Skip to main content

Full text of "Revue de l'histoire des religions"

See other formats


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/revuedelhistoire16pari 


r*-j 


'7 


MINISTÈRE  DE  L'INSTRUCTION  PUBLIQUE 


ANNALES 


DU 


MUSÉE   GUIMET 


BlBLlOTIlKOUli  IVKTLDES 

TOME  SEIZIEME 


LE    CULTE    ET    LES    FÊTES 

D'ADÔNIS-THAMMOUZ 

DANS  L'ORIENT  ANTIQUE 


CHALON-SUR-SAONE 

IMI'KIMKKIE      FRANÇAISE     ET     ORIENTALE     E.      BERTRAND 


APHRODITE    ET    ADONIS 
Miroir   étrusque. 


M  ■ 

LE  CULTE  ET  LES  FETES 
D'ADÔNIS-THAMMOUZ 

DANS  L'ORIENT  ANTIOUK 


PAR 


CHARLES  YELLAY 

Docteur  es  lettres 


PARIS 

ERNEST  LEROUX,  ÉDITEUR 

28,    RUE    BONAPARTE,    VI® 

lUOl 


215152 


BIBLIOGRAPHIE 


Il  est  assez  malaisé  de  donner  une  bibliographie  scrii- 
pideusement  complète  du  mythe  et  des  fêtes  d'Adonis. 
Les  témoignages  des  auteurs  anciens  consistent,  la  plu- 
part du  temps,  en  des  fragments  é[)ars,  dont  la  valeur 
réside  souvent  plus  dans  Tautorilé  morale  qu'ils  im- 
posent que  dans  leur  propre  valeur  documentaire.  D'autre 
part,  chez  les  historiens  modernes,  Adonis  n'a  jamais  été 
le  sujet  de  recherches  et  d'études  spéciales,  et  n'a  été 
étudié  que  dans  des  travaux  plus  généraux  relatifs  à  la 
Phénicie  ou  aux  relioions  orientales. 

La  Ijibliographie  que  nous  donnons  ici  est  divisée  en 
trois  catégories  de  documents  :  1°  les  auteurs  anciens, 
dont  le  classement  a  été  établi  par  ordre  alphabétique, 
pour  faciliter  les  confrontations  et  les  recherches  ;  2°  les 
historiens  modernes,  classés  dans  l'ordre  chronologique 
de  leurs  travaux;  3"  les  archéologues,  dont  les  ouvrages 
nous  ont  servi  à  établir  la  liste  des  monuments  figurés 
qui  se  rapportent  au  mythe  d'Adonis. 


I.   —   AUTEURS  ANCIENS 

Alcée.  —  Fragments,  xxxiv. 
ALCiPHitON.  —  EpistoL,  \,  30. 

Ammu-n-Mauci-lmx.  —  Ilist.,  XIX,  1  ;  XXII,  2,  9. 
AxTlMAoCF, .   —    Frairincnt  ll^i. 


VI  DIBLIOGR.VPHIE 

Apollodoke.   —    111,   14. 

Apulée.  —  Métam.,  VIII,  c.  xxiv. 

Aristophane.  —   Lysistmta,  v.  387-398;   La  Paix,  v.  418-420. 

AusONK.   —   Epigronim.,    XXIX. 

BiON.   —    IdijlL,  1.    Epilaphc  cV Adonis. 

Bin-LE.   —    Troisiciiic  livre  des  Rois,    c.  xi,   v.  5,  7,  33  ;    Quatrième 

livre  des  Rois,   xxiii,  v.  13;    Ezéchiel,   c.  viir,   v.  14;   Zacharie, 

XII,  11  ;   Baruch. 
Callimaque.  —  (V.  Athénée,  II,  p.  GO). 
CoiiNUTUS.  —  De  Natiira  Dcoruni,  28,  p.  103  sq. 
DiOGÈXE.  —  Cenlitr.,  14. 
DiODOiiE  DE  Sicile,  I. 

I^LIEN.  —  I-e  Natitra  Ani/n.,  IX,  c.  xxxvi  ;  XII,  xxxiil. 
EusÈBE.  —  Pra'parni.  evang.,  passiin. 
Etienne  de  Bvzaxce.  —  v,  'A[j.aOoo:;,  etc. 
EusTATHius.  —  Ad  Iliade  m,  XI,  20  ;  XXII,  499. 
JuLius  FiRMicus.  —  De  err.  prof,  rel/g.,  p.  14. 
IlÉLlODOIiE.   —  j'Et/liop.,  V,   XI,    11. 
IlÉiiODOTE.  — IJisL,  I,  181, /;a5s//;2. 
HÉSIODE.   —  (apiid  Apollodore,  111,  14). 
IlÉSYCHius.  —  V.  "Aotovc;,  'AowvîaajJLo;,  "Acpaxa,  etc. 
Hyginus.  —  Fabulœ. 
lly Dînes  Orp/iiques,  LVI,  4. 
Saint  Jérôme    (Hieronymus).  —  Epist.    ad   Paiilinnm  ;    Coinni.    in 

Ezéchiel,  111,  8. 
Lucien  (?).  —  De  Dca  Syria,  passiin. 
Jean  Lydus.  —  De  Mensibus,  IV. 
Macrore.  —  Saturnalia,  1,  21. 

Martianus  Capella.  —  De  Nupt.  Mer.  et  Pliil.,  II. 
jNIusÉE.  —  Iléro  et  Lcandre,  v.  42-50. 
NoNNUS.  —  Dionysiaca,  XLl,  5. 
Ovide.  —  Mctam.,  X,  298  sq. 

Panyasis.  — Fragm.  23  (rapporté  par  Apollodore,  III,  14). 
Pausanias.  —  "EÀXaoo;  Il£pt/,Yr)7ti;,  II,  c.  xx  ;  VI,  c.  xxvii;  IX,  c.  xxvi, 

XXIX,    XLF. 

Platon.  —  Phèdre,  lxi. 


BIBLIOGRAPHIE  VII 

Plaute.  —  Mcncc/im .,  I,  ii,  v.  34-35. 

Plutarquk.  —  Nicias,  XIII  ;  Alcibiade,  XVIII  ;    Provcrb.  Alexand., 

CXVIII  ;    Script.  Mor.,  Prob.  E,  17;  Sympos.,  IV,  5;  De  Iside  et 

Osiride,  5  ;   Arnat.,  13. 
JuLius  PoLLUX.  —  Onomasl.,  IV,  7. 
Praxilla.  —  (V.  Zenobius,  Cent.,  IV,  xxi) . 
Ptolé.mée  Héphestion.  —  i,  vu. 
Sapphô.  —  (V.  Pausanias,  IV,  xxxix,  3). 
ScoLiAsiE     de     Théocrite,     Idyll  ,     xv,     v.    103  ;     d'Aristophane, 

Pair,    419. 
SozomÈNE.  —  Ilist.  ccclésiast. 
Strabox.  —  Géogr.,  XVI,  II,  18-19;  XIV. 
Suidas.  —  Lcxicon. 
Tacite.  —  Annal.,  III,  G2. 
Théocrite.  —  Idylles,  I,  XV,  XXX, 
ThÉophraste.  —  Hist.  Plant.,  VI,  c.  vu. 
Thucydide.  —  Ilist.,  VI,  30. 
Zexobius.  —  Centur , ,  I,  49. 


II.  —  AUTEURS  MODERNES 

Meursius. —  Gvrccia  ferata,  sive  de  festis  Grxcoruni  libri  VI,   1  vol. 

Leyde,  1G19. 
Abbé   Banier.    —    Mémoire   sur    le    culte    d'' Adonis    (Mémoires   de 

l'Académie  des  Inscriptions  et  Belles-Lettres,  tome  III).  —  1723. 
Id.   id.    —    La    Mytliologie   et  les  Fables    e.rpliquécs   par    Vhistoire, 

3  vol.  in-4°.  Paris,  1738-1740. 
CoRsixi.  —  Fasti  altici,  4  vol.  in-S".  Florence,  1744-1756. 
Dupuis.  —  Origine  de  tous  les  cultes  ou  Religion  universelle.  Paris, 

Agasse,  éditeur,  an  III  de  la  République. 
HuG.  —  Untersucliungen    i'iber  dcn  Mytlius  der  beriihmtcsten    Vôlkcr 

der  alten  Wclt.  Fribourg,  1812. 
De    Saixte-Croix.   —    Rccherclies    liistoriques    et   critiques    sur  les 

Mystères  du  Paganisme  (2°  édition,   revue  et   corrigée  par   SiL- 

vestre  de  Sacy),  2  vol.   Paris,  De  Bure  frères,  1817. 


VIII  BIBLIOGRAPHIE 

Frédéric  Creuzer.  —  Iîc/i<^ions  de  ranliquité  considérées  principa- 
lement dans  leurs  formes  symboliques  et  mytholoi^iques^  ouvrage 
traduit  de  l'allemand,  coniplélé  et  développé  par  Guigniaut, 
4  tomes  en  10  volumes.  Paris,  1825-1841. 

Pierre  Bayle.  —  Dictionnaire  historique  et  critique  (article  Adonis). 
Amsterdam,  18.34  (cinquième  édition), 

Félix  Lajard,  —  Recherches  sur  le  culte,  les  symboles,  les  attributs 
et  les  monuments  figurés  de  Vénus,  en  Orient  et  en  Occident, 
1  vol,  in-4o.  Paris,  1837. 

Roulez.  —  Notice  sur  un  bas-relief  en  terre  cuite  représentant  Vénus 
et  Adonis  (Bulletin  de  l'Académie  royale  de  Bruxelles,  tome  VIII, 
2e  partie,  p.  523-539,  année  1841). 

Movers.  — Die  Phônizier,  4  vol.  Bonn,  1841. 

Engel.  —  Kypros^  2  vol.  Berlin,  1841. 

Otto  Jahn  .  —  Lettre  à  M.  J .  de  Witte  sur  les  représentations 
d'Adonis^  en  particulier  dans  les  peintures  de  vases  (Annali  dell' 
Instituto  archeologico,  tome  XVII,  p.  347-380.  Rome,  1845). 

J.  DE  Witte.  —  Lettre  à  M.  Otto  Jahn  sur  les  représentations 
d'Adonis  (Annali  dell'  Instituto  archeologico,  tome  XVII,  p.  3S7- 
418.  Rome,  1845). 

Ch.  Lexormant.  —  Lettre  ii  M.  J.  de  Witte  (Annali  dell'  Instituto 
archeologico,  tome  X\'II,  p.  419-432.  Rome,  1845). 

Raoul  PiOCHETTE.  —  Mémoire  sur  les  Jardins  d'Adonis  (Revue 
archéologique,  p.  97-123,  année  1851). 

Brugsch.  —  Die  Adonisklage  und  das  Linosliedc.    Berlin,  1852. 

Wilhelm  Friedrich  Rinck.  —  Die  Reli<^ion  der  Uellenen,  aus  den 
Mytiien,  den  J^ehren  der  Philosophcn  und  dem  Ivultus  entn'ickelt 
und  dargestellt,  2  vol.  in-S".  Zurich,  1853-1854. 

E.  Renan.  —  Mission  de  Phénicie,  2  vol.  Paris,  Iiriprimeric  Na- 
tionale, 18G4-1871. 

De  Vogué,  —  Mélanges  d'archéologie  orientale,  1  vol,  in-8".  Paris, 
Imprimerie  Nationale,  18G8. 

Foucart.  —  Des  Associations  religieuses  chez  les  Grecs,  1  vol.  in-8o. 
Paris,  1873. 

Aldert  Réville,  —  La  Religion  des  Phéniciens  (Revue  des  Deux- 
Mondes,  15  mai  1873). 


BIBLIOGRAPHIE  iX 

Von    Baudissix.    —     Studicn    zur    semitisclœn    Religionsgesc/iic/ite . 

Leipzig,   1876. 
JuLF.s  SouRY.  —  lîludcs  historiques  sur  les  religions,    les   arts  et  la 

civilisation    de    V Asie  Antérieure    et    de    la    Grèce,    1    vol.    in-S». 

Paris,  1877. 
Grève.  —  De  Adonide.  Leipzig,  1877. 
Fraxçois  Lexormaxt.  —  Soi'ra   il  mita  cl Adone  Tamniuz  (Extrait 

des   «  Actes  du  Congrès  des  Orientalistes  »,    réuni   à  Florence, 

1873). 
Decharme.  —  Mythologie  de  la  Grèce  antique,  1  vol.  Paris,  1879. 
Daremberg  et   Saglio.  —   Dictionnaire  des  Antiquités  grecques  et 

romaines  (article  Adonis).  Paris  (en  cours  de  publication),  1881. 
Perrot  et  Chipiez.  —  Histoire  de   VArt  dans   l'antiquité,    6  vol. 

in-4o.  Paris,  1882-1894. 
Pauly,  —  Real-Encyclopàdie  der   classischen  Altertuniswissenschaft 

(articles  Adônia,  Adoniastai,  Adonis).  Stuttgart,  1894. 
RIaspero.    —  Histoire   ancienne    des  peuples   de  l'Orient  classique. 

Paris,  1895-1897. 
Rawlixsox.  —  History  of  Phœnicia,  1889. 
Philippe    Berger,    —    Les    Origines    orientales    de    la    Mythologie 

grecque  (Revue  des  Deux-Mondes,  1896). 
Jules  Soury.   —  Jésus   et  la   Religion   d'Israël,    1  vol.   3^  édition. 
Paris,  1898. 

III.  —   ARCHÉOLOGIE 

GiuSTixiAXi.  —    Galleria  del  inarchese  Vincenzo   Giustiniani,  2  vol. 

Rome,  1631-1640. 
Bernard  de  INIoxtfaucgx.   —  L'Antiquité  expliquée   et  représentée 

en  figures,  15  vol.  in-folio  (dont  5  de  supplément).  Paris,  1719. 
GIOVAXXI    PiETRO    Bellori.   —   Picturse   antiquse  cryptaruin  roina- 

narum,   1  vol.  in-folio.  Rome,  1738. 
Giuseppe  Antonio  Guattani,  —  Monumenti  antichi  inediti.   Rome 

1784-1789. 
D'Haxcarville.  —  Antiquités  étrusques,  grecques  et  romaines,  5  vol. 

in-8°.  Paris,  1785-1788. 


X  BIBLIOGRAPHIE 

ViscoNTl.  —   //   Miiseo   Pio-Cleinentino   ecl  il    Miiseo    Chiaramonti, 

10  vol.  in-fol.  (le  tome  VIII  est  le  tome  I  du  Musée  Chiaramonti). 

Rome,  1782-1843. 
MiLLiN  et  Dubgis-Maisgnxeuve.  —    Peintures    de   vases    antiques, 

2  vol.  in-fol,  Paris,  1808. 
MiLLiN.  —   Galerie  mythologique,  2  vol.  in-8°.  Paris,  1811. 
Dubois-INIaisonneuve.  —  Introduction  ii  l'étude  des  vases  antiques 

d'argile  peints,  1  vol.  in-fol.  Paris,  1817. 
Comte  de  Clabac.  —  Musée  de  sculpture  antique  et  moderne.  Paris, 

1826-1832. 
F. -G.  Welcker.  —  Note  sur  «  Musée  de  sculpture  antique   et  mo- 
derne, par  le  comte   de    Clarac  n,  n°  85   (Annali  dell'  Instituto  di 

correspondenza  archeologica,  tome  V,  p.  155.  Rome,  1833). 
Reale  Museo  Bobbomco,  16  volumes  in-4°.  Napoli,  1824-1867. 
Thiebsch. —  Veterum  artificum  opéra  Poëtarum  carminibus  explicata 

Munich,  1835. 
Raoul  Rochktte.    —    Peintures    antiques    inédites,    1    vol.    in-4o. 

Paris,  Imprimerie  roj^ale,  1836. 
MiONXET.  —  Description  de  médailles  antiques,  grecques  et  romaines 

(Supplément,  tome  VIII).  Paris,  1837. 
O.-M.  VON  Stackelbkrg.  —  Die  Grclber  der  Hellenen,   1  vol.  in-fol. 

Berlin,  1837. 
Ch.   Lenobmaxt  et  J.  de  Witte.  —  Elite   des  monuments  céramo- 

grapliiques,  4  vol.  in-4°.  Paris,  1837-1861. 
Eduabd  Gerhard.  —  Etruskische   Spiegel,   4  vol.    in-folio.    Berlin, 

1843-1867. 
Raoul  Rochette.  —  Choix  de  Peintures  de  Pompéi,  1  vol.  in-folio. 

Paris,  Imprimerie  royale,  18441851. 
E.  Bbaun.  —  Zivôlf  Basrcliefs  gricchischer  Erfindung  aus   Palazzo 

Spada,  deni  Capitolinischen  Muséum  und  Villa  Albani.  Rome,  1845. 

W^ILHELM  Fbôhner.  —  Die  griecliischen  Vasen   und  Terracotten  der 

Grossherzoglichen  Kunsthalle   zu  Karlsruhe,    1  vol.  in-16.  Heidel- 

berg,  1860. 
E.  Petersen.  —   Sarcofago  di  via  Latina    (Annali  dell'  Instituto  di 

correspondenza  archeologica,   vol.  XXXIV,   p.   161-176.    Rome, 
1862). 


I 


HIBLIOGH'APHIE  XI 

Roux  et  Bauhé.  —  Uerculanum   et  Poinpéi^    recueil  général  de  pein- 
tures, bronzes,  mosaïques,  8  vol.  in-S".    Paris,  18U3. 
J.  Roulez.  —    Un  miroir  et  deux  trépieds   (Annali   dell'    Instituto  di 

correspondenza  archeologica,  vol.  XXXIV,  p.  177.    Rome,  1862]. 
H.  HiRZEL.  —  Due  Sarcophagi  riferibili  al  mito  di  Adone   (Annali 

deir  Instituto  di  corrispondeuza  archeologita,  vol. XXXVI,  p.  68- 

76.  Rome,  1864). 
J.  DE  WiTTE.  —  Description  des  collections  d  antiquités  conservées  « 

l'hôtel  Lambert  J  1  vol.  in-fol.  Paris,  1886. 
Ernest    Bauelox.  —    Le   Cabinet  des   Antiques    à    la   Bibliothèque 

nationale,  1  vol.  in-folio.  Paris,  1887. 
A.  Venturi.  —  Museo  e  Galleria  Borghese.  Rome,  18î)3. 
Ernest  Babelon.  —  Catalogue  des  Camées  antiques  et  modernes  de 

la  Bibliothèque  nationale,  2  vol.  Paris,  1897. 
Salomon  Reinach.  —  Répertoire  de  la  Statuaire  grecque  et  romaine, 

3  vol.  in-16.  Paris,  Leroux,  édit.,  1897-1898. 
—  Aphrodite  et  Adonis,  groupe  en  marbre  du  Musée  de  Sofia  (Gazette 

des  Beaux-Arts  du  1"  août  1898,  p.  107-117). 
W.  Helbig.  —  Fiihrer  durch  die  ôffcntlichen  Sammlungen  klassiscfien 

Altertiimer  in  Rom,  2  vol.  in-16    Leipzig,  1899  (2*  édit.j. 
Salomon  Reinach.  —  Répertoire  des  vases  peints  grecs  et  étrusques, 

2  vol.  in-16.  Paris,  Leroux,  édit.,  1899-1900. 


LE  CLiLTE  ET  LES  FÊTES 

D'ADÔNIS-THAMMOLZ 

DANS  L'ORIENT  ANTIQUE 


INTKODUCÏION 


Sous  les  expressions  les  plus  diverses,  il  esL  facile  de 
retrouver,  dans  les  religions  orientales  de  l'antiquité,  un 
principe  identique,  une  source  primitive  et  immuable 
d'où  découlent  les  mythes,  les  cultes,  les  cérémonies,  les 
plus  opposés  en  a|)parence  et  soumis  pourtant  aux  mêmes 
lois  d'origine  et  d'évolution.  En  réalité,  dans  cette 
immense  région  de  l'Asie  Moyenne  et  de  la  Basse-Asie, 
enfermée  dans  le  cercle  des  hauts  plateaux,  delà  Méditer- 
ranée, des  déserts  Arabiques  et  de  la  mer  Noire,  dès  les 
premiers  temps  du  monde,  une  vie  spéciale  a  pris  nais- 
sance, s'est  élaborée,  s'est  formée,  a  éclos  en  une  floraison 
merveilleuse  de  religions,  de  philosophies,  de  mythes  ; 
et  peu  à  peu,  dans  cette  terre  ardente  et  tumultueuse,  les 
civilisations  les  plus  éclatantes  et  les  plus  différentes  se 
sont  constituées  et  heurtées,  dans  le  renouvellement  iné- 
puisable des  empires  et  des  races.  Nés  du  même  sol, 
grandissant  et  se  fortifiant  sous  les  mêmes  influences,  ces 
peuples  de  l'Orient  méditerranéen,  malgré  les  divergences 
de  vie  et  de  besoins  qui  les  distinguent,  ont  gardé,  dès 
l'aube  des  temps  historiques,  le  respect  des  mèm(^s  priii- 

1 


1  LE    CULTE    ET    LES    FETES    D  ADONIS-THAMMOUZ 

cipes  et  le  culte  des  mêmes  forces  naturelles.  Subissant 
plus  directement  que  tous  les  autres  les  influences  favo- 
rables ou  défavorables  de  la  lumière  et  de  la  chaleur 
solaires,  ils  ont  pris  l'habitude  instinctive  de  ramènera  ces 
influences  immédiates  les  phénomènes  de  leur  vie. 
D'Egypte  en  Assyrie,  de  Perse  en  Asie  Mineure,  le  même 
culte  solaire  forme  le  fond  essentiel  et  commun  des 
théogonies  populaires;  c'est  là,  en  somme,  l'idée  centrale 
d'où  rayonnent  les  mythes  et  les  innombrables  cosmogo- 
nies,  aux  formes  toujours  diverses,  aux  principes  toujours 
identiques.  Une  fatalité  plane  sur  cette  évolution  reli- 
gieuse ;  l'idée  mythique  est  si  vivante,  si  énorme,  qu'elle 
domine  l'homme,  l'assujettit,  l'écrase,  et  peu  à  peu  le 
réduit  à  n'être  plus  que  le  vague  reflet  des  divinités  qu'il 
a  conçues,  à  ne  plus  vivre  par  lui-même,  mais  au  con- 
traire à  abdiquer  sa  propre  force  et  sa  propre  conscience 
dans  la  force  et  dans  la  conscience  de  ses  dieux.  C'est  là 
un  caractère  commun  à  tous  les  peuples  orientaux  de 
l'antiquité.  La  même  fatalité  inébranlable  triomphe  dans 
l'architecture  dogmatique  de  l'Egypte,  dans  la  philosophie 
théologique  de  Zoroastre,  dans  la  conception  artistique 
des  Assyriens  et  dans  les  mœurs  phéniciennes.  Il  faut 
arriver  jusqu'à  la  civilisation  grecque  pour  voir  l'homme 
se  libérer  enfin  des  formes  extérieures  qui  l'asservissent, 
se  retrouver  et  se  comprendre  lui-même,  et  garder  dès 
lors  en  face  de  ses  dieux,  comme  en  face  de  ses  créations 
artistiques  ou  philosophiques,  le  respect  attendri,  mais 
libre  et  souriant,  qui  convient  à  un  peuple  alfiné  et  doux, 
conscient  de  sa  force  et  de  son  génie. 

Pour   se    rendre  d'ailleurs  un    compte    exact   de  cette 
élaboration  ardente  de  formes  religieuses  qui  s'épanouit 


Introduction  à 

dans  les  plaines  de  l'Asie  Moyenne,  il  suffit  de  suivre 
attentivement  la  marche  historique  des  peuples,  qui,  per- 
pétuellement, ont  sillonné  cette  région  et  ont  imprimé 
en  elle  les  mille  caractères  de  leur  propre  vie.  Du  bassin 
mésopotamien',  qui  semble  bien  être  le  centre  actif,  le  cœur 
même  de  celte  Asie  Occidentale,  naissent  des  mouvements 
périodiques  d'idées  et  de  croyances,  qui  s'ébranlent,  se 
mettent  en  marche,  commencent  leur  lente  migration,  dans 
le  même  sens  et  par  les  mêmes  routes.  Cette  migration, 
arrêtée  par  les  premiers  contreforts  des  hautes  montagnes 
de  l'Asie  Centrale,  reflue  vers  l'Ouest,  longe  les  fleuves 
transversaux  qui  descendent  vers  le  Sud,  inonde  les  dé- 
serts, escalade  les  plateaux  de  l'Arabie  et  de  l'Asie  Mineure, 
et,  heurtée  de  tous  côtés  à  la  mer,  côtoie  les  rivages,  jus- 
qu'au moment  oîi  elle  envahit  peu  à  peu  les  îles  méditerra- 
néennes. Les  mythes  et  les  légendes  suivent  les  chemins 
des  caravanes  dans  les  déserts,  s'éparpillent  et  se  mêlent,  et 
dès  lors  germent  et  s'épanouissent  sous  des  figures  nou- 
velles, sans  rien  perdre  de  leur  sens  primitif.  Car,  sem- 
blable à  un  organisme  vivant,  chacune  de  ces  religions, 
née  dans  les  ténèbres  préhistoriques,  se  développe,  se 
constitue,  s'établit,  puis  décline  et  revit  encore  dans  des 
ramifications  innombrables.  Chaque  culte  a  sa  vie  propre, 
se  propage  par  les  migrations  et  les  conquêtes,  se  trans- 
forme, évolue,    et    mêlé    par  une  destinée  inévitable  aux 

1.  Le  bassin  mésopotamien  est  la  dernièi'e  source  certaine  à  laquelle 
puisse  remonter  l'histoire.  A  l'orient  de  la  Chaldée  et  de  l'Élam,  il  n'y 
a  place  que  pour  les  hypothèses  ou  pour  les  conclusions  incertaines  de 
l'étude  comparée  des  langues.  Mais  il  demeure  évident  toutefois  que 
les  premières  civilisations  chaldéennes  ou  élamites  ne  sont  elles- 
mêmes  qu'une  étape  d'une  migration  orientale,  sortie  vraisemblable- 
ment de  l'un  des  massifs  montagneux  de  la  Ilaule-Asie. 


4  LE    CLLTI':     KT     I,I-.S     IKIKS     |t  Alto.M  S-I"  Il  \  AI  MO  L/ 

cultes  voisins,  y  puise  des   éléments  et  des  attributs  nou- 
veaux. 

Mais  lorsque  Thistorien  eherche  à  suivre,  dans  cet 
amalgame  obscur,  les  traces  de  chacun  de  ces  cultes,  à 
déterminer  les  caractères  distinctifs  de  chacun  d'eux,  il  se 
trouve  en  face  d'une  telle  confusion  d'influences  et  de 
courants  contraires,  d'une  telle  accumulation  de  divinités 
aux  dénominations  diverses  et  aux  attributs  identiques, 
qu'il  se  voit  contraint  de  retourner  aux  idées  génératrices 
qui  ont  enfanté  cette  mythologie  inépuisable,  et  d'enfer- 
mer en  somme  la  foule  de  ces  dieux  dans  les  principes 
naturels  d'où  ils  sont  sortis.  De  l'Osiris  égyptien  à  l'Iahveh 
juif,  de  la  Cybèle  phrygienne  à  l'Asthoreth  phénicienne,  il 
y  a  place  pour  un  panthéon  sans  limites,  mais  dont  le 
mythe  primitif  est  assez  simple  et  peut  se  condenser  en 
formules  assez  précises.  Ce  qui  a  produit  cette  diversité  des 
manifestations  cultuelles,  c'est  non  seulement  la  pénétra- 
tion mutuelle  de  ces  religions  destinées  à  se  rencontrer 
très  vite  et  à  se  mêler,  mais  aussi  le  renouvellement  inces- 
sant des  couches  ethniques,  qui,  modifiant  les  formes 
extérieures  sans  pouvoir  ébranler  tout  à  fait  les  idées  fon- 
damentales, a  peu  à  peu  accumulé  les  unes  sur  les  autres 
les  traces  de  chaque  migration  et  de  chaque  constitution 
sociale.  En  réalité,  tout  cela  se  résume  au  total  dans  un 
mythe  à  la  fois  tellurique  et  solaire  :  la  terre,  modifiée  et 
fécondée  sous  l'influence  solaire,  se  déployant  avec  ses 
saisons,  ses  lois,  ses  phénomènes,  puis,  par  une  compré- 
hension plus  large,  le  monde  avec  ses  astres,  leur  marche 
et  leur  influence,  c'est  là  à  peu  près  l'unique  source  de 
toute  cette  théogonie  orientale,  qui  semble  de  prime  abord 
si  complexe  et  si  confuse.  Si  l'on  oublie  un  instant  tous  ces 


INTRODUCTION  5 

noms  divers  qui  dispersent  la  pens«^e  et  la  tienneiil  allacliée 
à  la  fois  à  mille  images  différentes,  et  si  Ton  considère 
seulement  l'idée  essentielle  qui  en  i'orme  comme  la  struc- 
ture intérieure,  la  substance  vivante,  on  parvient  vite  à  se 
convaincre  à  quel  point  toutes  ces  religions  se  fondent 
l'une  dans  Tautre,  sous  la  grande  action  d'une  force  supé- 
rieure, inévitable  comme  une  loi  cosmique.  Tout  s'enferme 
dans  ce  culte  solaire,  qui  demeure  l'inépuisable  source 
mythique  de  l'Asie  ancienne,  le  centre  d'oii  tout  émane 
et  oii  tout  revient. 

«  On  ne  peut  vivre  dans  un  rapport  intime  avec  la 
nature,  dit  Jules  Soury,  sans  se  sentir  pénétré  de  terreur 
ou  d'admiration,  sans  exalter  les  forces  de  l'univers.  Entre 
toutes  ces  forces,  la  plus  puissante  est  sans  contredit  le 
soleil,  le  feu  du  ciel,  le  père  de  notre  feu  terrestre,  cause 
unique  et  suprême  du  mouvement  et  de  la  vie  sur  cette 
planète.  Xul  besoin  de  raisonner  pour  comprendre  que 
c'est  la  vie  même  et  comme  le  sang  de  notre  père  céleste 
qui  court  dans  les  veines  de  la  terre,  notre  mère.  C'est 
elle  qui  tressaille  dans  les  plaines  où  l'air  humide  et  chaud 
courbe  mollement  les  heibes;  c'est  elle  qui  rampe  dans 
le  buisson,  qui  s'élève  dans  le  chêne,  c|ui  jette  aux  soli- 
tudes les  petits  cris  joyeux  des  oiseaux  sous  la  nue  ou 
dans  les  nids  feuillus;  c'est  elle  qui,  dans  les  mers  ou 
dans  les  eaux  courantes,  sur  les  monts,  dans  les  bois, 
palpite  dans  tous  les  corps,  aime  avec  tous  les  êtres.  Toute 
cette  vie  terrestre,  toute  cette  chaleur  et  toute  cette 
lumière  ne  sont  qu'efïluves  du  soleil.  «  Nous  sommes, 
»  a  dit  Tyndall,  non  plus  dans  un  sens  poétique,  mais 
»  dans  un  sens  purement  mécanique,  nous  sommes  des 
»  enfants  du  soleil.  »  Ce  que  la  science,  de  nos  jours,  a 


b  LK    CULTE    KT    LES    FETES    D  ADONIS-THAMMOUZ 

constaté,  la  raison  des  anciens  hommes  Tavail  compris 
d'instinct. 

»  Loin,  bien  loin  dans  le  passé,  alors  que  n'existait 
aucune  métaphysique,  les  hommes  adoraient  le  feu  et  ren- 
daient un  culte  au  soleil.  Au  fond  des  religions  sémitiques 
comme  au  fond  des  religions  indo-européennes,  les  prin- 
cipaux mythes  sont  des  mythes  solaires.  Avant  de  cher- 
cher à  deviner,  on  contempla,  on  décrivit,  on  chanta 
l'univers  dans  des  hymnes  et  dans  des  cosmogonies  dont 
quelques  parties  sont  venues  jusqu'à  nous. 

»  Le  soleil,  la  lune,  les  planètes  et  les  étoiles  fixes,  les 
montagnes,  les  rivières  et  les  végétaux,  Torage,  le  vent,  la 
foudre,  le  feu,  toutes  les  forces  de  la  nature  furent  divi- 
nisées, adorées,  surtout  redoutées,  et  devinrent  pour 
l'homme,  comme  aujourd'hui  encore  pour  certaines  races 
inférieures,  des  créatures  douées  de  vie,  de  sentiment  et 
d'intelligence. 

))  De  plus,  ce  qui  naît,  se  développe  et  n'arrive  à  la 
maturité  que  pour  décroître  et  mourir  (la  terre  et  ses  pro- 
ductions, par  exemple),  fut  regardé  comme  dépendant  de 
ce  qui  subsiste  éternellement,  sans  altération  ni  vieillesse, 
comme  le  ciel  et  les  astres.  On  distingua  donc  dans  la 
nature  une  cause  active  et  une  cause  passive,  et  la  divi- 
nité, d'après  une  analogie  tout  humaine,  fut  conçue 
comme  mâle  et  femelle.  Ainsi,  chez  les  Sémites,  Baal  et 
Baalath,  la  force  active  qui  crée,  conserve  et  détruit,  la 
force  passive  qui  conçoit,  engendre  et  enfante.  Le  sym- 
bole delà  puissance  créatrice  de  la  nature  fut  universelle- 
ment représenté  dans  les  sanctuaires  et  sur  les  monu- 
ments religieux.  L'unité  fondamentale  des  deux  genres  de 
la  divinité    fit  souvent  passer  les  attributs  de  la  divinité 


INTRODUCTION  7 

mâle  à  la  divinité  femelle^  et  réciproquement  :  de  là  les 
divinités  hermaphrodites  ou  androgynes  de  la  Syrie  et  de 
la  Phénicie,  Parfois  même,  comme  dans  le  temple  d'Iliéra- 
polis  de  Syrie,  un  troisième  être  symbolisait  Tunité  des 
dieux  '.  » 

C'est  là,  en  effet,  que  se  résume,  dans  son  schéma  pri- 
mitif, toute  la  floraison  religieuse  qui  s'est  épanouie  dans 
riiémicycle  de  la  Méditerranée  orientale.  Ammon,  Phtah, 
Osiris,  Melkarth,  Baal,  Eshmun,  Adônia-Thammouz, 
Ormuzd,Atys,  toutes  les  déesses  correspondantes,  et  toutes 
les  divinités  qui  gravitent  autour  de  ces  divinités  princi- 
pales, tout  ce  peuple  innombrable  de  dieux,  qui  a  rempli 
de  sa  vie  les  races  sémitiques,  s'absorbe  et  s'unifie  dans 
cette  religion  primordiale  du  soleil  générateur  et  du  feu 
terrestre.  Toutes  ces  émanations  divines  apparaissent  à  la 
surface  de  l'histoire  (^omme  les  fruits  divers  d'une  même 
terre  ;  mais  leur  origine  est  identique,  et  dès  lors  il  devient 
aisé  d'en  saisir  l'idée  mythique  et  la  signification  précise. 

Aucun  des  peuples  qui  se  sont  répandus  sur  le  littoral 
de  la  Méditerranée  ne  semble  être  autochtone.  Il  suffirait, 
d'ailleurs,  pour  s'en  convaincre,  de  se  rapportera  la  tradi- 
tion commune,  qu'on  retrouve  chez  chacun  d'eux,  et  qui 
les  fait  venir  d'un  Orient  plus  lointain  et  plus  mystérieux, 
où  l'histoire  ne  pénètre  pas.  Partis  sans  doute  du  cœur  des 
régions  chaldéennes  ou  peut-être  même  des  pentes  monta- 
gneuses qui  bornent  l'Asie  Moyenne,  ils  se  sont  peu  à  peu 
avancés,  suivant  la  marche  du  soleil,  vers  des  terres  plus 
attirantes,  et  à  mesure  que  de  nouvelles  couches  ethniques 
naissaient    derrière    eux,    leur   migration  s'accomplissait, 

1.   Jules  Soury,  Jâsus  ci  la  Relif/ion  d'Israi'-J,  p.  1.53-156. 


8  I.K    Cl  T.TE    ET    LES    TÈTES    ri\\nÙM  S-T II  \M  M  OU/ 

devenait  plus  forte,  plus  (  oiiipacle,  (Jus  léclle,  cl  linale- 
nient  couvrait,  au  delà  des  déserts,  les  grandes  contrées 
fécondes  où  allaient  s'asseoir  et  fleurir  les  premières  civi- 
lisations. Dans  ce  voyage  qui  dura  des  siècles  et  cjui,  avant 
de  peupler  le  littoral  asiatique,  avait  peuplé  l'Afrique 
entière  \  les  croyances  primitives  de  ces  races  nomades, 
leurs  dieux,  leurs  cultes,  leurs  légendes,  leurs  traditions 
avaient  marché  avec  eux  et  s'étaient  répandus,  eux  aussi, 
comme  une  semence,  plus  imprécise,  mais  aussi  forte  et 
aussi  vivace.  Les  vieux  dieux  oubliés,  que  les  premières 
tribus  avaient  adorés  sous  des  images  grossières, 
renaissaient  et  s'épanouissaient  dans  les  cultes  somp- 
tueux de  l'Assyrie,  de  la  Phénicie  et  de  la  Phrygie. 
C'étaient  la  même  foi  et  la  même  mythologie,  mais  élar- 
gies, amplifiées,  raisonnées  et  comme  dogmatisées  par  le 
lent  travail  instinctif  des  générations.  En  réalité,  au  milieu 
de  ces  religions  multiples,  quelques  grands  types  divins 
demeuraient  immuables,  et  parmi  les  fluctuations  des 
formes  cultuelles  subsistaient  comme  l'âme  même  de  la 
tradition  mythique,  L'isis  égyptienne,  l'Aschera  syrienne, 
l'Isthar  babylonienne,  la  Gybèle  phrygienne,  la  Baalath 
giblite,  ne  sont  que  des  émanations  différentes  d'un  même 
principe,  d'un  même  type  primitif,  et  ne  font,  en  somme, 

1.  L'isthme  de  Suez  a  été,  d'Asie  en  Afrique,  le  chemin  naturel 
d'une  multitude  de  migrations.  Les  premiers  arrivés  ont  été  peu  à  peu 
refoulés,  par  des  invasions  successives,  jusqu'au  sud  de  l'Afrique,  et 
ont  constitué  ainsi,  à  des  latitudes  diverses,  une  série  de  couches 
ethniques,  dont  la  plus  méridionale,  et  par  conséquent  la  plus  an- 
cienne, semble  avoir  été  la  race  hottentote.  Les  derniers  installés  ont 
gardé  la  vallée  du  Nil,  et  délivrés  des  perpétuelles  guerres  défensives 
et  de  l'instabilité  nomade  de  leurs  prédécesseurs,  ont  réalisé  la  belle 
civilisation  de  l'Egypte  antique. 


INTROlilCTION  9 

que  multiplier,  avec  des  variations  peu  importantes,  la 
même  idée.  Il  en  est  de  même  du  mythe  de  THéraklès 
grec,  qui,  avant  d'aboutir  à  cette  dernière  forme,  avait  été 
simultanément  Typhon  en  Egy|)te,  Adar-Samsân  en  Assy- 
rie,  Melkarth  en  Phénicie,  Schimschôn  chez  les  Hébreux. 

Mais  celui  de  tous  ces  types  divins  qui  possède  la  vie  et 
la  signification  les  plus  intenses,  celui  auquel  viennent 
aboutir  toutes  les  traditions  religieuses  de  ce  premier 
cycle  de  civilisations,  c'est  celui  de  FAdôn-Thammouz  phé- 
nicien, confondu  à  la  fois  avec  l'Osiris  égyptien  et  TAtys 
phrygien.  C'est  là  le  Baal  suprême,  le  dieu  aux  mille 
formes,  identifié  à  toutes  les  émanations  solaires,  à  toutes 
les  évolutions  de  la  terre  et  des  saisons.  11  (  ontient,  dans 
son  universalité  même,  tout  le  polythéisme  oriental^  et 
l'on  retrouve  dans  ses  attributs,  ses  dénominations  et  ses 
transformations  successives,  depuis  le  redoutable  dieu 
babylonien  jusqu'au  jeune  et  gracieux  héros  grec,  la  suite 
logique  des  circonstances  et  des  conditions  au  milieu 
desquelles  il  s'est  développé.  Après  un  exode  déjà  long  et 
dont  l'origine  se  confond  avec  les  premières  migrations, 
il  se  fixe,  avec  les  races  chananéennes,  sur  les  côtes  de 
Syrie  et  dans  la  vallée  de  l'Oronte.  Cette  région  va  dès 
lors  devenir  le  centre  d'un  culte  célèbre  qui,  peu  à  |)eu, 
prendra  dans  le  bassin  méditerranéen  une  place  prépon- 
dérante et  s'imposera  à  tous  les  peuples  riverains,  jus- 
qu'aux lointaines  colonies  phéniciennes  de  l'Ibérie. 

Pour  bien  comprendre  les  caractères  de  ce  culte  et 
toutes  les  conditions  qui  en  ont  déterminé  l'évolution,  il 
faut  se  rendre  un  compte  exact  de  ce  qu'était  ce  pays  dans 
lequel  il  allait,  pendant  plus  de  vingt  siècles^  se  déve- 
lopper et  prospérer  avec  tant  d'éclat. 


10  LE    CULTE    ET    LES    FÊTES    DADÔNIS-THAMMOUZ 

Le  pays,  en  effet,  détermine  et  explique  la  race,  comme 
la  race  elle-même  explique  la  religion  et  en  dévoile  l'évo- 
lution naturelle.  Il  y  a  là  une  marche  logique,  un  déve- 
loppement historique  et  rigoureux,  Tenchaînement  des 
faits  sociaux  aux  influences  morales  et  le  retour  incessant 
de  ces  influences  sur  les  faits.  La  religion  est  l'aboutissant 
des  premiers  eff'orts  humains,  le  dernier  terme  de  la  pen- 
sée collective  d'un  peuple  et  la  glorification  de  son  propre 
labeur.  Ce  n'est  pas  la  moindre  gloire  de  la  critique  histo- 
rique moderne  que  d'avoir  reconnu  et  éprouvé  la  vérité 
de  cette  méthode.  En  1863,  Michelet  la  définissait  en  ces 
termes  :  «  Une  critique  nouvelle  commence,  plus  forte  et 
plus  sérieuse.  Les  religions,  si  profondément  étudiées 
aujourd'hui,  ont  été  subordonnées  au  genius  qui  les  fît,  à 
leur  créatrice,  l'âme,  au  développement  moral  dont  elles 
sont  le  simple  fruit.  —  Il  faut  d'abord  poser  la  race  avec 
ses  aptitudes  propres,  les  milieux  où  elle  vit,  ses  mœurs 
naturelles;  alors  on  peut  l'étudier  dans  sa  fabrication  des 
dieux,  qui,  à  leur  tour,  influent  sur  elle.  C'est  le  circulas 
naturel.  Ces  dieux  sont  effets  et  causes.  Mais  il  est  fort 
essentiel  de  bien  établir  que,  d'abord,  ils  ont  été  effets,  les 
fils  de  l'âme  humaine.  Autrement,  si  on  les  laisse  domi- 
ner, tomber  du  ciel,  ils  oppriment,  engloutissent,  obscur- 
cissent l'histoire.  —  Voilà  la  méthode  moderne,  très 
lumineuse  et  très  sûre.  Elle  a  donné  récemment  et  ses 
règles  et  ses  exemples  \  »  C'est,  d'ailleurs,  par  l'appli- 
cation méthodique  de  cette  loi  jusqu'en  ses  développe- 
ments les  plus  lointains  que  Taine  a  renouvelé  les  études 
historiques.  Sa  Philosophie  de  l'Art  est,  en  ce  sens, 
l'œuvre  la  plus  symétrique  et  la  plus  parfaite. 

1.  Michelet,  Bible  de  l'Humanité,  p.  64,  note. 


INTRODUCTION  11 

La  terre  syro-phénicleiiiie  ne  répond  guère,  dans  son 
ensemble,  aux  fastueuses  descriptions  de  la  Bible.  Le  pays 
est  montagneux,  aride,  desséché  par  un  soleil  impitoyable, 
et  d'une  constitution  géographique  qui  ne  permet  que  des 
relations  difficiles  et  longues.  Il  se  compose  de  deux 
régions  parallèles,  La  première  est  formée  par  l'étroite 
bande  de  terre  qui  sépare  les  montagnes  de  la  mer,  elle 
suit  exactement  les  contours  des  côtes  et  se  trouve  maintes 
fois  interrompue  par  les  saillies  des  rochers  qui  se  pro- 
longent en  falaises  jusqu'à  la  mer  ;  c'est  plutôt  une  suc- 
cession de  criques  et  de  plages  où  s'installeront  à  l'aise 
les  villes  phéniciennes  ;  mais  là  il  ne  faut  guère  songer  à 
l'agriculture,  et  les  habitants  de  cette  région  devront 
demander  au  commerce  maritime  la  fortune  que  la  terre 
est  impuissante  à  leur  donner  \  Au  delà  des  montagnes 
qui  longent  la  côte  s'étend  la  seconde  région,  parallèle 
à  la  première,  et  enfermée,  elle  aussi,  du  côté  de  l'Orient, 
par  d'autres  chaînes  rocheuses.  Elle  est  formée  de  deux 
vallées  successives,  coupées  et  entremêlées  de  déserts 
sablonneux.  Au  sud,  c'est  la  vallée  du  Jourdain,  la  terre 
biblique  conquise  par  Josué,  et  oîi  se  sont  déroulés  les 
événements  de  l'histoire  juive.  Au  nord,  c'est  la  vallée  de 
rOronte,  jonchée  aujourd'hui  de  ruines  gigantesques,  de 
Baalbeck  à  Antioche,  vallée  mystérieuse  dont  l'histoire  ne 
se  mêle  à  l'histoire  du  monde  qu'à  intervalles  irréguliers 
et  lointains.   C'est  la    Cœlé-Syrie,   aujourd'hui    nommée 

1 .  On  peut  comparer  cette  situation  géographique  à  celle  de  l'Algérie 
par  exemple,  où  les  chaînes  de  montagnes  courent  le  long  de  la  mer, 
ne  laissant  qu'une  étroite  bande  de  terre  d'un  accès  facile.  On  peut  se 
souvenir  aussi  que  cette  constitution  du  pays  y  a  développé  le  besoin 
des  navigations  aventureuses,  et  que  l'Algérie  a  été,  jusqu'au  XIX^  siècle, 
la  terre  d'élection  des  pirates  et  des  corsaires. 


12  LE    CULTE    ET    LES    FÊTES     d'aDÔMS-THAMMOUZ 

Bekaa,  où  naquirent  et  disparurent,  dans  un  égal  mystère, 
des  villes  glorieuses  et  puissantes,  comme  Emèse  et 
Hamath,  remplacées  aujourd'hui  pardes  villes  modernes, 
qui,  par  une  destinée  étrange,  demeurent,  comme  leurs 
devancières,  et  malgré  leur  importance  réelle,  privées 
de  toute  vie  extérieure  et  presque  de  toutes  relations 
avec  les  contrées  voisines  \  A  l'est  de  cette  vallée  et  au 
delà  de  l'Anti-Liban,  s'étend  le  désert,  marqué  de  nom- 
breuses et  riches  oasis. 

La  disposition  des  montagnes  est  un  obstacle  aux  longs 
cours  d'eau.  L'Oronte  et  le  Jourdain,  qui  ne  valent  d'être 
mentionnés  que  par  rapport  aux  ruisseaux  qui  vont  du 
Liban  à  la  mer,  coulent  parallèleinent  aux  montagnes  et 
par  conséquent  à  la  côte,  et  ne  doivent  qu'à  cette  circons- 
tance la  longueur  relative  de  leur  cours  \  Ils  sont  d'ailleurs 
insuffisants  pour  arroser  un  pays  dont  les  étés  torrides 
sont  desséchants  et  redoutables.  Jamais  donc  [)lus  qu'en 
cette  contrée  Tinfluence  de  la  chaleur  et  de  la  lumière 
solaires  ne  devait  prendre  dès  l'origine,  sur  l'existence,  les 
mœurs  et  la  civilisation  humaines,  une  prépondérance 
absolue.  Là  en  effet  cette  force  solaire  qui  s'exerce  sans 
limites  façonne  et  distribue  à  son  gré  les  conditions  dans 
lesquelles  se  déroulera  la  vie  des  peuples  de  cette  région. 

1 .  M.  Ary  Renan,  dans  une  tiès  intéressante  relation  de  voyage 
dans  la  Cœlé-Syrie,  a  donné  une  description  saisissante  de  cette  région, 
qui  semble  séparée  du  reste  du  monde,  et  des  deux  villes  Honis  et 
Hamath,  dans  lesquelles  toute  la  vie  commerciale  s'est  ramassée. 
(V.  Pui/sagcs  /tistoriques,  par  Ary  Renan.  Paris,  Calman-Lévy.) 

2.  Ce  phénomène  hydrographique  n'est  d'ailleurs  pas  spécial  à  la 
Syro-Phénieie,  et  là  encore,  on  peut  se  reporter,  comme  terme  de 
comparaison,  à  l'Algérie,  où  les  fleuves,  le  Chéliff  par  exemple,  coulent 
longtemps  parallèlement  à  la  mer,  à  laquelle  ils  n'aboutissent  que  par 
une  échancrure  de  la  montagne. 


INTHODLCTlOiN  13 

Le  soleil  domine  tout  et  exerce  non  seulement  sur  les 
productions  de  la  terre,  mais  aussi  sur  la  vie  commerciale, 
une  action  toute-puissante.  C'est  lui  qui,  en  desséchant 
les  torrents  qui  tombent  du  Liban,  permet  aux  habitants 
de  la  côte  de  pénétrer,  par  ces  gorges  naturelles  et  acces- 
sibles seulement  à  certaines  époques  de  Tannée,  jusqu'au 
cœur  des  vallées  intérieures,  et  réciproquement  met  celles- 
ci  en  rapport  avec  le  commerce  maritime  ;  c'est  lui  aussi, 
qui,  en  calcinant  les  plages  sablonneuses  de  la  Phénicie 
et  de  la  Syrie,  en  les  rendant  impropres  à  toute  culture, 
a,  de  concert  avec  la  conformation  géographique  de  cette 
contrée,  obligé  les  peuplades  riveraines  à  chercher  sur  la 
mer  des  destinées  plus  favorables.  Il  n'est  pas  surprenant 
qu'en  jouant  un  rôle  aussi  considérable  dans  les  mœurs 
et  dans  l'existence  quotidienne  de  ces  races,  en  détermi- 
nant avec  tant  de  rigueur  les  lois  mêmes  de  leur  déve- 
loppement social,  en  les  enveloppant  d'une  influence 
permanente  et  profonde,  ce  soleil,  qu'adorait  déjà  Tantique 
Chaldée,  ait  pris  dans  les  cultes  phéniciens  la  place 
suprême  que  nous  le  voyons  occuper  dès  les  origines  de 
l'histoire  et  qu'il  ne  quitte  plus  désormais.  Il  y  devient  le 
dieu  pres(|ue  uni([ue,  la  puissance  centrale  autour  de 
laquelle  gravitent  les  innombrables  divinités  secondaires, 
il  s'y  manifeste  sans  cesse  dans  ses  émanations  et  ses 
influences  les  plus  diverses.  Il  y  triomphe  dans  sa  double 
action  fécondante  et  épuisante,  bienfaisante  et  néfaste. 
Tantôt  il  est  le  Baal-Thammouz,  TAdônis  souriant  et  bon 
(jui  apporte  à  la  terre  la  fécondité  qui  nourrira  les  hommes, 
qui  veille  sur  les  villes  et  les  protège,  qui  enseigne  aux 
peuples,  comme  l'Osiris  égyptien,  les  arts  et  les  sciences  ; 
il  est  alors  l'amant  rayonnant  de  l'Asthoreth  terrestre,  il 


14  LE    CULTE    ET    LES    FÊTES    d'aDÔNIS-THâMMOUZ 

la  féconde,  il  l'entoure  de  soins  et  d'amour,  et  de  leur 
union  mystique  et  puissante  naissent  les  saisons  bienfai- 
santes, les  moissons,  les  fruits  et  la  joie.  Tantôt  au  con- 
traire, il  estle  Moloch  dévorateur  et  terrible, personnifiant, 
après  Taction  vivifiante  du  printemps,  Faction  redoutable 
et  brûlante  des  extrêmes  chaleurs  de  l'été.  Il  occupe  dès 
lors,  sous  cette  double  forme,  toute  l'imagination  mytho- 
logique des  Phéniciens.  On  l'aime  et  on  le  redoute 
alternativement  ;  mais  toujours  on  Tadore  avec  une  véné- 
ration sans  égale.  Byblos  devient  la  ville  sacrée  où  des 
fêtes  incomparables,  à  des  époques  fixes,  éblouissent  le 
monde.  Peu  à  peu,  à  mesure  que  la  civilisation  phénicienne 
se  disperse  le  long  de  la  mer,  et  après  avoir  nourri  les 
nations  les  plus  lointaines,  finit  par  s'effacer  elle-même, 
le  culte  solaire,  centre  des  mythes  sidéraux,  s'élargit,  se 
répand,  mais  demeure,  au  milieu  d'une  civilisation  finis- 
sante, aussi  florissant  et  aussi  ardent,  tellement  il  s'est 
confondu  avec  les  aspirations  et  les  rêves  du  monde 
antique. 

C'est  là  qu'il  faut  aller  chercher  le  principe  de  mille 
phénomènes  sociaux  et  de  mille  formes  d'art  et  de  vie. 
Cette  conception  religieuse  est  éminemment  propre  à 
multiplier  dans  l'imagination  humaine  les  mythes  et  les 
créations  théogoniques  ;  elle  a  été,  dans  tout  l'Orient 
antique,  la  source  d'une  philosophie  et  d'une  morale  dont 
l'action  combinée  a  constitué  ces  civilisations  dont  les 
épaves  nous  étonnent  aujourd'hui.  C'est  elle  qui  a  été  le 
véritable  élément  créateur  de  ce  monde  eifacé  et  dont 
quelques  traditions  seules  ont  survécu.  Dans  cet  immense 
mouvement  où  s'entremêlent,  pour  se  combattre  ou  pour 
se  corroborer,  tant  de   forces,  confuses  ou  précises,  tant 


INTRODUCTION 


15 


d'idées  éclatantes  ou  ténébreuses,  ce  mythe,  qui  nous 
apparaît  comme  le  plus  ancien  et  le  plus  vivant  à  la  fois, 
est  une  sorte  de  fil  conducteur  qui  permet  de  retrou- 
ver, au  milieu  des  ténèbres  que  Thistoire  est  parfois 
impuissante  à  éclairer,  les  grands  chemins  queThumanité 
a  parcourus,  depuis  les  plateaux  de  la  Haute-Asie,  pour 
aboutir  aux  races  modernes.  Les  voyageurs  ont  raconté 
Tétonnante  impression  (jue  produit  la  contemplation  des 
ruines  gigantesques  du  temple  du  Soleil  à  Baalbeck. 
Debout  au  milieu  du  désert,  dans  une  désolation  et  une 
mort  sans  limites,  quelques  colonnes,  dont  les  dimensions 
énormes  déconcertent  les  visiteurs  les  plus  blasés,  se 
dressent,  inébranlables  et  comme  revêtues  d'éternité. 
Elles  sont  là  le  symbole  même  du  culte  qu'elles  abritèrent, 
et  qui  demeure,  au  milieu  des  ruines  des  civilisations 
orientales,  comme  un  souvenir  lumineux  dont  l'image 
immortelle  suffît  à  faire  revivre,  à  travers  les  temps,  le 
génie  des  peuples  qui  le  conçurent. 


