid.  Les  collections  de  documents 
inédits  conservés  aux  archives  de  l'Inde  et  nouvellement  classés,  seront  ac- 
cessibles aux  membres  du  congrès.  Une  exposition  d'objets  archéologiques  et 
ethnologiques  et  d'antiquités  américaines,  tirés  des  musées  castillans,  présentera 
un  champ  d'études  comme  nulle  autre  nation  ne  saurait  en  fournir.  Les  nom- 
breux éléments  de  travaux  historiques  et  géographiques  recueillis  au  nouveau 
monde  par  les  Espagnols  du  xv<=  siècle  et  trop  longtemps  oubliés,  ont  été  dé- 
pouillés à  nouveau  par  ordre  du  gouvernement  et  offriront  aux  investigations 
des  savants  une  occasion  unique  d'étendre  leurs  connaissances  sur  l'époque  pré- 
colombienne de  FAmérique.  Parmi  les  principales  questions  mises  à  l'ordre  du 
jour  il  en  est  peu  qui  ne  touchent  en  quelque  mesure  à  Thistoire  religieuse; 
mais  nous  citerons  tout  particulièrement  les  suivantes:  Comparaison  des  trois 
royaumes  de  Cuzco,  de  Trujillo  et  de  Quito  qui  formaient  l'empire  des  Incas  au 
moment  de  la  conquête.  Différence  que  présentaient  leur  religion,  leur  législa- 
tion, leur  langage,  leur  architecture,  leurs  mœurs,  etc.  — Archéologie  pré- 
historique américaine.  Valeur  religieuse  et  emblématique  des  divers  types 
d'idoles,  de  statuettes  et  de  figuresquel'on  trouve  dans  les  tombes  péruviennes, 
classement  des  conopas  par  types.  —  Etats  des  usnus,  xayhuas,  sayanas  et 
autres  monuments  analogues  de  l'ancien  Pérou,  contenant  des  figures,  des  si- 
gnes ou  des  inscriptions.  —  Des  investigations  archéologiques  qui  se  sont  pra- 


CHRONIQUE  12o 

tiquées  de  nos  jours  dans  l'île  de  Cuba  et  du  type  de  quelques-unes  des  idoles 
qui  y  ont  été  trouvées,  peut-on  déduire  que  celles-ci  ont  appartenu  à  d'autres 
habitants  que  ceux  que  connut  Colomb  à  son  arrivée? 

Suisse.  —  Parmi  les  facteurs  qui  ont  contribué  à  redresser  les  idées  qui 
avaient  cours  au  xviuc  siècle  sur  l'origine  et  la  valeur  des  différentes  religions, 
M.  Littré  en  a  signaié  deux,  la  philosophie  positive  et  la  critique  protestante. 
«  La  philosophie  positive,  dit-il  en  propres  termes,  par  l'organe  de  M.  Comte, 
est  la  première  qui  ait  réagi  vigoureusement  contre  les  doctrines  révolutionnaires 
et  antihistoriques  relatives  au  domaine  religieux  de  l'humanité.  Tout  à  fait 
indépendamment,  mais  dans  le  même  sens,  la  critique  protestante  a  rendu  leur 
véritable  caraclère  au  judaïsme  et  au  christianisme,  et  justement  parce  qu'elle 
s'est  tenue  en  dehors  de  la  conception  surnaturelle,  elle  leur  a  restitué  leur  gran- 
deur et  leur  influence  irremplaçable,  comme  partie  de  l'évolution  des  sociétés.» 
Toutefois  les  facultés  de  théologie  protestante,  organes  autorisés  de  la  critique 
religieuse,  ont  eu  beaucoup  de  peine  à  comprendre  que,  après  avoir  ramené  le 
ludaïsme  et  le  christianisme  à  leurs  éléments  naturels,  il  était  nécessaire  de  les 
mettre  à  leur  rang  dans  l'ensemble  du  développement  religieux  des  sociétés  an- 
ciennes et  que,  sans  leur  ôter  la  place  d'honneur,  ils  ne  devaient  plus  désor- 
mais se  présenter  à  l'état  isolé,  mais  accompagnés  d'un  exposé  sérieux  et  appro- 
fondi des  religions  qu'ils  ont  côtoyées  ou  remplacées,  et  qui  continuent  de  se 
partager  avec  eux  les  hommages  du  monde  contemporain.  Parmi  ceux  qui  ont 
essayé  de  rompre  avec  cette  routine  nous  devons  citer  particulièrement  M.  Aug. 
Bouvier,  professeur  de  théologie  à  l'Université  de  Genève.  Dès  1868.  ce  savant 
entreprenait  de  donnera  ses  élèves  un  cours  sur  l'histoire  des  religions,  dont  il 
publie  aujourd'hui  les  deux  leçons  initiale  et  terminale  {Les  Religions  :  1°  Les 
religions  et  la  société  ;  2°  Les  religions  et  la  religion.  Paris,  1880).  a  Les  deux 
discours  publiés  dans  ce  fascicule,  dit  M.  Bouvier,  sont  la  leçon  d'ouverture 
et  la  leçon  de  clôture  d'un  cours  surl'histoiredes  religions,  fait  dans  la  faculté  de 
théologie  de  l'Académie  de  Genève  durant  l'année  1868-1869  et  introduit  alors 
pour  la  première  fois  dans  les  programmes  de  cette  Académie,  quatre  ans 
avant  que  la  loi  qui  l'a  transformée  en  université  ait  doté  la  faculté  des  lettres 
d'une  chaire  spéciale  pour  cet  important  enseignement.  »  Le  savant  et  sym- 
pathique professeur  exprime  la  pensée  que  cette  publication  ne  semblera  pas 
dépourvuede  tout  à-propos  au  momentoù  l'histoire  des  religions  vient  d'obtenir 
en  France  à  la  fois  une  chaire  au  Collège  de  France  et  un  organe  régulier  dans 
la  Revice  de  V  histoire  des  Religions.  Il  ne  se  trompe  pas.  Ceux  qui  liront  cette  bro- 
chure y  reconnaîtront  une  sérieuse  étude  des  religions  étrangères  et  un  vif 
désir  d'impartialité.  Peut-être,  dans  le  tableau  comparatif  qu'il  dresse  du  rôle 
des  différentes  religions  au  point  de  vue  social,  M.  Bouvier  a-t-ille  tort  de  juger 
le  christianisme  tel  qu'il  voudrait  quil  fût  tandis  qu'il  prend  les  autres  religions 
telles  qu'elles  ont  été.  Dans  la  seconde  leçon,  nous  relevons  entre  autres  les 
déclarations  suivantes,  dignes  de  toute  approbation  :  «  Sortons  définitivement 
des  sentiers  frayés  par  la  plupart  des  Églises  et  suivis  par  une  apologétique 
mal  renseignée  ou  maladroite...  Convaincus  par  l'examen  des  faits  comme 
par  le  bon  sens  que  ce  vaste  assemblage  de  divinités,  de  mythes,  de  symboles, 


126  BIBLIOGRAPHIE 

de  cultes  et  de  pratiques  n'est  pas  un  chaos,  un  pêle-mêle  confus  et  fortuit,  mais 
bien  plutôt  un  organisme  magnifique,  comme  toutes  les  grandes  œuvres  de 
l'humanité,  nous  y  cherchons  un  ordre,  des  rapports,  des  harmonies,  une  mar- 
che régulière  à  travers  les  siècles,  et  nous  y  distinguons  une  évolution  qui 
recommence  sur  un  point,  lorsqu'elle  s'est  achevée  sur  un  autre,  un  progrès 
continu  enfin.  » 


BIBLIOGRAPHIE 


GÉNÉRALITÉS  ET  DIVERS. 

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W.  Decke  und  C.  Pauli,  Etruskische  Forschungen  und  Studien.  Heft  I- 
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C.  H.  Foeste,  Die  réception  Pseudo-Isidors  unter  Nicolaus  I  und  Hadrian  IL 
Ein  beitrag  zur  Geschichte  der  falschen  Decretalen.  Leipzig,  Bohme,  1881 
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A.  Lillie,  Buddha  and  early  Buddhism.  London,  Trùbner,  1881  (266  p. 
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John  Davies,  Hindu  philosophy.  The  sankhya  Karika  of  Iswara  Krishna, 
an  exposition  of  the  system  of  Kapila.  London.  8 

Rajendbalala  Mitra,  The  Vayu  Purana,  a  system  of  hindu  mythology  an  tra- 
tidion,  vol.  II,  fasc.  1.  Calcutta,  8.  2  fr.  50 

GRÈCE  ET  ITALIE. 

A.  Claus,  De  Dianae  antiquissima  apud  Greecos  natura.  Breslau,  Kœhler. 
1880  (10o  p.  8).  1  m.  50 

H.  BRENDiCKE.Generalogien  saemmtlicher  griechischer  Gœtter  und  Heroen  in- 
18  Uebersichtstafeln  mit  Erklaerungen.  Cœthen,  in-4.  3  fr. 

A.  Bolché-Leclercq,  Histoire  de  la  divination  dans  l'antiquité,  vol.  III.  Paris, 
Leroux,  in-8.  10  fr. 

L' Editeur-Gérant, 

ERNEST  LEROUX. 


ANGERS,     IMPRIMERIE    BURDIN     ET    Cie,     RUE    fiARNIER,    4, 


ESQUISSE  SOMMAIRE 


DE   LA 


MYTHOLOGIE    SLAVE 


État  actuel  des  études  de  mythologie  slave  et  leur  difficulté.  —  I.  Le  Dieu  su- 
prême et  le  prétendu  dualisme  slave.  —  II.  Divinités  secondaires.  — III.  Les 
Dieux  des  Slaves  baltiques.  —  IV.  Divinités  subalternes.  —  V.  Le  culte  et 
les  croyances.  — VI.  Bibliographie. 

Les  peuples  slaves  actuellement  existants  sont  les  Russes, 
comprenant  les  Russes  blancs  etles  Petits-Russiens,  les  Polonais, 
les  Tchèques,  les  Slovaques  de  Hongrie,  les  Wend.es  de  Lusace, 
dernier  débris  des  Slaves  de  l'Elbe  ou  Polabes  qui  ont  disparu 
pour  faire  place  aux  Allemands  de  Prusse,  les  Serbo-Croates, 
les  Slovènes  etles  Bulgares.  Les  Lithuaniens,  parents  très  rap- 
prochés des  Slaves,  ont  cependant  une  individualité  bien  marquée 
et  ne  figurent  pas  en  général  dans  les  ouvrages  uniquement  con- 
sacrés à  la  race  slave. 

On  divisait  autrefois  cette  race  en  deux  branches  principales  : 
les  Slaves  occidentaux(Tchèques,  Slovaques,  Polonais,  Wendes), 


*)  Ce  travail,  sous  sa  première  forme,  a  été  destiné  à  Y  Encyclopédie  des 
sciences  religieuses.  L'auteur ,  en  le  complétant  et  en  le  remaniant  pour  la 
Revue,  s'est  surtout  appliqué  à  dégager  dans  un  résumé  clair  et  succinct  ce  que 
l'on  sait  de  certain  sur  la  mythologie  slave.  Il  a  soigneusement  proscrit  les 
hypothèses  et  s'est  attaché  aux  textes  positifs. 


130  LOUIS    LEGER 

les  Slaves  orientaux  (Russes,  Serbo-Croates,  Slovènes,  Bulgares); 
mais  cette  division,  imaginée  au  début  de  notre  siècle  par  Do- 
brovsky  *,  est  purement  factice;  elle  ne  répond  pas  à  des  phé- 
nomènes organiques  et  ne  saurait  être  admise  en  ce  qui  concerne 
la  mythologie.  Elle  constate  un  fait  postérieur  au  christianisme, 
la  divergence  qui  s'est  produite  entre  les  peuples  catholiques  ou 
occidentaux  et  les  peuples  orthodoxes  ou  orientaux.  Cette  diffé- 
rence s'est  établie  du  ixe  au  xic  siècle.  La  division  deDobrovsky 
fut-elle  exacte,  on  n'aurait  pas  ici  à  en  tenir  aucun  compte. 

D'autre  part,  on  a  été  trop  volontiers  tenté  de  ramener  à  une 
unité  absolue  despopulations  dispersées  sur  d'immenses  espaces, 
de  la  Baltique  à  la  mer  Noire,  du  Danube  au  Volga.  Les  croyan- 
ces et  les  rites  des  Slaves  de  Lusace  ou  de  Serbie  ne  sauraient 
sans  imprudence,  à  défaut  de  documents  positifs,  être  identifiés 
avec  ceux  des  Slaves  de  Novgorod  ou  de  Kiev.  Ce  qui  est  vrai  de 
la  Russie  ne  l'est  pas  ipso  facto  de  la  Bohême  ou  de  la  Croatie.  La 
plupart  desmythographes  slaves  se  sont,  par  suite  d'un  défaut  de 
critique  ou  d'un  patriotisme  exagéré,  trop  pressés  d'établir  des 
rapprochements  ou  d'édifier  des  synthèses  que  rien  ne  justifie2. 
Mieux  vaut  procéder  modestement  par  analyse  et  se  contenter  de 
signaler  les  éléments  mythiques  les  plus  certains,  en  indiquant 
avec  précision  les  peuples  ouïes  pays  auxquels  ils  se  rattachent, 
sans  prétendre  tirer  de  conclusion  générale  pour  des  peuples  ou 
des  pays  fort  éloignés  les  uns  des  autres,  sans  essayer  de  ratta- 
cher les  divinités,  les  rites  ou  les  superstitions  populaires  à  telle 
ou  telle  théorie  mythologique. 

Si  humble  qu'elle  soit,  cette  tâche  est  encore  fort  délicate.  Un 
mytho graphe  fort  distingué,  M.  Erben  3,  écrivait  en  1870  l'article 

•)  L'abbé  Dobrovsky,  né  en  1753  en  Hongrie,  mort  en  1829àBrunn,  est  con- 
sidéré comme  l'un  des  principaux  rénovateurs  de  la  philologie  slave.  Sa  gram- 
maire de  la  langue  slavonne  Institutiones  linguse  slavica  dialecti  veteris,  a  été 
longtemps  classique. 

-)  Voici  pris  au  hasard  un  exemple  de  ces  généralisations  imprudentes.  On 
lit  dans  l'Encylopédie  russe  de  M.  Berezine  :  STRIBOG,  Dieu  des  vents  chez 
les  Slaves  païens.  Or,  Stribog  n'est  mentionné  que  dansles textes  russes  et  nulle 
part  ailleurs. 

3)  Naucny  Slovnik,  t.  VIII,  art.  Slovane.  Erben  (Charles-Iaromir),  né  en 
1811  à  Miletin  en  Bohème,  mort  en  1870,  a  rédigé  toute  la  partie  mythologique 


ESQUISSE    SOMMAIRE   DE   LA   MYTHOLOGIE    SLAVE  131 

Mythologie  slave,  pour  l'encyclopédie  tchèque  publiée  à  Prague 
par  les  soins  de  M.  Rieger.  Il  s'exprimait  ainsi  :  «  La  mythologie 
slave  est  rime  des  branches  les  plus  difficiles  de  le  slavistique; 
on  a  beaucoup  écrit  sur  elle,  mais,  sauf  quelques  bons  articles 
sur  les  points  isolés,  on  attend  toujours  un  travail  d'ensemble 
définitif.  »  Quelques  années  plus  tard,  l'auteur  d'un  livre  impor- 
tant sur  les  origines  slaves,  M.  Krek,  professeur  à  l'université 
de  Gratz,  écrivait  :  «  En  ce  qui  concerne  la  mythologie  slave,  les 
résultats  positifs  obtenus  jusqu'ici  ne  sont  nullement  en  rapport 
avec  le  travail  dépensé.  Personne  ne  se  rend  mieux  compte  de 
cet  état  de  choses  que  celui  qui  entreprend  de  jeter  par-dessus 
le  bord  tout  ce  qui  ne  lui  paraît  pas  rigoureusement  d'accord 
avec  les  matériaux  primitifs,  tout  ce  qui  appartient  au  chaos 
des  hypothèses  contradictoires,  basées  le  plus  souvent  sur  l'ar- 
bitraire ou  sur  Va  priori*.  »  Ces  paroles  sont  malheureusement 
encore  vraies  aujourd'hui  2. 


de  l'Encyclopédie  tchèque.  Il  méditait  une  grande  mythologie  slave  dont  sa  mort 
prématurée  a  empêché  l'achèvement.  Ses  articles,  soit  dans  cette  encyclopédie, 
soit  dans  la  Revue  du  Musée  de  Prague,  sont  en  général  bien  faits  et  utiles  à 
consulter. 

J)  Archiv  fiir  Slavische  Philologie,  ann.  1876,  p.  134. 

-)  On  trouve  la  même  opinion  exprimée  à  la  fin  de  l'article  Mythologie  dans 
la  grande  Encyclopédie  russe  publiée  à  Petersbourg  en  16  volumes  in-8,  par 
M.  Berezine.  {Rousky  Entscklopeditchesky  Slovar,  1873-1879.)  Cet  article,  con- 
sacré à  la  mythologie  en  général,  se  termine  par  cette  mention  un  peu  sèche: 
«La  mythologie  slave  attend  encore  une  élaboration  scientifique.»  A  ce  propos  il 
est  assez  curieux  d'observer  la  façon  dont  la  mythologie  slave  est  traitée  chez 
ceux  des  peuples  slaves  qui  possèdent  une  encyclopédie.  L'Encyclopédie  russe 
de  M.  Berezine  lui  consacre  (à  l'article  Slaves)  une  page  en  tout!  C'est  peu  si 
l'on  songe  que  le  plus  vaste  répertoire  concernant  la  matière,  le  livre  de  feu 
Afanasiev  (voir  plus  bas  la  Bibliographie)^  comprend  pas  moins  de  deux  mille 
pages  in-8,  L'Encyclopédie  polonaise  d'Orgelbrand  publiée  à  Varsovie  (6  vol. 
in-8,  année  1877  et  suivantes)  donne  à  l'article  Slaves  deux  pages  dépourvues  de 
toute  critique  et  dans  lesquelles  les  travaux  d'Erben  ne  sont  pas  même  men- 
tionnée. Enfin  dans  l'Encyclopédie  tchèque  l'article  d'Erben,  le  meilleur  de  tous 
les  résumés,  comprend 3  pages  (gr.  in-8  àdeux  colonnes);  il  n'est  pas  d'ailleurs 
exempt  d'erreurs:  l'auteur  a  pris  au  sérieux  des  documents  apocryphes  et  ne 
s'est  pas  assez  mis  en  garde  contre  les  généralisations  prématurées. 


132  LOUIS    LEGER 


Comme  toutes  les  religions  ariennes  ,  la  mythologie  slave 
repose  sur  le  culte  des  phénomènes  et  des  forces  de  la  nature,  de 
l'été  et  de  l'hiver,  du  jour  et  de  la  nuit,  de  la  vie  et  de  la  mort. 
Les  dieux  supérieurs  sont  assez  nombreux;  plusieurs  peuvent 
être  déterminés  avec  précision;  d'autres  sont  encore  douteux; 
on  n'est  pas  d'accord  sur  la  manière  de  lire  leurs  noms,  moins 
encore  sur  leurs  attributs.  Nous  ne  pouvons  dans  cette  esquisse 
sommaire  nous  occuper  que  des  premiers.  Les  Slaves  païens  ne 
nous  ont  pas  laissé  de  documents  écrits  ;  ils  n'ont  pas  eu  de  César 
comme  la  Gaule,  ou  de  Tacite  comme  la  Germanie.  Tout  ce  qu'on 
sait  de  leur  mythologie  est  dû  à  des  indigènes  chrétiens  ou  à  des 
étrangers  qui,  naturellement,  ont  dû  obéir  à  certains  préjugés  ; 
ils  ne  nous  ont  légué  que  des  informations  fragmentaires.  Les 
usages  et  les  chants  populaires  ont  naturellement  été  plus  ou 
moins  altérés  sous  l'influence  du  christianisme. 

Deux  historiens  étrangers,  le  byzantin  Procope  au  vne  siècle, 
l'allemand  ïïelmold  au  xne,  affirment  nettement  que  les  Slaves 
adoraient  un  dieu  supérieur  du  ciel  :  «  Ils  admettent  l'exis- 
tence d'un  dieu  unique ,  producteur  du  tonnerre ,  maître  de 
tout,  »  dit  Procope  '.  Le  même  historien  fait  remarquer  qu'ils 
ne  connaissaient  pas  le  destin  (Eiixap^ivYj).  Ce  détail  est  con- 
firmé par  tout  ce  que  nous  savons  de  mythologie  slave.  Le  té- 
moignage de  Procope  paraît  s'appliquer  aux  Slaves  de  la 
Russie  actuelle.  Helmold  dit  des  Slaves  de  l'Elbe  (Polabes)  : 
«  Parmi  les  nombreuses  divinités  auxquelles  ils  attribuent  les 
champs,  les  forêts,  les  tristesses  et  les  plaisirs,  ils  n'hésitent  pas 
à  reconnaître  (?ichi  diffitentur)  un  dieu  qui  réside  dans  le  ciel  et 
commande  aux  autres.  Ce  dieu  tout-puissant  ne  s'occupe  que 
des  choses  célestes.  Les  autres  ont  reçu  de  lui  des  fonctions 
spéciales;  ils  sont  originaires  de  son  sang;  chacun  d'entre  eux  est 

')  De  Bello  goth.,  III,  14. 


ESQUISSE    SOMMAIRE    DE    LA.    MYTHOLOGIE    SLAVE  133 

d'autant  plus  élevé  qu'il  est  plus  proche  de  ce  dieu  des  dieux1.» 
Il  n'est  pas  aisé  de  déterminer  dans  quelles  mesures  les  deux 
écrivains  grec  et  allemand  se  sont  laissé  influencer  par  les  idées 
chrétiennes  ou  païennes  qu'ils  devaient  à  leur  éducation.  Les 
dieux  slaves  tels  que  nous  les  connaissons  sont  absolument  étran- 
gers à  l'anthropomorphisme  grec.  Ils  n'ont,  sauf  les  exceptions 
qui  seront  notées  plus  loin3,  ni  famille,  ni  généalogie. 

Quel  était  le  nom  de  la  divinité  suprême?  Dans  toutes  les 
langues  slaves  le  nom  de  Dieu  est  Bog  (primitivement  bogû). 
M.  Miklosich  explique  ainsi  ce  mot  :  «  Bogû,  dit-il,  est  identique 
avec  le  sanscrit  bhaga,  maître,  proprement  répartiteur.  C'est  là 
une  épithète  de  Dieu  et  le  nom  propre  d'un  dieu  védique  : 
ancien  persan  baga, ancien  bactrien  bagha,  Dieu;  l'ancien  indien 
bhaga,  signifie  aussi  bien-être,  bonheur.  Il  n'est  pas  facile  de 
déterminer  si  c'est  le  premier  ou  le  deuxième  sens  qui  a  servi  de 
point  de  départ  au  mot  slave;  les  mots  bogatû,  riche,  et  ubogîi, 
pauvre,,  peuvent  être  cités  à  l'appui  du  deuxième  sens.  Comparez 
la  locution  slovène  :  zlega  boga  vziva,  maie  se  habet  (mot  à  mot  : 
il  jouit  d'un  mauvais  bog).  Tandis  que  l'allemand  gottet  le  lithua- 
nien devas  n'ont  que  le  sens  théologique,  le  slave  bog  a  aussi 
dans  les  dérivés  le  sens  de  bien  qui  nous  explique  les  mots  sui- 
vants :  bogatû,  riche  en  bien,  abogû,  qui  n'a  pas  de  bien,  pauvre. 
A  ce  sens  se  rattachent  en  petit-russien  zbozje  [frumentum)  et  en 
wende  de  Lusace  zbozo  (forhma,  pecus) 3.  »  M.  Erben,  dans 
l'article  que  nous  avons  déjà  cité,  indique  comme  pouvant  repré- 
senter le  nom  slave  de  cette  divinité  supérieure  le  mot  tchèque 
Sveboh,  ou  Svojboh,  qui  veut  dire  celui  qui  est  Dieu  par  lui- 
même.  Il  faudrait  savoir  si  ce  mot,  d'ailleurs  peu  usité4,  ne  repré- 
sente pas  tout  simplement  une  idée  chrétienne.  On  a  également 
cité  le  mot  slovaque  praboh ,  le  dieu  antérieur.  Mais  aucun 
document,  aucune  tradition  purement  slave  ne  nous  atteste,  que 

*)  Chronic.  Slavor.,  I,  84. 

2)  Svarog,  Dajbog,  Svarojitch. 

3)  Miklosich,  Die  christliche  terminologie  der  Slawischen  sprachen, 
p.  35. 

*)  En  ce  qui  me  concerne  je  ne  l'ai  jamais  rencontré. 


]3i  LOUIS    LEGER 

ie  sache,  d'une  façon  positive,  cette  croyance  dans  l'existence 
d'un  dieu  suprême  dont  tous  les  autres  dériveraient. 

On  a  longtemps  cru  trouver  à  côté  de  ce  dieu  suprême,  fort 
douteux,  une  sorte  de  dualisme  analogue  à  celui  du  parsisme. 
On  s'appuyait  sur  un  témoignage  d'Helmold  relatif  aux  Slaves 
baltiques  (xne  siècle)  :  «  Les  Slaves,  dit-il,  ont  une  étrange 
coutume.  Dans  leurs  festins  ils  font  circuler  une  coupe  sur 
laquelle  ils  prononcent  des  paroles,  je  ne  dirai  pas  de  consécra- 
tion, mais  d'exécration,  au  nom  de  leurs  dieux,  à  savoir  du  bon 
et  du  méchant;  ils  professent  que  toute  bonne  fortune  vient  du 
dieu  bon,  toute  mauvaise  du  méchant;  aussi  en  leur  langue 
appellent-ils  le  mauvais  dieu  Zcerneboh  l.  »  Zcerneboh  (Tcherny 
Bog)  veut  dire  le  dieu  noir.  Il  faut  remarquer  d'abord  que  ce 
passage,  en  le  supposant  rigoureusement  exact,  s'applique  uni- 
quement aux  Slaves  baltiques,  et  qu'on  n'a  aucune  raison  de 
l'appliquer  à  ceux  de  la  Russie  ou  des  contrées  danubiennes. 

De  l'existence  d'un  dieu  noir  on  a  conclu  par  induction  à  celle 
d'un  dieu  blanc.  Cette  hypothèse  semblait  confirmée  par  une 
glose  tchèque  d'un  ancien  vocabulaire  latin  du  moyen  âge,  la 
Mater  verborum  :  «  Belboh  2  ydolum  Baal.  »  Malheureusement 
il  a  été  récemment  démontré  que  les  gloses  mythologiques 
de  la  Mater   Verborum  sont  apocryphes  3.  Le  dualisme  slave  du 

J)  Chronic.  Slavor.,  I,  52. 

2)  C'est-à-dire  Biely  Bog,  le  dieu  blanc. 

3)  Les  gloses  tchèques  de  la  Mater  Verborum  ont  été  jusqu'ici  citées  comme 
un  document  authentique  et  incontestable  par  toutes  les  personnes  qui  se  sont 
occupées  de  mythologie  slave.  M.  Krek  dans  son  Introduction  critique  les  met 
encore  à  contribution  et  déclare  qu'il  ne  peut  se  décider  à  les  considérer  comme 
une  imposture.  (Einleitung,  p.  110  note  1.)  Il  faut  pourtant  bien  s'y  résigner. 
Un  érudit  distingué,  M.  Patera,  a  publié  en  1877  dans  la  Revue  du  Musée  de 
Prague  trois  articles  (en  tchèque)  qui  ne  laissent  aucun  doute  à  ce  sujet.  Au  début 
de  ce  siècle,  lors  de  la  renaissance  de  la  littérature  et  de  la  nationalité  tchèques 
il  s'est  produit  en  Bohème  un  certain  nombre  de  publications  apocryphes  inspi- 
rées par  une  forme  de  patriotisme  assez  bizarre.  Il  s'agissait  pour  le  ou  les  faus- 
saires d'accroître  ou  de  vieillir  les  antiquités  de  leur  nation,  de  faire  accroire 
qu'elle  avait  conservé  de  l'époque  païenne  des  traditions  qui  s'étaient  complè- 
tement effacées  ou  qui  peut-être  n'ont  jamais  existé. 

La  Bibliothèque  du  M  usée  de  Prague  possède  un  ms.  de  la  Mater  Verborum,  sorte 
de  dictionnaire  latin  compilé  par  Salomon  III,  évêque  de  Constance,  qui  paraît 
dater  du  xuie  siècle.  Il  est  accompagné  de  gloses  allemandes  et  tchèques.  Une 
partie  de  ces  gloses  sont  authentiques  ;  les  autres  ont  été  ou  falsifiées,  ou  fabri- 
quées de  toutes  pièces  au  début  du  xixe  siècle.  M.  Patera  donne  un  catalogue 


ESQUISSE    SOMMAIRE    DE   LA    MYTHOLOGIE    SLAVE  \  X) 

dieu  noir  et  du  dieu  blanc  doit  être  considéré  comme  une  in- 
vention moderne  et  rejeté  par  la  critique.  Le  dualisme  tel  qu'on 
peut  le  constater  dans  l'ensemble  de  la  mythologie  slave,  repré- 
sente tout  simplement  la  lutte  des  ténèbres  et  de  la  lumière  qui 

critique  des  gloses  authentiques  et  des  gloses  apocryphes.  Parmi  les  premières 
figure  un  seul  vocable  mythologique.  Poludnice  «driades,  deae  sylvarum.  »  En 
effet  la  poludnice  (démon  du  midi)  est  encore  aujourd'hui  vivante  dans  les  tra- 
ditions populaires;  elle  était  par  conséquent  connue  au  moyen  âge.  En  revanche 
touteslesautresglosesmythologiques  sontfausses.  Je  les  donnerai  ici  dans  l'ordre 
alphabétique  afin  de  mettre  une  fois  pour  toutes  le  lecteur  en  garde  contre  les 
citations  tirées  de  la.  Mater  Verborum  qui  jouent  un  rôle  important  dans  tous  les 
ouvrages  concernant  la  mythologie  slave. 

Belboh  (le  dieu  blanc),  beel,  baal,  ydolum. 

Besy  (les  démons),  demonibus. 

Bas  (le  diable),  genius. 

Devance  letnicinai perunova  dei  (Dievana fille  de  Letna  et  de  Peroun).  Diana 
Latone  et  Jovis  filia. 

Cette  glose  est  une  des  plus  audacieuses.  Elle  tendait  à  introduire  dans  le 
mythe  slave  une  divinité  analogue  à  Diane  fille  d'une  déesse  Letna  évidemment 
identique  à  Latone  et  du  dieu  Peroun  qui  se  trouvait  ainsi  identifié  à  Jupiter. 
Or,  la  religion  slave  n'offre  jusqu'ici  aucune  trace  d'anthropomorphisme  ;  il 
n'est  jamais  question  des  amours  des  dieux,  moins  encore  de  leurs  mariages; 
on  voit  toute  la  gravité  de  la  supercherie. 

Lada,  Venus,  dea  libidinis,  cytherea. 

Liutice  (La  Furieuse),  furia,  dea  infernalis. 

Perun  (Peroun),  Jupiter. 

Perunova,  Jovis  sororem.  (Les  dieux  slaves  n'ont  pas  plus  de  sœurs  que  d'é- 
pouses.) 

Prije  (agréable)  Aphrodis  grece,  latine  Venus. 

Radihost,  vnuk  krtov  {Radihost  petit  fils  de  Krt,  c'est-à-dire  sans  doute  du 
démon).  Mercurius  a  mercibus  et  dictus.  Cette  glose  avait  pour  but,  1°  de  faire 
croire  au  culte  de  Radhost  en  Bohême.  2°  de  prêter  à  ce  dieu  imaginaire  une 
analogie  jusqu'alors  inconnue  avec  une  divinité  latine. 

Svatovit,  Ares,  bellum.  Il  y  avait  primitivement  dans  le  manuscrit:  Ares  bel- 
lum  nuncupatur.  C'est  avec  nuncupatur  que  le  faussaire  a  fabriqué  Svatovit. 
Dans  deux  autres  endroits  il  a  traduit  Mars  et  Mavors  par  Svatovit. 

Sytivrat,  Saturnus.  Le  mot  Sytivrat  est  fabriqué  de  façon  à  prêter  matière  à 
des  interprétations  diverses.  Jacob  Grimm  s'y  est  laissé  prendre  dans  sa  mytho- 
logie allemande. 

Stracec  sylivratcv  syn  (Stracec  fils  de  Sytivrat).  Picus,  Saturni  filius. Straka 
en  tchèque  veut  dire  pie. 

Trihlav  (à  trois  tètes),  triceps,  qui  habet  capita  tria  caprae.  Les  mythographes 
n'ont  pas  manqué  d'exploiter  ces  trois  têtes  de  chèvres  et  en  ont  tiré  une  foule 
de  conclusions. 

Vêles,  Pan,  imago  hircina. 

Ziva,  (la  vie).  Dea  frumenti,  Ceres,  S  ira  imperatrix.  Ce  mot  a  été  fabriqué, 
une  fois  avec  le  mot  latin  aiunt  une  autre  fois  avec  le.  mot  sive. 

Je  n'ai  donné  dans  cette  liste  que  les  noms  des  divinités,  laissant  de  côté  ceux 
qui  se  rapportent  au  culte  et  qui  sont  assez  nombreux.  Tous  les  traités  de  my- 
thologie slave  ont  été  infectés  par  les  citations  de  la  Mater  Verborum.  Il  était 
indispensable  que  le  lecteur  fût  prévenu  une  fois  pour  toutes.  Il  faut  absolu- 
ment renoncer  à  chercher  en  Bohême  des  divinités  sur  lesquelles  on  ne  possède 
que  des  textes  apocryphes. 


136  LOUIS    LEGER 

se  retrouve  chez  tous  les  peuples  indo-européens;  il  n'y  a  aucune 
raison  pour  l'identifier  à  celui  du  zoroastrisme  *. 

Erben,  qui  a  surtout  contribué  à  défendre  ce  système,  cite 
à  l'appui  de  sa  thèse  des  légendes  cosmogoniques  où  Dieu  et  le 
diable  jouent  un  rôle;  mais  il  a  négligé  de  déterminer  jusqu'à 
quel  point  ces  légendes  ont  pu  se  former  ou  se  modifier  sous 
l'influence  du  christianisme,  du  judaïsme  ou  du  manichéisme  2. 

Yu  l'autorité  qui  s'attache  au  nom  d'Erben,  il  n'est  pas  sans 
intérêt  de  discuter  ici  une  de  ses  idées  favorites. 

Dans  un  travail  publié  en  1866  dans  la  Revue  du  musée  de  Pra- 
gue, Erben  s'est  efforcé  de  démontrer  que  «  pendant  la  période 
païenne,  dans  toute  laSlavie  de  l'Oural  à  la  mer  Adriatique,  règne 
partout  une  même  opinion  sur  la  création  du  monde  tiré  du  sable 
de  la  mer,  à  la  suite  d'un  conflit  entre  Dieu  et  le  démon,  entre  le 
dieu  noir  et  le  dieu  blanc.  »  Erben  cite  à  l'appui  de  cette  thèse 
un  certain  nombre  de  traditions  populaires  slaves,  unenotamment 
originaire  delà  Galicie.  Dieu,avantla  création  du  monde,  navigue 
sur  l'eau  et  rencontre  le  démon.  Le  démon  plonge  au  fond  de 
l'eau,  ramène  un  grain  de  sable  et  ce  grain  devient  la  terre.  11 
cite  également  des  extraits  d'anciens  manuscrits  slavons  russes 
dans  lesquels  on  voit  le  démon  Satanael  plonger  dans  la  mer  sous 
la  forme  d'un  oiseau,  en  ramener  du  sable,  etc.. .  et  créer  le  monde 
de  concert  avec  Dieu  qui  consent  à  en  partager  l'empire  avec  lui. 
Pour  Erben  ces  récits  sont  évidemment  des  traditions  païennes 
slaves.  A  l'époque  où  Erben  écrivait  ceci  on  n'avait  pas  encore 
suffisamment  étudié  la  littérature  des  livres  slavons,  dits  apocry- 
phes, c'est-à-dire  des  ouvrages  qui  reproduisent,  —  toujours 
d'après  des  originaux  grecs  — ,  les  légendes  dont  la  Bible  a  été 
de  bonne  heure  embellie  ou  plutôt  défigurée.  Ces  ouvrages  sont 
originaires  de  la  Bulgarie  et  très  probablement  traduits  du  grec, 
qui  lui-même  les  emprunte  à  l'hébreu  ou  au  persan. 


*)  Voy.  Krek,  Einleitung  in  die  Slawische  Literaturgeschichte,  Graz,  1874, 
liv.  I,  chap.  3. 

2)  Sous  ce  titre  :  une  légende  slave  concernant  la  création  du  monde,  Cza- 
sopis  Musea  etc.,  année  1866,  p.  35-45. 


ESQUISSE    SOMMAIRE   DE    LA    MYTHOLOGIE    SLAVE  137 

Un  savant  orientaliste,  M.  Joseph  Derenbourg,  m'affirme  que 
la  plupart  de  ces  récits  doivent  être  cherchés  dans  les  Midraschim, 
c'est-à-dire  dans  les  gloses  légendaires  que  l'imagination  popu- 
laire ajoutait  au  texte  sacré.  Malheureusement  le  texte  des 
Midraschim  n'est  encore  aujourd'hui  accessible  qu'aux  hébraï- 
sants  de  profession.  Les  légendes  sur  lesquelles  s'appuie  Erben 
seraient  donc  d'origine  sémitique,  chrétienne  ou  manichéenne, 
mais  nullement  slave. 


II 


En  ce  qui  concerne  les  divinités  incontestables  du  panthéon 
slave,  nous  ne  trouvons  de  textes  positifs  que  dans  les  chroni- 
ques allemandes  pour  les  Slaves  baltiques,  et  dans  les  chroniques 
russes  pour  les  Slaves  de  Novgorod  ou  de  Kiev.  Pour  la  Pologne, 
la  Bohême,  la  Serbie,  la  Croatie,  la  Bulgarie,  les  documents 
sérieux  font  défaut.  On  n'est  pas  autorisé  à  identifier,  comme  on 
l'a  fait  trop  souvent,  la  religion  des  Russes  et  celle  de  leurs 
lointains  congénères,  les  Slaves  de  l'Elbe  ou  du  Danube. 

Dans  les  chroniques  russes  Svarog  est  le  dieu  du  ciel;  il  a 
pour  fils  Dajbog,  le  dieu  donnant  ou  bienfaisant1.  Dajbog  est 
évidemment  le  soleil,  fils  du  ciel,  comme  Apollon  était  fils  de 
Zeus.  Nous  savons  que  Dajbog  eut  sa  statue  à  Kiev.  Dans  un 
ancien  poème  russe,  le  Chant  de  l'expédition  d'Igor,  les  Russes 
sont  appelés  petits-fils  de  Dajbog;  mais  le  texte  de  ce  poème 
est  trop  peu  sûrement  établi  pour  qu'on  puisse  l'invoquer 
comme  une  autorité  en  matière  mythologique  2. 

Le  feu,  Ogonîi  (Cf.  Ignis,  Ag?ii),  est  également  fils  du  ciel. 
«  Désormais  ,  dit  un  prédicateur  chrétien  du  xne  siècle, 
Cyrille  de  Tourov,  on  n'appellera  plus  dieux  les  éléments,  ni  le 
soleil,  ni  la  lune.  »  Un  dieu  solaire,  Svarojitch  (fils  de  Svarog), 
apparaît  encore  dans  les  gloses  des  chroniques  russes,  dans  les 

')  Jagic,  Archiv  fur  Slav.  Philologie,  t.  V,  liv.  1. 

2)  Le  manuscrit  unique  a  péri  dans  l'incendie  de  Moscou  en  1812. 


138  LOUIS    LEGER 

textes  de  Thietmar,  de  Bruno,  peut-être  dans  la  Knytlingasaga 
Scandinave  l. 

A  côté  de'  ces  dieux  célestes  ou  solaires,  sur  lesquels  nous 
n'avons  que  des  données  très  sommaires,  ilfaut  citer  en  première 
ligne  Peroun,  le  dieu  du  tonnerre.  Il  semble  répondre  à  ce 
fabricateur  de  la  foudre  dont  parle  Procope.  Son  nom  veut  dire 
le  frappeur;  il  est  évidemment  apparenté  au  dieu  lithuanien 
Perkounas,  également  dieu  du  tonnerre.  On  sait  que  Peroun 
avait  une  statue  à  Novgorod  sur  le  lac  Ilmen,  et  à  Kiev.  Cette 
dernière  était  en  bois  ;  elle  avait  une  tête  d'argent  et  une  barbe 
d'or.  Elle  tenait  à  la  main  une  pierre  à  feu  ;  un  feu  de  bois  de 
chêne  brûlait  sans  cesse  devant  elle.  On  sacrifiait  en  son  honneur 
des  animaux  et  même  des  victimes  humaines.  Peroun  apparaît, 
dans  certains  documents,  comme  le  premier  et  presque  le  seul 
dieu  de  la  Russie.  Ainsi  dans  les  traités  conclus  au  xe  siècle  entre 
les  Russes  et  les  Grecs  de  Byzance,  les  Grecs  ouïes  Russes  déjà 
chrétiens  jurent  par  le  Dieu  de  l'Evangile,  les  Russes  païens  par 
Peroun  et  Vêles,  dieu  des  troupeaux.  «  Si  quelqu'un  du  peuple 
russe  viole  ce  traité,  qu'il  périsse  par  ses  propres  armes,  qu'il  soit 
maudit  de  Dieu  ou  de  Peroun,»  dit  le  texte  du  traité  rapporté  par 
la  Chronique  de  Nestor  -.  L'idole  de  Peroun  à  Kiev  fut  détruite 
en  988  par  ordre  du  prince  Vladimir,  quand  il  se  convertit  au 
christianisme  ;  mais  le  dieu  détrôné  continua  de  vivre  dans  la 
mythologie  populaire  sous  le  nom  du  prophète  Elie  (Ilia),  qui  est 
resté  le  saint  du  tonnerre  3,  et  peut-être  aussi  dans  le  person- 
nage légendaire  d'Elie  de  Mouron  (Ilia  Mouromets)  \  C'est  Elie 
qui  produit  la  foudre  en  roulant  dans  les  cieux  sur  un  char  de 
feu. 

')  Jagic,  Archiv,  t.  IV,  p.  424. 

2)  Chronica  Nestoris  textumrussico-slavenium,  edit.  Miklosicfi, Vienne,  1866, 
chap.  XXVII.  Une  circonstance  contribue  peut-être  à  expliquer  l'importance  de 
Peroun  dans  la  vie  religieuse  des  Russes.  La  plupart  des  chefs  russes  sont 
alors  des  Varègues,  c'est-à-dire  des  Scandinaves  ;  or,  Peroun  correspondait 
précisément  au  Thor  Scandinave.  L'auteur  de  ce  travail  publiera  prochainement 
une  traduction  intégrale  de  la  Chronique  de  Nestor. 

3)  Voir  sur  ce  personnage  M.  Rambaud,  La  Russie  épique.  Paris,  Maison- 
neuve,  1876,  p.  46  et  suiv. 

4)I1  est  à  remarquer  que  dans  les  traités  ci-dessus  mentionnés,  tandis  que 
les  Russes  païens  jurent  par  Peroun,  les  Russes  chrétiens  jurent  par  saint  Elie. 


ESQUISSE    SOMMAIRE    DE    LA    MYTHOLOGIE    SLAVE  139 

Un  grand  nombre  de  mythographes  slaves  ont  essayé,  en  s'ap- 
puyant  soit  sur  le  lexique,,  soit  sur  les  noms  de  lieu,  de  démon- 
trer que  le  culte  de  Peroun  s'étendait  chez  tous  les  peuples  slaves 
(Polonais,  Tchèques,  Slaves  baltiques,  Slaves  du  Sud).  Il  faut 
se  défier  de  ces  généralisations  hâtives  qui  ne  s'appuient  pas  sur 
des  textes  positifs,  mais  simplement  sur  des  rencontres  fortuites 
de  tel  ou  tel  groupe  de  voyelles  ou  de  consonnes  '. 

Citons  encore  parmi  les  dieux  russes  dont  les  noms  sont 
parvenus  jusqu'à  nous  :  Khors,  dont  les  attributs  sont  difficiles 
à  déterminer,  Volos  ou  Vêles,  dieu  des  troupeaux,  que  nous 
avons  vu  figurer  à  côté  de  Peroun  dans  le  texte  des  traités 
conclus  avec  les  Grecs.  M.  Joseph  Jireczek  a  essayé  de  dé- 
montrer l'existence  d'un  dieu  Vêles  en  Bohême  2.  Dans  les 
textes  qu'il  cite  le  mot  Vêles  veut  dire  le  diable,  et  il  n'est  pas 
certain  qu'on  puisse  l'identifier  au  dieu  russe.  En  Russie,  Yeles 
a  survécu  à  l'introduction  du  christianisme  ;  il  est  devenu  saint 
Biaise,  patron  des  troupeaux  \  Koupalo  symbolisait  le  solstice 
d'été;  ilétaitle  dieu  des  fruits  delà  terre;  on  lui  offrait  des  fruits  ï 
on  jetait  des  couronnes  dans  l'eau  en  son  honneur;  on  allumait 
des  bûchers  et  l'on  dansait  autour;  ces  fêtes  ont  continué  sous  la 
religion  chrétienne  ;  saint  Jean  en  est  naturellement  devenu  le 
héros.  Iarylo  (l'ardent,  le  bouillant),  était  le  dieu  de  la  généra- 
tion, le  dieu  phallique  par  excellence. 

Citons  encore  Stribog,  dont  le  nom  nous  a  été  conservé  par  la 
chronique  de  Nestor  et  par  le  poème  d'Igor  qui  l'appelle  aïeul  des 
vents.  A  Iarylo  correspond  Lada,  (la  Vénus  slave  dont  le  culte 
n'est  attesté  que  par  des  chansons  ou  des  formulettes  qui  se 
retrouvent  avec  diverses  variantes  chez  presque  tous  les  peuples 
slaves;  c'est  la  déesse  du  printemps  et  de  l'amour. 

f)  J'ai  eu  le  tort  de  les  accepter  dans  mon  livre  Cyrille  et  Méthode,  étude 
historique  sur  la  conversion  des  Slaves  au  christianisme,  p.  26,  27. 
-)  Revue  du  Muséum  tchèque,  année  1875. 
3)  Krek,  Arch.  fur  Slavo.  Phil.,  lre  année,  p.  134  ss. 


140  LOUIS    LEGER 


III 


Le  groupe  slave  chez  lequel  la  religion  païenne  paraît  avoir 
atteint  son  plus  haut  développement  est  celui  des  Slaves  de 
l'Elbe  ou  de  la  Baltique.  C'est  le  seul  chez  lequel  on  trouve  des 
temples  et  une  caste  sacerdotale.  Les  écrivains  germaniques, 
Helmold,  Adam  de  Brème,  les  biographes  d'Othon  de  Bamberg, 
les  sagas  Scandinaves  fournissent  ici  d'assez  nombreux  maté- 
riaux. Le  dieu  principal  paraît  avoir  été  Svatovit  ou  mieux  Svan- 
tovit.  Sur  le  témoignage  d'Helmold,  on  l'a  pendant  longtemps 
considéré  comme  le  dieu  de  la  sainte  lumière.  M.  Krek1,  traduit  son 
nom  par  souffle  violent  et  en  fait  une  divinité  de  l'atmosphère.  Il 
fait  remarquer  que  ses  prêtres  devaient  éviter  de  respirer  dans  son 
temple  pour  ne  pas  souiller  le  sanctuaire  par  un  souffle  humain. 
Le  temple  principal  de  Svantovit  s'élevait  dans  la  ville  d'Arkona, 
dans  l'île  alors  slave  de  Rugen.  Son  idole  était  en  bois;  la  main 
droite  tenait  une  corne,  sans  doute  la  corne  à  boire  des  peuples 
du  Nord;  près  d'elle  étaient  une  selle  et  une  bride  de  prodigieuse 
dimension.  Suivant  la  croyance  populaire,  le  dieu  chevauchait 
toute  la  nuit  sur  un  cheval  blanc.  Tous  les  matins  le  coursier 
rentrait  couvert,  disait-on,  de  sueur  et  de  poussière,  et  il  était 
soigné  par  les  prêtres  dont  le  plus  ancien  seul  avait  le  droit  de  le 
monter.  A  la  fin  de  la  moisson,  une  grande  fête  était  célébrée 
en  l'honneur  de  Svantovit.  On  immolait  des  moutons  devant  le 
temple,  puis  le  grand  prêtre  s'avançait  aux  pieds  de  l'idole,  pre- 
nait la  corne  et  regardait  s'il  y  restait  quelques  gouttes  du  vin, 
c'est-à-dire  du  liquide  fermenté  qu'on  y  avait  versé  l'année  pré- 
cédente. S'il  en  restait,  le  grand  prêtre  prédisait  au  peuple  une 
récolte  abondante,  la  disette  dans  le  cas  contraire  \  Le  temple 
d'Arkona  était  fort  riche  ;  on  lui  offrait  une  grande  partie  du 


*)  Ouvrage  cité,  p.  105. 

2)  Saxo  Grammaticus,  ap.  L.  Léger,  Cyrille  et  Méthode,  étude  historique 
sur  la  conversion  des  Slaves  au  christianisme,  p.  23. 


ESQUISSE    SOMMAIRE    DE    LA    MYTHOLOGIE    SLAVE  141 

butin  enlevé  aux  ennemis.  Trois  cents  cavaliers  étaient  chargés 
de  le  garder. 

On  a  supposé  que  Svantovit  avait  été  honoré  jusque  chez  les 
Tchèques  de  Bohême  et  de  Moravie  ;  par  exemple,  on  a  prétendu 
que,  si  la  cathédrale  de  Prague  était  dédiée  à  saint  Vit,  c'est  qu'elle 
avait  remplacé  un  temple  païen  consacré  à  Svantovit.  C'est  là 
une  hypothèse  ingénieuse,  mais  ce  n'est  qu'une  hypothèse. 

A  côté  de  Svantovit  se  place  Triglav  (le  dieu  aux  trois  têtes), 
honoré  chez  les  Slaves  de  Poméranie  ;  ses  principaux  sanctuaires 
étaient  à  Stettin  et  à  Volin1   (aujourd'hui  Wollin  dans  l'île   du 
même  nom).  Sa  triple  tête  était  recouverte  d'un  triple  diadème 
d'où  pendait    un  voile   qui   descendait  jusqu'aux  lèvres.   Ses 
trois  visages  indiquaient  qu'il  régnait  sur  le  ciel,    la  terre   et 
les  enfers.  S'il  se  voilait  les  yeux,  c'était,  disaient  ses  prêtres, 
pour  ne  pas  voir  les  fautes  des  mortels.  Un  cheval  noir  lui  était 
consacré  et  de  ses  mouvements  on  tirait  certains  présages.  On 
rapporte  à  son  culte  des  idoles  à  trois  têtes  qui  ont  été  décou- 
vertes en  Misnie.  On  a  cherché  à  retrouver  cette  divinité  jusque 
chez  les  Slaves  de  la  Carniole,  où  s'élève  le  mont  Triglav  (le 
Terglou  de  nos  géographes).  C'est  tout  simplement  la  montagne 
à  trois  têtes.  L'existence  du  dieu  Radigost  est  attestée  par  Hel- 
mold,  Thitmar,  Adam  de  Brème;   il  avait  son  temple  principal 
dans  une  ville  portant  son  nom  que  les  Allemands  appellent  Retra 
ouRatara;  ce  temple,  somptueusement  décoré,  renfermait  les 
statues  des  divinités  slaves.  Radigost  était  représenté  sous  l'ap- 
parence d'un  guerrier;   un  cheval  lui  était  consacré;  une  mon- 
tagne en  Moravie,  deux  ou  trois  cités  en  Bohême,   portent  un 
nom  analogue  à  celui  de  Radigost;  on  a  conclu  de  cette  simili- 
tude que  son  culte  avait  pénétré  dans  ces  contrées.  L'argument 
est  loin  d'être  irréfutable. 

Notons  encore  Rugevitou  Ranovit,  dieu  guerrier  de  File  de  Ru- 
gen,  qui  était  représenté  avec  sept  visages  sous  un  même  crâne  et 
tenant  sept  glaives  dans  la  main  ;  Iarovit,  dont  le  nom  rappelle 

')  Voir  les  Vies  cVOthon  de  Bamberg.  ap.,  Pertz,  t.  XIV. 


142  LOUIS    LEGER 

celui  du  Iarylo  russe  ;  c'était  un  dieu  guerrier.  Les  Slaves  balti- 
ques,  en  lutte  perpétuelle  contre  leurs  voisins  allemands  ou  Scan- 
dinaves, avaient  prêté  à  leurs  dieux  principaux  un  caractère 
essentiellement  belliqueux. 

Ils  adoraient  en  outre  une  foule  innombrable  d'idoles  in- 
connues :  «  Pénates  et  idola  qiiibus  singula  oppida  redundabant, 
dit  Helmold.  »  C'est  sans  doute  par  le  contact  avec  les  Germains 
et  les  Scandinaves  qu'il  faut  expliquer  le  développement  du  culte 
public  et  la  formation  d'une  caste  sacerdotale  chez  les  Slaves 
baltiques.  C'est  là  un  phénomène  qui  ne  se  retrouve  chez  aucun 
autre  peuple  slave. 


IV 


Arrivons  aux  divinités  inférieures:  elles  sont  fort  nombreuses. 
Procope  en  avait  déjà  signalé  l'existence;  beaucoup  d'entre  elles 
ont  survécu  à  l'introduction  du  christianisme  et  vivent  encore 
dans  l'imagination  populaire.  Les  plus  connues  sont  les  nymphes 
ou  dryades  slaves,  appelées  chez  les  Serbes  Vilas,  chez  les  Russes 
Rousalkas ,  chez  les  Bulgares,  Jondas,  Divas,  ou  Samodivas.  Elles 
mènent  au  clair  de  lune  des  rondes  fantastiques,  habitent  les 
bois,  les  rochers  ou  les  eaux  et  se  mêlent  à  la  vie  des  hommes; 
les  Rojenitsasow  Soujdenitsas  président  à  la  naissance  et  à  la  vie  des 
hommes;  ce  sont  des  espèces  de  fées  ou  de  Parques.  Morena  est, 
chez  les  Slaves  occidentaux,  la  déesse  de  l'hiver  et  de  la  mort.  En 
Moravie,  à  l'approche  du  printemps,  les  jeunes  gens  vont,  en 
chantant  des  chansons,  jeter  à  Feau  le  mannequin  qui  la  repré- 
sente. En  Russie,  le  froid  de  l'hiver  est  symbolisé  par  un  étrange 
personnage,  Kochtchei  l'immortel,  et  par  la  Babalaga,  une  petite 
vieille  qui  voyage  dans  un  mortier,  effaçant  derrière  elle  avec  un 
balai  les  traces  de  son  passage  l. 

Le  foyer  domestique  (do?n)  a  pour  [patron  le  génie  appelé  Do- 

')  Voy.  Ralston,  Russian  Folktales,  et  L.  Léger,  le  Monde  slave,  p.  294  et 
Etudes  slaves,  p.  173-193. 


ESQUISSE    SOMMAIRE    DE    LA    MYTIIOLOGIE    SLAVE  143 

?novoï;\csho\s(liesy),  sont  hantéspar  \c&liec////s  (esprits  des  bois)1, 
les  champs  par  la  poloudnitsa* ,  qui  correspond  au  démon  du  Midi 
de  l'Ecriture.  Il  n'est,  surtout  chez  les  Russes,  aucun  moment  de 
la  vie,  aucun  phénomène  de  la  nature  qui  n'ait  sa  divinité  et  qui 
ne  soit  l'objet  d'un  culte  traditionnel,  combiné  le  plus  souvent 
avec  les  rites  du  culte  officiel,  par  exemple  en  ce  qui  concerne  les 
fêtes  de  Noël,  de  Pâques  ou  de  la  Saint-Jean. 

Parmi  les  croyances  les  plus  populaires,  l'une  des  plus  répan- 
dues dans  toute  la  race  est  la  croyance  aux  vampires.  Le  mot 
«vampire,  »  d'ailleurs  difficile  à  expliquer,  est  certainement  d'o- 
rigine slave  3.  Un  autre  mot  slave  qui  désigne  le  même  être  my- 
thique, le  vlukodlak  (à  poil  de  loup,  loup-garou),  a  passé  chez  les 
Turcs,  chez  les  Grecs,  les  Albanais  et  les  Roumains.  Le  vampire 
est  un  mort  qui  sort  la  nuit  de  sa  tombe  et  vient  sucer  le  sang 
des  vivants  endormis;  il  faut  transpercer  ou  mutiler  son  cadavre 
pour  le  réduire  à  l'impuissance. 


Pour  se  concilier  la  faveur  de  leurs  divinités,  les  Slaves  avaient 
recours  à  la  prière  et  au  sacrifice;  le  mot  sacrifice,  obiet,  veut 
dire  promesse  faite  aux  dieux.  On  brûlait  des  bœufs  et  des  mou- 
tons *,  de  préférence  sur  les  collines  et  dans  les  bois  où  s'éle- 
vaient les  idoles;  on  offrait  également  les  fruits  des  champs;  les 
sacrifices  humains  paraissent  avoir  été  rares  ;  on  les  rencontre 
cependant  chez  les  Slaves  baltiques  et  chez  les  Russes.  Sauf 
l'exception  que  nous  avons  signalée  plus  haut,  l'exercice  du  culte 
n'était  pas  confié  à  une  classe  spéciale  de  prêtres.  Il  appartenait 
aux  chefs  de  famille,  de  tribu  ou  au  prince.  Les  temples  des 


')  Ces  noms  (iiechy,  domovoï)  sont  particuliers  à  la  Russie,  mais  on  rencon- 
tre les  mêmes  personnages  sous  d'autres  noms  dans  différents  pays  slaves. 
-)  Poldien,  midi.  Voyez  plus  haut,  §  III. 
3)  Polonais  upior,  russe  upyr, 
k)  Procope,  Helmold. 


144  LOUIS    LEGER 

Slaves  baltiques  étaient  d'une  magnificence  qui  étonne  les  anna- 
listes et  les  voyageurs  '.  Chez  les  autres  Slaves,  les  seuls  produits 
connus  de  l'art  religieux  sont  des  idoles  de  bois  ou  de  pierre.  Les 
principales  fêtes  de  l'année  avaient  naturellement  pour  objet  la 
lutte  delà  lumière  et  de  l'ombre,  du  printemps  et  de  l'hiver,  les 
deux  solstices.  Le  solstice  d'hiver  était  célébré  sous  le  nom  de 
kolenda\  ce  mot,  emprunté  au  latin  calendae  par  l'intermédiaire 
du  grec  y.aXàvor.,  passa  chez  les  Slaves  méridionaux  et  de  chez 
eux  dans  tous  les  dialectes  slaves.  Il  s'emploie  encore  aujour- 
d'hui *.  La  fête  du  solstice  d'été  s'appelait  en  Russie  Koupaly  (du 
nom  du  dieu  Koupalo).  Un  mythographe  distingué,  feu  M.  Ha- 
nusch,  a  groupé  toutes  ces  fêtes  par  ordre  chronologique  dans 
son  calendrier  mythologique. 

Les  Slaves  admettaient-ils  uue  autre  vie?  La  croyance  au  vam- 
pirisme dont  nous  avons  parlé  plus  haut  suffit  à  démontrer  qu'ils 
n'estimaient  pas  que  tout  fût  fini  après  la  mort.  L'âme  [doucha, 
de  la  racine  doit,  souffler),  était  pour  eux  le  souffle  de  la  vie. 
Elle  avait  la  faculté  de  quitter  le  corps  pendant  le  sommeil 3. 
Quand  elle  en  était  séparée  d'une  manière  définitive,  elle  revenait 
volontiers  aux  lieux  où  il  avait  habité.  La  croyance  dans  la  conti- 
nuation de  la  vie  après  la  mort  semble  attestée  par  les  ustensiles 
qu'on  a  trouvés  dans  les  tombeaux.  Le  lieu  où  les  âmes  se  ren- 
daient définitivement  après  la  mort  s'appelait  nav  ou  raj.  Ce 
dernier  mot  a  désigné  depuis  le  paradis  chrétien;  c'est  un  lieu 
ensoleillé  et  verdoyant  qui  offre  de  vagues  analogies  avec  les 
champs  Elysées.  Il  y  a  un  mot  slave,  peklo  (l'endroit  où  l'on  cuit 
dans  la  poix  bouillante4),  pour  désigner  l'enfer;  mais  l'idée  qu'il 
exprime  paraît  purement  chrétienne. 

Le  défunt  était  enseveli  le  plus  souvent  sous  le  seuil  de  sa 
maison.  De  vastes  tumuli  indiquent  encore  aujourd'hui  des 
sépultures  communes.  D'après  les  témoignages  d'écrivains  grecs, 


J)  Voir  les  textes  cités  clans  mon  Cyrille  et  Méthode,  p.  17. 
s)  Miklosich.,  Die  Christl.  terminologie,  sub  voce. 

3)  Krek,  op.  cit.,  p.  117. 

4)  Sur  ce  mot  voir  Miklosich,  op.  cit. 


ESQUISSE   SOMMAIRE   DE   LÀ   MYTHOLOGIE    SLAVE  145 

latins  et  arabes  (l'empereur  Maurice,  saint  Boniface,  Ibn  Dasta, 
etc.),  la  femme  accompagnait  parfois  son  mari  dans  la  mort.  La 
crémation  était  en  usage  chez  un  grand  nombre  de  tribus  ;  chez 
d'autres,  les  deux  modes  de  sépulture  étaient  pratiqués  simulta- 
nément. On  célébrait  en  l'honneur  des  morts  une  fête  appelée 
trizna  ;  elle  consistait  en  jeux  guerriers  qui  se  terminaient  par 
un  festin. 

En  somme,  les  croyances  religieuses  des  Slaves  païens  les  dis- 
posaient, plus  que  tout  autre  peuple,  à  embrasser  facilement  le 
christianisme.  Ils  n'avaient  point,  sauf  l'exception  que  nous 
avons  notée  chez  les  Slaves  baltiques,  de  caste  sacerdotale  inté- 
ressée à  maintenir  un  culte  auquel  elle  devait  son  prestige  ;  la 
religion,  purement  domestique,  n'était  pas  chez  eux  un  moyen  de 
gouvernement.  Leur  esprit  de  tolérance  était  tel  qu'on  voit  dans 
les  traités  entre  Grecs  et  Russes  que  nous  avons  cités  plus  haut 
les  dieux  païens  invoqués  à  côté  du  Dieu  chrétien,  comme  ga- 
rantie du  serment  prêté,  et  le  temple  de  saint  Élie  s'élever  non  loin 
de  l'idole  dePeroun.  L'instinct  d'imitation,  qui  est  le  propre  de 
leur  race,  les  prédisposait  à  accepter  sans  lutte  une  religion  supé- 
rieure qui,  en  satisfaisant  leur  imagination  leur  apportait  la 
solution  des  problèmes  que  leurs  mythes  naïfs  avaient  essayé  de 
résoudre.  Pour  être  le  bienvenu,  il  suffisait  au  christianisme  de 
se  présenter  sous  une  forme  désintéressée,  sans  aucune  arrière- 
pensée  de  conquête  ou  d'assimilation.  Il  pénétra  facilement,  sans 
persécutions,  sans  luttes  sanglantes  chez  les  Tchèques,  les  Mo- 
raves,  les  Polonais,  les  Russes,  les  Serbes,  les  Bulgares.  Chez  les 
Slaves  de  l'Elbe  il  fut  importé  brutalement  par  des  Allemands 
rapaces  et  envahisseurs;  il  ne  put  réussira  s'y  implanter  ;  les 
païens  aimèrent  mieux  périr  que  de  renoncer  à  leurs  dieux  et  à 
leurs  temples.  Les  autres  Slaves  acceptèrent  docilement  les 
apôtres  que  Rome  ou  Byzanceleur  envoyait. 


10 


■J  46  LOUIS    LEGER 


VI 


—  On  me  -saura  gré  de  terminer  cette  rapide  esquisse  par 
une  bibliographie.  Je  me  garderai  bien  de  remonter  aux  ou- 
vrages les  plus  anciens  qui  sont  absolument  sans  valeur  aucune1, 
je  me  contenterai  de  citer  ici  les  ouvrages  principaux  et  facile- 
ment accessibles.  Je  dois  d'ailleurs  prévenir  le  lecteur  qu'aucun 
d'entre  eux  n'est  complètement  satisfaisant.  J'estime  que  le  seul 
moyen  d'arriver  à  établir  la  science  du  mythe  slave  ce  serait  de 
publier  un  répertoire  alphabétique  renfermant,  avec  l'indication 
destextes  authentiques,  la  description  précise  de  chaque  divinité, 
l'exposé  de  toutes  les  croyances,  en  balayant  soigneusement  le 
terrain  de  tous  rapprochements,  de  toute  hypothèse  et  de  toute 
synthèse.  Les  ouvrages  suivants  consultés  avec  prudence  pour- 
raient servir  de  point  de  départ  pour  ce  travail  délicat  : 

1°  HanuschjZ^e  Wissenschaft  des  Slawische?iMythus,  Lemberg, 
1842  (ouvrage  vieilli  et  dont  les  hypothèses  trop  hardies  ont  été 
depuis  désavouées  en  partie  par  leur  auteur)  ; 

2°  Schwenck,  Die  Mythologie  der  Slawen,  Francfort-sur-le- 
Mein,  18o3  (compilation  sans  critique,  dangereuse  à  consulter, 
précieuse  cependant  au  point  de  vue  de  l'abondance  des  maté- 
riaux) ; 

3°  Miklosich ,  Die  christliche  terminologie  der  Slawischen 
Sprachen,  Vienne,  1875  (intéressant  au  point  de  vue  lexicogra- 
phique); 

4°  Krek,  Einleitung  in  die  Slavische  literaturgeschichte ,  Graz, 
1874  (ouvrage  excellent  et  qui  renferme  une  trentaine  de  pages 
très  solides)2; 

5°  Archiv  fur  Slavische  philologie,  années  1876  et  suivantes 
(études  de  MM.  Jagic,  Krek,  etc.); 


')  Par  ex.  celui  de  Kayssarow:  Versuch  einer  slawischen  Mythologie,  publié 
à  Gœttingue  en  1804  et  analysé  par  Debrowsky  dans  Slavin  (Prague  1808)i 
-)  Tenir  compte  de  la  note  sur  les  gloses  de  la  Mater  Verborum. 


ESQUISSE   SOMMAIRE   DE   LA   MYTHOLOGIE   SLAVE  147 

6°  Ralston,  Thesongsof  thr  russian  people,  Londres,  1872; 

Du  même  auteur  :  The  taies  of  the  russian  peuple,  Londres,, 
1873  (nombreux  matériaux  sur  les  croyances  populaires  des 
Russes1). 

7°  Rambaud,  La  Russie  épique,  Paris,  1876  (même  observa- 
tion \) 

8°  Léger,  Cyrille  et  Méthode,  Elude  historique  sur  la  conversion 
des  Slaves  au  christianisme, Paris,  1868. 

9°  Afanasiev,  Vues  poétiques  des  Slaves  sur  la  nature  (en  russe), 
3  vol.  in-8°,  Moscou,  1865-1869.  (Le  plus  vaste  répertoire  de 
mythologie  slave  jusqu'ici  existant;  le  consulter  pour  les  faits 
sans  tenir  compte  des  théories  de  l'auteur  et  de  sa  tendance  à 
généraliser.  Vérifier  les  citations  et  l'authenticité  des  docu- 
ments.) 

10°  Kotliarevsky,  Les  Rites  funéraires  des  Slaves  païens,  Mos- 
cou, 1868.  (En  russe,  excellent  ouvrage  d'un  slaviste  distingué 
dont  la  science  déplorera  longtemps  la  mort  prématurée.) 

11°  En  tchèque  :  Hanusch,  Calendrier  slave  mythologique,  ou 
restes  des  rites  slaves  païens,  Prague,  1860.  (Utile  répertoire.) 

12°  Erben,  article  Mythologie  slave  et  articles  sur  les  principales 
divinités  slaves  dans  Y  Encyclopédie  tchèque.  (Naucny  sloimik. 
Prague,  1863-73.) 

13°  Du  même  :  articles  dans  la  Revue  du  Musée  de  Prague. 
(Voir  la  table  générale  publiée  en  1877.) 

14°  Jos,  Jireczek,  Etudes  sur  la  mythologie  tchèque.  (Même 
revue,  année  1863.) 

lo°  Vocel,  La  Bohème  préhistorique,  Prague,  1868  3. 

Le  Manuel  d'histoire  des  religions  de  M.  Tiele  est  insuffisam- 
ment renseigné  en  ce  qui  concerne  la  mythologie  slave.  L'auteur 
n'a  connu  ni  l'ouvrage  allemand  de   M.  Krek,  ni  les  études 

1)  Voir  ce  que  j'ai  dit  de  ces  deux  ouvrages  dans  les  deux  volumes  indiqués 
ci-dessus. 

2)  Voir  sur  ce  livre  mon  article  dans  la  Revue  critique,  année  1876,  n°  17,  et 
la  réponse  de  l'auteur  n°  2i. 

3)  Je  laisse  bien  entendu  de  côté  les  innombrables  recueils  de  chants,  je;;x, 
croyances  populaires,  dont  la  bibliographie  suffirait  à  remplir  plusieurs  pag<  s. 


148  LOUIS    LEGER 

de  YÂrchiv  fur  Slavische  Philologie.,  qui  lui  eussent  fourni  des 
matériaux  plus  solides  que  ceux  dont  il  s'est  servi. 

L'ouvrage  publié  en  1874  à  Paris  par  M.  Verkovitch  sous  ce 
titre  :  le  Veda  slave,  doit,  jusqu'à  nouvel  ordre,  être  considéré 
comme  une  mystification  '.  Les  histoires  générales  des  pays 
slaves,  Palackypour  la  Bohème,  Dudik  pour  la  Moravie,  Szujski 
pour  la  Pologne,  Soloviev,  Bestoujev-Roumine  pour  la  Russie, 
renferment  chacune  un  chapitre  plus  ou  moins  complet  sur  la 
mythologie.  J'ai  laissé  à  dessein  en  dehors  de  cette  esquisse  le 
mythe  lithuanien  qui  paraît  apparenté  au  mythe  slave,  mais  qui 
n'a  encore  été  l'objet  d'aucun  travail  vraiment  critique.  C'est  un 
terrain  mal  déblayé  et  sur  lequel  [il  serait  téméraire  de  s'aven- 
turer. 

Louis  Léger. 
*)  Voir  mes  Nouvelles  études  slaves,  p.  51-75. 


HISTOIRE 


BOUDDHISME   DANS   L'INDE 

(premier  article) 


INTRODUCTION 


Le  bouddhisme  est  ou  aspire  à  être  une  doctrine  du  salut.  Son 
but  final  est  le  môme  que  celui  de  toute  philosophie  s'efforçant 
de  découvrir  et  de  réaliser  le  souverain  bien,  summum  bonum. 
C'est  aussi  ce  que  se  proposent  toutes  les  religions  ;  mais,  tandis 
que  l'autorité  d'un  chef  d'école  n'est  pas  absolue  et  relève  du 
jugement  indépendant  de  l'esprit,  s'appliquant  à  la  recherche  de 
la  vérité,  les  systèmes  religieux  réclament  une  soumission  sans 
réserve  aux  déclarations  d'une  autorité  supérieure,  laquelle 
révèle  par  des  médiateurs  sa  volonté  aux  hommes.  Si  dans  le 
sein  d'une  école  philosophique,  l'autorité  du  fondateur  devient 
si  prépondérante,   que  le  jugement  le  cède  à  une  obéissance 

J)  Nos  lecteurs  savent  que  l'éminent  indianiste  hollandais  H.  Kern  a  entre- 
pris la  publication  d'une  Histoire  du  bouddhisme  dans  l'Inde  destinée  à  la 
remarquable  collection  intitulée  Les  principales  religions  (Le  vornaamste 
godsdiensten).  Cette  œuvre,  considérable  à  la  fois  par  l'autorité  de  son  auteur 
et  par  ses  dimensions,  paraît  par  livraisons.  Nous  avons  eu  la  bonne  fortune  de 
pouvoir  nous  en  assurer  une  traduction  réduite,  qui  suivra  régulièrement  le 
degré  d'avancement  de  l'original  et  se  réglera  sur  ses  progrès.  Ce  travail,  con- 
fié à  la  plume  exercée  de  M.  Collins.  le  traducteur  de  l'Histoire  comparée  des 
anciennes  religions  de  l'Egypte  et  des  peuples  sémitiques  de  M.  Tiele,  est 
soumis  à  la  revision  de  M.  Kern.  (Red.) 


iSO  H.    KERN 

aveugle  et  que  la  voix  delà  froide  raison  se  taise  devant  celle  du 
sentiment  de  gratitude  et  de  la  foi,  la  philosophie  alors  perd  son 
caractère  propre  et  revêt  celui  d'une  religion,  ou  du  moins 
quelques  traits  distinctifs  delà  religion.  Très  vraisemblablement 
aussi,  le  maître  dépouillera  dans  l'esprit  de  ses  adhérents  la 
nature  humaine,  attendu  que  l'expérience  nous  apprend  chaque 
jour  que  l'infaillibilité  est  incompatible  avec  cette  nature. 
Alors  même  que  des  lèvres  on  confesse  encore  que  le  maître 
vénéré  est  un  homme  infaillible,  le  sentiment  intime  se  révolte 
contre  cette  contradiction,  et  l'on  en  vient  à  attribuer  à  ce  docteur 
infaillible  des  attributs  que  ne  possède  ou  ne  saurait  posséder 
aucun  homme.  On  rendra  à  cet  homme  des  honneurs  qu'on  ne 
rend  qu'aux  puissances  supérieures,  et  on  finira  par  l'adorer.  En 
d'autres  termes,  le  maître  devient  pour  ses  disciples  un  dieu  et 
accomplit  des  choses  que  la  tradition  a  coutume  d'attribuer  aux 
initiateurs  divins  de  l'humanité.  Quel  qu'ait  pu  être  le  point  de 
départ,  lorsqu'on  en  est  venu  à  donner  des  attributs  surhumains 
à  un  prédicateur  et  à  lui  rendre  des  honneurs  divins,  on  est  en 
présence  d'une  religion  où  se  retrouvent  tous  les  éléments 
essentiels  de  toute  religion  :  la  foi,  la  piété  et  l'obéissance. 

Ces  éléments  constitutifs  d'une  religion  se  retrouvent  dans  le 
bouddhisme,  et  nous  pouvons,  d'accord  avec  l'opinion  générale, 
le  considérer  comme  une  religion.  Il  ne  s'ensuit  pas  nécessaire- 
ment que  son  fondateur  se  soit  proposé  de  donner  une  doctrine 
du  salut  complète  et  entièrement  nouvelle.  Cette  intention  ne 
résulte  pas  non  plus  du  fait  qu'il  s'est  élevé  contre  quelques 
institutions  ou  quelques  idées  religieuses  dominantes  de  son 
temps.  Le  caractère  de  son  enseignement  diffère  peu,  en  effet,  des 
croyances  de  ses  contemporains  et  compatriotes,  telles  que  nous 
les  trouvons,  en  particulier,  dans  les  Oupanishads,  et  s'il  a  renié 
l'autorité  des  Védas,  de  l'Ecriture  sainte  !,  il  n'a  fait  en  cela 

')  Le  terme  d'Écriture  sainte  n'est  pas  ici  complètement  à  sa  place,  car  les 
Védas  ont  été  conservés  par  une  tradition  orale.  Mais  comme  ce  n'est  pas  la 
forme  dans  laquelle  elle  se  transmet  d'âge  en  âge,  qui  constitue  l'essence  d'une 
révélation  religieuse,  le  nom  d'Écriture  sainte  appliqué  aux  Védas  ne  suscitera 
pas  sans  doute  d'objections  capitales. 


HISTOIRE    DU    BOUDDHISME    DANS    L'iNDE  151 

que  ce  que  d'autres  ontfait  avant  lui,  d'une  manière  plus  ou  moins 
semblable,  en  disant  que  les  Védas  ne  suffisent  pas  à  conduire 
les  hommes  au  salut.  On  était  en  général  d'accord  dans  les 
écoles  des  philosophes  et  des  brahmanes,  du  moins  dans  celles 
qui  sous  une  forme  ou  sous  une  autre  ne  se  résolvaient  pas 
en  une  sorte  de  nihilisme,  que  la  plus  haute  félicité  qui  a  tou- 
jours été  dans  l'Inde,  distinguée  de  la  félicité  céleste  et  placée 
infiniment  au-dessus  de  cette  dernière,  ne  pouvait  être  atteinte 
que  par  la  méditation  et  par  une  complète  pénétration  dans 
l'essence  des  choses.  On  ne  croyait  pas  que  tout  le  monde  y  pût 
prétendre  :  elle  était  estimée  hors  de  la  portée  des  hommes 
du  commun.  Le  grand  mérite  du  Bouddha  fut,  semble-t-il , 
de  s'être  élevé  contre  cet  exclusivisme  ou  du  moins  d'avoir 
exprimé  d'une  manière  plus  catégorique,  plus  formelle  que 
ses  prédécesseurs,  la  conviction  que  tout  homme  ,  indépen- 
damment de  sa  condition  ou  de  l'instruction  qu'il  avait  reçue, 
pouvait  et  devait  s'efforcer  de  conquérir  le  bien  suprême.  Son 
opposition,  si  nous  pouvons  lui  donner  ce  nom,  consista,  au 
moins  en  partie,  dans  la  vulgarisation  des  systèmes  métaphysi- 
ques des  écoles. 

Si  nous  voulons  apprécier  à  sa  juste  valeur  l'entreprise  du 
Bouddha,  il  nous  faut,  pour  autant  que  les  sources  nous  le  per- 
mettent, nous  transporter  dans  le  temps  et  dans  le  milieu  où  il  a 
vécu.  Les  principales  de  ces  sources  sont  les  Oupanishads  et 
quelques  Brâhmana's,  que  l'on  peut  considérer  comme  des 
expressions  contemporaines  de  l'esprit  indien. 

Oupanishads,  c'est-à-dire  l'enseignement  par  lequel  on  est 
initié  à  une  doctrine,  est  le  nom  donné  à  des  traités  sur  la 
philosophie  spéculative.  Les  Oupanishads  forment,  pour  les 
Hindous,  une  partie  intégrante  des  monuments  sacrés  et,  pour 
cette  raison,  s'appellent  aussi  Vedânta's  '.  Les  Brâhmana's  com- 
prennent dans  leur  sens  le  plus  large  les  Oupanishads,  mais, 
dans  un  sens  plus  restreint,  sont  des  réflexions  et  des  raisonne- 

*)  Compris  comme  la  conclusion,  le  but  des  Védas  ou,  à  proprement  parler, 
ce  qu'on  pourrait  en  appeler  la  substance. 


UJ2  H.    KERN 

ments  sur  des  points  d'ordre  purement  théologique  et  liturgique. 
La  critique  européenne  distingue  les  Oupanishads  et  les  Brâh- 
mana's  des  Védas  proprement  dits,  des  véritables  textes  sacrés, 
et  cette  distinction  est  à  certains  égards  légitime,  attendu  que 
ces  ouvrages  méthaphysico-éthiques  et  théologïco-Kturgiques 
sont  d'une  date  bien  moins  ancienne  que  les  antiques  Sanhitâ's 
des  Mantra's,  c'est-à-dire  les  recueils  des  hymnes  qui  composent 
le  texte  védique. 

L'Hindou  pourrait  répondre  à  la  critique  européenne  que 
l'Ancien  Testament  renferme  aussi  bien  des  livres  de  dates  très 
différentes,  et  qu'en  tout  cas,  l'autorité  de  la  partie  spéculative 
des  écritures  qui  ont  pour  lui  un  caractère  sacré,  est  aussi  grande 
que  celle  des  hymnes  composés  pour  les  sacrifices,  de  ceux  qui 
célèbrent  les  louanges  des  dieux,  des  prières,  etc.,  tandis  que 
l'influence  des  premiers  sur  la  vie  spirituelle  a  été  et  reste  infi- 
niment supérieure  à  celle  des  Mantra's. 

Bien  que  les  Oupanishads  et  les  Brâhmana's  appartiennent 
incontestablement  à  une  époque  postérieure  à  celle  des  recueils 
d'hymnes,  la  conception  'de  la  nature  sur  laquelle  reposent  les 
spéculations  métaphysiques,  y  est  encore  la  même  que  dans  les 
temps  antérieurs.  Rien  ne  fait  mieux  ressortir  l'étroite  parenté 
des  idées  dont  sont  pénétrés  les  Oupanishads,  avec  les  anciennes 
croyances  qui  ont  donné  naissance  aux  mythes,  que  les  raison- 
nements qu'ils  renferment  sur  les  principes  de  la  vie  dans  la 
nature  et  dans  l'homme,  Yâtman. 

Uâtman,  mot  qu'il  faut  traduire  par  âme,  esprit  ou  être  en  soi, 
selon  qu'il  est  opposé  dans  la  pensée  à  corps,  à  matière  ou  à 
monde  extérieur,  est  le  principe  qui  pénètre  et  anime  tout  ce 
qui  vit  ou  est  regardé  comme  animé.  Habituellement,  il  est 
identifié  à  la  lumière,  quelquefois  à  l'air.  Les  deux  idées  revien- 
nent au  fond  au  même,  car  on  considérait  la  lumière  comme 
une  forme  de  l'air  et  tous  deux  comme  des  états  différents  d'un 
même  éther  l.  Yïàtman,  l'étincelle  de  vie  qui  anime  les  dieux,  les 

*)  L'enchaînement  des  termes  est  quelquefois  le  suivant  :  de  l'Atman  naît 
l'éther,  de  l'éther  l'air,  de  l'air  le  feu  (êtincelant).  Ici  l'Atman  est  donc  quelque 
chose  de  plus  subtil  même  que  l'éther. 


HISTOIRE    DU    BOUDDHISME   DANS    L'iNDE  153 

hommes  et  tous  les  êtres  vivants,  est  identique  en  substance  à  la 
lumière  que  nous  contemplons  dans  le  soleil.  Sans  âtman,  il  n'y 
a  pas  de  personnalité  et,  par  conséquent,  tout  ce  qui  possède  un 
âtman  est  un  être  personnel.  C'est  pourquoi  les  dieux,  c'est-à- 
dire  les  forces  et  les  phénomènes  do  la  nature  personnifiés,  sont 
des  êtres  vivants,  h'âtman  est  fréquemment  aussi  appelé 
pourousha,  une  personne,  un  individu.  On  verra  plus  loin  jus- 
qu'à quel  point  cette  assimilation  est  fondée. 

h'âtman  est  aussi  la  conscience.  Attendu  que  ce  qui  est  la 
conscience  n'a  pas  en  même  temps  une  conscience,  car  ce  qui 
possède  est  différent  de  ce  qui  est  possédé,  et  en  outre,  que 
celui-là  seulement  qui   a  une  conscience  peut  être  conscient, 

Y  âtman  en  soi  est  inconscient.  L'Hindou  exprime  ainsi  cette 
thèse  :  «  L'âtman  éclaire,  mais  ne  luit  pas  pour  soi-même.  »  Ce 
qui  est  éclairé  est,  en  premier  lieu,  dans  l'homme  l'intelligence, 
instrument  purement  matériel  qui  ne  peut  agir  qu'au  contact  de 

Y  âtman,  de  même  qu'une  chambre  obscure  ne  peut  donner  des 
images  que  sous  l'action  de  la  lumière.  De  l'intelligence  procè- 
dent le  sentiment  d'individualité,  les  impressions,  la  sensibilité 
(le  cœur),  etc. 

Bien  que  les  Indiens  reconnaissent  en  théorie  que  la  con- 
science en  soi  est  inconsciente,  ils  ne  laissent  pas  que  de  mettre 
en  oubli  ce  principe  dans  le  cours  de  leurs  raisonnements  , 
ainsi  que  nous  le  verrons  plus  tard. 

Il  va  de  soi  que  du  moment  que  l'on  admet  l'existence  d'un 
élément  vivifiant,  il  doit  exister  une  autre  substance,  qui  est 
vivifiée.  C'est  la  matière.  De  même  que  déjà  dans  le  Rig  Yéda  le 
soleil  est  appelé  Y  âtman  de  tout  ce  qui  se  meut  et  de  tout  ce  qui 
est  immobile,  de  même,  par  conséquent,  que  tout  ce  qui  est 
éveillé  à  la  vie  par  la  puissance  créatrice  du  soleil,  est  autre 
chose  que  le  soleil,  de  même  en  chaque  créature  le  principe  vivi- 
fiant doit  être  distingué  de  l'être  vivifié.  Aussi  longtemps  que  l'on 
considère  l'esprit  et  la  matière  comme  deux  entités  distinctes, 
on  reste  dualiste.  Aussi  y  a-t-il  toujours  eu  des  dualistes  parmi 
les  philosophes  de  l'Inde  et  s'en  trouve-t-il  encore  ;  mais  dans 


n.    KERN 


les  Oupanishads  on  discerne  déjà  clairement  l'effort  pour  s'élever 
à  une  conception  purement  moniste  du  monde.  Deux  routes  se 
présentaient  pour  échapper  au  dualisme  :  ou  bien  s'efforcer  de 
présenter  la  matière  et  l'esprit  comme  deux  manifestations  dis- 
tinctes d'un  même  principe,  de  quelque  nom  qu'on  veuille 
appeler  ce  dernier,  ou  bien  déclarer  toutes  les  formes  dépourvues 
d'existence  propre,  les  tenir  pour  de  simples  apparences  et 
reconnaître  l'esprit  seul  comme  réellement  existant.  La  philoso- 
phie postérieure  du  Yedânta  a  choisi  cette  dernière  voie  :  elle 
dénie,  en  effet,  toute  existence  à  la  matière. 

Il  est  évident  que  cette  solution  de  l'énigme,  donnée  parle 
Vedânta  des  âges  postérieurs,  repose  sur  un  vain  jeu  de  mots. 
En  effet  l'apparence  n'est  pas  la  négation,  mais  une  simple  modi- 
fication de  l'être.  Attendu  que  le  développement  scolastique  du 
Yedânta  appartient  à  une  époque  relativement  récente,  nous  pou- 
vons ne  pas  nous  en  occuper  ici,  pour  nous  arrêter  à  l'examen 
d'un  docteur  qui  possède  dans  les  Oupanishads  et  dans  les 
Brâhmana's  une  autorité  que  n'égale  celle  d'aucun  de  ses  contem- 
porains. Nous  voulons  parler  de  Yâjnavalkya. 

Dans  un  entretien  sur  l'immortalité  avec  sa  femme  Magtreyî, 
ce  sage  dit  :  «  Comme  un  morceau  de  sel  jeté  dans  de  l'eau  s'y 
dissout,  de  telle  sorte  qu'on  ne  peut  pas  plus  le  retirer  de  l'eau 
que  s'il  n'existait  pas,  et  que  partout  où  on  voudrait  le  saisir  il 
s'échappe,  ainsi  le  grand  être  qui  est  infini,  sans  limites  et  ren- 
ferme en  lui  une  multitude  d'intelligences,  nait  des  créatures 
de  ce  monde  et  s'évanouit  avec  elles.  Après  la  mort  il  n'y  a  plus 
de  conscience.  »  La  signification  de  ces  paroles  est  que  le  grand 
être,  Yâtman  pénètre  toute  la  nature  comme  si  elle  en  était 
imprégnée,  de  même  que  l'eau  par  le  sel.  Aussi  longtemps  que 
le  sel  et  l'eau  sont  mêlés,  ils  ne  forment  qu'un  tout  pour 
nous  :  on  ne  peut  les  séparer,  quoique  par  la  pensée  on  puisse 
les  distinguer  comme  deux  substances  différentes.  Chaque  créa- 
ture possède  une  partie  de  l'esprit,  lequel,  conçu  comme  un 
tout,  une  somme,  est  infini;  et  cette  partie  ne  diffère  pas  en 
nature  du  tout,  de  même  qu'une  goutte   d'eau  salée  a  le  même 


HISTOIRE    DU    BOUDDHISME    DANS    L'iXDE  l  .")."> 

goût  que. toute  la  masse.  Avec  la  création,  l'esprit,  l'intelli- 
gence, la  conscience  '  prend  naissance;  par  la  mort  de  lu 
créature,  c'est-à-dire  la  destruction  de  l'organisme ,  la  cons- 
cience, on  pourrait  dire  la  parcelle  de  conscience  qui  animait 
cette  créature,  se  confond  do  nouveau  dans  le  tout.  La.  cons- 
cience ne  se  perd  donc  pas  en  tant  que  force,  mais,  séparée 
de  la  matière,  ou  de  quelque  nom  qu'on  veuille  nommer  ce 
qui  n'est  pas  l'esprit,  elle  n'a  plus  le  sentiment  de  sa  propre 
existence.  Nous  avons  déjà  tâché  de  montrer  pourquoi  il  en  est 
ainsi  selon  les  principes  fondamentaux  de  la  doctrine  indienne. 
Yâjiïavalkya  donne  lui-môme,  à  une  nouvelle  question  de  sa 
femme,  une  explication  qui  revient  en  substance  à  ce  que  nous 
avons  dit. 

De  ces  paroles  il  résulte  que,  selon  son  sentiment,  l'état  d'être 
conscient,  la  conscience  en  acte,  a  pour  condition  l'union  avec 
l'esprit,  avec  la  conscience  pure,  avec  quelque  chose  de  distinct, 
de  différent  de  l'être  personnel  et  conscient.  Pourtant  nous 
n'avons  pas  le  droit  d'inférer  de  ces  paroles  qu'il  regarde  l'esprit 
comme  un  produit  des  éléments  matériels,  ainsi  que,  par 
exemple,  les  matérialistes  indiens  tiennent  la  pensée  pour  le 
résultat  d'une  fermentation.  Son  système  n'est  pas  purement 
moniste.  C'est  ce  qui  résulte  plus  clairement  encore  de  la 
réponse  que,  dans  une  autre  circonstance,  il  fit  à  cette  question  : 
«  En  quoi  consiste  Yâtman.  »  «  C'est,  dit-il,  ce  qui,  pareil  à  un 
être  individuel 2,  se  manifeste  dans  les  profondeurs  intimes  du 
cœur,  comme  une  lumière.  »  Un  peu  plus  loin  il  ajoute  :  «  Ce 
même  âtman  qui  à  la  naissance  du  corps  s'unit  à  lui  comme 
une  intelligence  qui  en  est  inséparable  et,  par  là,  est  soumis  à 
toute  espèce  de  mal,  est  affranchi  de  tout  mal  lorsque  l'esprit  se 
sépare  du  corps  par  la  mort.  »  Ailleurs  encore  ce  sage  s'exprime 
ainsi  :  «  De  même  que  la  peau  que  le  serpenta  dépouillée,  gît 
abandonnée  comme  une  chose  morte  auprès  d'une  fourmilière 3, 

')  C'est-à-dire  la  conscience  envisagée  comme  cause  de  ce  qu'un  organisme 
a  conscience  de  soi-même,  se  connaît  et  se  distingue  de  ce  qui  n'est  pas  lui. 
-)  Il  y  a  dans  le  texte  le  mot  pourousha,  personne,  individu. 
3)  Les  serpents  gîtent  volontiers  clans  les  fourmilières. 


156  H.    KERN 

ainsi  en  est-il  du  cadavre.  Alors  le  sage  âtman,  qui  n'a  plus  ni 
os,  ni  dépouille  mortelle,  est  Brahma  l  même,  l'infini  même.  » 

On  voit  que  Yâtman  reçoit  ici  le  nom  de  sage,  en  contradiction 
avec  ce  que  nous  avons  dit  plus  haut  que  l'esprit  est  la  sagesse 
et,  par  conséquent,  ne  possède  pas  la  sagesse.  Même,  à  supposer 
qu'il  soit  ici  question,  comme  le  pensent  quelques  interprètes 
indiens,  de  l'esprit  d'une  personne  qui,  en  s'élevant  à  la  sagesse 
suprême,  serait  déjà  entrée  pendant  sa  vie  en  possession  delà 
suprême  félicité,  la  contradiction  n'en  subsiste  pas  moins,  parce 
que  même  dans  cette  supposition,  l'esprit  ne  saurait  être  consi- 
déré que  comme  entièrement  séparé  de  l'organisme. 

La  même  confusion  entre  l'esprit  comme  source  de  l'inspira- 
tion et  la  personne  qui  pense  en  vertu  de  l'inspiration,  entre 
la  cause  de  la  personnalité  et  l'être  personnel,  l'individu  vi- 
vant, se  reproduit  sans  cesse  dans  les  idées  relatives  à  l'être 
suprême.  En  lui-même,  cet  être  est  impersonnel,  mais  aus- 
sitôt qu'il  se  révèle,  il  devient  personnel  et  conscient.  Or, 
comme  l'esprit  se  révélant  ou  se  manifestant,  par  exemple  dans 
le  soleil,  et  qui  est  regardé  comme  personnel  et  conscient,  est 
cependant  le  même  que  l'esprit  en  dehors  de  toute  manifesta- 
tion, les  attributs  de  la  personnalité  sont  reportés  sur  l'être  primi- 
tivement impersonnel  inabstracto. 

Cette  contradiction  que,  ainsi  que  nous  l'avons  vu.  Yâjïïaval- 
kya  n'a  pas  évitée,  se  rencontre  plusieurs  fois  dans  les  Oupani- 
shads  et  est  même  devenue  le  fondement  de  la  doctrine  de  la 
métempsycose  ou  des  renaissances  successives,  doctrine  qui 
ne  joue  pas  dans  le  bouddhisme  un  rôle  moindre  que  dans  les 
autres  sectes  indiennes.  Cette  doctrine,  telle  que  nous  la  trou- 

i)  Sous  le  nom  de  Brahma  ou  de  Brahma  suprême,  l'Indien  entend  la  rai- 
son, la  plus  haute  manifestation  de  la  vie  éternelle,  Dieu.  Ces  deux  dernières 
idées  ne  sont  pas  étroitement  unies  l'une  à  l'autre  chez  les  Indiens  seulement. 
On  trouve  aussi  dans  les  Eglises  chrétiennes  des  traces  de  l'identification  de 
Dieu  et  de  la  vie  éternelle.  Entre  autres,  on  lit  dans  une  confession  de  foi  bas- 
allemande,  datant  environ  de  l'an  H00,  ces  remarquables  paroles:  «Je  crois 
qu'alors  (c'est-à-dire  dans  la  vie  future)  je  recevrai  une  récompense  proportion- 
née à  ce  que  je  serai  jugé  être  au  dernier  jour.  Je  crois  à  la  vie  éternelle,  qui  est 
Dieu.  »  Ce  credo  est  inséré  dans  les  Monuments  de  Mullendorf  et  Scherer, 
p.  245. 


HISTOIRE   DU    BOUDDHISME   DANS    L'iN'DE  157 

vous  exposée  dans  les  Oupanishads,   revient  en  substance  à 
ceci: 

Vâtman  qui  en  soi  est  sans  tache,  comme  la  lumière  du  soleil 
dans  sa  splendeur,  est  souillé  par  son  contact  avec  la  matière, 
lorsqu'il  s'unit  à  elle  en  entrant  comme  partie  intégrante  dans 
un  organisme.  Il  en  reçoit  du  moins  une  couleur,  comme  la  blan- 
che lumière  du  jour  dans  le  rouge,  en  apparence  si  beau,  mais 
trompeur  du  crépuscule.  La  séduction  des  sens  est  cause  que, 
perdant  la  blancheur  immaculée  de  son  existence  native,  il  se 
laisse  entraîner  à  des  actes  en  opposition  avec  sa  propre  nature, 
dont  il  s'éloigne  de  plus  en  plus  avec  le  temps.  Le  malheur  et  le 
péché,  —  c'est  tout  un,  —  l'atteignent.  Pour  s'en  affranchir,  il 
doit  revenir  à  sa  pureté  première,  il  doit  apprendre  à  se  con- 
naître lui-même,  car  la  connaissance  complète  de  sa  propre 
essence  peut  seule  le  dégager  des  liens  funestes  de  la  matière, 
de  l'existence  corporelle.  Par  là  seulement  il  peut  participer  au 
salut.  Aussi  longtemps  qu'il  n'a  pas  atteint  ce  but  suprême,  ce 
summum  bonum,  il  est  retenu  dans  les  liens  de  la  matière  et 
lorsque  l'homme  meurt,  l'union  de  Vâtman  avec  le  corps  est,  il 
est  vrai,  dissoute,  mais  les  conséquences  en  subsistent.  Il  n'a 
plus  la  pureté  immaculée  qu'il  doit  avoir  et,  par  conséquent,  ne 
peut  pas  revenir  à  son  premier  état.  Après  un  temps  plus  ou 
moins  long,  il  s'unit  de  nouveau  à  un  organisme,  naît  de  nou- 
veau et,  suivant  le  bien  ou  le  mal  qu'il  a  fait  dans  son  existence 
antérieure,  il  renaît  dans  une  situation  meilleure  ou  pire  que 
dans  sa  première  vie.  Celui  qui  a  été  homme  peut  renaître  comme 
un  être  supérieur,  s'il  s'en  est  rendu  digne  ;  mais  il  peut  aussi 
descendre  dans  l'échelle  des  créatures,  par  suite  de  ses  péchés  et 
de  ses  crimes.  Même  alors  que  l'homme  s'assure  par  ses  mérites 
un  haut  degré  de  bonheur  et  qu'il  mérite  le  ciel,  il  ne  saurait 
s'en  contenter.  Car  la  félicité  céleste  même  est  bornée,  devant 
nécessairement  être  proportionnée  à  la  somme  des  bonnes  œuvres 
accomplies  par  l'homme  pendant  sa  vie.  Et  comme  ces  dernières 
ne  sauraient  être  innombrables  et  infinies,  la  félicité  céleste  ne 
peut  pas  être  éternelle,  non  plus  que  pour  le  méchant  ne  le  sont 


lo8  II.    KERN 

les  peines  de  l'enfer.  Du  ciel  comme  de  l'enfer,  les  âmes  rentrent 
dans  le  tourbillon  de  la  vie,  dans  le  sansâra,  pour  recommencer 
une  existence  nouvelle  et  avoir  de  nouveau  l'occasion  de  tendre 
au  salut  éternel.  La  cause  de  la  nécessité  de  ces  naissances  suc- 
cessives est  dans  les  œuvres  (karma)  des  personnes  mêmes;  la 
condition  pour  être  d'une  manière  définitive  affranchi  de  cette 
nécessité  est  la  connaissance  complète  de  l'essence  de  Yâtman. 

Le  caractère  insoutenable  de  cette  doctrine,  du  moins  si  l'on 
s'en  tient  aux  principes  fondamentaux  des  Indiens  sur  la  nature 
de  Yâtman,  est  manifeste,  Ce  n'est  pas,  en  effet,  Fâtman  qui  agit, 
mais  l'individu  dont  il  est  l'élément  vivifiant;  l'esprit  même, 
suivant  les  déclarations  expresses  des  Indiens,  est  et  reste  un 
témoin  passif  des  actions.  Ce  n'est  que  par  suite  d'un  malentendu 
qu'on  peut  lui  attribuer  une  action  bonne  ou  mauvaise.  Qu'on 
s'applique  à  prévenir  ce  malentendu,  et  la  pureté  de  Yâtman  ne 
sera  plus  altérée  qu'en  apparence. 

Pour  montrer  comment  l'esprit  reste  toujours  en  réalité  imma- 
culé, les  Indiens  ont  recours  à  la  figure  suivante  :  «  De  même 
que  le  cristal  dépourvu  de  couleur  paraît  se  colorer  en  rose,  au 
contact  d'une  rose,  et  reprend  toute  sa  limpidité  lorsqu'on  a 
écarté  la  fleur,  de  même  en  est-il  de  l'esprit.  La  conséquence  est 
facile  à  tirer  :  il  suffit  pour  rendre  à  l'esprit  sa  pureté  native,  qu'il 
soit  séparé  de  la  matière.  » 

Il  semble  en  effet,  d'après  les  paroles  que  nous  avons  citées  de 
lui,  que  Yâjnavalkya  se  soit  représenté  les  choses  de  telle  sorte 
qu'à  la  mort  Yâtman  soit  affranchi  de  tout  mal.  Mais  on  ne  peut 
méconnaître  qu'autre  était  l'opinion  dominante. 

Tandis  qu'il  déniait  expressément  àl'esprittoute  conscience  de 
son  existence  après  la  mort,  on  trouve  ailleurs  des  doutes  expri- 
més sur  cette  complète  impersonnalité.  Ainsi  nous  lisons  dans 
les  Oupanishads  :  «  Il  y  a  doute  sur  l'état  des  hommes  après  leur 
mort;  quelques-uns  prétendent  qu'ils  subsistent  encore,  d'autres, 
au  contraire,  qu'ils  ne  subsistent  plus .  Je  voudrais  que  vos  leçons 
me  fixassent  sur  ce  point.  »  La  réponse  est  évasive,  et  l'on  pour- 
rait dire  d'une  manière  générale  que  sur  de  semblables  question?; 


HISTOIRE   DU   BOUDDHISME   DAMS   L'iNDE  159 

les  philosophes  indiens  inclinent  à  répondre  :  «  C'est  ce  que  le 
plus  grand  sage  ne  saurait  dire.  »  Nous  devons  pourtant 
ajouter  qu'ils  comparent  l'état  de  l'esprit  arrivé  à  la  perfection 
et  complètement  affranchi ,  au  sommeil  profond  et  salutaire 
que  ne  trouble  aucun  song'e,  et  jamais  à  l'état  de  l'homme 
éveillé. 

Il  peut  paraître  étrange  qu'un  dogme  si  peu  enharmonie  avec 
les  principes  fondamentaux  de  lamétaphysique  indienne  soit  par- 
venu à  trouver  un  tel  accès  auprès  d'un  peuple  qui  ne  le  cède 
assurément  à  aucun  autre  en  rigueur  dialectique  et  en  hardiesse 
dépensée.  Cet  étonnement  s'accroît  lorsqu'on  saitque  la  doctrine 
de  la  métempsycose  et  le  Karma  ne  reposent  nullement  sur  l'au- 
torité des  anciens  textes  sacrés.  Au  contraire,  on  n'en  trouve 
aucune  trace  dans  les  Mantra's.  Si  cette  doctrine  existait  déjà  à 
l'époque  de  la  composition  des  hymnes,  on  n'a  pas  dû  y  attacher 
alors  une  grande  importance,  et  elle  ne  s'est  développée  que  plus 
tard. 

Si  nous  osions  risquer  une  explication  de  ce  phénomène,  nous 
dirions  que  le  sentiment  de  justice  de  l'Indien  a  trouvé  une  satis- 
faction dans  la  pensée  que  l'homme  lui-même  est  cause  de  son 
bonheur  ou  de  son  malheur.  Ce  lui  était  une  consolation  en  face 
des  calamités  et  des  tristesses  de  la  vie,  que  de  pouvoir  penser 
que  la  meilleure  partie  de  lui-même  était  élevée  au-dessus  de  la 
matière  et  qu'il  dépendait  de  son  seul  elfort  d'apprendre  à 
connaître,  ou  plutôt  à  reconnaître,  cette  meilleure  partie,  Les 
exigences  du  sentiment  l'ont  emporté  sur  celles  de  la  logi- 
que. 

Le  but  suprême  de  l'homme  est  l'aspiration  au  salut.  Elle 
dépend  d'une  connaissance  complète  de  l'être  propre  de  Yâtman. 
Or,  pour  s'élever  à  cette  connaissance,  il  faut  une  méditation 
que  rien  ne  vienne  troubler,  et  la  plus  puissante  tension  de  l'es- 
prit qui  se  puisse  imaginer.  On  ne  sera  capable  de  cet  effort 
qu'après  s'être  appliqué  à  dominer  ses  passions,  à  purifier  son 
cœur  et  à  le  soustraire  à  toutes  les  séductions  du  monde.  C'est  là 
un  puissant  moyen  pour  préparer  l'esprit  à  l'accomplissement  de 


160  HT.    KEKN 

sa  tâche  la  plus  haute  :  la  connaissance  du  bien  suprême  et  l'ob- 
servation de  la  vertu. 

L'observation  de  la  vertu  consiste  dans  l'accomplissement  des 
devoirs  qui  découlent  des  préceptes  de  la  religion  ou  des  insti- 
tutions sociales.  C'est  pourquoi  le  mot  dharma  signifie  aussi  bien 
droit,  ordre,  que  vertu  ou  mérite.  Par  la  nature  même  des  choses 
la  dharma  est  prise  tantôt  dans  un  sens  plus  large,  tantôt  dans 
un  sens  plus  restreint,  ettous  les  devoirs  n'ont  pas  toujours  pour 
tous  les  hommes  la  même  valeur.  En  vue  de  faire  connaître 
moins  encore  l'étendue  que  la  nature  même  du  devoir,  nous 
citons  ici  un  passage  des  Oupanishads  dans  lequel  le  maître 
exhorte  son  disciple  : 

«Ne  dis  que  ce  qui  estvrai.  Observe  tes  devoirs.  Ne  néglige  pas 
tes  études  et,  lorsque  tu  auras  payé  à  ton  maître  le  prix  convenu, 
aie  soin  que  la  lignée  de  ta  postérité  ne  soit  pas  interrompue1.  Ne 
néglige  point  tes  devoirs  envers  les  dieux  et  envers  les  esprits  des 
morts.  Honore  ta  mère.  Honore  ton  père.  Honore  ton  maître.  Ho- 
nore dans  ma  conduite  à  moi,  ton  maître,  ce  qui  est  bon  et  non 
ce  qui  ne  l'est  pas,  et  s'il  y  a  d'autres  docteurs  qui  me  soient  supé- 
rieurs, accorde-leur  aussi  un  rang  plus  élevé.  Donne  de  bon  cœur. 
Ne  donne  jamais  à  contre-cœur.  Donne  avec  modestie,  avec  mo- 
ralité et  discrétion.  Donne  avec  intelligence  et  discernement.  Lors- 
que tu  doutes  de  ce  que  tu  dois  faire  et  quelle  conduite  tu  dois 
tenir,  agis  comme  en  pareil  cas  le  feraient  les  brahmanes  intelli- 
gents, instruits,  capables,  débonnaires  et  amis  delà  justice.  » 

Si  nous  ne  trouvons  pas  dans  cette  citation  un  résumé  systé- 
matique de  toutes  les  vertus,  d'autres  ouvrages  nous  fourniraient 
facilement  plus  d'une  classification  des  devoirs.  Nous  nous  abs- 
tenons de  les  citer  pour  ne  pas  sortir  des  limites  que  nous  nous 
sommes  tracées.  Ajoutons  seulement  que  l'ordre  des  vertus  prin- 
cipales, non  plus  que  leur  nombre,  n'est  le  même  partout.  La 
véracité  et  la  sincérité  sont  regardées  comme  les  premières  de 
toutes   les  vertus;    c'est    pourquoi   l'idée    collective   de   vertu 

J)  Cela  signifie  :  Marie-toi  aussitôt  tes  études  terminées,  afin  d'avoir  de  la 
postérité  et,  si  tu  n'as  pas  d'enfants,  adopte  un  fils. 


HISTOIRE    DU    BOUDDHISME    MANS   l'iNDE  161 

(dharma),  est  définie  par  lemot  satyâdi,  qui  signifie  véracité,  etc. 
Nous  verrons  plus  loin  comment  les  vertus  sont  classées  dans  le 
bouddhisme. 

La  véritable  école  d'application  de  la  vertu  est  lia  société. 
Mais,  pour  la  spéculation,  pour  la  réflexion  calme,  il  faut  avouer 
qu'elle  est  loin  d'offrir  le  milieu  le  plus  favorable.  L'expérience 
ne  tardera  pas  à  apprendre  à  celui  qui  veut  se  vouer  à  une  médi- 
tation que  rien  ne  trouble,  afin  de  comprendre  le  bien  suprême, 
combien  on  est  facilement  distrait  par  les  vains  plaisirs  et  par 
les  innombrables  misères  de  ce  monde  agité.  Le  plus  zélé  y  sen- 
tira fléchir  son  courage  et  renoncera  à  y  poursuivre  son  effort 
pour  atteindre  la  perfection  et  la 'félicité  éternelle.  Et  une  fois 
qu'il  aura  acquis  la  certitude  que  le  monde  lui  oppose  des  obs- 
tacles insurmontables  à  la  réalisation  de  son  idéal,  que  lui  res- 
tera-t-il  à  faire,  sinon  de  renoncer  au  monde?  Qu'il  abandonne 
tout  ce  qui  lui  est  agréable,  se  sépare  de  tout  ce  qui  lui  est  cher. 
Qu'il  quitte  sa  parenté,  sa  famille  et  ses  amis;  qu'il  vive  seul 
comme  un  ermite  ou  un  vagabond,  sans  maison,  sans  avoir, 
sans  parents,  sans  compagnons,  dans  le  désert  ou  au  milieu  des 
étrangers,  auxquels  il  ne  demande,  dont  il  n'attend  rien  qu'une 
aumône  pour  sustenter  sa  vie.  Alors  aucun  soin  ne  le  détour- 
nera de  sa  méditation  sérieuse  sur  les  plus  hautes  questions  qui 
intéressent  l'humanité  !  Calme,  en  paix  avec  lui-même  'et  avec 
la  nature  qui  l'entoure,  déchargé  du  souci  de  savoir  ce  qu'il 
mangera,  ou  ce  qu'il  boira  ou  ce  dont  il  sera  vêtu,  il  pourra 
concentrer  toutes  ses  facultés  et  tous  ses  efforts  à  atteindre  par 
une  méditation  continuelle  le  plus  haut  degré  de  la  connaissance, 
à  comprendre  la  nature  véritable  de  Yâtman,  jusqu'à  ce  qu'il  par- 
vienne à  la  délivrance. 

Une  telle  manière  d'envisager  la  vie  devait  nécessairement 
aboutir  à  un  développement  excessif  du  nombre  des  solitaires 
et  des  moines.  Cette  existence  à  part  est  déjà  extraordinairement 
favorisée  par  le  climat  de  l'Inde.  D'un  autre  côté,  il  jva  de  soi 
que  dans  l'Inde  comme  ailleurs,  la  généralité  des  habitants  ne 
pouvaient,  ni  ne  voulaient  embrasser  la  vie  sanctifiée  des  ascètes 

IV  li 


162  H.    KERN 

ou  des  moines.  Abstraction  faite  du  peu  d'attrait  que  cette  vie 
devait  avoir  pour  la  majorité  de  la  population,  quelque  véné- 
ration, d'ailleurs,  qu'elle  témoignât  aux  pieux  personnages  qui 
renonçaient  au  monde,  l'organisation  même  de  la  société  s'op- 
posait à  l'extension  indéfinie  de  l'ascétisme  philosophique.  Il 
n'y  avait  que  ceux  qui  appartenaient  aux  trois  castes  supérieures 
ou  seigneuriales  (âryas)  qui  reçussent  une  éducation  leur  permet- 
tant de  songer  à  atteindre  le  but  suprême  par  la  voie  de  la  connais- 
sance. L'étude  des  livres  sacrés  étaitregardée  comme  uneprépara- 
tion  indispensable  à  ceux  qui  voulaient  s'appliquer  à  approfondir 
l'essence  de  Xâtman  et  s'élever  jusqu'au  brahma.  Bien  que  l'étude 
des  Véda's,  avec  toutes  les  cérémonies,  les  sacrifices  etles  pratiques 
antérieures  qui  l'accompagnaient,  fût  en  bien  moindre  honneur 
au  temps  des  Oupanishads  que  la  doctrine  ésotérique  du  brahma, 
cette  étude  n'en  était  pas  moins  considérée  comme  une  introduc- 
tion obligatoire  à  une  science  supérieure.  Or  les  membres  de  la 
quatrième  caste,  les  Çoudra's,  étaient  exclus  de  l'étude  des  Yéda's; 
ils  ne  pouvaient  donc  recevoir  la  préparation  nécessaire  pour 
poursuivre  le  salut  dans  cette  vie.  Ils  devaient  se  contenter  de  la 
félicité  céleste,  laquelle,  par  un  fidèle  accomplissement  du 
devoir,  leur  était  accessible  comme  à  tous  les  autres  hommes. 
Ce  ne  serait  qu'après  qu'il  serait  né  de  nouveau  dans  une  condi- 
tion supérieure,  qu'il  serait  possible  au  Coudra  de  tendre  au  but 
le  plus  élevé  de  la  vie. 

La  théorie  que  nous  venons  de  résumer,  il  importe  de  le 
dire  expressément,  ne  se  rapporte  qu'à  la  poursuite  du  salut  par 
la  voie  de  la  connaissance.  Elle  n'exclut  nullement  la  possibilité 
pour  les  hommes  de  toutes  les  classes,  de  tâcher  de  satisfaire  les 
besoins  de  leur  âme  en  s'affiliant  d'une  manière  effective,  ou 
simplement  pour  la  forme,  à  une  congrégation  religieuse.  Il  sem- 
ble qu'à  l'époque  où  prit  naissance  le  bouddhisme,  ces  commu- 
nautés de  moines  ne  fussent  guère  moins  nombreuses  qu'elles  le 
furent  plus  tard.  Nous  voyons  au  premier  rang  dans  les  anciens 
ouvrages  bouddhistes  divers  ordres  de  Jaina's,  tels  que  les 
Nirgrantha's,  les  Digambara's,etc.Il  est  rarement  parlé  d'ordres 


HISTOIRE   DU    BOUDDHISME   DANS   L'iNDE  163 

do  brahmanes;  le  seul  dont  il  soil  fait  expressément  mention  est 
celui  des  Ajiwaka's  qui  adoraient  Nârâyana. 

Nous  ne  savons  que  peu  de  chose  avec  certitude  sur  l'organi- 
sation de  ces  ordres  religieux,  ainsi  que  sur  les  éléments  dont  ils 
se  composaient.  Nous  n'ignorons  pas,  néanmoins,  que  quelques- 
uns  d'entre  eux  possédaient  des  couvents  et  furent  des  concur- 
rents détestés  pour  l'ordre  nouveau  que  fonda  le  Bouddha.  On 
peut  en  inférer  que  les  jainas  et  les  bouddhistes  différaient  peu, 
du  moins  extérieurement;  car  il  n'y  a  de  concurrence  possible 
qu'entre  ce  qui  se  ressemble.  Ajoutons  que  les  Hindou's  dési- 
gnaient les  deux  sectes  parle  même  nom,  bien  que  n'ignorant 
pas  la  différence  qui  existait  entre  elles.  Les  dernières  recherches 
ont  établi  que  le  fondateur  du  jainisme,  secte  subsistant  encore 
de  nos  jours,  Yardhamâna,  surnommé  Jilâtapoutra  et  commu- 
nément désigné  sous  le  titre  de  Mahâvîra,  c'est-à-dire  le  grand 
héros,  le  grand  homme,  était  contemporain  du  Bouddha  '. 

Le  plus  habituellement  sans  doute  des  membres  de  familles 
brahmaniques  étaient  placés  à  la  tête  de  ces  communautés; 
cependant  ce  n'était  pas  là  une  règle  constante  et,  en  aucun  cas, 
on  ne  peut  faire  un  mérite  ou  un  reproche  à  la  caste  des  brah- 
manes du  développement  du  monachisme  et  de  son  extension  à 
toutes  les  classes  de  la  société.  L'impulsion  doit  être  partie  des 
savants,  et  leurs  idées,  telles  que  nous  les  trouvons  fréquem- 
ment exprimées  dans  les  Oupanishads,  renferment  la  plus  haute 
et  la  plus  noble  expression  de  la  conscience  spirituelle  et  morale 
des  Indiens  dans  les  temps  qui  précédèrent  immédiatement  la 
naissance  du  bouddhisme.  Un  écrivain  français  ~  a  donc  caracté- 
risé d'une  manière  exacte  les  Oupanishads  dans  le  passage 
suivant  : 

«  Ce  sont  avant  tout  des  exhortations  à  la  vie  spirituelle, 
exhortations  troubles  et  confuses,  mais  présentées  parfois  avec 

')  A  proprement  parler,  Colebrooke  avait  déjà  signalé  le  fait,  mais  sur  des 
données  incomplètes.  De  nos  jours  H.  Jacobi  a  donné  dans  sa  préface  au  Kfil- 
pasoûtra  une  démonstration  plus  complète  que  les  fondateurs  du  jainisme  et  du 
bouddhisme  étaient  contemporains. 

-)  A.  Barth  dans  ses  Religions  de  l'Inde. 


164  H.    KERN 

une  haute  et  saisissante  émotion.  Il  semble  que  toute  la  vie 
religieuse  de  l'époque,  si  absente  de  la  littérature  ritualiste,  se 
soit  concentrée  dans  ces  écrits.  Le  ton  qui  y  domine,,  surtout  dans 
l'allocution  et  dans  le  dialogue  où  il  est  parfois  empreint  d'une 
singulière  douceur,  est  celui  de  la  prédication  intime.  Sous  ce 
rapport,  rien  dans  la  littérature  des  brahmanes  ne  ressemble  à 
un  sùtra  bouddhique  comme  certains  passages  des  Upanishads, 
avec  cette  différence  toutefois  que,  pour  l'élévation  de  la  pensée 
et  du  style,  ces  passages  dépassent  de  beaucoup  tout  ce  que  nous 
connaissons  des  sermons  bouddhistes.  » 

La  douceur  de  ton  dont  il  est  ici  question  est  tout  à  fait  en 
harmonie  avec  l'esprit  de  douceur  qui  nous  frappe  si  fréquem- 
ment dans  la  morale  de  quelques  sectes  de  l'Inde.  Calme,  endu- 
rance, compassion,  bienveillance,  aménité,  se  sont  là  des  senti- 
ments qu'on  trouve  constamment  exprimés  dans  les  écrivains  de 
l'Inde,  anciens  etmodernes.Le  soin  anxieux  dene  fairedu  mal  à 
aucune  créature  vivante,  Yahinsâ  est  chez  eux  encore  bien  plus 
commun  et  plus  développé  que  chez  les  autres  peuples.  La 
rigueur  excessive  de  la  loi  pénale  indienne  offre  un  contraste 
frappant  avec  cette  mansuétude,  non  moins  que  la  langue  hau- 
taine de  la  vertu  chevaleresque  et  de  l'honneur  militaire,  telle 
qu'on  la  rencontre  dans  les  poèmes  héroïques. 

Mais  en  dépit  de  toutes  les  contradictions  qu'on  retrouve  d'ail- 
leurs chez  tous  les  peuples  et  à  toutes  les  époques,  on  peut  dire 
que  la  douceur  ou,  si  l'on  préfère,  une  certaine  mollesse  de 
sentiment  est  la  note  fondamentale  de  la  morale  indienne.  Il  est 
pourtant  plus  facile  de  prétendre  que  de  démontrer  que  ce  soit 
uniquement  ou  principalement  par  l'influence  prépondérante  des 
brahmanes,  que  cet  esprit  a  triomphé;  car  il  ne  faut  pas  oublier 
que  les  savants  ont  eu  une  aussi  grande  part  dans  ]a  réunion  des 
livres  de  la  loi  et  des  poèmes  héroïques  que  dans  celle  des  livres 
philosophiques.  Ils  n'ont  fait  qu'exprimer  ce  qui  a  toujours  existé 
dans  l'esprit  du  peuple  indien,  du  moins  dans  les  classes  supé- 
rieures. L'exemple  du  Bouddha,,  qu'on  prétend  avoir  été  un  Ksha- 
tritja,  suffirait  donc  à  démontrer  que  la  mansuétude  et  la  douceur 


niSTOIRE   DU    BOUDDHISME   DANS    L'INDE  165 

à  l'égard  du  prochain  ne  doivent  pas  être  considérées  comme 
exclusivement  propres  aux  brahmanes.  Peut-être  approcherait- 
on  davantage  de  la  vérité  en  disant  que  la  mansuétude  et  la  fierté 
étaient  également  propres  à  la  classe  des  savants  indiens  et  que 
l'orgueil  et  l'esprit  chevaleresque  étaient  développés  par  l'éduca- 
tion chez  les  nobles,  tandis  que  les  classes  moyennes  et  infé- 
rieures se  distinguaient  par  la  douceur.  On  comprend  que 
l'exagération  de  ces  qualités,  qui  les  fait  dégénérer  en  défauts, 
doit  être  en  raison  directe  des  vertus  qui  y  correspondent. 

Après  cette  introduction,  destinée  à  transporter  le  lecteur 
dans  l'atmosphère  intellectuelle  et  morale  au  milieu  de  laquelle 
la  doctrine  du  Bouddha  a  pris  naissance,  nous  abordons  l'exposé 
de  la  vie  et  des  actions  du  grand  ascète. 

H.  Kerx  (de  Leyde). 


BULLETIN  CRITIQUE 


JUDAÏSME    POST-BIBLIQUE 


Deux  publications  périodiques  consacrées  au  judaïsme  doivent 
se  joindre  à  celles,  nombreuses  déjà,  que  j'ai  indiquées  dans 
mon  premier  bulletin.  Ce  sont  le  Beik-Talmud,  qui,  sous  la  rédac- 
tion de  M.  J.  H.-Weiss,  est  entré  dans  sa  seconde  année,  et  la 
Bévue  des  études  juives,  dont  la  publication  a  commencé  Tannée 
passée  et  à  laquelle  le  rédacteur  de  cette  Revue  a  souhaité  la  bien- 
venue dès  son  apparition.  Assurée  de  la  collaboration  des  savants 
juifs  les  plus  éminents  de  la  France,  elle  pouvait  faire  espérer 
beaucoup  à  ses  lecteurs;  en  effet  ceux-ci  ont  pu  trouver  dans 
les  livraisons  parues  jusqu'ici  mainte  contribution  d'importance 
pour  l'histoire  du  judaïsme.  Il  n'y  a  que  fort  peu  de  chose  con- 
cernant la  religion.  Toutefois,  même  pour  celui  qui  étudie  l'his- 
toire des  Juifs  presque  exclusivement  au  point  de  vue  religieux, 
l'une  au  moins  des  rubriques  de  cette  publication  offre  une 
grande  utilité.  On  la  doit  à  M.  Isidore  Loeb,  qui  a  publié  dans  la 
première  année  une  bibliographie  judéo-française,  suivie,  dans  la 
seconde  année,  d'une  bibliographie  aussi  complète  que  possible 
et  d'une  revue  des  périodiques,  telles  qu'on  ne  peut  les  attendre 
que  d'un  savant  des  plus  versés  dans  la  littérature  juive.  En  effet, 
il  donne  une  brève  caractéristique  de  chaque  ouvrage  nouvelle- 
ment paru. 


BULLETIN    DU    JUDAÏSME    POST-BIBLIQUE  167 

Je  me  permets  d'y  renvoyer  ceux  qui  désirent  un  aperçu  com- 
plet des  nombreux  livres  qui  traitent  du  judaïsme.  Quanta  moi, 
qui  ne  saurais  perfectionner  le  travail  de  M.  Loeb,  je  me  borne- 
rai ici  à  énumérer  les  principaux  ouvrages,  sur  quelques-uns 
desquels  seulement  j'entrerai  dans  quelques  détails,  me  bornant 
pour  cela  presque  exclusivement  à  ceux  qui  ont  été  envoyés  pour 
recension  à  cette  Revue. 

Avant  tout,  il  faut  rendre  hommage  au  travail  infatigable  dont 
les  savants  juifs  donnent  sans  cesse  les  preuves.  Fort  considéra- 
ble est  surtout  le  nombre  des  anciens  auteurs  dont  on  a  donné  de 
bonnes  éditions  critiques.  C'est  ainsi  que  le  professeur  S.  Lan- 
dauer  a  publié  le  Kitâb  al  Amânât  wèl  Iitigâdât  de  Saadia  de 
Fayum  '  et  que  le  Dr  A.  Harkavy  a  continué  la  publication  des 
Zikkarôn  larishonim  wegam  laekheronîm  -,  en  donnant  cette  fois 
une  livraison  consacrée  à  des  auteurs  plus  récents.  Plusieurs  des 
Midrashim  ont  été  publiés  ;  le  Pesikta  rabbati  par  M.  Friedmann3, 
le  Lekach  Tob  ou  Pesikta  sutarta  par  S.  Buber  4.  Chaim  M.  Ho- 
rowitz  a  commencé  la  publication  d'une  collection  de  petits 
midrashim  3  et  M.  P.  Perreau  a  combiné  celle  des  commentaires 
d'Emmanuel  G.  Salomo  Romano  6. 

Un  commentaire  sur  les  Proverbes,  attribué  à  Abraham  Ibn 
Ezra  \  a  été  pour  les  savants  une  cause  de  déception.  En  effet, 
tandis  que  le  commentaire  sur  les  Proverbes  que  les  bibles  rab- 
biniques  renferment  sous  le  nom  d'Abraham  Ibn  Ezra  n'est  pas 
de  ce  célèbre  exégète,  mais  de  Moïse  Kimchi,  on  savait  que  le 
premier  a  réellement  écrit  un  commentaire  sur  le  livre  en  ques- 
tion. Or  il  existe  dans  la  bibliothèque  d'Oxford  une  interpréta- 
tion des  Proverbes,  dont  le  titre,  écrit  de  la  même  main  que  ce 
qui  suit,  l'attribue  positivement  à  Ibn  Ezra.  M.  Driver  a  publié 


!)  Leyde.  E.  G.  Brill. 

2)  Voy.  le  Bulletin  précédent,  p.  228. 

3)  Vienne,  1880. 

*)  Vol.  I,  Genèse-Exode;  vol.  II,  Lévit.-Deut.,  Vilna,  1880. 

s)  Berlin.  1881. 

°)  Commento  sopra  i  Salmi,  Threni,  Ester. 

7)  Oxford,  1880. 


168  H.    OORT 

cet  ouvrage  ;  mais,  soit  lui,  soit  le  Dr  Friedlander,  auteur  des 
Essays  on  the  writings  of  Abraham  lbn  Ezra  l,  croient  que  ce 
commentaire  n'est  pas  non  plus  celui  d'Ibn  Ezra.  Cependant 
M.  Grùnwald  croit  à  l'authenticité  2. 

Une  publication  de  forme  aussi  soignée  que  le  fond  en  est 
solide  a  paru  sous  le  titre  de  //  commenta  di  Sabbatai  Donnolo 
sul  libro  délia  creazione,  pubblicato  per  la  prima  volta  nel  testo 
ebraico  con  note  critiche  e  introduzione  da  David  Castelli  3.  Il  faut 
en  parler  avec  quelque  détail. 

Il  se  manifeste  dans  la  littérature  juive  deux  courants  distincts, 
le  courant  halachiste  et  le  courant  hag-gadiste,  représentés  d'or- 
dinaire chacun  par  des  auteurs  différents.  L'halachiste  demande  : 
Qu'ordonne  le  devoir  ?  L'haggadiste,  de  son  côté  :  Qu'est-ce 
qui  est  vrai  ?  Presque  seules  les  recherches  du  premier  ont  eu 
des  résultats  normatifs  pour  la  communauté,  caria  liberté  delà 
pensée  et  de  la  spéculation  est  toujours  restée  fort  grande  en 
Israël.  Sans  doute,  on  n'aurait  pas  toléré  d'attaques  contre  cer- 
taines vérités  fondamentales,  spécialement  contre  l'origine  di- 
vine de  la  Loi;  mais,  pourvu  que  l'on  eût  soin  de  respecter  ces 
quelques  points  réservés,  l'on  ne  risquait  guère  de  s'attirer  des 
désagréments  de  la  part  des  autorités  religieuses  en  publiant  son 
opinion,  quelque  hasardée  quelle  parût  à  maint  lecteur,  et  quel- 
que ardente  contradiction  qu'elle  soulevât  de  la  part  d'autres 
écrivains. 

Aussi  le  judaïsme  a-t-il  abrité  à  presque  toutes  les  époques 
toutes  sortes  d'idées  spéculatives  sur  la  nature  de  Dieu,  la  créa- 
tion, la  destination  de  l'homme,  l'origine  du  mal  et  la  vie  future, 
qui  s'accordent  mal  avec  la  notion  de  Dieu,  simple,  très  relevée, 
strictement  transcendentale,  dont  la  plus  pure  expression  se  trouve 
dans  le  Deutéro-Isaïe,  et  que  le  judaïsme  a  acceptée  et  proclamée 
comme  le  sommaire  même  de  la  vérité.  D'un  côté,  le  besoin  de 


*)  1877. 

2)  Voy.  Jiid.  Litt.  Blat. 

3)  Publ.  d.  r.  inst.  di  St.  sup.  prat.  e  di  perfez.  in  Firenze  Acad.  Orient. 
1880. 


BULLETIN    DU    JUDAÏSME    POST-BIBLIQUE  169 

l'âme,  qui  veut  sentir  la  présence  de  Dieu  et  de  ce  qui  est  divin, 
d'un  autre  côté,  celui  de  l'intelligence,  qui  s'efforce  de  comprendre 
les  relations  de  l'esprit  avec  la  matière,  ont  fait  naitre  chez  les 
Juifs  comme  chez  les  chrétiens  et  les  païens,  en  l'absence  de  prin- 
cipes de  saine  philosophie  et  d'une  connaissance  suffisante  des 
vrais  besoins  de  l'àme,  toutes  sortes  de  spéculations  bizarres, 
d'imaginations  marquées  au  coin  d'un  symbolisme  fantastique  et 
de  théosophies  aventureuses.  La  Cabbale  est  le  fruit  le  plus  mur 
de  ces  rêves. 

Après  de  longues  disputes  au  sujet  de  la  Cabbale,  que  quelques- 
uns  voulaient  faire  remonter  à  l'antiquité  la  plus  reculée,  les  sa- 
vants juifs  sont  tombés  passablement  d'accord.  Le  livre  intitulé 
Zohar,  de  Moïse  de  Léon,  de  la  seconde  moitié  duxui6  siècle,  de- 
venu l'ouvrage  classique  par  excellence  pour  les  Cabbalistes 
subséquents,  prétend  reproduire  la  doctrine  de  Simon  ben  Jo- 
chai,  qui  vivait  dans  la  première  moitié  du  11e  siècle.  Cela  ne 
prouve  naturellement  rien  du  tout.  Le  mot  de  Kabbala  signifie 
tradition,  et  tout  ce  qui  fait  partie  de  la  doctrine  spéculative  se- 
crète est  donné  comme  doctrine  transmise  par  la  tradition  depuis 
les  anciens  temps,  de  la  même  manière  que  la  Loi,  avec  tout  ce 
qui  y  a  été  ajouté,  passe  pour  venir  de  Moïse.  L'une  des  affirma- 
tions n'est  pas  plus  exacte  que  l'autre.  Mais  cela  n'empêche  pas 
que  les  spéculations  et  que  les  conceptions  mystiques,  qui  sont 
comme  la  substance  d'où  la  Cabbale  s'est  formée  et  nourrie  dans 
le  cours  des  siècles,  ne  soient  plus  anciennes  même  que  l'époque 
des  Tannaîm.  On  en  trouve  déjà  des  éléments  dans  les  apoca- 
lypses juives  et  la  manière  de  philosopher  de  Philon  va  dans  cette 
direction.  Il  faut  donc  étudier  la  marche  de  ce  développement, 
si  l'on  veut  comprendre  la  Cabbale. 

Or,  dans  cette  histoire,  le  Sepher  Jezira,  «  le  livre  de  la  Créa- 
tion, »  joue  un  rôle  important.  Il  se  donne  pour  être  du  patriarche 
Abraham;  quelques-uns  l'attribuent  à  R.  Akiba  (11e  siècle)  ;  mais 
la  plupart  des  savants  le  considèrent  comme  ayant  été  écrit  à  la 
fin  du  viie  ou  au  commencement  du  vme  siècle.  Là  se  trouvent 
plusieurs  des  éléments  constitutifs  du  Zohar.  Quelques  détails 


470  H.    OORT 

seront  utiles  pour  faire  connaître  le  caractère  de  cette  spécu- 
lation. 

Le  livre  débute  par  cette  thèse  que  le  Dieu  unique  a  créé  le 
monde  en  se  servant  des  trente-deux  moyens  de  la  sagesse,  c'est- 
à-dire  de  dix  Sephirôt  et  des  vingt-deux  lettres  de  l'alphabet.  Les 
savants  se  disputent  au  sujet  des  Sephirôt  an  Jezira.  D'après  Gas- 
telli,  ce  sont  l'esprit  de  Dieu,  l'air,  l'eau,  le  feu,  la  limite  extrême 
supérieure,  la  limite  extrême  inférieure,  l'orient,  le  couchant,  le 
nord  et  le  sud;  donc  l'esprit  de  Dieu,  les  trois  éléments  primor- 
diaux et  les  six  côtés  de  l'espace. 

A  cela  se  joignent  les  lettres.  Nous  pourrions  nous  étonner  de 
ce  que  l'on  fasse  des  lettres  de  l'alphabet,  si  ce  n'est  des  puis- 
sances créatrices,  du  moins  des  moyens  de  création.  Mais  on 
comprendra  mieux  que  Ton  ait  pu  avoir  cette  idée,  si  l'on  réfléchit 
que  dans  l'antiquité  l'on  ignorait  ces  vérités-ci,  qu'un  mot  est  un 
signe  conventionnel  servant  à  exprimer  une  notion  pour  un  groupe 
limité  d'hommes  et  pour  un  espace  de  temps  limité  aussi,  notion 
inintelligible  au  delà;  que  les  lettres  sont  des  moyens  très  impar- 
faits de  représenter  pour  autrui  les  sons  dont  les  mots  se  compo- 
sent; que  mots  et  lettres  ne  durent  qu'un  temps.  On  voyait  dans 
le  nom  un  attribut  appartenant  en  propre  à  la  chose  ou  à  la  per- 
sonne dénommées.  Maudire  le  nom  de  quelqu'un,  c'était  le  mau- 
dire lui-même.  C'est  pour  cela  que  souvent  l'on  tenait  caché  le 
vrai  nom  d'un  dieu,  d'un  endroit,  d'une  personne,  pour  mettre 
ceux-ci  à  l'abri  des  sortilèges  d'ennemis  puissants.  Soit  prononcé, 
soit  écrit,  le  mot  qui  renfermait  une  bénédiction  ou  une  malédic- 
tion était  un  agent  très  effectif  de  bonheur  ou  de  malheur;  le  nom 
de  Dieu  inscrit  sur  le  poteau  de  la  porte  était  en  bénédiction  à 
la  maison.  Mais  les  mots  n'étaient-ils  pas  formés  de  lettres,  par- 
fois de  deux  seulement?  N'arrivail-il  pas  même  que  la  lettre  ini- 
tiale suffit  à  désigner  le  mot  entier?  L'interversion  de  deux  lettres 
changeait  entièrement  la  signification  du  mot  et  en  changeait 
donc  le  pouvoir.  Donc  les  lettres  étaient  les  symboles  d'idées  di- 
vines, et  c'est  d'après  les  idées  divines  que  le  monde  avait  été 
créé. 


BULLETIN    DU    JUDAÏSME   POST-BIBLIQUE  171 

Les  lettres  principales  étaient  taleph,  le  mem  et  le  shi?i,  élé- 
ments constitutifs  des  mots  air,  eau  et  feu.  Ces  trois  lettres 
unies  pouvaient  se  ranger  en  six  ordres  différents,  ams  (pour 
faciliter,  je  remplace  falcp/cpsir  un  a),  asm,  etc.  Ces  six  groupes 
de  lettres  sont  comme  six  sceaux  dont  le  monde  porte  l'em- 
preinte. Ams  produit,  dans  le  monde,  l'air;  dans  l'année,  la  tem- 
pérature modérée;  dans  le  corps  humain,  le  tronc;  asm  produit 
les  mêmes  choses  ;  il  y  a  cette  différence  quams  les  produit 
pour  autant  qu'elles  dépendent  du  principe  masculin,  et  asm, 
pour  autant  qu'elles  dépendent  du  principe  féminin  ;  mas  et 
msa  produisent  l'eau,  le  froid  et  le  ventre  ;  sam  et  sma  le 
feu  et  le  ciel,  la  chaleur,  la  tête.  De  la  même  manière,  il  est 
traité  en  720  combinaisons  —  ce  ne  sont  que  les  principales,  puis- 
qu'il y  en  a  5,040  de  possibles  —  des  sept  lettres  du  second  rang, 
c'est-à-dire  de  celles  qui  ont  une  double  prononciation,  b  g  dk 
frt.  Quant  aux  douze  qui  restent,  on  traite  surtout  des  effets 
qu'elles  produisent  chacune  pour  soi;  elles  sont  les  douze  dia- 
gonales entre  les  six  dernières  sephirôt,  les  signes  du  zodiaque, 
les  mois  de  l'année,  etc.,  etc. 

Ce  «  livre  de  la  Création  »  est  devenu  le  livre  classique  pour  les 
premiers  siècles  qui  en  suivirent  l'apparition,  et  il  a  été  com- 
menté à  plusieurs  reprises.  Il  .en  est  résulté,  surtout  à  cause  de 
l'influence  acquise  par  quelques-uns  des  commentaires,  que  le 
texte  s'est  corrompu;  il  s'y  est  glissé  des  adjonctions  et  des  glo- 
ses. C'est  pour  cela  que  l'on  désire  avoir  des  commentaires  des 
éditions  exactes  qui,  entre  autre  utilité,  aient  celle  d'aider  à  re- 
constituer l'original. 

De  tous  ces  commentaires,  l'un  des  plus  célèbres  est  celui  du 
médecin  Donnolo,  né  vers  l'an  900.  C'était  un  grand  astronome, 
ou  plutôt  astrologue,  comme  on  peut  s'en  apercevoir  par  ses  di- 
gressions au  sujet  du  Sepher  Jezira.  C'est  son  ouvrage  que  Castelli 
a  publié.  Le  titre  en  est  probablement  Chakhmani,  «  le  sage.  »  Il 
est  composé  de  deux  parties.  Premièrement,  une  explication  de 
Genèse  I,  26,  «  faisons  des  hommes  à  notre  image,  »  où  l'auteur 
développe  l'idée,  qui  lui  a  été  suggérée  par  le  Sepher  Jezira, 


172  H.    OORT 

que  l'homme  est  un  microcosme,  et  où  il  rapproche  cette  idée  de 
celle  que  l'homme  porte  en  lui  l'image  de  Dieu.  Il  s'efforce  tant 
qu'il  peut  de  débarrasser  la  notion  de  Dieu  des  anthropomorphis- 
mes  qui  abondent  dans  la  littérature  haggadique.  Ce  n'est  pas 
par  sa  conformation  corporelle  que  l'homme  est  l'image  de  Dieu, 
mais  par  ce  qu'il  a  de  spirituel  dans  sa  nature. De  même  que  Dieu 
domine  les  phénomènes  physiques,  l'homme  pieux  le  fait  aussi,  il 
opère  des  miracles;  de  même  que  Dieu  connaît  le  passé  et  le 
futur,  l'homme  les  connaît  aussi;  de  même  que  Dieu  nourrit  tout 
ce  qui  a  vie,  l'homme  nourrit  sa  famille  et  ses  dépendants  ;  de 
même  que  Dieu  a  créé  le  monde,  l'homme  en  fait  autant  en  se- 
mant, en  plantant,  en  bâtissant;  l'âme  humaine  est  invisible  de 
même  que  Dieu;  de  même  que  Dieu  pénètre  l'avenir,  l'homme 
le  fait  aussi,  surtout  par  ses  songes;  la  pensée  de  l'homme  est 
insondable  de  même  que  Dieu  est  insondable.  L'homme  diffère 
de  Dieu,  non  seulement  en  ce  qu'il  n'a  rien  de  toutes  ces  choses 
par  lui-même,  et  que  c'est  Dieu  qui  les  lui  a  données,  mais  en- 
core à  deux  points  de  vue  ;  Dieu  ne  connaît  pas  la  lutte  entre  les 
bons  et  les  mauvais  désirs  et  il  ne  ment  pas. 

La  seconde  partie  de  l'ouvrage  est  une  interprétation  du  Jezira. 
C'est  ici  que  Donnolo  trouve  à  chaque  pas  l'occasion  de  faire 
part  au  lecteur  de  sa  science  astrologique,  lui  enseignant  quelle 
influence  sur  les  dispositions  des  individus  exercent  les  astres 
sous  lesquels  ils  sont  nés.  Il  s'étend  sur  ces  questions  surtout  à 
la  fin  de  ce  qui  concerne  les  sept  lettres  du  second  rang. 

Il  est  assez  naturel  que,  dans  une  «  conclusion  »  mise  par  lui 
à  la  fin  de  son  introduction,  Castelli  soulève,  pour  y  répondre, 
l'objection  que  l'on  pourrait  faire  à  son  travail,  qu'il  ne  valait  pas 
la  peine  d'éditer  un  livre  contenant  plus  d'extravagances  que 
de  vérités.  Il  va  sans  dire,  en  effet,  que  l'intérêt  de  cette  publica- 
tion est  exclusivement  historique,  et  que  l'utilité  s'en  trouve 
uniquement  dans  le  jour  qu'elle  répand  sur  l'histoire  de  l'astro- 
logie et  de  la  Cabbale. 

La  manière  dont  Castelli  s'est  acquitté  de  sa  tâche  est  digne 
de  la  considération  qu'il  a  acquise  par  ses  travaux  antérieurs. 


BULLETIN    DU   JUDAÏSME    POST-BIBLIQUE  1  73 

Le  commentaire  lui-même,  86  pages  avec  appareil  critique, 
magnifiquement  imprimé  ,  est  donné  avec  les  variantes  de 
tous  les  manuscrits  et  de  toutes  les  éditions  partielles  que  l'au- 
teur a  pu  se  procurer  ;  il  a  évidemment  consacré  beaucoup  de 
soin  à  cette  partie  de  son  travail.  L'introduction,  de  72  pages, 
traite  avec  clarté  et  méthode,  premièrement,  de  l'étude  de  la 
Cabbale  en  général,  puis  de  Donnolo  et  de  la  publication  de  son 
commentaire,  ensuite  de  l'âge  du  Jezira,  pour  donner  enfin, 
dans  le  Capitolo  IV,  une  analyse  du  Jezira,  dans  le  C.  V,  une 
analyse  de  la  première  partie  du  livre  de  Donnolo,  et,  dans  le  C. 
VI,  une  analyse  de  la  seconde  partie. 

L'auteur  est  impartial  dans  ses  jugements.  Il  se  met  au  point 
de  vue  purement  scientifique,  auquel,  sans  préférence  a  priori 
pour  une  réponse  déterminée  d'avance,  on  cherche  à  résoudre 
la  question  :  Quelle  place  faut-il  assigner  entre  la  Bible  et  la 
Cabbale,  dans  l'histoire  de  la  spéculation  mystique  juive,  à  ce 
«  livre  de  la  Création?  »  Son  argumentation  ace  caractère  lumi- 
neux qui  inspire  de  la  confiance  même  au  sujet  des  affirmations 
que  sans  doute  le  plus  grand  nombre  des  lecteurs  ne  sont  pas  en 
état  de  contrôler. 

Le  dernier  ouvrage  rentrant  dans  cette  catégorie  qui  ait  été 
publié  est  Der  Pentateuch,  Commentar  der  R.  Samuel  ben 
Meir  ',  édité  par  le  Dr  D.  Rosin. 

Outre  ces  éditions,  et  quelques  autres  encore,  d'anciens 
auteurs,  il  a  paru  beaucoup  de  livres  traitant  synthétiquement 
tantôt  de  l'une,  tantôt  de  l'autre  partie  de  la  religion  juive.  Je 
mentionnerai  simplement  Die  Spuren  Al  Batlajusîs  in  der  jiidi- 
schen  Religiojisphilosophie  -,  par  le  professeur  D.  Kaufmann,  au- 
teur de  la  Geschichte  der  Attributenlehre5;  Singer,  Onkelos  wid  das 
Verhœltniss seines  Targwns  zur  Halacha\ 

C'est  plutôt  au  christianisme  qu'au  judaïsme  que  se  rapporte 
un  opuscule  dû  à  la  plume  d'un  jeune  savant  dont  on  peut  beau- 

1)  Breslau,  1881. 

2)  1880. 

3)  1877. 

*)  Francfort-sur-le-Mein,  1881. 


1/4  II.    OORT 


coup  se  promettre  pour  l'étude  du  judaïsme  de  langue  grecque, 
M.  Jean  Réville ,  fils  de  l'éminent  professeur  au  Collège  de 
France.  Je  veux  parler  d'une  thèse  intitulée  La  doctrine  du 
Logos  dans  le  quatrième  évangile  et  dans  les  œuvres  de  Philon1. 
Quoiqu'elle  ait  pour  but  de  jeter  du  jour  sur  l'évangile  johan- 
nique  plutôt  que  sur  Philon,  nous  la  signalons  ici,  surtout  parce 
qu'elle  fait  suite  à  une  autre  thèse,  soutenue  par  l'auteur  pour 
obtenir  le  baccalauréat  en  théologie,  de  même  que  la  seconde  a 
été  faite  en  vue  de  la  licence.  La  première  avait  pour  titre  Le 
Logos  d'après  Philon  d Alexandrie* .  Mais  nous  mentionnons  aussi 
cet  écrit,  parce  que  l'étude  de  la  naissance  et  de  la  croissance  du 
christianisme  ne  peut  qu'être  utile  à  la  connaissance  du  judaïsme, 
puisque  c'est  de  ce  dernier  que  le  christianisme  est  sorti. 

Cette  thèse  est  solidement  travaillée.  A  mon  avis,  Fauteur  a 
suivi  une  excellente  méthode  dans  la  comparaison  de  ses  deux 
auteurs.  Il  n'a  garde,  pour  peu  qu'il  découvre  chez  Philon  et 
chez  Jean  quelques  expressions  et  quelques  idées  communes  aux 
deux,  de  les  rapprocher  comme  s'il  fallait  aussitôt  en  conclure  à 
un  emprunt  fait  par  l'un  à  l'autre;  et,  réciproquement,  il  croirait 
trop  se  hâter,  lorsque  quelque  idée  n'est  pas  exprimée  par  l'un 
des  deux  auteurs,  d'en  conclure  que  celui-ci  l'a  rejetée.  Il  ne 
suffit  pas  que  Philon  n'affirme  pas  nettement  l'incarnation  du 
Logos,  pour  en  déduire  que  cette  doctrine  ne  pouvait  pas  trouver 
place  dans  son  système.  Voici  comment  M.  Réville  s'y  est  pris. 
Il  a  commencé  par  établir  les  relations  dans  lesquelles  le  Logos 
se  trouve,  soit  dans  Philon,  soit  dans  le  quatrième  évangile,  et 
par  fixer  ainsi  sous  ses  différents  aspects  la  notion  du  Logos  chez 
chacun  des  deux;  ces  idées  une  fois  bien  définies,  il  les  a  com- 
parées entre  elles  et  enfin  il  a  cherché  dans  la  différence  des  cir- 
constances où  vivaient  les  auteurs  l'explication  des  différences 
entre  leurs  conceptions. 

La  conclusion  à  laquelle  il  arrive,  et  dont  il  me  semble  qu'il 
sera  difficile   de   contester  la  justesse,    est  que  tous  deux  ont 

')  Saint-Denis  et  Paris,  1881. 
-)  Genève,  1877. 


BULLETIN    DU   JUDAÏSME    POST-BIBLIQUE  17.') 

emprunté  leur  notion  du  Logos  à  une  même  atmosphère  intel- 
lectuelle et  qu'une  même  conception  des  rapports  de  Dieu  avec 
le  monde  des  hommes  est  à  la  base  de  leur  spéculation  à  tous 
deux;  mais,  en  même  temps,  l'évangile  a  subi  l'influence  d'un 
facteur  très  puissant,  qui  n'a  pas  agi  sur  Philon  ;  ce  sont  les  tra- 
ditions synoptiques  et  pauliniennes.  D'après  l'évangile,  le  Logos 
s'est  fait  homme  et  est  mort  pour  sauver  le  monde,  dans  la 
mesure  dans  laquelle  le  monde  est  capable  de  salut. 

Si  la  philosophie  de  Philon  présente  un  amalgame  fort  peu 
homogène  de  notions  platoniciennes  et  stoïciennes  avec  les 
croyances  juives,  l'adjonction  de  l'élément  chrétien  dans  le 
quatrième  évangile  n'est  pas  de  nature  à  y  rétablir  la  consé- 
quence. Bien  au  contraire,  et  M.  Réville  met  très  bien  en  lumière 
le  caractère  hétérogène  des  nombreux  éléments  qui  forment  le 
tissu  du  quatrième  évangile,  et  en  particulier  combien  la  notion 
du  Logos  s'accommode  mal  de  l'importance  donnée  à  la  mort  du 
Christ. 

A  ce  qu'il  me  semble,  M.  Réville  s'est  acquitté  de  sa  tâche  d'une 
manière  distinguée  ;  pourtant,  dans  sa  conclusion,  il  a  avancé 
quelque  chose  de  plus,  je  ne  dirai  pas  que  ce  qu'il  peut  prou- 
ver, mais  que  ce  qu'il  avait  prouvé.  En  effet,  après  avoir 
tiré  les  conséquences  qui  découlent  de  la  comparaison  qu'il 
a  instituée,  il  poursuit  :  «  En  présence  de  ces  résultats  acquis 
après  un  sérieux  examen  des  textes  évangéliques,  est-il  besoin 
d'aller  chercher  ailleurs  que  dans  l'action  combinée  de  la 
philosophie  judéo-alexandrine,  modifiée  par  son  évolution 
interne,  et  des  traditions  synoptique  et  paulinienne,  les  élé- 
ments constitutifs  du  quatrième  évangile  ?  Faut-il  rechercher 
jusque  dans  le  gnosticisme  des  analogiesbeaucoupmoinsintimes 
et  moins  nombreuses  pour  établir  un  rapport  de  parenté  direct 
entre  notre  évangile  et  le  mouvement  gnostique  ?  »  Après  quoi 
il  consacre  quatre  pages  à  établir  la  différence  entre  les  idées 
de  Valentinus  et  celles  de  Jean.  C'est  naturellement  superficiel. 
Quant  à  la  conclusion,  elle  est  logiquement  inexacte.  «  Jean 
est  le  produit  d'une  fusion  de  Philon  cl  du  christianisme,  —  c'est 


176  H.    OORT 

à  cela  qu'elle  revient,  —  donc  il  est  inutile  de  chercher  dans  le 
gnosticisme  la  source  des  idées  johanniques.  »  Mais  s'il  se  trou- 
vait que  le  gnosticisme  fut  un  fruit  d'idées  judéo-helléniques/pro- 
fondément modifiées  par  le  parsisme  ou  par  quelque  autre  in- 
fluence, deviendrait-il  absurdede  supposer  que  ce  fut  de  ce  côté-là 
que  le  quatrième  évangéliste  aurait  pu  tirer  sa  philosophie  ?  En 
d'autres  termes,  quelque  dissemblance  qu'il  y  ait  entre  Jean  et 
Valentinus,  est-il  impossible  qu'ils  soient  fils  d'une  même  mère? 
Je  n'ai  pas  le  moins  du  monde  l'intention  de  soutenir  cette 
thèse;  je  n'ai  pas  même  les  moyens  d'en  juger  le  bien  ou  mal 
fondé  en  fait;  mais  je  dis  qu'elle  n'est  point  absurde  et  que 
M.  Réville  n'a  pas  le  droit  de  la  repousser  a  priori.  Il  aurait  dû 
se  contenter  d'avoir  établi  dans  quelle  mesure  Jean  etPhilon  sont 
d'accord,  en  attendant  que  quelqu'un  d'autre  peut-être  parvînt  à 
trouver  une  meilleure  explication  de  l'origine  des  idées  johanni- 
ques que  celle  qui  les  faisait  dériver  de  Philon. 

Tant  que  personne  n'aura  fait  cela,  il  faudra  s'en  tenir  aux 
résultats  obtenus  par  M.  Réville,  ou,  ce  qui  sera  plus  utile, 
étudier  la  question,  en  prenant  pour  fil  conducteur  sa  thèse  claire 
et  méthodique.  On  ne  la  refermera  pas  sans  avoir  beaucoup 
appris . 

Plus  en  tout  cas  qu'en  lisant  S.Sch.Simchowitz,  Der  Positivis- 
mus  im  Mosaismus,  erlseutert  imd  entwickelt  anf  Grimd  der  alten 
xind  mittelalterlichen  philosophischen  Litcratur  der  HebrxerK.  Le 
titre  déjà  suffit  à  révéler  la  grosse  faute  de  méthode  commise  par 
l'auteur.  En  effet,  non  seulement  lespenseursjuifsdumoyen  âge, 
mais  encore,  quoique  dans  une  beaucoup  moindre  mesure,  déjà 
les  scribes  dont  le  Talmud  a  conservé  les  paroles,  ont  eu  connais- 
sance de  systèmes,  pour  le  moins  d'idées  philosophiques,  dont  les 
écrivains  bibliques  n'avaient  jamais  entendu  parler  et  n'avaient 
jamais  fait  l'objet  de  leurs  réflexions.  Quiconque  s'appuie  sur  les 
opinions  des  derniers  venus  pour  interpréter  les  paroles  des 
anciens,  y  introduit  nécessairement  toutes  sortes  de  choses  que 

«)  Vienne,  1880  (xxiv  et  208  pages). 


r.i  1.1.1:1 1.\   DU  JUDAÏSME    POST-BIBLIfcl  E  177 

les  anciens  n'avaient  aucunement  dans  la  pensée.  L'auteur  dé- 
couvre dans  le  mosaïsme  une  doctrine  positive  sur  le  monde, 
l'esprit  et  la  vie,  conforme  aux  résultats  atteints  par  un  grand 
nombre  de  penseurs  même  modernes,  et  découlant  d'observations 
exactes  et  de  déductions  logiques  rigides.  Il  accorde  que  dans  la 
Loi  et  les  prophètes,  même  d'ordinaire  dans  le  Talmud,  la  vérité 
est  encore  enveloppée  de  voiles;  mais  Moïse  et  ses  disciplesn'en 
ont  pas  moins  perçu  que  la  matière  est  éternelle,  que  le  monde 
en  a  été  tiré  selon  le  plan  de  Dieu  par  des  moyens  naturels,,  etc. 
On  ne  réfute  pas  de  semblables  thèses,  et  Tonne  peut  que  regret- 
ter que  l'auteur  ait  consacré  son  application  peu  commune  et  son 
érudition  à  développer  une  erreur  si  manifeste.  Je  ne  signalerai 
qu'un  seul  point.  L'auteur  se  figure  honorer  Moïse,  les  prophètes 
et  les  talmudistes  en  faisant  d'eux  des  penseurs  si  éminents.  En 
réalité,  il  les  amoindrit.  Penser  selon  toutes  les  règles  de  la  logi- 
que n'est  pas  ce  que  l'homme  peut  faire  de  plus  admirable.  Si 
les  conducteurs  d'Israël,  conduits  par  leur  sentiment  moral,  ont 
réussi  à  saisir  une  vérité,  ils  sont  plus  grands  que  si  leur  con- 
duite a  été  le  résultat  d'un  raisonnement  philosophique.  Ainsi, 
l'auteur  prétend  que,  soit  dans  la  Loi,  soit  dans  le  Talmud,  la  dé- 
fense de  faire  souffrir  l'es  animaux  est  un  fruit  de  la  psychologie 
et  de  la  philosophie  morale  du  mosaïsme.  Mais,  en  réalité,  les 
prescriptions  qui  sont  relatives  à  ce  point  sont  une  preuve  de  la 
mansuétude,  de  l'esprit  d'humanité  des  législateurs  Israélites  et 
juifs,  qui  ont  manifesté  les  mêmes  dispositions  dans  leur  amour 
de  la  paix  et  dans  leur  pitié  des  indigents.  La  gloire  d'Israël  est 
bien  mince  si  elle  ne  peut  pas  se  maintenir  sur  ce  terrain-là. 

Tout  autre  est  le  jugement  qu'il  faudra  porter  sur  le  solide 
ouvrage  intitulé  System  der  altsynagogalen  palœsti?iischen 
Théologie,  mis  Targitm,  Midrasch  and  Talmud,  dargestellt  von 
Dr  F.  "Weber,  Pfarrer  in  Polsingen,  Mittelfranken.  Nach  des 
Yerfassers  Tode  herausgegeben  von  Franz  Delilzsch  und  Georg 
Schnedermann.  Leipzig,  1880  (xxxiv  et  400  pages). 

Voilà  un  livre  qui  mérite  d'être  chaudement  recommandé.  On 
verra  que  la  méthode  suivie  par  l'auteur  dans  l'ordonnance  des 

12 


478  H.    OORT 

matières  soulève  de  graves  objections,  de  sorte  que  l'ouvrage 
est  loin  de  répondre  à  l'idéal  que  nous  pourrions  concevoir  d'un 
traité  sur  cette  matière.  Gela  n'empêche  pas  que  ce  soit  le  meil- 
leur existant  qui  en  traite  et  que  le  contenu  n'en  soit  très 
intéressant.  Pendant  vingt  ans,  c'est  la  préface  qui  nous  l'ap- 
prend, le  Dr  Weber,  «  pressé  d'un  amour  paulinien  pour  le 
peuple  juif,  »  s'est  absorbé  dans  l'étude  du  Targum,  du  Talmud 
et  du  Midrash.  On  voit  par  son  livre  qu'il  lisait  la  plume  à  la 
main,  prenant  note  sur  note,  extrait  sur  extrait,  et  qu'il  a 
ensuite  groupé  ses  notes  sous  diverses  rubriques. 

De  là  est  sorti  l'ouvrage,  dont  l'introduction  traite  des  sources 
d'où  il  est  tiré,  après  quoi  vient  une  première  partie  intitulée 
Principienlehre  et  traitant  (I)  du  nomisme,  comme  principe 
dominant  du  judaïsme.  Ici  il  expose,  1°  comment  la  Loi  a  été 
intronisée  sous  Esdras;  2°  qu'elle  est  la  révélation  de  Dieu  et, 
3°  que  le  légalisme  forme  le  caractère  de  la  religion,  de  sorte, 
4°que  Dieu  est  en  communion,  sur  la  base  de  laLoi,  uniquement 
avec  Israël  ;  5°  qu'Israël  est  au  milieu  des  païens  le  peuple  de  la 
Loi  et  6°  que  c'est  par  là  que  se  mesure  ce  que  vaut  religieuse- 
ment, ou  ne  vaut  pas,  le  monde  païen  et  quelle  est  sa  destina- 
tion. Ensuite  l'auteur  traite  (II)  du  principe  formel  du  nomisme, 
c'est-à-dire  :  1°  de  l'Ecriture;  2°  de  la  tradition  orale;  3°  des 
méthodes  suivies  par  les  docteurs  de  la  Loi  pour  déduire  de 
l'Ecriture  diverses  propositions,  et  4°  de  l'autorité  des  rabbins. 

Dans  la  seconde  partie,  l'auteur  s'occupe  des  dogmes  spé- 
ciaux sous  quatre  rubriques  :  I,  la  théologie;  II,  la  cosmologie  et 
l'anthropologie  ;  III,  la  sotériologie  et  IV,  l'eschatologie  ;  chaque 
rubrique  subdivisée  comme  il  convient  en  chapitres  et  paragra- 
phes. 

Le  Dr  Weber  n'avait  pas  encore  mis  la  dernière  main  à  son 
œuvre  que  la  mort  la  lui  fit  abandonner.  Il  avait  cependant  prié 
le  professeur  Delitzsch  de  la  publier,  et  c'est  ce  désir  que  celui- 
ci  a  réalisé  en  se  faisant  aider  d'un  savant  plus  jeune,  M.  G. 
Schnedermann. 

Les  éditeurs  assurent  avoir  achevé  de  leur  mieux  la  tâche  de 


BULLETIN    DU   JUDAÏSME   POST-BIBLIQUE  179 

l'auteur,  ce  qui  comprenait  la  vérification  des  citations  ;  plus  ils 
avançaient  plus  ils  se  convainquaient  de  l'excellence  du  travail 
qu'ils  avaient  entre  les  mains.  Cette  excellence  consiste  essen- 
tiellement dans  l'exactitude  des  textes  cités  en  très  grand  nom- 
bre à  l'appui,  et  il  est  fort  heureux  que  deux  savants  en  aient 
contrôlé  au  moins  une  partie,  d'autant  plus  qu'il  est  extrême- 
ment difficile  pour  le  lecteur  de  les  vérifier.  L'auteur  n'a  pas 
rendu  cette  tâche  facile.  Il  cite  le  Talmud  babylonien,  comme 
on  le  fait  toujours,  en  indiquant  les  pages;  mais  il  néglige  au 
moins  la  moitié  du  temps  de  dire  si  la  citation  se  trouve  sur  le 
premier  ou  sur  le  second  folio.  Quant  au  Talmud  de  Jérusalem,  il 
indique  le  chapitre,  mais  souvent  sans  ajouter  dans  quelle  hala- 
cha  il  faut  chercher.  Il  citelaMechilta  d'après  l'édition  deWeiss, 
le  Siphra  d'après  celle  de  Malbim,  le  Siphré  d'après  celle  de 
Friedmann;  mais  chacun  n'a  pas  justement  ces  éditions-là  sous 
la  main;  il  en  existe  d'autres,  qui  ne  sont  pas  inférieures.  Pour 
le  Rabbôt  il  désigne  tantôt  le  chapitre,  tantôt  la  page  de  l'édition 
de  Sulzbacher.  Les  erreurs  ne  sont  pas  non  plus  sans  exemple  '. 
Il  me  semble  que  c'est  le  devoir  de  ceux  qui  citent  le  Talmud 
ou  le  Midrash,  d'indiquer  avec  la  précision  la  plus  grande  possible 
l'endroit  d'où  le  passage  est  tiré,  ce  qui,  pour  les  Midrashim, 
se  fait  d'ordinaire  le  mieux  en  désignant  le  verset  de  la  Bible 
dans  l'interprétation  duquel  il  faut  chercher.  Sous  ce  rapport, 
l'exemple  des  éditeurs  juifs  n'est  pas  bon  à  suivre;  ils  ont  l'ha- 
bitude pour  les  passages  de  la  Bible  de  se  contenter  d'indiquer  le 
chapitre  sans  nommer  le  verset,  ce  qui  fatigue  le  lecteur  et  lui 
dérobe  un  temps  précieux.  Les  éditeurs  du  livre  de  Weber 
auront  sans  doute  complété  les  renvois  lorsqu'ils  ont  eux-mêmes 
eu  de  la  peine  à  découvrir  les  passages  cités  ;  et  on  n'aurait  pu 
exiger  d'eux  qu'ils  les  vérifiassent  tous. 
Un  défaut  important  du  livre  de  Weber  se  révèle  déjà  dans  le 


1)  Page  15,  1.  5  :  So  aitch,  VIII,  22  ;  lisez  :  Spr.  VIII,  22.  -  Page  33,  Ab. 
Z .  21  a  est  inexactement  traduit. —  Page  39,  le  texte  cité  ne  se  trouve  pas  Jer. 
Ber.,  III,  mais  il  y  a  quelque  chose  d'approchant  dans  IV.  —  Page  66,  Me* 
chilta,  32  b  (lig.  33  a)  est  inexactement  traduit. 


180  II.    OORT 

titre.  D'après  celui-ci,  l'auteur  se  propose  de  faire  connaître, 
d'après  Targum,  Midrash  et  Talmud,  le  système  d'idées  et  de 
conceptions  religieuses  qui  régnait  dans  le  judaïsme  palesti- 
nien pendant  les  cinq  premiers  siècles  de  notre  ère.  Mais  les 
sources  citées  dans  ce  livre  ne  peuvent  pas  être  prises  telles 
quelles  pour  témoigner  de  ce  qu'a  été  le  judaïsme  palestinien, 
puisqu'elles  proviennent  en  partie  de  laBabylonie  ;  et,  ce  qui  est 
plus  fort,  de  quel  droit  l'auteur  puise-t-il  exclusivement  à  ces 
sources  et  ne  tient-il  aucun  compte  des  livres  apocryphes,  des 
pseudépigraphes,  des  apocalypses  et  de  Josèphe?  Il  ne  men- 
tionne pas  même  ce  dernier,  et  pourtant  il  semble  que  ce  Juif 
cultivé,  religieux,  orthodoxe  du  premier  siècle  mérite  d'être 
entendu  lorsqu'il  s'agit  de  décrire  les  croyances  de  son  époque. 
Il  n'est  pas  permis  de  ne  consulter  dans  ce  but  qu'une  seule 
classe  d'écrits,  qui  ont  tous  à  peu  près  le  même  caractère  les  uns 
que  les  autres. 

Weber  nous  donne  uniquement  les  idées  religieuses  des  hagga- 
distes,  et,  quelque  importantes  qu'elles  soient,  elles  ne  repré- 
sentent pas  le  judaïsme  tout  entier.  Il  y  a  encore  celles  des 
hommes  de  Yhalacha  et  celles  de  ceux  qui,  comme  Josèphe,  sans 
être  rabbins,  sans  prendre  la  parole  dans  les  synagogues,  avaient 
leurs  très  sérieuses  croyances.  Ces  croyances  différaient-elles  de 
celles  des  haggadistes?  Sans  doute  non  dans  le  fond.  Cela 
signifie  que,  si  on  les  résume  en  quelques  articles  rédigés  à  tête 
reposée,  commeTafait  Josèphe  à  la  fin  de  son  second  livre  contre 
Apion,  et  comme,  plus  de  dix  siècles  plus  tard,  Maimonides 
à  son  tour,  les  orateurs  des  sjuagogues  pourraient  les  signer 
sans  répugnance  comme  un  résumé  de  leur  doctrine.  Mais  s'en 
contenter,  non  pas.  En  leur  qualité  de  prédicateurs,  de  poètes, 
de  narrateurs,  de  moralistes,  les  hommes  de  la  synagogue  se 
lançaient  dans  des  spéculations  fantastiques  et  des  allégorisations 
bibliques  dont  il  n'est  pas  permis  de  donner  une  collection  sous 
le  titre  de  système  de  la  «  théologie  des  synagogues.  »  Rien  ne 
ressemble  moins  à  un  système;  et  quoique,  de  même  que  les  hala- 
ckas,  les  haggadas  de  rabbins  célèbres  se  transmissent  de  gêné- 


BULLETIN    DU    JUDAÏSME   POST-BIBLIQUE  181 

ration  en  génération  et  fussent  estimées  à  l'égal  des  perles,  elles 
n'avaient  pas  d'autorité  pour  les  croyants,  et  l'on  a  couché  par 
écrit  d'immenses  chapelets  d'interprétations  divergentes  d'un 
même  passage,  sans  tenter  un  seul  instant  de  les  mettre  d'accord 
les  unes  avec  les  autres.  Par  exemple,  on  demande  quand  le 
Messie  viendra,  et  les  réponses  diffèrent  du  tout  au  tout.  Les  uns 
calculent  le  moment  de  sa  venue  et  d'autres  déclarent  que  c'est 
un  mystère;  l'un  affirme  que  ce  sera  lorsque  par  sa  pénitence  et 
sa  piété  Israël  se  sera  rendu  digne  de  ce  bonheur,  un  autre  qu'il 
faut  auparavant  qu'Israël  soit  tombé  au  dernier  degré  de  l'abjec- 
tion, et  un  troisième  prétend  qu'il  faut  que  les  hommes  (c'est-à- 
dire  les  Juifs)  soient  ou  tous  pieux,  ou  tous  impies,  avant  que 
luise  le  siècle  bienheureux.  Nous  avons  là  les  produits  d'émo- 
tions extrêmement  variées,  mais  non  pas  les  éléments  d'un 
système,  comme  Weber  voudrait  nous  le  faire  croire  '.  S'il  avait 
voulu  nous  donner  simplement  ce  qu'il  avait  récolté  dans  ses 
lectures  haggadiques,  il  aurait  du  mettre  de  côté  le  mot  de 
système  et  commencer,  avant  ce  qu'il  avait  à  dire  de  l'Ecriture  et 
de  son  interprétation  chez  les  Juifs  2,  par  un  exposé  du  caractère 
de  Yhaggada,  pour  que  le  lecteur  put  se  placer  au  vrai  point  de 
vue  pour  se  rendre  compte  de  cet  assemblage  [bariolé  d'idées  et 
de  conceptions  de  tout  genre. 

Au  lieu  de  cela,  on  nous  donne  un  chapitre  traitant  «  du  prin- 
cipe matériel  du  nomisme  3,  »  tout  à  fait  hors  de  place  en  cet 
endroit.  En  lisant  les  livres  rabbiniques,  Weber,  fort  naturelle- 
ment, a  été  vivement  impressionné  par  le  rôle  immense  que  la 
Loi  joue  dans  les  méditations  religieuses  des  Juifs,  et  il  débute 
pour  cela  par  la  thèse  que  le  caractère  dominant  de  leur  religion 
est  le  légalisme,  le  nomisme.  Ceci  est  indiscutablement  vrai; 
mais  il  ne  s'ensuit  pas  que  toutes  les  co'nceptions,  toutes  les 
idées,  toutesles  imaginations  des  Juifs  soient  sous  la  dépendance 
de  ce  principe,  bien  moins  encore  en  découlent  plus  ou  moins. 

')  Page  336. 

2)  Pages  78-143. 

3)  Pages  1-77. 


182  H.    OORT 

Ainsi,  Weber  veut  montrer  l'influence  du  nomisme  sur  la  notion 
de  Dieu  et  affirme  !  que  des  dénominations  de  l'Être  suprême 
comme  celles  de  «  le  Lieu  »  (makôm),  «le  Seigneur  du  monde,  » 
«  l'Unique  au  monde,  »  etc.,  peuvent  s'expliquer  comme  déri- 
vant du  nomisme.  Mais  alors  d'où  viendraient  les  dénominations 
comme  «  le  Miséricordieux,  »  «  notre  Père  dans  les  cieux,  »  tout 
aussi  juives  que  celles  qui  précèdent,  «  le  Saint,  qu'il  soit  béni!  » 
et  d'autres  encore?  De  plus,  n'est-ce  pas  longtemps  avant 
Esdras  qu'en  Israël  on  a  conçu  Dieu  comme  l'Unique,  celui  qui 
remplit  le  ciel  et  la  terre,  l'Invisible?  Et  pourtant,  d'après  Weber 
lui-même,  c'est  à  l'époque  d'Esdras  que  la  Loi  est  devenue  sou- 
veraine. Heureusement  qu'il  ne  s'est  livré  que  rarement  à  des 
tentatives  aussi  désespérées  ;  d'ordinaire  il  laisse  à  ses  lecteurs  le 
soin  de  découvrir  l'influence  du  nomisme  sur  les  théologou- 
mènes  de  la  synagogue.  Ceux-ci  s'en  épargneront  probablement 
la  peine. 

Une  théologie  du  genre  de  celle  des  haggadistes  est  un  ramas- 
sis d'idées  transmises  par  la  tradition,  modifiées  par  les  circons- 
tances, mélangées  d'un  grand  nombre  d'opinions  [individuelles. 
Comme  le  judaïsme  était  aussi  libéral  pour  ce  qui  regarde  la 
croyance  que  tyrannique  pour  ce  qui  regarde  la  pratique  de  la 
vie,  et  qu'il  n'imposait  l'unité  des  convictions  que  dans  un  petit 
nombre  de  points  capitaux,  déjà  indiqués  ci-dessus,  l'origine 
divine  de  la  Loi,  l'unité  de  Dieu,  la  résurrection  des  morts,  il  en 
résultait  que  Yhaggada  aurait  pu  se  comparer  à  un  arbre  non 
taillé,  qui  croît  en  broussaille.  Si  l'on  se  propose  d'en  rendre 
aussi  systématiquement  que  possible  le  contenu,  il  faudra  procé- 
der historiquement  et,  avant  tout,  isoler  les  idées  venues  des 
ancêtres,  nourries  de  la  simple  lecture  de  la  Bible,  celles  qui 
après  Esdras  s'enracinèrent  dans  l'esprit  des  Juifs  sérieux, 
pour  dès  lors  se  transmettre  de  génération  en  génération,  naturel- 
lement non  sans  se  modifier  chemin  faisant.  En  outre,  on  devra 
autant  que  possible  tenir  compte  des  différences  de  temps  et  de 

')  Page  144  et  suiv. 


BULLETIN    I>1>    JUDAÏSME    POST-BIBLIQIE  183 

lieu.  C'est  ce  que  Webcr  avait  promis  de  faire  ;  mais  cela  ne  l'em- 
pêche pas  de  citer  tout  d'une  haleine  même  la  Mischna  et  la 
Gemara.  En  suivant  la  méthode  indiquée,  il  y  aurait  quelque 
possibilité  d'arriver  à  distinguer  de  la  «  théologie  de  l'ancienne 
synagogue  »  ce  qui  appartient  en  propre  aux  haggadistes. 
Malheureusement  c'est  là  précisément  ce  dont  on  ne  nous  donne 
pour  ainsi  dire  rien,  pas  même  là  où  cela  semblait  aller  de  soi, 
c'est-à-dire  dans  l'eschatologie,  espérances  messianiques  et 
croyance  au  retour  des  morts  à  la  vie. 

Malgré  ces  graves  défauts,  le  livre  de  Weber  enrichitnotre  lit- 
térature. Seulement  il  faut  se  garder  d'y  chercher  un  système  de 
théologie.  Ce  qu'on  y  trouvera,  c'est  une  réponse  à  cette  ques- 
tion :  Qu'est-ce  qu'à  l'époque  talmudique  on  prêchait  aux  fidèles 
dans  les  synagogues,  surtout  le  jour  du  sabbat? 

Tandis  que  les  discussions  halachistes  n'étaient,  par  la  force 
des  choses,  attrayantes  que  pour  de  rares  élus,  c'étaient  Yhaggada 
et  l'Ecriture  qui  servaient  à  la  nourriture  spirituelle  du  grand 
nombre.  Jusqu'ici,  nous  n'avions  pour  nous  renseigner  sur  le 
contenu  de  Yhaggada  d'autres  livres,  écrits  en  langues  mo- 
dernes, que  ceux  des  Jiidenfresser,  mangeurs  de  Juifs.  Ainsi 
Eisenmenger  a  publié  une  collection  monstrueuse  de  pauvretés 
(il  n'a  guère  rien  réuni  d'autre)  provenant  pêle-mêle,  non  seule- 
ment de  l'époque  talmudique,  mais  aussi  des  siècles  plus  ré- 
cents. Il  s'est  appliqué  à  collectionner  tout  ce  qu'il  a  pu  en  fait 
d'exagérations  et  d'extravagances.  En  revanche,  Weber  nous 
donne  une  collection  de  notions  haggadiques  recueillies  par  un 
chrétien  dont  le  cœur  brûlait  pour  les  Juifs.  On  peut  s'y  fier. 
Nous  avons  bien  là  les  pensées  qui  servaient  à  consoler  et  à 
exhorter  le  Juif,  qui  l'encourageaient  à  servir  son  Dieu  et  à 
poursuivre  dans  la  patience  sa  route,  ordinairement  semée  de 
trop  nombreuses  épines. 

Ce  livre  fait  voir  parfaitement  combien  était  senti  le  respect 
que  le  Juif  croyant  portait  à  la  Loi;  par  cela  même  s'explique  sa 
soumission  aux  préceptes  de  la  Loi  et  son  horreur  à  la  pensée  de 
devenir  'am  haarets,  un  ignorant  impur,  indigne  de  la  société 


184  H.    OORT 

de  tout  Juif  scrupuleux.  On  y  verra  exposé  lumineusement1, 
comment  le  Juif  se  rendait  méritant  devant  Dieu  et  comment  il 
s'efforçait  de  couvrir  au  moyen  de  sa  pénitence  personnelle  et  des 
bonnes  œuvres  des  saints,  ce  que  sans  cesse  il  sentait  douloureu- 
sement qui  lui  manquait  encore .  Cette  croyance  consolante,  «  qu'Is- 
raël tout  entierapart  à  la  vie  future,  »  ce  bâton  qui  soutenait  l'op- 
primé dans  son  dur  chemin,  est  ici  décrite  en  détail  en  même 
temps  que  l'orgueil,  naturel  mais  désastreux,  dont  le  Juif  était 
pénétréense  comparant  auxpaïens,  ce  qui  explique  trop  bien  que 
les  fils  d'Israël  aient  été  haïs  et  persécutés.  En  un  mot,  sauf  l'é- 
tude directe  des  écrits  juifs,  ce  livre  offre  le  meilleur  moyen  de 
comprendre  le  judaïsme. 

Comprendre  le  judaïsme  n'est  vraiment  pas  une  petite  affaire. 
Le  champ  d'études  est  si  vaste,  les  sources  sontsinombreuseset  si 
difficiles  à  consulter;  enfin  on  n'a  pas  encore  réussi,  comme  il  le 
faudrait  pour  éclairer  toute  cette  étude,  à  définir  clairement  la 
signification  du  judaïsme,  je  ne  dis  pas  dans  le  monde  antérieur 
au  christianisme,  mais  dans  le  monde  depuis  la  naissance  du 
christianisme.  J'ai  peut-être,  dans  une  certaine  mesure,  manqué 
d'équité  à  l'égard  des  savants  juifs  contemporains,  en  me  plai- 
gnant à  la  fin  du  bulletin  de  l'année  passée  de  ce  qu'ils  invo- 
quaient, sans  la  définir  suffisamment,  ce  qu'ils  appelaient  «la  mis- 
sion du  Talmud  au  milieu  du  monde  chrétien  »  et  de  ce  que 
d'habitude  «  l'idée  mère  »  faisait  défaut  à  leurs  études  historiques. 
Du  moins  il  se  peut  bien  que  la  faute  ne  vienne  pas  tant  d'eux- 
mêmes  que  de  l'objet  de  leurs  travaux. 

Quelle  est  l'idée  mère  du  judaïsme,  sa  raison  d'être  au  sein  de 
la  société,  le  garant  de  son  avenir?  Telle  est  la  question  à 
laquelle  M.  James  Darmesteter  a  voulu  répondre  dans  un  petit 
ouvrage  intitulé  Coup  d'œil  sur  P  histoire  du  peuple  juif*.  C'est 
vivement  écrit,  souvent  spirituel  d'observation  et  se  lit  avec 
intérêt.  Si  c'est  la  reproduction  d'un  discours,  celui-ci  sans  nul 
doute  a  captivé  l'auditoire  et  a  été  couvert  d'applaudissements. 

')  §  59  et  suiv. 

2J  Paris,  1881.  Prix,  1  fr. 


BULLETIN   DU   JUDAÏSME   POST-BIBLIQUE  18." 

Cependant  une  lecture  à  tête  reposée  ne  laisse  pas  subsister 
toute  cette  chaleur;  on  continue  d'admirer  le  talent  de  l'auteur 
et  de  se  rendre  à  la  justesse  de  maint  détail  ;  mais  en  même  temps 
on  finira  par  se  demander  :  L'idée  dominante  elle-même,  est-elle 
juste?  Et  la  réponse  à  cette  question  sera  négative.  L'auteur  se 
propose  de  mettre  en  lumière  ce  qui  se  trouve  d'éternellement 
vrai  dans  le  judaïsme  et  ce  qui  par  conséquent  en  constitue  la 
valeur  durable  ;  mais,  quoiqu'il  se  soit  promis  d'être  impartial, 
il  se  laisse  guider  par  des  préventions.  Il  tranche  absolument  en 
faveur  du  judaïsme  la  délicate  question  des  rapports  qui  l'unis- 
sent au  christianisme  ;  tout  ce  qu'il  y  a  de  bon  dans  celui-ci  lui 
vient  de  la  religion  des  Juifs  ;  Jésus  a  prêché  la  morale  de  Hillel 
et  des  haggadistes,  mais  ce  sont  les  païens  qui  ont  introduit 
dans  les  conceptions  chrétiennes  l'élément  mythique  et  méta- 
physique qui  a  fait   tant  de  mal  dans  le  monde.   La  morale  de 
Jésus  est  en  principe  extrêmement  différente  de  celle  de  Hillel, 
que  les  Juifs  placent  beaucoup  trop  haut.  La  morale  de  Jésus  est 
idéaliste,  elle  a  pour  principe  la  foi  à  la  destination  spirituelle  de 
l'homme  ;   celle    de  Hillel   reste  juive,    c'est-à-dire    légaliste, 
ayant  pour  principe  la  conservation  des  privilèges  d'Israël  par 
l'obéissance  à  la  volonté  de  son  Dieu.  —  AuxyeuxdeM.Darmes- 
teter,  l'idée  fondamentale  du  Talmud  est  que  le  culte  ne  fait  pas 
partie  de  l'essence  du  judaïsme  et  que  la  loi  rituelle  tout  entière 
sera  abolie.  Par  conséquent  il  prétend  que  tous  les  mouvements 
en  sens  libéral  qui  se  sont  produits  au  sein  du  christianisme,  ont 
été  alimentés  par  le  judaïsme,  et  que  l'Eglise  chrétienne  n'a  réussi 
à  sauver  du  naufrage  sa  métaphysique  et  sa  foi  aux  miracles 
qu'en  persécutant  les  Juifs.  D'après  lui,  les  meilleurs  chrétiens 
ont  toujours  fini  par  négliger  le  Nouveau  Testament  pour  l'An- 
cien. «  Depuis  la  Révolution  française,  dit-il,  c'est  le  judaïsme  qui 
constitue  l'esprit  du  siècle  actuel'et  qui  dirige  le  mouvement.  » 
On  a  le  droit,   me  semble-t-il,   de  lui  demander  à  quel  titre, 
comparant  le  christianisme  avec  le  judaïsme,  il  ne  prend  pas 
celui-ci  sous  sa  forme  concrète,  mais  dans  ce  qu'il  croit  en  être 
les  idées  fondamentales  ;  il  prend  donc  un  judaïsme  épuré,  pour 


1 80  H.    OOHT.    —    BULLETIN    DU    JUDAÏSME 

l'opposer,  non  pas  aux  idées  fondamentales  du  christianisme, 
mais  au  christianisme  dans  ses  manifestations  historiques.  Dans 
toute  comparaison  entre  des  religions  différentes,  on  doit  distin- 
guer le  noyau  de  vérité  contenu  par  chacune  d'entre  elles  de  l'en- 
veloppe dans  laquelle  ce  noyau  est  renfermé,  et,  me  semble-t-il, 
l'enveloppe  du  judaïsme  n'est  pas  des  plus  ténues.  Où  lit-on 
dans  le  Talmud  que  tout  le  rite  est  destiné  à  disparaître  ?  On  y 
lit  assez  souvent  le  contraire. 

Quelles  sont,  d'après  M.  Darmesteter,  les  idées  fondamentales 
du  judaïsme?  Il  y  en  a  deux.  L'unité  de  Dieu,  c'est-à-dire  l'unité 
de  loi  dans  l'univers,  ce  qui  est  la  même  chose  que  l'unité  des 
forces,  et  le  messianisme,  c'est-à-dire  la  foi  au  triomphe  de  la 
justice  au  sein  de  l'humanité,  ce  qui  est  la  même  chose  que  la 
croyance  au  progrès.  Je  ne  puis  dire  que  je  découvre  dans  ces 
deux  principes  un  grand  fond  religieux.  L'unité  des  forces  dont 
on  nous  parle  appartient  au  domaine  des  sciences  naturelles  et  à 
celui  de  la  métaphysique,  et  avant  que  ce  que  l'on  nous  donne  sous 
le  nom  de  croyance  au  progrès  puisse  prétendre  au  titre  de  foi  re- 
ligieuse, il  faudra  qu'on  nous  dise  plus  explicitement  en  quoi  et 
par  quels  moyens  on  croit  que  l'humanité  doit  progresser.  Si,  par 
exemple,  je  suis  convaincu  qu'en  rendant  l'éducation  toujours 
plus  strictement  scientifique  et  en  perfectionnant  sans  cesse  les 
connaissances  acquises,  on  rendra  l'humanité  plus  riche,  plus 
saine,  plus  artistique  et  musicale,  pourra-t-on  voir  là  une  convic- 
tion religieuse  ?  Lorsque  le  judaïsme  et  le  christianisme  auront 
tous  deux  fait  leur  temps  en  qualité  d'associations  ecclésiastiques, 
j'espère  et  je  crois  qu'il  restera  une  foi  plus  noble  et  plus  conso- 
lante que  celle  qui  se  borne  à  affirmer  l'unité  des  forces  et  à  pro- 
clamer la  croyance  au  progrès. 

H.  Oort  (de  Leyde). 


BULLETIN  CRITIQUE 


RELIGION  CHRÉTIENNE 


VIE    DE   JÉSUS 

L'année  qui  vient  de  s'écouler  a  vu  paraître,  dans  notre  pays, 
entre  autres  publications  relatives  aux  origines  du  christianisme, 
trois  travaux  distingués  consacrés  à  Jésus  de  Nazareth;  ce  sont 
la  vie  de  N.  S.  Jésus-Christ  par  l'abbé  C.  Fouard  l,  un  article 
considérable  intitulé  Jésus-Christ  donné  par  M.  Sabatier,  profes- 
seur à  la  Faculté  de  théologie  protestante  de  Paris,  à  l'Encyclo- 
pédie des  sciences  religieuses  en  cours  de  publication*,  et  une  Cri- 
tique des  récits  sur  la  vie  de  Jésus  de  M.  Ernest  Havet,  publiée  par 
la  Revue  des  Deux-Mondes  \  Le  présent  Bulletin  sera  consacré  à 
leur  examen. 


I 


La  Vie  de  N.  S.  Jésus-Christ  de  l'abbé  Fouard  se  distingue  de 
la  plupart  des  publications  émanant  des  cercles  ecclésiastiques 
par  des  allures  de  bon  ton  et  de  bon  goût,  par  un  style  vif  et  lim- 
pide, par  une  recherche  d'exactitude  sérieuse  et  soutenue.  Quand 

')  Deux  vol.  in-8.  Paris,  Lecoffre,  1880. 

2)  Tome  VII,  p.  341-401.  Paris,  Fischbacher,  1880. 

3)  Numéro  du  1er  avril  1881.  p.  582-622. 


188  MAURICE    VERNES 

on  parcourt  les  notes  nombreuses  qui  courent  au  bas  des  pages, 
on  y  remarque  une  érudition  solide  et  de  bon  aloi,  et  tout  d'abord 
une  étude  approfondie  des  textes  originaux  qui  constitue  une 
innovation  importante  et  qu'on  ne  saurait  louer  trop  haut. 

La  vie  de  Jésus  de  M.  Fouard  n'est  point  faite  en  effet  sur  la 
traduction  latine  des  évangiles  approuvée  par  l'Eglise,  elle  est 
faite  sur  le  grec,  et  non  point  même  sur  la  Yulgate  du  grec,  mais 
sur  les  éditions  critiques  les  plus  récentes  dont  l'auteur  discute 
les  variantes  avec  l'aisance  d'un  homme  familiarisé  avec  la  cri- 
tique des  textes.  C'est  là  sans  doute  le  point  de  départ  obligé 
d'une  étude  sur  le  fondateur  du  christianisme  ;  il  n'en  reste  pas 
moins  que,  pour  agir  ainsi,  M.  Fouard  a  dû  rompre  avec  des  pré- 
jugés et  des  habitudes  tenaces.  Nous  signalons  donc  avec  satis- 
faction ce  progrès. 

Mais  là  où  la  valeur  de  l'œuvre  se  marque  aumieux,  c'est  dans 
la  pensée  même  qui  Ta  inspirée.  Voici  les  propres  déclarations  de 
M.  Fouard:  «  Il  ne  suffit  pas  dans  une  vie  du  Christ  d'exposer  sa 
doctrine,  il  faut  tenter  la  peinture  des  lieux  où  s'écoulèrent  les 
jours  du  Sauveur,  demander  aux  traditions  contemporaines 
quelles  pensées  occupaient  les  esprits,  à  l'histoire  quels  hommes 
entouraient  Jésus.  Sur  tous  ces  points  les  évangiles  sont  sobres 
de  détails  ;  écrits  pour  des  lecteurs  auxquels  la  vie  de  l'Orient  était 
familière,  ils  font  constamment  allusion  à  des  coutumes  diffé- 
rentes des  nôtres  et  supposent  connues  des  mœurs  auxquelles 
nous  sommes  plus  ou  moins  étrangers.  C'est  ce  monde  évanoui 
qu'il  convientde  ranimer,  pour  que  l'Evangile  soit  compris  comme 
il  le  fut  au  temps  de  son  apparition.  —  Or  il  semble  que  tout  soit 
mùr  pour  cette  restauration  du  passé.  Jamais  l'Orient  ne  fut 
mieux  connu;  les  paraphrases  araméennes,  les  traditions  con- 
tenues dans  le  Talmud  et  les  écrivains  juifs  ont  été  longuement 
étudiées;  l'Egypte  et  l'Assyrie,  qui  laissèrent  en  Judée  de  si  pro- 
fonds vestiges,  révèlent  enfinle  secret  de  leurs  institutions,  en  un 
mot  l'archéologie  hébraïque  est  devenue  aussi  complète  et  aussi 
lumineuse  que  celle  de  la  Grèce  et  de  Rome ...  Un  précieux 
avantage  est  venu  se  joindre  à  tant  d'autres  et  nous  a  permis  de 


BULLETIN    DE    LA    RELIGION    CHRÉTIENNE  1 89 

{teindre  au  naturel  les  lieux  où  vécut  le  Sauveur.  Entouré  d'amis 
qui  nous  prêtaient  un  concours  aussi  intelligent  qu'affectueux, 
nous  avons  parcouru  la  Terre  sainte  «  de  Dan  à  Bersabée,  »  de 
Gaza  à  Tyr  et  au  Liban,  suivant  le  Maître  pas  à  pas,  aux  collines 
témoins  de  sa  naissance,  dans  le  pays  de  mort  où  il  fut  tenté, 
sur  les  rives  du  lac  qu'il  aima.  Partout  nous  avons  retrouvé  le 
monde  vu  par  Jésus,  les  cités,  les  portes  se  fermant  dès  que 
l'unique  flambeau  s'allume  pour  éclairer  la  maison,  les  troupes  de 
chiens  parcourant  les  rues  désertes  et  léchant  les  plaies  du  men- 
diant étendu  au  seuil  du  riche  ;  les  noces  avec  leur  éclat,  la  salle 
du  festin,  les  convives  couchés  sur  la  pourpre  et  le  fin  lin;  les 
deuils  bruyants,  menés  au  son  des  flûtes  et  des  lamentations;  à 
l'entrée  des  villes,  lesaveugles  répétantune plainte  monotone,  les 
lépreux  montrant  leurs  plaies  avec  des  cris  déchirants;  au  désert 
de  Jéricho,  le  sentier  courant  sur  les  collines  sauvages,  et  le 
Bédouin,  aux  yeux  creusés  par  la  faim,  épiant  alors  comme 
aujourd'hui  le  voyageur  qui  tombera  sous  ses  coups.  Ces  tableaux 
sont  tous  dans  l'évangile  indiqués  d'un  mot,  d'un  trait;  vus  à  la 
lumière  de  l'Orient,  ils  recouvrent  leur  premier  éclat.  »  On  voit 
par  ces  lignes  l'objet  que  M.  Fouard  s'est  proposé  :  replacer  le 
Jésus  des  évangiles  canoniques  dans  son  milieu  historique.  Nous 
déclarons  que  ce  but  a  été  atteint  dans  une  très  grande  mesure, 
et  que  cela  n'est  point  à  nos  yeux  un  mince  mérite.  Quiconque 
feuilletera  ces  volumes  avec  quelque  attention  aura  vite  fait  de 
s'en  convaincre  avec  nous. 

Maintenant  le  Jésus  «  des  évangiles  »  est-il  le  Jésus  «  de  l'his- 
toire »?  Non,  sans  doute,  pour  quiconque  ne  se  place  pas  au 
point  de  vue  absolu  de  la  foi  et  de  la  tradition  et  tient  le  moin- 
dre compte  des  résultats  obtenus  par  l'exégèse  depuis  cent  ans. 
C'est  là,  aux  yeux  de  notre  Revue,  strictement  subordonnée  au 
point  de  vue  historique  et  résolue  à  n'en  point  sortir,  un  défaut 
que  nulle  considération  secondaire  ne  saurait  pallier,  c'est  une 
divergence  de  vues  positive  et  qu'aucun  artifice  de  discussion 
ou  d'exposition  ne  saurait  voiler.  Pour  M.  l'abbé  Fouard  les  évan- 
giles et  l'histoire  se  confondent  et  se  recouvrent;  pour  nous  les 


190  MAURICE    VERNES 

évangiles  sont  une  source  trouble  et  mêlée  où  l'on  peut  puiser 
quelques  renseignements  historiques. 

Nous  ne  saurions  donc  soumettre  à  une  discussion  profitable 
les  vues  qu'expose  le  disert  écrivain  sur  l'ordre  à  adopterpour 
la  succession  des  actes  prêtés  à  Jésus  par  les  différents  évangiles  ; 
nous  déclarerons  volontiers  que  ses  essais  d'harmonistique  sont 
souvent  ingénieux,  et  qu'il  se  tire  avec  dextérité  des  difficultés 
insolubles  que  présente  toute  tentative  de  fusion  des  traditions 
divergentes  consignées  aux  quatre  évangiles  que  le  dogme  con- 
sacre. Si  nous  voulions  en  dire  quelque  chose,  nous  exprimerions 
plutôt  nos  regrets  de  voir  un  esprit  aussi  distingué  obligé  de  se 
débattre  contre  une  série  d'impossibilités  qui  naissent  d'une  appré- 
ciation inexacte  de  la  valeur  et  de  l'origine  des  documents  em- 
ployés. Nous  pensons  de  même  des  essais  de  chronologie  raison- 
née  des  principaux  actes  de  la  vie  du  fondateur  du  christianisme, 
où  M.  Fouard  a  apporté  son  exactitude  et  sa  persévérance  habi- 
tuelles, mais  qui,  péchant  par  le  sol  où  ils  sont  construits,  ne 
représentent  qu'un  échafaudage  artificiel. 

Ettoutefois  M.  l'abbé  Fouard  n'apasperdu  son  temps  aux  yeux 
de  ceux  qui  n'avouent  que  le  point  de  vue  de  l'histoire  et  écartent 
le  surnaturel.  En  effet,  si  le  Jésus  de  l'histoire  et  celui  des  évan- 
giles font  deux  à  nos  yeux,  il  n'en  est  pas  moins  certain  que  le 
Jésus  «  de  la  légende  évangélique  »  —  nous  employons  ici  le  terme 
qui  répond  le  plus  exactement  à  notre  pensée  —  a  joué  dans  l'his- 
toire du  christianisme  un  rôle  considérable,  et  que  l'historien 
exact  ne  saurait  méconnaître  l'importance  de  ce  rôle.  D'où  l'in- 
térêt qu'il  y  a  à  le  dégager  et  à  le  remettre  dans  sa  véritable 
place. 

Ceci  est  une  pensée  qu'il  y  a  une  vingtaine  d'années  encore,  on 
eût  hésité  à  exprimer  dans  la  crainte  qu'elle  ne  fût  pas  com- 
prise, mais  que,  grâce  aux  progrès  incontestables  de  la  critique 
religieuse,  on  peut  avouer  aujourd'hui  et  soumettre  à  l'examen 
des  cercles  savants,  débarrassés  à  l'heure  présente  tant  du  souci 
du  dogme  que  de  celui  de  la  réfutation  du  dogme. 

Oui,  il  a  existé  deux  Jésus.  D'abord  le  Jésus  de  l'histoire,  c'est 


BULLETIN    DE    LA    RELIGION    CHRÉTIENNE  191 

à-dire  un  homme  en  chair  et  en  os,  né  en  Galilée,  fils  d'un  certain 
Joseph  et  d'une  certaine  Marie  et  qui,  à  la  suite  de  circonstances 
mal  connues,  a  subi  le  dernier  supplice  au  temps  de  Tibère,  à  Jéru- 
salem. Ce  Jésus  là,  salué  du  nom  de  Messie  ou  de  Christ  par  un 
groupe  d'adhérents,  s'est  trouvé  être  le  fondateur  du  christia- 
nisme c'est-à-dire  de  la  révolution  religieuse  qui  domine  les 
temps  modernes,  par  une  série  d'événements  dont  nous  commen- 
çons à  nous  rendre  quelque  peu  compte,  sans  être  encore  arrivés 
à  une  très  grande  clarté. 

A  côté  de  ce  Jésus  et  après  lui,  il  y  a  eu  un  second  Jésus,  le 
Jésus  des  cercles  croyants  des  premières  générations  qui  ont 
suivi  le  Jésus  de  l'histoire.  Ce  Jésus  là,  c'est  Jésus-Christ,  où, 
selon  l'expression  de  M.  Fouard,  c'est  «  N.  S.  Jésus-Christ,  » 
c'est  le  Christ  des  évangiles  et  de  la  légende  évangélique.  A  peine 
Jésus  de  Nazareth  avait-il  rendu  le  dernier  soupir  sur  la  croix, 
que  le  Christ  de  la  légende  a  fait  son  apparition  avec  un  cortège 
de  miracles  et  de  prodiges  désormais  attachés  indissolublement 
à  son  nom.  La  première  forme  delà  légende,  d'après  les  meilleurs 
travaux  de  ce  temps,  est  représentée  par  l'évangile  primitif  de 
Marc, — ou  Proto-Marc, — notre  Marc  actuel  débarrassé  d'un  cer- 
tain nombre  d'éléments.  Jésus  y  apparaissait  à  l'âge  adulte,  lors 
dubaptême  demandé  à  Jean-Baptiste,  et  parvenaitàune  mort  tra- 
gique, expressément  prédite  par  lui  à  mainte  reprise,  à  travers 
une  série  de  prodiges  dont  le  plus  inouï  devait  suivre  sa  mise 
au  tombeau.  Du  sépulcre  il  sortait  en  effet  pour  obtenir  une  place 
d'honneur  dans  les  régions  célestes.  Cettelégende,  remaniée,  gros- 
sie, embellie  ou  dénaturée  au  gré  de  l'imagination  populaire  des 
luttes  intestines  des  Eglises  rivales,  de  visées  théologiques  diver- 
gentes ou  directement  opposées,  augmentée  en  particulier  de  cette 
préface  si  médiocre  qu'on  appelle  l'évangile  de  l'enfance,  a  abouti 
àtrois  formes  qui  sontrestéesdistinctes|et  que  l'Eglise,  par  une  lar- 
geur très  louable,  a  simultanément  revêtues  de  son  approbation, 
nos  évangiles  actuels  de  Mathieu,  Marc  et  Luc.  Dans  un  ordre  d'i- 
dées très  différent,  un  dogmatiste  écrivait  enfin  une  vie  de  Jésus 
où  il  remaniait  librement  le  cadre  traditionnel  en  donnant  aux 


192  MAURICE    Vl'.RXES 

actes  miraculeux  que  la  naïveté  populaire  acceptait  dans  toute 
leur  lourdeur,  et  à  la  personne  entière  du  Christ,  un  caractère 
symbolique  et  mystique  :  c'est  l'évangile  de  Jean.  Eh  bien!  il 
n'estpas  téméraire  d'affirmer  que  le  «  Jésus  de  la  légende  évangé- 
lique  »  a  joué,  à  partir  de  la  première  génération  chrétienne,  un 
rôle  prépondérant  dans  l'Eglise,  que  la  piété  et  l'enthousiasme 
des  fidèles  se  sont  nourris  de  cette  figure  merveilleuse  et  y  ont 
puisé  une  force  extraordinaire,  dont  l'histoire  exacte  doit  tenir 
compte  comme  d'un  facteur  de  premier  ordre,  tandis  que  le  vrai 
Jésus  disparaissait  de  la  scène,  désormais  remplie  par  la  figure, 
autrement  vivante,  de  ce  que  nous  appellerons  dans  la  langue  de 
la  psychologie  moderne  son  «  substitut.  » 

Si  donc  l'historien  des  origines  du  christianisme  doit  considé- 
rer comme  sa  première  tâche  la  restitution  de  la  figure  du  Jésus 
<(  de  l'histoire,  »  il  manquerait  gravement  à  sa  tâche  s'il  ne  tra- 
vaillait pas  à  restituer  avec  non  moins  de  soin,  le  Jésus  «  de  la 
légende  »  le  véritable  Jésus  «  de  l'Eglise.  »  Il  s'ensuit  que  l'écri- 
vain qui  se  donne  pour  tâche  de  replacer  avec  sincérité,  avec 
exactitude,  avec  naïveté  et,  —  allons  jusqu'au  bout  de  notre  pen- 
sée, —  «  avec  foi  »  le  Jésus  des  évangiles  dans  le  milieu  palesti- 
nien du  premier  siècle,  c'est-à-dire  dans  le  milieu  par  lequel  et 
pour  lequel  il  a  été  fait,  fait  réellement  une  œuvre  d'historien  et 
que  la  «  vie  de  N.  S.  Jésus-Christ  »  de  M.  l'abbé  Fouard  cesse 
à  ce  point  de  vue  de  paraître,  —  ce  qu'elle  aura  pu  sembler  de 
prime  abord  à  quelques-uns,  une  œuvre  inutile,  condamnée  par 
ses  prémisses. 

Que  si  l'on  hésite  à  se  rendre  à  l'opinion  que  nous  venons 
d'exposer,  que  l'on  considère  le  rôle  énorme  joué  par  la  légende 
dans  les  mouvements  religieux,  particulièrement  à  la  naissance 
de  nouveaux  cultes  !  Certes,  la  légende  de  Jésus  appartient  bien 
à  l'histoire  des  idées  tout  autant  que  la  légende  d'un  Bouddha, 
d'un  François  d'Assise,  et  de  la  plupart  des  saints  dont  la  vie  est 
insignifiante,  mais  dont  la  légende  est  aussi  riche  qu'elle  a  été 
féconde.  Nous  appliquons  donc  simplement  aux  origines  du 


BULLETIN    DE    LA    RELIGION    CHRÉTIENNE  193 

christianisme  une  observation  dont  la  justesse  n'est  contestée  ni 
pour  son  histoire  ni  pour  l'étude  des  religions  étrangères  '. 

Mais  nous  faisons  un  pas  de  plus  et  nous  disons  que  toute 
tentative  de  faire  revivre  la  légende  évangélique  dans  le  milieu 
pour  lequel  elle  a  été  faite,  de  la  replacer  dans  le  cadre  auquel 
elle  s'adapte,  croît  en  intérêt  et  en  importance  à  raison  de  l'in- 
succès des  tentatives  faites  de  notre  temps  pour  retrouver  le  Jésus 
de  l'histoire.  Qu'on  y  fasse  attention!  Le  Jésus  «  vrai,  »  celui  qui 
a  été  mis  en  croix  sous  Ponce-Pilate,  n'apparaît  plus  aux  yeux  des 
critiques  sévères  qu'avec  des  contours  maigres  et  effacés  :  nous 
le  verrons  tout  a  l'heure  avec  , M.  Ernest  Havet.  Au  lieu  que  le 
Jésus  «  faux  »,  celui  sous  lequel  la  première  Eglise  chrétienne 
a  effacé  le  fondateur  authentique  du  christianisme,  celui  qui  a 
vécu  dans  la  conscience  chrétienne  dès  la  seconde  moitié  du 
premier  siècle  et  continue  de  vivre  dans  le  cœur  des  croyants;  au 
lieu  que  le  Christ  de  la  légende  a  revêtu  dès  les  premiers  temps 
une  physionnomie  bien  arrêtée,  stéréotypée  aux  évangiles  cano- 
niques et  qui  nous  a  été  conservée  intacte;  que,  par  conséquent, 
nous  pouvons  essayer,  avec  toute  chance  de  succès,  de  remettre 
dans  son  entourage  naturel.  En  vérité,  il  n'y  aucun  paradoxe  à 
dire  :  1°  que  le  Jésus  de  la  légende  a  exercé  une  influence  histo- 
rique au  moins  égale  au  Jésus  de  l'histoire  ;  2°  que  la  figure  du 
Jésus  de  la  légende  est  bien  connue,  tandis  que  celle  du  Jésus 
de  l'histoire  se  dérobe  à  nos  prises  et  reste  nébuleuse  !.  Nous 
reviendrons  à  propos  de  l'essai  de  M.  Havet  sur  un  point  essen- 
tiel de  cette  assertion  générale  déjà  effleuré  en  passant,  à  savoir 

')  Qu'on  pense  aussi  à  des  légendes  politiques  ou  politico-religieuses  telles 
que  celles  qui  étaient  chères  aux  plus  fameux  peuples  de  l'antiquité  et,  dans  des 
temps  plus  rapprochés  de  nous,  à  la  légende  de  Guillaume  Tell  et  au  serment  du 
Grûtli.  A  propos  de  ces  dernières,  qu'on  pèse  les  paroles  fort  judicieuses  de  l'é- 
minent  auteur  de  Y  Histoire  de  la  Confédération  suisse,  M.  L.  Vuillemin,  qui 
s'appliquent  excellemment  à  l'objet  dont  nous  traitons  ici  :  «  La  critique  a  fait 
son  oeuvre.  A  nous  d'en  accepter  les  résultats,  persuadés  que  toute  conquête 
de  la  vérité  est  une  force  pour  la  patrie.  Mais  à  nous  aussi  de  faire  à  la  légende 
et  à  la  tradition  leur  place.  Telle  légende,  accueillie  par  la  nation  et  devenue 
partie  de  son  existence,  possède  plus  de  valeur  morale  et  a  acquis  plus  d'im- 
portance historique  que  bien  des  faits  matériellement  constatés.  » 

2)  On  pourrait  dire,  en  ce  sens,  que  du  vrai  Jésus  et  du  faux  Jésus, 
le  plus  vrai  est  encore  le  second. 

iv  13 


194  MAURICE   VERNES 

sur  la  nature  et  le  caractère  de  la  première  «  figure  de  Jésus  ou 
vie  de  Jésus  »  qui  fut  mise  en  circulation  dans  les  congrégations 
naissantes. 

Nous  avons  toutefois  un  reproche  d'une  certaine  importance  à 
adresser  à  M.  Fouard,  en  continuant  de  nous  placer  au  point  de 
vue  du  genre  d'utilité  bien  défini  que  nous  reconnaissons  à  son 
œuvre:  c'estqu'il  n'apas  pris  la  légende  dans  son  état  primitif,  soit 
le  Proto-Marc,  soit  le  Marc  tout  entier,  c'est  qu'il  a  mis  tant  bien 
que  mal  en  harmonie  trois  légendes,  celles  de  Marc,  Mathieu 
et  Luc,  qui  sans  doute  ont  un  fond  commun,  mais  diffèrent  tant 
parleur  tendance  que  par  maint  détail.  Toutefois  nous  pardon- 
nerions encore  cet  amalgame,  dont  l'Eglise  du  second  siècle  ne 
s'alarmait  pas,  si  l'on  nous  avait  épargné  cet  «  évangile  de  l'en- 
fance, »  où  s'étale  un  merveilleux  de  formation  secondaire  dont 
M.  Fouard  a  encore  aggravé  les  inconvénients  par  des  remarques 
purement  théologiques  et  dogmatiques.  La  légende  de  Jésus  en 
elle-même,  et  telle  que  la  commente  et  l'expose  ce  livre,  gagnerait 
vraiment  à  ce  retranchement.  Mais  ce  qui  blesse  plus  encore  nos 
habitudes  —  ou  nos  désirs  —  d'histoire  exacte,  même  sur  le  ter- 
rain de  la  légende,  c'est  ce  «  coupage,  »  qu'on  nous  passe  l'ex- 
pression, de  la  légende  synoptique  par  le  quatrième  évangile, 
création  d'un  caractère  si  différent,  si  opposé.  Il  y  a  là,  pour 
nous,  un  grave  défaut,  dont  certaines  parties  de  l'ouvrage  por- 
tent la  peine.  Quand,  à  côté  des  pages  vives,  alertes,  où  revit  la 
légende  populaire  dans  ses  traits  simples  et  naïfs,  se  rencontrent 
des  passages  lourds  ou  subtils,  où  l'embarras,  l'enchevêtrement, 
le  changement  de  ton  sont  sensibles,  on  peut  être  sur  que  l'im- 
placable harmonistique  vient  de  réclamer  une  place  pour  la 
théologie  si  particulière,  en  tout  cas  si  peu  populaire,  du  qua- 
trième évangile.  Pour  retracer,  fût-ce  la  légende  évangélique, 
il  faut  sacrifier  saint  Jean,  et  M.  Fouard  ne  le  voulait,  ni  ne  le 
pouvait  *. 

t)  Cf.  pour  la  présente  appréciation,  Revue  critique,  année  1881,  numéro  49. 


BULLETIN    DE    LA    RELIGION    CHRÉTIENNE  195 


II 


Le  point  de  vue  de  M.  Sabatier  dans  son  Jésus-Christ  n'est  pas 
celui  de  M.  l'abbé  Fouard.  «  Quelque  auréole,  dit-il,  que  la 
superstition  populaire  ou  la  spéculation  dogmatique  aient  jetée 
autour  du  front  de  Jésus,  la  science  ne  saurait  renoncer  à  expli- 
quer son  apparition  d'après  les  lois  générales  qui  régissent 
l'humanité.  Elle  doit  seulement  se  rendre  compte  de  l'exacte 
portée  de  l'explication  qu'elle  peut  donner.  Trois  éléments 
constituent  les  grandes  individualités  :  un  élément  d'héritage  et 
de  tradition,  reçu  dupasse  ou  dumilieuoù  s'est  écoulée  leur  vie; 
par  exemple,  chez  Jésus  la  langue  qu'il  a  parlée,  la  forme  de  son 
enseignement,  son  rôle  de  Messie.  On  comprend  que,  venue 
dans  un  autre  temps  et  dans  un  autre  pays,  son  apparition  eût 
été  différente.  En  second  lieu,  à  cet  élément  traditionnel  il  faut 
ajouter  un  élément  personnel  fourni  par  la  décision  intérieure, 
par  l'activité  libre.  Nous  ne  sommes  pas  seulement  les  fils  de 
nos  pères,  nous  sommes  aussi  les  fils  de  nous-mêmes,  de  notre 
propre  volonté  :  nous  nous  faisons  ce  que  nous  sommes.  Enfin 
cette  puissance  elle-même  de  détermination  intérieure  vient  de 
plus  haut  que  nous.  Le  génie  est  un  don  de  Dieu.  C'est  la  mani- 
festation particulière  et  individuelle  du  germe  que  l'auteur  de 
toutes  choses  met  dans  un  homme.  On  voitque  nous  n'appliquons 
pas  àla  vie  de  Jésus  de  Nazareth  d'autres  règles  que  celles  qui  sont 
de  mise  dans  toute  biographie.  Mais  il  est  évident  que  l'histoire 
n'atteint  pas  également  les  trois  éléments  que  nous  venons  de 
distinguer.  Elle  peut  déterminer  et  expliquer  pleinement  le  pre- 
mier, elle  peut  encore  constater  le  second,  bien  que  ce  soit  déjà 
plus  délicat  et  plus  difficile.  Mais  le  troisième  échappe  à  toute 
constatation  comme  à  toute  détermination  scientifique,  car  c'est 
une  quantité  purement  virtuelle  et  comme  telle  incommensu- 
rable. La  science  ne  pourrait  donner  une  explication  pleinement 
satisfaisante  que  d'une  personnalité  qui  serait  nulle.  Mais  plus 


196  MAURICE   VERNES 

cette  personnalité  s'affirme,  tranche  sur  son  milieu  et  sur  sa  race, 
plus  le  génie  qui  fait  les  artistes  ou  la  volonté  qui  fait  les  héros 
éclate  et  grandit,  plus  le  mystère  est  profond  dans  les  vies  indivi- 
duelles. Il  ne  faut  donc  pas  s'étonner  si  on  le  rencontre  dans  la 
personnalité  la  plus  grande  de  l'histoire  et  si  la  science,  avec 
ses  approximations  et  ses  analyses,  n'arrive  guère  en  définitive 
qu'à  le  constater.  »  Sous  cette  phraséologie,  qui  a  le  tort  d'être 
empruntée  à  une  psychologie  dépassée,  mais  dont  il  était  peut- 
être  nécessaire  d'user  à  l'endroit  des  lecteurs  de  Y  Encyclopédie 
des  sciences  religieuses,  éclate  une  déclaration  capitale,  que  nous 
relevons  avec  satisfaction,  à  savoir  que  la  vie  du  fondateur  du 
christianisme  doit  être  étudiée  et  exposée  selon  les  procédés  appli- 
cables à  n'importe  quel  autrepersonnage  historique.  Voyons  donc 
dans  quelle  mesure  cet  essai  de  restituer  le  Jésus  de  l'histoire  a 
abouti  à  des  résultats  acceptables. 

Signalons  toutefois,  avant  d'entrer  au  vif  du  sujet,  une  intro- 
duction historique  que  l'on  consultera  avec  profit.  «  L'idée  de  ne 
considérer  nos  évangiles  que  comme  des  documents  historiques, 
dit  M.  Sabatier,  et  de  s'en  servir  pour  tracer  une  biographie  scien- 
tifique et  indépendante  d'eux  en  quelque  sorte,  est  relativement 
moderne.  Cette  idée  n'apparaît  en  effet  que  vers  la  fin  du  xvme 
siècle.  Dans  les  temps  antérieurs,  la  vie  de  Jésus  ne  pouvait 
se  présenter  que  sous  deux  formes  :  une  forme  dogmatique 
dans  les  essais  d'harmonistique  des  quatre  évangiles,  à  qui  la 
doctrine  de  la  théopneustie  littérale  donnait  une  valeur  absolue  ; 
une  forme  populaire,  dont  les  monuments  les  plus  brillants  sont 
les  mystères  du  moyen  âge.  Les  docteurs  de  cette  époque  qui 
ont  fait  des  résumés  de  la  vie  de  Jésus  ne  se  sont  point  préoc- 
cupés de  la  vérité  historique,  mais  de  la  seule  édification.  Ils  ne 
songent  à  rappeler  la  vie  de  Jésus  que  comme  type  parfait  de  toute 
vie  chrétienne...  »  Passant  aux  essais  modernes,  M.  Sabatier  ca- 
ractérise les  principaux  en  termes  empreints  à  lafois  d'une  louable 
modération  et  d'une  pénétration  remarquable  :  «  Le  livre  de  Strauss 
(Das  Leben  Jesu,  kiitisch  bearbeitet,  1835,  dont  M.  Littré  a  donné 
la  traduction)  fit  époque.  L'exposition  y  est  munie  d'une  immense 


BULLETIN    DE    LA    RELIGT0N    CHRÉTIENNE  197 

érudition  qu'un  style  clair  et  facile  rend  accessible  à  tout  esprit 
cultivé.  On  peut  lui  reprocher  une  assez  fatigante  monotonie.  Le 
procédé  littéraire,  toujours  le  même  dans  chaque  chapitre,  laisse 
trop  voir  à  l'avance  le  résultat  uniforme  où  tend  la  discussion. 
L'auteur  se  met  tour  à  tour  au  point  de  vue  de  l'interprétation 
rationaliste  (qui  prétendait  ramener  les  miracles  à  leurs  éléments 
naturels)  et  de  l'interprétation  supranaturaliste,  et  montre  com- 
bien elles  sont  intenables.  Alors  vient,  comme  nécessaire  et  irré- 
sistible, l'explication  par  le  mythe.  Nos  évangiles  ne  sont  point 
des  documents  historiques,  mais  le  produit  de  la  légende  popu- 
laire, d'une  mythologie  inconsciente,  dans  laquelle  la  conscience 
chrétienne  primitive  reflétait  naïvement  son  propre  contenu.  Le 
tout  se  terminait  par  une  dissertation  hégélienne  sur  l'idée  de 
Thomme-Dieu  dans  laquelle  Strauss  démontrait  que  le  vrai  fils  de 
Dieu,  qui  naît  du  Saint-Esprit,  qui  fait  des  miracles,  meurt  et 
ressuscite  glorifié,  c'est  l'humanité  elle-même  ;  c'est  elle  seule 
qui  réalise  le  dogme  chrétien,  car  il  n'est  pas  dans  la  nature  des 
choses  que  l'idée  absolue  épuise  sa  richesse  dans  un  individu;  il 
y  faut  l'espèce  tout  entière.  »  La  Vie  de  Jésus  de  M.  Renan  (1863) 
survenue  après  trente  années  de  luttes  et  de  travaux  sur  les  ques- 
tions si  hardiment  soulevées  par  Strauss  se  propose  un  objet  tout 
différent  de  celui  qu'avait  eu  en  vue  le  théologien  allemand  : 
«  Alors  que  chez  le  premier  il  devenait  à  peu  près  impossible  de 
dire  s'il  restait  autre  chose  de  l'histoire  que  le  fait  abstrait  de 
l'existence  de  Jésus  de  Nazareth,  sa  vie  prenait  chez  le  second 
les  couleurs  vives,  les  arêtes  saillantes,  le  relief  d'une  histoire 
moderne.  Que  l'historien  poète  ait  poussé  trop  loin  et  jusqu'au 
romanesque  ce  goût  de  peinture  précise  et  vivante,  il  n'en  faut 
pas  douter.  Mais  il  n'en  demeure  pas  moins  vrai  qu'il  avait  eu 
l'intuition  d'une  vie  humaine  intense,  originale,  profonde,  que 
l'analyse  des  documents  évangéliques  lui  avait  fait  apparaître. 
La  réalité  triomphait  du  mythe.  C'est  le  progrès  que  l'œuvre  de 
M.  Renan,  malgré  son  imperfection  scientifique,  marque  sur 
celle  de  Strauss.  D'extérieur  et  d'historique  le  problème  en  même 
temps  est  devenu  intérieur  et  psychologique.  Strauss  se  deman- 


198  MAURICE   VERNES 

dait  :  Y  a-t-il  autre  chose  qu'un  mythe  dans  la  vie  de  ce  person- 
nage messianique?  Aujourd'hui  la  question  qui  se  débat  est  de 
savoir  comment  Jésus  de  Nazareth  a  pu  se  croire  et  se  dire  le 
Messie.  Le  fait  historique  étant  mis  hors  de  doute,  c'est  le  phéno- 
mène psychologique  qu'il  s'agit  d'expliquer.  On  connaît  la  solu- 
tion présentée  par  M.  Renan.  Voulant  montrer  le  développement 
par  lequel  Jésus  est  arrivé  à  ce  rôle,  il  a  établi  trois  périodes  dans 
sa  vie  active.  La  première  est  celle  de  l'idylle  galiléenne  où  Jésus 
apparaît  comme  un  doux  et  pieux  rabbin,  prêchant  la  pure  reli- 
gion de  l'esprit.  Puis  entraîné  par  ses  propres  succès,  par  l'en- 
thousiasme de  ses  disciples,  il  consent  à  se  laisser  nommer  fils 
de  David  et  se  prête  moitié  sincèrement,  moitié  par  complaisance, 
au  rêve  de  ses  amis.  Enfin  il  entre  en  lutte  avec  la  hiérarchie, 
s'exalte  et  se  livre  entièrement  aux  espérances  apocalyptiques 
d'un  prochain  retour  triomphant  et  de  l'établissement  politique 
du  règne  de  Dieu.  Au  fond,  et  malgré  tous  les  ménagements  de 
l'historien,  c'est  la  marche  d'un  esprit  sain  vers  la  folie.  Le 
Christ  de  M.  Renan  flotte  en  effet  entre  les  calculs  de  l'ambitieux 
et  les  rêves  de  l'illuminé.  » 

Venons-en  maintenant  au  «  Jésus-Christ  »  de  M.  Sabatier  lui- 
même.  Le  travail  très  étudié,  très  dense  de  cet  écrivain  se  divise 
en  huit  chapitres  dont  le  premier  esiYint?'oductio?i  historique  dont 
nous  venons  de  donner  quelques  extraits,  et  dont  les  autres  ont 
pour  titres  :  n,  les  sources;  ni,  chronologie  ;  iv,  le  développement 
de  Jésus;  v,  le  drame  de  la  vie  de  Jésus;  vi,  les  miracles;  vu,  ren- 
seignement; vm,  la  résurrection  de  Jésus. 

Dans  la  discussion  des  documents  littéraires  d'où  nous 
extrayons  des  renseignements  historiques  sur  la  personne  de 
Jésus,  M.  Sabatier  fait  intervenir  dans  une  proportion  plus  grande 
que  la  plupart  de  ses  devanciers  et  d'une  façon  peut-être  plus 
ingénieuse  que  vraiment  probante,  le  témoignage  des  lettres  de 
l'apôtre  Paul.  Il  est  certain  en  effet  que  ces  documents,  ceux  du 
moins  dont  l'authenticité  est  incontestée,  constituent  à  cet  égard, 
comme  s'exprime  notre  auteur,  «  une  première  base  historique 
qui  défie  toute  épreuve.   »  Oui,  sans  doute,  s'il  ne  s'agissait  que 


BULLETTN    DE    LA    RELIGION    CHRÉTIENNE  499 

de  démontrer  l'existence  positive  de  Jésus,  l'attestation  écrite  et 
signée  do  l'apôtre  des  gentils  serait  hors  de  prix.  Mais  il  s'agit 
moins  aujourd'hui  d'affirmer,  ce  que  nul  ne  conteste,  que  les 
documents  de  l'Eglise  primitive  nous  ont  conservé,  à  côté  de 
souvenirs  réels  d'une  personnalité  éminente,  des  légendes  qui 
surchargent  l'histoire  jusqu'à  la  dérober,  que  de  faire  le  départ 
entre  ces  deux  éléments  égalementincontestés  et  incontestables  : 
l'histoire  et  la  légende.  Or  je  ne  vois  point  que  le  témoignage 
de  saint  Paul  nous  serve  ici  fort  utilement.  Quand  M.  Sabatier 
affirme  que  «  comme  la  vie  de  Paul  depuis  son  enfance  s'était 
écoulée  à  Jérusalem  et  dans  l'école  du  temple,  il  est  impossible 
qu'il  n'ait  pas  rencontré  Jésus  lui-même  et  ne  se  soit  pas  inté- 
ressé aux  discussions  que  celui-ci  entretint  avec  les  pharisiens 
et  les  sadducéens  dans  ses  derniers  jours  et  au  drame  sanglant 
qui  les  termina,  »  je  vois  dans  ces  lignes  une  hypothèse  ingé- 
nieuse, —  d'autant  plus  intéressante  qu'elle  se  rencontre  sous  la 
plume  d'un  savant  qui  a  pratiqué  saint  Paul  autant  et  plus  que 
nul  autre  en  France,  —  mais  je  ne  saurais  y  rattacher  en  aucune 
façon  l'espoir  de  lumières  nouvelles  sur  la  courte  et  tragique  car- 
rière du  fondateur  du  christianisme.  M.  Sabatier  prétend  encore 
que  la  conversion  du  fougueux  persécuteur  de  la  secte  messia- 
nique naissante  est  inexplicable  sans  une  rencontre  antérieure  de 
Paul  avec  Jésus.  «  Tout  s'explique,  dit-il,  de  la  façon  la  plus  aisée 
si  Paul  avait  entendu  et  vu  le  Seigneur  lui-même,  si  la  lumière 
divine  qui  éclate  tout  d'un  coup  dans  son  âme  tombe  sur  cette 
matière  antérieure  qu'il  considérait  d'un  regard  hostile  et  qui 
va  devenir  la  base  et  l'objet  de  sa  foi.  Il  semble  que  cette  hypo- 
thèse explique  seule  aussi  suffisamment  l'assurance  qu'eut  Paul, 
dès  les  premiers  jours,  d'être  apôtre,  directement  choisi  par  le 
Christ  au  même  titre  que  les  Douze.  Tout  en  effet,  sa  conversion 
et  sa  mission,  ne  s'est-iipaspassé  exclusivemententrele  Seigneur 
et  lui?  On  sait  d'ailleurs  qu'il  vécut  longtemps  dans  l'intimité  de 
disciples  à  qui  la  vie  historique  de  Jésus  était  familière,  Ananias, 
Barnabas,  Silas  ;  il  visita  Pierre  et  Jacques  trois  ans  après  sa 
conversion  et  resta  avec  eux  quinze  jours.  Le  mot  dont  il  se  sert 


200  MAURICE   VERNES 

à  cette  occasion  indique  qu'il  voulait  les  connaître,  et  les  con- 
naître parce  qu'ils  étaient  les  témoins  les  plus  autorisés  de  Jésus. 
Si  ses  lettres  renferment  peu  de  communications  spécialement 
historiques,  c'est  qu'elles  nous  exposent  sa  théologie.  Mais  il  est 
évident  que,  dans  sa  prédication  missionnaire,  l'histoire  devait 
tenir  une  bien  grande  place,  comme  on  le  voit  dans  les  dis- 
cours des  Actes  (xin  et  xx).  »  J'admets  pour  un  moment  le  bien- 
fondé  de  cette  fragile  construction; — où  nous  mène-t-elle? 
«  Voici  déjà,  répond  M.  Sabatier,  ce  que  nous  saurions  de  Jésus 
si  les  lettres  de  Paul  seules  nous  avaient  été  conservées.  Homme 
il  naquit  d'une  femme  comme  l'un  de  nous,  au  moment  où  s'ac- 
complissaient les  destinées  d'Israël  ;  il  descendait  de  la  famille 
de  David,  il  fut  circoncis  et  soumis  à  la  loi  juive  depuis  le  jour  de 
sa  naissance.  Il  vécut  pauvre  et  méprisé  du  monde,  mais  oint 
de  l'esprit  de  Dieu,  en  réalité  le  Messie  attendu  et  libérateur  de 
l'humanité.  Faible  de  corps,  puissant  par  l'esprit,  il  n'a  pas 
connu  le  péché  et  il  a  réalisé  pleinement  la  volonté  de  Dieu  qu'il 
nous  a  révélé  comme  son  Père  et  comme  notre  Père.  Dans  sa 
mission  terrestre  cependant,  il  n'a  point  dépassé  les  limites  d'Is- 
raël, pour  lequel  il  a  choisi  douze  apôtres  à  qui  il  a  laissé  des 
instructions  précises  et  qu'il  a  munis  de  son  esprit  et  de  sa  vertu 
miraculeuse.  Bien  qu'il  ne  se  soit  adressé  lui-même  qu'aux  Juifs, 
il  a  donné  son  Evangile  à  toute  l'humanité  et  fondé  avant  de 
mourir  et  scellé  par  son  sang  une  nouvelle  alliance  dans  laquelle 
tous  les  hommes  ont  le  droit  d'entrer  par  la  foi.  Cette  existence 
fut  couronnée  par  le  supplice  de  la  croix  que  l'apôtre  pouvait 
minutieusement  dépeindre  jusqu'à  produire  l'impression  même 
de  la  réalité  (Galates,  m,  1).  Ce  supplice  eut  lieu  au  moment  delà 
Pàque  et  fut  ordonné  par  les  chefs  du  peuple.  Jésus  fut  saisi  la 
nuit,  livré  par  un  traître.  Auparavant  il  avait,  dans  un  dernier 
souper,  prédit  et  accepté  sa  mort  comme  le  gage  de  la  nouvelle 
alliance.  Car  il  a  donné  sa  vie  librement  et  par  amour  pour  ses 
frères.  Aussi  a-t-ilété  immolé  comme  la  victime  sainte  pour  les 
péchés  des  hommes.  C'est  ce  que  rappelle  le  pain  et  la  coupe  de 
la  cène,  ce  symbole  qu'il  institua  au  dernier  moment  pour  y  atta- 


BULLETIN    DE    LA    RELIGION    CHRÉTIENNE  201 

cher  la  mémoire  éternelle  de  son  sacrifice.  Il  fut  enseveli, mais  le 
troisième  jour  il  ressuscita  et  apparut  à  une  série  de  témoins 
qu'on  peut  compter  et  mettre  par  ordre  :  Pierre,  les  apôtres,  cinq 
cents  frères,  Jacques,  Paul  enfin.  Depuis  lors,  il  est  caché  en 
Dieu,  d'où  il  viendra,  selon  ses  propres  paroles,  pour  être  le 
juge  des  vivants  et  des  morts.  » 

Est-ce  là  tout?  Oui,  en  vérité.  Nous  n'avons  pas  fait  tort  d'une 
syllabe  à  l'argumentation  de  l'habile  écrivain,  et  nous  deman- 
dons à  notre  tour  si  un  pareil  résultat  est  de  nature  à  satisfaire 
une  aussi  grande  attente.  Non,  ce  n'est  point  là  l'«  esquisse  riche 
et  précise  »  que  prétend  M.  Sabatier  ;  c'est  de  la  théologie  et  du 
dogme  accrochés  à  un  nom.  Il  faut  se  payer  de  quelque  illusion, 
de  beaucoup  d'illusion,  pour  voir  dans  ces  assertions,  presque 
toutes  empruntées  au  domaine  de  l'imagination  et  de  la  contem- 
plation mystiques,  «  un  évangile  primitif,  l'évangile  des  premiers 
jours,  antérieur  à  tous  les  autres  et  qui  peut  servir  justement  à 
les  contrôler.  »  Loin  d'affermir  la  base  qu'il  prétend  consolider, 
M.  Sabatier  me  semble  beaucoup  plutôt  la  ruiner,  —  bien  malgré 
lui,  —  en  établissant  que  le  principalpromoteurdu  christianisme 
naissant,  qu'un  homme  à  qui  les  moyens  ne  manquaient  certes 
pas  pour  se  renseigner  auprès  de  témoins  oculaires,  avait  déjà 
substitué  une  entité  métaphysique  à  la  figure  du  Jésus  actif  et 
vivant.  Heureusement  que  la  tradition  populaire  conservait  avec 
plus  de  piété  le  souvenir  de  son  héros  !  Nous  revenons  ainsi  aux 
évangiles  synoptiques. 