PREMIÈRE   PARTIE 

LE  CULTE  D'ADÔMS-THAMMOUZ 


CHAPITRE    PREMIER 
LA    LÉGENDE    DADONIS 

Si  le  culte  d'Adônis-Thanimouz,  devenu  un  des  princi- 
paux cultes  phéniciens,  a  dû  à  cette  circonstance  son 
rayonnement  universel  à  travers  le  monde  antique,  c'est 
à  cette  même  circonstance  qu'il  faut  attribuer  l'ignorance 
et  l'oubli  qui  l'ont  enveloppé  longtemps  à  travers  les 
temps  modernes.  Les  Phéniciens,  propagateurs  mer- 
veilleux d'idées,  de  mythes,  d'arts  et  de  sciences,  ont 
épuisé  les  ressources  de  leur  génie  dans  le  commerce  et 
les  navigations  aventureuses;  ils  ont  conduit  certaines 
industries  au  point  le  plus  élevé  qu'elles  aient  pu  atteindre, 
ils  ont  présenté  le  spectacle  à  peu  près  unique  d'un 
peuple  qui,  pour  s'être  fait  le  transmetteur  infatigable  des 
arts  des  autres  peuples,  est  resté  lui-même  si  stérile  qu'il 
n'a  survécu  de  lui  ni  une  forme  d'art  spéciale,  si  primitive 
fùt-elle,  ni  un  nom  de  poète  ou  d'écrivain.  C'est  à  peine 
si  le  nom  de  l'historien  Sanchoniathon,  né  à  Béryte,  a  été 
tiré  de  l'oubli.  On  n'a  de  lui  aucun  texte  certain,  et  on  ne 
le  connaît  que  par   les  fragments  de  son  Histoire  pJiéiii- 

2 


iS  LE    CULTE    d'aDÔNIS-THAMMOUZ 

cieniie  cités  par  Porphyre  et  reproduits  par  Eusèbe  [Pré- 
paration évangélique,  X).  Il  vivait,  croit-on,  vers  l'époque 
de  la  guerre  de  Troie.  Au  témoignage  de  Philon  de  Byblos, 
Sanchoniathon  avait  écrit  une  sorte  d'histoire  universelle, 
depuis  les  origines  du  monde.  11  avait  minutieusement 
étudié  les  archives  des  villes  phéniciennes  et  les  inscrip- 
tions des  monuments,  et  c'est  à  l'aide  de  ces  deux  princi- 
pales sources  (ju'il  était  parvenu  à  mener  à  bonne  fin  un 
ouvrage  qui  fut,  bien  avant  Hérodote,  le  premier  monu- 
ment historique.  Porphyre  ajoute  qu'il  dédia  son  Histoire 
phénicienne  à  Abibal,  roi  de  Béryte,  et  que  les  savants 
assyriens  eux-mêmes  l'étudièrent  et  témoignèrent  pour 
elle  d'une  grande  admiration.  Philon  de  Byblos  la  tra- 
duisit en  «rec.  Renan  a  consacré  à  Sanchoniathon  et  aux 
vestiges  qui  nous  restent  de  son  œuvre  une  intéressante 
étude\ 

Les  monuments  qui  pourraient  éclairer  d'un  jour  précis 
l'histoire  intérieure  des  Phéniciens  sont  fort  rares  et 
d'une  importance  secondaire,  et  leur  histoire  extérieure 
elle-même  ne  nous  est  guère  connue  que  par  l'his- 
toire des  peuples  qui  furent  en  relations  avec  eux.  Cette 
absence  de  monuments  a  jeté  longtemps  sur  l'histoire  de 
la  civilisation  phénicienne  une  incertitude  qui  se  dissipe 
peu  à  peu  sans  doute,  mais  qui  n'en  laisse  pas  moins  une 
certaine  obscurité  sur  un  des  pays  les  plus  vivants  de 
l'antiquité.  Il  en  résulte  que  nous  ne  pouvons  guère 
aujourd'hui  étudier  les  mythes  et  les  cultes  phéniciens 
qu'à  travers  des  chroniques  étrangères  qui  souvent  en 
dénaturent  le  caractère  ou  la  signihcation.  Les  monuments 

1.  Mémoires  de  l'Académie  des  Inscriptions  et  Belles-Lettres,  tome 
XXIII,  2'  partie,  p.  241-334  (année  1858). 


La  lkgende  d'adonis  19 

des  peuples  voisins  ou  les  historiens  anciens,  peu  fami- 
liers avec  les  mœurs  syriennes,  ont  la  plupart  du  temps 
identifié  les  dieux  de  la  Phénicie  avec  leurs  dieux  natio- 
naux. C'est  ainsi  qu'Hérodote  désigne  Thammouz  sous  le 
nom  de  Zeus-Bélos  \  De  là  est  venue,  à  une  époque  plus 
tardive,  une  confusion  inévitable,  grâce  à  laquelle  les  dieux 
primitifs  de  la  Phénicie  se  sont  peu  à  peu  amalgamés 
avec  les  dieux  de  l'Egypte  ou  de  l'Asie-Mineure.  C'est 
pourtant  là,  dans  ce  mélange  souvent  obscur  des  cultes  et 
des  traditions,  qu'il  faut  rechercher  les  éléments  mêmes 
de  l'histoire  de  chacun  d'eux.  Ce  n'est  guère  que  dans 
les  sources  inépuisables  de  la  littérature  gi-ecque  que 
nous  commençons  à  trouver  des  documents  précis,  et  c'est 
même  par  elle  que  des  documents  plus  anciens  et  pré- 
cieux entre  tous,  comme  la  Cosmogonie  de  Sanchonia- 
thon  par  exemple,  nous  sont  parvenus.  A  partir  d'Héro- 
dote, le  nom  d'Adonis,  le  récit  de  sa  légende,  l'étude 
même  de  son  mythe,  se  retrouvent  et  se  multiplient  à 
travers  les  textes  grecs.  INIais  quelle  valeur  documentaire 
faut-il  attribuer  à  ces  textes,  et  cette  légende  d'Adonis, 
rapportée  pour  la  première  fois  par  le  poète  Panyasis  '  et 
transformée  et  augmentée  jusqu'à  Ovide,  peut-elle  vrai- 
ment nous  offrir  une  image  exacte  du  mythe  de  l'antique 
Thammouz  ? 

En  réalité,  ces  textes  sont  des  guides  peu  sûrs.  11  est 
nécessaire  de  ne  les  consulter  qu'avec  prudence.  Dans  les 
récits  des  écrivains  grecs,  le  mythe  primitif  de  Thammouz 

1.  Hérodote,  HIst..  1.  I.  181.  C'était  là  une  coutume  que  l'ou 
retrouve  chez  tous  les  écrivains  grecs.  I/ouvrage  du  pseudo-Lucien, 
De  Dea  Suria,  peut  en  fournir  une  nouvelle  preuve. 

2.  C'est-à-dire  au  cinquième  siècle  avant  l'ère  moderne. 


20  LE    CULTE    D'ADÔNIS-THAMMOUi5 

se  transforme  et  se  corrompt,  des  circonstances  essen- 
tielles s'effacent  et  disparaissent,  des  légendes  nouvelles 
surgissent,  la  physionomie  elle-même  du  dieu  s'adoucit  et 
se  simplifie  jusqu'à  abandonner  ses  traits  les  plus  caracté- 
ristiques. Mais,  cette  réserve  faite  et  la  méfiance  mise  en 
éveil,  il  est  certain  que  Tensemble  des  textes  grecs  nous 
offre  une  source  importante  de  renseignements,  et  que 
c'est  là  qu'il  convient  tout  d'abord  de  s'arrêter  avec  soin. 
Malgré  les  déformations  successives  qu'ils  ont  pu  subir,  les 
mythes  primitifs,  éclos  dans  les  plaines  de  la  Haute-Asie, 
gardent  encore,  vingt  siècles  plus  tard,  quelques  élé- 
ments essentiels,  qui,  dégagés  de  toutes  les  traditions 
postérieures,  représentent^  dans  sa  structure  la  plus 
simple,  la  conception  religieuse  des  premiers  peuples.  Il 
ne  reste  plus,  dès  lors,  qu'à  suivre  cette  trace,  à  en  relier 
et  à  en  coordonner  les  vestiges,  pour  reconstituer,  autant 
qu'il  est  possible,  les  idées  centrales  des  croyances  popu- 
laires de  l'Asie  ancienne. 

Tel  est  le  sort  qu'a  subi  la  légende  mythique  du  dieu 
Adonis.  Ce  nom  éveille  tout  d'abord  dans  la  mémoire  la 
gracieuse  et  touchante  image  du  jeune  héros  aimé 
d'Aphrodite  et  mourant  à  la  fleur  de  sa  jeunesse,  dans  une 
chasse  au  sanglier.  Mais  c'est  là  une  conception  d'une 
époque  relativement  récente  et  où  l'influence  hellénique 
domine  presque  exclusivement.  Avant  d'aboutir  à  cette 
forme  d'une  mythologie  déjà  figée  et  sans  vie  intérieure, 
le  nom  et  l'histoire  du  dieu  Adonis  ont  rempli  l'Orient 
antique  d'une  destinée  toute  différente. 

Ce  nom  lui-même  d'Adonis,  répandu  sur  les  côtes 
méditerranéennes  et  dans  la  plupart  des  pays  de  l'Asie 
Moyenne,    porte    en    lui   une  signification   de  puissance 


LA    LÉGENDE    d'aDÔNIS  21 

suprême  que  les  Grecs  semblent  avoir  ignorée  ou  ouljliée. 
La  plupart  des  grands  dieux  phéniciens  recevaient  la 
dénomination  générique  d'Aclân^  qui  signifiait  «  mon  sei- 
gneur )),  ou  de  Baal,  qui  signifiait  «  maître  ».  Ce  n'était 
donc  pas  le  nom  spécial  d'une  divinité,  mais  bien  une 
appellation  uniforme  ajoutée  comme  un  terme  de  respect 
au  nom  du  dieu.  C'est  ce  sens  générique  et  imprécis 
qu'il  faut  donner  aux  mots  Adôn  et  Adonis  dans  un  certain 
nombre  de  textes,  comme  celui  de  ^Nlartianus  Capella  : 
Sol  vocat.ur  Biblius  Adôn,  «  le  soleil  reçoit  le  nom  de  sei- 
gneur de  Byblos'  ».  Aussi  disait-on  Baal-Thamar,  Baal- 
Hermôn,  Baal-Samaïn,  Baal-Zéboud,  ou  bien  Adoni-Zé- 
dek,  Adoni-Bézek,  Adoniram-Adoram.  Il  en  était  de 
même  du  nom  divin  de  El,  dont  la  signification  était  iden- 
tique, et  d'où  est  venu  le  nom  d'Eloim  donné  souvent  à 
l'Iahveh  juif*.  Le  nom  spécial  du  dieu  solaire,  désigné 
dans  des  temps  postérieurs  par  la  seule  épithète  à^Adôn 
ou  seigneur,  était  Thammouz,  et  c'est  d'ailleurs  sous  ce 
nom  que  les  plus  anciens  textes  nous  en  parlent.  Nous 
lisons  dans  Ézéchiel  :  «  Et  il  m'introduisit  par  la  porte  de 
la  maison  du  Seigneur,  qui  regardait  l'aquilon  ;  et  là  étaient 
des  femmes  assises  pleurant  sur  Thammouz'.  »  Tham- 
mouz était  un  des  principaux  Baalim  phéniciens,  honoré 
d'un  culte  spécial  dans  certaines  villes,  dont  il  était  une 
sorte  de  divinité  poliade^  comme  Byblos  sur  la  côte  et 
Aphaca  dans  l'intérieur,  qui  sont  les  deux  centres  impor- 

1.  Martianus  Capella,  De  nupt.  Merc.  etPh.,  II. 

2.  Ce  n'est  pas  seulement  Eloim,  c'est  aussi  EUoun,  Elieus,  etc., 
qui,  nés  du  mot  El,  en  ont  gardé  le  sens  de  suprématie  et  de  toute- 
puissance. 

3.  Ezéchiel,  vin,  14. 


22  LE    CULTE    d'aDÔNIS-THAMMOUZ 

tants  de  la  région  où  la  légende  plaçait  les  divers  événe- 
ments de  la  vie  du  dieu. 

Les  noms  de  cette  divinité  se  multiplient,  d'ailleurs,  en 
proportion  du  nombre  des  peuples  qui  Tadoraient  ou  qui 
avaient  reçu  quelque  pratique  de  son  culte.  Xous  le  trou- 
vons en  Laconie  sous  le  nom  de  Ktppt^  ou  Kûptç.  Hésy- 
chius  le  désigne  sous  le  nom  de  Aû/voç,  lumière.  Les 
anciens  Doriens  l'appelaient  Ao),  d'Aw^  ,  aurore.  Ces 
dénominations  de  lumière  et  d'aurore  concordent,  d'ail- 
leurs, exactement  avec  le  sens  solaire  et  lumineux  du 
mythe  d'Adonis.  Il  faut  remarquer  à  ce  propos  que 
Bacchos,  dont  le  mythe  et  le  culte  offrent  tant  de  simili- 
tudes avec  ceux  d'Adonis,  a  aussi,  parmi  ses  noms,  celui 
de  (pavoç,  lumière. 

Adonis  avait  aussi  reçu  le  nom  de  Gingras,  du  nom  de 
la  flûte  phénicienne  qui  servait  aux  lamentations  des 
Adônies,et  aussi,  en  Pamphylie,  celui  d'/lZ>Oi^ft.ç,  également 
un  nom  de  flûte.  Cette  tendance  à  identifier  les  noms 
d'Adonis  aux  noms  des  flûtes  qui  servaient  à  ses  fêtes 
rappelle  l'usage  qui  s'est  établi  en  Grèce  de  donner  les 
noms  de  certaines  divinités  telluriques  aux  chants  mêmes 
dont  elles  étaient  l'objet  ;  c'est  le  cas,  par  exemple,  du 
Liiws,  dont  nous  aurons  à  parler  plus  loin. 

Au  témoignage  d'Hésychius,  Adonis  était  aussi  nommé 
'IxaToç,  et  fpepeyX'qç.  U  dit  catégoriquement  :  ^zpàKkeoL  : 
TÔv  ".Vôwvtv.  C'est  encore  le  même  auteur  qui  nous 
apprend  qu'Adonis  était  désigné  à  Cypre  sous  le  nom  de 
nuyiJiatcov.  U  dit  :  Hvyiiaib^v  à  'Aôcovtç  Tuapa  Kuirptoiç: 
((  Pygmée,  c'est  Adonis  en  Cypre.  » 

En  Syro-Phénicie,  il  a  conservé  très  longtemps  son  nom 
primitif  de  Thammouz.  11  y  portait  encore  un  nom  carac- 


LA    LÉGENDE    d'aDÔNIS  23 

téristique,  celui  d'Hadad-Rimmon.  Movers,  qui,  le  pre- 
mier, a  établi  l'importance  et  la  véritable  signification  de 
ce  nom,  dit  à  ce  sujet  :  «  Nous  avons  obtenu  un  autre  nom 
d'Adonis  par  une  explication  excellente  et  fort  plausible 
d'un  double  passage,  tout  d'abord  mal  interprété,  de 
Zacharie  (c.  xii,  v.  10),  où  il  parle  d'une  plainte  de  Hadad- 
Rimmon,  de  l'ancienne  Maximianopolis.  —  Hadad  est  le 
nom  d'une  divinité  syrienne;  d'après  Sanchoniathon,  c'est 
celui  du  roi  des  dieux,  comme  dans  la  mythologie 
syrienne;  d'après  Macrobe  [Saturii.,  1,  13),  c'est  celui  du 
premier  et  du  plus  grand  des  dieux,  le  Soleil.  Les  noms 
de  cette  divinité  inspirèrent,  comme  le  raconte  Nicolas 
Damascène,  ce  nom  de  Hadad  à  dix  rois  syriens,  au  temps 
de  David,  et  les  renseignements  bibliques,  qui  concor- 
dent parfaitement  avec  ceux-ci,  nous  font  connaître  trois 
rois  de  Damas  nommés  Ben-Hadad  (Amos,  i,  4;  Jérémie, 
49,  27)  et  font  mention  d'un  Hadad-Ezer  de  Soba...  De 
même  Rimmon  a  fourni  le  nom  d'un  roi,  Tabrimmon, 
dont  parle  Damascène...  Par  son  symbole,  la  grenade, 
Hadad-Rimmon  se  rapprochait  par  plusieurs  côtés  des 
divinités  analogues  à  Adonis.  C'est  du  fruit  de  la  erenade 
qu'est  né  l'Attis  pleuré  :  le  fruit  sacré  naquit  subitement 
du  sang  de  l'Acdestis  châtré  par  Bacchus,  et  Nana,  la  fille 
du  roi  Sangarius,  ayant  placé  ce  fruit  dans  son  sein, 
devint  enceinte  de  lui  et  mit  au  monde  le  malheureux 
amant  de  la  mère  des  dieux  (Arnobius,  Ach>.  Gentes,  lib.N', 
p.  199,  éd.  Herald).  De  même  Jupiter  Casius  ou  Agreus 
tenait  à  la  main  la  grenade,  dont  la  signification  se  trouve 
clairement  dévoilée  par  la  peinture  numidienne  où  Baal 
laisse  échapper  de  ses  mains  des  grenades  et  des  grappes 
de  raisin,  que  l'on  considérait  comme  une  émanation  de 


24  LE    CULTE    d'aDÔJJIS-THAMMOU/ 

la  divinité.  Hadad,  dieu  solaire,  avec  la  grenade  pour 
image,  pouvait  naturellement  n'être  que  le  soleil  de  la  fin 
de  Tété,  qui  fait  miunr  les  grenades  et  les  fruits  ;  et  par 
Tanalogie  de  la  conception  qui  nous  montre  Adonis  comme 
la  production  des  champs  arrivée  à  sa  maturité,  nous 
pourrons  appeler  lladad-Rimmon  la  grenade  mûre,  le 
fruit  mùr,  ou  plutôt  le  dieu  qui  s'éteint  dans  sa  force  de 
production  et  dont  on  pleure  la  mort.  De  même,  la  fête  du 
Thammuz,  dont  parle  Ézéchiel,  tombe  au  commencement 
du  sixième  mois,  qui  correspond  à  septembre,  au  moment 
même  où  se  cueillent  les  fruits  :  au  cinquième  jour  du 
mois,  le  prophète  rencontrait  les  pleureuses  au  Temple 
(viii,  1-14).  Ce  dernier  point  confirme  encore  l'identité 
d'Hadad-Rimmon  et  d'Adonis,  et  leur  commune  origine 
syrienne  \  » 

A  l'époque  où  l'influence  phénicienne  disparaît  de  l'his- 
toire et  où,  au  contraire,  la  civilisation  et  les  idées  grec- 
ques commencent  à  se  répandre  et  à  déborder  sur  l'Orient, 
les  pays  syriens,  d'où  était  parti  le  dieu^  le  reçoivent  à 
leur  tour,  mais  transformé  par  la  mythologie  hellénique. 
C'est  là  un  phénomène  mille  fois  constaté.  La  Syro-Phé- 
nicie  a  été,  en  effet,  l'une  des  principales  sources  du  pan- 
théon hellénique.  Par  la  voie  naturelle  des  échanges 
commerciaux,  les  Grecs  ont  reçu  des  Phéniciens  et  des 
Cypriotes  un  certain  nombre  de  mythes  religieux  et  de 
conceptions  divines  qu'ils  ont  rapidement  dénaturés  et 
pour  ainsi  dire  nationalisés.  Ce  qui  s'est  passé  pour 
Adôn-Thammouz,  devenu  l'Adonis  grec,  s'est  également 
produit  dans  les  mythes  d'Héraklès,  né  du  Melkarth  tyrien, 

1 .  Movers,  Die  Phônider,  tome  I",  c.  vu. 


LA    LÉGENDE    d'aDÔNIS  25 

de  Pygmalion,  né  du  Pugni  phénicien,  de  Zeus  et  de  Dio- 
nysos Zagreus,  venus  de  Crète,  d'Européia,  d'Helléetde 
Perseus,  héros  de  fables  syro-phéniciennes.  Le  jour  où  ces 
divinités,  transformées  par  Tesprit  populaire  et  par  les 
poètes  de  la  Grèce,  revenaient  aborder  sur  les  rives  qui 
les  avaient  vues  naître,  elles  apparaissaient  vraiment 
comme  des  formes  nouvelles  dont  les  origines  et  la  filia- 
tion demeuraient  indécises.  Certains  traits  primitifs  ne 
pouvaient  cependant  s'effacer  tout  à  fait,  et  les  analogies 
que  les  écrivains  et  les  philosophes  grecs,  depuis  Héro- 
dote jusqu'à  Fauteur  du  De  Dea  Syi'ia,  retrouvaient  entre 
leurs  divinités  nationales  et  les  dieux  de  la  Syro-Phénicie, 
n'étaient  pas  imaginaires.  Mais  ils  aboutissaient  à  croire  à 
l'antériorité  des  dieux  grecs^  dont  les  divinités  asiatiques 
n'étaient,  à  leurs  yeux,  que  des  reproductions  plus  ou 
moins  fidèles. 

Soumis  à  cette  évolution  laborieuse,  Adonis  reparaît 
sur  les  rivages  phéniciens  avec  des  traits  nouveaux  :  on 
reconstitue  alors  la  légende  primitive,  on  l'applique, 
rajeunie  et  transformée,  aux  pays  oii  elle  était  née,  et  dès 
lors  s'établit  la  tradition  qui  est  parvenue  jusqu'à  nous  et 
qui  nous  représente  Adonis,  fils  d'un  roi  de  Cypre,  aimé 
d'une  déesse  et  mourant  dans  les  forêts  du  Liban,  en  tei- 
gnant de  son  sang  le  fleuve  qui,  depuis,  a  gardé  le  nom 
divin.  C'est  sous  ce  dernier  nom  à^ Adonis  que  les  Grecs 
l'ont  toujours  connu,  transformant  ainsi  la  dénomination 
générale  à.'Aclôii  en  un  nom  particulier,  et  le  dieu  tout- 
puissant  des  peuples  syriens  en  un  jeune  et  gracieux 
héros,  qui  n'est  plus  qu'une  image  effacée  et  lointaine  de 
Thammouz. 

La  légende  d'Adonis  nous  est  révélée  pour  la  première 


26  LE    CULTE    d'âDÔNIS-THAMMOUZ 

fois  par  un  poète  grec  du  cinquième  siècle,  Panyasis  \ 
D'après  son  récit,  Adonis  était  le  fils  d'une  princesse 
d'Assyrie,  Myrrha  ou  Smyrna,  à  laquelle  Af)hrodite  avait 
inspiré  un  ardent  amour  pour  son  père  Théias.  Elle  pro- 
fita de  l'ivresse  de  celui-ci  pour  s'offrir  à  lui,  au  milieu  de 
l'obscurité,  où  Théias,  ne  pouvant  reconnaître  sa  fille,, 
s'unit  à  elle  et  la  rendit  mère.  Mais,  revenu  à  la  raison 
et  ayant  eu  la  révélation  de  son  inceste  involontaire,  il  fut 
pris  d'une  colère  violente  et  s'élança  sur  sa  fille,  l'épée 
à  la  main.  Myrrha  s'enfuit  et  supplia  les  dieux,  qui  seuls 
étaient  la  cause  de  sa  faute,  de  la  dérober  à  la  vue  et  à  la 
vengeance  de  son  père.  Sa  prière  fut  exaucée  :  elle  fut 
subitement  métamorphosée  en  l'arbre  qui,  depuis,  a  gardé 
son  nom\  Neuf  mois  plus  tard,  l'arbre  s'ouvrit  pour 
donner  naissance  à  un  enfant  d'une  merveilleuse  beauté, 
qui  fut  Adonis.  Aphrodite  le  recueillit  et  l'enferma  dans 
un  coffret  qu'elle  confia  à  Proserpine.  La  déesse  des  en- 
fers ouvrit  le  coffret,  et  séduite  par  la  beauté  de  l'enfant, 
refusa  de  le  rendre.  Zeus,  choisi  comme  arbitre  entre  les 
deux  déesses,  décida  qu'Adonis  appartiendrait  à  Aphro- 
dite pendant  quatre  mois  de  Tannée,  pendant  quatre 
autres  mois  à  Proserpine,  et  ((u'il  disposerait  lui-même 
des  (juatre  derniers  mois.  Adonis  donna  ces  quatre  der- 
niers mois  à  Aphrodite  et  passa  ainsi  huit  mois  avec 
Aphrodite  et  quatre  avec  Proserpine. 

1.  ApoUodore,  III,  14,  4.  —  Panyasis,  fragment  23. 

2.  Cet  arbre  était,  dans  l'Orient  antique,  consacré  au  Soleil.  Le 
mythe  d'Adonis  était  en  effet,  comme  nous  le  verrons  plus  loin,  un 
mythe  essentiellement  solaire  ;  et  il  faut  rappeler  à  ce  sujet,  avec 
Dupuis  {Origine  des  Cultes,  tome  III,  2'  partie,  p.  906),  le  rôle  que 
joua  la  myrrhe  dans  l'adoration  des  Mages,  à  la  naissance  du  Christ, 
qui  est,  lui  aussi,  une  image  solaire. 


LA    QUERELLE    DES     DEESSES 
Peinture  duii  vase   du   musée  de  Naples 


LA    LÉGENDE    d'aDÔNIS  27 

C'est  là  une  première  légende  d'Adonis,  où  la  signifi- 
cation calendaire  et  solaire  du  mythe  transparaît  aisément. 
11  en  est  une  autre,  quelque  peu  différente,  et  qui  semble 
avoir  été  plus  populaire.  Les  détails  y  sont  d'ailleurs  plus 
abondants  et  le  sens  mythique  du  récit  s'y  voile  davantage. 
C'est  celle  qu'Ovide  nous  a  transmise  V  L'action  passe 
d'Assyrie  en  Cypre.  Kinyras,  roi  de  Cypre,  par  un  amour 
incestueux,  a  de  sa  fille  Myrrha  un  fils  nommé  Adonis. 
L'enfant,  d'une  beauté  extraordinaire,  est  élevé  par  les 
nymphes,  et  à  peine  adolescent,  devient  l'amant  d'Aphro- 
dite. Un  jour,  le  jeune  dieu  part  à  la  chasse  dans  les  forêts 
du  Liban,  malgré  les  supplications  de  la  déesse,  qui  pres- 
sent un  dénouement  fatal.  En  effet,  un  sanglier,  envoyé 
par  Ares,  jaloux  d'Adonis,  blesse  le  chasseur  à  la  cuisse. 
A  l'annonce  de  cette  nouvelle,  la  déesse  remplit  les 
forêts  de  ses  gémissements,  elle  accourt,  étend  son  amant 
sur  un  lit  de  laitues,  mais  ne  peut,  malgré  ses  soins,  con- 
jurer la  mort.  Du  sang  d'Adonis  mourant  naissent  des 
anémones  %  le  fleuve  Adonis  se  rougit  de  ce  sang  divin, 
et,  dès  lors,  dans  cette  contrée  montagneuse,  le  culte  du 
jeune  dieu  s'établit  et  se  propage. 

Telle  est,  dans  ses  lignes  essentielles,  la  légende  popu- 
laire. Le  Baal  phénicien  y  disparaît  sous  le  jeune  dieu 
d'une  mythologie  plus  récente.  Les  peuples  syriens,  sans 
doute,  n'avaient  pas  orné  de  tant  de  détails  et  de  tant  de 
poésie  l'histoire  symbolique  de  leur  dieu.  Il  n'était  alors 
que  la  forme  religieuse  sous  laquelle  se  cachait  la  crainte 

1.  Ovide,  Métamorphoses,  X. 

2.  L'anémone  était,  aux  yeux  des  anciens,  un  symbole  de  jouissance 
fragile  et  brève,  de  vie  courte.  Voir,  à  ce  sujet,  plus  loin,  2'  partie, 
chap.  II. 


28  LE   CULTE    d'aDÔNIS-THAMMOUZ 

superstitieuse  des  forces  de  la  nature,  l^eu  à  peu,  dépouillé 
de  sa  divinité  redoutable,  il  se  réduit  à  un  personnage  de 
fable  mythique,  qu'un  peuple  énervé  et  sceptique  ne 
comprend  plus. 

On  peut,  toutefois,  sous  ces  récits  poétiques,  retrouver 
les  principaux  éléments  des  premières  traditions  relatives 
cà  ce  culte.  La  naissance,  la  vie  et  la  mort  tragique 
d'Adonis  présentent  des  traits  caractéristiques  qui  sont 
assurément  les  vestiges  d'une  légende  plus  ancienne. 
De  plus,  malgré  les  transformations  inévitables  qu'a  subies 
cette  légende,  en  se  répandant  chez  des  peuples  si  diffé- 
rents de  civilisation  et  de  génie,  les  mêmes  traits  demeu- 
rent communs  aux  diverses  versions.  Cet  inceste  qui 
donne  naissance  à  Adonis,  cet  amour  passionné  d'une 
déesse  dont  le  symbole  n'est  que  le  complément  du  sym- 
bole du  dieu,  cette  mort  d'Adonis,  tué  soudainement  dans 
la  fleur  de  sa  jeunesse,  ces  quelques  éléments,  qui  sont 
l'essence  et  l'âme  même  du  mythe,  marquent  assez  bien 
le  sens  primitif  de  ce  culte.  Tout  le  reste  a  été  peu  à  peu 
ajouté  en  ornements  inutiles  par  l'imagination  et  la  fan- 
taisie des  poètes. 

Il  est  cependant  utile  de  remarquer  les  divergences  qui 
existent  dans  certains  récits.  Ces  divergences,  en  effet,  ne 
sont  pas  nées  au  hasard.  Souvent  elles  indiquent  l'influence 
et  la  pénétration  d'un  mythe  analogue  à  celui  d'Adonis, 
souvent  aussi  elles  précisent  certains  faits  historiques  et 
par  cela  même  valent  d'être  signalées. 

La  naissance  même  d'Adonis  est  un  premier  sujet  de 
variations.  Tandis  que  les  uns,  comme  Panyasis,  le  font 
naître  de  Théias  et  de  sa  fille  Smyrna,  d'autres  rapportent 
qu'il  était  né  d'un  Kinyras,  venu  de  Syrie  en  Cypre,  et  de 


La  légende  d'adonis  29 

la  fille  d'un  roi  de  cette  île,  Métharmé.  Hésiode  raconte 
encore  qu'il  serait  né  de  Phœnix  et  d'Alphesibœa  \  Toute- 
fois, la  plupart  des  récits  s'accordent  à  donner  au  père 
d'Adonis  le  nom  de  Kinyras.  Bien  souvent,  d'ailleurs,  sui- 
vant une  tendance  fréquemment  constatée  dans  les  mythes 
antiques,  Kinyras  et  Adonis  se  confondent  et  ne  sont  plus 
qu'une  même  divinité  sous  deux  noms  différents.  La  lé- 
gende se  plaît  à  représenter  Kinyras  établissant  dans  le 
monde  le  culte  d'Adonis,  fondant  la  ville  et  le  temple  de 
Byblos,  et  parcourant  les  mers  pour  porter  aux  peuples 
lointains  le  culte  du  dieu;  il  devient  alors  le  héros  de  mille 
récits,  analogues  à  ceux  qui  remplirent  le  mythe  du  Mel- 
karth  phénicien  et  de  l'Héraklès  grec.  Mais,  en  réalité,  c'est 
là  encore  une  création  postérieure,  et  le  mythe  distingue 
mal  le  père  du  fils.  Nous  retrouvons  donc  ici  ce  dogme,  à 
peu  près  universel  dans  les  religions  orientales,  du  dieu 
s'engendrant  lui-même,  du  dieu  androgyne,  possédant  à  la 
fois  le  principe  mâle  et  le  principe  femelle,  et  adoré  en 
Phénicie  sous  la  double  dénomination  de  Baal,  le  dieu,  et 
Baalath,  la  déesse.  Et  l'inceste  de  la  légende  n'est  assu- 
rément qu'une  corruption  de  cette  idée  primitive. 

On  trouve  également  différentes  versions  au  sujet  de  la 
mort  d'Adonis.  Suivant  la  croyance  la  plus  répandue,  le 
sanglier  qui  devait  donner  la  mort  à  Adonis  aurait  été 
envoyé  par  Artémis,  selon  d'autres,  par  Apollon.  Ovide,  se 
conformant  à  des  légendes  postérieures,  le  dit  envoyé  par 
Mars  dans  un  accès  de  jalousie  K  D'autres  encore  estiment 
que  le  sanglier  n'est  qu'une  forme  prise  par  Mars  pour  se 

1.  Hésiode,  opad  Apollodore,  III,  14,  4,  et  apud  Probum  ad  Virgil., 
Eclog.  X,  18. 

2.  Ovide,  Mctamorph.,  X,  v.  290  sq. 


30 


LE    CULTE    D  ADONIS-THAMMOUZ 


défaire  de  son  rival  et  identifient  le  dieu  et  le  sanglier. 
Quant  au  récit  qui  nous  montre  Adonis  tué  par  les  Muses 
et  retrouvé  par  Aphrodite  dans  le  temple  d'Apollon  à  Argos  ^ , 
ce  n'est  là  qu'une  vei-sion  isolée  et  de  peu  d'importance  : 


LA    MORT     D  ADONIS 

(Montfaucon) 

il  suffit  seulement  d'y  remarquer  les  rapports  de  plus  en 
plus  étroits  qui  s'établissent  entre  le  dieu  solaire  des 
Phéniciens  et  le  dieu  solaire  des  Grecs. 

Ces  divergences  de  détails  s'expliquent  aisément,  si  l'on 
songe  que  le  culte  d'Adonis,  répandu  dans  plusieurs  con- 
trées, devait  naturellement  revêtir  des  caractères  différents 
dont  la  légende  s'altérerait.  Les  cultes  d'Atys  en  Phrygie, 
d'Osiris  en  Egypte,  d'Adraste  dans  le  Péloponèse,  de  Linos 
en  Grèce,  sont  étroitement  liés  à  celui  d'Adonis  et  aident 
l'historien  à  reconstituer  avec  quelque  certitude  la  marche 
et  les  étapes  successives  du  mythe  primitif.  Le  génie  des 


1.  Ptolémée  Héphestion,  lib.  I. 


LA    LÉGENDE    d'aDÔNIS  31 

peuples  se  marque  sur  ces  formes  diverses  que  remplit 
une  pensée  identique,  et  à  travers  la  terre  classique  des 
migrations  et  des  grands  mouvements  ethniques,  ce  sont 
des  éléments  précieux  et  dont  il  est  difficile  de  négliger 
Tappui,  Ce  n'est  donc  pas  seulement  au  point  de  vue 
mythologique  ou  ethnologique  qu'il  faut  considérer  la 
légende  d'Adonis;  elle  est  aussi,  à  un  point  de  vue  plus 
spécialement  historique,  la  source  de  mille  observations 
fructueuses.  C'est  en  elle  que  nous  trouvons  pour  la  pre- 
mière fois  les  traces  des  premières  aventures  maritimes 
des  Phéniciens,  le  souvenir  de  leur  établissement  en  Cypre; 
et  ce  Kinyras,  roi  de  Cypre,  venant  installer  à  Byblos  le 
culte  adonique,  n'est  qu'un  des  nombreux  vestiges  légen- 
daires des  navigations  phéaiciennes,  et  dont  le  cycle  à  la 
fois  le  plus  complet  et  le  plus  précis  se  rattache  au  mythe 
de  Melkarth.  C'est  elle  encore  qui  nous  révèle,  mieux  que 
les  autres  légendes  des  religions  phéniciennes,  le  carac- 
tère et  les  tendances  de  ce  peuple  à  demi  fabuleux  et  dont 
les  traits  essentiels  demeurent  malgré  tout  presque  insai- 
sissables. Cet  z\donis-Thammouz,  qui  enferme  en  lui  tout 
un  faisceau  d'idées  mythiques,  reste  donc,  par  la  légende 
et  par  la  physionomie  de  son  culte,  une  des  divinités  les 
plus  vivantes  et  les  plus  précises  de  ce  monde  de  l'an- 
tique Syrie,  sans  cesse  agité  par  les  invasions,  les  guerres 
et  les  mouvements  ethniques  de  toutes  sortes.  C'est  à  lui 
qu'aboutit  la  longue  filiation  des  dieux  de  l'Asie  Occiden- 
tale, et  il  a  gardé,  de  ces  religions  qui  ont  précédé  ou 
pénétré  la  sienne,  ce  caractère  de  dieu  universel  et  suprême 
qui  contribuera  à  maintenir  son  culte  à  une  époque  oii  les 
autres  dieux  phéniciens  seront  depuis  longtemps  oubliés. 


CHAPITRE  II 
L'EXODE    DU    CULTE 

Les  fortunes  diverses  des  cultes  et  des  mythes  ont  leur 
principale  cause,  non  dans  l'excellence  de  leur  conception 
religieuse,  mais  dans  l'appui  plus  ou  moins  favorable  que 
leur  ont  prêté  les  événements  historiques  au  milieu  des- 
quels ils  ont  vécu.  C'est  un  phénomène  intéressant  à 
observer  que  cette  propagation  d'une  idée  religieuse,  qui 
suit  fidèlement  les  fluctuations  historiques,  qui  se  plie  aux 
circonstances  extérieures,  qui  se  ralentit  ou  s'accélère 
suivant  des  événements  sans  relations  apparentes  avec 
elle,  et  dont  le  développement  s'établit  suivant  la  logique 
précise  des  faits.  Les  grands  mouvements  religieux  n'ont 
dû  leur  succès  qu'à  la  faveur  des  circonstances.  Si  l'ensei- 
gnement de  Jésus  n'avait  pas  été  considéré  dès  l'origine 
comme  une  prédication  d'opposition  à  la  suprématie 
romaine,  et  si  tous  les  révoltés  politiques  n'étaient  pas 
venus  s'unir  et  se  fondre  en  lui  pour  multiplier  leurs 
efforts,  le  christianisme  serait  resté  au  rang  infime  des 
nombreuses  sectes  juives,  sans  jamais  rayonner  au  delà 
de  l'étroite  contrée  où  il  avait  pris  naissance.  Si  l'islamisme 
n'avait  pas  été  servi  par  la  conquête,  si  tous  les  vieux  res- 
sentiments germaniques  contre  Rome  et  la  Papauté 
n'avaient  pas  trouvé  dans  le  protestantisme  une  arme 
puissante  pour  servir  leur  cause,  jamais  la  religion  de 
Mahomet  ni  celle  de  Luther  n'auraient  eu  une  fortune  si 


l'exode  du  culte  33 

brillante.  C'est  donc  avec  un  soin  attentif  et  prudent  qu'il 
convient  de  déterminer  la  marche  de  ces  anciens  dogmes 
qui,  éclos  dans  les  ténèbres  des  temps,  apparaissent  dans 
l'histoire,  non  pas  au  moment  de  leur  origine,  mais  à  une 
époque  où  ils  sont  déjà  épanouis  et  forts.  Aux  vagues 
croyances  idéologiques  qui  ont  seules  peuplé  l'esprit 
des  races  primitives  a  peu  à  peu  succédé, grâce  à  un  besoin 
naturel  d'organisation  logique  et  précise,  tout  un  système 
de  légendes  coordonnées,  tout  un  enchaînement  de 
mythes  et  de  récits  sacrés,  qui,  répandus  par  la  diffusion 
des  peuples,  ont  donné  naissance  à  des  religions  diverses, 
mais  où  les  analogies  des  dogmes  restent  nombreuses 
et  apparentes.  C'est  pourquoi  il  serait  imprudent  de  les 
séparer  les  unes  des  autres,  et  de  les  considérer  succes- 
sivement, au  lieu  de  les  étudier  simultanément  et  dans 
leur  ensemble  :  il  y  a  en  elles,  au  moment  oii  nous  les 
trouvons  dans  l'histoire,  toute  une  lente  et  formidable 
élaboration  qui  s'est  accomplie  pendant  des  siècles  et  qui 
a  abouti  à  une  diversité  de  mythes  et  de  cultes,  au  cœur 
desquels  réside  une  inspiration  identique. 

L'établissement  du  culte  d'Adonis  à  Byblos,  loin  d'être 
une  des  phases  primitives  de  son  évolution,  n'est  au 
contraire  que  Faboutissant  d'un  long  voyage  à  travers  la 
Haute-Asie  et  l'Asie  Moyenne.  On  le  trouve  pour  la  pre- 
mière fois  en  Assyrie.  Dans  Bion^^  Adonis  est  qualifié 
ôî Assyrien^  àaGvpiov.  Toutefois,  comme  les  Grecs  con- 
fondaient souvent  les  noms  d'Assyrie  et  de  Syrie,  c'est 
sans  doute  à  ce  dernier  pays,  d'où  le  culte  est  venu  en 
Grèce,    que  Bion   a  voulu  faire  allusion.   Lucien,   de  son 

1.  Bion,  Idylle  I,  v.  24. 


34 


LE    CULTE    D  ADOîSlS-THAMMOUZ 


côté,  donne  à  Adonis  le  même  qualificatif  à^ Assyrien'. 
«  Ne  m'a-t-il  pas  fait  descendre,  tantôt  sur  le  mont  Ida 
pour  Anchise  d'Ilion,  tantôt  sur  le  Liban,  vers  ce  jeune 
Assyrien  qu'il  a  rendu  également  aimable  aux  yeux  de 
Proserpine,  si  bien  qu'il  m'a  ravi  la  moitié  de  mes  amours  ^  ?  » . 
Il  est  probable,  en  tous  cas,  qu'Adonis  venait  déjà 
d'une  contrée  plus  orientale.  Mais,  lié  aux  autres  cultes 
babyloniens,  il  a  été  considéré  par  les  Phéniciens  comme 
originaire  de  cette  région.  Macrobe  l'affirme  \  Guigniaut 
rapporte,  à  l'appui  de  cette  affirmation,  le  très  curieux 
récit,  conservé  dans  les  livres  Sabéens,  «  d'un  prêtre  des 
idoles,  appelé  Thammus,  que  son  roi  mit  à  mort  parce 
qu'il  lui  prêchait  l'adoration  des  planètes  et  du  zodiaque, 
et  qui,  la  nuit  suivante,  fut  pleuré  par  tous  les  dieux  de  la 
terre,  réunis  dans  le  temple  du  Soleil,  àBabylone^  ».  Faut- 
il  voir  là  une  des  versions  originelles  du  mythe  d'Adônis- 
Thammouz?  Il  est  probable,  en  effet,  que,  même  au 
milieu  des  divinités  assyriennes,  ce  culte  a  subi  une 
évolution  analogue  à  celle  qu'il  subira  plus  tard  dans  le 
bassin  méditerranéen,  et  que  les  Assyriens  eux-mêmes 
ont  cherché  à  le  rattacher  à  une  légende  nationale.  Aussi 
l'identifie-t-on  fort  rapidement  avec  le  Soleil  lui-même, 
comme  l'indiquent  ces  lamentations  divines  sur  le  prêtre 
Thammus  qui  ont  lieu  dans  le  temple  du  Soleil.  Tham- 
mouz  devient  vite  un  symbole  solaire,  et  c'est  avec  cette 
physionomie  définitive  qu'il  se  répand  vers  l'Occident. 

1.  Lucien,   Dialogues  des  Dieux,   XI.  Voir  aussi   Apollodore,    lU, 
14,  4.  A  consulter  le  Dictionnaire  de  Jacobi. 

2.  Macrobe,  SaturnaUa,  I,  2L 

3.  Creuzer,  Religions  de  V Antiquité  (traduction  Guigniaut),  tome  II, 
p   92U,  note  de  Guigniaut. 


L  EXODE    DU    CULTE  35 

Il  faut  noter  ici  le  mythe  connexe  d'Adar-Sàmdan, 
THéraklès  assyrien,  qui  s'associe  à  Thammouz,  comme 
Melkarth  à  El,  et  Héraklès  à  Adonis.  Déjà,  parmi  les  dieux 
parèdres  de  la  déesse  chaldéenne  Isthar  se  trouve  Dou- 
mouzi,  qui  est  sans  doute  la  plus  ancienne  forme  de 
Thammouz  ;  Adar-Sâmdan  est,  lui  aussi,  mêlé  aux  mythes 
et  aux  allégories  d'isthar.  Comme  Thammouz,  il  voyage 
vers  l'Occident:  dans  le  Liban,  Adar  devient  le  dieu 
parèdre  d'Atergatis,  c'est-à-dire  d'Astoreth,  considérée  au 
moment  de  son  veuvage  et  de  sa  douleur.  Dieu  solaire,  il 
devient  le  point  de  départ  de  toute  une  succession  de 
mythes  et  de  légendes  solaires  :  Sardanapale,  Crésus, 
Hamilcar,  Didon .  Comme  Adônis-Thammouz,  Sâmdan 
meurt  et  ressuscite  ;  et,  dans  certaines  régions,  il  est 
malaisé  de  le  distinguer  du  dieu  de  Byblos.  Son  culte  se 
répand  surtout  dans  l'Asie-Mineure  :  en  Cilicie,  en  Cap- 
padoce,  en  Lycie  et  en  Lydie  ;  on  le  trouve  associé  soit  à 
celui  d'Atys  et  de  Cybèle,  soit  à  celui  de  l'Artémis 
d'Ephèse.  Sur  un  bas-relief  de  Ptérium,  on  voit  Isthar 
traînée  par  des  lions  et  ayant  auprès  d'elle  Adar-Sâmdan, 
armé  d'un  bâton  et  d'une  hache  à  deux  tranchants.  On 
pourrait  d'ailleurs  suivre  la  filiation  de  ce  dieu  assyrien  : 
depuis  ses  origines  chaldéennes  jusqu'à  la  forme  grecque 
d'Héraklès,  on  le  verrait  passer  par  les  mêmes  avatars 
et  les  mêmes  expressions  intermédiaires  que  le  Tham- 
mouz babylonien  aboutissant  à  Adonis.  En  tous  cas,  il 
n'est  pas  inutile  de  remarquer  la  connexité  et  la  parenté 
d'Adar  et  de  Thammouz,  qui  fortifient  encore,  pour  ce 
dernier,  l'hypothèse  d'une  origine  assyrienne. 

On  peut  dès  lors  suivre  avec  assez  de  précision  l'exode 
thi  dieu.  Remontant  le  cours  de  TEuphrate,  traversant  en- 


36  LE    CULTE    d'aDÙNIS-THAMMOU/ 

suite  le  désert,  il  aborde  dans  la  riche  vallée  de  l'Oronte  et 
s'y  installe  en  maître.  11  envahit  la  Gœlé-Syrie,  et  c'est  pour 
lui  que  se  dresse  à  Baalbeck  le  célèbre  temple  du  Soleil, 
Continuant  sa  marche  vers  le  Sud,  et  longeant  les  mon- 
tagnes qui  le  séparent  de  la  côte,  il  entre  dans  la  vallée  du 
Jourdain,  où  plus  tard  les  Hébreux  le  trouvent  et  l'adop- 
tent. Ézéchiel  parle  des  femmes  qui  pleurent,  à  la  porte 
du  Temple,  la  mort  de  Thammouz  '.  Un  mois  du  calendrier 
hébreu  portait  également  le  nom  de  Thammouz.  Saint 
Jérôme,  de  son  côté,  nous  donne  un  témoignage  précis, 
dans  une  lettre  à  saint  Paulin  :  «  Bethléem,  dit-il,  qui  est 
pour  nous  aujourd'hui  le  lieu  le  plus  auguste  de  toute  la 
terre,  fut  ombragé  jadis  par  un  bois  sacré  de  Thammouz, 
c'est-à-dire  d'Adonis  ;  et  dans  la  grotte  où  le  Christ  petit 
enfant  a  vagi,  on  pleurait  l'amant  de  Vénus \  » 

Mais  avant  que  les  Hébreux  eussent  conquis  la  terre  de 
Chanaan,  le  culte  du  Baal  Thammouz  avait  franchi  les 
montagnes  et  s'était  établi  le  long  de  la  mer.  A  partir  de 
ce  moment,  de  nouvelles  destinées  vont  commencer  pour 
lui.  L'activité  commerciale  des  Phéniciens  va  le  répandre 
dans  le  monde  occidental,  et  en  même  temps  que  les 
comptoirs  phéniciens,  les  temples  du  dieu  se  multiplieront 
sur  les  côtes  méditerranéennes.  D'ailleurs,  dès  les  pre- 
miers temps  de  la  civilisation  phénicienne,  il  semble  avoir 
pris  une  importance  toute  spéciale.  Il  acquiert,  dans  la 
région  deByblos,  le  caractère  d'un  culte  prédominant.  Là, 
Byblos  devient  peu  à  peu  la  ville  sacrée  du  dieu  %  la  cité 
unique  où  l'on  retrouvait  les  décors  de  la  légende  divine. 

1.  Ezéchiel,  vm,  14. 

2.  S.  Jérôme,  Epist.  ad  Paulin. 

3.  'Aôwviôoc  Upy.  (Strabon,  XVI,  2);  B-jg/ou  îepiç,  sur  des  monnaies. 


l'exode  du  culte  37 

a  GoubloLi,  que  les  Grecs  appelèrent  Byblos,  se  vantait 
d'être  la  ville  la  plus  vieille  du  monde.  Le  dieu  El  l'avait 
fondée,  à  l'aurore  des  siècles,  contre  le  flanc  d'une  colline 
qu'on  apercevait  d'assez  loin  en  mer.  Une  anse,  aujour- 
d'hui comblée,  lui  permettait  d'entretenir  une  marine 
nombreuse'.  »  Byblos  fut,  en  effet,  une  des  villes  les  plus 
puissantes  de  la  Phénicie.  Elle  étendait  sa  domination  jus- 
qu'au cœur  des  forêts  du  Liban,  et  si  elle  n'eut  pas  le 
renom  maritime  de  Tyr  et  de  Sidon,  ses  ouvriers,  ses 
charpentiers  et  ses  maçons  passaient  pour  être  d'une  habi- 
leté merveilleuse:  c'est  de  Byblos  que^  sur  la  foi  de  cette 
renommée,  le  roi  Salomon  fit  venir  les  ouvriers  qui  édi- 
fièrent le  Temple  de  Jérusalem*.  La  ville  s'étendait,  sans 
doute,  non  seulement  le  long  du  rivage,  mais  aussi  sur 
les  pentes  douces  qui  formaient  comme  un  cirque  de 
faibles  hauteurs  \  Un  texte  de  Strabon  a  môme  fait  croire 
que  la  ville  ne  confinait  pas  à  la  mer,  mais  s'en  trouvait  à 
une  légère  distance  :  «  Byblos,  dit  Strabon,  eut  pour  pre- 
mier roi  Kinyras;  elle  est  consacrée  à  Adonis.  Elle  est 
située  sur  une  hauteur,  à  quelque  distance  de  la  mer*.  » 
En  réalité,  il  est  hors  de  doute,  après  les  recherches  de 
Renan,  que  Byblos  fut  une  ville  maritime,  au  même  titre 
que  les  autres  grandes  villes  de  la  Phénicie.  Mais  la  par- 
tie  sainte   de   la  ville,  où   se    dressait  le  fameux  temple 

1.  Maspero,  Histoire  ancienne  des  peuples  de  l'Orient  classique, 
tome  II,  p.  172-173. 

2.  Bible,  Lib.Reg. 

3.  Renan  s'est  efforcé  d'établir,  par  de  minutieuses  et  longues  re- 
cherches, la  topographie  de  Byblos.  On  consultera  à  ce  sujet,  avec 
beaucoup  de  fruit,  son  volume  Mission  de  Phénicie,  et  les  cartes  e  t 
planches  qui  l'accompagnent. 

4.  Strabon,  Géographie,  livre  XVI,  c.  2.  Syria, 


38  LE    CULTE    d'aDÔNIS-THAMMOUZ 

d'Adonis  et  d'Aschera,  se  trouvait  sur  une  éminence 
assez  faible  qui  est,  en  effet,  quelque  peu  distante  de  la 
mer  et  qui  porte  aujourd'hui  le  nom  de  Kassouba.  «  Le 
temple  couronnait  la  hauteur,  et  quelques  débris  de  mu- 
raille en  indiquent  encore  l'emplacement  :  peut-être  est-ce 
le  même  dont  le  plan  est  gravé  au  revers  de  certaines 
monnaies  impériales.  Deux  escaliers  y  conduisaient  des 
quartiers  bas,  mais  l'un  accède  à  une  chapelle  de  style 
grec  surmontée  d'un  fronton  triangulaire  et  bâtie  au  plus 
tôt  sous  les  Séleucides;  l'autre  aboutit  à  une  longue  colon- 
nade de  même  époque,  appliquée  en  devanture  sur  un 
monument  plus  ancien,  pour  le  rajeunir  au  goût  du  jour. 
Le  sanctuaire  qui  se  cachait  derrière  ce  placage  disparate 
conserve  un  air  d'archaïsme  prononcé  et  ne  manque  ni 
d'originalité  ni  de  grandeur.  11  consiste  en  une  vaste  cour 
rectangulaire  bordée  de  cloîtres.  Au  point  même  où  les 
lignes  tirées  par  le  milieu  des  deux  portes  semblent  se 
croiser,  une  pierre  conique  se  dresse  sur  un  cube  de  ma- 
çonnerie, le  bétyle  que  l'esprit  de  la  divinité  anime  :  une 
balustrade  à  jour  l'enveloppe  et  le  garantit  contre  les 
attouchements  de  la  foule.  La  construction  ne  remontait 
peut-être  pas  au  delà  de  l'âge  assyrien  ou  persan,  mais  le 
plan  général  reproduit  évidemment  les  dispositions  d'un 
édifice  antérieur  \  »  Tel  était  ce  fameux  Temple,  autant 
qu'il  est  permis  de  le  reconstituer  d'après  les  monnaies  de 
Byblos  frappées  sous  Macrin.  Une  stèle  phénicienne, 
découverte  par  Renan  et  connue  sous  le  nom  de  stèle  de 
Yehawmelek,  peut  servir  à  jeter  quelques  clartés  sur 
l'architecture  et  les  dispositions  de  ce  temple.  Cette  stèle 

1,  Maspero,  Histoire  ancienne  des  peuples   de  l'Orient  classique, 
tome  II,   p.  173. 


l'exode  du  culte  39 

marque  le  souvenir  d'une  sorte  de  consécration  et  d'hom- 
mage du  roi  Yehawmelek  à  la  déesse  de  Byblos,  et  elle  fai- 
sait sans  aucun  doute  partie  du  temple  lui-même.  On  y 
voit  Yehawmelek,  dont  les  vêtements  royaux  rappellent 
ceux  des  rois  de  Perse,  offrir  des  libations  à  la  déesse, 
qui,  elle-même,  présente  absolument,  dans  son  attitude, 
ses  ornements,  ses  attributs,  la  physionomie  d'une  Isis- 
Hathor.  Au-dessous  des  sculptures  se  trouve  une  inscrip- 
tion phénicienne,  dont  Renan  a  donné  la  traduction 
suivante  : 

«  C'est  moi,  Yehawmelek,  roi  de  Gebal,  fils  de  leharbaal,  petit- 
fils  d'Adommelek,  roi  de  Gebal,  que  la  dame  Baalath  Gebal,  la 
reine,  a  fait  (roi)  sur  Gebal. 