Les  résultats  auquels  une  étude  approfondie  de  ces  documents 
littéraires  a  conduit  M.  Sabatier  sont,  sauf  le  détail  propre  à 
tout  écrivain  original,  ceux  qui  prévalent  aujourd'hui  dans  les 
cercles  savants.  Il  admet  qu'un  résumé  de  la  prédication  de 
l'apôtre  Pierre,  rédigé  par  Marc  son  disciple  et  son  interprète,  fait 
le  fond  du  Marc  actuel,  et  qu'on  peut  rétablir  les  lignes  primitives 
de  cet  écrit  capital  par  la  comparaison  de  cet  évangile  avec  les 
deux  autres,  Mathieu  et  Luc.  En  d'autres  termes,  la  version  la 
plus  ancienne  de  la  vie  de  Jésus  (Proto-Marc),  se  restitue  en  élimi- 
nant du  second  des  évangiles  canoniques  (Marc)  toutes  les  par- 


202  MAURICE    VERNES 

ties  qu'il  n'a  pas  en  commun  avec  le  premier  et  le  troisième.  A 
ce  premier  élément  s'enjoint  un  second,  constitué  par  un  recueil 
de  discours  et  sentences  de  Jésus,  d'origine  apostolique,  qui  ne 
nous  est  point  parvenu  intact,  mais  dont  les  matériaux  se  retrou- 
vent, bien  que  rangés  d'une  façon  très  différente  et  mêlés  de 
données  suspectes,  dans  Mathieu  et  dans  Luc.  Joignez-y,  en 
troisième  lieu,  ce  que  M.  Sabatier  propose  d'appeler  «  l'Evangile 
des  voyages  de  Jésus  »  (Luc.  rx,5-xvm,  44),  fragment  propre  au 
troisième  évangile.  Le  savant  auteur  mentionne  enfin  «  la  tradi- 
tion johannique,  indépendante  de  la  tradition  précédente,  la 
complétant  et  la  corrigeant  souvent  heureusement,  laquelle  se 
trouve  au  fond  du  quatrième  évangile.  »  Nous  nous  refusons  aie 
suivre  sur  ce  terrain.  Retenons  ici  seulement  une  remarque 
importante  sur  laquelle  nous  reviendrons,  à  savoir  que  «  même 
après  avoir  établi  la  plus  antique  tradition,  on  se  trouvera  encore 
souvent  devant  la  question  du  miracle.  » 

Nous  passons  à  regret  sur  la  Chronologie  dontplusieurs  points 
mériteraient  de  nous  arrêter  ;  nous  ne  nous  attarderons  pointnon 
plus  au  chapitre  intitulé  Développement  de  Jésus, oh  l'hypothèse 
et  les  vues  théologiques  tiennent,  à  notre  gré,  une  place  trop 
considérable,  et  nous  arrivons  droit  à  un  point  capital,  au  para- 
graphe intitulé  Le  drame  de  la  vie  de  Jésus.  D'après  M.  Sabatier, 
c'est  la  prédication  de  Jean-Baptiste  qui  amena  «  la  crise  inté- 
rieure et  décisive  d'où  sortit  claire  et  désormais  sûre  d'elle-même 
sa  conscience  messianique.  »  Ainsi  cet  écrivain  rejette  la  vue, 
soutenue  par  plusieurs  en  ces  derniers  temps,  notamment  par 
M.  Colani,  que  Jésus  ne  s'est  considéré  et  donné  comme  Messie 
qu'à  une  époque  ultérieure.  Toutefois  il  atténue  quelque  peu 
cette  déclaration  quand  il  nous  dit,  d'une  part,  que  Jésus  avait 
commencé  par  repousser  l'idée  qu'il  fut  le  Messie  et  qu'il  ne  l'ac- 
cepta «  qu'après  l'avoir  transformée  de  fond  en  comble,  l'avoir 
épurée  de  tout  fanatisme  comme  de  toute  superstition  grossière  et 
en  avoir  fait  la  réalisation  du  royaume  de  Dieu  spirituel  , 
invisible  et  moral  dans  les  âmes  repenties  et  régénérées;  »  d'autre 
part,  que  «  pour  éviter  tout  malentendu,  »  il  ne  s'est  pas  pressé 


BULLETIN   DE    LA    RELIGION    CHRÉTIENNE  203 

de  prendre  ce  titre  de  Messie,,  se  réservant  de  «  faire  l'œuvre  avant 
de  révéler  l'ouvrier,  laissant  peu  à  peu  déterminer  le  caractère  de 
celui-ci  par  la  nature  de  celle-là.  »  M.  Sabatier  va  jusqu'à  dire  que 
Jésus  «  n'acceptera  définitivement  et  ouvertement  ce  titre  glo- 
rieux que  lorsqu'il  ne  tiendra  plus  rien  de  la  chair  ni  du  sang*  » 
c'est-à-dire  lorsqu'il  l'aura  dépouillé  des  espérances  de  rénovation 
matérielle  qui  y  étaient  attachées  dans  l'opinion  publique. 

Malgré  sa  répugnance  à  admettre  un  changement  dans  la  direc- 
tion suivie  parle  fondateur  du  christianisme,  M.  Sabatieresttrop 
loyal  pour  refuser  de  se  rendre  à  l'évidence  des  faits.  Il  accorde 
donc  que  dans  les  premiers  temps  de  son  activité  publique,  Jésus 
s'est  fait  illusion  sur  ses  chances  desuccés.  Pour  qu'on  ne  m'accuse 
point  de  dépasser  sa  pensée  en  la  résumant  sous  cette  forme  pré- 
cise, je  citerai  encore  ici  ses  propres  paroles:  «  L'attention  popu- 
laire, qui  un  moment  s'était  fortement  attachée  à  lui,  l'enthou- 
siasme des  premiers  jours  se  sont  refroidis.  Il  se  voit  abandonné; 
il  vitplus  intimement  avec  ses  disciples,  il  provoque  sur  le  chemin 
de  Césarée  de  Philippe  la  confession  de  Pierre,  pour  se  l'attacher 
plus  décidément  et  assurer  l'avenir  de  son  œuvre.  Il  désespère 
en  effet  de  lavoir  se  réaliser  par  sa  parole  ou  par  ses  miracles.  Il 
renonce  à  obtenir  la  conversion  de  son  peuple,  qu'il  avait  sérieu- 
sement entreprise  ;  il  comprend  que  sa  mission,  sous  peine  d'être 
lâchement  abandonnée,  demande  sa  mort.  La  croix  entre  dans 
son  horizon  comme  une  réalité  positive.  Il  se  lit  à  ce  moment 
comme  un  nouvel  épanouissement  dans  l'âme  de  Jésus.  Du 
baptême  et  de  la  tentation  était  sorti  le  Messie  spirituel  et  moral  ; 
des  dernières  épreuves  de  Galilée  et  des  tentations  de  cette 
période  sort  le  Messie  souffrant,  décidé  à  s'immoler  à  son  peuple 
et  à  sceller  son  ministère  de  son  martyre.  On  remarquera  en  effet 
qu'en  acceptant  l'hommage  de  Pierre,  il  y  joint  immédiatement 
la  prédiction  de  ses  souffrances  inévitables  et  de  son  prochain 
supplice.  » 

M.  Sabatier  en  arrive  à  distinguer  trois  périodes  dans  la  car- 
rière de  Jésus.  Une  première  période  toute  d'espérance  et  de  joie  ; 
une  époque  de  crise  «  qu'on  peut  faire  dater  de  la  mort  de  Jean- 


204  MAURICE    VERNES 

Baptiste  ou  de  l'accusation  portée  contre  Jésus  de  chasser  les  dé- 
mons par  Béelzébub  qui  marque  sa  rupture  aveclespharisiens.  Elle 
a  son  terme  et  son  couronnement  dans  la  scène  du  chemin  de 
Césarée  de  Philippe  et  dans  la  décision  de  Jésus  de  montera  Jé- 
rusalem et  d'y  mourir.  »  La  troisième  période  est  celle  delalutte 
et  de  la  catastrophe  finale  en  Judée. 

Je  laisse  maintenant  de  côté  toutes  les  autres  parties  de  ce  tra- 
vail. Ceux  qui  le  parcourront  devront  tenir  compte,  pour  être 
équitables,  des  susceptibilités  du  public  auquel  s'adressait  M.  Sa- 
batier,  susceptibilités  que  l'auteur  a  dû  ménager  et  dont  le  souci 
embarrasse  souvent  sa  marche  ;  ils  devront  tenir  compte  aussi 
d'une  situation  d'esprit  assez  complexe,  où  l'historien  neparvient 
pas  à  secouer  complètementles  scrupules  du  croyant,  ce  qui  abou- 
tit à  une  confusion  regrettable,  en  introduisant  fréquemment  un 
élément  d'erreur  dans  l'exposé  des  problèmes  et  dans  leur  solu- 
tion. On  constatera  surtoutcettepréoccupation  dans  les  chapitres 
qui  traitent  des  miracles  et  de  la  résurrection  de  Jésus. 

Venons-en  donc,  sans  plus  d'ambag'es,  au  cœur  même  du  su- 
jet, à  cette  question  essentielle:  Qu'est-ce  que  Jésus  s'estproposé 
de  faire  ?  —  On  a  vu  par  ce  qui  précède  que  Jésus,  d'aprèsM.  Sa- 
batier,  s'était  considéré,  dès  le  début  de  son  ministère,  comme 
chargé  de  réaliser  les  espérances  messianiques,  mais  en  les  trans- 
formant; qu'il  avait  pensé  d'abord  arriver  à  ses  fins  par  sa  parole 
et  son  influence  personnelles,  mais  que,  constatant  qu'il  n'y  par- 
viendrait point  par  ce  chemin,  il  avait  changé  ses  batteries  et  en- 
trepris avec  ses  adversaires  une  lutte  résolue  dont  il  prévoyait 
que  sa  mort  serait  la  conséquence.  Il  n'agissait  point  ainsi  par 
désespoir  et  à  l'aveugle,  mais  il  s'était  convaincu  par  ses  médita- 
tions et  son  examen  des  circonstances,  que  son  martyre  assure- 
rait le  triomphe  des  idées  qu'il  s'était  trouvé  impuissant  à  faire 
prévaloir  par  son  activité  missionnaire. 

La  seule  chance  que  nous  ayons  de  voir  un  peu  clair  dans  ce 
chapitre,  aussi  obscur  que  capital,  de  l'histoire  religieuse  de  l'hu- 
manité, c'est  de  déterminer  le  sens  que  Jésus  attachait  au  terme 
de  royaume  des  cieux,  équivalent  de  royaume  ou  d'ère  messia- 


BULLETIN   DE   LA   RELIGION    CHRÉTIENNE  205 

nique.  Personne  ne  conteste  qu'il  ne  se  soit  proposé  de  préparer 
ou  de  fonder  une  économie  nouvelle.  Seulement  on  se  divise  pro- 
fondément quand  on  veut  définir  le  sens  qu'il  attachait  à  cette 
rénovation  ou  transformation,  dont  il  se  considérait  comme  l'or- 
gane. 

«  Le  royaume  des  cieux,  dit  M.  Sabatier,  est  (pour  Jésus)  le 
royaume  du  Père  céleste,  un  nouvel  ordre  de  choses  spirituel  et 
moral  où  la  volonté  du  Père  sera  faite  ici  bas  comme  elle  l'est 
dans  le  ciel.  La  conception  que  Jésus  a  eue  du  Père  a  modifié 
essentiellement  la  notion  du  royaume;...  il  s'agissait  pour  lui 
d'autre  chose  que  d'une  révolution  politique  et  d'un  triomphe 
matériel  de  la  théocratie.  »  Et  un  peu  plus  loin  :  «  En  faisant  du 
royaume  des  cieux  un  royaume  vraiment  céleste,  c'est-à-dire 
idéal,  Jésus  l'a  élevé  infiniment  au-dessus  de  toutes  les  barrières 
nationales  et  sociales  ;  il  a  fondé  vraiment  le  royaume  des  esprits, 
qui  ne  dépend  plus  des  limites  du  temps  et  de  l'espace.  » 

Je  ne  puis  pas  dissimuler  la  déception  que  me  font  éprouver 
de  pareilles  déclarations.  Je  ne  saurais  assez  m'étonner  qu'un 
esprit  aussi  consciencieux,  aussi  curieux,  reste  inféodé  sur  ce 
point  aux  banalités  du  rationalisme.  La  question  n'est  pas  tran- 
•chée,  elle  est  éludée.  Il  ne  s'agit  point  de  savoir  si  Jésus  a  voulu 
organiser  un  mouvement  révolutionnaire  contre  les  Romains; 
le  contraire  est  trop  évident.  C'est  donc  se  tirer  à  bon  marché  des 
difficultés  du  sujet  que  d'opposer  au  messianisme  belliqueux  un 
messianisme  idéal,  dont  la  pensée  était  incompréhensible  pour 
les  contemporains.  Non  seulement  on  peut  objecter  aux  vagues 
assertions  de  M.  Sabatier  des  textes  décisifs,  mais  on  est  en  droit 
de  lui  reprocher  d'avoir  laissé  la  question  au  point  où  elle  était 
il  y  a  trente  ans,  et  de  n'avoir  tenu  aucun  compte  des  graves 
attaques  dont  l'opinion  toute  conventionnelle  qu'il  reproduit 
avait  été  l'objet  *. 

Entre  le  messianisme  belliqueux  et  révolutionnaire  et  le  mes- 
sianisme philosophique,  éthéré,  dont  M.  Sabatier  se  borne  à 

')  Voyez  entre  autres  notre  Histoire  des  idées  messianiques,  p.  178-244. 


206  MAURICE    VERNES 

reproduire  la  formule  après  MM.  Reuss  et  Golani,  il  y  a  place 
pour  d'autres  conceptions,  entre  autres  pour  la  foi  en  une  révolu- 
tion surnaturelle  que  doit  préparer  la  rénovation  morale  du 
peuple  de  Dieu,  et  qui  doit,  à  son  tour,  assurer  le  triomphe  de  la 
volonté  céleste  sur  la  terre.  Une  telle  vue  s'accommode  parfaite- 
ment des  conceptions  mystiques  les  plus  élevées,  que  nous  n'a- 
vons nul  dessein  de  refuser  à  Jésus.  Voici  en  quels  termes  nous 
avions  posé  nous-même,  il  y  a  quelques  années,  la  question; 
cet  essai,  dont  toutes  les  assertions  ne  sont  peut-être  pas  égale- 
ment défendables  (nous  allons  y  revenir  à  propos  de  M.  Havet), 
constitue,  si  nous  ne  nous  trompons,  un  effort  consciencieux 
pour  rétablir  la  pensée  de  Jésus,  défigurée  par  toutes  les  théolo- 
gies, dans  son  cadre  naturel. 

«  Jésus,  disions-nous,  croit  aussi  fermement  que  personne  à 
l'avènement  prochain  de  l'ère  messianique  ;  mais  d'une  part,  — 
et  en  cela  il  n'était  certainement  pas  seul  de  son  opinion,  — 
il  ne  dédouble  pas  l'ère  messianique  en  deux  périodes  :  l'une 
faisant  partie  de  la  présente  économie  et  précédant  le  jugement 
dernier,  l'autre  définitive,  venant  après  ce  jugement;  et,  de 
l'autre,  il  est  fort  peu  préoccupé  d'une  revanche  politique  et 
d'une  suprématie  d'Israël  sur  les  Romains.  Sur  ce  second  point 
certainement  encore,  bien  des  hommes  religieux  partageaient  sa 
manière  devoir.  En  tout  ceci,  il  est  essentiel  de  ne  pas  oublier 
que  le  «  type  messianique  »  alors  courant  ne  s'imposait  nulle- 
ment comme  eût  fait  un  dogme  religieux,  et  qu'une  grande 
latitude  était  laissée  à  tous  dans  l'idée  qu'il  leur  plaisait  de  se 
faire  du  royaume  de  Dieu  attendu.  Jésus  donc,  comme  Jean- 
Baptiste  et  après  lui,  a  pu  se  construire  une  théorie  messianique 
qui  fût  à  la  hauteur  des  exigences  de  sa  conscience  et  de  son 
esprit. 

»  L'idée  du  Messie,  qui  lui  était  sans  doute  assez  antipathique 
sous  sa  forme  vulgaire,  a  dû  en  particulier  fort  peu  le  préoc- 
cuper tant  qu'il  s'est  imaginé  que  Jean  et  lui  (lui  surtout) 
suffiraient  à  remplir  le  rôle  de  «  préparateurs  »  de  la  venue  de 
Dieu,  que  la  tradition  réservait  à  Elie  ressuscité.  N'admettant  pas 


BULLETIN    DE    LA    RELIGION    CHRÉTIENNE  207 

une  première  ère  messianique,  il  n'eut  trop  su  quel  rôle  donner 
à  ce  Messie  du  peuple,  qui  ne  lui  était  point  sympathique  ; 
d'ailleurs,  avec  les  procédés  de  l'exégèse  du  temps,  ne  sentant 
pas  la  nécessité  d'un  Messie,  il  ne  devait  guère  le  retrouver  dans 
les  saints  livres,  que  sans  doute  il  méditait  assidûment. 

»  Survient  la  crise  dont  nous  avons  essayé  de  démêler  le  sens 
et  la  raison1.  L'idée  de  Messie,  jusqu'alors  dédaignée,  se  pré- 
sente à  lui  avec  des  couleurs  toutes  nouvelles.  Le  «  Fils  de 
l'homme  »  (ou  prophète  annonciateur)  et  le  «  Messie  »  ne  font 
plus  qu'un,  et  le  personnage  auquel  aboutit  tout  ce  travail  inté- 
rieur est  un  «  Messie  qui  doit  mourir.  »  L'avènement  du  royaume 
de  Dieu  (ou  des  cieux)  n'en  reste  pas  moins  à  l'horizon.  Seule- 
ment cet  avènement  sera  précédé  de  la  mort  du  Messie,  c'est-à- 
dire  de  sa  mort  à  lui  Jésus,  puis  d'un  temps  d'épreuve  (d'après 
des  analogies  fournies  par  les  prophètes).  Le  royaume  de  Dieu, 
retardé  ou  simplement  voilé  pour  un  moment  par  le  nuage 
sombre  qui  vient  s'interposer  entre  le  présent  et  lui,  c'est  toujours 
l'ère  messianique  après  le  jugement,  qu'il  n'avait  cessé  d'attendre 
avec  ses  contemporains.  Nulle  part  il  ne  la  décrit;  nous  savons 
seulement  qu'elle  sera  précédée  de  la  résurrection  et  du  juge- 
ment général.  Quand  Dieu  viendra  présider  les  assises  solen- 
nelles, Jésus-Messie,  recueilli  auprès  de  lui  lors  de  sa  mort, 
descendra  avec  lui  sur  les  nuées  du  ciel,  sans  prendre  part  pour 
cela  au  jugement,  et  obtiendra  la  place  d'honneur  dans  le  royaume 
de  bonheur  et  de  justice  qui  ne  verra  pas  de  fin  2.  » 

On  verra  dans  ces  lignes  une  tentative  de  replacer  dans  un 
cadre,  dont  la  structure  générale  ne  diffère  pas  sensiblement  de 
celle  admise  par  M.  Sabatier,  une  ligure  qui  soit  celle  d'un 
prophète  juif  du  1er  siècle  de  notre  ère,  et  non  du  moraliste 
religieux  que  peuvent  se  proposer  comme  idéal  tels  cercles  pro- 
testants du  xixe.  Chez  le  savant  que  nous  critiquons,  entre  le 
contenant  qui  est  emprunté  à  l'histoire  réelle,  et  le  contenu  qui 

1)  Crise  provoquée  par  l'opposition  violente  d'un  grand  nombre  et  par  le 
supplice  de  Jean-Baptiste. 
2j  Ouvrage  cité,  p.  240-244. 


208  MAURICE   VERNES 

trahit  les  désirs  d'un  contemporain,  il  y  a  incompatibilité,  manque 
absolu  de  convenance  et  de  rapport;  par  suite  la  doctrine  pré- 
tendue ne  saurait  expliquer  sa  conduite,  et  la  question  reste  non 
résolue. 

Nous  nous  expliquons  cet  insuccès  par  la  position  personnelle 
de  l'auteur.  Son  œuvre,  fort  utile  pour  infuser  quelque  sens  de 
la  réalité  à  des  esprits  qui  ne  connaissent  que  les  abstractions 
du  dogme,  ne  s'est  pas  placée  assez  franchement  sur  le  terrain 
de  l'histoire  pour  apporter  des  lumières  nouvelles  à  ceux  qui  n'en 
connaissent  pas  d'autre. 


III 


Avec  M.  Ernest  Havet  nous  nous  plaçons  d'emblée  sur  ce 
terrain  de  la  pure  histoire,  qui  est  le  nôtre,  qui  est  celui  de  cette 
Revue.  Nous  n'aurons  donc  pointa  nous  débattre  contre  un  dogme, 
que  nous  faisons  profession  d'ignorer.  Que  Jésus  de  Nazareth, 
que  le  rabbi  galiléen  ait  été  divinisé  de  bonne  heure  par  ses 
adhérents,  il  ne  nous  importe  :  ce  que  nous  voulons  connaître, 
c'est  l'homme  Jésus  et  lui  seul  \ 

En  quelques  phrases  vigoureuses,  l'éminent  écrivain  situe  son 
sujet;  puis  il  évoque  la  figure  de  Jean-Baptiste,  cette  préface  de 
l'Evangile  traditionnel,  que  la  critique  moderne  reconnaît  de 
plus  en  plus  être  la  préface  essentielle  de  l'œuvre  du  fondateur  du 
christianisme.  «  Il  paraît,  dit  M.  Havet,  être  le  premier  qui  ait 
annoncé  l'avènement  prochain  du  royaume  de  Dieu,  non  plus 


*)  «  La  première  obligation  que  nous  fait  le  principe  rationaliste,  qui  est  le 
fondement  de  toute  critique,  dit  M.  Havet,  est  d'écarter  de  la  vie  de  Jésus  le 
surnaturel.  »  Sans  aucun  doute,  mais  nous  ne  saurions  approuver  ce  terme  de 
rationaliste.  Le  véritable  rationaliste,  au  sens  historique  du  mot,  —  nous 
avons  déjà  eu  occasion  de  le  dire,  —  c'est  l'écrivain  qui  ramène  quelque  ensei- 
gnement du  passé  à  son  point  de  vue  propre,  soit  philosophique,  soit  mys- 
tique; c'est  celui  qui  ne  respecte  pas  assez  l'histoire  pour  laisser  à  chaque  homme 
et  à  chaque  doctrine  le  caractère  de  son  temps  et  de  son  milieu.  Le  rationa- 
lisme peut  être  de  droite  comme  de  gauche,  de  toutes  les  nuances  de  droite 
comme  de  toutes  les  nuances  de  gauche,  son  principe  étant  de  contraindre  telle 
figure  à  entrer  dans  les  lignes  de  l'idéal  qu'il  a  adopté  lui-même. 


BULLETIN    DE    LA    RELIGION    CHRÉTIENNE  209 

comme  un  événement  du  monde  présent,  mais  comme  la  lin  de 
ce  monde  et  l'ouverture  d'une  nouvelle  existence,  et  il  invitait 
les  enfants  d'Israël  à  se  préparer  à  cette  régénération  par  un 
changement  de  vie,  uierovdia,  et  à  pratiquer  «  la  piété  envers  Dieu 
«  et  la  justice  envers  les  hommes  »,  pour  mériter  la  «  rémission  de 
«  leurs  péchés,  »  qui  faisaient  encore  obstacle  au  bienfait  divin. 
L'eau  où  il  faisait  plonger  ceux  qui  venaient  à  lui  (en  même  temps 
qu'il  leur  en  versait  sans  doute  sur  la  tête)  était  le  signe  de  cette 
purification  des  âmes.  » 

Immédiatement  l'ingénieux  écrivain  complète  ce  bref  tableau 
par  des  réflexions  de  la  plus  grande  importance:  «  Luc  nous  dit 
expressément  que  les  peuples  se  demandaient  si  Jean  n'était  pas 
le  Christ  (m,  15),  et  il  paraît  bien  qu'il  passa  pour  tel  après  sa 
mort.  Le  roman  pieux  attribué  à  Clément  de  Rome  et  intitulé  : 
les  Reco?inaissances,  nous  l'assure  :  Parmi  les  disciples  de  Jean,  ceux 
qui  paraissaient  considérables  se  séparèrent  de  la  foule  et  prêchè- 
rent que  leur  maître  était  le  Christ  (i,54). — Josèphe,  qui  s'appli- 
que à  ne  rien  laisser  paraître  de  ce  qui  touche  aux  idées  messia- 
niques, se  borne  à  marquer  l'impression  profonde  que  causa  sa 
mort;  il  dit  qu'un  échec  qu'Hérode  éprouva  peu  après  dans  une 
guerre  contre  un  roi  arabe,  son  voisin,  parut  un  châtiment  de 
Dieu  qui  le  frappait  pour  ce  crime.  Mais  si,  après  la  mort  de  Jean, 
on  s'est  mis  à  croire  qu'il  pouvaitbien  être  le  Christ  ou  Messie,  on 
était  amené  nécessairement  par  là  à  l'idée  que  le  Christ,  au  lieu 
de  régner,  ou  plutôt  avant  de  régner,  pouvait  bien  souffrir  et 
mourir,  sauf  à  se  relever  du  tombeau  quand  serait  venue  l'heure 
de  son  règne.  C'est  peut-être  ainsi  que  s'est  répandue  l'inter- 
prétation qui  appliquait  au  Christ  le  chapitre  d'Isaïe  sur  la  pas- 
sion d'Israël  ' .  » 

Je  continue  cette  citation,  qui  est  essentielle:  «  Cependant  il 
semble  que  cette  imagination,  trop  nouvelle  encore,  n'ait  pu  se 
fixer  sur  Jean,  et  se  soit  transportée  sur  Jésus,  sur  celui  au  sujet 

')  Comparez  à  cette  vue  des  considérations  analogues  dans  notre  Histoire 
des  idées  messianiques,  chap.  VI,  p.  213  et  suiv.,  en  particulier  la  noie  de  la 
page  223. 

iv  14 


2\0  MAURICE   VERNES 

de  qui  un  Évangile  fait  dire  à  Hérode:  Celui-là  est  Jean  qui  s'est 
relevé  d'entre  les  morts.  (Matth.,  xiv,  2.)  —  Alors  les  disciples  de 
Jésus  regardèrent  Jean  comme  un  simple  précurseur  de  leur 
maître  ;  en  suivant  cette  idée,  ils  imaginèrent  que  Jean  lui-même 
avait  ainsi  parlé,  et  qu'il  annonçait  la  venue  «  d'un  plus  fort  que 
lui.  »  Cela  ne  peut  évidemment  être  accepté.  Je  crois  même  que, 
dans  la  vérité  historique,  Jean  a  fait  en  Judée  une  plus  grande 
figure  que  Jésus,  et  qu'il  est  l'auteur  réel  de  la  révolution  reli- 
gieuse dont  Jésus  a  eu  l'honneur.  La  manière  dont  Josèphe,  dans 
son  Histoire,  s'arrête  à  parler  de  lui  suffiraitpour  témoigner  de  son 
importance  [Antiq. ,  XVIII,  v,  2)  ;  mais  les  Evangiles  même  s  laissent 
échapper  à  son  sujet  des  expressions  très  singulières  :«  Je  vous  le 
dis  en  vérité,  il  ne  s'est  jamais  levé  parmi  les  fils  des  femmes  un 
plus  grand  que  Jean  (Matth.,  ix,  11).  —  Et  encore:  La  loi  et  les 
prophètes  jusqu'à  Jean,  et,  depuis  lors,  la  Bonne  Nouvelle  du 
royaume  de  Dieu  (Luc,  xvi,  16)... — Jésus,  cependant,  est  demeuré 
définitivement  le  Christ  (Messie)  unique.  » 

Je  ne  suis  pas  loin  de  donner  un  assentiment  complet  à  ces 
vues,  dont  je  me  suis  singulièrement  rapproché  dans  une  publica- 
tion antérieure.  J'ai  prétendumême,  — etje  crois,  après  plusieurs 
années,  pouvoirmaintenir  cette  assertion — que  Jésus,  danslacrise 
finale  de  sa  vie,  a  affirmé  que  Jean-Baptiste  continuait  d'être  son 
maître  à  lui,  son  «  chef  de  file,  »  le  véritable  fondateur  du  royaume 
de  Dieu,  ainsi  que  l'indiquent  déjàles  deux  textes  cités  parM.  Ha- 
vet,  et  dont  je  donnais  lamême  explication  que  lai,  contrairement 
à  l'exégèse  qui  aprévaludans  la  tradition1.  J'en  trouvais  la  preuve 
dans  la  parabole  dite  des  méchants  vignerons,  et  dans  les  pas- 
sages voisins,  où  l'interprétation  consacrée  voit  une  sorte  de  pro- 
phétie dont  l'effet  ne  se  conçoit  pas  sur  les  auditeurs,  et  où  je  re- 
connais, au  contraire,  une  vigoureuse  allusion  à  un  fait  encore 
présent  à  la  mémoire  des  contemporains,  et  qui  était  de  nature  à 

')  Un  interpolateur,  choqué  de  l'éloge  du  Baptiste  que  contient  la  première 
de  ces  citations,  a  voulu  la  corriger  par  l'addition  de  ces  mots  :  «  Cependant  le 
plus  petit  dans  le  royaume  des  cieux  est  plus  grand  que  lui,  »  qui  jure  avec  le 
contexte  et  a  facilité  une  grave  erreur  d'interprétation.  Ouvrage  cité,  note  2  de 
la  page  188. 


BULLETIN    DE    LA    RELIGION    CHRÉTIENNE  211 

les  impressionner  profondément.  Ici  encore,  je  demande  la  per- 
mission de  reproduire  un  passage  de  mon  Histoire  des  idées  mes- 
sianiques. 

«  Jean  et  le  Fils  de  l'homme  (nom  souslequcl  Jésus  se  désignait 
d'habitude,  et  que  je  considère  comme  synonyme  non  de  Messie, 
mais  de  prophète)  sont  deux  prophètes  chargés  du  même  office, 
bien  qu'ils  y  apportent  l'un  son  austérité,  l'autre  sa  joyeuse  con- 
fiance... Jean  et  Jésus  sont  frères,  mais  Jean  a  sur  Jésus  l'im- 
mense privilège  d'avoir  été  le  frère  aîné,  d'avoir  inauguré  l'œu- 
vre que  Jésus  continue.  Cette  conviction  que  son  œuvre  à  lui 
repose  sur  celle  de  Jean,  et  que,  sans  cette  base,  la  sienne  n'est 
rien,  le  pénètre  jusque  dans  les  derniers  jours  de  sa  vie,  jusqu'au 
moment  de  mourir. . .  Nous  en  avons  la  preuve  dans  sa  réponse 
à  une  question  posée  par  ses  adversaires  :  Par  quel  pouvoir  agis- 
tu  ainsi,  et  qui  t'a  donné  ce  pouvoir  ?  —  Quand  vous  m'aurez  dit, 
réplique-t-il,  si  le  baptême  de  Jean  venaitducielou  des  hommes, 
je  vous  dirai  à  mon  tour  quelle  est  l'autorité  par  laquelle  j'agis 
(Matth.,xxi,23  suiv.),  — c'est-à-dire  :  si  vous  croyez  à  l'autorité 
divine  de  l'œuvre  de  Jean,  vous  croirez  aussi  en  la  mienne,  et, 
en  d'autres  termes  :  puisque  vous  n'avouez  pas  l'autorité  du 
Baptiste,  vous  ne  reconnaîtrez  pas  davantage  la  mienne,  qui  est 
la  même,  car  l'une  tient  à  l'autre.  —  Sa  pensée  reste  alors  fixée 
sur  celui  dont  la  parole  hardie  a  ouvert  l'ère  nouvelle  ;  il  blâme 
vivementles pharisiens  de  n'avoir  pas  écouté  l'appel  du  Baptiste; 
puis,  dans  une  comparaison  émouvante,  il  leur  reproche  amè- 
rement d'avoir  traîtreusement  mis  à  mort  Jean,  le  fils  bien-aimô 
dont  le  maître  de  la  vigne  espérait  que  les  rebelles  le  respec- 
teraient, quoiqu'ils  n'eussentpointrespectéles  prophètes  envoyés 
avant  lui;  et,  après  les  avoir  menacés  de  la  vengeance  divine, 
il  leur  rappelle  enfin  une  parole  de  l'Ecriture  :  la  pierre  que  les 
architectes  [ont  rejetée,  c'est  de  celle-là  que  le  Seigneur  fera  la 
clef  de  l'édifice.  —  Cette  pierre,  c'est  encore  le  Baptiste  '.  » 

*)  Ouvrage  cité,  p.  188-191.  Cf.  Mathieu,  xxi,  23-42.  Voyez  aussi  la  note 
de  la  page  191.  Nous  avons  ici  suivi  le  texte  de  Mathieu;  il  eût  été  préférable 
de  prendre  celui  de  Marc,  a  priori  plus  digne  de  créance,  et  où  le  nexe  de  l'ar- 
gumentation est  rendu  plus  vigoureux  par  la  suppression  de  quelques  lignes. 
Voyez  la  même  note  de  la  page  191. 


212  MAURICE   VERNES 

Je  vois  donc  dans  lathèse  deM.  Ernest  Havet  une  confirmation 
éclatante  de  mes  propres  vues,  en  même  temps  que  je  le  prie  de 
bien  vouloir  considérer  simon  interprétation  des  textes  indiqués  à 
l'instant  n'apporte  pas  un  utile  renfort  à  sa  démonstration.  — 
Pourquoi  est-ce  Jésus,  pourquoi  n'est-ce  pas  Jean  qui  a  fondé  le 
christianisme  ou  messianisme  (christ  =  messie)  ?  C'est  là  un  de 
ces  problèmes  que  la  curiosité  de  l'historien  aime  à  se  poser, 
sans  posséder  les  éléments  indispensables  à  leur  solution.  Peut- 
êtreest-ce  surtout  parce  que  Jean  n'a  pas  eu  unsaintPaul,  résolu 
à  transporter  son  œuvre,  à  peine  encore  ébauchée,  du  terrain  du 
judaïsme  sur  celui  du  paganisme  ! 

C'est  à  Jésus  qu'il  faut  donc  en  revenir  toujours.  —  M.  Havet 
apprécie  avec  sûreté  les  documents  qui  nous  renseignent  sur  sa 
personne.  Aceux  qui  cherchentà  se  dissimuler  la  déplorable  insuf- 
fisance de  ces  sources  (ah  !  si  nous  savions  sur  le  fondateur  du 
christianisme  le  quart  de  ce  qu'on  sait  sur  Mahomet  !),  il  est  utile, 
il  est  bienfaisant  de  mettre  sous  les  yeux  les  résultats  avérés  de 
de  la  critique,  tels  que  les  rend  l'éminent  écrivain,  avec  l'autorité 
d'une  forte  information. 

«  Nous  n'avons  aucuns  renseignements  sur  la  vie  de  Jésus  en 
dehors  des  quatre  Evangiles,  comme  on  les  appelle,  et  les  Evan- 
giles sont  de  bien  pauvres  documents.  D'abord  ils  sont  venus 
très  tard,  car  ils  sont  certainement  postérieurs  à  la  prise  de  Jéru- 
salem par  Titus  ;  on  ne  peut  donc  supposer  moins  de  qua- 
rante années  entre  la  date  de  la  mort  de  Jésus  et  celle  du  plus 
ancien  Evangile.  Ensuite,  il  sont  écrits  en  grec,  et  par  conséquent 
pour  des  pays  étrangers  à  ceux ,011  Jésus  a  vécu,  loin  de  tout  té- 
moin de  sa  vie  et  de  tout  contrôle! 

«  Rapprochés  les  uns  des  autres,  les  quatre  Evangiles  ne 
s'accordent  pas  entre  eux,  et  leur  désaccord  obstiné  a  cruellement 
embarrassé  les  croyants.  Il  n'y  a  pas  un  seul  récit,  je  dis  rigou- 
reusement pas  un  seul,  qui  soit  présenté  dans  les  quatre  Evan- 
giles de  la  même  manière,  et,  le  plus  souvent,  les  différences  sont 
telles  entre  les  dilïérentesversions,qu'ilestimpossible  de  les  con- 
cilier, et  qu'il  faut  sacrifier  l'une  à  l'autre.  Le  fameux  Examen 


BtLLETIN    DE    LA    RELIGION    CHRÉTIENNE  213 

critique  de  la  vie  de  Jésus,  par  Strauss,  est  rempli  par  la  discussion 
de  ces  divergences,  poursuivies  jusque  dans  le  moindre  détail,  de 
manière  que  pas  une  phrase  ne  subsiste  inattaquable... 

«  Si,  aucontraire,  on  se  met  en  dehors  de  l'orthodoxie,  cette  cri- 
tique perd  de  son  importance,  puisqu'il  n'y  a  rien  de  plus  ordinaire 
que  des  variations  et  des  contradictions  dans  des  récits  humains. 
Cependant  elles  sont  ici  à  la  fois  tellement  marquées  et  tellement 
multipliées,  que  les  doutes  qu'elles  soulèvent  vont  au  delà  de 
ceux  que  la  plupart  des  histoires  suggèrent.  Nous  avons  ainsi 
l'impression,  non  plus  que  la  vérité  primitive  a  été  altérée,  mais 
que  le  plus  souvent  il  manque  au  récit  un  fond  de  vérité  primitive 
et  que  l'imagination  a  tout  fait. 

»  Enfin,  aucun  de  ces  livres  ne  présente  les  caractères  d'un 
récit  suivi.  Ce  sont  des  scènes  détachées  qui  ne  tiennent  les  unes 
aux  autres  par  aucun  lien  ;  on  s'y  propose  d'édifier  le  lecteur, 
nullement  de  le  renseigner.  Les  indications  chronologiques  y 
sont  en  très  petit  nombre,  et  nullement  sûres.  A  l'exception  des 
noms  des  Douze,  rien  n'est  plus  rare  qu'un  nom  propre  dans  ces 
récits,  et  c'est  assez  pour  montrer  combien  ils  ressemblent  peu  à 
de  l'histoire.  Jésus  les  traverse  comme  une  apparition  plutôt  qu'il 
n'y  figure  comme  un  homme  réel  qui  a  des  amis  et  des  ennemis, 
des  maîtres,  des  camarades,  des  projets  et  des  aventures.  Il  a 
prêché  une  fois,  une*  autre  fois  il  a  guéri  ;  il  a  fait  une  autre  fois 
l'un  et  l'autre,  sans  qu'on  nous  marque  le  plus  souvent  ni  quand 
ni  où.  Yoilà  à  peu  près  tout  ce  qu'on  nous  dit  :  ce  n'est  pas  là  une 
histoire. 

«  Il  existe,  il  est  vrai,  des  lettres  de  Paul,  notablement  plus 
anciennes  que  lesEvangiles,  et  plus  voisines  de  Jésus.  Mais  ces 
quatre  courts  morceaux...  ne  nous  apprennent  rien  sur  le  maî- 
tre, que  Paul  n'avaitpas  connu.  Aussi  demeure-t-on  bienétonné, 
quand  on  a  étudié  le  Nouveau  Testament  pour  s'éclairer  sur  la 
personne  de  Jésus,  de  la  vanité  de  cette  étude  et  de  la  profonde 
ignorance  où  l'on  aboutit... 

«  La  critique  a  reconnu  que  le  plus  ancien  des  quatre  Évan- 
giles est  celui  qui  vient  le  second,  dans  nos  recueils,  sous  le 


214  MAURICE   VERNES 

nom  de  Marc,  et  qui  est  le  plus  court  et  le  plus  simple.  C'est  donc 
à  celui-là  que  nous  devrons  nous  adresser  de  préférence  pour 
chercher  la  vérité  sur  Jésus;  mais  celui-là  môme  nous  fournit 
bien  peu  de  chose.  » 

Et  un  peu  plus  loin  : 

«  Après  avoir  effacé  des  récits  évangéliques  le  surnaturel,  on 
pourrait  croire  que  rien  n'empêche  d'accepter  le  reste  ;  mais  en 
y  regardant  de  plus  près,  on  s'aperçoit  qu'on  ne  peut  s'en  rap- 
porter à  leur  témoignage.  Je  ne  connais  qu'un  seul  de  ces  faits 
qui  soit  absolument  incontestable,  c'est  que  Jésus  a  été  mis  en 
croix  par  l'ordre  du  procurateur  Pontius  Pilatus;  mais,  à 
l'exception  de  ce  fait  unique,  je  ne  crois  pas  qu'on  ait  produit  au 
sujet  de  Jésus  une  allégation  qui  ne  soit  sujette  à  des  doutes 
très  graves.  » 

Sur  trois  points  essentiels,  M.  Havet  se  propose  de  montrer 
tout  d'abord  que  les  historiens  de  Jésus  ont  fait  uniformément 
erreur.  Il  tient  pour  douteuses,  sinon  pour  fausses,  les  trois  pro- 
positions suivantes  : 

Que  Jésus  se  soit  donné  pour  le  Christ; 

Qu'il  ait  été  supplicié  à  la  suite  d'une  condamnation  solennelle 
prononcée  par  le  synédrion  assemblé  et  dont  le  procurateur 
Pilatus  s'est  fait  l'exécuteur  ; 

Qu'il  ait  annoncé  la  réprobation  des  Juifs  et  l'élection  des 
païens  à  leur  place  ;  que  ses  attaques  les  plus  vives  aient  porté 
sur  les  pharisiens. 

Je  laisse  de  côté  le  second  point,  sur  lequel  un  de  nos  collabo- 
rateurs reviendra  prochainement;  je  néglige  la  seconde  partie  du 
troisième  point,  relative  à  l'attitude  de  Jésus  envers  les  phari- 
siens 4,  pour  dire  un  mot  seulement  de  la  prétendue  réprobation 
du  judaïsme,  et  je  m'arrêterai  avec  plus  de  soin  à  la  première 
thèse,  qui  est  réellement  nouvelle  et  du  plus  haut  intérêt. 

En  ce  qui  touche  la  «  réjection  d'Israël,  »  qui  est  en  effet  deve- 
nue un  lieu  commun  de  la  tradition,  M.  Havetestabsolument  dans 

')  J'accorde  volontiers  à  M.  Havet  que  les  Évangiles  ont  beaucoup  exagéré, 
mais  je  ne  saurais,  faute  d'espace,  m'engager  plus  longuement, 


BULLETIN    DE    LA    RELIGION    CHRÉTIENNE  215 

le  vrai.  C'estlà  une  prétention  insoutenable  et  qui  ne  tient  pas  de- 
vant l'examen  des  faits.  Jamais  Jésus  de  Nazareth  n'a  prononcé 
les  paroles  inouïes  que  lui  prêtent  à  cet  égard  les  Évangiles; 
c'est  saint  Paul  seul  qui,  par  une  entorse  incroyable  donnée  au 
christianisme  primitif,  a  orienté  la  boussole  de  la  secte  nouvelle 
sur  les  terres  païennes,  et  ce  n'est  qu'après  le  succèsde  cette  ten- 
tative audacieuse  qu'on  a  pu  glisser  dans  les  paroles  de  Jésus, 
sous  la  forme  d'une  prédiction,  la  constatation  du  fait  accompli. 
Le  transfert  despromessesmessianiques  du  peuple  élu  aux  «  gen- 
tils »  ne  pouvait  être  tenté  et  accompli  que  par  un  homme  résolu 
à  faire  fléchir  la  tradition  la  plus  authentique,  —  au  sujet  de  la- 
quelle il  affichait  volontiers  son  mépris  —  devant  la  raideur  d'un 
système  élaboré  dans  sa  tête.  Seulement,  tout  en  me  rangeant 
à  l'avis  de  l'éminent  écrivain,  je  dois  réclamer  le  droit  de  priorité 
sur  ce  point.  La  démonstration  qu'il  fait  d'une  façon  si  décisive, 
je  l'avais  déjà  présentée    dans  mon  Histoire  des  idées  messia- 
niques\  contre  un  critique  fort  distingué  qui,  lui  aussi,  comme  le 
fougueux  apôtre,  sacrifiait  trop  aisément  les  faits  aux  idées  pré- 
conçues, M.  Golani.  «  Dans  l'état  actuel  de  la  science,  disais-je, 
et  en  présence  des  textes,  rien  ne  nous  autorise  à  affirmer  que 
Jésus  entendît  ouvrir  le  royaume  à  venir  aussi  bien  aux  païens 
qu'aux  Juifs,  et  l'on  doit  plutôt  être  disposé  à  admettre   que, 
dans  sa  pensée,  les  païens,  pour  prendre  part  à  la  félicité  future, 
doivent  passer  par  le  judaïsme,  ce  qui  fut  la  foi  de  la  primitive 
Eglise.  » 

Quant  à  l'assertion  d'après  laquelle  Jésus  n'a  pas  prétendu 
être  le  Christ  (ou  Messie)  et  ne  s'est  pas  donné  pour  tel,  c'est  une 
opinion  véritablement  nouvelle  et  du  plus  vif  intérêt,  quoique 
peut-être  d'une  portée  moindre  qu'il  ne  paraît  au  premier  abord. 
En  effet,  la  fondation  de  l'Eglise  chrétienne  n'en  reposeras  moins 
sur  la  foi  en  la  messianité  de  Jésus,  que  celui-ci  ait  revendiqué 
lui-même  ce  titre,  ou  que  ses  disciples  le  lui  aient  attribué  spon- 
tanément après  sa  mort.  Je  dois  déclarer  que,  bien  que  j'aieeu 
occasion  de  me  prononcer  précédemment  sur  ce  point,  je  me  sens 

')  P.  203-208. 


216  MAURICE    VERNES 

absolument  sans  parti  pris,  ne  demandant  pas  mieux  que  de  me 
laisser  convaincre,  si  l'argumentation  de  M.  Havet  ébranle  les 
textes  qui  servent  d'appui  à  l'opinion  vulgaire. 

Il  faut  dire  que  l'opinion  vulgaire  avait  été  déjà  entamée  par  la  cri- 
tique. M. Golani,  dans  lecurieux  ouvrage  qu'ilapublié  sous  le  titre 
de  Jésus-Christ  et  les  croyances  messianiques  de  son  temps,  — mais 
où  malheureusement  la  pénétration  critique  s'est  souvent  trou- 
vée en  défaut  devant  le  parti  pris  du  philosophe  et  du  théologien, 
—  avait  démontré  d'une  façon  très  satisfaisante  que  Jésus  n'avait 
pas  accepté  le  titre  de  Messie  avant  la  confession  de  Pierre  sur  le 
chemin  de  Césarée  de  Philippe.  On  a  vu  que  M.  Sabatier  accor- 
dait partiellement  cette  thèse,  quand  il  déclare,  à  son  tour,  que 
Jésus  n'a  pas  revendiqué  le  titre  de  Messie  avant  la  même  date. 
M.  Havet  va  beaucoup  plus  loin  en  disant  que  Jésus  n'a  jamais 
manifesté  de  prétention  à  ce  titre. 

J'entends  d'ici  les  hauts  cris  jetés  dans  le  camp  des  partisans 
de  la  conservation;  on  taxera  cette  assertion  de  défi  et  de  gageure. 
Il  faut  commencer  par  déclarer  qu'elle  n'est  ni  l'un  ni  l'autre. 
L'emploi  mal  raisonné  des  termes  de  Messie  (Christ)  ou  de 
royaume  messianique  a  fait  naître  des  idées  peu  exactes.  Jean- 
Baptiste  prétendait  travailler  à  l'avènement  du  royaume  de  Dieu 
ou  royaume  messianique,  certainement  sans  attendre  un  Messie 
personnel1  ;  Jésus,  d'après  bien  des  critiques  et  d'après  nous- 
même,  a  d'abord  annoncé  cette  même  révolution  surnaturelle  sans* 
prétendre  y  jouer  le  rôle  de  Messie  et  sans  penser  qu'aucun  autre 
dût  y  être  appelé.  L'ère  messianique,  pour  beaucoup,  ne  compor- 
tait d'autre  roi  que  Dieu  lui-même;  dans  les  cercles  populaires, 
on  préférait  l'idée  d'un  Messie  humain,  d'un  personnage  accrédité 
par  la  Divinité.  A  priori  il  n'est  donc  pas  impossible  que  Jésus, 
disciple  de  Jean-Baptiste  qui  n'attendait  pas  de  Messie  humain, 
n'en  ait  pas  davantage  admis,  soit  un  autre,  soit  lui-même.  Et  il 
n'est  pas  impossible  non  plus,  comme  nous  l'indiquions  il  y  a  un 
instant2,  que  l'enthousiasme  de  ses  disciples  ait  affublé  Jésus  de 

';  Voyez  notre  Histoire  des  idées  messianiques, p.  171-176. 
■)  Ouvrage  cité,  p.  183  suiv. 


BULLETIN    DE    LA    RELIGION    CHRÉTIENNE  217 

ce  titre,  après  sa  mort,  sans  qu'il  l'eut  revendiqué  lui-même.  Nous 
le  répétons,  c'est  une  affaire  de  textes  et  pas  autre  chose. 

M.  Havet  est  frappé  de  voir  que  partout  où  la  qualité  de  Christ 
(Messie)  est  attribuée  à  Jésus  par  d'autres,  il  recommande  impé- 
rieusement que  cette  qualité  soit  tenue  secrète.  Pourquoi  an 
homme  qui  se  propose  de  se  faire  reconnaître  des  siens  pour  le 
Messie,  ferme-t-il  ainsi  la  bouche  à  ceux  qui  ont  su  discerner  ce 
haut  caractère?  Sous  prétexte  d'écarter  défausses  interprétations, 
il  est  bien  clair  que  c'était  y  prêter  davantage  encore.  Il  y  a  en 
particulier,  lors  de  la  Transfiguration,  une  mention  fort  curieuse  : 
«  Gomme  Pierre,  Jacques  et  Jean,  qui  en  ont  été  les  seuls  témoins, 
descendent  avec  lui  de  la  montagne,  l'Evangile  dit  qu'il  leur 
enjoint  de  ne  racontera  personne  ce  qu'ils  ont  vu,  jusqu'à  ce  que 
le  Fils  de  l'homme  se  soit  relevé  d'entre  les  morts.  (Marc,  ix,  8.)  — 
Tout  esprit  critique,  dit  M.  Havet,  jugera  que  l'écrivain  qui 
s'exprime  ainsi  a  conscience  que,  du  vivant  de  Jésus,  personne 
n'avait  entendu  parler  d'une  pareille  scène. —  On  doit  croire 
également,  conclut-il,  d'une  manière  plus  générale,  que  si  Jésus, 
dans  l'Evangile,  répète  si  souvent  la  défense  de  dire  à  personne 
qu'il  est  le  Christ,  c'est  que  l'auteur  a  conscience  que,  du  vivant 
de  Jésus,  personne  ne  l'avait  entendu  dire,  et  qu'en  réalité  cela 
ne  s'est  dit  qu'après  sa  mort.  »  Cette  argumentation  est  fort 
ingénieuse.  Est-elle  tout  à  fait  probante?  Je  n'oserais  le  dire 
encore. 

Toutefois,  dans  une  circonstance  grave,  devant  une  assemblée 
solennelle  qui  devait  décider  de  son  sort,  Jésus  aurait  rompu  le 
silence  qu'il  s'était  imposé  et  qu'il  avait  imposé  auxautresjusque- 
là.  Le  sanhédrin  assemblé  ne  trouvait  aucune  charge  décisive  à 
invoquer  contre  Jésus,  lequel  gardait  le  silence.  Tout  d'un  coup, 
le  grand-prêtre,  comme  par  une  subite  inspiration,  adresse  au 
prévenu  cette  question  étrange  :  Est-ce  toi  qui  es  le  Christ,  le 
fils  du  Béni?  Jésus,  qui  n'avait  pas  daigné  discuter  les  ac- 
cusations portées  contre  lui,  semble  saisir  avec  empresse- 
ment l'occasion  de  se  faire  condamner  à  une  mort  certaine. 
—  Oui,  je  le  suis,  répond-il,  et  vous  verrez  le  Fils  de  l'homme 


218  BIAUR1CE    VERNES 

assis  à  la  droite  de  la  Vertu  et  venant  sur  les  nuées  du  ciel 
(Marc,  xiv,  55-65).  Un  peu  plus  tard,  Pilate  lui  adresse  à  son  tour 
une  question  analogue  :  Est-ce  toi  qui  es  le  roi  des  Juifs? — C'est 
toi  qui  le  dis,  répond  Jésus.  —  J'avoue  que  tout  cela  manque 
de  vraisemblance.  Pour  entraîner  la  condamnation  de  Jésus, 
il  aura  donc  fallu  qu'il  se  donnât  la  peine  d'avouer  lui-même 
sa  qualité  de  Messie,  personne  n'étant  en  mesure  de  témoigner 
qu'il  se  l'était  publiquement  attribuée.  «  Il  semble,  comme 
s'exprime  M.  Havet,  qu'il  n'en  faut  pas  davantage  pour  conclure 
qu'en  effet  Jésus  n'a  jamais  dit  qu'il  fût  le  Christ.  » 

SiM.  Havet  a  vujuste,  les  affirmations  messianiques  assez  clair- 
semées que  les  Evangiles  prêtent  à  Jésus  s'expliquent  aisément. 
On  a  trouvé  qu'elles  manquaient:  on  les  a  introduites1.  Encore 
une  fois,  je  ne  saurais  me  prononcer  dès  ce  jour  d'une  façon 
définitive  sur  la  proposition  de  M.  Havet,  mais  je  déclare  qu'il  a 
rendu  à  nos  yeux  très  suspecte  l'assertion  traditionnelle. 

Les  points  que  nous  venons  d'indiquer  ne  sont  pas  les  seuls  où 
M.  Havet  ait  fait  porter  sa  méfiante  enquête.  11  conteste  «  l'appel 
des  Douze,  institués  par  Jésus  pour  annoncer  sa  parole  comme 
ses  envoyés  »  (Marc,  m,  14,  et  vi,  30),  remarquant  avec  raison 
«  qu'on  ne  voit  pas  qu'une  seule  fois  dans  les  Evangiles  un  seul  des 
Douze  se  détache  de  Jésus  et  s'en  aille  prêcher  quelque  part, 
mais  qu'ils  y  sont  constamment  rassemblés  autour  de  lui.  »  A 
quoi  j'ajoute  :  Qu'auraient-ils  fait  seuls  et  loin  de  leur  maître? — 
M.  Havet  est  certainement  dans  le  vrai  quand  il  ajoute  que  «  ce 
n'est  qu'après  la  mort  de  Jésus  que  ses  disciples  ont  porté  çà  et 
là  en  son  nom  la  bonne  nouvelle.  C'est  alors  aussi  sans  doute 
qu'il  se  forma  parmi  ces  missionnaires  un  collège  des  Douze, 
représentant  les  douze  tribus  d'Israël.  » 

S'attaquant  de  nouveau  à  un  point  qui  passait  jusqu'ici  pour 

J)  M.  Havet  prête  au  titre  de  Fils  de  l'homme  que  Jésus  s'applique  volontiers, 
une  intention  messianique,  et  doit  supposer  pour  cela  plus  d'intercalations  que 
nous-même,  qui  n'y  trouvons  rien  de  semblable.  Un  peu  plus  tard,  on  eut  les 
équations:  Jésus  =  Messie,  donc  Fils  de  i'homme=  Messie,  et  c'est  ainsi  que 
Fils  de  l'homme  flans  quelques  passages  se  trouve  avoir  effectivement  une  signi- 
fication messianique. 


BULLETIN    DE    LA    RELIGION    CHRÉTIENNE  219 

hors  do  conteste,  M.  Havet  conteste  l'authenticité  de  la  portion  la 
plus  originale  du  Discours  sur  la  montagne,  de  ce  «  parallèle 
hautain  »  que  Jésus  poursuit  sur  ce  thème  :  Vous  savez  qu'il  a 
été  dit  aux  anciens...  Mais  moi,  je  vous  dis(Matth.,  v,  21-48).  — 
«Sans  prétendre  démontrer  en  forme,  ajoute  l'écrivain,  que  Jésus 
n'a  pas  pu  parler  ainsi,  on  se  demande  pourtant  si  l'orgueil  et 
l'amertume  qui  se  font  sentir  dans  ce  discours  ne  se  comprennent 
pas  mieux  en  supposant  qu'à  l'époque  où  il  a  été  écrit,  la  rupture 
entre  le  judaïsme  et  le  christianisme  était  accomplie.  »  Je  ne 
vois  rien  à  objecter  de  décisif  à  des  doutes  qui  ne  constituent 
qu'une  sage  précaution  à  l'endroit  de  textes  dont  la  composition 
et  le  caractère  commandent  la  méfiance.  —  «  Et  cependant 
Jésus  a  vécu,  »  dit  éloquemment  M.  Havet. 

Qu'était-il?  «  Un  inspiré;  c'est  le  trait  dominant  de  sa  physio- 
nomie. »  INerapporte-t-on  pas  que  sa  famille  se  mita  sa  poursuite 
et  voulait  se  saisir  de  lui  comme  d'un  fou  (Marc,  m,  21)?  — .  «  Ce 
sont  eux,  la  mère  et  les  frères  de  Jésus,  dit  avec  quelque  ironie 
M.  Havet,  qui  ont  dit  les  premiers  le  mot  qu'on  a  tant  reproché 
à  M.  Soury  *.  »  —  Il  me  semble  que  cette  appellation  d'inspiré  est 
profondément  vraie  et  marque  d'un  trait  heureux  ce  caractère 
étrangement  défiguré  par  presque  tous  ses  biographes.  M.  Havet 
a  des  lignes  très  perspicaces  sur  les  allures  indépendantes, 
tant  soit  peu  irrégulières,  du  fondateur  du  christianisme.  Il  est 
frappé  de  l'amertume  qui  règne  dans  plusieurs  déclarations, 
mais  aussi  de  son  attendrissement  à  l'égard  des  humbles  et  des 
souffrants,  de  son  amour  pour  la  pauvreté  et  de  sa  haine  pour  la 
richesse,  de  la  finesse  qui  éclate  dans  plusieurs  réponses  à  des 
questionneurs  malintentionnés. 

Dans  l'Évangile  de  Mathieu,  M.  Havet  conteste  l'authenticité 
de  la  plupart  des  traits  non  connus  de  Marc.  Dans  Luc  il  ne  re- 
pousse pas  moins  les  retouches  apportées  à  la  figure  de  Jésus.  Ces 
réserves,  qui  ressemblent,  au  premier  abord,  à  un  scepticisme 

*)  Ce  n'est  pas  le  mot  que  les  critiques  sérieux  ont  reproché  à  M.  Soury, 
mais  l'absence  d'une  démonstration,  même  spécieuse,  qui  faisait  d'autant  plus 
ressortir  un  étalage  étrange  d'assertions  médicales. 


220  MAURICE    VERNES 

prémédité,  sont  fondées  quand  on  regarde  de  plus  près.  Ce  que 
perd  la  figure  de  Jésus,  l'histoire  de  l'Eglise  le  regagnera.  Car  ce 
sont  ses  luttes,  ses  aspirations,  ses  désirs  dont  elle  a  chargé  la 
physionomie  de  son  fondateur.  Ce  sont  ses  propres  expériences 
et  son  passé  qu'elle  place  sous  forme  d'avertissements  et  de  pro- 
phéties dans  la  bouche  de  Jésus.  —  Le  quatrième  Evangile, 
comme  de  juste,  est  complètement  écarté. 

M.  Havet,  malgré  l'insuffisance  notoire  des  documents,  croit 
pouvoir  aboutir  à  un  résultat.  La  figure  de  Jésus  se  détache  pour 
lui  de  son  cadre,  non  sans  doute  avec  une  netteté  parfaite,  mais 
avec  quelques  traits  saillants.  «  Dans  les  limites  de  ses  idées  et 
de  ses  créances,  Jésus,  dit-il,  a  été  puissant  parle  cœur,  par  la 
passion,  par  la  bonté.  Il  a  aimé  son  pays  et  sa  religion  au  point 
de  n'en  pouvoir  supporter  l'humiliation  et  les  misères,  et  c'est  ce 
qui  lui  a  fait  croire,  d'une  foi  si  énergique  et  si  contagieuse,  à 
un  lendemain  réparateur...  Sa  vie  a  été  un  combat,  sans  bruit 
pourtant  et  sans  violence,  où  il  gardait  l'attitude  humble  et  pa- 
tiente qui,  leplus  souvent,  a  été  celle  duJuif  opprimé.  Il  n'en  a  pas 
moins  été  le  martyr  de  son  patriotisme  et  de  son  amour  des  mi- 
sérables, et  il  a  laissé  le  souvenir  d'une  existence  toute  d'élan  et 
de  dévouement,  terminée  par  une  mort  affreuse  sur  la  croix;  sou- 
venirassez  touchant  et  assez  profond  pour  qu'après  sa  mort  quel- 
ques-uns aient  dit:  Celui-là  n'a-t-il  pas  été  le  Christ?  et  qu'une 
fois  cela  dit,  on  l'ait  cru  sans  peine...  Voilà,  conclut  M.  Havet, 
Jésus  tel  que  nous  arrivons  à  le  ressaisir,  et  on  ne  peut  que  l'aimer 
et  le  vénérer.  » 

Après  avoir  poussé  la  critique  des  textes  évangéliques  jus- 
qu'aux extrêmes  limites,  l'éminent  écrivain,  on  le  voit,  ne  con- 
clut pas  au  scepticisme.  La  vive  et  réfléchie  admiration  qu'il  a 
vouée  au  judaïsme,  il  la  voue  sans  hésitation  au  fondateur  du 
christianisme. 

Toutefois,  bien  que,  dans  ce  portrait,  plusieurs  traits  nous  sem- 
blent heureusement  marqués,  l'ensemble  nous  en  paraît,  faut-il 
le.  dire,  quelque  peubanal.  C'est,  sans  doute,  le  défaut  des  textes, 
dont  M.  Havet  a  fort  bien  fait  de  ne  prendre  que  ce  qu'il  croyait 


BULLETIN    DE    LA    RELIGION    CHRÉTIENNE  221 

pouvoir  conserver  en  toute  conscience;  mais  cela  tient  aussi,  à 
mon  sens,  à  l'insuffisance  de  certaines  parties  de  son  étude. 

Si  Jésus  ne  s'est  pas  donné  comme  Messie,  —  ce  que  nous 
sommes  bien  près  d'accorder  à  M.  Ilavet,  —  il  n'en  est  pas  moins 
incontestable  qu'il  s'est  donné,  d'un  bout  à  l'autre  de  sa  courte 
carrière,  comme  le  héraut,  l'annonciateur,  le  préparateur,  l'intro- 
ducteur du  royaume  des  cieux  ou  de  l'économie  messianique, 
de  la  révolution  surnaturelle  attendue  par  ses  compatriotes.  Or, 
ce  côté-là  de  la  physionomie  de  Jésus,  qui  est  le  principal,  est 
presque  aussi  dissimulé  dans  l'étude  de  M.  Havet  qu'il  l'était  dans 
celle  de  M.  Sabatier.  En  lisant  l'un  après  l'autre,  on  se  dit  :  sans 
doute  Jésus  fut  un  génie  de  tendresse  et  de  dévouement  ;  —  mais 
après  avoir  tourné  la  dernière  page,  on  n'est  pas  plus  avancé  qu'à 
la  première  sur  cette  question  :  Que  s'est-il  proposé  de  faire  ?Quel 
était  son  but,  quel  a  été  son  plan  ?  —  A  côté  des  qualités  de 
premier  ordre  que  révèle  l'étude  de  M.  Havet,  je  dois  signaler  son 
incertitude,  son  vague  sur  ce  point  capital. 

L'éminent  écrivain  ne  s'est  pas  mis  au  clair  sur  le  véritable 
sens  des  espérances  messianiques.  En  plusieurs  passages,  il 
semble  dire  qu'il  n'y  avait  qu'un  messianisme,  le  messianisme 
politique  et  révolutionnaire;  que,  se  proclamer  Messie,  c'étaitlever 
l'étendard  de  la  révolte  contre  les  Romains  ;  que,  prédire  l'avène- 
ment imminent  de  l'ère  à  venir,  c'était  faire  de  même  ou  peu  s'en 
faut.  Je  n'en  crois  rien,  et  je  cite  à  ce  propos  Jean-Baptiste;  je 
cite  surtout  en  témoignage  l'attitude  de  la  primitive  Église,  nul- 
lement en  révolte  avec  les  autorités,  attendant  patiemment  du 
ciel  la  révolution  messianique.  Eh  bien  !  ilfallait  cherchera  com- 
prendre comment  Jésus  s'est  imaginé  servir  cette  cause  par  la 
mort,  au  devant  de  laquelle  il  semble  avoir  couru.  Il  fallait  s'ap- 
pliquer aux  souvenirs  qui  nous  restent  de  ses  derniers  jours, 
réfléchir  à  cet  acte  de  violence  que  l'on  affadit  sous  le  titre  de 
«  purification  du  temple.  »  Qu'est-ce  que  cet  accès  de  zèle  icono- 
claste ?  Est-ce  un  mouvement  de  fureur  sainte  ?  Est-ce  un  acte 
prémédité  ?  Et  puis,  Jésus  a-t-il  vraiment  voulu  mourir,  et  ne 
s'imaginait-il  pas  plutôt  triompher  au  dernier  moment,  soit  par 


222  MAURICE    VERNES 

l'explosion  des  sympathiespopulaires,  soit  par  une  assistance  d'en 
haut  ?  — Ces  questions  ne  sont  point  résolues  ici  ;  elle  ne  sont 
même  pas  posées. 

Je  me  résume.  L'étude  de  M.  Havet  est  une  des  contributions 
les  plus  considérables  que  l'histoire  des  origines  du  christianisme 
ait  reçues  en  ces  derniers  temps.  Sa  critique  des  sources  est 
excellente  ;  au  rebours  de  M.  Renan,  qui  a  orné  son  héros  de 
traits  empruntés  également  aux  parties  les  moins  dignes  de  foi 
comme  aux  plus  résistantes  de  la  légende  évangélique,l'éminent 
écrivain  ne  dévie  pas  de  la  route  qu'il  s'est  tracée.  Mais  la  cons- 
truction qu'il  a  voulu  édifier  sur  cette  base  solide  n'est  encore 
qu'ébauchée.  Je  désirerais  vivement  qu'avant  de  donner  une 
forme  définitive  à  son  Jésus,  M.  Havet  le  reprît  en  se  préoccu- 
pant uniquement  de  porter  la  lumière  sur  ce  point  :  Comment 
Jésus  s'imaginait-il,  aux  différents  moments  de  sa  carrière,  tra- 
vailler à  l'avènement  de  l'ère  messianique?  —  Il  ne  manquerait 
pas,  avec  sa  méthode  sûre  et  rigoureuse,  de  s'approcher 
de  la  solution.  Le  cadre  est  excellent;  il  n'a  qu'à  s'y  tenir.  Et 
quand  il  voit  clair  en  un  point,  il  communique  sa  découverte 
sous  une  forme  si  forte,  si  décisive,  qu'elle  force  l'assentiment, 
comme  lorsqu'il  écrit  :  «  Au  moment  où  Jésus  est  mort,  il  n'exis- 
tait encore  rien  de  ce  que  nous  appelons  le  christianisme.  » 

Avec  M.  Havet  je  crois  que  nos  sources  ne  nous  permettent 
point  de  reconstruire  une  vie  de  Jésus,  parce  que  la  forme  la  plus 
ancienne  de  l'histoire  évangélique  qui  nous  soit  parvenue,  etque 
nous  dégageons  des  additions  ultérieures,  le  Proto-Marc  contient 
lui-même  des  éléments  légendaires.  Il  n'existe  plus  pour  nous, 
disons  le  mot  —  il  n'a  jamais  existé  —  de  vie  de  Jésus  sincère  et 
exacte.  Lapremière  esquisse  a  déjà  surchargéles  souvenirs  histo- 
riques d'éléments  miraculeux  et  dogmatiques  l.  Le  Jésus  qu'on  a 
prêché  aux  premiers  chrétiens  devait  être  un  thaumaturge  et  un 


1)  Peut-on  y  retrouver  un  fond  d'origine  apostolique,  comme  le  voudrait 
M.  Sabatier?  Le  caractère  supranaturalisé  des  documents  primitifs  étant  mis 
hors  de  doute,  c'est  là  une  question  dont  la  solution  intéresse  plutôt  la  psycho- 
logie que  l'histoire  proprement  dite. 


BULLETIN    DE    LA    RELIGION    CHRÉTIENNE  223 

Messie.  De  là  l'obligation  de  s'en  tenir  à  une  esquisse.  Mais  cette 
esquisse,  nous  l'avons  dit  ctnous  n'avons  point  à  y  revenir,  peut, 
avec  quelque  chance  de  succès,  être  précisée  sur  un  point  capi- 
tal :  quel  objet  Jésus  s'esl-il  proposé?  Comment  a-t-il  voulu 
atteindre  cet  objet? —  M.  Sabatier  lui-même  accordait,  on  l'a 
vu,  que  la  plus  ancienne  version  de  l'histoire  évangélique  con- 
tenait des  miracles  inadmissibles  pour  la  critique. 

Nous  ne  déposerons  pas  la  plume  sans  nous  féliciter  d'avoir 
vu  une  seule  année  doter  notre  pays  de  trois  travaux  aussi 
distingués  que  ceux  de  MM.  Fouard,  Sabatier,  Havet.  Sans 
doute  le  premier  ne  saurait  avoir  d'utilité  que  pour  l'intelligence 
de  la  légende  évangélique  telle  que  la  primitive  Eglise  l'admit 
tout  d'abord,  et  telle  que  les  fidèles  la  reçurent  d'elle.  L'étude  de 
M.  Sabatier  est,  à  son  tour,  une  œuvre  de  transition,  où  le 
dogme  cède  peu  à  peu  la  place  à  l'histoire.  Seule  la  dissertation 
de  M.  Havet  répond  aux  conditions  de  la  science  moderne.  Elle 
devra  être  méditée  avec  soin  par  ceux  qui  aspireraient  à  la  dépas- 
ser sur  quelque  point. 

Ces  trois  œuvres  néanmoins  marquent  un  énorme  progrès  ac- 
compli dans  notre  pays  en  matière  d'histoire  religieuse.  Placés  à 
trois  points  de  vue  bien  différents,  le  représentant  de  la  tradition 
catholique,  celui  du  protestantisme  indépendant,  celui  de  la 
critique  historique,  ne  font  ni  apologétique  ni  polémique 
banales.  Ils  cherchent  avant  tout  à  comprendre  et  à  faire  com- 
prendre. En  présence  de  la  personnalité  la  plus  extraordinaire 
de  l'histoire  religieuse,  ils  sont  graves  et  respectueux,  sachant 
que  l'outrage  et  l'invective  sont  des  armes  faussées  qui  se  retour- 
nent contre  ceux  qui  les  emploient  '. 

Maurice  Vernes. 

*)  Notre  prochain  builetln  portera  sur  l'Église  apostolique  et  paraîtra  dans 
l'un  des  premiers  numéros  de  l'année  1882. 


VARIÉTÉS 


LES  CATACOMBES 

Les  Catacombes  de  Rome,  histoire  de  ïart  et  des  croyances  religieuses  pen- 
dant les  premiers  siècles  du  christianisme,  par  Théophile  Roller.  2  vol.  gr. 
in-folio,  avec  cent  planches  ;  prix,  250  fr.  et  200  fr.  pour  les  cent  premiers 
souscripteurs.  Paris,  librairie  veuve  A.  Morel  et  Ce,  13,  rue  Bonaparte1. 


I 

La  connaissance  des  catacombes  de  Rome  est  l'une  des  conquêtes  de  cette 
érudition  moderne  qui,  sur  tant  de  points,  a  changé  la  face  de  l'histoire.  Les 
idées  que  l'on  se  faisait,  il  y  a  peu  d'années  encore,  de  ces  monuments  de  la 
piété  chrétienne  étaient  vagues  ou  fausses.  On  croyait  que  les  premiers  croyants 
s'étaient  servis  des  carrières  d'où  avaient  été  tirés  les  matériaux  des  édifices  de 
Rome,  pour  y  célébrer  en  secret  leur  culte  et  pour  y  ensevelir  les  restes  des 
martyrs.  C'est  sur  la  foi  de  cette  tradition  que  les  voyageurs  poussaient  par- 
fois la  curiosité  jusqu'à  descendre  dans  ces  souterrains.  De  Brosses  ne  paraît 
pas  en  avoir  eu  connaissance  ou  s'en  être  soucié,  mais  le  peintre  Hubert  Ro- 
bert s'y  aventura,  s'y  égara  et  devint  le  héros  de  l'épisode  célèbre  de  Ylmagi- 
nation  : 

II  ne  voit  que  la  nuit,  n'entend  que  le  silence. .. 

Quelques  savants  s'étaient  aussi,  en  divers  temps,  occupés  des  catacombes, 
mais  sans  les  comprendre  ni  les  vivifier,  pour  ainsi  parler,  faute  des  méthodes 
à  la  fois  larges  et  rigoureuses  qui  distinguent  la  science  de  notre  siècle.  L'his- 
toire de  ces  cryptes  est  curieuse.  Après  avoir  servi  pendant  plusieurs  siècles, 
après  avoir  reçu  des  millions  de  cadavres,  et  avoir  été  honorées  comme  le  lieu  de 
sépulture  des  témoins  de  la  foi,  elles  avaient  été  oubliées.  L'usage  en  avait 
diminué  naturellement  lorsque,  du  temps  de  Constantin,  on  commença  à  inhu- 
mer dans  les  basiliques,  et  l'usage  eu  avait  fini  entièrement  au  commencement 

I)  Voyez  le  Temps  des  21  et  23  octobre  1881.  En  attendant  la  publication  d'un  Bulletin  régulier  de 
l'organisation  des  Eglises  chrétiennes  dont  un  savant  d'une  grande  compétence  a  bien  voulu  se  char- 
ger, nous  sommes  heureux  de  pouvoir  reproduire,  avec  l'autorisation  de  l'auteur,  un  remarquable 
article  récemment  paru  sur  ces  matières. 


VARIÉTÉS  225 

du  v°  siècle,  lorsque  les  barbares  envahirent  Rome.  Les  papes,  il  est  vrai, 
continuèrent  à  s'en  occuper,  à  les  restaurer,  à  les  orner,  mais  ils  furent  eux- 
mêmes  la  cause  de  l'oubli  où  tombèrent  les  catacombes  lorsqu'ils  en  enle- 
vèrent les  reliques  les  plus  célèbres  pour  enrichir  les  églises.  Comme  ces  sou- 
venirs des  temps  héroïques  du  christianisme  formaient  le  principal  intérêt  des 
cryptes,  les  fidèles  cessèrent  d'y  descendre  lorsqu'ils  cessèrent  d'y  trouver  cet 
aliment  de  piété  ou  de  la  superstition.  On  n'y  vit  plus  venir  que,  de  loin  en  loin, 
ces  pèlerins  étrangers  dont  les  noms  gravés  sur  les  murs  [graffitti)  constatent 
aujourd'hui  encore  les  visites,  et  dont  les  itinéraires  n'ont  pas  été  inutiles 
aux  recherches  modernes.  Toutefois  à  partir  du  x°  et  du  xi°  siècle,  l'oubli 
devient  de  plus  en  plus  profond.  Il  fallut  pour  en  retirer  ces  lieux  [saints  que 
l'érudition  prît  la  place  laissée  vacante  par  la  piété.  Bosio,  qu'on  a  justement 
appelé  le  Christophe  Colomb  des  catacombes,  s'éprend  tout  jeune  encore 
de  c^  sujet,  il  embrasse  dans  ses  recherches  tous  les  cimetières  qu'il  peut 
découvrir,  il  en  essaie  la  topographie,  en  recueille,  les  monuments,  les  fait 
graver,  et  laisse  un  ouvrage  posthume  qui  forme  le  point  de  départ  de 
tous  les  travaux  postérieurs  (1632).  Bosio,  d'ailleurs,  n'avait  été  qu'un  ar- 
chéologue et  c'est  encore  dans  un  simple  intérêt  d'archéologie  que  le 
xvme  siècle  aborde  l'étude  épigraphique  "et  chronologique  des  tombeaux  sou- 
terrains. «  Le  sens  historique,  comme  dit  très  bien  M.  Roller,  n'était  pas  né.  » 
Il  ne  l'était  guère  davantage  lorsque,  de  nos  jours,  Séroux  d'Agincourt,  Raoul 
Rochette  et  Perret  poursuivirent  dans  les  catacombes  [les  traces  de  l'art  chré- 
tien. Le  véritable  fondateur  de  l'histoire  de  la  Rome  souterraine  est  M.  Jean- 
Baptiste  de  Rossi.  11  a  renouvelé  cette  étude  par  la  patience,  la  sagacité  et 
l'exactitude  qu'il  y  a  mises.  La  rigueur  de  sa  méthode  a  été  récompensée  par  les 
plus  heureuses  découvertes;  la  finesse  d'un  jugement  aiguisé  par  l'exercice  lui 
a  permis  les  restitutions  les  plus  inattendues.  M.  de  Rossi  a  considérablement 
étendu  le  nombre  des  cimetières  connus,  il  en  a  dressé  la  topographie,  recons- 
truit les  dispositions  et  les  monuments,  il  y  a  jeté  tout  le  jour  que  pouvaient 
fournir  les  données  traditionnelles  recueillies  avec  une  érudition  prodigieuse  ; 
il  a  enfin  déchiffré,  commenté,  classé  chronologiquement  une  foule  d'images 
et  d'inscriptions.  La  seule  chose  qu'on  puisse  lui  reprocher,  c'est  une  tendance, 
naturelle  d'ailleurs  en  un  pareil  sujet  et  explicable  surtout  chez  un  savant  qui 
travaillait  sous  le  regard  et  le  patronage  de  Pie  IX.  M.  de  Rossi,  sans  faire  au- 
cun sacrifice  réel  de  ses  convictions  scientifiques,  met  une  complaisance  évi- 
dente à  servir  la  tradition  catholique.  Il  prête  ou  semble  prêter  plus  de  con- 
fiance qu'il  ne  convient  à  des  documents  sans  valeur  ou  à  des  légendes  sans 
autorité.  Il  a,  en  un  mot,  un  peu  trop  de  penchant  à  «  solliciter  les  textes.  » 
Défauts  rachetés  par  de  rares  qualités,  et  défauts  qui  étaient  en  quelque  sorte  la 
condition  même  des  privilèges  sans  lesquels  le  savant  n'aurait  pu  accomplir 
ses  travaux.  M.  de  Rossi,  dans  ses  égards  pour  les  préjugés  ecclésiastiques,  a 
souvent  l'air  d'avoir  volontairement  fait  la  part  du  feu;  l'orthodoxie  des  conjec- 
tures est  là,  on  le  jurerait,  pour  faire  passer  la  hardiesse  des  affirmations. 

L'ouvrage  de  M.  Roller,  que  ces  articles  ont  pour  but  de  faire  connaître,  est 
d'un  autre  caractère.  L'auteur  n'a  pas  la  prétention  d'avoir  fait  des  découvertes 
iv  15 


226  VARIÉTÉS 

analogues  à  celles  de  M.  de  Rossi;  il  n'a  ni  ouvert  de  nouvelles  catacombes, 
ni  restitué  des  caveaux  ruinés  :  il  aurait  fallu  pour  cela  une  position  officielle  et 
les  ressources  qui  y  sont  attachées.  Mais  M.  Roller  n'est  pas  non  plus  le  sim- 
ple vulgarisateur  qui  se  borne  à  résumer  les  recherches  des  autres.  Il  a  passé 
dix  ans  à  Rome,  il  s'est  familiarisé  avec  la  cité  souterraine,  et  s'est  livré  à  de 
longues  études  d'iconographie  et  de  patristique,  et  en  venant  aujourd'hui, 
dans  un  vaste  travail  d'ensemble,  nous  faire  savoir  où  en  est  l'exploration  des 
catacombes,  il  apporte  à  sa  tâche  toute  l'information  nécessaire  pour  contrôler 
les  résultats  jusqu'ici  obtenus.  Telle  est  en  effet  la  nature  de  l'étude  à  laquelle 
il  nous  convie.  Les  monuments  sont  là,  mais  il  faut  les  interroger;  les  pierres 
parlent,  mais  leur  langage  a  besoin  d'être  interprété.  Il  y  a  toujours  dans  le 
déchiffrement  des  débris  des  âges  une  part  de  conjecture  pour  laquelle  il  ne 
suffit  pas  d'avoir  l'érudition,  ni  même  la  sagacité  ;  il  y  faut  aussi  la  fermerai- 
son,  le  sentiment  historique  et  l'amour  du  vrai.  M.  Roller  possède  ces  qualités. 
Sans  être  sceptique,  il  sait  suspendre  son  jugement;  sans  sacrifier  à  l'esprit  de 
négation,  il  sait  avouer  ses  doutes  et,  chose  rare!  se  résigner  à  ignorer. 
La  disposition  de  son  ouvrage  est  heureuse.  L'auteur  a  habilement  com- 
biné l'ordre  des  sujets  avec  l'ordre  chronologique,  et  l'étude  des  lieux  avec 
celle  des  détails.  C'est  bien,  en  somme,  ainsi  qu'il  l'a  voulu,  une  exposition 
ordonnée  et  complète,  telle  qu'on  n'en  possédait  point  encore.  Ajoutons  que  ce 
qui  double  le  prix  de  cette  exposition,  ou  plutôt  ce  qui  assigne  à  l'ouvrage  de 
M.  Roller  une  importance  exceptionnelle  parmi  les  livres  consacrés  au  même  sujet, 
ce  sont  les  cent  planches  dont  le  texte  forme  le  commentaire.  L'auteur,  dans 
l'exécution  de  ces  planches,  a  mis  la  même  passion  d'exactitude  que  dans  ses 
recherches  et  ses  discussions  ;  il  a  répudié  les  à-peu-près,  il  a  évité  les  figu- 
rations dans  lesquelles  ses  prédécesseurs  s'étaient  laissé  aller  à  altérer  les 
traits  en  les  précisant;  partout  où  cela  lui  aété  possible,  il  a  fait  photographier, 
dans  les  cryptes  mêmes,  et  à  la  lumière  du  magnésium,  les  sujets  qu'il  voulait 
reproduire.  Les  procédés  de  M.  Dujardin  lui  ont  permis  ensuite  de  fixer  et  de 
multiplier  les  images  qu'il  s'était  ainsi  procurées.  On  ne  se  fait  pas  une  idée  de 
l'effet  de  réalité  que  produisent  ces  planches.  On  croit  voir  de  ses  yeux  et  presque 
toucher  de  ses  mains  ces  restes  vénérables  des  premiers  siècles  de  l'Eglise. 

L'étude  des  catacombes  a  plusieurs  genres  d'intérêt.  On  peut  chercher  dans 
le  beau  livre  de  M.  Roller,  soit  la  manière  dont  les  chrétiens  ensevelissaient  leurs 
morts,  soit  les  commencements  de  l'art  religieux,  soit  enfin  les  croyances  d'un 
âge  encore  voisin  de  la  naissance  de  l'Église,  et  prises  sur  le  vif  dans  leur  ma- 
nifestation populaire  et  spontanée. 

On  discute  sur  les  catacombes,  on  les  visite;  mais  peu  de  personnes  se 
rendent  compte  du  fait  prodigieux  en  présence  duquel  elles  se  trouvent.  Parler 
d'une  ville  souterraine  n'est  pas  assez  dire,  puisqu'il  y  a  là  les  débris  de  quatre 
siècles,  un  développement  de  tombes  conliguës  de  près  de  900  kilomètres,  les 
morts  de  dix  générât, uns,  quatre  ou  cinq  millions  de  cercueils.  Et  encore  ne 
connaît-on  pas  toutes  les  galeries  funéraires,  et  faut-il  s'attendre  à  de  nouvelles 
découvertes.  Cette  étrange  formation,  cette  création  mortuaire  a  eu  plusieurs 
causes,  la  croyance  même  des  chrétiens  jointe  à  leur  position  de  secte  suspecte 


VARIÉTÉS  227 

ou  persécutée*,  et  certaines  facilités  que  leur  offrait  néanmoins  la  législation 
romaine.  Les  Romains  brûlaient  le  plus  souvent  les  corps,  mais  cet  usage 
n'était  point  universel,  ainsi  que  le  témoigne  le  tombeau  si  connu  des  Scipions. 
L'usage  de  l'incinération  alla  même  en  diminuant  et,  à  partir  des  Antonins,  il 
fit  entièrement  place  à  l'ensevelissement.  On  construisit  alors,  pour  réunir  les 
membres  d'une  même  famille,  soit  des  tombes  extérieures  en  maçonnerie,  soit 
des  caveaux  souterrains  taillés  dans  la  pierre  volcanique  qui  forme  une  grande 
partie  du  sol  de  Rome.  Les  chrétiens  avaient  à  cet  égard  donné  l'exemple 
aux  païens,  après  l'avoir  reçu  eux-mêmes  des  Orientaux  et  selon  toute  vraisem- 
blance des  Juifs.  Leur  foi  à  la  résurrection  des  corps  les  portait  au  respect  du 
cadavre,  et  bien  que  cette  foi  reposât  sur  la  toute-puissance  d'un  Dieu  capable 
de  réunir  tous  les  membres  dispersés  du  martyr  et  de  ranimer  jusqu'àla  poussière 
livrée  aux  vents,  un  sentiment  non  raisonné  engageait  les  fidèles  à  prendre 
soin  de  ces  dépouilles  qui  devaient  revenir  à  la  vie.  On  ensevelit  donc.  Les  per- 
sonnes riches  (l'Église  naissante  en  comptait  un  certain  nombre  parmi  ses 
adeptes),  réunirent  les  membres  de  leurs  familles,  leurs  affranchis,  leurs  clients  et 
bientôt,  par  une  pente  naturelle,  les  membres  aussi  de  leur  famille  spirituelle, 
les  chrétiens  pauvres,  dont  on  ne  savait  où  loger  les  restes,  et  que  la  fraternité 
religieuse  se  faisait  honneur  d'accueillir.  La  crypte  privée  donna  ainsi  naissance 
au  cimetière  souterrain.  La  législation  offrait  d'ailleurs  d'autres  ressources  encore 
à  la  foi  nouvelle.  La  sépulture,  à  Rome,  avait  un  caractère  religieux,  par  suite 
elle  était  inviolable,  et  l'on  avait,  en  outre,  la  faculté  d'étendre  Y  aire  de  la 
tombe  collective,  d'y  annexer  de  nouveaux  terrains,  en  les  faisant  partici- 
per à  l'inviolabilité  de  la  sépulture  primitive.  Ajoutons  enfin  que  le  privilège 
n'appartenait  pas  seulement  au  terrain  supérieur  et  au  monument  qui  y  avait  été 
élevé  :  il  se  communiquait  au  sous-sol,  à  l'hypogée.  Les  chrétiens  eurent  ainsi 
de  grandes  facilités  pour  créer  des  cimetières.  «  Ceux  d'entre  eux,  dit  M.  Roller, 
qui  possédaient  un  lieu  de  sépulture,  après  avoir  donné  l'hospitalité  à  leurs  core- 
ligionnaires défunts,  pouvaient,  par  testament,  délimiter  Yarea  consacrée  à  ces 
sépultures  ;  ils  le  pouvaient  sans  faire  intervenir  leur  caractère  de  chrétiens 
pour  cela  :  c'était  une  chose  permise  à  tous.  »  Il  ne  semble  pas,  cependant,  que 
l'extension  de  la  sépulture  privée  suffise  pour  expliquer  les  développements 
qu'avaient  pris  les  catacombes  avant  l'époque  où  les  chrétiens  eurent  une  exis- 
tence reconnue.  On  suppose  que  l'Église  avait  profité,  soit  des  immunités  accor- 
dées aux  Juifs,  dont  le  culte  était  toléré  à  Rome,  soit  du  droit  de  posséder  ac- 
cordé aux  corporations,  ou  mieux  encore  des  privilèges  attribués  aux  collèges 
funéraires.  C'étaient  des  sociétés  de  pauvres  gens  qui  réunissaient  leurs  coti- 
sations mensuelles  pour  s'assurer  une  sépulture  convenable. 

Il  est  difficile  de  croire  que  l'Église  n'ait  pas  usé  d'une  législation 
qui  n'exigeait  d'elle  aucun  sacrifice  de  croyance,  et  qui  n'obligeait  pas  même 
à  articuler  le  caractère  particulier  de  l'association  funéraire  chrétienne.  Ce  carac- 
tère n'en  était  pas  moins  réel  et  profond.  Unis  dans  la  vie,  les  fidèles  voulaient 
rester  unis  dans  la  mort.  Groupés,  dans  les  luttes  et  les  épreuves  autour  de 
leurs  chefs  spirituels,  et  pleins  d'enthousiasme  pour  les  héros  de  la  foi,  ils  vou- 
laient se  rapprocher  encore,  dans  la  tombe,  de  leurs  évêques  et  de  leurs  mar- 
tyrs. «  Ce  qui  est  spécial  aux  chrétiens,  écrit  M.  Roller,  c'est  le  groupement 


228  VARIÉTÉS 

des  dépouilles  de  toute  une  population  dans  un  cimetière  ou  dortoir  commun  ; 
c'est  le  sentiment  de  l'association  large,  de  la  fraternité  de  tout  un  peuple  qui, 
après  avoir  communié  et  vécu  en  un  même  Sauveur,  a  voulu  attendre  dans  la 
même  union  le  jour  du  réveil  éternel.  » 

Voilà  pour  le  caractère  religieux  des  catacombes;  les  conditions  matérielles 
de  cette  étonnante  création  peuvent  se  résumer  en  peu  de  mots.  Disons  tout  de 
suite  que  le  nom  par  lequel  on  désigne  les  cimetières  souterrains  de  Rome  est 
impropre  et  n'a  même  pas  de  sens  connu.  On  a  généralisé,  personne  ne  peutdire 
quand  ni  pourquoi,  la  dénomination  d'une  crypte  sur  la  voie  Appienne,  qu'on 
prétend  avoir  contenu  les  restes  des  apôtres  Pierre  et  Paul,  et  que  l'on  appe- 
lait ad  catacombas,  un  mot  dont  l'étymologie  reste  douteuse.  Quoi  qu'il  en 
soit,  les  catacombes  sont  toutes  en  dehors  de  la  ville,  dans  un  rayon  de  un  à 
trois  milles.  Elles  ont  été  creusées  de  préférence  sur  les  hauteurs,  dans  l'épais- 
seur des  plateaux,  non  dans  la  terre  ou  dans  la  pouzzolane  trop  friable,  mais 
dans  un  tuf  granulaire  à  la  fois  aisé  à  tailler  et  suffisamment  compact,  qui,  sans 
offrir  trop  de  résistance  à  la  pioche  du  fossoyeur,  assurait  la  solidité  des  gale- 
ries. Cette  nature  du  sol  a  été  pour  beaucoup  dans  la  création  des  catacombes; 
c'est  la  condition  physique  qui  a  permis  la  réalisation  de  la  pensée  reli- 
gieuse. Il  n'en  fallait  pas  moins  ménager  l'espace.  Ainsi  les  catacombes 
forment-elles  des  galeries  très  étroites  et  qui  n'ont  guère  que  la  hauteur  d'un 
homme.  Quand  on  avait  atteint  la  limite  du  terrain  disponible,  on  creusait  en 
dessous  un  second  étage  auquel  on  descendait  par  quelques  marches,  puis  un 
troisième.  Il  y  a  un  exemple  de  cinq  étages  de  corridors  superposés.  On  obtenait 
ainsi  un  développement  considérable  de  surface,  et  par  suite  beaucoup  de  place 
pour  les  cadavres  que  l'on  enterrait  un  à  un,  dans  des  niches  latérales,  taillées  à 
la  mesure  exacte  du  corps.  Ces  niches  étaient  fermées  par  des  tuiles  liées  par  du 
ciment,  quelquefois  par  une  tablette  de  marbre.  C'est  sur  ce  couvercle  que  se 
gravait  ou  peignait  l'inscription,  lorsqu'il  y  en  avait  une,  mais  beaucoup  de 
tombes  restaient  sans  nom,  surtout  dans  les  premiers  temps.  Un  symbole  en  tenait 
]a  place.  Les  plus  anciennes  galeries  du  cimetière  de  Sainte-Agnès,  récemment 
étudiées  par  M.  Armellini,  renfermentquatre-vingt-six  tombes  sur  cent  qui  sont 
absolument  anonymes,  tandis  que  les  autres  portent  presque  toujours  un  simple 
nom.  A  partir  du  m0  siècle,  les  épitaphes  deviennent  plus  fréquentes  ; 
on  voit  paraître  les  formules  religieuses,  les  vœux,  les  symboles  se  multiplient. 
Les  dates  sont  rares  avant  le  ive  siècle.  De  distinction  sociale  .  même  aussi 
tard,  aucune  trace.  En  revanche,  par-ci  par-là,  des  emblèmes  rappelant 
la  profession  du  défunt  :  la  pioche  du  fossoyeur,  la  bêche  du  cultivateur,  le 
métier  à  tisser  d'une  femme.  On  a  trouvé,  gravés  sur  une  pierre,  tous  les  ins- 
truments d'une  trousse  de  chirurgien.  Une  peinture  du  cimetière  de  Priscille 
représente  des  tonneaux.  M.  Roller,  avec  son  bon  sens  habituel,  suppose  que  le 
défunt  enseveli  en  ce  lieu  avait  pu  être  tonnelier.  Mais  il  est  amusant  de  voir 
à  quelles  conjectures  ces  tonneaux  ont  donné  naissance.  Les  uns  y  ont  vu  un 
symbole  eucharistique,  d'autres  un  emblème  de  la  charité,  à  cause  de  l'union 
étroite  des  douves,  d'autres  un  souvenir  de  martyrs  condamnés  à  porter  de 
l'eau,  etc.  Il  est  bon  que  nos  lecteurs  voient  par  un  exemple  les  suppositions 


VARIÉTÉS  229 

ridicules  dont  est  jonchée  et,  pour  ainsi  dire,  obstruée  l'étude  des  sépultures 
chrétiennes. 

Tous  les  morts  n'étaient  pas  enfermés  dans  le  simple  loculus  que  je  viens 
de  décrire.  L'ouverture  d'un  sépulcre  était  quelquefois  surmontée  d'une  voûte  en 
arceau,  dont  lès  côtés  avaient  laissé  des  places  pour  d'autres  corps.  C'étaient 
des  sépultures  de  famille.  Ces  sépultures  affectaient  même  parfois  une  forme 
plus  distinctive  encore,  et  formaient  des  caveaux  séparés  et  fermant  par  une 
porte. 

Les  catacombes  sont  difficiles  à  dater.  Il  est  probable  qu'elles  remontent  au 
ier  siècle,  mais  il  n'y  en  a  pas  de  preuve  absolue.  L'inscription  que  l'on  in- 
voque en  faveur  d'une  époque  si  reculée  n'est  pas  d'une  provenance  certaine, 
et  c'est  la  seule  qu'on  puisse  alléguer.  Bon  nombre  de  ces  cimetières,  en  revanche, 
sont  du  ne,  et  même  au  commencement  du  me  siècle.  Pour  ce  qui  est  du 
temps  où  les  catacombes  cessèrent  de  servir  de  sépulture,  j'ai  dit  que  ce  fut 
à  partir  du  jour  où  le  christianisme  ayant  une  existence  reconnue,  il  n'y  eut 
plus  de  raison  d'entourer  les  obsèques  des  chrétiens  de  précautions.  Les  reliques 
des  martyrs,  transportées  dans  les  églises,  avaient  enlevé  aux  fidèles  la  seule 
raison  qui  leur  restât  de  désirer  d'être  ensevelis  clans  les  souterrains,  et  les 
corps  des  évêquesdeRome  étant  désormais  enterrés  dans  les  basiliques,  cet  usage 
fut  suivi  pour  tous.  On  inhuma  dans  les  églises  ou  autour;  le  cimetière  moderne 
avait  pris  la  place  de  la  catacombe. 

On  supposait  autrefois,  nous  l'avons  dit,  que  les  catacombes  avaient  servi  aux 
chrétiens  à  cacher  les  cérémonies  de  leur  culte  au  temps  des  persécutions.  La 
description  que  nous  avons  donnée  des  lieux  montre  assez  combien  cette  idée  a 
peu  de  fondement.  Les  catacombes  fournirent  aux  chrétiens  un  moyen,  non  pas 
précisément  de  dissimuler  leurs  sépultures,  ce  qui  n'était  ni  possible ,  ni  néces- 
saire, mais  d'en  détourner  l'attention  publique,  et  en  même  temps  le  moyen  de 
célébrer  en  secret  les  rites  religieux  des  obsèques.  Voilà  tout.  La  disposition 
des  lieux,  des  corridors  étroits,  ces  caveaux  de  petites  dimensions,  ne  se  prê- 
taient point  au  culte  public.  Sauf  des  cas  absolument  exceptionnels ,  on  ne  s'y 
réunissait  que  pour  les  exercices  de  piété  en  l'honneur  des  défunts  ou  pour  l'an- 
niversaire des  martyrs.  Quant  à  se  cacher  dans  les  souterrains,  à  y  fuir  les 
recherches,  à  y  vivre  un  peu  longtemps  et  en  grand  nombre,  le  manque  de 
ventilation  aurait  suffi  pour  l'empêcher. 

II 

Les  catacombes  ont  comblé  une  lacune  dans  l'histoire  de  l'art,  celle  qui  sépa- 
rait l'art  latin  de  celui  du  moyen  âge,  et  l'art  chrétien  de  ses  premiers  commen- 
cements. 

L'art  byzantin  nous  était  connu;  les  mosaïques  en  avaient  conservé  de  nom- 
breux monuments,  et  ses  destinées,  les  traces  de  son  influence,  les  types  qu'il 
avait  hiératiquement  consacrés,  pouvaient  être  suivis  jusqu'à  la  Renaissance.  La 
peinture  latine,  au  contraire,  sur  laquelle  les  découvertes  d'Herculanum  et 
de  Pompéi  avaient  jeté  un  jour  inattendu,  s'arrêtait  tout  court  à  la  date  de  la 


236  VARIÉTÉS 

catastrophe  qui  avait  englouti  ces  villes.  C'est  aux  catacombes  qu'il  était 
réservé  de  nous  montrer  la  continuation  de  cet  art  pendant  trois  ou  quatre 
siècles  encore,  c'est-à-dire  jusqu'à  l'invasion.  Les  catacombes  nous  offrent,  en 
effet,  un  très  grand  nombre  de  représentations  peintes,  qui  se  rattachent 
d'autant  plus  directement  au  genre  pompéien  qu'il  est,  comme  celui-ci,  d'un 
usage  essentiellement  décoratif.  Les  sujets  chrétiens  y  prennent  le  caractère 
emblématique  ;  ils  s'y  marient  aux  ornements,  avec  une  liberté  et  quelquefois 
avec  une  grâce  qui  surprend.  On  y  trouve  des  guirlandes,  des  oiseaux,  des 
génies  ailés.  Le  Christ,  dans  une  fresque  de  la  crypte  de  Lucine,  se  balance 
sur  la  corolle  d'une  fleur.  Les  moyens  techniques  et  le  style  sont  également 
ceux  des  villes  englouties  :  peinture  à  la  détrempe  sur  le  stuc  ou  la  chaux, 
couleurs  légèrement  appliquées,  peu  de  variété  dans  les  teintes  et  de  grada- 
tions dans  les  ombres,  les  figures  jetées  avec  une  certaine  hardiesse,  l'exécu- 
tions par  masses  et  négligeant  les  détails,  les  draperies  naturelles,  les  propor- 
tions et  les  mouvements  exacts.  Nous  sommes,  en  un  mot,  avec  ces  murailles 
souterraines,  en  pleine  continuation  de  la  peinture  latine  du  commencement  de 
notre  ère.  Il  est  vrai  que  les  qualités  dont  il  vient  d'être  question  ne  se  ren- 
contrent que  dans  les  caveaux  les  plus  anciens.  Et  cela  se  comprend:  l'épo- 
que de  ces  sépultures  est  celle  où  les  arts  florissaient  encore,  où  les  artistes 
étaient  nombreux  et  habiles.  La  décadence  que  l'on  observe  dans  les  catacombes 
à  mesure  que  l'on  arrive  à  celles  du  me  siècle  déjà,  mais  surtout  à  partir 
du  ive,  n'est  qu'un  effet  de  la  décadence  générale.  11  n'y  avait  plus  de 
place  pour  des  ouvriers  délicats  et  expérimentés  dans  les  temps  de  trouble  et 
de  souffrance  qui  s'appesantirent  sur  l'Italie  lorsque  la  barbarie  engloutit  l'an- 
cienne civilisation.  C'est  ainsi  qu'en  descendant  le  cours  des  temps,  dans 
l'inspection  des  catacombes,  au  lieu  d'assister  à  un  développement,  on  suit  à 
la  trace  une  dégradation,  et  l'on  finit  par  arriver  à  des  représentations  d'une 
gaucherie,  pour  ne  pas  dire  d'une  grossièreté  extraordinaire.  Le  mérite  des 
peintures  se  relève  ensuite;  il  en  est  du  vu0  et  même  du  ixe  siècle  qui 
surprennent  par  le  soin  et  le  style  dont  elles  témoignent,  mais  ces  images 
n'appartiennent  pas  proprement  aux  catacombes.  Ce  sont  des  décorations  exé- 
cutées par  les  papes  pour  honorer  les  martyrs  qui  avaient  jadis  été  ensevelis 
dans  les  cimetières  souterrains,  et  l'art  qui  en  fait  les  frais  soulève  un  nouveau 
problème,  en  ce  qu'il  offre,  malgré  un  certain  caractère  byzantin,  comme  une 
résurrection  de  la  tradition  latine  qui  avait  paru  sombrer  dans  la  grande  catas- 
trophe. Cette  tradition  reparaît  après  sa  longue  éclipse,  et  donne  la  main,  d'un 
côté,  aux  fresques  des  anciennes  cryptes,  et  de  l'autre,  aux  peintures  récem- 
ment mises  au  jour  dans  l'église  inférieure  de  Saint-Clément.  «  Deux  écoles, 
dit  M.  Roller,  ont  influé  sur  l'iconographie  chrétienne  avant  le  moyen  âge  pro- 
prement dit  :  l'une  latine,  qui  n'était  connue  que  par  les  monuments  païens; 
l'autre  byzantine,  à  laquelle  on  avait  raUaché  à  tort  presque  toutes  les  concep- 
tions chrétiennes.  La  décadence  de  l'art  est  évidente  dans  ces  deux  écoles; 
pourtant  il  est  intéressant  de  constater  comment  elle  a  été,  non  pas  retardée  par 
l'introduction  de  la  pensée  chrétienne,  mais  enrichie  par  l'inspiration  nouvelle. 
La  survivance  du  style  latin  dans  la  peinture,  après  la  mort  de  la  civilisation 


VARIÉTÉS  231 

païenne,  a  été  révélée  dans  notre  siècle  par  la  découverte  ou  l'étude  de  quel- 
ques fresques  conservées  dans  les  vieilles  basiliques  de  Rome.  Celles  de  la 
crypte  de  Saint-Clément  surtout  ont  aidé  à  constater  la  continuation  d'une 
école  latine,  dans  la  peinture,  jusqu'au  xie  siècle,  et  le  mélange  de  ses 
créations  avec  l'élément  byzantin.  Ces  découvertes  ont  aidé  à  relier  le  monde 
antique  à  la  Renaissance,  en  faisant  connaître  quelques  anneaux  perdus  de  la 
chaîne  des  traditions;  mais  les  chaînons  qui  ont  précédé  le  moyen  âge,  ceux 
surtout  qui  ont  devancé  l'introduction  du  genre  byzantin  en  Occident,  ont  fourni 
la  révélation  la  plus  importante.  Or  c'est  aux  catacombes  qu'il  faut  aller  les 
chercher.  L'histoire  de  l'art  a  besoin  de  l'étude  des  transitions. 

Les  catacombes  nous  fournissent  donc  des  spécimens  d'un  art  que  nous 
avait  déjà  fait  connaître  Pompéi,  et  elles  nous  font,  en  outre,  assistera  la  déca- 
dence de  cet  art  dans  le  naufrage  de  la  civilisation  romaine.  Mais  la  Rome  sou- 
terraine nous  rend  un  service  non  moins  signalé,  en  nous  mettant  sous  les  yeux 
l'éclosion  de  l'art  proprement  chrétien .  Il  y  a  là  une  grande  surprise  et  un  vrai 
charme.  Si  l'artiste  qui  appartient  à  la  foi  nouvelle  a  commencé  par  être  païen, 
s'il  a  reçu  dans  tous  les  cas  son  éducation  artistique  à  l'école  du  paganisme,  et 
s'il  apporte  par  conséquent  à  son  œuvre  des  données  étrangères  au  christia- 
nisme, il  y  apporte  en  même  temps  et  un  esprit  particulier  et  des  éléments 
nouveaux.  Son  pinceau  sera  chaste. 'Ses  motifs,  empruntés  à  la  mythologie,  tire- 
ront du  culte  proscrit  une  signification  emblématique.  Les  quatre  saisons 
figureront  les  quatre  âges  de  la  vie.  Voici  Orphée,  mais  cet  Orphée  symbolise 
la  puissance  de  la  parole  évangélique.  Voici  Psyché,  mais  cette  Psyché,  pudi- 
quement vêtue,  a  elle  aussi  un  sens  allégorique.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  signifi- 
catif à  cet  égard,  dans  l'imagerie  des  catacombes,  c'est  la  représentation 
du  Christ  sous  la  figure  du  bon  berger,  représentations'!  fréquente  qu'on  doit  la 
regarder  comme  courante  et  consacrée,  et  si  caractéristique,  en  même  temps, 
qu'on  a  pu  avec  raison  y  voir  une  véritable  création  de  l'art  chrétien.  L'ap- 
propriation de  la  donnée  antique  à  la  croyance  nouvelle  est  ici  doublement 
frappante.  Elle  l'est  parce  que  ce  pâtre  qui  porte  sa  brebis  sur  ses  épaules  est 
un  sujet  emprunté  à  la  vie  réelle,  et  que  l'art  païen  lui-même  avait  certaine- 
ment traité  plus  d'une  fois  ;  et  cependant  l'idée  évangélique,  en  s'en  emparant, 
l'a  visiblement  marquée  de  son  empreinte  et  l'a  faite  sienne.  De  plus,  cette 
conception  chrétienne  est  remarquable  par  le  contraste  entre  le  sentiment  dont 
elle  est  sortie  et  celui  des  temps  qui  suivirent.  Nous  touchons  ici  au  doigt, 
dans  la  production  de  l'art,  la  transformation  qu'a  subie  la  pensée  religieuse 
elle-même .  Le  christianisme  naissant,  celui  des  catacombes,  est  simple,  con- 
fiant, affectueux  ;  celui  qui  viendra  ensuite,  celui  du  moyen  âge,  est  au  con- 
traire sévère,  ascétique,  tragique.  Ce  sont  des  mondes  différents.  Qu'est-ce 
qui  était  intervenu  ?  Les  catastrophes  qui  avaient  mis  fin  à  la  société  antique  ? 
L'invasion  et  ses  souffrances  ?  Le  sujet  vaudrait  la  peine  d'être  étudié,  mais  la 
différence  entre  le  bon  berger  des  cryptes  et  le  crucifix  du  moyen  âge  n'est 
qu'un  indice  de  la  différence  de  manières  de  voir  et  de  sentir  entre  les  deux 
époques  de  l'Église  ainsi  symbolisées,  et  c'est  là  ce  qu'il  nous  reste  à  consi- 
dérer. 


232  VARIÉTÉS 

Le  plus  grand  intérêt  des  catacombes  n'est  pas  le  jour  qu'elles  jettent  sur  les 
usages  funéraires  d'une  secte  persécutée,  ni  même  le  lien  qu'elles  nous  per- 
mettent d'établir  entre  l'art  païen  et  l'art  chrétien,  entre  l'art  des  premiers 
siècles  de  notre  ère  et  celui  du  moyen  âge.  Les  catacombes  sont  surtout  inap- 
préciables par  les  informations  qu'elles  nous  donnent  sur  les  croyances  des  pre- 
miers chrétiens.  Elles  ont,  à  cet  égard,  rendu  à  l'histoire  du  christianisme  le 
même  service  que  l'épigraphie  a  rendu,  de  nos  jours,  à  l'archéologie  grecque 
et  romaine.  Elles  ont  même  fait  plus.  Tandis  que  nous  possédions,  dans  la  lit- 
térature ancienne,  dans  les  orateurs,  les  comiques,  les  satiriques,  des  rensei- 
gnements de  toutes  sortes  sur  le  mode  de  vivre  des  contemporains  de  cette 
littérature,  les  sources  étaient  bien  moins  abondantes,  les  informations  bien 
moins  directes  en  ce  qui  concerne  les  façons  de  penser  et  de  sentir  des  chré- 
tiens des  trois  premiers  siècles.  Pour  leurs  croyances  en  particulier,  pour 
les  éléments  de  leur  vie  religieuse,  on  était  réduit  à  des  citations  des 
Pères  dont  on  généralisait  arbitrairement  la  portée.  On  prenait  pour  indice 
d'un  état  général  ce  qui  risquait  de  n'être  qu'un  fait  local,  pour  la  manifesta- 
tion d'une  foi  commune  ce  qui  avait  pu  n'être  que  l'expression  d'un  sentiment 
individuel.  Les  catacombes  ont  changé  tout  cela.  Ces  innombrables  représenta- 
tions, ces  témoignages  parlants  et  répétés  nous  montrent  avec  une  égale  évi- 
dence quelles  étaient  les  préoccupations  religieuses  de  ceux  qui* exprimaient 
leur  foi  dans  ces  peintures,  et  quelles  sont  les  croyances  des  époques  posté- 
rieures qui  manquaient  à  la  foi  des  premiers  chrétiens,  h'argurnentum  esîlentio, 
qui  est  parfois  justement  suspect,  prend  ici  une  force  extraordinaire  :  on  ne  peut 
supposer  que  l'Église  des  catacombes  ait  eu,  sur  des  points  importants  du 
dogme  ou  de  la  hiérarchie,  des  notions  qui  auraient  réussi  à  ne  se  jamais  tra- 
hir dans  des  monuments  si  nombreux,  si  variés,  si  naïfs,  si  pleins  d'indications 
de  toute  sorte. 

Beaucoup  de  tombes  n'ont  aucune  marque  distinctive.  Beaucoup,  tout  en 
restant  anonymes,  portent  un  ornement,  un  symbole  :  la  colombe,  la  branche 
d'olivier,  une  palme.  Cette  palme  a  longtemps  passé  pour  le  signevdu  martyre, 
alors  qu'on  se  représentait  les  anciens  chrétiens  comme  ayant  été  tous  plus  ou 
moins  exposés  au  1er  des  bourreaux,  et  les  catacombes  comme  peuplées  de 
témoins  de  la  foi.  Mais  la  palme  était  en  usage  dans  les  sépultures  païennes,  où 
elle  se  trouve  sur  des  tombes  de  simples  affranchis,  et,  dans  les  catacombes 
mêmes,  elle  continue  à  se  produire  après  le  triomphe  de  l'Eglise,  lorsqu'il  n'y 
avait  plus  de  martyrs.  La  palme  peut  donc  très  bien  signifier  d'une  manière 
générale  le  triomphe  du  chrétien  sur  la  mort,  la  foi  à  la  résurrection.  Beaucoup 
d'images  des  cimetières  souterrains,  nous  l'avons  dit,  sont  d'ailleurs  de  simples 
détails  d'ornementation,  des  caprices  de  l'art,  ou  même  des  réminiscences 
païennes.  Les  plus  anciens  symboles  spécifiquement  chrétiens  sont  l'ancre  et  le 
poisson,  ce  dernier  adopté  à  plusieurs  titres,  pris  en  plusieurs  sens,  mais  prin- 
cipalement comme  offrant  dans  son  nom  grec  un  anagramme  pieux.  Quant  aux 
figures  humaines  qui  reviennent  le  plus  souvent,  ce  sont  les  Orantes  et  le  Bon 
Pasteur.  On  appelle  Orantes  des  images  de  femmes  se  tenant  debout  et  dans 
'attitude  de  l'oraison,  c'est-à-dire  les  bras  écartés  du  corps  et  levés  vers  le  ciel; 


VARIÉTÉS  233 

ta  prière  à  genoui  et  à  mains  jointes  n'est  pas  de  cette  époque.  Il  y  a  aussi  des 
hommes  dans  l'attitude  dont  nous  parlons,  des  Oranls,  mais  plus  rarement. 
EAOrante  représentait  quelquefois  la  défunte  elle-même,  arrivée  à  la  contemplation 
de  Dieu,  ainsi  que  le  prouvent  les  noms  propres  inscrits  à  cùté,  mais  le  sens  sym- 
bolique s'impose  le  plus  souvent,  et  l'Orante  paraît  alors  représenter  l'àme 
sainte  sans  distinction  de  sexe.  Le  type  du  Bon  Berger,  dont  il  a  déjà  été  ques- 
tion, et  dans  lequel  nous  avons  signalé  une  conception  artistique  chrétienne, 
est  encore  plus  remarquable  comme  manifestation  de  la  pensée  religieuse.  C'est 
la  première  des  représentations  du  Christ,  et  une  représentation  caractéristique 
de  la  foi  dont  elle  est  l'expression.  M.  Roller  a  saisi  avec  finesse  le  sens  de 
cette  image  et  le  sentiment  dont  elle  est  le  produit.  Ce  berger,  c'est  Jésus,  si 
l'on  veut,  mais  ce  n'est  ni  l'homme,  ni  le  Dieu,  dans  l'acception  théologique  de 
ces  mots,  c'est  le  divin  Maître  offert  sous  des  traits  fournis  par  une  parabole  de 
ce  Maître  lui-même,  ei  par  conséquent  d'une  manière  en  quelque  sorte  authen- 
tique, sans  effort  d'imagination,  sans  profanation  ni  amoindrissement,  une  trou- 
vaille de  sentiment  vrai  et  de  tact  délicat,  un  type  en  même  temps  qui  se 
rapproche  des  traditions  de  l'art  antique,  qui  a  une  valeur  décorative,  et  qui 
permet  à  l'artiste  chrétien  de  puiser  dans  ses  modèles  ou  ses  réminiscences. 

D'autres  représentations  du  Christ  se  font  peu  à  peu  jour  dans  les  catacom- 
bes. On  reconnaît,  en  suivant  la  succession,  les  transformations  du  sentiment 
religieux,  ce  travail  de  cristallisation  dogmatique  dans  lequel  il  se  fixe  au  détri- 
ment manifeste  de  sa  génialité  première.  Ainsi  l'amenait  d'ailleurs  la  force  des 
choses.  Les  souvenirs,  à  mesure  qu'on  s'éloigne  des  événements,  prennent  une 
autre  physionomie;  ils  deviennent  de  l'histoire,  c'est-à-dire  quelque  chose  déjà 
d'arrêté  et  de  grossi.  On  constate  ce  changement  entre  le  commencement  et  la 
fin  du  111e  siècle.  Le  procédé  symbolique  fait  place  alors  au  procédé  histo- 
rique; les  faits  qui  fournissaient  des  emblèmes  deviennent  des  scènes  réelles. 
Voici  un  baptême  de  Jésus,  du  111e  siècle,  presque  anecdotique  tant  il  est 
réaliste  :1e  baptisé,  nu,  à  moitié  plongé  dans  l'eau  du  Jourdain,  Jean-Baptiste 
lui  tendant  la  main  pour  l'aider  à  en  sortir,  et  un  gros  pigeon  voletant  par- 
dessus. Mais  l'histoire  se  transforme  à  son  tour  et  elle  devient  le  dogme.  Le 
Christ,  au  îve  siècle,  tend  au  surnaturel;  il  règne,  il  est  juge,  il  prend  le  nimbe; 
la  peinture  décorative  va  devenir  image  hiératique. 

La  transformation  la  plus  notable  du  sentiment  chrétien  est  assurément  celle 
qui  se  révèle  dans  l'histoire  du  Crucifix.  Il  était  impossible  que  la  foi  chrétienne 
fit  abstraction  de  ce  supplice  du  maître,  de  ce  sanglant  sacrifice,  qui  tient  déjà 
une  si  grande  place  dans  quelques-unes  des  épîtres  apostoliques.  Mais  la  piété 
des  premiers  temps,  telle  qu'elle  se  manifeste  dans  les  catacombes,  ne  s'attachait 
pas  volontiers  à  ces  souvenirs.  Elle  était  trop  simple,  trop  sereine  et,  j'ose  le 
dire,  trop  saine.  Elle  préférait  le  maître  qui  enseigne  et  qui  guérit,  ou  plus  tard 
le  Christ  qui  règne  et  triomphe,  à  la  victime  clouée  sur  un  bois  sanglant.  Aussi, 
fait  bien  curieux,  la  croix,  même  comme  symbole,  ne  paraît-elle  pas  dans  les 
catacombes    avant    le  ive  siècle.   Elle  se    dissimule  peut-être    dans     l'ancre, 

a  mâture  de  la  barque  de  Jonas,  mais   elle  ne  fait  pas  partie  de  l'imagerie 
chrétienne.  M.  de  Rossi  ne  craint  pas  de  le  reconnaître  ;  «  Les  monuments, 


234  VARIÉTÉS 

dit-il,  qui  chaque  jour  se  découvrent  plus  nombreux,  nous  enseignent  en  réalité 
constamment  que  la  croix,  à  Rome  du  moins,  fut  très  rarement  mise  en 
usage  avant  le  ive  siècle,  et  ne  devint  d'un  emploi  solennel  que  dans  le 
ve.  »  Et  encore  ne  s'agit-il  ici  que  du  signe  convenu  et  symbolique.  Le  crucifix 
proprement  dit  est  absolument  étranger  aux  catacombes  ou,  ce  qui  revient 
au  même,  il  ne  s'y  trouve  qu'introduit  après  coup,  dans  des  temps  postérieurs, 
lorsque  les  papes  se  plaisaient  à  décorer  les  cimetières  souterrains  devenus 
objets  de  vénération.  La  seule  représentation  du  Christ  en  croix  qu'on  y  trouve 
est  une  fresque  qui,  dit  M.  de  Rossi,  «  n'est  certainement  pas  antérieure  au 
vue  siècle.  » 

M.  Roller  cite  quelque  part  une  observation  qui  trouve  sa  place  ici.  «  Les 
monuments  de  l'art  chrétien,  dit  M.  Grimouard  de  Saint-Laurent,  se  distinguent 
par  une  idée  mère  qui  leur  donne  à  tous  une  commune  physionomie  :  celle  de 
délivrance  et  de  résurrection,  de  guérison  et  d'immortalité  ;  c'est  au  fond  une 
idée  de  triomphe,  triomphe  bienfaisant,  règne  pacifique  du  Christ,  victoire  sur 
le  monde,  la  mort  et  le  péché.  Le  baptême,  le  martyre  étaient  pour  eux-mêmes 
des  triomphes.  Les  persécutés,  pour  représenter  le  martyre,  n'ont  jamais  choisi 
que  de  merveilleux  symboles  de  la  protection  divine  et  de  l'impuissance  des 
supplices  :  les  trois  jeunes  Israélites  en  action  de  grâces  dans  la  fournaise, 
Daniel  dans  la  fosse  aux  lions.  Le  crucifix  est  l'image  de  la  mort,  les  enfants 
des  martyrs  ne  voulaient  voir  que  la  vie.  La  mort  du  Sauveur,  pendant  les 
premiers  siècles,  était  rappelée  par  le  symbole  de  l'agneau,  mais  cette  innocente 
victime,  on  ne  la  voulait  pas  immolée,  il  la  fallait  vivante.  Le  Christ  lui-même, 
les  chrétiens  ne  se  contentaient  pas  de  le  voir  vivant,  ils  le  voulaient  triom- 
phant. » 

C'est  au  commencement  du  moyen  âge  qu'il  faut  recourir  pour  rencontrer  la 
Madone  aussi  bien  que  le  Crucifix.  Les  catacombes  n'ont  ni  sainte  famille,  ni 
Joseph,  ni  Vierge  nimbée  ;  la  mère  du  Jésus  s'y  montre  avec  l'enfant  dans  une 
fresque  très  ancienne,  mais  sans  aucun  des  attributs  de  la  gloire  ou  de  la  sain- 
teté ;  le  propre  de  cette  intéressante  représentation  est  le  caractère  simplement 
historique  qui  la  distingue.  N'était  l'étoile  prophétique  qui  brille  au-dessus  et 
qu'un  second  personnage  indique  du  doigt,  on  pourrait  n'y  voir  qu'une  mère 
chrétienne  tenant  son  enfant.  En  un  mot,  nous  sommes  en  présence  non  d'une 
image  sacrée,  mais  d'une  scène  biblique.  C'est  ainsi  que  nous  échappent,  dans 
l'examen  critique  de  nos  cryptes  romaines,  presque  tous  les  éléments  caractéris- 
tiques de  la  foi  des  siècles  suivants.  Elles  ne  connaissent,  j'entends  celles  des 
trois  premiers  siècles,  ni  la  primauté  de  Pierre,  ni  l'invocation  des  saints,  ni 
l'intercession  des  morts  en  faveur  des  vivants,  ni  l'eucharistie  séparée  de  l'agape 
ou  repas  fraternel.  Le  prêtre,  ou  plutôt  l'ancien,  car  le  mot  grec  dont  on  a  fait 
prêtre  n'a  pas  encore  le  caractère  sacerdotal,  le  prêtre  peut  avoir  un  autre  état  ; 
il  s'en  trouve  un  qui  était  médecin.  Un  autre  était  marié  et  avait  été  enterré  avec 
sa. femme.  L'évêque  de  Rome  n'est  désigné  que  par  son  titre  d'évêque;  le  nom 
aussi  bien  que  l'idée  du  pape  sont  absents.  Ce  qui  ne  prouve  pas,  du  reste,  loin 
de  là,  que  la  papauté  ne  fût  déjà  en  formation.  Elle  a  été  virtuellement  faite  du 
moment  que  l'Eglise  de  Rome  était  en  Occident  la  seule  Eglise  d'origine  apos- 


VA  Ml  ÉTÉS  235 

lolique,  et  qu'elle  réunissait,  en  outre,  ces  deux  éminentes  distinctions,  de  faire 
remonter  sa  fondation  au  prince  des  apôtres  et  de  partager  la  gloire  et  les 
destinées  de  l'ancienne  capitale  du  monde. 

Il  est  deux  points  sur  lesquels  il  semble  que  les  catacombes  dussent 
être  surtout  éloquentes,  la  vénération  des  martyrs  et  les  idées  chrétiennes 
de  l'immortalité.  Les  martyrs  surtout.  Il  fut  un  temps  où  l'on  en  croyait 
ces  cryptes  peuplées,  où  l'on  n'y  rencontrait  pas  un  outil  sans  y  voir 
un  instrument  de  supplice,  ni  une  ampoule  attachée  à  une  tombe  sans 
supposer  qu'elle  avait  contenu  le  sang  d'un  supplicié.  On  ne  se  demandait 
pas  comment  ce  sang  avait  pu  être  recueilli,  et  recueilli  liquide;  il  y  avait 
une  poussière  rouge  au  fond  du  vase,  cela  suffisait.  Le  plus  probable  c'est 
que  l'ampoule  avait  contenu  des  parfums  ou  du  vin.  Mabillon,  du  reste,  avait 
déjà  exprimé  sa  surprise,  mieux  que  cela,  son  «  déplaisir  de  voir  que  dans  un  si 
grand  nombre  d'inscriptions  on  ne  dît  jamais  un  mot  de  mort  violente  pro 
Christo.  »  Il  y  a,  dans  la  crypte  dite  du  pape  Eusèbe,  une  peinture  extrême- 
ment remarquable,  et  l'on  peut  dire  unique  dans  son  genre.  Elle  date  du 
111e  siècle,  et  représente  le  jugement  d'un  chrétien,  condamné,  selon  toute 
apparence,  pour  avoir  refusé  de  sacrifier  à  l'empereur.  Mais  de  représentation 
de  supplices,  il  ne  s'en  trouve  ni  clans  les  fresques  ni  dans  les  sculptures  des 
premiers  siècles.  Le  symbole  de  Daniel  dans  la  fosse  aux  lions  en  tient  la  place. 
Le  même  sentiment  qui  détournait  les  anciens  chrétiens  de  représenter  la  cru- 
cifixion du  Maître  les  détournait  de  la  reproduction  des  scènes  horribles  de  la 
persécution.  Sans  compter  qu'il  faut  du  temps  pour  que  le  respect  se  transforme 
en  dévotion.  La  dévotion  des  martyrs  ne  paraît  qu'au  ive  siècle;  il  est  vrai 
qu'elle  prend  tout  de  suite  une  grande  place. 

C'est  au  iue  que,  les  inscriptions  se  multipliant  et  devenant  plus  expansives, 
on  voit  paraître  l'expression  des  vœux  en  faveur  des  morts.  On  espère  que  le 
défunt  repose  «  en  paix,  »  ou  «  dans  la  société  des  saints;  »  on  le  lui  souhaite. 
Rien  de  plus  précis.  Aucune  allusion  à  purgatoire  ni  à  enfer.  Ce  qu'on  désire 
pour  les  bien-aimés  dont  on  a  été  séparé,  c'est  le  refrigerium,  le  rafraîchis- 
sement, c'est-à-dire  (car  c'est  là  le  sens  exact  du  mot)  une  place  au  ban- 
quet céleste.  Quant  à  la  prière  pour  les  morts,  M.  de  Rossi  convient  qu'il  ne 
peut  pas  encore  donner  plejne  et  satisfaisante  preuve  qu'elle  ait  été  pratiquée 
dès  le  m0  siècle,  avant  d'avoir  recueilli  toutes  les  inscriptions  qui  s'y  rappor- 
tent. Point  de  doute,  au  surplus,  que  le  vœu  ne  soit  peu  à  peu  devenu  une 
prière,  et  que  la  prière  pour  les  morts  n'ait  produit  ensuite  la  demande  de 
leur  intercession  et  l'invocation  des  saints.  A  la  fin  du  ive  siècle,  celle-ci  est 
usuelle. 

Je  ne  saurais  mieux  terminer  ce  sujet  et  l'étude  du  livre  de  M.  Roller  que 
par  quelques-unes  des  réflexions  qui  résument  ses  recherches  sur  la  foi 
religieuse  dont  les  catacombes  sont  le  monument.  On  y  retrouve  l'esprit  de 
circonspection  et  de  mesure  qui,  à  un  degré  éminent,  distingue  l'ouvrage  tout 
entier.  «  Entre  les  conceptions  que  révèlent  les  peintures  des  catacombes,  écrit 
notre  auteur,  celle  des  trois  premiers  siècles  du  moins,  et  les  façons  modernes 
de  comprendre  et  d'exposer  les  notions  religieuses  ou  ecclésiastiques,  il  y  a  UDe 


236  VARIÉTÉS 

distinction  plus  profonde  qu'une  simple  différence  de  doctrines.  Les  catacombes 
montrent  que  le  courant  de  la  pensée  chrétienne  primitive  suivait  une  direction 
tout  autre  que  la  nôtre...  Dès  l'âge  des  sépultures  souterraines  l'observateur 
attentif  remarque  des  nuances  dans  l'état  moral  révélé  par  l'iconographie,  sui- 
vant les  périodes.  La  première  est  si  sereine  qu'on  la  dirait  quelquefois  joyeuse  : 
des  fleurs  et  des  fruits,  des  enfants  qui  jouent,  de  capricieux  génies,  une  vigne, 
des  pastorales  et  des  bergers,  des  scènes  champêtres  et  aquatiques,  créations 
où  la  simplicité  prédomine,  qui  pouvaient  cacher  une  pensée  mystique,  mais  qui 
n'avaient  rien  de  l'ascétisme  enlaidi  du  moyen  âge.  Le  mysticisme  symbolique 
du  me  siècle,  les  allégories  historiques  du  ivc,  n'ont  rien  encore  de  sévère  ni 
d'austère.  Aux  approches  du  vo,  on  retrace  les  préludes  de  la  Passion,  et  on 
laisse  deviner  les  rigueurs  de  la  croix  qu'il  arbore  comme  bannière;  mais  en 
aucun  âge  des  catacombes  le  christianisme  n'affiche  ce  caractère  sombre  qu'il 
affiche  dans  le  moyen  âge.  C'est  qu'il  arrivait  comme  un  consolateur  et  un 
libérateur,  non  comme  un  maître  et  un  despote. 

«...  Tant  d'idées  puissantes  et  de  sentiments  énergiques  supposaient  au 
moins  les  éléments  d'une  doctrine  aussi  ferme  que  simple,  qui,  déjà  dans  les 
livres  des  docteurs,  commençait  à  se  revêtir  de  formules,  et  qui  bientôt,  dans 
les  décisions  des  conciles,  devait  trouver  son  expression  arrêtée,  devenant  la 
théologie.  Elle  perdit  par  ces  transformation?  quelque  peu  de  cette  vérité  large, 
de  cette  force  aimante,  privilège  de  ceux  qui  savaient  vivre  et  se  sacrifier  au 
besoin  avant  de  raisonner  scientifiquement;  mais  auparavant,  par  les  dévoue- 
ments qu'elle  inspirait,  cette  foi  simple  avait  étonné  le  monde  antique,  comme 
cette  charité  énergique  l'attirait,  achevant  de  le  conquérir.  » 

E.    SCHERER. 


VARIÉTÉS  237 


LA  POLITIQUE  RELIGIEUSE  DE  CONSTANTIN  '. 


Le  célèbre  historien  ecclésiastique  Eusèbe,  évêque  de  Césarée,  dans  sa  Vie 
de  Constantin,  rapporte  que  ce  prince,  cherchant  contre  les  machinations  dia- 
boliques de  Maxime,  un  appui  plus  sûr  que  l'épée  de  ses  soldats  et  n'ayant  plus 
foi  dans  les  dieux  qui  jamais  n'avaient  secouru  ses  prédécesseurs,  se  mit 
à  implorer  le  Dieu  de  Constance  et  le  supplia  de  lui  tendre  une  main  secourable 
et  de  se  révéler  à  lui.  Et,  comme  il  marchait  à  la  tète  de  ses  troupes,  il  vit  au- 
dessus  du  soleil  couchant  une  croix  lumineuse  avec  ces  mots:  'Ev  tou-cco  vixa, 
Triomphe  par  ceci.  La  nuit  suivante,  le  Christ  en  personne  apparut  à  l'empe- 
reur et  lui  ordonna  de  faire  exécuter  un  étendard  reproduisant  cette  vision.  Eu- 
sèbe prétend  que  ce  fait  lui  fut  raconté  par  Constantin  lui-même  et  il  mentionne 
encore  d'autres  visions  miraculeuses,  des  entrevues  où  ce  prince  s'entretenait  a- 
milièrement  avec  Dieu;  une  entre  autres  où  après  la  victoire  du  pont  Milvius, 
le  Très-Haut  lui  aurait  désigné  ceux  des  proches  et  des  amis  de  Maxence  qu'il 
devait  faire  périr  II  n'est  pas  étonnant,  remarque  M.  Duruy,  qu'une  légende 
se  soit  formée  à  propos  de  cette  victoire  et  de  la  transformation  de  l'empire 
païen  en  empire  chrétien.  Même  aux  yeux  des  païens,  la  victoire  sur  Maxence 
fut  un  fait  divin  ;  c'était  «  le  dieu  Constance  »  qui  avait  dirigé  l'armée  de  son 
fils. 

Pour  les  chrétiens,  ce  ne  pouvait  être  que  leur  Dieu.  Seulement,  ils  diffèrent 
sur  le  miracle,  et,  selon  Lactance,  ce  serait  en  songe  que  l'empereur  aurait  reçu 
l'ordre  de  placer  la  croix  sur  le  bouclier  de  ses  soldats. 

Les  chrétiens,  du  reste,  voyaient  la  croix  partout,  et  c'est  un  emblème  qui 
se  retrouve,  en  etfet,  ainsi  qu'un  signe  ressemblant  au  monogramme  du  Christ, 
sur  une  foule  de  monnaies  et  de  monuments  très  anciens,  chez  les  Égyptiens, 
les  Chaldéens,  les  Assyriens,  les  Scythes  et  les  Grecs.  Les  Rom  uns  eux-mêmes 
y  voyaient  un  symbole  de  victoire  et  de  puissance  divine,  et  surtout  une  repré- 
sentation du  Soleil,  qui,  au  temps  de  Constantin,  était  leur  grande  divinité. 
Quant  au  fameux  labarum,  c'est  encore  un  emprunt  fait  par  Constantin  aux 
Orientaux.  Son  nom  est  chaldéen,  et  il  est  naturel  que  l'empereur  leur  ait  pris 
le  symbole  de  leur  dieu,  d'autant  plus  volontiers  que  la  croix  était  également 
vénérée  des  païens  et  des  chrétiens.  Le  labarum  devint  ainsi,  comme  l'avaient 
été  auparavant  les  aigles  romaines,  une  sorte  de  talisman  ou  de  fétiche.  On 
croyait  que  celui  qui  le  portait  ne  pouvait  jamais  être  blessé.  Enfin,  en  mettant 
la  croix  sur  le  labarum  et  sur  les  armes  des  soldats,  Constantin  peut  être  con- 

1)  Résumé  d'une  communication  faite  le  29  octobre  à  l'Académie  des  sciences  morales  et  politiques 
par  M,  V.  Duruy. 


238  VARIÉTÉS 

sidéré  comme  ayant  accompli  un  des  premiers  actes  de  cette  politique  habile 
qui  consistait  à  tenir  la  balance  égale  entre  les  païens  et  les  chrétiens  et  à  pro- 
téger impartialement  la  liberté  de  tous  les  cultes  :  politique  dont  il  ne  se  dépar- 
tit point,  comme  va  le  montrer  M.  Duruy,  et  qui  est  l'honneur  de  son  règne. 

Quant  à  la  guerre  contre  Maxence,  elle  n'avait  nullement  le  caractère  reli- 
gieux que  lui  attribuent  les  historiens  ecclésiastiques  ;  c'était  une  guerre  pure- 
ment politique:  il  n'avait  point  à  venger  les  chrétiens  d'un  persécuteur,  puisque 
Maxence  ne  les  avait  point  persécutés  et  qu'Eusèbe  lui-même  en  avait  fait  pres- 
que un  chrétien  dans  son  Histoire  de  l'Eglise,  avant  de  le  représenter,  dans  sa 
Yie  de  Constantin,  comme  un  grand  ennemi  des  chrétiens.  A  l'époque  de  la 
guerre  dont  il  s'agit,  Constantin  lui-même  faisait,  au  contraire,  profession  de 
paganisme.  C'était  seulement  un  païen  tolérant,  ou  plutôt  c'était  un  politique 
qui  voyait  dans  la  religion  un  moyen  de  gouvernement.  Or,  les  païens  étaient  en- 
core, dans  l'empire,  la  grande  majorité,  mais  une  majorité  tiède  en  ses  croyan- 
ces, tandis  que  les  chrétiens  formaient  une  minorité  ardente,  indomptable,  for- 
tement organisée,  qu'il  valait  décidément  mieux  avoir  pour  soi  que  contre  soi. 
Pour  rapprocher  les  premiers  des  seconds  et  se  servir  à  la  fois  des  uns  et  des 
autres,  Constantin  sut  tirer  parti  de  la  popularité  croissante  parmi  les  païens  du 
culte  du  soleil,  qui  rapprochait  les  païens  d'Orient  de  ceux  de  l'Occident.  Le 
soleil,  sous  des  noms  divers,  fut  la  grande  divinité  du  me  et  du  ive  siècle;  la 
famille  de  Constantin  le  reconnaissait  pour  son  protecteur,  et,  lorsque  Cons- 
tantin fut  devenu  chrétien,  il  conserva  encore  le  respeet  du  dieu  de  ses  ancê- 
tres. 

Il  entrait,  d'ailleurs,  dans  ses  desseins  défavoriser  l'espèce  de  fusion  que  ten- 
dait à  amener  la  préférence  des  païens  pour  une  divinité  que  les  chrétiens,  de 
leur  côté,  pouvaient  reconnaître,  sinon  comme  la  personnification,  au  moins 
comme  l'emblème  radieux  de  leur  propre  Dieu.  C'est  ainsi  que  par  une  loi  de 
l'an  321.  il  consacra  le  «  Jour  du  Soleil  »  (dimanche),  que  fêtaient  également 
les  païens  et  les  chrétiens,  en  ordonnant  que,  ce  jour-là,  les  tribunaux,  les  ate- 
liers et  les  boutiques  seraient  fermés  et  en  envoyant  aux  légions,  pour  être  ré- 
citée ce  même  jour,  une  formule  de  prière  qu'un  adorateur  de  Mithra,  de  Sé- 
rapis  ou  du  Soleil  pouvait  accepter  aussi  bien  qu'un  fidèle  du  Christ.  Il  convient 
de  noter  qu'en  édictant  de  telles  mesures,  Constantin  faisait  acte  de  pontifex 
maximus  et  remplissait  une  des  hautes  fonctions  dévolues  au  prince  depuis  la 
fondation  du  régime  impérial. 

D'autres  édits,  qu'il  serait  trop  long  d'énumérer,  présentent  le  même  carac- 
tère d'ambiguïté  savamment  calculé  pour  contenter  les  païens  sans  déplaire  aux 
chrétiens,  et  réciproquement.  Il  en  est  de  même  des  rites  observés  dans  les 
solennités  officielles,  et  qui,  tout  en  étant  des  rites  païens,  avaient  pour  objet 
d'honorer  «  la  divinité.  »  sans  s'adresser  à  tel  ou  tel  dieu  plutôt  qu'à  tel  autre- 
en  sorte  que  chacun  pouvait  prendre  part  à  cette  manifestation  en  toute  tran- 
quillité de  conscience.  La  même  pensée  empêcha  Constantin  de  célébrer  les  jeux 
séculaires,  que  certains  calculs  faisaient  tomber  en  313.  C'était  la  plus  grande 
fête  de  Rome,  mais  aussi  la  plus  païenne:  l'Italie  entière  y  était  conviée;  elle 
aurait  surexcité  les  passions  religieuses,  que  l'empereur  s'appliquait  à  calmer. 


VARIÉTÉS  239 

Comme  il  n'y  avait  jamais  eu  de  date  certaine  pour  cette  solennité,  le  peuple  ne 
s'aperçut  point  de  cet  oubli  volontaire;  seuls,  quelques  vieux  païens  se  plai- 
gnirent en  secret  de  ce  que  le  respect  des  anciennes  coutumes  se  perdait,  et  une 
occasion  de  troubles  fut  évitée. 

Quelle  est  au  juste  la  date  de  la  conversion  de  Constantin  au  cliristianisme? 
C'est  là  une  question  difiicile  à  résoudre,  et  qui  d'ailleurs  importe  assez  peu,  car 
la  politique  de  Constantin  demeura  après  ce  qu'elle  était  avant,  et  les  événements, 
les  soins  de  son  empire  le  préoccupaient  bien  plus  que  la  théologie.  Deux  païens, 
Libanius  et  Zozime,  le  font  passer  au  christianisme  l'un  en  323,  après  la  défaite 
de  Licinius,  l'autre  en  326,  après  la  mort  de  Crispus.  Les  historiens  de  l'Église 
avancent  ce  moment  de  quatorze  années  et  le  placent  en  313,  date  du  célèbre 
édit  de  Milan.  Mais  cet  acte,  le  plus  grand  qu'un  souverain  ait  jamais  promul- 
gué, n'est  pas  chrétien.  Il  porte  la  signature  de  deux  princes  investis  l'un  et 
l'autre  de  la  dignité  toute  païenne  de  souverain  pontife  :  il  proclame  l'entière 
liberté  de  tous  les  cultes  et  de  toutes  les  croyances.  Moment  unique  dans  l'his- 
toire, dit  M.  Duruy,  où  sembla  périr  enfin  cette  religion  d'Etat,  qui,  subissant 
le  sort  de  toutes  les  institutions  humaines,  était  devenue  un  instrument  inu- 
tile et  odieux,  après  avoir  fait  durant  de  longs  siècles  la  fortune  de  Rome.  Mais 
ce  ne  fut  qu'un  éclair  de  bon  sens  qui  traversa  le  ciel  politique.  Dès  325,  la  relL 
gion  d'État  et  sa  compagne  nécessaire,  l'intolérance,  reparaîtront. 

Les  catholiques  vantent  la  piété  dont,  à  partir  de  313,  Constantin  aurait  donné 
de  nombreux  témoignages,  et  ils  allèguent  des  faits  exacts,  mais  qui  ne  donnent 
qu'une  moitié  delà  vérité  :  ils  ne  montrent  que  l'une  des  deux  faces  de  la  poli- 
tique de  Constantin,  et  cette  politique  en  avait  deux  :  l'une  pour  les  chrétiens, 
l'autre  pour  les  païens.  La  seconde  reste  dans  l'ombre,  à  cause  delà  pénurie  de 
documents  païens  ;  toutefois,  ce  que  l'on  en  sait  suffit  à  rendre  le  Constantin  de 
l'histoire  plus  grand  que  celui  de  l'Église.  Cet  empereur  eut  auprès  de  lui,  de 
bonne  heure,  des  chrétiens,  pour  être  tenu  au  courant  de  ce  qui  se  passait  dans 
les  églises;  mais  il  accueillait  aussi  les  philosophes  païens,  et  il  se  plaisait  à  pro- 
voquer entre  ceux-ci  et  les  théologiens  chrétiens  des  controverses  qui,  au  dire 
des  historiens  ecclésiastiques,  tournaient  toujours  à  la  confusion  des  premiers, 
et  cela  quelquefois  d'une  façon  miraculeuse.  Ses  prédécesseurs  avaient  eu  des 
secrétaires  pour  la  langue  latine,  et  d'autres  pour  la  langue  grecque  ;  il  a  dû 
en  avoir  pour  les  affaires  des  chrétiens  et  pour  celles  des  païens,  et  chacun 
d'eux  parlait  à  ses  correspondants  le  langage  qui  lui  convenait.  Ainsi  s'expli- 
quent plusieurs  dépèches  et  plusieurs  .mesures  en  apparence  contradictoires, 
mais  qui  répondaient  au  double  intérêt  que  le  prince  voulait  sauvegarder. 

Constantin  aurait  bâti  des  églises,  et  fermé  ou  détruit  deux  ou  trois  temples 
païens,  où  le  culte  avait  dégénéré  en  pratiques  immorales  ou  dangereuses  ;  mais 
à  Constantinople  il  laisse  subsister  les  anciens  temples,  et  même  il  en  élève  de 
nouveaux  aux  Dioscures,  à  la  Mère  des  Dieux  et  à  la  Fortune.  En  324,  il  auto- 
rise les  sénateurs  romains  à  relever  le  temple  de  la  Concorde;  il  permet  d'en 
dédier  à  la  famille  flavienne,  et  le  rescrit  de  326,  qui  défend  de  commencer  de 
nouvelles  constructions  avant  d'avoir  achevé  les  anciennes,  fait  une  exception 
pour  les  temples  des  dieux.  M.  Duruy  énumère  parallèlement  une  double  série 


2  iO  VARIÉTÉS 

d'actes  touchant  aux  choses  de  la  religion  et  concernant  tantôt  les  chrétiens, 
tantôt  les  païens  ;  mais  tous  ces  actes  ont  un  caractère  éminemment  politique  ; 
ce  sont,  en  réalité,  des  règlements  d'ordre  public  et  témoignant  de  l'entière  im- 
partialité du  prince  et  dn  son  désir  constant  d'assurer  la  paix  extérieure  de 
l'empire  et  le  respect  mutuel  des  divers  cultes  et  des  diverses  croyances. 

Plusieurs  de  ces  actes  répriment  les  excès  ou  les  écarts  du  paganisme,  aucun 
ne  tend  à  supprimer  le  paganisme  lui-même,  qu'Honorius  trouvera  encore  de- 
bout et  vivant  ;  le  sacerdoce  païen  conserve  ses  prérogatives,  qui  sont  égale- 
ment accordées  aux  prêtres  chrétiens.  C'est  ce  qu'on  appelait  Religionis  bene- 
fichim.  Les  païens  ne  furent  nullement  exclus  des  fonctions  publiques:  nombre 
d'inscriptions  en  montrent,  sous  le  règne  de  Constantin  et  longtemps  après  lui, 
dans  les  plus  hautes  charges  et  dans  les  sacerdoces.  Enfin,  Constantin  n'abdi- 
qua jamais  son  titre  de  souverain  pontife  vis-à-vis  des  païens,  et,  pour  les  chré- 
tiens, afin  d'autoriser  son  intervention  souveraine  dans  le  gouvernement  des 
Eglises,  il  se  disait  «  l'évèque  du  dehors,  »  le  surveillant  des  choses  religieuses 
dans  tout  l'empire.  On  lui  attribue,  il  est  vrai,  un  édit  qui,  transmettant  à 
l'Église  une  partie  de  la  puissance  publique,  aurait  accordé  aux  évêques  le  pou- 
voir des  juges  ordinaires.  Mais  M.  Duruy  montre  que  cet  édit  serait  en  contra- 
diction avec  d'autres  lois  de  la  même  époque  et  même  d'une  époque  postérieure, 
et  que  le  clergé  avait  seulement,  sous  Constantin,  la  juridiction  volontaire  que 
toutes  les  associations  instituent  pour  leurs  membres. 

L'étude  des  monnaies  constantiniennes  révèle  bien  la  volonté  du  prince  de  ne 
point  sacrifier  un  parti  à  l'autre.  Il  existe  un  grand  nombre  de  ces  monnaies  à 
l'effigie  de  Jupiter,  de  Mars,  de  la  Victoire,  et  surtout  du  Soleil;  mais  il  en 
existe  aussi  au  type  chrétien,  et  d'autres  où,  sur  la  même  pièce,  les  deux  cultes 
sont  associés. 

En  résumé,  Constantin  comprit  de  bonne  heure  que  le  christianisme  corres- 
pondait par  son  dogme  fondamental  à  sa  propre  croyance  en  un  Dieu  unique, 
et  il  vit  dans  cette  religion  une  force  qu'il  ne  voulut  pas  laisser  en  dehors  de 
son  gouvernement.  Mais  le  paganisme  aussi  était  une  force,  e't  Constantin  n'en- 
tendait pas  la  tourner  contre  lui.  Il  ne  se  fit  chrétien  qu'à  la  fin  de  son  règne  : 
et  encore  faut-il  remarquer  qu'il  demanda  son  baptême  à  un  prêtre  arien,  et 
qu'un  autre  arien  fut  le  dépositaire  de  son  testament.  Les  catholiques  n'en  ont 
pas  moins  appelé  Constantin  «  un  vase  de  miséricorde.  »  Après  sa  mort,  les  Grecs 
eu  firent  un  saint;  les  sénateurs  de  Rome  en  firent  un  dieu,  comme  ils  avaient 
lait  de  ses  prédécesseurs,  et  ses  fils  frappèrent  à  l'effigie  du  «  dieu  Constantin  » 
des  médailles  sur  lesquelles  se  confondaient  pacifiquement  les  emblèmes  des 
deux  religions. 


VARIÉTÉS  241 


LES  ORIGINES  DE  LA  SOCIÉTÉ  MUSULMANE  ». 


L'étude  de  la  société  musulmane  est  un  problème  réservé  à  la  critique  mo- 
derne. Si  délicates  que  soient  les  questions  d'origne,  quand  il  s'agit  de  la  con- 
science religieuse,  l'islamisme,  grâce  à  la  date  relativement  moderne  de  sa  fon- 
dation, 'grâce  aussi  au  nombre  considérable  de  documents  qui  sont  en  nos 
mains,  est  peut-être  de  toutes  les  formes  religieuses  celle  qui  révèle  le  plus 
facilement  le  secret  de  sa  formation  et  de  son  développement  intérieur. 

Il  faut  distinguer  dans  le  Koran  et  le  culte  ce  qui  est  purement  arabe  de  ce 
qui  porte  une  marque  d'origine  étrangère.  L'introduction  des  éléments  exoti- 
ques se  laisse  apercevoir  dès  la  mort  du  Prophète.  La  légende  de  son  ascen- 
sion au  ciel  (mirad)  rappelle  l'ascension  d'Isaïe,  qui  eut  tant  de  crédit  parmi 
les  chrétiens  de  Syrie.  L'influence  des  idées  byzantines  et  surtout  sassanides 
se  manifeste  vivement  sous  le  règne  d'Omar':  organisation  militaire  et  admi- 
nistrative, dénominations  géographiques,  etc.,  tout  porte  l'empreinte  de  la  civi- 
lisation persane  et  des  emprunts  faits  à  Constantinople. 

Dans  le  domaine'de  la  spéculation  religieuse  et  philosophique,  on  rencontre  des 
analogies  aussi  remarquables.  Les  deux  plus  anciennes  sectes  arabes,  celle  des 
Mourdjiles  et  celle  des  Kadarites,  ont  sur  les  destinées  de  l'homme,  la  bonté 
infinie  de  Dieu,  la  vie  future,  dès  théories  qui  font  songer  à  celles  de  l'école 
d'Alexandrie. 

M.  Barbier  de  Meynard  s'attache  à  constater  l'influence  des  idées  chrétiennes 
chez  ces  deux  sectes,  et  en  particulier  celle  des  Kadarites.  Cette  dernière,  en 
se  rajeunissant,  formera  plus  tard  la  grande  école  des  Montazélites  ou  des 
libres  penseurs  de  l'Orient  musulman.  Les  Montazélites  furent,  pendant  deux 
siècles,  en  lutte  avec  les  orthodoxes  {Sunnites),  eurent  une  heure  de  triomphe 
et  succombèrent  sous  la  coalition  du  pouvoir  temporel  et  des  ulémas. 

L'auteur  examine  ensuite  la  division  sociale  et  administrative  des  populations 
soumises  au  khalifat  : 

lo  Les  Arabes,  maîtres  du  sol,  et  adonnés  exclusivement'  au  métier  des 
armes; 

•2°  Les  néo-musulmans  (race  indigène),  surtout  les  Persans,  formant  la  caste 
des  Maoulas  ou  clients; 

3o  Les  populations  non  converties  au  Koran  (chrétiens,  juifs,  guèbres,  etc.), 
que  plus  tard  on  nommera  rayas. 

Quelle  est  la  répartition  de  la  propriété  et  de  l'assiette  de  l'impôt  parmi  ces 
trois  groupes  ? 

La  classe  des  clients,  qui  se  recruta  principalement  'parmi  les  néophytes  de 

1)  Résumé,  approuvé  par  l'auteur,  d'une  communication  faite  à  l'Académie  des  Inscriptions  dans 
ses  séances  du  30  septembre  et  du  7  octobre,  par  M.  Barbier  de  Meynard. 

IV  16 


242  VARIÉTÉS 

race  persane,  ne  tarda  pas  à  acquérir  une  importance'  considérable,  grâce  à  la 
variété  de  ses  aptitudes,  à  l'essor  qu'elle  donna  aux  études  linguistiques  et  à 
l'exégèse  du  Koran  et,  aussi,  par  l'habileté  avec  laquelle  elle  sut  parvenir  aux 
hautes  fonctions  de  l'État.  Bamra  et  Koufa  étaient  les  centres  de  cette  popula- 
tion intelligente,  active,  ambitieuse,  dont  l'ascendant  inquiétait  déjà  les  succes- 
seurs immédiats  du  Prophète  et  les  premiers  khalifes  Oméyades. 

Malgré  les  mesures  restrictives  auxquelles  ils  eurent  recours  pour  l'amoin- 
drir, malgré  les  sanglantes  persécutions  dirigées  contre  elle  par  El-Hadjadj,  le 
lieutenant  du  Khalife  Abd-el-Mélik  (vme  siècle  de  notre  ère),  l'influence  de 
plus  en  plus  grande  de  la  civilisation  sassanide,  et,  dans  une  moindre  mesure, 
de  la  civilisation  byzantine,  dans  les  croyances  et  les  mœurs  de  la  jeune 
société  arabe,  devint  prépondérante  sous  les  premiers  Abbassides,  notamment 
pendant  le  règne  de  Haroun-al-Raschid  et  de  son  fils  El-Namoun. 

L'affaiblissement  du  dogme  monothéiste  et  de  la  ferveur  religieuse  fut  la  con- 
séquence naturelle,  inévitable,  de  cette  invasion  d'idées  étrangères,  à  laquelle  la 
puissante  famille  des  Barmécides,  qui  était  d'origine  bactrienne,  contribua 
dans  une  large  mesure.  Du  mélange  du  manichéisme  avec  la  vieille  doctrine 
zoroastrienne  naquit  une  sorte  de  scepticisme  élégant,  dont  les  partisans  furent 
connus  sous  le  nom  de  Zendiks.  La  mode  s'en  mêla  :  sous  Namoun  en  particu- 
lier, courtisans,  fonctionnaires,  poètes,  tout  se  piquait  de  largeur  d'esprit  et 
de  bonne  éducation,  affectait  les  allures  d'une  tolérance  railleuse  et  même  d'une 
sorte  d'irréligion  philosophique. 

Plus  tard,  au  milieu  kdu  neuvième  siècle,  sous  le  règne  de  Moutaçem,  une 
réaction  violente  se  manifeste  en  faveur  de  l'orthodoxie,  le  nom  de  Zendik  de- 
vint synonyme  d'athée  et  donna  lieu  à  de  sévères  représailles;  mais  le  mal 
avait  fait  trop  de  progrès  pour  pouvoir  être  enrayé.  L'invasion  de  la  Perse  et 
de  l'Inde  (schiisme,  soufisme)  dans  le  domaine  des  idées,  celle  de  la  milice  tur- 
que dans  le  gouvernement,  hâtèrent  la  décadence,  à  laquelle  contribua  aussi 
pour  une  bonne  partie  maintien  de  la  méthode  scolastique  parmi  les  sectes  non 
dissidentes. 

De  cette  analyse  rapide  on  peut  tirer  les  conclusions  suivantes  : 

L'islamisme  n'a  pas  cette  rigidité  de  principes,  cette  immobilité  qu'on  lui  a 
attribuées,  faute  de  le  bien  connaître.  Dès  le  début,  il  a  subi  une  triple  influence 
venue  du  dehors  :  1°  par  le  christianisme  il  a  été  initié  aux  idées  millénaires, 
au  a  retour  à  la  vie,  »  aux  pratiques  ascétiques,  etc;  2°  le  judaïsme,  en  lui 
communiquant  la  croyance  au  Messie,  a  préparé  la  grande  scission,  qui,  sous 
le  nom  de  schiisme,  a  déchiré  la  société  musulmane  et  maintenu  les  antipathies 
de  race  et  de  nationalité;  3°  le  mazdéisme,  mélangé  aux  aberrations  du  mani- 
chéisme, a  contribué  puissamment  à  l'affaiblissement  des  croyances  en  même 
temps  que  la  prépondérance  des  clients  d'origine  persane  a  introduit  un  germe 
de  corruption  dans  l'œuvre  purement  sémitique  du  prophète  de  la  Mecque. 

Il  reste  à  rechercher  ce  qu'est  devenue  la  civilisation  arabe  sous  la  double  et 
délétère  influence  du  mysticisme  hindo-persan  et  de  la  scolastique  à  outrance. 


VARIÉTÉS  243 


LA  QUESTION  DE  L'INSTRUCTION  RELIGIEUSE 
HISTORIQUE 

DANS    L'ENSEIGNEMENT    SECONDAIRE    EN    HOLLANDE 


Les  questions  d'histoire,  de  critique  et  de  philosophie  religieuses  con- 
tinuent de  tenir  une  large  place  dans  la  préoccupation  de  nos  voisins  d'outre 
Meuse.  Preuve  en  soit,  entre  autres,  l'important  travail  de  M.  G.  H.  Lamers, 
professeur  à  Groningue,  intitulé  :  La  Philosophie  de  la  religion  {De  Wisjbegeerte 
van  den  Godsdient,  eene  historisch-dogmatische  studie,  extrait  des  Nieuwe 
Bijdragen  ofh<.t gebied  vanGodgeleerdheid en  Wisjbegeerte,  Amsterdam,  1881). 
Cette  étude  témoigne  de  lectures  nombreuses  et  approfondies.  M.  Chantepie  de 
la  Saussaye  exprime,  de  son  côté,  les  appréhensions  que  lui  cause  l'introduc- 
tion de  l'enseignement  religieux  dans  l'instruction  secondaire  ,  dans  une 
brochure  intitulée  Middelbar  onderwijs  in  de  gosdienstgeschiedenis  (Amster- 
dam). Cette  discussion  est  la  meilleure  preuve  du  vif  intérêt  que  soulève  la  ques- 
tion de  la  diffusion  des  principaux  résultats  de  la  critique  religieuse  dans  l'en- 
seignement à  ses  différents  degrés.  Nos  lecteurs  ont  été  mis,  à  plusieurs 
reprises,  au  courant  des  efforts  qui  se  font  en  ce  sens.  Ils  savent  que  l'initia- 
tive a  été  prise  tout  particulièrement  par  des  pasteurs  ou  savants  appartenant 
à  la  tendance  dite  libérale  ou  moderne.  Un  de  nos  amis,  le  traducteur  de 
l'Histoire  comparée  des  religions  de  VEgypte  et  de  la  Mésopotamie, 
M.  Collins,  veut  bien  nous  communiquer  en  manuscrit  un  intéressant  rapport 
sur  ce  sujet  qu'il  a  lu  cet  été  à  une  conférence  de  pasteurs  et  de  théologiens. 
Nous  sommes,  à  notre  grand  regret,  obligé  de  n'en  pas  citer  tout  ce  que  nous 
voudrions  et  réduit  à  reproduire  seulement  les  passages  qni  sembleront  d'un 
intérêt  plus  direct  pour  notre  pays  et  notre  enseignement. 

«  Tracer,  dit  M.  Collins,  un  programme  raisonné  de  l'enseignement  de  la 
religion,  destiné  non  aux  futurs  théologiens  mais  à  la  jeunesse  en  général,  il 
semble  que  ce  devrait  être  là  une  tâche  dès  longtemps  achevée  dans  la  société 
chrétienne  datant  de  dix-huit  siècles,  dans  les  églises  protestantes  dont  la 
plupart  comptent  plus  de  trois  siècles  d'existence.  —  Elle  l'a  été,  en  effet,  ou  a 
paru  l'être  à  diverses  reprises.  Les  programmes  et  les  méthodes  de  l'enseigne- 
ment de  la  religion  ont  été  consacrés  avec  une  autorité  qui  les  élevait  au-dessus 
de  toute  discussion.  Mais,  à  diverses  reprises  aussi,  la  question  s'est  posée  de 
nouveau  après  avoir  semblé  définitivement  résolue  ;  les  programmes  ont  paru 
insuffisants,  les  méthodes  défectueuses,  les  résultats  au-dessous  de  toutes  les 
exigences  légitimes,  sinon  même  intrinsèquement  mauvais  et  radicalement 
opposés  à  ceux  que  doit  poursuivre  et  que  devait  produire  un  bon  enseignement 


244  VARIÉTÉS 

populaire  de  la  religion.  Les  nombreux  efforts  faits  de  différents  côtés  pour 
améliorer  ou  plutôt  pour  reconstituer  l'enseignement  religieux  sur  de  nouvelles 
bases  sont  une  preuve  des  défauts  qu'il  présente,  de  l'urgence  de  plus  en  plus 
manifeste  d'y  porter  remède...  Laprincipale  cause  de  l'insuffisance  de  l'enseigne- 
ment traditionnel  de  la  religion  est  le  grand  essor  qu'ont  pris  les  sciences 
depuis  le  xvnc  siècle.  Les  résultats  des  travaux  des  savants,  les  découvertes 
nombreuses  et  importantes  faites  dans  la  plupart  des  domaines  de  la  connais, 
sance  n'ont  pénétré  que  lentement  et  partiellement  dans  les  masses,  mais  ils 
s'y  sont  infiltrés  d'une  manière  constante,  et  il  en  est  résulté  à  la  longue  une 
rupture  d'équilibre,  un  désaccord  qui  a  été  en  s'accentuant  et  en  s'aggravant, 
entre  les  idées  générales  et  les  croyances  religieuses.  La  pensée  religieuse  n'a 
pas  suivi  ou  n'a  suivi  que  lentement  les  progrès  de  l'esprit  public  :  le  moment 
devait  venir,  et  il  est  venu,  où  la  distance  qui  les  séparait  apparaîtrait  d'une 
manière  évidente  et  où  cette  évidence  frapperait  un  nombre  de  personnes  de 
plus  en  plus  grand  chaque  jour. 

«Je  prends  pour  point  de  départ,  continue  M.  Collins  passant  à  l'exposé 
de  la  manière  dont  il  a  lui-même  éprouvé  une  méthode  nouvelle,  je  prends 
pour  point  de  départ  l'expérience  personnelle  des  élèves  (des  enfants  des 
deux  sexes,  en  général  de  12  à  14  ans).  Bien  qu'ils  commencent  un  cours 
sur  la  religion,  ils  ont  déjàdes  idées,  des  sentiments,  des  habitudes  religieuses. 
Ils  connaissent,  d'une  manière  plus  ou  moins  vague  ou  précise,  des 
croyances,  des  actes,  des  institutions  ayant  trait  à  la  religion.  Ils  savent 
qu'il  existe  quelque  chose  qu'on  appelle  la  religion,  et  n'ignorent  même  pas 
qu'il  y  a  différentes  religions  (protestantisme  et  catholicisme,  christianisme  et 
judaïsme,  pour  se  renfermer  dans  ce  qu'ils  peuvent  immédiatement  connaître). 
—  Premier  point  sur  lequel  je  les  amène  à  réfléchir.  Comment  la  religion  s'est- 
elle  fait  la  place  qu'elle  occupe  dans  leurs  idées,  dans  leurs  sentiments  et  dans 
leur  vie  ?  Ils  n'ont  pas  souvenir  du  moment  où,  pour  eux,  cela  a  commencé. 
C'est  que  ce  commencement  a  précédé  l'âge  où  ils  sont  devenus  capables  de 
se  rendre  compte  de  ce  qui  se  passe  en  eux.  Mais  ceux  d'entre  eux  qui  ont 
de  très  jeunes  frères  ou  sœurs  ont  pu  et  peuvent  journellement  observer  et  com- 
prendre ce  commencement.  Leurs  idées  religieuses  sont  nées,  leurs  sentiments 
religieux  ont  germé,  leurs  habitudes  religieuses  se  sont  formées  par  l'éduca- 
tion ;  ils  les  ont  reçus  des  leçons  et  surtout  de  l'influence  des  idées,  du  lan- 
gage, de  la  vie  de  leur  famille.  Non  seulement  cette  influence  a  éveillé  en  eux 
la  pensée  etle  sentiment  religieux,  etla  vie  religieuse,  mais  encore  leur  a  imprimé 
un  caractère  spécial.  Nés  et  élevés  dans  une  famille  chrétienne,  il  sont  déjà 
chrétiens  ou  en  voie  de  le  devenir,  marqués  du  sceau  du  protestantisme 
parce  qu'ils  appartiennent  à  une  famille  protestante,  tandis  que  tel  de  leurs 
amis  ou,  à  l'école,  de  leurs  condisciples  est  catholique,  israélite  parce  qu'il  appar- 
tient à  une  famille  catholique  ou  israélite. 

«  Dans  l'état  actuel,  la  religion  de  tous  les  hommes  est  un  fruit  de  l'éduca- 
tion, et  la  religion,  au  moins  initiale,  de  V immense  majorité  des  hommes  est 
déterminée  par  l'éducation  qu'ils  ont  reçue  et  par  les  influences  qu'il  ont 
subies  dans  leur  première  enfance. 


VARIÉTÉS  245 

«  Mais  les  enfants  comprendront  facilement  qu'il  n'a  pas  pu  en  être  tou- 
jours et  constamment  ainsi.  Il  y  a  eu  une  époque  où  la  naissance  et  l'éduca- 
tion première  n'ont  pu  faire  des  protestants  ou  des  chrétiens,  parce  qu'avant 
le  seizième  siècle  de  notre  ère  le  protestantisme  était  inconnu  et  qu'avant  le 
permier,  le  christianisme  n'existait  pas  encore.  Si  la  naissance  et  l'éducation 
expliquent  la  dure'e  des  religions,  elles  n'expliquent  pas  l'existence  de  la  reli- 
gion, ni  l'apparition  première  de  chaque  religion.  Or  on  retrouve  la  religion, 
sous  des  formes  diverses,  chez  tous  les  peuples  qu'on  connaît,  à  toutes  les 
époques  dont  on  sait  ou  dont  on  entrevoit  l'histoire.  Il  y  a  infiniment  plus  de 
religions  existant  ou  ayant  existé  qu'on  n'en  peut  observer  dans  un  pays  de 
l'Europe,  les  Pays-Bas  par  exemple.  Ces  religions  diffèrent  bien  plus  entre 
elles  que  le  protestantisme  du  catholicisme,  ou  ces  deux  religions  du  judaïsme. 
Et  pourtant,  entre  toutes,  il  y  a  des  traits  communs,  toutes  ont  un  objet  com- 
muns. 

«  D'où  vient  la  religion  et  en  quoi  consiste-t-elle,  à  proprement  parler  ?  D'où 
provient  l'existence  de  religions  si  nombreuses  et  si  différentes  ?  Quelle  idée 
nous-mêmes,  au  degré  de  développement  général  de  civilisation  où  s'est  éle- 
vée la  société  dont  nous  faisons  partie,  devons-nous  nous  faire  de  la  religion  ? 
Telles  sont  les  questions  posées  par  des  faits  connus  des  élèves  et  auxquelles 
il  suffit  de  les  rendre  attentifs,  de  les  faire  réfléchir  pour  que  les  plus  humbles 
esprits,  et  les  moins  cultivés  en  comprennent  l'importance  et  l'intérêt. 

«Alors,  je  peux  passer  à  l'exposé  des  phénomènes  généraux  de  la  religion, 
que  nous  présente  l'histoire,  parler  aux  enfants  (car  il  s'agit  d'enfants,  non  de 
jeunes  gens),  en  tenant  compte  de  la  moyenne  d'intelligence  et  d'intruction  de 
chaque  classe,  en  illustrant  mes  leçons  d'exemples  pris  un  peu  partout,  chez 
tous  les  peuples  et  dans  tous  les  âges,  du  sentiment  religieux,  c'est-à-dire 
du  sentiment  s'appliquant  aux  choses  religieuses,  de  ses  différentes  manifes- 
tations, sentiments  de  dépendance,  terreur,  espérance,  admiration,  vénération, 
affection,  confiance  ;  des  idées  religieuses  et  de  leurs  diverses  expressions, 
pressentiments,  intuitions,  croyances,  mythes  et  mythologie,  dogmes  ;  des 
actes  religieux  et  des  institutions  religieuses  (j'abrège  l'énumération),  de  ce 
qu'il  y  a  de  personnel  et  d'individuel  dans  la  religion,  de  ce  qu'il  y  a  de 
collectif,  de  solidaire;  faire  entrevoir  le  rapport  entre  le  caractère  religieux 
d'un  peuple  et  son  degré  général  de  développement,  les  conditions  extérieures 
de  sa  vie,  l'action  et  l'influence  de  diverses  religions  les  unes  sur  les  autres, 
leurs  luttes  ou  leur  pénétration  mutuelle,  la  loi  du  progrès,  avec  ses  longues 
périodes  d'interruption,  de  stagnation  ou  de  décadence.  Le  caractère  surnatu- 
rel généralement  attribué  à  la  religion  et  surtout  à  son  origine  (révélation,  écri- 
tures saintes)  s'expliquera  graduellement,  en  même  temps  que  la  religion  ap- 
paraîtra comme  un  fait  humain,  résultant  des  aptitudes  et  des  aspirations  de 
l'être  humain,  et  soumis  dans  ses  formes  différentes  et  ses  transformations 
aux  lois  générales,  dépendant  des  conditions  communes  de  la  vie  des  hommes. 

«  Les  lacunes  de  cette  première  partie  du  cours,  je  ne  me  les  dissimule  pas, 
et  à  continuer  sur  ce  terrain  et  par  cette  méthode,  on  n'aboutirait  à  rien  de 
clair  ni  de  satisfaisant.  Mais  ce  n'est  qu'une  préparation.  Toutes  les  idées  remuées 


246  VARIÉTÉS 

ainsi  et,  je  crois,  non  sans  profit  pendant  cette  première  année,  vont  être  reprises, 
précisées,  justifiées  par  l'étude  d'une  religion  spéciale,  la  religion  d'Israël.  Il 
n'est  pas  nécessaire  de  rappeler  à  quel  titre  celle-là  plutôt  qu'une  autre  :  le 
choix  n'est  pas  arbitraire,  il  s'impose.  C'est  ici  le  moment,  en  marquant  la 
place  de  cette  religion  dans  l'ensemble  des  religions,  d'indiquer  très  sommai- 
rement la  classification  générale  naturelle  des  religions  et  de  caractériser  d'une 
manière  plus  précise,  néanmoins  à  grands  traits,  la  famille  à  laquelle  appartient 
l'ancienne  religion  israélite,  celle  des  peuples  de  l'Asie  occidentale. 

«  Si  cette  deuxième  partie  du  cours  a  été  convenablement  traitée  (en  un  an, 
dix-huit  mois)  les  élèves  auront  d'une  part  compris  et  apprécié  un  remarquable 
exemple  de  vie  religieuse  nationale  et  de  nombreuses  formes  et  de  nombreux 
degrés,  des  caractères  très  divers  de  piété  et  de  vie  religieuse  individuelle,  en  au- 
ront saisi  et  admiré  les  grandes  qualités,  les  manifestations  saines  et  morales,  et 
les  côtés  inférieurs,  les  défauts,  les  dangers.  Ils  auront  aussi  saisi  la  mar- 
che de  celle  des  anciennes  religions  dont  le  développement  a  été  le  plus  riche 
et  a  été  porté  le  plus  loin,  il  auront  compris  comment  naturellement,  sous  l'ac- 
tion des  circonstances  et  grâce  à  l'initiative  et  à  l'influence  d'hommes  de  génie, 
du  polythéisme  élémentaire,  de  la  religion  de  la  nature,  encore  à  moitié  engagée 
dans  les  liens  de  l'animisme,  des  tribus  arabes  ou  araméennes  établies  sur  la 
terre  de  Goshen,  de  l'adoration  d'un  dieu  du  feu  créateur  des  montagnes  de 
la  presqu'île  du  Sinaï,  s'est  lentement  formée  et  imposée  à  la  conscience  d'un 
peuple  l'adoration  du  Dieu  unique,  créateur  des  cieux  et  de  la  terre,  saint  et 
redoutable  et  pourtant  clément  et  miséricordieux. 

«  La  fin  de  cette  histoire,  l'exposé  du  judaïsme  sous  les  prêtres-roi?  asmo- 
neens  et  sous  la  domination  romaine,  la  renaissance  ou  la  reprise  d'intensité 
des  espérances  messianiques  réclament  un  soin  tout  particulier,  d'autant  plus 
que  le  sujet  est  plus  difficile.  Il  s'agit  de  bien  faire  comprendre  la  situation 
au  milieu  de  laquelle  la  prédication  de  la  bonne  nouvelle  a  pris  naissance, 
d'où  elle  sortie.  L'intelligence  de  cette  part  qu'a  eue  l'esprit  religieux  populaire 
d'une  époque  et  d'un  pays  à  la  formation  du  caractère,  à  la  première  direction 
de  l'œuvre  d'un  génie  religieux  sublime  et  divin  dans  sa  simplicité,  ne  dimi-  . 
nuera  certainement  pas,  mais  plutôt  grandira  encore  Jésus  de  Nazareth,  le  fon- 
dateur du  christianisme. 

u  La  partie  historique  du  programme  de  l'enseignement  de  la  religion  com- 
prend enfin  l'histoire  du  christianisme.  La  courte  période  des  origines  réclame 
un  soin  et  des  développements  tout  spéciaux.  Il  s'agit,  en  premier  lieu,  de  dis- 
cerner si  cela  est  possible,  et  je  crois  que  ce  n'est  pas  impossible,  lie  caractère, 
véritable  de  Jésus,  les  traits  essentiels  de  son  enseignement  et  de  sa  vie, 
sous  le  merveilleux  et  les  symboles  multipliés,  bien  qu'assez  simples,  d'une 
légende,  au  milieu  des  divergences  de  tendances  et  de  la  lutte  ardente  des 
partis  qui  tous  ont  concouru  à  la  formation  de  cette  légende  et  ont  mêlé  leurs 
aspirations  et  leurs  convictions  à  la  traditionqui  a  reproduit,  en  la  transfigurant, 
la  vie  et  la  parole  du  maître. 

«  Après  l'histoire  évangélique,  laquelle,  avec  l'histoire  des  temps  apostoliques 
qui  en  est  le  complément  nécessaire  et  ne  peut  guère  en  être  séparée,  vient  celle 


VARIÉTÉS  247 

du  développement  et  des  destinées  du  christianisme  jusqu'à  nos  jours.  Tout 
enseignement  de  la  religion  doit  présenter  de  cette  histoire  un  aperçu  qui  sera 
étendu  ou  restreint  selon  le  temps  qu'on  y  pourra  consacrer,  mais  qui  doit 
reproduire  fidèlement  le  caractère  et  la  physionomie  de  chaque  époque  et  de 
chaque  grande  fraction  de  la  société  chrétienne.  De  bons  programmes  de  cette 
partie  du  cours  se  trouvent  partout.  Je  n'insisterai  que  sur  un  point,  c'est  qu'elle 
soit  traitée  dans  le  même  esprit  que  les  précédentes,  qu'elle  ne  soit  pas  un 
exposé  aride  et  sans  vie  de  noms,  de  faits  et  de  dates,  mais  bien  le  tableau  de 
la  pensée  et  de  la  vie  religieuses  du  monde  chrétien.  » 


DÉPOUILLEMENT  DES  PERIODIQUES 

ET    DES    TRAVAUX    DES    SOCIÉTÉS    SAVANTES 


I.  Académie  des  Inscriptions  et  Belles-Lettres.  Séance  du 
26  août  1881.  M.  Jourdain,  faisant  fonction  de  secrétaire  perpétuel,  dépose  sur 
le  bureau  les  deux  premiers  fascicules  du  Corpus  inscriptionum  remiticarum, 
un  fascicule  de  texte  et  un  fascicule  de  reproductions  photographiques.  Ce  recueil 
si  vivement  attendu  dans  le  monde  scientifique  a  été  entrepris  par  l'Académie 
sur  une  proposition  de  M.  Renan,  en  janvier  1867.  (La  commission  du  Corpus 
inscriptionum.  semiticarum  se  compose  de  MM.  de  Longpérier,  Renan,  Wad- 
dington,  de  Vogué,  Derenbourg.)  M.  le  secrétaire  perpétuel  a  exprimé  aux 
membres  de  cette  commission,  ainsi  qu'au  secrétaire,  M.  Ph.  Berger,  les  remer- 
ciements de  l'Académie.  Les  deux  premiers  fascicules  parus  sont  consacrés  à  la 
Phénicie.  —  M.  Oppert  continue  la  lecture  de  son  mémoire  sur  la  grande  ins- 
cription du  roi  d'Assyrie  Assurbanhabal,  que  nous  nommons,  d'après  les  Grecs, 
Sardanapale. Ce  roi  s'est  fait  ériger  un  monument  où  il  raconte  lui-même  sa  vie  et 
ses  hauts  faits,  ses  actes  de  cruauté  ou  de  générosité.  —  M.  Victor  Guérin  con- 
tinue la  lecture  de  son  mémoire  sur  Jérusalem  et  plus  particulièrement  sur  le 
temple.  On  sait  que  le  premier  temple,  celui  de  Salomon,  fut  détruit  par  les 
Chaldéens,  quatre  cent  seize  ans  après  son  achèvement.  Au  retour  de  l'exil,  Zoro- 
babel  en  reconstruisit  un  autre  au  même  endroit,  mais  sans  pouvoir  lui  donner 
l'éclat  qu'avait  eu  le  temple  de  Salomon.  Ce  temple,  où  Alexandre  sacrifia,  subit 
plusieurs  autres  profanations,  fut  rétabli  dans  sa  gloire  par  les  princes  asmonéens, 
(les  Macchabées)  et  dura  jusqu'à  l'avènement  d'Hérode,  le  fils  d'Antipater.  Hérode 
le  fit  reconstruire  avec  plus  d'étendue  et  de  splendeur;  ce  fut  le  troisième 
temple.  M.  Guérin  reproduit  la  description  développée  que  Josèphe  donne  des 
travaux;  il  en  résulte  qu'on  paraît  ne  pas  avoir  touché  aux  murs  inférieurs.  — 
Séance  du  3  septembre.  M.  Oppert  reprend  la  lecture  du  mémoire  consacré  à 
l'interprétation  et  à  une  nouvelle  transcription  de  la  grande  inscription  d'Assur- 
banhabal.  On  voit  que  les  événements  rapportés  dans  ce  document  sont  voisins  de 
la  moitié  du  vne  siècle  avant  notre  ère  et  que  le  monarque  assyrien  entreprit  une 
campagne  contre  les  Elamites  au  moment  où  avait  lieu  une  éclipse  de  soleil 
(après-midi  du  20  juin  de  l'année  661).  Cette  date  est  d'une  extrême  importance, 
puisqu'elle  est  fournie  par  les  textes  cunéiformes  sans  le  secours  des  auteurs 
grecs  ou  de  la  Bible.  Assurbanhabal,  après  une  expédition  contre  Gamboul,  eut, 


ET    DES    TRAVAUX    DES   SOCIÉTÉS    SAVANTES  249 

dit-il,  à  combattre  son  frère  non  véritable.  Faut-il  entendre  ici  un  frère  non 
légitime  ou  un  frère  cadet?  M.  Oppert  penche  pour  cette  dernière  hypothèse.  Le 
roi  nous  révèle  ici  une  omission  qu'il  avait  faite  au  commencement  de  son  récit  : 
parlant  de  son  installation  sur  le  trône  par  son  père  Assarhaddon,  conformément 
à  l'ordre  des  dieux,  il  se  montrait  à  nous  comme  seul  et  unique  détenteur  du 
pouvoir  royal;  dans  le  passage  en  question,  il  nous  apprend  qu'un  prince,  «le 
frère  non  véritable,»  régnait  à  Babylone.  Assurbanhabal  déclare  l'avoir  comblé 
de  ses  bienfaits,  avoir  «rempli  ses  mains  de  chars,  de  trésors,  de  guerriers,  de 
jardins,  de  chevaux  ;  »  mais  ce  prince  de  Babylone,  Saosdouchim ,  comme  l'ap- 
pellent les  Grecs,  ou  Samogès  (Chronique  arménienne  d'Eusèbe),  ou  Samut- 
sum-Yukin  (textes  cunéiformes),  aspirait  à  l'indépendance;  il  «  louait  en  haut 
avec  ses  lèvres  le  roi  assyrien  et  méditait  en  bas,  dans  son  cœur,  l'assassinat.  » 
Il  se  rend  maître  du  temple,  où  il  installe  les  divinités  chaldéennes;  il  remplace 
par  les  institutions  babyloniennes  les  lois  de  l'Assyrie  ;  il  met  de  fortes  garnisons 
dans  les  villes  et  en  ferme  les  portes  ;  il  refuse  d'offrir  en  l'honneur  d' Assurban- 
habal un  sacrifice  au  dieu  Nebo,  favori  du  monarque.  Ce  dernier  acte,  semble- 
t-il,  comble  la  mesure;  à  cet  outrage,  Assurbanhabal  réunit  contre  le  Babylonien 
toutes  les  forces  qu'il  put  rassembler;  le  soulèvement  était  redoutable,  car  Saos- 
douchim avait  entraîné  Égyptiens,  Arabes,  Phéniciens,  Lybiens,  Coutis  (bar- 
bares du  N.-E.,  peut-être  les  ancêtres  des  Goths).  Le  texte  assyrien  ne  dit  pas 
quelles  furent  les  péripéties  de  l'expédition  ;  mais  Saosdouchim  fut  vaincu  en  ba- 
taille rangée.  Ses  villes  furent  assiégées  et  ouvrirent  leurs  portes;  la  révolte  fut 
étouffée  dans  le  sang.  Un  instant  Saosdouchim,  qui  s'était  enfermé  dans  Baby- 
lone, crut  ressaisir  l'avantage  ;  un  de  ses  alliés .  Tamariku ,  lui  amena  des  se- 
cours important,  déjà  Assurbanhabal  «  s'humiliait  devant  Nebo,  le  grand  dieu  son 
soutien,  »  et  un  autre  texte  littéraire,  fort  curieux,  nous  a  conservé  une  lamenta- 
tion adressée  par  le  monarque  à  son  dieu  Nebo,  qu'il  entretient  de  ses  angoisses, 
des  nuits  qu'il  a  passées  sans  dormir,  des  temples  qu'il  lui  a  élevés,  des  trésors 
dont  il  a  rempli  ses  sanctuaires,  etc.;  le  roi  prie  son  dieu  de  prolonger  sa  vie  ; 
le  dieu  répond  amicalement  et  prodigue  à  son  adorateur  les  encouragements  et 
les  consolations;  tout  le  morceau  a  le  ton  d'un  psaume  de  David.  L'inscription 
mentionne  également  un  prophète  qui  seul,  pendant  que  les  Babyloniens  se  révol- 
taient, était  resté  fidèle  au  roi  assyrien;  il  avait  appris  par  un  songe  la  destinée 
qui  attendait  les  rebelles;  comme  un  autre  Jérémie,  mais  avec  le  même  insuccès, 
il  élève  la  voix  :  tout  cela  donne  lieu  à  des  comparaisons  et  à  des  raprochements 
pleins  d'intérêt.  Enfin  Tamariku  fut  vaincu;  il  «lécha  la  terre  autour  des 
pieds  d'Assurbanhabal;  »  Babylone  en  proie  à  la  peste,  à  la  famine,  «man- 
geant la  chair  de  ses  enfants,  »  se  souleva  contre  celui  qui  l'avait  amenée  à 
tant  de  désastres  ;  Saosdouchim  périt  sur  un  bûcher  où  le  jetèrent  les  habi- 
tants révoltés.  Assurbanhabal  reporte  à  ses  dieux,  et  surtout  à  Nebo,  tout 
le  mérite  de  ce  dernier  triomphe.  Ce  grand  et  tragique  événement  eut 
lieu  en  647  ;  c'est  le  fait  que  les  Grecs  ont  transformé  et  qui,  par  des  altéra- 
tions, des  modifications  qu'on  ne  peut  saisir  qu'aujourd'hui,  est  devenu  la 
chute  de  Sardanapale.  —  M.  Guéri.n  continue  sa  communication  sur  divers 
édifices  anciens    de    Jérusalem.    Après   avoir  raconté,    d'après    Josèphe,    la 


250  DÉPOUILLEMENT   DES    PÉRIODIQUES 

prise  de  la  ville  par  Titus  et  la  destruction  du  temple  d'Hérode  le  Grand,  il  men- 
tionne les  travaux  faits  par  les  empereurs  et  la  tradition,  recueillie  par  Ammien 
Marcellin,  suivant  laquelle  Julien  aurait  tenté  de  rebâtir  le  temple  pour  faire 
mentir  la  prédiction  attribuée  à  Jésus  par  l'Évangile  :  Il  n'en  restera  pas 
pierre  sur  pierre,  mais  en  aurait  été  empêché  par  une  catastrophe  merveilleuse, 
qui  aurait  détruit  soudainement  les  travaux  commencés .  Il  s'attache  ensuite  à 
établir  que  ce  qui  peut  subsister  aujourd'hui  de  la  construction  d'Hérode  se 
réduit  à  fort  peu  de  chose  et  ne  comprend  au  plus  que  quelques  fragments  de 
l'enceinte  ou  des  autres  parties  accessoires.  —  Après  cette  étude  sur  le  temple, 
M.  Guérin  passe  à  l'examen  de  la  question  des  trois  enceintes  de  Jérusalem, 
et  traçant  au  tableau  un  plan  de  la  ville,  il  explique  les  diverses  opinions  qui  ont 
été  émises  sur  la  situation  de  ces  enceintes  et  celle  qui  lui  paraît  la  plus  vrai- 
semblable. —  Séance  du  9  septembre.  M.  Pavet  de  Courxeille  communique 
une  notice  sur  un  manuscrit  ouigour,  acheté  à  Téhéran  et  maintenant  en  la 
possession  de  M.  Guy  le  Strange.  Ce  manuscrit,  copié  au  xve  siècle  de  notre 
ère,  probablement  pour  quelque  personnage  princier,  contient  en  écriture 
ouigour  la  plus  grande  partie  d'un  poème  turc,  le  Trésor,  du  à  un  auteur 
persan  du  xv°  siècle,  Mir  Haïder  Medjgoub,  de  Hérat.  C'est  un  poème  moral 
et  mystique,  mêlé  d'anecdotes.  M.  Pavet  de  Courteille  fait  ressortir  l'importance 
de  ce  texte  au  point  de  vue  linguistique  et  paléographique;  quant  à  la  valeur 
littéraire  du  poème,  elle  est  assez  faible.  —  Séance  du  21  septembre. 
M.  Léopold  Hugo  adresse  à  l'Académie  un  feuillet  manuscrit  de  parchemin 
contenant  trois  chapitres  des  Actes  des  Apôtres  (texte  latin).  —  M.  Max  Muller 
lit  une  note  sur  des  textes  sanscrits  découverts  au  Japon.  Le  savant  professeur 
d'Oxford  commence  par  rappeler  que,  dès  les  premiers  siècles  de  notre  ère,  le 
bouddhisme  sortit  de  l'Inde  et  se  répandit  dans  les  pays  de  l'extrême  Orient- 
Un  grand  nombre  de  missionnaires  prêchèrent  la  doctrine  bouddhique  en  Chine 
et  réussirent  à  l'implanter  dans  ce  pays.  On  sait,  par  des  témoignages  certains, 
que  ces  missionnaires  avaient  emporté  avec  eux,  par  centaines  et  par  milliers, 
des  manuscrits  sanscrits.  M.  Max  Muller  avait  conçu  depuis  longtemps  l'espoir 
qu'un  grand  nombre  de  ces  manuscrits  devaient  s'être  conservés  dans  l'empire 
du  Milieu  et  qu'il  serait  possible  de  les  y  retrouver  un  jour.  Toutefois  les 
recherches  qu'il  a  provoquées  en  ce  sens  ont  été,  jusqu'ici,  peu  fructueuses.  Un 
seul  manuscrit,  contenant  le  texte  de  l'ouvrage  intitulé  Kâlachakra  a  été 
trouvé  en  Chine  par  M.  Edkins;  mais,  par  une  singulière  fatalité,  ce  manuscrit, 
transporté  sans  accident  jusqu'en  Europe,  s'est  perdu,  on  ne  sait  comment,  en 
Angleterre.  Malgré  cet  insuccès  relatif,  M.  Max  :Mùller  est  persuadé  qu'il  y  a 
toujours  une  grande  découverte  à  faire  dans  l'empire  chinois,  celle  des  manus- 
crits apportés  autrefois  par  les  missionnaires  bouddistes,  Fatkian,  Hiouenthsang 
et  autres.  Si  ces  manuscrits  ont  jusqu'ici  échappé  aux  recherches  des  explora- 
teurs, c'est  sans  doute  qu'ils  sont  conservés,  parmi  les  objets  les  plus  rares  et 
les  plus  précieux,  dans  les  trésors  cachés  des  monastères,  des  temples  et  des 
palais.  — Les  recherches  ayant  donné  si  peu  de  résultats  en  Chine,  il  pouvait 
sembler  téméraire  d'en  espérer  de  meilleurs  au  Japon,  où  le  bouddhisme  a 
pénétré  plus  tard  et  moins  profondément.  C'est  pourtant  au  Japon  que  les  trou- 


ET    DES    TRAVAUX    DES    SOCIÉTÉS    SAVANTES  251 

vailles  les  plus  précieuses  viennent  d'être  faites.  Depuis  quelques  années,  le 
clergé  bouddhique  du  Japon  avait  senti  l'inconvénient  de  ,ne  disposer,  pour  la 
lecture  des  canons  sacrés,  que  d'une  traduction  chinoise,  officiellement  reçue  il 
est  vrai,   mais  fort  infidèle  et  très  éloignée  des  originaux  sanscrits.  On  résolut 
d'envoyer  en  Europe  des  prêtres  japonais  pour  y  apprendre  le  sanscrit  et  se 
mettre  en  élat  de  travailler  à  une  révision  de  la  version  officielle  des  canons, 
d'après  les  textes  originaux.  Deux  jeunes  prêtres  'ont   été   envoyés  ainsi   en 
Angleterre,  où  ils  étudient  le  sanscrit,   depuis  deux  ans,  sous  la  direction  de 
M.  Max  Mùller;  ils  assistent  aujourd'hui  à  la  séance,  et  le  professeur  présente 
ses  élèves  à  l'Académie.  C'est  parieur  intermédiaire  que  M.  Max  Mùller  a  pu 
provoquer  des  recherches  de  manuscrits  sanscrits  et  amener  les  découvertes 
dont   il  entretient  la   compagnie.    Se   souvenant    que  jadis    le   missionnaire 
Hiouenthsang  avait  eu  parmi  ses  disciples  des  prêtres  japonais  ;  que  le  Japon 
s'était   converti,  dès  le  vi6   siècle    de   notre    ère.  à   la  religion  bouddhique, 
qui    y    compte    encore   trente  -  deux     millions    d'adhérents-,    enfin    que    le 
sanscrit,    oublié  aujourd'hui   dans    l'empire  japonais,    y  a  été  certainement 
cultivé  autrefois  pendant  une  période  de  plusieurs  siècles,  il  fit  écrire  à  plusieurs 
reprises   pour   demander  si  aucun  monument  de  la  littérature  sanscrite   ne 
s'était  conservé  dans  les  temples   ou  les  monastères  de  l'empire.  Les  réponses 
furent  longtemps  négatives;  M.  Max  Mùller  ne  se  décourageait  pas  et  insistait 
toujours.  Enfin  un  livre  sanscrit  fut  découvert  et  envoyé  à  Oxford;  il  fut  bientôt 
suivi  d'un  second,  puis  d'un  troisième.  Tous  trois  sont  aujourd'hui  entre  les 
mains  de  M.  Mùller.  Ce  sont  des  copies  à  la  main  ou  des  impressions  sur  bois, 
toutes  exécutées,  chose  singulière,  à  une  époque  moderne,  longtemps  après  que 
toute    intelligence  du  sanscrit  s'était  perdue  au  Japon  ;  il  y  en  a  une  du  "siècle 
dernier.  Ceux  qui  ont  copié  ces  textes  les  entendaient  si  peu,  qu'ils  n'ont  pas 
toujours  su  la  véritable  direction  à  donner  à  l'écriture  :  on  trouve  des  pages  où 
le  sanscrit  est  écrit  en  lignes  verticales,  comme  du  chinois.  Dans   ces  copies 
japonaises,  M.  Max  Mùller  a  retrouvé  le  texte  d'un  ouvrage  sanscrit,  dont  un 
fragment  seulement  nous  était  parvenujusqu'ici  dans  la  langue  originale,  grâce 
à  un  extrait  inséré  dans  un  livre  tibétain  ;  tout  le  reste  de  l'ouvrage   n'était 
connu  que  par   des   traductions   chinoises,   mongoles  ou  tibétaines.  C'est  la 
Vajracchedika  ou  le  Couteau  du  diamant.  M.  Max  Mùller  vient  d'en  publier 
le  texte  dans  une  brochure  qu'il  offre  à  l'Académie,  et  qui  forme  le  premier 
fascicule  d'une  collection  nouvelle  entreprise  sous  le  titre  & Analecta  Oxoniensia. 
—  En  terminant,   M.  Max  Mùller  annonce  encore  une  autre  découverte.    Il 
s'agit,  cette  fois,  d'un  manuscrit  ancien,  probablement  du  plus  ancien  manus- 
crit sanscrit  aujourd'hui  connu .  Il  se  compose  de  quelques  feuilles  de  palmier, 
conservées    actuellement  à  la  Bibliothèque  impériale    du    Japon.  Il  vient   du 
monastère  bouddhiqueMe  Horinji;  l'ancienneté  en  est  attestée  par  une  Chronique, 
de  ce  monastère,  qui  dit  que  ces   feuilles  de  palmier  furent  déposées  à  Horinji 
en  la  vingt-troisième  année  d'Umayado,  c'est-à-dire  en  l'an  609  de  notre  ère. 
M .  Max  Mùller  a  reçu  une  fac-similé  de  ce  manuscrit  et  le  met  sous  les  yeux 
des  membres  de  l'Académie.  —  M.  Desjardins  lit  une  note  de  M.  Derenbourg 
sur  V Inscription  hébraïque  du  tunnel,  près  de  la  fontaine  de  Siloé  à  Jéru- 


252  DÉPOUILLEMENT    DES    PÉRIODIQUES 

salem.  —  Séance  du  30  septembre.  M.  le  ministre  de  l'Instruction  publique 
transmet  à  l'Académie  la  copie  d'un  rapport  de  M.  Maspero  sur  les  travaux  des 
membres  de  l'école  française  du  Caire,  pendant  l'année  1880-1881.  M.  Bouriant 
a  étudié  les  manuscrits  de  la  bibliothèque  du  patriarcat  copte  et  y  a  trouvé  plu- 
sieurs textes  inédits,  tels  qu'un  fragment  d'une  version  memphitique  du  livre 
de  la  Sagesse,  une  version  thébainedes  Constitutions  apostoliques,  dont  le  texte 
memphitique  a  été  publié  par  Tattam,  diverses  Vies  de  saints,  etc.  ;  cesmorceaux 
seront  publiés  dans  le  Recueil  des  travaux  de  l'école.  M.  Loret  a  étudié,  copié  et 
classé  environ  deux  mille  statuettes  funéraires  du  musée  de  Boulaq  ;  il  publiera 
dans  le  Recueil  de  l'école  une  notice  sur  ces  monuments,  ainsi  que  le  texte  et  la 
traduction  de  la  longue  inscription  de  Dendérah,  relative  à  la  mort  et  à  la  résur- 
rection d'Osiris.  — M.  Barbier  de  Me  ynard  commence  la  lecture  d'un  mémoire  inti- 
tulé :  Recherches  sur  les  éléments  étrangers  qui  ont  contribué  au  développement 
de  ïislamisme  et  des  sectes  philosophiques  musulmanes.  (Voyez-en  l'analyse  aux 
Variétés.)  — Séance  du  7  octobre.  M.  Barbier  de Mey.nard  achève  sa  communica- 
tion relative  aux  influences  étrangères  qui  ont  agi  sur  l'islamisme  (voyez  ci-des- 
sus,)—  M.  Halévy  propose  une  nouvelle  interprétation  de  l'inscription  de  Siloé.  Il 
ne  la  croit  pas  aussi  ancienne  que  le  règne  d'Achaz.  —  Séance  du  14  octobre. 
M.  Gaston  Paris  donne  lecture  d'un  mémoire  sur  Siger  de  Brabant  destiné  à 
être  lu  à  la  séance  publique  des  cinq  accadémies  (nous  y  reviendrons).  —  Le 
Président  annonce  le  sujet  suivant  de  concours  pour  1884  :  Étudier  le  Râma- 
yana  au  point  de  vue  religieux.  Quelles  sont  la  philosophie  religieuse  et  la 
morale  religieuse  qui  y  sont  professées  ou  qui  s'en  déduisent  ?  Ne  tenir  compte 
de  la  mythologie  qu'en  tant  qu'elle  intéresse  la  question  ainsi  posée.  —  Séance 
du2i  octobre.  M.  Le  Blant  revient  sur  une  erreur,  déjà  précédemment  signa- 
lée par  lui,  dans  la  lecture  d'une  inscription  latine  faisant  partie  de  la  collection 
dite  des  fouilles  d'Utique,  actuellement  exposée  dans  des  salles  du  Louvre.  Au 
heu  de  Candida  fidelis  in  pace,  inscription  chrétienne  d'un  sens  tout  naturel, 
le  déchiffreur  a  lu  Candida  Eidicis,  mots  qu'il  a  traduits  par  «  Candida,  fille 
d'Eidix,  »  ajoutant  qu'Eidix,  dont  le  nom  signifie  «  Bacchus  dans  l'Hadès,  » 
devait  appartenir  à  une  famille  sacerdotale.  M.  Le  Blant  signale  la  légèreté  et 
l'insuffisance  d'une  pareille  interprétation.  M.  Ph.  Berger  communique  à  son 
tour  quelques  observations  sur  les  inscriptions  phéniciennes  qui  figurent  à  cette 
même  exposition.  Les  traductions  proposées  par  les  organisateurs  n'ont  le  plus 
souvent  «  aucun  rapport  avec  le  sens  réel  des  inscriptions.  »  La  formule  finale 
et  bien  connue  de  toutes  les  dédicaces  :  « . . .  parce  qu'ils  ont  entendu  sa  voix,  qu'ils 
le  bénissent  !  »  a  été  traduite,  dans  un  des  textes  où  elle  se  rencontre,  par  ces 
mots  :  «Le  misérable  a  dérobé  le  baume.  Job,  abreuve-toi!  »  Il  y  aplus  décent 
ans,  dit  M.  Berger,  que  les  règles  de  l'épigraphie  phénicienne  ont  été  posées 
par  l'abbé  Barthélémy,  et  depuis  cette  époque,  les  travaux  de  divers  savants, 
notamment  ceux  de  Gesenius,  ont  amené  cette  science  à  un  haut  degré  de 
précision  et  de  certitude;  il  importe  de  protester  contre  des  erreurs  qui 
seraient  propres  à  la  faire  tomber  dans  un  discrédit  injuste.  Voici  deux  spé- 
cimens de  ces  étranges  interprétations  avec  traduction  rectifiée  en  regard  : 


ET    DES    TRAVAUX    DES    SOCIÉTÉS    SAVANTES  253 

Traduction  du  Catalogue.  Traduction  de  M.  Berger. 

I  I 

A  Rabat  Tanit,  face  de  Bal,  à  Aden  A  la  grande  dame  TanitPe  [nê-Baal 

le  Lybien   (sic),    à  Hel,  à  Hamon,  un  et  au  seijgneur  Baul-Hammon:  [vœu 

noir  pour  le  cirque.  Resh,  fils  de  Bod-  fait  par  Ajrès,  fils  de    Bodbaal,   [fils 

Bal-Hamon,  avec  lui  a  broyé  dans  la  de...Js,    du    peuple    de    Cartlia^e  : 

poussière  la  perverse  Carthage.  Qu'il  en  [parce  qu'ils   ont]  entendu    sa  voix, 

soit  loué!  Quils  le  bénissent! 

II  II 

Hana,  fils  de  Harn,  à  écrit  ce  témoi-  Vœu  fait  par  Himilcon,  filsd'Hannon 

gnage  de  clémence,  à  la  montagne  de      fils  d'Himilcon,  le  chef  des  biens  (ou  : 
Kot  (obscurcissement),  dans  sa   pro-      des  troupeaux)  sacrés, 
priété  d'Alam-Mot  (silence  de  la  mort), 
où  il  a  fabriqué  un  moulin. 

—  Séance  du  28  octobre.  M.  Hauréau  communique  un  fragment  d'une  notice 
étendue  qui  a  pour  objet  de  prouver  que  tous  les  poèmes  qui  se  trouvent,  soit 
dans  les  imprimés,  soit  dans  les  manuscrits  sous  le  nom  de  saint  Bernard,  lui 
sont  attribués  à  tort.  (Cf.  Revue  critique.) 

II.  Revue  critique  d'histoire  et  de  littérature.  19  septembre. 
L.  Wogue,  Histoire  de  la  Bible  et  de  l'exégèse  biblique,  compte  rendu  par 
Ad.  Neubauer,  («  Le  livre  de  M.  Wogue  n'est,  d'après  ses  propres  paroles,  — 
voir  la  préface,  —  qu'un  manuel  destiné  à  ses  élèves  du  séminaire  israélite  de 
Paris,  et  n'a  pas  en  vue  les  spécialistes.  L'auteur,  qui,  en  même  temps  que 
professeur,  est  rédacteur  du  journal  l' Univers  israélite,  organe  orthodoxe  du 
judaïsme  en  France,  a  écrit  son  Histoire  delà  Bible  au  point  de  vue  orthodoxe, 
ignorant  entièrement  les  livres  relatifs  à  son  sujet  qui  ont  été  écrits  depuis  le 
commencement  de  ce  siècle,  puisque  le  dernier  ouvrage  mentionné  par  lui  est 
celui  de  Jahn,  composé  en  1814.  M.  Wogue  a  donc  négligé  de  faire  connaître  à 
ses  élèves  les  ouvrages  de  de  Wette,  remanié  par  Schrader  et  de  Bleek,  revu  par 
M.  Wellhausen,  pour  ne  parler  que  des  livres  les  plus  re'cents  sur  la  matière 
qu'il  se  propose  de  traiter.  Ce  qui  est  plus  étrange,  c'est  que  M.  Wogue  ignore 
également  l'ouvrage  de  feu  M.  Julius  Fùrst  (un  Israélite),  intitulé  :  Der  Kanon 
des  alten  Testaments  nach  der  Ueberlieferungen  in  Talrnud  and  Midrasch 
(Leipzig,  1868).  Ii  faut  bien  qu'il  l'ignore,  car  il  s'exprime  ainsi  dans  sa  leçon 
préliminaire  :  a  L'introduction  à  l'Écriture  Sainte  n'a  encore  été  traitée  ex 
professo  par  aucun  écrivain  israélite.  »  Si  nous  mentionnons  ces  faits,  c'est 
pour  indiquer  que  l'ouvrage  de  M.  Wogue  n'a  pas  proprement  le  caractère  scien- 
tifique et  critique  qu'on  serait  de  prime  abord  porté  à  lui  supposer,  considéré 
qu'il  a  été  imprimé  à  l'Imprimerie  Nationale  «  par  autorisation  du  gouvernement.  » 
Nous  devons  donc,  pour  l'apprécier,  nous  placer  au  point  de  vue  de  l'auteur. 
Même  à  ce  point  de  vue,  l'ouvrage  est  loin  d'être  irréprochable.  La  méthode 
que  l'auteur  a  adoptée,  et  dont  on  peut  se  rendre  compte  par  un  coup  d'œil 
jeté  sur  la  table  des  matières,  est  assez  bonne;  elle  est  d'ailleurs  celle  qu'on 


254  DÉPOUILLEMENT   DES    PÉRIODIQUES 

trouve  généralement  dans  les  ouvrages  servant  d'introduction  à  la  Bible.  Dans 
la  première  partie,  M.  Wogue  donne  les  passages  talmudiques  concernant  le 
canon,  et,  en  sa  qualité  d'orthodoxe,  il  souscrit,  à  peu  d'exceptions  près,  au 
classement  talmudique  des  livres  de  la  Bible.  «  Le  Pentateuque  a  pour  auteur 
Dieu  et  pour  transcripteur  Moïse  (réserve  faite  des  huit  derniers  versets); 
Josuéest  écrit  par  Josué,  etc..  »  M.  Neubauer  relève  un  assez  grand  nombre 
d'erreurs  et  d'omissions,  quelques-unes  d'un  caractère  fort  grave.  Nous  ne 
saurions  toutefois  nous  associer  entièrement  à  la  sévérité  de  sa  critique.  Nous 
estimons  en  effet  que  l'ouvrage  de  M.  Wogue,  malgré  ses  défauts  et  en  partie 
à  cause  de  ses  défauts,  comble  une  lacune  grave  dans  notre  littérature  théolo- 
gique en  résumant  l'état  de  la  science  biblique  juive  conservatrice  au  xixe  siècle 
Nous  v  reviendrons  dans  notre  prochain  Bulletin  du  judaïsme,  que  renfermera 
le  n°  6  de  \&Revue.  —  3  octobre.  P.  W.  Forschammer,  Die  Wanderungen 
des  Inachostochter  Io  ,  compte  rendu  par  H.  W.  (  «  Nous  n'avons  pas 
l'intention  de  faire  un  compte  rendu  détaillé  de  cette  brochure,  encore  moins 
la  prétention  de  la  juger.  On  ne  juge  que  ce  que  l'on  comprend;  or  nous  avouons 
humblement  être  hors  d'état  de  suivre  l'auteur  par  tous  les  détails  de  ses 
savantes  fantaisies...  Dans  les  brouillards  qui  s'élèvent  au-dessus  de  la  plaine 
d'Argos,  dans  les  nuages  formés  par  ces  brouillards  et  chassés  par  les  vents 
vers  d'autres  pays,  attirés  par  les  hautes  montagnes,  transformés  en  eau  cou- 
rante et  bondissant  à  travers  les  rochers  sous  forme  de  torrents  et  de  rivières, 
serpentant  dans  la  plaine,  se  jetant  dans  la  mer  et  y  constituant  des  courants 
le  long  des  côtes,  dans  tous  ces  phénomènes,  la  savante  imagination  de  M.  Forsch- 
hammer  a  reconnu  la  course  d'Io.  Et  remarquez  bien  que,  suivant  lui,  tel  n'est 
pas  seulement  le  sens  primitif  du  mythe,  mais  les  poètes  du  siècle  de  Périclès 
et  du  siècle  d'Auguste,  Eschyle  et  Ovide,  se  rendaient  parfaitement  compte  de 
ce  sens  et  se  servaient  de  métaphores  poétiques,  souvent  de  locutions  à  double 
entente,  qui  n'ont  rien  de  caché  pour  lapénétration  de  M.  Forschhammer.  Ce  n'est 
pas  tout,  Prométhée  lui-même  n'est  autre  chose  que  le  brouillard  du  Caucase 
attaché  et  comme  cloué  pendant  des  mois  sur  le  flanc  de  la  montagne.  Océan 
vient  près  du  Titan  sur  une  monture  ailée,  c'est-à-dire  au  moyen  des  vapeurs 
qui  s'élèvent  de  ses  eaux.  Les  Océanides  en  font  autant.  Hermès  est  le  dieu  de 
l'humidité' redescendant  du  ciel  à  la  terre  sous  la  forme  de  pluie;  tous  les 
personnages  du  drame  appartiennent  donc  à  la  même  famille  nuageuse,  etc..  » 
—  <t  Aux  yeux  de  M.  Forschhammer,  conclut  M.  W(eil),  toute  la  mythologie 
devient  météorologie  ;  les  divinités,  les  mythes  se  liquéfient,  s'évaporent,  se 
transforment  en  brouillards  et  en  nuages.  Les  dieux  d'Homère  s'entourent  d'un 
nuage  pour  se  soustraire  aux  yeux  des  mortels;  aveuglé  par  l'esprit  de 
système,  M.  Forschhammer,  au  lieu  de  leur  brillante  figure,  n'aperçoit  que  le 
nuage  qui  les  cache,  nubem  pro  Junone.  »)  —  24  octobre.  Lettre  de 
M.  Wogue.  (Cet  auteur  proteste  contre  la  sévérité  du  jugement  porté  par 
M.  Neubauer  sur  son  œuvre,  et  relève  quelques  points  où  cette  critique  lui  paraît 
en  défaut.  Mais  il  paraît  se  faire  à  lui-même,  —  comme  tous  les  conservateurs 
de  toute  école,  —  quelque  illusion  sur  la  valeur  que  la  science  biblique 
du  xixe  siècle,  et  du  dernier  quart  du  siècle  particulièrement,  peut  accorder  à 


ET   DES    TRAVAUX    DES    SOCIÉTÉS    SAVANTES  2.').'J 

son  œuvre,  quand  il  nous  dit  que  son  livre  n'est  qu'un  «manuel  et  un  manuel 
destiné  à  des  Français  qui 'généralement,  chrétiens  ou  juifs,  sont  presque  abso- 
lument étrangers  aux  matières  traitées.  »  Si  M.  Wogue  avait  l'imprudence  de  se 
placer  sur  ce  terrain,  nous  nous  verrions  dans  l'obligation  de  lui  déclarer  net 
que  son  ouvrage  est  le  dernier  livre  qu'une  personne  familiarisée  avec  la  critique 
religieuse  s'aviserait  d'indiquer  à  un  commençant  pour  le  mettre  au  courant  de 
l'état  présent  des  questions  bibliques.)  —  31  octobre.  H.   Usexer.  Acta  mar- 
tyrum  scillitanorum  grœce  édita  (Index  Scholarum  a.  188i);  — B.  Aube,  Études 
sur  un  nouveau  texte  des  Actes  des  martyrs  scillitains,  compte-rendu  des  deux 
ouvrages  par  Max  Bonnet. — 7  novembre.  H.  Zimmer,  Keltische  Studien.(Erstes 
Heft  :  Irische  Texte  mit  Woerterbuch  von  E.  Windisch),  compte-rendu  par  //. 
d'Artois  de  Jubainville.  (Article  important.  «M.  Zimmer,  dit  le  critique,  donne 
de  grandes  espérances,  mais  manque  de  mesure  et  de  maturité.  »)  —  14  no- 
vembre. Corpus  inscriptionum  semiticarum  ab  academia  inscriptionum  et  litte- 
rarum  humanarum  conditum  atque  digestum.  Pars  prima  inscriptionesphœnicias 
continens...  —  Tomus  I,  fasciculus  primus,  compte  rendu  y&vJ.Halevy,  («  Sou- 
haiter la  bienvenue  à  une  œuvre  de  premier  ordre  qui  sera  une  gloire  impéris- 
sable, non  seulement  au  corps  scientifique  qui  l'a  produite,  mais  aussi  à  la  nation 
au  milieu  de  laquelle  elle  a  pu  être  créée,  est  pour  moi  un  devoir  et  un  honneur.  Un 
devoir,  parce  que,  ayant  été  personnellement  attaché  pendant  quelques   années 
aux  travaux  préparatoires  de  ce  recueil,  j'ai  appris  par  expérience  avec  quelles 
difficultés  il  faut  lutter  quand  il  s'agit  de  déchiffrer  des  textes  frustes  et  la  plu- 
part du  temps  fragmentaires,  comme  l'est  la  grande  majorité  des  monuments 
qui  nous  sont  parvenus  de  l'antiquité  sémitique;  c'est  donc  une  affaire  de  cons- 
cience pour  moi  de  faire  comprendre  à  ceux  qui  s'étonnent  de  la  lenteur  relative 
avec  laquelle  l'œuvre  acade'mique  a  été  menée  jusqu'ici,  combien  de  recherches 
patientes  et  d'efforts  persévérants  ont  été  exigés  avant  qu'on  ait  pu  songer  à  en 
présenter  les  résultats  au  grand  public.  Un  honneur,  parce  que,  bien  que  j'aie 
été  privé,  en  1877,  de  cette  modeste  collaboration,  AI.  Renan,   le  signataire  du 
fascicule,  a  bien  voulu  accueillir  et  consigner  dans  cet  ouvrage  magistral  plu- 
sieurs de  mes  opinions  exprimées   oralement.  Si  la  recherche  méticuleuse  de 
détail  découvre  des  points  faibles  soit  dans  l'exécution  matérielle,  soit  dans  le  choix 
de  certaines  interprétations,  cela  ne  saurait  nuire  au  mérite  de  l'ensemble.  »)  — 
21    novembre.   R.  Atklnsgx  ,  The  book   of   Leinstér,    sometimes    called  the 
book  of  Glendalough,  a  collection  of  pièces  in  the  irish   language,  etc.,  compte 
rendu  par  H.  oVArbois  de  Jubainville.  (Article  important  :  allusions  à  des  usages 
et  légendes  religieux.)  —  A.  Dillmann,   Kurzgefasstes  exegetisches  Handbuch 
zum  Alten   Testament.   Exodus   und  Leviticus,  fur  die  zweite  Auflage  nach 
Knobel  neu  barbeitet,  compte  rendu  par  M.  Verne?.  (  «  On  attendait  avec  quel- 
que impatience  la  nouvelle  édition  de  l'Exode-Lévitique.. .   ce  n'est  pas  qu'on 
espérât  de  l'éminent  orientaliste  quelque  vue  nouvelle  et  décisive  sur  les  ques- 
tions capitales  attachées  à  l'interprétation  de  ces  deux  livres,   mais  on  comptait 
que  l'excellent  instrument  de  travail  dont  il  avait  entrepris  la  revision,  ne  sorti- 
rait pas  de  ses  mains  sans  des  améliorations  et  des  perfectionnements  notables. 
Cette  attente  n'a  pas  été  trompée,  et  les  compatriotes  de  M.  Dillmann  ont  été  les 


256  DÉPOUILLEMENT  DES    PÉRIODIQUES 

premiers  à  constater  les  solides  qualités  du  présent  ouvrage...  »  Les  innova- 
tions apportées  dans  cette  nouvelle  édition  sont  ainsi  annoncées  dans  la  préface  : 
«  Ma  revision  a  été  une  refonte.  Le  commentaire  de  Knobel  n'a  guère  subsisté 
intégralement  que  pour  les  deux  cinquièmes  de  l'ouvrage...  La  constitution 
du  texte  massorétique,  beaucoup  moins  satisfaisante  qu'on  ne  le  croit  générale- 
ment, et  les  éléments  de  correction  que  fournissent  à  cetégardle  texte  samaritain 
et  la  Septante,  —  éléments  négligés  par  Knobel,  —  ont  été  l'objet  de  toute  notre 
attention.  »  La  discussion  d'ensemble  sur  l'origine  de  la  législation  rituelle 
dont  l'Exode  et  le  Lévitique  nous  offrent  les  principaux  textes  et  dont 
M.  Dillmann  maintient  le  caractère  anté-exilien  contre Kuenen,Reuss,  Wellhau- 
sen,  etc.,  est  renvoyée  au  volume  Nombres-Deutèronome-Josué,  auquel  l'auteur 
travaille  actuellement.) 

(La  suite  du  dépouillement  des  périodiques,  la  Chronique  et  la  Bibliographie  son 
renvoyés  au  numéro  de  novembre-décembre.) 


L'Éditeur -Gérant, 

ERNEST  LEROUX. 


ANGERS,  IMPRIMERIE  BURDIN  ET  Cie,  RUE  (lARNIER, 


LA 


RELIGION  DE  L'ANCIEN  EMPIRE  CHINOIS 


ÉTUDIÉE  AU  POINT   DE  VUE  DE  l'iIISTOIRE   COMPARÉE  DES  RELIGIONS1. 


LA    DIVINITÉ    CHINOISE.    THTAN.    SCHANG-TI. 

Dans  la  religion  de  tous  les  peuples,  autant  que  nous  les  con- 
naissons, on  sait  que  le  ciel,  dans  la  variété  de  ses  phénomènes, 
est  tenu  pour  la  principale  manifestation  de  la  divinité.  Là  où  la 
différenciation  delà  conception  de  Dieu,  qu'elle  soit  due  au  travail 
de  la  réflexion  ou  à  la  fantaisie  contemplative,  a  divisé  l'essence 
divine  unique  en  différentes  individualités  divines  et  abouti  à  la 
création  de  plusieurs  dieux,  partout  le  Dieu  du  ciel  a  été  tenu 
pour  le  Dieu  suprême.  L'esprit  indo-européen  lui-même,  porté 
peut-être  plus  que  tout  autre  à  individualiser  jusque  dans  les 
choses  de  la  religion,  et  auquel  on  doit  la  complication  et  le 
mélange  le  plus  complet  de  noms  et  d'êtres  divins,  a  toutefois 
affirmé  de  tout  temps  que  le  ciel  et  ses  principaux  phénomènes 
étaient  la  manifestation  de  la  divinité  suprême. 

Le  ciel  considéré  comme  manifestation  principale  de  la  divinité 

')  Nous  prévenons  nos  lecteurs  que  nous  avons  respecté  la  transcription  des 
noms  chinois  adoptée  par  l'auteur  de  ce  mémoire  original,  traduit  sur  manus- 
crit allemand.  (Red.) 

îv  17 


258  JUL1US    HAPPEL 

forme  à  son  tour  la  supposition  fondamentale  de  la  religion  de 
l'ancien  empire  chinois.  Mais  la  conception  chinoise  du  rapport 
entre  le  ciel,  phénomène  naturel  visible,  et  le  contenu  de  l'idée 
de  la  divinité  que  l'esprit  chinois  y  a  fait  pénétrer,   offre  un 
aspect  et  se  présente  sous  un  jour  si  particuliers  qu'on  peut  y 
voir  un  des  traits  principaux  de  la  manière  de  voir  caractéris- 
tique des  Chinois  sur  Dieu  et  sur  le  monde.  Il  semblerait  qu'à  cet 
égard  la  vieille  conception  du  rapport  du  ciel  visible,  en  tant  que 
phénomène  naturel,  avec  l'idée  du  Dieu  suprême  qu'on  y  mettait 
ainsi  en  relation,  conception  commune  aux  religions  de  tous  les 
peuples,  aitétémaintenuepar  l'espritchinois  etaitformé  pour  tous 
les  temps  la  supposition  essentielle  et  fondamentale  des  concep- 
tions chinoises  sur  le  monde  et  sur  Dieu  \  Si,  par  exemple,  dans 
toutes  les  religions,  le  ciel  est  considéré  comme  Père  et  la  terre 
comme  mère  *,  il  est  évident  qu'il  y  a  là  identification  entre  le 
phénomène  du  ciel  lui-même  et  la  conception  de  Dieu  comme 
père  ;  en  d'autres  termes,  ces  deux  propositions  :  Le  ciel  était 
Dieu,  et  Dieu  était  le  ciel,  sont  considérées  comme  équivalentes. 
Mais,  tandis  que,  dans  toutes  les  autres  religions  à  nous  connues, 
la  conception  du  ciel  et  l'idée  de  Dieu  se  sont  peu  à  peu  séparées, 
ont  été  opposées  l'une  à  l'autre  et  ont  été  désignées  par  desnoms 
particuliers,  le  ciel  désignant  par  exemple,  ce  qui  est  habituel,  le 
séjour  ou  la  principale  sphère  de  l'activité  du  Dieu  suprême,  cette 
séparation  n'a  jamais  été  effectuée  par  la  langue  chinoise;  mais 
Ciel  et  Dieu  suprême  sont  demeurés  des  idées  de  même  portée3. 
Cette  identification  de  la  conception  sensible  du  ciel  et  de  l'idée 
immatérielle  de  Dieu  ne  se  présente  nulle  part  d'une  façon  plus 
surprenante,  soiis  une  forme  plus  étrange  pour  toutes  les  autres 
religions,  que  lorsqu'on  voit  tantôt  invoquer  la  divinité  en  tant 


*)  Cf.  mon  Relig .  Anïage,  p.  128  ss. 

2j  «  Cent  mythologies  sont  fondées  sur  le  mariage  du  ciel  et  de  la  terre.  n 
A.  Réville,  Essais  de  critique  religieuse.  Cf.  Muir,  Original  Sanscrit  Texts , 
Nombreux  exemples  tirés  des  écrivains  grecs  et  latins. 

»)  Cf.  Neumann,  dans  Zeitschrift  des  D.  M.  £.,  1850.  Vol.  IV,  Heft,  1,  p.  33  s. 
«  Cette  association  (entre  le  spirituel  et  le  matériel)  est  tellement  entrée  dans 
la  langue  qu'il  est  impossible  de  traduire  en  chinois  les  premiers  versets  de  la 
Genèse  sans  de  longues  périphrases.  » 


LA    RELIGION    DE    l' ANCIEN    EMPIRE    CIIINOIS  259 

que  ciel  bleu  et  étendu  ',  tantôt  implorer  la  pitié  de  ce  même  ciel 
en  tant  que  Dieu  ou  gourmander  sa  rigueur.  On  n'a  donc  pas 
grand  chemin  à  franchir  pour  considérer  le  ciel  visible  comme  le 
corps  animé  de  la  divinité  et  pour  envisager  les  phénomènes 
célestes  comme  des  manifestations  somatico-psychiques  immé- 
diates de  celle-ci.  Particulièrement  les  phénomènes  naturels 
extraordinaires  paraissent  en  quelque  mesure  des  convulsions  de 
l'organisme  céleste  ou  divin,  des  réactions  à  la  fois  corporelles  et 
morales  du  principe  supérieur  travaillant  à  rétablir  l'harmonie 
troublée  du  monde  et  à  assurer  le  cours  régulier  de  l'ordre  natu- 
rel et  moral2.  Considérée  et  invoquée  en  tant  que  «Ciel»,  la  divi- 
nité semble  devoir  être  envisagée  tantôt  comme  un  composé  de 
puissances  célestes,  tantôt  comme  une  hiérarchie  impériale  d'es- 
prits célestes  3.  Il  ne  fait  pas  doute  qu'il  ne  se  trouve  en  particulier 
déjà  dans  la  plus  ancienne  conception  chinoise  du  ciel,  des  vues 
qu'on  appelle  sabéennes4.  Les  esprits  des  étoiles  y  sont  envisagés 
comme  les  puissances  qui  gouvernent  le  monde.  Mais  ces  esprits 
sont  si  intimement  unis  aux  étoiles  qu'ils  sont  censés  habiter,  ils 
se  présentent  si  peu  àl'état  d'individualités  séparées  de  leur  incar- 
nation, qu'ils  n'apparaissent  jamais  que  comme  les  membres  de 
Tunique  divinité  du  ciel  5.  Au  fond  de  cet  organisme  céleste, 
comme  à  la  base  de  tout  organisme  et  conformément  à  l'ordre 
qui  préside  à  l'empire  et  à  la  vie  civile  des  Chinois,  se  trouve  un 
rapport  essentiel  entre  l'organisation  d'en  haut  et  celle  d'en  bas. 
Tantôt  cinq,  tantôt  six  esprits  ou  seigneurs 6,   mais  dépourvus 

')  Schi-king,  VI.  1,  1  (ap.  Legge,  p.  439,  357.  Schi-king,  II,  b,  6;  u,  5,  4. 
*]  Cf.  Les^ge,  Schu-king.  p.  257,  rem. 

3)  Cf.  Plath,  Abhand.  d.  Bair.  Ak.  d.  Wiss.,  IX.  p.  779,  2. 

4)  Tcheou-li,  XVIII,  1-9  et  Legge,  Schi-king,  p.  362. 

3)  C'est  ce  que  reconnaît  Plath  quand  il  écrit  :  «  Xous  ne  savons  rien  sur  les 
rapports  du  ciel  ou  Schang-ti  avec  ces  esprits  célestes  (soleil,  lune,  étoiles'et 
constellations  :  Fi,  yuei,  sing,  tschifn).  On  ne  voit  point  qu'il  leur  donne  des 
ordres  ou  qu'ils  reçoivent  ses  ordres.  Tout  ce  que  nous  apprenons  par  le  Li- 
ki  chap.  10  (11),  Kiao-te-seng,  p.62,T.  p.  31,  c'est  que  le  sacrifice  au  soleil  était 
intimement  lié  au  sacrifice  offert  au  ciel.  Le  sacrifice  en  Kiao  (jour  d'hiver  ou 
équinoxe)  est  un  acte  solennel  de  déférence  envers  le  ciel;  l'objet  principal  en 
est  le  soleil,  que  l'on  associe  à  la  lune. 

6)  Cf.  Legge,  Schu-king,?.  39,  2, XXVIII,  XXIX.«DansIe  Tscheu-li figurent 
(il  est  vrai)  à  mainte  place  parmi  les  esprits  célestes  les  cinq  empereurs  (U-ti). 
et  leur  position  etleur  rapport  à  l'endroit  de  Schang-ti  ne  sont  pas  parfaitement 
clairs,  xix,  2e  partie,  p.  441,  on  lit  :  Le  Siao-thung-pe  bâtit  aux  cinq  souverains 
célestes  des  autels  dans  les  enceintes,  et  ces  cinq  doivent  présider  aux  cinq 
parlies  du  ciel,  un  au  milieu,  les  autres  aux  quatre  points  cardinaux.  » 


260  JULIUS    IIAPPEL 

de  toute  individualité,  paraissent  être  considérés  comme  les 
régents  supérieurs  et  se  trouver  ainsi  dans  une  sorte  de  rapport 
de  vasselage  avec  la  divinité  céleste,  Schang-ti,, lequel,  à  son  tour, 
en  cette  qualité  est  identifié  avec  le  ciel  '.  C'est  ici  que  l'élément 
personnel  et  spirituel  apparaît  de  la  façon  la  plus  précise  dans 
la  conception  chinoise  de  la  divinité.  La  divinité  est  sur  le  point 
de  passer  à  l'état  de  «  Dieu  personnel,  distinct  du  ciel.  »  Aussi 
Legge  se  voit-il  amené  à  traduire  le  mot  Ti  précisément  par  notre 
«  Dieu  »  et  se  croit-il  autorisé  à  rendre  Thien  par  divinité  i.  En 
fait  Schang-ti  est  bien  conçu  comme  un  être  ayant  conscience  de 
lui-même  et  jouissant  d'une  activité  propre,  comme  une  personne 
en  un  mot3,  quand  le  Schi-king  lui  fait  tenir  une  sorte  de  con- 
versation avec  un  des  plus  illustres  anciens  monarques  de  la 
Chine,  avec  le  roi  Wen.  Toutefois  cette  manière  de  voir  se  trouve 
tellement  isolée  dans  l'ensemble  de  la  littérature  chinoise,  que 
les  interprètes  chinois  des  temps  plus  récents  s'efforcent  d'y 
échapper  par  toute  espèce  d'artifices  d'exégèse  \  D'ailleurs, 
quand  même,  au  point  de  vue  du  peuple,  la  divinité  peut  être 
habituellement  conçue  comme  un  être  personnel,  elle  n'a  toute- 
fois jamais  atteint  à  l'aspect  individuel  et  à  l'empreinte  qui  carac- 
térise le  Dieu  suprême  d'autres  peuples;  jamais  la  divinité  ne 
s'est  affirmée  même  approximativement,  dans  son  indépendance 
à  l'égard  du  ciel  et  de  la  terre,  comme  le  Yahvéh  des  Israélites. 
Toujours  Thien  et  Schang-ti  demeurent  des  idées  susceptibles  de 
s'échanger  entre  elles;  et  l'esprit  de  la  terre  à  son  tour,  bien  que 
situé  bien  bas  au-dessousdu  ciel,  passe  toutefois  pour  une  essence 
qui  lui  est  immédiatement  unie3. 

Cette  conception  de  la  divinité  propre  à  la  Chine  a  en  tout  cas 
sa  racine  dans  la  stricte  subordination  de  l'individuel  au  général  ; 
la  conception   chinoise  de  la  divinité  est  ainsi  proprement  un 

•)  D'après  P.  Régis  sur  le  1-king,  t.  II,  p.  441,  un  esprit  était  préposé  à 
chacun  des  cinq  éléments,  et  ces  esprits  reçurent  sous  la  dynastie  des  Han  le 
nom  des  cinq  empereurs  (U-ti).  Plath,  Abh.  d.  Bai.  Ah.  d.  Wissens.,  IX,  p. 
763. 

s)  Legge,  Einleitung  z.  Schu-king,  XXV,  1. 

3)  Plath,  ouv.  cité,  p.  771. 

*)  Legge,  Schi-king,  378.  1,  rem.  1;  391,  rem.  1. 

°)  Plath.  Abh.  d.  Bai.  Ak.  d.  WissJ,  vol.  IX,  p.  743. 


LÀ    RELIGION    DE    L'ANCIEN    EMPIRE    CÏIINOIS  261 

reflet  de  l'individualité  nationale  elle-même,  telle  que  Ritter  l'a 
caractérisée  en  termes  frappants  '.Si,  dans  ce  type  de  peuple, 
l'individuel  et  le  personnel  sont  sans  cesse  engloutis  dans  le 
général,  on  comprendra  que  Dieu,  à  son  tour,  se  transforme 
dans  l'idée  de  divinité,  et  que  cette  divinité  doive  en  conséquence 
être  toujours  conçue  aussi  nécessairement  comme  Thicn  que 
comme  Schang-ti.  Aussi  un  déplacement  de  l'idée  divine,  tel  que 
celui  qui  se  produisait  partout  ailleurs,  est-il  aussi  impossible 
qu'en  Israël;  la  divinité  suprême  a  été  associée  d'une  façon 
si  intime  à  l'existence  même  de  ces  deux  individualités  natio- 
nales, qu'elle  ne  peut  cesser  qu'avec  elles. 

On  pourrait,  sur  la  foi  des  passages  rapportés  plus  haut,  être 
porté  à  se  représenter  la  conception  de  l'essence  divine  chez  les 
anciens  Chinois  sous  un  jour  grossièrement  matériel  ;  toutefois 
d'autres  témoignages,  aussi  précis  que  nombreux,  établissent 
quelle  nature  spirituelle  et  morale  on  reconnaissait  au  Dieu- 
Ciel,  et  cela  dès  les  plus  anciennes  sources  qui  nous  soient 
connues*.  La  conception  matérielle  du  ciel  visible  et  l'idée  de  Dieu 
ont  heause  confondre,  toutefois  elles  ne  se  recouvrent  en  aucune 
façon,  elles  ne  concordent  absolument  pas;  l'essence  propre  de 
la  divinité  est  située  par  delà  la  représentation  matérielle,  si  bien 
qu'on  ne  peut  la  saisir  avec  les  sens  extérieurs,  mais  seulement 
la  pressentir  et  la  contempler  par  les  yeux  de  l'esprit 3.  Une 
expression  des  plus  caractéristiques  à  cet  égard,  une  de  celles 
qui  éclairent  du  jour  le  plus  vif  l'idée  de  Dieu  chez  les  Chinois, 
est  la  remarque  faite  par  les  anciens  sages  chinois  (et  non  seu- 
lement par  Confucius  et  son  école,  mais  encore  par  Lao-tse), 

')  «  Dans  ce  pays,  un  peuple  séparé  de  tout  le  reste  du  monde  à  la  façon  des 
habitants  d'une  île,  doué  d'un  égoïsme  qui  s'admirait  lui-mècue,  se  développait 
d'une  façon  si  particulière  et  aboutissait  à  former  une  personnalité  si  forte  et 
si  grande  que  l'individualité  des  différents  hommes  devait  y  être  extraor- 
dinairement  refoulée.  La  caractère  de  l'ensemble  absorba  celui  de  l'indi- 
vidu. » 

2)  Legge,  ouv.  cité,  p.  314.  —  Plath,  ouv.  cité,  p.  770,  2. 