»  J'invoque  ma  dame  Baalath  Gebal  (car  elle  m'a  toujours  exaucé) 
et  j'offre  à  ma  dame  Baalath  Gebal  cet  autel  de  bronze  qui  est  dans 
(l'atrium),  et  la  porte  d'or  qui  est  en  face  de  (l'entrée),  et  l'uraeus 
d'or  qui  est  au  milieu  du  (pyramidion)  placé  au-dessus  de  ladite 
porte  d'or.  Ce  portique,  avec  ses  colonnes  et  les  (chapiteaux)  qui 
sont  sur  elles,  et  avec  sa  toiture,  c'est  aussi  moi,  Yehawmelek,  roi 
de  Gebal,  qui  l'ai  fait  pour  ma  dame  Baalath  Gebal,  conformément  à 
l'invocation  que  je  lui  ai  faite,  car  elle  a  écouté  ma  voix,  et  elle  m'a 
fait  du  bien . 

»  Que  Baalath  Gebal  bénisse  Yehawmelek,  roi  de  Gebal;  qu'elle 
le  fasse  vivre,  qu'elle  prolonge  ses  jours  et  ses  années  sur  Gebal, 
car  c'est  un  roi  juste,  et  que  la  dame  Baalath  Gebal  lui  donne 
faveur  aux  yeux  des  dieux  et  devant  le  peuple  de  cette  terre,  et  la 
faveur  du  peuple  de  cette  terre  (sera  toujours  avec  lui). 

»  Tout  homme  de  race  royale  ou  simple  particulier  qui  se  per- 
mettra de  faire  un  ouvrage  quelconque  sur  cet  autel  d'airain,  et  sur 
cette  porte  d'or,  et  sur  ce  portique  où  moi,  Yehawmelek...  et  de 
faire  cet  ouvrage  soit...  soit...  et  sur  ce  lieu-ci...  que  la  dame 
Baalath  Gebal  maudisse  cet  homme-là  et  sa  postérité^  !  » 

1.  Cette  stèle  date  vraisemblablement  du  V'  siècle.  Jules  Soury  fait 
remarquer  avec  raison  qu'elle  est  postérieure  à  la  conquête  de  Cyrus, 


40  LE    CULTE    D^\DÔ^'IS-THAMMOUZ 

En  outre  de  son  extrême  importance  épigraphique,  cette 
inscription  giblite  nous  présente  quelques  détails  caracté- 
ristiques sur  le  temple  de  Byblos.  Ce  sont  là  des  indica- 
tions précieuses,  qui,  «  rapprochées  des  figures  des  mon- 
naies frappées  sous  Macrin,  permettent  de  se  représenter 
assez  nettement  Téconomie  du  sanctuaire.  L'édifice  domi- 
nait la  ville  et  s'apercevait  sans  doute  de  la  mer.  Le  sanc- 
tuaire même  était  précédé  ou  entouré  d'une  enceinte 
sacrée,  au  milieu  de  laquelle  était  un  autel  de  bronze;  on 
y  avait  accès  par  une  porte  d'or  accompagnée  de  por- 
tiques à  colonnes;  une  petite  pyramide  s'élevait  au-dessus 
de  la  porte  d'or.  Des  portes  d'or,  c'est-à-dire  en  bois  doré, 
brillaient  aussi  à  lentrée  du  parvis  du  temple  d'Hiérapolis, 
si  bien  décrit  par  l'auteur  de  la  Déesse  syrienne.  Le  fauve 
éclat  de  l'or  resplendissait  partout,  aux  voûtes  du  sanc- 
tuaire comme  sur  les  symboles  et  les  vêtements  des  dieux; 
enfin  il  est  fait  mention  d'un  grand  autel  d'airain  qui  s'éle- 
vait au  dehors  ^ .  » 

Autour  de  Byblos  s'étend  une  région  à  la  fois  sauvage 
et  douce,  mystérieuse  et  pleine  de  lumière,  où  le  culte 
d'Adonis  s'est  rapidement  installé  avec  une  suprématie 
absolue.  Cette  région  de  Byblos  était  renommée  comme 
un  des  sites  les  plus  délicieux  de  la  côte  méditerranéenne. 

car  les  sculptures  dévoilent  l'intluence  de  la  Perse.  D'autre  part,  les 
rois  de  Byblos  dont  il  est  fait  mention  dans  la  preoaière  phrase  de 
l'inscription  sont  antérieurs  aux  rois  Og,  Azbaal,  Aïnel,  qui  furent  les 
derniers  rois  de  Byblos,  Aïnel  aj^ant  été  détrôné  par  Alexandre.  C'est 
donc  entre  la  conquête  persane  et  le  règne  du  roi  Og,  c'est-à-dire  dans 
la  première  moitié  du  V  siècle,  qu'on  peut  placer  la  date  des  sculp- 
tures et  de  l'inscription  de  cette  stèle. 

1.  Jules  Soury,  la  Phénicie  {Revue  des  Deux-Mondes,  15  décembre 
1875). 


l'exode  du  culte  41 

Les  anciens  poètes  se  plaisent  à  la  chanter  et  à  en  célé- 
brer le  charme.  Nonnus  l'appelle  la  «demeure  nuptiale  de 
la  déesse  de  Paphos  »,  na(pÎ7]ç  d6[L0ç  yafJiTjXtoç  ' ,  et  le  même 
poète  l'appelle  ailleurs  la  «  demeure  des  Grâces  »,  XapÎTCOv 
^ôiioç'.  Le  Liban  abrupt  et  sombre,  couvert  d'épaisses  forêts 
de  cèdres,  peu  accessible,  même  aux  époques  les  plus  fa- 
vorables de  l'année,  devient  peu  à  peu  la  montagne  sainte 
dont  chaque  site  rappelle  un  des  traits  de  l'histoire 
d'Adonis  :  «  Byblos  entière,  dit  Maspero,  et  la  partie  du 
Liban  à  laquelle  elle  s'appuie  restaient  comme  hantées  de 
toute  antiquité  par  les  souvenirs  de  cette  histoire.  On 
savait  à  quel  endroit  la  déesse  avait  entrevu  le  dieu  pour  la 
première  fois,  à  quel  autre  elle  s'était  dévoilée  devant  lui, 
à  quel  autre  enfin  elle  avait  déposé  le  corps  mutilé  et 
entonné  les  lamentations  des  funérailles.  Un  fleuve  qui 
coule  à  quelque  distance  vers  le  Sud  portait  le  nom  d'Ado- 
nis, et  la  vallée  qu'il  arrose  avait  été  le  théâtre  de  cette 
idylle  tragique  ^  »  Les  vallées,  les  forêts,  les  torrents  du 
Liban  deviennent  ainsi  les  décors  naturels  de  la  légende 
adonique.  C'est  là  en  effet  que  s'abrite,  avec  cette 
légende,  tout  un  cycle  de  récits  sacrés,  de  mythes  divers, 
et  qu'éclosent  et  se  développent  mille  pratiques  religieuses 
contre  lesquelles  se  heurtera  longtemps  le  christianisme 
naissant.  «  Les  cultes  du  Liban,  dit  Renan,  vieux  comme 
le  monde,  mais  plusieurs  fois  transformés  et  mêlés  d'élé- 
ments de  toute  provenance,  prirent,  dans  les  premiers 
siècles  de  notre  ère,  une  vogue  extraordinaire.   Byblos 

1.  Dionysiaques,  XLI,  4. 

2.  Ici.,  III,  110. 

3.  Maspero,   Histoire  ancienne  des  peuples  de  l'Orient    classique, 
tome  II,  p.  175. 


42  LE    CULTE    d'aDÔNIS-THAMMOUZ 

devint,  vers  cette  époque,  une  ville  toute  religieuse,  et  la 
région  du  Liban  située  au-dessus  joua  le  rôle  d'une  vraie 
Terre  Sainte  où  l'on  venait  de  toutes  parts  en  pèlerinage. 
Les  traces  de  ce  curieux  mouvement,  dernier  effort  du 
paganisme,  qui  a  déterminé  la  forme  sous  laquelle  l'ido- 
lâtrie se  présenta  à  l'imagination  des  auteurs  chrétiens  et 
même  du  moyen  âge,  sont  fort  nombreuses.  Chaque  sommet 
du  Liban  était  couronné  d'un  temple  dont  les  débris,  por- 
tant avec  évidence  la  marque  d'une  destruction  violente 
et  poussée  jusqu'à  la  minutie,  se  voient  encore.  L'avène- 
ment du  christianisme  fut  marqué  en  Syrie  par  de  nom" 
breuses  destructions  de  temples.  Le  Liban  exerçait  sur  les 
imaginations  un  grand  charme.  Ces  montagnes,  par  un 
rare  privilège,  réunissent  à  un  haut  degré  la  majesté  et  la 
grâce  :  ce  sont  des  Alpes  riantes,  fleuries,  parfumées. 
Les  temples  qui  les  couronnaient  contribuaient  à  leur 
beauté;  un  paganisme  très  dangereux  et  très  difficile  à 
déraciner  s'y  défendait  à  outrance.  Déjà,  dans  les  écrits 
des  anciens  prophètes  hébreux,  on  trouve  à  chaque  page 
l'horreur  des  cultes  qui  se  pratiquaient  sur  les  a  hauts 
lieux  »  et  sous  les  «  arbres  verts  ».  Le  Liban  se  présentait 
à  l'imagination  des  Chrétiens  comme  le  dernier  refuge 
des  crimes  d'Athalie  et  de  Jézabel;  on  le  découronna  sys- 
tématiquement. Détruire  les  temples  passa  pour  une 
œuvre  des  plus  méritoires;  nous  voyons  les  moines  d'An- 
tioche  et  plusieurs  pieux  personnages,  saint  Maron,  par 
exemple,  se  donner  à  cet  égard  une  sorte  de  mission  et 
courir  le  pays  en  destructeurs  \  » 

On  comprend  dès  lors  avec  quelle  force  s'était  implanté 

1.   Renan,  Mission  de  Phénicie,  p.  219-220. 


L  EXODE    DU    CULTE  43 

dans  cette  région  le  culte  d'Adonis.  A  chaque  pas,  on  y 
rencontre  encore  quelque  souvenir,  quelque  débris  de 
temple,  quelque  inscription,  quelque  tombeau  du  dieu. 
Un  temple,  célèbre  dans  tout  le  monde  antique,  s'élevait 
près  de  la  source  du  fleuve  Adonis  \  C'est  à  propos  de  ce 
temple  que  Sainte-Croix  rapporte  un  détail  intéressant, 
emprunté  à  Sozomène  ^  :  «  Ce  temple,  dit-il,  était  voisin 
de  la  rivière  nommée  Adonis,  et  il  était  célèbre  par  une 
merveille  qui  s'opérait  dans  ses  environs.  A  un  certain 
jour  de  l'année,  après  quelques  invocations,  un  feu,  sem- 
blable à  une  étoile,  paraissait  se  précipiter  du  haut  du 
mont  Liban  dans  les  eaux  de  l'Adonis.  Ce  météore, 
disait-on,  n'était  autre  chose  que  Vénus-Uranie  elle- 
même',  »  Ce  qui,  d'ailleurs,  avait  contribué  puissamment 
à  faire  de  cette  contrée  une  terre  sainte,  vénérée  de 
toutes  les  nations  anciennes,  c'était  ce  fleuve  Adonis,  qui 
se  jetait  dans  la  mer  à  quelque  distance  au  sud  de  Byblos 
et  dont  les  flots,  par  un  phénomène  singulier,  devenaient 
d'un  rouge  brun  à  une  certaine  époque  de  l'année  :  on 
disait  alors  que  le  sang  d'Adonis  blessé  rougissait  les 
eaux  du  fleuve,  et  ce  miracle  annuel^  régulièrement  repro- 
duit, amenait  à  Byblos  un  extraordinaire  concours  de 
peuple  *.  A  plus  d'une  journée  de  marche  de  Byblos,  en  se 

1.  Voir  De  Dea  Syria,  9. 

2.  Histoire  Ecclésiastique. 

3.  Sa,inte-Cvoix,  Recherches  historiques  et  critiques  sur  les  mystères 
du  paganisme,  tome  II,  section  8,  article  1",  p.  115.  Sur  ces  prodiges 
que  l'on  attribuait  au  fleuve  Ad«)nis,  on  peut  consulter  aussi  Zosime, 
Hist.,  I,  Lviii. 

4.  La  jonction  du  fleuve  Adonis  avec  la  mer  était  regardée  comme 
l'image  de  l'union  du  dieu  avec  Aphrodite  (Jean  Lydus,  De  Mensibus'> 
IV,  44,  p.  80;  Movers,  Die  Phôni^ier,  tome  I,  chap.  vin). 


44  LE    CULTE    d'aDÔNIS-THAMMOUX 

dirigeant  vers  le  Levant,  on  rencontre  dans  la  montagne 
la  ville  d'Aphaca,  nommée  aujourd'hui  Afka.  C'était  là 
encore  une  ville  sainte  d'Adonis,  et  un  grand  nombre  de 
récits  attestent  que  c'est  en  ce  lieu  qu'avait  été  dressé  le 
tombeau  du  dieu.  C'était  là  d'ailleurs  que,  d'après  la 
légende,  il  avait  trouvé  la  mort.  La  ville  d'Aphaca  joue  un 
grand  rôle  dans  cette  légende.  La  solitude  de  la  vallée 
du  fleuve  prêtait  trop  au  recueillement  mystique  pour  ne 
pas  donner  abri  aux  circonstances  les  plus  expressives 
des  récits  mythiques.  Le  nom  même  de  la  ville  signifie 
baiser.  On  en  avait  rapidement  conclu  qu'elle  marquait  le 
lieu  où  Adonis  et  la  déesse  avaient  échangé  leur  premier 
et  leur  dernier  baiser  ' . 

Près  d'Afka  se  trouve  la  source  du  fleuve  Adonis, 
nommé  aujourd'hui  Nahr-Ibrahim.  C'était  une  coutume 
assez  répandue  dans  l'Orient  antique  de  donner  un  nom 
divin  aux  sources,  aux  fleuves  ou  aux  montagnes.  «  Le  fait 
d'un  fleuve  portant  le  nom  d'une  divinité  ne  doit  pas  sur- 
prendre. La  même  chose  a  lieu  pour  le  fleuve  Bélus,  près 
de  Saint-Jean-d'Acre.  Le  nom  actuel  du  Nahr-Ibrahim 
n'est  peut-être  pas  sans  connexion  avec  le  nom  antique. 
On  sait  que,  par  un  syncrétisme  bizarre,  Abraham  fut 
identifié  avec  Bel,  comme  Israël  avec  El.  La  tradition  des 
Maronites  sur  un  émir  merdaïte  nommé  Ibrahim,  qui 
aurait  construit  le  pont  situé  près  de  l'embouchure  et 
donné  son  nom  au  fleuve,  paraît  empreinte  de  ce  goût 
évhémériste,  qui  est  en  général  le  caractère  des  traditions 
syriennes  et  dont  les  meilleurs  esprits  parmi  les  ]Maro- 
nites,  les  Assémani  par  exemple,  n'ont  pas  su  se  défendre. 

1.  Etijmolog.  Magn.,  "Açaxa. 


l'exode  du  culte  45 

C'est  ainsi  que  le  nom  de  Kabélias  (pour  Kabr-Elias)  est 
maintenant  considéré  par  les  hommes  un  peu  instruits 
du  pays,  qui  ne  peuvent  y  voir  le  tombeau  du  prophète 
Élie,  comme  désignant  le  tombeau  d'un  prince  maronite 
nommé  Elias.  L'application  du  nom  de  Nahr-Ibrahim  au 
fleuve  Adonis  est,  du  reste,  assez  ancienne  '.  »  Autour  de 
la  source  du  Nahr-lbrahim  s'étend  un  paysage  merveil- 
leux et  sauvage.  C'est  encore  à  Renan  que  nous  en  em- 
pruntons le  plus  saisissant  tableau  :  «  Afka,  dit-il,  est  un 
des  sites  les  plus  beaux  du  monde.  Il  rappelle  le  paysage 
du  col  des  Cèdres,  avec  moins  d'ampleur,  mais  avec  plus 
de  variété  et  de  vie.  L'espèce  d'entonnoir  d'où  sort  le 
fleuve  est  comme  le  point  central  d'un  vaste  cirque  formé 
par  des  tours  de  rochers  d'une  grande  hauteur.  Le  fleuve 
se  précipite  ensuite  de  cascade  en  cascade  à  d'effrayantes 
profondeurs,  au-dessus  desquelles  règne  une  sorte  de  toit, 
et  sur  ce  toit  serpente  la  route  d'Akoura.  La  fraîcheur  des 
eaux,  la  douceur  de  l'air,  la  beauté  de  la  végétation  ont 
(|uelque  chose  de  délicieux.  L'enivrante  et  bizarre  nature 
qui  se  déploie  à  ces  hauteurs  explique  que  l'homme,  dans 
ce  monde  fantastique,  ait  donné  cours  à  tous  ses  rêves'.  » 
De  son  côté,  Maspero  donne  la  description  suivante  de  la 
source  du  fleuve  Adonis  :  «  L'Adonis,  dit-il,  naît  près 
d'Aphaka,  au  bas  d'un  cirque  étroit,  à  l'entrée  d'une  grotte 
irrégulière  qui  fut  très  anciennement  retaillée  de  main 
d'homme;  il  s'engouffre  en  trois  bonds  dans  une  sorte  de 
cuve  circulaire,  où  il  rallie  les  eaux  des  fontaines  voisines, 
puis  il  se  précipite  sous  un  pont  romain  d'une  seule 
arche  et  s'épanche  de  cascade  en  cascade  jusqu'au  ras  de 

1 .  Renan.  Mission  de  Phùnicic,  p.  283. 

2.  Renan,  iOidcia.,  p.  296. 


46  LE    CULTE    D'ADÔNIS-THAMMOttZ 

la  vallée.  Le  temple  se  dressait  en  face  de  la  source,  sur 
u|ie  butte  artificielle,  au  lieu  même  qu'une  pierre  chue  du 
ciel  avait  signalé  à  l'attention  des  fidèles.  La  montagne 
tombe  et  se  dérobe  à  pic,  rouge  et  nue  dans  ses  parties 
hautes,  rongée  alternativement  et  délitée  par  les  feux  de 
Tété  et  par  les  frimas  de  l'hiver.  A  mesure  qu'elle  plonge 
dans  le  vallon,  ses  flancs  se  couvrent  de  végétations  sau- 
vages, échappées  de  toutes  les  fissures,  accrochées  à 
toutes  les  saillies  :  ses  pieds  disparaissent  sous  un  fouillis 
de  verdures  intenses  que  le  soleil  du  printemps,  secondé 
par  l'humidité,  fait  jaillir  partout  où  les  pentes  sont  assez 
douces  pour  retenir  un  peu  de  terreau  nourricier.  On  trou- 
verait difficilement,  dans  les  recoins  les  plus  pittoresques 
de  notre  Europe,  un  paysage  plus  sauvage  à  la  fois  et  plus 
gracieux,  ou  mieux  préparé  par  la  douceur  de  l'air  et  par 
la  fraîcheur  des  eaux  à  servir  de  cadre  aux  cérémonies 
d'un  culte  d'amour.  Et  partout,  dans  le  bassin  du  fleuve 
ou  des  torrents  qui  le  grossissent^  c'est  une  succession 
de  sites  grandioses  ou  charmants,  gorges  béantes  à  peine 
entre  deux  parois  d'ocre  fauve,  petits  champs  suspendus 
en  étages  le  long  des  versants  ou  étirés  en  traînées  d'éme- 
raude  sur  les  berges  rougeâtres,  vergers  encombrés 
d'amandiers  mystiques  et  de  noyers,  grottes  sacrées  où 
les  hiérodules  assises  au  tournant  des  routes  entraînaient 
les  dévots  qui  venaient  implorer  la  déesse,  sanctuaires  et 
mausolées  d'Adonis,  à  Janoukh,  au  plateau  de  Mashnaka, 
sur  les  hauteurs  de  Ghineh  \  »  Sous  l'eff'et  des  pluies  vio- 
lentes du  printemps,  les  terres  rouges  qui  forment  les 
rives   de   l'Adonis    et  de  ses   affluents  se  détrempent,  et 

1.  Maspero,   Histoire  ancienne  des  peuples  de  l'Orient  classique 
tome  II,  p.  174. 


L*EXODE    DU    CULTE  47 

Teau  du  fleuve  prend  une  couleur  rougeâtre  qui  donnait 
aux  populations  riveraines  Tillusion  mystique  que  le 
fleuve  roulait  le  sang  du  dieu.  Ce  phénomène,  considéré 
comme  un  miracle  divin  aux  premiers  temps  du  culte 
adônique,  était  déjà  expliqué  d'une  façon  rationnelle  au 
temps  de  Lucien.  Cette  explication,  telle  que  la  donne 
l'auteur  du  De  Dea  Syria^  mérite  d'être  citée  : 

«  Chaque  année,  dit-il,  l'eau  du  fleuve  Adonis  se  change 
en  sang,  et  après  avoir  perdu  sa  couleur  naturelle,  il  se 
répand  dans  la  mer,  dont  il  rougit  une  partie  considérable, 
ce  qui  indique  aux  habitants  de  Byblos  le  moment  de 
prendre  le  deuil.  Or,  on  dit  que,  dans  ces  mêmes  jours. 
Adonis  est  blessé  sur  le  Liban,  que  son  sang  change  la 
couleur  de  Teau  et  que  de  là  vient  le  surnom  du  fleuve. 
Voilà  la  tradition.  Mais  un  habitant  de  Byblos,  qui  m'a  paru 
dire  vrai,  m'a  donné  une  autre  raison  de  ce  phénomène. 
Voici  ce  qu'il  m'a  dit  :  «  Le  fleuve  Adonis,  étranger,  tra- 
»  verse  le  Liban.  Le  Liban  est  composé  d'une  terre  extrè- 
»  mement  rouge.  Des  vents  violents,  qui  s'élèvent  à  jour 
»  fixe_,  transportent  dans  le  fleuve  cette  terre  chargée  de 
»  vermillon,  et  c'est  elle  qui  donne  à  l'eau  la  couleur  du 
»  sang  :  ce  n'est  donc  pas  le  sang  qui  est,  comme  l'on  dit,  la 
»  cause  de  ce  phénomène;  c'est  la  nature  du  terrain.  » 
Telle  est  l'explication  de  l'habitant  de  Byblos.  Si  elle  est 
véritable,  le  retour  périodique  de  ce  vent  ne  me  paraît  pas 
moins  une  intervention  divine  \  » 

Aujourd'hui,  ce  phénomène  se  reproduit  encore  avec 
a  même  fidélité.  Maundrell  ,  au  commencement  du 
xviii^  siècle,  en  fut  témoin  \  Renan,  de  même,  put  le  con- 

1 .  De  Dm  Sijria,  8. 

2.  Maundrell,  Vof/agc  (1706),  p.  57-58. 


48  LE    CULTE    d'adÔNIS-THAMMOUZ 

templer  de  ses  propres  yeux.  «  L'embouchure  du  fleuve 
Adonis,  raconte-l-il,  est  un  endroit  charmant,  et  Ton  s'ex- 
plique pleinement  les  mythes  dont  il  fut  l'objet  dans  l'anti- 
quité. De  la  hauteur  d'Amschit,  au  commencement  du 
mois  de  février,  je  vis  s'y  produire  le  phénomène  du  sang 
d'Adonis.  A  la  suite  de  pluies  très  fortes  et  subites,  tous 
les  torrents  versaient  dans  la  mer  des  flots  d'eau  rou- 
geâtre  qui,  par  suite  de  la  direction  du  vent,  perpendicu- 
laire au  rivage,  ne  se  mêlaient  que  très  lentement  à  l'eau 
de  la  mer  et  formaient,  surtout  vus  obliquement,  une  bande 
rouge  le  long  des  côtes.  ^  » 

C'est  au  milieu  de  cette  nature  si  favorable  aux  légendes 
religieuses  que  le  culte  d'Adonis  se  développa  plus  dura- 
blement que  partout  ailleurs.  Tandis  qii'il  s'affaiblit  et 
s'efface  dans  certaines  contrées,  ici,  au  contraire,  où  tout 
concourt  à  lui  donner  et  à  lui  maintenir  une  influence  pré- 
pondérante, il  acquiert  une  force  assez  vivante  pour  le 
prolonger  pendant  plus  de  quatre  siècles,  malgré  les  per- 
sécutions les  plus  violentes,  à  travers  le  monde  chrétien. 
Constantin  fait  détruire  les  temples  de  la  région  de  Byblos, 
les  cultes  païens  se  réfugient  dans  les  montagnes  et  dans 
les  champs,  les  adeptes  des  anciens  dieux  se  cachent,  les 
pratiques  religieuses  deviennent  secrètes  et  humbles  ; 
mais  à  travers  cette  haine  des  pouvoirs  publics,  les  vieilles 
croyances  se  maintiennent  longtemps,  jusqu'au  jour  où, 
épuisées  plus  par  l'indiff'érence  publique  que  par  les  vio- 
lences impériales,  elles  dépériront  peu  à  peu.  La  persé- 
cution, ou  plutôt  la  véritable  campagne  militaire  menée 
contre  les  derniers  fidèles  du  culte   d'Adonis  eut  lieu,  à 

1.   Renan,  Mission  de  Phcnicic,  p.  283. 


49 

plusieurs  reprises,  vers  la  fin  du  iv*  siècle  et  le  commen- 
cement du  V*.  Déjà  Constantin  avait  englobé  le  culte 
d'Adonis  dans  les  diverses  pratiques  païennes  dont  il 
avait  ordonné  l'abolition;  mais  cette  pratique  avait  été  de 
peu  d'effet,  et  il  avait  suffi  du  court  règne  de  Julien  pour 
restaurer  le  culte  d'Adonis  dans  toute  sa  gloire.  Après  la 
mort  de  Julien,  dans  les  dernières  années  du  iv®  siècle, 
plusieurs  événements  vinrent  disperser  et  détruire  les 
derniers  vestiges  du  culte  giblite.  En  399,  les  évèques 
réunis  au  cinquième  concile  de  Carthage  demandent  à 
l'empereur  d'ordonner  la  destruction  des  temples  que  les 
païens  avaient  édifiés  dans  des  lieux  déserts  et  dans  les 
retraites  des  montagnes,  notamment  dans  le  Liban,  et  où 
s'étaient  réfugiés  les  derniers  mystères  d'une  religion 
mourante  :  Templa  quas  in  agris  in  iocis  abditis  constituta 
liullo  oniamento  siint,jiil)eantur  oninino  destrui.  La  même 
année,  l'empereur  Arcadius  rend  un  décret  où  il  est  dit  : 
Si  qiia  in  agris  templa  siuit,  sine  turba  et  tumultu  diruan- 
tar  ;  his  enini  dejectis  atqiie  sublatis,  oninis  superstitionis 
materia  consiunetur .  Ces  mots  sine  turba  et  tumultu 
diruantur  montrent  combien  on  pouvait  encore  redou- 
ter quelque  mécontentement  populaire,  et  combien,  par 
conséquent,  l'amour  du  vieux  culte  local  demeurait  encore 
vivant  au  fond  des  âmes.  Mais  c'est  à  Jean  Chrysostôme 
qu'il  faut  rapporter  la  brutale  persécution  qui  eut  lieu  en 
Syrie  contre  les  derniers  cultes  païens.  L'historien  Théo- 
doret  dit  catégoriquement,  en  parlant  du  Liban  et  de  la 
Syrie  :  «  C'est  l'évèque  Chrysostôme  qui  fit  abattre  les 
temples  de  cette  contrée  païenne,  n'y  laissant  pas  pierre 
sur  pierre.»  En  effet,  sous  l'impulsion  de  Jean  Chrysostôme^ 
il  s'étaitorganiséen  Syrie  de  véritables  armées  de  moines  pil- 

4 


50  LE    CULTE    d'aDÔNIS-THAMMOUZ 

lards,  fanatiques  etviolents,  analogues  à  ceux  qui  devaient, 
quelques  années  plus  tard,  envahir  Alexandrie  sous  la  con- 
duite de  Févêque  Cyrille  et  massacrer  Hypatie.  Pour  résis- 
ter à  ces  attaques,  les  païens,  eux  aussi,  s'étaient  armés, 
et  dans  les  villages,  il  en  résultait  parfois  de  réelles  et 
sanglantes  batailles.  Peu  à  peu,  excités  par  les  proclama- 
tions enflammées  de  Jean  Chrysostôme,  qui  voyait  dans 
cette  œuvre  de  destruction  violente  une  sorte  de  mission 
céleste,  les  moines,  auxquels  se  joignaient  les  nouveaux 
convertis,  ravagèrent  et  détruisirent  tous  les  édifices  qui 
servaient  à  quelque  culte  païen.  La  silencieuse  et  solitaire 
vallée  d'Aphaca,  cette  sorte  de  Thébaïde  païenne,  n'échappa 
pas  aux  fanatiques  :  le  temple  d'Aphaca  fut  rasé  et  chacune 
des  étroites  vallées  du  Liban  porta  la  trace  de  cette  per- 
sécution impitoyable.  Les  païens,  traqués,  pourchassés, 
n'eurent  plus  qu'une  ressource,  celle  à  laquelle  avaient  eu 
recours,  à  Rome,  les  chrétiens  eux-mêmes;  ils  se  réfugiè- 
rent dans  ces  cavernes  souterraines  qui  ne  sont  pas  rares 
dans  le  Liban,  ils  y  transportèrent  leurs  mystères  et  leurs 
pratiques  religieuses,  et  cachés  enfin  à  la  colère  de  leurs 
ennemis,  ils  y  adoraient  leurs  dieux  et  en  sculptaient  les 
images  sur  les  parois  des  rochers.  Le  culte  d'Adonis  se 
prolongea  ainsi  dans  les  montagnes  syriennes  pendant 
un  demi-siècle  environ;  puis  il  se  dispersa  et  mourut 
avec  ses  derniers  fidèles. 

Mais  celte  région  de  Byblos,  quelque  importance 
spéciale  que  le  culte  adonique  y  eût  revêtue,  n'avait  pas 
été  le  terme  de  sa  course  errante.  Tandis  que  la  terre 
giblite  devenait  peu  à  peu  le  lieu  sacré  oii  la  légende  du 
dieu  allait  se  déployer  dans  toute  sa  gloire,  par  une 
marche  sans  arrêt,  le  mythe  et  le  culte  dWdonis  se  répan- 


L  EXODE    DU    CULTE 


51 


daient  dans  les  régions  voisines.  Ils  longeaient  la  mer, 
remontaient  vers  le  Nord  et  descendaient  vers  le  Sud, 
en  un  double  courant  qui  se  multipliait  en  s'accélérant. 

Peu  à  peu,  par  la  route  des  caravanes,  le  culte 
d'Adonis  envahissait  les  régions  méridionales  de  l'Asie- 
Mineure.  Bientôt,  dans  les  villes  maritimes  comme  dans 
les  montagnes  de  l'intérieur,  le  voici  installé,  vivant, 
rayonnant.  Tantôt  il  apparaît  dans  sa  simplicité  primitive, 
identique  au  culte  syro-phénicien,  tantôt  il  se  transforme 
sous  l'influence  des  mythes  auxquels  il  se  trouve  mêlé.  En 
Phrygie,  il  donne  naissance  au  culte  d'Atys  et  de  Cybèle, 
dont  l'idée  mythique  reproduit  scriipuleusementla  légende 
d'Adonis,  (^omme  Adonis,  Atys  est  un  jeune  chasseur  mon- 
tagnard aimé  d'une  déesse  qui  symbolise  elle-même  la  terre 
avec  ses  phénomènes  et  ses  saisons.  Comme  l'Aschera  gi- 
blite,  Cybèle  pleure  Atys  mutilé  et  le  cherche  à  travers  mille 
souffrances  ;  la  déesse  syrienne  et  la  déesse  phrygienne 
se  sont,  en  Phrygie,  confondues  à  un  tel  point  qu'on  y 
voyait  un  temple  aux  deux  déesses  unies  en  une  seule, 
Aphrodite-Cybèle\  Pratiques  religieuses,  légendes,  sym- 
boles, tout  est  analogue  entre  ces  deux  cultes,  et  s'il 
subsistait  quelque  doute,  un  passage  de  l'Idylle  I  de 
Théocrite  suflirait  à  le  dissiper.  Dans  ce  passage,  en  eff'et, 
Théocrite,  sur  la  foi  des  récits  de  son  époque,  transporte 
Adonis  sur  l'Ida,  c'est-à-dire  le  confond  avec  Atys,  tout 
en  lui  conservant  son  nom  phénicien:  «  Va  vers  l'Ida,  où 
le  montagnard  Adonis  fait  paître  ses  brebis...^  » 

Les  pratiques  sanglantes  qui  se  mêlaient  au  culte  du 
Thanimouz  phénicien  se  retrouvent  en  Phrygie  avec    le 

1.  Nonnus,  Dioni/a.,  lib.  XLVIII,  v.  654. 

2.  Théocrite,  Idj/Ues,  I,  v.  105-107. 


52  LE    CiJLTE    o'ADÔNIS-THAMMOUîi 

même  caractère  et  la  même  signification.  Entre  la  Baalath 
phénicienne  et  Cybèle,  la  déesse  amoureuse  d'Atys,  il  n'y 
a  point  de  différence  bien  profonde.  Toutes  deux  ont  la 
même  physionomie  à  la  fois  mystérieuse  et  ardente;  le 
même  sentiment  les  anime,  la  même  conception  les 
révèle^  . 

Vers  le  Sud,  le  mythe  d'Adonis  ne  tarda  pas  à  se 
heurter  au  culte  d'Osiris  et  d'Isis.  Cette  rencontre 
et  l'espèce  de  fusion  qui  s'ensuivit  eurent  lieu  sans 
doute  à  une  époque  fort  ancienne  ;  mais  déjà  à  ce 
moment  le  culte  d'Osiris  avait  atteint  sa  forme  définitive 
et  s'y  était  fixé  depuis  longtemps.  C'est  donc  naturelle- 
ment le  culte  adonique,  encore  informe  et  malléable,  qui 
se  modifia  à  ce  contact,  et  cette  action  fut  si  marquée,  si 
profonde,  qu'on  put  croire,  quelques  siècles  après,  que 
l'Adonis  de  Byblos  était  une  importation  égyptienne*.  Il 
serait  d'ailleurs  superflu  d'insister  longuement  sur  les 
analogies  qui  existent  entre  les  deux  légendes  et  les  deux 
mythes.  Osiris,  tué  traîtreusement  par  Typhon,  est 
enfermé  dans  un  coffre  que  les  conjurés  jettent  dans  le 
x\il.  Après  une  longue  navigation,  le  coffre  aborde  sur  la 
côte  phénicienne,  près  de  Byblos.  Pendant  ce  temps, 
l'inconsolable  Isis  court  à  travers  le  monde,  à  la  recherche 
de  son  époux  mort,  et  retrouve  enfin  le  coffre  sacré 
dans  le  palais  de  Byblos.  La  douleur  fait  alors  place  à  la 


1.  Sur  l'identiflcation  d'Adonis  et  d'Atj^s,  voir  Maury,  Rclif/ions  de 
la  Grèce  antique^  tome  III,  p.  205-207. 

2.  D'une  façon  plus  générale,  au  IIP  siècle  de  l'ère  chrétienne,  les 
dogmes  de  la  religion  phénicienne  passaient  pour  avoir  une  origine 
égyptienne.  C'est  cette  opinion,  assurément  très  répandue  alors, 
qu'exprime  Jamblique  (De  Pytliagor.  Vita,  14). 


l'exode  du  culte  53 

joie:  rOsiris  retrouvé  anime  de  nouveau  le  monde  de  sa 
force  vivifiante.  On  voit  déjà  quel  rôle  important  joue 
Byblos  dans  cette  légende  d'Osiris.  Il  était  donc  naturel 
qu'on  en  vînt  à  considérer  TAdônis  mort  dans  les  forêts 
du  Liban,  pleuré  par  une  déesse  et  ressuscité  par  ces 
larmes  divines,  comme  une  forme  phénicienne  de  rari- 
tique  dieu  égyptien.  Cette  confusion  était  d'ailleurs  rendue 
plu  s  inévitable  encore  par  la  conception  symbolique  des  deux 
divinités,  qui  les  identifiait  tout  à  fait.  Toutes  deux,  force 
et  lumière  du  monde,  principe  de  la  vie  et  de  la  fécondité, 
succombent  sous  l'action  de  Tété  torride  et  desséchant, 
puis  renaissent  à  l'automne  avec  une  nouvelle  vigueur. 
Les  déesses  parèdres  suivent  naturellement  ici  les  desti- 
nées des  deux  dieux.  De  même  qu'Adonis  s'identifie  à 
Osiris,  Astoreth  s'identifie  à  Isis.  Le  témoignage  le  plus 
saisissant  en  est  certainement  cette  stèle  du  roi  Yehaw- 
melek,  que  nous  signalions  plus  haut,  où  l'on  voit  la 
déesse  de  Byblos,  «  Baalath  Gebal  »,  avec  la  coiffure,  le 
costume,  les  attributs  et  l'attitude  d'une  Isis-Hathor. 

D'après  Etienne  de  Byzance,  c'était  Osiris  que  les  habi- 
tants d'Amathonte  adoraient  sous  le  nom  d'Adonis'. 
Suidas  rapporte,  d'après  Damascius,  que  les  Alexandrins 
identifiaient  Osiris  et  Adonis'.  D'autre  part,  l'auteur  du 
De  Dea  Syria  apporte  ce  témoignage  formel  :  «  Quelques 
habitants  de  Byblos  prétendent   que  TOsiris  égyptien  est 

1.  Steph.  Byzant.,  voc.  'Afxaôoûç. 

2.  D'autres  auteurs  rapprochent  aussi  Osiris  d'Adonis  et  de  Dionysos 
(Plutarque,  De  Iside  H  Osiridc,  V,  XV,  XVI  ;  Ausone,  Epigrammata, 
XXIX).  Voir  aussi,  à  ce  sujet,  Maury,  Histoire  des  Religions  de  la 
Grèce  antique,  tome  III,  c.  xvii,  note;  Hug,  Untersuchungen  ûber  den 
Mythos,  p.  82,  sq.  ;  Sainte-Croix  (annoté  par  Silvestre  de  Sacy), 
Recherches  sur  les  Mgstùres  du  oaganisiae. 


54 


LE    CULTE    D  ADONIS-THAMMOUZ 


enseveli  chez  eux,  et  que  le  deuil  et  les  orgies  ne  se 
célèbrent  point  en  l'honneur  d'Adonis,  mais  que  tout  cela 
s'accomplit  en  mémoire  d'Osiris\  » 

Un  autre  exemple  précisera  davantage  encore  la  péné- 
tration mutuelle  des  religions  de  l'Egypte  et  de  la  Syro- 
Phénicie.  11  s'agit  du  dieu  Horus,  dont  une  des  formes  est 
si  près  d'  Vdônis  qu'elle  semble  se  confondre  avec  lui. 
Dans  une  note  sur  le  culte  isiaque,  M.  Guimet  écrit  : 

«  Parmi  les  figurines  enterre  cuite  de  l'époque  romaine 
que  l'on  trouve  en  Egypte,  surtout  au  Fayoum,  on  ren- 
contre fréquemment  un  jeune  dieu,  un  enfant,  qui  porte 
sur  sa  tête,  en  forme  de  cornes,  deux  bourgeons. 

»  On  a  proposé  de  qualifier  ces  protubérances  de  «  bou- 
tons de  lotus  »,  mais  la  fleur  sacrée  n'a  pas  de  boutons  de 
cette  forme,  et  Isis,  sous  sa  forme  romaine,  qui  emprunte 
souvent  ses  attributs  au  petit  dieu,  les  porte  parfois 
développés  en  manière  de  véritables  frondaisons.  Ce  sont 
donc  bien  des  bourgeons. 

»  Horus  enfant  se  confond  souvent  avec  le  dieu  auxbour- 
geons,  tantôt  lui  prenant  ses  attributs,  tantôt  lui  donnant 
les  siens  :  la  tresse  sur  le  côté,  le  pschent  sur  la  tête,  ou 
le  geste  du  doigt  sur  la  bouche. 

»  Je  n'ai  pas  encore  déterminé  le  nom  de  ce  dieu  enfant. 
C'est  certainement  une  personnification  du  printemps,  du 
renouveau  de  la  nature,  de  la  résurrection  des  êtres  après 
le  sommeil  de  l'hiver.  Peut-être  est-ce  une  forme  d'Adonis, 
le  dieu  qui  ressuscite  en  même  temps  que  les  plantes 
repoussent'?» 

Toutefois   les    rapports    des    cultes    égyptiens   et    des 

1.  De  Dea  Sr/ria,  7. 

2.  Note  de  M.  E.  Guimet  sur  le  culte  isiaque. 


l'exode  du  culte  55 

cultes  giblites  ne  sonl  pas  bornés  à  une  influence  primi- 
tive. Au  moment  où  la  civilisation  grecque,  exilée 
d'Athènes,  se  réfugie  à  Alexandrie  et  donne  naissance  à 
lin  nouvel  épanouissementde  la  philosophie  platonicienne 
et  des  études  attiques,  nous  trouvons  le  culte  d'Adonis 
installé  triomphalement  dans  la  nouvelle  capitale,  non 
plus  transformé  et  éloigné  de  son  idée  primitive,  mais 
dans  son  intégralité  absolue,  tel  qu'il  était  alors  célébré  à 
Byblos.  C'est  l'époque  des  Ptolémées,  où  les  Adonies 
deviennent  une  fête  publique,  d'une  magnificence  incom- 
parable, où  les  rapports  qui  existent  déjà  dans  la  légende 
entre  Byblos  et  le  delta  du  Nil  se  précisent  dans  les  céré- 
monies :  pour  symboliser  en  eff'et  la  navigation  du  coff're 
d'Osiris,  une  tète  «  faite  de  papyrus  »  était  jetée  dans  la 
mer,  à  Alexandrie,  au  cours  des  fêtes  d'Adonis  ;  cette  tête, 
emportée  par  le  môme  courant  qui  avait  autrefois  conduit 
le  coff're  divin,  abordait,  après  sept  jours  de  navigation, 
dans  le  port  de  Byblos,  où  le  peuple  venait  la  recueillir 
pieusement  et  fêtait  alors  la  résurrection  du  dieu.  L'au- 
teur du  De  Dea  Syria  affirme  avoir  été  témoin  de  ce  fait  \ 
11  y  a  donc  à  ce  moment  entre  Byblos  et  l'Egypte  des 
relations  religieuses  très  étroites,  et  qui  ne  cesseront  dans 
la  suite  qu'avec  les  cultes  qui  en  font  l'objet. 

Ce  n'était  pas  seulement  vers  les  contrées  avoisinantes 
du  Sud  et  du  Nord  que  se  propageait  le  mythe  phénicien. 
Par  une  ondulation  régulière  il  s'étendait  dans  un  cercle 
toujours  grandissant  et  dont  Byblos  constituait  le  centre 
lumineux.  Pour  le  suivre  dans  cette  nouvelle  expansion 
qui,  désormais,  ne  serpente  plus  par  les  routes  des  cara- 

\,  De  Dca   b'i/ru(,  7. 


56  LE    CULTE    d'aDÔNIS-THAMMOUZ 

vanes,  à  travers  les  montagnes  et  les  déserts,  mais 
rayonne,  par  une  action  simultanée,  dans  toutes  les  direc- 
tions maritimes,  il  suffît  de  songer  à  cette  navigation 
phénicienne,  qui,  dès  le  début  de  l'histoire,  sillonne  la  Mé- 
diterranée, peuple  les  îles  et  les  côtes  de  mille  influences 
diverses,  et  installe  dans  chaque  comptoir  l'image  et  le 
culte  des  dieux  auxquels  elle  avait  remis  ses  destinées. 
Les  Phéniciens  emportaient  avec  eux,  sculptées  grossiè- 
rement à  la  proue  de  leurs  navires,  les  divinités  dont  ils 
invoquaient  la  protection  pour  leurs  voyages.  C'étaient  le 
plus  souvent  le  dieu  El,  de  Byblos,  c'est-à-dire  Adonis, 
et  le  dieu  Melkarth,  de  Tyr,  dont  les  courses  aventureuses 
restaient  légendaires  parmi  les  Phéniciens  :  «  Ils  explo- 
rèrent à  la  longue  la  Méditerranée  entière,  et  ils  en 
sortirent;  mais  l'histoire  de  leurs  capitaines  a  péri,  et 
nous  en  sommes  réduits  aux  conjectures  pour  tracer  le 
tableau  de  leurs  voyages.  On  raconta  par  la  suite  que  les 
dieux,  après  les  avoir  instruits  aux  choses  de  la  mer, 
leur  avaient  montré  les  voies  du  Couchant  et  leur  avaient 
donné  l'exemple  de  naviguer  par  delà  les  bouches  mêmes 
de  l'Océan.  El  de  Byblos  quitta  le  premier  la  Syrie  :  il  con- 
quit la  Grèce  et  l'Egypte,  la  Sicile  et  la  Libye,  civilisa  les 
aborigènes,  fonda  des  villes  de  droite  et  de  gauche.  La 
Sidonienne  Astarté  vagua  ensuite  par  la  terre  habitée,  la 
tète  parée  des  cornes  d'un  taureau.  ..  Melkarth  acheva  de 
découvrir  et  de  soumettre  les  pays  qui  avaient  échappé 
aux  entreprises  de  ses  prédécesseurs.  Mille  traditions 
locales,  recueillies  sur  tous  les  points  de  la  Méditerranée, 
subsistèrent  jusqu'aux  temps  romains,  pour  attester  aux 
peuples  de  fortune  récente  l'intensité  de  la  vieille  coloni- 
sation  cananéenne.  C'était    à  Cypre  le  culte  d  un    roi  de 


l'exode  du  culte  57 

Byblos.  Kinyras,  le  père  d'Adonis;  c'était  la  fille  d\m 
souverain  de  Sidon,  Europe,  enlevée  par  Zeus  métamor- 
phosé en  taureau,  puis  transférée  aux  rivages  de  la  Crète; 
c'était  Kadmos,  dépêché  à  la  recherche  d'Europe,  visitant 
Cypre,  Rhodes,  les  Cyclades,  avant  de  bâtir  la  Thèbes 
de  Béotie,  mourant  enfin  aux  forêts  d'Ulyrie.  Où  les 
Phéniciens  avaient  posé  le  pied,  l'audace  de  leurs  opéra- 
tions laissa  dans  l'esprit  des  indigènes  une  impression 
ineffaçable...  Ils  n'hésitaient  pas  à  s'aventurer  au  large 
s'il  le  fallait,  et  ils  se  guidaient  sur  la  Petite-Ourse  :  ils 
franchissaient  ainsi  de  vastes  espaces,  sans  apercevoir 
aucune  terre,  et  ils  ramenaient  des  voyages  jadis  longs 
et  coûteux  à  n'être  que  des  traversées  assez  courtes...  La 
Méditerranée  s'enveloppa  peu  à  peu  d'une  ceinture  presque 
ininterrompue  de  comptoirs  et  de  citadelles  phéniciennes. 
Aradiens  ou  Giblites,  gens  de  Béryte,  de  Sidon  et  de  Tyr, 
tous  avaient  leur  marine  et  faisaient  la  course^  dès  avant 
la  conquête  égyptienne\  » 

La  première  station  que  les  Phéniciens  rencontrèrent 
dans  leurs  voyages  fut  l'île  de  Cypre.  A  une  distance  rela- 
tivement peu  considérable  de  la  côte,  d'une  beauté,  d'une 
fertilité  et  d'une  richesse  étonnantes,  l'île  merveilleuse 
que  les  Grecs  surnommaient  «  l'île  embaumée  »  (éucaâvjç)  ou 
l'île  bienheureuse  (•/]  [JLaxapîa)  devait  rapidement  exciter  les 
convoitises  des  villes  continentales.  Ce  furent  les  marins 
de  Byblos  qui  y  abordèrent  les  premiers.  La  région 
qu'ils  explorèrent  tout  d'abord  et  où  ils  s'installèrent 
le  plus  fortement  fut  la  partie  méridionale  de  l'île.  De 
cette  époque    sans    doute    date  la  fondation    de    Kition, 

1.  Maspero,  Histoire  ancionup  des:  oeuples  de  l'Orient  classique, 
tome  II,  p.  194-197. 


58  LE    CULTE    d'aDÔNIS-THAMMOUZ 

d'Amathonte  et  de  Paphos.  Aussi,  dans  ces  villes  d'origine 
giblite,  au  milieu  de  cette  nature  ardente  qui  favorisait, 
plus  encore  que  les  pentes  du  Liban,  Téclosion  de  mythes 
voluptueux  et  doux,  le  culte  d'Adonis  et  d'Astarté,  sa 
déesse  parèdre,  prend  rapidement  un  développement 
considérable.  Amathonte  et  Paphos^  deviennent  alors  des 
villes  saintes,  dont  la  renommée  se  répand  à  travers  le 
monde,  et  où  s'édifient  les  innombrables  temples  de  la 
déesse  et  du  dieu,  qui,  par  un  syncrétisme  remarquable, 
ne  sont  plus  représentés  que  sous  une  seule  image  à  la 
fois  masculine  et  féminine.  D'ailleurs,  ici  comme  pour 
l'Egypte,  nous  voyons  Tile  de  Cypre,  dès  l'origine,  jouer 
un  rôle  dans  les  légendes  d'Adonis.  Le  père  d'Adonis, 
Kinyras,  est  un  roi  de  cette  île,  et  c'est  lui  qui  court  le 
monde  pour  instaurer  le  culte  du  dieu.  Mille  traditions 
rattachent  Cypre  à  Byblos.  Outre  l'histoire  de  Kinyras,  on 
racontait  que  la  rose,  la  fleur  mystique  née  du  sang  d'Ado- 
nis, avait  été  apportée  à  Cypre  par  l'Astarté  phénicienne. 
La  rose  est  en  effet  une  des  fleurs  les  plus  communes  de 
l'île,  et  elle  y  possède  une  beauté  spéciale.  Aujourd'hui 
comme  aux  temps  antiques^  les  jardins  d'Amathonte  font 
l'admiration  des  voyageurs.  L'île  tout  entière  devint  bien- 
tôt un  vaste  sanctuaire  du  dieu  de  Byblos  ;  les  pèlerins  y 
affluaient  et  y  apportaient  des  offrandes  d'un  grand  prix. 
Lorsque  le  christianisme  commença  à  s'étendre,  le  culte 
s'émietta  et  subsista  longtemps  sous  la  forme  de  pratiques 
locales  qui  disparurent  peu  à  peu,  dans  le  cours  des  pre- 
miers siècles  de  l'ère  chrétienne. 


1.  Sur  les  sanctuaires  d'Astarté  à  Paphos,  voir  Tacite,  Histoires, 
II,  3;  Pausanias,  IX,  c.  xli,  §  2. 


l'exode  du  culte  59 

Tout  en  s'installant  à  Cypre,  les  Phéniciens  exploraient 
des  terres  plus  lointaines.  Presque  à  la  même  époque,  ils 
s'établissaient  à  Rhodes,  qui  devint  très  vite  une  de  leurs 
plus  florissantes  colonies.  Les  mœurs,  les  coutumes,  les 
cultes  de  la  métropole  s'y  implantèrent  profondément.  Là 
encore,  le  mythe  d'Adonis  trouva  une  population  prête  aie 
recevoir  et  à  le  comprendre.  C'est  alors  que  se  forma 
dans  l'île  la  fameuse  congrégation  des  'A§cavtaaTaî\  qui 
subsista  fort  longtemps,  malgré  les  persécutions  dont  elle 
fut  parfois  l'objet.  Dès  lors,  de  ville  en  ville,  d'île  en  île, 
de  contrée  en  contrée,  le  dieu  voyage,  assis  à  la  proue 
des  navires  phéniciens.  Avec  eux,  il  remonte  les  côtes  de 
l'Asie-Mineure,  traverse  l'Hellespont'  et  la  Propontide, 
pénètre  dans  le  Pont-Euxin  et  en  explore  les  rivages. 
Avec  eux,  il  visite  l'Archipel,  s'arrête  à  Lesbos,  où  Alcée 
et  Sapphôle  connaissent  et  le  chantent  %  aborde  à  Cythère 
où  les  matelots  phéniciens  élèvent  à  l'Astoreth  nationale 
le  temple  célèbre  où  viendra  bientôt  s'abriter  l'Aphrodite 
grecque.  Avec  eux  enfin,  il  entre  dans  les  ports  du  Pélo- 
ponèse  et  pénètre  dans  l'intérieur  des  terres.  Nous  le 
retrouvons  à  Argos*,  puis  à  Athènes". 

A  cette  époque,  la  mythologie  grecque  était  encore 
informe^  sans  contours  arrêtés,  sans  idées  nettement 
définies.  Elle  était  donc  susceptible  d'accueillir  des  mythes 
étrangers  et  de  les  introduire,  modifiés  ou  non,  dans  son 

1.  V.  Foucart,  Associations  religieuses  chez  les  Grecs. 

2.  Musée,  Hèro  et  Lcandre,  v.  42-50, 

3.  Alcée  et  Sapphô,  fragm.  cit. 

4.  Pausanias,  II,  22,  6. 

5.  Platon,  Phèdre,  lxi;  Théophraste,  Hist.  Plant.,  VI,  c.  vn  ; 
Aristophane,  Lysistrata,  v.  387-398;  La  Paix,  v.  420. 