3)  «  En  cela  se  montre,  remarque  Confucius,  la  voie  dû  ciel  qui  n'agit  pas 
(d'une  façon  visible),  tandis  que  les  choses  s'accomplissaient  cependant.  » 
(Wu-wei  eut  vô  tsching.)  —  Cf.  Tschung-yung,  chap.  16  :  L'activité  (Te)des 
esprits  et  des  mânes  (Kuei-schin)  comment  elle  s'accomplit  (tsching).  Plath, 
Abh.  d.  Bai.  Ak.  d.  Wiss.  2e  série,  XXII,  139  —  «  Ce  que  personne  ne  fait  et 
ce  qui  se  fait  cependant,  c'est  le  ciel;  ce  que  personne  ne  vise  et  ce  qui  est 
pourtant  atteint,  c'est  la  résolution.»  Plath,  Leben  des  Conf.,  362,  2. 


262  JULTUS    HAPPEL 

que  le  ciel  ne  parle  pas  et  que  son  activité  se  manifeste  sans 
odeur  et  sans  bruit  \  On  a  eu  grand  tort  d'entendre  la  première 
de  ces  expressions  dans  le  sens  de  la  négation  d'une  révélation 
personnelle  de  Dieu;  elle  n'a,  d'une  façon  générale,  rien  à  faire 
avec  une  révélation  personnelle  de  la  divinité  a.  Car  l'ancienne 
littérature    chinoise  atteste    suffisamment  que  '.le  ciel,    quand 
même  il  ne  parle  pas  à  la  façon  des  hommes,  sait  cependant 
communiquer  ses  ordres  d'une  façon  aisée  à  percevoir  et  à  com- 
prendre;   cette  croyance   forme  même    la  supposition    fonda- 
mentale de  l'ancienne  conception  de  Dieu  chez  les  Chinois.  Mais, 
quand  on  assure,  à  plusieurs  reprises,  que  Dieu  ne  parle  pas,  on 
ne  se  propose  nullement  par  là,  comme  il  vient  d'être  dit,  de  nier 
la  «  révélation  personnelle,  »  mais  d'exprimer  la  pensée,  parti- 
culièrement mise  en  lumière  par  Lao-tse,  mais  en  même  temps 
très  authentiquement  chinoise,  que  l'Essence  parfaite  fait  claire- 
ment entendre  non  par  des  discours,  mais  par  ses  actions,  ses 
intentions  et  ses  volontés,  «  ce  qui  est  le  sens  de  l'esprit 3.  »  De 
cette  conception  déjà  [de  la  nature  de  la  divinité,  il  résulte  que 
les  Chinois  sont  singulièrement   éloignés  d'avoir  envisagé  le 
«  ciel  matériel  »  comme  leur  divinité  suprême  \  Cela  pourrait 
se  dire,  avec  beaucoup  plus  de  raison,  des  peuples  qui  désignent 
le  tonnerre  comme  la  voix  de  Dieu,  qui  tiennent  les  étoiles  pour 
ses  yeux,  et   d'autres  conceptions  offrant  un  même  caractère 
matériel,  expressions  qui  toutefois  doivent  être  souvent  enten- 
dues comme  de  simples  images  et  des  manières  de  parler  poéti- 
ques s,   et  cela  non  seulement  sur  le  terrain  du  Yahvisme  déjà 
si  épuré  et  spiritualisé    des  Hébreux.  En  Chine  au  contraire, 
on  évite  ces  façons   anthropomorphiques  et   anthropopathiques 
de  parler  de  la  divinité  6,  et  précisément  pour  cette  raison  on  se 
voit  obligé  d'atténuer  les  expressions  rapportées  plus  haut  sur  le 
corps  de  la  divinité  et  de  les  serrer  de  plus  près  de  façon  à  faire 


')  Tschung-yung,  33,  6.    Plath,  Abh.  d.  Bai.  Ah.  XIII  (2e  série),  p.  127,  1. 

s)  Contre  Plath,  ouv.  cité,  p.  142. 

3)  Stanislas  Julien,  Tao-te-king  de  Lao-tse,  p.  135. 

*)  Legge,  ouvr.  cité,  p.  362. 

bj  Cf.  Ludvvig,  Einleitung  zum  Rig-Veda,  p.  326,  i. 

6)  Plath,  Abh.  d.  Bai.  Ak.}  IX,  p.  745,  3;  746,  1. 


LA    RELIGION    PE    L'ANCIEN    EMPIRE    CHINOIS  263 

regarder  le  ciel  visible  et  bleu  non  pas  tant  comme  l'organisme 
corporel  de  la  divinité,  que  comme  son  manteau,  son  enveloppe, 
son  vêtement. 

En  tout  cas  il  résulte  de  ce  qui  a  été  dit  plus  baut  combien  est 
déplacée  l'observation  faite   à  un  point  de  vue  naturiste,   que 
pour  les  Chinois  eux  aussi  le  Ciel,  —  c'est-à-dire  la  conception 
sensible  du  ciel  matériel  —  forme  la  conclusion  (!)  naturelle  de 
leur  idée  du  monde  l.  C'est  tout  le  contraire   qu'il  faut  dire,  à 
savoir  que  là  précisément  où  finit  la  conception  sensible  du  ciel, 
commence  aussi  pour  les  Chinois  l'essence  invisible,  mystérieuse 
et  toutefois  manifeste  de  la  divinité.  Si  donc  à  la  déclaration  que 
«  le  ciel  ne  parle  pas,  »  on  ajoute  pour  préciser  que  son  action  se 
fait  sentir  «  sans  odeur  et  sans  paroles,  «c'est  là  tout  simplement 
une  manière  frappante  de  faire  ressortir  avant  tout  l'essence  et 
l'activité  purement  spirituelles  de  la  divinité  ;  cette  façon  de  voir 
est  confirmée  par  Yl-king-schue  Kua  tschnenV,  1,  t.  II,  p.  574 
qui  déclare  que  «  l'on  nomme  esprit  (schin)  ce  qui  est  subtil  ou 
fin   en   toutes    choses  (dans    les   10,000  choses);  »    et  par  le 
Hi-tseu  IV,  8,   t.  II,   p.  451   :  «  L'insondable  et  l'inépuisable 
(pu-tse)  de  TYn  et  du  Yang-  s'appelle  esprit 2.  »  Dans  la  mesure 
donc  où  la  divinité  est  «  sans  odeur  et  sans  paroles,  c'est-à-dire 
spirituelle,  elle  ne  peut  pas  tomber  sous  le  coup  de  sens  gros- 
sièrement corporels,  mais  ne  comporte  que  la  vue  du  pressenti- 
ment et  du  désir.  Mais  à  cette  désignation  purement  négative  de 
la  nature  de  la  divinité,  viennent  se  joindre  des  définitions  très 
positives,  qui  ne  permettent  aucunement  de  douter  que  la  divi- 
nité ne  fût  envisagée  comme  la  force  toute-puissante  et  toute 
présente  qui  pénètre  l'univers,  sachant,  voulant  et  pouvant.  «  Si 
nous  nous  en  tenons,  ditPlath  %  au  système  des  anciens  Chinois 
et  que  nous  nous  demandions  comment  le  Chinois  s'est  repré- 
senté la  puissance  céleste,  il  est  'certain  d'après  tout  ce  qui  pré- 
cède que   cette  force  céleste  pénètre  et  anime  l'univers,  qu'elle 
est  la  force  vitale,  l'âme  de  toutes  choses,  l'ordre,  l'intelligence 

M  Bastian,  Der  Mensch  in  der  Geschichte,  I,  195,  2. 

2)  Cf.   Y-king  Hitse,  I,  9,  4,  t.  II,  p.  510. 

3)  Abh.  d.  Bai.  Ak.  d.  Wiss.,  IX,  p.  770,  2. 


264  JULIUS    HAPPEL 

de  l'univers,  qu'elle  porte  tout  et  jouit  delà  toute  présence.  »  Ces 
derniers  traits  ne  sont  point,  il  est  vrai,  spécifiquement  chinois; 
ils  se  trouvent  au  contraire  prêtés  à  la  divinité  partout  où  l'on  a 
d'une  façon  générale  pu  être  en  état  de  saisir  l'idée  d'une  essence 
suprême,  dont  tout  dépend.  Il  ne  faut  pas  ici  négliger  de  men- 
tionner que,  dans  l'ancienne  Chine,  au  moins  mille  ans  avant 
notre  ère,  ces  conceptions  générales  de  1'  «  essence  suprême  » 
n'ont  pas  fait  défaut.  D'ailleurs  ce  qui  nous  intéresse,  conformé- 
ment à  l'objet  de  la  présente  étude,  c'est  surtout  d'observer  les 
conceptions  touchant  l'essence  et  l'action  de  la  divinité  qui  ont 
une  couleur  spécialement  chinoise.  A  cet  égard  une  particularité 
capitale  de  la  divinité  chinoise  qu'il  faut  relever,  c'est  qu'elle  est 
exclusivement  orientée  dans  le  sens  de  la  moralité,  c'est  que, 
dans  toute  son  activité,  ils'agituniquementet  partout  de  fonder, 
de  conserver  et  de  restaurer  l'ordre  social  '.  Tandis  que  les  divi- 
nités grecques  de  l'époque  homérique  passent  souvent  leur  temps 
en  bagatelles,  disputes  et  choses  pires  encore,  la  divinité  chinoise 
concentre  toute  son  attention  et  sa  force  sur  la  conservation  du  Tao; 
aussi  a-t-elle  introduit  les  cinq  rapports  fondamentaux  de  l'ordre 
social  et  donné  au  prince  et  au  peuple  la  bonne  nature  2  qu'ils 
n'ont  qu'à  suivre  pour  rencontrer  partout  le  bien.  Mais  tous  deux 
ayant  abandonné  les  antiques  et  bonnes  ordonnances  de  Tao  et 
de  Schun  et  par  là  introduit  dans  l'ordre  social  un  trouble  tou- 
jours croissant,  le  Ciel  ne  se  borne  pas  à  les  avertir  et  à  les 
punir  par  des  événements  naturels  qui  annoncent  la.  calamité 
et  qui  la  réalisent;  il  laisse  aussi  le  peuple  et  le  prince  s'ins- 
truire, se  corriger,  se  punir  mutuellement 3  ;  tous  deux  doivent  se 
faire  connaître  l'un  à  l'autre  la  volonté  de  la  divinité  qui  tend  à 
la  conservation  de  l'ordre  moral.  Dans  le  Kia-iù  25,  5,  Confu- 
cius  enseigne  que,  si  le  peuple  abandonne  la  droite  voie  (Tao,  le 
principe),  le  Schang-ti  trouble  également  l'ordre  du  ciel  (Schang- 
ti  pi  i  Khi  wei  loen  Thien  tao).  Aussi  adresse-t-il  au  prince  de 
Sung  les   avertissements  suivants  4  :  «  Honore  (tsun)  le  ciel, 

»)  Plath,  Abh.  d.  Bai.  Ak.t  IX,  p.  751,  3. 

2)  Legge,  ouv.  cité,  p.  90.  Rem.  de  la  p.  425,  1 . 
|  3)  Legge,  ouv.  cité,  81,  85,  101. 
£*)  Kia-iii,  13,  §  9  suiv. 


LA    RELIGION    DE    i/ ANCIEN    EMPIRE    CI1INOIS  265 

vénère  (king)  les  Mânes  (Knei),  alors  le  soleil  et  la  lune  garde- 
ront leur  cours  régulier.  »  Aussi  doit-on  prendre  le  soleil  et  la 
lune  dans  leur  cours  régulier  pour  modèle,  car  ils  instruisent 
l'homme  saint  (accompli).  La  tendance  purement  morale  de  la 
divinité  à  cet  égard  s'exprime  d'une  façon  particulière  nom- 
mément en  ceci  qu'elle  n'opère  pas,  comme  la  divinité  de 
Calvin,  toutes  choses  pour  sa  propre  gloire,  mais  qu'elle  est  libre 
de  tout  intérêt  égoïste.  C'est  ainsi  que  dans  \eKia-iu  27,  p.  10  s., 
Confucius  loue  tellement  le  Ciel  et  la  Terre  d'agir  sans  motifs 
intéressés  (Wu-sse).  Lao-tse  à  son  tour  détermine  d'une  façon 
plus  précise  encore  celte  notion  si  authentiquement  chinoise  de 
'a  divinité,  quand  il  déclare  que  le  Tao  et  l'homme  saint  qui  se 
laisse  conduire  par  lui  trouvent  leur  bonheur  à  donner  et  non  à 
prendre  l.  L'élément  purement  moral  et  spécifique  de  la  divinité 
chinoise  ne  ressort  pas  avec  moins  de  clarté  de  l'explication  que 
le  même  sage  chinois  donne  de  la  'proposition  connue  que  le 
chemin  du  ciel  est«  sans  odeur  et  sans  paroles;  «d'après  lui  cela 
signifie  que  la  divinité  agit  sans  ostentation  d'aucune  sorte  2.  Si 
ailleurs  au  contraire  on  se  plaint  (par  exemple  dans  le  Schi- 
lling) avec  quelque  impatience  de  la  trop  grande  sévérité  des 
châtiments  du  Ciel  (comme  cela  se  rencontre  aussi  dans  maint 
psaume  de  l'Ancien  Testament),  i  on  n'en  trouve  pas  moins  la 
conscience  que  l'homme  n'a  qu'à  s'accuser  lui-même,  et  n'a  pas 
à  s'en  prendre  au  ciel  de  son  infortune  3.  Si  cette  façon  de  voir 
n'est  pas  uniquement  propre  aux  Chinois,  elle  n'en  mérite  pas 
moins  d'être  d'autant  plus  mise  en  lumière  que  l'on  a  déjà 
reconnu  dans  la  haute  antiquité  chinoise  comment  la  divinité 
fait  l'éducation  de  ses  témoins  choisis  par  le  moyen  de  grandes 
tentations  et  humiliations,  par  les  travaux  et  les  souffrances  4. 
Quand  donc  Confucius  profère  cette  plainte  [Lun-iu  14,  37)  : 
«Personne  ne  méconnaît,  »  et  que  Tseu-Kung  demande:  «Qu'est- 
ce  que  cela  signifie?  »  Confucius  n'hésite  pas  à  répondre  :  «Je  ne 

*)  Stanislas  Julien,  Lao-tse,  Tac-te-King,  p.  297-298. 

2)  Cf.  Victor  von  Strauss,  Essai  zur  allgem.  Religionsgeschichte,  p.  90,  2. 

3)  Legge,  ouv.  cité,  p.  101. 

4)  Cf.  "Plath,  Abh.  d.  Bai.    Akad.,  18GG,   vol.  XI,    lr«  partie,  p.  363,  3,  et 
Legge,  Leben  des  Mencius,  p.  311. 


266  JULIUS    H  APPEL 

murmure  pas  contre  le  Ciel,  je  ne   me  plains  pas  (yen)   des 
hommes;  j'étudie  en  bas,  je  m'élancejusqu'enhaut(ta);  celui  qui 
me  connaît,  c'est  le  Ciel  l.  »  Ce  qui  est  particulièrement  remar- 
quable et  instructif  également  pour  les  essais  de  l'Eglise  chré- 
tienne touchant  la  doctrine  de  la  prédestination,  c'est  la  direction 
purement  morale  de  l'activité  de  la  divinité  exprimée  dans  cette 
pensée,  que  les  résolutions  célestes  ne  sont  immuables  qu'en  tant 
qu'elles  restent  toujours  absolument  morales;  il  n'en  est  pas  de 
même  de  l'individu  humain  qui  peut  'agir  comme  il  veut  selon 
qu'il  se  détermine  dans  un  sens  ou  dans  l'autre.  C'est  ainsi  que 
Confucius  dit  (Lun-iù  7,  22):  «  Le  Ciel  a  engendré  la  vertu  en  moi 
(seng-te);  que  peut  me  faire  Kuan-tui  (l'esquisse  de  Sung,  qui 
voulait  lui  nuire)?  EtTang-Ki  30,  s.  22  (23,  p.  152)  on  lit  :  «  Le 
sage  se  sert  des  usages  (li)  comme  d'une  barrière  pour  la  vertu, 
des  punitions  comme  d'une  barrière  contre  les  excès,  de  la  réso- 
lution céleste  comme  d'une  barrière  contre  les  passions  (Yo).  » 
Toutefois  on  ne   saurait  saisir  d'une  façon  complète  l'idée  de 
Dieu  chez  les  Chinois,  si  on  ne  cherche  à  l'embrasser  également 
dans  ses  lacunes  caractéristiques.  A  côté  des  mérites  les  plus  écla- 
tants on  fera  ressortir  alors  d'une  façon  décisive  les  étroitesses  et 
les  faiblesses  qui  la  déparent.   La  divinité  agissant  en  dehors  de 
tout  intérêtprivé,  c'estlà  sans  doute  une  conception  élevée,  parce 
que  c'est  une  conception   purement  morale.  C'est  visiblement 
la  pensée  sur  laquelle  l'Ancien  et  le  Nouveau  Testament  insistent 
si  souvent,  quand  ils  disent  qu'il  n'y  a  nulle  acception   de  per- 
sonne devant  Dieu  et  que  par  conséquent  sa  faveur  ne  peut  pas 
s'obtenir  par  de  plates  démonstrations  de  courtisanerie,  mais  par 
l'accomplissement  de  la  loi   morale.  Mais   la  forme   raide  et 
inflexible  où  s'est  déposée  cette  pensée  louable  en  soi  sur  le  ter- 
rain chinois,  lui  donne  un  ton  si  exclusif  que  son  contenu  à  la 
fois  religieux  et  moral  en  est  gravement  compromis.  La  croyance 
que  la  divinité  ne  se  laisse  déterminer  que  par  des  actions  mo- 
rales, n'exclut  nullement  l'idée   qu'elle  puisse  entrer  avec  les 
hommes  qui  s'y  prêtent  dans  un  rapport  plus  proche,  personnel, 

»)  Plath,  ouv.  cité,  XIII,  p.  115,  1. 


LA    RELIGION    DE    L'ANCIEN    EMPIRE    CHINOIS  267 

individuel,  qu'elle  descende  jusqu'à  eux,  qu'elle  converse  avec 
eux,  qu'elle  vienne  habiter  chez  eux  et  en  eux.  D'un  pareil  com- 
merce delà  divinité  avec  leshommesilest  toutau  moins  question 
dans  les  mythes  et  les  légendes  originaux  de  tous  les  autres  peu- 
ples civilisés.  Les  alliances  contractées  par  les  dieux  de  la  Grèce 
avec  leurs  favoris  sont  à  la  fois  très  individuelles  et  très  variées, 
mais  à  son  tour  le  dieu  d'Abraham,  d'Isaac  et  de  Jacob  descend 
de  son  trône  céleste  afin  de  s'entretenir  avec  les  élus  comme 
avec  des  égaux;  il  revêt  une  forme  individuelle,  il  apparaît  dans 
le  feu,  dans  le  tourbillon,  dans  la  fumée,  sous  la  forme  d'un 
homme,  avec  la  figure  humaine.  Il  en  est  tout  autrement  de  la 
divinité  chinoise  :  bien  qu'opérant  partout  et  voyant  tout,  il  ne 
lui  arrive  point  et  il  ne  lui  est  jamais  arrivé  de  descendre  «  per- 
sonnellement »  sur  la  terre  et  de  se  révéler  à  quelque  homme 
sous  la  forme  d'un  individu.  Toutefois  on  trouve  dans  les  livres 
canoniques  du  confucianisme  quelques  allusions  qui  semblent 
témoigner  de  la  présence  de  cette  foi  jusque  dans  l'ancienne  reli- 
gion populaire  chinoise1.  Nous  pensons  particulièrement  à  la 
naissance  miraculeuse  de  plusieurs  héros  chinois  où  la  divinité 
intervient.  La  naissance  de  Hsie  est  arrivée  par  le  moyen  d'un 
œuf  qu'une  hirondelle  a  laissé  tomber  dans  la  bouche  de  la  prin- 
cesse de  Schung  et  que  celle-ci  a  avalé  pendant  son  bain  ;  his- 
toire merveilleuse  qui  inspire  aux  «  éditeurs  de  l'édition  impé- 
riale du  Schi,  »  cetteremarque  qu'il  n'estpasnécessaire  d'ajouter 
foi  à  la  légende,  que  l'important  est  de  croire  que  la  naissance  de 
Hsie  a  bien  été  ordonnée  spécialement  parle  ciel \  Un  esprit  des 
grandes  montagnes  fut  envoyé  sur  terre  et  y  fut  l'auteur  de  la 
naissance  des  princes  Tu  et  Schan  3.  Mais  ce  qu'il  faut  men- 
tionner tout  spécialement  ici,  c'est  la  naissance  de  Hauki,  l'in- 
venteur de  l'agriculture,  qui  mérite  d'autant  plus  de  nous  inté- 
resser qu'ony  voit  clairementque  l'ancienne  conception  religieuse 
que  les  Chinois  se  faisaient  du  monde  non  seulement  n'est  pas 
dépourvue  d'une  base  profonde,  d'un  sous-sol  mystique  et  rem 

»)  Cf.  Plath,  Abh.  d.Bai.  Akad.  d.  Wiss.,  IX,  p.  749. 
s)  Cf.  Schi-king,  Legge,  307,  note. 
3)Yoy.  ibid.  423,  noie  1. 


268  JULIL'S    HAPPEL 

pli  de  secrets,  mais  qu'elle  va  jusqu'à  connaître  une  espèce  d'in- 
carnation de  la  divinité.  La  naissance  de  Hauki  est  spécialement 
prévue  par  la  divinité  et  toutes  les  circonstances  qui  s'y  rencon- 
trent attestent  une  intervention  immédiate  de  la  divinité;  cette 
naissance  est  expressément  désignée  comme  surnaturelle  *  et  les 
signes  qui  l'accompagnent  offrent  une  surprenante  ressemblance 
avec  celle  deCyrusetde  Romulus-Remus,maisplus  encore  avec  la 
venue  au  monde  du  Messie  annoncé  par  les  prophètes5.  On  pourrait 
supposer  que  de  pareilles  conceptions  d'une  «  descente  du  divin 
dans  la  chair  se  retrouveraient  en  plus  grand  nombre  encore  si 
Confucius  et  son  école  n'avaient  point  eu  intérêt  à  rejeter  autant 
que  possible  hors  du  cercle  d'idées  de  leur  peuple  ces  conceptions 
anthropomorphiques  et  anlhropopathiques  de  la  divinité.  Mais  si 
cette  supposition  est  fondée,  il  faut  admettre  qu'un  tel  dessein  n'a 
punon  plus  être  couronné  de  succès  qu'autant  que  Confucius  s'est 
rencontré  sur  ce  point  avec  l'instinct  au  moins  de  la  grande  ma- 
jorité de  son  peuple  ou  s'est  trouvé  juste  à  une  époque  de  déve- 
loppement historique.  En  tout  cas  ces  restes  attestent  avec  clarté 
que  l'ancien  esprit  chinois  lui  non  plus  n'a  pas  ignoré  une  con- 
ception plus  fantaisiste  de  Dieu  et  du  monde.  Mais  cette  conces- 
sion ne  permet  pas  de  mettre  décote  ce  fait  que  l'idée  de  Dieu 
chez  les  Chinois  était  trop  raide  et  trop  immobile  pour  rendre 
possible  un  commerce  vivant,  personnel  et  individuel  entre  la 
divinité  et  les  différents  hommes.  Ce  n'est  qu'à  propos  de  quel- 
ques princes  particulièrement  distingués  qu'il  estditqu'ils  furent 
élevés  après  leur  mort  au  rang  de  compagnons  de  Dieu  â.  Les  vi- 
vants demeurent  toujours  à  une  égale  distance  du  Thien;  ils 
peuvent  sans  doute  lui  adresser  des  prières  l,  mais  un  seul 
homme  peut  lui  adresser  des  sacrifices,  l'empereur,  qui  porte 
le  nom  de  fils  du  Ciel.  Et  c'est  précisément  ce  nom,  bien 
que  d'une  apparence  anthropopalhique,  qui  permet  de  saisir 
dans  toute  sa  clarté  la  raideur  et  l'inflexibilité  de  l'idée   de  Dieu 


*)  De  même  la  naissance  ùu  roi  Wen.  Cf.  Legge,  ouv.  cité,  p.  380,381,  1. 
2)  Cf.  Legge,  ouv.  cité,  p.  390  suiv. 
3j  Legge,  ouv.  cité,  378,  1  ;  477,  478. 

4)  Kàufl'er,  Gesch.  Ostasiens,  I,  p.  130,  131.  —  Legge,  Schu-king,  405,  note. 
Plath.  Abh.  cl.  Bai.  Ah.,  IX,  p.  8(36. 


LA    RELIGION    DE    l' ANCIEN    EMPIRE    CHINOIS  269 

chez  les  Chinois.  En  effet  ce  titre  no  doit  en  aucune  façon  s'en- 
tendre, comme  ailleurs,  dans  un  sens  physique  ou  métaphysi- 
que comme  s'il  conférait  à  l'empereur  une  nature  plus  élevée  que 
celle  des  autres  hommes  (les  fameux  empereurs  eux-mêmes^des 
anciens  temps,  les  figures  plus  mythiques  que  réelles  de  Yao  et 
de  Schun,  ne  sont  pas  considérés  comme  des  incarnations  de  la 
divinité,  mais,  de  même  que  Gonfucius  lui  aussi,  comme  des 
hommes  dont  n'importe  quel  autre  individu  possède  la  nature 
et  auxquels  il  peut  en  consé-quence  devenir  semblable)  ;  l'expres- 
sion de  Thienzze  n'est  que  «  l'équivalent  de  «  he  whom  Heaven 
sons,  »  c'est-à-dire  celui  que  le  Ciel  considère  et  traite  comme 
son  fils  ',  »  et  doit  rappeler  celui  qui  en  esl  honoré  au  rapport 
de  piété  et  aux  devoirs  particuliers  qui  en  découlent 2  et  qu'il  doit 
remplir  par  rapport  au  ciel.  Il  doit  se  conduire  à  l'égard  du  ciel 
comme  tout  fils  chinois  honnête  envers  son  père.  Aussi  l'empe- 
reur, lors  des  principaux  sacrifices,  se  reconnaît-il  comme  l'es- 
clave ou  le  sujet  du  ciel  3.  Le  Ciel  est  dans  le  même  sens  le  père 
de  l'empereur,  de  même  que  celui-ci  doit  être  à  son  tour  le  père 
de  son  peuple  *.  Mais  pour  lui  aussi, comme  pour  tous  ses  sujets, 
le  Ciel  reste  Schang-ti,  c'est-à-dire  le  seigneur  suprême.  Jamais 
le  nom  de  Père  n'est  appliqué  à  la  divinité  suprême  dans  le  sens 
où  l'emploient  les  anciens  Grecs,  les  Israélites  et  tout  particuliè- 
rement les  chrétiens.  Cette  inflexibilité  et  cette  rigueur  de  l'idée 
de  Dieu  chez  les  Chinois  laisse  sans  satisfaction  un  des  besoins 
les  plus  profondément  ancrés  au  sein  de  la  nature  humaine.  Pour 
chercher  un  remède  à  ce  besoin  non  satisfait,  l'esprit  chinois  a  eu 
recours  à  un  procédé  qui  lui  est  tout  à  fait  particulier.  NousJ  ve- 
nons par  là  au  culte  des  ancêtres. 

')  Cf.  Legge,  Leben  des  Mencius,  p.  322,  4;  3 i 3,  367. 
s)  Legge,  ouv.  cité,  XXV,  1. 

3)  Cf.  ouv.  cité,  p.  405,  note. 

4)  Cf.  Plath,  Abh.  d.  Bai.  Akad.  d.\Wiss.,lX,  p.  768. 


270  JULIUS    HAPPEL 

II 

LES    ANCÊTRES.    TSU.    TSU-TSUNG. 

En  soi  et  pour  soi  le  culte  des  ancêtres  n'est  pas  spécifique- 
ment chinois;  il  repose  plutôt  sur  un  sentiment  si  naturel  à 
Thomme  que  l'on  ne  peut  pas  s'étonner  de  le  voir  répandu  pres- 
que sur  toute  la  terre.  Là  où  on  ne  le  rencontre  point  du  tout,  où 
on  ne  le  rencontre  plus,  où  on  le  rencontre  réduit  à  quelques 
éléments  insignifiants,  c'est  tantôt  que  des  rapports  généraux 
très  défavorables  se  sont  mis  au  travers  de  sa  route  et  se  sont 
opposés  à  son  essor,  comme  il  arrive  souvent  chez  les  peuples 
sauvages  les  plus  abrutis  et  abâtardis,  tantôt  que  des  motifs  reli- 
gieux d'une  autre  nature  prenant  le  dessus  ont  détourné  l'instinct 
religieux  du  culte  des  ancêtres,  comme  c'est  le  cas  dans  le  boud- 
dhisme ou  dans  le  catholicisme.  Au  contraire  de  cela,  dans  la 
religion  de  l'ancien  empire  chinois,  le  culte  des  ancêtres  s'est 
toujours  montré  au  plus  haut  degré  d'intensité  et  a  rencontré,  si 
l'on  peut  s'exprimer  ainsi,  son  expression  vraiment  classique.  Ces 
hommages  religieux  rendus  avec  tant  d'empressement  aux  ancê- 
tres trouvaient,  en  tout  état  de  cause,  comme  nous  l'avons  déjà 
remarqué,  une  circonstance  éminemmentfavorable  dans  le  carac- 
tère immuable  et  rigoureux  de  l'idée  de  Dieu.  La  divinité  céleste 
planait  à  une  distance  et  à  une  hauteur  si  inaccessibles  à  l'indi- 
vidu ;ellerestreignaittropsasollicitudeauxfaitsgénéraux,  enpar- 
ticulier  au  maintien  de  l'ordre  dans  le  monde  pour  que  les  besoins 
individuels  pussenty  trouver lamoindre  satisfaction.  L'empereur 
lui-même  ne  pouvait  se  rapprocher  du  Ciel  plus  que  ses  rapports 
officiels  ne  lui  en  offraient  l'occasion,  à  plus  forte  raison  l'homme 
du  peuple.  Le  profond  intérêt  humain,  qui  réclame  un  commerce 
intime,  immédiat,  individuel  et  personnel  avec  la  divinité,  tel 
qu'on  le  trouve  particulièrement  dans  la  communion  du  sacrifice, 
dans  l'action  de  manger  et  de  boire  ensemble,  ne  trouvait  donc 
aucune  satisfaction  dans  cette  divinité  chinoise  du  ciel;  il  fallait 


LA   RELIGION    DE    l' ANCIEN    EMPIRE    CHINOIS  271 

donc  là  plus  que  n'importe  où  ailleurs,  des  dieux  intermédiaires, 
des  médiateurs,  des  intercesseurs.  Mais  tandis  que  presque  par- 
tout une  bonne  part  de  cette  médiation  est  échue  à  une  classe 
particulière,  au  sacerdoce,  en  Chine  paraît  s'être  conservée  l'an- 
tique coutume,  d'après  laquelle  le  père  de  famille  lui-même  s'ac- 
quitte dans  les  limites  de  sa  famille  des  fonctions  sacerdotales, 
médiatrices.  Et  c'est  là  encore  un  trait  caractéristique  du  déve- 
loppement intellectuel  particulier  aux  Chinois,  que  dans  l'an- 
cienne Chine  il  n'a  pas  existé  de  sacerdoce  séparé.  En  tant  que 
patriarche  de  son  peuple  l'empereur  est  en  même  temps  son 
prêtre  suprême  ;  il  ne  sacrifie  pas  seulement  pour  une  famille, 
mais  pour  le  peuple  entier  *.  Le  maintien  de  la  dignité  sacerdo- 
tale chez  le  père  de  famille  a,  en  tout  état  de  cause,  contribué  de 
la  façon  la  plus  efficace  à  créer  et  à  conserver  à  celui-ci  dans  le 
cercle  des  gens  de  sa  maison  et  vis-à-vis  de  ses  enfants  une  place 
d'honneur  incomparable.  Le  rapport  tout  spécial  de  piété  qui  en 
résulte  est  évidemment  devenu  le  pivot  non  seulement  de  la 
vie  chinoise  en  général,  mais  tout  particulièrement  aussi  de  sa 
religion  s.  Le  mariage  est  la  copie  et  la  reproduction  du  rapport 
dans  lequel  le  Ciel  et  la  Terre  se  trouvent  vis-à-vis  de  tous  les 
autres  êtres  de  l'univers  ;  ceux-là  sont  sortis  de  ceux-ci  et  res- 
tent éternellement  dans  leur  dépendance  3.  Il  se  peut  que  l'éla- 
boration dogmatique  de  cette  idée,  telle  qu'elle  se  rencontre  en 
particulier  dans  le  Hsia-King,  n'appartienne  qu'à  une  époque 
postérieure  et  que  Legge  ait  raison  d'attribuer  l'insistance  qui.  y 
est  apportée  à  un  intérêt  éventuel  de  la  dynastie  de  Tscheu  4, 
mais  Fidée  elle-même  est  certainement  une  conception  fonda- 
mentale de  la  vie  chinoise,  tout  à  fait  indépendamment  de  ce 
que,  comme  Tiele  B  le  remarque  à  l'encontre  de  Plath,  la  vue 
mythologique  du  rapport  matrimonial  du  Ciel  avec  la  Terre  se 
retrouve  partout.  Aussi  longtemps  que  vivent  les  parents,   on 


J)  Plath,  Abh.  d.  Bai.  Akad.,  XI,  p.  745,  2. 

2)  Plath,  lbid.,  1866.  tome  XI,  lre  partie,  p.  349. 

3)  lbid.  p.  767-788.  Plath  toutefois  se  refuse  à  voir  dans  l'expression  «  père 
et  mère,  »  autre  chose  qu'une  sollicitude  paternelle. 

4)  Leg-ge,  ouv.  cité,  484  n°  3,  485. 

B)  Tiele,  Compendium  der  Relig.  Gesch.,  p.  33.  Edition  française,  p.  29* 


272  JUL1US    HAPPEL 

doit,  d'après  la  doctrine  du  Hsia-king,  les  traiter  comme  des 
dieux  terrestres.  Los  enfants  ne  doivent  pas  voir  seulement  dans 
les  parents  leurs  supérieurs  et  préposés  spéciaux,  mais  plutôt  les 
représentants  les  plus  immédiats  du  rapport  de  piété  qui  porte  et 
détermine  l'ordre  entier  de  l'univers,  et  offrir  ainsi  leurs  hom- 
mages non  seulement  au  père  et  à  lanière,  mais  à  la  «  parenté 


■D 

en  soi 


Aussi  l'obligation  qui  leur  incomben'estpas  seulementd'entou- 
rer  constamment  leursparents  du  plus  grand  respect,  de  les  soi- 
gner quandilssontdevenus  âgés,  de  les  pleurer  quand  ilsmeurent; 
cette  communauté  de  vie  doit  se  poursuivre  jusqu'au  delà  de  la 
mort  sous  sa  forme  la  plus  sensible.  Tous  les  événements  impor- 
tants de  la  famille  sont  communiqués  aux  défunts  aussi  !,  en  par- 
ticulier tout  changement  dans  la  propriété  ouïe  droit  possessoral 
des  ancêtres  est  toujours  l'objet  d'une  reconnaissance  nouvelle. 
Même  aux  rois  défunts  le  peuple  continue  d'appartenir  en  propre. 
(Ibid.,  p.  109,  110.)  Même  quand  les  enfants  se  marient,  ils  no 
secouent  pas  pour  cela  la  puissance  paternelle;  la  famille  du  fils 
même  est  considérée  comme  la  propriété  du  père.  Le  rapport 
entre  les  défunts  et  les  vivants,  tel  que  l'établit  cette  pieuse  rela- 
tion, trouve  son  expression  la  plus  solennelle  dans  les  agapes 
que  les  derniers  offrent  annuellement  aux  premiers.  Ces  repas 
en  l'honneur  des  morts  se  retrouvent  bien,  comme  on  sait,  chez 
un  grand  nomdre  de  peuples,  mais  nulle  part  sous  une  forme 
aussi  concrète  que  chez  les  Chinois.  La  fête  comporte  deux  parties 
essentielles,  l'une  un  véritable  repas  funéraire  qui  occupe  le 
premier  jour,  l'autre  un  repas  des  vivants  qui  a  lieu  le  jour  sui- 
vant. Cette  seconde  partie  se  divise  elle-même  en  deux  banquets, 
qui  n'ont  lieu  ni  au  même  lieu,  ni  au  même  temps,  et  dont  le 
premier  est  donné  aux  représentants  des  morts,  le  second  à  tous 
les  parents  3.  Le  repas  funéraire  proprement  dit  est  célébré  d'une 
façon  singulièrement  représentative  et  où  l'idée  spéciale  des 
rapports   de   parenté  chinois  est  exprimée  par  les  plus  clairs 

*)  Cf.  Legge,  Hsia-king,  480,  482,  note. 

2)  Legge,  ouv.  cité  p.  427  note  3. —  Plath,  Abh,  d.  Bai.  Akad.,]X,  p.  927. 

3)  Cl.  Legge,  Schi-king,  300,  30t. 


LA    RELIGION    DE    L'ANCIEN    EMPIRE    CniNOlS  273 

symboles.  Des  alliés  choisis  s'asseyent  à  table  en  qualité  de  repré- 
sentants des  chers  défunts  et  prennent  en  silence  les  mets  offerts 
aux  morts  chéris,  préparés  spécialement  à  cet  effet  et  consistant 
particulièrement  en  millet  et  en  boissons  spiritueuses  fortement 
parfumées. Tandis  que  les  représentants  en  question  reçoivent  les 
démonstrations  d'honneur  qui  reviennent  aux  défunts,  ceux-là 
sont  censés  être  venus  habiter  en  eux  et  participer  dans  et  avec 
eux  au  repas.  Après  le  banquet,  celui  que  Ruckert  appelle  le 
serviteur  des  morts  (Todtenknabe),  c'est-à-dire  un  personnage 
désigné  pour  être  leur  organe,  déclare  que  ceux-ci  ont  accueilli 
les  hommages  reconnaissants  des  vivants  et  qu'ils  continueront 
de  les  bénir  à  la  condition  qu'ils  n'oublient  jamais  l'amour  et  le 
respect  qu'ils  doivent  aux  défunts. 

Le  lendemain  le  père  de  famille  donne  d'abord  aux  représen- 
tants, «  afin  de  compléter  leur  bonheur  et  leur  honneur,  »  puis 
à  tous  les  parents  parus  à  la  fête,  un  repas  où  l'on  boit  et  mange 
jusqu'à  satiété1.  Il  faut  remarquer  la  conception  d'après  laquelle, 
lors  de  ce  repas  sacriticiaire,  l'existence  au  delà  de  la  tombe  des 
défunts  paraît  être  liée  à  l'existence  des  vivants.  La  surprenante 
analogie  de  cette  fête  des  morts  avec  la  «  sainte  cène,  »  telle 
qu'elle  se  célébrait  dans  les  premières  communautés  chrétiennes, 
particulièrement  avec  l'agape  fraternelle  qui  la  suivait,  saute 
aux  yeux.  Une  idée  commune  est  à  la  base  de  ces  deux  con- 
ceptions, en  dépit  des  profondes  différences  individuelles  qui  les 
séparent. 


III 

LA    CONTINUATION    DE    L'EXISTENCE    APRÈS    LÀ    MOUT. 

Ici  se  place  naturellement  la  question  de  la  foi  des  anciens 
Chinois  à  l'immortalité.  Par  ce  qui  précède  on  peut  déjà  voir 
suffisamment  —  et  nous  allons  tout  à  l'heure  montrer  et  réunir 
les  faits  eux-mêmes  dans  leur  détail  —  combien  erronée  est  la 

')  Cf.  Legge,  Schi-king,  p.  301. 

iv  18 


274  JULIUS   HAPPEL 

thèse,  soutenue  principalement  parWuttke  l,  que  les  Chinois  ne 
croyaient  en  aucune  façon  à  une  persistance  de  l'individu  après 
la  mort;  cette  idée,  d'après  ces  auteurs,  aurait  été  laissée  debout 
comme  une  inconséquence  de  sentiment  par  le  fondateur  de  leur 
religion,  Confucius,  dont  le  système  l'exclut 2,  ou  comme  Hell- 
wald  l'a  tout  récemment  prétendu  3,  les  Chinois  n'auraient  eu 
tout  au  moins  aucune  idée  d'une  rémunération  après  la  mort, 
d'un  châtiment  quelconque  pouvant  se  rencontrer  après  l'exis- 
tence actuelle,  toute  récompense  ou  peine  devant  s'épuiser  dans 
la  forme  de  l'économie  actuelle.  Contre  de  pareilles  affirmations, 
il  faut  tout  d'abord  faire  d'une  façon  générale  la  remarque  que 
de  l'absence  d'une  exposition  magistrale  de  la  question  de  la 
persistance  de  la  vie  après  la  mort,  soit  dans  les  écrits  canoniques 
des  Chinois,  soit  chez  les  philosophes  de  la  tendance  de  Con- 
fucius, on  n'est  nullement  autorisé  à  conclure  que  l'esprit  popu- 
laire chinois  n'ait  pas  à  sa  façon  été  aussi  préoccupé  de  résoudre 
ce  mystère  que  n'importe  quel  autre  peuple  \  Cette  conclusion 
n'est  pas  plus  légitime  qu'il  ne  le  serait  de  tirer  de  cette  circons- 
tance que  les  plus  anciens  écrits  des  Israélites  contiennent  à 
peine  quelques  allusions  à  une  continuation  de  la  vie  après  la 
mort,  la  conclusion  que  l'Israël  antique  soit  resté  indifférent 
devant  cette  redoutable  question  :  que  peut- il  bien  advenir  de 
nos  parents  chéris  après  leur  mort?  Tout  à  fait  indépendamment 
de  ce  que  les  recherches  les  plus  récentes  ont  déjà  fourni  l'indice, 
sur  ce  terrain-là  même,  de  l'intérêt  profond,  intense  que  l'esprit 
populaire  de  l'Israël  ancien  attachait  à  la  solution  de  ce  pro- 
blème, il  est  à  remarquer  à  cet  égard  que  les  écrits  qui  nous  ont 
été  conservés  de  la  littérature  originairement  si  riche  des 
Israélites,  se  sont  proposé  tout  autre  chose  que  d'étudier  la  des- 
tinée de  l'homme  après  la  mort.  C'est  là  aussi  notre  situation  à 


')  Bùchner  également  dans  Kraft  und  Stoflf,  7^  éd.  Leipzig,  1862,  p.  201. 

2)  Cf.  Plath,  Abh.  d.  Bai.  Akai.  d.  Wiss.  IX,  p.  784,  785,  796,2. 

3)  Hellwakl,  Histoire  de  la  civilisation,  art.  Chinois.  (Plath,  sans  doute, 
affirme  à  son  tour  qu'il  n'est  nulle  part  question  dans  les  écrits  classiques  de 
rémunération  ou  de  châtiment  après  la  mort  pour  les  actions  commises  pendant 
cette  vie.  Ibid.  p.  790). 

*)  Cf.  Tiele,  Compendium  d.  Iielig.  Gesch.,  p.  34,  1.  Edition  française,  p.  29. 


LA    RELIGION    DE   L'ANCIEN    EMPIRE    CHINOIS  275 

l'égard  des  restes  des  hymnes  du  Schi  et  des  récits  du  Schu;  ils 
ne  touchent  eux  aussi  que  tout  à  fait  accidentellement  à  cette 
question,  parce  que  leur  objet  n'est  pas  l'au-delà,  mais  le  règle- 
ment des  rapports  qui  doivent  subsister  de  ce  côté-ci  de  la  tombe. 
En  second  lieu  il  faut  remarquer  aussi  d'une  façon  toute  géné- 
rale que,  sans  doute  aucun,  un  peuple  qui  a  quelque  chose  de 
précis  à  faire  sur  la  terre,  trouve  moins  de  temps  à  consacrer  à 
des  spéculations  oiseuses  touchant  ce  qui  arrivera  après  la  mort 
dans  une  existence  inconnue.  C'est  précisément  chez  les  nations 
les  plus  actives  et  c'est  tout  particulièrement  aux  moments  les  plus 
florissants  de  leur  vie  nationale  que  la  question  de  la  vie  future 
s'est  vue  reléguée  à  l'arrière-plan,  comme  c'est  tout  spécia- 
lement le  cas  pour  les  Hébreux  et  pour  les  Chinois1.  On  peut 
bien  accorder  que  Confucius,  tenant  compte  du  sentiment 
instinctif  de  son  peuple  sur  cette  question,  ait  pris  le  parti  d'écar- 
ter sinon  par  un  parti  pris  de  négation,  au  moins  par  réserve, 
des  recherches  qu'il  regardait  comme  des  spéculations  oiseuses8. 
Mais  on  saurait  aussi  peu  conclure  de  ce  fait,  quand  même  il 
serait  prouvé,  contre  la  foi  à  la  persistance  après  la  mort  chez  les 
Chinois,  qu'on  n'est  en  droit  de  tirer  de  la  promesse  attachée  au 
quatrième  commandement  du  Décalogue,  où  l'ancien  Israël 
voyait  visiblement  son  bonheur  suprême,  la  preuve  de  l'indiffé- 
rence de  Moïse  et  de  son  temps  à  l'endroit  des  défunts.  Mais 
supposons  même  que  Confucius  n'ait,  quant  à  sa  propre  pei- 
sonne,  rien  retenu  de  l'idée  de  l'immortalité,  nous  ne  saurions 
conclure  de  cette  façon  de  penser  d'un  individu  aux  croyances  de 
la  masse,  qu'à  condition  qu'il  fût  non  seulement  prouvé  qu'il  a 
exercé  sur  la  vie  de  son  peuple  l'influence  la  plus  profonde  et  la 
plus  étendue,  et  qu'en  même  temps  il  fût  impossible  de  faire  la 
contre-preuve,  à  savoir  que  l'esprit  populaire  chinois  se  montra 


')  Plath,  Abh.  d.  Bai.  Akad.  IX,  p.  790,  2. 

2)  Lùn-iu,  11,  Il  (cf.  cahier,  p.  54).  Plath.,  Abh.  d.  Bai.Akad.DL,  p.  793,2* 
XII,  2e  partie,  p.  26,  5.  XIII,  2e  partie,  p.  139:  <c  Dans  le  Lùn-iu,  Ki-Iu  pose 
une  question  sur  le  service  à  rendre  aux  Mânes  et  esprits  (Kuei-schin).  Le 
maître  répondit:  Tu  n'es  pas  encore  en  état  de  servir  les  hommes,  comment 
pourrais-tu  servir  les  Mânes  et  les  esprits  ?  Je  me  permis  (dit  Ki-lu)  de  poser 
une  question  relative  aux  morts.  Il  (Confucius)  répondit  :  Tu  ne  connais  pas 
encore  la  vie,  comment  prétends-tu  connaître  la  mort?  » 


276  JUL1US    HAPPEL 

profondément  et  fortement  préoccupé  de  la  question  de  la  conti- 
nuation de  l'existence  des  âmes  après  la  mort.  Mais  cette  preuve 
est  si  loin  d'être  devenue  impossible,  que  Ton  peut  au  contraire 
établir  solidement  et  complètement,  à  l'aide  des  œuvres  cano- 
niques du  confucianisme,  avec  quelle  force  cette  question  avait 
pénétré  dans  la  vie  spirituelle  des  Chinois,  jusqu'à  quel  point  elle 
s'était  mêlée  à  tous  les  intérêts  vitaux  du  peuple1. 

Laissons  là  maintenant  les  remarques  générales  qui  viennent 
d'être  présentées  àl'enconlre  de  l'assertion  que  nous  combattons, 
et  fournissons  la  preuve  positive  du  rôle  important  que  la  question 
de  l'immortalité  a  joué  en  Chine. 

D'abord  on  ne  rencontre  pas  seulement  chez  les  anciens 
Chinois  la  foi  générale  en  la  persistance  de  l'âme  humaine  sous 
une  forme  indéterminée,  telle  que  la  preuve  en  a  été  fournie 
pour  presque  tous  les  peuples  de  la  terre  pour  autant  qu'on  a  pu 
prendre  connaissance  avec  quelque  exactitude  de  leur  vie  intel- 
lectuelle. Les  Chinois  ne  se  bornent  pas  à  croire  à  une  «  anima- 
tion »  générale  de  la  nature,  à  des  esprits,  ceux  des  hommes 
entre  autres,  qui  errent  ça  et  là  ou  se  tiennent  en  des  lieux  pré- 
férés; ils  n'atlribuentpasseulementune  existence  d'ombres  à  leurs 
défunts  comme  faisaient  les  Grecs  au  temps  d'Homère;  au  con- 
traire, des  deux  côtés  de  la  tombe,  soit  vivants,  soit  défunts,  les 
hommes  jouissent  d'une  existence  absolument  consciente;  les 
défunts  ne  se  trouvent  ni  en  un  lieu,  ni  en  une  forme  d'existence 
qui  exclut  la  plénitude  de  la  vie  ;  ils  participent  plutôt  en  quelque 
mesure  aux  occupations  des  vivants,  que  tantôt  ils  bénissent,  et 
tantôt  punissent*.  La  façon  bien  réelle,  matérielle,  dans  laquelle 
cette  communion  des  vivants  avec  les  morts  est  conçue  est 
attestée  déjà  suffisamment  par  les  repas  des  morts,  tout  particu- 
lièrement dans  la  forme  où  on  les  célèbre  en  Chine,  ainsi  que 
nous  l'avons  vu  un  peu  plus  haut3.    Mais  avec  quelle  force  un 

.    4)  Cf.  Plath.  dans  le  Zeitschrift  d.  D.  M.  G.  20°  vol.,  p.  476,  2. 

*)  Legge,  oiiv.  cilé,  p.  100. 

3)  Legge,  ouvr  .  cité,  p.  300:  «  The  description  is  that  of  a  feast  as  much  as 
of  a  sacrifice  ;  and  in  fact,  those  great  seasonal  occasions  were  what  \ve  might 
call  grand  family  reunions,  where  the  dead  and  the  living  met,  eating  and 
drinking  together,  where  the  living  worshipped  the  dead  and  the  dead  bîessed 
the  livinsr.  » 


LA    RELIGION    DE    l' ANCIEN    EMPIRE    CHINOIS  277 

peuple  tel  que  les  Chinois,  où  le  sentiment  depiété  filiale  a  revêtu 
une  forme  aussi  concrète,  ne  devait-il  pas  sentir  cette  communion 
de  l'au-delà  avec  l'en-deçà,  du  passé  avec  le  présent  et  l'avenir! 
Et  n'est-ce  pas  précisément  là  qu'est  vraiment  le  cœur  de  la 
question  qui  touche  la  «  vie  éternelle  ?  »  Déjà,  en  présence  de  ce 
fait  évident,  il  est  presque  incompréhensible  qu'on  ait  pu  affirmer 
que  la  Chine,  au  moins  dans  la  vraie  conséquence  de  sa  manière 
de  penser,  ait  pris  une  attitude  indifférente  à  l'égard  de  la  ques- 
tion qui  concerne  la  vie  «  éternelle;  »  la  conclusion  opposée  est 
obligatoire. 

Mais  l'assertion  d'après  laquelle  les  Chinois  n'auraient  jamais 
entendu  parler  d'une  rémunération  après  la  mort  et  auraient  relé- 
gué la  dite  rémunération  entièrement  dans  Y  «  en-deça,  »  est  es- 
sentiellement superficielle  et  erronée  l.  Nous  n'entendons  sans 
doute  point  par  là  que  les  esprits  des  méchants  soient  jetés  dans 
un  gouffre  de  feu  ou,  selon  le  dire  des  théologiens  bouddhistes, 
soient  obligés  de  tâter  de  vingt  enfers  et  au  delà;  mais  la  peine 
qui  menace  les  Chinois  dans  les  circonstances  qui  se  rencontreront 
après  la  mort  est-elle  moins  sensible  parce  qu'elle  est  d'une 
nature  moins  matérielle  ?  Quelle  pensée  pourrait  être  plus  pénible 
à  l'esprit  des  Chinois,  tout  remplis  du  sentiment  de  la  pensée 
filiale,  que  celle  de  n'être  plus  entourés  parles  survivants  de  la 
piété  qui  leur  est  due  et  de  se  trouver  ainsi  soit  complètement 
oubliés2,  soit  réduits  au  triste  rôle  d'un  esprit  malfaisant  qu'on  re- 
doute et  qu'on  fuit3  ?  Ces  peines  paraîtront  d'autant  plus  dures,  si 
nousmettonsen  regard  du  sombre  destin  des  méchants  les  sphères 
lumineuses  réservées  à  ceux  qui  quittent  l'en  deçà  temporel  dans 
lamesureoùilspeuventespérerdecontinuer  àprendre  part,  soit  en 

*)  Les  princes  qui  ont  rempli  leurs  obligations  pendant  la  vie  deviennent 
assesseurs  au  ciel  (a  That  is,  they  were  associated  with  Heaven  in  the  sacri- 
fices »).  Legge.  ouv.  cité.  207  et  notes. —  «  The  t tirée  sovereigns  were  in  heaven 
(Thài,  Kî  et  Wàn).  — The  statement  that  the  three  kings  were  in  heaven  is 
very  express  »),  393  et  note  3.  —  Les  trois  rois  (Thài,  Ki  et  Wàn)  qui  sont 
dans  le  ciel,  ont  pour  tâche  de  veiller  sur  leurs  descendants  et  on  considère 
comme  possible  qu'ils  acceptent  l'offrande  volontaire  du  frère  pour  le  salut  du 
roi.  153,  2. —  L'intelligence  et  les  arts  rendent  l'homme  capable  de  servir  les 
essences  spirituelles  et  il  est  admis  que  ces  dernières  attirent  les  hommes  à  elles 
dans  ce  but.  153,2. 

2)  Cf.  Plath,  Abh.  d.  Bai.  Akad.  XII,  2e  partie,  p.  163. 

3)  Plath,  Zeitschrifi  d.  D.  M.  G.  20e  vol.  p.  480,  1. 


278  JULTUS    HAPPEL 

répandant  leurs  dons,  soit  enrecevant  des  hommages,  aubonheur 
de  leurs  arrière-neveux  à  jamais  '.  Nous  avons  vu  plus  haut  que 
les  possessions  et  les  gains  des  défunts  étaient  considérés  comme 
la  propriété  des  défunts;  commentpourrait-on  représenter  d'une 
façon  plus  saisissante  la  félicité  toujours  croissante  de  ces  mêmes 
défunts?  En  tant  donc  que  les  hommes  du  présent  et  ceux  de  l'a- 
venir avec  toutes  leurs  propriétés  sont  rattachés  et  attachés  à 
ceux  qui  ne  sont  plus,  on  peut  bien  dire  que  «  la  mort  a  été  vain- 
cue parla  vie.  » 

C'est  ainsi  que,  àcet  égard  aussi,  lareligion  de  l'ancien  empire 
chinois  contient  un  germe,  susceptible  de  fructifier  pour  la  foi 
en  l'immortalité  conçue  de  la  façon  la  plus  élevée. 

A  la  conception  touchant  l'immortalité,  nous  rattachons  la  foi 
aux  esprits  chez  les  anciens  Chinois. 


IV 


LES   ESPRITS.    SCHIN.    KUEI.    KHI. 

Il  est  intéressant  de  voir  à  quelle  situation  le  confucianisme  a 
réduit  les  esprits  de  l'ancienne  foi  populaire  chinoise.  C'a  été  en 
tout  état  de  cause  une  vue  erronée  de  Wuttke  que  celle  par  la- 
quelle ce  savant  a  prétendu  que  ce  qu'on  appelle  le  chamanisme 
n'a  jamais  formé  une  partie  constitutive  de  la  foi  spécialement 
déterminée  par  Confucius,  qu'il  n'y  a  point  place  pour  lui  dans  le 
système  «  sans  esprits  »  et  matérialiste  et  qu'il  n'y  faut  pas  voir 
autre  chose  qu'une  irruption  de  la  conception  de  l'univers  pro- 
pre aux  peuples  sauvages  antérieurs  aux  Chinois  et  refoulée  sur 

')  Par  le  remarquable  passage  du  Schu-King,  chap.  Pan-Keng,  on  voit  clai- 
rement que  ce  ne  sont  pas  seulement  les  empereurs  précédents,  mais  également 
les  ancêtres  de  tous  les  hommes  qui  étaient  considérés  comme  continuant  de 
prendre  une  part  active  à  la  destinée  de  leurs  descendants  sur  la  terre.  Là 
aussi  ils  conservent  vis-à-vis  de  leurs  princes  le  même  rapport  de  subordination 
qu'ils  observaient  sur  la  terre,  et  ils  exercent  ici  une  puissance  et  une  influence 
sur  leurs  descendants,  les  ancêtres  des  gens  du  peuple  en  tant  qu'ils  se  tournent 
du  côté  des  ancêtres  des  empereurs  et  ceux-là  à  leur  tour  (bien  que  la  chose  ne 
soit  pas  directement  exprimée),  par  l'intermédiaire  de  Schang-ti.  Plath, 
Zeitschrift  d.  D.  M.  G.  20*  vol.  476,  2. 


LA    RELIGION    DE    L'ANCIEN    EMPIRE    CHINOIS  279 

tous  les  autres  points  *.  A  entendre  ces  paroles,  la  foi  aux  esprits 
dans  le  système  chinois  ne  serait  pas  autre  chose  que  ce  que 
Tylor  a  appelé  la  «  survivance  »  en  matière  religieuse.  Mais  on 
n'aperçoit  absolument  pas  la  raison  pour  laquelle  Confucius  par 
une  vue  moderne  et  matérialiste  devait  nier  que  la  nature  fût  en 
général  animée.  Si,  plus  tard,  des  philosophes  de  l'école  confu- 
cianiste  ont  substitué  à  la  conception  fantaisiste  du  ciel  et  de  la 
terre  considérés  comme  le  Père  et  la  Mère  de  toutes  choses,  l'i- 
dée abstraite  du  Yn  et  du  Yang  comparable  au  «matière  et  force  » 
du  matérialisme  moderne,  on  ne  doit  nullement,  comme  le  fait 
Wuttke,  partir  de  cette  abstraction  comme  si  elle  constituait  la 
pensée  fondamentale  et  spécilique  de  la  conception  chinoise  du 
monde  et  de  Dieu  ;  on  n'y  peut  pas  voir  autre  chose  et  plus  qu'une 
abstraction  philosophique  qui  n'apoint  à  entrer  en  ligne  décompte 
pour  la  vie  religieuse  proprement  dite  *.  Mais  ce  qu'on  peut  ad- 
mettre comme  exact  dans  le  raisonnement  de  Wuttke,  c'est  que 
Confucius  se  soit  efforcé  d'engager  la  foi  populaire  de  son  temps 
aux  esprits  dans  une  direction  aussi  modérée  et  aussi  morale  que 
possible.  La  preuve  de  cette  assertion  va  ressortir  des  développe- 
ments qui  suivent. 

Conformément  à  la  conception  originelle  de  tous  les  peuples, 
l'idée  chinoise  antique  ne  manque  pas  d'admettre  que  toutes  cho- 
ses sont  occupées,  animées,  possédées  par  des  esprits  s.  D'après 
la  hiérarchie,  on  distingue  des  esprits  célestes,  humains  et  terres- 
tres. Mais  l'esprit  chinois  est  resté  singulièrement  en  arrière 
de  la  forme  si  plastique  et  si  individuelle  sous  laquelle  nous 
apparaissent  les  esprits  chez  la  plupart  des  membres  de  la  famille 
indo-européenne  et  même  chez  les  sémites.  Les  esprits  chinois 
paraissent  flotter  dans  une  généralité  aussi  abstraite  que  c'est  le 
cas  chezles  peuples  qu'on  appelle  sauvages,  sans  avoir  pu  arriver 
à  revêtir  des  figures  et  des  types  fixes  \  En  général  l'ancienne 
conception  chinoise  se  représente  le  spirituel  comme  l'essence  et 


')  Cf.  Plath.,  Abh.  d.  Bai.  Akad.,  IX,  p.  703. 

2)  Plath,  ouv.   cité,  IX,  p.  768. 

3)  Plath,  ouv.  cité,  p.  783. 

»)  Plath.,  ouv.  cité,  IX,  p.  812,  813. 


230  JULIUS    IIAPPEL 

l'activité  des  choses,  subtile,  délicate,  insaisissable  pour  les  sens 
du  corps,  mystérieuse,  incompréhensible,  tout  au  plus  pressentie 
par  l'esprit  \  Mais  comme  cet  élément  spirituel  se  présente  sous 
des  modifications  variées,  que  l'esprit  chinois  lui  aussi  n'a  pas 
manqué  de  remarquer,  il  se  trouve  aussi  là  une  série  de  noms 
par  lesquels  on  désigne  la  nature  et  l'appparition  spéciales  des 
esprits. 

L'expression  la  plus  générale  est  celle  de  Schin,  c'est-à-dire  de 
signe  au  ciel;  car  lesesprits  célestes  ne  sont  pas  seulementles  plus 
élevés,  les  plus  excellents;  le  ciel  lui-même  est  considéré  comme 
étant  la  racine  propre  de  tous  les  esprits.  Le  nom  de  Kuei signifie 
quelque  chose  d'inaccoutumé,  d'extraordinaire,  de  merveilleux 
et  s'applique  surtout  aux  esprits  des -hommes,  aux  esprits  des 
ancêtres.  La  vie  humaine  de  l'àmc  également,  dans  l'indépen- 
dance relative  de  ses  fonctions  psychiques  donne  occasion  à  dif- 
férentes créations  d'esprits.  A  cet  ordre  appartiennent  les  noms 
de  Hoan,  quelque  chose  comme  spiritus2,  de  A7</,  force  vitale 
d'après  Julien  (Lao-tse,  4,  10).  Le  Ta-tsai  li  dit  :  Le  pur  souffle 
(Khi)  de  Yang  s'appelle  Schin;  le  pur  souffle  de  Yn  s'appelle 
Lhuj  3.  Alors  que  l'homme  vient  de  naître,  son  premier  change- 
ment donne  naissance  à  Pe,  etc. 

Il  n'y  a  non  plus  rien  de  proprement  chinois  dans  l'idée  que 
les  esprits,  bien  qu'habituellement  incarnés  à  leurs  corps  déter- 
minés 4,  soient  également  conçus  comme  errant  ça  et  là  et  sus- 
ceptibles d'apparaître  dans  les  corps  les  plus  différents  et  sous 
les  états  les  plus  variés.  Là  aussi  les  étranges  et  fantaisistes  ima- 
ges que  produit  une  imagination  sans  frein,  sont  devenues  la 
forme  la  plus  habituelle  de  l'apparition  des  esprits  5.  Mais  c'est 
une  fâcheuse  exagération  que  de  prétendre,  comme  le  fait  Tiele  6 
par  amour  pour  sa  théorie,  que  les  esprits  chinois  apparaissent 
la  plupart  du  temps  dans  des  corps  d'animaux.  En  vérité,  il  n'est 


*)  Platli,  ouv.  cité,  IX,  p.  775. 

2)  Cf.  Plath,  ouv.  cité,  IX,  p.  786.  2. 

3)  Jbid.,  p.  787. 

4)  Plath,  ouv.  cité,  p.  776. 

'■')  Mon  Relig .  Anlage,  p.  121. 

*)  Tiele,  Compendivm  d.  Religionsgeschichte,  p.  32.  Édit.  française,  p.  28. 


LA    RELIGION    DE    L  ANCIEN    EMPIRE    CI7INOIS  281 

question  d'une  chose  semblable  que  dans  un  passage  unique  du 
Tscheu-li l,  où  par-dessus  le  marché,  il  est  seulement  ques- 
tion de  la  présence  des  esprits  terrestres  sous  cette  forme  \ 
Ce  qui  est  du  plus  haut  intérêt  pour  l'appréciation  de  l'influenco 
fortifiante  de  la  religion  sur  la  moralité,  c'est  maintenant  la  po- 
sition spéciale  où  les  esprits  se  sont  trouvés  placés  par  rapport 
à  Tordre  de  l'univers  admis  parles  Chinois.  On  a  considéré  avec 
raison  comme  un  progrès  considérable,  intellectuel  et  moral  de 
l'humanité  3,  que  le  strict  monothéisme  des  Hébreux  ait  opposé 
pour  la  première  fois  une  barrière  puissante  à  cette  cohue  bigar- 
rée et  désordonnée  d'esprits,  qui  partout  ailleurs  troublait  par 
ses  irruptions  tant  l'ordre  physique  que  l'ordre  moral.  Absolu- 
ment rebelle  au  frein  sur  le  terrain  des  peuples  dits  sauvages,  la 
foi  aux  esprits  n'a  pas  pu  être  entièrement  ramenée  à  un  ordre  et 
a  une  règle  invariables  même  chez  les  premiers  peuples  civilisés 
de  l'antiquité,  de  race  indo-européenne  et  sémitique  \  Les  dieux 
grecs  et  romains  n'ont  pu  arriver  à  établir  leur  suprématie  que 
par  une  lutte  avec  les  Titans.  Mais  leur  trône  n'est  pas  non 
plus  à  l'abri  de  toute  attaque,  et  le  principe  qu'ils  sanction- 
nent, h  savoir  que  la  force  prime  le  droit,  est  un  triste  fonde- 
ment à  leur  puissance.  Les  dieux  du  parsisme  et  des  Germains 
ne  peuvent  pas  non  plus  empêcher  que  les  puissances  démonia- 
ques ne  viennent,  à  un  moment  où  à  l'autre,  en  un  point  ou  en 
l'autre,  porter  le  troubler  dans  l'ordre  qu'ils  ont  organisé,  quand 
même  la  victoire  finale,  pour  les  premiers  au  moins,  paraît  as- 
surée. 

En  présence  de  toutes  ces  tentatives  faites  par  les  premiers 
des  peuples  civilisés  de  l'ancien  monde  pour  surmonter  les  dan- 
gereuses conséquences  de  la  foi  aux  esprits,  il  est  maintenant 
intéressant  au  plus  haut  point  de  voir  comment  la  conception  chi- 
noise du  monde,  avec  des  moyens  tout  autres  que  le  yahvisme  des 
Hébreux,  a  cependant  obtenu  un  succès  pareil  par  rapport  à  la 


«)  Tscheu-li  (édité  par  Biot),  chap    XXII,  18. 

2)  Piath.  ouv.  cité,  777. 

3)  Peschel.  Vulkerkunde,  299,  3. 

4)  Cf.  Mon  Relig.  Anlage,  p.  173,  174. 


282  JUUUS    HAPPEL 

foi  aux  esprits.  Si  devant  la  volonté  absolue  de  Yahvéh,  consi- 
déré d'ailleurs  comme  essentiellement  bon,  les  esprits  ou  dieux 
hostiles  à  son  empire  n'apparaissent  que  comme  des  Elilim,  c'est- 
à-dire  des  riens,  dansle  confucianisme,  à  son  tour,  les  esprits  sont 
assujettis  àun  ordre  moral  du  monde,  dontThienest  l'organe  cen- 
tral, etilsne  peuvent  jeterle  trouble  dans  le  cours  des  choses  qu'au 
cas  que   le   dit  ordre  ait  été  atteint  par  les  hommes1.  D'après 
cette   conception  chinoise,  il  ne  saurait  y  avoir  là  des   esprits 
mauvais  par  nature,  en  opposition  foncière   à  Thien,   pas  plus 
que  dans  l'ancienne  foi  hébraïque  jusqu'au  temps  du  livre  de 
Job.  Au  contraire  il  y  a  ici  comme  là  des  esprits  nuisibles,  des 
anges  exterminateurs  2.  Tous  ces  esprits  de  différente  nature 
occupent  dans  le  monde  chinois  un  département  spécial  et  pré- 
tendent à  certains   hommages   réguliers.   Si  l'ordre  moral  est 
troublé,  Thien  fait  sortir  de  la  voie  droite  le  cours  généralement 
régulier  des  choses  physiques  et  morales;  alors  les  esprits  sont 
déchaînés  et  il  en  résulte  un  bellum  omnium  contra  o?n?ies,  sem- 
blable à  celui  que  la  fantaisie   grecque  a  placé  au  début  des 
choses,  tandis  que  les  doctrines  parsiques  et  germaniques  l'ont 
relégué  à  la  fin  de  toutes 3 .  Quelle  angoisse  saisissait  et  étreignait 
en  suite  d'une  pareille  doctrine  l'esprit  du  peuple  chinois  quand 
il  se  produisait  dans  la  nature  quelque  événement  surprenant  ou 
extraordinaire,  nous  sommes  à  peine  en  état  de  nous  en  faire  quel- 
que idée,  nous  qui  ne  savons  plus  rien  de  la  nature  des  esprits, 
et  ne  reconnaissons  plus  dans  le  cours  des  choses  qu'une  néces- 
sité mécanique. 

Quelque  soin  que  Confucius  ait  apporté  à  recommander  parla 
parole  et  par  son  propre  exemple  de  ne  pas  négliger  les  marques 
d'hommage  qui  conviennent  aux  esprits,  particulièrement  les 
sacrifices  auxquels  ils  ont  droit  \  cependant  il  s'est  préoccupé 
avant  tout  de  faire  comprendre  à  ses  concitoyens  que  l'on  ne 
peut  se  concilier  la  bienveillance  et  garder  la  faveur  des  esprits 

i)  Legge,  ouv.  cité,  257,  note  325,  6.  Plath,  Abh.  d.  Bai.  Akad.,  IX,  p. 783. 
XIII.  2e  partie,  p.  128-130. 

*)   Tscheu-li,  XXXII,  48.  Cf.  aussi  Plath,  ouv.  cité,  p.  781. 

3)  Cf.  Legge.  ouv.  cité,  p.  257,  note. 

4)  Plath,  Abh.  d.  Bai.  Akad.,  IX,  852.  Legge,  Kebend.  Confucius,  181,  4. 


LA    RELIGION    DE    L*  ANCIEN    EMPIRE    CHINOIS  283 

que  parla  droiture  do  sa  conduite  et  la  stricte  observation  de  ses 
devoirs  '.  Cette  direction  morale  qu'il  voulait  donner  à  la  foi  de 
son  peuple  aux  esprits,  a  été  précisément  aussi  la  raison  pour 
laquelle,  d'une  part,  il  repoussait  toute  spéculation  oiseuse  sur 
l'essence  des  esprits  2,  et  de  l'autre  il  cherchait  à  empêcher  toute 
exagération  dans  les  cérémonies  religieuses  comme  conduisant 
à  l'irrévérence  \  On  lui  a  donc  fait  absolument  tort4,  quand  on 
l'a  représenté  comme  un  libre  penseur  qui  s'est  proposé  de  dé- 
tourner son  peuple  de  la  foi  religieuse  et  de  l'élever  à  une  pure 
morale  5.  Au  contraire  c'est  un  singulier  honneur  pour  lui,  en 
même  temps  qu'une  honte  bien  méritée  pour  mainte  tendance 
«  orthodoxe  »au  sein  du  christianisme,  d'avoir  toujours  renvoyé 
ses  disciples  à  la  divinité  suprême,  quand  ils  étaient  en  danger 
d'abuser  de  la  foi  aux  esprits  et  d'enfreindre  les  sévères  com- 
mandements moraux  de  Thien  en  faveur  de  tels  êtres  intermé- 
diaires, plus  indulgents  aux  désirs  humains  6.  «  Comme  Wang- 
Sun-Kia,  un  Ta-Sa  de  Wei  lui  demandait  (Liïn-iiï,  3,  13)  s'il 
fallait  mieux  s'insinuer  dans  l'esprit  de  la  muraille  (Ngao)  ou  dans 
celui  du  foyer  (Tsao),  Confucius  répondit  :  Non  !  celui  qui  a  péché 
(tsui)  contre  le  ciel,  n'a  plus  personne  à  implorer7.»  Combien 
est  bas  tombée  au  dessous  de  cet  idéal  la  religion  d'Etat  actuelle 
des  Chinois,  qui  offre  annuellement  en  sacrifice  à  Confucius  aux 
époques  de  l'équinoxe  (cf.  Jos.  Edkins,  The  religions  conditions: 
of  the  Chinese)  plus  de  trente  mille  bêtes  ! 

J)  Cf.  Plath,  ouv.  cité,  p.  750.  Legge,  Schu-king,  4,  38,  52,  232.  «  Perfeot 
goverment  bas  a  piercing  fragrance  and  influences  the  spiritual  intelligences.  » 
99,  1  ;  256  ;  127,  3.  «  The  innocent  cry  to  Heaven.  The  odour  of  sueh  a  state 
is  felt  on  high.  » 

2)  Plath.,  ouv.  cité,  p.  774,  2. 

3)  Legge,  ouv.  cité,  p.  128,  3. 

4)  Legge,  non  plus.  ouv.  cité  p.  100,  101,  n'est  pas  juste  pour  lui. 

5)  Cf.  au  contraire  encore  sa  prière  au  soir  de  sa  vie.  Kâuffer,  Geschichle 
Ostasiens,  II,  14.  Cf.  sa  foi  en  sa  mission  divine.  Legge,  ouv.  cité,  77,  2. 

6)  Plath.,  Abd.  d.  Bai.  Akad.,  IX,  p.  780,  2. 

7)  Cf.  Plath.,  ouv.  cité,  XII,  2e  partie,  p.  136,  2. 


284  JULIUS    HAPPEL 


LE    CULTE. 

En  ce  qui  concerne  le  commerce  avec  la  divinité,  qui  se  fait 
généralement  par  l'intermédiaire  d'oracles,  de  sacrifices  (y  compris 
la  prière)  et  de  bénédictions,  relativement  par  des  formules  ma- 
giques, ces  fonctions  essentielles  de  l'activité  religieuse  ne  font 
pas  non  plus  défaut  à  la  religion  de  l'ancien  empire  chinois.  C'est 
avec  angoisse  qu'on  observe  les  signes  du  ciel,  notamment  les 
événements  naturels  extraordinaires  et  qu'on  cherche  à  y  décou- 
vrir la  volonté  de  Thien  et  la  pensée  des  esprits.  Aussi  l'astrolo- 
gie forme-t-elle  un  département  particulier  de  l'administration 
de  l'empire  '.  Des  cris  singuliers  des  oiseaux  passent  aussi  pour 
prophétiques  el  la  plupart  du  temps  sont  interprétés  dans  un  sens 
défavorable  *.  L'interprétation  des  songes  était  en  vogue  3.  Et 
comme  chaque  peuple  exprime  dans  sa  vie  religieuse  aussi  son 
idiosyncrasie,  les  anciens  Chinoismettaientune  sorte  de  fantaisie 
mystique  toute  particulière  à  prédire  l'avenir  d'après  des  sillons 
tracés  par  le  feu,  d'après  une  technique  circonstanciée,  sur  le  dos 
d'une  tortue  ou  à  l'aide  de  la  plante  Schi  *.  Dans  les  oracles 
des  Chinois  en  général  il  s'agit  évidemment  beaucoup  plus  de  se 
défaire  d'une  grave  indécision  actuelle  et  de  l'embarras  qui  en 
résulte  ou  d'écarter  des  dangers  qu'on  redoute,  que  de  donner 
principalement  une  solution  aux  mystérieux  problèmes  du  monde 
et  de  la  vie.  Une  spéculation  mystique,  telle  que  celle  qui  se  ren- 
contre en  particulier  dans  le  monde  indo-européen,  est  tout  au 
moins  entièrement  étrangère  à  la  dévotion  confucianiste  de  la 

»)  Plath,  ouv.  cité,  814,  815,  3.  IX  p.  816,  2. 

s)  «  La  poule  doit  crier  o;  si  elle  crie,  la  famille  est  ruinée.  »  Schu-King 
chap.  Mar-schi  IV,  2,  o  cf.  III,  9,  1 . 

3)  Piath,  ouv.  cité,  827-829.  Legge,  Schu-King,  350,  note  1. 

4)  La  plante  Schi  est  l'Achillea  mille foliumt  dont  la  tige  était  usitée  pour 
les  prédictions  -.on  commence  toujours  par  interroger  la  plante  Schi,  d'après  le 
Tseheu-li  et  alors  l'écaillé  de  tortue.  Plath,  ouv.  cité,  XI,  p.  826,2,  827.  Legge, 
Schu-king,  145,  note  1. 


LA    RELIGION    DE    L'ANCIEN    EMPIRE    CHINOIS  28.") 

religion  chinoise,  et,  en  dehors  de  l'unique  et  remarquable  excep- 
tion que  constitue  Lao-tse,  ne  se  trouve  guère  en  général  sur  le 
terrain  chinois  \  D'ailleurs  les  sages  Chinois  s'accordent  à  assu- 
rer que  la  véritable  sagesse  céleste  n'est  ni  éloignée  ni  difficile  à 
saisir,  mais  qu'elle  se  trouve  dans  un  voisinage  immédiat  et  qu'on 
peut  l'embrasser  facilement.  En  cela  Confucius  2,  Mencius  3, 
et  Lao-tse,  sauf  la  différence  complète  de  la  série  des  idées  et  la 
divergence  des  vues,  se  rencontrent  parfaitement  *. 

Les  principaux  genres  de  sacrifices,  offrandes  en  nourriture,  en 
boissons,  sacrifices  ignés,  ne  manquent  pas  non  plus  à  la  religion 
de  l'ancien  empire  chinois.  Comme  cela  se  rencontre  fréquemment 
ailleurs,  là  aussi  des  mets  et  des  bêtes  de  chère  sont  consacrés  à 
la  divinité  avec  un  cérémonial  aussi  strictement  réglé  qu'il  est 
compliqué5.  11  n'y  a  à  cet  égard  aucune  particularité  digne  d'être 
rapportée  qui  n'ait  déjà  été  mentionnée  à  l'occasion  dans  ce  qui 
précède  ou  qui  ne  doive  être  exposée  plus  bas  pour  arriver  à  une 
intelligence  plus  complète  des  actes  religieux  chez  les  Chinois. 

La  magie,  bien  que  flétrie  par  Confucius  comme  un  des  péchés 
les  plus  graves  6,  a  cependant  pris  un  grand  développement  dès 
les  temps  anciens  de  la  Chine  et  d'après  le  livre  même  du  cérémo- 
nial de  ladynastie  Tschcu  elle  comporte  des  employés  particuliers 
et  des  règles  spéciales  7.  En  général  ce  qui  distingue  l'ancien 
culte  chinois  sous  la  direction  confucianiste  des  cultes  de  la  plu- 
part des  autres  peuples  civilisés  de  l'ancien  monde,  c'est  une 
réserve,  une  mesure  et  une  sobriété  dignes  de  tout  éloge.  Jamais 
il  n'est  question  dans  les  anciens  temps  de  sacrifier  un  très 
grand  nombre  d'animaux  à  la  fois  8  ;  ce  que  l'on  constate  plutôt  à 


')  Cf.  Plath,  ouv.  cité  IX,  p.  962.  «  Les  Chinois  essentiellement  pratiques 
ne  se  sont  en  général  jamais  beaucoup  engagés  sur  le  terrain  des  spéculations 
religieuses.  » 

2)  Legge,  Lehre  von  d.  Milte,  159,  8  et  commencement. 

3)  Legge,  Leben  des  Mencius,  312. 

4)  Lao-tse,  Tao-te-king,  édité  par  Stan.  Julien,  252-264:  «  Mes  paroles  sont 
très  faciles  à  comprendre,  très  faciles  à  pratiquer.   » 

3)  Plath,  ouv.  cité,  IX,  844  suiv. 

")  Kia-iih,  chap.  30,  f.  15,  Confucius  nomma  le  quatrième  des   grands  pé- 
chés le  fait  d'interroger  les  mânes  et  les  esprits. 
'•)  Plath,  ouv.  cité,  IX,  p.  830,  1. 
8)  Plath,  ouv.  cité,  p.  9(30,  3. 


286  JULIUS    HAPPEL 

cet  endroit,  c'est  l'horreur  de  verser  le  sang",  c'est  la  compassion 
pour  la  vie  de  la  créature  *.  Les  sacrifices  humains  se  rencon- 
trent bien  quelquefois,  mais  moins  fréquemment  que  chez  n'im- 
porte quel  autre  peuple  civilisé  de  l'ancien  monde,  et  les  sages 
chinois  les  condamnent  expressément 2.  Ils  représentent  donc 
pour  la  civilisation  chinoise  un  usage  «barbare,  »  qui  paraît  lui 
être  foncièrement  étranger3.  Le  sensde  la  juste  mesure  qui  éclate 
dans  les  actions  religieuses  n'a  certainement  pas  moins  trouvé 
son  appui  dans  la  tendance  avérée  dont  témoigne  dans  toute  son 
histoire  l'esprit  de  la  religion  chinoise,  tendance  vers  la  moralité 
et  le  bien  social.  Partout  et  toujours  il  nous  est  prodigué  l'ex- 
presse déclaration  que  ce  n'est  pas  le  sacrifice,  en  soi  et  pour  soi, 
qui  peut  être  agréable  aux  esprits,  mais  le  sacrifice  seul  du  cœur 
pur  et  de  l'homme  accompli  au  sens  chinois. 

Toutefois  on  ne  peut  saisir  la  vraie  nature  et  l'essence  spécifi- 
que du  culte  chez  les  Chinois  que  lorsqu'on  se  met  devant  les 
yeux  l'idée  fondamentale  qui  domine  leur  commerce  avec  la  divi- 
nité. Cette  pensée  suprême  de  la  religion  et  du  culte  chinois 
apparaît  dans  tout  son  jour  aussitôt  que  nous  la  comparons  aux 
conceptions  qui  se  rencontrent  à  cet  égard  chez  les  principaux 
peuples  de  l'antiquité.  La  religion  du  Zend-Avesta  par  exemple, 
comme  on  sait,  recommande  avant  tout  à  ses  sectateurs  d'ap- 
puyer la  création  bonne  de  Ahura  et  de  détruire  les  œuvres  du 
méchant  Angramaynius.  Les  Hindous  prétendent  arriver  par  des 
mortifications  à  être  les  égaux  du  Dieu  suprême  et  à  surpasser 
les  dieux  des  sphères  inférieures  de  l'univers.  Pour  les  Hellènes, 
contempler  et  adorer  la  beauté  des  dieux  était  un  objet  essentiel 
de  la  vie.  Mais  parmi  tous  ces  peuples,  ceux  qui  se  rapprochent  le 
plus  des  Chinois  par  leur  notion  fondamentale  du  but  essentiel  du 
culte,  ce  sont  les  «  religieux  »  Romains  *.  On  se  sent  obligé  de 
rendre  aux  dieux  l'honneur  et  l'hommage  qui  leur  reviennent. 
Aussi  tous  les  actes  religieux  tendent-ils  à  ce  seul  et  unique  but 


J)  Plath,  ouv.  cité,  851. 

2)  Plalh,  Zeitschr.  d.  D.  M.  (?.,  20e  vol.,  p.  480,  2, 

3)  Plath,  Abh.  d.  Bai.  Akad.,  VI,  p.  409. 

4)  Cf.  aussi  Plath,  ouv.  cité,  IX,  p.  747. 


LA   RELIGION    DE    L  ANCIEN    EMPIRE    CHINOIS  287 

et  ne  sauraient-ils  être  bien  compris  qu'en  partant  de  cette  consi- 
dération. Avant  tout  il  convient  de  considérer  la  volonté  des 
dieux;  et  c'est  pourquoi  leurs  signes  doivent  être  recueillis  avec 
le  plus  grand  soin  et  en  observant  scrupuleusement  le  cérémo- 
nial consacré  par  l'usage.  L'hommage  étant  l'objet  suprême  d'un 
tel  culte,  il  convient  et  il  faut  sans  doute  que  chacun  invoque 
tous  les  bons  esprits  en  même  temps  que  la  divinité  la  plus  haute 
et  présente  à  celle-ci  ses  vœux  comme  ses  soucis;  mais  le  sacri- 
fice, en  tant  qu'action  publique,  ne  peut  jamais  être  présenté  par 
un  individu  qu'autant  qu'il  agit  dans  le  cercle  de  sa  compétence1. 
Ainsi  pour  Thicn,  il  n'y  a  que  le  plus  haut  de  ses  serviteurs, 
que  l'empereur  seul  qui  puisse  lui  offrir  le  tribut  et  l'hommage 
qui  lui  reviennent,  et  c'est  ainsi  qu'à  partir  de  ce  degré  suprême 
de  l'échelle,  chacun  doit  se  maintenir  dans  sa  sphère.  Mais  comme 
le  Chinois,  à  ce  qu'on  sait,  est  consciencieux  jusqu'au  scrupule 
et  qu'il  se  préoccupe  de  rendre  à  chacun  exactement  la  quantité 
de  l'honneur  qui  lui  revient  et  de  la  rendre  sous  la  forme  égale- 
ment appropriée,  on  s'explique  particulièrement  par  là  que  l'on 
ait,  de  bonne  heure  déjà,  considéré  les  actes  du  culte  comme  un 
moyen  de  respectueux  commerce  avec  les  esprits  et  que  cette 
considération  exclusive  ait  refoulé  relativement  toutes  les  au- 
tres dans  d'étroites  limites.  Ainsi  advint-il  qu'on  se  préoccupait 
si  fort  à  cet  égard  plutôt  d'en  faire  trop  que  de  n'en  pas  faire 
assez;  et  c'est  ainsi  que  l'inconvénient  suprême  d'une  conduite 
exclusivement  remplie  par  les  actions  religieuses,  comme  c'a  été 
particulièrement  le  cas  pour  les  Hindous,  est  resté  étranger  à  la 
religion  de  l'ancien  empire  chinois. 

A  cette  vue  capitale  de  l'action  rituelle  qui  consiste  àrendre  aux 
esprits  l'hommage  auquel  ils  ont  droit,  se  rattachent  enfin  et 
encore  tout  particulièrement  la  manière  et  la  façon  dont  on  s'est 
voué  ou  consacré  au  culte  des  dieux.  Les  ablutions,  les  jeûnes, 
les  expiations  sont  là  comme  partout  ailleurs  les  principaux 
moyens  (moyens  de  grâce,  dit  notre  théologie)  par  lesquels  les 
mortels  se  préparent  au  commerce  habituel  avec  les  dieux;  mais, 

')  Plath,  ouv.  cite,  IX.  p.  566. 


288  JULIUS    IIAPPEL 

tandis  que  ces  pratiques  se  présentent  généralement  chez  les 
autres  peuples  comme  des  «  opéra  operata,  »  et  à  cause  de  cela 
sont  multipliées  et  répétées  sous  les  formes  les  plus  intensives 
qu'il  est  possible,  telles  que  jeûnes  prolongés  pendant  une  se- 
maine, pendantun  mois,  souffrances  ou  mutilation,  que  l'on  s'in- 
flig-e  à  soi-même,  rançons  sanglantes  et  du  plus  haut  prix,  même 
à  l'occasion  sacrifice  de  personnes  humaines  choisies,  ces  ac- 
tions «  sacramentelles  »  au  sens  propre  du  mot,  se  trouvent  éga- 
lement en  Chine  réglées  d'une  façon  exactement  correspondante 
à  leur  objet  qui  est  la  démonstration  de  l'honneur  à  rendre  à 
ceux  qui  le  méritent  et  par  suile  réduites  à  la  plus  stricte  me- 
sure. 

Si  l'on  ne  peut  déjà  pas  se  présenter  devant  l'empereur  sans 
s'être  lavé  et  sans  avoir  jeûné  l,  on  doit  moins  encore  s'abstenir 
d'une  pareille  préparation  quand  il  s'agit  d'être  admis  dans  le 
service  des  esprits.  Et  ici  encore  l'eau  ne  suffit  pas;  il  y  faut  le 
sang  à  l'aide  duquel  on  purifie  et  on  sanctifie  tous  les  objets 
destinés  au  culte  desesprits  i.  La  pensée  d'une  expiation,  comme 
on  voit,  n'a  pas  fait  plus  défaut  ici  qu'à  maint  autre  endroit;  on 
y  retrouve  même  jusqu'au  sacrifice  expiatoire  dans  sa  forme  à  la 
fois  la  plus  intensive  et  la  plus  noble,  bien  qu'absolument  isolé. 
Déjà  dans  le  Scku-king  on  mentionne  deux  cas  où  deux  princes 
s'offrent  comme  sacrifices  de  substitution,  l'un  en  faveur  de  son 
frère  malade,  l'autre  pour  son  peuple  afin  de  détourner  une 
terrible  sécheresse  et  la  famine.  Et  pour  marquer  quelle  pro- 
fonde impression  ces  actes  de  dévouement  et  de  sacrifice  inspirés 
par  l'amour  ont  produite  sur  l'esprit  chinois,  il  convient  de 
remarquer  que  ces  deux  événements  sont  attribués  à  deux  des 
princes  les  plus  nobles  et  d'ailleurs  les  plus  renommés.  «  Si,  dit 
l'empereur  Thang  à  son  peuple,  il  y  a  eu  en  quelque  endroit 
parmi  vous  qui  habitez  les  dix  mille  régions,  une  faute  commise, 
que  la  peine  en  retombe  sur  moi  seul;  si,  au  contraire,  c'est  moi 
qui  me  suis  rendu  coupable,  la  peine  ne  doit  atteindre  aucun  de 

J)  Plath,  ouv.  cité,  IX,  p.  854. 

*)  Ibid.,  925,  926.  Tscheu-li,  XXIX,  fol.  40  ;  XXV,  24;  XXIV,  49  ;  XXXII, 
57  ;  XXX,  13. 


LA    RELIGION    DL    l'âNCIEN    EMPIRE    CHINOIS  289 

vous  qui  habitez  les  dix  mille  régions.  »  C'est  de  ce  même 
empereur  aux  sentiments  si  élevés  que  Ilsun-zze,  Sze-na-khien 
et  autres  écrivains  racontent  le  Irait  suivant  :  Sept  ans  après  son 
avènement  (1766-1760  avant  J.-C),  il  y  eut  grande  sécheresse  et 
famine.  On  suggéra  à  la  fin  l'idée  d'offrir  au  ciel  un  sacrifice 
humain  et  de  présenter  en  môme  temps  des  prières  en  faveur  de 
la  pluie.  Thang  dit  :  «  Si  un  homme  doit  être  sacrifié,  ce  sera 
moi.  »  Il  jeûna,  se  coupa  les  cheveux  et  les  ongles  et  se  rendit, 
sur  un  char  découvert,  traîné  par  des  chevaux  blancs,  lui-même 
vêtu  de  rouge,  dans  l'altitude  d'une  victime  consacrée,  dans  un 
bois  de  mûriers.  Là  il  pria  la  divinité,  lui  demandant  quelle 
erreur  ou  quel  péché  il  avait  commis  pour  attirer  cette  cala- 
mité. Il  n'avait  pas  encore  fini  de  parler  qu'une  pluie  abondante 
se  mita  tomber  l. 

L'autre  cas  concerne  la  maladie  du  fameux  empereur  Wu, 
pour  lequel  son  frère,  le  noble  duc  de  Kau,  prie  ainsi  :  «  Votre 
grand  descendant  n'a  pas  autant  d'aptitudes  et  de  ressources  que 
moi.  Par-dessus  cela  il  avait  été  destiné  dans  la  demeure  de 
Dieu  à  étendre  ses  bienfaits  sur  le  royaume  tout  entier,  afin  de 
pouvoir  donner  force  à  vos  descendants  sur  cette  misérable  terre. 
Tout  le  peuple  des  quatre  quartiers  se  tenait  devant  lui  avec 
respect  et  crainte.  Oh!  ne  permettez  pas  que  la  précieuse  déci- 
sion émanée  du  ciel  tombe  à  terre.  Et  tous  ceux  de  nos  précé- 
dents rois  (qui  vivent  longtemps)  en  auront  aussi  un  sur  lequel 
ils  pourront  toujours  se  reposer  lors  de  nos  sacrifices  '.  » 

Si  donc  les  actes  religieux,  en  tant  que  tels,  ont  dans  la  vie 
des  Chinois  moins  de  place  que  chez  beaucoup  d'autres  peuples, 
particulièrement  chez  les  Hindous,  on  a  pu  précisément  saisir 
dans  ce  trait,  comme  nous  l'avons  vu,  le  sens  profond  attaché  à 
l'acte  le  plus  significatif  de  la  religion,  à  l'expiation  des  péchés. 
Car  tandis  que,  chez  les  Étrusques,  Phéniciens,  Aztèques  et  à  ce 
qu'il  paraît  même  déjà  chez  les  Hindous  de  l'époque  védique,  les 
sacrifices  humains  ont  pris  des  allures  d'exagération  ridicules, 
la  narration  chinoise,   de  même  que  le  récit  israélite  relatif  à 

')  Cf.  Legge,  Schu-king,  p.  91. 
2j  Legge,  ouv.  cité,  153,  2. 

iv  19 


290  JULIUS    H  APPEL 

Abraham  et  à  lsaac,  ne  laisse  pas  accomplir  le  sacrifice  et  prouve 
par  là  que,  dans  l'ancienne  Chine,  on  reconnaissait  le  véritable 
sens  du  sacrifice  comme  une  immolation  de  la  volonté;  cela 
explique  également  pourquoi  les  Chinois,  avec  tous  les  autres 
peuples  de  haute  culture,  ont  rejeté  les  sacrifices  humains.  Le 
jugement  que  porte  sur  ces  matières  Wuttke  est  moins  impar- 
tial et  plus  inadmissible,  quand  il  prétend  qu'en  Chine  «  le 
sacrifice  a  été  ravalé  à  son  expression  la  plus  mesquine,  à  sa 
signification  la  plus  superficielle  au  point  qu'il  n'y  a  plus  vrai- 
ment aucune  raison  d'être  ' .  » 

On  ne  doit  pas  assurément  non  plus  passer  sous  silence  le  côté 
moins  lumineux  de  l'idée  fondamentale,  louable  en  soi,  du  culte 
chez  les  Chinois.  Du  moment  où,  de  même  que  chez  les  Romains, 
la  religion étaitessentiellement  considérée  comme  une  affaire  «  de 
la  plus  haute  gravité,  »  du  décorum  le  plus  accompli,  d'hommage 
cérémoniel,  il  ne  pouvait  pas  manquer  qu'une  importance  exa- 
gérée ne  fut  attachée  à  l'observation  ponctuelle  des  usages  tradi- 
tionnels et  de  règles  du  décorum  religieux  *.  Dans  le  culte  rendu 
aux  esprits,  le  succès  du  sacrifice  et  généralement  de  l'action  reli- 
gieuse était  lié  à  cette  circonstance  qu'aucun  accroc  n'eût  été  fait  à 
l'étiquette  3.  Confucius, —  et  il  est  en  cela  le  plus  Chinois  des  Chi- 
nois *,  —  voyait  surtout  le  bonheur  et  le  salut  du  peuple  aux  che- 
veux noirs  dansla  respectueuse  observation  des  coutumes,  mœurs, 
règles  indigènes  transmises  par  Yao  et  Schun5;  mais  parmi 
ces  usages  il  attachait  une  importance  extraordinaire  aux  formes 
du  culte  qu'il  étudiait  avec  le  plus  grand  soin,  d'une  manière  pra- 
tique, au  moyen  de  sa  propre  méditation,  dont  il  ne  permettait 
pas  à  ses  disciples  de  laisser  tomber  la  moindre  parcelle  et  dont  il 
usaitlui-mêmeavecrapplicationlaplus  consciencieuse.  Si  sincère 
donc  que  fût  son  effort  personnel  pour  «  concevoir  d'une  façon 

»)  Cf.  Plath,  Abh.  d.  Bai.  Akad.  d.  Wiss.,  IX,  p.  850,  1. 

2)  Cf.  Plath,  Abh.  d.  Bai.  Akad.,  IX,  p.  959. 

3)  Tschen-li,  XVIII,  40.  41.  Legge,  Schu-ki7tg,3Q7. 

u)   «  He  war  a  chine?e  of  the  chinese.  »  (Legge,  Leben.  d  Confucius,  96). 

s)  Legge,  Leben  d.  Confucius,  77,  2;  153,  1.  «  Tseu-kung  voulait  d'après 
Lùn-iu,  3,  17,  supprimer  le  sacrifice  de  l'agneau  qui  devait  être  offert  le  pre- 
mier de  chaque  mois.  Confucius  lui  répondit  :  Tu  aimes  l'agneau,  moi  j'aime 
l'usage  (Li).  »  Plath,  ouv.  cité,  XIII,  149  suiv. 


LA    RELIGION    DE    L'ANCIEN    EMPIRE    CHINOIS  291 

intérieure  »  l'action  religieuse,  d'y  apporter  non  seulement  sa 
présence  corporelle  mais  d'y  prendre  part  de  toute  son  âme, 
quelle  que  fût  son  insistance  à  recommander  comme  le  principal 
point  du  culte  des  esprits,  le  strict  accomplissement  des  devoirs 
de  la  vie,  il  ne  pouvait  pas  manquer  que  la  direction  d'esprit  pro- 
fondément chinoise  dont  il  était  l'incarnation  ne  se  manifestât  en 
grand  et  en  gros  par  une  conception  foncièrement  extérieure, 
formelle,  mécanique  et  matérielle  du  culte. 

Le  livre  cérémoniel  de  la  dynastie  Tscheu  nous  fait  voir  mieux 
que  n'importe  quoi  à  quel  sot  enchaînement  déformes  et  de  for- 
mules le  culte  cérémoniel  avait  abouti.  Sans  doutece  livre  est,  au 
propre  sens  du  mot,  une  liturgie  de  cour;  nous  ne  saurions  donc 
en  tirer  de  conclusions  légitimes  que  pour  le  culte  tel  que  l'a  pra- 
tiqué une  seule  dynastie,  et  cette  dynastie  elle-même  à  une  épo- 
que déterminée  de  son  histoire,  et  non  pointen  déduire  sans  plus 
entendre  ce  qu'était  d'une  façon  générale  le  rituel  de  l'ancienne 
religion  chinoise,  moins  encore  celui  du  commun  peuple  l. 
Cela  ne  serait  pas  plus  équitable  que  si,  de  la  manière  dont  le 
culte  se  célèbre  dans  l'église  de  Saint-Pierre  à  Rome,  on  voulait 
se  faire  une  idée  du  cérémonial  pratiqué  dans  l'église  d'un  village 
français. 


VI 


L  ORDRE    MORAL    DU    MONDE. 

Rienn'est  plus  superficiel,  rien  n'est  plus  erronéque  de  préten- 
dre pouvoir  se  rendre  compte  du  degré  de  religion  d'un  peuple, 
principalement  ou  même  exclusivement  par  son  culte.  Quelle 
idée  se  serait-on  faite  par  exemple  de  la  religiosité  du  peuple  juif 
après  avoir  assisté  à  quelque  pompeuse  cérémonie  du  culte,  à 
telle  époque  que  l'on  veut,  dans  le  temple  de  Salomon,  si, 
d'après  ce  dont  on  y  aurait  eu  le  spectacle,  on  avait  voulu  porter  un 

»)  Plath.,  ouv.  cité,  IX,  740. 


292  JUL1US    HAPPEL 

jugement  sur  la  vie  religieuse  et  morale  du  peuple?  N'aurait-on 
point  en  ce  faisant  absolument  laissé  de  côté  l'élément  qui  faisait 
battre  le  cœur  du  croyant,  le  noyau  même  de  la  piété  israélite  la 
plus  intime,  tel  qu'il  se  montre  à  nous  dans  l'activité  à  la  fois 
sociale  et  politique,  mais  dont  on  pourrait  tout  au  plus  signa- 
ler un  vestige  dans  la  pratique  du  culte  organisé  par  les 
prêtres  ?  Ne  ferait-on  pas  moins  absolument  fausse  route  sur  le 
véritable  caractère  delà  piété  au  sein  dupeuple  français,  anglais, 
allemand,  si  L'on  prétendait  juger  sa  religion  principalement 
dans  ses  institutions  rituelles  et  ecclésiastiques  et  dans  les  céré- 
monies de  son  culte?  Sans  doute  le  culte  est  une  manifestation 
de  la  religion;  ilen  est  la  plus  frappante,  la  plus  saisissante,  mais 
parcelamême,  iln'en  est  nila  plus  profonde,  nila  plus  essentielle, 
ni  la  plusriche.  Il  n'estenun  mot  pas  vrai  de  direquela  sourcede 
la  vie  religieuse  s'épanche  principalement  dans  les  actes  du  culte  ; 
elle  alimente  plutôt  avant  tout  les  autres  cellules  vitales  de  la 
constitution  naturelle  et  personnelle  de  l'individu,  elle  pénètre 
dans  toutes  les  ramifications  de  l'âme  humaine  et  agit  en  qualité 
de  suprême  et  plus  profond  mobile  de  détermination  sur  toute  la 
conduite  humaine.  Ce  n'est  que  ce  qui  déborde  encore  de  cette 
source,  soit  que  les  canaux  delavie  morale  soient  fermés  et  s'op- 
posent à  son  écoulement,  soit  qu'ils  se  trouvent  insuffisants,  ce 
n'est  que  cet  excès  et  ce  superflu  qui  viennent  au  jour  dans  l'acti- 
vité dont  le  culte  est  l'objet. 

Si  souvent  que  cette  vérité  ait  déjà  été  exprimée,  il  faut  cepen- 
dant s'obstiner  à  la  répéter,  tant  que  le  plus  grand  nombre  de 
ceux  qui  pensent  pouvoir  porter  un  jugement  sur  l'essence  de 
lareligion  et  la  religiosité  d'un  peuple,  delà  hauteur  de  sa  culture 
philosophique,  ne  seront  pas  résolus  à  en  tenir  un  compte  plus 
sérieux.  Mais  il  n'est  peut-être  aucun  autre  peuple  pour  lequel 
la  méconnaissance  ou  l'ignorance  de  cette  vérité  soit  aussi  désas- 
treuse pour  l'intelligence  droite,  véritablement  compréhensive 
de  sa  religion  que  c'est  le  cas  pour  les  Chinois.  Car  chez  aucun 
autre  peuple  de  la  terre  peut-être,  l'esprit  religieux  ne  s'est  uni 
aussi  profondément,  aussi  complètement  au  contenu  moral  de  sa 
vie;  nulle  part  ailleurs  ces  deux  éléments  ne  se  conditionnent 


LA    RELIGION    DE    L'ANCIEN    EMPIRE    CHINOIS  293 

mutuellement  et  ne  se  pénètrent  comme  ici.  Ici  on  voit  qu'en 
réalité  l'ensemble  de  l'édifice  moral  et  social  repose  sur  une  base 
religieuse,  et  c'est  pour  cela  qu'on  ne  voit  clair  sur  le  mystère  in- 
time et  sur  l'essence  la  plus  spécifique  de  la  religiosité  de  ce  peu- 
ple qu'après  qu'on  s'est  donné  la  peine  de  considérer  les  règles 
qui  président  à  sa  vie  morale  et  sociale  dans  leur  racine  religieuse1. 
Si  l'on  doit  désigner  comme  constituant  un  élément  essentiel  de 
la  religiosité  la  foi  en  un  ordre  moral  du  monde,  ou  peut-être 
plus  exactement  encore,  la  foi  en  un  ordre  et  en  une  direction  de  la 
vie  morale  et  sociale  des  peuples  supérieurs,  absolument  indé- 
pendants delà  volonté  accidentelle  des  hommes,  mais  qui  s'impo- 
sent entièrement  à  elle,  alors  on  doit  tenir  décidément  la  famille 
des  peuples  chinois  pour  une  des  plus  religieuses  d'entre  les  natio- 
nalités. 

Sans  doute  il  est  vrai  de  dire  que  ce  peuple  a  reçu  dans  l'his- 
toire du  monde  une  position  et  un  destin  qui  étaient  de  nature  à 
favoriser  et  à  fortifier  singulièrement  cette  foi.  Quelle  diffé- 
rence totale  entre  la  destinée  des  autres  peuples  civilisés  com- 
parée avec  celle  du  type  de  population  chinois  !  Quels  mouve- 
ments variés  et  puissants,  quelles  influences,  quels  ébran- 
lements du  dehors  ont  marqué  la  vie  de  toutes  les  nations  qui 
ont  eu  leur  résidence  depuis  l'Himalaya  jusqu'aux  colonnes 
d'Hercule,  depuis  le  Bélour-tagh  jusqu'au  désert  libyque  et  à 
l'Océan  atlantique  !  Là  un  développement  des  aptitudes  propres 
à  un  peuple  à  l'abri  de  toute  influence  du  dehors  était  abso- 
lument impossible  à  la  longue.  Depuis  la  fondation  de  l'empire 
assyro-babylonien  jusqu'à  nos  jours,  quelle  influence  mutuelle, 
quelle  action  et  réaction,  quelle  pénétration  des  peuples  de  race 
indo-européenne  et  sémitique  les  uns  à  l'égard  des  autres!  Ce 
n'est  pas  seulement  dans  sa  décoration,  dans  sa  disposition  ex- 
térieure, c'est  dans  ses  lignes  fondamentales  qu'est  ébranlée  et 
transformée  la  vie  des  différents  peuples. 

Quelle  différence  avec  le  groupe  de  population  chinois!  Sérieu- 
sement protégé  par  de  puissantes  frontières  naturelles  contre 

')  Plath.,  ouv.  cité,  IX,  p.  959. 


294  JULIUS    HAPPEL 

l'influence  de  tous  les  peuples  qui  avaient  dépassé  ou  simple- 
ment atteint  son  niveau  de  civilisation,  de  beaucoup  supérieur 
à  toutes  les  hordes  barbares  qui  l'envahissaient,  non  seulement 
par  la  ténacité  de  son  caractère,  mais  simplement  déjà  par  la 
supériorité  de  son  pouvoir  producteur  et  prolifique,  ce  peuple 
étrange  a  eu  le  privilège  de  pouvoir  développer  pendant  des 
milliers  d'années,  et  conformément  à  leur  propre  loi  intime,  ses 
aptitudes  toutes  particulières.  Il  n'y  a  donc  aucun  miracle  à  ce 
qu'un  tel  peuple  ait  vu  s'imposer  non  seulement  aux  individus 
séparés,  maisàdes  générations  entières,  avec  une  puissance  tout 
autre  que  ce  ne  pouvait  être  le  cas  pour  aucun  des  autres  peuples 
civilisés  de  la  terre,  les  règles  de  la  vie  à  la  fois  morale  et  sociale 
qui  étaient  sorties  naturellement  de  son  existence  au  cours  de 
plusieurs  milliers  d'années.  Si  l'on  peut  tenter  ici  une  comparai- 
son, c'est  encore  les  Romains  qu'il  faudra  chercher,  dans  la  me- 
sure où,  dans  l'empire  romain  lui  aussi,  les  règles  morales 
et  sociales  dudroitetde  la  vie  étaient  considérées  comme  la  puis- 
sance religieuse  et  morale  la  plus  imposante  et  où  la  foi  en  ces 
règles  peut  être  désignée  comme  ayant  constitué  le  véritable  se- 
cret de  la  religion  romaine  à  son  tour.  Mais  dans  la  nationalité 
chinoise  incomparablement  plus  que  chez  les  Romains  devait 
s'imposer  la  pensée  que  l'organisation  sociale,  que  les  rapports 
établis  et  réguliers  l,  dans  lesquels  le  peuple  et  l'individu  au  sein 
du  peuple  s'étaient  vu  naître  et  grandir  de  temps  immémorial,  ne 
pouvaient  pas  être  l'œuvre  arbitraire  de  quelques  générations  ou  à 
plus  forte  raison  de  quelques  individus,  si  éminents  qu'on  voulût 
bi  en  se  les  représenter  ;  mais  devaient  reposer  sur  une  décision  plus 
haute,  sur  une  détermination  supérieure  à  la  volonté  humaine. 
C'est  là  le  noyau  de  sa  foi  à  la  direction  céleste;  et  considérée 
à  ce  point  de  vue  la  divinité  céleste  des  Chinois  n'apparaît  pas 
autrement  que  comme  l'ordre  de  la  vie  morale  et  sociale  de  ce 
peuple  lui-même,  objectivé,  passé  à  l'état  de  puissance  unitaire 
et  presque  personnelle.  Son  rôle  à  l'égard  des  différentes  généra- 
tions et  époques  de  la  vie   chinoise  est  celui  de  la  source  par 

f)  The  love  of  ordre  and  quiet,  and  a  willingness  to  submitt  to  «  the  powers 
that  be,  »  eminently  distinguish  them.  Legge,  Leben  d.  Confucius,  100   suiv. 


LA    RELIGION    DE    l'aNCIEN    EMPIRE   CHINOIS  295 

rapport  au  courant  qui  en  sort.  Les  cinq  rapports  fondamentaux, 
ouïes  relations  de  parenté  entre  époux  et  épouse,  père  et  fils,  frère 
aîné  et  cadet,  ami  et  ami  sont  les  colonnes  de  cet  ordre  céleste  et 
l'anxieuse,  la  dévote  frayeur  de  renverser  ces  rapports  est  le  véri- 
table secret  et  le  noyau  intime  non  seulement  de  la  vie  chinoise 
en  général,  mais  encore  et  tout  particulièrement  de  sa  religion  '. 
Et  par  la  la  pensée  que  la  souveraineté  vient  de  Dieuestramenée 
à  son  expression  précise  etl'idée  que  la  voix  du  peuple  soit  la  voix 
de  Dieu  trouve  sa  justification.  Car  la  souveraineté  n'émane  de 
Dieu  que  dans  la  mesure  où  elle  se  conforme  à  l'ordre  céleste  et 
renonce  absolument  à  toute  action  arbitraire  et  égoïste  ;  et  la  voix 
du  peuple  n'est  non  plus  la  voix  de  Dieu  que  dans  la  mesure  où 
la  divinité  réalise  son  ordre  en  lui,  de  telle  façon  que,  lors- 
que le  prince  se  sépare  de  la  divinité,  il  doit  nécessairement  s'en- 
suivre une  inimitié  entre  lui  et  le  peuple  ';  à  son  tour  et  en  revan- 
che, le  peuple  peut  s'attendre  à  des  mesures  sévères,  quand  il  ne 
se  conforme  pas  à  l'ordre  céleste. 

Où  pouvait  se  fortifier  plus  qu'en  Chine  la  conviction  que  tout 
ce  qui  est  prescription  des  hommes  ne  pourra  jamais  subsister? 
Où  pouvait-on  saisir  plus  vivement  l'idée  exprimée  dans  cette 
proposition  :  «  Si  c'est  l'œuvre  des  hommes,  elle  périra  d'elle- 
même;  si  c'est  l'œuvre  deDieu,leshommesne  sauront  l'étouffer,  » 
que  dans  un  pays  où  le  développement  moral  et  social  de  la  vie 
présentait  plus  clairement  que  n'importe  où  ailleurs  l'aspect  d'un 
procès  naturel3? 

On  peut  bien  voir  là  comment  l'esprit  chinois,  directement  et 
non  moins  spontanément,  simplement  par  la  direction  de  vie  qui 
lui  était  propre,  est  déjà  parvenu  depuis  des  milliers  d'années  à 
une  conception  de  la  vie  dont  nous  n'avons  pu  nous-mêmes 
commencer  à  nous  approcher  qu'après  les  séculaires  et  mil- 
lénaires erreurs  d'un  développement  de  civilisation  exposé  aux 

')  Cf.  Legge,  Schu-king,  p.  55  et  note. 

2)  Legge,  ouv.  cité,  p.  129,  2. 

3)  Cf.  Weber,  Allgem.  Weltgeschichte,  I,  p.  35,  1.  «  Aussi  ce  qui  est  chi- 
nois porte-t-il  en  soi  le  caractère  d'une  nécessité  naturelle  et  a-t-il  tant  de  pou- 
voir qu'il  transforme  tout  élément  étranger  à  l'exemple  de  sa  propre  nature  et 
que  jamais  conquérants  n'ont  été  en  état  de  modifier  l'organisation  de  la  vie 
populaire  ou  politique  chez  les  Chinois.  » 


296  JULIUS    HAPPEL 

plus  étranges  aventures.  La  pensée  pour  la  première  fois  mise 
au  premier  plan  par  Hegel,  et  proclamée  par  Gœthe  dans 
Hermann  et  Dorothée,  que  tout  ce  qui  est  naturel  est  intelligible, 
est  une  idée  qui  s'est  imposée  à  l'esprit  chinois  dès  les  temps  les 
jjIus  antiques.  L'idée  que  le  langage,  les  mœurs,  la  religion 
et  le  droit  ne  sont  pas  d'arbitraires  institutions  humaines,  mais 
des  créations  de  notre  esprit  dont  les  individus  ont  plus  ou  moins 
conscience  et  qui  cependant  s'imposent  à  nous  tous,  à  la  fois 
immanentes  et  transcendantes,  c'est  là  la  grande  vue  qui  est 
venue  à  maturité  au  seuil  de  notre  siècle.  Toutefois  les  détours 
par  lesquels  nous  sommes  parvenus  à  cette  vue  n'ont  pas  été 
inutiles;  car  ce  que  l'esprit  chinois  ne  possède  que  sous  une 
forme  naïve  et  inconsciente,  ce  qui  s'impose  à  lui  et  le  domine 
avec  une  sorte  de  fatalité,  cela  est  pour  nous  une  conquête  de  la 
liberté  spirituelle. 