60  LE    CULTE    D'ADÔ^'IS-THAMMOUZ 

panthéon.  En  effet,  de  TAsie-Mineure,  de  la  Syrie,  de 
Cypre,  des  courants  mythiques  envahissent  la  Grèce,  la 
peuplent  de  dieux  et  de  récits  légendaires  ;  une  infiltration 
continue  installe  peu  à  peu  dans  les  îles  de  l'Archipel  et 
dans  la  Grèce  continentale  les  mythes  les  plus  divers,  si 
bien  qu'au  temps  où  commencera  à  se  constituer  la  civi- 
lisation hellénique,  les  poètes  n'auront  qu'à  coordonner 
et  à  harmoniser  les  traditions  populaires  pour  donner  à  la 
mythologie  nationale  sa  forme  définitive.  Dans  ce  mou- 
vement, l'influence  syro-phénicienne  s'est  exercée  plus 
que  tout  autre.  «  La  Grèce,  dit  M.  Philippe  Berger,  a 
personnifié  ses  attaches  avec  le  monde  oriental  en  Cad- 
mus,  ce  roi  ou  ce  marchand  phénicien,  fils  d'Agénor  et  de 
l'Eléphassa,  suivant  les  uns,  de  Tyro,  suivant  les  autres, 
qui  fut  l'époux  d'Harmonia  et  le  père  de  Sémélé.  On  a 
cherché  de  divers  cotés  au  nom  de  Cadmus  une  étymo- 
logie  grecque  ;  mais  ces  étymologies  n'ont  pas  plus  de 
valeur  que  celles  que  les  Grecs  eux-mêmes  fabriquaient 
pour  expliquer  les  noms  des  dieux  qu'ils  ont  reçus  de 
l'étranger.  Les  Grecs  ont  donné  à  leurs  étymologies  un 
air  de  vraisemblance  par  les  altérations  qu'ils  ont  fait 
subir  à  ces  noms,  pour  les  plier  aux  exigences  de  leur 
langue,  et  ils  ont  greffé  sur  elles  des  mythes  gracieux 
qui  les  ont  popularisées  :  mais  au  fond  elles  sont  de 
même  ordre  que  celles  dont  abonde  l'ancienne  littérature 
du  peuple  juif.  Le  nom  de  Cadmus  est  un  nom  sémitique  : 
de  quelque  façon  qu'on  l'explique,  il  est  hors  de  doute 
qu'il  se  rattache  à  la  racine  Kedem,  «  Orient  ».  C'est 
Cadmus  qui  a  donné  aux  Grecs  l'alphabet,  qu'ils  ont 
appelé  de  son  nom  les  «  caractères  cadméens  »,  ou  les 
(poivîxeta^  les  «caractères  phéniciens».  Ses  rapports  avec 


l'exode  du  culte  61 

1  ancienne  civilisation  tliébaine  sont  établis  par  l'accord 
unanime  des  auteurs  grecs.  Il  est  le  fondateur  de  Thèbes, 
dont  la  citadelle  a  porté,  jusqu'aux  derniers  temps  de 
l'indépendance,  le  nom  de  Gadniée.  Le  dieu  souverain  de 
Thèbes  lui-même,  Éiieus,  est  l'équivalent  exact  d'Elioun, 
le  grand  dieu  phénicien  que  Sanchoniathon  traduit  par 
Hypsistos\))  Les  mythes  d'Hellé',  d'Européia',dePerseus', 
de  Phaéthon',ont  incontestablement  une  origine  syro-phé- 
nicienne.  Il  en  est  de  même  de  cet  Héraklès  grec  qui, 
comme  le  Melkarth  tyrien,  court  le  monde,  accomplit  de 
gigantesques  travaux  et  meurt  sur  le  bûcher  qu'il  a 
allumé  de  ses  propres  mains.  Qu'y  a-t-il  dès  lors  de  sur- 
prenant à  ce  que  le  dieu  suprême  de  Byblos,  déjà  installé 
à  Gypre,  à  Rhodes,  en  Pamphylie,  où,  notamment  à 
Perge,  on  l'invoque  sous  le  surnom  d"Aêcoêà<;,  à  Lesbos, 
à  Cythère,  et  dans  les  principales  îles  de  l'Archipel,  ait 
envahi  la  Grèce  elle-même,  par  la  voie  naturelle  ouverte 
au  Sud,  remontant  le  Péloponèse  de  port  en  port,  et  soit 
venu  enfin  s'établir,  avec  ses  temples,  ses  fêtes  et  sa 
déesse  parèdre  Astoreth,  dont  le  nom  devient  par  corrup- 

1.  Philippe  Berger,  Les  Origines  orientales  de  la  Mythologie 
grecque  {Revue  des  Deux-Mondes,  du  15  novembre  1896). 

2.  Au  sujet  du  mythe  d'Hellé.  voir  ApoUodore,  I,  9,  1;  Apollonius 
de  Rhodes,  Les  Argonauti(/ues,  II,  1140  sq.  ;  Diodore  de  Sicile,  IV,  47; 
Hyginus,  Fables,  1,  22,14. 

3.  Au  sujet  du  mythe  d'Européia,  voirDeZ)e«5///7'rt,  4-5;  Lucianus, 
DcAstrolog.;  ApoUodore,  111,1;  Hyginus,  Fables,  178;  Homère, 
7 /rade,  XIV,  321  ;  Moschus,  Idj/lles,  11,1;  Pline,  Histoire  naturelle, 
XII,  5;  Ovide.  Métamorphoses,  II,  850  et  sq. 

4.  Pausanias  (IV,  c.  xxxv,  §  5)  rapporte  que  le  culte  de  Perseus 
existait  près  de  Joppé. 

5.  Sur  le  mythe  de  Phaéthon  et  ses  rapports  avec  celui  d'Adonis 
voir  Maury,  Religions  de  la  Grèce  antique,  tome  III,  p.  201-202. 


62  LE    CULTE    d'aDÔNIS-THAMMOUZ 

tion  Aphrodite,  jusqirau  cœur  même  de  la  Grèce  ?  On  le 
suit  à  la  trace  de  ville  en  ville.  Les  Laconiens  Tinvoquent 
sous  le  nom  de  Kûptç  ou  de  Kî(5ptç\  les  Doriens  sous 
celui  d'Ao).  Nous  le  retrouvons  à  Argos,  et  Pausanias 
nous  dit:  Kal  Traptoûatv  éaTcv  ol'Kr][JLa  é'vOa  tôv  "Aôwvtv 
al  yuvatxeç  'Apyetcov  ôôùpovTat\ 

Nous  le  retrouvons  à  Gorinthe,  à  Athènes,  en  Macé- 
doine. Mais  il  semble  bien  toutefois  que  ce  n'est  pas 
sans  une  assez  longue  résistance  que  le  culte  d'Adonis, 
ainsi  que  ses  fetes^  se  sont  établis  en  Grèce.  C'est  ce  qui 
ressort  de  l'histoire  rapportée  par  le  scholiaste  de  Théo- 
crite  :  Héraklès,  dit-il,  ayant  rencontré  à  Dium,  en  Ma- 
cédoine, une  grande  multitude  qui  revenait  de  la  fête 
d'Adonis,  s'écria  avec  colère  :  «  Je  ne  connais  pas  plus  une 
solennité  de  ce  nom  qu'un  Adonis  parmi  les  dieux ^  » 
D'autre  part,  un  texte  très  précis  de  Plutarque  proteste 
contre  l'intrusion  d'Adonis  dans  le  panthéon  hellénique  : 
«  Comment  mettre  en  doute  l'opinion  de  Jupiter  ou  de 
Mercure,  ou  celle  de  l'Amour  ?  Ce  n'est  point  d'hier  que 
ce  dieu  demande  des  autels  et  des  sacrifices.  Ce  n'est 
point  un  dieu  étranger,  enfanté  par  quelque  superstition 
barbare,  comme  je  ne  sais  quel  Atys  ou  Adonis,  qui  s'est 
glissé  clandestinement  dans  l'adoration  des  hommes,  par 
le  moyen  de  quelques  hermaphrodites  ou  de  quelques 
femmes,  et  qui  a  usurpé  à  la  dérobée  des  honneurs  qui 
ne  lui  appartiennent  pas  ;  de  sorte  qu'il  peut  être  accusé 
de  bâtardise  et  d'avoir  été  à  faux  titre  mis   au  catalogue 

1.  Suivant  VEtymolog.  niagn.,  Kifpt;,  ainsi  écrit,  serait  un  nom 
proi^re  aux  Cypriens. 

2.  Pausanias,  II,  xxii,  6. 

3.  Voir  aussi  Suidas,  oJSèv  bpôv. 


l'exode  du  culte  63 

des  dieux \  «Cependant  les  poètes  le  chantent,  les  femmes 
célèbrent  ses  fêtes  en  grande  pompe.  Mais,  par  une  des- 
tinée fatale  qu'ont  subie  en  Grèce  la  plupart  des  dieux 
venus  des  pays  étrangers,  son  caractère  se  modifie,  s'at- 
ténue et  ne  présente  plus  qu'une  image  très  affaiblie  du 
mythe  et  du  culte  primitifs.  La  déesse,  avec  laquelle  il 
se  confond  encore  à  Rhodes  et  à  Gythère,  se  sépare  peu 
à  peu  de  lui.  Le  dieu  passe  au  second  plan,  et,  tandis  que 
l'Aphrodite  paphienne  devient  dans  les  villes  grecques  une 
divinité  des  plus  puissantes  et  des  plus  adorées,  le  Tham- 
mouz  phénicien  se  réduit  rapidement  à  un  héros  mytho- 
logique que  la  déesse  entoure  de  sa  protection  et  de  son 
amour.  A  cet  état,  il  se  confond  avec  une  multitude 
d'autres  dieux  secondaires,  nés  peut-être  de  lui,  en  tous 
cas  fruits  d'une  conception  identique.  Sans  parler  de 
Phaéton  qui^  bien  que  d'une  origine  semblable  à  celle 
d'Adonis,  demeure  le  centre  d'un  mythe  solaire  spécial, 
on  retrouve  la  légende  adônique  dans  cet  Adraste^  argien, 
tué  comme  Adonis  par  un  sanglier,  pleuré  comme  lui  à 
certaines  époques  de  l'année,  et  dont  le  symbole  tellurique 
s'identifie  à  celui  d'Adonis.  On  peut  retrouver  les  mêmes 
analogies  dans  le  culte  de  ^laneros  ainsi  que  dans  celui 
de  Linos,  dont  Pausanias  nous  parle  avec  assez  de  dé- 
tails ^  Ce  sont  là  encore  des  héros  morts  jeunes  et  que 
l'on  pleure    dans  des  lamentations  solennelles.  On  peut 


1 .  Plutarque,  'EpwTt/.o;,  XIII. 

2.  Adraste,  roi  d'Argos  et  de  Sicyone,  était  lils  de  Talao^,  ancêtre  de 
Crétheus,  personnification  de  la  Crète,  et  à  ce  titre  époux  de  Tyro  (Tyr). 
Au  sujet  d'Adraste  et  de  ses  rapports  avec  Adonis  et  Zagreus,  voir 
Maury,  ReU(jions  de  la  Grèce  antique,  tome  III,  c.  xviii,  p.  326-327. 

3.  Pausanias,  "iv.Xaoo;  ]l£p'.v,'r,7iç,  IX,  c.  xxix,  6-9. 


64  LE    CULTE    d'aDÔMIS-TRAMMOUSÎ 

même  dire,  d'une  façon  générale,  que  tous  les  héros 
morts  dans  la  fleur  de  Tàge,  ont  été,  chez  les  Grecs, 
l'objet  d'un  culte  plus  ou  moins  précis:  Achille,  mort  en 
pleine  jeunesse,  et  qu'on  peut  aussi  rapprocher  de  cer- 
tains personnages  mythiques,  était  pleuré  par  les  femmes 
d'Olympie,  comme  Thammouz  était  pleuré  par  les  femmes 
de  Byblos  et  de  Jérusalem.  A  un  jour  fixé,  et  au  moment 
du  coucher  du  soleil  —  détail  caractéristique  qui  révèle 
immédiatement  une  analogie  avec  Adonis  et  un  symbole 
solaire  — ,  les  femmes  d'Olympie  pleuraient  sur  Achille, 
en  se  frappant  la  poitrine  et  en  appelant  le  héros'.  Les 
chants  funèbres  composés  pour  ces  circonstances  prirent 
bientôt  le  nom  même  du  héros,  et  nous  trouvons  déjà 
dans  Homère  le  tableau  d'un  enfant  qui,  au  milieu  des 
travaux  de  la  moisson,  chante  un  «  beau  linos  »,  xâXov 
Xîvov". 

Dionysos  lui-même,  par  de  nombreux  traits  de  son  his- 
toire, par  le  caractère  même  de  sa  divinité,  se  rapproche 
étroitement  d'Adonis.  Il  a,  comme  Adonis,  sa  passion  et 
sa  mort  tragique.  Gomme  lui  aussi,  il  est  le  symbole  des 
fruits  de  la  terre  et  de  l'action  solaire.  Il  est  d'ailleurs, 
comme  Kinyras,  mêlé  étroitement  au  mythe  d'Adonis.  Le 
poète  Phanoclès  le  représente  ravissant  Adonis  :  «  Dio- 
nysos, qui  aime  les  montagnes,  comme  il  passait  à  Gypre, 
vit  le  bel  Adonis  et  l'enleva.  »  Plutarque,  qui  cite  ces  vers  de 
Phanoclès,  est  plus  catégorique  encore,  et  affirme,  d'après 
le  témoignage  des  fables  poétiques  elles-mêmes  et  la  simili- 
tude descérémonies  des  deuxcultes, l'identification  absolue 

1.  Voir  à  ce  sujet  Philippe  Berger,    Les   Origines  orientales  de  la 
mythologie  grecque  {Reçue  des  Deux- Mondes  du  15  novembre  1896;. 

2.  Homère,  Iliade,  XVIII,  v.  561-572. 


l'exode  du  culte  65 

de  Dionysos  et  d'Adonis  :  «  On  dit  que  le  bel  Adonis  fut  tué 
par  un  sanglier,  et  que  cet  Adonis  n'est  pas  autre  chose 
que  Dionysos  lui-même.  C'est  là  une  chose  confirmée  par 
la  similitude  des  cérémonies  qui  s'accomplissent  au  cours 
des  sacrifices  de  l'une  et  de  l'autre  de  ces  divinités. D'autres 
disent  encore  qu'Adonis  était  le  favori  de  Dionysos  \  » 

Dans  une  peinture  murale  que  nous  signalons  plus 
loin%  Adonis  est  représenté  en  Dionysos.  Bellori,  qui 
reproduit  cette  peinture  ancienne  ',  rapporte  à  ce  sujet 
ce  vers  d'Ausone  :  «  Je  suis  Bacchus  chez  les  vivants, 
Adonis  chez  les  morts*.  »  On  considérait  donc  Adonis 
comme  la  forme  infernale  et  funéraire  de  Dionysos.  Voici 
d'ailleurs,  du  même  auteur,  une  autre  épigramme  qui 
indique,  plus  largement  encore,  l'étroite  similitude  morale 
qui  unissait  Adonis  à  Dionysos  et  au  panthéon  antique  : 

<'  ^gygis  m'appelle  Bacchus;  l'Egypte  me  désigne 
sous  le  nom  d'Osiris;...  l'Inde  sous  celui  de  Dionysos, 
Rome  sous  celui  de  Liber,  l'Arabie  sous  celui  d'Adonis  ^  »... 

Ainsi,  dès  les  commencements  de  la  mythologie  hellé- 
nique, Adonis,  sous  son  nom  primitif  ou  sous  des  noms 
dérivés,  se  trouve  installé  en  Grèce,  mêlé  aux  coutumes 
religieuses  du  peuple,  déjà  intronisé  dans  l'Olympe. 
Désormais,  il  fait  partie  des  divinités  nationales,  il  a  sa 
place  parmi  elles,  place  peu  considérable  sans  doute, 
mais  qu'il  occupera  avec  d'autant  plus  de  persistance  que 
ses  fêtes  deviennent  plus  universelles  et  plus  éclatantes. 

1.  Plutarque,  Scripta  inoralia,  IlpogXrifAa  E. 

2.  V.  Appendice  III,  p.  270. 

3.  Picturœ  antiquœ  cryptaruia  ronianarurn,  tab.  IV. 

4.  Ëplf/r.,  28. 

5.  Epù/r.,  29. 


66  LE    CULTE    d'adÔNIS-THAMMOUZ 

Et,  de  môme  que  les  Phéniciens  avaient  transporté  son 
culte  d'île  en  île,  de  cité  en  cité,  les  Grecs,  le  reprenant  à 
leur  tour,  lui  tracent  une  route  nouvelle,  et  lui  donnent 
une  nouvelle  vie.  Mais,  autour  de  lui,  les  conceptions 
divines  dont  il  est  le  principe  et  la  source^  et  qui  présen- 
taient une  déviation,  une  déformation  plus  complètes  de 
son  mythe  primitif,  ont  toujours  passé,  aux  yeux  des 
Grecs,  pour  des  conceptions  plus  nationales,  et  se  sont 
développées,  dans  la  mythologie  hellénique,  aux  dépens 
du  dieu  phénicien,  que  son  origine,  trop  évidente,  con- 
damnait à  un  rang  secondaire.  Cette  évolution  est  très 
sensible  dans  le  dieu  Érôs,  par  exemple.  A  l'origine,  rien 
ne  le  différencie  d'Adonis.  C'est  un  éphèbe  gracieux,  fils 
et  amant  d'Aphrodite.  Peu  à  peu,  son  caractère  se  modifie, 
jusqu'au  moment  oii  il  aboutit  à  cette  forme  de  dieu-en- 
fant, dont  les  attributs  sont  l'arc  et  les  flèches.  Mais  sous 
cette  forme,  qui  le  sépare  nettement  d'Adonis,  il  prend 
une  importance  soudaine,  et,  dégagé  de  son  origine  orien- 
tale, devient  pour  les  Grecs  une  sorte  de  dieu  autochtone 
et  national.  Et  nous  aboutissons  à  cet  exemple  curieux  de 
Plutarque  opposant  précisément,  dans  une  page  citée  plus 
haut,  Érôs  pris  comme  type  de  dieu  national,  à  Adonis 
pris  comme  type  de  dieu  étranger. 

D'ailleurs,  bien  avant  l'époque  où  il  s'installe  en  Grèce, 
le  culte  d'Adonis  s'était  épanoui  dans  la  colonie  tyrienne 
de  Carthage,  où,  depuis  l'origine,  s'étaient  conservés,  avec 
leurs  noms  et  leurs  significations  primitives,  les  cultes  de 
la  métropole.  Les  Baalim  phéniciens  y  régnaient  sans 
dieux  rivaux.  Les  Carthaginois  avaient  de  tous  temps 
traité  les  peuples  voisins  en  peuples  inférieurs,  auxquels 
ils   n'empruntaient  ni  mœurs  sociales   ni  coutumes   reli- 


L  EXODE    DU    CULTE 


6? 


gieuses.  Ils  avaient  édifié  leur  république  à  l'image  des 
cités  phéniciennes,  dont  ils  prolongeaient  jusqu'aux  extré- 
mités occidentales  de  la  mer  la  civilisation  et  la  religion. 
Là  se  retrouvait,  avec  la  même  diversité  de  dénomina- 
tions, ce  dieu  suprême,  El,  Adôn  ou  Baal,  qui  régnait  sur 
Byblos  et  Tvr.  !Mais  il  s'y  retrouvait  aussi  sous  son  nom 
plus  spécial  de  Thammouz,  avec  sa  déesse  parèdre 
Salambô.  Ces  deux  noms,  Fun  d'une  divinité  mâle,  l'autre 
d'une  divinité  femelle,  se  répondaient,  comme  Baal  et 
Baalath,  Adonis  et  Aschera.  Dans  les  mythes  chananéens, 
ce  nom  de  Salambô  s'appliquait  à  Astarté  éplorée  et  cher- 
chant Adonis.  C'est  avec  ce  sens  précis  qu'on  le  retrouve 
en  Syrie  et  à  Babylone.  Hésychius  dit  :  «  Salambô,  c'est 
Aphrodite  chez  les  Babyloniens  \  »  La  Grande  Etymo- 
logie  explique  le  mot  l!aXa[j,5âç  d'après  le  mot  grec, 
aàXoç,  £v  Gokto  elvac...  oTt  r.zpiipyjE.-ïa.i  6pYjvoû(7a  tôv 
"Aôojvcv.  Bien  que  cette  étymologie  soit  de  pure  fantai- 
sie, car  Forigine  de  ce  mot  est  certainement  sémitique, 
elle  revêt  une  certaine  importance  en  nous  éclairant  sur 
la  signification  même  du  mot.  C'est  d'ailleurs  la  même 
signification  que  lui  donne  Lampride  :  «  Salambonem 
etiam  exhibait  omiii planctii  etjactatione  Syriacicultus  »  '. 
Peu  à  peu  il  s'était  constitué  en  Syrie  un  culte  spécial  en 
Thonneur  d'Aphrodite  pleurant  sur  Adonis.  C'est  à  ce 
culte  qu'il  faut  rattacher  les  sculptures  de  Ghineh',  où  on 
voit  la  déesse,  la  tête  couverte  d'un  voile,  et  dans  l'atti- 
tude de  la  plus  profonde  douleur.  Sous  cette  forme,  elle 
recevait  aussi  le  nom  d'Atergatis. 

1.  Hésychius,  V°  Sa),a[xoo5. 

2.  Lampride,  Vie  d'Héliogabale,  c.  vu. 

3.  Voir  Iir  partie,  c.  ni. 


68 


LE    CULTE    D  ADONIS-THAMMOU/ 


Ce  fut  sans  doute  vers  Fépoque  de  la  seconde  Guerre 
Punique  que  des  influences  religieuses  nouvelles^envahi- 
rent  l'Italie  à  la  suite  des  armées  carthaginoises.  Déjà  les 
dieux  phéniciens  avaient,  dans  des  temps  antérieurs, 
abordé  en   Sicile.   Placée  sur  la   route  de    la   navigation 


ATIIP.  ODITE    ET    ADONIS 
Miroir    clrusque. 


phénicienne,  cette  île  avait  vu,  comme  Malte'sa  voisine,  se 
bâtir  sur  ses  cotes  des  villes  et  des  temples  phéniciens, 
et  les  premières  légendes  tyriennes  et  giblites  racontaient 
déjà  la  conquête  de  la  Sicile  par  le  dieu  El.  C'était  dans 


l'exode  du  culte  69 

cette  île  que  se  trouvait  le  mont  Eryx,  sur  lequel  avait  été 
édifié  le  temple  célèbre  de  Vénus  Erycine,  dont  Cicéron, 
dans   ses    Verrines^    raconte   les   cérémonies    religieuses, 
empreintes  d'un   culte  tout  oriental'.  Sur  l'emplacement 
de  ce  temple,  on  a  découvert  une  inscription  phénicienne, 
longtemps  inexpliquée,  et  où  Ernest  Renan  a  lu  une  dédi- 
cace à  Astoret  Erek-hayim,  «  Astarté  qui  prolonge  la  vie  ». 
Il  est  logique  de  penser  que  cette  Astoret   phénicienne 
n'était  pas  adorée  seule,  et  que  là,  comme  dans  les  autres 
contrées  où   elle  était  parvenue,  elle  restait  unie  au  dieu 
sans  lequel  son  symbole  même  demeurait  inintelligible. 
Dans  la    péninsule    elle-même.  Adonis  s'était  tout  à  fait 
confondu  avec  le  dieu  phrygien  Atys,  et  leur  culte  était  lié 
à  celui  de  Cybèle,  la  Grande  Déesse.  Les  Mégalésies,  ou 
fêtes  de  la  Grande  Déesse  et  d'Atys,  représentent,  d'ail- 
leurs, le  mythe  d'Adonis  dans  ses  traits  les  plus  caracté- 
ristiques.   La    déesse   a    perdu   son   fils  chéri,  et  elle  se 
lamente,  tandis  qu'on  pleure  avec  elle  autour  du  cadavre 
du  jeune  homme.  Alors  se  déroule  la  période   de  deuil, 
pendant  qu'Atys  est  au  tombeau.  Durant  cette  période,  les 
prêtres,  les  Galli,  suivant  l'usage  oriental,   se  mutilaient 
et  se  faisaient  de  terribles  blessures.    C'était  ensuite  la 
résurrection  du  dieu,  et  une  période  de  joie  succédait  au 
deuil  et  à  la  douleur.  Ces  fêtes  ne  furent  tout  d'abord  à 
Rome  que  des  fêtes  d'une  importance  très  réduite,    mais 
au  moment  où  Rome,  par  ses  conquêtes,  se  trouva  la  domi- 
natrice du  monde  et  s'ouvrit  à  toutes  les  religions,  à  toutes 
les  sectes,  les  Mégalésies  devinrent  rapidement  l'objet  de 
l'enthousiasme  populaire.  «   Vers  la  fin  de  la  République^ 

1.   Cicéron,    In  Cwcilluin  uratio  de  accusatore  in  Verrem  consti- 
tuendo,  xvn. 


70 


LE    CULTE    D  ADONIS-THAMMOUZ 


dit  Preller,  la  religion  phrygienne  fit  beaucoup  de  progrès 
parmi  le  menu  peuple,  et,  du  temps  d'Auguste,  les  poètes 
s'occupent  si  volontiers  et  si  souvent  de  décrire  le  culte 
phrygien,  ses  usages  étrangers  et  les  transports  de  ses 
prêtres,  que  nous  comprenons  sans  peine  la  popularité 
toujours  croissante  de  ce  culte^  .   » 

Au  delà  de  l'Italie,  les  cultes  orientaux  avaient  envahi 
la  Sardaigne,  la  Corse,  les  côtes  de  l'Ibérie.  En  Sardaigne, 
on  a  retrouvé  une  inscription  phénicienne  analogue  à  celle 
trouvée  en  Sicile,  et  portant  aussi  une  dédicace  à  Astoret 
Érek.  Dans  cette  même  île,  le  général  La  Marmora',  et 
après  lui  des  savants  comme  Guigniaut',  affirment  avoir  re- 
trouvé Tantique  coutume  religieuse  des  Jardins  d'Adonis. 
Il  n'est,  d'ailleurs,  nullement  inadmissible  qu'un  usage  qui 
entra  si  profondément  dans  les  coutumes  de  divers  peuples 
ait  survécu  parmi  l'un  d'eux,  comme  ces  innombrables 
usages  populaires  qui  se  transmettent  de  génération  en 
génération  et  dont  on  ne  connaît  plus  les  origines.  En 
Corse,  où  les  Phéniciens  abordèrent  aussi,  et  où  on  a 
retrouvé  quelques-uns  de  leurs  anciens  tombeaux,  sur  les 
côtes  de  l'Espagne,  où  s'établirent  de  nombreuses  villes 
phéniciennes,  il  est  à  présumer  qu'Adonis  vit  aussi  s'éta- 
blir son  culte,  avec  les  fêtes  éclatantes  qui  en  faisaient  la 
gloire. 

Si,  au  delà  de  la  Sardaigne,  nous  ne  trouvons  plus  que 
des  vestiges  insignifiants  ou  douteux,  il  ne  faut  pas  en 
conclure  que  là  s'est  arrêté  l'exode  du  dieu.  Nous  savons 

1.  Preller,  Dieux  de  V ancienne  Rome,  traduction  Dietz,  p.  483. 

2.  La  Marmora,  Voyage  en  Sardaigne,  tome  I,  p.  263-265. 

3.  Creuzer,  Religions  de  l'antiquité,  traduction  Guigniaut.  Note  de 
Guigniaut,  vol.  II,  S*"  partie,  note  5,  p.  936-937. 


l'exode  du  culte  71 

par  mille  exemples  que  partout  où  les  Phéniciens  ont  mis 
le  pied,  ils  ont  installé,  en  même  temps  que  leurs  comp- 
toirs, leur  religion  et  leurs  divinités.  Ces  divinités,  dont 
les  images  se  dressaient  à  l'avant  des  navires,  les  avaient 
protégés  dans  leur  course,  et,  de  même  qu'ils  en  avaient 
invoqué  la  protection  avant  le  départ,  de  même,  abordés 
heureusement  sur  une  terre  nouvelle,  ils  avaient  pour 
premier  soin  de  rendre  grâce  à  la  puissance  céleste  qui 
les  avait  guidés  et  de  lui  dresser  un  sanctuaire  nouveau. 
Ainsi,  sur  toutes  les  côtes  méditerranéennes,  et  au  delà 
même  de  ce  détroit  où  leur  Melkarth  national  avait  dressé 
les  colonnes  légendaires,  sur  certaines  rives  de  l'Atlan- 
tique, les  peuples,  à  un  moment  de  leur  histoire,  ont  dû 
recevoir  et  connaître  quelque  chose  du  culte  d'Adonis. 
Ce  fut  vraiment,  des  monts  de  la  Haute-Asie  aux  îles 
Baléares,  des  rives  de  la  mer  Noire  à  l'Atlantique,  une 
transmission  continue  qui  reste  une  des  plus  admirables 
de  riiistoire.  Mêlé  à  des  peuples  tout  à  fait  différents  d'ori- 
gine et  de  génie,  entraîné  à  tous  les  coins  du  monde  par 
un  ensemble  de  circonstances  historiques,  relié  enfin  par 
une  concordance  de  croyances  primitives  à  des  religions 
étrangères,  avec  lesquelles  il  se  confond  peu  à  peu,  le 
mythe  d'Adonis  a  traversé  la  mêlée  des  races  antiques, 
sans  rien  perdre  de  sa  force  ni  de  son  éclat.  Modifié  parfois 
sous  l'action  d'influences  religieuses  plus  puissantes,  il 
n'en  a  pas  moins  subsisté  avec  ses  principaux  traits  dis- 
tinctifs,  et,  au  moment  de  la  décadence  antique,  dans  le 
dernier  éclat  de  la  civilisation  alexandrine,  nous  le 
retrouvons,  sous  les  Ptolémées,  avec  la  même  signifi- 
cation symbolique  et  le  même  caractère  religieux,  atté- 
nués   peut-être,    mais  non   transformés,  qu'au   temps  de 


72  LE    CULTE    d'aDÔNIS-THAMMOUZ 

sa  première  gloire  phénicienne.  C'est  ainsi,  jusqu'aux 
derniers  jours  du  paganisme,  un  triomphe  persistant; 
triomphe  facilement  explicable  d'ailleurs,  si  l'on  songe 
que  ce  culte  portait  en  lui  une  des  croyances  les  plus  natu- 
relles et  les  plus  vivaces  de  l'humanité  :  l'adoration  de  la 
force  vitale  qui  anime  l'univers  et  l'homme  lui-même. 
Parce  qu'ils  croient,  malgré  la  mort,  à  l'éternité  de  la  vie, 
les  peuples  anciens  voient  dans  Adonis  le  symbole  de  cette 
vie  sans  cesse  renaissante  :  le  dieu  devient  à  leurs  yeux  le 
principe  même  de  leurs  espoirs  et  de  leurs  croyances.  Ils 
se  tournent  vers  ce  dieu  qui  est  assez  fort  pour  vaincre  la 
mort,  et  rêvent  de  s'absorber  en  lui.  C'est  pour  cela  qu'à 
travers  des  âges  barbares,  après  la  mort  des  Olympiens 
grecs.  Adonis  demeure  encore,  pendant  quatre  siècles, 
l'image  et  le  symbole  divins  qu'on  ne  peut  se  résigner  à 
oublier. 


CHAPITRE  III 

LA  SYMBOLIQUE  DU  MYTHE  ET  DU  CULTE 

Le  caractère  de  suprématie  qu'il  a  revêtu  dès  l'origine 
a  permis  au  culte  d'Adonis  de  conserver,  à  travers  ses 
évolutions  dans  le  temps  et  dans  l'espace,  la  signification 
essentiellement  solaire  et  zodiacale  qu'il  enfermait.  Si  on 
le  débarrasse  de  tout  le  fatras  mythologique  dont  les 
récits  populaires  l'ont  incessamment  orné,  si  on  le  consi- 
dère dans  la  pureté,  dans  la  simplicité  primitive  de  son 
idée  mythique,  il  devient  aussitôt  d'une  intelligence  facile 
et  d'une  lumière  sans  confusion.  Toutefois,  pour  bien  en 
déterminer  les  limites,  pour  en  préciser  les  contours,  pour 
en  extraire,  si  l'on  peut  dire,  la  substance  même,  il  est 
essentiel  de  fixer  tout  d'abord  la  physionomie  du  dieu  lui- 
même,  son  caractère  historique  et  légendaire,  son  action 
et  ses  attributs.  Le  nom  d'Adonis,  avons-nous  dit,  n'est 
pas  une  dénomination  spéciale^  il  n'implique,  pour  le  dieu 
qui  le  porte,  aucun  caractère  précis.  C'est  un  terme 
général  d'adoration,  s'appliquant  indifféremment  à  des 
divinités  fort  diverses.  Sans  doute,  il  est  devenu,  à  une 
certaine  époque,  la  propriété  presque  exclusive  du  dieu 
de  Byblos,  et,  à  l'époque  grecque,  le  nom  d'Adonis  dé- 
signe un  dieu  tout  à  fait  précis.  Mais  ce  n'est  là  qu'une 
désignation  tnrdive  et  due  à  l'ignorance  dans  laquelle  se 
trouvaient  les  Grecs  des  mythologies  primitives.  H  est 
impossible  d'en  conclure  qu'il  existait,  antérieurement  au 


74  LE    CULTE    d'aDÔNIS-THAMMOUZ 

mythe  grec,  un  dieu  Adonis,  doué  d'une  physionomie 
propre  et  d'attributs  spéciaux.  Adôn,  le  a  seigneur  »  phé- 
nicien, n'est  même  pas,  à  l'origine,  la  personnification 
divine  d'une  toute-puissance  absolue,  régissant  les  êtres 
et  les  choses.  C'est  là  déjà  une  transformation  de  cette 
idée  de  «  seigneurie»  qui  n'est  primitivement  qu'une  qua- 
lité donnée  au  dieu.  Peu  à  peu,  par  l'usage,  cette  déno- 
mination qualificative  suffit  pour  désigner  le  dieu;  enfin 
elle  se  substitue  définitivement  à  la  dénomination  primi- 
tive et  propre  de  la  divinité.  On  peut  assez  justement 
comparer  cette  évolution  de  termes  à  celle  qui  s'est  pro- 
duite, mais  d'une  façon  moins  absolue,  dans  la  religion 
chrétienne.  Pour  désigner  Jésus-Christ  d'une  façon  plus 
respectueuse,  on  ajouta  à  son  nom  les  mots  «  Notre- 
Seigneur».  Et  bientôt  il  devint  d'un  usage  courant  de 
substituer  au  terme  «  Jésus-Christ  »  ou  même  au  terme 
«  Notre-Seigneur  Jésus-Christ  »,  le  terme  plus  absolu  de 
«  Notre-Seigneur  ».  La  même  comparaison  pourrait  s'établir 
aussi  pour  le  terme  chrétien  de  «  Notre-Dame». 

On  peut  donc  s'étonner  de  voir  Ernest  Renan  essayer 
de  séparer  le  nom  d'Adonis  du  nom  de  Thammouz,  et 
trouver  dans  cette  double  dénomination  le  résultat  d'une 
fusion  de  deux  cultes  différents.  «  Le  culte  d'Adonis,  dit- 
il,  paraît  renfermer,  à  l'état  de  combinaison  syncrétique, 
deux  éléments  fort  divers  :  1°  le  culte  du  Dieu  suprême 
de  Byblos  [Adonaï]  ;  2°  le  culte  orgiastique  de  Tammuz, 
culte  bizarre  fort  antique  et,  ce  me  semble,  d'une  prove- 
nance non  sémitique,  mais  correspondant  à  un  ordre 
d'idées  et  de  sensations  fort  en  harmonie  avec  le  Liban  \  »  A 

1.  Renan,  Mission  de  Phènicie,  p.  216. 


LA   SYMBOLIQUE    DU    MYTHE    ET    DU   CULTE  75 

en  croire  Renan,  il  faudrait  donc  renoncer  à  identifier 
Adonis  et  Thammonz.  Le  premier  représenterait  ce  dieu 
suprême  qui  a  suivi  les  migrations  sémitiques  et  qui  est 
devenu  Adonaï  chez  les  Hébreux,  El  ou  Adôn  à  Byblos  ; 
le  second  au  contraire  serait  une  divinité  locale  et  séden- 
taire, non  pas  syrienne,  mais  spécialement  libaniote,  dont 
les  pratiques  religieuses  se  seraient  confondues  avec 
celles  d'Adonis.  Il  y  aurait  donc  là  non  seulement  deux 
divinités  distinctes,  mais  deux  courants  mythiques  et 
même  ethniques,  et  en  somme  la  fusion,  à  Byblos,  d'un 
culte  étranger  et  d'un  culte  indigène.  Il  est  regrettable 
que  cette  opinion  de  Renan_,  qui  se  trouve  en  contradic- 
tion avec  l'opinion  générale  des  historiens  et  avec  les 
textes  les  plus  sûrs  et  les  plus  anciens  qui  puissent  nous 
éclairer,  ne  soit  pas  présentée  avec  les  arguments  qui  ont 
dû  la  faire  adopter  par  Renan,  et  qui  pourraient  la  justifier. 
Renan  lui-même  avoue  en  effet  qu'il  ne  se  base  guère 
que  sur  une  impression,  car  il  ajoute,  en  continuant  sa 
pensée  :  «  Le  charme  infini  de  la  nature  du  Liban  y  con- 
duit sans  cesse  à  la  pensée  de  la  mort,  conçue  non  comme 
cruelle,  mais  comme  une  sorte  d'attrait  dangereux  où  l'on 
se  laisse  aller  et  où  l'on  s'endort.  Les  émotions  reli- 
gieuses y  flottent  ainsi  entre  la  volupté,  le  sommeil  et  les 
larmes.  Encore  aujourd'hui,  les  hymnes  syriaques  que 
j'ai  entendu  chanter  en  l'honneur  de  la  Vierge,  sont  une 
sorte  de  soupir  larmoyant,  un  sanglot  étrange  \  »  Le  culte 
de  Thammouz  semble  ainsi,  aux  yeux  de  Renan,  être  le 
fruit  naturel  de  ce  pays,  dont  la  nature  est  en  parfaite 
harmonie  avec  les  idées  et  les  pratiques  religieuses  qui 

1.  BejQan,  Mission  de  Phénicie,  p.  ?16. 


76  LE    CULTE    d'aDÔNIS-THAMMOUZ 

s'y  sont  développées.  Mais  cette  impression — puisqu'il 
n'y  a  là  qu'une  impression  —  ne  semble  confirmée  ni  par 
les  textes  ni  par  les  découvertes  historiques.  Saint  Jérôme, 
assez  bien  placé  pour  juger  de  la  question,  et  à  une 
époque  où  subsistaient  encore  en  Phénicie  mille  documents 
perdus  depuis,  atteste  sans  hésitation,  dans  une  lettre  à 
saint  Paulin,  en  396,  l'identification  d'Adonis  et  de  Tham- 
mouz\  Le  même  auteur,  dans  ses  Commentaires,  écrit 
ceci  :  «  Quem  nos  Adonidem  interpretati  sumus,  et 
Hebrseus  et  Syrus  Thamuz  vocat.  —  Celui  que  nous  appe- 
lons Adonis,  et  que  les  Hébreux  et  les  Syriens  appellent 
Thamuz,  «^  D'autre  part,  si  l'on  admet  que  le  culte  de 
Thammouz  est  un  culte  spécialement  libaniote,  comment 
expliquer  le  récit  des  livres  Sabéens  relatif  à  ce  Thammuz 
qui  fut  pleuré  par  les  dieux  réunis  dans  le  temple  du 
Soleil,  à  Babylone  ?  Il  faut  rappeler  aussi  le  mythe  d'Ishtar, 
la  déesse  chaldéenne,  dont  le  dieu  parèdre  se  nomme 
Doumouzi,  nom  qui  s'apparente  étroitement  à  celui  de 
Thammouz,  de  môme  que  les  deux  m3'^thes  se  joignent  et 
se  confondent  '.  Il  faut  songer  encore  à  la  légende 
mythique,  venue  d'Egypte,  à  une  époque  postérieure,  et 
qui  faisait  du  pilote  Thamus  le  héros  d'une  aventure 
divine.  Il  serait  aisé  de  multiplier  les  textes  et  les  preuves 
de  toutes  sortes  qui  infirment  l'opinion  de  Renan.  Mais, 
outre  la  claire  signification  du  nom  d'Adôn,  qui  déter- 
mine nettement  la  valeur  conventionnelle  de  ce  terme,  la 

1.  Voir  plus  haut,  p.  36,  le  texte  très  catégorique  de  saint  Jérôme. 

2.  S.  Hieronym.,  Comment,  in  Esech. 

3.  Sur  les  rapports  de  Thammouz  et  de  Doumouzi,  voir  François 
Lenormant,  Sovra  il  mito  d'Adone  Tammus  (Extrait  des  Actes  du 
Congrès  des  Orientalistes,  réuni  à  Florence,  1878). 


LA    SYMBOLIQUE    DU   MYTHE    ET    DU    CULTE  77 

seule  impossibilité  de  reconstituer  la  physionomie  et  le 
caractère  de  cette  prétendue  divinité,  alors  qu'on  est 
parvenu  à  déterminer  d'une  façon  assez  exacte  la  nature 
des  autres  divinités  contemporaines,  suffirait  à  écarter 
l'hypothèse  de  Renan,  sinon  comme  erronée,  du  moins 
comme  absolument  gratuite.  En  effet,  si  cet  Adôn  ou 
Adônaï  a  été  un  dieu  distinct,  d'une  physionomie  et  d'une 
action  tout  à  fait  spéciales,  il  doit  être  possible  de  retrou- 
ver, si  vagues  et  si  rares  soient-ils,  quelques  linéaments 
de  son  culte,  quelques  vestiges  distinctifs  des  pratiques 
religieuses  qui  marquaient  ses  cérémonies.  Or,  rien  dans 
ce  sens  n'a  jamais  été  révélé,  ni  par  les  fouilles  archéolo- 
giques, ni  par  les  textes.  Dès  l'origine,  nous  trouvons  ce 
nom  d'Adonis  appliqué  à  divers  dieux  comme  un  terme 
de  respect  et  d'adoration,  appliqué  même  à  des  rois  pour 
marquer  la  suprématie  de  leur  rang.  Rien  ne  rappelle 
une  divinité  spéciale,  et  si  plus  tard  le  Thammouz  giblite 
n'a  été  désigné  et  adoré  la  plupart  du  temps  que  sous  cette 
seule  dénomination,  ce  n'est  qu'un  effet  naturel  de  la  supré- 
matie que  son  culte  avait  conquise.  En  le  désignant  sous 
le  nom  général  d'Adonis,  il  ne  pouvait  y  avoir  méprise  :  à 
travers  cette  invocation  de  «  mon  seigneur  »,  les  fidèles 
savaient  fort  bien  à  quelle  divinité  allaient  leurs  prières  ; 
et  d'ailleurs,  le  nom  même  de  Thammouz  ne  disparaît 
qu'à  une  époque  très  postérieure  au  grand  développement 
du  culte  de  Byblos,  au  moment  même  où  le  dieu  prend 
dans  la  mythologie  grecque  la  physionomie  du  jeune 
héros  dont  la  légende  nous  est  restée.  Il  faut  donc,  sem- 
ble-t-il,  en  revenir  à  l'identification  absolue  d'Adonis  et 
de  Thammouz.  Ce  dieu  migrateur  venu  avec  les  ra(;es 
cananéennes  du  fond  de  la  Chaldée,  ce  n'est  pas  rAdonai 


78  LE    CULTE    d'aDÔNIS-THAMMOUt; 

auquel  Renan  donne  une  existence  spéciale,  c'est  le  Tham- 
mouz  babylonien^  dont  la  présence  et  le  rôle  dans  le 
mythe  d'Ishtarsuffisentà  prouverles  origines  chaldéennes. 
Antérieurement  à  Renan,  et  par  des  considérations  diffé- 
rentes, Chwolsohn  ^  et  Corsini  '  sont  aussi  parvenus  à  sépa- 
rer Adonis  de  Thammouz.  Mais  la  presque  unanimité  des 
historiens,  Sainte-Croix,  Silvestre  de  Sacy,  Movers, 
Creuzer,  Maury,  Jules  Soury,  Lenormant,  etc.,  s'appuyant 
sur  des  textes  précis  et  sûrs,  ont  définitivement  démontré 
que  ces  deux  noms  doivent  être  attribués  à  une  même 
divinité,  comme  les  autres  dénominations  que  nous  avons 
eu  à  signaler  :  Aoos,  Luchnos,  Abobas,  Hadad-Rimmon, 
etc.  D'ailleurs,  Renan  lui-même,  dans  un  autre  passage  de 
sa  Mission  de  Phénicie,  avoue  que  les  raisons  qui  portent 
à  identifier  Adonis  et  Thammouz  sont  fort  sérieuses.  C'est 
incontestablement  à  l'identification  la  plus  absolue  qu'il 
faut  revenir.  Ce  qui  a  pu  porter  Renan  à  des  conclusions 
différentes,  c'est  sans  doute  l'opposition  qui  semble  se 
manifester  entre  les  usages  et  les  mœurs  du  culte  libaniote 
de  Thammouz  et  ceux  du  culte  d'Adonis  dans  les  pays 
voisins.  «  Mais,  dit  Jules  Soury,  répondant  à  ce  qu'il 
appelle  les  répugnances  de  Renan,  c'est  le  cas  de  ne  point 
juger  les  vieilles  religions  de  l'humanité  avec  nos  raffine- 
ments de  moralistes  modernes.  D'ailleurs  les  dernières 
découvertes  dans  le  domaine  de  l'assyriologie  ne  permet- 
tent plus  de  douter  que  Tammouz,  qui  donna  son  nom  à  un 
des  mois  du  calendrier  commun  aux  Assyro-Babyloniens, 
aux  Syriens  et  aux  Juifs,  ne  soit  le  nom  accadien  ou  pro- 
tochaldéen  d'Adonis.    La   signification    primitive   de   son 

1 .  Die  Ssabier  und  der  Ssahisinus. 

2.  Fasti  Attici,  tome  II,  p.  297  sq. 


LA  SYMBOLIQUE  DU  MYTHE  ET  DU  CULTE         79 

nom  est  :  «  fils  de  la  vie  »;  en  Chaldée  comme  en  Syrie,  il 
était  l'époux  d'Astarté  \  » 

Son  caractère   de  dieu    suprême  a   d'ailleurs  été,  pour 
Adônis-Thammouz,  le  principe  de  toute   une  série  d'ava- 
tars  et   de   transformations   successives,    déterminés   par 
l'indécision  qui  résultait  de  sa  suprématie  même.  Consi- 
déré comme  une  toute-puissance   supérieure  aux   autres 
manifestations  divines  et  les  enfermant  dans  son  propre 
rayonnement,  il    apparaissait   plus   dénué    que  tout  autre 
des   caractères    distinctifs   et   des   attributs  spéciaux   qui 
s'attachent  à  chaque  dieu  et  en  déterminent  la   physio- 
nomie propre.  Ses  émanations  secondaires  se  spécifiaient, 
plus  que   lui,   dans  la  représentation  symbolique  de  telle 
ou  telle  force  naturelle  et  prenaient  en  conséquence,  aux 
yeux    des    populations,    un    caractère    divin,    sinon    plus 
important,  du  moins  plus  précis  et  plus  vivant.  Sans  vou- 
loir insister  ici  sur  ces  mille  formes  mythologiques  qui, 
à    mesure    qu'elles    s'éloignent    du    Thammouz   primitif, 
apparaissent  plus  vagues,  plus  indécises,  et  finissent  par 
s'absorber  et  se  fondre  dans  des  mythes  voisins^  il   con- 
vient d'en  signaler  les  manifestations  qui   se  distinguent 
par  leur  importance   spéciale,    ou    par  la  clarté  qu'elles 
apportent  dans  la  conception  d'Adonis  lui-même. 

Le  mythe  d'Adonis  enferme,  dans  une  signification  très 
large,  plusieurs  interprétations  particulières,  suivant  le 
caractère  que  l'on  envisage  dans  le  dieu.  Il  est  à  la  fois  le 
symbole  de  la  puissance  solaire,  le  dieu  protecteur  des 
expéditions  maritimes,  et  le  principe  fécond  qui  fait  naître 
et  mûrir  les  moissons   et  les  fruits.  Pourtant,  considéré 

1.  Jules  Soury,  La  Phènicie  {Revue  des  Deux-Mondes,  15  décembre 
1875,  p.  811). 


80  LE    CULTE    d'aDÔNIS-THAMMOUZ 

comme  le  soleil  et  an  simple  point  de  vue  astronomique, 
il  est  Eshmùn,  le  huitième  des  Kabircs;  considéré  comme 
le  dieu  des  navigateurs,  il  est  Pugm;  considéré  comme  le 
père  des  produits  de  la  terre,  il  est  Priape,  dont  le  nom 
même  signifie  en  langue  phénicienne  «  père  des  fruits  », 
et  il  donne  naissance  au  culte  phallique,  nommé  aussi,  de 
son  nom,  culte  priapique. 

Au  sujet  de  Pugm,  d'Eshmùn  et  des  Kabires,  voici  ce 
que  dit  M.  Réville,  dans  une  page  où  il  a  condensé,  avec 
beaucoup  de  clarté  et  de  précision,  les  données  un  peu 
confuses  que  la  science  moderne  a  pu  recueillir  :  «  Le 
nom  des  cabires  est  sémitique  «  kebirim  »,  les  êtres  de 
grande  taille,  les  robustes  ou  les  héros.  C'est  un  groupe 
de  grands  dieux  réunis  en  un  système.  Le  nom  de  patè- 
qiies^  qu'ils  portent  aussi  parfois,  est  égyptien  et  indique 
l'idée  de  sculpter,,  former,  marteler.  Les  Grecs  en  firent 
les  pygmées,  mot  qui  trahit  son  origine  phénicienne  —  car 
Pugm  est  le  nom  d'un  dieu  phénicien  — ;  mais,  en  grec, 
pygmé  signifiait  poing,  et  les  Grecs  en  conclurent  que 
les  pygmées  étaient  des  nains,  gros  comme  le  poing.  Peut- 
être  furent-ils  fortifiés  dans  cette  erreur  par  le  pygmé  que 
tout  navire  phénicien  portait  en  guise  de  talisman  sur  son 
gaillard  d'avant.  Ce  qu'ils  étaient  eux-mêmes,  bien  que 
leurs  noms  personnels  nous  soient  inconnus,  n'est  pas 
douteux.  Ils  étaient  les  architectes,  les  tormateurs  du 
monde  et  par  extension  les  fauteurs  de  la  civilisation. 
C'est  aussi  pourquoi  ils  passèrent  pour  les  inventeurs  de 
la  navigation  et  de  l'art  de  guérir.  Ils  étaient  au  nombre 
de  sept,  ce  qui  suppose  un  emprunt  aux  idées  astronomi- 
ques. Les  planètes  connues  dans  l'antiquité  orientale,  en 
y  adjoignant  le  soleil,  formaient  ce  nombre  sacré.  Ou  sup- 


LA  SYMBOLIQUE  DU  MYtHE  ET  DU  CULTE         8i 

posait  donc  que  chacun  de  ces  astres,  régnant  sur  une 
partie  du  ciel,  étendait  sa  domination  sur  une  partie  cor- 
respondante du  reste  du  monde;  mais  toujours  à  côté  et 
même  au-dessus  d'eux  se  trouve  Eshmùn,  celui  que  les 
Grecs  adoptèrent  sous  le  nom  d'Esculape,  un  des  princi- 
paux dieux  de  Carthage,  et  dont  le  nom  phénicien  a  formé 
celui  du  roi  Eshmunazar.  Il  personnifie  la  sphère  céleste 
suprême,  inaccessible,  qu'on  adore  sur  le  sommet  des 
édifices  sacrés  ou  des  montagnes.  Ce  nom  signifie  «  le 
huitième  »,  par  conséquent  le  plus  haut,  le  dernier  des 
cabires.  Les  malades  se  rendaient  à  ses  temples  pour  être 
guéris.  Il  portait  des  serpents,  symboles  du  feu  céleste 
révélé  dans  l'éclair,  et  qui  naguère  encore  passait  dans 
les  superstitions  populaires  pour  l'agent  et  le  restaurateur 
de  la  santé.  Un  mythe  bizarre  s'associe  à  son  nom.  Beau 
comme  le  jour,  mais  chaste  comme  la  lumière,  il  était  aimé 
d'Astronoé  Aphrodite),  mais  ne  répondait  pas  à  son  amour. 
Poursuivi  par  elle  à  la  chasse  et  voyant  c[u'il  ne  pouvait 
lui  échapper,  il  se  mutila  avec  sa  propre  hache  et  mourut; 
mais  la  déesse  eut  recours  à  la  force  vivifiante  de  la  cha- 
leur cosmique,  le  ressuscita  et  l'introduisit  parmi  les  dieux. 
C'est  toujours  la  même  représentation  mythique  qui  meurt 
pour  revivre;  seulement  nous  devons  plutôt  voir  ici  l'op- 
position de  l'hiver  et  de  l'été.  C'est  le  même  fonds  d'idées 
qui  se  retrouve  dans  le  mythe  d'Atys  en  Phrygie  ;  nous  le 
découvrons  aussi  dans  le  mythe  classique  de  Pygmalion 
auimant  par  ses  baisers  la  belle  femme  de  marbre  qu'il  a 
sculptée  :  il  y  a  toutefois  interversion  dans  le  rôle  attri- 
bué ici  aux  deux  sexes.  C'est  à  Eshmùn  que  les  prêtres 
eunuques  faisaient  le  sacrifice  de  leur  virilité  dans  l'espoir 
d'obtenir  par  cette  conformité  la  renaissance   perpétuelle 

6 


82  LE    CULTE    U  ADOMS-THAMMOU/ 

des  forces  vitales.  Les  mystères  dont  par  la  suite  les 
cabii'es  furent  les  divinités  patronnes  roulaient  régulière- 
ment sur  ridée  de  résurrection  et  d'immortalité  \  » 

On  voit  par  là  quelle  étroite  connexité  relie  les  mythes 
d'Eshmùn  et  de  Pugm,  devenu  Pygmalion,  au  mythe 
d'Adonis.  Ce  sont  des  manifestations,  à  peine  distinctes 
entre  elles,  du  même  cycle  mythique  et  du  même  idéal 
|)rimitif.  Il  en  est  de  même  du  mythe  et  du  culte  de  Priape, 
celte  divinité  étrange  et  composite  où  paraissent  être  venus 
se  mêler  des  élémeatsfort  divers.  Priape  est  le  personnage 
mythologique  où  se  sont  fondus  les  traits  communs  d'Ado- 
nis, de  Dionysos  et  d'Hermès.  Son  action  spéciale  est  la 
fructification  de  la  terre,  et  en  général  il  est  le  symbole 
des  principes  fécondants  et  se  présente  à  l'adoration  des 
fidèles  sous  la  forme  d'un  phallus.  Ses  images  nous  mon- 
trent un  dieu  grêle  aux  membres  difformes,  à  l'allure  ridi- 
cule, mais  toujours  orné  d'un  membre  viril  de  dimensions 
exagérées,  comme  pour  bien  révéler  le  caractère  spécial 
de  sa  divinité.  C'est  là,  d'ailleurs,  l'idée  essentielle  où 
viennent  se  rejoindre  la  plupart  des  divinités  sémitiques, 
et  même  l'on  peut  dire  que  c'est  autour  d'elle  que  gravi- 
tent la  plupart  des  dogmes  et  des  formes  religieuses  de 
l'antiquité  orientale. 

En  somme,  toutes  ces  émanations  diverses  d'Adonis  ne 
servent  qu'à  accentuer  davantage  et  à  préciser  plus  nette- 
ment la  signification  de  son  mythe.  Ce  mythe^  aboutissant 
direct  des  rêves  cosmogoniques  et  des  croyances  primi- 
tives des  populations  de  la  Haute-Asie,  en  reflète,  avec  plus 
de  clarté  que  tout  autre,  les  préoccupations  morales  et  les 

1 .  Albert  Réville,  La  Rd'ujiua  des  P/ièniciens  (Reçue  des  Deux- 
Mnndrs,  15  m.-ii  1873). 


La  symbolique  dl   mythe  et  du  culte  83 

idées  religieuses.  Ce  culte  presque  instinctif  des  peuples 
de  la  Chaldée  et  de  l'Elam  pour  les  astres,  les  phénomènes 
naturels,  les  lois  cosmiques,  se  retrouve  ici  dans  une  de 
ses  manifestations  les  plus  vivantes  et  les  plus  complètes. 
En  réalité,  c'est  sur  la  conception  de  la  vie  physique,  con- 
sidérée dans  son  origine  et  son  action,  et  dans  le  double 
principe  qui  ranime,que  repose  tout  le  cycle  religieux  des 
peuples  orientaux  de  l'antiquité.  C'est  par  l'explication 
cosmogonique  du  monde  que  se  forment  et  se  précisent 
les  religions.  C'est  par  elle  aussi  que  les  mythes  gardent, 
à  travers  les  fluctuations  politiques  et  sociales,  leur 
puissance  primitive  et  leurs  significations  s[)éciales.  Par 
une  application  logique  de  cette  disposition  d'esprit, 
les  croyances  populaires  ont  fatalement  et  rapidement 
abouti  à  la  divinisation  des  forces  naturelles,  qui  est 
en  effet  un  caractère  commun  aux  religions  de  l'Orient 
antique.  Les  phénomènes  de  la  nature,  les  saisons  et 
les  productions  de  la  terre,  la  marche  et  l'influence  des 
astres,  tel  est  le  fond  essentiel  et  primitif  des  dogmes 
anciens.  Au  cœur  de  chaque  religion  réside  une  pensée 
puissante,  un  mythe  aux  sens  cacliés  et  toujours  vivants. 
L'homme  s'unit  aux  éléments,  les  enferme  dans  un  culte 
quotidien,  les  joint  à  sa  vie  propre.  La  nature  n'est 
que  l'extension  et  l'exaltation  de  l'àme  humaine,  de  la 
force  vitale  qui  anime  la  pensée  et  le  corps.  L'esprit  de 
l'homme  et  le  souffle  qui  meut  la  matière  sont  deux  puis- 
sances de  même  nature;  elles  se  retrouvent  donc,  et,  divi- 
sées dans  leur  action,  se  rejoignent  dans  l'unité  primitive 
(h)nl  elles  émanent.  Cette  Asie  aux  couleurs  chaudes  et 
vivantes,  aux  contrées  ensoleillées  et  fécondes,  est  un 
cadre  admirable  à  la  vie  des  êtres  supérieurs,  à  riiistoire 


84  LE   CLLTt;   d\vdù>'is-tiiam.mouz 

mythique  de  rhumanité.  La  terre  classique  des  fécondités 
merveilleuses  est  la  génératrice  des  dieux.  La  divinité 
rayonne  dans  les  choses^  ou  plutôt  elle  se  confond  avec 
les  choses,  éclate  en  formes  diverses  dans  les  lois  cosmi- 
ques; et  c'est  ainsi,  par  une  éclosion  toute  naturelle,  que 
naît  le  panthéisme  oriental,  profond  et  magnifique,  enve- 
loppant la  nature  d'un  rayonnement  divin. 

Adonis-Thammouz  est  une  image  puissante  de  cette 
force  intime  qui  meut  le  monde.  Son  mythe  déborde  de 
signification.  Le  sens  éclate  sous  l'enveloppe  de  la  fable. 
Il  est  le  dieu-soleil,  aux  forces  vivifiantes,  illuminant  les 
formes  ténébreuses  de  la  terre.  11  est  l'amour  qui  enflamme 
et  bouleverse  les  champs,  immortel,  ardent,  faisant  surgir 
les  fleurs  du  printemps  et  les  fruits  de  l'été.  La  vertu  du 
soleil  déborde  de  son  cœur  universel  ;  il  se  répand  sur 
le  monde  pour  l'aimer  et  le  féconder.  C'est  cette  forte 
conception  (|ue  Macrobe  a  comprise  et  exprimée  dans  un 
passage  essentiel  qui  vaut  d'être  reproduit  tout  entier  : 

«  On  ne  doutera  pas  non  plus  qu'Adonis  ne  soit  le 
soleil,  si  l'on  considère  la  religion  des  Assyriens,  chez 
lesquels  florissait  autrefois  le  culte  de  Vénus  Architis  et 
d'Adonis,  lequel  est  passé  maintenant  chez  les  Phéniciens. 
Or  les  physiciens  ont  attribué  le  nom  de  Vénus  à  la  partie 
supérieure,  que  nous  habitons,  de  l'hémisphère  terrestre; 
et  ils  ont  appelé  Proserpine  la  partie  inférieure  de  cet 
hémisphère.  Voilà  pourquoi  Vénus,  chez  les  Assyriens 
et  chez  les  Phéniciens,  est  en  pleurs  lorsque  le  soleil, 
parcourant  dans  sa  course  annuelle  les  douze  signes  du 
zodiaque,  entre  dans  la  partie  inférieure  de  l'hémisphère; 
car,  des  douze  signes  de  zodiaque,  six  sont  réputés  infé- 
rieurs   et  six  supéri(uirs.    Lorsque  le   soleil   est  dans  les 


LA  SYMBOLIQUE  DU  MYTHE  ET  DU  CULTE         85 

signes  inférieurs,  et  que,  par  eou.sécjueul,  les  jours  sont 
plus  courts,  la  déesse,  dit-on,  pleure  la  mort  momen- 
tanée et  la  privation  du  soleil,  enlevé  et  retenu  par  Pro- 
serpine,  que  nous  considérons  comme  la  déesse  de 
rhémisphère  inférieur,  auquel  nous  avons  donné  le  nom 
d'antipode.  On  admet  qu'Adonis  est  rendu  à  Vénus,  quand 
le  soleil,  ayant  accompli  le  parcours  annuel  des  six  signes 
inférieurs,  commence  à  parcourir  le  circuit  de  ceux  de 
notre  hémisphère,  et  qu'alors  la  lumière  s'accroît  et  le  jour 
se  prolonge.  Adonis  fut,  dit-on,  tué  par  un  sanglier  :  on 
veut  ainsi  symboliser  l'hiver  par  cet  animal  au  poil  rude 
et  hérissé,  qui  se  plaît  dans  les  lieux  humides,  fangeux, 
couverts  de  glace,  etquise  nourrit  de  glands,  fruit  d'hiver. 
Or,  l'hiver  est  pour  le  soleil  comme  une  blessure  :  il  en 
diminue  pour  nous  la  clarté  et  la  chaleur,  ce  qui  est  aussi 
l'effet  produit  par  la  mort  sur  les  êtres  animés.  Vénus  est 
représentée  sur  le  mont  Liban,  la  tête  voilée,  l'attitude 
éplorée,  soutenant  son  visage  dans  les  plis  de  sa  robe, 
avec  la  main  droite,  et  paraissant  verser  des  larmes.  Ce 
n'est  pas  seulement  là  l'image  de  la  déesse  pleurant  pour  les 
raisons  dont  nous  parlions  plus  haut,  c'est  encore  l'image 
de  la  terre  pendant  l'hiver,  quand,  voilée  de  nuages,  privée 
du  soleil,  elle  est  plongée  dans  l'engourdissement.  Les 
fontaines,  qui  sont  comme  les  yeux  de  la  terre,  coulent 
abondamment,  et  les  champs,  dépouillés  de  leurs  orne- 
ments, n'offrent  plus  qu'un  aspect  lamentable.  Mais  au 
moment  où  le  soleil  dépasse  les  régions  inférieures 
de  la  terre,  quand  il  franchit  l'équinoxe  du  printemps, 
et  prolonge  la  durée  du  jour,  alors  Vénus  est  dans  la 
joie.  Les  champs  s'embellissent  de  leurs  moissons,  les 
prés  de  leurs  herbes,  les  arbres   de  leur  feuillage.  C'est 


86  LE    CULTE     d'aDÔINIS-THAMMOUZ 

pour  cela  (jne  nos  pères  ont  consacré  le  mois  d'avril  à 
Vénus\   » 

Adonis,  image  solaire,  devient  ainsi  le  centre  et  le 
principe  de  toute  l'action  terrestre.  Tout  vient  de  lui,  tout 
s'absorbe  en  lui.  La  terre,  amante  éperdue,  râle  de  passion 
sous  l'étreinte  du  dieu  qui  se  dresse  triomphant  dans 
l'éclosion  soudaine  de  la  vie.  «  Ce  que  l'on  adorait,  à 
Paphos  comme  à  Byblos  et  à  Eryx,  c'était  l'énergie  meur- 
trière et  féconde  de  la  nature  toujours  occupée  à  détruire 
et  à  créer,  à  réparer,  par  l'union  des  sexes  et  par  un  éternel 
enfantement,  les  pertes  que  la  mort  fait  subir  à  la  vie. 
Les  péripéties  de  ce  drame  sans  dénouement,  qui  recom- 
mence toujours  pour  ne  jamais  tinir,  les  âmes  s'y 
associaient  avec  une  sincérité  de  sympathie  et  une  sensi- 
bilité passionnée  que  nous  avons  aujourd'hui  quelque 
peine  à  comprendre.  L'hiver,  elles  s'attristaient  sur  l'alan- 
guissement  et  le  deuil  de  la  nature  ;  elles  pleuraient  la 
mort  d'Adonis,  du  jeune  dieu  solaire  que  la  dent  du 
monstre  avait  retiré  de  ce  monde  dont  il  était  le  charme 
et  couché  dans  la  tombe  ;  mais,  une  fois  le  printemps 
revenu,  dans  les  premiers  jours  d'avril,  elles  éclataient, 
avec  des  transports  plus  vifs  encore  et  plus  effrénés,  en 
cris  de  joie,  en  danses  et  chansons,  en  bruyantes  et  folles 
orgies;  elles  célébraient  le  soleil  qui  s'était  réveillé, 
l'amour  qui  coulait  à  nouveau  dans  les  veines  de  tout  ce 
qui  a  vie^  » 

Le  culte  d'Adonis  est  tellurique  et  solaire.  Adonis 
meurt  et  ressuscite,  de  même  que  le  soleil  a  son  apogée 

1.  Mac  robe,  Saiurmalia,  I,  21. 

2.  Perrot  et  Chipiez,    Histoire  de  l'art  dans  l'antiquité,  tome  III, 
p.  321. 


LA  SYMBOLIQUK  DU  MYTHE  ET  DU  CULTE         87 

et  son  déclin.  Le  soleil  s'iinil  à  la  [erre,  et  Adonis  s'unit 
à  Aphrodite  dans  une  étreinte  radieuse.  C'est  la  saison 
bienheureuse  où  la  vie  triomphe  et  resplendit,  Adonis 
rayonne  dans  la  gloire  de  son  immortel  amour.  Puis  vient 
l'heure  de  la  l'alale  destinée.  Le  soleil  semble  se  refroidir 
et  s'immobiliser  dans  une  brume  lourde  et  glaciale.  Adonis 
est  blessé  par  le  sanglier.  Son  sang  coule,  germe  suprême 
de  vie,  d'où  naîtront  des  fleurs.  Le  fleuve  se  teint  de  ce 
sang  divin.  Les  peuples  s'attristent.  Les  femmes  sanglotent 
aux  portes  des  temples,  et  la  nuit  écoute  leurs  chants  de 
deuil.  Adonis  est  mort:  Aphrodite  se  livre  éperdùment 
au  désespoir,  et  la  terre  revêt  une  grande  teinte  funèbre. 
La  vie  s'arrête  dans  son  œuvre  éternelle,  tout  semble 
mort,  le  dieu  a  emporté  avec  lui  l'âme  joyeuse  du  monde. 
A  travers  les  déserts,  un  vent  luoubre  traîne  des 
lamentations,  et  les  êtres  pleurent  avec  effroi  le  soleil 
éteint. 

Mais  l'heure  de  la  résurrection  arrive  enfin.  Quelque 
eff'ort  que  fassent  les  hommes,  la  nature  entraîne  les  reli- 
gions dans  un  tourbillon  inévitable.  Les  idées  primitives, 
et  par  suite  les  mêmes  symboles  et  les  mêmes  expressions, 
se  représentent  dans  chacune  d'elles,  avec  une  similitude 
et  une  régularité  chronique  presque  parfaites.  C'est  ainsi 
que  cette  idée  de  résurrection  est  commune  à  la  plupart 
d'entre  elles,  car  elle  vient  de  la  nature,  elle  en  est  le 
symbole  le  plus  vivant  et  le  plus  complet,  et  persiste 
latente  ou  dévoilée,  dans  les  croyances  les  plus  diverses. 
Brahm,  l'âme  du  monde,  s'incarne  et  revit  en  des  formes 
nouvelles:  il  est  Brahma,  il  est  Vishnou,  il  est  Siva,  et, 
sous  ces  trois  formes,  il  est  toujours  le  dieu  unique  et 
suprême,  âme  du  monde.  Osiris  dort  dans  le  coffre  où  l'a 


88  LE    CULTE    d'aDÔNIS-THAMMOUZ 

enfermé  Typhon,  et  le  cod'i  e,  an  delà  des  mers,  est  à  ja- 
mais caché  dans  le  tronc  d'un  tamaris.  Mais  Isis  a  retrouvé 
son  époux,  le  dieu  revit,  et  la  joie  fleurit  de  nouveau 
dans  le  cœur  des  hommes.  Le  Christ  est  mort,  on  Ta 
couché  dans  le  lourd  tombeau  de  pierre  ;  mais  la  tombe 
s'ouvre  d'elle-même,  et  le  Christ  ressuscite,  victorieux  de 
la  mort. 

A  ces  trois  formes  divines,  on  peut  ajouter  d'autres 
dieux  des  mythologies  syriennes  et  grecques,  qui  ont,  eux 
aussi,  leur  passion,  leur  mort  et  leur  résurrection:  Dio- 
nysos-Zagreus,  Melkarth,  et  tant  d'autres.  En  réalité, 
c'est  là  une  sorte  de  tradition  humaine,  conservée  à  la  fois 
chez  la  plupart  des  peuples  anciens.  Cette  longue  tradition 
aboutit,  chez  les  peuples  sémitiques,  à  la  conception 
chrétienne  du  rédempteur  de  l'humanité,  mort  et  ressus- 
cité, dans  lequel  sont  venus  se  combiner  et  se  confondre, 
par  un  syncrétisme  tout  naturel,  les  traits  communs 
des  Atys,  des  Osiris,  des  Dionysos,  des  Adonis  et  des 
Mithra.  «  Dans  toute  religion  de  la  nature,  dit  Hegel, 
on  rencontre  la  passion  d'un  dieu  ;  dans  la  mythologie  du 
Nord,  c'est  celle  de  Baldur.  Mais  par  la  mort  de  ce  dieu, 
qui  périt  dans  la  fleur  de  sa  jeunesse  avant  d'être  parvenu 
à  l'âge  d'homme,  qui  est  ravi  à  l'existence  au  sein  du 
suprême  bonheur,  il  se  fait  dans  la  vie  humaine  comme 
une  rupture  subite,  une  contradiction  avec  les  lois  de  la 
nature,  qui  produit  dans  l'âme  une  immense  douleur; 
cette  douleur,  elle  ne  saurait  être  consolée  sur  la  terre,  et 
l'espoir  d'une  vie  nouvelle  peut  seule  rapaiser\  » 

Cette  croyance  à  la  résurrection  se  trouve  être  ainsi  une 

1.  Hegel,   Philos,  der  Gesch.,  p.  200,  cité  par  Engel,  Kijpros,  II 
p.  619. 


LA  SYMBOLIQUE  DU  MYTHE  ET  DU  CULTE         89 

des  idées  communes  à  des  reliu'ions  fort  différentes.  L'im- 
manité  ne  vent  pas  monrir.  Un  grand  souffle  de  vie  anime 
sa  volonté  et  crée  l'immortalité.  Les  temples  sont  encore 
tleboLit  dans  les  déserts,  et  les  statues  dominent  les 
siècles.  Les  peuples  sont  morts  ;  mais  les  formes  qu'ils 
ont  créées  et  auxquelles  ils  ont  confié  le  principe  et  la  force 
de  leur  existence,  de  leur  pensée^  de  leur  civilisation,  de 
leurs  conquêtes,  ces  formes  qui,  à  leur  tour,  les  inspi- 
raient et  les  guidaient,  subsistent  pour  témoigner  de  leur 
génie,  et  les  statues  colossales  à  demi  enfouies  dans  les 
sables  de  la  Haute-Egypte  tiennent  encore  à  la  main, 
comme  pour  défier  le  temps^  la  croix  ansée,  le  symbole 
mystérieux  de  la  vie.  Les  peuples  se  survivent  dans  leurs 
dieux.  Comment  croiraient-ils  eux-mêmes  à  la  mort  de 
ces  dieux,  entre  les  mains  desquels  ils  ont  remis  leurs 
destinées  ?  L'humanité  s'immortalise  en  se  divinisant  : 
elle  se  projette  dans  des  formes  indestructibles.  Adonis 
n'est  pas  mort  :  il  dort,  comme  Osiris,  dans  le  cercueil 
où  il  est  enfermé  ;  mais  il  va  surgir  de  son  sommeil,  et 
de  nouveau  la  vie  va  triompher  avec  lui.  Les  femmes  qui 
l'avaient  pleuré  et  qui  l'avaient  accompagné  à  sa  tombe 
parfumée  vont  chanter  son  apothéose.  Le  soleil  renaît, 
comme  le  phénix,  et  sa  mort  n'est  qu'un  moment  de  som- 
meil. 11  est  ressuscité,  l'Adonis  aux  beautés  puissantes  et 
fécondes,  et  il  déploie  sur  le  monde  le  nouvel  éclat  de  sa 
gloire. 

Et  c'est  ainsi  qu'il  nous  apparaît.  Principe  immortel  des 
forces  de  la  nature,  il  est  le  générateur  des  choses.  C'est 
par  son  action  que  les  êtres  et  les  végétaux  croissent  et 
se  reproduisent,  c'est  lui  qui  agit  dans  le  travail  et  l'éclo- 
sion  des  germes.  Il  unit  en   lui  les  deux  principes  de  la 


90  LE   CULTE    d'aDÔNIS-TIIAMMOUZ 

vie:  il  est  bisexuel  et  androgyne.  Il  est  à  la  fois  Baal 
et  Baalath,  dieu  et  déesse.  Les  Orphiques  l'appellent  Kouprj 
xat  Kôpoç\  En  se  lamentant  sur  sa  mort,  les  femmes  de 
Byblos  criaient:  «  Hélas!  mon  frère,  hélas!  ma  sœur; 
hélas  !  mon  seigneur,  hélas  !  ma  seigneurie  !  »  Ce  dua- 
lisme sexuel  n'est  d'ailleurs  pas  spécial  à  Thammouz. 
Dogme  étroitement  rattaché  à  celui  de  la  résurrection,  il 
est,  comme  lui,  commun  à  la  plupart  des  religions  orien- 
tales. Dans  la  Haute-Asie,  il  est  le  premier  dogme  religieux, 
et  il  éclôt  en  une  idée  sublime  :  la  toute -puissance  divine 
se  suffît  à  elle-même,  la  divinité  se  contemple  en  soi,  elle 
contient  tous  les  principes  générateurs  et  elle  engendre 
le  monde.  L'Inde  etl'Egypte  voient  dans  le  lotus  l'image 
delà  divinité  créatrice.  Plante  mâle  et  femelle  à  la  fois,  le 
lotus  est  le  symbole  le  plus  parfait  de  l'union  mystique  des 
dieux.  Dieu  et  la  nature  se  confondent,  puisque  celle-ci 
n'est  que  l'émanation  de  celui-là;  mais  il  y  a  dans  cette 
dualité  un  principe  actif  et  un  principe  passif,  et  le  lotus 
est  l'image  sacrée  de  cette  union  mystérieuse.  Ainsi 
s'explique  le  culte  de  cette  plante  que  les  dieux  de 
l'Inde  et  de  l'Egypte  portent  à  la  main  comme  un  gage 
de  vie  immortelle. 

Ce  dualisme  sexuel  permet  de  comprendre  aisément  les 
incestes  symboliques  que  nous  trouvons  dans  un  grand 
nombre  de  légendes.  Osiris  et  Isis,  frère  et  sœur,  s'unis- 
sent dans  le  ventre  de  leur  mère,  et,  quand  ils  naissent  à 
la  lumière,  ils  sont  déjà  à  la  fois  époux  et  frères.  La 
légende  d'Ammon-Ra  et  de  Neith,  en  Egypte,  celle  de 
Sémiramis    et  de   Ninyas   en   Assyrie,    celle    de   Zeus  et 

1.   Hi/iiiiies  Orp/ilciues,  lvi  (55). 


LA    SYMROLTQUE    DU    MYTHE    ET    DU    CULTE  91 

d'Héra  en  Grèce,  présentent  des  mythes  analogues.  En 
réalité,  on  peut  aussi  retrouver  là  l'influence  d  une  coutume 
fort  en  honneur  chez  la  plupart  des  anciens  peuples  orien- 
taux. L'inceste  s'y  pratiquait,  non  seulement  entre  les 
dieux,  mais  aussi  entre  les  mortels  :  il  était  d'un  usage 
courant  d'épouser  sa  mère,  sa  sœur  ou  sa  fille.  Euripide 
attribue  cette  coutume  à  toutes  les  nations  étrangères  : 
«  Telle  est  la  coutume  de  toutes  les  nations  étrangères  : 
le  père  épouse  sa  fille,  le  fils  sa  mère,  la  sœur  son 
frère  \  » 

Dans  le  mythe  d'Adonis,  c'est  à  une  influence  de  cette 
sorte  qu'il  faut  rattacher  l'histoire  de  l'origine  du  dieu,  né 
de  l'amour  de  Kinyras  et  de  sa  fille  Myrrha.  A  travers 
cette  légende,  nous  retrouvons  l'Adonis  androgyne  des 
Phéniciens,  identifié  à  la  déesse  dont  il  est  aimé.  D'ail- 
leurs, chez  les  Grecs,  la  passion  d'Aphrodite  pour  Adonis 
n'est  qu'un  souvenir  atténué  de  l'image  primitive.  Et  cette 
Aphrodite  elle-même,  dans  la  plupart  des  villes  méditer- 
ranéennes, apparaît  souvent  avec  le  même  caractère 
bisexuel,  qui  se  manifeste  jusque  dans  ses  statues  et  ses 
images.  Elle  est,  elle  aussi,  par  suite  de  son  union  avec 
Adonis,  la  déesse-dieu,  enfermant  en  elle  le  double  prin- 

1.  Euripide,  Andromaque,  v.  173  sq.  Cet  usage  était  notamment 
très  répandu  chez  les  Perses.  Voir  à  ce  sujet  :  Clément  d'Alexandrie, 
Struinat.,  III;  Sextus,  H(/poti/poses  pijrrhonieiincs,  1,  14;  111,24; 
Tertullien,  Apologétique,  IX;  Strabon,  XV,  c  ui,  §  20;  Catulle, 
Êptgrammes,  90;  Athénée,  lib.  V;  Quinte-Curce,  lib.  VIII,  n,  19  ; 
Agathias,  lib.  II;  Plutarque,  Fortune  d'Alexandre,  c.  v;  Hérodote, 
III,  31  ;  Philon  le  Juif,  2'  traité  de  l'Examen  des  lois  particulières  ; 
Eusèbe,  Préparation  èvangélique,  lib.  VI,  c.  x;  Théodoret,  Thérapeu- 
tique; S.  Jean  Chrysostôme,  De  Virginitate,  8;  S.  Jérôme,  Adr.  Joci- 
nianuin,  1.  11;  iMinutius  Félix,  31;  Servius,  ad  ^En.,  v.  623  du 
6'  livre. 


92  LE    CULTE    d'aDÔMS-THAMMOUZ 

cipe  delà  vie,  avec  prédomiiiaïu'c  du  principe  l'éminin,  au 
contraire  d'Adonis,  où  domine  le  principe  masculin.  Les 
statues  de  Gypre  sont  fort  intéressantes  à  ce  sujet. 
Astarté  y  est  représentée  avec  de  la  barbe  au  visage  et  un 
membre  viril  \  symbole  de  la  force  fécondante  et  du 
principe  actif  qui  sont  en  elle  ^  Renan,  dans  sa  mission 
de  Phénicie',  a  découvert  à  Tyr  une  inscription  phéni- 
cienne où  Astarté  est  désignée  paj'  des  expressions  essen- 
tiellement masculines.  Il  rapporte  à  ce  sujet  le  passage 
suivant  de  Macrobe  : 

«  Aterianus  affirme  qu'on  trouve  dans  Calvus  les  mots 
Pollentemque  deuiii  Venerem^  au  lieu  de  deam.  En  Cypre, 
il  y  a  une  statue  de  Vénus,  ornée  de  barbe  ;  elle  a  un 
vêtement  de  femme,  un  sceptre  et  une  allure  d'homme,  et 
on  pense  qu'elle  est  en  effet  homme  et  femme.  Aris- 
tophane l'appelle  'AçppoôtTOV.  Lœvinus  dit  aussi  Venerem 
almum.  Quant  à  Philochorus,  il  affirme  que,  pour  offrir 
un  sacrifice  à  la  Vénus  lunaire,  les  hommes  prennent  des 
vêtements  de  femme,  les  femmes  des  vêtements  d'homme, 
parce  qu'on  considère  la  divinité  comme  femme  et  homme 
à  la  fois  \  » 

Symbole  de  l'union  du  Soleil  et  de  la  Terre,  le  mythe 
d'Adonis  se  développe,  jusque  dans  ses  moindres  détails, 
conformément  à  cette  idée  première.  Les  jardins  d'Ado- 
nis en    sont  une   expression    populaire.    Les    plantes  qui 

1.  Macrobe,  SaturnaUa,  III,  8;  Servius,  ad  ÂLn.,  11,62;  Suidas, 
V°  'AcppoStTy). 

2.  C'est  de  là  sans  doute  qu'est  née  l'idée  grecque  d'Hermaphrodite, 
sorte  de  déesse  mâle,  qui,  comme  l'Aphrodite  paphienne,  préside  à  la 
fécondité  (Pausanias,  c.  xix,  §  2). 

3.  Mission  de  P/iénicie,  p.  726  sq. 

4.  Macrobe,  Saturn.,  I,  21. 


La  symbolique  du  mythe  et  du  culte  93 

poussent  en  quelques  jours  et  se  fanent  avec  la  même 
rapidité  sont  l'image  du  dieu  mourant  dans  le  resplendis- 
sement de  sa  jeunesse.  Le  soleil  parcourt  les  signes  infé- 
rieurs du  Zodiaque,  et  Adonis  abandonne  Aphrodite  pour 
aller  passer  les  mois  d'hiver  auprès  de  Perséphone.  Adonis 
meurt,  blessé  par  le  sanglier,  privé  de  sa  force  virile,  et 
les  prêtres  se  châtrent  pour  perpétuer  l'image  du  dieu 
dépouillé  de  son  action  créatrice.  Cette  pratique  de  la 
castration  parait  d'ailleurs  avoir  été  fort  répandue  dans 
les  religions  antiques  de  l'Orient,  et  elle  s'est  perpétuée 
jusqu'à  nos  jours,  dans  l'Inde  par  exem[)le  et  dans  quelques 
régions  de  l'Asie  Centrale.  Les  anciens  écrivains,  même 
les  écrivains  grecs,  ne  semblent  pas  s'être  étonnés  beau- 
coup de  cette  coutume.  C'est  qu'en  effet  elle  était  presque 
inévitablement  inhérente  aux  mythes  solaires,  et  les 
prêtres  d'Atys  et  d'Adonis,  en  se  -dépouillant  de  leur 
virilité,  offraient  ainsi  aux  foules  l'image  sanglante,  d'un 
réalisme  ardent  et  barbare,  de  leur  dieu  privé  de  sa  force 
fécondante. 

L'auteur  du  De  Dea  Syria  nous  a  transmis  une  longue 
et  minutieuse  description  de  ces  fêtes  sanglantes  où, 
dans  une  exaltation  mystique  toujours  croissante,  ce  n'é- 
taient pas  seulement  les  prêtres,  mais  aussi  un  grand 
nombre  de  spectateurs  fanatisés,  qui  se  châtraient  et  se 
consa(U'aient  à  la  divinité  androgyne,  mâle  et  femelle, 
Adôiiis-Astarté '.  La  légende  d'Adonis,  malgré  les  alté- 
rations qu'elle  a  subies,  a  d'ailleurs  gardé  des  traces  évi- 
dentes de  cette  conception  du  mythe.  Le  sanglier  frappe 
et  blesse  Adonis  aux  parties  génitales,  car  la  cuisse  n'est 

1.    De  Dca  Siji'io,  §§  51-5li. 


94  LE    CULTE    D  ADÔNIS-THAMMOUZ 

ici  qu'un  euphémisme,  dont  on  peut  trouver  d'autres 
exemples  dans  la  cuisse  de  Jacob,  dans  la  cuisse  de  Zeus 
donnant  naissance  à  Athéna,  et  dans  des  mythes  ana- 
logues. 

Adonis  est  donc  la  personnification  divine  de  la  puis- 
sance solaire  qui  féconde  le  sol.  Le  phallus  devient  son 
symbole,  comme  le  cône  devient  celui  d'Aphrodite  à 
Paphos.  Les  femmes  de  Byblos  donnaient  aux  hommes 
qui  les  avaient  possédées  durant  les  Adônies  un  phallus 
symbolique.  De  même,  dans  les  Jardins  d'Adonis  que  font 
encore  les  femmes  en  Sardaigne,  ce  même  phallus  rem- 
plaça les  petites  idoles  d'Adonis  dont  on  ornait  ces  jardins. 
En  Phénicie,  le  dieu  était  glorifié  en  des  phçillophories 
somptueuses,  où  le  culte  ithyphallique  se  déployait  dans 
tout  son  éclat .  Là  encore,  nous  rejoignons  les  pratiques 
religieuses  de  l'Inde,  où  le  lingam  de  Siva  représente 
toutes  les  forces  génératrices  de  la  vie.  En  Egypte,  le 
culte  d'Osiris  possède  aussi  ce  symbole  phallique  de  la 
puissance  fécondante  du  soleil,  qui  s'atténue  et  meurt 
pour  renaître  encore. 

Toutefois,  la  conception  de  l'Adonis  solaire  n'est  pas 
tout  entière  enfermée  dans  cette  simple  image  d'un  dieu 
principe  de  fécondité.  Il  faut  aussi  le  considérer,  comme 
l'ont  d'ailleurs  considéré  ses  adorateurs,  à  la  fois  au  point 
de  vue  astronomique  et  calendaire  et  au  point  de  vue 
agraire  et  tellurique.  Les  Syro-Phéniciens  ont  en  effet, 
par  une  analogie  toute  naturelle,  rapporté  à  leur  dieu  les 
influences  diverses  et  l'action  multiple  du  soleil.  Non 
seulement  le  soleil  est  la  source  de  toute  fécondité,  de 
toute  vie,  non  seulement  il  est  l'àine,  le  principe  vital  des 
A'éoi'éfation'^.    dr>s  moissons    et   des    fruits,    mais  c'est  lui 


LA  SYMBOLIQUE  DU  MYTHE  ET  DU  CULTE         95 

aussi  qui  détermine  les  alternatives  de  lumière  et 
d'ombre,  la  nuit  et  le  jour,  c'est  lui  qui  fixe  les  saisons  et 
l'influence  de  chacune  d'elles.  Il  n'est  donc  pas  surpre- 
nant de  voir  le  mythe  d'Adonis  prendre,  dans  les  mytho- 
logues syriennes,  un  sens  étroitement  calendaire  et  zodia- 
cal :  «  Les  anciens  nous  ont  indiqué  l'idée  mère  du  mythe 
d'Adonis  par  celte  remarque  bien  simple,  c'est  que  Vénus 
désigne  l'hémisphère  supérieur,  et  Proserpine  l'hémis- 
phère inférieur.  Quand  le  soleil  ou  Adonis  parcourt  les 
six  signes  inférieurs  du  Zodiaque,  il  est  sous  l'empire  de 
Proserpine  ;  à  son  retour  aux  signes  supérieurs,  il  se 
trouve  dans  celui  de  Vénus.  De  là  la  décision  de  Jupiter. 
De  même  on  disait  en  Egypte,  d'Osiris  ravi  à  son  Isis, 
(|u'il  reposait  dans  les  bras  de  Nephthys.  Le  sanglier  qui 
fait  périr  Adonis  est  l'hiver;  l'âpreté  de  cette  saison  trouve 
une  image  naturelle  dans  l'animal  hérissé,  qui  d'ailleurs 
se  nourrit  de  ses  fruits.  Dupuis'  donne  aussi  à  la  fable 
d'Adonis  un  sens  astronomique  quelque  peu  différent. 
Pour  lui,  Astarté  est  la  planète  de  Vénus  ;  suivant  les 
idées  des  anciens,  le  soleil  passe,  chaque  année,  dans 
l'hémisphère  supérieur,  lorsqu'il  entre  au  signe  du  Tau- 
reau, lieu  de  l'exaltation  de  la  lune  et  domicile  de  la 
planète  de  Vénus ^  ;  en  hiver,  il  passe  dans  l'hémisphère 
inférieur,  en  quittant  le  signe  de  la  Balance,  autre  domicile 
de  cette  planète.   Ainsi,  les    limites    de  la    course  solaire 

1.  Dupuis,  Orif/ine  (/('S  Cnltcs,  livre  III,  chap.  xii,  tome  II. 

2.  «  Dupuis,  après  avoir  hésité  longtemps  entre  la  planète  de  Vénus 
et  la  lune,  souvent  coniondues  dans  les  persounificatious  mythologiques, 
liiiit  par  renoncer  à  sa  première  opinion  en  ce  qui  concerne  Astarté,  et 
se  détermine  à  voir  exclusivement  la  lune  dans  cette  Vénus,  amante 
d'Adonis,  qui  lui  paraît  identique  avec  Isis,  portant  comme  elle  les 
cornes  du  taureau  sur  sa  tète.  »  (Note  de  Ci'cuzer). 


96  LE    CULTE    DADÔISIS-TIIAM.MOUZ 

apj)aiiiennent  également  à  Vénus,  épouse  crAdônis.  ^lais 
quand  le  soleil  abandonne  Thémispère  supérieur,  il  entre 
dans  le  Scorpion,  domicile  de  ^lars,  et  qui  a  pour  para- 
natellon  le  sanglier  d'Erymanthe  :  c'est  Mars  qui  envoie 
le  fatal  sanglier  \  »  Dès  les  origines  de  la  légende,  cette 
conception  calendaire  du  mythe  d'Adonis  est  nettement 
précisée.  Les  douze  mois  de  Tannée  sont  divisés,  selon 
l'usage  phénicien,  en  trois  saisons  de  quatre  mois  cha- 
cune :  l'hiver,  le  printemps  et  l'été,  dont  l'action  et  la 
durée  sont  déterminées  par  la  présence  ou  l'absence  du 
dieu.  Toutetois,  certains  auteurs  affirment  que  l'action 
solaire  sur  l'année  était  divisée  en  deux  périodes  égales 
de  six  mois.  «  D'après  les  Phéniciens,  Adonis  passe  six  mois 
sur  la  terre  et  six  mois  dessous  »,  dit  Cornutus^  Quoi 
qu'il  en  soit,  il  est  hors  de  doute  que,  plus  que  tout  autre, 
et  même  presque  seul,  le  mythe  d'Adonis  offre,  à  côté  de 
sa  signitication  cosmogonique  et  tellurique,  un  caractère 
tout  spécial  de  culte  zodiacal  et  calendaire,  Dans  toutes  les 
nations  de  race  sémitique,  un  mois  de  l'année  portait  le 
nom  de  Thammouz  et  était  consacré  aux  fêtes  et  à  la  mé- 
moiie  du  dieu. 

C'est  par  ce  caractère  de  cidte  calendaire  que  s'explique 
tout  à  fait  l'épisode  de  la  légende  relatif  au  sanglier 
envoyé  contre  Adonis  par  un  dieu  jaloux.  Les  Grecs  attri- 
buaient cette  jalousie  à  Lamour  d'Aphrodite  pour  le  jeune 
chasseur;  c'était  donc  Ares,  époux  d'Aphrodite,  (jui 
envoyait  le   sanglier,    ou,    selon   certaines  légendes,  qui 

1.  Creuzer-Guigniaut,  Religions  de  l'antiquitc,  volume  II,  1^°  partie, 
chap.  m,  article  2. 

2.  Cornutus,  De  iiaiara  Dcoruin,  c.  xxviu,  p.  163  sq.  (Édition 
Osann). 


LA  SYMBOLIQUE  DU  MYTHE  ET  DU  CULTE         97 

revêtait  lui-même  cette  forme  anii)iale  pour  se  venger  de 
son  rival.  En  réalité,  sous  cette  forme  poétique,  se  cache 
ridée  primitive  de  Tété  et  du  soleil  succombant  sous  les 
brumes  de  l'hiver.  Le  sanglier,  qui  donnait  également  son 
nom  à  un  mois  de  Tannée  syro-phénicienne,  représente 
cette  force  ennemie,  analogue  au  Typhon  égyptien,  (|ui 
détruit  Faction  bienfaisante  des  chaleurs  solaires.  Malofré 
la  diversité  des  légendes  qui  nous  montrent  le  sanglier 
envoyé  tantôt  par  Artémis,  tantôt  par  Ares,  tantôt  par 
Apollon,  le  caractère  symbolique  de  Tanimal  demeure  le 
même.  Les  Phéniciens  l'appelaient  alpha,  c'est-à-dire  le 
sauvage,  le  cruel;  c'était,  à  leurs  yeux,  l'animal  ennemi  des 
récoltes,  des  fruits  de  la  terre,  et,  par  suite,  des  saisons 
OLi  mûrissent  ces  récoltes  et  ces  fruits.  La  lutte  de  ces  deux 
puissances  divines,  dont  chacune  est  alternativement  vic- 
torieuse et  vaincue,  est  l'image  des  alternatives  zodiacales 
et  des  vicissitudes  du  soleil. 

Cette  force  d'opposition,  force  de  mal  et  de  destruction, 
se  retrouve  ailleurs.  Dans  la  plupart  des  mythologies,  on 
voit,  sous  la  forme  de  tel  ou  tel  animal,  apparaître  la  puis- 
sance néfaste,  meurtrière  d'un  dieu  bon,  et  qui  fait  suc- 
céder à  la  joie  le  trouble  et  la  douleur.  Dans  les  mythes 
orientaux,  c'est  presque  toujours  le  sanglier  ou  le  porc 
qui  joue  ce  rôle,  ce  qui  d'ailleurs  en  fait  l'animal  maudit, 
dont  il  est  interdit  de  manger  la  chair.  Il  faut  signaler, 
toutefois,  une  curieuse  exception,  relative  précisément  au 
mythe  d'x\dônis  :  sur  le  rocher  sculpté  de  Ghineh,  dans  le 
Liban,  c'est  un  ours,  et  non  un  sanglier,  qui  attaque  Ado- 
nis. Dans  la  mythologie  Scandinave,  c'est  également  un 
sanglier  (jui  blesse  Odin.  Chez  les  Siamois,  Sommona- 
kodoin,  le  dieu  de  la  lumière,  est  tué  j)ar  un  géant  traiis- 

7 


98 


LE    CULTE    D  ADÔNlS-THAMMol/ 


formé  en  sanglier.  Il  ne  faut  pas  oublier  non  plus  que  la 
monture  ordinaire  du  dieu  japonais  Mârissi  (en  sanscrit 
Mârici)  est  le  sanglier  :  ce  dieu  est  le  dieu  de  la  guerre,  Il 

a  même  plus  d'un  rapport  avec 
le  Mars  occidental;  c'est  lui 
qui,  dans  l'Inde,  est  la  personni- 
fication divine  de  la  planète  Mars 
(en  sanscrit  Mangâla).  En  réalité, 
dans  toutes  les  traditions  an- 
'^  ti([ues,  le  porc  joue  un  rôle 
fort  important  :  Movers  en  a 
résumé  les  principaux  traits 
dans  un  passage  que  nous  avons 
reproduit  en  appendice. 

Le  sangliei",  ainsi  introduit 
dans  les  légendes  divines,  conti- 
nuait à  figurer  dans  les  céré- 
monies rituelles.  Près  des 
images  d'Adonis  mort,  qu'on 
exposait  au  cours  des  fêtes,  on 
plaçait  souvent  l'image  du  san- 
glier. Au  témoignage  de  Jean 
Lydus,  le  deuxième  jour  du 
mois  d'avril,  on  immolait  à  Aphrodite  des  porcs  sau- 
vages, en  mémoire  de  la  mort  tragique  d'Adonis  \ 

Symbole  de  l'action  fécondante  de  l'été,  Adonis  devient, 
par  une  identification  plus  précise,  le  symbole  de  la  végé- 
tation elle-même,  des  moissons,  des  fruits,  des  plantes. 
Ce  n'est  pas  sans  motif  que  la  légende  a  associé  à  la  mort 


ADONIS 

Statuette    en   bronze    (Cabinet 
des     Antiques) 


1.  Jean  Lydus,  De  Mcnsibas 


LA  SYMHULIQLE  L)L  MVTHH:  ET  DL  CULTE         99 

d'Adonis  des  plantes  symboliques  comme  l'anémone  et  la 
laitue.  Le  rite  des  jardins  d'Adonis  suffît  à  lui  seul  pour 
révéler  cette  conception  nouvelle  et  logique  du  dieu  : 
«  Adonis,  dit  Ammien-Marcellin,  est  un  symbole  des 
fruits  de  la  terre  parvenus  à  leur  maturité,  selon  ce  qu'en- 
seignent les  religions  mystiques'.  »  Les  graines  de  blé,  de 
fenouil,  de  laitue,  semées  dans  les  vases  des  jardins 
d'Adonis,  germaient  en  quelques  jours,  et  comme  elles,  le 
dieu  offrait  aux  lamentations  des  peuples  la  brièveté  d'une 
existence  radieuse.  C'est  par  là  encore  que  s'explique  le 
caractère  androgyne  d'Adonis,  qui,  en  même  temps  qu'il 
féconde  la  terre  et  la  couvre  de  sa  force  virile,  se  trouve 
être  cette  terre  elle-même,  fécondée  et  mère.  Comme  les 
grands  dieux  des  mythologies  primitives  de  l'Egypte,  de 
l'Inde  et  de  l'Asie  Occidentale  il  porte  en  lui  le  double 
principe  de  la  vie,  les  deux  forces  contraires,  de  l'union 
desquelles  naîtront  le  monde  et  les  êtres. 

Ainsi,  de  l'aspect  multiple  que  présente  ce  mythe,  des 
formes,  des  conceptions,  des  rapports,  des  significations 
innombrables  qu'il  enferme,  de  l'indécision  même  de 
quelques-unes  de  ces  conceptions  et  de  ces  formes,  de  ce 
formidable  entassement  d'idées  m3'stiques,  édifié  par  des 
civilisations  et  des  races  diverses,  il  devient  possible  de 
dégager  les  tendances  et  les  réalisations  caractéristiques 
du  culte  lui-même  et  la  ligne  conductrice  de  son  dévelop- 
pement historique  et  moral.  Déjà  la  signification  à  la  fois 
solaire,   calendaire   et  végétale   de  ce  mythe   fait  prévoir 

1.  •<  ...  In  solleranibus  Adonidis  sacris,  quod  simulacrum  aliquod 
esse  frugum  adultarum  religiones  mysticse  doeent.  »  (Ammien-Mar- 
cellin,  Hist.,  XIX,  l.j  "Aôwvt;  [jiv  in-.vi  ô  7.af,7rôç.  (Jean  Lydus,  De 
Mens  Ut  us.) 


lOO  LE    CULTE    DADÙMS-ïnA.M.MULZ 

dans  quel  sens  il  se  développera  et  quelles  formes 
rituelles  il  revêtira.  Ses  cérémonies,  qui  ne  sont  tout 
d'abord  que  la  célébration  symbolique  des  phénomènes 
naturels,  prennent  peu  à  peu  un  caractère  plus  spécial, 
plus  mystique,  plus  caché.  Après  la  grande  période  phéni- 
cienne, où  toute  la  vie  active  du  monde  semblait  se  con- 
centrer entre  les  rives  de  TOronte  et  le  delta  du  Xil,  le 
culte  d'Adonis,  dispersé  de  port  en  port,  d'île  en  île,  revêt 
bientôt  l'allure  mystérieuse,  le  caractère  ésotérique  de 
certains  cultes  auxquels  son  mythe  l'identifiait  rapide- 
ment. Déjà  l'auteur  du  De  Dea  Syria  nous  représente  les 
cérémonies  de  Byblos  comme  une  sorte  de  mystères  ana- 
logues à  ceux  d'Eleusis.  On  se  faisait  initier  aux  mystères 
d'Adonis,  comme,  ailleurs,  à  ceux  de  Dionysos.  C'est  ce 
qu'affirme  catégoriquement  l'auteur  du  De  Dea  Syria,  qui 
dit  avoir  subi  lui-même  l'initiation  :  «  J'ai  vu,  à  Byblos,  un 
grand  temple  d'Aphrodite  byblienne,  dans  lequel  on  célèbre 
des  mystères  en  l'honneur  d'Adonis;  je  me  suis  fait  ini- 
tier à  ces  mystères  ' .  » 

■  C'est  là,  en  effet,  le  caractère  qu'a  pris  le  culte  adônique 
à  cette  époque  :  les  fêtes  publiques  n'en  sont  qu'une 
parade  extérieure  et  comme  artificielle,  sans  que  les  fidèles 
en  comprennent  toujours  le  sens  philosophique  ou  reli- 
gieux ;  mais,  au  delà,  le  sens  ésotérique,  l'essence  mythique, 
pour  ainsi  dire,  s'y  cristallise  dans  la  tradition  rituelle  des 
prêtres.  Dès  lors,  comme  les  mystères  de  la  Diane 
d'Éphèse,  de  la  Cybèle  d'Eleusis,  de  Bacchos,  de  Zagreus, 
de  Sabazius,  comme  les  cultes  secrets  de  Philae  et  de  la 
Haute-Egypte,  le  culte  du  dieu  de  Byblos  est  devenu  une 

1  .   Df  Dna  Siir'w.   ^  6. 


LA  SYMBOLIQUE  nU  MYTHK  ET  DU  CUl.TE        101 

sorte  de  docLriiie  |)liilosoplii(|ue  el  eo.siiiogoiiique  qui  pré- 
tend conserver  la  signification  première  et  essentielle  du 
mythe;  et,  d'autre  part,  à  mesure  que  cette  conception  se 
forme  et  s'accentue  en  prenant  le  caractère  d'une  tradition 
supérieure  et  ésotérique,  les  fêtes  d'Adonis  se  popula- 
risent de  plus,  deviennent  la  grande  célébi'ation  religieuse 
des  peuples  méditerranéens,  qui  semblent  alors  n'en  plus 
comprendre  ni  la  signification  ni  le  caractère  primitifs ,  En 
somme,  il  se  produit  à  ce  moment  une  sorte  de  divorce 
dans  le  sein  du  culte  lui-même  :  un  double  courant  se  mani- 
feste, Fun  ésotérique,  qui  est  celui  de  la  tradition  sacrée, 
l'autre  populaire,  qui  est  celui  des  fêtes.  C'est  là,  d'ail- 
leurs, un  phénomène  historique  facilement  explicable. 
L'époque  où  apparaît  et  se  précise  cette  divergence  de 
tendances  est  celle  d'une  renaissance  philosophique  d'une 
nature  particulière.  Les  Orphiques  ont  remis  en  honneur 
les  anciennes  croyances,  les  anciens  mythes,  les  légendes 
des  premiers  temps  de  la  Grèce,  en  leur  donnant  un  carac- 
tère profondément  symbolique  et  mystérieux,  en  y  enfer- 
mant, sous  des  formes  diverses,  les  sciences  naturelles 
des  germes  de  la  terre,  des  éléments,  de  la  fécondation  du 
sol  et  de  l'évolution  des  êtres.  D'autre  part,  un  courant 
nouveau  a  porté  vers  Alexandrie  le  vieux  génie  philoso- 
phique et  poétique  de  la  Grèce;  au  contact  des  religions, 
des  mœurs,  des  légendes  mythiques  de  l'Egypte,  il  s'est 
renouvelé  et  a  pris  un  caractère  plus  subtil  et  plus  mys- 
tique. Enfin,  sous  la  menace  croissante  des  cultes  étran- 
gers, qui  envahissent  le  monde  grec  et  s'apprêtent  à  le 
submerger,  les  formes  religieuses  léguées  par  l'époque 
glorieuse  de  la  Grèce,  transmises  par  la  tradition,  se  con- 
centrent sur  elles-mêmes,  se  replient  et  se  ferment,  pour 


102  LE    CULTE    d'aDÔNIS-THAMMOUZ 

s'opposer  à  la  pénétration  des  dogmes  nouveaux.  Dans  de 
semblables  conditions  historiques,  le  vieux  mythe  adô- 
nique  devait  naturellement,  lui  aussi,  revêtir  de  plus  en 
plus  ce  caractère  mystérieux  et  compliqué  qui  pouvait 
seul  le  préserver  de  toute  atleinte.  En  réalité,  il  n'a  pas 
suffi  à  le  préserver  tout  à  fait,  et,  comme  les  autres  reli- 
gions orientales,  le  culte  d'Adonis  s'est  disloqué,  puis 
dissous,  dans  la  grande  élaboration  d'idéologie  mythique 
d'où  naîtront  bientôt  définitivement  des  formes  synthé- 
tiques et  précises. 

Renan  a  fort  bien  résumé  cette  évolution  historique  en 
quelques  lignes  intéressantes  :  «  D'abord  naturaliste  et 
sensuel,  dit-il,  le  culte  d'Adonis,  ou  plutôt  de  Tammuz, 
devint,  à  l'époque  philosophique  des  Antonins,  spiritua- 
liste  et  symbolique.  Ce  fut  la  sanctification  et  l'idéalisa- 
tion de  la  mort,  tout  un  cycle  d'idées  fondées  sur  les 
mystères  d'une  autre  vie,  en  rapport  avec  les  croyances 
égyptiennes  sur  Osiris  et  Agathodémon.  Le  mouvement 
de  la  philosophie  néo-platonicienne,  s"y  compliquant  d'un 
retour  sympathique  aux  vieux  cultes  indigènes,  produisit 
une  renaissance  religieuse  et  mystique,  parallèle  au 
mouvement  chrétien,  et  qui  devait  être  fort  hostile  à  ce 
dernier  \   » 

Sous  l'influence  de  son  propre  sens  mythique,  le  culte 
d'Adonis  a  pris,  dès  l'origine,  aux  yeux  des  populations 
de  l'Asie  Occidentale,  un  caractère  semblable  à  celui  des 
religions  analogues  de  la  Chaldée  et  de  l'Assyrie.  La  con- 
ception androgyne  et  tellurique  d'Adonis  imprime  à  ses 
fêtes,  aux  rites  divers  de  son  culte,  la  même  tendance  qui 

1.   Renan,  Mission  de  Phènicir,  p.  215. 


LA    SYMBOLIQUE    DU    MYTHE    ET    DU    CULTE  103 

se  manifeste  dans  les  cérémonies  babyloniennes,  et,  plus 
tard,  dans  les  mystères  d'Eleusis  et  dans  ceux  de  Bacchos. 
Dans   ces   mystères,    une   puissance    femelle    particulière 
représente  l'union  mystique  d'oii  sort  la  végétation  univer- 
selle ;  comme  elle,  Adonis  porte  en   lui  cette   semence  de 
vie  d'où  naissent  toutes  choses.  Aussi  est-il  entre  tous  le 
dieu  adoré  des  femmes.  De  son  caractère  d'homme-femme, 
de  dieu-déesse,  son  culte  a  pris  une  teinte  de  mollesse  et 
de  douceur,  une  sorte   de  tendresse   voluptueuse  s'épand 
dans  son  mythe.  L'amant  d'Aphrodite  est  entouré  de  par- 
fums et  de  fleurs,  il  resplendit  de  beauté  et  de  jeunesse, 
et,  lorsqu'il  meurt  soudainement  dans  sa  gloire,  ce  sont 
les  femmes  qui  le   pleurent  et  qui  l'accompagnent  à   sa 
tombe.  Elles  sanglotent  éperdùment  durant  les  nuits,  et 
elles  font  au  dieu  un  décor  de  chev^eux   épars   et  de  fleurs 
languissantes.    C'est   leur  dieu,    plus    que    tout  autre,  et 
seules,  elles  veulent  pleurer  sa  mort  et  chanter  sa  résur- 
rection. Aussi  une  grande  langueur  féminine  passe  dans 
ce  mythe,  en  est  comme  l'âme,  l'empreint  d'une  mollesse 
voluptueuse  et  enivrante.  Les  poètes  chantent  Adonis  en 
modulations  plaintives  et  douces.  Le   son  lamentable  des 
flûtes  pleure  la  destinée  fatale  du  dieu,  et  c'est  toute  une 
mystérieuse  douleur  qui   s'exhale   en    un   chant  grêle   et 
triste,  où  palpite  l'âme  attendrie  des  femmes.  Cette  impres- 
sion caractéristique  se  dégage  très  nettement  de  la  lecture 
de  YÉpitaphe  (T Adonis  de  Bion,  par  exemple,   ou   même 
de  celle  du  chant  de  l'aède,  dans  l'idylle  xv  de  Théocrite. 
C'est  là,  d'ailleurs,  un    caractère  d'autant  plus  remar- 
quable que  les  nombreux  mythes  analogues  à  celui  d'Ado- 
nis n'ont   pas  subi  la   même  évolution.    Car,    en  dehors 
des  innombrables  conceptions  religieuses  formées  par  les 


104  LE    CILTE    d'aDÔMS-TIIAMMOUZ 

transloniialloiis  siiccfssivc's  du  ciillc  (rAdùnis  et  par  son 
expansion  sur  les  côtes  méditerranéennes,  il  y  avait,  dans 
l'Asie  Occidentale,  plusieurs  religions  locales  dont  l'idée 
dominante  offre  une  analogie  précise  avec  le  mvthe  ado- 
nique.  Conçues  et  grandissant  hors  de  son  cercle  d'action, 
elles  présentent  une  vie  spéciale,  qui  leur  est  propre,  et 
lorsque  quelques-unes  d'entre  elles  se  heurtent  au  dieu  de 
Byblos,  elles  sont  déjà  assez  puissantes  et  assez  formées, 
sinon  pour  résister  à  l'influence  nouvelle,  du  moins  pour 
ne  pas  disparaître  devant  elle,  pour  s'amalgamer  avec 
elle  et  parfois  la  modifier  assez  profondément.  En  Phénicie 
même,  les  mythes  de  Dionysos-Zagreus  et  de  Perseus 
expriment,  comme  celui  d'Adonis,  une  idée  tellurique  et 
solaire  :  l'Atys  phrygien,  l'Adraste  et  le  Phaéthon  de  la 
mythologie  grecque  sont  aussi  des  conceptions  religieuses 
analogues.  Et  pourtant,  dans  aucun  de  ces  cultes  divers, 
pas  plus  que  dans  les  mystères  auxquels  ils  aboutissaient, 
nous  ne  retrouvons  l'évolution  très  marquée  qui  s'est  pro- 
duite dans  le  mythe  d'Adonis,  Les  mystères  de  Dionysos- 
Zagreus,  de  Cybèle  et  d'At}  s  demeurent  sombres,  revêches, 
obstinément  enveloppés  d'une  sorte  d'épouvante  divine. 
Le  culte  d'Adonis,  au  contraire,  quoique  identique  dans 
son  principe,  quoique  se  renfermant  lui-même  dans  un 
ésotérisme  particulier,  s'épanouit,  pour  la  foule  des  fidèles, 
en  des  fêtes  somptueuses,  éclatantes,  universelles,  mêlées 
de  volupté  et  de  sang.  Au  lieu  de  rester  le  domaine  reli- 
gieux d'une  catégorie  de  prêtres  et  de  fidèles  fanatiques, 
le  culte  adônique  abonde  en  manifestations  extérieures, 
en  cérémonies,  en  réjouissances,  en  fêtes  de  toutes  sortes. 
Le  dieu  de  Byblos  devient  la  divinité  suprême  du  bassin 
méditerranéen,    et,    au    moment    où    s'écroule    l'Olympe 


L\    SYMBOLIQUE     DV    MYTHE    ET     DU    CULTE  105 

antique,  il  garde   encore,    pour    les    populations    cpii    Font 
adoré,  toute  sa  jeunesse  et  tout  son  charme. 