Induit  en  erreur  par  les  récits  traditionnels  qu'on  fait  de 
l'ancienne  vie  chinoise,  j'avais  cru  jusqu'à  présent  que  l'esprit 
chinois  devait  être  considéré  comme  le  moins  disposé  aux  choses 
religieuses  qui  se  rencontrât  parmi  tous  les  peuples  civilisés, 
que  l'essence  du  caractère  chinois  n'était  que  plat  rationalisme 
et  moralisme  et  que  le  bouddhisme  de  l'Inde  avait  en  vain 
essayé  de  lui  donner  la  profondeur  religieuse  qui  lui  manquait. 
Je  me  suis  au  contraire  convaincu  par  l'étude  des  sources  delà 
religion  de  l'ancien  empire  chinois  que  les  idées  traditionnelles, 
généralement  répandues  sur  la  vie  et  l'essence  du  caractère 
chinois,  sont  essentiellement  superficielles  et  erronées.  Bien 
loin  d'admettre  que  les  idées  des  Hindous,  en  particulier  celles 
dont  nous  trouvons  l'expression  dans  le  Rig-veda,  soient  plus 
profondément  religieuses  que  celles  des  Chinois,  je  me  suis  con- 
vaincu au  contraire,  et  j'espère  avoir  établi  ma  thèse  par  tous  les 
développements  qui  précèdent,  que  la  conception  chinoise  de  la 
vie,  telle  qu'elle  se  trouve  exposée  dans  les  plus  anciens  docu- 
ments, montre  décidément  un  contenu  religieux  beaucoup  plus 
puissant  que  la  conception  hindoue.  L'apparence  contraire  ne 
peut  décidément  se  justifier  que  si  l'on  tient  la  mystique  reli- 
gieuse pour  plus  profonde  que  la  morale  religieuse  ;  c'est  en  cela 


LA    RELIGION    DE    L'ANCIEN    EMPIRE    CHINOIS  297 

que  gît  la  cause  profonde  de  Terreur  commise.  Une  vie  dans  la- 
quelle le  bien  moral,  la  vertu  et  le  devoir,  en  un  mot  l'élément 
moral  fail  invasion  aussi  impérativement, àla  façon  d'une  puissance 
surnaturelle,  mystérieuse,  éternelle,  supérieure  *,  et  impose  son 
autorité  à  tous  les  rapports  de  la  vie,  déterminant  et  pénétrant 
tous  les  domaines  de  l'activité5;  un  état  dans  lequel  la  piété 
filiale  réunit  aussi  intimement  et  aussi  puissamment  entre  eux, 
non  seulement  les  vivants  entre  eux,  mais  même  les  morts  aux 
vivants,  où  l'idéal  de  la  vertu  reste  efficace  pendant  des  milliers 
d'années  dans  de  vivants  modèles  humains  personnels  3;  une  vie 
enfin  dans  laquelle  la  provenance  surnaturelle  et  par  suite  la 
signification  sacramentelle  des  institutions  les  plus  essentielles 
aux  mœurs  publiques,  mariag-e,  agriculture4,  état,  sont  reconnues 
d'une  façon  aussi  précise;  dans  laquelle  les  actes  les  plus  impor- 
tants de  l'empire  s'ouvrent  toujours  par  une  consécration  reli- 
gieuse 5  ;  où  les  fondateurs  des  villes  prennent  toujours  soin 
d'ériger  d'abord  le  sanctuaire  6,  une  pareille  vie  ne  doit-elle 
pas  être  reconnue  comme  décidément  et  profondément  reli- 
gieuse? 

Il  n'est  visiblement  point  nécessaire  d'idéaliser  la  vie  religieuse 
des  Chinois;  on  n'a  besoin  que  de  voir  ce  qu'elle  renfermait  en 
réalité,  —  et  les  faits  rapportés  plus  haut  ne  peuvent  pas  être  ré- 
voqués en  doute,  —  pour  se  convaincre  que  le  jugement  tradi- 
tionnel sur  le  caractère  irréligieux  de  la  morale  chinoise  repose 
sur  une  erreur. 

Si  nous  sommes  parvenu  dans  ce  qui  précède  à  dégager 
l 'individualité  de  l'ancienne  religion  chinoise  avec  plus  de  rigueur 
qu'on  n'avait  pu  le  faire  jusqu'à  présent,  de  la  masse  des  formes 
plus  ou  moins  accidentelles  qu'elle  revêt  et  de  l'essence  générale 
de  l'esprit  religieux,  nous  croyons  n'avoir  pas  apporté  une  con- 
tribution sans  valeur  à  la  science  comparée  des  religions  telle 

*)  Legge,  Leben  d.  Confucius,  79,  1  ;  218,  3  ;  235,  4. 

2)  Legge.  Schu-king,  380,  note  2,  389. 

3)  Cf.  Victor  von  Strauss,  Schu-king  sur  le  roi  Wen. 

4)  Plath.,  Abh.  d.  Bai.  Akad.,  IX,  p.  918,  2. 

5)  Legge,  Schu-king,  385,  note  384. 
a)  lbid.,  423. 


298  JULIUS    RAPPEL.    RELIGION    CHINOISE 

qu'on  l'entend  aujourd'hui.  Aussi  longtemps  que  l'on  considérait 
les  religions  des  différents  peuples  comme  les  restes  plus  ou 
moins  incomplets  et  altérés  d'une  révélation  divine  qui  avait  été, 
à  l'origine,  commune  à  l'ensemble  de  l'humanité,  on  ne  pouvait 
pas  davantage  arriver  à  reconnaître  la  nature  et  l'essence  des 
religions  nationales,  qu'on  ne  peut  y  parvenir  au  point  de  vue 
de  l'abstraction  spéculative  ou  en  leur  imposant  à  toutes  le  même 
patron  invariable,  comme  on  en  a  conservé  l'usage  jusqu'en 
notre  temps.  Ce  n'est  que  depuis  que  nous  avons  commencé  à  con- 
sidérer les  religions  des  différeots  peuples  ainsi  que  leurs  langues 
et  leurs  arts  comme  des  créations  de  l'esprit  national,  que  nous 
pouvons  espérer  d'arriver  à  reconnaître  sous  ses  réalisations 
infiniment  variées  à  la  fois  le  caractère  individuel  et  spécifique  et 
l'essence  partout  identique  à  elle-même  de  l'esprit  religieux.  En 
même  temps  qu'au  point  de  vue  de  l'histoire  comparée  des  reli- 
gions, les  différentes  religions  s'éclaireront  mutuellement  pour 
apparaître  sous  l'état  et  avec  l'esprit  qui  leur  sont  propres,  on 
pourra  pour  la  première  fois  déduire  avec  quelque  certitude  la 
loi  du  développement  de  l'esprit  religieux  des  formes  historiques 
qu'elle  a  revêtues  dans  ses  apparitions  successives.  Comment 
cela  peut  se  faire,  nous  espérons  l'avoir  montré  en  exposant  la 
religion  de  l'ancien  empire  chinois. 

Julius  Happel 

(de  Bùtzow,  Allemagne). 


ESQUISSE  DUNE  HISTOIRE 


RELIGION    ROMAINE 


SOURCES. 

La  religion  avait  trop  d'importance  chez  les  Romains,  elle 
touchait  à  trop  d'éléments  essentiels  de  leur  vie  civile  et  politi- 
que, pour  que  leurs  savants  et  leurs  hommes  d'Etat  eussent 
négligé  d'en  faire  une  étude  approfondie.  Cette  étude  devint 
surtout  nécessaire  quand  le  temps  commença  à  effacer  la  signi- 
fication des  anciens  rites,  qu'on  ne  comprit  plus  les  termes  des 
vieilles  prières  et  que  l'invasion  des  cultes  nouveaux  rendit  la 
foule  plus  indifférente  à  la  religion  nationale. 

Vers  le  milieu  du  septième  siècle  de  Rome,  un  grammairien 
célèbre,  le  premier  de  ceux  qui  se  sont  fait  un  nom  parmi  les 
Romains,  L.  iElius  Stilo  Prseconinus,  composa  un  commen- 
taire sur  les  chants  des  Salions  [Interpretatio  carminum  Salia- 
rium),  où,  par  malheur,  il  avait  laissé  beaucoup  d'obscurités. 
Quelques  années  plus  tard,   son  meilleur  élève,  M.  Terentius 

*)  Ce  travail  reproduit,  avec  quelques  modifications,  un  article  donné  à 
Y  Encyclopédie  des  sciences  religieuses  et  qui  vient  de  paraître  dans  cette  col- 
lection. (Red.) 


300  GASTON    BOISSIER 

Varro,  cloctissinws  Romanorum,  eut  l'occasion  de  s'occuper  beau- 
coup de  la  religion  romaine  dans  ses  nombreux  écrits.  Son  grand 
ouvrage  sur  les  antiquités  de  son  pays  [Antiquitatiim  huma- 
narum  divinarumque  libri  xlt)  qui  fut  publié  peu  de  temps  avant 
la  mort  de  César,  contenait,  en  seize  livres,  une  exposition  com- 
plète de  la  religion  de  Rome.  Dès  lors,  pendant  la  durée  du 
grand  siècle  littéraire  qui  suivit,  il  se  forme,  à  côté  des  orateurs 
et  des  poètes,  une  école  de  grammairiens  et  de  jurisconsultes, 
qui,  pour  éclairer  les  anciennes  lois,  pour  faire  comprendre  la 
vieille  langue,  étudient  à  fond  les  antiquités  religieuses  et 
publient  sur  ce  sujet  un  grand  nombre  d'ouvrages  importants. 

Par  malheur  tous  ces  écrits  sont  perdus;  mais  ils  ont  été  lus, 
consultés  et  quelquefois  reproduits  par  les  grammairiens  des 
époques  de  décadence  que  nous  avons  encore.  Aulu-Gelle  et 
Macrobe  les  citent  quelquefois;  il  en  reste  surtout  beaucoup  de 
fragments  dans  le  commentaire  de  Servais  sur  Virgile.  Quant 
aux  Antiquités  divines  de  Yarron,  dont  la  perte  est  plus  regret- 
table que  celle  de  tout  le  reste,  les  Pères  de  l'Eglise  s'en  sont 
beaucoup  servis  dans  leur  polémique  contre  le  paganisme.  Il  y 
en  a  des  extraits  considérables  dans  la  Cité  de  Dieu  de  saint 
Augustin.  Ces  fragments  épars,  ainsi  que  les  renseignements  que 
l'on  trouve  dans  Tite-Live,  Denys  d'Halicarnasse,  etc.,  ont 
permis  aux  savants  modernes  de  reconstruire  l'histoire  de  la 
religion  romaine. 

Ce  travail  a  été  accompli  avec  succès  de  nos  jours,  surtout 
en  Allemagne.  Ceux  qui  essayèrent  de  nous  faire  connaître  les 
premiers  temps  de  Rome,  comme  Niebuhr  et  Schwegler,  ne 
pouvaient  se  dispenser  d'étudier  les  premiers  éléments  de  sa  reli- 
gion '  ;  d'autres  ont  fait  à  ce  sujet  des  travaux  spéciaux.  Il  faut 
citer  principalement    Klausen  *,    Krahner3,    Ambrosch  4,  qui 

x)  L'étude  que  fait  Schwegler  des  anciennes  légendes  des  Romains  dans  les 
premiers  chapitres  de  son  histoire,  est  un  chef-d'œuvre  de  critique  et  de  saga- 
cité ;  c'est  le  point  de  départ  de  toute  histoire  sérieuse  de  la  religion  romaine. 

2)  JEneas  und  die  Penaten  (1839). 

3)  Grundlinien  zur  Geschichle  des  Verfalls  des  rœmischen  Staatsreli- 
gioîis  (1837). 

4)  Studien  und  Audeutungen  in  Gebiet  des  altrcemischen  Bodens  und 
Cul  tus  (1839). 


ESQUISSE    D'UNE    HISTOIRE    DE    LA    RELIGION    ROMAINE  301 

jetèrent  beaucoup  de  lumière  sur  les  premières  notions  reli- 
gieuses et  les  plus  anciens  cultes  des  Romains.  En  1836,  Ilartung 
publia  son  ouvrage  sur  la  Religion  des  Romains  ',  où  l'on  trouve, 
à  côté  de  quelques  opinions  hasardées,  beaucoup  de  vues  ingé- 
nieuses et  qui  sera  encore  aujourd'hui  lu  avec  profit.  Preller  a 
repris  plus  tard  ce  travail  dans  un  livre  qui  est  resté  le  meilleur 
ouvrage  d'ensemble  sur  cet  important  sujet  !.  Dans  le  Manuel 
des  antiquités  romaines  de  Becker  et  Marquardl,  le  4°  volume, 
rédigé  par  M.  Marquardt,  est  consacré  à  la  religion  et  contient 
la  meilleure  étude  que  nous  ayons  sur  l'organisation  du  culte  3. 
Enfin  M.  Bouché-Leclercq  dans  son  livre  sur  les  Pontifes  de  ï an- 
cienne Rome  4,  a  présenté  une  étude  sur  ce  grand  collège  de 
prêtres,  qui  est  surtout  complète  pour  le  temps  de  la  république. 
C'est  à  l'aide  de  tous  ces  travaux  et  avec  les  renseignements 
qu'ils  nous  donnent,  que  nous  allons  tracer  rapidement  l'histoire 
de  la  religion  romaine. 


Il 

RELIGIONS    DES    PEUPLES    ITALIQUES. 

Ceux  qui  se  contentent  d'étudier  la  religion  des  Romains  dans 
les  chefs-d'œuvre  de  l'époque  classique,  par  exemple  dans 
YEnéide  de  Virgile,  ne  trouvent  pas  qu'elle  diffère  beaucoup  de 
celle  des  Grecs;  et  comme  l'habitude  a  prévalu,  chez  nous,  de 
donner  le  même  nom  aux  divinités  des  deux  pays,  on  est,  en 
général,  fort  tenté  de  les  confondre.  C'étaient  pourtant  deux 
religions  différentes  quoique  issues  d'une  source  commune,  qui 
avaient  chacune  leur  caractère  particulier;  et  celle  des  Romains, 


')  Die  Religion  der  Rœmer,  2  vol.  Erlangen. 

2)  Rœmische  Mythologie,  1858,  Berlin  ;  l'ouvrage  de  M.  Preller  a  été  traduit 
en  français  par  M.  Dietz  sous  ce  titre  :  les  Dieux  de  l'ancienne  Rome,  Paris, 
1865  ;  malheureusement  le  traducteur  l'a  souvent  abrégé  et  dénaturé. 

3)  Dans  la  nouvelle  édition  du  Handbuch  der  Rœmischen  Alterthuemer, 
publiée  par  MM.  Mommsen  et  Marquardt,  le  volume  sur  la  religion  romaine  est 
le  sixième  du  Manuel. 

4)  Paris,  1871. 


302  GASTON    BOISSIER 

avant  d'arriver  à  la  forme  où  nous  la  trouvons  chez  Virgile,  a  eu 
à  traverser  un  certain  nombre  de  phases  qu'il  est  intéressant 
d'étudier.  Pour  bien  connaître  ses  origines,  il  ne  suffit  pas  de 
remonter  à  la  fondation  de  Rome,  il  faut  aller  un  peu  plus  haut, 
jusqu'aux  peuples  mêmes  d'où  Rome  est  sortie. 

La  science  moderne  a  établi  que  les  divers  peuples  qui  occu- 
paient le  centre  de  l'Italie,  Ombriens,  Volsques,  Sabins,Osqueset 
Latins,  parlaient  des  langues  assez  voisines  les  unes  des  autres 
et  que,  par  conséquent,  ils  appartenaient  à  la  même  race.  C'est 
ce  qu'achève  de  prouver  le  peu  que  nous  savons  de  leurs 
croyances  religieuses;  avec  quelques  changements  de  noms  et 
d'attributs,  leurs  dieux  étaient,  au  fond,  les  mêmes;  les  légendes 
qu'ils  racontaient  sur  eux  se  ressemblaient  beaucoup  et,  ce  qui  est 
une  preuve  encore  plus  manifeste  de  leur  parenté,  c'est  que  le 
culte  était  organisé  chez  ces  divers  peuples  à  peu  près  de  la  même 
façon.  Ainsi  l'étude  que  M.  Bréala  faite  des  tables  Eugubines  lui 
a  montré  qu'il  existait,  chez  les  Ombriens,  un  collège  de  prêtres 
tout  à  fait  semblable  à  celui  des  Arvales1. 

Cette  religion  commune  aux  peuples  italiques  était,  dans  son 
principe,  la  même  que  celle  des  Grecs  et  des  autres  peuples 
indo-européens.  Ils  adoraient  les  forces  de  la  nature  et  se  les 
figuraient  comme  des  êtres  animés,  de  sexe  différent,  ayant 
entre  eux  certaines  relations,  et  placés,  les  uns  à  l'égard  des 
autres,  dans  des  rapports  hiérarchiques.  C'était  donc  un  natura- 
lisme naïf  qui  était  devenu  peu  à  peu  un  polythéisme  anthropo- 
morphique. 

Il  y  avait  cependant  des  différences  importantes  entre  la  reli- 
gion primitive  des  Italiens  et  celle  des  Grecs  ;  soit  que  l'imagina- 
tion de  l'Italien  fût  plus  pauvre,  soit  qu'il  répugnât  par  scrupule 
à  tous  ces  récits  que  les  Grecs  faisaient  si  volontiers  sur  leurs 
dieux,  les  légendes  sont  chez  lui  rares,  simples,  moins  variées  et 
moins  poétiques.  Comme  sa  dévotion  est  respectueuse  ou  timide, 
qu'il  se  tient  loin  de  ses  dieux,  qu'il  n'ose  pas  les  aborder  et  fixer 
sur  eux  son  regard,  il  ne  leur  donne  pas  des  formes  bien  précises 

')  Bréal,  les  Tables  Eugubines  dans  la  Bibliothèque  de  l'Ecole  des  Hautes- 
Études. 


ESQUISSE    D'UNE    HISTOIRE    DE    LA    RELIGION    ROMAINE  303 

et  des  traits  tout  à  fait  distincts.  Aussi  les  représente-t-il  par  des 
symboles  plutôt  que  par  des  images,  et  il  semble  que  l'anthropo- 
morphisme soitresté  chez  lui  indécis  et  confus.  Ces  caractères  que 
nous  entrevoyons  dans  la  religion  des  peuplades  italiennes,  nous 
allons  les  retrouver  avec  plus  de  netteté  dans  celle  des  Romains 
que  nous  connaissons  mieux. 


III 


CARACTÈRE    DE    LA    RELIGION    ROMAINE    PRIMITIVE. 

On  sait  que  Rome  doit  sa  naissance  à  deux  peuples  italiques, 
les  Latins  et  les  Sabins,  qui  se  sont  unis  pour  la  fonder;  ils  lui  ont 
donné  sa  religion,  comme  tout  le  reste.  C'est  ce  que  Varron 
reconnaît  nettement,  et  il  a  même  cherché  à  savoir  duquel  de  ces 
deux  peuples  Rome  tenait  chacun  de  ses  dieux  l.  Les  savants 
modernes  se  sont  posé  la  même  question  sans  parvenir  toujours 
à  s'accorder.  Mommsen  est  porté  à  accorder  plus  aux  Latins; 
Schwegler  fait  la  part  des  Sabins  plus  belle.  Ce  qui  est  sur,  c'est 
que  les  dieux  des  deux  peuples  étant,  au  fond,  à  peu  près  sem- 
blables, il  se  fit  entre  eux  une  sorte  de  mélange  d'où  résulta  la 
religion  romaine.  Cependant  quelques-uns  semblent  avoir  refusé 
de  s'unir  ;  il  y  eut  d'abord,  dans  la  cité  nouvelle,  deux  dieux  de  la 
guerre,  Mars  pour  les  Latins,  et  Quirinuspour  les  Sabins,  et  deux 
collèges  de  prêtres  Saliens,  ceux  du  Palatin  (Salit  palatini)  et 
ceux  du  Quirinal  (Salit  agonales).  On  est  d'accord  pour  croire 
aujourd'hui,  contrairement  à  l'opinion  ancienne,  que  la  religion 
romaine  à  ses  débuts  n'emprunta  aux  Etrusques  que  quelques 
détails  du  culte  et  la  pratique  de  l'aruspicisme.  Il  n'est  donc  pas 
surprenant  que,  puisqu'elle  est  tout  à  fait  sortie  des  anciens  cultes 
italiques,  elle  ait  conservé  les  caractères  que  nous  avons  signalés 
chez  eux. 

Elle  a,  comme  eux,  un  fort  petit  nombre  de  légendes,  qui  ont 

')  Varron,  De  lingua  latina,  V,  74,  et  saint  Augustin,  De  Civitate  Dei, 
IV,  23. 


304  GASTON    BOISSIER 

été  étudiées  d'une  façon  fort  intéressante  par  Schwegler.  Les 
dieux  non  plus  ne  paraissent  pas  des  êtres  vivants.  Pour  tout 
nom,  ils  ont  d'ordinaire  une  épitiièle  qui  les  caractérise  d'une 
manière  très  générale  :  on  les  appelle  le  Divin,  la  Bonne,  la 
Céleste,  Divus pater,  Bona  Dea,  Dea  Dia,  etc.  Quand  on  veut  leur 
donner  une  compagne,  on  se  contente  de  mettre  le  nom  par 
lequel  on  les  désigne,  au  féminin:  Faumts,  Fauna;  Liber,  Libéra. 
On  voit  bien  que  ce  peuple  répugne  à  trop  individualiser  ses 
dieux.  Varron  avait  lu,  dans  les  vieux  livres  des  pontifes, 
qu'après  un  tremblement  de  terre,  on  créait  des  fêtes  pour  apai- 
ser la  divinité  qui  venait  ainsi  de  manifester  sa  colère.  Mais  cette 
divinité,  quelle  était-elle  ?  Un  Grec  l'aurait  vite  individualisée, 
lui  aurait  donné  un  nom  et,  au" besoin,  créé  pour  elle  quelque 
merveilleuse  légende.  A  Rome  on  se  gardait  de  la  désigner  d'une 
manière  précise  ;  on  ne  cherchait  pas  même  à  connaître  son  nom 
et  son  sexe  ;  on  la  priait  en  disant  :  Que  tu  sois  dieu  ou  déesse, 
sive  dens,  sive  dea1.  Puis  on  avait  fait  de  ce  sive  deus  sive  dea  un 
dieu  particulier  qui  se  retrouve  dans  le  rituel  des  Arvales. 

Ces  dieux,  si  vaguement  entrevus,  les  Romains  n'étaient  pas 
portés  à  les  représenter  d'une  manière  précise  et  matérielle. 
Nous  savons  qu'ils  sont  restés  cent  soixante-dix  ans  sans  avoir 
aucune  statue  ".  Ce  sont  là  de  curieux  indices,  qui  ne  se  trouvent 
pas  chez  les  Grecs  et  qui  ont  fait  conclure  à  Preller  que  cette  reli- 
gion naissante  avait  une  tendance  plus  panthéiste  que  polythéiste3. 
Le  nom  même  par  lequelles  Romains  désignent  d'ordinaire  leurs 
dieux  est  significatif;  ils  les  appelaient  des  puissances  ou  des 
manifestations  divines  (numi?ia),  ce  qui  peut  faire  croire  qu'on 
les  regardait  moins  comme  des  êtres  distincts  que  comme  des 
façons  particulières  dont  la  divinité  se  révèle  à  nous.  Macrobe  le 
dit  formellement  '.  Cette  façon  de  concevoir  les  dieux  fut  très 
favorable  aux  sages  qui,  plus  tard,  sous  l'impulsion  de  la  philo- 
sophie, essayèrent  de  réformer  le  polythéisme  romain.  Ils  sou- 

i)  Aulu-Gelle,  11,  28. 

2)  Varron,  dans  saint  Augustin,  De  Civitate  Dei,  IV,  31. 

3)  Rœmische  Mythologie,  p.  54  et  suiv. 

*)  Ostendit  unius  Dei  effectus  varios  pro  variis  censendos  esse  miminibus, 
Macrobe,  Saturn.,  1,  17. 


ESQUISSE    D'UNE    HISTOIRE    DE    LA    RELIGION    ROMAINE  305 

tinrent  que,  derrière  cette  multitude  de  divinités,  leurs  ancêtres 
avaient  entrevu  confusément  l'unité  de  Dieu;  comme  la  person- 
nalité des  anciens  dieux  romains  était  moins  ncttementmarquée, 
qu'ils  ne  possédaient  pas  une  physionomie  distincte  et  accusée, 
et  qu'au  fond,  c'étaient  seulement,  selon  l'expression  de  Tertul- 
lien,  je  ne  sais  quelle  ombre  sanscorps^et  sans  vie,  et  de  simples 
noms  imaginés  d'après  les  choses  mêmes ',  ils  rentrèrent  plus 
facilement  les  uns  dans  les  autres  et  se  laissèrent  ramener  sans 
trop  de  violence  à  l'unité  divine. 

Une  autre  observation  importante  à  faire  sur  les  dieux  primi- 
tifs de  Rome,  c'est  qu'en  même  temps  qu'ils  sont  la  personnifica- 
tion des  forces  de  la  nature,  ils  ont  aussi  un  aspect  moral  très 
prononcé.  Jupiter  est  le  père  du  jour  {Diespiter),  le  dieu  du  ciel 
lumineux  et  serein  ;  mais  il  est  aussi  le  représentant  de  l'équité. 
On  atteste  son  nom  dans  les  serments  et  dans  les  traités;  c'est  à 
luique  s'adresse  le  fécial,  quand  il  va  demander  justice  au  nom  du 
peuple  romain;  au  lieu  de  l'appeler  comme  faisaient  les  Grecs, 
le  Père  des  hommes  et  des  dieux,  les  Romains  l'appellent  le  dieu 
très  bon  et  très  grand,  optimus  maximus  !.  Yesta,  personnifiant 
le  feu  qui  purifie  tout,  devient  aussi  la  déesse  de  la  pureté.  Aucun 
culte  n'acrééautant  de  dieux  pour  protéger  la  maison.  Hases  Lares, 
sesPénates,  sesGénies,  qu'ilnousestaujourd'hui  difficile  de  distin- 
guer entre  eux  et  dont  les  attributions  semblent  se  confondre, 
mais  qui  ne  se  faisaient  pas  tort  les  uns  aux  autres  et  qui  furent 
tous  très  pieusement  honorés  jusqu'à  la  fin  :  on  les  priait  encore 
avec  ferveur  du  temps  de  Théodose, puisqu'ilful  obligé  de  défen- 
dre sévèrement  leur  culte.  C'est  vraiment  la  religion  de  la  vie 
intérieure  et  de  la  famille,  et  un  critique  de  nos  jours  à  raison 
de  lui  appliquer  ce  que  Cicéron  disait  de  la  philosophie  de 
Socrate:  Elle  aussi  «  fit  descendre  la  divinité  du  ciel  sur  la  terre, 
l'introduisit  dans  les  maisons  et  la  força  de  régler  la  vie  et  les 
mœurs  des  hommes  3.  » 


*)  Ad.  nat.,  11,  11  :  Timbras  nescio  quas  incorporâtes  exanimalesque,  et 
nomina  de  rébus. 

-)  Voyez  Preller,  p.  218  et  Zeller,  Religion  und  Philosophie  bei  den  Rœ- 
mern,  p.  6. 

3)  Cicéron,  Tuscid..  V,  4  et  Preuner,  Hestia-Vesta,  p.  369. 

iv  20 


306  .  GASTON    BOISSIER 

Tel  fut  le  caractère  original  de  ces  dieux.  Les  sentiments  que 
les  Romains  apportaient  dans  leur  façon  de  les  honorer,  la  ma- 
nière dont  ils  pratiquaient  leur  culte  méritent  aussi  d'être 
remarqués.  Ces  sentiments]  sont  parfaitement  indiqués  et  résumés 
dans  le  nom  même  qui  désigne  la  religion  romaine.  «  Les 
critiques  anciens,  avons-nous  déjà  dit  ailleurs  l,  dérivent  en 
général  ce  nom  (religto)  de  la  même  racine  qui  a  produit  les 
mots  diligens  et  diligentia;  ils  pensent  qu'à  l'origine  il  voulait 
dire  simplement  exactitude  et  régularité.  Ces  qualités  étaient  les 
principales  ou  même  les  seules  qu'on  exigeait  alors  des  gens 
religieux.  Les  Romains  avaient  une  façon  particulière  de  com- 
prendre les  rapports  de  l'homme  avec  la  divinité  :  quand  quel- 
qu'un a  des  raisons  de  croire  qu'un  dieu  est  irrité  contre  lui,  il 
lui  demande  humblement  la  paix,  c'est  le  terme  consacré  [pacem 
deorum  exposcere)  et  l'on  suppose  qu'il  se  conclut  alors  entre  eux 
uue  sorte  de  traité  ou  de  contrat  qui  les  lie  tous  les  deux.  Il  faut 
que  l'homme  achète  la  protection  céleste  par  des  prières  et  des 
offrandes;  mais  il  serait  peu  convenable  à  un  dieu,  qui  a  bien 
accueilli  un  sacrifice,  de  ne  pas  répondre  par  quelque  faveur. 
Platon  s'élève  avec  force  dans  YEutyp/uwi,  contre  ces  sortes  de 
trafics  qu'on  imagine  entre  l'homme  et  la  divinité  :  ils  se  retrou- 
vent dans  tous  les  cultes  antiques,  mais  nulle  part  avecplus  d'ef- 
fronterie naïve  qu'à  Rome.  Les  Romains  admettent  comme  un 
principe,  que  la  piété  donne  droit  à  la  fortune;  il  est  en  effet 
naturel  que  les  dieux  préfèrent  ceux  qui  les  honorent  et  que, 
quand  on  est  aimé  des  dieux,  on  fasse  toujours  de  bons  profits2. 
Ce  n'est  donc  pas,  comme  dans  le  christianisme,  le  pauvre  qui 
est  l'élu  du  Seigneur,  c'est  le  riche.  Si  l'on  trouve  que  les  dieux 
n'ont  pas  tenu  toutes  les  conditions  du  contrat,  on  s'irrite  contre 
eux  et  on  les  maltraite.  Quand  le  peuple  apprit  la  mort  de  Ger- 
manicus,  pour  lequel  il  avait  offert  tant  de  sacrifices  inutiles,  il 
jeta  des  pierres  dans  les  temples,  renversa  les  autels  et  précipita 
les  statues  des  dieux  dans  les  rues  3.  On  dispute  ^quelquefois  sur 

J)  Boissier,  la  Religion  romaine  d'Auguste  aux  Antonins,  I,  chap.  IV. 

2)  Plante,  Curculio,  IV,  2,  45. 

3)  Suétone,  Caligula,  5. 


ESQUISSE    D'UNE    HISTOIRE    DE    LA    RELIGION    ROMAINE  307 

les  termes  du  traité  et  les  contractants,  comme  d'habiles  plai- 
deurs, cherchent  à  se  surprendre  l.  Mais,  le  traité  une  fois  con- 
clu, il  est  juste  d'en  respecter  les  termes.  Il  faut  rendre  aux  dieux 
ce  qu'on  leur  a  promis;  c'est  un  grand  devoir;  l'opinion  publi- 
que le  met  au  même  rang  que  celui  qu'on  contracte  envers  son 
père  et  son  pays  et  le  désigne  par  le  même  mot  (pietas);  mais  il 
ne  faut  pas  non  plus  exagérer  la  reconnaissance.  La  loi  a  établi 
la  manière  dont  on  doit  s'acquitter  envers  les  dieux,  et  c'est  une 
faute  d'aller  au  delà  de  ces  prescriptions.  Cette  faute  on  l'appelle 
superstitio,  ce  qui  dépasse  la  règle  établie.  Le  vrai  Romain  a  hor- 
reur de  la  superstition  autant  que  de  l'impiété;  il  tient  ses 
comptes  en  règle  avec  les  dieux,  il  ne  veut  pas  être  leur  débi- 
teur, mais  il  ne  veut  pas  non  plus  leur  donner  plus  qu'il  ne  doit. 
Tandis  qu'ailleurs  la  dévotion  véritable  ne  calcule  pas,  qu'elle  est 
l'élan  sans  mesure  d'une  âme  reconnaissante  qui  cherche  à  dé- 
passer les  bienfaits  qu'elle  a  reçus,  à  Rome  on  ne  tient  qu'à 
payer  exactement  sa  dette.  Le  reste  est  du  superflu,  et  il  ne  con- 
vient pas  plus  d'être  prodigue  envers  les  dieux  qu'envers  les 
hommes.  » 

Cette  façon  de  considérer  la  religion  explique  que  les  Romains 
aient  été  plus  occupés  à  prescrire  des  pratiques  qu'à  imposer 
des  croyances  et  que  chez  eux  tout  se  réduise  au  culte.  Dans  ce 
culte  lui-même  la  forme  est  tout.  Tous  les  rites  des  sacrifices, 
des  cérémonies,  sont  minutieusement  prescrits  d'avance,  et  la 
sainteté  consiste  à  n'en  omettre  aucun  s.  Les  formules  de  prières 
sont  longues  et  compliquées,  pleines  de  mots  inutiles  et  sura- 
bondants; il  faut  pourtant  les  dire  exactement  comme  elles  sont. 
Pour  un  seul  mot  changé  ou  passé,  on  recommence.  Aussi  celui 
qui  prie  ne  se  fie-t-il  pas  à  sa  mémoire  ;  il  a  souvent  deux  prêtres 
auprès  de  lui,  l'un  qui  lui  dicte  la  formule  qu'il  doit  prononcer, 
l'autre  qui  suit  sur  le  livre,  pour  s'assurer  qu'on  n'omet  rien  en 
la  répétant 5. 

J)  Voyez  la  jolie  légende  de  Numa  et  de  Jupiter  que  racontait  le  vieil  histo- 
rien Valerius  d'Anlium  (Amobe,  V,  1),  et  qu'Ovide  a  reproduite.  Fastes,  111,339. 

-)  Cicéron,  De  natura  deorum,  1,  41,  Sanctitas,  scientia  colendorum  sa- 
crorum. 

3)  Pline,  Histor.  natw.,  XXVIII,  2. 


308  GASTON    BOISSIER 

On  est  aujourd'hui  tenté  d'être  sévère  pour  un  culte  aussi 
formaliste,  aussi  froid,  qui  comprime  avec  tant  de  soin  tous  les 
élans  de  l'âme  ;  les  anciens  n'étaient  pas  de  cet  avis.  Au  contraire 
les  plus  sages  d'entre  les  Grecs,  Polybe,  Denys  d'Halicarnasse 
admirent  beaucoup  la  religion  romaine  et  la  mettent  bien  au- 
dessus  de  la  leur.  Ils  la  louent  précisément  de  ce  que  nous  sommes 
tentés  de  lui  reprocher.il  leur  semble  que  ce  réseau  de  pratiques 
rigoureuses  qu'elle  impose,  enlaçant  la  vie  entière,  y  metplus  d'or- 
dre et  de  sérieux,  que,  par  ses  prescriptions  nombreuses  et  com- 
pliquées, elle  enseigne  la  régularité,  elle  habitue  à  l'obéissance. 
C'est  aussi  l'opinion  des  Romains,  même  des  plus  indifférents 
et  des  plus  incrédules.  Us  proclament  que  leur  nation  est  «  la 
plus  religieuse  de  toutes1,  »et  ils  attribuent  à  cette  qualité  même 
toutes  leurs  vertus  et  tous  leurs  succès.  «  Si  l'on  compare  le 
peuple  romain,  dit  Gicéron  aux  autres  nations  de  l'univers,  on 
verra  qu'elles  l'égalent  et  même  le  dépassent  dans  tout  le  reste  ; 
mais  il  vaut  mieux  qu'elles  par  le  culte  qu'il  rend  aux  dieux  2.  » 
Et  ailleurs  :  «  C'est  par  la  religion  que  nous  avons  vaincu  le 
monde  3.  » 


IV 

ÉPOQUES    PRINCIPALES    DE    i/hISTOIRE    DE    LA.    RELIGION    ROMAINE. 

Tous  les  historiens  latins  prétendent  que  c'est  le  roi  sabin 
Numa  qui  constitua  le  premier  la  religion  romaine.  Le  roi  en 
était  alors  le  chef  suprême,  il  en  avait  établi  le  centre  dans  la 
demeure  royale  (Regia),  à  côté  de  laquelle  s'élevait  le  temple  de 
Vesta,  foyer  public  de  la  nation,  où  les  vestales  entretenaient 
le  feu  sacré  et  gardaient  les  Pénates  de  l'Etat.  Numa  en  régla  les 
cérémonies,  instituant,  dit  Cicéron,  des  pratiques  faciles  pour 
que   personne  ne  put  s'en  dispenser,  mais  nombreuses  et  atta- 


*)  Salluste,  Catilina,  12  :  religiosissimi  mortelles. 
2)  Cicéron,  De  nation  deorum,  11,  2. 
3j  Cicéron,  De  har.  resp.,  9. 


ESQUISSE    D'UNE    IIISTOIRE    DE    LA    RELIGION    ROMAINE  309 

chantes,  pour  occuper  l'homme  tout  entier1.  Les  sacrifices 
sanglants  n'étaient  pas  permis,  on  se  contentait  d'offrir  aux 
dieux  les  fruits  de  la  terre  et  des  gâteaux  salés  {fruge  et  inola 
salsa  sacrificare).  Les  institutions  attribuées  à  Numa  étaient  si 
compliquées,  si  formalistes,  si  minutieuses  que  les  Pères  de 
l'Eglise  les  ont  comparées  à  la  loi  mosaïque  !.  C'est  aussi  à 
Numa  qu'on  attribue  d'avoir  inscrit,  sur  des  registres  appelés 
Indigitamenta,  les  noms  des  dieux  qui  président  à  tous  les  mo- 
ments et  à  tous  les  actes  de  la  vie,  par  exemple  le  dieu  Fabuliniis, 
qui  enseigne  à  l'enfant  à  parler;  la  déesse  Educa,  qui  lui  apprend 
à  manger;  Potina,  qui  lui  apprend  à  boire;  Iterduca,  qui  sur- 
veille ses  premiers  pas  quand  il  commence  à  marcher,  etc.  3. 

Avec  les  Tarquins  commence  une  ère  nouvelle  pour  la  religion 
romaine.  Il  bâtirent  sur  le  Capitole  un  temple  magnifique,  con- 
sacré à  Jupiter,  à  Junon  et  à  Minerve,  et  y  transportèrent  le 
centre  du  culte,  qui  avait  été  jusque-là  à  la  Regia.  Ils  instituèrent 
les  ludi  romani,  qui  se  célébraient  avec  pompe  dans  le  grand 
cirque  au  mois  de  septembre,  et  introduisirent  à  Rome  les  livres 
sibyllins.  On  reconnaît  à  ces  innovations  l'influence  delà  Grèce, 
d'où  l'on  prétend  que  les  Tarquins  étaient  sortis  et  que,  dans 
tous  les  cas,  ils  ont  connue  et  imitée.  Les  Grecs  avaient  eu,  de 
tout  temps,  des  rapports  avec  les  peuples  italiens  qui  étaient  du 
même  sang  qu'eux.  La  science  a  prouvé  que  c'est  de  l'alphabet 
éolo-dorien  que  l'alphabet  latin  a  été  tiré,  et,  comme  il  est  établi 
que  l'écriture  est  très  ancienne  à  Rome,  ou  en  peut  conclure  que 
Rome  a  été  en  relation  de  très  bonne  heure  avec  les  marchands 
de  Cumes  et  de  Rhegïum.  Ils  lui  apportaient,  avec  leurs  marchan- 
dises, la  connaissance  des  légendes  et  des  fables  qu'on  racontait 
sur  leurs  dieux  et  qui  avaient  inspiré  leurs  plus  grands  poètes. 
Ces  légendes  s'insinuèrent  vite  chez  les  peuples  italiques,  et, 
comme  les  dieux  nationaux  n'avaient  pas  d'histoire,  on  leur  en 


l)  Cicéron,  De  rep.,  II,  14. 

2j  Tertullien,  De  prsescientia,  I,  45. 

3)  A  propos  de  ces  petits  dieux  des  Indigitamenta,  dont  les  Pères  de 
l'Eglise  se  sont  beaucoup  moqués  et  qui  n'en  sont  pas  moins  une  des  créations 
les  plus  originales  de  la  religion  romaine,  on  peut  voir  Bouché-Leclercq,  les 
Pontifes. 


310  GASTON    BOISSIER 

créa  une  avec  les  récits  des  Grecs.  C'est  à  la  suite  de  ces  commu- 
nications populaires  que  se  fit  la  première  fusion  des  dieux  grecs 
et  romains.  Les  plus  grands  dieux  de  Rome,  Jupiter,  Junon, 
Mars,  Minerve,  etc.,  furent  identifiés  aux  divinités  grecques  qui 
paraissaient  offrir  avec  eux  quelque  ressemblance.  Quelques-uns, 
comme  Janus,  ne  trouvèrent  pas  de  similaire  et  gardèrent  leur 
aspect  antique  et  un  peu  sauvage;  mais  ce  fut  le  très  petit 
nombre.  Ce  mélange  était  depuis  longtemps  accompli  quand 
commença  la  littérature  romaine.  Dans  l'épopée  d'Ennius,  dans 
les  fragments  du  théâtre  tragique  et  comique  de  Rome,  on  ne 
distingue  plus  les  divinités  des  deux  peuples,  et,  pour  n'en  citer 
qu'un  exemple,  Plaute,  dans  son  Amphitryon,  n'hésite  pas  à 
attribuer  à  Jupiter  et  à  Mercure  les  exploits  de  Zeus  et  d'Hermès. 
A  la  vérité,  les  fables  nouvelles  ne  furent  pas  acceptées  parla 
religion  officielle  :  les  registres  des  pontifes  continuèrent  à  les 
ignorer.  Mais  elles  se  répandirent  déplus  en  plus  dans  le  peuple. 
Les  dieux,  sans  doute,  gardaient  leurs  anciens  nomsetonles  priait 
toujours  comme  autrefois,  en  sorte  que,  pour  l'apparence,  rien 
ne  semblait  "changé;  en  réalité,  ils  n'étaient  plus  les  mêmes,  et 
la  mythologie  grecque,  en  les  pénétrant,  les  avait  renouvelés. 

Ces  innovations  s'attaquèrent  bientôt  à  la  religion  officielle 
elle-même  et  lui  portèrent  un  coup  fatal.  Les  religions  antiques, 
étant  toutes  locales  et  nationales,  répugnaient,  par  leur  principe 
même,  au  prosélytisme  et  à  la  tolérance.  Il  est  clair  qu'un  Etat 
ne  devait  pas  se  soucier  d'imposer  aux  étrangers  ses  croyances, 
ce  qui  aurait  été  les  admettre  en  même  temps  au  rang  de  ses 
citoyens;  mais  il  ne  pouvait  pas  non  plus  permettre  aux  étran- 
gers de  propager  leurs  croyances  chez  lui;  car  un  citoyen 
qui  renonçait  à  ses  dieux  pour  en  prendre  d'autres,  renon- 
çait en  même  temps  à  sa  patrie.  Aussi  toutes  les  républi- 
ques anciennes  avaient-elles  interdit,  sous  des  peines  sévères, 
.l'introduction  des  cultes  du  dehors.  Il  y  avait  à  Rome  une  loi, 
mentionnée  par  les  Pères  de  l'Eglise,  «  qui  défendait  de  consa- 
crer aucun  dieu  qui  n'eût  été  accepté  par  le  Sénat  \  »  Le  texte 

')  Tertullien,  Apol.%  5. 


ESQUISSE    D'UNE    HISTOIRE    DU    LA    RELIGION    ROMAINE  311 

précis  do  cotte  loi  no  s'ost  pas  conservé;  mais  Tite-Live  y  fait 
allusion  ',  Sorvius  la  cite  2,  et  Cicéron  en  fait  un  règlement  for- 
mel dans  son  traité  Des  lois  3.  On  comprend  que  le  Sénat,  qui 
répugnait  aux  innovations,  n'ait  pas  eu  beaucoup  d'empressement 
à  autoriser  les  cultes  nouveaux.  Il  était  pourtant  bien  forcé  de  le 
faire  quelquefois.  Quand  les  Romains  assiégeaient  une  ville, 
pour  la  priver  de  son  plus  ferme  secours,  ils  essayaient  de 
gagner  ses  dieux  et  de  les  attirer  de  leur  côté  par  leurs  pro- 
messes. C'est  ce  qu'on  appelait  evocatio  \  Ces  dieux  complaisants 
prenaient  place  parmi  les  divinités  de  l'Etat.  Lorsqu'un  peuple 
vaincu  reconnaissait  la  souveraineté  de  Rome,  par  la  [formule 
de  la  deditio,  il  se  livrait  à  elle  «avec  toutes  les  choses  divines  et 
humaines  qu'il  possédait.  »  Rome  héritait  donc  de  ses  dieux 
comme  de  ses  terres,  et  ils  devenaient  romains.  Tantôt  ces  dieux 
recevaient  un  culte  public,  tantôt  ils  étaient  confiés  à  quelque 
famille  qui  les  honorait  parmi  ses  divinités  domestiques.  Mais  ce 
fut  surtout  par  l'intervention  des  livres  sibyllins  que  les  cultes 
étrangers  pénétrèrent  officiellement  à  Rome.  Ces  livres,  venus 
de  Cumes,  passaient  pour  avoir  été  inspirés  par  Apollon,  le  dieu 
grec  par  excellence,  si  bien  que  Tite-Live  appelle  les  magistrats 
chargés  de  les  garder  :  antistiles  apollinaris  sacri  5.  A  chaque 
danger  public  on  allait  les  consulter,  et  ils  ne  manquaient  pas 
de  répondre  en  conseillant  de  faire  quelque  emprunt  aux  reli- 
gions de  la  Grèce.  C'est  par  eux  que  se  répandit  le  culte  d'Apol- 
lon, celui  d'Esculape,  ceux  de  Déméter,  de  Dionysos  et  de  Cora, 
qu'on  confondit  avec  Cérès,  Liber  et  Libéra,  etc. 

Ils  firent  même  pénétrer  à  Rome,  après  les  dieux  grecs,  une 
divinité  orientale.  Pendant  les  désastres  de  la  seconde  guerre 
punique,  ils  ordonnèrent  aux  Romains  d'aller  chercher,  à  Pessi- 
nonte,  l'image  de  la  Magna  Mater  Idœa,  et  d'établir  son  culte  à 
Rome.  C'étaitune  simple  pierre  noire, probablement  unaérolithe. 


»)  IV,  46. 

2)  In  JEn.,  VIII,  187. 

3)  II,  8. 

4)  La  formule  curieuse  de    Yevocatio  nous  a  été  conservée  par  Macrobe, 
Saturn.,  III,  9. 

*)  Tite-Live,  X,  8. 


312  GASTON    BOISSIER 

Son  culte  était  confié  à  des  Galli,  prêtres  mutilés,  qui,  à  certains 
jours,  parcouraient  Rome  en  chantant  et  en  quêtant.  Mais  cette 
introduction  officielle  des  dieux  étrangers,  qui  était  toujours  un 
peu  timide  et  réservée,  ne  suffisait  pas  à  la  dévotion  populaire. 
Il  est  arrivé  partout  au  polythéisme,  malgré  la  fécondité  de  ses 
inventions,  de  se  sentir  toujours  incomplet.  Pour  avoir  voulu 
trop  morceler  la  divinité,  il  n'avait  pu  l'embrasser  dans  son  en- 
semble, et,  au  delà  de  ses  mille  dieux,  il  se  trouvait  toujours 
quelque  côté  de  dieu  qu'il  avait  oublié;  aussi  ses  fidèles  éprou- 
vaient-ils sans  cesse  le  besoin  de  divinités  nouvelles. 

C'est  ce  qui  arriva  surtout  à  Rome  où  les  dieux  officiels  avaient 
des  attributions  très  précises,  très  bornées,  et  ne  pouvaient 
suffire  à  tout.  A  chaque  malheur  public,  quand  les  dieux  natio- 
naux semblaient  impuissants  à  sauver  le  pays,  on  allait  chercher 
des  divinités  étrangères,  on  les  installait  dans  les  chapelles  pri- 
vées, ou  même  on  leur  élevait  des  autels  sur  les  places,  on  les 
invoquait  avec  les  rites  et  les  cérémonies  qui  leur  étaient  pro- 
pres, on  lisait  avidement  les  prophéties  qu'elles  avaient  inspirées 
à  leurs  prêtres,  jusqu'à  ce  que  l'autorité  publique,  se  sentant  ou- 
vertement bravée,  se  révoltât  et  donnât  l'ordre  aux  édiles  ou 
aux  consuls  de  faire  cesser  ce  scandale.  Mais,  comme  c'est  l'or- 
dinaire, les  dieux  ne  perdaient  guère  à  être  persécutés.  Après 
s'être  tenus  cachés  quelque  temps,  ils  osaient  reparaître  et  las- 
saient enfin,  par  leur  persistance,  l'opposition  du  pouvoir.  C'est 
ce  qui  est  arrivé  plusieurs  fois  à  Rome  *.  Une  seule  fois,  à  propos 
des  Bacchanales, la  répression  fut  terrible  et  efficace.  Il  s'agissait 
d'une  association  secrète,  où,  dans  des  fêtes  orgiastiques  célé- 
brées la  nuit,  se  commettaient  des  débauches  honteuses  et  se 
tramaient  toutes  sortes  de  complots.  Plus  de  sept  mille  per- 
sonnes, hommes  et  femmes,  se  trouvèrent  compromises  dans  les 
poursuites,  et  Tite-Live  nous  dit  que  la  plus  grande  partie  fut 
mise  à  mort 2.  C'est  à  cette  occasion  que  fut  rédigé  le  fameux 
sénatus-consultc  des  Bacchanales,  dont  nous  avons  conservé 
une  copie. 

')  Voyez  Tite-Live,  IV,  30  et  XXV,  1 . 
*j  Tite-Live,  XXXIX,  8  et  suiv. 


ESQUISSE   D'UNE   HISTOIRE   DE   LA    RELIGION    ROMAINE  313 

En  même  temps  que  les  cultes  étrangers,  pénétrait  à  Rome  la 
philosophie  grecque,  qui,  en  général,  n'était  pas  favorable  aux 
religions  populaires  :  c'était  une  autre  cause  de  décadence  pour 
la  religion  de  l'Etat.  Non  seulement  la  philosophie  était  bien 
accueillie  dans  les  familles  aristocratiques  qui  envoyaient  les 
jeunes  gens  l'étudier  à  Athènes,  et  qui  aimaient  à  donner  l'hos- 
pitalité chez  elles  à  quelque  sage  en  renom,  mais,  par  le  théâtre, 
elle  arrivait  jusqu'aux  oreilles  du  peuple.  Ménandre  et  Euripide, 
que  les  poètes  latins  copiaient,  sont  pleins  de  philosophie,  et  le 
dernier  se  permet  souvent  de  parler  très  librement  des  croyances 
religieuses.  Les  poètes  latins  traduisaient  ses  impiétés  comme 
tout  le  reste,  et,  dans  une  de  ses  pièces,  Ennius  introduisit  un 
personnage  qui , aux  grands  applaudissements  dupeuple,dit  Cicé- 
ron  *,  niait  la  Providence.  Il  alla  même  plus  loin  et  traduisit  le 
célèbre  roman  d'Evhémère,  qui  prétendait  prouver  que  tous  les 
dieux  avaient  commencé  par  être  des  hommes,  et  même  quel- 
quefois des  hommes  très  méchants,  qu'on  avait  divinisés  parce 
qu'on  avait  peur  d'eux. 

Ce  n'est  pas  se  tromper  que  d'attribuer  en  grande  partie  à 
l'influence  de  la  philosophie  grecque,  surtout  de  celle  d'Epicure, 
les  progrès  que  fit  à  Rome  le  scepticisme  religieux  pendant  le 
vne  siècle.  Il  était  arrivé  à  son  apogée  vers  la  fin  de  la 
république.  C'est  l'époque  où  parut  le  poème  de  Lucrèce,  où 
Cicéron  publia  son  traité  De  natura  deorum,  dans  lequel  il 
semble  très  hésitant  sur  l'existence  de  Dieu  et  sur  la  Providence, 
et  son  De  divinatione ,  où  il  se  moque  de  l'art  des  augures  qui 
était  un  des  fondements  de  la  religion  romaine.  On  s'aperçoit  en 
même  temps  que  la  pratique  du  culte  officiel,  qu'on  avait  en- 
tourée de  tant  de  respect,  souffrait  beaucoup  de  l'incrédulité 
générale.  Les  cérémonies  ne  s'accomplissaient  plus  avec  la 
même  régularité;  le  droit  pontifical  s'altérait,  des  sacerdoces 
importants  n'étaient  plus  occupés,  les  temples  tombaient  en 
ruines,  l'indifférence  régnait  partout,  et  Varron  déclarait,  en  tête 
de  ses  Antiquités  divines,  qu'il  craignait  que  la  religion  romaine 

l)  De  divinatione,  II,  50. 


314  GASTON    BOÏSSIER 

ne  pérît  bientôt,  «  non  par  l'attaque  de  quelque  ennemi,  mais 
par  la  négligence  des  fidèles  '.  » 

Avec  l'empire  tout  change,  et  il  se  produit  dans  le  monde 
romain,  dès  le  début  du  règne  d'Auguste,  un  mouvement  en 
sens  inverse  qui  le  ramène  du  scepticisme  à  la  dévotion,  et  qui, 
jusqu'à  la  fin  de  l'empire,  ne  doit  plus  s'arrêter.  Auguste,  qui 
voulait  appuyer  son  pouvoir  sur  la  religion  nationale,  se  fit 
nommer  ponlifex  maximus,  ce  qui  l'en  rendit  le  chef.  Il  essaya 
de  rendre  tout  leur  éclat  aux  cérémonies  antiques  ;  il  releva  les 
temples,  en  bâtit  de  nouveaux,  et  se  fit  aider  dans  son  œuvre  par 
les  plus  grands  génies  de  son  temps,  qui  célèbrent  tous,  comme 
par  une  entente,  les  dieux  et  les  légendes  de  l'ancienne  Rome, 
le  respect  des  vertus  et  des  croyances  du  passé.  Ce  retour  aux 
sentiments  religieux,  accepté  assez  froidement  par  les  contem- 
porains d'Auguste,  encore  pleins  de  l'incrédulité  du  siècle  pré- 
cédent, devient  plus  marqué  sous  le  règne  des  Antonins  et  dans 
les  temps  qui  suivirent.  Les  hautes  classes  de  la  société  conti- 
nuent à  tirer  principalement  leurs  croyances  de  la  philosophie, 
mais  la  philosophie  se  fait  de  plus  en  plus  religieuse.  L'école 
épicurienne,  qui  dominait  dans  les  dernières  années  de  la 
république,  n'a  presque  plus  d'adeptes  sous  l'empire.  Le  stoïcisme, 
qui  avait  eu  d'abord  à  Rome  ce  caractère  particulier  d'être 
l'ennemi  des  religions  populaires,  s'unit  au  contraire  avec  elles. 
Il  admet  la  divination  et  la  pratique;  il  autorise  les  légendes, 
même  les  plus  singulières,  en  les  interprétant.  Sénèque  est  le 
dernier  philosophe  qui  appartienne  à  l'ancienne  école  ;  dans  les 
œuvres  d'Epictète  et  de  Marc-Aurèle,  le  stoïcisme  est  devenu 
mystique  et  dévot.  Apulée,  qui  aime  à  s'appeler  un  philosophe 
platonicien,  est  aussi  une  sorte  de  prêtre  ou  d'hiérophante,  qui 
offre  à  tous  les  dieux  des  sacrifices,  qui  se  fait  initier  à  tous  les 
mystères,  et  qu'on  accuse  d'être  un  magicien. 

En  même  temps  les  religions  orientales  continuaient  à  se 
répandre  à  Rome  et  y  prenaient  tous  les  jours  plus  d'importance. 
C'étaient  pour  ne  citer  que  les  principales,  les  cultes  égyptiens, 

l)  Saint  Augustin,  Decivitate  Dei,  VI,  2. 


ESQUISSE    D'UNE  niSTOIRE    DE    LA    RELIGION    ROMAINE  315 

surtout  celui  d'Isis  et  do  Sérapis  ',  le  culte  de  la  Mère  des  dieux, 
qui  se  rajeunit  avec  le  sacrifice  sanglant  des  tauroboles  J,  et 
celui  de  Mithra  3.  La  différence  qu'on  remarque  entre  la  répu- 
blique et  l'empire,  à  propos  des  cultes  étrangers,  c'est,  qu'à 
partir  surtout  des  Antonins,  les  empereurs  ne  s'opposent  plus 
à  leur  introduction  et  qu'ils  paraissent  même  quelquefois  les  pro- 
téger. A  la  vérité,  la  vieille  religion  officielle  continue  à  exister 
sans  trop  de  mélange.  Elle  accomplit  jusqu'à  la  fin  ses  anciennes 
cérémonies,  et  nous  savons  que  des  corporations  dont  on  faisait 
remonter  l'origine  à  l'époque  de  Romulus  et  de  Numa,  celle  des 
Luperci,  ne  fut  définitivement  abolie  qu'en  494,  par  le  pape 
Gélase.  Mais,  tout  en  se  tenant  en  dehors  des  religions  étran- 
gères, elle  ne  les  regarde  plus  comme  des  ennemies.  Non  seule- 
ment elle  les  laisse  vivre  à  côté  d'elle,  sans  les  inquiéter,  mais, 
au  besoin,  elle  s'aide  de  leur  secours,  et  l'on  peut  dire  que, 
pendant  la  dernière  lutte  que  le  paganisme  soutint  contre  le 
christianisme  triomphant,  tous  ces  cultes  se  sont  unis  pour 
résister  à  l'ennemi  commun  et  qu'ils  ont  été  vaincus  ensemble  4. 


ORGANISATION    DU    CULTE   A    ROME. 

Les  pratiques  ont  pris  une  telle  importance  dans  la  religion 
romaine  qu'on  la  connaîtrait  imparfaitement  si  l'on  ignorait  de 
quelle  façon  le  culte  était  organisé  à  Rome.  J'ai  déjà  dit  que  Mar- 
quardt  avait  traité  cette  question  avec  beaucoup  de  clarté  et  de 
compétence  dans  le  sixième  volume  de  son  Manuel  des  antiquités 
romaines  (2e  édition).  Je  vais  me  contenter  de  résumer  son  tra- 
vail en  quelques  mots,  renvoyant  pour  les  détails  à  l'ouvrage 
lui-même. 

vi  Voyez,  pour  les  cultes  égyptiens,  Preller,  Rœmische  Mythologie,  p.  723. 

2)  Voyez  pour  les  tauroboles,  Boissier,  Religion  romaine,  livre  II,  chap.  2. 

3)  Voyez  les  travaux  de  Layard  sur  le  culte  de  Mithra  et  Preller.  p.  754. 

4)  Sur  la  destruction  de  la  religion  romaine  et  ses  dernières  luttes,  on  peut 
consulter  Beugnot,  Histoire  de  la  destruction  du  paganisme  en  Occident, 
Paris,  1835,  et  Lasaulx,  Der  Untergang  des  Hellenismus,  Munich,  1854. 


316  GASTON    BOISSIER 

Le  culte  se  divisait  en  culte  privé  [sacra  privata)  et  culte  pu- 
blic {sacra  publica).  Les  sacra  privata  étaient  ceux  qui  s'accom- 
plissaient pour  l'individu,  pour  la  famille,  pour  la  gens  '.  L'in- 
dividu prie  pour  lui-même,  il  s'adresse  directement  à  la  divinité 
et  n'a  besoin  de  l'intermédiaire  d'un  prêtre  que  pour  connaître 
les  rites  et  les  formules.  Le  chef  de  la  maison  prie  pour  toute  la 
famille  -.  Ces  sacrifices  s'accomplissent  dans  des  chapelles  par- 
ticulières, à  des  époques  déterminées.  C'est  un  crime  que  de  les 
négliger,  et  la  loi  militaire,  malgré  sa  rigueur,[permet  au  soldat 
de  ne  pas  se  trouver  sous  les  drapeaux  au  jour  fixé,  s'il  doit  as- 
sister ce  jour-là  à  un  sacrifice  de  famille  qui  ne  peut  se  faire  sans 
lui  3.  Ces  sacrifices  ne  doivent  jamais  cesser  4,  et  quand  le  bien 
domestique  passe  en  d'autresmains,  c'est  une  charge  qui  incombe 
à  l'héritier  de  ne  pas  souffrir  qu'ils  soient  interrompus.  De  là 
l'expression  hœreditas  sine  sacris,  pour  dire  qu'une  bonne  fortune 
vous  arrive  sans  aucun  mélange  d'inconvénients  B. 

Les  sacra  publica  sont  de  deux  sortes:  il  y  a  d'abord  ceux  que 
célèbre  le  peuple  tout  entier  et  qu'on  appelle  sacra  popidaria. 
Us  ont  lieu  d'ordinaire  en  plein  air,  afin  que  tous  les  citoyens 
puissent  y  participer  G.  Tels  sont  les  compitalia  ou  fêtes  des  car- 
refours, les palilia,  sortes  de  lustration  ou  de  purification,  qui 
avaient  lieu  tous  les  ans  le  21  avril,  en  l'honneur  de  la  fondation 
de  Rome,  etc.  On  peut  rattacher  aux  sacra  popidaria  les  jeux  pu- 
blics qui,  à  Rome,  comme  dans  la  Grèce,  avaient  un  caractère 
religieux.  Mais  il  y  avait  des  cérémonies  qui  se  célébraient 
dans  des  lieux  fermés  et  auxquelles  le  peuple  ne  pouvait  pas 
assister.  Marquardtfaitremarquerqu'ilfaut  faire  une  grande  diffé- 
rence entre  le  temple  et  l'église  des  chrétiens.  L'église  est  un 
lieu  d'assemblée  (ixxXYjafo),  où  se  réunissent  tous  les  fidèles  d'une 


*)  Festus,  245  :  Sacra  privata,  quse  pro  singulis  hominibus,  familiis,  gen- 
tlbus  fiunt. 

-)  Caton,  De  re  rustica,  143  :  Scito  dominum  pro  Iota  familia  rem  divinam 

fctCQVQ 

3)  Aulu-Gelle,  XVI,  4. 

4)  Cicéron,  Delegibus,  II,  9  :  Sacra  privata  perpétua  manento. 
s)  Festus,  290. 

6)  Festus,  253  :  Popidaria  sacra  sunt,  ut  ait    Labeo,    qnœ    omnes   cives 
faciunt. 


ESQUISSE    D'UNE    niSTOlRE    DE    LA    RELIGION    ROMAINE  317 

communion  ;  le  temple  est  la  demeure  d'un  Dieu,  où  tout  lemonde 
n'est  pas  admis.  Quand  la  cité  veut  adresser  une  requête  à  ce 
Dieu,  elle  ne  peut  pas  la  présenter  elle-même  et  délègue  quelques 
citoyens  qui  parlent  pour  elle.  C'est  la  seconde  catégorie  des 
sacra  pub  lie  a  qui  s'accomplit  au  moyen  de  délégués,  ou  prêtres, 
représentant  tous  les  citoyens:  on  l'appelle  sacra  pro  populo. 

Les  sacerdotes  publiai,  chargés  des  sacra  pro  populo,  formaient, 
en  général,  des  associations  ou  collèges,  qui  n'avaient  pas  tous 
la  même  importance.  Sous  la  république,  il  y  en  avait  quatre  qui 
étaient  placés  au-dessus  des  autres,  et  qu'on  appelait  quatuor 
amplissima  collcgia  '.  Ce  sont:  1°  les  Pontifes;  2°  les  Septemviri 
epulones ;  3°  les   Quindecimviri  sacris  faciundis;  4°  les  Augures. 

1°  Les  Pontifes  avaient  été  ainsi  nommés,  selon  Varron,  du 
pont  Sublicius  qu'ils  avaient  été  chargés  de  construire  et  qu'ils 
réparaient  s.  Dans  les  monuments  et  sur  les  monnaies,  ils  ont 
pour  insigne,  et  pour  ainsi  dire,  pour  armoiries,  le  simpulum, 
sorte  de  petit  vase  qui  leur  servait  à  faire  des  libations.  Le  collège 
s'était  d'abord  composé  de  quatre  prêtres,  puis  de  huit;  à  l'épo- 
que de  Cicéron,  il  y  avait  quinze  pontifes,  eteenombre  n'ajamais 
été  dépassé.  Le  chef  du  collège  s'appelait  Pontifex  maximus. 

L'importance  des  pontifes  a  toujours  été  en  grandissant  à 
Rome.  Ils  étaient  chargés  de  certains  sacrifices;  on  s'est  même 
demandé  si,  dans  le  principe,  les  pontifes  n'avaient  pas  été  les 
prêtres  d'une  divinité  particulière  avant  de  devenir  les  surveil- 
lants de  tout  le  culte,  et  l'on  a  supposé  qu'ils  étaient  d'abord 
attachés  spécialement  à  Vesta.  Quand  Aurélien  créa  les  pontifices 
solis,  les  anciens  pontifes  s'appelèrent  quelquefois  pontifices 
Vestœ:  on  peut  supposer  que  c'était  un  ancien  nom  qu'ils  repre- 
naient. Ils  avaient,  de  plus,  des  fonctions  spéciales;  ils  gardaient 
les  livres  sacrés  (registres  des  indujitamenta,  commentarii  ponti- 
ficum,  libri  rituales,  etc.)  ;  ils  faisaient  rédiger  tous  les  ans  lerécit 
sommaire  des  événements  publics  et  l'affichaient  à  la  porte  du 
Pontifex  maximus:  c'est  ce  qu'on  appelait  Annales  maximi,  d'où 
sortit  peu  à  peu  l'histoire  romaine.  Ils  étaient  aussi  préposés  à 

*)  Ce  titre  se  trouve  rapporté  dans  le  Monument  d 'Ancyre,  table  2,  ligne  16. 
*)  Yarron,  De  lingua  latina,  V,  83. 


318  GASTON    BOISSIEU 

la  rédaction  et  à  la  garde  du  calendrier,  qui  contenait  toutes  les 
fêtes  de  l'année,  et  la  distinction  des  jours,  fasti,  ?iefasti,  inter- 
cm;mais,  ce  qui  donna  surtout  un  grand  pouvoir  aux  pontifes, 
c'est  qu'ils  avaient  une  sorte  de  droit  de  surveillance  et  d'inspec- 
tion sur  toutes  les  choses  religieuses;  or,  comme  à  Rome,  la 
religion  se  mêlait  à  tout,  et  qu'il  n'y  avait  pas  un  acte  de  la  vie 
civile  ou  politique  qu'elle  ne  réglât  et  ne  consacrât  de  quelque 
façon,  il  arriva  que  tout  fut  soumis  à  l'autorité  des  pontifes.  Ils 
décidaient  les  questions  qui  concernaient  les  mariages,  les  adop- 
tions, les  sépultures,  les  héritages;  ils  disposaient  des  actions  de 
la  loi  ;  par  la  confection  du  calendrier,  ils  réglaient  le  cours  de 
la  justice;  ils  étaient  donc,  comme  dit  Fcstus,  les  juges  et  les 
arbitres  de  toutes  les  choses  divines  et  humaines1.  Plus  tard,  la 
justice  se  sécularisa  et  les  pontifes  perdirent  en  partie  l'autorité 
qu'ils  avaient  sur  elle,  mais  ils  'gardèrent  toujours  celle  qu'ils 
exerçaient  sur  les  sacra  privata  et  publica*,  et  ils  furent  jusqu'à 
la  fin  les  chefs  et  les  surveillants  de  la  religion  nationale. 

C'est  ce  qui  explique  qu'Auguste  ait  attaché  tant  d'importance 
à  devenir  Pontifex  maximus;  il  fut  nommé  à  la  mort  de  Lepidus, 
en  742  (11  ans  av.  J.-C).  Dès  lors  cette  dignité  devient  insé- 
parable du  pouvoir  impérial.  Il  est  aisé  de  voir  ce  qu'elle  pouvait 
donner  au  prince  d'influence  morale  et  de  puissance  réelle.  Aussi 
Constantin,  même  après  être  devenu  chrétien,  n'y  renonça  pas. 
Ses  successeurs  la  conservèrent  jusqu'à  Gratien,  qui  fut  le 
premier  à  la  refuser,  [probablement  d'après  les  conseils  de  saint 
Ambroise. 

Il  y  avait,  au-dessous  des  pontifes,  certains  sacerdoces  qui 
étaient  soumis  directement  à  leur  autorité.  C'était  d'abord  le  Rex 
sacronim  ou  Rex  sacrificulus ,  qui  fut  créé  au  moment  où  l'on 
abolit  la  royauté,  pour  remplir  certaines  fonctions  qui  ne  pou- 
vaient être  accomplies  que  par  le  roi.  Tite-Live  dit  qu'on  fit 
exprès  de  ne  lui  donner  aucun  pouvoir  réel,  de  peur  qu'il  ne  créât 


1)  Festus,  185  :   Pontifex  maximus... judex  atque  arbiter  habetur  rerum 
divinarum  humanarumque. 

2)  Cicéron,  De  horresp.,7  :  Pontifices,  quorum  auctoritati   majores  nostrr 
sacra  religionesque  et  publicas  et  privatas  commendarunt . 


ESQUISSE   d'une   niSTOIRE    DE   LA.    RELIGION    ROMAINE  319 

quelque  danger  à  la  liberté  politique.  C'étaient  ensuite  les  Fla- 
mmes, qui  paraissent  avoir  été  d'abord  au  premier  rang-  de  la 
hiérarchie  sacerdotale.  Il  y  en  avait  trois  importants:  le  flamine 
de  Jupiter,  celui  de  Mars  et  celui  de  Quirinus  (F lame n  Dialis. 
Martialis,  Quirinalis),  et  onze  autres  qu'on  appelait  Flamine  s 
minores.  Les  Vestales,  enfin,  étaient  tout  à  fait  sous  la  main  des 
Pontifex  maximus.  On  sait  que  ce  collège  était,  composé  de  six 
prêtresses  qui  entraient  en  fonctions  à  l'âge  de  dix  ans  au  plus 
tard  et  devaient  servir  pendant  trente  ans.  Elles  faisaient  vœu  de 
chasteté  pour  tout  le  temps  de  leur  ministère  ;  à  quarante  ans, 
elles  étaient  exaugrure'es  et  rentraient  dans  le  monde,  où  elles 
pouvaient  se  marier.  Leurs  fonctions  consistaient  à  entretenir  le 
feu  sacré  dans  le  temple  de  Yesta,  à  allerpuiserà  certaines  sources 
l'eau  pour  les  sacrifices  et  à  confectionner  les  gâteaux  qu'on 
offrait  aux  dieux. 

2°  Le  second  des  grands  collèges  était  celui  des  VII  viri  epu- 
lones.  Il  avait  été  formé  d'un  démembrement  du  pontificat.  Les 
pontifes,  qui  étaient  fort  chargés  d'occupations,  ayant  eu  peine  à 
accomplir  les  cérémonies  nombreuses  et  compliquées  qui  accom- 
pagnaient le  banquet  solennel  qu'on  offrait  à  Jupiter,  dans  le 
temple  du  Capitole  (epulumJovis),  on  nomma  des  prêtres  particu- 
liers pour  les  remplacer.  Des  quatre  grands  collèges,  c'est  celui 
qui  a  toujours  eu  le  moins  d'importance. 

3°  Il  n'en  était  pas  ainsi  des  XV  viri  sac  ris  faciundis.  Ce  col- 
lège qui  se  composait  d'abord  de  deux  prêtres,  puis  de  dix,  et 
qui  atteignit  le  nombre  de  quinze,  comme  celui  des  pontifes, 
vraisemblablement  à  l'époque  de  Sylla,  avait  été  créé  pour  gar- 
der les  livres  sibyllins.  Tarquin  avait  placé  ces  livres  dans  le 
temple  de  Jupiter,  au  Capitole,  et  ils  y  furent  brûlés,  avec  le 
temple,  sous  Sylla.  On  en  alla  chercher  d'autres  dans  les  villes 
de  l'Italie  et  de  la  Grèce,  où  les  oracles  de  ce  genre  abondaient. 
Ce  nouveau  recueil  fut  placé  par  Auguste  dans  le  temple  qu'il 
venait  d'élever  à  Apollon,  au  Palatin  l.  Les  quindécemvirs 
étaient  chargés  par  le  Sénat  d'aller  les  consulter,  pendant  les 

')  Voyez  l'ouvrage  d'Alexandre  intitulé  Oracida  sibyllina. 


320  GASTON    BOISSIER 

malheurs  publics,  mais  ils  ne  pouvaient  le  faire  sans  en  avoir 
reçu  l'ordre.  Non  seulement  ils  copiaient  l'oracle  qu'ils  trouvaient 
dans  le  livre  sacré,  mais  ils  avaient  la  mission  de  l'interpréter. 
Ce  qui  fit  l'importance  de  ce  sacerdoce,  c'est  que  presque  tous  les 
cultes  étrangers  qui  entrèrent  officiellement  à  Rome  ayant  été 
introduits  par  l'intermédiaire  de  livres  sibyllins,  lesquindécemvirs 
se  trouvaient  naturellement  être  les  surveillants  et  les  chefs  de 
ces  cultes.  Il  furent  donc,  pour  les  sacra peregrina,  ce  qu'étaient 
les  pontifes  pour  la  religion  nationale  *. 

4°  Pour  comprendre  le  caractère  qu'eut  à  Rome  le  collège  des 
Augures,  il  ne  faut  pas  oublier  que  l'art  augurai  ne  prétendait 
pas  tout  à  fait  prédire  l'avenir,  mais  reconnaître  par  certains 
signes,  si  les  dieux  étaient  favorables  ou  contraires  à  l'entreprise 
qu'on  préparait.  L'art  d'interpréter  ces  signes  formait  une  sorte 
de  science  dont  les  Augures  prétendaient  être  en  possession,  et 
dont  les  principes  étaient  renfermés  dans  les  libri  augurâtes.  On 
cherchait  à  deviner  la  volonté  des  dieux  de  différentes  manières, 
surtout  en  étudiant  la  direction  du  vol  des  oiseaux  [auguria  ex 
avibus),  ou  la  façon  dont  mangeaient  les  poulets  sacrés  dans 
leurs  cages  [auguria  ex  tripudio).  Les  Augures  publici  populi 
romani  formaient  un  collège  puissant  qui  fut  toujours  fort  honoré. 
Il  faut  se  garder  de  les  confondre  avec  les  aruspices,  qui  étaient 
des  devins  toscans,  placés  en  dehors  de  la  religion  officielle,  et 
qu'on  affectait  de  mépriser,  quoiqu'on  s'en  servît  souvent.  C'est 
des  aruspices  que  Caton  disait  «  qu'ils  ne  pouvaient  pas  se  regarder 
sans  rire  ;  »  il  respectait  trop  la  religion  de  son  pays  pour  le 
dire  des  Augures  2. 

Ces  quatre  grands  collèges  sacerdotaux  s'accrurent  d'un 
cinquième,  sous  l'empire,  auquel  on  donna  les  mêmes  privilèges 
qu'aux  autres,  mais  qui,  étant  venu  plus  tard,  est  moins  connu 
qu'eux.  Auguste  ayant  été  mis,  après  sa  mort,  au  rang  des  dieux, 


*)  Une  inscription  trouvée  à  Cumes  contient  une  lettre  des  quindécemvirs 
aux  magistrats  de  la  ville,  pour  confirmer  le  choix  qu'ils  avaient  faitd'un  prêtie 
de  la  mère  des  dieux.  Mommsen,  Inscript,  regni  Neapol.,  2558. 

2)  Consultez  sur  ces  points  La  Divination  italique,  par  Bouché-Leclercq, 
dans  la  Revue  de  l'histoire  des  religions  (1880),  T.  1.  p.  18  et  195.  Cf.  du  même 
La  Divination  chez  les  Etrusques,  ibid.  (1881),  T.  III,  p.  323.  (Héd.) 


ESQUISSE   D'UNE  HISTOIRE   DE   LA    RELIGION    ROMAINE  321 

par  un  décret  du  Sénat,  on  créa,  en  son  honneur,  le  collège  des 
Sociales  Awjustales,  qui  se  composait  des  princes  de  la  famille 
impériale  et  des  premiers  de  l'Etat.  Nous  savons  que  l'exemple 
donné  par  le  Sénat  de  Rome  fut  suivi  dans  tout  l'empire  et  que 
le  culte  des  empereurs  déifiés,  ou  Divi,  organisé  au  chef-lieu  des 
provinces  et  dans  les  moindres  villes,  y  devint  bientôt  le  plus 
important  de  tous  1. 

Pour  être  complet,  il  faut  mentionner,  à  côté  de  ces  grands 
collèges,  d'autres  corporations  qui  ,  quoique  placées  officiel- 
lement à  un  rang  moins  élevé  ,  étaient  importantes  encore  , 
et  dont  le  nom  revient  souvent  chez  les  historiens  latins  :  les 
Feliales  chargés  d'accomplir  toutes  les  cérémonies  minutieuses 
qui  accompagnaient  les  déclarations  de  guerre  ou  les  traités  de 
paix;  les  Salii,  prêtres  de  Mars,  qui  parcouraient  la  ville,  en 
chantant  et  en  dansant,  dans  un  costume  demi-sacerdotal  et 
demi-guerrier,  et  qui  frappaient  de  leur  épée  un  bouclier  échan- 
cré  qu'on  appelait  ancile  et  qu'on  prétendait  être  tombé  du  ciel; 
les  Luperci,  prêtres  de  Faunus,  qui,  couverts  d'une  peau  de  bouc 
et  portant  à  la  main  des  lanières  de  cuir,  touchaient  ceux  qu'ils 
rencontraient,  pour  les  purifier;  enfin  les  Fratres  arvales,  qui 
priaient  pour  la  fertilité  des  champs.  Cette  dernière  corporation 
a  cet  intérêt  pour  nous  qu'on  a  retrouvé,  près  de  son  temple,  les 
procès-verbaux  de  ses  cérémonies,  gravés  sur  la  pierre.  Ces 
inscriptions,  qui  sont  nombreuses  et  qui  vont  du  règne  d'Auguste 
à  celui  de  Gordien,  nous  font  merveilleusement  connaître  le 
rituel  de  la  religion  romaine 8. 

Dans  ces  divers  collèges,  les  prêtres  furent  d'abord  nommés 
par  le  collège  même,  les  survivants  élisant  un  nouveau  mem- 
bre à  la  place  du  confrère  mort  :  c'est  ce  qu'on  appelait  coop- 
tatio.  Dans  cette  première  période  tous  les  sacerdoces  apparte- 
naient aux  patriciens;  mais,  en  l'an  453  de  Rome  (300  avant 
J.-C),  la  loi   Ogulnia  régla  que  le  nombre  des  prêtres   serait 


')  Voyez  pour  l'apothéose  des  empereurs  et  l'organisation  de  leur   culte, 
Boissier,  Religion  rcma.ne,  livre  Ier,  chap.  u. 

2)  Voyez  l'édition  nouvelle  qui  a  été  donnée  par  M.    Ilenzen,  des   tables   des 
Arvales,  Acta  fratrum  Arvaiium,  Berlin,  1874. 

iv  21 


322  GASTON    BOISSIER 

augmenté  dans  chaque  corporation  importante,  et  que  les  nou- 
veaux élus  seraient  nécessairement  des  plébéiens.  A  l'époque 
de  Cicéron,  le  nombre  des  plébéiens  dépassait  celui  des  patri- 
ciens dans  les  principaux  collèges  sacerdotaux.  Quelques  corpo- 
rations, comme]celles  des  Arvales,  qui  n'avaient  pas  d'importance 
politique,  étaient  seules  restées  aupouvoir  des  patriciens.  En  651 
(102  av.  J.-C),  la  loi  Domitia  ordonna  que  désormais  les  prêtres 
des  grands  collèges,  même  le  Pontifcx  maximus,  seraient  nom- 
més par  le  peuple.  À  chaque  vacance,  les  collèges  présentaient 
un  certain  nombre  de  candidats,  entre  lesquels  les  comices  choi- 
sissaient. Quel  que  fût  l'élu  populaire,  les  collèges  étaient  obligés 
de  le  coopter.  Sous  l'Empire,  c'était  le  sénat  qui  faisait  la  liste 
des  candidats,  et  l'empereur  qui  choisissait. 

Cette  innovation  eut  des  inconvénients  sans  doute  ;  la  nomi- 
nation des  prêtres  étant  abandonnée  aux  caprices  de  la  foule  et 
aux  compétitions  des  partis,  les  élus  se  soucièrent  peu  de  con- 
server les  anciennes  traditions.  On  vit  arriver  au  souverain 
pontificat  un  homme  comme  César,  qui  niait  en  plein  sénat 
l'immortalité  de  l'âme,  et  nommer  augure  Cicéron  ,  qui  ne 
croyait  pas  à  la  divination.  Il  est  évident  que  ces  hommes  poli- 
tiques, indifférents  ou  ennemis,  ne  pouvaient  pas  être  une 
protection  pour  la  religion  romaine,  comme  l'aurait  été  un  clergé 
se  recrutant  lui-même  et  fermé  aux  influences  du  dehors.  D'un 
autre  côté,  les  Romains  attribuaient  à  ce  mode  de  nomination 
des  prêtres  et  au  soin  qu'on  avait  de  les  choisir  parmi  les  hommes 
d'Etat,  de  très  grands  avantages.  «  Nos  aïeux,  dit  Cicéron,  n'ont 
jamais  été  plus  sages,  ni  mieux  inspirés  des  dieux  que  lorsqu'ils 
ont  décidé  que  les  mêmes  personnes  présideraient  à  la  religion 
et  gouverneraient  la  république.  C'est  par  ce  moyen  que  magis- 
trats et  pontifes  s'entendent  ensemble  pour  le  salut  de  l'Etat l.  » 
Il  est  certain  que  ces  généraux,  ces  politiques,  ces  hommes 
d'affaires  qui  continuaient  à  être  mêlés  au  monde  en  devenant 
pontifes  ou  augures,  qui  siégeaient  dans  le  sénat  en  même  temps 
que  dans  leurs   collèges   sacerdotaux,  remplissaient  ces   deux 

')  Cicéron,  Pro  domo  sua,  1. 


ESQUISSE    D'UNE    HISTOIRE    DE    LA    RELIGION    ROMAINE  32-1 

fonctions  avec  lo  même  esprit.  Ils  apportaient  aux  choses  reli- 
gieuses ce  sens  pratique,  ce  patriotisme  sincère,  ce  respect  de  la 
règle,  ce  dévouement  au  pays  qui  les  distinguait  dans  tout  le 
reste.  C'est  grâce  à  eux  qu'aucun  conflit  ne  s'est  jamais  élevé 
entre  la  religion  et  l'Etat,  que  le  gouvernement,  malgré  ces 
démonstrations  de  piété  dont  il  est  prodigue,  n'est  pas  devenu 
une  théocratie,  que  la  religion  n'a  jamais  été  pour  Rome  un 
obstacle  et  un  embarras  mais  une  force,  et  qu'enfin  Cicéron  a  pu 
dire  avec  raison  «  qu'elle  lui  avait  servi  à  vaincre  le  monde.  » 

Gaston  Boissier. 


BULLETIN  CRITIQUE 


DE    LA 


RELIGION    GRECQUE 


Notre  premier  bulletin  avait  pour  objet  la  mythologie  des 
Grecs  ;  celui-ci  touchera  surtout  àleur  religion*.  Religion etmytho- 
logie,  on  n'attend  pas  sans  doute  que  nous  nous  arrêtions  à 
expliquer  ici  pourquoi  ces  deux  mots  ne  sont  point  synonymes, 
et  comment  les  Grecs,  en  dépit  des  scandales  ou  des  absurdités 
de  leurs  mythes  divins,  ont  cependant  connu  le  sentiment  reli- 
gieux, et  ce  qu'il  a  de  plus  noble.  Assez  de  critiques  ont  travaillé 
à  établir  cette  dernière  vérité  2,  pour  qu'il  soit  superflu  d'y  insis- 
ter après  eux.  La  preuve  en  est  faite  aujourd'hui,  et  ceux-là  seuls 
pourraient  y  contredire,  qui,  avec  un  dédain  absolu  des  faits, 
s'obstinent  à  prétendre  qu'entre  le  christianisme  naissant  et  le 
passé  d'où  il  est  né,  il  n'y  avait  rien  de  commun. 

')  Une  revue  rélrospective  des  travaux  relatifs  à  ce  sujet  nous  aurait  entraîné 
beaucoup  trop  loin.  Nous  nous  bornerons  donc  à  parler  ici  des  principaux 
ouvrages  qui  ont  paru  sur  ce  domaine,  depuis  le  commencement  de  l'année 
1880. 

2)  Outre  les  belles  pages  de  Max  Mùller  dans  ses  Nouvelles  leçons  sur  la 
science  du  langage  (t.  II,  p.  147  et  suiv.  de  la  traduction  de  MM.  Georges 
Perret  et  Harris),  il  faut  citer  surtout  le  livre  de  M.  Jules  Girard  sur  le  Senti- 
timent  religieux  en  Grèce,  livre  dont  il  a  paru,  en  1879,  une  seconde  édition, 
et  les  tomes  I  et  II  du  Christianisme  et  ses  origines  par  M.  E.  Havet,  les- 
quels ont  pour  titre  :  l'Hellénisme.  Ces  deux  ouvrages  de  maîtres  éminents, 
quoique  conçus  à  des  points  de  vue  différents,  ont  cependant  un  objet  commun, 
qui  est  l'histoire  de  la  religion  en  Grèce. 


BULLETIN    DE    LA    RELIGION    GRECQUE  325 


I. 


L'idée  d'une  providence  divine,  avant  de  devenir  un  dogme 
chrétien,  a  été  une   croyance   de  l'hellénisme.   Mais,   si  cette 
croyance  a  été  souvent  exprimée  dans  la  poésie  grecque,  depuis 
Homère  jusqu'à  Pindare,  Socrate  fut  le  premier  à  la  formuler 
nettement  et  à  la  démontrer  rationnellement.  Cette  première 
démonstration  de  la  Providence  est  un  des  principaux  objets 
d'une  étude  récemment  publiée  par  M.  Gustave  d'Eichthal  sous 
le  titre  de  :  Théologie  et  doctrine  religieuse  de  Soc?'ate  \  L'auteur 
est  convaincu  d'avoir  fait  œuvre  utile  ;  «  car,  nous  dit-il,  c'est 
sous  le  rapport  de  son  enseignement  religieux  que  Socrate  a  été 
le  moins  bien  apprécié,  le  moins  bien  compris;  »  et,  citant  le 
mot  de  Grote  que  «  Socrate  fut  un  missionnaire  religieux  faisant 
œuvre  de  philosophe,  »  il  ajoute  que  ce  mot  a  besoin  d'être 
expliqué  et  mis  en  lumière.  Il  nous  semble  cependant  qu'avant 
M.  d'Eichthal  plusieurs  critiques  s'étaient  préoccupés  de  la  ques- 
tion, que  M.  Fouillée  en  particulier,  pour  ne  citer  que  lui,  avait 
dit  là- dessus  tout  le  nécessaire,  qu'il  avait  si  peu  négligé  le  sujet 
que  le  second  volume  de  son  ouvrage  renferme  tout  un  livre, 
très  développé,  sur  les  doctrines  théologiques  de  Socrate,  et  un 
autre  livre,  presque  aussi  développé,  sur  la  religion  de  Socrate*. 
Peut-être  donc  M.  d'Eichthal  s'est-il  fait  quelque  illusion  tou- 
chant la  nouveauté  du  travail  qu'il  a  entrepris.  Peut-être  aussi 

es  lecteurs  ne  seront-ils  pas  aussi  frappés  qu'il  paraît  être  lui- 
même  des  ressemblances  que  notre  époque  peut  présenter  avec 
celle  de  Socrate 3,  et  se  demanderont-ils  comment  il  entend  que  les 
enseignements  du  vieux  Silène  peuvent  [servir  à  résoudre  les 
plus  graves  problèmes  du  temps  présent.  Ces  réserves  faites, 


')  Extrait  de  1' 'Annuaire  de  V Association  pour  l'encouragement  des  études 
grecques  en  France,  année  1880,  p.  225-320  (Paris,  Maisonneuve). 

2)  La  Philosophie  de  Socrate,  t.  II,  livre  V,  pag.  79-171  ;   liv.  VII,   pag. 
239-319. 

3)  Cette  préoccupation  se  marque  dans  le  sous-titre  de  la  brochure  :  Socrate 
et  notre  temps. 


326  P-    DECHARME 

il  faut  convenir  que  nous  avons  affaire  à  un  travail  conscien- 
cieux, personnel,  qui  mérite,  à  ce  titre,  que  nous  nous  y  arrêtions 
quelques  instants. 

M.  d'Eichthal  établit  d'abord,  après  beaucoup  d'autres,  que 
Socrate,  malgré  les  concessions  qu'il  fut  obligé  de  faire  à  l'esprit 
de  son  temps  et  aux  habitudes  de  ses  contemporains,  a  cru  à 
l'existence  d'un  Dieu  unique.  Mais  comment  peut-il  soutenir  que 
Socrate  ne  s'est  élevé  à  cette  haute  notion  que  grâce  aux  travaux 
cosmologiques  de  ses  devanciers  '  ?  C'est  une  chose  générale- 
ment connue  pourtant  que  Socrate  bannissait  toute  spéculation 
sur  la  nature  et  sur  l'origine  de  l'univers,  qu'il  ne  considérait 
l'astronomie  que  comme  utile  à  indiquer  les  divisions  du  temps, 
la  géométrie  que  comme  bonne  à  apprendre  à  mesurer  exacte- 
ment un  terrain.  Ne  lit-on  pas  dans  les  Mémorables,  que,  frappé 
des  contradictions  des  physiciens  affirmant,  les  uns,  l'unité  de 
l'être,  les  autres  sa  multiplicité  infinie,  ceux-ci  croyant  au  mou- 
vement perpétuel  des  corps,  ceux-là  à  leur  inertie  absolue, 
Socrate  déclarait  que  ce  sont  là  choses  impénétrables  à  l'homme1? 
Si  Socrate  était  absolument  sceptique  en  ce  qui  touche  la  cos- 
mologie, il  n'y  a  pas  eu,  comme  le  veut  M.  d'Eichthal,  un  accord 
intime  entre  la  réforme  religieuse  qu'il  a  accomplie  et  los  progrès 
faits  de  son  temps  par  la  science.  En  réalité,  la  science  suivait 
alors  une  direction  toute  différente  de  celle  que  le  grand  nova- 
teur essayait  d'imprimer  à  la  recherche  philosophique. 

L'auteur  étudie  ensuite  les  preuves  de  l'existence  de  la  Divi- 
nité dans  les  entretiens  avec  Aristodème  et  Euthydème  ;  il  s'at- 
tache surtout  aux  arguments  par  lesquels  Socrate  concluait  de 
l'intelligence  humaine  à  l'intelligence  divine.  Ces  arguments 
reposent  sur  un  principe  d'analogie  hypothétique  que  M.  d'Eich- 
thal déclare  vrai,  légitimement  appliqué,  et  d'où  il  lui  semble 
que  Socrate  a  déduit  logiquement  une  notion  simple  de  la  divi- 
nité. Nous  n'avons  pas  à  nous  prononcer  ici  sur  la  valeur  de  ce 
principe,  livré  encore  aux  discussions  des  écoles  et  pris  en  pitié 
aujourd'hui  par   quelques-unes.    Mais  il  nous  sera  permis  de 

i)  Page  233. 

2)  Memor.,  I,  1,  14. 


BULLETIN    DE   LA    RELIGION    GRECQUE  327 

remarquer  que  le  chapitre  consacre'  a  la  doctrine  socratique  delà 
Providence  n'ajoute  rien  à  ce  qui  a  été  écrit  auparavant  sur  la 
question,  qu'il  est  même  incomplet;  car,  si  l'auteur  fait  juste- 
ment observer  que  la  divinité  socratique  exerce  sur  le  monde  une 
action  immanento,  une  perpétuelle  intervention  à  l'effet  d'y 
entretenir  l'ordre  et  la  vie,  il  ne  fait  pas  assez  ressortir  que  cette 
Providence  est  à  la  fois,  pour  nous  servir  des  termes  de  M.  Fouil- 
lée, générale  et  spéciale,  et  il  oublie  tout  à  fait  de  nous  dire  que 
Socrate  est  le  père  de  l'importante  doctrine  de  l'optimisme.  Nous 
ne  suivrons  pas  l'auteur  dans  sa  digression  sur  l'histoire  du 
dogme  de  la  Providence  depuis  les  Grecs  jusqu'à  nos  jours,  et, 
laissant  de  côté  ce  qui  nous  est  dit  de  la  vertu  civile  considérée 
par  Socrate  comme  partie  intégrante  delà  vraie  piété,  nous  arri- 
vons immédiatement  à  ce  qu'il  y  a  de  plus  intéressant  dans  le 
livre  de  M.  d'Eichthal;  à  savoir  ce  qui  concerne  le  daimonion  ou, 
vulgairement,  le  démon  de  Socrate. 

Il  est  peu  de  questions  sur  lesquelles  plus  d'erreurs  aient  été 
accumulées.  Faut-il  s'en  étonner,  quand  on  songe  que  la  plu- 
part de  ceux  qui  ont  disserté  sur  le  prétendu  démon  socratique, 
n'ont  point  voulu  se  rendre  compte  de  la  valeur  relative  des 
sources  où  leurs  renseignemeuts  étaient  puisés?  Que  dire,  par 
exemple,  de  M.  Chaignet  qui,  dans  sa  Vie  de  Soc7*ate,  mêle  et 
confond,  avec  les  sérieux  témoignages  de  Xénophon  et  de  Platon, 
les  anecdotes  relatées  beaucoup  plus  tard  par  Cicéron,  parPlu- 
tarque,  par  Diogène  Laerce,  par  Apulée,  et  ne  se  demande  point 
si,  à  partir  de  Platon,  il  ne  s'est  pas  formé  une  véritable  légende 
au  sujet  du  daimonion  de^  Socrate  ?  Cette  légende,  que  l'on  voit 
naître  dans  les  dialogues  authentiques  de  Platon,  est  déjà  formée 
dans  le  dialogue  apocryphe  le  Théagès;  elle  ira  sans  cesse  gros- 
sissant, se  développant  ou  s'altérant,  comme  toutes  les  légendes, 
jusqu'au  jour  où  le  docteur  Lélut  la  prendra  comme  principal 
fondement  de  son  livre.  Que  dire  encore  de  ceux  qui,  par  esprit 
d'inexactitude  ou  de  routine,  continuent  à  parler  dan  démon 
familier  de  Socrate,  traduisant  ainsi  faussement  l'expression 
grecque  ib  Batjjiéviôv  qui  signifie  «  l'être  divin,  le  principe  divin  » 
ou  simplement  «  le  divin  »  ? 


328  P.    DECHARME 

M.  d'Eichthal  n'est  pas  tombé  dans  ces  erreurs.  Plus  net- 
tement, plus  résolument  qu'aucun  de  ses  devanciers,  il  écarte  tous 
les  documents  légendaires  pour  aller  chercher  la  vraie  source. 
Entre  les  deux  écrivains  qui  seulspeuvent  faire  foi,  il  n'hésite  pas. 
Platon  lui  paraît  suspect.  Il  s'attachera  donc  plutôt  à  Xénophon 
qui,  de  l'aveu  de  tous,aleplusfidèlementreproduitlegénie  moral 
et  religieux  du  maître.  M.  d'Eichthal  n'a  point  à  se  repentir  d'a- 
voir écouté  surtout  Xénophon  ;  car  une  étude  attentive  des  Mémo- 
rables l'a  conduit  à  quelques  résultats  précis.  C'est  ainsi  que, 
dressant  un  inventaire  exact  de  tous  les  passages  où  l'on  ren- 
contre l'expression  -o  Saijwvtov,  il  nous  montre  que,  pour  Socrate 
et  pour  Xénophon,  cette  expression  était  équivalente  aux  mots 
Osé;,  o  6eô;,  cl  6so(.  Le  dahnonion  des  Mémorables  n'est  donc  pas 
autre  chose  que  l'être  divin,  que  la  Divinité-Providence,  telle  que 
la  conçoit  Socrate.  Comment  cette  signification  si  nette  du  mot 
est-elle  restée  méconnue  dès  l'antiquité  ?  L'auteur  pose  la  ques- 
tion et  y  fait  une  réponse  ingénieuse,  qu'on  nous  saura  gré  de 
citer.  Le  mot  5a(jj.G>v,  dit-il,  avait  en  grec  un  double  sens. 
Chez  Homère,  il  est  souvent  synonyme  de  Gss;  (dieu).  Chez 
Hésiode,  les  démons  (âa^ôveç)  sont  des  génies  intermédiaires 
entre  les  dieux  olympiens  et  les  hommes.  Or,  Socrate,  en  créant 
—  car  on  ne  la  rencontre  pas  avant  lui  —  son  expression  to 
Satfiévtôv,  s'est  référé  à  la  première  et  plus  ancienne  acception  du 
mot  daimon.  Mais  ce  néologisme,  qui  correspondait  à  une  notion 
nouvelle  delà  divinité,  a  été  mal  compris  et  faussement  inter- 
prété, parles  ennemis  de  Socrate  d'abord,  ensuite  par  Platon 
lui-même  qui,  dans  Y  Apologie,  de  bonne  foi  ou  non,  ne  cesse 
d'équivoquer  entre  le  dahnonion  de  Socrate  et  les  démons  vul- 
gaires de  la  superstition  populaire  '.  C'est  donc  Platon  que 
M.  d'Eichthal  accuse,  non  sans  apparence  de  raison,  d'avoir  le 
premier  égaré  l'opinion. 


t)  M.  d'Eichthal  nous  paraît  avoir  raison  ici  contre  M.  Fouillée  qui  prétend 
(ouv.  cit.,  t.  II,  p.  312)  que  Socrate«  avait  aperçu  une  analogie  entre  ses  pres- 
sentiments intérieurs  et  les  dénions  inspirateurs  de  la  mythologie  grecque  »  ; 
analogie  qu'il  aurait  exprimée  par  le  mot  dahnonion .  Des  démons  il  est  sans 
doute  beaucoup  question  chez  Platon,  mais  point  chez  Xénophon.  On  ne  sait 
donc  pas  exactement  ce  que  Socrate  pouvait  en  penser. 


BULLETIN   DE   LA    RELIGION    GRECQUE  329 

Ici  se  place  la  question  des  signes  ou  avertissements  que 
Socrate  prétendait  recevoir  de  la  divinité  ;  question  d'autant  plus 
délicate  que,  nulle  part,  il  ne  s'est  expliqué  nettement  là-dessus. 
M.  d'Eichthal  croit  cependant  trouver  «  toute  la  pensée  de 
Socrate  au  sujet  des  avertissements  divins,  »  dans  le  passage 
des  Mémorables  '  où  le  philosophe  énumère  à  l'incrédule  Aris- 
todème  les  bienfaits  des  dieux.  «  Autre  bienfait,  dit  Socrate  : 
quand  nous  ne  pouvons  prévoir  par  nous-mêmes  ce  qui  peut 
nous  être  utile  dans  l'avenir,  alors  les  dieux  nous  viennent  en 
aide  par  la  divination.  Répondant  à  nos  demandes,  ils  nous 
disent  ce  qui  arrivera  et  nous  enseignent  ce  qu'il  y  a  de  mieux 
à  faire.  —  Mais  toi,  Socrate,  les  dieux  ontTair  de  te  traiter  avec 
encore  plus  d'amitié  que  les  autres  hommes,  s'il  est  vrai  que, 
sans  même  être  interrogés  par  toi,  ils  te^  signifient  d'avance  ce 
qu'il  faut  faire  ou  non.  —  La  vérité  de  mes  paroles,  répond 
Socrate,  tu  la  reconnaîtras  toi-même,  si  tu  n'attends  pas  que  tu 
aperçoives  les  formes  des  dieux,  et  si  tu  te  contentes  de  voir  leurs 
œuvres  'pour  les  révérer  et  les  honorer  2.  »  Que  signifient  ces 
derniers  mots,  sinon  que,  pour  être  favorisé  des  avertissements 
divins,  il  faut  contempler  les  œuvres  des  dieux,  et  puiser  dans 
cette  contemplation  des  sentiments  de  vénération  et  de  respect 
à  l'égard  de  ceux  qui  sont  les  auteurs  de  tout  bien  ?  Voici  cepen- 
dant la  conclusion  que  M.  d'Eichthal  tire  de  ce  même  passage  : 
«  la  mante utique  3  de  Socrate,  dit-il,  n'a  rien  de  superstitieux, 
rien  de  mystique  ;  c'est  un  procédé  rationnel  uni  à  un  sentiment 
de  foi  en  la  justice  et  la  bienveillance  divines,  une  détermination 
des  actes  fondée  sur  une  religieuse  considération  des  faits  \  » 
On  se  contentera  difficilement  d'une  pareille  interprétation. 
En  effet,  «  un  procédé  rationnel  »  et  «  une  détermination  des 
actes  »   supposent  nécessairement  un  effort  de  réflexion.  Or,  il 


»)  IV,  3,  12-13. 

2)  M.  Fouillée  a  traduit  si  exactement  ce  passage  que  nous  ne  pouvions 
faire  mieux  que  de  lui  emprunter  sa  traduction. 

3)  Pourquoi  pas  la  mantiqitel  L'expression  usuelle,  en  grec,  pour  désigner 
la  divination  est  i\  [x.avTixYJ,  et  non  y|  [AavTS'jrixYJ.  Cependant  M.  d'Eichthal  dé- 
clare que  le  mot  mantiqae  n'est  pas  possible  en  français.  Soit  ;  mais  le  mot 
manteutique  l'est  encore  moins. 

4)  Pag.  265. 


330  P.    DECHARME 

paraît  bien  que  ce  que  Socrate  attribuait  à  l'action  divine  s'exer- 
çantenlui,  ce  n'étaient  point  ses  actes  réfléchis,  délibérés  d'après 
les  règles  ordinaires  de  la  prudence  humaine,  mais  ses  idées 
spontanées,  ses  pressentiments,  ses  inspirations  soudaines. Croire 
à  une  telle  action  de  la  divinité  en  soi,  se  prétendre  privilégié  sous 
ce  rapport,  s'imaginer  recevoir  du  ciel  des  grâces  et  des  com- 
munications spéciales,  c'est  bien,  si  je  ne  m'abuse,  du  mysti- 
cisme ;  et  l'expression  d'orac/e  intime,  employée  à  ce  propos  par 
M.  Zeller  et  reprise  par  M.  Fouillée,  me  paraît  caractériser  beau- 
coup mieux  que  la  définition  de  M.  d'Eichthal,  l'illusion  reli- 
gieuse de  Socrate. 


II. 


Le  démon  socratique  nous  amène,  par  une  transition  natu- 
relle, à  parler  de  Fouvrage  que  M.  Hild,  aujourd'hui  professeur 
à  la  faculté  des  lettres  de  Poitiers,  a  publié,  cette  année  même, 
sur  les  Démoyis  dans  la  littérature  et  la  religion  des  Grecs  '.  Cet 
ouvrage  n'est,  en  somme,  que  l'histoire  d'un  mot.  Mais  combien 
n'est-il  pas  intéressant  de  suivre  à  travers  les  temps,  depuis  Ho- 
mère jusqu'au  christianisme,  les  significations  successives  et  les 
fortunes  diverses  de  ce  mot  démon  (SaCjMov)  où  les  Grecs  ont  en- 
fermé leur  sentiment  vague  de  la  divinité,  leurs  terreurs  en  pré- 
sence des  forces  inconnues  de  la  nature,  leurs  inquiétudes  en  face 
du  problème  du  mal  moral!  Il  faut  savoir  gré  à  M.  Hild  d'avoir 
voulu  nous  retracer  ce  chapitre  essentiel  de  l'histoire  de  la 
religion  grecque. 

Son  livre,  est-il  besoin  de  le  dire?  repose  sur  une  étude  soi- 
gneuse et  généralement  exacte  des  textes.  Mais  les  textes  ne  sont 
pas  tout;  il  faut  encore  tenir  compte  de  leurs  interprètes.  M.  Hild 
a  donc  lu  tous  les  critiques  qui  se  sont  appliqués  à  éclaircir  la 
conception  des  démons  helléniques;  peut-être  les  a-t-il  trop  lus. 


*)  Cette  étude  est  une  thèse  pour  le  doctorat,  soutenue  devant  la  Faculté  des 
lettres  de  Paris.  In-8  de  xu-337  pages,  Paris,  Hachette,  1881. 


BULLETIN   DE    LA   RELIGION    GRECQUE  331 

Je  veux  dire  que  sa  préoccupation  de  ne  rien  laisser  perdre  de 
ce  qui  avait  été  dit  de  bon  et  remarqué  de  juste  par  ses  devanciers, 
son  désir  de  coordonner  leurs  vues  et  de  concilier  leurs  théories, 
ont  eu  souvent  pour  effet  de  faire  hésiter  son  esprit  et  flotter  sa 
pensée.  L'éclectisme,  qui  a  ses  périls  en  philosophie,  en  a  aussi  de 
graves  en  histoire.  Si  M.  Hild,  pour  compulser  Lobeck  et  Otfried 
Millier,  ]\TitzschetNaîgelsbach,Ukert  et  Gerhard,  eût  attendu  qu'il 
se  fût  mis  seul  en  présence  des  textes  et  qu'ils  les  eût  interprètes 
à  sa  manière,  sa  pensée  aurait  été  plus  ferme,  et  l'expression  en 
eût  été  plus  précise.  Le  plan  d'un  tel  ouvrage  était  tout  indi- 
qué. Il  s'agissait  de  parcourir  l'histoire  de  la  civilisation  helléni- 
que depuis  ses  origines  jusqu'à  son  déclin,  et  de  noter,  chemin 
faisant,  de  déterminer,  pour  chaque  époque,  la  façon  dont  les 
Grecs  ont  entendu  le  mot  démon.  Ce  que  l'auteur  a  déployé  de  sé- 
rieuses qualités  dans  l'exécution  de  ce  plan,  ce  qu'il  a  faitd'efforts 
pour  serrer  de  près  et  pour  atteindre  la  vérité,  nous  le  recon- 
naissons sans  peine.  Nous  n'en  avons  que  plus  de  regrets  d'être 
en  désaccord  avec  lui  sur  plusieurs  points  importants. 

Remontant  aux  plus  lointaines  origines  de  la  signification  du 
mot  oa(;j.wv,  M.  Hild  nous  apprend  que  ce  mot  dérive  de  la  même 
racine  que  dèva  dans  la  langue  des  Védas  et  qu'il  a,  comme  ce 
dernier,  une  signification  noble  et  élevée.  Si  M.  Hild  adopte  cette 
étymologie-,  ce  n'est  point  pour  des  raisons  de  linguistique  '  ; 
c'est  parce  qu'elle  s'accorde  avec  l'idée  qu'il  paraît  s'être  faite  de 
la  religion  primitive  des  Grecs.  Autant  qu'il  nous  a  été  permis 
de  saisir,  à  travers  les  nuages  d'une  exposition  confuse,  la  vraie 
pensée  de  l'auteur,  le  naturalisme  religieux  des  premières  popu- 
lations de  la  Grèce  serait  parti  de  l'unité,  et  le  mot  oai'^wv  au- 
rait été  la  plus  ancienne  appellation  d'une  divinité  unique,  dont 
les  attributs  ne  seraient  que  plus  tard  devenus  des  personnes  dis- 
tinctes. Il  ne  suffit  pas  d'affirmer  une  pareille  thèse  ;  il  faut  encore 

l)  Cette  étymologie  contestée  a  sans  doute  pour  elle  l'autorité  de  Bopp.  Mais 
M. Hild  ne  devrait  pas  dire  que  Curtiusladéfend. Curtius  (GîHech.  Etym.,  5°éd.), 
p.  231  (217)  dit  simplement  que  Bopp  et  Legerlolz  rattachent  Sai'[j-wv  à  la  racine 
ôtF,  tandis  que  Pott  le  rattache  à  la  racine  ox.  Curtius  ne  prend  pas  parti.  Ce 
qui  le  prouve,  c'est  que  plus  loin,  pag.  236,  quand  il  étudie  la  racine  ôtF,  il  n'y 
rattache  pas  le  mot  &aî[xwv.  Curtius  ayant  jugé  prudent  de  s'abstenir,  M.  Hild 
eût  pu  imiter  sa  réserve. 


332  P.    DECHARME 

la  prouver.  Or,  des  deux  seuls  textes  que  M.  Hild  puisse  citer  ici, 
celui  de  Platon  '  suppose,  au  contraire,  le  polythéisme  des  pre- 
miers habitants  de  la  Grèce,  et  le  passage  célèbre  d'Hérodote  2 
où  il  est  dit  que  les  Pélasges  n'avaient  ni  noms  ni  surnoms  pour 
désigner  les  dieux  auxquels  ils  adressaient  leurs  hommages,  est 
trop  peu  clair  et  trop  isolé  pour  qu'on  en  puisse  tirer  une  conclu- 
sion. Il  eût  été  sage  de  ne  pas  prétendre  voir  dans  ces  ténèbres,  et  de 
convenir  que  nous  ne  possédons  aucun  document  qui  nous  fasse 
connaître  l'état  d'esprit  religieux  des  plus  anciennes  populations 
de  la  Grèce  3.  A  défaut  de  preuves  positives,  l'induction  ou  l'ana- 
logie nous  amèneront-elles  à  partager  l'opinion  de  M.  Hild?  Pas 
davantage,  à  notre  sens.  En  effet,  quoiqu'ait  pu  dire  et  écrire  là- 
dessusMaxMùller,  préoccupé,  malgré  lui,  destraditionsbibliques, 
la  théorie  du  monothéisme  primitif  4  dans  l'histoire  du  dévelop- 
pement général  des  religions,  n'est  nullement  établie  à  l'heure 
qu'il  est:  peut-être  ne  le  sera-t-elle  jamais.  Tout  le  premier  cha- 
pitre de  M.  Hild  repose  donc  sur  une  hypothèse  non  justifiée  B. 

Avec  Homère,  on  sort  du  domaine  delà  conjecture  pour  entrer 
dans  celui  des  faits.  Le  mot  fatyjta*  revient  plusieurs  fois  dans 
l'Iliade  et  dans  l'Odyssée;  il  suffit  donc  d'en  préciser  le  sens.  Ici, 
le  long  chapitre  (pag.  36-76)  de  M.  Hild  nous  a  paru  beaucoup 
moins  net  que  les  trois  pages  consacrées  à  ce  même  sujet  par 
Neegelsbach  6  qui,  en  citant  ou  en  indiquant  tous  les  textes  essen- 
tiels, les  a  au  moins  groupés  méthodiquement.  Sans  doute  l'au- 
teur est  d'accord  avec  tout  le  monde  quand  il  nous  dit  que,  chez 
Homère,  le  mot  daimo?i,  tantôt  est  un  simple  synonyme  de  Gsiç 
(le  dieu,  un  dieu),  tantôt  a  le  sens  plus  abstrait  d'action  ou  d'in- 

1)  Cratyle,  p.  397,  c. 

2)  II,  52. 

3)  Je  confesse  bien  volontiers  n'avoir  pas  eu  moi-même  celte  sagesse,  quand 
j'ai  affirmé  {Mythol.  de  la  Grèce  antique,  passim),  après  M.  Guigniaut  et 
M.  Maury,  que  certaines  divinités  grecques  étaient  d'origine  pélasgique.  M.  de 
Block  m'a  adressé  a  ce  sujet  de  très  justes  critiques  dans  la  Revue  de  VInstr. 
publique  en  Belgique  (1879),  t.  XXII,  pag.  196. 

4)  Ce  n'est  pas  que  M.  Hild  admire  beaucoup  ce  monothéisme  qui,  aux  ori- 
gines, lui  paraît  un  indice  de  faiblesse  et  d'impuissance  (p.  30). 

5j  L'auteur  reconnaît  lui-même  (p.  27)  qu'il  faut  renoncer  «  à  combler  autre- 
ment que  par  conjecture  les  temps  qui  séparent  la  religion  védique  de  l'anthro- 
pomorphisme d'Homère.  » 

e)  Homerische  Théologie,  p.  72-74. 


BULLETIN    DE    LA    RELIGION    GRECQUE  333 

fluencc  divine,  comme  le  nnmen  latin;  et  nous  acceptons  volon- 
tiers sa  définition  que  îx!.\xm,  c'est  l'action  divine  intervenant  sans 
que  l'auteur  de  cette  intervention  soit  déterminé.  Mais  pourquoi 
conclure  de  là  à  la  croyance  en  une  divinité  unique,  «  sorte  d'es- 
prit universel,  où  se  révèle  ouïe  souvenir  lointain  du  mono- 
théisme primitif  ou  l'aspiration  vers  une  divinité  rationnelle?  » 
Cette  phrase,  d'allure  germanique,  empruntée  sans  doute  aux 
Prolégomènes  d'Otfried  Millier,  n'en  est  ni  meilleure  ni  plus  juste 
pour  cela.  Pourquoi,  un  peu  plus  loin  (p.  46)  jeter  la  confusion 
dans  l'esprit  du  lecteur  en  disant  que  le  mot  daimon  correspond 
à  l'idée  d'une  puissance  supérieure,  «  commune  aux  dieux  et  aux 
hommes?  »  Le  daimon  homérique  n'exerce  d'action  que  sur  les 
hommes;  il  n'en  a  point  sur  les  dieux.  Il  ne  saurait,  enaucuncas, 
être  confondu  avec  la  Moira,  la  loi  immuable  qui  semble  limiter 
l'omnipotence  même  de  Jupiter.  —  Dans  la  religion  homérique, 
l'action  divine  est  tantôt  bienfaisante,  tantôt  funeste  à  l'homme; 
le  mot  daimon  aura  donc  un  sens  ou  favorable  ou  défavorable.  Il 
n'y  a  là,  croyons-nous,  aucune  difficulté,  aucun  mystère.  Parce 
qu'un  daimon  envoie  à  un  homme  des  maladies,  ou  parce  qu'il 
lui  fait  prendre  des  apparences  trompeuses  pour  des  réalités,  il 
n'en  faut  point  croire  pour  cela  à  l'existence,  chez  Homère,  d'un 
démon  personnel,  agent  du  mal  et  de  l'erreur.  Le  mot  dualisme, 
que  M.  Hild  avance  d'abord  pour  le  retirer  ensuite,  nous  paraît 
de  trop.  Il  n'y  a  pas  trace  de  dualisme  chez  Homère.  On  y  voit 
des  divinités  irritées  contre  tel  ou  tel  héros  qu'elles  poursuivent 
de  leur  haine  ;  on  n'en  voit  pas  dont  l'action  sur  l'humanité  soit 
constamment  mauvaise  l.  Le  daimon,  c'est-à-dire  la  divinité  en 
général,  sans  détermination  de  personnes,  est  bonne  à  l'homme, 
ou  lui  est  contraire.  Il  ne  faut  pas  plus  s'étonner  de  cette  con- 
ception que  des  «  deux  tonneaux  qui  sont  placés  devant  le  seuil 
de  Jupiter  et  qui  contiennent  les  dons  que  le  dieu  répand  :  »  image 
naïve  de  l'existence  simultanée  du  bien  et  du  mal,  et  de  leur 
commune  origine  divine. 

')  M.  Hild  a  bien  vu  (p.  66  et  suiv.)  que  chez  Homère,  Atè  n'a  que  les  appa- 
rences d'un  démon  tentateur  ;  il  la  considère  avec  raison  comme  une  simple 
fiction  poétique,  comme  une  allégorie  morale,   aualogue   à  celle  des  Prières. 