Du  cœur  même  de  ce  mythe  est  né  tout  un  mouvement 
à  la  fois  philosophique,  religieux  et  social,  dont  Tempreinte 
profonde  a  marqué  le  monde  ancien.  Le  Thammouz  aux 
formes  innombrables  a  exercé  sur  la  civilisation  orientale 
une  action  continue  et  puissante.  Plus  qu'aucun  autre  dieu, 
il  a  gardé,  au  milieu  des  évolutions  des  peuples,  son  carac- 
tère tvrannique  et  dominateur,  et  cette  force  d'influence 
qui  n'a  cessé  de  se  répandre  et  de  façonner  à  son  gré  les 
mœurs,  les  idées,  les  arts  des  races  sémitiques  et  des  races 
aryennes.  C'est  pour  cela  qu'on  ne  saurait  examiner  avec 
trop  d'attention  les  idées  cosmogoniques  et  philoso- 
phiques qui  ont  concouru  à  former  son  mythe  et  qu'on 
ne  saurait  trop  rechercher  les  tendances  ethniques  et 
sociales  qui  en  ont  déterminé  le  développement  et  la 
marche.  Entre  le  jeune  chasseur  grec  aimé  d'Aphrodite 
et  le  Doumouzi  ])abylonien,  il  y  a  place  pour  tant  de 
formes,  pour  tant  d'idées,  pour  tant  de  crovances  et  de 
symboles,  que  seule,  l'intelligence  complète  des  significa- 
tions profondes  du  mythe  peut  en  déterminer  les  rapports. 
Mais  le  symbole  une  fois  brisé,  le  sens  mis  à  nu,  c'est 
dans  les  manifestations  cultuelles  qu'il  convient  mainte- 
nant de  suivre  le  mouvement  et  les  vicissitudes  de  cette 
forme  religieuse.  Après  en  avoir  compris  l'âme,  nous  en 
comprendrons  mieux  la  vie  extérieure  et  l'action  multiple. 


DEUXIÈME    PARTIE 

LES    FÊTES   D'ADONIS 


CHAPITRE  PREMIER 
LE    RÔLE    HISTORIQUE    DES    ADONIES 

Si  le  culte  d'Adonis-Thammouz,  après  s'être  délivré  des 
obscurités  de  son  mythe  primitif,  est  devenu  rapidement, 
non  seulement  sur  la  côte  phénicienne,  mais  dans  toutes 
les  régions  de  l'Asie  Antérieure  et  de  l'Europe  Orientale, 
une  sorte  de  religion  commune,  acceptée  et  comprise  de 
tous  les  peuples,  c'est  surtout  par  ses  fêtes,  solennelles 
célébrations  du  dieu,  que  cette  propagation  a  pu  se  déve- 
lopper sans  trop  d'obstacles.  C'est,  en  effet,  surtout  par 
leurs  manifestations  extérieures,  par  leurs  cérémonies 
rituelles,  que  les  cultes  frappent  l'imagination  des  hommes 
et  s'imposent  à  eux.  Ces  formes  sensibles,  plus  ou  moins 
grandioses,  plus  ou  moins  brillantes,  revêtent,  aux  yeux 
des  fidèles,  quelque  chose  de  la  majesté  et  du  caractère 
de  la  divinité,  et  déterminent,  par  une  conséquence  natu- 
relle, la  place  de  cette  divinité  elle-même  dans  l'adoration 
et  le  respect  des  peuples.  Dès  lors,  on  peut  aisément  com- 
prendre quelle  influence,  quelle  action  prépondérante 
devaient  exercer  sur  l'imagination  ardente  des  foules  orien- 
tales ces  fêtes  d'Adonis,  qui,  par  leur  éclat^  leur  solennité 
et  leur  durée,  surpassaient  toutes  les  autres  manifes- 
tations religieuses  du  monde  antique.  Dans  tous  les  pays 


108  LES    FÊTES    d'aDÔNIS-THAMMOUZ 

OÙ  était  parvenu  le  culte  du  dieu,  depuis  U;.s  montagnes 
de  la  Haute-Asie  jusqu'aux  Iles  Baléares,  les  Adônies 
avaient  peu  à  peu  acquis  ce  caractère  de  fêtes  prédomi- 
nantes que  les  Phéniciens  leur  avaient  donné  dès  l'ori- 
gine. Elles  traînaient  avec  elles,  dans  les  lamentations 
des  flûtes,  l'âme  même  de  l'antique  et  radieux  Thammouz, 
et  elles  en  répandaient  le  mythe  sacré  dans  les  nations 
les  plus  diverses  et  les  plus  lointaines.  Inséparables  du 
culte  lui-même,  c'était  par  elles  qu'il  se  révélait,  gran- 
dissait et  triomphait,  dans  une  sorte  de  magnificence, 
malgré  les  influences  contraires,  et  l'on  ne  peut  guère 
imaginer  quel  destin  obscur  et  étroit  eût  été  celui  du 
dieu  de  Byblos,  si  le  cortège  bruyant  et  éclatant  de  ses 
pleureuses,  de  ses  courtisanes  et  de  ses  prêtres  n'avait  pas 
célébré  la  commémoration  régulière  de  sa  passion,  de  sa 
mort  et  de  sa  résurrection. 

Les  Adônies  de  Byblos  sont  célèbres  entre  toutes. 
C'est  là  la  ville  sainte  d'Adonis,  près  du  fleuve  aux  eaux 
sanglantes,  la  ville  centrale  vers  laquelle  convergeaient 
tous  les  courants  mythiques  de  la  Syrie  et  de  la  Phénicie, 
où  les  peuples  accouraient  pour  prendre  part  aux  solen- 
nités. Ce  port  de  Phénicie  présentait  le  double  aspect 
d'une  ville  commerciale  où  vivait  toute  une  population  de 
marchands  et  de  marins,  et  d'une  ville  religieuse,  peuplée 
de  temples  vénérés,  pleine  de  souvenirs  et  de  légendes 
mythologiques,  et  où,  chaque  année,  une  foule  immense 
se  pressait  pour  assister  aux  fêles  du  Thammouz.  Le  fleuve 
Adonis,  qui  se  teignait  de  sang  et  marquait  ainsi  la 
mémoire  de  la  mort  du  dieu  et  la  date  à  laquelle  le  deuil 
commençait,  était  pour  ces  foules  mystiques  le  miracle 
évident  qu'elles  venaient  contempler  et  vénérer.  A  l'ho- 


LE    RÔLE    HISTORIQUE    DES    ADÔNIES  109 

1-izon,  s'étageaieiit  les  hauteurs  sombres  du  Liban,  et  les 
forêts  mystérieuses  où  Ton  racontait  qu'Adonis  était  mort 
formaient  un  décor  austère  et  religieux  à  la  ville  sacrée. 
Avec  les  navires  phéniciens,  les  Adonies  passèrent  la 
mer,  envahirent  les  îles,  et  bientôt,  dans  tout  le  bassin 
méditerranéen,  à  des  époques  fixes,  une  même  fête  se 
célébrait  dans  le  deuil  et  dans  la  joie.  Dans  TAssyrie,  dans 
TAsie-Mineure,  dans  la  Judée,  dans  FEgypte,  à  Cypre, 
dans  les  îles  grecques,  et  jusque  sur  les  côtes  occiden- 
tales de  la  mer,  un  même  enthousiasme,  un  même  délire 
soulevait  les  foules.  Ce  fut  vraiment  la  conquête  pacifique 
du  monde.  De  port  en  port,  le  long  de  la  côte  méridio- 
nale de  l'Asie-Mineure,  puis  d'ile  en  île,  à  travers  l'Archi- 
pel, les  chants  de  deuil  traînaient  leurs  rythmes  doulou- 
reux et  voluptueux.  Certaines  villes  étaient  célèbres  par  la 
magnificence  de  leurs  Adônies  ou  par  certaines  particu- 
larités du  culte.  A  Antioche,  sur  TOronte,  ces  fêtes  avaient 
un  éclat  spécial  :  c'est  dans  c'ette  ville  que  Julien,  arrivant 
pour  y  préparer  son  expédition  contre  les  Perses,  fut  salué 
par  les  lamentations  de  toutes  les  femmes  qui  célébraient 
bruyamment  la  mort  d'Adonis.  A  Elymaïs,  on  nourrissait 
des  lions  dans  un  temple  célèbre  d'Adonis  \  et  cet  usage 
n'est  peut-être  pas  sans  rapport  avec  l'espèce  de  fusion  qui 
s'était  opérée,  précisément  dans  la  région  d'Elymaïs,  entre 
le  culte  d'Adonis  et  d'Aphrodite  et  celui  d'Atys  et  de 
Cybèle,  à  laquelle,  comme  l'on  sait,  les  lions  étaient  tra- 
ditionnellement consacrés.  A  Sestos,  en  Thrace.  il  sem- 
blerait, à  en  croire  Musée,  que  les  Adônies  eussent  été 
parmi  les  plus    brillantes    du   monde   grec.   L'auteur  de 

1     vElian.,  Hist.  uniinaliuin,  XII,  33. 


i  10  LKS    FÈTKS    DVDÔNIS-THAMMUL/ 

Héro   et   Léaiidre  affirme   qu'on    y    venait    de    Cypre,    de 
(^ythère,  de  Phrygie,  et  même  du   Liban  :  «  Bientôt  revint 
le   jour   solennel    oii   dans   Sestos   on    célèbre    Adonis  et 
Aphrodite.  De  toutes  parts  se  rendirent  à  cette  fête  sacrée 
les  peuples  qui  habitaient  les  îles  que  la  mer  couronne  ; 
ils  arrivaient,  les  uns  d'Emonie,  les  autres  des  rivages  de 
Cypre.    Aucune    femme   ne   demeura   dans   les    villes    de 
Cythère  :  ceux  qui  dansent  au  sommet  du  Liban  parfumé, 
les  habitants  de  Phrygie,  ceux  d'Abydos,  ville  voisine,  tous 
vinrent  à  la  fête  \  »  Il  faut  certainement  faire  ici  la  part  de 
l'exagération  et  de  l'emphase  poétiques;  mais  il  n'en  reste 
pas  moins  ce  témoignage  formel  que,  même  dans  les  villes 
de  la  Thrace,  les  Adonies  avaient  un  éclat  assez  grand  pour 
attirer  un  nombreux  concours  de  peuples.  A  Jérusalem, 
où  Salomon  avait  introduit  le  culte  d'Astarté  et  des  divers 
dieux  phéniciens,  les  femmes  passaient  les  nuits,  selon  le 
rite,  à  pleurer  sur  Thammouz  le   long   de  la   muraille  du 
temple  ^  Faut-il  rappeler  encore  les  Adônies  de  Cypre, 
alors  que  cette  île  tout  entière  semblait  un  vaste  sanctuaire 
du    dieu    de    Byblos,   celles  d'Alexandrie,   si   étroitement 
liées  à  celles  de  Phénicie,  comme  le  culte  d'Osiris   s'était 
lié  à  celui  d'Adonis,  celles  enfin  des  côtes  grecques,  celles 
d'Athènes?  En  réalité,  pendant  plusieurs  siècles,  il  n'était 
pas  une  ville  de  quelque  importance  qui  n'eût  reçu,  soit 
dans  sa  tradition  primitive,  soit  mêlé  à  des  éléments  étran- 
gers, le  culte  d'Adonis,  et,   par  suite,  la   coutume  de  ses 
fêtes.  Par  la  signification  même  de  son  symbole,  à  la  fois 
large  et  puissante,  le   culie   d'Adonis    ne   heurtait  aucun 
des  usages  religieux  des  peuples  voisins  et  se  prêtait,  au 

1.  Musée,  Hèio  et  Léandi-e,  v.  42-50. 

2.  Ézéchiel,  vni,  14. 


Le    rôle    HJSTOIUQLE  DES   ADOMES  1  il 

contraire^  aux  adaptions  les  plus  diverses.  C'était  en 
quelque  sorte  le  point  moral  où  pouvaient  se  rencontrer  et 
se  mêler  des  courants  d'idées,  de  civilisations  et  de  races, 
à  un  moment  où  les  événements  historiques  précipitaient 
la  décomposition  de  l'ancien  monde  en  le  morcelant  et  le 
reformant.  A  ce  moment,  l'Orient  tout  entier  connaissait 
Adonis  :  «  Dans  un  grand  nombre  de  villes,  dit  Julius 
Firmicus,  s'est  prolongée  jusqu'à  nos  jours  la  coutume 
déplorable  de  pleurer  Adonis,  considéré  comme  1  époux 
de  Vénus  \  »  Les  villes  de  l'Hellespont,  du  Péloponèse, 
de  la  Grèce  Continentale,  des  îles,  suivaient  les  mêmes 
usages  et  célébraient  la  même  fête. 

Mais,  dans  ce  culte  universel,  trois  villes  surtout,  par 
leur  situation  géographique  et  leur  importance  historique, 
religieuse  et  politique,  semblent  marquer  les  trois  grands 
foyers  des  fêtes  d'Adonis  :  Byblos,  Athènes,  Alexandrie. 
Dès  l'origine  des  siècles,  Byblos  est  la  ville  sacrée  d'Ado- 
nis :  la  légende  du  dieu  et  l'histoire  de  la  ville  se  confon- 
dent; et,  même  à  travers  les  premiers  siècles  chrétiens, 
Byblos  demeure  le  centre  de  ce  culte,  le  lieu  marqué  du 
souvenir  et  de  l'esprit  du  dieu,  à  ce  point  que  les  nou- 
velles doctrines  philosophiques  ou  religieuses,  l'évhémé- 
risme  ou  le  christianisme,  ne  pourront  qu'après  de  longs 
siècles  en  effacer  les  traces.  C'est  donc  là,  plus  qu'en  tout 
autre  lieu,  une  tradition  mémorable  et  respectée  :  le 
fleuve  Adonis,  le  temple,  les  monts  du  Liban  concouraient 
à  donner  aux  fêtes  de  Byblos  une  réalité  mythicjue  j)lus 
précise  et  plus  vivante.  Au  temps  où  le  culte  d'Adonis, 
après  s'être  installé  dans  les  Iles  de  l'Archipel  et  sur  les 

1.  Julius  Firmicus,  De  crrure  profan.  rcliij.,  cité  par  Movers,  Die 
l'hôni^iof,  tome  I",  chap.  vu. 


112  LKS    FÊTES    u'aDÙNIS-THAMMOUZ 

côtes  ioniennes,  pénètre  dans  la  Grèce  proprement  dite  et 
s'établit,  avec  tout  son  cortège  oriental,  au  cœur  môme  de 
l'Attique,  Athènes  le  reçoit  et  le  célèbre  à  son  tour.  Sans 
doute,  la  célébration  de  ces  fêtes  fut  laissée,  à  Athènes, 
aux  femmes,  et  plus  spécialement  aux  courtisanes  et  aux 
prêtresses  d'Aphrodite,  et  les  Adônies  n'y  ont  jamais  pris 
le  caractère  d'ime  fête  nationale;  mais  le  seul  fait  de 
l'introduction  et  du  maintien  des  Adônies  parmi  le  peuple 
grec,  si  glorieux  de  ses  propres  cultes  et  si  inditférent  aux 
cultes  étrangers,  du  moins  à  l'épocpie  où  sa  mythologie 
est  définitivement  fixée,  montre  la  puissance  d'extension 
et  la  marche  irrésistible  des  fêtes  du  Thammouz  phénicien. 
Enfin,  au  moment  où  la  civilisation  grecque  abandonne 
une  terre  et  un  peuple  qui  semblent  épuisés  de  trop 
d'efforts  et  de  trop  de  gloire,  émigré  dans  les  îles,  et, 
déplaçant  son  centre  même,  l'établit  au  delà  de  la  mer,  à 
Alexandrie,  c'est  dans  cette  ville  que  nous  retrouvons 
encore  les  fêtes  adôniques,  aussi  vivantes  et  plus  éclatantes 
que  jamais. 

Ainsi,  dans  la  Grèce,  dans  la  Phénicie  et  dans  l'Egypte, 
le  culte  et  les  fêtes  d'Adonis,  sous  des  formes  variables, 
mais  pénétrées  d'une  idée  religieuse  toujours  idenlicpie, 
se  sont  enracinés  dans  la  foi  et  dans  la  tradition  populaires. 
A  Athènes  et  à  Alexandrie,  comme  à  Byblos,  les  Adônies 
sont  devenues  un  usage  fidèlement  suivi,  une  fête  célébrée 
en  grande  pompe,  une  sorte  de  coutume  nationale.  Ces 
trois  villes,  centres  de  trois  civilisations  différentes,  s'unis- 
sant  pour  la  célébration  d'une  môme  fête  et  l'adoration 
d'une  même  divinité,  tout  en  donnant  chacune  au  culte  et 
aux  cérémonies  l'empreinte  de  son  propre  génie,  niôleni 
ainsi    trois    vies    différentes,    trois    caractères    ethniques 


LE    RÔLE  HISTORIQUE    DES   ÂDÔ>'IES  J  13 

presque  opposés,  dans  une  idée  commune  et  dans  un 
mythe  fondamental.  C'est  un  spectacle  étrange  et  à  peu 
près  unique  dans  l'antiquité  que  celui  de  ces  trois  civilisa- 
tions si  diverses  dans  leurs  origines,  dans  leurs  marches 
et  dans  leurs  conceptions  de  la  vie,  venant  ainsi  se  rejoindre 
et  s'unir  dans  une  forme  religieuse.  En  réalité,  c'est  là  un 
des  effets  les  plus  remarquables  de  ce  syncrétisme  qui  a 
envahi  le  monde  ancien,  au  moment  où  les  races  sémi- 
tiques et  aryennes,  où  les  nations  de  l'Europe  et  de  l'Asie 
Occidentale,  mises  en  contact  permanent  par  le  commerce 
ou  par  les  guerres,  ont  échangé  leurs  dieux  en  même 
temps  que  leurs  richesses  et  leurs  sciences.  Une  sorte  de 
confusion  s'établit  alors  entre  les  mythes  et  les  légendes 
religieuses  des  divers  peuples,  et  chacun  d'eux  croit  retrou- 
ver ses  propres  divinités  dans  les  divinités  analogues  des 
peuples  voisins.  Les  mythologies  se  pénètrent  l'une  l'autre, 
des  éléments  étrangers  modifient  les  récits  primitifs,  et 
de  ces  multiples  combinaisons  syncrétiques  sortent  des 
dieux,  non  pas  nouveaux  en  eux-mêmes,  mais  rajeunis  par 
des  formes  et  des  caractères  nouveaux  et  pour  ainsi  dire 
cosmopolites,  ce  qui  leur  permettra  de  voyager  de  nation 
en  nation,  sans  qu'aucune  d'elles  puisse  les  renier  tout  à 
fait.  C'est  ce  phénomène  qui,  en  se  produisant  pour  le 
mvthe  d'Adonis,  a  facilité  la  propagation  de  son  culte  et 
de  ses  fêtes  jusqu'aux  extrémités  du  bassin  méditerranéen. 
Et  cette  sorte  de  combinaison  syncrétique,  imprimant 
au  culte  d'Adonis  le  caractère  universel  et  commun  des 
grandes  théogonies  primitives,  n'est  ni  artificielle  ni 
momentanée  ;  elle  ne  consiste  pas  dans  une  apparence 
plus  ou  moins  réelle,  dans  une  juxtaposition,  sans  raison 
et  sans  logi({ue,  d'éléments  divers;    elle  est  au   contraire 

8 


Il4  LES    FÊTES    d\vI>ÔNIS-THAMMOL/ 

profonde,  essentielle,  venue  de  Tâme  même  du  m^'^the. 
Les  croyances  telluriques  des  populations  agricoles,  les 
mythes  solaires,  les  souvenirs  et  les  récits  légendaires 
des  civilisations  antérieures  et  des  premiers  efforts 
humains  se  fondent  ici  dans  un  dogme  unique,  réalisé  lui- 
même  sous  une  forme  expressive  et  large;  et  ainsi  cons- 
titué, ce  dogme,  par  la  force  même  de  toutes  les  tendances 
religieuses  qui  ont  concouru  à  le  former,  acquiert  une 
puissance  et  une  influence  souveraines  sur  les  peuples, 
qui  peuvent  tous  y  retrouver  quelque  trace  de  leur 
propre  génie  national.  Chez  la  plupart  d'entre  eux,  cette 
influence  se  révèle  dans  toutes  les  formes  de  leur  dévelop- 
pement :  dans  leur  philosophie,  dans  leur  histoire  sociale, 
dans  leurs  usages  et  dans  leurs  mœurs.  Et,  comme  le 
mythe  d'Adonis  est  essentiellement  solaire,  c'est  dans  le 
calendrier  de  ces  peuples  qu'on  en  trouve  les  vestiges  les 
plus  précis.  Le  calendrier  syro-phénicien  et  le  calendrier 
hébreu  portent  un  mois  du  nom  de  Thammoiiz^  qui  corres- 
pond à  juillet^  et  qui  formait  le  quatrième  mois  de  Tannée 
syro-chaldéenne,  commençant  elle-même  à  Féquinoxe  du 
printemps,  et  le  dixième  mois  de  l'année  syro-macédo- 
nienne,  dont  Tisri  (octobre)  était  le  premier.  A  Paphos,en 
Cypre,  un  mois  était  appelé  Aôos^  un  des  noms  d'Adonis. 
A  Séleucie,  le  mois  Adoiilsios  tombait  à  l'automne  et 
correspondait  à  août  et  septembre. 

Toutefois,  malgré  ce  mois  consacré  à  Adonis,  il  est 
difficile  de  déterminer  d'une  façon  exacte  l'époque  des 
Adônies.  La  question  est  très  controversée,  et  les  docu- 
ments historiques  qui  pourraient  la  résoudre  présentent 
des  affirmations  et  des  témoio-na2:es  contradictoires.  A 
Byblos,  la  fête  devait  commencer  avec  la  saison  des  pluies, 


LE    HÔLt;    HISTOIUQLE   DES   AUÔMES  115 

qui  détrempaient  la  terre  rougeàtre  des  rives  du  fleuve 
Adonis  et  semblaient  ainsi  Tensanglanter,  —  c'est-à-dire 
vers  la  fin  d'octobre  ou  le  commencement  de  novembre. 
Pourtant  le  voyageur  Maiindrell  fut  témoin  du  phénomène 
le  17  mars',  et  Renan  au  commencement  de  février*.  A 
Cypre  et  dans  un  grand  noml^re  de  villes,  la  fête  de  deuil 
commençait  à  l'équinoxe  d'automne —  23  septembre —  et 
la  fête  de  la  résurrection  huit  jours  après —  l*""  octobre. 
Or,  dans  le  calendrier  syro-macédonien,  le  1^""  octobre 
étant  le  premier  jour  de  l'année,  les  Adônies  étaient  célé- 
brées durant  les  huit  derniers  jours  de  l'année,  et  cette 
date  serait  confirmée  par  les  témoignages  d'Ammien- 
Marcellin',  déclarant  que  les  Adônies  se  célébraient  à 
Antioche  après  l'entier  accomplissement  de  l'année,  et  de 
Théocrite,  qui  met  dans  la  bouche  d'une  aède  ces  paroles 
significatives  :  «  Après  le  douzième  mois,  les  Heures  aux 
pieds  délicats  ont  ramené  Adonis  des  bords  de  l'Akhé- 
rôn*.  ))  C'est  encore  à  l'appui  de  cette  même  opinion 
que  vient  s'ajouter  un  autre  texte  d'Ammien-Marcellin, 
qui  nous  rapporte  que  l'empereur  Julien  arrivant  à  An- 
tioche à  l'automne,  pour  y  passer  l'hiver  et  préparer  son 
expédition  contre  les  Perses,  entendit  à  son  entrée  dans 
la  ville  les  lamentations  des  Adônies'.  De  son  côté,  l'au- 
teur du  De  Dea  Syria  affirme  que  les  grandes  fêtes 
syriennes  —  et    il  s'agit  là  évidemment  des  Adônies  — 


1.  Maundrell,  Fo//o^(',  p.  57-58.   ' 

2.  Mission  de  Phcnicir,  p.  283. 

3.  «  Evenerat  autem  iisdem  diebus  annuo  ciirsu  complcto  Adoiiia 
ritu  veteri  celebrari. . .  »  f^Ammien-Marcellin,  Hist.,  XXII,  9.) 

4.  Théoci'ite.  Ich/lles,  XV,  v.  102-10.3. 

5.  Aimui(Mi-Marcellin,  Histoii-rs,  XXII,  9. 


116  LES    FÊTES    d'aDÔNIS-THAMMOUZ 

avaient  lieu  au  commencement  du  printemps:  «  Mais  de 
toutes  les  fêtes  que  j'ai  vues,  dit-il,  la  plus  solennelle  est 
celle  qu'ils  célèbrent  au  commencement  du  printemps. 
Les  uns  rappellent  le  bûcher,  et  les  autres  la  lampe  '.  » 
Une  troisième  opinion,  basée  sur  de  nombreux  témoi- 
gnages, place  Tépoque  des  Adônies  au  solstice  d'été. 
Maimonide'  affirme  qu'elles  se  célébraient  le  premier 
jour  du  mois  de  Thammouz.  Le  mois  de  Thammouz,  com- 
paré au  calendrier  grégorien,  commençait  le  25  juin  et  se 
terminait  le  24  juillet,  ce  qui  place  alors  la  date  des  Adô- 
nies au  commencement  de  l'été.  Saint  Jérôme  est  égale- 
ment fort  affirmatif  :  «Au  mois  de  juin,  on  célèbre  la  mort 
du  beau  jeune  homme,  amant  de  Vénus,  qui,  dit-on, 
ressuscita  ensuite  ;  on  donne  son  nom  à  ce  mois  de  juin, 
et  on  y  célèbre  pour  lui  une  fête  anniversaire'.  »  Il 
n'est  peut-être  pas  inutile  de  rappeler  que  les  Sabéens, 
d'après  le  Fihrist  el-Ulihn,  célébraient,  dans  le  courant  du 
mois  de  Thammouz,  une  fête  nommée  El-Buqàt,  au  cours 
de  laquelle  les  femmes  pleuraient  sur  la  mort  du  dieu 
Tâ-Uz\ 

C'est,  en  tous  cas,  en  été  que  les  Adônies  avaient  lieu 
en  Grèce,  et  en  particulier  à  Athènes,  car  il  ne  paraît  pas 
possible  de  justifier  l'opinion  de  Corsini^,  qui  estime 
que  les  Adônies  d'Athènes  étaient  célébrées  au  début  du 
printemps,  concordant  ainsi  avec  l'époque  que  l'auteur  du 


1 .  De  Dea  Syria,  49. 

2.  Maimonide,  III,  20. 

3.  Saint  Jérôme,  Commentaire    sur  Ezèchiel,    livre    III    (Ezéchiel, 
VIII,  14). 

4.  Chwolsohn,  Die  Ssahicr  und  dcr  Ssabismus,  tome  II,  p.  27. 

5.  Fasti  Attici,  tome  II,  p,  298-299. 


LE    RÔLE    HISTORIQUE    DES    ADÔNIES  117 

De  Dea  Syrla  iixe  aux  ièLes  syiieiiiies.  11  siiKil,  en  effet, 
de  juxtaposer  et  de  confronter  deux  textes,  également 
précis,  de  Thucydide  et  de  Plutarque,  pour  s'en  con- 
vaincre. Thucydide^  rapporte  qu'Alcibiade  partit  en  été 
pour  son  expédition  de  Sicile  ;  Plutarque^  raconte  que 
ce  départ  s'effectua  au  milieu  des  lamentations  et  des 
sanglots  des  femmes,  qui  célébraient  les  fêtes  d'Adonis. 
Platon^  et  Théophraste*  rapportent  aussi  que  c'était  dans 
cette  saison  de  l'été  qu'on  semailles  «jardins  d'Adonis'  ». 
Comment  concilier  tant  d'opinions  différentes?  Faut-il 
en  conclure  que  les  Adônies  ne  se  célébraient  pas  à  la 
même  époque  chez  tous  les  peuples,  ou  faut-il  admettre 
qu'il  y  avait  chaque  année  plusieurs  célébrations  des 
fêtes  d'Adonis  ?  C'est  à  cette  seconde  explication  que 
s'est  arrêté  Movers,  qui  pense  qu'une  double  conception 
d'Adonis  avait  dû  créer  deux  fêtes  distinctes  :  l'une  ayant 
lieu  au  printemps,  en  l'honneur  du  dieu  jeune  et  beau 
qui  va  périr  dans  l'été  trop  brûlant,  l'autre  à  l'automne, 
en  l'honneur  du  dieu  des  fruits,  victime  de  l'hiver.  «  Plu- 
sieurs raisons,  dit-il,  font  croire  à  l'existence  de  deux  et 
même  de  trois  fêtes  différentes  d'Adonis  :  la  première 
vers  la  fin  du  printemps,  la  deuxième  à  l'automne,  et  la 
troisième  —  du  moins  à  une  époque  postérieure  —  à  la 
fin  de  l'année.  Si  l'on  ne  croit  pas  —  avec  raison  du  reste 
—  que  les  fêtes  de  divers  dieux  syriens  ou  phéniciens 
soient  ici  confondues,  on  trouve  donc  plusieurs  manières 

1.  Thucydide,  Histoires,  VI,  30. 

2.  Plutarque,  Nicias,  xiii;  Alcibiade,  xviii. 

3.  Platon,  Phèdre,  Lxi. 

4.  Théophraste,  Hist.  Plant.,  11b.  VI,  cap.  vu. 

5.  Sur  les  Jardins  d'Adonis,  voir  :  Hesj^chius,  'ASmviSoç  -/.r^Tioi.  ;  Meur- 
sius,  Grœcia  ferata  lib.  I,  tome  III;  Platon,  Phèdre,  lxi.. 


118  LES    FÊTES    d'aDONIS-THAMMOUZ 

de  comprendre  Adonis  :  1"  c'est  un  dieu  du  printemps 
(pii  succombe  sous  la  chaleur  ardente  de  Tété  oriental  et 
le  perfide  simoun  ;  2"  c'est  un  dieu  de  l'automne,  dont 
l'activité  cesse  au  début  de  l'hiver;  3°  c'est  un  dieu  de 
l'année  qui  meurt  à  la  fin  de  chaque  année  pour  renaître 
au  commencement  de  l'année  nouvelle.  Cette  dernière 
conception  d'Adonis,  considéré  comme  dieu  de  l'année, 
ou  plutôt  comme  le  soleil  de  l'année,  conception  qu'ex- 
prime nettement  Théocrite:  «  Après  le  douzième  mois,  les 
Heures  aux  pieds  délicats  te  ramènent  Adonis,  des  bords 
de  l'intarissable  Akhérôn\  »  ressort  surtout  de  l'obser- 
vation suivante  :  les  Adônies  syriennes  étaient  célébrées 
à  Antioche,  d'après  Ammien-Marcellin,  vers  la  fin  de 
l'année,  aniiiio  cursu  compléta,  et,  comme  nous  l'avons 
déjà  dit,  vers  la  fin  de  l'année  orientale,  c'est-à-dire  vers 
l'équinoxe  d'automne,  ce  qui  nous  ramène  au  mythe 
qui  place  Adonis  pendant  la  moitié  de  l'année  —  de 
l'équinoxe  du  printemps  à  celui  d'automne  —  chez 
Aphrodite,  et  pendant  la  seconde  moitié  —  de  l'équinoxe 
d'automne  à  celui  du  printemps  —  chez  Perséphone^ 
Comme  Adonis  mourait  le  23  septembre  et  était  pleuré 
pendant  sept  jours,  le  huitième  jour,  c'est-à-dire  celui  de 
sa  résurrection,  tombait  précisément  le  premier  Tisri  ou 
octobre,  premier  jour  de  la  nouvelle  année  syrienne,  qui 
était  célébré  partout  par  des  cris  de  joie.  On  est  donc 
autorisé  à  croire  que  cette  résurrection  d'Adonis  le 
premier  jour  de  l'année  représentait  le  rajeunissement  du 
soleil  après  le   cours  d'un  an.  C'était  donc    tout  simple- 


1.  Théocrite,  IdijUcs,  XV,  v.  103. 

2,  Macrobe,  Saturnalia,  I,  21;  Cyrill.  Alexandr.,  tome  II,  p.  275. 


LE  RÔLE  HISTORIQUE  DES  ADÔNIES  119 

ment  une  fête  de  l'année,  qui  commençait  avec  le  deuil  à 
la  fin  de  Tan  et  se  terminait  dans  l'allégresse  au  début  de 
l'année  nouvelle,  où  l'idée  de  la  mort  et  de  la  résurrec- 
tion du  dieu  du  soleil  donnait  lieu  au  deuil  et  à  la  joie  ^  » 
Movers  a  condensé  avec  beaucoup  de  précision  et  de 
logique  les  témoignages  et  les  preuves  morales  que  Ton 
peut  alléguer  pour  démontrer  soit  l'existence  d'une  fête 
d'Adonis  au  printemps,  soit  celle  d'une  autre  fête  à  l'au- 
tomne. Faut-il  en  conclure,  comme  il  le  fait  lui-même, 
qu'Adonis  était  célébré  deux  fois,  à  deux  époques  distinctes 
de  l'année,  en  deux  fêtes  de  cérémonies  et  de  conceptions 
différentes  ?  Nous  ne  le  pensons  pas. 

En  réalité,  si  l'on  examine  avec  quelque  attention  la 
signification  symbolique  du  mythe  d'Adonis,  on  en  vient 
vite  à  se  convaincre  qu'elle  peut  évoquer  soit  l'idée  de 
la  mort  du  printemps  sous  les  ardeurs  brûlantes  de  l'été, 
soit  celle  de  la  mort  de  l'été  et  des  fruits  de  la  terre  dans 
l'âpreté  de  l'hiver.  Quant  au  sens  purement  calendaire, 
auquel  Movers  semble  donner  tant  d'importance,  il  semble 
|)liis  juste  de  penser  qu'il  a  été  juxtaposé,  à  une  époque  pos- 
térieure, à  l'une  des  deux  idées  précédentes.  Il  est  hors  de 
doute,  si  l'on  prend  pour  témoignages  les  fêtes  d'Athènes 
et  les  textes  de  Platon,  de  Théophraste,  de  saint  Jérôme 
et  de  tant  d'autres,  qu'une  partie  du  monde  ancien  a 
considéré  Adonis  comme  la  personnification  même  du 
printemps.  Jeune  et  beau,  présidant  à  l'éclosion  des 
semences,  à  l'épanouissement  de  la  vie,  victorieux  des 
ombres  qui  le  retenaient  dans  les  domaines  souterrains, 
Adonis  représente  bien   le    printemps  sous  sa   forme  la 

1.  Movers,  Die  Phônùicr,  tome  I",  ehap.  vu. 


120  LES    FÊTES    d'aDÔNIS-THAMMOUZ 

plus  expressive  el  la  plus  gracieuse.    «  Adonis,  dit  Gui- 
gniaut,    était    par-dessus    tout,     en     Orient    comme     en 
Occident,   le  dieu  jeune  et  beau   du  printemps,  le  dieu 
moissonné  dans    sa  fleur  ;    il  dut  être,   en    Phénicie   ou 
à    Babylone,     l'un    des    membres    d'une   triade     divine, 
composée  avec  lui    du   dieu    viril    de    l'été,   fort  et  ter- 
rible, funeste    ou  favorable  tour  à   tour,    répondant  à  la 
fois    à  Mars,   à    Hercule,  à    Apollon,    et    du  dieu  vieilli, 
du    dieu   caché  de   l'hiver,  Cronos   ou    Saturne,  se    reti- 
rant   en     lui-même    et    recueillant    ses   forces    épuisées 
pour  des  générations  nouvelles.  Ce  furent  là,  selon  toute 
apparence,    trois    formes   différentes   et  corrélatives    du 
même    grand   dieu    solaire    et    planétaire,    de    Baal    ou 
Bélus,  formes  représentant   les  trois  grands  pouvoirs  de 
la  nature  et  les  trois   saisons  de   l'année,   formes  impli- 
quées par  le  mythe  même   d'Adonis  tel  que   le  racontait 
Panyasis.  C'est  là  en  même  temps  ce  qui  explique  qu'Ado- 
nis, incarnation  de  la  divinité  révélée  non  seulement  sous 
des  formes  mais  à  des  degrés  divers,  ait  pu  être  regardé 
tour  à   tour    comme    le  dieu   du  printemps,    le   dieu    de 
l'agriculture  et  le  dieu    suprême,  comme   le  soleil   dans 
son  influence  bienfaisante  sur  la  terre  et  sur  ses  produc- 
tions, ou  comme  le  principe  même  de  la  lumière  et  de  la 
vie\  »    Personnification    du    printemps.    Adonis   s'efface 
dans   les  tempêtes  brûlantes  de  l'été.    De  même   que  le 
fenouil,  l'orge  et  la  laitue  semés  dans  les  pots  d'argile  de 
ses  jardins,  le  jeune  dieu  mourait  sous  l'action  dévorante 
d'un  soleil  trop  ardent! 


1.  Creuzer-Guigniaut,  Religions  de  l'Antiquité,  note  de  Guigniaut, 
dans  le  tome  II,  p.  922, 


LE    RÔLE    HISTORIQUE    DES    ADÔNIES  121 

D'autre  part,  les  diverses  circonstances  des  fêtes  de 
Byblos  et  d'Antioche,  les  textes  très  précis  d'Ammien- 
Marcellin,  de  Théocriteetde  Macrobenous  présentent  une 
tout  autre  idée  dWdônis.  Personnifiant  la  force  fécondante 
et  active  du  soleil,  il  est  le  dieu  protecteur  des  moissons 
et  des  fruits  de  la  terre,  il  répand  sur  toutes  choses  la 
chaleur  et  la  vie  solaires.  C'est  donc  Fhiver,  qui  sera, 
pour  ainsi  dire,  son  meurtrier,  c'est  sous  la  brume  et  le 
froid  de  la  nouvelle  saison  qu'il  succombera.  Cette  image 


LA  MORT  d'adonis  (Montfaucon) 

concorde  d'ailleurs  avec  l'idée  que  les  anciens  attachaient 
au  sanglier,  qui  pour  eux  symbolisait  la  force  mauvaise 
et  destructive  de  l'hiver  :  en  racontant  qu'Adonis  avait 
péri  sous  la  dent  d'un  sanglier,  c'était  cette  conception  de 
l'été  succombant  à  l'approche  de  l'hiver,  qui  se  présentait 
naturellement  à  l'esprit  des  foules'. 

C'est  pour  concilier  ces  deux   conceptions  que  Movers 
a  supposé  l'existence  d'une  double  fête  d'Adonis,  célébrée 

1.  Macrobe,  Satumalia,  I,  21. 


122  LKS    FÊTES    d'aDÔNIS-THAMMOUZ 

à  la  fin  du  printemps  et  à  Tautomne.  L'hypothèse  est  ingé- 
nieuse et  n'a  rien  (rinvraisemblable.  Elle  expliquerait 
môme  avec  raison  la  plupart  des  contradictions  des 
écrivains  anciens  à  ce  sujet.  Mais  il  faut  remarquer 
qu'aucun  des  nombreux  textes  que  nous  possédons, 
à  quelque  époque  de  l'année  qu'ils  placent  les  Adô- 
nies,  ne  fait  une  allusion,  si  discrète  soit-elle,  à  une 
double  fête  d'Adonis.  Tous  s'accordent  au  contraire 
pour  désigner  sous  ce  nom  une  fête  unique,  et  d'autant 
plus  solennelle  qu'elle  ne  se  célébrait  qu'une  fois  chaque 
année.  D'autre  part,  si  l'on  admettait  l'explication  de 
Movers,  il  serait  bien  surprenant  que  l'usage  ne  se  fût 
pas  répandu  —  et  cela  dès  la  plus  haute  antiquité  —  de 
distinguer  les  deux  fêtes  l'une  de  l'autre,  et  de  désigner, 
sous  des  dénominations  spéciales,  les  Adônies  du  prin- 
temps et  celles  de  l'automne.  Mais  tous  les  auteurs  anciens, 
même  les  plus  explicites,  restent  muets  sur  cette  question, 
et  aucun  d'eux,  pas  plus  d'ailleurs  que  les  considérations 
tirées  des  usages  populaires  ou  de  l'étude  du  mythe  lui- 
même, ne  nous  permet  d'adopter  la  conclusion  de  Movers. 
Si  un  historien  aussi  amoureux  de  logique  et  de  préci- 
sion que  ]Movers  a  pu  en  arriver  à  une  hypothèse  pure- 
ment gratuite,  c'est  qu'il  semble  bien  en  effet  que  celte 
question  exige,  pour  être  résolue  d'ime  façon  satisfai- 
sante, des  documents  historiques  que  nous  ne  possédons 
pas.  On  pourra  discuter  indéfiniment  et  opposer  les  uns 
aux  autres  des  textes  également  catégoriques,  on  n'arri- 
vera en  somme  qu'à  édifier  des  hypothèses  plus  ou  moins 
plausibles,  parmi  lesquelles  celle  de  Movers  demeurera 
encore  la  plus  raisonnable  et  la  plus  vraisemblable .  A 
défaut  d'indications  plus  claires,  il  faut  donc  s'en  tenir  aux 


LE    RÔLE    HISTORIQUE    DES    ADÔ^'IES  123 

renseignements  que  nous  fournissent  les  anciens,  et  sans 
y  voir  plus  qu'il  ne  s'y  trouve,  déterminer  d'après  eux, 
non  pas  l'époque  des  Adônies  en  général,  mais  les  dates 
diverses  auxquelles  elles  se  célébraient,  suivant  le  lieu  et 
le  temps.  La  seule  conclusion  logique  et  à  peu  près  cer- 
taine que  l'on  puisse  en  effet  tirer  des  textes  anciens, 
c'est  que  les  fêtes  d'Adonis  ne  se  célébraient  pas  à  la 
même  époque  dans  toutes  les  villes.  Acceptons  donc  la 
date  de  l'automne  pour  les  Adônies  de  Byblos,  d'An- 
tioche,  d'Alexandrie,  etc.,  puisque  des  témoignages 
formels  nous  la  proposent,  et  d'autre  part  acceptons  de 
même  la  date  de  Tété  pour  les  Adônies  d'Athènes  et  des 
pays  grecs.  Bien  que  ses  fêtes  eussent  conservé  l'idée 
essentielle  du  mythe  adônique,  il  est  en  effet  fort  pro- 
bable qu'en  s'adaptant  aux  mœurs  et  aux  religions  des 
peuples  étrangers,  en  entrant  dans  des  mythologies  bien 
différentes  de  sa  mythologie  originelle,  le  dieu  de  Byblos 
modifiait  quelques-uns  de  ses  caractères  mythiques  et  se 
prêtait,  par  sa  nature  même,  à  des  conceptions  nombreuses 
et  variables.  Considéré  sans  doute  à  l'origine  comme  le 
Baal  solaire  et  suprême,  d'où  découlent  toute  force,  toute 
vie  et  toute  volonté  créatrice,  il  a  fort  bien  pu,  en  péné- 
trant en  Grèce,  abandonner  quelques-uns  de  ses  traits  qui 
ne  convenaient  pas  à  la  mythologie  hellénique,  et  devenir 
ainsi,  par  une  transformation  peu  profonde  et  toute 
naturelle,  le  dieu  gracieux  et  léger  du  printemps.  De  là 
une  chronologie  différente  pour  ses  fêtes,  une  date  nou- 
velle en  conformité  avec  le  symbole  nouveau.  Les  Athé- 
niens auraient  ainsi  pris  l'habitude  de  célébrer  la  mort 
d'Adonis  vers  le  commencement  de  l'été,  et  au  moment 
où  l'influence  grecque  envahit  les  îles  et   les  rivages  de 


124  LES    FÊTES    d'aDÔNIS-THAMMOUZ 

l'Asie,  cet  usage  aurait  peu  à  peu  pénétré  dans  plusieurs 
villes  orientales.  Telle  est,  semble-t-il,  la  seule  solution 
possible  de  cette  ténébreuse  question.  D'ailleurs,  s'il  y  a 
certainement  eu,  dans  la  célébration  des  fêtes  d'Adonis, 
des  variations  de  dates,  déterminées  par  des  circonstances 
spéciales,  il  est  de  même  certain  que  ces  variations  n'ont 
en  rien  altéré  l'idée  maîtresse  du  culte,  et  que,  fêté  à 
l'automne  ou  au  printemps,  Adonis  garde,  aux  yeux  des 
divers  peuples,  le  môme  symbole  solaire,  tellurique  et 
zodiacal  qu'il  présente  dès  l'origine. 

11  ne  faut  en  effet  jamais  oublier,  dans  l'étude  du  culte 
d'Adonis,  que  son  extension  continue  le  destinait  fatale- 
ment à  des  modifications  incessantes,  à  des  transformations, 
peu  importantes  sans  doute,  mais  par  cela  même  d'autant 
plus  nombreuses  et  plus  fréquentes.  Car  ce  n'est  pas 
seulement  dans  l'époque  des  fêtes,  mais  aussi  dans  leur 
durée  que  nous  trouvons  des  usages  différents.  Bien  que 
ce  point  semble  plus  clair  et  moins  complexe  que  le  pré- 
cédent, il  faut  admettre,  là  aussi,  une  certaine  prédo- 
minance des  coutumes  locales  et  une  adaptation  étroite 
de  ces  coutumes  au  thème  religieux  d'Adonis.  Un  ancien 
usage  de  l'Orient,  communément  adopté  dans  la  Judée, 
dans  l'Egypte,  dans  la  Syro-Phénicie,  en  Cypre  et  dans 
les  îles  phéniciennes,  fixait  à  sept  jours  le  temps  pendant 
lequel  on  pleurait  les  morts  \  On  pleurait  donc  Adonis 
pendant  ce  même  temps,  car  on  s'appliquait  à  rendre  au 
dieu  les  mêmes  honneurs  funéraires  qu'aux  mortels 
illustres.  Ce  temps  de  deuil  était  encore  déterminé  à 
Byblos  par  une  autre  raison.  Le   deuil  y  commençait  le 

1.  Gen.,  L,  10;  Sam.,  xxxi,  13  ;  Judith,  xvi,  29.  —  Heliodor. 
yËthiop.,  VII,  11.  — De  Dea  St/ria,  52-53.  —  Ammien-Mareellin, XX,  1. 


LE    RÔLE    HISTORIQUE    DES    ADÔMES  125 

jour  oii  les  femmes  crAlexandrie  jetaient  dans  la  mer  une 
tète  de  papyrus, qui ,  naviguant  pendant  sept  jours,  et  sui- 
vant la  route  parcourue  par  le  coffre  antique  d'Osiris, 
venait  fidèlement  aborder  sur  la  côte  de  Byblos,  C'est  ce 
que  nous  rapporte  Tauteur  du  De  Dea  Syria  :  «  Tous  les 
ans,  dit-il,  il  vient  d'Egypte  à  Byblos  une  tête  qui  nage 
sur  les  flots  pendant  sept  jours  ;  les  vents  la  poussent  par 
une  puissance  mystérieuse  ;  elle  n'est  jamais  emportée 
d'un  autre  côté,  et  elle  ne  manque  jamais  d'arriver  à 
Byblos.  C'est  une  vraie  merveille,  qui  arrive  chaque  année, 
et  dont  je  fus  témoin  lors  de  mon  séjour  à  Byblos,  où 
j'ai  vu  cette  tète  faite  de  papyrus'.  »  Dans  d'autres 
auteurs-,  au  lieu  d'une  «  tète  de  papyrus  »,  X£(paX7]  jSuêXtVT), 
il  est  question  d'un  vase  de  terre  dans  lequel  étaient 
enfermées  des  lettres  «  écrites  sur  du  papyrus  »,  èv:i(jTokàç 
jSuêXîvaç,  et  annonçant  qu'Adonis  était  retrouvé.  Cette  tête 
ou  ce  vase,  recueilli  à  Byblos  par  les  fidèles,  devenait  dès 
lors  le  symbole  du  dieu  ressuscité  :  le  deuil  se  terminait 
pour  faire  place  à  la  joie  de  la  résurrection.  Ce  deuil  de 
sept  jours  est  d'autre  part  assez  en  conformité  avec  le 
caractère  solennel  et  excessif  des  fêtes  orientales  et  par- 
ticulièrement des  Adônies.  Mais  on  peut  penser  que 
lorsque  le  fanatisme  ardent  des  antiques  fêtes  du  Tham- 
mouz  se  fut  affaibli,  lorsque  ces  cérémonies  religieuses 
n'apparurent  plus  que  comme  une  sorte  de  manifestation 
extérieure  et  de  parade  symbolique,  la  longueur  de  ce 
deuil  s'abrégea,  même  à  Byblos.  A  Athènes  et  à  Alexan- 
drie, la  double  fête  de  la  douleur  et  de  la  joie  se  célébrait 

1.  De  Dea  Syria,  7. 

2.  Cyrill.   Alexandrin.,    Coimneiu.   in  Isaiain  ;    Procope   de   Gaza, 
Ad  Isd.iaiii,  cap.  ii. 


i26  LES    FÊTES    D  AUÔMS-THAMMOL/ 

en  deux  jours.  Dans  la  plupart  des  villes  de  TOrient,  les 
Adônies,  d'après  les  premières  coutumes,  se  célébrèrent 
longtemps  encore  pendant  huit  jours,  durant  lesquels  les 
plantes  des  jardins  d'Adonis,  par  leur  germination,  leur 
épanouissement  et  leur  mort,  constituaient  le  symbole 
entier  de  la  vie  brève  du  dieu.  Antioche,  Elymaïs,  Perge, 
les  villes  de  la  Pamphylie,  de  Rhodes,  de  Gypre  et  de 
Crète  semblent  avoir,  sur  ce  point,  suivi  les  usages  syro- 
phéniciens.  Les  Adônies,  toujours  considérées,  dans  la 
Grèce  proprement  dite,  comme  des  fêtes  étrangères  et 
réservées  seulement  aux  femmes,  et  plus  spécialement  aux 
courtisanes  et  aux  prêtresses  d'Aphrodite,  avaient  gardé 
en  Asie  leur  caractère  de  fête  suprême  et  solennelle.  Là, 
pendant  sept  jours,  à  Jérusalem  comme  à  Byblos,  dans 
les  vallées  de  l'Oronte  et  du  Jourdain,  et  le  long  des 
rivages  de  la  mer,  les  femmes  pleurent  le  dieu  bien-aimé,et, 
comme  Isis,  l'épouse  éplorée,  elles  cherchent  son  cadavre 
pour  l'entourer  de  leur  amour  et  le  ramener  à  la  vie. 

Et  si  l'on  songe  à  l'immense  concours  de  peuples  qui 
affluaient  à  Byblos,  à  Antioche,  à  Alexandrie,  pour  la  célé- 
bration des  Adônies,  si  l'on  considère  surtout  quel 
caractère  ardent  et  fanatique  leur  avait  donné  l'exaltation 
sans  mesure  de  ces  foules  qui  retrouvaient  dans  leur  dieu 
mort  et  ressuscité  toute  leur  histoire  et  tout  le  cycle 
mythique  dont  les  figures  merveilleuses  peuplaient  leurs 
imaginations  d'enfants,  si  l'on  imagine  toutes  ces  foules 
pleurant  et  se  lamentant  dans  les  rues,  et  mêlant  aux 
bruits  de  la  mer  le  retentissement  de  leurs  sanglots,  on 
comprendra  quelle  grandeur  tragique  enveloppait  ces 
fêtes,  quelle  impression  aiguë  et  poignante  devait  s'en 
dérraçrer,  et  on  trouvera  moins  invraisemblables  les   pra- 


LK    RÔLE    HISTORIQUE    DES    AUÔMES  127 

tiques  sanglantes  et  les  voluptés  sans  limites  qui  y 
régnaient.  Et  quand,  au  premier  jour  de  l'année  — 
l^"^  tisri  ou  octobre,  —  qui  marquait  la  fin  du  deuil,  cette 
douleur  se  changeait  en  une  réjouissance  universelle,  la 
même  violence  qui  s'était  manifestée  dans  le  deuil  se 
manifestait  dans  la  joie,  et  par  là  s'accentuaient  plus  pro- 
fondément encore  le  contraste  des  deux  parties  de  la  fête 
et  le  symbole  du  mythe  lui-même.  C'est  là  que  se  con- 
dense non  seulement  le  caractère  spécial  d'un  peuple, 
mais  aussi  le  caractère  plus  général  de  tout  l'Orient 
antique.  Cette  ivresse  extérieure,  tumultueuse,  exaltée, 
qui  déborde  en  des  manifestations  sans  fin,  enferme  toute 
l'âme  orientale,  à  la  fois  profonde  et  ingénue,  voluptueuse 
el  mystique.  Le  dieu  Adonis,  mort,  comme  Melkarth,  dans 
ime  sorte  de  sacrifice  de  lui-même,  abandonnant  la  vie 
et  la  joie  pour  en  enfermer  c  symbole  et  la  promesse,  en 
même  temps  que  lui-même,  ('ans  le  cœur  et  l'esprit  des 
hommes,  puis  ressuscitant  des  ombres  de  la  mort  et  rap- 
portant une  nouvelle  vision  de  beauté  et  de  fécondité,  est 
assurément  la  personnification  divine  la  plus  réelle,  la 
plus  vivante,  des  aspirations  et  des  rêves  dés  peuples  de 
la  Méditerranée  orientale  et  des  plaines  de  l'Asie  Moyenne. 
Ce  qu'il  représente,  dans  les  variations  de  sa  destinée  et 
les  alternatives  de  sa  gloire,  c'est  la  palpitation  même  de 
ce  monde  antique,  qui  se  trouve  ici  comme  incorporé  à 
son  dieu,  et  c'est  pour  cela  que,  vivant  de  sa  vie  et 
mourant  de  sa  mort,  ce  monde  tout  entier  manifeste,  avec 
tant  de  force,  sa  douleur  et  sa  joie,  dans  les  fêtes  écla- 
tantes, où  se  renouvelle,  chaque  année,  le  symbole 
mystique,  la  mort  et  la  résurrection  d'Adonis. 


CHAPITRE  11 

LA   CÉLÉBRATION   DES    ADONIES 

«  L'originalité  de  la  religion  phénicienne  est  surtout 
dans  le  caractère  violent  et  passionné  de  ses  rites  et  dans 
les  contrastes  qu'ils  présentent,  A  des  scènes  de  luxure 
comme  celles  qui  se  répétaient  sans  cesse  dans  les  parvis 
du  temple  d'Astarté  succédaient,  à  bref  délai,  les  funèbres 
accès  d'une  dévotion  barbare  et  les  immolations  meur- 
trières qu'ils  provoquaient.  Pour  ne  pas  parler  de  ce  que 
nous  trouverons  en  Grèce,  comme  les  âmes  sont  ici 
moins  douces  et  les  sentiments  moins  tempérés  qu'ils  ne 
l'étaient  en  Egypte!  C'est  que  les  Phéniciens  étaient  sur- 
tout des  commerçants  et  des  marins;  il  n'y  avait  point  de 
place  dans  leur  vie  pour  cette  culture  littéraire  et  philo- 
sophique ni  pour  ces  jouissances  de  l'art  qui  élèvent 
l'esprit,  qui  attendrissent  et  qui  modèrent  les  cœurs.  Ces 
âmes,  toujours  tendues  par  l'âpre  désir  et  par  l'inquiète 
espérance  du  gain,  avaient  de  brusques  détentes:  à  peine 
échappées  au  péril  de  la  mer,  elles  se  jetaient  dans  le 
plaisir  avec  emportement;  puis,  assouvies  et  reposées, 
elles  se  redonnaient  tout  entières  au  souci  des  affaires  '!  >i 
Les  fêtes  religieuses  de  Phénicie,  qui  marquaient  une 
trêve  de  quelques  heures  au  négoce  d'une  ville  ou  d'un 
peuple,  prenaient  en  effet,  par   cela   même,   un   caractère 

1.   l'eiTot  et  Chipiez,  Histoire  de  l'Art  dans   [' antiquité,  tome  III, 
p.  75-76, 


La  célébration  des  adônies  129 

d'autant  plus  violent  et  plus  excessif.  Délivrés  des  soucis 
de  leur  besogne  journalière,  ces  marchands  se  précipi- 
taient dans  les  fêtes  avec  une  sorte  de  fureur  fanatique,  et 
leurs  manifestations  religieuses  en  revêtaient  une  nature 
et  un  éclat  spéciaux.  Voilà  ce  qu'il  ne  faut  pas  oublier  si 
l'on  veut  se  faire  une  idée  exacte  des  fêtes  phéniciennes 
d'Adonis.  Les  textes  sont  unanimes  à  nous  représenter 
celles  de  Byblos  comme  des  cérémonies  d'une  magnifi- 
cence et  d'une  solennité  incomparables.  Tout  nous  porte 
à  croire  en  effet  que,  dans  ce  centre  même  du  culte  adô- 
nique,  les  fêtes  du  dieu  étaient  célébrées  avec  une  pompe 
sans  égale  et  un  déploiement  tout  oriental  de  manifesta- 
tions diverses  et  bruyantes,  (^uand  le  fleuve  Adonis  se 
teignait  du  sang  du  dieu  mort,  les  femmes  de  Byblos  se 
racontaient  entre  elles  que  le  chasseur  divin  venait  d'être 
frappé  par  le  sanglier,  et  dans  toute  la  ville  le  deuil  com- 
mençait. C'était  la  période  des  lamentations,  des  plaintes, 
des  sanglots  et  des  cérémonies  funèbres.  Les  femmes 
parcouraient  les  rues  en  se  frappant  la  poitrine;  elles 
cherchaient  Adonis  et  l'appelaient.  Elles  se  lamentaient  sur 
lui  et  criaient  :  «  Hélas!  mon  seigneur;  hélas!  ma  sei- 
gneurie, »  pleurant  à  la  tois  le  dieu  et  la  déesse,  xoûp'/j 
xaL  y.ôpoç,  enfermés  dans  le  même  symbole.  Pendant  les 
sept  jours  que  durait  ce  deuil  tumultueux,  une  sorte  de 
frénésie  les  agitait,  et  elles  épuisaient  toutes  les  formes  de 
la  douleur.  Les  cheveux  épars,  les  robes  flottantes  et  sans 
ceinture,  elles  sanglotaient,  pendant  les  nuits  entières, 
sur  le  seuil  de  leurs  portes  ou  le  long  des  murailles  des 
temples  ' .  Pour  accentuer  davantage  la  signification  de  ce 

1.   Cf.  Ezéchiel,  vui.  14. 


130  LES    FÊTES    d'aDÔNIS-THAMMOUZ 

deuil  où,  en  pleurant  Adonis,  on  pleurait  la  mort  de  toute 
force  et  de  toute  fécondité,  les  rapports  conjugaux  eux- 
mêmes  étaient  interrompus,  comme  en  témoigne  ce  texte, 
cité  par  Movers  :  «  Cumque  suos  célébrant  ritus  his  esse 
diebus  se  caslos  memorant.  —  Pendant  le  cours  des  fêtes, 
ils  ont  soin  de  demeurer  chastes.  »  C'était  là,  d'ailleurs, 
une  coutume  très  répandue,  La  continence,  l'abstinence 
et  le  jeune  étaient  observés,  en  de  fréquentes  occasions, 
comme  un  témoignage  de  deuil.  Ainsi,  chez  les  Sabéens, 
les  femmes  qui  célébraient  la  fête  du  dieu  Tâ-Uz  et  qui 
se  lamentaient  sur  sa  mort,  ne  se  nourrissaient,  pendant 
tout  le  cours  des  fêtes  funèbres,  que  de  fruits  séchés,  et 
devaient  rigoureusement  s'abstenir  de  farine  moulue'. 
Ces  sacrifices  et  ces  privations  se  traduisaient^  dans  les 
Adônies,  par  un  usage  très  fidèlement  observé  :  beaucoup 
de  femmes,  en  signe  de  deuil,  se  rasaient  la  tète  et  fai- 
saient au  dieu  le  sacrifice  de  leur  chevelure.  Celles  qui 
ne  consentaient  pas  à  ce  sacrifice  étaient  tenues  de  se 
prostituer,  pendant  toute  une  journée,  aux  étrangers 
venus  à  Byblos  pour  participer  aux  fêtes  :  «  Les  femmes 
qui  ne  veulent  pas  sacrifier  leur  chevelure,  dit  l'auteur  du 
De  Dea  Syria,  payent  une  amende  qui  consiste  à  prostituer 
leurs  charmes  pendant  une  journée.  Les  étrangers  seuls, 
du  reste,  ont  droit  à  leurs  faveurs,  et  le  prix  du  sacrifice  est 
offert  àVénus".»  C'était  là,  d'ailleurs,  une  coutume  en  usage 
dans  toute  l'Asie  Moyenne  et  répandue  jusqu'en  Cypre. 

1.  Chwolsohn,  Die  Ssabicr  uiid  der  Ssabisimis,  tome  II,  p.  27. 

2.  De  Dea  Sijria,  Q.  A  ce  sujet,  cl'.  Hérodote,  Clio,  cxix;  Justin, 
livre  XVIII,  chap.  v;  —  Athénée,  livre  XII,  §  11;  — Élien,  Hlst.  Dii\, 
livre  IV,  1;  —  Pomponius  Mêla,  liv.  I,  chap.  vni;  —  Valère-Maxime, 
II.  V],  15. 


LA    CÉLÉBRATION    DES    ADÔNIES  l31 

Le  deuil  se  continuait  donc  au  milieu  de  ces  pratiques 
diverses.  Chaque  jour,  les  prêtres  conduisaient  des  danses 
funèbres  au  son  de  l'antique  et  grêle  flûte  phénicienne, 
nommée  ytyypaç,  d'un  des  noms  d'Adonis.  Dans  ces  céré- 
monies funéraires,  l'exaltation  des  foules  montait  à  un 
tel  degré,  revêtait  un  tel  caractère  de  fanatisme  ardent 
et  sanglant,  que  de  nombreux  fidèles,  enivrés  par  les  par- 
fums, les  chants  et  les  musiques,  et  surtout  par  le  contact 
même  d'une  frénésie  semblable,  se  mutilaient  et  se  châ- 
traient pour  rappeler  la  mort  tragique  du  dieu,  mutilé  et 
châtré  lui-même  par  les  défenses  du  sanglier.  D'ailleurs, 
les  prêtres  de  l'hermaphrodite  Adonis,  comme  ceux  du 
dieu  analogue  Atys,  étaient  châtrés,  représentant  ainsi, 
jusque  dans  leur  chair  torturée,  le  mystère  de  la  passion 
douloureuse  de  leur  divinité.  C'étaient  les  Galles  sacrés, 
parmi  lesquels  prenaient  place  ceux  qui,  au  cours  des 
fêtes,  s'étaient  infligé  le  même  supplice  ^ . 

Pendant  les  premiers  jours  du  deuil,  on  dressait,  en  divers 
endroits  de  la  ville,  et  aux  abords  des  temples,  des  catafal- 
ques funéraires  sur  lesquels  était  placée  l'image  d'Adonis 
mort.  Autour  de  ces  catafalques  se  déroulaient  toutes  les 
cérémonies  en  usage  dans  les  funérailles  :  les  chants,  les 
plaintes,  les  présents  funèbres.  Le  dernier  jour  du  deuil, 
on  envoyait  à  Adonis  les  offrandes  que,  selon  la  coutume 
orientale,  on  faisait  aux  morts  :  «  Quand  il  y  a  assez  de 
plaintes  et  de  larmes,  ils  envoient  des  présents  funèbres  à 
Adonis,  en  sa  qualité  de  mort  '.  »  Puis  venaient,  en  grande 
pompe,    les    funérailles    mêmes   du    dieu.    On    emportait 

1 .  Voir,  pour  tout  ce  qui  a  rapport  aux  mutilations  et  aux   Galles, 
le  De  Dea  Syria,  27,  50-53. 

2.  Dr  Dca  S[/ria,  6. 


132  LES    FÊTES    d'aDÔNIS-THAMMOU/ 

l'image  d'Adonis,  suivie  d'un  immense  cortège  de  pleu- 
reuses, de  prêtres  et  de  fidèles,  vers  le  lieu  de  sa  sépul- 
ture. C'était,  d'ordinaire,  un  caveau  souterrain  ou  une 
sorte  de  grotte  :  on  y  déposait  le  dieu,  au  milieu  des 
lamentations  de  la  foule,  et  l'on  en  refermait  l'entrée. 
Cette  image  du  dieu,  à  laquelle  on  rendait  les  mêmes 
devoirs  qu'à  un  cadavre,  était  le  plus  souvent  une  statue 
en  bois,  comme  en  témoigne  ce  passage  d'Ammien- 
Marcellin  :  «  Des  cadavres  simulés  par  des  statues  de  bois, 
peintes  avec  soin,  de  sorte  qu'elles  ressemblaient  à  des 
corps  ensevelis  \..  »  Sur  cette  statue,  on  avait  marqué 
et  on  montrait  aux  assistants  la  blessure  du  dieu  :  «  On 
montre  aux  assistants  le  meurtrier  et  la  blessure  ■'.  »  On 
représentait,  près  du  cadavre,  le  sanglier  meurtrier 
d'Adonis:  «C'est  Mars,  en  effet,  qui,  sous  la  figure  et 
l'apparence  d'un  sanglier,  a  frappé  le  jeune  dieu  \  » 
Cette  statue  de  bois  était  lavée  et  parfumée,  comme  un 
cadavre.  On  répandait  sur  elle  des  parfums  et  des 
aromates,  on  l'enveloppait  de  linges  fins  et  de  bande- 
lettes de  laine. 

En  réalité,  tous  ces  soins  donnés  à  l'image  d'Adonis 
n'avaient  pas  seulement  pour  but  d'honorer  le  jeune  dieu 
mort  :  il  y  avait  là  aussi  un  souvenir  des  soins  que  la  Baa- 
lath  éplorée  avait,  disait  la  légende,  prodigués  à  Adonis 
blessé.  On  ornait  le  cercueil  d'Adonis  d'anémones  et 
de  roses,  parce  que  ces  fleurs  étaient  mêlées  au  récit 
tragique  de  sa  mort  et  qu'elles  étaient,  disait-on,  nées  de 


1.  Ammien-Marcellin,  XIX,  1. 

2.  Julius  Firmicus,  De  Errorc  profan.  rclig.,  p.  14. 

3.  Julius  Firmicus,  ibidem. 


LA  CÉLÉBRATION  DES  ADÔNIES  133 

son  sang\  D'ailleurs,  jusque  dans  les  moindres  détails 
de  ces  cérémonies  funèbres,  on  s'efForçait  de  rappeler, 
d'évoquer,  avec  la  plus  minutieuse  précision,  les  diverses 
circonstances  de  la  tradition  mythologique.  La  chasse  du 
dieu,  sa  blessure  et  sa  mort,  les  soins  et  la  douleur  de  la 
déesse,  les  mille  épisodes  qui  se  rattachaient  à  ces  don- 
nées essentielles,  tout  se  retrouvait  dans  les  dispositions 
et  la  célébration  des  fêtes.  C'est  en  mémoire  de  la  Baa- 
lath  douloureuse,  analogue  en  cela  à  l'isis  égyptienne  et  à 
la  Cybèle  phrygienne,  que  les  femmes  de  Byblos,  au  début 
du  deuil,  cherchent  Adonis  et  le  demandent  à  tous  les 
échos.  Dès  lors,  le  cercueil  du  dieu  devient  Timage  du 
coffre  dans  lequel,  racontait-on,  la  déesse  l'avait  enfermé, 
détail  analogue  encore  à  celui  du  coffre  où  Typhon  avait 
enfermé  Osiris  et  quTsis  avait  retrouvé  à  Byblos  ;  de  même, 
les  lamentations  des  femmes,  les  soins  qu'elles  donnent 
au  cadavre  divin,  la  castration  des  prêtres,  tout  cela  avait 
pour  but  de  rappeler  quelque  point  spécial  de  la  concep- 
tion mythique  ou  du  récit  légendaire.  Il  est  donc  néces- 
saire de  ne  néglig-er  aucun  des  détails  extérieurs  de  ces 
fêtes,  d'autant  plus  intéressants  et  plus  importants  qu'ils 
se  retrouvent,  facilement  reconnaissables,  dans  les  pra- 
tiques de  TAsie-Mineure  et  de  la  Grèce, 

Les  bruyantes  démonstrations  par  lesquelles  se  mani- 
festait le  deuil  n'ont  rien  qui  doive  étonner.  C'était  l'usage 
oriental  de  pleurer  les  morts  avec  toutes  les  marques  exté- 
rieures d'une  tumultueuse  douleur.  Dans  les  repas  de 
deuil  qui  avaient  lieu  à  cette  occasion  —  et  qui  se  retrou- 

1.  Aî!J.a  pôûov  t;-/.tî'.,  -ri  Sk  Sâzp-ja  -.vi  àvîixojvav.  —  «  Le  sang  enfante  la 
rose,  les  larmes  enfantent  l'anémone  ».  (Bien,  Idylles,  I,  Épitaphe 
d'Adonis,  v.  66.) 


134  LES    FÊTES    d'aDÙNIS-THAMMOUZ 

vaient  aussi  aux  fêtes  funéraires  d'Adonis  — ,  les  convives 
se  répandaient  en  pleurs  et  en  gémissements.  On  sait 
aussi  quel  rôle  important  jouaient  les  pleureuses  des  cor- 
tèges funèbres.  Cet  usage,  généralisé  dans  tout  l'Orient, 
se  trouve  déjà  relaté  dans  les  textes  les  plus  anciens. 
Movers  cite  ce  texte  biblique,  relatif  précisément  à  une 
fête  de  Thammouz  à  Babylone  :  «  Dans  les  maisons  des 
dieux,  les  prêtres  sont  assis,  les  vêtements  déchirés,  les 
cheveux  et  la  barbe  coupés,  la  tête  nue  ;  ils  hurlent  et 
crient  devant  leurs  dieux  comme  on  le  fait  à  un  repas  de 
deuil  \  »  D'autre  part,  il  est  facile  de  concevoir  que  les 
usages  qui,  primitivement,  étaient  propres  aux  Adônies, 
se  répandirent  bientôt  dans  les  fêtes  quotidiennes  en 
l'honneur  des  morts.  On  en  était  venu  à  célébrer,  dans  la 
plupart  des  funérailles,  et  plus  spécialement  dans  les 
funérailles  des  jeunes  hommes,  dont  la  destinée  pouvait 
rappeler  celle  d'Adonis,  de  véritables  Adônies.  Voici  la 
description  que  donne  Ammien-Marcellin  d'une  fête  de 
ce  genre  célébrée  en  l'honneur  d'un  jeune  homme  :  «  Les 
hommes,  groupés  par  tentes  et  par  manipules,  passèrent 
les  sept  jours  suivants  en  banquets  entremêlés  de  danses 
et  d'hymnes  lugubres  en  l'honneur  du  jeune  héros.  De 
leur  côté,  les  femmes  éclataient  en  gémissements  et  en 
sanglots,  et  se  frappaient  la  poitrine  en  s'écriant  que 
l'espoir  de  la  patrie  avait  été  tranché  dans  sa  fleur,  imitant, 
dans  les  démonstrations  de  leur  douleur,  les  prêtresses 
de  Vénus  quand  elles  célèbrent  les  fêtes  d'Adonis,  sym- 
bole mystique  de  la  reproduction  des  biens  de  la  terre  '.  » 


1.  Cité  par  Movers,  Die  Phôniziei\  liv.  I,  chap.  vu. 

2.  Ammien-Marcellin,  Hist.,  XIX,  1. 


LA  CÉLÉBRATION  BES  ADÔNIES  135 

Dans  les  cérémonies  funéraires,  on  répétait  la  lamen- 
table plainte  qui,  à  l'origine,  ne  pouvait  s'adresser  qu'à 
Adonis,  l'appellation  de  «  frère  et  sœur  »,  de  «  dieu 
et  déesse  »,  qui  ne  convenait  qu'au  dieu  androgyne, 
confondu  avec  sa  Baalath  :  «  Hélas!  mon  frère;  hélas!  ma 
sœur;  hélas!  mon  seigneur;  hélas!  ma  seigneurie!  » 
criait-on  dans  les  Adônies.  C'est  avec  la  même  lamenta- 
tion que  se  célébraient  les  fêtes  funèbres  des  Hébreux  et 
des  autres  peuples  de  la  Syro-Phénicie  :  «  C'est  pourquoi, 
dit  Jérémie,  voici  ce  que  dit  le  Seigneur  à  Joachim,  fils  de 
Josias,  roi  de  Juda  :  Ils  ne  le  pleureront  point,  en  disant  : 
Ah!  frère  malheureux!  Ah  !  sœur  malheureuse!  Ils  ne  le 
plaindront  point  en  criant  :  Ah!  prince  déplorable!  Ah! 
grandeur  bientôt  finie^  !  » 

Ainsi  fêté  par  sept  jours  de  lamentations  et  de  deuil 
public,  le  dieu  Adonis,  descendu  au  tombeau,  en  sortait, 
le  jour  suivant,  pour  être  l'objet  d'une  seconde  fête,  mais 
celle-ci  toute  de  joie  et  de  triomphe.  Le  matin  du  hui- 
tième jour,  les  femmes  de  Byblos  se  rendaient  sur  le  port 
et  venaient  y  recueillir  la  tête  de  papyrus  jetée  dans  la 
mer  à  Alexandrie  et  qu'un  courant  avait  poussée  jusqu'à 
Byblos.  C'était  un  souvenir  fidèle  de  la  légende  d'Osiris 
dont  le  culte  s'était  rapidement  mêlé  à  celui  d'Adonis. 
Osiris,  par  la  trahison  de  Typhon,  avait  été  enfermé  dans 
un  coffre  de  bois;  et  ce  coffre,  jeté  dans  le  Nil  et  entraîné 
jusqu'à  la  mer,  avait,  après  une  navigation  de  huit  jours, 
abordé  à  Byblos,  où,  miraculeusement  conservé  dans  le 
tronc  même  d'un  tamaris,  il  avait  été  retrouvé  par  Isis  ^ 


1.  Jérémie,  xxii,  18. 

2.  Voir  Plutarque,  De  Iside  et  Oriside. 


136  LES    FÊTES    d'aDÔînIS-THAMMOUZ 

En  mémoire  de  cet  événement,  les  femmes  d'Alexandrie 
jetaient  à  la  mer  une  tête  de  papyrus,  symbole  du  dieu, 
et  cette  tète  venait  aborder  à  Byblos,  où  on  la  recueillait 
avec  vénération  et  où  elle  devenait  Fimage  du  dieu 
retrouvé,  de  l'Adonis  ressuscité  \  Celte  cérémonie,  dans 
laquelle  Adonis  et  Osiris  avaient  tous  deux  leur  part  d'hon- 
neurs, avait  fait  croire  à  une  partie  de  la  population 
de  Byblos  que  leur  Adonis  n'était  autre  chose  que  FOsiris 
égyptien.  C'est  ce  qu'explique  l'auteur  du  De  Dea  Syria  : 
«  Quelques  habitants  de  Byblos,  dit-il,  prétendent  que 
FOsiris  égyptien  est  enseveli  chez  eux,  et  que  le  deuil  et 
les  orgies  ne  se  célèbrent  point  en  l'honneur  d'Adonis, 
mais  que  tout  cela  s'accomplit  en  mémoire  d'Osiris.  Je 
vais  dire  comment  ils  semblent  avoir  raison.  Tous  les  ans, 
il  vient  d'Egypte  à  Byblos  une  tète  qui  nage  sur  les  flots 
pendant  sept  jours.  »  L'arrivée  de  cette  tête  à  Byblos  y 
marquait  le  commencement  de  la  fête  de  joie.  De  même 
qu'à  l'époque  du  deuil,  les  femmes,  en  se  rencontrant,  s'é- 
taient demandé  les  unes  aux  autres  où  était  caché  Adonis, 
de  même  maintenant  elles  s'abordaient  en  s'annonçant  la 
résurrection  du  dieu,  coutume  qui  s'est  conservée  jusque 
dans  les  rites  chrétiens,  puisque,  au  jour  de  Pâques, 
c'était  par  une  parole  toute  semblable  :  «  Resurrexit  Do- 
minus!  n  que  se  saluaient  les  fidèles.  On  disait  qu'Adonis 
était  ressuscité  et  qu'il  revivait  :  «  Le  jour  suivant, 
ils  racontent  qu'il  est  vivant  et  ils  le  placent  dans  le  ciel  *.  » 
Saint  Jérôme  dit  de  même  ;  «  Ils  célèbrent  chaque  année 
sa  fête  commémorative,  au  cours  de  laquelle  les  femmes 

1.  De  Dea  Syvia,  7.   Voir  aussi   Cyrill,   Alexand.,   Comment,    in 
Isaïam;  Procop.  Gaz.,  ad  Isaiam^  cap.  ii. 

2.  De  Dea  Syria,  6. 


LA  CÉLÉBRATION  DES  ADÔNIES  137 

le  pleurent  comme  mort  et  ensuite  le  chantent  et  le  glori- 
fient comme  ressuscité  '.  »  Alors,  autant  le  deuil  avait  été 
bruyant,  autant  la  joie  Tétait  à  son  tour.  La  foule  célébrait 
la  victoire  de  son  dieu  sur  les  ombres,  et  chantait  des 
hymnes  en  son  honneur.  Ainsi  se  complétait  le  symbole 
solaire,  image  de  toute  la  révolution  astronomique  de 
l'année.  La  mort  d'Adonis  avait  été  la  figure  de  la  mort 
de  Fastre,  car,  chez  les  anciens,  la  disparition  du  soleil 
était  regardée  comme  sa  mort.  A  leurs  yeux,  les  éclipses 
n'étaient  autre  chose  que  la  mort  même  du  soleil  :  «  Le 
soleil  du  ciel  mourut,  »  dit  Homère  -.  En  sortant  du  tom- 
beau, Adonis  ramenait  donc  avec  lui  la  lumière  et  la  cha- 
leur, sources  de  toute  vie,  et  c'était  ce  principe  de  fécon- 
dité et  d'amour  que  la  population  de  Byblos  adorait  en 
lui.  Les  réjouissances  et  les  fêtes  orgiastiques  ne  connais- 
saient plus  de  limites,  et  dans  cette  journée  d'ardente 
joie,  où  se  retrouvaient  toutes  les  formes  de  la  volupté, 
c'était  la  fête  même  de  la  vie  qui  se  déroulait.  Cette  sorte 
de  «  dies  natalis  solis  invicti  »  marquait  ainsi  l'exaltation 
suprême  de  la  fête,  en  même  temps  que  sa  fin. 

Telles  étaient,  dans  leur  ensemble,  les  Adônies  de 
Byblos,  ainsi  que  nous  les  montrent  les  textes  anciens. 
C'était  aussi  par  des  cérémonies  semblables,  avec  quelques 
variations  de  détails,  qu'elles  étaient  célébrées  en  Cypre, 
à  Antioche  et  dans  toute  la  Syrie.  Pour  trouver  des  modi- 
fications plus  importantes,  il  faut  pénétrer  jusqu'en  Grèce. 

A  Lesbos,  à  Cythère  et  dans  la  plupart  des  îles  grecques, 
à  Argos,  à  Corinthe,  à  Athènes,  et  dans  beaucoup  d'autres 


1.  Saint  Jérôme,  Coinmentawe  sur  É<cchiel  (liv.  VIII,  14),  livre  III 

2.  Homère,  Odyssée,  XX,  v.  35. 


138  LES    FÊTES    d'aDÔNIS-THAMMOUZ 

villes  du  continent,  les  Adônies  sont  devenues  une  fête 
traditionnelle  dès  les  premières  relations  commerciales 
de  la  Grèce  et  de  la  Phénicie.  Partout  cette  fête  nous  est 
présentée  comme  une  fête  du  deuil,  marquée  par  les 
plaintes  et  les  lamentations  bruyantes  des  femmes. 

Vers  laXLlV^  olympiade,  Alcéede  Mytilène  connaissait 
Adonis  et  ses  fêtes  :  «  0  Kythérée,  il  est  mort,  le  bel 
Adonis;  lamentez-vous,  jeunes  filles,  et  frappez  vos 
poitrines  ^  !  » 

A  la  même  époque,  et  dans  la  même  ville,  Sapphô'  le 
chantait  aussi.  A  Argos,  au  témoignage  de  Pausanias,  des 
fêtes  semblables  avaient  lieu^  Vers  le  v®  siècle,  les  Adô- 
nies avaient  pris  rang  parmi  les  principales  fêtes  athé- 
niennes. Les  écrivains  grecs  font  de  fréquentes  allusions, 
non  seulement  au  dieu,  mais  aussi  à  diverses  pratiques 
de  ses  fêtes.  Aristophane  cite  les  Adônies  en  même  temps 
que  les  Panathénées  et  les  fêtes  d'Hermès  : 

«  Et  nous  célébrerons  en  ton  honneur  les  grandes 
Panathénées  et  toutes  les  fêtes  des  autres  dieux,  les  mys- 
tères d'Hermès,  les  Diipolies,  les  Adônies"...  » 

Au  mois  de  Scirophorion  —  juin-juillet — ,  les  femmes 
d'Athènes  semaient  dans  des  pots  de  terre  ou  dans  des 
vases,  ordinairement  peu  luxueux,  quelques  graines, 
qui,  sous  l'influence  de  Tété,  germaient  en  peu  de  jours. 
C'était  du  fenouil,  du  blé,  de  la  laitue,  des  anémones.  Ces 
plantes  n'étaient  pas   choisies  au  hasard.  Le  blé  symbo- 

1 .  Alcée,  Fragment  XXXIV,  édit.  Matthise,  p.  70. 

2.  Sapphô,  Fragment  LXII. 

3.  Kai  Ttaptoûffiv  àat'-v  oty.-/i|ji.a  k'vôa  xov  "ASwvtv  ai  yyvaïy.s;  'Apyctwv  ôS-jpovTai 
(Pausanias,  "EUaSoç  IleptriYriaiç,  liv.  II,  C.  XX,  6). 

4 .  Aristophane,   *I1  Elp-ow),  vers  418-420. 


LA  CELEBRATION  DES  ADÔNIES 


139 


lisait  l'Adonis  protecteur  des  champs  et  image  lui-môme 
des  moissons  et  des  fruits  de  la  terre.  Certains  textes 
nous  représentent  même  Adonis  comme  le  symbole  divin, 
non  de  toutes  les  productions  de  la  terre,  mais  spécia- 
lement du  blé.  On  choisissait  aussi  la  laitue,  parce  que, 


FEMME     PORTANT    UN     JARDIN    D  ADONIS 
Peinture   de  Pompéï 

disait-on,  c'était  sur  un  lit  de  laitues  qu'Aphrodite  avait 
couché  Adonis  mourant'.  D'autre  part,  on  attribuait  à  la 
laitue  une  action  déprimante  sur  la  puissance  génératrice, 
et  elle  trouvait  dès  lors  une  place  naturelle  dans  cette  fête 
d'un  dieu  privé  de  sa  force  créatrice.  L'anémone  était 
consacrée  à  Adonis  ;  on  la  disait  née  de  son  sang  %  et  cette 
fleur  que  le  vent,  selon  les  anciens,  développait  et  flé- 


1.  On  donnait  à  la  laitue  le  nom  d''AgwviV,;. 

2.  Selon  d'autres  auteurs,  l'anémone  était  née  des  pleurs  d'Aphrodite 
(Bion,  Idylles,  I,  v.  66). 


140 


LES    FETES    D  ADONIS-TH.VMMOUZ 


ti'issait  avec  une  égale  rapidité',  devenait,  elle  aussi,  une 
image  du  jeune  dieu.  Mais  la  fleur  propre  d'Adonis  est 
celle  connue  sous  le  nom  à\Adonis  sestivalis.  nommée 
vulgairement  la  goutte  de  sang.  Elle  croît  en  Grèce,  en 
Italie,  et  dans  quelques  autres  contrées.  Elle  aussi,  on  la 
disait  née  du  sang  d'Adonis  ou,  selon  d'autres,  des  pleurs 
d'Aphrodite.  On  attribuait  aussi  à  la  rose  une  origine 
semblable*. 

Ces  jardins  d'Adonis  —  'Aôwvt^oç  x^ttoi  —  s'épanouis- 
saient et  dépérissaient  en  huit  jours,  et  cette  brièveté  avait 
donné  naissance  à  un  proverbe  populaire\  On  disait 
«  éphémère  comme  les  jardins  d'Adonis  d,  et  c'est  pour 
une  comparaison  de  ce  genre  que  Platon  rappelle,  dans  le 
Phèdre.,  cet  usage  des  jardins  d'Adonis. 

((  Un  jardinier  intelligent^  qui  aurait  des  graines 
auxquelles  il  attacherait  du  prix,  et  qu'il  voudrait  voir 
fructifier,  s'aviserait-il  sérieusement  de  les  semer  en  été 
dans  les  jardins  d'Adonis  pour  avoir  le  plaisir  de  les  voir 
devenir  de  belles  plantes  en  huit  jours  ;  ou  bien,  si  jamais 
il  le  faisait,  ne  serait-ce  pas  en  manière  d'amusement  ou 
à  l'occasion  de  la  fête  d'Adonis?  Mais  pour  celles  dont  il 
s'occuperait  sérieusement,  sans  doute  il  suivrait  les  règles 
de  l'aariculture,  et  les  sèmerait  dans  un  terrain  conve- 
nable,  et  il  se  contenterait  de  les  voir  éclore  huit  mois 
après  les  semailles*.  » 

Au  milieu  des  plantes  on  plaçait  souvent  de  minuscules 


1.  Pline,  Hist.  natur.,  XXI,  23,  94. 

2.  Bion,  Idylles,  I,  Èpitaphe  d'Adonis,  v.  66. 

3.  Zénobius,    Centur.,  I,  n°  49  ;    Diogen.,    Ccntur.,   n"14;    Suidas, 

V°  àzapTiÔTEpo;- 

4.  Platon,  Phèdre,  lxi. 


LA    CELE'^RATIO>'    DES    ADONIES 


141 


ADOMS     MOKT 
Statuette  en  terre  cuite  de  Toscanella 


slaliieltes  du  dieu.  Les  pots  de  terre  et  les  vases,  dès  (jue 
les   graines   avaient    été   semées,    étaient   [)lacés    sur  les 
toits'   ou  devant  les  portes  des  maisons,  afin  d'être  exposés 
au  soleil,  dont  la  chaleur  activait  Téclosion  des    plantes. 
Près  d'eux  on  mettait 
des  statues  du  dieu, 
plus  ou  moins  gran- 
des, et  faites   de  cire 
ou  de  terre  cuite-.  Il       ^      ^  ^^ 
nous  reste  quelques-    » .  i\  t\V>C^s-^v=^''    ^  \<  ^r.-\ 
unes  de  ces  statues,   i>?^7^^^ 
mais  fort  peu  en  com- 
paraison de  l'énorme 
quantité  d'images  de 
ce  genre   qui  s'expo- 
sait   chaque     année.     Cette     disparition     est    facilement 
explicable.  Ces  statues,  faites  de  matières  peu  précieuses, 
étaient  destinées  à  être  jetées,  à  la  fin  des  fêtes,  dans  les 
fontaines,  les  fleuves  ou  la  mer.  Le    plus  souvent,  elles 
représentaient  Adonis  mourant,  blessé   à    la    cuisse,    et 
tenant  encore  à  la  main  ses  armes  de  chasseur'.  Quand,  à 
l'expiration  delà  fête, venait  le  moment  des  funérailles,  ces 
statuettes,  de  même  que  les  jardins  d'Adonis,  étaient  portées 
dans  les  cortèges,  avant  d'être  jetées   dans  les  fontaines^ 

1.  Aristophane,  Li/sistrata,  v.  .389;  La  Paix,  v.  412. 

2.  PlniSirqxie.  Al cibiade,  §16;  Ammien-Marcellin,  XIX,  1  ;  Alci- 
phron,  EpistoL,  I,  39.  On  désignait  ces  images  sous  le  nom  de  àôwv.a 

ou  y.opàX/ta. 

3.  La  statue,  en  terre  cuite,  trouvée  à  Toscanella  et  actuellement  au 
Musée  étrusque  du  Vatican,  suffit  à  donner  une  idée  exacte  de  ce 
qu'étaient  ces  images  d'Adonis  (Voir  plus  loin,  III"  partie,  chap.  i"). 

4.  Zenobius,  De  Pi-ocerb.,  Cent.  I,  §  49. 


142  LES    FÊTES    d'aDÔNIS-THAMMOUZ 

Nous  avons  noté  précédemment  quelques-unes  des 
nombreuses  analogies  qui  relient  le  culte  d'Adonis  au 
culte  de  rOsiris  égyptien.  11  faut  encore  remarquer  ici 
qu'en  Egypte  une  coutume  semblable  existait.  De  même 
qu'il  y  avait,  en  Grèce  et  en  Syrie,  les  jardins  cf  Adonis,  il 
y  avait  en  Egypte  les  jardins  d'Osiris.  C'étaient  de  grandes 
cuves  de  pierre,  semblables  à  des  sarcophages  de  granit, 
dans  lesquelles  on  mettait  de  la  terre  et  où  on  semait  du 
blé.  Car  c'était  la  fête  osirienne  du  blé,  qui  se  célébrait 
à  la  fin  du  printemps,  le  20  du  mois  de  Chaiak.  Le  blé 
germait,  s'épanouissait  et  mourait  en  quelques  jours.  Au 
milieu  de  ces  jardins,  on  plaçait  la  statuette  d'Osiris. 
Après  la  moisson,  l'image  du  dieu,  qui  mourait  avec  la 
plante,  était  placée  dans  un  cercueil  ;  autour  du  catafalque 
se  déroulaient  des  scènes  de  gémissements,  de  douleur 
et  de  larmes. 

D'autres  jardins  d'Os  iris,  de  dimensions  réduites,  étaient 
déposés  dans  les  tombeaux.  On  peut  en  voir  encore,  au 
Musée  du  Caire,  un  curieux  exemple.  Il  se  trouve  dans 
le  mobilier  funéraire  du  prince  INIaiharpiri,  qui  vivait  pro- 
bablement sous  Aménophis  III.  Il  se  compose  d'une  toile 
sur  cadre,  couverte  de  grains  germes.  Le  catalogue  dit  : 

«  Sur  une  grossière  toile  attachée  à  l'un  de  ces  lits  bas  que  l'on 
nomme  angarebs,  on  avait  disposé  un  semis  de  grains  de  blé  dont 
le  contour  représentait  la  figure  ordinaire  de  VOsiris-inomie  ;  on 
avait  arrosé  cette  plantation  d'un  nouveau  genre  jusqu'à  ce  qu'elle 
germât,  et  lorsque  l'herbe  avait  atteint  la  hauteur  de  dix  ou  quinze 
centimètres,  on  l'avait  couchée  et  fait  sécher  au  feu,  puis  enfermé 
le  tout  au  tombeau  de  Maiharpiri.  C'est  l'expression  matérielle  de 
l'idée  d'après  laquelle  la  vie  sortait  delà  mort  comme  le  blé  nouveau 
sort  du  grain  de  blé  ancien  enfermé  en  terre. 

»  Osiris    avait  végété   de    la  sorte  pour  ressusciter,  ainsi   que  le 


LA  CÉLÉBRATION  DES  ADÔNIES  143 

prouvent   les    tableaux    tracés   sur  les    parois   des   temples   gréco- 
romains. 

»  Aux  époques  antérieures,  on  rendait  ce  concept  de  deux  ma- 
nières :  par  les  figures  des  quatre  enfants  d'Horus  en  cire  remplies 
de  grains  de  blé  ;  par  la  figure  osirienne  en  blé  germé  dont  nous 
avons  ici  un  exemple  unique  jusqu'à  présent.  « 

M.  Guimet,qui  a  vu  ce  jardin  crOsiris^fail  observer  : 

1°  Que  la  silhouette  représente  plutôt  le  défunt  que  le 
dieu  ;  la  tête  est  ronde  et  n'a  pas  la  haute  coiffure  d'Osiris; 

2"  Que  l'objet  a  dû  être  mis  au  tombeau  à  l'état  de 
gazon  à  brins  courts,  mais  que  Fhumidité  des  graines 
arrosées  à  dû  faire  pousser  Therbe,  comme  la  barbe  sur 
les  morts,  jusqu'à  une  longueur  de  12  à  15  centimètres  ; 
la  sécheresse  pendant  des  siècles  a  seule  amené  la  des- 
siccation. 

Comme  en  Orient,  le  trait  caractéristique  des  Adônies 
athéniennes  était  les  lamentations,  les  plaintes,  les  cris 
de  deuil  des  femmes  et  des  prêtresses.  Les  hommes  ne 
prenaient  pas  part  à  ces  manifestations  de  douleur.  Le 
culte  d'Adonis,  venu  de  l'Orient,  avait  gardé,  aux  yeux 
des  Athéniens,  une  sorte  d'infériorité  vis-à-vis  des  cultes 
nationaux,  ou  prétendus  tels.  Son  origine  étrangère  le 
reléguait  au  rang  de  culte  secondaire,  laissé  aux  femmes 
et  plus  spécialement  aux  courtisanes,  qui,  le  plus  sou- 
vent, étaient  elles-mêmes  d'origine  étrangère.  D'ailleurs, 
les  fêtes  n'en  étaient  pour  cela  ni  moins  solennelles  ni 
moins  bruyantes.  La  ville  tout  entière  retentissait  de 
gémissements  et  de  sanglots'.  Les  femmes,  sur  le  toit  de 
leurs  maisons  ou  devant  leurs  portes,  se  répandaient  en 
plaintes  et  en  cris,  en  s'accompagnant  de  tympanons  et  de 

1.    Plutarque,  Alcibiadc,  18;  Nicias,  13. 


144 


LES    FETES    D  ADONIS-THAMMOUZ 


flûtes  funèbres,  et  chantaient  des  hymnes  en  rhonneurdu 
dieu  mort.  Aristophane  a  piLtoresc|uement  dé|)eint,  dans 
quelques  vers  de  Lysistratn,  ces  cris  assourdissants,  ces 
plaintes  des  femmes,  et  la  liberté  de  mœurs  qui  régnait 
dans  ces  fêtes  : 

«  Le  train  que  font  ici  les  femmes,  et  le  bruit  des 
tambours,  s'entendent  de  toutes  paris.  11  semble  qu'on 
célèbre  de  continuelles  bacchanales  ou  les  folles  lamen- 
tations des  fêtes  d'Adonis.  .J'en  ai  été  troublé  au  milieu 
de  la  harangue  qu'on  prononçait  dans  l'assemblée  générale. 
Démostrate,  digne  en  vérité  du  dernier  supplice,  disait 
qu'il  fallait  envoyer  des  vaisseaux  en  Sicile  ;  et  sa  femme 
en  dansant  s'écrie  :  Aï,  Aï,  Adonis  !  Ce  Démostrate  ajoutait 
qu'il  fallait  tirer  de  Zacynthe  des  hoplites;  et  sa  femme, 
pleine  de  vin,  répète  du  haut  de  sa  maison  :  Pleurez 
Adonis!  Et,  pendant  ce  temps,  l'impie  et  scélérat  Cho- 
lozyge  en  abusait  indécemment.  Telles  sont  pourtant  les 
chansons  obscènes  des  femmes' .  » 

Ces  lamentations  des  femmes  — xottstoc  yuvaiKCÔv —  se 
prolongeaient  pendant  lesjours  de  deuil,  jusqu'au  moment 
où  avaient  lieu  les  funérailles  solennelles  du  dieu.  Ces 
funérailles,  ainsi  qu'à  Byblos,  se  faisaient  en  grande 
pompe,  au  milieu  d'un  immense  concours  de  pleureuses  et 
de  musiciennes.  Les  sons  grêles  de  la  flûte  phénicienne 
y  accompagnaient  la  marche  du  cortège.  On  y  accom- 
plissait toutes  les  cérémonies  propres  aux  funérailles. 
Dans  ce  jour  de  deuil,  qui  recevait  le  nom  de  xa8£Ôpa,on 
faisait  la  toilette  funèbre  d'Adonis,  on  recouvrait  sa  statue 
d'ornements  précieux,  eton  l'exposaitsur  un  lit  —  xXtvr^  — . 


1.  Aristophane,  Ljjslstrafa,  v.  387-398. 


LA    CÉLÉBRATION    DES    ADÔNIES  i45 

Ce  moment  du  deuil  s  SLppelsiitTipôBeuiç,  exposition.  C'était 
pendant  Vexpositioii  que  se  chantaient  les  ââcoviôia  ou 
chants  funèbres  en  l'honneur  d'Adonis.  Les  femmes  étaient 
rangées  autour  du  catafalque  et  psalmodiaient  des  sortes 
de  thrènes,  en  tenant  dans  leurs  mains  les  bandelettes  de 
deuil,  ou  xatvîa.  Venait  ensuite  le  transport —  èy.'^opà. 
Après  les  libations  et  les  sacrifices  prescrits,  on  emportait 
l'image  du  dieu,  suivie  de  femmes  en  pleurs,  sans  ceintures, 
la  robe  flottante,  les  cheveux  épars,  qui  se  frappaient  la 
poitrine  et  exprimaient,  par  des  gestes  désordonnés,  le 
plus  violent  désespoir.  Mais,  au  lieu  d'enfermer  la  statue 
divine  dans  un  tombeau,  comme  c'était  la  coutume  à 
Byblos,  on  la  précipitait  dans  une  fontaine,  et  avec  elle 
toutes  les  statuettes  analogues  de  cire  et  de  terre  cuite, 
ainsi  que  les  tessons  et  les  vases  des  jardins  dWdônis^ 

Ainsi  se  terminaient  les  Adônies  d'Athènes.  Quelles 
que  soient  les  présomptions  que  l'on  puisse  tirer  des 
Adônies  de  Byblos  et  d'Alexandrie,  rien  ne  nous  permet 
d'allirmer  que  la  fête  de  deuil  était,  à  Athènes,  suivie  ou 
précédée  d'une  fête  de  joie.  Les  textes  sont  unanimes  à 
nous  représenter  ces  fêtes  comme  une  sorte  de  deuil 
public,  dont  la  tristesse  écrasait  d'un  présage  malheureux 
les  entreprises  ou  les  événements  qui  coïncidaient  avec 
elles'  ;  mais  rien  ne  nous  laisse  entrevoir  qu'une  fête  de 
joie  venait,  comme  à  Byblos,  s'opposer  aux  démonstra- 
tions douloureuses  des  premiers  jours.  D'autre  part, 
Movers  remarque  avec  assez  de  justesse  que  l'usage  qui 
s'est  établi  dans  le  monde  grec  de  célébrer  des  Adônies 


1 .  Zenobius,  De  Prooorb.,  Cent.  I,  §  49. 

2.  Plutarque,  Alcibiade,  18;  Nicias,  13. 

10 


i46  LES    FÊTES    d'aDÔNIS-THAMMOUZ 

en  l'honneur  des  morts  eût  été  incompréhensible,  si  les 
Adônies  avaient  été  simultanément  des  fêtes  de  deuil  et 
de  joie'.  C'est  donc  avec  ce  seul  caractère  authentique  de 
cérémonies  funèbres,  marquées  par  des  lamentations  et 
des  manifestations  de  douleur,  qu'il  nous  est  permis  de 
reconstituer  et  d'imaginer  les  Adônies  athéniennes.  En 
réalité,  le  symbole  restait  le  même  et  gardait  sa  significa- 
tion primitive.  Adonis  apparaissait  aux  Grecs  comme  le 
héros  d'un  mythe  solaire,  semblable  à  Phaéthon,  ou,  sous 
certains  de  ses  aspects,  à  Héraklès  et  à  Perseus.  Le  caractère 
proprement  tellurique  et  agricole  du  même  mythe  sem- 
blait s'être  attaché  plus  spécialement  à  d'autres  héros 
analogues,  d'une  mythologie  antérieure  à  la  mythologie 
classique,  comme  Adraste,  Manéros,  Linos.  Ce  dernier 
nom  surtout  se  retrouve  fréquemment  chez  les  auteurs 
anciens,  et  était  devenu  le  nom  môme  de  certains  chants  ou 
refrains  des  laboureurs  et  des  moissonneurs,  le  terme 
sous  lequel  on  désignait  des  chansons  lentes  et  tristes, 
où  étaient  célébrés  la  mort  et  l'ensevelissement  des 
semences,  sous  l'image  d'un  jeune  héros  victime  d'une 
mort  prématurée,  mais  promis  à  une  résurrection  pro- 
chaine. Nous  avons  déjà  signalé  plus  haut,  dans  Homère, 
une  scène  de  ce  genre,  qui  nous  montre  un  enfant  chan- 
tant un  beau  linos,  KaXov  Xivov,  au  milieu  des  laboureurs 


1 .  «  In  Griechenland  wurde  keiue  Auferstehung  des  Gottes  gefeiert, 
was  gewisz  angedeutet  wàre,  und  auch  die  Adonisgàrtchen  gestatten 
gar  nicht,  dièses  anzunehmen.  Ferner  wurden  Adonien  zu  Ebren  frùh 
verstorbener  lùnglinge  gefeiert  (Ammian-Marcell.,  XIX,  1)  :  eine  Sitte, 
die  ganz  unpassend  sich  ausnehmen  wùrde,  wenn  die  Freudentage  hier 
auf  die  Zeit  der  Trauer  gefolgt  wàren.  »  (Movers,  Die  Phônùicr,  I, 
chap.  VII, ) 


LA    CÉLÉBRATION    DES    ADÔ>'IES  14? 

assemblés^.  Ces  linos  se  chantaient  aussi  dans  les  ven- 
danges, ce  qui  nous  reporte  au  mythe  de  Dionysos,  dont 
la  parenté  avec  celui  d'Adonis  est  demeurée  si  étroite, 
même  dans  la  mythologie  hellénique! 

Il  est  certain  que  le  symbole  d'Adonis  ne  se  présentait 
plus  à  l'esprit  affiné  et  sceptique  de  la  Grèce  du  v®  siècle 
avec  la  même  violence  un  peu  sauvage,  avec  la  même 
raideur  dogmatique  qu'il  revêtait  chez  les  peuples  de 
la  Syro-Phénicie.  Par  une  évolution  toute  naturelle,  à 
mesure  qu'il  pénétrait,  avec  les  générations  nouvelles, 
dans  des  civilisations  plus  modernes,  il  perdait  quelque 
chose  de  son  âpreté  originelle  et  de  la  vigueur  même  de 
sa  conception.  Il  se  mêlait  à  tant  de  formes  religieuses 
plus  douces,  plus  atténuées,  plus  superficielles  aussi,  il 
se  pliait  et  se  prêtait  aux  mœurs  et  aux  usages  de  tant  de 
populations  diverses,  qu'au  cours  de  cette  évolution  dans 
l'espace  et  dans  le  temps,  le  symbole  même  du  mythe  et 
la  pureté  de  sa  signification  primitive  devaient  naturelle- 
ment s'atténuer  et  s'altérer.  Les  Adônies  d'Athènes,  au 
y®  siècle,  ne  sont  déjà  plus  qu'une  image  lointaine  et 
affaiblie  des  fêtes  orientales  de  Thammouz.  Le  dieu 
suprême  de  Byblos,  maître  des  dieux,  principe  de  toutes 
choses,  a  déjà  fait  place  au  héros  mythologique,  plus 
humain  que  divin  ;  la  violence  de  sa  gloire  s'efïace  et 
s'oublie  dans  le  refrain  plaintif  d'un  chant  funèbre.  Dès 
lors,  à  mesure  qu'apparaissent  des  générations  moins 
simples  et  moins  croyantes,  les  Adônies  deviennent  plus 
théâtrales,  plus  extérieures,  et,  pour  ainsi  dire,  plus  déco- 
ratives ;  la  foi  diminue,  mais  par  un  phénomène  souvent 

I.  Homère,  Iliade,  XVIII,  v.  061-573. 


148  LES»    FÊTES    DADÙMS-THAMMOUZ 

observé,  la  pompe  et  l'éclat  des  cérémonies  aiigmenlent. 
Le  monde  grec  du  ii^  et  du  i*""  siècle  se  plaît  à  ces  solen- 
nités toutes  en  parades,  en  cortèges,  en  manifestations 
extérieures,  multipliées  pour  remplacer  ou  pour  cacher 
l'insignifiance  du  symbole  et  de  la  pensée. 

C'est  avec  ce  caractère  peu  profond  et  sans  reliefs  net- 
tement dessinés  que  nous  apparaissent  les  Adônies 
d'Alexandrie.  Le  cosmopolitisme  de  la  jeune  et  grande 
cité  se  prêtait  tout  naturellement  à  une  forme  religieuse 
devenue  extrêmement  vague  et  dont  le  principe  même  ne 
subsistait  plus  qu'à  l'état  de  légende  poétique.  L'histoire 
des  amours  d'Aphrodite  et  d'Adonis  se  présentait  à  cette 
population  très  mêlée,  faite  de  Grecs,  de  Juifs,  d'Egyp- 
tiens, de  Libyens  et  d'Asiatiques,  avec  une  clarté  et  une 
facilité  d'intelligence  que  ne  pouvait  avoir  le  vieux  mythe 
thammouzique,  compris  dans  toute  sa  vérité  et  sa  lo- 
gique par  les  seuls  Syro-Phéniciens.  Ainsi  châtré, 
effacé,  mutilé,  le  mystère  d'Adonis  se  célébrait  dans  des 
fêtes  d'une  prodigieuse  beauté.  Théocrite,  dans  sa 
quinzième  Idylle,  nous  en  a  laissé  une  pittoresque  des- 
cription. La  fête  de  joie  s'y  célébrait  avant  la  fête  de  deuil 
et  portait  le  nom  d'Eupsatç,  découverte.  Elle  ne  durait 
qu'un  jour  et  différait  peu  des  fêtes  analogues.  On  y  cé- 
lébrait l'action  bienfaisante  du  dieu  solaire,  sa  gloire 
et  sa  fécondité.  Et,  pour  préciser  davantage  ce  triomphe 
de  la  vie  elle-même,  sous  toutes  ses  formes,  on  faisait 
dans  Alexandrie  d'immenses  processions  ithyphalliques, 
où  il  est  facile  de  retrouver^  mêlé  au  culte  d'Adonis,  un 
souvenir,  à  peine  atténué,  du  mythe  et  du  culte  d'Osiris. 
Une  estrade  ornée  de  tapis  et  de  fleurs  avait  été  dressée 
au  milieu  d'une  enceinte.  Là,  sur  un  lit  de  pourpre,  était 


LA  CÉLÉBRATION  DES  ADONIES  149 

étendue  la  statue  d'Adùnis,  et,  auprès  de  lui,  celle 
d'Aphrodite,  ou,  souvent  même,  une  actrice  vivante  qui 
exprimait,  par  une  vive  pantomime,  la  joie  de  retrouver 
son  amant.  Autour  de  ce  lit  «  plus  moelleux  que  le  som- 
meil »  étaient  placés,  dans  des  corbeilles  d'argent,  les 
jardins  d'Adonis,  «  des  vases  à  parfums,  en  or,  et  pleins 
des  essences  syriennes,  et  tous  ces  mets  que  les  femmes 
font  en  mêlant,  dans  la  poêle,  des  fleurs  à  la  farine 
blanche,  et  ceux  qu'elles  composent  de  doux  miel  et 
d'huile,  imitant  tous  les  oiseaux  et  tous  les  autres  ani- 
maux »,  La  fête  que  décrit  Théocrite  avait  lieu  dans  le 
palais  d'Arsinoé,  femme  de  Ptolémée-Philadelphe,  et  rien 
n'en  pouvait  égaler  la  magnificence.  Les  deux  femmes 
que  Théocrite  met  en  scène  s'extasient  devant  la  richesse 
des  décorations  et  l'éclat  des  peintures  : 

Gorgô  :  Praxinoa,  viens  ici.  Regarde  ces  broderies;  qu'elles  sont 
légères  et  charmantes  !  On  dirait  des  vêtements  divins. 

Praxinoa  :  Vénérable  Athanaia,  quelles  ouvrières  ont  fait  ces  bro- 
deries? quels  peintres  ces  belles  peintures?  Comme  elles  sont 
vraies  de  pose  et  de  mouvement  !  Certes,  les  hommes  sont  habiles. 
Et  Adonis,  qui  fut  trois  fois  aimé,  qui  est  aimé  par  delà  l'Akhé- 
rôn  même,  qu'il  est  beau,  reposant  sur  son  lit  d'argent,  avec  cette 
barbe  toute  jeune  ! 

Près  du  lit  d'Adonis,  une  aède  chantait  la  gloire  du  dieu, 
la  joie  de  son  retour  et  la  splendeur  de  ses  fêtes.  C'est 
un  cha'nt  de  cette  nature  que  nous  retrouvons  dans  l'idylle 
de  Théocrite.  11  vaut  d'être  cité  tout  entier,  non  seulement 
parce  qu'il  fixe  une  des  circonstances  les  plus  impor- 
tantes des  Adônies,  mais  aussi  parce  qu'il  nous  offre  un 
tableau  précieux  de  tous  les  détails  de  ces  fêtes  : 

«  0  maîtresse,  qui  aimes  Golgos  et  Idalios  et  la  haute  Eryx, 
Aphrodita,  qui  joues  avec    de    l'or,    après    le   douzième   mois,  les 


150  LES    FÊTES    d'aDÔNIS-THAMMOUZ 

Heures  aux  pieds  délicats  te  ramènent  Adonis,  tel  que  le  voilà,  des 
bords  de  l'intarissable  Akhérôn.  Les  Heures  amies,  les  plus  lentes 
des  déesses,  mais  les  plus  désirées,  car  elles  apportent  toujours 
quelque  chose  aux  mortels.  Kypris  Dionoia  !  toi  qui  rendis  Bérénika 
immortelle  en  versant  de  l'ambroisie  dans  son  sein,  voici  que  dans 
sa  reconnaissance,  ô  Déesse  dont  les  noms  et  les  temples  sont 
innombrables,  la  fille  de  Bérénika,  Arsinoa,  semblable  à  Héléna, 
orne  Adonis  des  plus  riches  parures.  Auprès  de  lui  brillent  autant 
de  fruits  mûrs  que  les  arbres  en  ont  portés;  de  frais  jardins  en  fleurs 
dans  des  corbeilles  d'argent  ;  des  vases  à  parfums,  en  or,  et  pleins 
des  essences  syriennes,  et  tous  ces  mets  que  les  femmes  font  en 
mêlant,  dans  la  poêle,  des  fleurs  à  la  farine  blanche,  et  ceux  qu'elles 
composent  de  doux  miel  et  d'huile,  imitant  tous  les  oiseaux  et  tous 
les  autres  animaux. 