334  P.    DECHARME 

Le  poème  d'Hésiode  les  Travaux  et  les  Jours  atteste  une  évo- 
lution nouvelle  dans  la  pensée  religieuse  des  Grecs.  Là,  pour  la 
première  fois,  il  est  question  de  démons  (êaijjtôvéç)  qui  ne  sont 
point  des  dieux,  mais  des  génies  bienfaisants,  chargés  par  les 
dieux  de  veiller  sur  l'humanité.  Ces  génies  ont  été  autrefois  des 
hommes;  ils  ont  appartenu  à  l'heureuse  génération  de  l'âge  d'or; 
c'est  à  la  faveur  des  Olympiens  qu'ils  doivent  et  leur  vie  immor- 
telle et  leurs  fonctions  de  ministres  de  la  providence  divine.  Cette 
croyance  se  rattache,  comme  on  le  voit,  au  célèbre  mythe  des 
Ages.  Ici,  l'on  ne  peut  s'empêcher  de  relever,  dans  l'exposition 
de  M.  Hild,  de  fâcheuses  confusions.-  D'abord,  il  nous  est  impos- 
sible d'apercevoir  la  correspondance  qui  existerait,  d'après  lui, 
entre  les  phases  diverses  des  générations  mortelles  et  les 
phases  des  générations  divines  \  Ensuite,  il  nous  paraît  difficile 
de  prétendre  que  ce  qui  ressort  des  vers  d'Hésiode,  c'est  l'idée 
de  la  déchéance  graduelle  de  l'humanité.  Cette  idée  se  trouvait 
peut-être  dans  le  mythe  oriental,  qui  aura  été  vraisemblablement 
la  source  du  mythe  grec;  elle  ne  se  trouve  point  chez  Hésiode. 
Sans  doute,  de  l'âge  d'or  à  l'âge  d'argent,  il  y  a  décadence;  mais 
du  troisième  âge  au  quatrième,  qui  est  celui  des  héros  et  des 
demi-dieux,  il  y  a  progrès.  Le  temps  où  vit  le  poète  est  mauvais  ; 
mais  l'humanité  n'est  pas  condamnée  pour  toujours  à  ce  mal- 
heureux état  :  la  série  des  âges  n'est  pas  close,  puisqu'Hésiode 
déclare  qu'il  voudrait  être  né  plus  tard.  On  peut  donc  soutenir, 
avec  M.  Jules  Girard  2  contre  M. Hild,  que,  s'il  y  a  déchéance  par 
rapport  à  la  génération  fabuleuse  de  l'âge  d'or,  cette  déchéance 
n'est  nullement  graduelle  ;  qu'au  contraire  l'idée  d'un  progrès 
irrégulier  se  dégage  nettement  de  la  suite  des  cinq  âges.  —  Voici 
des  erreurs  plus  graves.  L'auteur,  voulant  expliquer  la  nature  et 
la  signification  des  démons  hésiodiques,  en  grossit  démesuré- 


D'ailleurs,  Atè  n'est-elle  pas  «  fille  du  grand  Jupiter  »  ?  C'est  donc  Jupiter  qui, 
par  elle,  égare  les  hommes.  Nouvelle  preuve  qu'il  n'y  a  point,  chez  Homère, 
de  démons  en  antagonisme  avec  les  dieux. 

!)  La  première  génération,  celle  de  l'âge  d'or,  correspond  sans  doute  au 
règne  de  Cronos.  On  peut  supposer  que  la  seconde  se  place  sous  le  règne  de 
Jupiter.  Mais  que  faire  des  trois  autres"? 

*)  Le  Sentiment  religieux  en  Grèce,  liv.  I,  chap.  m,  p.  126. 


BULLETIN    DE    LA    RELIGION    GRECQUE  335 

ment  le  nombre  et  fait  rentrer  dans  leur  catégorie  une  foule 
d'êtres  divins,  qui  n'ont  avec  eux  aucun  rapport.  C'est  ainsi  qu'il 
paraît  confondre  '  avec  les  hommes  de  la  première  génération 
devenus  des  génies  immortels,  plusieurs  abstractions  personni- 
fiées, comme  Diké,  Némésis,  Aidos,  etc.,  et  de  cette  assimilation 
inexacte  il  déduit  faussement  que  les  démons  d'Hésiode  ne  sont 
autre  chose  que  les  personnifications  des  vertus  et  des  qualités 
morales.  C'est  ainsi  encore  que,  sans  aucune  raison,  il  considère 
les  Océanides,  «  les  trois  mille  Océanides,  enfants  illustres  des 
divinités 2,  »  comme  autant  de  démons  analogues  à  ceux  de  l'âge 
d'or.  Il  va  plus  loin,  et,  par  un  raisonnement  subtil,  il  entreprend 
de  nous  démontrer  que  ces  bons  génies  sont  en  même  temps  les 
agents  de  la  vie  cosmique,  qu'ils  ont  des  fonctions  à  la  fois  cos- 
mogoniques  et  morales.  La  conclusion  de  ce  chapitre3  nous 
paraît  inadmissible.  Non,  Hésiode  n'appelle  pas  démons  «  toutes 
les  forces  de  la  nature,  toutes  les  vertus  morales,  et,  dans  une 
certaine  mesure,  toutes  les  personnifications  psychiques  dont 
il  grossit  la  genèse  des  dieux.  »  Hésiode  appelle  simplement 
démons  les  êtres  transformés  et  divinisés  de  l'âge  d'or,  devenus 
des  anges  gardiens  de  l'humanité  4. 

Il  est  un  autre  point  qui  mérite  d'être  relevé.  Le  dualisme,  qui 
préoccupait  M.  Hild  chez  Homère,  le  préoccupe  aussi  chez 
Hésiode.  Dans  le  récit  de  la  lutte  des  Titans  contre  les  Dieux,  il 
croit  voir  une  tendance  à  l'explication  du  monde  par  l'existence 
d'un  bon  et  d'un  mauvais  principe.  Ce  n'est  pas  que  ce  récit  ne 
puisse  être  considéré  comme  l'écho  d'un  mythe  appartenant  à 
une  religion  dualiste  :  le  combat  des  Olympiens  contre  les  enfants 
de  la  Xerre  ne  rappelle-t-il  pas  celui  d'Ormazd  et  deslzeds  contre 
Ahriman  ?  Mais,  chez  le  poète  hésiodique  et  dans  les  traditions 

')  Pag.  89. 

s)  Theogon.,  v.  366. 

3)  Pag.  110. 

4)  Que  M.  Hilcl  veuille  bien  considérer  que  le  mot  Sat'jtove;  ne  se  trouve  qu'une 
seule  fois  dans  l'œuvre  authentique  d'Hésiode,  au  vers  122  des  Travaux  et 
Jours.  11  est  vrai  que  les  «Oivarot  dont  il  est  question  plus  loin,  au  vers  252, 
sont  identiques  aux  démons.  Mais  par  ce  que  le  poète  dit  (v.  256)  que  Diké 
surveille  les  hommes  (comme  le  font  les  démons),  il  ne  faut  point,  malgré  cette 
similitude  d'attributions,  la  ranger  dans  la  classe  des  démons.  Diké  est  fille  de 
Zeus. 


336  P.    DECHARME 

grecques,  en  général,  la  Tilanomachie  n'a  point  cette  signification. 
Les  Titans  vaincus,  précipités  dans  le  Tartare,  ne  peuvent  plus 
nuire  au  monde  ni  à  l'humanité  ;  sous  le  règne  de  Jupiter,  ils 
sont  réduits  à  l'impuissance,  écrasés,  anéantis.  Il  ne  suffit  donc 
pas  de  dire  qu'Hésiode  «  entrevoit  à  peine  »  les  démons  mauvais  ; 
il  faut  dire  qu'il  ne  les  entrevoit  nullement.  C'est,  en  effet,  un 
des  caractères  de  la  religion  en  Grèce  de  n'avoir  admis  aucune 
personnification  formelle  du  mal,  de  s'être  refusée  à  ébaucher 
Satan. 

Entre  le  huitième  et  le  cinquième  siècle  se  produit  un  fait 
important  dans  l'histoire  de  la  religion  hellénique  :  le  développe- 
ment de  l'orphisme,  qui  donne  naissance  au  culte  mystique  de 
Dionysos.  M.  Hild  s'est  demandé,  et  c'était  son  droit,  quel  rôle 
attribuaient  aux  démons  les  croyances  particulières  de  la  secte 
orphique.  Mais  ses  recherches,  en  cette  matière  fort  obscure,  no 
pouvaient  aboutir  à  aucun  résultat  précis.  M.  Hild  considère- t-il 
Dionysos,  qui,  chez  Homère,  ne  paraît  être  encore  qu'un  héros, 
comme  un  véritable  démon?  On  ne  saurait  le  dire.  Il  le  qualifie 
de  médiateur.  Dionysos  est  un  médiateur,  je  le  veux  bien,  en  ce 
sens  qu'il  est  plus  rapproché  des  hommes  que  les  autres  dieux 
de  l'Olympe,  qu'il  entre  en  communication  intime,  en  commu- 
nion avec  ses  fidèles,  qu'il  est  le  libérateur,  le  purificateur  des 
âmes.  Mais  il  ne  faut  point  trop  presser  cette  idée  ;  il  ne  faut  pas  sur- 
tout vouloir  multiplier  à  l'excès  le  nombre  de  ces  intermédiaires 
divins.  «  Plus  le  fils  de  Sémélé,  dit-il,  par  les  hommages  dont  il 
était  l'objet  et  par  l'importance  toujours  croissante  de  sa  divinité, 
s'élevait  au-dessus  de  ses  adorateurs  pour  s'assimiler  aux  dieux 
de  l'Olympe  traditionnel,  plus  aussi  on  sentait  le  besoin  de  mettre 
entre  lui  et  la  faiblesse  mortelle  des  protecteurs  de  deuxième  rangs 
destinés  à  remplir,  dans  l'ordonnance  politique  de  la  cour  divine, 
le  rôle  des  courtisans  vis-à-vis  des  solliciteurs.  »  Quels  sont  donc 
ces  intercesseurs  de  second  ordre  ?  Ce  seraient,  d'après  M.  Hild', 
les  Nymphes,  les  Heures,  les  Parques,  les  Grâces,  et  tous  les 
personnages  du  thiase  ou  cortège  bacchique.  Il  y  a  là,  nous  le  crai- 

»)  Page  129. 


BULLETIN    DE    LA    RELIGION    GRECQUE  337 

gnons,  plusieurs  erreurs.  En  effet,  les  Nymphes,  les  Heures,  etc., 
qui  sont  des  divinités  secondaires,  mais  non  des  démons,  n'ap- 
partiennent pas  spécialement  au  culte  dionysiaque.  Il  faudrait 
prouver  en  outre,  que  les  dévots  de  la  secte  orphique  ne  s'appro- 
chaient de  Bacchus  que  grâce  à  la  protection  et  par  l'intermé- 
diaire de  ces  divinités;  ce  qui  n'est  indiqué,  à  ma  connaissance, 
dans  aucun  texte.  Enfin  les  démons  Acratos  (le  Vin  pur)  Ampélos 
(la  Vigne),  Télété  (l'Initiation)  et  quelques  autres,  sont  des 
génies  de  création  poétique  ou  artistique1,  qui  n'ont  jamais  pu 
avoir  de  réalité  objective  dans  la  pensée  des  Orphiques,  à  qui 
jamais  on  n'a  adressé  de  prières.  La  théorie  de  M.  Hild  sur  les 
intercesseurs  de  seconde  classe  nous  paraît  donc  une  imagina- 
tion pure.  Ce  qui  est  plus  solide  dans  le  même  chapitre,  ce  sont 
les  développements  que  l'auteur  consacre  cà  la  question  du  culte 
des  héros.  Les  héros,  qui  participent  à  la  fois  de  l'humanité  et  de 
la  divinité,  qui  vivent  dans  le  tombeau  d'une  vie  immortelle,  qui 
étendent  leur  protection  sur  les  pays  et  sur  les  villes  dont  ils  sont 
lespatrons,  ont,  en  effet,  une  nature  analogue  à  celle  des  démons. 
Il  est  possible  que  l'orphisme  ait  eu  quelque  influence  sur  leur 
religion.  Mais  cette  influence  est-elle  aussi  certaine,  aussi  facile 
à  déterminer  que  le  veut  M.  Hild?  Il  faut  prendre  garde  que  l'or- 
phisme ne  devienne  un  mot  commode,  qui  serve  à  expliquer  tous 
les  faits  religieux,  d'origine  obscure,  qui  ont  précédé  l'époque 
des  guerres  médiques. 

Nous  sommes  plus  à  l'aise  pour  parler  de  la  seconde  moitié  de 
Fétude  sur  les  Démons.  Là,  en  effet,  nous  n'avons  à  formuler 
aucune  objection  fondamentale,  et  notre  sentiment  ne  diffère  de 
celui  de  M.  Hild  que  sur  certains  points  de  détail,  dont  la  dis- 
cussion ne  serait  pas  à  sa  place  dans  cette  Revue.  L'auteur,  après 
avoir  longtemps  erré  et  cherché  péniblement  sa  route,  voit  clair 
enfin,  en  arrivant  à  la  pleine  lumière  de  l'histoire.  Il  a  un  fort 
bon  chapitre  sur  le  rôle  des  démons  dans  la  tragédie  grecque,  en 


*)  On  les  voit  souvent  figurés  sur  les  vases  peints  dont  le  sujet  se  rapporte  au 
cycle  dionysiaque.  On  peut  supposer  qu'ils  sont  nés  de  la  nécessité  où  se  trou- 
vaient les  artistes  de  représenter  d'une  façon  sensible  les  principales  idées  de 
la  légende  et  du  culte  de  Bacchus. 

iv  22 


338  P-    DECHARME 

particulier  sur  Alastor,  le  génie  eschyléen  des  vengeances  héré- 
ditaires1. La  conception  d'Alastor,  remarque-t-il justement,  «  est 
la  raison  d'être  et  comme  la  formule  génératrice  de  l'arrange- 
ment trilogique.  »  Il  nous  montre  également  combien  on  a  tort 
de  parler  de  la  puissance  du  Destin  et  de  son  action  fatale  chez 
Eschyle;  erreur  tenace,  accréditée,  qui  n'est  pas  encore  détruite 
aujourd'hui.  M.  Hild  a  bien  fait  de  la  combattre.  Ce  n'est  point 
le  Destin,  conception  vague  et  abstraite,  qui  enchaîne  l'homme 
dans  la  tragédie  d'Eschyle  ;  c'est  quelque  chose  de  plus  précis  ; 
c'est  un  être  personnel ,  c'est  Alastor,  le  démon  qui,  au  sein 
d'une  même  famille,  poursuit  la  vengeance  du  sang  par  le  sang. 
Cette  conception  mérite-t-elle  le  reproche  de  fatalisme?  M.  Hild 
répond  négativement,  et  il  a  raison.  En  effet,  le  premier  forfait, 
le  péché  originel,  «  qui  suscite  le  démon  vengeur  pour  l'attacher 
à  un  homme  et  à  sa  descendance,  n'est  pas  le  résultat  d'une  con- 
trainte inévitable,  mais  de  l'insolence  et  de  l'orgueil  librement 
délibérés.  »  La  faute  commise  est  sans  doute  suivie  de  l'aveu- 
glement et  du  vertige;  mais  Alastor,  en  faisant  que  le  crime 
appelle  le  crime,  et  que  le  châtiment  s'étend  sur  toute  la  posté- 
rité du  premier  coupable,  n'est,  en  cela,  que  l'exécuteur  des 
volontés  de  Jupiter,  le  ministre  de  son  inexorable  justice.  Ce  n'est 
pas  le  mot  de  fatalisme  qu'il  faut  prononcer  ici,  c'est  celui 
d'expiation.  Ne  sait-on  pas  qu'une  idée  analogue,  celle  de  l'hé- 
rédité de  la  responsabilité  morale,  a  pénétré,  malgré  les  protes- 
tations des  philosophes,  l'antiquité  grecque  tout  entière,  depuis 
Théognis  et  Solon  jusqu'à  Plutarque?  De  même,  les  Erinyes, 
qui  torturent  le  meurtrier  et  sur  la  terre  et  dans  les  enfers,  n'ont 
rien  de  fatal  et  ne  sont  point,  malgré  leurs  terribles  fonctions, 
des  génies  mauvais.  «  Tandis  que  le  démon  chrétien  provoque  le 
mal,  par  amour  du  mal  et  par  haine  de  l'humanité,  les  Erinyes 
vengent  la  faute  par  amour  du  bien.  »  On  ne  saurait  mieux  dire. 
Mais  pourquoi  se  demander  si  la  doctrine  d'Alastor  et  des 
Erinyes,  ministres  des  châtiments  divins,  est  une  conception 
idéale  d'Eschyle,  ou  un   dogme  de  la  religion  orphique?  L'or- 

>)  Chap.  V,  p.  153-205. 


BULLETIN    DE    LA    RELIGION    GRECQUE  339 

phisme  ne  nous  paraît  avoir,  jusqu'à  preuve  du  contraire,  qu'un 
rapport  lointain  avec  la  question.  Je  crois  aussi  qu'il  ne  con- 
vient pas  de  mettre  sur  la  môme  ligne  Alastor  et  les  Erinyes. 
Les  Erinyes,  déjà  invoquées  dans  Xlliade  comme  des  divinités 
vengeresses  ',  appartiennent  aux  croyances  communes  ;  elles 
vivront  longtemps  dans  l'imagination  du  vulgaire.  Alastor,  que 
l'on  retrouve  à  peine  chez  Sophocle,  et  dont  la  trace  se  perd, 
semble  être  une  création  propre  au  génie  dramatique  d'Eschyle. 
Ce  n'est  pas  seulement  la  poésie,  c'est  encore  et  surtout  la 
philosophie,  qui  s'empare  de  la  conception  hésiodique  des 
Sauves,  pour  lui  prêter  une  signification  nouvelle.  Dans  la 
théorie  pythagoricienne  de  la  métempsycose,  les  âmes  purifiées 
deviennent  des  démons,  qui  voltigent  entre  le  ciel  et  la  terre, 
s'intéressant  aux  hommes,  se  manifestant  à  eux  de  mille  maniè- 
res, influant  sur  leurs  déterminations,  et  les  dirigeant  vers  la 
vertu.  Quelquefois,  ces  âmes  démoniaques  sont  conçues  comme 
ayant  pour  séjour  les  constellations  célestes.  Al.Hild  croit  enten- 
dre un  écho  prolongé  de  cette  doctrine  dans  le  prologue  du 
Rudens  de  Plaute,  où  Arcturus  déclare  «que pendant  la  nuit,  il 
brille  au  ciel  et  parmi  les  dieux;  que,  durant  le  jour,  il  circule  au 
milieu  des  mortels  2.  »  Ce  passage,  trop  peu  remarqué,  semble, 
en  effet,  avoir  pour  source  le  pythagorisme,  par  l'intermédiaire 
probable  d'Epicharme.  Empédocle,  à  son  tour,  accommode  les 
démons  à  sa  doctrine  particulière  en  prétendant  que  tout  homme, 
à  sa  naissance,  appartient  à  deux  génies  contraires,  dont  l'un  le 
pousse  au  bien,  l'autre  l'entraîne  au  mal.  Mais  ce  dualisme 
philosophique  reste  sans  action  sur  les  croyances.  La  question 
du  démon  socratique  attire  aussi  M.  Hild  qui,  d'ailleurs,  n'y 
pouvait  échapper.  S'il  combat,  avec  raison,  les  conclusions  du 
livre  du  docteur  Lélut,  s'il  reconnaît  justement,  avec  M.  d'Eich- 
thalj  que,  dans  la  pensée  de  Socrate,  le  mot  SaijjuîvfcJv  devait 
exprimer  l'idée  de  Providence,  il  se  trompe  quand  il  soutient 
que  Xénophon  parie    d'un  démon  familier  3  de  son  maître  ;  il 

1j  IX,  454. 

*)  Vers  6-7  de  l'édit.  de  M.  Benoist. 

3j  II  est  impossible,  nous  l'avons  déjà  remarqué,   de  traduire  ainsi  to  ôxi[ao- 

vtov,  qui  revient  à  chaque  instant  chez  Xénophon,  à  propos  de  Socrate. 


340  P.    DECHARME 

affirme  trop,  quand  il  ajoute  que  les  démons  étaient,  aux  yeux 
de  Socrate,  des  êtres  réels,  des  essences  intermédiaires  entre 
Tliomme  et  Dieu,  des  ministres  de  la  Providence  divine.  Cette 
doctrine  ne  paraît  pas  être  celle  de  Socrate,  mais  bien  celle  de 
Platon. C'est  Platon  qui  groupe  et  coordonne  les  idées  d'Hésiode, 
de  Pythagore  et  d'Empédocle  sur  les  démons,  pour  en  faire  un 
système.  C'est  lui  qui  développe  l'idée  du  caî;j.wv  yevéôXtdç  dont 
parlera  plus  tard  Ménandre,  du  génie  qui  reçoit  chaque  homme 
à  sa  naissance,  qui  l'accompagne  durant  la  vie,  qui,  après  la  dis- 
solution du  corps,  conduit  l'âme  chez  Hadès  et  fournit  au  juge 
suprême  tous  les  éléments  de  sa  sentence.  C'est  lui  surlout  qui 
établit  des  catégories  différentes  et  subordonnées  de  démons, 
plaçant  au  rang  inférieur  les  âmes  des  ancêtres  qui  ont  vécu 
dans  la  justice;  au-dessus,  les  âmes  des  héros,  fondateurs  et  pro- 
tecteurs des  cités;  au-dessus  encore,  les  démons  proprement  dils, 
enfants  illégitimes  des  dieux;  enfin  les  divinités  sidérales  et  les 
divinités  de  l'Olympe.  Cette  démonologie,  M.  Hild  ne  l'a  point 
oublié,  a  été  empruntée  à  Platon  par  le  christianisme.  Cette 
savante  hiérarchie  se  retrouve  dans  ces  légions  d'anges  et 
d'archanges  qui  assistent  le  Dieu  chrétien,  «  dans  ces  armées 
innombrables  de  bienheureux  de  tout  ordre  qui,  protecteurs  des 
individus  et  des  nations,  servent  d'intermédiaires  aux  mortels 
dont  ils  ont  jadis  partagé  la  condition,  qui  doivent  leurs  rangs  à 
leurs  qualités  morales,  et  approchent  d'autant  plus  du  trône  de 
l'Eternel  qu'ils  ont  été  plus  près,  ici-bas  ou  dans  le  ciel,  de  la 
vérité  et  du  bien  \  »  A  ces  excellentes  observations  ne  convient- 
il  pas  d'ajouter  que,  si  la  hiérarchie  céleste  du  christianisme  est 
faite  à  l'image  de  celle  de  Platon,  le  dogme  des  intercesseurs 
divins  a  sa  source,  non  plus  dans  la  philosophie,  mais  dans  la 
foi  populaire,  que  les  saints  chrétiens  ont  pour  ancêtres  les  héros 
grecs  ? 

C'est  seulement  vers  le  déclin  de  l'hellénisme  que  s'affirme  et 
se  développe  la  croyance  à  des  démons  mauvais.  Cette  croyance 
saus  doute  avait  depuis  longtemps  fait  obscurément  son  chemin 

')  Page  285. 


BULLETIN    DE   LA   RELIGION    GRECQUE  311 

dans  les  bas-fonds  de  la  superstition.  Hippocrate  parle  déjà  de 
gens  qui  se  croyaient,  nuit  etjour,  en  proie  à  des  démons  funestes. 
Isocrato,  en  un  passage  d'ailleurs  peu  explicite,  oppose  aux  dieux 
Olympiens,  auteurs  desbiens  pour  les  mortels,  des  divinités  «pré- 
posées aux  malheurs  et  aux  châtiments,  »  et  dont  on  essaie  de 
détourner  la  colère  par  des  conjurations  *.  Mais  ces  superstitions 
vagues  ne  deviennent  une  doctrine  arrêtée  que  chez  Plutarque. 
Très  bien  instruit  du  dualisme  asiatique  qui  paraît  avoir  fait  sur 
son  esprit  une  impression  profonde,  Plutarque,  le  premier  peut- 
être  2,  explique  l'existence  du  mal,  chez  l'homme  comme  chez  les 
dieux,  par  l'action  de  mauvais  démons  3.  Cette  distinction  entre 
les  bons  et  les  mauvais  démons  favorisait  trop  les  intérêts  du 
christianisme  naissant  pour  que  celui-ci  ne  songeât  pas  à  s'en 
emparer  et  à  s'en  faire  une  arme.  Les  premiers  polémistes  chré- 
tiens ne  nieront  pas  les  dieux  grecs;  ilsles  expliqueront,  en  disant 
que  ce  sont  de  mauvais  démons  qui  ont  séduit  et  abusé  l'huma- 
nité. Dieux  et  demi-dieux,  héros  et  génies  du  polythéisme,  com- 
poseront l'armée  innombrable  des  esprits  du  mal  ;  le  Christ,  avec 
ses  anges,  celle  des  génies  du  bien.  «  De  ce  sens,  exclusivement 
mauvais,  attribué  à  un  mot  qui,  dans  lalangue  des  âges  antérieurs, 
n'avait  qu'une  signification  favorable,  surgit  une  équivoque, 
dont  profitèrent,  avec  plus  d'adresse  que  de  loyauté,  les  premiers 
défenseurs  du  christianisme.  » 

Cette  rapide  analyse  peut  donner  quelque  idée  de  l'intérêt  va- 
rié que  présente  le  livre  de  M.  Hild  :  elle  ne  peut  dispenser  de 
recourir  au  livre  lui-même.  Pourquoi  faut-il  qu'un  ouvrage  si 
rempli  de  sérieuses  recherches,  qui,  à  beaucoup  d'égards,  mérite 
tant  d'être  lu,  soit,  en  plusieurs  de  ses  parties,  si  difficilement 
lisible? 


')  Isocrale,  Philipp.  117,  p.  106,  a-b. 

2)  Faut-il  croire  Plutarque  sur  parole,  quand  il  attribue  cette  même  doctrine 
au  platonicien  Xénocrate,  à  Démocrite  et  à  Chrysippe  ?  C'est  là  une  question 
bien  difficile  à  résoudre,  en  l'absence  d'autres  témoignages. 

3)  Dedefect.  orac,  14;  17.  Il  faut  craindre  de  s'appuyer  ici,  comme  le  fait 
M.  Hild,  sur  d'autres  passages  tirés  du  Banquet  des  Sept  Sages  et  d'Isis  et 
Osiris,  puisque  l'attribution  de  ces  deux  traités  à  Plutarque  est  plus  que 
douteuse. 


342  P.    DECHARME 


III 


«  C'est  par  les  démons,  dit  Lactance  *,  qu'ont  été  inventés  et 
l'aruspicine  et  l'art  augurai,  et  tout  ce  qu'on  appelle  oracles, 
nécromancie,  art  magique,  etc.  >>  L'histoire  de  ces  inventions 
démoniaques,  qui  n'avait  pas  encore  été  traitée  dans  son  ensemble 
et  d'une  façon  scientifique,  a  été,  tout  récemment,  l'objetd'un  des 
travaux  les  plus  considérables  qui  aientparu,  depuis  plusieursan- 
nées,  sur  le  domaine  de  l'antiquité  classique  2.  Bien  que  l'auteur 
de  ce  travail,  M.  Bouché-Leclerq,  se  soit  interdit  de  rechercher  les 
origines  orientales  de  son  sujet  et  d'en  poursuivre  le  développe- 
ment après  la  chute  de  la  civilisation  gréco-romaine,  la  matière 
qu'il  a  embrassée  en  la  limitant  ainsi  volontairement,  est  une 
matière  si  vaste,  elle  comprend  une  telle  quantité  de  faits,  elle 
a  besoin  de  tels  éclaircissements,  elle  touche  par  tant  de  côtés  à 
l'histoire,  à  la  philosophie,  à  l'archéologie,  que  quatre  volumes 
n'étaient  certainement  pas  de  trop  pour  exposer  clairement  et 
complètement  ce  qu'a  été  la  divination  dans  l'antiquité. 

Cette  histoire,  l'auteur  l'affirme  et  nous  l'en  croyons,  est  une 
des  parties  les  plus  intéressantes  de  l'histoire  psychologique  de 
l'humanité.  La  divination,  en  effet,  n'est  chose  ni  si  vaine,  ni  si 
méprisable  que  le  prétendaient  les  premiers  apologistes.  On  peut 
dire  qu'en  Grèce  et  à  Rome,  la  croyance  à  une  révélation  divine 
permanente  a  été  le  plus  solide  fondement  de  la  religion.  Des 
dieux  sourds,  indifférents  aux  prières  de  leurs  adorateurs,  se 
refusant  à  communiquer  avec  eux,  n'auraient  pas  longtemps 
vécu.  Pour  se  tourner  vers  le  ciel,  il  fallait  à  la  faiblesse  humaine 
cette  assurance  de  trouver  des  êtres  supérieurs  toujours  prêts  à 
l'assister,  à  l'éclairer,    à  lui  tracer  sa  voie  dans   tous  les  actes 


1)  Inst.  Divin.,  11,15,17. 

2)  Histoire  de  la  Divination  dans  l'antiquité,  par  Bouché-Leclercq,  profes- 
seur suppléant  à  la  faculté  des  lettres  de  Paris,  4  vol.  in-8,  Paris,  Ernest 
Leroux.  Les  trois  premiers  volumes,  relatifs  à  la  divination  hellénique,  ont 
paru  de  1879  à  1881-  Le  quatrième,  qui  traite  de  la  divination  italique,  aura 
paru,  quand  ce  bulletin  sera  publié. 


BULLETIN'    DE    LA    RELIGION    GRECQUE  343 

importants  de  la  vie  pratique.  Qu'était-ce,  en  effet,  que  la  divi- 
nation, sinon  un  secours  intellectuel,  sinon,  comme  le  dit  très 
bien  M.  Bouché-Leclercq,  «  une  lumière  divine  qui  s'ajoutait 
comme  une  faculté  nouvelle  à  l'entendement  humain.  »  Les 
dieux,  conseillers  bienveillants,  soutiens  nécessaires,  étaient 
d'autant  plus  estimés,  plus  vénérés,  qu'ils  étaient  plus  utiles. 
Jusqu'aux  derniers  jours,  la  mantique  fera  la  force  de  la  religion. 
En  face  du  christianisme  menaçant,  le  polythéisme  se  couvrira 
de  ses  devins,  de  ses  oracles,  de  ses  sibylles.  «  Ceux-là  seuls 
purent  le  vaincre  qui  lui  opposèrent  des  prophéties  portant,  plus 
évidente  encore,  la  marque  de  leur  origine  surnaturelle,  et  pro- 
mirent au  monde  de  ne  point  le  laisser  manquer  de  révélation  *.  » 
Une  croyance  comme  celle-là,  qui  a  été  professée  par  les  gou- 
vernements, célébrée  par  les  poètes,  démontrée  par  les  philoso- 
phes, pratiquée  par  tous,  qui  a  dirigé  la  vie  sociale  et  politique, 
inspiré  la  vie  individuelle,  ne  saurait  être  traitée  légèrement  : 
elle  a  droit  à  la  déférence  que  M.  Bouché-Leclercq  réclame  pour 
une  illusion  consolante  dont  s'est  si  longtemps  bercée  l'âme  de 
l'humanité.  Les  principes  sur  lesquels  elle  se  fondait  sont-ils 
d'ailleurs  si  différents  de  ceux  qui  servent  d'appui,  aujourd'hui 
encore,  à  la  foi  religieuse?  Quiconque  croit  à  l'efficacité  delà 
prière,  quiconque  sollicite  et  espère  obtenir  une  grâce  divine, 
accepte  ces  principes.  Ne  supposent-ils  pas  simplement  la  croyance 
en  une  Providence  et  la  possibilité  de  rapports  réciproques 
entre  l'homme  et  la  divinité  ?  Si  cette  divinité  était  une  divinité 
bonne,  qui  pouvait  condescendre  à  éclairer  l'homme  en  ses 
ignorances,  à  lui  manifester  sa  pensée  et  sa  volonté,  comment 
l'homme  n'eùt-il  pas  mis  en  œuvre  tous  les  moyens  dont  il 
disposait  pour  entrer  en  communication  avec  elle?  La  divi- 
nation, suivant  la  définition  de  M.  Bouché-Leclercq,  était  «la 
connaissance  de  la  pensée  divine  manifestée  à  l'âme  humaine 
par  des  signes  objectifs  ou  subjectifs,  et  pénétrée  par  des  moyens 
extra-rationnels.  »  Ces  signes  étaient  généralement  obscurs.  De 
là,  la  nécessité  d'une  science  particulière  pour  les  interpréter; 

*)  Ouv.  cité,  t.  Ier,  p.  5. 


344  P.    DECHARME 

de  là  toutes  ces  méthodes  divinatoires,  dont  l'auteur  a  fait,  dans 
son  premier  volume,  l'histoire  exacte,  souvent  piquante.  L'or- 
nithomancie, l'extispicine,  l'astrologie,  les  divinations  cléro- 
mantique,  météorologique,  mathématique,  l'oniromancie,  la 
nécromancie,  la  chresmologie,  etc.,  étaient,  en  effet,  autant  de 
moyens  variés  tendant  à  un  même  but,  qui  est  l'intelligence  aussi 
claire,  la  possession  aussi  complète  que  possible,  des  révélations 
divines. 

La  croyance  à  l'efficacité  de  ces  moyens  soulevait  un  problème 
des  plus  graves.  Si  l'avenir  peut  être  prévu,  il  ne  peut  l'être  que 
parce  qu'il  est  immuable.  S'il  est  immuable,  que  deviennent  et 
la  liberté  divine  et  l'initiative  humaine?  Ce  problème,  les  Grecs 
ne  l'avaient  pas  résolu  plus  que  nous,  mais  toutes  leurs  œuvres 
poétiques  et  philosophiques  témoignent  combien,  dès  le  premier 
développement  de  leur  civilisation,  ils  s'en  étaient  sérieusement 
préoccupés. On  sait  qu'Homère  place  à  côté  de  Jupiter,  souverain 
des  dieux  et  des  hommes,  une  puissance  impersonnelle,  plus 
forte  que  le  dieu  suprême:  c'est  la  Moira,  le  Destin,  la  Loi  inflexi- 
ble. On  sait  aussi  comment  le  poète  évite  de  mettre  en  conflit  ces 
deux  pouvoirs,  comment  la  volonté  du  dieu  paraît  se  confondre 
avec  les  décrets  de  la  fatalité.  Cette  idée  de  la  Moira  n'en  était 
pas  moins  inquiétante  pour  la  foi  religieuse  ;  si  elle  eût  prévalu, 
c'en  était  fait  de  la  divination.  D'Hésiode  à  Sophocle,  on  voit  la 
théologie  poétique  travailler  à  éliminer  insensiblement  cette  con- 
ception d'un  destin  irrationnel,  pour  y  substituer  celle  de  la  raison 
et  de  la  sagesse  divines.  Jupiter  deviendra  plus  tard  le  dieu 
MdtpaYécYjç,  qui  dirige  le  Destin.  L'avenir,  arrêté  dans  sa  pensée, 
peut  donc  être  révélé  aux  hommes,  soit  par  lui-même,  soit  par 
Apollon  son  prophète.  Comme,  en  même  temps,  ce  dieu  est 
souverainement  libre,  le  cours  des  choses  peut  être  modifié  par 
sa  volonté.  Dès  lors,  la  divination  qui  permet  de  connaître,  peut- 
être  même  de  faire  fléchir  cette  volonté  divine,  devient  la  pre- 
mière et  la  plus  excellente  des  sciences.  Mais  les  principes  qui 
en  sont  le  fondement,  ne  pouvaient  être  acceptés  sans  débat  par 
la  réflexion  philosophique.  La  divination  a  été  comme  un  champ 
clos  pour  les  discussions  des  écoles.  C'est  une  histoire  intéres- 


BULLETIN   DE   LA    RELIGION    GRECQUE  345 

sanle  '  que  celle  de'ces  luttes  et  de  ces  passes  d'armes  dialectiques; 
les  uns,  comme  Xénophane,  Epicure,  Carnéade,  Sextus  Empi- 
ricus,  niant  radicalement  la  divination  où  ils  ne  voient  que  misé- 
rables supercheries  ;  les  autres,  comme  Pythagore  et  Empédocle, 
Socrate  et  Platon,  comme  les  Stoïciens,  essayant  par  des  argu- 
ments multiples  et  des  théories  diverses,  de  soutenir  et  d'étayer 
cette  science  ébranlée,  d'en  démontrer  logiquement  la  réalité, 
d'en  établir  pratiquement  l'utilité.  C'est  à  ces  derniers  que  finit 
par  appartenir  la  victoire.  Aux  premiers  siècles  du  christianisme, 
quand  le  génie  oriental,  faisant  invasion  dans  le  monde  grec, 
remplit  l'esprit  humain  d'imaginations  vagues  et  de  rêveries 
malsaines,  quand  aux  devins  et  aux  prophètes  d'autrefois  succè- 
dent les  thaumaturges,  les  âmes  altérées  de  merveilleux  ne  se 
contentent  plus  des  formes  antiques  de  |la  divination:  elles  cou- 
rentà  des  sources  de  révélations  nouvelles.  Onveut  voir  les  dieux 
face  à  face,  les  entendre,  leur  parler.  On  se  prosterne  devant 
Apollonius  de  Tyane.  De  Maxime  de  Tyr  à  Proclus,  on  écoute 
les  néo-platoniciens  et  l'on  se  berce  de  leurs  divagations  mysti- 
ques. Le  christianisme  lui-même,  pour  ne  point  ébranler  sa 
propre  foi,  est  obligé  d'admettre  le  fait  de  ces  révélations  sur- 
naturelles; il  se  borne  à  répudier  comme  démoniaques  celles 
qui  ne  relèventpas  de  lui*.  La  divination  se  transforme,  elle  ne 
périt  pas.  Une  partie  du  monde  lui  appartient  encore  aujourd'hui. 
Nous  n'avons  fait  qu'effleurer  quelques-unes  des  idées  que 
M.  Bouché-Leclercq,  dans  une  vaste  introduction,  a  analysées 
avec  une  singulière  pénétration  etdéveloppées  avec  un  rare  talent. 
Rendre  compte  en  quelques  pages,  d'une  œuvre  aussi  étendue,  si 
pleine  de  faits,  si  riche  d'idées,  serait  chose  impossible.  Nous 
avons  donc  l'intention  de  revenir  sur  la  partie  de  Y  Histoire  de  la 
Divination  qui  concerne  la  religion  hellénique,  en  particulier  sur 
le  second  et  sur  le  troisième  volumes  qui  traitent  des  sacerdoces 
et  des  oracles  3.  En  attendant,  nous  ne  pouvons  que  recomman- 

')  Bouché-Leclercq.  Ouv.cit.  Introd.,  p.  29-92. 

2)  Voir  le  développement  de  ces  idées  dans  Y  Introduction  (iv,  la  Divination  et 
le  christianisme),  p.  92-105. 

3)  Les  personnes  qui  seraient  curieuses  de  prendre  dès  maintenant  une  con- 
naissance plus  complète  de  l'ouvrage  de  M.  Bouché-Leclercq,  pourront  lire  les 


346  P.    DECHARME.    RELIGION    GRECQUE 

der  vivement  et  aux  amis  de  l'antiquité  et  aux  lecteurs  de  la 
Jievue,  cette  œuvre  savante  et  forte  ' . 

P.  Decharme. 

articles  qu'un  maître  et  un  juge  très  compétent,  M.  Alfred  Maury,  a  consacrés 
à  l'Histoire  de  la  Divination  dans  le  Journal  des  Savants.  (NoS  de  juin,  août 
et  septembre  1881.)  —  On  nous  permettra  peut-être  d'avertir  aussi  que  nous 
avons  déjà  rendu  compte  du  premier  volume  de  l'ouvrage,  dans  la  Revue  Cri- 
tique. (Nouv.  Sér.,  tome  VIII,  1879,  p.  433  et  suiv.). 

■)  Au  moment  d'envoyer  ces  pages  à  l'impression,  nous  recevons  de  M.  De 
Block,  auteur  d'un  livre  remarqué  sur  Evhémère  (Mons,  1876),  une  étude  sur 
l'Idée  du  Destin  dans  Pindare  (Extrait  delà  Revue  de  V  Instruction  publique 
en  Belgique,  1881,  p.  289-300).  Cette  dissertation  est  une  bonne  aualyse  de 
la  conception  de  la  Moira  chez  Pindare.  Voici  la  conclusion  de  l'auteur  : 
«  Pindare,  lui  aussi,  a  admis  un  principe  antérieur  et  supérieur  aux  dieux,  et, 
s'il  a  cherché  à  sauver  la  contradiction,  c'est  en  représentant  ces  derniers 
comme  accomplissant  volontairement  les  décrets  du  Destin  s'appliquant  à  eux- 
mêmes  aussi  bien  qu'aux  mortels.  » 


BULLETIN  CRITIQUE 


DE    LA 


RELIGION    JUIVE 

(judaïsme  ancien) 


Dans  un  premier  Bulletin  '  nous  avons  mis  à  profit  la  publica- 
tion capitale  de  M.  Reuss  sur  la  Bible  pour  indiquer  rapidement 
l'état  présent  des  principales  questions  littéraires  soulevées  par 
l'étude  des  livres  de  l'Ancien  Testament.  Notre  point  de  départ 
étant  ainsi  assuré,  nous  aborderons  aujourd'hui  l'examen  de  quel- 
ques publications  récemment  parues  dans  notre  pays  et  dans  notre 
langue  sur  l'histoire  et  l'esprit  de  la  religion  juive.  Ces  publica- 
tions se  recommandent  par  des  qualités  diverses,  mais  réelles. 

M.  Charles  Bruston,  professeur  d'hébreu  et  d'Ancien  Testa- 
ment à  la  Faculté  de  théologie  protestante  de  Montauban,  publie 
le  premier  volume  d'une  histoire  de  la  prophétie  israélite  2,  que 
ses  précédents  travaux  sur  différents  points  d'exégèse  et  de  critique 
nous  engagent  à  accueillir  favorablement.  M.  Bruston  est  un  hé- 
braïsant  distingué  :  il  a  débuté  par  la  publication  d'une  traduction 

')  Revue  de  l'histoire  des  religions  (1880),  t.  I,  p.  206 


Histoire  optique  de  la  littérature  prophétique  des    Hébreux  depuis  les 
nés  jusqu'à  la  mort  d'Isaïe.  1  vol.  in-8,  de  VII  et  272  p.  Paris,  Fischbacher 


origines  jusq 

et  Maisonneuve,  1881. 


348  MAURICE   VERNES 

des  Psaumes  '  où  il  rompait  résolument  avec  la  routine;  il  justi- 
fiait, quelques  années  plus  tard,  les  principales  de  ses  innova- 
tions dans  un  volume  intitulé  Du  texte  primitif  des  Psaumes*,  où 
il  faisait  preuve  de  connaissances  solides  et  d'un  esprit  ingénieux. 
Depuis,  par  des  publications  de  moindre  étendue,  il  a  montré 
qu'il  se  tenait  au  courant  des  travaux  récents  et  qu'il  suivait  avec 
une  attention  particulière  les  tentatives  faites  en  Allemagne  et  en 
Angleterre  pour  faire  profiter  les  études  bibliques  du  progrès  du 
déchiffrement  des  inscriptions  assyro-babyloniennes. 

C'est  à  cette  préoccupation,  restée  dominante,  qu'est  dû  parti- 
culièrement le  présent  essai.  «L'étude  de  l'Ancien  Testament,  dit 
M.  Bruston,a  été  en  grande  partie  renouvelée  de  notre  temps  par 
la  découverte  de  nombreux  documents  égyptiens,  phéniciens,  moa- 
bites  8  et  surtout  assyriens,  qui  sont  venus  tout  à  coup  jeter  une 
lumière  inattendue  sur  quelques-unes  des  parties  de  la  chrono- 
logie et  de  l'histoire  de  ces  nations  elles-mêmes,  mais  aussi  du 
peuple  d'Israël  et  des  autres  peuples  de  l'Asie  occidentale  avec 
lesquels  il  fut  fréquemment  en  relation  et  dont  il  partagea  plus 
ou  moins  la  destinée.  De  tous  les  écrits  hébreux,  il  n'en  est  pas 
qui  aient 4  reçu  plus  d'éclaircissements  de  cette  nouvelle  sorte 
d'informations  que  les  discours  des  prophètes  de  la  période  assy- 
rienne. Grâce  à  la  connaissance  plus  complète  que  nous  possédons 
maintenant  des  événements  qui  s'accomplirent  à  cette  époque, 
il  est  devenu  possible  de  pénétrer  plus  avant  dans  l'intelli- 
gence de  ces  discours;  plus  d'un  détail  obscur  s'éclaircit  et  plus 
d'une  prophétie  dont  l'authenticité  a  été  contestée,  non  sans  de 
grandes  apparences  de  raison  (je  veux  parler  principalement  de 
celles  d'Isaïe  contre  Babylone)  se  comprend  beaucoup  mieux  dans 
la  supposition  de  l'authenticité  que  dans  l'hypothèse  contraire  5.  » 
—  «  Le  moment  est  venu,  conclut  le  professeur  de  Montauban,  de 
soumettre  à  un  contrôle  rigoureux  des  opinions  devenues  pres- 
que générales,  des  arrêts  de  la  critique  tenus  pour  définitifs  par 

')  Paris,  1865. 

2)  Paris,  1873. 

3)  Nous  n'insisterons  pas  sur  la  visible  exagération  contenue  dans  ces  mots. 
*)  Le  texte  dit  ait;  nous  le  corrigeons. 

B)  Le  texte  dit  dans  les  hypothèses  contraires,  ce  qui  n'a  aucun  sens. 


BULLETIN    DE    LA    RELIGION    JUIVE  349 

un  grand  nombre  de  bons  esprits,  mais  que  l'état  actuel  delà  science 
historique  ne  justifie  nullement.  C'est  ce  que  nous  avons  essayé 
de  faire  dans  cet  ouvrage.  » 

Nous  n'avons  rien  à  redire  à  cette  ambition  ;  il  nous  paraît  légi- 
time et  louable  de  reprendre  à  la  lumière  de  faits  nouvellement 
étudiés  des  questions  restées  obscures  et  douteuses,  et  nous  esti- 
mons que  M.  Bruston  n'a  point  fait  une  tâche  ingrate  en  soumet- 
tant à  une  enquête  plus  approfondie  des  solutions  considérées 
comme  acquises  par  le  plus  grand  nombre  des  exégètes. 

Mais,  pour  qu'un  pareil  travail  soit  aussi  fructueux  que  le  vou- 
drait l'honorable  professeur  de  Montauban  et  que  nous  le  voudrions 
avec  lui,  il  faudrait  avoir  établi  d'avance  avec  quelque  rigueur  les 
conditions  générales  de  créance  dans  lesquelles  s'offre  à  nous  la 
collection  prophétique  des  livres  de  l' Ancien-Testament.  Sommes- 
nous  en  présence  de  textes  rigoureusement  établis,  dont  l'appar- 
tenance générale  à  une  époque  donnée  soit  incontestable,  mais 
dont  il  s'agisse  seulement  de  déterminer  l'occasion  et  le  sens  pré- 
cis? C'est  ce  que  paraît  croire  M.  Bruston,  c'est  ce  qu'il  nous 
est  impossible,  pour  notre  part,  d'admettre. 

Nous  nous  en  sommes  déjà  expliqué  dans  un  précédent  Bulle- 
tin *,  quand  nous  avons  exprimé  nos  réserves  sur  la  classification 
des  prophéties  proposée  par  M.  Reuss.  Nous  avons  fait  voir  que 
la  rigueur  d'un  pareil  procédé  était  plus  apparente  que  réelle, 
qu'en  accrochant  les  divers  morceaux  delà  collection  prophétique 
à  des  dates  précises,  à  des  faits  spécifiés,  on  méconnaissait  l'ex- 
trême retenue  que  nous  commande  la  manière  dont  s'est  formée 
la  collection  prophétique.  Quand,  deux  ou  trois  siècles  après  l'exil 
de  Babylone,  on  s'est  préoccupé  de  réunir  pour  l'usage  de  l'édi- 
fication publique  ce  qui  pouvait  subsister  des  écrits  des  prophètes, 
on  ne  pouvait  pas  se  flatter  'de  rendre  au  jour  dans  de  sérieuses 
conditions  d'authenticité  les  œuvres  d'écrivains  ou  d'orateurs 
passablement  antérieurs  à  l'exil,  ou  plutôt,  nous-mêmes,  quand 
nous  nous  trouvons  en  présence  de  morceaux  étendus  qu'on  rap- 
porte au  commencement  ou  au  courant  du  vni"  siècle  avant  notre 

■)  Voyez  p.  211-216  de  la  Rev\ie,  t.  Ier  (1880). 


350  MAURICE    VERNES 

ère,  nous  ne  devons  accepter  une  date  aussi  reculée  que  si  le  ca- 
ractère interne  de  ces  morceaux  nous  y  engage  fortement.  Les 
vagues  attributions  d'une  tradition  somme  toute  récente  sont  de 
peu  de  poids  devant  l'examen  des  textes.  Ces  textes  eux-mêmes, 
suspects  de  remaniements  et  d'interpolations,  sont  fréquem- 
ment obscurs  et  d'une  explication  douteuse.  La  solution  de  la 
question  de  date  n'est  parfois  attachée  qu'à  l'interprétation 
contestée  d'un  mot  ou  d'une  ligne.  Tout  commande  ici  l'absten- 
tion. Et  encore  M.  Reuss  avait  entouré  de  réserves  graves  et 
multipliées  le  classement  qu'il  proposait,  et  les  introductions 
placées  en  tête  des  différents  morceaux  signifiaient  souvent  que 
les  éléments  de  la  décision  étaient  laissés  aux  impressions  per- 
sonnelles du  lecteur  ou  du  critique. 

Avec  M.  Bruston  c'est  bien  autre  chose .  On  le  croirait  en  pré- 
sence des  textes  les  plus  solidement  fixés,  lesplus  inébranlables. 
Nous  ne  saurions  taire  notre  étonnement  de  voir  un  homme  que 
ses  travaux  mettent  constamment  en  contact  avec  les  textes  de 
l'antiquité  hébraïque,  méconnaître  aussi  ouvertement,  disons  le 
mot,  aussi  naïvement  les  conditions  qui  s'imposent  à  l'étude  des 
littératures  antiques.  Ce  n'est  plus  une  chronologie  générale  des 
écrits  prophétiques,  c'est  la  chronologie  détaillée  de  l'œuvre  de 
chaque  prophète  en  particulier  qui  ressort  de  son  examen  avec 
un  luxe  inquiétant  de  détails  et  de  preuves.  On  éprouve  quelque 
impatience  à  voir  élever  laborieusement  ces  échafaudages  com- 
pliqués sur  une  surface  que  l'auteur  prend  pour  le  rocher  et  qui 
n'est  qu'une  glace  fragile  l. 

L'Histoire  critique  de  M.  Bruston  débute  par  une  introduction 
intitulée  Les  Origines  duprophétisme.  Ce  chapitre  reproduit  sans 
innovations  notables  les  notices  très  insuffisantes  dontonfait  pré- 
céder d'ordinaire  l'étude  de  la  littérature  prophétique2.  Nous  nous 
étonnons  qu'au  début  d'un  ouvrage  en  plusieurs  volumes,  où 
l'espace  ne  lui  manquait  pas,  l'honorable  hébraïsant  n'ait  pas 
essayé  de  faire  plus  et  mieux.  Ce  qu'il  dit  ne  nous  renseigne 
absolument  pas  sur  les  antécédents  du  prophétisme  écrit,  ques- 

J)  Voyez  sur  ces  questions  nos  Mélanges  de  critique  religieuse,  particu- 
lièrement p.  196-206.  . 
2)  Cf.  même  ouvrage,  p.  162  suiv. 


BULLETIN    DE    LA    RELIGION    JUIVE  351 

tion  mal  posée  jusqu'ici  et  dont  il  ne  paraît  pas  avoir  soupçonné 
l'importance.  Le  livre  Icr  traite  des  prophètes  du  ixe  siècle 
dans  le  royaume  de  Juda,  à  savoir  Abdias,  Joël,  l'auteur  ano- 
nyme de  l'élégie  sur  Moab  que  nous  retrouvons  dans  les  pro- 
phéties d'Isaïe  (chap.  XV-XVI),  et  de  la  prophétie  contre  Israël, 
connue  sous  le  nom  de  Cantique  de  Moïse  (Deutéronome  XXXII). 
On  sera  surpris  de  voir  l'insignifiante  prophétie  d' Abdias  repor- 
tée à  une  antiquité  que  la  généralité  des  critiques  n'est  nulle- 
ment disposée  à  lui  concéder;  on  ne  s'étonnera  pas  moins  de 
voir  méconnu  le  caractère  artificiel  du  court  écrit  de  Joël,  dont 
l'origine  post-exilienne  a  été  mise  en  évidence  par  de  récents 
travaux. 

Le  livre  II  traite  des  prophètes  du  vme  siècle  dans  le  royaume 
d'Israël.  Ici  nous  pourrions  nous  sentir  plus  rapproché  de  l'au- 
teur; nous  croyons  en  effet  que  le  noyau  d'Amos  et  d'Osée  ap- 
partient bien  à  cette  époque  reculée,  sous  réserve  d'altérations  et 
d'interpolations  importantes.  Mais,  loin  de  chercher  à  déterminer 
ces  dernières,  ou  tout  au  moins,  à  leur  faire  une  large  place, 
M.  Bruston  prétend  retrouver  les  circonstances  précises  où  s'ap- 
pliquent les  différents  discours.  11  nous  est  impossible  de  voir 
dans  cet  essai  beaucoup  plus  qu'un  exercice  à  peu  près  stérile. 

Le  livre  III  nous  met  en  présence  des  prophètes  du  vin8  siècle 
qui  agirent  dans  le  royaume  de  Juda,  de  l'auteur  du  second 
Zacharie  (chap.  IX-XI),  d'Isaïe  et  de  Michée.  Isaïe  est  ici  le 
morceau  de  résistance,  et  M.  Bruston  a  étudié  son  œuvre  avec 
une  attention  et  un  soin  particuliers.  Abstraction  faite  de  la 
seconde  partie  de  l'œuvre  mise  sous  le  nom  du  contemporain 
d'Ezéchias  (chap.  XL-LXVI)  et  où  personne  ne  songe  à  con- 
tester la  marque  d'une  plume  du  vie  siècle,  il  y  a  là  encore  une 
collection  importante,  dont  quelques  fragments  se  laissent  rap- 
porter à  des  circonstances  historiques  précises.  Le  défaut  de  l'ho- 
norable hébraïsant  est  de  vouloir  profiter  de  cet  avantage  pour 
étendre  à  chacun  des  morceaux  du  premier  Isaïe  le  bénéfice 
d'un  encadrement  dont  la  poursuite  est  peut-être  d'autant  plus 
attrayante  qu'elle  est  aventureuse.  Nous  obtenons  donc  une 
série  de  chapitres  où  l'œuvre  prophétique  d'Isaïe  vient  docile- 


3o2  MAURICE   VEBNES 

ment  se  soumettre,  page  après  page,  aux  exigences  passablement 
impérieuses  de  son  nouvel  interprète.  C'est  d'abord  la  vocation 
du  prophète  et  ses  premières  prophéties,  puis  ses  prophéties  à 
l'époque  de  la  ruine  de  Samarie,  à  l'époque  de  la  prise  d'Asdod, 
la  grande  prophétie  contre  Babylone,  les  dernières  prophéties  en- 
fin à  l'époque  de  l'invasion  de  Sennachérib. 

Tout  y  passe,  on  le  voit.  Tandis  que  les  auteurs  les  moins  révo- 
lutionnaires,M.  Reuss  entre  autres,  se  voient  contraints  par  l'évi- 
dence à  expulser  de  l'œuvre  du  premier  Isaïe  plusieurs  morceaux 
importants,  par  exemple  la  prophétie  contre  Babylone  (chap. 
X1II-X1V)  et  les  chap.  XXIV-XXVII,  sans  compter  d'autres 
fragments  moins  considérables,  M.  Bruston,  reprenant  en  sous- 
œuvre  les  résultats  de  ses  devanciers,  prétend  non  seulement 
maintenir  l'authenticité  de  chacune  de  ces  pièces,  mais  leur 
assigner  une  place  précise  dans  l'activité  et  dans  l'œuvre  de 
leur  auteur.  Il  a  recours  pour  cela  à  une  construction  très 
savante  ;  il  écarte  plusieurs  difficultés  chronologiquse  à  l'aide  des 
données  de  l'assyriologie.  Ce  qu'il  fait  de  plus  hardi  c'est  de 
revendiquer  pour  Isaïe  la  fameuse  prophétie  contre  Babylone,  et 
cela  au  moyen  d'un  luxe  d'arguments  dont  on  nous  permettra 
de  dire  seulement  qu'ils  sont  plus  ingénieux  que  probants. 

Il  y  a  en  effet  beaucoup  de  travail  dans  ce  volume  ;  les  per- 
sonnes qui  ne  croient  pas  téméraire  de  rechercher  les  circons- 
tances propres  à  expliquer  la  naissance  de  tel  morceau  prophé- 
tique particulier  devront  tenir  compte  des  recherches  conscien- 
cieuses et  sincères  faites  en  ce  sens  par  M.  Bruston.  Ceux  qui 
apportent  en  ces  questions  plus  de  scepticisme,  disons  le  mot,  un 
sentiment  plus  net  de  la  position  des  questions  littéraires  dont 
on  leur  propose  des  solutions  aussi  absolues,  tout  en  rendant 
hommage  à  l'érudition  de  l'auteur,  à  son  zèle  à  utiliser  les  nou- 
veaux matériaux  mis  par  la  philologie  orientale  à  la  disposi- 
tion des  historiens  de  l'antiquité,  ne  manqueront  point  de  pen- 
ser que  les  résultats  obtenus  ne  sont  à  la  hauteur  ni  de  l'ambi- 
tion ni  de  l'effort  de  l'honorable  écrivain. 

Avec  lebeau  volume,  sorti  des  presses  de  l'imprimerie  nationale, 
que  M.  Wogue,  professeur  au  séminaire  israélite  de  Paris,  nous 


BULLETIN    DE    LA    RELIGION    JUIVE  353 

offre  sous  le  titre  altrayant  de  Histoire  de  la  Bible  et  de  l'exégèse 
biblique  jus qu  à  nos  jours  l,  nous  entrons  dans  un  autre  ordre 
d'idées.  Nous  venons  de  voir  un  exégèle  protestant,  passablement 
indépendant  mais  insuffisamment  informé  des  exigences  de  la 
critique  historique  appliquée  aux  livres  de  l'antiquité  religieuse, 
soumettre  à  une  minutieuse  analyse  des  textes  dont  le  caractère 
incertain  et  flottant  condamne  à  l'avance  les  résultats  attendus 
d'une  pareille  enquête;  M.  Wogue,  dont  l'autorité  à  cet  égard 
ne  saurait  être  méconnue,  s'est  chargé  pour  sa  part  de  nous 
donner  le  témoignage  de  la  tradition  israélite  orthodoxe  sur 
les  livres  de  l'Ancien  Testament.  Là  est  la  raison  d'être,  là  est 
l'intérêt  de  sa  publication.  Qu'a  été  la  Bible  pour  la  tradition 
juive  conservatrice  ?  Voilà  ce  que  nous  sommes  reconnaissant 
au  professeur  israélite  de  nous  apprendre  *,  au  moment  où  cette 
tradition  —  ni  plus  ni  moins  que  la  tradition  chrétienne  conser- 
vatrice —  est  appelée  à  céder  la  place  aux  vues  de  l'école  histo- 
rique, laquelle,  cessant  de  s'inspirer  soit  du  judaïsme  soitdu  chris- 
tianisme, se  préoccupe  ^uniquement  d'appliquer  avec  exacti- 
tude à  des  textes  antiques  précieux  les  procédés  universellement 
reconnus  de  la  critique  générale. 

Le  fait  que  l'ouvrage  de  M.  Wogue  ait  été  à  l'origine  un 
«  simple  manuel  destiné  aux  élèves  du  séminaire  israélite  de 
Paris,  »  comme  s'en  explique  Fauteur  dans  son  avertissement, 
n'est  point  pour  nous  un  inconvénient  ;  il  est  au  contraire  la 
preuve  que  l'auteur,  n'ayant  en  vue  que^cc  public  restreint,  nous 
rend  sans  réticence  et  sans  atténuation  la  tradition  qu'il  avait 
pour  mission  d'exposer  devant  déjeunes  théologiens.  Malheureu- 
sement il  ne  sent  pas  que  dans  ce  caractère  strictement  national 
et  traditionnel  est  le  vrai  mérite^dc  son  œuvre  et  il  semble 
s'excuser  précisément  de  ce  dont  nous  sommes  tenté  de  le  féli- 
citer. «  Quelques  lecteurs, "dit-il  assez  gauchement,  trouveront 
peut-être  que  dans  certaines  questions  soulevées  ça  et  là  par  les 

!)  I  vol.  in-8de  p.  V-383.  Paris,  1881,  chez  Fischbacher. 

2)  C'est  là  un  mérite  sérieux,  que  M.  Neubauer  nous  semble  avoir  un  peu 
méconnu  dans  la  critique,  d'ailleurs  trèsjuste  quant  au  détail,  qu'il  a  faite  de 
l'ouvrage  de  M.  Wogue.  (Voyez  Revue  critique,  n°  38  (1881);  cf.  Revue  de 
l'histoire  des  religions  (1881),  T.  IV,  p.  253  et  nos  propres  observations  sur 
une  protestation  de  M.  Wogue,  ibid.,  p.  254. 

iv  23 


354  MAURICE    VERNES 

sujets  que  je  traite,  je  n'ai  pas  fait  une  part  assez  large  à  la 
critique  indépendante.  Etant  donnée  l'origine  de  ce  livre,  la 
commune  croyance  du  professeur  et  de  ses  élèves,  il  ne  pouvait 
guère  n'être  pas  orthodoxe.  Mais  la  foi  n'exclut  pas  la  bonne  foi, 
et  je  puis  me  rendre  le  témoignage  d'avoir  partout  réservé  ses 
droits  à  la  vérité,  de  n'avoir  esquivé  aucune  difficulté  sérieuse, 
aucune  objection  fondée,  et  d'avoir  résolument  abandonné  la 
tradition  rabbinique  (qui  sur  bien  des  points,  d'ailleurs,  n'est 
nullement  obligatoire)  toutes  les  fois  qu'elle  m'a  paru  incompa- 
tible avec  les  données  de  la  science  ou  de  l'histoire.  Amiens 
Talmud,  sed  magis  arnica  veritas.  » 

Que  l'orthodoxie  chatouilleuse  de  M.  le  grand-rabbin  Wogtte 
se  rassure!  Et  que  nos  lecteurs  se  rassurent  à  leur  tour!  Pson,  le 
respectable  et  savant  auteur  de  l'Histoire  de  la  Bible  n'a  aban- 
donné ni  le  Talmud  pour  la  vérité,  ni  la  vérité  pour  le  Talmud;  il 
n'a  même  jamais  couru  sérieusement  les  dangers  redoutables 
d'option  qu'il  se  suppose  à  lui-même  après  coup.  Il  n'a  pas  eu  à 
se  prononcer  entre  le  Talmud  et  la  vérité  parce  que  ces  deux 
choses  ne  .sont  jamais  parvenues  à  se  distinguer  dans  son  esprit, 
parce  que  les  deux  termes  de  tradition  et  de  science  sont  restés 
synonymes  à  ses  yeux  au  cours  d'une  longue  carrière.  Et  celte 
incorruptibilité,  qu'on  ne  saurait  prendre  en  défaut,  est  encore 
une  fois  la  raison  d'être  de  son  œuvre,  constitue  le  motif  pour 
lequel  nous  applaudissons  à  sapublication.  L'opinion  de  M.  Wogue, 
critique  indépendant,  se  discuterait  comme  celle  du  premier 
exégète  venu  de  France,  d'Allemagne,  d'Angleterre  et  de  Hol- 
lande. La  déposition  de  M.  Wogue,  héritier  de  l'exégèse  juive 
appliquée  à  la  Bible  juive,  nous  la  recueillons  comme  un  docu- 
ment historique  de  premier  ordre.  Les  Juifs  ont  fait  ce  livre 
admirable  que  l'Eglise  chrétienne  a  cru  devoir  conserver  dans  sa 
collection  sacrée;  quel  intérêt  n'y  a-t-il  pas  à  savoir  comment, 
interprètes  nés  ainsi  qu'héritiers  légitimes,  ils  l'ont,  au  cours  de 
vingt  siècles,  compris  et  présenté! 

L'Histoire  de  la  Bible  se  compose  de  trois  parties:  histoire 
générale  de  la  Bible,  introduction  à  l'histoire  de  l'exégèse,  histoire 
de  l'exégèse.  L1 Histoire  générale  de  la  Bible  traite  de  ses  divisions, 


BULLETIN    DE    LA    RELIGION    JUIVE  355 

de  son  contenu,  de  sa  langue,  de  sa  constitution  définitive,  c'est- 
à-dire  de  la  fixation  de  son  canon,  de  ses  manuscrits  et  éditions. 
Dès  les  premières  pages  je  relève  une  curieuse  remarque.  La 
division  de  la  Bible  en  Loi,  Prophètes,  Hagiographcs  est  fonda- 
mentale comme  on  sait  ;  mais  l'ordre  des  trois  parties  n'est  point 
invariable.  Dans  un  des  plus  anciens  monuments  de  la  synagogue, 
le  Mousàph  de  Rôch  ha-chànah,  les  hagiographes  sont  mis  au 
second  rang  et  les  prophètes  au  troisième.  M.  Wogue  incline 
même  à  croire  que  c'est  là  l'ordre  primitif.  La  question  est  loin 
d'être  dépourvue  d'intérêt  dans  l'état  actuel  des  études  bibliques. 
La  tradition,  on  le  sait,  fait  une  très  grande  différence  entre  le 
degré  d'autorité  qu'elle  reconnaît  à  cesdiverses  parties,  réservant 
au  Pentateuque  le  bénéfice  d'une  inspiration  divine  directe. 
Quant  au  critérium  de  la  canonicité  d'un  écrit  biblique,  le  voici  : 
«Un  livre  canonique  est  un  livre  inspiré  h  un  degré  quelconque  et 
dont  la  forme  est  authentique.  » 

«  Voyons  maintenant,  avec  notre  auteur  et  selon  ses  propres 
termes,  quand  et  par  qui  a  été  écrit  chacun  de  ces  livres,  quand 
et  comment  s'est  formé  le  recueil  biblique  dans  son  ensemble.  » 
Sur  le  premier  point,  le  traité  Babhâ-bathrâ  du  Talmud  nous  offre 
un  document  «  unique  mais  capital,  »  d'après  les  indications 
duquel  on  obtient  le  tableau  suivant: 


Livres. 

Auteurs. 

Transcripteurs. 

Pentateuque. 

Dieu. 

Moïse  1 . 

Josué. 

Josué  2. 

Juges. 

Samuel. 

Samuel. 

Samuel,  Cad, 

Nathan. 

Rois. 

Jérémie. 

Isaïe. 

Isaïe. 

Ezéchias  et  son  académie. 

Jérémie. 

Jérémie. 

Ezécbiel. 

Ezéchiel. 

La  grande  synagogue. 

Petits  prophètes. 

Chacun  d'eux 

Idem. 

Psaumes. 

Divers  3. 

David. 

Proverbes. 

Salomon. 

Ezéchias  et  son  académie. 

Job. 

Moïse. 

Cantique. 

Salomon. 

Idem . 

•)  Réserve  faite  des  huit  derniers  versets. 

2)  Sauf  les  cinq  derniers  versets. 

3)  Savoir  :   Adam,   Melchisédech,    Abraham,  Moïse,    Héman,    Yedouthoun, 
Asapb,  les  trois  fils  de  Coré  et  David  pour  la  majeure  partie. 


356 

MAURICE    VERNES 

Livres. 

Auteurs. 

Transcripteurs. 

Ruth. 

Samuel. 

Lamentations. 

Jérémie. 

Ecclésiaste. 

Salomon. 

Ezéchias  et  son  académie 

Esther. 

La  grande  synagogue. 

Daniel. 

Daniel. 

La  grande  synagogue. 

Ezra. 

Ezra. 

Néhémie. 

Néhémie. 

Chroniques. 

Ezra. 

C'est  ce  tableau  que  M.  Wogue  va  commenter  brièvement. 
Sur  lePentateuqueil  conserve  l'opinion  de  la  tradition  sauf  pour 
les  derniers  versets;  plus  royaliste  que  le  roi,  il  admet  pour  ceux -là 
aussi  la  transcriptio?i  àeNoïsc  <\h"n  de  ne  pas  attribuer  cette  œuvre 
fondamentale  «  à  deux  mains  différentes.  »  Il  peut  d'ailleurs 
invoquer  à  cet  égard  une  autre  tradition  antique,  qui  lui  semble 
préférable.  Nous  remarquons  cette  assertion,  à  laquelle  se  range 
l'auteur,  que,  «  en  résumé,  d'après  le  Talmud,  toutes  les  pro- 
phéties d'Isaïe  lui  appartiennent  :  la  collection  n'est  pas  de  lui, 
mais  elle  est  encore  antérieure  à  l'exil.  »  Passant  par- dessus  les 
points  où  M.  Wogue  ne  fait  que  des  réserves  de  forme  sur  les 
attributions  recommandées  par  le  tableau  ci-dessus,  nous  signa- 
lerons des  réserves  plus  sérieuses  sur  les  Psaumes.  «  Il  y  a,  dit 
le  savant  écrivain,  un  certain  nombre  de  psaumes  qui  trahissent 
visiblement,  en  tout  ou  en  partie,  l'époque  de  Salomon  ou  celle 
des  derniers  rois  de  Juda,  ou  celle  de  l'exil,  ou  même  l'époque 
du  retour.  »  Pour  Job,  l'origine  mosaïque  rencontre  aussi  des 
hésitations  que  confirment  d'autres  textes  traditionnels.  Je  relève 
dans  les  quelques  pages  consacrées  au  Cantique  des  cantiques 
les  lignes  suivantes  qui  sont  curieuses,  mais  qui  sont  surtout 
instructives  pour  le  point  de  vue  général  de  l'ouvrage  :  «  Pour 
nous  Israélites  rabbanites,  nous  ne  pouvons  nous  écarter  de  la 
tradition  générale  de  la  Synagogue,  qui  a  consacré  ce  livre  non 
seulement  comme  canonique,  mais  comme  le  premier  des 
hagiographes...  C'est  bien  le  roi  Salomon  que  nous  avons, 
jusqu'à  preuve  contraire,  à  considérer  comme  le  légitime  auteur 
du  célèbre  Cantique.  »  Ainsi  même  pour  les  hagiographes,  c'est- 
à-dire   pour    des    écrits  réputés   d'une  inspiration   secondaire, 


BULLETIN    DE   LA    RELIGION   JUIVE  337 

M.  Woguc  ne  se  résout  pas  ù  franchir  les  limites  que  lui  prescrit 
la  tradition  et  écarte  résolument  tout  soupçon  de  pseudonymie. 
Son  embarras  ne  devient  un  peu  grand  qu'en  présence  de 
l'Ecclésiaste  où  «  la  critique  est  presque  unanime  à  reconnaître 
le  produit  d'une  époque  très  postérieure  à  celle  de  Salomon.  » 
M.  Woguc  tient  donc  pour  un  système  mixte,  d'après  lequel  le 
fond  serait  de  Salomon,  «  mais  les  développements  et  peut-être 
une  grande  partie  de  la  rédaction  »  d'une  autre  époque.  Le  savant 
rabbin  ne  dissimule  pas  davantage  les  attaques  soulevées  contre 
l'authenticité  du  livre  de  Daniel.  Ce  qu'il  y  a,  d'après  lui,  de  plus 
grave  peut-être  au  point  de  vue  de  la  tradition,  c'est  que  ce  curieux 
document  «  parait  avoir  figuré  primitivement  dans  la  série  des 
prophètes.  »  Pourquoi  l'en  aurait-on  retiré  pour  le  reléguer  dans  la 
classe  inférieure  des  hagiographies?  M.  Wogue  ne  s'en  explique  pas 
clairement,  se  bornant  à  proclamer  bien  haut,  —  ce  qui  est  pour 
lui  l'essentiel  —  «  que  le  livre  de  Daniel  a  constamment  joui 
dans  la  Synagogue  d'une  grande  autorité.  »  Il  finit  pourtant  par 
avouer  «  certaines  difficultés,  »  qui  peuvent  avoir  déterminé  les 
talmudistes  «  d'une  part  à  rejeter  le  livre  parmi  les  hagiographies 
comme  étant  au  moins  en  partie  et  dans  son  état  actuel,  d'une 
composition  postérieure  à  Daniel;  d'autre  part,  à  nommer 
comme  auteurs  ou  éditeurs  les  membres  de  la  Synagoga  magna, 
dénomination  fort  élastique,  comme  on  sait,  et  «s'étendant  jusqu'à 
Siméon  le  Juste,  contemporain  d'Alexandre  ou  de  peu  posté- 
rieur. »  —  «  On  peut  admettre  ici  concurremment  deux  hypo- 
thèses, conclut  notre  auteur...:  la  première,  c'est  que  l'œuvre  de 
Daniel,  primitivement  fragmentaire  et  composée  de  plusieurs 
documents  écrits  par  ce  prophète  à  diverses  époques,  a  été 
compilée,  complétée  et  réunie  en  un  tout  par  plusieurs  membres 
delà  grande  assemblée...;  la  seconde,  c'est  que  ce  travail  eut 
lieu  vers  la  fin  de  la  période  d'activité  de  cette  assemblée,  c'est- 
à-dire  du  temps  même  des  conquêtes  d'Alexandre  ou  quelques 
années  plus  tard,  mais  non  toutefois  dans  la  période  macca- 
béenne.  » 

En  résumé,  «  pour  la  plus  grande  partie  des  livres,   nous 
adoptons  le  dire  du  Talmud,  ici  comme  exact  et  inattaquable  en 


358  MAURICE    VERNES 

lui-même,  là  au  moins  comme  admissible  jusqu'à  preuve  con- 
traire... Notre  principale  divergence,  en  définitive,  porte  donc 
sur  le  Psautier,  en  ce  sens  qu'un  petit  nombre  de  psaumes, 
an  té-mosaïques  selon  le  Talmud,  ne  nous  apparaissent  pas 
comme  tels  et  que  plusieurs  autres  nous  semblent  manifestement 
postérieurs  à  David,  bien  que  beraïtha  (le  tableau  ci-dessus)  et 
Ghemara  paraissent,  d'un  commun  accord,  regarder  ce  roi 
comme  l'éditeur  définitif.  »  Voilà  toute  la  divergence;  on 
accordera  qu'elle  est  insignifiante,  malgré  la  gravité  avec  laquelle 
Fauteur  en  fait  l'aveu.  Un  croyant  moins  convaincu  aurait  triom- 
phé de  cet  accord  manifeste,  qui  ne  fait  défaut  que  sur  un  point 
secondaire:  M.  Wogue  le  constate  sans  étonnement,  comme  une 
chose  naturelle  et  dont  le  contraire  seul  serait  incompréhensible. 

Le  peu  que  nous  avons  pu  dire,  d'après  M. Wogue,  de  l'origine 
des  livres  bibliques  pris  séparément,  ne  rend  pas  —  nous  lo 
regrettons,  mais  nous  ne  saurions  faire  autrement  —  l'impres- 
sion très  particulière  qui  se  dégage  de  la  lecture  de  ces  quatre- 
vingts  pages.  C'est,  avec  la  langue  et  la  clarté  de  notre  temps, 
un  esprit  d'un  autre  âge  ;  à  suivre  cette  discussion  où  les  preuves 
«  externes  »  jouent  un  rôle  prépondérant,  on  se  sent  replongé 
dans  la  scolastique;  on  croit  lire  un  manuel  composé  dans  le 
style  du  xixc  siècle  par  un  homme  du  xme  ou  du  xive.  Parla 
on  sent  le  renouvellement  de  la  science  historique,  dont  l'étude 
de  la  Bible  a  participé  à  son  heure  ;  on  voit  quel  abîme  nous 
sépare  d'hommes  que  le  hasard  a  confinés  dans  l'étroite  enceinte 
du  passé,  et,  avant  que  disparaissent  ces  derniers  survivants 
d'un  âge  évanoui,  on  leur  sait  gré  de  consigner  à  notre  profit  la 
tradition  dont  ils  sont  les  dépositaires  comme  les  suprêmes  repré- 
sentants. 

Le  reste  du  volume  offrira  un  intérêt,  peut-être  moins  vif  pour 
le  point  de  vue  que  nous  avons  adopté,  mais  aussi  réel.  Dans 
Y  introduction  à  V  histoire  de  l'exégèse ,  M.  Wogue  traite  des 
anciennes  versions.  Mais  la  troisième  partie,  l'histoire  de  V exégèse 
(juive)  sera  consultée  avec  un  profit  tout  particulier  par  les  non 
Israélites  qui  ont  grand  besoin  de  combler  à  cet  égard  une  grave 
lacune.  L'histoire  de  l'exégèse  israélite  forme  à  elle  seule  la 


BULLETIN    DE   LA    RELIGION   JUIVE  359 

moitié  du  volume;  elle  sera  accueillie  par  les  amis  de  la  science 
biblique  avec  un  empressement  tout  particulier.  — Nous  n'en 
dirons  pas  autant  du  très  insuffisant  appendice  intitulé  :  Les 
hébraïsants  chrétiens. 

Si  le  judaïsme  traditionnel  revit  dans  la  remarquable  compi- 
lation do  M.  Wogue,  M.  J.  Darmcsteter,  dans  une  vigoureuse  bro- 
chure apologétique,  se  propose  de  tracer,  à  la  lumière  du  passé, 
sa  voie  au  judaïsme  moderne,  émancipé  par  la  révolution  fran- 
çaise *.  Il  n'est  pas  de  question  plus  haute  et  qui  mérite  davan- 
tage l'attention  de  l'historien  des  religions. 

Aux  yeux  de  la  tradition  chrétienne,  le  judaïsme  en  produisant 
Jésus  de  Nazareth,  Fils  de  Dieu  et  Sauveur  de  l'humanité 
déchue,  a  perdu  sa  raison  d'être;  sa  partie  ancienne,  c'est-à-dire 
son  histoire  jusqu'auxoriginesdu  christianisme,  est  une  prépara- 
tion; à  partir  de  lafondationdel'Eglise,  c'est  —  qu'on  nous  passe 
l'expression  —  une  queue.  C'est  là  une  idée  qui  révolte  profon- 
dément le  sentiment  filial  et  familial  des  Juifs,  quelle  que  soit  la 
forme  sous  laquelle  elle  soit  exprimée,  fût-ce  avec  l'élévation 
de  langage  et  de  pensée  d'un  des  esprits  les  plus  libres  de  ce 
temps.  A  propos  du  Coup  d1  œil  de  M.  Darmcsteter,  M.  Scherer 
écrivait,  en  effet,  il  y  a  quelques  semaines,  les  lignes  suivantes 
qui  m'ont  frappé2:  «  L'effort  de  M.  Darmesteter  va  à  main- 
tenir à  la  religion  d'Israël  le  privilège  de  certaines  vérités,  la 
propriété  de  certains  principes,  dont  elle  resterait  le  représentant 
dans  le  monde.  A  la  manière  dont  je  me  représente  les  choses,  le 
judaïsme  aurait,  au  contraire,  passé  tout  entier  dans  les  religions 
qui  s'en  sont  détachées;  il  aurait  épuisé  sa  sève  et,  avec  sa  sève, 
sa  raison  d'être  dans  les  deux  grands  rameaux  qu'il  a  poussés 
au  dehors.  Le  christianisme  et  le  mahométisme  ne  sont  autre 
chose  que  des  hérésies  juives,  cela  est  parfaitement  vrai,  mais 
l'hérésie  à  ce  degré  de  puissance,  mérite  le  nom  d'évolution,  de 
transformation,   et  si   quelque  chose  est  certain,  c'est  que  la 

*)  Coup  d'oeil  sur  l'histoire  du  peuple  juif.  Broch.  in-8,  de  21  p.  Paris, 
Librairie  nouvelle,  1881.  Cf.  l'appréciation  de  notre  collaborateur  M.  Oortdans 
le  Bulletin  du  judaïsme  post-biblique  (1881),  T.  IV,  p.  184  et  suiv. 

2)  Journal  le  Temps,  du  17  août  1881, 


360  MAURICE    VERNES 

grande,  la  mémorable  action  du  judaïsme  dans  l'histoire  des 
peuples  s'exerce  à  peu  près  exclusivement,  depuis  dix-huit 
siècles,  sous  le  nom  et  dans  les  formes  du  christianisme.  »  — 
«  Je  ne  sais  voir  dans  la  Bible,  dit  encore  M.  Scherer,  que  le  fait 
capital  d'une  morale  religieuse  et  d'une  religion  morale,  que 
cette  admirable  parole  évangélique  qui,  toute  nouvelle  qu'elle 
paraisse,  n'en  est  pas  moins  un  écho,  un  prolongement  de  la 
parole  prophétique.  L'Evangile  est  déjàdans  Isaïeetdans  Jérémie. 
Jésus,  à  le  bien  prendre,  n'a  été  que  le  dernier  des  prophètes,  le 
plus  grand,  le  plus  tendre,  le  plus  original,  le  plus  populaire, 
mais  absolument  de  la  même  inspiration.  Que  si  son  enseigne- 
ment est  devenu  la  religion  que  nous  voyons,  il  ne  faut  pas  s'en 
scandaliser  outre  mesure;  le  mythe  et  le  rite  sont  l'alliage  à  la 
fois  déshonorant  et  indispensable  sans  lequel  le  métal  serait  trop 
pur  pour  servir  aux  usages  des  hommes.  Quoiqu'il  en  soit,  le 
christianisme,  je  le  répète,  est  essentiellement  du  judaïsme,  et 
cette  gloire  doit  suffire  à  celui-ci.  C'est  sous  cette  forme,  dans 
tous  les  cas,  c'est  en  vertu  de  l'accent  particulier  qu'elle  a  trouvé 
sur  les  lèvres  de  Jésus,  que  la  pensée  juive  est  destinée  à  conser- 
ver sa  place  dans  la  conscience  de  l'humanité.  Le  judaïsme  est 
immortel  parce  qu'il  a  produit  l'Évangile  et  parce  que  l'Evangile 
a  été  pour  l'âme  humaine  une  source  d'expériences  spirituelles 
dont  les  effets  ne  s'évanouiront  jamais  entièrement.  » 

C'est  là,  non  plus  clans  les  termes  de  sacristie  que  nous  rappe- 
lions tout  à  l'heure,  mais  dans  la  langue  vibrante  et  précise  de 
la  philosophie  moderne,  la  même  fin  de  non  recevoir.  La  raison 
d'être  du  judaïsme  ancien,  c'est  le  christianisme  auquel  il  aboutit 
naturellement.:  sitôt  le  christianisme  paru,  le  judaïsme  propre- 
ment dit  n'a  plus  de  raison  d'être. 

M.  James  Darmesteter  savait  trop  bien  et  l'étendue  et  la  pro- 
fondeur du  préjugé  auquel  il  s'attaquait,  pour  ne  pas  procéder 
avec  une  extrême  prudence.  Il  sent  que  sa  thèse  sera  gagnée 
devant  le  tribunal  de  l'opinion  s'il  fait  voir  que  l'histoire  du  peu- 
ple juif  présente  une  unité,  une  cohérence,  une  continuité  sans 
mélange,  sans  fissure,  sans  lacune.  Il  s'applique  aussi  à  ne  né- 
gliger aucun  des  traits  qui  la  rehaussent.  «  Dans  ce  renouvelle- 


BULLETIN    DE    T.A    RELIGION    JUIVE  361 

ment,  dit-il  avec  la  gravité  et  la  force  d'un  Cmizot,  dans  ce 
renouvellement  de  la  science  historique  qui  sera  une  des  gloires 
sûres  de  noire  siècle,  l'histoire  du  peuple  juif  occupera  de  jour 
en  jour  une  place  plus  large,  à  mesure  que  les  découvertes  par- 
tielles, en  se  coordonnant,  laisseront  mieux  paraître  dans  ses 
grandes  lignes  le  développement  de  l'humanité  aryo-sémitique. 
Ce  qui,  en  effet,  au  regard  de  l'historien,  fait  l'intérêt  propre  de 
la  nation  juive,  c'est  que,  seule  entre  toutes,  il  la  retrouve  à 
toutes  les  heures  de  l'histoire,  et  qu'en  suivant  le  cours  de  ses 
destinées,  il  se  voit  transporté  tour  à  tour  au  milieu  de  presque 
toutes  les  grandes  civilisations  et  de  presque  toutes  les  grandes 
idées  religieuses  qui  ont  marqué  jusqu'ici  dans  le  monde  civilisé 
dès  l'aube  de  l'histoire.  Il  voit  tour  à  tour  défiler  sur  le  chemin 
d'Israël  les  tribus  nomades  et  polythéistes  des  Sémites  primitifs, 
l'Egypte  et  son  sacerdoce,  la  Syrie  et  ses  dieux,  Niniye  et  Baby- 
lone,  Cyrus  et  les  Mages,  la  Grèce  et  Alexandre,  Alexandrie  et 
ses  écoles,  Rome  et  ses  légions,  Jésus  et  l'Evangile;  puis,  quand 
l'unité  nationale  se  brise  et  que  la  dispersion  jette  les  Juifs  aux 
quatre  vents  du  monde,  l'historien  qui  les  suit  en  Arabie,  en 
Egypte,  en  Afrique  et  dans  tous  les  pays  de  l'Europe  occidentale, 
voit  encore  passer  sous  ses  yeux  Mahomet  et  l'Islam,  l'Aristote 
des  Scolastiques  et  leur  philosophie,  toute  la  science  du  moyen 
âge  et  tout  son  commerce,  les  Humanistes  et  la  Renaissance,  la 
Réforme  et  la  Révolution.  » 

Les  conditions  d'une  étude  d'ensemble  de  l'histoire  du  peuple 
juif,  —  tâche  superbe  mais  effrayante,  —  ne  se  rencontrent  que 
d'hier,  grâce  à  un  double  et  simultané  progrès.  D'une  part,  la  liberté 
de  penser  entrée  dans  les  mœurs,  de  l'autre,  «  une  succession 
de  découvertes  inouïes  et  inattendues  »  rendent  possible  qu'on 
«  lente  »  ou  qu'on  «  entrevoie  »  cette  «  grande  histoire.  »  Je  m'ac- 
corde pleinement  avec  M.  Darmesteter. 

Nous  avons  été  tout  particulièrement  curieux  de  voir  si  l'expo- 
sition que  fait  le  jeune  et  intrépide  auteur,  de  l'histoire  et  de  la 
religion  juive  anciennes  répondait  à  l'état  actuel  de  la  science. 
Le  cadre  premier,  nous  le  reconnaissons  avec  plaisir,  est  tracé 
d'une  main  ferme  et  sûre  :  «  A  l'origine  une  tribu  nomade,  de  race 


362  MAURICE    VERNES 

sémitique  ;  —  après  de  longues  migrations  à  travers  les  plaines 
delà  Mésopotamie,  de  la  Syrie  et  de  l'Egypte,  cette  tribu  établit 
sa  demeure  au  milieu  des  peuples  de  Canaan,  dans  le  voisinage 
des  Phéniciens.  L'histoire  matérielle  des  Hébreux  durant  cette 
période  est  obscure;  leur  histoire  religieuse  plus  encore,...  il  n'est 
point  resté  de  trace  distincte  de  l'itinéraire  de  leur  pensée.  La 
seule  chose  certaine  et  reconnue,  c'est  qu'ils  sont  primitivement 
idolâtres  et  polythéistes;  ils  le  sont  comme  tous  les  peuples  de 
la  race  dont  ils  sortent,  sans  qu'il  soit  possible  cependant  de  dé- 
terminer les  traits  propres  de  leur  mythologie...  » 

A  peine  établis  en  Palestine  et  constitués  en  nation  ,  les 
Israélites,  selon  l'ingénieuse  expression  de  M.  Darmesteter, 
«  s'assurent  un  dieu  national,  font  contrat  avec  lui,  l'opposent 
aux  dieux  nationaux  des  peuples  voisins.  Ce  dieu  national,  cet 
Elohim  ne  diffère  pas  encore  essentiellement  de  ses  voisins,  ni 
par  les  attributs  qu'on  lui  prête,  ni  par  le  culte  qu'on  lui  rend  : 
il  n'est  pas  encore  la  négation  des  autres  dieux,  ce  n'est  pas 
encore  le  dieu  du  monde,  c'est  le  dieu  d'Israël.  »  Sur  ce  point  en- 
core, M.  Darmesteter,  servi  par  sa  vaste  et  sûre  information,  amar- 
qué  de  traits  aussi  vifs  que  précis  l'état  des  choses  tel  qu'il  résulte 
des  récents  travaux  de  la  critique.  Dans  ce  qui  suit,  nous  ne  se- 
rons pas  aussi  complètement  d'accord  avec  lui. 

D'après  le  brillant  apôtre  du  judaïsme,  «  toute  l'histoire  de  la 
royauté  n'est  qu'une  lutte  continue,  souvent  sanglante,  entre  le 
dieu  national  et  les  dieux  étrangers...  Cette  lutte,  à  laquelle  se 
rattachent  les  grands  noms  de  l'ancien  prophétisme,  se  termine 
par  la  victoire  du  dieu  hébreu,  vers  la  chute  de  la  royauté.  »  Ces 
assertions  sont  très  contestables  et  ne  me  semblent  devoir  être 
admises  qu'avec  réserve;  si  les  «grands  noms  de  l'ancien  prophé- 
tisme »  désignent,  ce  que  je  crois,  Elie  et  Elisée,  il  en  faudra  ra- 
battre, la  légende  de  ces  deux  personnages  ne  laissant  pas  même 
à  l'examen  un  résidu  historique  certain.  «  Au  même  instant 
(où  triomphe  le  dieu  national),  continue  M.  Darmesteter,...  ce  dieu 
lui-même  subit  une  altération  profonde.  Ce  n'est  plus  un  dieu 
national  à  la  façon  des  autres...  Le  dieu  d'Israël,  grandi  par  la 
défaite  de  son  peuple,  en  devient  le  dieu  universel,  le  dieu  uni- 


BULLETIN    DE    LA    RELIGION    JUIVE  303 

que,  le  dieu  d'Isaïe  et  des  prophètes,  le  dieu  du  décalogue,  Jého- 
vah,  celui  qui  est.  C'est  toujours  bien  le  dieu  d'Israël,  puisqu'il 
s'est  révélé  à  Israël  seul,  qu'Israël  seul  a  su  le  deviner;  mais 
c'est  le  dieu  sans  second;  ce  n'est  plus  le  dieu  jaloux  du  premier 
mosaïsmeetdes  Elohistes,  qui  a  faim  de  victimes  et  d'offrandes...  » 
Ces  lignes  sont  si  éloquentes  dans  leur  laconisme  presque  lapi- 
daire qu'on  préférerait  se  laisser  entraîner  à  leur  rythme  impérieux 
plutôt  que  d'y  relever  des  côtés  faibles.  Il  y  a  d'abord,  sinon  une 
contradiction  positive,  au  moins  un  certain  vague  dans  la  manière 
dont  l'écrivain  rattache  le  progrès  dans  la  conception  divine  aux 
catastrophes  finales  du  royaume  juif,  puisque  l'idée  «messianique  » 
y  est  sensiblement  antérieure,  de  son  propre  aveu.  Ce  qui  est  tout 
à  fait  inadmissible,  c'est  l'emploi  du  terme  élohisme  pour  dési- 
gner la  manière  de  voir  ancienne,  le  dieu  particulier ,  et  de  celui 
de  jéhovisme  pour  exprimer  l'idée  plus  récente  du  dieu  universel. 
Tous  les  derniers  historiens  de  la  religion  israélite  ont  rejeté  cette 
vue,  proposée  il  y  a  une  quarantaine  d'années,  sinon  plus,  et 
dont  une  étude  plus  approfondie  a  démontré  l'inexactitude.  L'in- 
formation de  M.  Darmesteter  a  été  ici  moins  rigoureuse  qu'à  son 
ordinaire.  Si  le  dieu  national  a  un  nom  qui  lui  appartienne  en 
propre,  c'est  celuide  Yahvéh  (Jéhovah);  cela  a  été  mis  au-dessus 
de  toute  discussion.  Quant  à  la  désignation  à'Elohim,  elle  appar- 
tient sans  doute  à  des  textes  anciens,  mais  elle  est  également  pré- 
féréepardes  auteurs  post-exiliens  comme  exprimant  mieux  l'idée 
du  divin,  delà  divinité.  Le  seul  argument  que  le  savant  écrivain 
pourrait  invoquer  en  faveur  de  l'identification  qu'il  admet  entre 
le  jéhovisme  et  l'idée  du  dieu  universel,  serait  l'étymologïe  pré- 
tendue de  Yahvéh  (Jéhovah),  «  celui  qui  est.  «Mais  cette  étymologie 
ne  supporte  pas  l'examen,  nous  le  ferons  voir  tout  à  l'heure,  et 
d'ailleurs  ne  saurait  prévaloir  contre  l'emploi  de  cette  désigna- 
tion dès  les  époques  reculées.  Je  regrette  vivement  ce  défaut 
d'une  enquête  assez  récente,  qui  jette  une  obscurité  fâcheuse  sur 
une  phase  capitale  de  l'ancienne  religion  israélite. 

Sous  l'influence  des  mêmes  théories,  aujourd'hui  abandonnées 
sans  esprit  de  retour,  M.  Darmesteter  nous  représente  à  tort  le 
sacerdotalisme  et  le  ritualisme  qui  signalèrent  la  restauration 


364  MAURICE   TERNES 

comme  représentant  «  l'ancien  élément  national,  »  comme  «  un 
legs  bizarre  de  la  vieille  idolâtrie  sémitique.  »  C'est  là  une  vue 
absolument  erronée.  J'aurais  voulu  voir  aussi  dégager  avec  plus 
de  netteté  l'idée  juive  post-exilienne  et  montrer  quel  fut  le  ressort 
de  cette  propagande  juive  qui  fraya  les  voies  au  christianisme. 

Rien  de  plus  fin  et  de  plus  pénétrant  que  la  manière  dont  est 
présentée  la  naissance  du  christianisme:  «  Parmi  les  messies  d'un 
jour,  qui  passent  et  disparaissent  sans  lendemain  sur  la  scène 
prophétique,  il  s'en  trouva  un  qui  laissa  une  impression  si  pro- 
fonde sur  quelques-uns  des  Juifs  qui  l'avaient  connu  de  près, 
que  ceux-là,  au  lieu  de  continuer  à  dire  comme  leurs  frères  : 
«  Le  Messie  va  venir,  »  se  prirent  à  dire  :  «  Le  Messie  est  venu,  » 
et  quand  il  fut  mort  :  «  Le  Messie  est  venu;  on  l'a  tué,  il  va 
revenir  juger  les  morts  et  les  vivants.  »  Cette  croyance  et  cette 
attente  eurent  peu  de  prise  sur  la  masse  des  Juifs,  tout  au  rêve 
de  la  patrie  terrestre,  et  qui  savaient  trop  nettement  ce  qu'ils 
désiraient  et  ce  qu'ils  attendaient  pour  prendre  ainsi  le  change  de 
l'espérance  ;  mais  elles  eurent  une  prise  merveilleuse  sur  les 
masses  étrangères,  à  qui  elles  apportaient  une  si  bonne  nouvelle, 
que  le  mal  allait  finir,  qu'un  être  merveilleux  de  justice  et  de 
douceur  allait  faire  régner  la  paix  et  le  bonheur.  » 

Ce  judaïsme  réformé  devint  une  «  religion  mixte,  compromis 
entre  le  passé  et  l'avenir  et  qui  conquit  le  monde,  auquel  elle  fit 
beaucoup  de  bien  et  beaucoup  de  mal  ;  beaucoup  de  bien  parce 
qu'elle  relevait  le  niveau  moral  de  l'humanité,  beaucoup  de  mal 
parce  qu'elle  arrêtait  sa  croissance  intellectuelle,  en  rajeunis- 
sant l'esprit  mythique  et  en  fixant  pour  des  siècles  l'idéal  méta- 
physique de  l'Europe  aux  rêves  de  la  décadence  alexandrine  et 
aux  dernières  combinaisons  de  l'hellénisme  tombé  en  enfance1. 
L'histoire  du  christianisme  appartient  à  l'histoire  juive  jusqu'au 
moment  où  cet  élément  mystique  et  métaphysique  triomphe... 
L'histoire  a  donc  ici  double  tâche  :  étudier  le  judaïsme  dans  le 
peuple  juif  et  en  dehors  de  lui.  » 

J'arrête  ici  mes  citations  et  mon  analyse.  Il  me  suffira  de  dire 

*)  Nous  ne  relèverons  point  ce  qu'il  y  a  de  trop  absolu  dans  ces  assertions. 


BULLETIN    DE    LA    RELIGION    JUIVE  365 

encore  que  M.  Darmeslcter,  après  avoir  retracé  en  quelques  pages 
colorées  et  singulièrement  neuves  —  au  moins  pour  ses  lecteurs 
non  israélites  —  la  vie  si  complexe  de  l'Israël  dispersé  et  persé- 
cuté, arrive  à  l'époque  de  la  Révolution  française  et  y  voit  une 
époque  décisive  dans  l'histoire  du  judaïsme,  parce  que  «  pour  la 
première  fois,  sa  pensée  se  trouve  en  accord  et  non  plus  en  lutte 
avec  la  conscience  de  l'humanité...  Le  judaïsme  est  enfin  arrivé 
en  présence  d'un  état  de  pensée  qu'il  n'a  pas  à  combattre,  parce 
qu'il  *y  reconnaît  ses  instincts  et  ses  traditions.  »  En  effet  le 
judaïsme  tout  entier  se  ramène  à  deux  dogmes  :  «  Unité  divine 
et  messianisme,  c'est-à-dire  unité  de  loi  dans  le  monde  et  triomphe 
terrestre  de  la  justice  dans  l'humanité  l.  » 

M.  Scherer,  dans  l'article  dont  j'ai  parlé  plus  haut,  a  relevé 
avec  beaucoup  de  force  l'exagération  qui  perce  dans  ces  lignes  : 
«  Représentera  christianisme,  écrit-il,  comme  ayant  à  demi  avorté 
et  le  judaïsme  comme  n'ayant,  au  contraire,  rien  d'essentiel  à 
abandonner  pour  continuer  à  jouer  un  rôle  et  à  exercer  une 
action  bienfaisante,  c'est  à  mon  avis  doublement  méconnaître  les 
faits.  L'auteur  oublie  que  ce  dieu  juif  dont  il  vante  l'unité  est  un 
dieu  strictement  national  et  dont  le  culte  ne  devait  se  r.épandre 
que  pour  rassembler  les  croyants  à  Jérusalem.  Il  oublie  que,  si 
le  règne  du  Messie  est  un  règne  de  justice,  c'est  en  même  temps 
un  règne  terrestre  et  visionnaire,  une  conception  apocalyptique. 
Libre  à  l'écrivain  de  spiritualiser  ces  "croyances  pour  en  dégager 
ce  qu'il  croit  en  être  le  contenu  essentiel,  mais  alors  pourquoi 
ne  pas  accorder  le  même  privilège  au  christianisme  et  ne  pas 

l)  J'aurais  voulu  voir  M.  Darmesteter,  dans  l'intérêt  même  de  la  thèse  qu'il 
défend  et  dont  je  souhaite  avec  lui  le  succès,  s'arrêter  ici  et  ne  compromettre 
point  ses  avantages  par  une  déclaration,  qui  a  généralement  semblé  excessive: 
«  Ce  sont  les  deux  dogmes  qui,  à  l'heure  présente,  éclairent  l'humanité  en 
marche,  dans  l'ordre  de  la  science  et  dans  l'ordre  social,  et  qui  s'appellent,  dans 
Ja  langue  moderne,  l'un  unité  des  forces,  l'autre  croyance  an  progrès.  »  Les 
lignes  qui  suivent  étaient  également  à  garder  par  devers  soi  :  «  C'est  pour  cela  que 
le  judaïsme,  seul  de  toutes  les  religions,  n'a  jamais  été  et  ne  peut  jamais  entrer  en 
lutte  ni  avec  la  science  ni  avec  le  progrès  social  et  qu'il  a  vu  et  voit  sans  crainte 
toutes  leurs  conquêtes.  Ce  ne  sont  pas  des  forces  hostiles  qu'il  accepte  ou  subit 
par  tolérance  ou  politique,  pour  sauver  par  un  compromis  les  débris  de  sa 
force  :  ce  sont  de  vieilles  voix  amies  qu'il  reconnaît  et  salue  avec  joie,  car  il  les 
a,  bien  des  siècles  déjà,  entendu  retentir  dans  les  axiomes  de  sa  raison  libre  et 
dans  le  cri  de  son  cœur  souffrant.  »  Ce  judaïsme  là  n'est-ce  pas  plus  encore  le 
judaïsme  de  M.  Darmesteter  que  celui  de  l'histoire? 


366  MAURICE    VERRES 

lui  permettre    de  dégager  aussi   de  sa  métaphysique  et  de   sa 
mythologie  une  idée  plus  haute  et  plus  profonde?  » 

Yoilà  qui  est  à  la  fois  si  vigoureusement  pensé  et  écrit  que 
M.  Darmesteter  aura  dû  sans  doute  s'incliner  devant  cette  recti- 
fication tombée  de  haut.  Pourquoi  donc  mêlait-il  à  l'excellente 
thèse  historique,  dont  il  se  constituait  le  défenseur,  des  considé- 
rations philosophiques  etpolitiques  auxquelles  des  esprits  aiguisés 
devaient  sans  peine  trouver  réponse  ? 

Reprenons-la  donc  cette  thèse.  Au  fond  M.  Darmesteter  ne 
se  propose  nullement,  comme  quelques-uns  de  ses  coreligion- 
naires, de  ramener  le  christianisme  au  judaïsme.  Il  est  d'esprit 
assez  équitable,  de  jugement  assez  désintéressé,  pour  accorder 
à  M.  Scherer  que  «  la  grande,  la  mémorable  action  du  judaïsme 
dans  l'histoire  des  peuples,  s'exerce  à  peu  près  exclusivement, 
depuis  dix-huit  siècles,  sous  le  nom  et  dans  les  formes  du  chris- 
tianisme. »  Il  n'en  est  pas  moins  fondé  à  dire  que  le  judaïsme 
anté-chrétien  constitue  la  religion  à  la  fois  la  plus  élevée  de 
pensée  et  la  plus  sympathique  à  l'action  morale  conçue  comme 
élément  du  bien-être  social,  qu'ait  connue  l'antiquité,  et  que  ces 
caractères  fondamentaux,  conservés  au  travers  des  vicissitudes 
les  plus  inouïes,  justifient  sa  présence  et  sa  persistance  dans  les 
cadres  de  la  société  moderne.  Nous  ne  pensons  pas  autrement. 

Le  premier  qui  ait  osé  dire  ces  vérités  salutaires  dans  notre 
société  affranchie  du  poids  des  religions  d'Etat,  c'a  été  un  des 
plus  grands  hommes  de  bien  de  ce  siècle,  Joseph  Salvador1. 
M.  James  Darmesteter  n'est  que  son  fils  spirituel  et  son  héritier, 
et  il  se  plaît  à  le  proclamer  2.  Quand  J.  Salvador,  jeune  docteur 
en  médecine  de  Montpellier,  résolut  il  y  a  soixante  ans  de  consa- 
crer sa  vie  à  la  réhabilitation  du  judaïsme,  il  lui  fallait,  pour  attein- 
dre ce  but,  une  ténacité,  une  intelligence,  une  vigueur  d'âme  et 
de  pensée  peu  communes.  Qu'étaient-ce  en  effet  que  les  Juifs  pour 

*)  Joseph  Salvador,  sa  vie,  ses  œuvres  et  ses  critiques,  par  le  colonel  Ga- 
briel Salvador,  1  vol.  in-18.  de  539  p.  Paris,  Calmann  Lévy,  1881. 

2)  Voyez  Annuaire  de  la  Société  des  Etudes  juives,  première  année  (1881),  le  tra- 
vail intitulé  Joseph  Salvador,  où  M.  J.  Darmesteter  a  mis  ses  qualités  ordinaires 
de  finesse  et  d'élévation,  en  particulier  les  premières  pages  où  l'écrivain  explique 
comment  il  s'est  rencontré  sans  le  savoir  avec  son  illustre  prédécesseur  et 
le  cas  qu'il  fait  de  cet  accord. 


BULLETIN   DE   LA    RELIGION    JUIVE  367 

ceux  qui  avaient  mission  de  communiquer  aux  hommes  la 
pensée  même  de  la  divinité,  sinon  la  nation  déicide  conservée 
par  la  sévérité  divine  comme  un  exemple  à  la  fois  mémorable  et 
lamentable  de  l'infaillible  accomplissement  des  jugements  cé- 
lestes ?  Par  une  série  d'ouvrages,  tous  inspirés  parla  même  pré- 
occupation, M.  Salvador  montra  ce  qu'avait  été  le  judaïsme 
dans  le  passé  et  quelle  était  sa  place  dans  le  nouvel  ordre  de 
choses  fondé  sur  la  liberté  de  conscience. 

L'œuvre  était  déjà  si  ferme,  si  solide,  d'aspect  si  vigoureux  et 
imposant  bien  des  années  avant  la  mort  de  son  auteur,  qu'un 
écrivain  philosophique  distingué  pouvait  la  résumer  en  des 
termes  auxquels  le  biographe  de  M.  Salvador  donne  sa  com- 
plète approbation.  «  Quel  est  le  but  que  s'est  proposé  l'auteur 
de  Paris,  Rome,  Jérusalem?  écrivait  M.  Franck.  Considérant 
avec  raison  comme  une  force  toujours  vivante,  toujours  active 
ce  qu'il  appelle  la  religion  des  Ecritures,  cette  vieille  foi  du 
Sinaï,  qui,  après  avoir  produit  successivement  la  nation  et 
le  culte  des  Hébreux,  l'Evangile  et  toutes  les  variétés  du  chris- 
tianisme, le  Coran  et  les  sectes  musulmanes,  pénètre  encore 
aujourd'hui  l'esprit,  les  mœurs,  les  institutions  des  peuples  les 
plus  civilisés  de  la  terre,  il  s'en  est  contitué  à  la  fois  l'historien, 
le  juge  et  le  prophète;  il  a  voulu  montrer  ce  qu'elle  a  été  depuis 
son  origine  jusqu'à  notre  siècle,  ce  qu'elle  est  devenue  sous 
l'empire  de  la  société  nouvelle  créée  par  la  Révolution  et  quel 
rôle  lui  est  réservé  dans  l'avenir.  Chacun  des  ouvrages  de 
M.  Salvador  marque  une  des  étapes  qu'il  a  parcourues.  —  Dans 
l'histoire  des  Institutions  de  Moïse,  nous  assistons,  pour  ainsi 
dire,  à  la  naissance  du  peuple  hébreu;  nous  le  voyons  dès  le 
berceau,  marqué  parla  religion  d'une  empreinte  ineffaçable,  rece- 
vant d'elle  ses  mœurs,  ses  lois,  son  gouvernement,  sanationalité, 
tandis  que  la  religion  de  son  côté,  ne  semble  vivre  que  par  lui  et 
dans  lui.  —  Le  livre  qui  a  pour  titre  Jésus-Christ  et  sa  doctrine 
nous  représente  le  vieux  dogme  et  l'antique  législation  consacrée 
par  le  Pentateuque,  luttant  contre  une  religion  nouvelle  qui,  à 
l'abri  même  de  leur  autorité,  en  invoquant  les  noms  de  Moïse 
et  des  prophètes,  travaille  à  les  détrôner  et  h  prendre  leur  place. 


368  MAURICE    VERNES 

—  La  même  foi  politique  et  religieuse,  le  môme  esprit  des  Ecri- 
ture opposant  héroïquement  une  poignée  d'hommes,  les  restes 
sanglants  d'un  petit  peuple  mutilé  et  opprimé,  aux  forces  réunies 
du  paganisme,  c'est-à-dire  à  la  puissance  des  Césars,  tel  est  le 
spectacle  qu'offre  à  nos  yeux  Y  Histoire  de  la  domination  romaine 
en  Judée.  Enfin  Paris,  Rome,  Jérusalem,  c'est  le  dénouementde  ce 
drame  quij  après  trois  mille  ans  de  durée,  n'est  pas  encore  fini; 
c'est  la  conclusion  de  ce  syllogisme  en  action,  c'est  la  liquidation 
du  présent  aussi  bien  que  du  passé,  et  le  programme  de  l'avenir. 

—  L'œuvre  que  M.  Salvador  s'estimposée  se  trouve  donc  accom- 
plie. Son  œuvre  est  là  devant  nous,  tout  entière,  arrivée  à  son 
dernier  terme  de  maturité.  »  Ainsi  l'éminent penseur  avait  donné, 
non  seulement  pour  lui-même,  mais  pour  la  religion  tout  entière 
dont  il  s'était  fait  le  champion,  une  réponse  au  doute  qui  avait 
étreint  sa  jeunesse  :  «  Si  Jérusalem  est  anéantie  de  par  la  vérité 
et  par  le  droit,  pourquoi  ne  nous  ferions-nous  pas  un  devoir  d'en 
convenir  ?  Qui  nous  empêcherait  de  reconnaître  que  la  synagogue 
doit  se  dissoudre  d'elle-même...  ?  Si,  au  contraire,  la  vérité  et  le 
droit  amenaient  à  d'autres  résultats,  alors  comment  concevrions- 
nous  le  devoir  qui  nous  serait  dicté  '  ?  » 

En  écrivant  /.  Salvador,  sa  vie,  ses  œuvres  et  ses  critiques,  l'hé- 
ritier de  ce  grand  nom  a  composé  un  chapitre  des  plus  importants 
de  l'histoire  des  idées  religieuses  au  xixc  siècle,  qu'on  pourrait  in- 
tituler ainsi  :  Comment  une  ancienne  religion,  après  dix-huit 
siècles  d'oppression  et  de  silence,  sait  faire  reconnaître  son  droit 
de  cité  dans  une  société  transformée  par  une  notion  nouvelle 
des  droits  de  l'individu.  M.  Gabriel  Salvador  a  entrepris  et  mené 
à  bout  cette  tâche  de  la  façon  la  plus  intelligente  et  la  plus  ins- 
tructive. On  ne  ferme  pas  son  volume,  si  plein  et  si  riche,  sans 
admirer  l'humanité  dans  un  de  ses  plus  nobles  représentants, 
sans  vénérer  le  judaïsme  comme  un  des  plus  purs  flambeaux  qui 
se  soient  allumés  et  continuent  de  briller  sur  la  terre. 

Nous  ne  dirons  qu'un  mot  de  la  manière  dont  J.  Salvador  a 
conçu  et  exposé  le  judaïsme  ancien,  ce  qu'il  appelle  le  mosaisme 
d'après  une  expression  que  l'état  des  études  critiques  autorisait 

')  J.  Darmesteler,  dans  Annuaire,  etc.,  p.  12. 


BULLETIN    DE    LA    RELIGION    JUIVE  369 

encore  dans  la  première  partie  de  ce  siècle.  Pour  l'éminenL  écrivain, 
les  «  institutions  de  Moïse  »  sont  l'œuvre  d'un  vigoureux  penseur, 
lequel  ajeté,  en  quelque  sorte,  dans  leur  moule  un  peuple  encore 
primitif.  Pour  la  science  historique  contemporaine  les  «  institu- 
tions juives»  sont  le  lent  produit  d'un  développement  iuterne, 
accéléré  ou  contrarié  tantôt  par  les  circonstances  politiques,  tan- 
tôt par  d'éminentes  personnalités  l.  Si  l'unité  de  ces  institutions 
cesse  donc  d'être  pour  nous  celle  qu'impriment  à  son  œuvre  le 
génie  et  le  tour  d'esprit  propres  à  une!sindividualité  déterminée, 
elle  n'en  subsiste  pas  moins  comme  affirmation  de  l'unité  interne 
de  développement  d'un  groupe  social  fortement  constitué.  M.  Sal- 
vador, d'ailleurs,  en  adoptant  l'opinion  traditionnelle,  qui  était 
plus  commode  à  son  objet  et  répondait  davantage  aux  tendances 
de  son  esprit,  n'apportait  en  cette  question  aucun  parti  pris. 
«  Que  le  Pentateuque,  s'exprimait-il,  soit  écrit  par  un  seul  homme 
ou  par  plusieurs,  quelques  siècles  plus  tôt  ou  plus  tard,  le  Penta- 
teuque offre  un  ensemble  imposant  dont  les  moindres  détails  ont 
exercé  dans  la  pratique  une  longue  influence.  Il  est  à  mes  yeux 
Moïse  ou  le  législateur,  comme  l'Iliade  est  Homère,  comme  les 
œuvres  d'Hippocrate  sont  Hippocrate  lui-même,  quoiqu'on  y  si- 
gnale aussi  les  traces  d'une  coopération  successive,  quoiqu'on 
ait  révoqué  en  doute  jusqu'à  l'existence  [de  ces  grands 
hommes  *.  » 

Ce  qui  me  semble  plus  contestable  dans  l'œuvre  de  M.  Salva- 
dor, comme  dans  les  prétentions  de  quelques-uns  de  ses  disciples, 
c'est  son  ambition  de  ramener  le  judaïsme  ancien  à  ce  que  j'ap- 
pellerai une  démocratie  contractuelle,  les  contractants  libres  étant 
d'une  part  la  divinité,  de  l'autre  le  peuple.  Bossuet  avait  déjà  dit: 
«  Dieu  par  le  moyen  de  Moïse  assemble  son  peuple,  leur  fait  à 
tous  proposer  la  loi.  Tout  le  peuple  consent  expressément  au 
traité.  »  Salvador  force  la  note  sans  ménagement.  Pour  lui,  la  loi 
de  Moïse  n'est  pas  autre  chose  que  «  la  raison  humaine,  formu- 
lée par  Dieu,  reconnue  et  consentie  par  l'homme...  La  loi  est  un 

*)  Voyez  notre  bref  exposé  intitulé  Mosaïque  {Loi)  dans  ['Encyclopédie  des 
sciences  religieuses,  Tome  IX. 

2)  Aussi  M.  Salvador  intitule-t-il  Son  grand  ouvrage  :  Histoire  des  institu- 
tions de  Moïse  et  du  peuple  hébreu. 

1V  24 


370  MAURICE    VERNES 

pacte  entre  Jéhovah  ^et  le  peupJe  à  qui  il  l'offre  :  elle  n'est  pas 
imposée,  elle  est  offerte  et  acceptée.  —  Moïse  ayant  exposé  aux 
Hébreux  toutes  les  paroles  de  Jéhovah,  ils  répondent  d'une  voix 
unanime  :  Nouslesacceptons!....  Pourtant,  si  le  culte  de  Jéhovah 
ne  paraissait  pas  bon  à  vos  yeux,  l'option  vous  est  laissée,  choi- 
sissez aujourd'hui  ce  que  vous  trouverez  convenable,  ce  qui  vous 
plaît...  Jéhovah  est  le  législateur,  mais  le  législateur  con- 
senti '.  » 

Eh  bien!  non,  cette  théocratie  démocratique  n'est  qu'une  fan- 
tasmagorie ;  elle  n'a  jamais  existé  chez  les  anciens  Israélistes,  il 
faut  le  dire  bien  haut.  Il  y  a  dans  leurs  institutions  des  choses 
admirables,  un  sentiment  très  vif  de  l'égalité  et  de  la  charité, 
par  dessus  tout  une  affirmation  sublime  delà  solidarité  sociale; 
mais  il  n'y  a  jamais  eu  pour  eux  faculté  d'option  parce  qu'il  n'y 
avait  pas  liberté  de  conscience.  L'idée  d'un  contrat  conclu  entre 
la  divinité  et  son  peuple  préféré,  par  lequel  la  première  s'engage 
à  protéger  celui-ci,  et  le  second  à  remplir  les  obligations  morales 
réclamées  par  la  voix  céleste,  apparaît  sans  doute  en  maint 
endroit  avec  beaucoup  de  force  et  d'élévation,  mais  la  législation 
d'un  bout  à  l'autre  proclame  que  celui  qui  aurait  indiqué  sa  pré- 
férence pour  une  autre  organisation  aurait  été  mis  hors  la  loi 
sans  autre  forme  de  procès.  Les  préoccupations  philosophique 
et  politique  du  commencement /lu  siècle  expliquent  et  excusent 
seules  des  exagérations  qui,  si  elles  étaient  prises  au  pied  de  la 
lettre,  bouleverseraienttout  ce  que  nous  savons  d'un  peu  sur  tou- 
chantle  développement  des  peuples  de  l'antiquité,  où  la  religion  et 
la  nationalité  étaient  inséparables.  Ce  qui  caractérise  précisément 
encore  le  judaïsme  de  nos  jours  et  lui  assigne  un  caractère  à 
part,  c'est  cette  alliance  demeurée  indissoluble  entre  la  race  et  la 
religion.  Qu'on  n'aille  donc  pas  nous  parler  de  liberté  de  cons- 
cience !  Qu'on  ne  nous  représente  pas  Yahvéh  (Jéhovah)  disant 
aux  Israélites,  comme  Léopold  de  Belgique  à  l'émeute  :  «  Si  vous 
en  avez  assez  de  moi,  je  me  retirerai  !  » 

En  terminant  ce  bulletin,  nous  consacrerons  quelques  mots  à 

J)  D'après  Darmesteter^AmittatVe,  etc.,  p.  17-18. 


BULLETIN    DE    LÀ    RELIGION    JL'IVE  371 

deux  travaux  importants  relatifs  au  judaïsme  ancien  parus  dans 
cette  Revue. 

Nos  lecteurs  n'ont  pas  manqué  de  remarquer  l'ingénieuse 
dissertation  que  M.  Gustave  d'Eichthal  nous  a  donnée  sous  ce 
titre  :  Sur  le  nom  et  le  caractère  du  dieu  ([Israël  Tahvék(Jéhovah)1. 
Le  pénétrant  écrivain  s'y  est  attaqué  à  l'idée  très  universellement 
répandue  dans  les  cercles  savants  que  le  nom  du  dieu  national 
israélitc  trouve  son  explication  dans  la  racine  hayah  (être), 
employé  sous  la  forme  archaïque,  havah,  dont  il  représenterait 
le  futur-présent  à  la  3cpersonne  du  singulier,  soit  au  mode  kal,  soit 
au  mode  hiphil  :  dans  la  première  hypothèse,  Yahvéh  devrait  se 
traduire  par  il  est,  dans  la  seconde  par  il  fait  être,  ce  qui  abouti- 
rait aux  idées  de  Être  (par  excellence)  ou  de  Créateur. 

Il  est  incontestable  que  cette  prétention  étymologique  tire  son 
appui  d'un  passage  fameux  de  l'Exode,  dont  il  est  indispensable 
de  reproduire  ici  les  principales  lignes.  Lors  de  l'apparition 
céleste  à  Moïse  aulloreb  (Exode,  chap.  III),  la  divinité  se  présente 
à  son  délégué  comme  le  «  dieu  d'Abraham,  d'Isaac  et  de  Jacob.  » 
Cette  désignation  semblant  insuffisante  à  Moïse,  il  insiste  pour 
obtenir  quelque  chose  de  plus  précis  :  «  Quand  j'irai,  dit-il,  vers 
les  enfants  d'Israël,  leur  dire  :  Le  dieu  de  vos  pères  m'envoie  vers 
vous,  —  s'ils  me  demandent  :  Quel  est  son  nom?  —  que  leur 
répondrai-je?  »  Sommé  de  livrer  son  nom  propre,  Dieu  répond  : 
«  Je  suis  celui  qui  est  (Éheyéh  asher  éheyéh  =  sum  qui  sum).  Tu 
répondras  aux  enfants  d'Israël  :  Éheyéh  (je  suis)  m'envoie  vers 
vous.  »  —  La  curiosité  de  Moïse  devrait  sembler  satisfaite.  Il  n'y 
parait  point,  puisqu'une  seconde  réponse,  très  différente,  suit  la 
première.  «  Dieu,  continue  le  texte,  dit  encore  à  Moïse  :  Tu  par- 
leras ainsi  aux  enfants  d'Israël  :  Yahvéh,  le  dieu  de  nos  pères,  le 
dieu  d'Abraham,  d'Isaac  et  de  Jacob,  m'envoie  vers  vous.  Yoilà 
mon  nom  pour  l'éternité,  voilà  mon  nom  de  génération  en  géné^ 
ration.   » 

Il  suffit  d'apporter  à  l'examen  de  ce  passage  un  peu  de  la 
précaution  que  réclament  les  textes  de  l'antiquité  hébraïque,  si 

l)  Revue  de  l'histoire  des  religions  (1880),  T.  I,  p.  357. 


372  MAURICE   VERNES 

volontiers  surchargés  et  interpolés,  pour  sentir  que  la  version 
primitive  a  subi  une  altération.  La  seule  des  deux  réponses  qui 
convienne  à  la  question  posée  est  la  seconde  ;  la  première  (dans 
l'ordre  actuel  du  texte)  a  été  insérée  après  coup  par  un  théolo- 
gien jaloux  de  faire  ressortir  le  sens  profond  contenu  dans  le 
nom  divin,  sens  profond  que  le  vocable  Yahvéh  lui  semblait 
insuffisant  à  exprimer.  Là  où  un  premier  auteur  avait  dit  :  le  nom 
du  Dieu  national  d'Israël,  du  Dieu  de  ses  ancêtres,  est  Yahvéh, 
un  théologien  de  récente  époque  déclare  que  le  principe  de  la 
divinité  est  Mètre. 

Ce  premier  point  fixé,  —  et  M.  d'Eichthal  l'a  tiré  au  clair  avec 
trop  de  soin  pour  qu'on  puisse  désormais  contester  la  justesse 
de  sa  supposition,  —  une  autre  question  se  pose  :  l'auteur  de 
l'explication  métaphysique  du  nom  divin  a-t-il  prétendu  rat- 
tacher le  nom  Yahvéh  à  la  racine  hayah  (havah),  comme  l'ad- 
mettent implicitement  tous  ceux  qui  ont  eu  à  s'occuper  du 
passage  en  question?  Là  encore,  à  mes  yeux,  M.  d'Eichthal 
a  vu  parfaitement  clair.  Si  le  théologien  mterpolateur  avait 
voulu  ramener  l'étymologie  de  Yahvéh  à  la  racine  être,  il  s'y 
serait  pris  tout  autrement;  il  aurait  entrelacé  son  explication  à 
la  déclaration  du  texte  qu'il  avait  sous  les  yeux  et  non  substitué 
sa  propre  déclaration  à  celle  de  l'écrivain  sacré,  qu'il  relègue 
délibérément  au  second  plan.  Il  se  serait  également  arrangé 
pour  que  le  nouveau  nom  divin  Eheijéh  se  rapprochât  tant  soit 
peu  de  l'ancien  :  or  à  qui  fera-t-on  croire  que  Eheyéh  et  Yahvéh 
puissent  jamais  se  confondre?  Certainement,  si  pour  l'auteur  de 
l'interpolation,  Yahvéh  avait  signifié  soit  il  est,  soit  il  fait  être 
(Être  ou  Créateur)  il  aurait  trouvé  le  moyen  de  l'indiquer.  Mais 
il  n'en  a  cure.  Ce  qu'il  veut,  ce  n'est  pas  interpréter  le  nom 
antique  d'Yahvéh,  c'est  révéler  le  secret  de  l'idée  divine  :  quel 
est  le  nom  (le  sens  profond,  l'idée)  du  Dieu  des  ancêtres?  — 
C'est  l'idée  d'être.  —  Quand  s'est  rencontré  ce  métaphysicien? 
Il  n'est  point  aisé  de  le  dire.  N'y  a-t-il  pas  là  déjà  l'influence  de 
la  philosophie  grecque  telle  qu'elle  a  pu  se  produire  à  partir  des 
conquêtes  d'Alexandre?  —  C'est  probable. 

Et  maintenant  que  signifie  le  nom   de  Yahvéh?  C'est  sans 


BULLETIN   DE   LA    RELIGION    JUIVE  373 

doute,   les   textes   sont  là  pour  le   prouver,    une   désignation 
ancienne.    On   est    libre,   —  pourvu    qu'on    se    défende    d'une 
affirmation  trop  rapide  ou  trop  entière,  —  de  le  rapprocher  du 
radical  havah,  auquel  il  peut  se  rattacher  grammaticalement  en 
conservant  sa  vocalisation  habituelle  *.  Si  donc  nous  considérons 
Yahvéh  comme  la  troisième  personne  du  futur  (kal  ou  hiphil)  du 
verbe  havah,  voilà  ce  que  le  lexique  hébreu  nous  apprend  sur 
le   sens    de    cette    racine  :  Havah    signifie   bâiller,   être  béant 
(gœhnen,  klafïen,  hiare);  en  arabe,  ce  radical  a  donné  naissance 
à  un  dérivé  pour  lequel  le  dictionnaire  emploie  les  mots  :  le 
-/âj^x  qui  sépare  le  ciel  de  la  terre,    c'est-à-dire  l'atmosphère 
large  et  vide.  De  là,  le  sens  de  libère  ferri,  labi,  cadere,  deorsum 
ruere9-. — En  entrant  dans  cet  ordre  d'idées,  on  entrevoit  une  série 
de  significations  beaucoup   plus  appropriées   à  l'aurore   d'une 
civilisation.   Yahvéh   pourrait   donc  désigner  le  ciel  béant  ou 
bâillant  (hiat)  ou,  si  l'on  veut  encore,  l'éclair.  Pour  ma  part,  je 
ne  me  prononce  en  aucune  façon  pour  l'une  ou  l'autre  de  ces 
suppositions.  Je  dis  seulement  que,  si  l'on  persiste  à  rattacher 
Yahvéh  à  la  racine  havah,  c'est  dans  la  direction  que  j'indique 
qu'il  convient,   clans  l'état  actuel  de  la  science,   de  porter  sa 
curiosité.  —  En  tout  état  de  cause,  M.  G.  d'Eichthal  a  rendu  un 
service  sérieux  aux  études  religieuses  hébraïques  en  montrant 
la  fragilité  d'une  hypothèse  passée  presque  à  l'état  de  lieu  commun 
de  la  science. 

M.  Joseph  Halévy,  de  son  côté,  dans  une  étude  intitulée  :  Esdras 
et  le  code  sacerdotal*,  s'est  attaqué  à  l'une  des  plus  grosses  ques- 
tions de  l'histoire  israélite.  «  Je  ne  connais,  dit  notre  collabora- 
teur, aucun  personnage  de  l'Ancien  Testament  qui  ait  été  aussi 
gratuitement  surfait  que  le  prêtre  et  scribe  babylonien  Ezra  ou 
Esdras.  La  légende  talmudique  voit  en  lui  un  second  Moïse; 

x)  Seulement,  puisqu'il  s'agit  d'un  nom  ancien,  il  ne  faut  pas,  comme  y  in- 
cline M.  d'Eichthal  ;p.  371),  demander  l'explication  aune  «  racine  araméenne  », 
c'est-à-dire  récente,  et  revenir  par  ce  chemin  détourné  au  sens  :  Il  est  ou  il 
fait  être.  Havah  n'est  en  effet  égal  à  Hayah  que  pour  la  basse  époque.  Voyez 
Gesenius,  8e  édition  allemande,  p.  213. 

-)  Gesenius'  h.  und  c.  Handwôrterbuch  ù.  dasA.T.  8e  Auflagevon  Miihlau  und 
Volck,  1878,  sub  voce  havah,  p.  213,  colonne  2. 

3)  Revue  de  l'histoire  des  religions  (1881),  T.  IV,  p.  22. 


374  MAURICE   VERNES 

l'école  critique  moderne  le  considère  ^corame  le  promulgateur, 
parfois  même  comme  le  compilateur  du  Pentateuque  ;  tous  font 
de  lui  un  homme  extraordinaire,  dont  l'action  aurait  fait  époque, 
voire  point  tournant  dans  le  développement  du  judaïsme.  Et 
cependant,  si  on  consulte  l'histoire,  on  ne  découvre  Tien  qui 
puisse  justifier  une  appréciation  aussi  enthousiaste.  » 

Esdras,  mis  sur  la  sellette  dans  la  personne  de  ses  patrons  con- 
temporains, est  l'objet  d'un  véritable  réquisitoire,  conduit  avec 
une  verve  et  une  sûreté  qui  ne  peuvent  manquer  de  faire  une 
grande  impression.  D'après  M.  Halévy,  ce  prétendu  «  introduc- 
teur de  la  loi  »  n'était  qu'un  personnage  fort  médiocre  et  secon- 
daire, nullement  à  la  hauteur  d'un  tel  rôle  et  auquel  les  textes 
prêtent  en  effet  de  tout  autres  préoccupations.  «  Même  en  sup- 
posant, écrit-il,  la  parfaite  historicité  de  tous  les  faits  rapportés 
par  l'auteur  des  Chroniques,  il  sera,  je  crois,  impossible  de  mécon- 
naître combien  peu  la  personne  d'Esdras  avait  les  qualités  néces- 
saires à  un  promulgateur  d'une  nouvelle  législation,  que  dis-je,  à 
un  simple  réformateur  d'abus.  D'après  la  donnée  formelle  du 
narrateur,  Esdras  n'eut,  dès  le  début,  que  la  seule  ambition  d'é- 
tudier et  d'accomplir  à  son  aise  les  observances  de  la  loi  et  d'en 
propager  la  pratique  parmi  la  masse  ignorante  du  peuple  »  (Esdras 
VII,  10).  D'après  cet  écrivain,  un  psaume  (le  LIe)  est  de  nature  à 
nous  expliquer  l'état  d'espritdu«  prêtre  et  scribe,  »  et  M.  Halévy 
nous  donne  de  cette  page  une  maîtresse  traduction,  qui  a  été 
pour  moi,  comme  elle  le  sera  pour  d'autres,  un  lumineux  éclair 
sur  une  époque  obscure  et  mal  comprise.  Quant  à  savoir  si  le 
code  dont  Esdras  donna  solennellement  lecture  au  peuple  assem- 
blé, était  un  nouveau  code  sacerdotal  connu  de  lui  seul  (tout  au 
plus  des  chefs  de  la  communauté),  comme  le  prétendent  de  récents 
auteurs  (Kuenen,  Reuss,  Wellhausen),  M.  Halévy  le  conteste  éga- 
lement soit  par  les  résultats  tirés  d'une  analyse  très  soignée  et 
très  lucide  du  texte,  soit  au  moyen  de  pénétrantes  remarques. 
«  L'histoire,  dit-il,  n'a  point  cru  devoir  indiquer  qu'il  y  eût  là  une 
nouvelle  législation,  et  ce  silence  est  d'autant  plus  significatif 
qu'elle  eut  soin  de  noter  les  noms  des  principaux  lévites  qui 
expliquaient  au  peuple  la  teneur  de  la  lecture,  ce  qui  fait  voir 


Bl'LLETIN    DE    LA    RELIGION    JUIVE  375 

quo  les  passages  qui  firent  l'objet  de  celte  lecture  leur  étaient 
familiers,  etc..  »  D'après  notre  collaborateur,  une  chose  de- 
meure certaine,  «  c'est  qu'il  n'existe  aucune  raison  sérieuse  pour 
attribuer  à  Esdras  la  promulgation  du  code  sacerdotal  et  encore 
moins  la  rédaction  définitive  du  Penlateuque.*» 

Sur  le  second  point,  M.  Reuss,  et  nous  Fen  avons  loué  ', 
s'était  déjà  séparé  du  groupe  de  savants  visés  par  M.  Halévy, 
en  réclamant  un  intervalle  entre  la  promulgation  du  Code  sacer- 
dotal et  l'achèvement  du  Pentateuque.  Sur  le  premier,  qui  est 
de  beaucoup  le  plus  important,  la  remarquable  dissertation  du 
vigoureux  critique  ne  manquera  pas  de  rouvrir  le  débat.  Il 
est  certain  qu'on  a  commencé  à  mettre  en  avant  ce  nom  d'Esdras 
parce  que  cela  a  semblé  un  clou  tout  trouvé  pour  y  accrocher 
une  œuvre  qui,  sans  cela,  restait  quelque  peu  en  l'air.  Puis  on 
s'est  attaché  à  confirmer  cette  désignation  par  des  raisons  de 
valeur  diverse,  dont  celle  empruntée  à  la  tradition  rabbinique 
n'a  —  M.  Halévy  a  cent  fois  raison  de  le  dire  —  aucune  espèce 
de  valeur  et  dont  on  ne  peut  pas  dire  des  autres  qu'elles  soient, 
à  l'heure  qu'il  est,  élevées  au-dessus  de  la  discussion.  Ce  qui  a  le 
plus  encouragé  la  critique  dans  cette  voie,  c'a  été  l'assentiment  gé- 
néral donné  à  la  proposition  de  rattacher  la  législation  deutérono- 
mique  à  la  fameuse  découverte  du  «  livre  de  la  loi  »  sous  Josias. 
On  espéra  donc  trouver  dans  Esdras  et  dans  le  passage,  discuté 
ci-dessus,  qui  note  son  intervention  dans  la  promulgation  de 
la  loi,  un  point  d'attache  non  moins  solide  pour  une  œuvre  que, 
d'après  ses  caractères  internes,  on  estimait  se  rapporter  à  l'épo- 
que de  ce  personnage.  C'était  peut-être  un  poids  bien  lourd,  pour 
reprendre  notre  image  de  tout  à  l'heure,  accroché  à  ce  clou, 
lequel,  secoué  comme  il  vient  de  l'être  par  M.  Halévy,  semblera 
désormais  ébranlé,  sinon  arraché  tout  à  fait. 

La  thèse  elle-même,  avancée  par  Graf,  soutenue  avec  autant  de 
verve  que  de  solide  érudition,  par  MM.  Reuss,  Kuenen,  Well- 
hausenet  qui,  après  quelques  résistances,  commence  à  être  géné- 
ralement acceptée  par  la   critique  indépendante  ,   à  savoir  la 

J)  Bulletin  de  la  religion  juive  dans  la  Revue  (1880),  t.  I,  p.  222  et  suiv. 


376  MAURICE    YERNES 

succession  deces trois  grands  chaînons:  documentjéhoviste-pro- 
phétique,  Deuléronome,  code  sacerdotal,  correspondant  le  pre- 
mier aux  ix-vme  siècles,  le  seconda  la  fin  de  la  royauté,  le  troi- 
sième à  la  restauration  post-exilienne,  est-elle  ébranlée,  à  son 
tour,  par  la  démonstration,  provisoirement  admise  avecM.Halévy 
de  l'insignifiance  du  rôle  d'Esdras?Il  ne  me  le  semble  pas.  Outre 
que  le  concert  de  tant  d'hommes  éminents  qui  ont  dû  tous  —  le  fait 
est  capital  —  sacrifier,  pour  arriver  à  cette  conviction,  des  préju- 
gés plus  ou  moins  tenaces  et  ont  cru  devoir  s'incliner  devant  les 
faits;  outre  que  ce  concert,  dis-je,  est  une  présomption  singulière- 
ment grave  en  faveur  delà  vérité  générale  de  la  thèse  en  question, 
le  fait  d'un  rattachement  hâtif  à  un  fait  historique  mal  interprété 
ne  saurait  l'infirmer.  Détachons  ce  lien,  s'il  est  reconnu  qu'il 
n'est  pas  à  sa  place;  il  n'en  restera  pas  moins  que  le  code  sacer- 
dotal est  l'expression  autorisée  des  vues  qui  prévalurent  lors  de 
la  reconstitution  du  judaïsme  après  l'exil  de  Babylone  l. 

M.  Halévy  assure,  il  est  vrai,  en  terminant  son  article,  et  cher- 
che à  démontrer  que  «  le  Lévitique  et  les  livres  qui  le  précèdent 
forment  le  point  de  départ  de  nombreuses  allusions  dans  les  psau- 
mes antérieurs  à  Esdras  et  dans  le  xxe  chapitre  d'Ezéchiel  et 
sont  par  conséquent  antérieurs  à  la  captivité.  »  C'est  peut-être 
aller  un  peu  vite  en  besogne  ;  quant  à  nous,  auquel  il  est  im- 
possible d'entrer  actuellement  dans  le  détail  de  cette  discus- 
sion, nous  n'opposons  pas  davantage  de  parti  pris  à  cette  cons- 
tatation. Nous  craignons  seulement,  —  c'est  au  moins  une  im- 
pression, —  que  M.  Halévy,  suivant  à  tort  l'exemple  de  ceux 
qu'il  combat,  n'incline  à  considérer  Exode-Nombres  enbloc  comme 
étant  ou  n'étant  pas  d'une  époque  donnée.  Nous  pensons  plutôt 
que,  tandis  que  la  législation  reconnue  pour  la  plus  antique 
n'échappe  pas  elle-même  au  soupçon  d'interpolations  et  de  re- 
maniements plus  récents,  le  code  sacerdotal  peut  fort  bien  receler 
des  parties  anciennes  sans  cesser  d'être  toutefois  l'expression 

')  Ce  qui  prouve  aussi  que  ces  questions  sont  loin  d'avoir  reçu  une  solution 
définitive,  c'est  la  tentative  que  projette  actuellement  M.  d'Eichthal  (cité  toute- 
fois par  M.  Halévy  comme  un  des  défenseurs  de  l'idée  qu'il  repousse)  de  ratta- 
cher à  Esdras  non  plus  le  code  sacerdotal,  mais  le  Deutéronome  lui-même. 
La  Revue  publiera  prochainement  une  étude  de  ce  savant  sur  ce  sujet. 


BULLETIN    DE    LA    RELIGION    JUIVE  377 

authentique  d'une  civilisation  et  d'un  état  d'esprit  arrêtés,  qui 
sont  ceux  de  la  restauration.  Ainsi  pourrait  se  justifier  la  thèso 
finale  de  M.  Halévy,  sans  avoir  pourtant  tout  l'effet  qu'il  en  at- 
tend. 

Nous  dirons  en  terminant  que  c'est  avec  un  vif  plaisir  que  nous 
voyons  un  esprit  aussi  acéré  aborder  une  question  où  les  hébraï- 
sants  d'origine  israélite  se  sont  laissés  devancer  et  éclipser  par 
lessavans  d'origine  non  israélite.  Quand  même  M.  Halévy  devrait 
apporter  dans  les  travaux  de  l'école  critique  moderne  le  même 
trouble  qu'il  a  jeté  dans  les  rangs  des  assyriologues  par  son  hypo- 
thèse à&X  allographie  hiératique,  cette  Revue  est  trop  amie  de  l'es- 
prit de  recherche  indépendante  pour  ne  pas  lui  être  reconnais- 
sante d'un  effort  où  l'histoire  saura  trouver  finalement  son 
profit l. 

Maurice  Vernes. 


l)  Nous  rendons  compte  dans  la  Revue  critique  (numéro  52,  1881),  d'un 
travail  de  M.  Studer  sur  le  livre  de  Job  où  il  arrive  à  des  résultats  analogues  à 
ceux  que  nous  avons  défendus  nous-mêrr.e.  (Cf.  Revue,  p.  229  et  suiv.)  — 
M.  Reuss,  notre  infatigable  maître,  vient  de  publier  la  première  partie  d'une 
Histoire  des  livres  de  l'Ancien  Testament  (en  allemand).  Nous  en  parlerons  lon- 
guement quand  l'ouvrage,  dont  on  annonce  à  bref  délai  la  seconde  partie,  sera 
achevé. 


LA  FOI  EN  LA 

ET  AU  MÉDIATEUR 

DANS    LES    PRINCIPALES    RELIGIONS 


Chaque  acte  vraiment  religieux  consiste  dans  l'union  d'un  acte  divin  do 
révélation  et  d'un  acte  humain  de  foi.  C'est  le  concours  de  Dieu  et  de  l'homme. 
Il  faut  distinguer  les  deux  éléments,  non  les  séparer];  c'est  la  grâce  et  la  foi. 
Ce  qui  prouve  bien  la  réalité  de  ce  double  élément,  c'est  que  partout  l'effet  que 
la  religion  demande  à  produire,  c'est-à-dire  délivrance  du  malheur  et  acquisi- 
tion d'un  salut  supérieur,  passe  pour  être  la  conséquence  de  la  révélation 
divine  d'une  part  et  celle  du  culte  de  l'homme  de  l'autre.  La  représentation 
religieuse  combine  ces  deux  côtés  dans  la  contemplation  idéale  des  figures 
médiatrices  de  l'histoire  et  de  la  légende  religieuses.  Elles  rendent  sensible 
à  la  foi  le  rapport  du  divin  et  de  l'humain  dans  une  unité  personnelle,  soit 
qu'envoyés  de  la  divinité,  elles  servent  d'intermédiaires  de  la  révélation  par 
leur  activité,  soit  que  par  leur  essence  elles  tiennent  le  milieu  entre  Dieu  et 
l'homme,  participent* à  l'une  et  l'autre  nature  et  incarnent  ainsi  l'union  reli- 
gieuse dans  leur  personnalité  métaphysique. 


I. 

Commençons  par  les  médiateurs  des  religions  de  la  nature.  Tantôt  ce  sont 
des  dieux  devenus  hommes  qui  pendant  quelque  temps  ont  accompli  leurs 
actes  bienfaisants  sur  la  terre  en  faveur  de  l'humanité  ;  tantôt  des  hommes  divi- 
nisés qui  montent  sur  l'échelle  du  mérite  et  du  bonheur;  tantôt  des  fils  de 
dieux  qui  engendrés  d'immortels,  manifestent  leur  origine  supérieure  dans  une 
vie  humaine  sublime  et  glorifient  cette  vie  par  une  ascension  finale  dans  le 
monde  des  dieux.  Nous  aurons  donc  à  ramener  la  formation  de  telles  légendes 
à  une  double  cause;  l'une  idéale  ou  mythologique,  l'autre  réelle  ou  historique. 

1)  D'après  Pfleiderer,  Religionsphilosophk  auf  geschichtlicher  Grundlage. 


LA    FOI    EN    LA    RÉDEMPTION    ET    AU    MEDIATEUR  379 

Ce  sont  ou  les  dieux  de  la  nature  qui  dégénèrent  dans  la  mythologie  en 
demi-dieux  ou  en  fils  humains  des  dieux,  ou  des  hommes  éminents,  qui 
s'élèvent  à  l'état  de  demi-dieux  dans  l'admiration  des  contemporains  et  surtout 
dans  le  souvenir  pieux  de  la  postérité.  Chez  les  figures  principales  des  légendes 
héroïques  des  peuples  nous  avons  sans  doute  une  fusion  de  deux  facteurs,  du 
mythe  des  dieux  et  de  la  légende  historique.  Cela  est  vrai  des  héros  de  l'épos 
grec,  romain,  allemand,  comme  de  ceux  de  l'épos  de  l'Inde  et  de  la  Perse.  La 
légende  des  héros  offre  plus  que  toute  autre  une  fusion  de  vieille  foi  et  de 
vieille  tradition,  d'idéal  et  de  fait.  Les  héros  sont  d'une  part  des  êtres  idéaux, 
surhumains,  demi-dieux  ou  fils  de  dieux  descendus  des  dieux  de  la  nature;  et 
de  l'autre,  à  la  fin  les  héros  nationaux  des  temps  anciens,  leurs  rois  et  leurs 
législateurs,  leurs  chefs  dans  les  combats,  les  dompteurs  de  la  barbarie,  les  fon- 
dateurs de  l'ordre  civil  et  du  culte,  les  pères  des  générations  royales  et  sacerdo- 
tales. En  transportant  tous  ces  souvenirs  historiques  aux  figures  idéales  des 
héros  on  rendit  la  tradition  nationale  plus  idéale  et  la  légende  héroïque  plus 
humaine  et  plus  nationale.  L'union  de  ces  deux  facteurs,  la  légende  et  la  fiction, 
devait  produire  des  résultats  extraordinaires  chez  un  peuple  intelligent  et  enve- 
loppé dans  de  grands  mouvements.  Elle  est  aussi  fort  importante  à  observer 
pour  l'appréciation  des  héros  et  des  médiateurs  des  religions  supérieures. 

Le  groupe  de  légendes  le  plus  instructif  est  celui  de  Héraclès.  C'est  le  Dieu 
du  soleil  devenu  le  héros  du  soleil,  qui  accomplit  victorieusement  sa  course  au 
travers  de  toutes  les  terreurs  de  l'année  et  purifie  la  voûte  céleste  pour  lui- 
même  et  pour  son  père,  le  Dieu  du  ciel,  symbole  de  la  lumière  triomphante  au 
sens  physique  et  moral.  Fils  très  éprouvé  et  pourtant  victorieux  de  Zeus  et 
d'une  mère  humaine,  il  est  la  manifestation  et  la  preuve  de  l'invincible  force 
divine  dans  l'humilité  terrestre  de  la  vie  humaine  comme  dans  sa  glorification 
céleste.  Il  est  aussi  bien  le  modèle  de  la  grandeur  humaine,  qui  souffre  et  com- 
bat au  milieu  de  peines  sans  fin,  que  le  héros  divin  qui,  envoyé  d'en  haut,  et 
pourvu  de  force  surhumaine,  devient  le  libérateur  de  l'humanité  accablée 
(A^e^'xaxoç  arcens  malum.  Swtyjp).  Si  dans  l'origine  son  œuvre  se  rapporte  prin- 
cipalement à  purifier  la  terre  de  monstres  et  de  toute  barbarie,  les  allusions 
morales  profondes  ne  manquent  pas.  C'est  ce  qu'il  faut  dire  surtout  des  rap- 
ports de  Héraclès  et  de  Prométhée.  Si*  celui-ci  est  le  représentant  de  l'huma- 
nité naturelle  qui  par  ses  efforts  titaniques  de  liberté  et  de  civilisation  se  pré- 
cipite dans  la  faute  et  le  malheur,  Héraclès  est  l'homme  divin  qui  justifie  son 
origine  divine  par  l'obéissance  qu'il  déploie  dans  son  activité  et  dans  sa  souf- 
france et  qui  mérite  d'être  exaucé.  C'est  lui  seul  qui  puisse  délivrer  de  sa 
souffrance  le  malheureux  abandonné  de  Dieu  et  des  hommes.  C'est  l'idée  du 
premier  et  du  second  Adam,  de  celui  qui  apporte  la  mort  et  de  celui  qui  en  triom- 
phe. Héraclès  apparaît  aussi  comme  vainqueur  des  enfers  en  réprimant  et  en 
emmenant  le  chien  infernal,  Cerbère;  c'est  dans  cette  qualité  qu'il  est  surtout 
représenté  dans  les  mystères  et  mis  sur  la  même  ligne  que  Orphée  (le  [AuuTayti- 
yoî).  Sa  fin  représente  encore  cette  victoire  que  la  force  divine  avait  remportée 
sur  les  puissances  de  la  mort  et  qui  résumait  son  œuvre  de  délivrance  :  au  haut 
de  la  sainte  montagne  d'Oeta  s'élève,  du  sein  des  flammes  qui  dévorent  son 
enveloppe  terrestre,  vers  le  ciel  le  héros  glorifié,  enveloppé  du  nuage  de  son 


380  MÉLANGES  ET  DOCUMENTS 

père  Zeus,  conduit  par  Athéné,  entouré  de  Niké,  reçu  en  triomphe  par  les 
Olympiens,  et  couronné  de  la  guirlande  du  vainqueur.  La  colère  du  destin 
(Héta)  est  apaisée  et  une  joie  éternelle  attend  le  vainqueur  accompli.  Remar- 
quons enfin  que  ce  Dieu,  homme  mythique  qui  symbolise  si  merveilleusement 
la  bassesse  et  la  grandeur,  la  tristesse  et  la  joie,  devint  encore  finalement  dans 
la  fable  de  Prodicus  l'idéal  allégorique  de  la  vertu  purement  humaine;  idéal 
dont  l'héroïsme  consiste  dans  le  triomphe  moral  sur  soi-même,  préférant  le 
chemin  pénible  de  la  vertu  sous  la  direction  d'Athéné  à  celui  de  la  jouissance 
inférieure  au  service  d'Aphrodite.  Voilà  le  type  de  la  xo&oxayaôia,  contrastant 
avec  le  point  de  vue  oriental,  tel  que  la  légende  du  choix  opposé  de  Paris  Ta 
symbolisé. 

On  retrouve  des  idées  analogues  dans  les  mythes  d'Apollon  et  de  Dionysos, 
les  dieux  du  soleil  et  de  la  lumière.-  Apollon,  souillé  d'un  homicide,  doit,  pour 
l'expier,  s'enfuir  et  servir  auprès  d'Admète  en  qualité  de  berger.  Ce  n'est 
qu'après  s'être  purifié  ainsi  qu'il  revient  comme  le  Dieu  pur,  vraiment  lumineux 
et  devient  en  fondant  un  culte  expiatoire  pour  les  mortels  dont  il  connaît  et 
déplore  la  faiblesse,  un  libérateur  de  toute  impureté,  depuis  la  faute  qui  souille 
jusqu'à  la  passion  qui  enveloppe  l'âme.  Ici  encore  le  sauveur  n'est  pas  Dieu 
en  lui-même  dans  son  élévation  inaccessible,  mais  le  Dieu  homme  qui  entré 
dans  la  vie  humaine  a  pris  la  forme  de  serviteur,  participé  à  la  fragilité 
humaine  et  compati  au  sort  commun  par  la  souflrance  personnelle. 

Dionysos,  placé  entre  le  dieu  du  soleil  Apollon  et  le  héros  du  soleil  Héraclès, 
représente  la  force  divine  (l'ardeur  vivifiante  du  soleil)  qui  succombe  tempo- 
rairement à  la  mort,  mais  pour  ressusciter  victorieusement,  paré  de  jeunesse 
et  comme  régénéré.  S'il  meurt  à  l'époque  du  jour  le  plus  court,  sa  descente 
aux  enfers,  comme  celle  de  Héraclès,  est  un  triomphe  remporté  sur  l'empire 
des  morts.  Il  revient  de  ces  profondeurs  indompté  pour  achever  son  triomphe 
au  travers  du  ciel  et» faire  son  entrée  triomphale  en  héros  glorifié  dans  l'Olympe. 
L'affinité  de  ce  mythe  avec  ceux  de  Héraclès  est  évidente  ;  l'un  et  l'autre  ont 
la  nature  pour  base,  plus  visiblement  pourtant  dans  celui  de  Dionysos  que 
dans  celui  de  Héraclès,  qui  a  revêtu  la  forme  plus  spirituelle  d'une  vie  mûrie 
par  l'épreuve  et  consacrée  au  salut  de  l'humanité. 


II 

Après  avoir  considéré  la  médiation  dans  la  religion  grecque,  qui  tient  le  mi- 
lieu entre  la  religion  de  la  nature  et  la  religion  morale,  nous  allons  en  étudier 
le  caractère  dans  les  religions  historiques. 

Ici,  la  plus  haute  révélation  de  la  divinité  rédemptrice  ne  saurait  consister 
dans  les  événements  physiques,  ni  dans  les  gestes  que  les  héros  accomplissent 
dans  l'intérêt  de  la  civilisation  en  général.  Dans  les  religions  historiques,  la 
plus  haute  manifestation  de  Dieu  se  fait  dans  la  conscience  religieuse;  d'où  il 
suit  que  les  vrais  médiateurs  entre  Dieu  et  l'homme  sont,  à  leurs  yeux,  les 
personnalités,  qui  occupèrent  une  première  place  dans  laformation  et  ledévelop- 
pement  de  la  religion  et  notamment  les  fondateurs  eux-mêmes.  L'idée  qu'une 


LA    FOI    EN    LA    RÉDEMPTION    ET    AU    MÉDIATEUR  381 

association  religieuse  se  fait  de  la  personne  et  de  l'œuvre  de  son  fondateur 
réfléchit  la  conscience  religieuse  de  celte  association  et  ses  vues  sur  Vessence 
de  la  religion  en  général.  C'est  ici  que  la  philosophie  religieuse  et  la  dogma- 
tique positive  se  touchent  de  très  près.  Et  il  n'est  pas  permis  de  négliger  ce  con- 
tact; il  y  va  de  l'intelligence  philosophique  des  dogmes  positifs  les  plus  impor- 
tants. Remarquons  cependant  qu'à  notre  point  de  vue  philosophique,  il  importe 
moins  de  savoir  ce  que  ces  personnages  religieux  ont  été  historiquement ,  que 
ce  qu'ils  ont  été  pour  la  foi  de  leurs  partisans.  Ce  sont  deux  questions  qu'il  ne 
faut  pas  confondre  :  l'appréciation  idéale  de  la  foi  et  la  réalité  historique  de  son 
fondateur.  Nous  ne  tenons  compte  de  la  question  historique  que  pour  autant 
que  la  vie  du  fondateur  donna  l'impulsion  à  la  formation  de  sa  communauté  et 
indirectement  à  celle  de  l'appréciation  idéale  de  la  personne  de  son  fondateur. 


III 

Commençons  par  la  religion  persane  et  son  fondateur  Zarathustra.  Ses 
partisans  lui  assignent  une  place  au  centre  de  l'histoire  du  monde.  Trois  mille 
ans  séparent  son  apparition  de  la  création;  c'est  la  première  moitié  de  la  durée 
du  monde;  le  mal  (Ahriman)  l'a  dominée.  Cependant  avec  Zarathustra  se 
prépare  un  heureux  revirement;  c'est  pourquoi  les  bons  esprits  se  réjouissent  à 
sa  naissance,  tandis  qu'Ahriman,  pressentant  sa  défaite  prochaine,  cherche  à 
neutraliser  le  champion  du  royaume  de  la  lumière  en  lui  offrant  la  domination 
de  la  terre  pour  prix  de  sa  désertion  d'Ahura.  Mais  Zarathustra  résiste  à  la 
tentation  et  devient  le  premier  prédicateur  de  la  vraie  parole  divine  qui  défait 
les  démons  et  apporte  le  règne  et  les  biens  d'Ahura.  La  lutte  progressive  du 
royaume  de  Dieu  durera  encore  3000  ans  à  partir  de  Zarathustra.  C'est  à  ce 
terme  que  de  sa  demeure  sortira  le  consommateur  de  son  œuvre,  le  grand  Sau- 
veur Soaschyang,  qui  dans  un  dernier  combat  domptera  le  dragon  des  ténèbres, 
opérera  la  résurrection  universelle  des  morts,  jugera  le  monde  et  affermira  à 
jamais  le  règne  d'Ahura  sur  la  terre  renouvelée.  Ce  Sauveur  de  l'avenir  est  la 
copie  chargée  du  Sauveur  historique;  il  s'y  mêle  des  légendes  héroïques  mytho- 
logiques provenant  de  son  identification  avec  l'ancien  héros  Verethragna.  L'im- 
portance médiatrice  de  Zarathustra  consiste  donc  en  ce  qu'il  annonça,  par  sa 
parole  et  sa  vie,  le  mérite  religieux  de  l'unité  et  de  la  spiritualité  de  Dieu  qu'il 
avait  recueillie  d'Ahura  lui-même,  et  prépara  ainsi  la  délivrance  du  monde  de 
la  puissance  des  démons;  délivrance  dont  la  foi  persane  attend  l'achèvement  du 
Sauveur  historique,  non  il  est  vrai,  directement  et  personnellement,  mais  par 
son  retour  dans  son  alter  ego. 


(A  suivre.) 


DEPOUILLEMENT  DES  PERIODIQUES 

ET    DES    TRAVAUX    DES    SOCIÉTÉS    SAVANTES 

(suite) 


III.  Journal  asiatique.  Juillet.  Ernest  Renan,  Rapport  sur  les  travaux 
du  Conseil  de  la  Société  asiatique  pendant  l'année  1880-1881.  —  Août- 
septembre.  René  Basset,  Études  sur  l'histoire  d'Ethiopie  (suite).  Arthur 
Amiaud,  Matériaux  pour  le  dictionnaire  assyrien.  Nouvelles  et  Mélanges. 
Communication  de  M.  J.  Halévy. 

IV.  Revue  des  Bitudes  Juives.  Juillet-septembre.  Zadoc  Kahn, 
Le  Livre  de  Joseph  le  Zélateur  (fin).  —  Isidore  Loeb,  La  Controverse  de  1240  sur 
le  Talmud  (fin).  —  Moïse  Schwab,  Les  Incunables  hébreux.  —  Perugini,  L'In- 
quisition romaine  et  les  Israélites.  Notes  et  Mélanges.  Joseph  Perles,  Études 
talmudiques.  Joseph  Derenbouvg,  Année  de  la  composition  du  Tanna  debé 
Eliahou.  Ulysse  Robert,  Donation  du  cimetière  des  juifs  de  Dijon  à  l'abbaye 
de  la  Bussière.  —  Revue  bibliographique  sur  le  troisième  trimestre  1881,  par 
Isidore  Lœb. 

V.  Revue  archéologique.  Juillet.  Delattre,  Inscriptions  de  Chemtou 
(Simittu)  en  Tunisie.  (Suite.) 

VI.  Bulletin  critique  d'histoire,  de  littérature  et  de  théo- 
logie. 15  août.  Bona ventura:  Breviloquium  operâ  A.  Mariée,  compte  rendu 
par  P.  Masoyer.—  \e*  septembre.  C.  Holsten,  Das  Evangelium  des  Paulus, 
compte  rendu  par  L.  Duchesne.  —  15  septembre.  Gouilloud,  Saint  Eucher, 
Lérins  et  l'Église  de  Lyon  au  vc  siècle,  compte-rendu  par  L.  Duchesne.  — 
1er  octobre.  Variétés  :  Les  corps  saints  des  catacombes  romaines  par  L. 
Duchesne.  1er  novembre. —  Aube,  Études  sur  les  actes  des  martyrs  scillitains» 
parL.  Duchesne. 

VII.  Revue  historique.  ■ —  Septembre-Octobre.  Bulletin  historique. 
France,  par  G.  Fagniez.  —  Pays-Bas,  par  J.-A.  Winne.  — Pologne,  par  A. 
Paicinski.  —  Comptes  rendus  critiques.  P.  Gêner,  La  Mort  et  le  Diable,  c.  r. 
par  J.  Darmesteter. —  H.  Vast,  Le  Cardinal  Bessarion,  c.  r.  par  Louis  Léger. — 
Novembre-Décembre.  Ernest  Renan,  Les  Premiers  martyrs  de  la  Gaule,  177 
ans  après  Jésus-Christ.  (Extrait  du  VIe  volume  des  Origines  du  christianisme, 
intitulé  Marc-Aurèle.)  — _  Bulletin  historique  :  France,  par  G.  Monod.  —  An- 


DÉPOUILLEMENT   DES    PÉIUODIOUES,    ETC.  383 

glelerre,  par  J.  Bass  Mullinger.  —  Allemagne  (travaux  relatifs  à  l'histoire 
romaine),  par  /.  Haupt.  —  Comptes  rendus  critiques,  M.  Droin,  histoire  de 
la  réformation  en  Espagne,  c.  r.  par  A.  Morel-Fatio.  —  D.  Haigneré,  Cartu- 
laire  des  établissements  religieux  du  Boulonnais,  c.  r.  par  A.  Giry. 

VIII.  Revue  des  questions  historiques.  —  1er  octobre.  A.  du 
Boys,  Lanfranc  et  Guillaume  le  Conquérant  (l'écrivain  voit  dans  l'entreprise  de 
Guillaume  le  Conquérant  «  une  mission  religieuse  et  civilisatrice  »).  —  Douais, 
Les  Sources  de  Thistoirede  l'Inquisition  dans  le  midi  de  la  France.  (Énuméra- 
tion  chronologique  des  sources,  contenant  d'utiles  renseignements.)  —  H.  de 
l'Epixois.  La  Légation  du  cardinal  Caétani  en  France  (enT589-lo90  d'après  les 
documents  des  archives  du  Vatican  et  de  la  bibliothèque  Barberini).  —  Lettre 
de  M,  Leonetti  en  réponse  à  un  précédent  article  de  M.  de  l'Epinois  sur 
Alexandre  VI  et  réplique  de  M.  de  VEpinois. —  L.  Lévèque,  le  Concile  de 
Nîmes  à  la  fin  du  ivc  siècle.  —  Vaesen,  Un  Projet  de  translation  du  concile  de 
Bàle  à  Lyon  en  1436. 

IX.  Theologisch  Tijdschrift  (de  Leyde).  1er  septembre.  —  I.  Hooy- 
Kaas.  Iets  over  Middelbaar  Godsdienst  ondorwijs.  —  Comptes  rendus.  Fair- 
bairn,  Studies  in  the  life  of  Christ,  c.  r.  par  Van  Bell.  —  G.-A.  Chadwick, 
Christ  bearingwitness  to  himself,  c.  r.  par  Van  Bell.  —  F.  Weber.  System  der 
alt-synagogalen  palœstinischen  Théologie,  c.  r.  par  H.  Oort.  —  D.  Castelli, 
Il  commento  di  s.  Donnolo  sul  libro  délia  creazione,  c.  r.  par  H.  Oort.  —  N. 
T.  Grœci  edit.  Basileensis,  c.  r.  par  /.  J.  Prins.  —  Bulletin  littéraire,  par 
H.  Oort,  traitant  de  Delitzsch,  Rohling's  Talmudjude,  Rohlings  antwort  an 
Prof.  Delitzsch;  /.  Hamburger,  Die  Nichtjuden  und  die  sekten  in  Talmud. 
Judenthum;  T.  Tal,  Een  blik  in  Talmœd  en  Evangelie;  H.  Oort,  Evangelie  en 
Talmud;  J.  Darmcsteter,  Coup  d'œil  sur  l'histoire  du  peuple  juif. 

X.  TheoIojçiseheH^iteratupzeitung.  27  août.  Holstex,  das  Evan 
gelium  des  Paulus,  I.  —  Éélice  (de).  Etude  sur  l'Octavius  de  Minucius  Félix. 
Blois,  Marchand.  [Neumann  :  thèse  pour  la  licence  présentée  à  la  faculté  de 
théologie  de  Montauban.)  Faste.nrath,  Luther  im  Spiegel  spanischer  Poésie. 
Bruder  Àlartin's  Vision.  Leipzig,  Friedrich.  (Harnack.)  —  {^septembre.  Zeits- 
chrift  fur  die  alttestamentl.  Wissenschaft,  hrsg.  v.  Stade.  I.  2.  Giessen, 
Ricker.  —  Simchowitz,  Der  Positivismus  im  Mosaismus.  Wien,  Gottlieb.  — 
Westerburg,  der  Ursprung  der  Sage,  dass  Seneca  Christ  gewesen  sei.  Berlin, 
Grosser.  (Long  art.  de  Harnack.)  — ■  Klussman,  Curarum  Tertullianearum 
particulœ  I  et  II.  Halle.  —  Hausschild,  Die  rationale  Psychologie  und  Erkenn- 
tnisstheorie  Tertullian's.  Leipzig.  —  Der  ungefalschte  Luther,  nach  den  Urdruc- 
ken  der  Bibliotbekin  Stuttgart,  v.  Haas,  2er  Band,  6-10  Bandchen.  Stuttgart, 
Metzler.  {Lemme.)  —  24  septembre.  —  Kaegi,  der  Rigveda,  die  âlteste 
Litteratur  der  Inder.  2e  Aufl.  Leipzig,  Schulze.  (Kattenbusch  ;  excellent  livre, 
très  instructif.)  —  Riehm,  der  bibiische  Schopfungsbericht.  Halle,  Strien.  — 
Singer,  Onkelos  u.  d.  Verhaltniss  seines  Targums  zur  Halacha.  Frankfurt 
Kaufmann.  {Schiirer).  —  Ebers  u.  Guthe,  Palœstinain  Bild  und  Wort,  nebst 
der  Sinaihalbinsel  u.  dem  Lande  Gosen.  1-3.  Stuttgart,  Hallberger.  —  Riess, 
das  Geburts-jahr  Christi,  ein  chronolog.  Versuch.  Freiburg,  Herder.  (Schiirer.) 
—  Victoris  Vitensis  HisLoriapersecutionis  [africanœ  provincial,  rec.  Petschenig. 


384  DÉPOUILLEMENT    DES    PÉRIODIQUES 

Wien,  Gerold.  —  Hettinger,  Die  gôttliche  Comœdie  des  Dante  Alighieri  nach 
ihrem  wesentl.  Inhalt  u.  Charakter  dargestellt.  Freiburg,  Herder.  (Profond 
savoir  et  grande  clarté  d'exposition.)  —  Soldan's  Geschicbte  der  Hexenprocesse, 
p.p.  Heppe.  Stuttgart,  Cotta.  —  Brieger,  die  angeblicheMarburger  Kirchenord- 
nung  von  1527  und  Luther's  erster  katechetischer  Unterricht  vom  Abendmah]. 
Gotha,  Perthes.  —  Kramer,  August  Hermann  Francke.  Halle,  Waisenhaus.  — 
8  octobre.  Sttder,  das  Buch  Hiob  ùbersetzt  und  kritisch  erliiutert.  Bremen, 
Heinsius.  —  Lucius,  Der  Essenismus  in  seinen  |Verhâltniss  zum  Judentum. 
Strassburg,  Schmidt.  (Schiirer  :  idées  originales,  recherches  conduites  avec 
méthode,  exposition  habile.)  —  Hofmann,  Die  heilige  Schriftneuen  Testaments 
zusammenhàngend  untersucht.  IX.  Zusammenfassende  Untersuchung  der 
einzelnen  neutestamentlichen  Studien,  bearb.  v.  Volck.  Nôrdlingen,  Beck.  — 
Mangold,  De  ecclesia  primeeva  pro  Caesaribus  ac  magistratibus  romanis  preces 
fundente  dissertatio.  Bonn.  {Harnack  :  fait  avec  soin,  quoique  peu  convaincant.) 

—  Jaffé,  Regesta  pontificum  romanorum  ab  condita  ecclesia  ad  annum  post 
Christum  natum  1198,  editionem  II.  correctam  et  auctam  auspiciis  Watten- 
bach  curaverunt  Loewenfeld,  Kaltenbrunner,  Ewald.  I.  Leipzig,  Veit. 
{Harnack  :  travail  très  distingué  de  Kaltenbrunner,  remarques  de  détail.)  —  22 
octobre.  Weber,  System  der  altsynagogalen  palàstinischen  Théologie  aus 
Targum,  Midrasch  u.  Talmud  dargestellt,  hrsg.  v.  Delitzsch  u.  Schnedermann. 
Leipzig,  Dôrffling  u.  Franke.  —  Lange,  Grundriss  der  Bibelkunde.  Heidelberg, 
Winter.  [Holtzmann  :  résultats  essentiels,  acquis  après  de  longues  études.) 

—  Hatch,  The  organisation  of  the  early  Christian  Churches.  London,Rivingtons. 
{Harnack:  ouvrage  important  que  l'historienne  peut  négliger.) — Zeitschrift  fur 
Kirchenreht,  XVI  B.  Neue  Folge,  I.  B .  —  Franck,  System  der  christlichen  Wahr- 
heit.  Erlangen,  Deichert.  —  Zahn,  Die  natùrliche  Moral,  Gotha,  Schlœssmann. 

—  Laurier,  Die  geschichtliche  Nothwendigkeit  des  Christenlhums.  Karlsruhe, 
Reuther.  — 5  novembre.  Hirzig,  Die  zwulf  Kleinen  Propheten  erklaert,  4e  Aufl. 
bes.  v.  Steiner.  Leipzig,  H\rze[.{Kautzsch.) — VanManen,  Conjectural-Kritiek, 
toegepastop  den  tekst  van  deschriften  des Nieuwen  Testaments.  Haarlem,  Bohn; 
Van  de  SandeBakhuysen,  Over  de  toepassing  van  de  conjecturaal-Kritiek  op  den 
tekst  des  Nieuwen  Testaments.  —  Vogel,  De  Hegesippo  qui  dicitur  Josephi  in- 
terprète. Erlangen,  Deichert.  {Schurer:  recherches  excellentes,  reposant  sur  une 
enquête  très  minutieuse  et  épuisant  le  sujet.) —  Ebert,  Allgemeine  Geschichte 
der  Literaturdes  Miltelalters  imAbendlande.  II,  Geschichte  der  latein.  Literatur 
vom  Zeitalter  Karls  des  Grossen  bis  zum  Tode  Karls  des  Kahlem.  Leipzig,  Vo- 
gel. {Môller  :  excellent.)  —  Kayser,  Beitrœge  zur  Geschichte  und  Erklœrung  der 
altesten  Kirchenhymnen.  Paderborn,  Schoningh:  —  Nielsen,  Die  Waldenser  in 
Italien.  Gotha,  Perthes.  (Traduit  du  danois,  n'est  qu'une  simple  esquifs.1.)  — 
Comba,  Valdo  ed  i  Valdesi  avanti  la  riforma,  cenno  storico.  Fircnze.  [Mœller: 
très  réussi,  résume,  mais  avec  détail,  les  résultats  des  recherches  modernes  sur 
le  sujet.)  —  Vathinger,  Commentar  zu  Kant's  Kritik  der  reinenjVernunft  :  I, 
i.  Stuttgart,  Spemann.  —  19  novembre.  Schaff,  A  dictionary  of  the  Bible, 
including  biography,  natural  history,  geography,  topography,  archœology  and 
literature.  Philadelphia.  (Assez  bon.)—  Steiff,  Dererste  Buchdruck  in  Tùbin- 
gen.  1498-1534,  ein  Beitrag  zur  Geschichte  der  Universitset.  Tùbingen,  Laupp. 


ET   DES   TRAVAUX    DES    SOCIÉTÉS    SAVANTES  383 

(NesCle.)  —  Stark,  Die  Reformation  in  Bayern  undden  angrenzenden  Pfalzen. 
Hof,  Crau;  Schornbaum,  Reformationsgeschichte  von  Unterfranken.  NordlingeD, 
Beck.  (Kolde.)  —  Sepp,  Polemische  en  irenische  Théologie.  Leiden,  Brill.  — 
Eucken,  Zur  Erinnerung  an  Krause.  Leipzig,  Veit.  —  Rlnze,  Kant's  Bedeu- 
tung  auf  Gruud  der  Entwicklugsgeschichte  seiner  Philosophie.  Berlin,  Dun- 
cker. 

XI.  Articles  signalés  dans  différentes  publications  pério- 
diques : 

Funk,  Ueber  den  Verfasser  der  Philosophumena.  (ïheologisch  Quartalschriff 
63,3.) 

Kayser,  Der  gegenwaertige  Stand  der  Pentateuchfrage,  III.  (Jahrbiicherf. pro- 
test. Théologie,  1881,4.) 

R.  S.  Poole,  Ancient  Egyptinits  comparative  relations,  III.  (Contemporary 
Review,  august  and  september.) 

Boscaicen,  Chaldean  Sun-YVorship.  (The  Athenoeum,  3  septembre.) 

E.  Schrade,  Die  sage  vom  Wabasino  Nebucadnezar's,  (Jahrbûcher f.  protest. 
Théologie,  1881,4.) 

if.  Grûnwald,  Welche  Schriften  setzt  Sirach  inseinen  Tiwoç  jraTÉpmv  voraus? 
(Jiidische  Literaturblatt  33  et  36.) 

A.  'Wabnits.  La  croyance  à  la  résurrection  des  corps  en  Palestine.  (Revue  théo- 
logique  de  Montauban,  avril-juin  et  juillet  septembre  1881.) 

Gretillat,  De  la  théorie  du  sacrifice  lévitique  d'après  Bœhr  et  Oehler.  (Revue 
de  théologie  et  de  philosophie  de  Lausanne,  juillet  1881.) 

Maxwell,  Aryan  mythology  in  Malay  traditions  (Journal  of  the  Roval  Asiatic 
Society,  XIII.  3.) 

Nyrop,  Sagnet  om  Odvsseus  og.  Polvphem  (Xordsk  tijdskrift  for  filoloçi, 
V,  3). 

F.  Lenormant,  Ararat  andEden,  a  biblical  study,  I.  (Contemporary  review, 
september.) 

Scott,  The  Burmese  sacredbooks,  letter  (The  Athenaeum,  15  octobre). 

0.  Frankfurter,  The  Buddha  on  women.  Letter  [Tbe  Academy,  lo  octobre). 

W.  Knighton,  The  new  development  of  the  Brdima  Somaj.  (Contemporary 
Review,  october.) 

H.  P.   Smith,  Mediaeval  Jewish  theology.  (Presbyterian  review,  october.) 

F.  Brunetiëre,  Madame  Guyon  et  le  Quiétisme  {Revue  des  Deux-Mondes, 
15  août). 

C.  Molinier,  l'Endura,  coutume  religieuse  des  derniers  sectaires  albigeois. 
(Annales  de  la  Faculté  des  lettres  de  Bordeaux,  3e  année,  n°  3.) 


25 


CHRONIQUE 


Frange.  —  M.  Paul  Bert,  récemment  nommé  ministre  de  l'Instruction  publi- 
que, en  recevant  le  22  novembre  les  professeurs  de  la  Faculté  de  ihéologie 
protestante,  leur  a  annoncé  son  intention  d'introduire  l'enseignement  de  l'histoire 
des  religions  dans  les  Facultés  des  lettres.  Il  y  a  en  même  temps,  par  un  hom- 
mage mérité,  rappelé  les  services  que  la  théologie  protestante  a  rendus  à  cette 
branche  d'études,  dont  il  estime  que  l'histoire  et  la  littérature  générale  ne  peu- 
vent plus  désormais  se  passer.  Ces  appréciations  et  ces  projets  sont  trop  con- 
formes à  ceux  que  nous  avons  défendus  à  cette  même  place  pour  que  nous 
puissions  nous  dispenser  d'y  applaudir.  Les  amis  des  études  d'histoire  religieuse, 
après  avoir  hautement  témoigné  leur  satisfaction  de  voir  solennellement  dénon- 
cée une  regrettable  lacune  et  non  moins  fermement  proclamée  la  résolution  de 
la  combler,  doivent  seulement  insister  auprès  des  pouvoirs  publics  pour  qu'un 
esprit  rigoureux  de  méthode  et  d'examen  préside  à  la  mise  en  vigueur  des 
innovations  projetées.  Nous  sommes  convaincu  que  le  moment  est  opportun, 
mais  que,  pour  arriver  à  des  résultats  de  tout  point  satisfaisants,  il  faudra 
savoir  très  exactement,  à  propos  de  chaque  circonstance  particulière,  ce  qu'on 
veut  et  ce  qu'on  peut  faire. 

■ — Nous  sommes  heureuxde  signaler  les  cours  suivants  relatifs  à  l'histoire  des 
idées  religieuses,  qui  seront  donnés  pendant  le  semestre  d'hiver  au  Collège  de 
France  et  à  la  Faculté  des  lettres.  M.  Réville  (histoire  des  religions)  traitera  des 
religions  du  Mexique,  des  peuples  de  l'Amérique  centrale  et  du  Pérou  et  passera 
ultérieurement  à  la  Chine.  M.  Oppert  (assyriologie)  interprétera  et  commentera 
quelques-unes  des  légendes  mythiques  de  l'Assyrie-Babylonie .  M.  Grébaut 
(suppléant  de  M.  Maspéro,  égyptologie)  touchera  aussi  à  des  sujets  religieux.  A 
la  Faculté  des  lettres,  notre  collaborateur,  M.  Bouché-Leclercq  (suppléant  de 
M.  Geffroy)  a  pris  l'excellente  résolution  de  mettre  le  pied  sur  le  terrain  des 
idées  et  pratiques  religieuses  où  sa  compétence  est  si  hautement  reconnue.  Il 
traitera  des  Institutions  religieuses  de  l'ancienne  Rome.  Nous  voudrions  bien 
voir  nos  professeurs  de  littérature  et   d'histoire   classiques    suivre,  en  grand 


CHRONIQUE  387 

nombre,  l'exemple  que  leur  donnent  leurs  confrères  des  universités  étrangères. 
Voie!  les  cours  dont  notre'collaborateur,  M.  Decharme,  nous  signale  la  présence 
sur  l'affiche  du  semestre  d'hiver  des  universités  de  langue  allemande,  portant 
uniquement  sur  la  mythologie  et  la  religion  de  la  Grèce.  Nous  reproduisons  la 
note  qu'il  nous  adresse  à  ce  sujet:  «  L'enseignement  de  la  Mythologie  grecque, 
qui  n'existe  nulle  part  en  France,  sera  représenté  dans  plusieurs  universités 
allemandes  pendant  ce  semestre  d'hiver.  Sans  parler  des  cours  d'archéologie, 
consacrés  à  l'étude  des  antiquités  religieuses  de  la  Grèce,  la  Griechische  Mytho- 
logie proprement  dite  sera  enseignée:  à  Berlin,  par  M.Robert,  à  Greifswald  par 
M.  Preuner,  a  Kiel  par  M.  Forschhammer;  à  Marbourg  par  M.  von  Sybel,  à 
Prague  par  M.  Petersen.» 

—  Le  rapport  annuel  de  M.  Renan  sur  les  études  orientales  en  notre  pays  a 
paru,  comme  on  a  pu  le  voir  au  dépouillement  des  périodiques,  dans  le  numéro 
de  juillet  du  Journal  asiatique.  Il  abonde,  comme  toujours,  à  la  fois  en  rensei- 
gnements précis  et  en  vues  fines  et  profondes.  Nous  ne  tairons  pas  la  satisfac- 
tion que  nous  avons  eue  à  voir  le  sô*in  avec  lequel  l'éminent  orientaliste  a 
dépouillé  la  collection  de  la  Revue  de  Vhistoire  des  religions,  en  signalant  tous 
ceux  de  ses  travaux  qui  rentraient  dans  son  sujet. 

M.   Renan  a  débuté   par  quelques   paroles  de  souvenir  à  la  mémoire   de 
MM.  de  Saulcy  et  Mariette.  Le  premier  de  ces  savants  est  apprécié  de  la  façon  la 
plus  bienveillante  et  la  plus  spirituelle  :  «  Son  activité  d'esprit  pouvait  le  porter 
à  quitter  une  recherche  pour  une  autre;  mais  partout  il  laissait  sa  trace.  Il 
animait  tout  ce  qu'il  touchait,  et  vos  études  ont  plus  d'une  fois  senti  l'influence 
fécondante  de  cet  esprit  actif,  primesautier,  dégagé  de  toute  routine  et  de  tout 
parti  pris.  Certes  il  est  bon  que  la  marche  de  la  science  soit  assujettie  à  des 
règles,  à  un  ordre,  et  la  première  de  ces  règles  est  de  ne  s'engager  dans  une 
question  que  quand  on  en  connaît  bien  l'histoire  etlabibliographie.  Qu'arrive-t-il, 
cependant,  quand  les  mêmes  problèmes  sont  ainsi  invariablement  attaqués  avec 
la  même  méthode  pendant  plusieurs   générations  de  savants?  un  peu  de  mono- 
tonie et  de  stérilité.  Comme  ces  longs  troupeaux  qu'on  rencontre  en  Orient,  où 
chaque  mouton  met  le  pied  dans  le  sillon  creusé  par  celui  qui  l'a  précédé,  les 
dissertations  se  suivent  sans  varier  la  manière  de  poser  la  question,  en  répétant 
les   mêmes  postulata  souvent  erronés.    L'exégèse   biblique,   telle  qu'elle   se 
pratique  dans  certaines  universités  d'Allemagne,  est  le  meilleur  exemple  de  cet 
état  de  stagnation   et   d'infécondité.   Saulcy   sortait  bravement  de  ces  parcs 
étroits,  de  ces  catégories  convenues.  Se  fiant  à  son  instinct,  il  se  souciait  peu 
d'être  au  courant  de  ce  qu'on  avait  dit  avant  lui  sur  un  sujet  donné;  ce  qu'il 
voulait,  c'était  du  neuf,  et  souvent  il  en  trouvait.  Au  début  des  études  assyriennes, 
celtibériennes,  démotiques,  berbères,  il  fut  là  pour  oser,  pour  dire  le  premier  des 
choses  en  apparence  hasardées  et  dont  plusieurs  se  trouvèrent  ensuite  des  traits 
de  lumière.  » 

Abordant  les  travaux  de  l'année,  M.  Renan  s'exprime  ainsi:  «  La  mythologie 
comparée  semble  un  peu  se  reposer.  Elle  aurait  tort  de  se  montrer  trop  suscep-1 
tible  à  certaines  objections  que  des  personnes  peu  familiarisées  avec  cet  ordre 
d'idées,  ont  pu  élever  contre  elle.  C'est  le  sort  des  études  nouvelles,  après  la 
période,  toujours  brillante,  de  leur  première  apparition,  de  traverser  une  période 


388  CHRONIQUE 

d'attaques  souvent  injustes,  qui,  loin  de  les  décourager,  doit  les  porter  à  serrer 
leurs  méthodes  et  à  mieux  assurer  leur  marche.  Les  études  de  M.  James  Dar- 
mesteter sur  le  Dieu  suprême  de  la  mythologie  indo-européenne  et  sur  les 
cosmogonies  aryennes  montrent  très  bien  comment  le  naturalisme  aryen  devint 
mysticisme  et  resta  toujours  à  une  distance  infinie  du  monisme  des  sémites 
bibliques.  Je  voudrais  que  M.  Darmesteter,  avec  sa  grande  intelligence  et  sa  vue 
profonde  des  parentés  cachées,  étudiât  legnosticisne,  c'est-à-dire  la  plus  singu- 
lière tentative  qui  ait  été  faite  pour  associer  ces  deux  théologies  opposées. 
Jamais  n'apparut  mieux  leur  incompatibilité  que  dans  cette  crise  étrange  qui 
remplit  tout  le  second  siècle  de  notre  ère  et  où  l'on  vit  parfois  les  plus  vieilles 
formules  de  l'âge  primitif  remonter  à  la  surface  et  se  mêler  aux  rêveries  toutes 
modernes  d'une  philosophie  en  décadence.  » 

Après  l'éloge  des  travaux  de  MM.  Hauvette-Besnault.  Senart  et  de  plusieurs 
indianistes,  M.  Renan  consacre  encore  quelques  mots  à  la  polémique  soulevée 
par  M.  de  Harlez  contre  M.  J.  Darmesteter.  «  M.  de  Harlez,  dit-il,  continue  ses 
recherches  sur  l'Avesta,  auxquelles  il  donne  souvent  le  tour  de  la  polémique. 
Il  devient  très  difficile  de  suivre  le  débat.  D'excellents  juges  avaient  cru  que 
M.  de  Harlez  voulait  dire  que  les  mythes  védiques  n'ont  point  eu  en  Éran  leur 
signification  originaire,  qu'ils  y  ont  été  introduits  et  n'y  ont  qu'un  rôle  accessoire. 
Il  paraît  que  telle  n'est  point  la  pensée  de  M.  de  Harlez.  «  Bien  loin  d'expliquer 
«  les  affinités  organiques  par  des  emprunts  extérieurs  et  en  quelques  sorte  lit- 
ce  téraires,  m'écrit-t-ii,  j'affirme  partout  que  les  mythes  aryaques  ont  eu  en  Éran 
«  leur  pleine  signification,  qu'ils  font  partie  intégrante  de  la  religion  avestique, 
«  mais  qu'ils  ont  subi  une  transformation  radicale  sous  l'influence  de  doctrines 
«  empruntées  à  des  peuples  étrangers,  ce  que  M.  Darmesteter  nie  complètement. 
«  M.  Darmesteter  ne  veut  admettre  aucune  réforme,  aucun  changement  de  reli- 
ef gion.  aucune  influence  externe.  Tout  est  pour  lui  développement  naturel  des 
«  mythes  et  croyances  aryaques.  »  Si  le  champ  du  débat  est  si  restreint, 
quelques  pages  suffiront  aux  savants  adversaires,  je  ne  dis  pas  pour  s'entendre, 
mais  pour  poser  leur  dissentiment  en  termes  clairs.  » 

M.  Renan  résume  les  travaux  relatifs  à  l'Egypte  et  exprime  l'embarras  du 
monde  savant  devant  les  dissidences  des  assyriologues.  «  Vos  séances,  dit-il, 
ont  été  remplies  par  les  débats  que  soulèvent  les  doutes  énormes  qui  planent 
encore  sur  certaines  parties  de  l'assyriologie.  Votre  journal  contient  l'écho  de 
ces  controverses  auxquelles  ont  pris  part  MM.  Oppert,  Halévy,  Guyard,  Pognon. 
Ce  n'est  que  par  une  méthode  analytique  des  plus  rigoureuses  qu'on  parviendra 
à  sortir  de  ces  embarras.  La  question  n'est  pas  résolue  parce  qu'on  a  appelé 
l'accadien,  «  l'hiératique.  »  Comme  l'a  très  bien  dit  M.  Barbier  de  Meynard, 
«  il  est  grand  temps  de  livrer  au  monde  savant  le  mot  de  l'énigme,  si  l'on  veut 
préserver  ces  belles  et  fécondes  études  assyriennes  du  scepticisme  et  même  du 
discrédit  qui  finiraient  par  les  atteindre.  » 

On  ne  s'étonnera  pas  de  voir  M.  Renan  consacrer  plusieurs  pages  de  son  rap- 
port à  l'apparition  du  premier  fascicule  du  Corpus  inscriptionum  semiticarum. 
Il  indique  unn  partie  des  difficultés  qu'ont  eues  à  combattre  les  directeurs  de  cette 
grande  entreprise.  Sur  le  terrain  de  l'Ancien  Testament  M.  Renan  relève  la 
brochure  de  M.  J.    Darmesteter  sur  Y  Histoire  du  peuple  juif  dont  il  loue  la 


CHRONIQUE  389 

chaleur  et  l'élévation,  les  travaux  de  M.  J.  DerenLourg  sur  Job  et  l'Ecclésiaste 
publiés  par  la  Revue  des  études  jnir.cs,  l'analyse  que  nous  avons  donnée  ici 
même  d'une  partie  de  la  Geschichte  Israëls  de  M.  Wellhausen.  Le  curieux 
ouvrage  de  M.  Wogue  (cf.  Bulletin  du  judaïsme  dans  le  présent  numéro)  sur 
VHistoire  de  la  Bible  est  apprécié  en  ces  mots  :  «  Le  savant  Israélite  y  appren- 
dra peu  de  chose,  mais  l'hébraïsant  non  Juif  y  prendra  une  idée  de  la  manière 
dont  l'exégèse  biblique  est  entendue  dans  le  judaïsme  moderne  et  cela  est  aussi  un 
fait  utile  à  connaître.  » 

En  terminant,  M.  Renan  signale  un  inconvénient  de  nos  habitudes  de  publi- 
cité, contre  lequel  il  serait  grand  temps  de  réagir.  «  Ce  vaste  ensemble  de 
recherches,  remarque-t-il,  apparaîtrait  comme  plus  grand  encore,  s'il  était 
moins  dispersé,  si  le  nombre  des  recueils  où  se  publient  des  mémoires  scienti- 
fiques était  moins  considérable.  Certes,  il  est  bon  que  les  moyens  de  publicité 
scientifique  soient  variés  et  faciles.  La  trop  grande  dispersion,  cependant,  a 
bien  aussi  ses  inconvénients.  Comment  exiger  des  savants  d'être  abonnés  à  des 
dizaines  de  recueils,  qui  souvent  n'ont  qu'un  rapport  indirect  avec  leurs  études? 
Que  de  bons  travaux  se  perdent  ainsi  !  J'ai  là  sous  la-main  un  excellent  travail 
de  Clermont-Ganneau  imprimé  dans  une  revue  d'instruction  publique  qui  pro- 
bablement n'a  pas  deux  abonnés  parmi  les  philologues.  J'ai  imprimé  en  1853  un 
petit  mémoire  sur  l'onomastique  arabe  du  Hauran,  que  je  m'étonnais  un  peu  de 
ne  voir  jamais  cité  par  tant  de  personnes  soigneuses  qui  ont  depuis  touché  le 
même  sujet;  eh  bien  !  elles  n'avaient  pas  tout  à  fait  tort.  J'ai  découvert,  il  y  a 
quelques  semaines,  que  le  numéro  du  recueil  où  avait  paru  cette  note  n'a  jamais 
été  distribué.  De  tels  inconvénients  seront  évités  si  le  travail  de  la  philologie 
orientale  se  concentre  dans  quelques  recueils  connus  et  revêtus  de  la  sanction 
des  vrais  savants.  Des  sociétés  comme  la  vôtre  ont  pour  devoir  de  conserver  à 
ces  délicates  études  le  caractère  de  spécialité  qui  leur  convient  et  de  prévenir  le 
public  contre  des  travaux  hâtifs  et  sans  solidité.  »  Nous  approuvons  pleinement 
ces  réflexions,  et  il  y  a  certainement  la  marque  de  quelque  indicipline  de  l'esprit 
scientifique  dans  la  dispersion  vraiment  inquiétante  de  travaux  qu'on  ne  devrait 
chercher  qu'à  cinqou  six  endroits  bien  connus.  Quel  est  le  moyen  de  remédier  à  cet 
inconvénient  qui  dérobe  constamment  la  connaissance  de  travaux  précieux  à  ceux 
qui  devraient  en  être  prévenus  tout  d'abord?  D'une  part,  nous  engageons  les 
spécialistes  à  se  donner  la  peine  de  signaler  les  travaux  qu'ils  sont  amenés  à 
publier  clans  des  recueils  d'un  caractère  encyclopédique  ou  varié  et  à  en  faire 
passer  l'analyse  à  des  recueils  qui,  comme  le  nôtre,  cherchent  à  renseigner  le 
plus  complètement  possible  leurs  lecteurs  sur  ce  qui  se  produit  en  un  des 
champs  de  la  recherche  historique  et  critique  ;  nous  nous  empresserions,  pour 
notre  part,  de  donner  à  ces  indications,  utiles  aux  travailleurs,  le  concours  de 
notre  publicité  spéciale.  D'autre  part,  il  est  à  désirer  qne  les  recueils  consacrés 
à  l'érudition  destinent  une  partie  de  leurs  colonnes  à  une  rubrique  de  rensei- 
gnements. C'est  le  système  qu'on!  adopté  plusieurs  revues,  que  pratique  tout 
particulièrement  la  Bévue  historique  avec  une  conscience  et  une  abondance 
vraiment  extraordinaires,  et  que  nous  appliquons,  à  notre  tour,  d'une  façon  plus 
restreinte.  En  engageant  ainsi  soit  les  écrivains  soit  les  rédactions  à  centraliser 
les  renseignements  portant  sur  les  branches   d'études  qui  leur  sont  propres, 


390  CHRONIQUE 

nous  pallierons  en  quelque  mesure  un  inconvénient  qui  semble  de  jour  en 
jour  prendre  de  plus  grandes  proportions.  Ajoutons  en  terminant —  et  ce  n'est  que 
justice  — que  M.Renan  en  remplissant  d'une  façon  aussi  large  qu'il  le  fait,  son 
programme  de  rapporteur  des  travaux  de  ia  Société  asiatique,  constitue  un 
répertoire  infiniment  précieux  du  mouvement  des  études  orientales  en  France 
et  réagit  ainsi,  dans  la  mesure  de  ses  moyens,  contre  le  défaut  dont  il  a  cent 
fois  raison  de  se  plaindre. 

—  Dans  le  numéro  d'avril-mai- juin  du  Journal  asiatique,  M.  J.Darmesteter 
a  commencé  une  série  d'études  intitulées.  Observations  sur  le  Yendidâd  où  il 
revient  sur  quelques-uns  des  passages  de  sa  traduction  du  Vendidâd  dans  la 
collection  des  Sacred  books  ofthe  East  (vol.  IV)  qui  ont  provoqué  des  observa- 
tions critiques,  principalement  de  la  part  de  M.  de  Harlez.  Nous  ne  saurions  le 
suivre  dans  un  détail  qui  intéresse  seuls  les  philologues:  nous  devons  toutefois 
signaler  celles  de  ses  observations  qui  sont  d'une  portée  plus  générale.  «  En 
général,  dit  notre  savant  collaborateur  dans  cette  langue  élégante  et  sûre  qui  le 
distingue,  quand  le  critique  est  en  présence  d'une  traduction  réellement  nouvelle 
d'un  de  ces  vieux  livres  orientaux  qui  sont  doublement  obscurs,  de  forme  et  de 
fond,  c'est-à-dire  par  la  langue  et  par  la  nature  des  idées  si  éloignées  des  nôtres, 
la  première  question  qu'il  doit  se  poser  est  celle-ci  :  l'ensemble  du  texte  traduit 
prend-il  sous  la  plume  du  nouveau  traducteur  une  physionomie  nouvelle,  plus 
claire  et  plus  réelle?  Le  lecteur  se  sent-il  rapproché  de  la  pensée  de  l'original? 
Les  traits  généraux  se  dessinent-ils  d'une  façon  plus  nette  et  plus  saisissable? 
De  tous  les  livres  orientaux  que  je  connais,  c'est  pour  le  Vendidâd  (et  les  Gathâs) 
que  cette  question  se  pose  de  la  façon  la  plus  impérieuse.  Ce  que  l'on  a  toujours 
reproché  aux  traductions  du  Vendidâd,  c'est  le  vague  de  l'expression  et  l'incohé- 
rence des  idées.  Ces  défauts  qui,  à  la  rigueur,  peuvent  être  imputables  à  l'ori- 
ginal, quand  il  s'agit  d'idées  morales  et  métaphysiques  (comme  peut-être  dans  les 
Gathâs)  doivent  tenir  dans  le  Vendidâd  à  l'insuffisance  de  la  traduction  avant 
tout,  car  là  il  ne  s'agit  pas  de  divagations  morales,  d'élans  lyriques,  d'effu- 
sions religieuses;  il  s'agit  avant  tout  de  prescriptions  matérielles,  de  lois,  de 
rituels,  et  les  auteurs  de  ce  texte  devaient  certainement  savoir  ce  qu'ils  prescri- 
vaient et  attacher  un  sens  précis  à  leurs  prescriptions.  Il  se  peut  sans  doute  que 
ces  textes  ne  soient  faits  que  de  fragments  jetés  ensemble  pêle-mêle;  mais,  dans 
ce  cas  même,  ces  fragments,  pris  chacun  à  part,  doivent  conserver  leur  sens 
précis.  Si  la  tâche  du  traducteur  en  devient  plus  difficile  et  plus  délicate,  le 
besoin  de  netteté  et  de  précision  n'en  devient  aussi  que  plus  grand.  Il  est  sans 
doute  permis  au  traducteur  de  se  tromper;  mais  il  faut  que  sa  traduction,  juste 
ou  fausse,  donnée  avec  confiance  ou  avec  doute,  présente  une  idée  arrêtée  et 
saisissable  à  laquelle  le  lecteur  puisse  se  prendre,  parce  que  le  texte  lui-même 
doit  a  priori  cacher  une  idée  arrêtée  et  saisissable;  il  faut  qu'il  n'établisse  pas 
une  liaison  artificielle  entre  des  passages  indépendants  et  surtout,  car  c'est  lace 
que  l'on  a  trop  fait  jusqu'ici,  qu'il  n'émiette  pas  en  fragments  des  passages 
dont  il  ne  voit  pas  la  liaison  ;  qu'il  ne  réduise  pas  en  une  divagation  sans  suite, 
sans  sens  et  sans  cohérence,  des  morceaux  dont  l'unité  est  absolue,  et  il  faut  que 
partout  enfin  le  lecteur  sache,  sinon  ce  que  le  texte  signifie,  du  moins  ce  que  le 
traducteur  lui  fait  signifier.  »  Il  appert  clairement  de  la  discussion  de  détail  qui 


CHRONIQUE  391 

suit  que  M.  de  Ilarlez  a  trop  fréquemment  perdu  de  vue  ces  conditions  préli- 
minaires d'une  critique  vraiment  fructueuse. 

Celte  tâche  achevée,  M.  J.  Darmesteter  revient  sur  quelques-uns  des  points 
touches  par  M.  de  gariez  dans  sa  précédente  critique  du  livre  intitulé  :  Ormazd 
et  Ahriman.  «  Je  n'entrerai  point,  dit-il,  dans  le  fond  du  déhat  ;  la  chose  est 
inutile.  Les  lecteurs  qui  ont  en  main  mon  livre  et  la  réfutation  de  M.  de  Ilarlez, 
ont  reconnu  que  cette  réfutation  porte  sur  un  livre  que  je  n'ai  pas  écrit,  et  que 
mon  savant  critique  «  ne  s'est  pas  bien  rendu  compte  de  la  thèse  qu'il  combat.  » 
Voici  en  quelques  mots  l'objet,  la  méthode  et  les  conclusions  du  travail  réfuté  par 
M.  de  Mariez:  Objet:  faire  l'histoire  d'Ormazd  et  d'Ahriman  depuis  les  origines 
jusqu'à  nos  jours,  c'est-à-dire  comment  s'est  formé  le  dualisme.  —  Méthode: 
partir  du  fait  moderne,  le  seul  sûrement  constaté,  et  remonter  de  là,  de  proche 
en  proche,  à  l'aide  de  la  tradition  moderne,  des  textes  parsis  du  moyen  âge, 
des  textes  de  l'Avesta,  jusqu'à  la  forme  la  plus  ancienne  que  l'on  puisse  atteindre 
sur  le  terrain  purement  mazdéen;  arrivé  là,  interroger  la  religion  védique,  et, 
selon  les  cas,  établir,  soit  que  le  fait  mazdéen  que  l'on  considère  est  purement 
mazdéen,  ou  bien  qu'il  est  ou  a  été  indo-iranien,  et  déterminer  par  la  compa- 
raison la  forme  commune  plus  ancienne  d'où  le  fait  mazdéen  et  le  fait  védique 
dérivent. —  Conclusions:  Ormazd  est  indo-iranien  ;  c'est  la  forme  mazdéenne 
du  Dieu  nommé  Varuna  en  Inde,  Zeusen  Grèce,  Jupiter  en  Italie;  il  dérive  sans 
solution  de  continuité  du  dieu  suprême  des  Indo-Européens,  le  Dieu  du  ciel. — 
Ahriman  n'est  pas  indo-européen;  il  n'est  pas  indo-iranien;  c'est  une  création 
purement  iranienne.  Il  n'est  point  la  transformation  de  tel  être  mythique  déter- 
miné et  préexistant;  c'est  une  création  nouvelle  et  complexe.  D'un  côté  il  est  le 
légataire  universel  des  anciens  démons  orageux,  et  une  moitié  de  lui-même  est 
la  condensation  de  leurs  exploits  ;  d'autre  part,  il  est  le  contre-pied  d'Ormazd,  le 
contre-créateur,  et  une  moitié  de  lui-même  est  la  projection  inverse  d'Ormazd. 
—  Au  dessus  de  ces  deux  forces,  la  religion  savante  établit  un  principe  suprême 
d'où  elles  émaneront  l'une  et  l'autre  :  temps,  destin,  lumière,  espace,  toutes 
qualités  tirées  par  abstraction  du  Dieu-Ciel,  de  la  forme  primitive  d'Ormazd.  » 

Voici  enfin  comment  M.  J.  Darmesteter  définit  les  deux  écoles  rivales  qui  se 
disputent  en  ce  moment  le  champ  des  études  zendes  :  l'école  védisante  et  l'école 
traditionnaliste  :  a  La  première,  frappée  surLout  des  rapports  indéniables  que 
présentent  l'Avesta  et  le  Véda,  explique  l'Avesta  par  le  Véda,  transporte  le  Véda, 
langue  et  idées»,  au  sein  de  l'Avesta.  L'école  traditionnaliste  pense  qu'il  faut 
expliquer  l'Avesta  par  lui-même  et  que  la  tradition  ininterrompue,  transmise  du 
temps  des  Sassanides  à  nos  jours,  est  le  seul  guide  qui  puisse  nous  conduire 
sûrement  à  la  connaissance  réelle  de  la  langue  et  des  idées  de  l'Avesta.  Les 
traductions  et  les  interprétations  historiques  sorties  de  ces  deux  méthodes  se 
ressemblent,  on  le  sait,  comme  la  nuit  et  le  jour.  J'ai  essayé  ailleurs  de  montrer 
que  l'antinomie  des  deux  méthodes  est  plus  apparente  que  réelle,  qu'elle  tient 
à  ce  que  l'on  n'a  pas  marqué  assez  nettement  le  champ  d'action  de  chacune  : 
qu'elles  sont  faites,  non  pour  se  combattre,  mais  pour  se  compléter,  étant  des- 
tinées à  nous  renseigner  sur  deux  ordres  de  faits  différents  et  indépendants..  . 
Védas  et  traditions  ne  peuvent  conduire  a  des  résultats  contradictoires  si  on  les 
interroge  chacun  sur  ce  qu'ils  savent,  les  Védas  sur  le  passé  le  plus  ancien 


392  CHRONIQUE 

des  idées  avestéennes,  la  tradition  sur  son  présent.  Les  deux  méthodes  sont 
également  légitimes  l'une  et  l'autre,  à  leur  heure  et  à  leur  place...  Les  Védas, 
interrogés  tout  d'abord,  ne  donneront  aucun  témoignage  valable  ;  car  rien  ne 
prouve  que  les  mots  et  les  dieux  communs  aux  deux  livres  aient  conservé  le 
même  sens  des  deux  parts  ;  les  Védas,  en  général,  ne  pouront  servir  à  faire 
découvrir  les  faits  avestéens,  mais  seulement  à  les  expliquer,  une  fois  établis 
par  la  tradition.  La  première  méthode  fait  connaître  les  idées  iraniennes,  et  la 
seconde  les  fait  comprendre,  celle-là  doit  donc  avoir  le  premier  mot,  et  celle-ci 
le  dernier.  Elles  se  complètent,  l'une  recevant  les  matériaux  de  l'autre  pour  les 
lui  rendre  élaborés  et  coordonnés,  et  il  est  aussi  impossible  de  connaître  l'Avesta 
sans  l'une  que  de  le  comprendre  sans  l'autre...  —  Cette  méthode,  ajoute 
M.  Darmesteter,  a  reçu  l'approbation  de  représentants  des  deux  écoles,  parce 
que  je  faisais  leur  part  à  l'une  et  à  l'autre,  suivant  l'école  traditionnaliste  pour 
établir  le  sens  actuel  et  passant  de  là  à  l'école  védique  pour  établir  le  sens 
antérieur  et  retrouver  les  éléments  de  la  formation.  Je  dois  dire  que  l'approbation 
qui  me  fut  la  plus  précieuse  fut  celle  du  chef  respecté  de  l'école  traditionnelle, 
M.  Spiegel.  M.  Spiegel  a  toujours  eu  trop  de  bon  sens  et  d'esprit  scienti- 
fique pour  contester  l'insuffisance  de  la  tradition  parsie  quand  il  s'agit  de  faire 
l'histoire  de  la  formation  des  idées  zoroastriennes.  S'il  s'est  surtout  servi 
delà  tradition, c'est  que  son  objet  spécial  était  d'établir  les  faits  présents,  la  sta- 
tique du  mazdéisme;  cette  œuvre  accomplie,  pour  remonter  plus  hautetpasser 
à  la  dynamique  du  mazdéisme,  il  faut  un  auxiliaire  nouveau,  et  nul  secours  n'est 
plus  puissant  que  le  Yéda  consulté  avec  prudence.  » 

—  Notre  collaborateur  M.  J.  Halévy,  a  fait  à  la  séance  générale  de  la  Société 
asiatique  (29juin)  une  intéressante  communication,  dontplusieurs  points  doivent, 
être  signalés  à  nos  lecteurs.  A  propos  de  l'étymologie  du  nom  de  la  source  de 
Siloé  ou  Siloam,  qui  est  fort  obscure,  il  est  amené  par  une  déduction  ingé- 
nieuse, bien  qu'un  peu  subtile,  à  conjecturer  que  le  nom  d'Astarté  a  été  appliqué 
à  cette  localité  dès  l'époque  préisraélitique.  Il  pense  aussi  que  la  célèbre  pierre 
dont  l'empereur  Elagabale  s'est  constitué  le  prêtre  était  primitivement  le  symbole 
de  Hadad,  le  dieu  syrien  par  excellence.  Ce  qui  est  particulièrement  important, 
c'est  le  doute  jeté  par  M.  Halévy  sur  l'étymologie  généralement  admise  du  terme 
de  bétyles.  «  Les  bétyles  (BatxuWa,  BaÎT-j^o?),  dit-il, constituaient  une  autre  espèce 
de  pierres  adorées  en  Syrie  :  c'étaient  des  aérolithes,  de  forme  ronde,  de  couleur 
blanchâtre  et  ressemblant  au  porphyre...  (Damoscius).  Cette  description  suffit 
pour  montier  combien  _se  trompent  ceux  qui  font  de  la  pierre  d'Emèse  un  bétyle, 
attendu  que  cette  pierre  était  noire  et  de  forme  conique.  La  même  raison  nous 
défend  également  de  voir  des  bétyles  dans  certaines  stèles  de  Carthage  sur 
lesquelles  on  lit  les  mots  neçib  meiek  ba'ul.  Dans  la  mythologie  phénicienne 
Bétylos  a  trois  frères  :  Ilos-Cronos,  Dagon  et  Atlas,  tous  enfants  de  Ouranos 
et  de  Gè.  Quand  on  considère  qu'aucun  dieu  sémitique  ancien  ne  porte  un  nom 
composé  avec  él,  on  arrive  à  la  conviction  que  l'identification  usuelle  de  Bétyle 
avec  bêth-él,  «  maison  de  dieu,  »  est  tout  à  fait  inadmissible.  La  constance  de 
la  voyelle  u,  y,  dans  la  forme  gréco-latine  de  ce  nom,  plaide  aussi  contre  cette 
identification.  Au  point  de  vue  sémitique,  on  peut  songer  tout  au  plus  kbethoul, 
«  jeune  homme,  »  forme  masculine  de  bethoulâh  «  jeune  fille,  vierge,  »  qu'on  ne 


CHRONIQUE  ,  393 

constatejusqu'à  présent  qu'en  assyrien  (batidi  u  batulal);  mais  l'origine  sémi- 
tique de  ce  nom  est  en  elle-même  très  incertaine,  vu  que  Philon  de  Byblos 
mêle  souvent  des  noms  grecs  à  des  noms  sémitiques  dans  la  même  énumération. 
Le  bétyle  le  plus  célèbre  était  celui  qu'on  adorait  dans  le  temple  d'Astarté  à 
Tyr,  il  avait  la  forme  ronde  d'un  astre  et  l'on  en  attribuait  la  découverte  à  la 
grande  déesse  elle-même.  Ces  pierres  tombées  du  ciel  étaient  naturellement 
censées  fabriquées  par  le  dieu  suprême  du  ciel  Ouranos,  c'est-à-dire  baal 
Samim,  et,  comme  d'après  la  croyance  générale  de  l'antiquité,  le  feu  avait  son 
origine  dans  le  ciel,  on  considérait  les  aérolithes  comme  étant  doués  d'une 
portion  extraordinaire  de  l'élément  igné,  ou,  ce  qui  était  alors  la  même  chose, 
d'une  grande  chaleur  vitale,  d'une  vie  réelle.  Voilà  pourquoi  on  les  appelait  : 
«  pierres  douées  de  vie,  »  (Xidoc  ipl-jyoi) .  Nous  savons  par  Pline  que  les 
silex,  qui  produisaient  plus  rapidement  l'étincelle,  étaient  appelés  «  pierres 
vivantes  »  [lapides  et»*)  :  de  là  à  faire  du  silex  un  dieu,  il  n'y  avait  qu'un 
pas,  et  ce  pas  a  été  franchi  par  les  Romains.  On  voit  maintenant  que  quand, 
d'après  la  légende  grecque,  Cronos  avale  un  bétyle  à  la  place  de  Zeus,  le  dieu 
destructeur  n'a  pas  beaucoup  perdu  par  cette  substitution,  car  Bétylos  est  aussi 
un  grand  dieu  et  en  même  temps  son  frère  germain.  C'est  là  un  cas  remarquable 
où  une  légende  grecque  reçoit  son  explication  naturelle  par  le  rapprochement 
d'un  mythe  phénicien.  » 

—  Les  tomes  II  et  III  des  Annales  du  Musée  Guimet  viennent  de  paraître  à  Ja 
librairie  Ernest  Leroux.  Le  tome  II  contient  les  travaux  suivants:  F.  Max 
Mùller,  anciens  textes  sanscrits  découverts  au  Japon,  traduction  de  L.  de  Mil- 
loué. —  Ymaïzoumi,  O-mi-to-king,  ou  Souhhavàti-Vyouha-Soutra  traduit  du 
chinois.  —  Paul  Regnaud,  la  métrique  de  Bharata,  texte  sanscrit  de  deux 
chapitres  du  Natya-Çastra,  publié  pour  la  première  fois  et  suivi  d'une  interpré- 
tation française.  —  Léon  Feer,  analyse  du  Ivandjour  et  du  Tandjour,  recueil  des 
livres  sacrés  du  Tibet  par  Alexandre  Csoma  de  Kôrôs,  traduite  de  l'anglais  et 
augmentée  de  diverses  additions  et  remarques.  —  Le  tome  III  renferme  le  Boud- 
dhisme au  Tibet  de  E.  de  Schlagintweit,  traduction  de  M.  L.  de  Milloué.  Les 
volumes  suivants  contiendront  des  travaux  de  MM.  Lefébure,  Cliabas,  Colson, 
Paul  Regnaud,  des  traductions  de  monographies  écrites  en  langues  étrangères  ej_ 
qui  ne  sont  pas  généralement  accessibles  chez  nous,  des  extraits  du  Kandjour 
traduits  du  tibétain  par  M.  Léon  Feer  et  le  Lalita-Vistara,  traduit  du  sanscrit 
par  M.  Ph.  E.  Foucaux. 

—  La  librairie  Fischbacher  amis  en  vente  dans  les  premiers  jours  de  novembre 
l'Histoire  comparée  des  anciennes  religions  de  l'Egypte  et  des  peuples  sémi- 
tiques par  C.-P.  Tiele,  professeur  d'histoire  des  religions  à  l'Université  de 
Leyde,  traduite  du  hollandais  par  G.  Collins,  pasteur  de  l'Église  réformée 
wallonne  de  Rotterdam,  et  précédée  d'une  préface  par  A.  Réville,  professeur 
d'histoire  des  religions  au  collège  de  France.  1  vol.  gr.  in-8°,  de  XVI  et 
510  pages.  Cette  publication,  dont  nous  avons  déjà  entretenu  nos  lecteurs,  était 
attendue  avec  quelque  impatience  du  monde  savant.  Elle  comble  en  effet  une 
lacune.  M.  Réville  dans  une  préface  pleine  de  fermeté  et  de  raison  a  établi  cette 
utilité,  qu'aucun  spécialiste  ne  sera  tenté  de  récuser.  L'ouvrage  comprend  trois 


394  CHRONIQUE 

parties  principales,  l'histoire  de  la  religion  de  l'Egypte,  la  religion  de  Babylone 
et  de  l'Assyrie,  la  religion  des  Phéniciens  et  celle  des  Israélites. 

—  La  librairie  Ernest  Leroux  met  en  souscription  un  ouvrage  de  mythographie 
populaire  qui  s'annonce  comme  devant  être  du  plus  grand  intérêt,  la  Littérature 
populaire,  traditions  et  mythologie  du  Nivernais,  contes,  chansons,  légendes, 
coutumes,  superstitions,  croyances  médicales,  prières,  incantations,  dictons, 
sobriquets,  énigmes  populaires,  recueillis  et  annotés  par  Achille  Millien.  Cet 
ouvrage,  dont  nous  espérons  pouvoir  donner  d'avance  un  avant-goût  à  nos  lecteurs 
par  la  publication  de  quelques  morceaux  choisis,  formera  5  volumes  grand 
in-8°,  imprimés  avec  grand  luxe  et  contenant,  outre  de  nombreux  airs  de 
musique,  15  gravures  à  l'eau-forte.  Nous  extrayons  du  prospectus  les  lignes 
suivantes:  «  Longtemps  négligée  chez  nous,  malgré  l'exemple  que  nous  don- 
naient les  peuples  voisins,  l'étude  de  la  littérature  et  des  traditions  populaires, 
inaugurée  pourtant  par  quelques  esprits  distingués,  a  fait  en  France  depuis  dix 
ans  de  rapides  progrès  et,  comme  pour  réparer  le  temps  perdu,  de  savants 
investigateurs  recueillent,  sur  les  divers  points  du  territoire,  les  contes,  les 
chansons,  les  formules  de  tout  genre  que  n'a  pas  encore  emportés  le  ilôt  mon- 
tant de  notre  civilisation.  Travail  difficile,  qui  exige  autant  de  savoir  que  de 
patience  et  de  longueur  de  temps,  et  que  peut  surtout  mener  à  bonne  fin  un 
collecteur  né  dans  le  pays  qu'il  explore,  vivant  au  milieu  des  habitants  qu'il 
interroge,  connu  d'eux  et  les  connaissant  bien,  et  sachant  ainsi  se  faire  révéler 
des  curiosités  que  la  défiance  instinctive  du  villageois  tiendrait  obstinément 
voilées  pour  un  étranger.  C'est  dans  ces  conditions  que  M.  Achille  Millien,  avec 
un  zèle  que  rien  n'a  rebuté  pendant  bien  des  années  de  recherches  souvent 
ardues  et  fatigantes,  a  pu  réunir  une  collection  de  documents  du  plus  haut 
intérêt,  présentant,  dans  un  ensemble  aussi  complet  que  possible,  la  littérature 
orale  de  l'ancienne  province  du  Nivernais.  Personne  encore,  à  notre  connais- 
sance, n'a  offert  au  public  une  semblable  collection.  —  Nous  voudrions  faire 
pour  chacune  de  nos  provinces  ce  que  nous  faisons  aujourd'hui  pour  le  Niver- 
nais. Si  la  présente  publication  reçoit  des  savants  et  des  bibliophiles  l'accueil 
sur  lequel  nous  nous  croyons  en  droit  de  compter,  elle  inaugurera  une  série 
de  pnblications  analogues  qui  constitueront  le  grand  recueil  de  la  littérature 
populaire  de  France.  » 

Angleterre.  —  L'ouvrage  de  Réginald  Scotsur  la  sorcellerie  (Thediscoverie 
ofWitchraft),  publié  en  1584,  est  un  des  livres  les  plus  curieux  du  xvie  siècle. 
En  avance  d'un  siècle  sur  les  idées  de  son  temps  (Scot  prouve  qu'il  n'y  a  pas 
de  sorciers  à  l'époque  où  on  en  brûlait  par  fournées),  il  a  pour  nous  l'immense 
intérêt  de  nous  faire  connaître  les  croyances  de  l'époque  et,  en  particulier,  de 
nous  donner  le  meilleur  commentaire  des  pièces  de  sorcellerie,  si  nombreuses 
dans  la  littérature  du  temps.  Shakespeare,  entre  autres,  avait  étudié  avec  soin 
le  livre  de  Scot  et  s'en  est  souvenu  en  écrivant  Macbeth  :  la  sorcière  de  Middle- 
ton  lui  doit  aussi  beaucoup.  Le  livre  de  Scot  eut  le  privilège  d'exciter  les  co- 
lères du  roi  Jacques,  grand  docteur  en  fait  de  sorcellerie  et  grand  brûleur  de 
sorciers,  qui  écrivit  une  réfutation  en  règle  «  de  cet  Anglais  qui  ne  rougissait 
pas  de  nier  l'existence  de  la  sorcellerie,  reprenant  ainsi  l'erreur  des  sadducéens 
qui  niaient  les  esprits  »  (Demonology,  1603).  Une  autre  réfutation  plus  subs- 


CIIRQNIQUE  395 

tantielle  et  plus  convaincante  consistai  faire  brûler  le  livre  de  Scot,  dont  la 
premièrcéditionest  par  cela  devenue  d'une  très  grande  rareté.  Aussi  les  amis  delà 
littérature  anglaise  de  la  Renaissance  seront  heureux  d'apprendre  que  M.  Ni- 
cliolson,  de  la  Neio  Shakspere  society,  entreprend  une  réimpression  du  livre  de 
Scot,  avec  les  additions  insérées  dans  les  éditions  de  1665et  1695  (un  volume  de 
570  pages  sur  papier  glacé).  L'impression  commencera  quand  l'auteur  aura  100 
souscriptions.  Le    prix  est  de  2  guinécs  (52  francs).  (R.  C.) 

Italie.  —  M.  Emile  Comba,  professeur  d'histoire  au  collège  vaudois  de 
Florence,  vient  de  publier  le  premier  volume  d'une  Histoire  de  la  Réforme  en 
Italie  {Storia  délia  Riforma  in  Italia  narrata  col  sussidio  di  nuovi  docu- 
menti.  In-8°,  558  p.  Florence).  Le  premier  volume  contient  cinq  chapitres  : 
dans  le  premier,  l'auteur  décrit  l'Église  romaine  primitive;  dans  le  deuxième,  le 
progrès  de  la  domination  spirituelle,  l'origine  du  pouvoir  temporel,  le  relâche- 
ment des  mœurs;  dans  le  troisième  les  premières  insurrections  (Arnaud  de 
Brescia,  Gibelins,  Patarins,  Vaudois,  etc.);  dans  le  quatrième  la  Renaissance 
et  ses  deux  périodes  :  le  doute  et  l'incrédulité  ;  dans  le  cinquième,  les  réformes 
(Huss,  Jérôme  de  Prague,  Savonarole). 

Portugal.  —  M.  Z.  Consiglieri-Pedroso  va  prochainement  publier  le  fasci- 
cule VII  de  ses  Contribuiçôes  para  una  mythologia populas  portuguesa;  ce  fas- 
cicule, consacré  au  loup-garou  dans  les  croyances  populaires  du  Portugal,  aura 
un  intérêt  particulier.  L'auteur  élargit  en  même  temps  le  cadre  de  cette  publi- 
cation qui  a  déjà  su  se  faire  connaître  et  apprécier  de  tous  ceux  qui,  en  Europe, 
s'occupent  de  folk-lore,  et  il  en  change  le  titre.  Les  prochains  éahiers  seront  inti- 
tulés :  Tradiçôes. populares  portuguisos,  contribuiçôes  para  a  ethnographia 
de  Portugal  :  contos,  mythologia,  cantos,  resos,  costumes,  superstiçôes,  etc., 
de  nosso  povo. 


BIBLIOGRAPHIE 


GÉNÉRALITÉS  ET  DIVERS. 

F.  Delitzsch.  —  Wo  lag  das  Paradies?  Einbiblische-assyriologiscbe  Studio 
mit  zahlreichen  assyriol.  Beitrsegen  u.  s.  av.  Leipzig,  Hinrichs,  1881  (xi- 
346  p.  8).  20m. 

P.  Haupt.  —  Der  Keilinscbriftliche  Sintfluthbericht.  Eine  épisode  d.  Ba- 
bylon.  Nimrod  epos.  Habilitations-Vorlesung.  Leipzig,  Hinrichs,  1881  (vi- 
30p.  8).  2  m. 

Corpus  inscriptionum  semiticarum  ab  acaderaia  inscriptionum  et  litterarum 
bumanarum  conditum  atque  digestum.  Pars  prima,  Inscriptiones  phaenicias  con- 
tinens.  Tomus  I,  fasciculus  primus  et  tabulée  1-14.  Paris,  Klineksieck,  1881 
(xvi-116  p.  4). 

P.  Le  Page  Renoit.  —  Vorlesungen  ueber  Ursprung  und  Entwickebing 
der  Religions  der  alten  iEgypten.  Autoris.  Uebersetzung.  Leipzig,  Hinrichs, 
1881  (vn-240  p.  8).  5  m. 

K.  Piehl.  —  Petites  études  égyptologiques,  Stockholm,  Loostrœm.  1881 
(63  p.  8).  10  kr. 

L.  de  Rosny.  —  La  religion  des  Japonais  :  quelques  renseignements  sur  le 
sintauïsme.  Paris,  Imp.  nationale,  1881  (16  p.  8). 

E.  V.  Hartmann. —  Das  religiœse  Bewusstsein  der  Menschheit  in  Stufengang 
seiner  Entwickelung.  Berlin,  C.  Duncker,   1882  (xu-627  p.  8).  10  m. 

C.  P.  Tiele.  —  Histoire  comparée  des  anciennes  religions  de  l'Egypte  et  des 
peuples  sémitiques,  traduit  du  hollandais  par  Collins,  avec  préface  par  Réville. 
Paris,  G.  Fischbacher.  1882  (xv-510  p.  8).  12  fr. 

S.  Bugge.  —  Studien  uber  die  Entstehung  der  Nordischen  Gœtter  und  Hel- 
densagen.  Part  I.  New- York,  in-8. 

Major  Osman-Bey.  —  Les  imans  et  les  derviches.  Pratiques,  superstitions 
et  mœurs  des  Turcs.  Paris,  in-12.  3  fr. 


BIBLIOGRAPHIE  397 


JUDAÏSME 


H.  Skieenberger.  — Der  biblische  Schœpfungsbericht  ausgelegt.  Freising, 
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A.  Wunsche.  —  Bibliotheca  rabbinica.  10  u.  11  Liefg.  Der  Midrasch 
Bereschit  Rabba  (Schluss)  Leipzig,  0.  Schulze,  1881  (vin  u.  p.  433-587,  8), 
chaque  livraison.  2  m. 

E.  Reuss.  —  Die  Gesclrchte  der  heiligen  Schriften  des  Alten  Testaments.  I 
Hiilfte.  Braunschweig,  Schwetschke  et  Sohn,  1881  (xv-400  p.  8)  7  m. 

Bibliorum  sacrorum  codex  Vaticanus  auspice  Pio  IX  P.  M.  collatis  studiis 
Caroli  Yercellone  et  Josephi  Cozza  editus.  Tomus  VI,  Roma  typ.  de  Propa- 
ganda  fide  (Leipzig,  Brockhaus)  1881  (fol.).  120  m. 

A.  Palm.  —  Alt-bebraïsche  Lieder.  Zurich,  Bîirkli,  1881  (iv-82  p.  8). 

M.  Kopfstein.  —  Die  Asaph-Psalmen,  hislorisch-krilisch  untersucht. 
Marburg.  Ehrahrdt,  1881  (vi-41  p.  8).  0  m.  80 

Th.  Gesner.  — ■  Das  hohe  Lied  Salomonis  erklârt  und  uebersetzt.  Osnabruck, 
Bockhorst,  1881  (130  p.  8).  2  m.  50 

CHRISTIANISME 

De  Otto.  —  Justini  philosophi  et  martyris  opéra  Tomus  III,  Pars  II,  Ed.  III. 
Jena,  Fischer,  1881  (426  p.  8).  8  m. 

J.  H.  Scholtéx.  —  Das  paulinische  Evangelium.  Kritische  untîrsuchung 
d.  Evangelium  nach  Lucas  und  s.  Verhseltnisses  zur  Marcus,  Matthceus  und  der 
Apostelgeschichte,  uebersetzt  v.  Redepenning.  Elberfeld,  Friderichs,  1881 
(vui-326  p.  8).  8  m. 

E.  Chastel.  — Histoire  du  christianisme  depuis  son  origine  jusqu'ànos  jours. 
I.  premier  âge.  Première  période,  le  christianisme  avant  Constantin.  Paris, 
Fischbacher,  1881  (xm.  464  p.  8).  10  fr. 

Th.  Roller. —  Les  Catacombes  de  Rome,  histoire  de  l'art  et  des  croyances 
religieuses  pendant  les  premiers  siècles  du  christianisme.  2  vol.  Paris,  veuve 
Morel.  1881  (xxxvi-308  p.  et  51  pi.  —  395  p.  et  50  pi.  4).  230  fr. 

J.  Droeseke.  —  Der  Brief  an  Diognetos  nebst  Beitraegen  zur  Geschichte  d. 
Lebens  u.  d.  schriften  d.  Gregorios  v.  Neocéesarea.  Leipzig,  Barth,  1881 
(viii-207  p.  8).  3  m. 

0.  Fischer,  Bonifatius,  der  apostel  der  Deutschen.  Nachden  Quel'en  darges- 
lellt.  Leipzig,  T.  0.  Weigel,  188 1  (vn-295  p.  8).  6  m- 

1.  Zexti.  — L'epocadei  santi  martyri  Fermo  et  Rustico:  dissertazione  storico- 
critica.  Verona,  tip.  Franchini.  1881  (85  p.  8.)  11.  50 

Tu.  Zahn. —  Forschungen  zur  Geschichte  d.  Neutestamentlichen  Kanons  und 
der  altkirchlichen  literatur.  I  Theil.  Tatian,  Diatessaron.  Erlangen,  Deichert. 
1881  (vi-386p).  9  m. 

G.  Volkmar.  —  Jésus  Nazarenus  und  die  erste  christliche  Zeit  nach  den 
Schriftzeugen  desl  Jahrh.  2  Liefg.  Zurich,  Schmidt,  1881  (s.  63-128,  8).     1  m. 

G.  N.  Bonwetsch.  —  Die  Geschichte  des  Montanismus.  Erlangen,  Deichert, 
1881  (vi-330  p.  8).  om. 


398  BIBLIOGRAPHIE 


INDE  ET  PERSE 

C.  de  Harlez.  —  Un  fragment  du  commentaire  de  M.  Darmesteter  sur  le 
Vendidâd.  Louvain,  typ.  C.  Peeters,  1881  (16  p.  8). 

H.  Oldenberg.  — Buddha,  sein  Leben,  seine  Lehre,  seine  Gemeinde.  Berlin, 
Hertz,  1880  (vni-459  p.  8).  10  m. 

M.  Budinger.  —  Zeit  und  Raum  bei  dem  indogermanischen  Volke,  Vienne, 
in-8.  16  fr.  25 

Jésus-Bouddha.  L'esprit  religieux  avant  les  Védas.  Les  anciennes  religions. 
Védisme  et  Brahmanisme.  Le  livre  de  Manou,  etc.  Paris,  in-18.  3  fr.  50 

The  Yoga vasishtha,  Vedantic  work  of  great  celebrity,  inculcating  thevarious 
doctrines  of  vedantism  (in  sanskrit).  Bombay,  in-folio  oblong.  131  fr.  25 

GRÈCE  ET  ITALIE 

J.  Degenhart.  —  Kritisch-exegetische  Bemerkungen  zu  Cicero's  Schrift  De 
natura  deorum.  Aschaffenburg,  1881  (68  p.  8). 

Leop.  Schmidt. —  Die  Ethik  der  alten  Griechen.  Ier Banc!,  Berlin.  Hertz,  1882 
(v.  400  p.  8).  7  m. 


L'Éditeur-Gérant, 

ERNEST  LEROUX. 


TABLE  DES  MATIERES 

DU  TOME  QUATRIÈME 


ARTICLES    DE    FOND 


Pages. 


La    nouvelle  théorie    evhémériste    (M.    Herbert  Spencer),    par 

M.  Albert  Réville   1 

Esdras  el  le  Code  sacerdotal,  par  M.  Joseph  Halévy 22 

Esquisse  sommaire  de  la  mythologie  slave,  par  M.  Louis  Léger.  129 
Histoire  du  Bouddhisme  dans  l'Inde  (premier  article),  par  M.  H. 

Kern I 149 

La  religion  de  l'ancien  empire  chinois  étudiée  au  point  de  vue  de 

l'histoire  comparée  des  religions,  par  M.  J.  Happel 257 

Esquisse  d'une  histoire  delà  religion   romaine,  par  M.  Gaston 

Boissier 299 

BULLETINS    CRITIQUES 

La  mythologie  Scandinave,  par  M.  Eua.  Beauvois.  , 46 

Le  judaïsme  post-biblique,  par  M.  H.  Oort.  , 166 

La  religion  chrétienne  (vie  de  Jésus),  par  M.  Maurice  Vernes.  187 

La  religion  grecque,  par  M.  P.  Decharme 324 

La  religion  juive  ancienne,  par  M.  Maurice  Vernes 347 


MÉLANGES,    DOCUMENTS,    VARIÉTÉS 

Le  Pentateuque  de  Lyon  et  les  anciennes  traductions  latines   de 

la  Bible,  par  M.  Maurice  Vernes 86 

Les  catacombes 224 

La  politique  religieuse  de  Constantin 237 


^qq  TABLE    DES    MATIÈRES 

Lps  origines  de  la  société  musulmane • • 

La  question  de  l'instruction  religieuse  historique  dans   1  ensei- 
gnement secondaire  en  Hollande • 

La  foi  en  la  rédemption  et  au  médiateur  dans  les   principales 
relisions ■ 


241 

243 
378 


DÉPOUILLEMENT   DES    PÉRIODIQUES    ET    DES    TRAVAUX    DES  SOCIÉTÉS 

SAVANTES 

I .  Académie  des  inscriptions  et  belles-lettres *  0^  e|  ~48 

II.  Revue  critique  d'histoire  et  de  littérature 'J    e    J 

„_    T          ,      •  ,•                                                             109  et  oo-i 

III.  Journal  asiatique ^  389 

IV.  Revue  des  études  juives j       e       " 

„                 ,  .   ,      •  110   et  ooZ 

V.  Revue  archéologique .......... 

VI.  Bulletin  critique  d'histoire,  de  littérature  et  de  théologie. . .  HO  e    dH- 

„          ,  .  ,  110  et  oo-i 

VIL  Revue  historique 

VIII.  Revue  des  questions  historiques y" 

IX.  Theologisch  Tijdschrifl.. ' J    e    ^ 

X.  Theologische   Literaturzeitung. ] 

XL  Articles  signalés  dans  différentes  publications  périodiques. .  H-  et  à%o 


CHRONIQUE 

113  et  386 

France ^[ 

A1ëérie '      ....  123  et  395 

Allemagne ^ 

Angleterre • *  *  iU 

Espagne 395 

Italie   3g3 

Portugal 125 

Suisse 


BIBLIOGRAPHIE 

.,..»,■„  126  et  396 

Généralités  et  divers 126  et  397 

Judaïsme 127  et  397 

Christianisme 12g  et  3g8 

Inde  et   Perse 12g  et  398 

Grèce  et  Italie »■•  « 


ANGERS,     IMPRIMERIE    EURDIN     ET    Cic,     RUE    GARNIER,     4. 


BL 

3'   * 

t.4 


Revue  de  l'histoire  des 
religions 


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