))  De  verts  feuillages  d'anis  flexible  ont  été  domptés  et  reployés, 
et  par-dessus  volent  de  petits  Érôs,  semblables  aux  jeunes  rossi- 
gnols qui  vont  de  branche  en  branche,  essayant  leurs  ailes.  0  ébène  ! 
ô  or  !  ô  vous  deux,  aigles  d'ivoire  qui  portez  à  Zeus,fils  de  Kronos, 
l'enfant-échanson  ! 

»  En  haut,  des  tapis  de  pourpre  plus  moelleux  que  le  sommeil, 
comme  on  dirait  à  Milatos  ou  à  Samos,  forment  le  lit  du  bel  Adonis,  et 
Kypris  s'y  couche  auprès  de  son  jeune  époux  Adonis  aux  bras  roses. 
Ses  baisers  ne  piquent  pas,  car  ses  lèvres  sont  encore  imberbes. 
Que  Kypris  se  réjouisse,  puisqu'elle  a  son  jeune  époux  !  Pour  nous, 
dès  l'aurore,  à  l'heure  de  la  rosée,  nous  irons  en  foule  vers  les  flots 
du  rivage;  et,  la  chevelure  déliée,  les  ceintures  dénouées  et  les  seins 
nus,  nous  dirons  un  chant  éclatant. 

»  Seul  entre  tous  les  demi-Dieux,  ô  cher  Adonis,  tu  vois  tour  à 
tour  la  terre  et  l'Akhérôn.  Agameranôn  n'a  pas  eu  cette  destinée,  ni 
le  grand  Aias,  héros  aux  fureurs  terribles  ;  ni  Hektôr,  le  plus  admiré 
des  vingt  fils  de  Hékaba  ;  ni  Patroklos,  ni  Pyrrhos  qui  revint  de  Troia  ; 
ni  même  ceux  qui  vivaient  longtemps  auparavant,  les  Lapithes  et  les 
Deukaliônes    et  les  Pélasges,    ancêtres  des  Pélopéides  et  d'Argos. 

»  Sois-nous  maintenant  propice,  ô  cher  Adonis,  et  sois  heureux 
jusqu'à  la  nouvelle  année.  Tu  as  été  le  bienvenu,  ô  Adonis,  et  quand 
tu  reviendras,  tu  le  seras  encore  !   » 


LA  CÉLÉBRATION  DES  ADONIES  151 

Le  lendemain  de  cette  fête  de  joie,  on  célébrait  la 
fête  de  deuil,  qui  recevait  le  nom  d"A(pavtO"[JLÔç,  dis- 
parition. Le  lit  d'amour  d'Adonis  et  d'Aphrodite  devenait 
le  lit  funèbre  du  jeune  dieu,  autour  duquel  les  corbeilles 
d'argent,  fleuries  la  veille,  ne  présentaient  plus  que  le 
lamentable  spectacle  de  leurs  végétations  flétries.  Alors  se 
déroulaient  autour  du  catafalque  toutes  les  cérémonies 
des  funérailles,  et  les  chants  de  joie  de  la  veille  étaient 
remplacés  par  des  hymnes  de  deuil.  Les  femmes  d'Alexan- 
drie, les  cheveux  épars  et  la  robe  flottante,  parcouraient 
les  rues  en  pleurant  le  dieu.  Auprès  du  corps  d'Adonis 
mort,  parmi  les  gémissements  des  pleureuses,  on  chan- 
tait une  sorte  de  thrène  funèbre,  analogue  à  la  triste  lamen- 
tation qui  forme  la  première  idylle  de  Bion.  Ce  chant  de 
Bion  est  d'un  charme  étrange  :  c'est  une  plainte  douce  et 
pénétrante,  pleine  de  langueur  et  d'une  sorte  de  tranquil- 
lité divine,  où  transparaît  cette  expression  de  douleur 
voluptueuse  qui  semble  bien  être  la  caractéristique  la  plus 
exacte  des  Adônies  de  la  décadence  grecque  : 

«  Je  pleure  Adonis.  —  Il  est  mort,  le  bel  Adonis;  il  est  mort, 
le  bel  Adonis!  pleurent  les  Erôs. 

»  Ne  dors  .plus,  ô  Kypris,  sur  des  lits  de  pourpre.  Debout, 
malheureuse!  Vêtue  de  noir,  frappe  ta  poitrine  et  dis  à  tous  : 
—  Il  est  mort,  le  bel  Adonis  ! 

»  Je  pleure  Adonis,  et  les  Erôs  pleurent  aussi. 

»  Le  bel  Adonis  gît  sur  les  montagnes.  Sa  cuisse  blanche  a  été 
frappée  d'une  dent  blanche,  et  Kypris  est  accablée  de  douleur.  Il 
respire  à  peine,  et  le  sang  noir  coule  sur  sa  chair  neigeuse,  et,  sous 
ses  sourcils,  ses  yeux  s'éteignent,  et  îa  couleur  rose  de  ses  lèvres 
disparaît,  et,  avec  elle,  meurt  le  baiser  auquel  Kypris  ne  veut  point 
renoncer,  car  le  baiser  de  Celui  qui  ne  vit  plus  est  doux  encore  à 
Kypris;  mais  Adonis  ne  sent  point  qu'elle  l'embrasse  mourant. 

»  Je  pleure  Adonis,  et  les  Erôs  pleurent  aussi. 


152  LES    FÊTES    d'aDÔ>'TS-THAMMOUZ 

«  Une  amère,  amère  blessure  est  dans  la  cuisse  d'Adonis, 
mais  Kythéréia  a  dans  le  cœui'  une  blessure  plus  large.  Autour  du 
Jeune  homme  les  chiens  amis  ont  hurlé  et  les  nymphes  Oréiades 
ont  pleuré.  Aphrodita  elle-même  erre  par  les  bois,  désolée,  les  che- 
veux épars  et  les  pieds  nus;  et  les  ronces  la  blessent,  tandis  qu'elle 
marche,  et  font  jaillir  le  sang  sacré.  Elle  hurle  à  pleine  voix,  errant 
par  les  longues  vallées,  redemandant  l'Époux  Assyrien,  appelant  le 
Jeune  Homme.  Mais  le  sang  noir  s'échappe  avec  force  de  la  cuisse 
d'Adonis,  jusqu'à  son  nombril  et  jusque  sur  sa  poitrine,  et  ses  flancs 
qui  étaient  de  neige  sont  maintenant  rouges  de  sang. 

»  —  Hélas!  hélas!  Kythéréia!  pleurent  les  Erôs. 

))  Elle  a  perdu  son  bel  Epoux,  et,  en  même  temps,  sa  beauté  sacrée. 
Tant  qu'Adonis  vivait,  la  beauté  de  Kypris  était  grande.  La  beauté 
de  Kypris  est  morte  avec  Adonis.  Hélas!  hélas!  Toutes  les  mon- 
tagnes et  les  chênes  disent  :  —  Hélas!  Adonis!  —  Les  fleuves 
pleurent  le  deuil  d' Aphrodita;  et  les  sources  pleurent  Adonis  sur 
les  montagnes,  et  les  fleurs  rougissent  de  douleur,  et  Kypris  crie 
lamentablement  ses  peines  par  les  collines  et  la  vallée. 

»  Hélas!  hélas!  Kythéréia!  11  est  mort,  le  bel  Adonis!  Ekhô  a 
répété  :  —  Il  est  mort,  le  bel  Adonis  1  —  Qui  ne  gémit  pas  sur 
l'amour  malheureux  de  Kypris?  Hélas!  hélas! 

»  Dès  qu'elle  vit,  dès  qu'elle  connut  l'inguérissable  blessure 
d'Adonis,  dès  qu'elle  vit  le  sang  pourpré  sur  la  cuisse  languissante, 
elle  dit,  se  lamentant  et  tendant  les  bras  :  —  Reste,  Adonis!  Reste, 
malheureux  Adonis!  Que  je  te  retrouve  une  dernière  fois,  que 
je  t'embrasse,  que  j'unisse  mes  lèvres  à  tes  lèvres!  Soulève-toi  un 
peu,  Adonis!  Embrasse~moi,  embrasse-moi  encore,  tandis  que  ton 
baiser  est  vivant;  que  ton  souffle  coule  de  ton  âme  dans  ma  bouche 
et  dans  mon  cœur  !  Que  je  boive  ton  amour,  et  je  conserverai  ce  baiser 
comme  si  c'était  toi,  Adonis,  puisque  tu  me  fuis,  ô  malheureux!  Tu 
fuis  au  loin,  ô  Adonis!  Tu  vas  vers  l'Akhérôn  et  vers  le  Roi  lugubre 
et  inhumain,  et  moi,  misérable,  je  vis,  et  je  suis  déesse,  et  je  ne 
puis  te  suivre  ! 

»  Perséphona!  Reçois  mon  Epoux,  car  tu  es  bien  plus  puissante 
que  moi,  et  tout  ce  qui  est  beau  descend  vers  loi!  Je  suis  très 
malheureuse  et  dévorée  d'une  douleur  implacable;  je  pleure  Adonis 


LA    CÉLÉRRATTON    DES    ADÔNIES  153 

qui  n'est  plus,  et  je  te  ri-ains.  Tu  meurs,  ô  très  regretté!  et  uion 
amour  s'est  envolé  comme  un  songe.  Voici  que  Kythéréia  est  veuve, 
et  les  Erôs  restent  inoccupés  dans  sa  demeure.  Ma  ceinture  a  péri 
avec  toi.  0  imprudent!  Pourquoi  as-tu  chassé?  Etant  si  beau,  pour- 
quoi as-tu  osé  attaquer  les  bêtes  sauvages  ? 

»  Ainsi  se  lamentait  Kypris,  et  les  Erôs  se  lamentaient  :  —  Hélas  ' 
hélas!  Kythéréia!  Il  est  mort,  le  bel  Adonis! 

«  Paphié  répand  autant  de  larmes  qu'Adonis  a  répandu  de  sang; 
et,  sur  la  terre,  ces  larmes  se  changent  en  fleurs.  Le  sang  enfante 
la  rose  et  les  larmes  enfantent  l'anémone. 

»  Je  pleure  Adonis,  Il  est  mort,  le  bel  Adonis  ! 

)/  Dans  les  forêts,  ne  pleure  pas  plus  longtemps  TEpoux,  ô  Kypris  ! 
Déjà  le  lit  est  dressé,  le  lit  d'Adonis  est  préparé.  0  Kypris,  Adonis 
mort  est  couché  sur  ton  lit,  et,  bien  que  mort,  il  est  beau  cependant, 
il  est  beau,  bien  que  moi^t,  et  comme  endormi. 

»  Dépose-le,  afin  qu'il  soit  couché  sur  ces  vêtements  moelleux,  où, 
pendant  la  nuit  sacrée,  il  dormait  avec  toi,  étendu,  sur  un  lit  doré. 
Recherche  le  malheureux  Adonis,  et  dépose-le  entre  des  couronnes 
et  des  fleurs.  Toutes  choses  sont  mortes  avec  lui,  comme  il  est 
mort  lui-même,  et  les  fleurs  aussi  se  sont  desséchées.  Couvre-le  de 
baumes  odorants,  couvre-le  de  baumes.  Que  tous  les  parfums 
périssent!  Ton  parfum.  Adonis,  est  mort!  Il  est  couché,  le  délicat 
Adonis,  sur  des  vêtements  pourprés,  et  autour  de  lui  les  Erôs 
pleurent  avec  des  gémissements,  ayant  coupé  leurs  cheveux  à 
cause  d'Adonis.  L'un  foule  aux  pieds  ses  flèches,  un  autre  son 
arc;  un  autre  brise  son  carquois  emplumé;  cet  autre  dénoue  les 
sandales  d'Adonis,  celui-ci  apporte  de  Teau  dans  des  vases  d'or;  un 
autre  lave  sa  cuisse,  un  autre  par  derrière  réchauffe  Adonis  avec 
ses  ailes. 

))  Les  Erôs  pleurent  aussi  sur  Kythéréia.  Hyménaios  éteint  sa 
torche  sur  le  seuil,  et  il  arrache  la  couronne  nuptiale,  Hyménaios  ne 
chante  plus  comme  auparavant,  mais  il  chante  :  —  Hélas  !  hélas  ! 
Adonis!  —  et  plus  encore  :  —  Hélas!  hélas!  Hyménaios!  —  Les 
Kharites  pleurent  le  fds  de  Kinyras,  se  disant  entre  elles  :  —  Il  est 
mort,  le  bel  Adonis  !  —  Elles  le  disent  d'une  voix  plus  aiguë  que  la 
tienne,  ô  Diôna  !  Et  les  Moires  pleurent  Adonis,  et  elles  l'évoquent 


154  LES    FÊTES    d'aDÔNIS-THAAIMOUZ 

par  leur  chant;  mais  il  ne  les  entend  pas,  non  qu'il  s'y  refuse,  mais 
Perséphona  ne  le  renvoie  pas. 

))  Mets  fin  à  tes  lamentations,  ô  Kythéréia  !  Cesse  pour  aujourd'hui 
tes  plaintes,  car  de  nouveau  il  te  faudra  gémir  et  pleurer  une  autre 
année  ^  » 

Leconte  de  Lisle,  s'inspirant  de  ces  chants  antiques,  en 
a  donné  une  sorte  de  traduction  ou  de  transposition,  que 
nous  citons  aussi,  à  la  fois  pour  l'ampleur  et  la  beauté  du 
poème,  et  pour  la  précision  et  la  vie  de  l'inspiration 
mythique  : 

Maîtresse  de  la  haute  Eryx.  toi  qui  te  joues 

Dans  Golgos,  sous  les  myrtes  verts, 
0  blanche  Aphrodita,   charme  de  l'univers, 

Dionaiade  aux  belles  joues! 
Après    douze    longs    mois    Adonis   t'est    rendu, 
Et,  dans  leurs  bras  charmants,  les  Heures, 
L'ayant   ramené  jeune   en   tes   riches   demeures, 

Sur  un  lit  d'or  l'ont  étendu. 
A  l'abri  du  feuillage  et  des  fleurs  et  des  herbes. 

D'huile  syrienne  embaumé, 
Il    repose,    le    Dieu    brillant,    le    Bien-Aimé, 

Le  jeune  homme  aux  lèvres  imberbes. 
Autour   de    lui,    sur    des    trépieds    étincelants, 

Vainqueurs  des  nocturnes  Puissances, 
Brûlent   des    feux   mêlés   à   de   vives  essences, 

Qui  colorent  ses  membres  blancs; 
Et  sous  l'anis  flexible  et  le  safran  sauvage, 

Des  Erôs,  au  vol  diligent, 
Dont  le  corps  est  d'ébène  et  la  plume  d'argent. 

Rafraîchissent  son  clair  visage. 
Sois  heureuse,  ô  Kypris,  puisqu'il  est  rerenu 

Celui  qui  dore  les  nuées! 
Et  vous,  Vierges,  chantez,  ceintures  dénouées, 
Cheveux  épars  et  le  sein  nu. 

1 .  Bien,  Idylles,  I. 


LA  CÉLÉRRATION  DES  ADÔNIES  155 

Près  de  la  mer  stérile,  et  dès  l'aube  première, 

Joyeuses  et  dansant  en  rond, 
Chantez  l'Enfant  divin  qui  sort  de  l'Achérôn, 

Vêtu  de  gloire  et  de  lumière  ^  ! 

Vers  le  soir  de  cette  journée,  un  immense  cortège  de 
femmes,  parmi  lesquelles  figuraient  des  femmes  de  la  plus 
haute  distinction,  échevelées,  les  seins  nus,  sans  ceintures, 
sans  parures  ni  bijoux,  accompagnaient  le  simulacre  du 
dieu  mort,  que  Ton  transportait  vers  le  mer  et  que  Ton 
précipitait  dans  les  flots.  C'était  là  la  dernière  cérémonie 
de  ces  fêtes  alexandrines,  à  la  fois  si  éclatantes  et  si  peu 
imprégnées  de  Tantique  dogme  chaldéen. 

Image  parfaite  d'une  civilisation  qui  ne  comprenait 
plus  que  le  culte  de  la  beauté  extérieure,  les  Adônies 
d'Alexandrie  présentent  un  caractère  de  somptuosité  et 
de  faste  moins  barbare  qu'en  Phénicie,  et  plus  excessif 
qu'à  Athènes.  Les  croyances  du  peuple  ne  s'adressent 
plus  qu'à  des  héros  dénués  de  tout  leur  symbole  primitif 
et  à  des  déesses  presque  humaines.  Les  fidèles  conversent 
avec  leurs  dieux  comme  avec  des  amis  supérieurs  ou 
d'une  destinée  plus  heureuse  ;  on  a  oublié  les  cultes  tra- 
giques de  l'Orient,  les  sacrifices  sanglants  de  la  Phénicie 
et  des  îles  ;  tout  est  devenu  souriant  et  superficiel,  à 
l'image  même  d'une  époque  de  scepti(ûsme  et  d'ironie. 
Les  antiques  figures  mythologiques  se  profilent  encore 
confusément  et  plus  effacées  chaque  jour,  dans  cette 
société  composite,  où  se  sont  mêlées  tant  de  races,  de 
religions  et  de  mœurs,  mais  elles  n'apparaissent  plus  que 
comme  des  hochets  sans  âme  et  sans  vie  dont  s'amuse 
l'imagination  puérile  des  foules.  De  Byblos  à  Alexandrie, 

1.  Leconte  de  Lisle,  Poèmes  antiques,  Le  Retour  d'Adonis. 


156  LES    FÊTES    d'aDÔMS-THâMMOUZ 

Adonis  a  perdu  son  auréole  de  grand  dieu,  de  dieu 
suprême  ;  il  n'est  plus  Yû^iuTOç  redouté,  roi  des  divinités 
et  des  nations,  mais  le  héros  d'une  fable  gracieuse  et  tou- 
chante, et  c'est  à  ce  titre  qu'on  l'honore  et  qu'on  le  fête. 
Cette  évolution  est  logique  et  fatale,  mais  il  est  nécessaire 
de  ne  pas  en  oublier  l'importance  pour  comprendre  quels 
caractères  différents  revêtaient  les  Adônies  de  Byblos, 
d'Athènes  et  d'Alexandrie. 

Après  avoir  rayonné  dans  cet  espace  semi-circulaire 
formé  par  les  villes  grecques,  les  côtes  d'Asie-Mineure, 
de  Syrie,  de  Phénicie  et  d'Egypte,  les  Adônies  se  répan- 
dirent vers  l'Occident,  Sans  nous  arrêter  à  en  rechercher 
les  traces  dans  les  villes  ou  les  comptoirs  phéniciens, 
nous  les  retrouvons  à  Rome  et  en  Sicile,  étroitement 
mêlées  et  confondues  avec  les  fêtes  de  la  Grande-Déesse 
et  d'Atys,  ou  Mégalésies.  Ce  culte  d'ailleurs  avait  pénétré 
à  Rome  au  moment  de  la  seconde  Guerre  Punique,  c'est- 
à-dire  j)ar  l'intermédiaire  des  Carthaginois  ;  on  comprend 
ainsi  aisément  l'intime  similitude  qu'il  présente  avec  le 
culte  du  dieu  phénicien.  Il  nous  suffira,  pour  en  déter- 
miner nettement  le  caractère,  de  citer  la  courte  et  précise 
description  qu'en  donne  Preller  :  «  Ce  fut,  à  ce  qu'il 
paraît,  l'empereur  Claude,  qui  permit  le  premier  de  célé- 
brer à  Rome  la  grande  fête  phrygienne  du  mois  de  mars, 
la  fête  de  la  Magna  Mater  et  d'Attis.  L'esprit  de  cette 
solennité  est  au  fond  celui  que  nous  trouvons  dans  les 
fêtes  d'Isis,  d'Aphrodite  et  de  Déméter  (chez  les  Romains)  : 
c'est  une  mère  qui  a  perdu  son  fils  chéri  et  qui  se  désole, 
qui  le  retrouve  et  se  réjouit.  La  fête  durait  du  22  au 
27  mars.  Le  premier  jour,  le  22  mars,  s'appelait  Arbor 
intrat,  parce  qu'alors  le  sapin,  symbole  d'Attis   trépassé, 


LA    CÉ].ÉBRATION    DES    ADÔNIES  l57 

était  porté,  au  milieu  des  gémissements  et  des  pleurs, 
dans  le  temple  delà  Grande  Déesse,  et  là,  enveloppé  de 
bandelettes  et  orné  de  fleurs.  C'était  un  souvenir  de  ce 
jouroiila  déesse,  trouvant  sous  un  sapin  le  cadavre  encore 
saignant  de  son  fils,  l'avait  porté  dans  sa  caverne  et  avait 
versé  sur  lui  des  larmes  amères.  Du  22  au  24  mars  s'éten- 
dait une  période  de  jeûne  et  de  deuil  qui  atteignait  son 
plus  haut  période  le  24,  jour  d'horribles  mutilations, 
qu'on  appelait  en  conséquence  le  jour  du  sang.  Alors 
éclataient  dans  toute  leur  fureur  les  transports  des  prêtres, 
des  Galli,  et  souvent  ils  se  faisaient  de  telles  blessures 
qu'ils  en  mouraient;  on  les  enterrait  alors  en  grande 
pompe.  Mais  le  25,  jour  où  pour  la  première  fois  le  jour 
reprend  le  dessus  sur  la  nuit,  Attis  ressuscité  était  rendu 
à  sa  mère,  et  plus  la  douleur  de  sa  perte  avait  été  vive, 
plus  éclatait  désordonnée  la  joie  de  sa  réapparition.  Le  26 
était  un  jour  de  repos  ;  et  enfin  le  27,  on  célébrait  une 
grande  procession,  accompagnement  obligé  de  tous  les 
cultes  de  ce  genre.  C'était  le  jour  où  la  déesse  allait  se 
baigner  dans  l'Almo.  On  en  avait  fait  une  sorte  de  car- 
naval, où  régnait  la  gaieté  la  plus  libre.  Rome  entière  se 
pressait  autour  du  char  qui  menait  au  bain  la  déesse,  la 
pierre  noire  de  Pessinonte  \   » 

Nous  ne  rappelons  que  pour  mémoire  les  fêtes  célèbres 
du  mont  Eryx,  en  l'honneur  de  l'Astoreth  phénicienne, 
ainsi  que  la  curieuse  coutume  sarde  des  jardins  d'Adônis^ 
Sans  contredit,  à  une  certaine  époque,  dans  tout  le  bassin 
occidental  de  la  Méditerranée,  les  Adônies  étaient  célé- 


1.  Prelier.  Dieux  de  l'anciciiac  Rome,  trad.  Dietz,  p.  483-485. 

2.  Sur  le  culte  d'Adonis  en  Sardaigne,  voir  plus  loin,  p.  189. 


158  LES    FÊTES    d'aDÔNIS-THAMMOÙZ 

brées  avec  des  rites  et  une  solennité  analogues  à  ceux  de 
rOrient,  et  c'est  là,  au  cœur  de  la  Sardaigne,  qu'en  réside 
la  dernière  flamme  encore  vivante.  Mais  en  somme,  c'est 
aux  noms  des  villes  orientales,  Byblos,  Antioche,  Alexan- 
drie, Athènes,  Corinthe,  Paphos,  Amathonte,  et  tant 
d'autres,  que  reste  lié  le  souvenir  des  Adônies.  Là,  le 
dieu  est  en  quelque  sorte  dans  son  royaume,  dans  sa  terre 
de  prédilection  où  on  sait  l'honorer  et  le  comprendre. 
Sans  doute,  il  en  a  franchi  les  bornes,  et  de  la  Libye  à  la 
Scythie,  du  golfe  Persique  à  la  Macédoine,  de  la  Chaldée 
aux  Colonnes  d'Hercule,  il  a  répandu  son  nom  et  ses  fêtes. 
Mais  c'est  au  cœur  de  cet  Orient  antique  qu'il  a  pour  ainsi 
dire  abrité  sa  gloire  et  son  culte  :  c'est  là  que,  pénétrant 
chaque  jour  dans  les  mœurs,  dans  les  fêtes,  dans  les 
récits  et  les  légendes,  se  façonnant  à  l'existence  quoti- 
dienne des  peuples  et  devenant  le  symbole  supérieur  et 
l'imaoe  divine  de  leur  vie  et  de  leur  immortalité,  entrant 
dans  tous  les  panthéons  et  s'amalgamant  aux  dieux  natio- 
naux, c'est  là  qu'il  a  établi  son  empire.  Tous  les  dieux 
telluriques  et  solaires  de  ces  régions  ont  subi  en  quelque 
manière  son  influence  :  Atys,  Osiris,  Manéros,  Linos, 
Perseus,  Phaéthon,  Dionysos,  tous  lui  doivent  quelque 
chose  de  leur  caractère  et  de  leur  symbole.  Et,  ainsi 
mêlé,  jeté,  répandu  dans  toutes  les  imaginations  des 
hommes,  le  Thammouz  solaire,  tout  en  conservant  sa 
puissance  morale  et  sa  signification  ésotérique,  s'identifie 
à  toutes  les  manifestations  des  forces  de  la  nature,  à 
toutes  les  formes  de  la  vie. 


CHAPITRE  III 

LE  CULTE  PHALLIQUE  DANS  LES   FÊTES  D'ADONIS 

Pour  déterminer  d'une  façon  à  la  fois  plus  complète  et 
plus  précise  le  caractère  des  fêtes  d'Adonis,  il  faut 
mesurer  quelle  place  prépondérante  y  occupaient  les 
diverses  pratiques  du  culte  phallique.  Toute  la  symbolique 
religieuse  de  l'antiquité  orientale,  basée  sur  la  divinisation 
des  forces  productrices  de  la  vie,  se  résume  et  se  dévoile 
dans  ce  culte  suprême  du  phallus,  adapté  à  tant  de 
divinités  différentes  et  consacré  par  tant  de  traditions 
primitives.  AdôniSj  le  dieu  solaire  et  fécond,  soudainement 
dépouillé  de  sa  puissance  génératrice,  se  rattachait  trop 
étroitement  à  cet  ordre  de  conceptions  pour  ne  pas 
devenir,  dans  son  symbole  et  dans  ses  fêtes,  une  des 
principales  divinités  phalliques.  C'est  en  effet  là  le 
caractère  essentiel  de  ses  fêtes.  Non  seulement,  comme 
beaucoup  d'autres  divinités,  il  devient  l'objet  de  phallo- 
phories  solennelles  et  de  bruyantes  processions  ithyphal- 
liques,  mais  encore  il  accueille,  dans  la  célébration  de  ses 
fêtes,  les  pratiques  plus  spéciales  de  la  castration  et  de 
la  prostitution. 

Comme  la  plupart  des  principales  conceptions  reli- 
gieuses, le  culte  du  phallus  est  commun  à  tous  les  peuples 
de  l'Orient  antique.  Dans  iTnde  même,  le  lingam  de  Siva 
est  une  conception  identique.  Dans  la  Chakléeet  l'Assyrie, 
le  phallus  est  considéré  comme  un  symbole  divin,  el,  eu 


160  LES    FETES    d'aDÔMIS-THAMMOUZ 

l'honneur  du  dieu  Bel,  ou  célèbre  des  orgies  phalliques. 
Dès  lors,  dans  toutes  les  régions  de  l'Asie  Moyenne  et  de 
TAsie  Antérieure,  le  même  usage  s'établit.  L'auteur  du 
De  Dea  Syria  raconte  qu'à  l'entrée  du  temple  d'Hiérapolis 
étaient  dressés  deux  énomes  phallus  :  «  En  outre,  dit-il, 
on  voit  dans  le  vestibude  deux  énormes  phallus  avec  celte 
inscription  :  «  Ces  phallus  ont  été  élevés  par  moi,  Bacchus, 
en  l'honneur  de  Jiuion,  ma  belle-mère.  »  Cette  preuve 
(que  le  temple  est  l'œuvre  de  Bacchus)  me  paraît  sui- 
fisante.  Voici  pourtant  dans  ce  temple  un  autre  objet 
consacré  à  Bacchus.  Les  Grecs  lui  dressent  des  phallus 
sur  lesquels  ils  représentent  de  petits  hommes  de  bois 
qui  ont  un  gros  membre  :  on  les  appelle  névrospastes.  On 
voit,  en  outre,  dans  l'enceinte  du  temple,  à  droite,  un 
petit  homme  d'airain  assis,  qui  a  un  membre  énormes  » 
Plus  loin,  le  même  auteur  raconte  que  sur  l'un  des  deux 
phallus  des  propylées,  un  homme  monte  deux  fois  par  an 
et  y  demeure  pendant  sept  jours. 

Cet  usage  de  glorifier  une  divinité  en  dressant  devant 
ses  temples  d'immenses  phallus,  faits  souvent  de  pierres 
précieuses,  était  répandu  dans  toute  la  Syro-Phénicie 
et  sur  les  côtes  d'Asie-Mineure.  C'est  l'image  même 
du  dieu  puissant  et  fécond,  source  de  vie,  et  Adonis  n'eut 
longtemps  d'autre  symbole,  comme  Aphrodite  n'eut  long- 
temps d'autre  expression  matérielle  que  le  cône  de 
pierre  ou  de  bois,  auquel  on  ajouta  plus  tard  une  tète 
humaine.  A  Gypre,  à  Alexandrie,  dans  les  îles  grecques, 
on  retrouve  les  mêmes  coutumes,  coutumes  facilement 
explicables,    si    l'on    songe    à     la    tendance    habituelle, 

1.  De  Dea  Sijria,  16. 


ADOMS    ET    Al'IIliOOrrE 

Cfoiiiir  (le  iiKirljio  (lu    imiséo  de  Sofia 


LE    CULTE    PrtALLiQUE    DAMS    LES    FETES    d'aDÙNIS  IGI 

commune  à  tous  les  peuples  primitifs  de  l'Orient,  de 
concrétiser  les  idées  religieuses  sous  des  images  vivantes 
et  précises.  Chez  eux,  la  conception  dogmatique,  l'abstrac- 
tion divine  se  réalisaient  en  des  expressions  ordinaire- 
ment empruntées  à  la  nature  et  aux  fonctions  naturelles. 
De  là  cette  universalité  de  l'image  phallique  comme 
symbole  mystique  de  la  puissance  créatrice  et  de  la 
fécondité  solaire. 

Le  mythe  d'Adonis  est  tout  entier  composé  d'un  enchaî- 
nement d'idées  analogues.  La  naissance  du  dieu,  sa  mort, 
sa  résurrection,  les  vicissitudes  de  sa  destinée  ne  sont 
que  les  expressions  poétiques  d'un  symbole  immuable, 
dont  la  révolution  solaire  et  les  alternatives  des  saisons 
et  des  productions  terrestres  forment  le  fond  essentiel. 
Tout  le  culte  adonique  se  développe  autour  de  cette  idée 
centrale,  comme  les  cérémonies  religieuses  elles-mêmes 
se  déroulent  autour  du  phallus.  Pour  perpétuer  le  sou- 
venir du  dieu  privé  de  sa  virilité^  les  prêtres  se  châtrent, 
et  cet  usage  de  la  castration  devient  une  des  cir- 
constances les  plus  expressives  et  les  plus  importantes 
des  fêtes  d'Adonis.  Il  ne  faudrait  pas  d'ailleurs  y  voir  une 
coutume  spéciale  au  culte  du  dieu  de  Byblos.  Dès  les 
origines  des  mythes  religieux  de  l'Asie  Moyenne,  nous 
la  trouvons  mêlée  aux  fêtes  sanglantes  de  l'Assyrie,  où 
déjà  le  culte  de  Doumouzi  et  d'Isthar  avait  pris  le  caractère 
farouche  et  cruel  qu'il  conservera  à  Byblos  et  dans  toute 
l'Asie  Antérieure. 

11  est  cependant  assez  difRcile  de  déterminer  l'origine 
de  cet  usage,  et,  s'il  est  aisé  d'en  comprendre  la  signi- 
fication symbolique,  il  n'est  guère  possible  de  rattacher 
cette  coutume    à    un  ensemble    de    faits    historiques     el 

11 


162  LES    FÊTES    d'aDÔNIS-THAMMOUZ 

précis.  Nous  ne  pouvons  consulter  que  certaines  tradi- 
tions, assez  vagues  elles-mêmes.  La  plus  curieuse  est 
celle  que  rapporte  l'auteur  du  De  Dea  Sijria.  D'après 
ce  récit,  une  reine  d'Assyrie,  nommée  Stratonice,  avait 
eu  un  songe,  dans  lequel  Héra  lui  avait  ordonné  de  lui 
édifier  un  temple  à  Hiérapolis,  en  Syrie.  Elle  partit  donc 
pour  Hiérapolis,  accompagnée  d'un  jeune  courtisan, 
nommé  Gombabus,  auquel  son  mari  l'avait  confiée.  Com- 
babus,  redoutant  qu'une  absence  prolongée  n'éveillât  la 
jalousie  du  roi,  n'avait  accepté  cette  mission  qu'après 
s'être  infligé  le  supplice  de  la  castration,  pour  se  mettre 
désormais  à  l'abri  de  toute  accusation.  Durant  les  trois 
années  qui  furent  employées  à  la  construction  du  temple, 
Stratonice  s'éprit  de  Gombabus,  et  le  jeune  courtisan  fut 
accusé  auprès  du  roi  d'adultère  avec  la  reine.  Rappelé  en 
toute  hâte,  Gombabus  se  justifia  aisément,  puis  retourna 
achever  le  temple  d'Hiérapolis  et  y  passa  le  reste  de  ses 
jours.  La  tradition  ajoute  que  ses  plus  intimes  amis 
allèrent  se  joindre  à  lui  dans  sa  retraite,  et,  comme  lui, 
se  firent  eunuques,  pour  le  consoler  en  partageant  sa 
douleur'.  L'origine  de  cet  usage  ainsi  exposée,  l'auteur 
du  De  Dea  Si/rla  ajoute,  pour  expliquer  l'habitude 
qu'avaient  les  Galles  de  porter  des  vêtements  de  femmes  : 
«  Une  fois  cette  coutume  introduite,  elle  s'est  perpétuée, 
et  tous  les  ans  un  assez  grand  nombre  de  jeunes  gens  se 
réduisent  à  l'état  de  femmes,  soit  pour  consoler  Gom- 
babus, soit  pour  faire  plaisir  à  Héra.  Dès  qu'ils  sont 
eunuques,  ils  ne  portent  plus  d'habits  d'hommes,  mais 
des  vêtements  de  femmes,  et   s'appliquent  aux  ouvrages 

1.   De  Dea  Sijria,  17-27. 


LE    CULTE    PHALLIQUE    DANS   LES   FÊTES    d'aDÔNIS  163 

de  ce  sexe.  On  attribue  à  Combabiis  la  cause  de  ce  chan- 
gement d'habits,  et  voici  à  quel  propos  :  Une  femme 
étrangère,  qui  était  venue  pour  assister  à  une  fête  solen- 
nelle, le  voyant  en  habits  d'hommes,  et  si  beau,  en  devint 
éperdûment  éprise  ;  puis,  quand  elle  sut  qu'il  était 
eunuque,  elle  se  donna  la  mort.  Combabus,  désolé  d'être 
si  malheureux  en  amour,  s'habilla  en  femme,  pour  éviter 
qu'une  autre  ne  tombât  dans  la  même  erreur.  Voilà 
pourquoi  les  Galles  sont  habillés  en  femmes  '  .  »  D'après 
ce  récit,  l'origine  de  la  castration  remonterait  donc  au 
temps  de  cette  Stratonice,  reine  d'Assyrie,  qui  semble 
être  elle-même  une  sorte  de  personnage  légendaire  et 
mythologique  confondu  avec  la  Sémiramis  babylonienne. 
Quoi  qu'il  en  soit,  cet  usage,  venu  d'Assyrie,  s'était 
répandu  dans  les  fêtes  syriennes  de  Thammouz  et  d'As- 
toreth. 

Voici,  d'après  la  description  que  donne  le  De  Dea  Syria 
des  cérémonies  d'Hiérapolis,  comment  se  pratiquaient  les 
mutilations  des  Galles  '  : 

Au  moment  où  commençaient  les  fêtes,  les  prêtres, 
à  l'extérieur  du  temple,  s'excitant  mutuellement,  se 
tailladaient  les  bras  et  se  frappaient  les  uns  les  autres 
de  coups  de  couteau.  La  vue  du  sang,  au  lieu  de  les 
apaiser,  les  excitait  davantage.  Près  d'eux,  des  musiciens 
jouaient  de  la  flûte,  et,  à  l'aide  de  tambourins  et  d'ins- 
truments divers,  entretenaient  la  frénésie  sacrée.  On 
chantait  des  hymnes,  des  cantiques  ;  on  brûlait  des 
parfums.  Dès  lors,  l'orgie  sanglante  ne  connaissait  plus  de 


1.  De  Dea  Syria,   27. 

2.  Ibidem,   51-52. 


164  LES    FÊTES    d'aDÔMS-THAMMOUZ 

bornes  .  Beaucoup  de  spectateurs,  saisis  eux-mêmes  par 
cette  sorte  d'ivresse  née  de  la  musique,  des  parfums  et 
des  chants,  fanatisés  par  l'exemple  des  prêtres,  se  pré- 
cipitaient au  milieu  d'eux,  s'emparaient  du  couteau  sacré, 
réservé  à  cet  usage,  et,  après  s'être  châtrés,  parcouraient 
la  ville  en  portant  dans  leurs  mains  les  parties  génitales 
dont  ils  venaient  de  faire  l'ablation.  Ils  les  jetaient  ensuite 
à  l'intérieur  d'une  maison,  et  les  habitants  de  cette 
maison  leur  fournissaient  des  vêtements  et  des  parures 
de  femmes.  Us  devenaient  alors  Galles  eux-mêmes, 
attachés  au  temple,  et  soumis  à  des  habitudes  de  vie 
spéciales.  Le  Galle  en  effet  était  considéré  dans  toute  la 
Syrie,  ainsi  qu'en  Cypre  et  en  Asie-Mineure,  comme  un 
être  en  dehors  de  la  foule  commune  des  hommes. 
Lorsqu'il  venait  à  mourir,  les  autres  eunuques  le  portaient 
hors  de  la  ville  et  abandonnaient  son  cercueil  après  l'avoir 
couvert  d'un  amoncellement  de  pierres.  Pendant  toute 
sa  vie,  il  était  l'objet  d'une  sorte  de  respect  craintif  de  la 
part  de  la  foule,  qui  voyait  en  lui  un  homme  que  la 
déesse  avait  élu.  Souvent  aussi,  des  femmes  se  sentaient 
prises  pour  eux  d'une  violente  passion,  et  s'aban- 
donnaient à  un  amour  qui,  en  raison  de  son  inassouvis- 
sement même,  aboutissait  à  d'inexprimables  fureurs 
sensuelles  ^ 

Le  couteau  réservé  pour  ces  sortes  de  sacrifices  était 
parfois  en  métal  précieux,  or  ou  argent,  mais  le  plus 
souvent  en  pierre  précieuse,  onyx  ou  agathe.  Là  encore, 
nous  rejoignons  la  coutume  sémitique  de  la  circoncision, 


1.  Pour  ces  divers  détails  de  l'existence  et  des  mœurs  des  Galles, 
voir  De  Dca  Syria,  51-53. 


LE    CULTE    PHALLIQUE    DAT«S    LES    FÊTES    d'aDÔNIS  165 

que  Ton  peut,  par  divers  détails,  rapprocher  de  la  cas- 
tration des  fêtes  de  Thammouz.  Jusqu'à  notre  époque, 
Fusage  s'est  maintenu,  dans  l'orthodoxie  juive,  de  pra- 
tiquer la  circoncision  à  l'aide  d'un  couteau  en  pierre 
précieuse,  d'ordinaire  en  onyx  :  c'est  une  survivance 
fidèle  de  l'usage  antique.  Quant  au  motif  qui  faisait 
choisir,  pour  la  castration  des  fêtes  orientales,  un  couteau 
en  pierre,  la  tradition  l'attribuait  à  un  trait  de  la  légende 
d'Atys.  Poursuivi  par  Gybèle,  le  jeune  dieu,  en  s'en- 
fuyant,  s'était  châtré  au  moyen  d'une  pierre  tranchante. 
La  confusion  des  mythes  d'Atys  et  d'Adonis  avait  étendu 
l'usage  né  de  ce  souvenir  à  toutes  les  cérémonies  ana- 
logues de  la  Syro-Phénicie  et  de  la  Phrygie. 

En  Gypre,  la  même  coutume  se  retrouvait.  A  Ama- 
thonte,  à  Paphos,  et  dans  les  principales  villes  de  l'île,  le 
service  des  temples  d'Adonis  et  d'Astarté  était  réservé 
aux  eunuques.  Dans  l'vVsie-Mineure,  oi^i  le  culte  d'Atys 
représentait  le  même  symbole,  les  prêtres  du  dieu  se 
châtraient  également.  La  Gappadoce  était  renommée  pour 
le  caractère  particulièrement  sanglant  qu'y  revêtaient  les 
fêtes  de  Gybèle  et  d'Atys.  En  Egypte,  les  prêtres  d'isis  et 
d'Osiris  se  rasaient  la  tête  et  se  mutilaient,  pour  exprimer 
leur  douleur  de  la  mort  du  dieu.  En  Grète  et  dans  les 
îles  grecques,  cet  usage  s'établit  aussi,  mais  demeura 
confiné  dans  certaines  villes  où  le  culte  phénicien  s'était 
transmis  sans  altération.  Vers  l'Ouest, dans  cette  Garthage, 
qui  avait  gardé,  au  delà  de  la  mer  phénicienne,  tous  les 
usages,  les  coutumes  religieuses,  les  mœurs  sociales  des 
races  cananéennes,  il  n'est  pas  surprenant  de  retrouver 
chez  les  prêtres  cette  habitude  de  la  castration,  si  for- 
tement enracinée  dans  la  tradition  populaire  qu'au  temps 


166  LES    FÊTES    d'aDÔNIS-THAMMOUZ 

même  de  saint  Augustin  elle  est  encore  en  pleine  vigueur  : 
«  Quant  à  ces  hommes  sans  nom,  dit-il,  consacrés  à  la 
Grande  Mère  par  une  profanation  qui  outrage  également 
les  deux  sexes,  que  Ton  a  vus  encore  de  nos  jours  dans 
les  places  et  les  rues  de  Carthage,  les  cheveux  parfumés, 
le  visage  fardé,  avec  une  démarche  molle  et  lascive, 
demander  publiquement  de  quoi  soutenir  leur  infâme 
existence  '  ...  »  A  Rome,  les  fêtes  de  la  Bonne  Déesse 
étaient  de  même  marquées  par  les  mutilalions  et  la  cas- 
tration des  prêtres. 

C'est  donc  un  usage  religieux  fort  répandu  dans  le 
monde  antique.  Le  caractère  exalté  des  fêtes  orgiastiques 
de  l'Orient  avait  peu  à  peu  fait  prédominer  ces  pratiques 
sanglantes.  La  volupté  sensuelle  la  plus  ardente  s'unit  au 
plaisir  cruel  du  sang  versé.  Par  là  s'expliquent  non  seu- 
lement ces  mutilations  des  prêtres  et  des  fidèles,  mais 
aussi  les  sacrifices  humains  et  les  hécatombes  d'enfants, 
dont  les  races  sémitiques  gardaient  jalousement  la  tra- 
dition. 

D'ailleurs,  sans  en  chercher  les  motifs  dans  les  ten- 
dances morales  et  les  conditions  psychologiques  des 
peuples  orientaux,  ces  pratiques  s'adaptent  trop  étroi- 
tement aux  conceptions  mythiques  pour  qu'il  soit  difficile 
d'ensuivre  le  développementnormal  Les  diverses  mytho- 
logies  de  l'Asie,  de  l'Egypte  et  de  la  Grèce  présentent 
toutes  cette  image  d'un  dieu  privé  de  sa  force  virile  et  de 
sa  fécondité.  Le  Doumouzi  babylonien,  comme  le  Tham- 
mouz  giblite,  comme  l'Adonis  sémitique  et  grec,  est  soudai- 
nement dépouillé  de  sa  puissance  créatrice.  La  dent  du 

1.  Saint  Augustin,  De  Cicitate  Dei,  VII,  26. 


LE    CULTE    PHALLIQUE    DANS    LES    FÊTES    d'aDÔNIS         167 

sanglier  blesse  Adonis  aux  parties  génitales,  car  la  cuisse 
dont  parle  la  légende  n'est  ici,  comme  nous  l'avons  dit 
plus  haut,  qu'une  expression  euphémique.  C'est  de  cette 
blessure  qu'il  meurt,  malgré  les  soins  et  les  lamentations 
de  la  déesse.  Il  en  est  de  même  d'Atys,  dont  la  légende 
présente  pourtant  quelques  variations  de  détail.  Poursuivi 
par  Cybèle,  amoureuse  de  lui,  le  dieu  phrygien  se  mutile 
pour  ne  pas  céder  à  cet  amour. 

Mais  c'est  dans  le  mythe  égyptien  d^Osiris  et  dans  le 
mythe  grec  d'Ouranos  que  le  symbole  apparaît  avec  le 
plus  de  clarté  et  de  précision. 

Après  avoir  retrouvé  à  Byblos  le  coffre  dans  lequel 
Typhon  avait  enfermé  Osiris,  Isis  rapporte  en  Egypte  le 
corps  de  son  époux.  Elle  confie  à  son  fils  Horus  le  soin 
de  venger  son  père,  et  elle-même  cache  dans  un  lieu 
désert  le  cercueil  d'Osiris.  Mais  Typhon,  chassant  à  la 
clarté  de  la  lune,  le  découvre  et  le  reconnaît;  il  morcelle 
le  corps  de  son  frère  en  quatorze  parties,  qu'il  disperse 
de  tous  côtés.  Isis  ne  se  laisse  pas  abattre  par  cette  nou- 
velle douleur,  et  aussitôt  elle  recommence  ses  recherches. 
Elle  visite,  dans  une  barque  de  papyrus,  les  sept  bouches 
du  Nil,  et  retrouve,  l'un  après  l'autre,  treize  des  membres 
d'Osiris.  Mais  il  manque  le  quatorzième,  l'organe  de  la  gé- 
nération, que  des  poissons  du  Nil,  nommés  oxyrrhinques, 
ont  dévoré.  Avec  ces  morceaux  épars,  Isis  recompose  le 
corps  du  dieu  et  remplace  le  membre  disparu  par  un 
simulacre  en  bois  de  sycomore.  Ce  simulacre  devient  un 
symbole  divin,  le  Phallos,  consacré  par  Isis  elle-même, 
en  mémoire  de  son  époux  \ 

1.  Pour  tout  ce  qui  concerne  le  mythe  d'Isis  et  d'Osiris,  voir  Plu- 
tarque.  De  Iside  et  Osiridc;  Diodore  de  Sicile,  I. 


168  LES    FÊTES    d'aDÔNIS-THAMMOUZ 

Le  récit  grec,  bien  que  différent  du  mythe  égyptien, 
renferme  la  même  signification.  Ouranos  hait  ses  enfants, 
et,  à  mesure  qu'ils  naissent,  les  replonge  dans  les  flancs 
de  Gœa,  son  épouse.  Celle-ci  arme  le  bras  de  Kronos  et 
tend  un  piège  à  son  époux.  Quand  Ouranos,  sans  méfiance, 
se  couche  dans  les  bras  de  Gaea,  Kronos  le  mutile,  et  du 
sang  du  dieu  naissent  des  races  et  des  végétations.  Les 
parties  génitales  tombent  dans  la  mer,  et  de  Técume  qui 
s'amasse  autour  d'elles  nait  Aphrodite  Anadyomène,  la 
déesse  de  la  beauté  et  de  ramour\  En  réalité,  ce  mythe 
d'Ouranos  présente  tous  les  caractères  d'un  mythe  phéni- 
cien, et,  là  encore,  il  existe  certainement  un  lien  d'in- 
fluence entre  la  Syro-Phénicie  et  la  Grèce. 

D'ailleurs,  celte  idée  d'un  dieu  sacrifié,  soit  par  un  évé- 
nement accidentel  ou  l'attentat  d'un  dieu  ennemi,  soit  par 
une  immolation  volontaire,  est  commune  à  toutes  les  races 
sémitiques.  Outre  le  Thammouz  de  Byblos,  et  divers 
exemples  bibliques,  nous  en  trouvons  une  image  frap- 
pante dans  le  Melkarth  tyrien,  s'immolant  lui-même  pour 
les  hommes,  sur  un  bûcher,  d'où,  métamorphosé  en  aigle, 
il  s'envolera,  vainqueur  de  la  mort.  C'est  à  ce  même 
cycle  d'idées  qu'il  faut  rattacher  la  mort  de  l'fléraklès 
grec,  et  les  légendes  primitives  des  sacrifices  d'Iphigénie, 
d'Isaac  et,  dans  les  récits  hindous,  de  Çunacépa.  A  une 
époque  plus  moderne,  c'est  d'une  conception  semblable 
qu'est  né  le  mythe  de  Zagreus,  nom  sous  lequel  on 
désigne  le  premier  Dionysos,  fils  de  Zeus  et  de  Per- 
séphonê.  Cette  succession  de  types  divins  aboutira  enfin 
au  Christ,  sacrifié  pour  le  salut  du  monde,  et  ressuscitant 

1.  Voir  Hésiode,  Théogonie, 


LE    CULTE    PHALLIQUE     DA^S    LES    FÊTES    d'âDÔNIS         1G9 

du  tombeau,  comme  Adonis,  comme  Melkarth,  comme 
Osiris. 

C'est  sur  cet  ensemble  de  traditions  mythologiques 
qu'est  basée  la  coutume,  dès  lors  facilement  explicable, 
de  la  castration  des  prêtres  d'Adonis  et  des  divinités  ana- 
logues. Le  mysticisme  ardent  et  réaliste  de  TOrient  en 
favorisait  encore  l'extension,  et,  aujourd'hui  même,  c'est 
à  un  semblable  besoin  d'excès  dans  les  manifestations 
religieuses  qu'il  faut  attribuer  l'usage  persistant  des  lacé- 
rations volontaires  chez  diverses  peuplades  du  Caucase, 
de  l'Arabie  et  de  l'Afrique. 

A  cette  coutume  de  la  castration,  qui  rappelait  la  vic- 
toire de  la  stérilité  et  de  la  mort  sur  le  dieu  de  la  fécon- 
dité et  de  la  vie,  s'opposait  un  autre  usage  qui  rappelait 
en  retour  le  triomphe  définitif  de  l'amour.  Dans  toutes  les 
religions  orientales,  la  prostitution  des  vierges  ou  des 
femmes,  dans  certaines  fêtes,  était  devenue  une  loi  uni- 
verselle^ .  Plus  répandu  encore  que  celui  de  la  castration, 
cet  usage  se  rattachait  au  culte  d'Aphrodite,  sous  toutes 
ses  formes  étrangères  ;  et,  à  Babylone  comme  en  Cypre, 
en  Asie-Mineure  comme  en  Syrie  et  en  Grèce,  partout  où 
une  ]\Iylitta%  une  Baalath,  une  Astarté  ou  une  Aphrodite 
était  adorée,  on  retrouvait,  jointe  au  culte,  la  pratique 
spéciale  de  la  prostitution,  considérée  comme  un  hom- 
mage à  la  déesse  ^  Primitivement,  c'était  là  sans  doute 
un  usage  propre  aux  races  cananéennes,  mais,  en  même 
temps  qu'elles,  il  se  propagea  vers  l'Occident,  en  Phénicie, 


1.  Baruch,  cap.  vi,  42-43;  Selden,  De  Diis  Syviis,  II,  7. 

2.  Hérodote,  1,131;  Hésychius,  v.  MvAtTTav. 

3.  Voir  Baruch,  vi,    42-43;  Selden,  De  Dits  Syriis,  II,  7. 


170  LES    FÊTES    d'aDÔNIS-THAMMOUZ 

en  Syrie,  en  Lydie,  en  Grèce,  à  Garthage'  et  en  Numidie', 
à  Rome  et  en  Sicile.  Toutefois,  c'est  dans  son  foyer  ori- 
ginel, à  Babyione,  que  la  prostitution  sacrée  paraît  avoir 
eu  son  plus  intense  développement.  Elle  avait  lieu  en 
l'honneur  de  la  déesse  de  la  fécondation,  Zarpanit,  invo- 
quée plus  tard  sous  le  nom  générique  et  commun  de 
Mylitta  \  Cette  Mylitta  babylonienne,  si  étroitement  appa- 
rentée avec  les  Baalath  phéniciennes,  leur  avait  transmis 
les  usages  de  son  culte.  Aussi,  dès  que  la  période  d'émi- 
gration fut  accomplie,  nous  trouvons  la  prostitution 
établie  dans  toute  l'Asie  Moyenne  et  la  Basse-Asie.  En 
Lydie*,  en  Cypre,  dans  un  grand  nombre  de  villes  de 
l'Asie-Mineure,  les  jeunes  filles  faisaient  à  la  déesse  le 
sacrifice  de  leur  virginité,  et  devaient,  en  se  prostituant, 
amasser  une  dot  pour  leur  mariage  ^:  a  Mos  erat  Cypriis 
virgines  ante  nuptias  statutis  diebus  dotalem  pecuniam 
quaesituras  in  quaestum  ad  littus  maris  mittere  pro  reliqua 
pudicitia  libamenta  soluturas**.  »  Maury  voit  une  allusion 
à  cette  coutume  dans  l'inscription  trouvée  à  Palaepaphos, 
où  l'on  peut  lire  la  consécration  faite  par  Démocrate,  fils 
de    Ptolémée,  chef  des   Kinvrades'   —  ô  àp)(Oç  tcov  Kivu- 


1.  Valère-Maxime,  II,  6,  15. 

2.  Valère-Maxime,  II,  6,  15. 

3.  Hérodote,  1,199;  Strabon,  XVI,  p.  745;  voir  aussi  Baruch,  vi, 
42;  Justin,  XVIII,  5. 

4.  Élien,  HisLvar.,  IV,  3. 

5.  Cette  coutume  se  retrouve  encore  dans  la  Byzance  des  derniers 
siècles  païens. 

6.  Justin,  XVIII,  5. 

7.  Sur  les  Kinyrades  et  leur  dynastie  en  Cypre,  voir  Hésychius, 
voc.  Ivivvjpai;  et  KcvvupàSai  ;  Sctioliaste  de  Pindare,  Pt/flu'qiins,  ode  II, 
ad  versum  27. 


LE    CULTE    PHALLIQUE    DANS    LES    FÊTES    d'aDÔNIS         171 

paÔcbv, —  et  sa  femme  Eunice,  de  leur  fille  à  la  déesse  de  Pa- 
phos  \  En  Phénicie  et  en  Syrie,  les  fêtes  d'Adônis 
étaient  marquées  par  la  même  obligation.  Les  femmes  qui, 
pendant  le  deuil  des  Adônies,  n'avaient  pas  consenti  à 
couper  leur  chevelure,  devaient  se  prostituer  aux  étran- 
gers pendant  toute  une  journée.  Seuls,  ces  étrangers 
avaient  droit  à  leurs  faveurs,  et  le  prix  de  la  prostitution 
était  offerte  la  déesse'.  Les  Carthaginois  avaient  conservé 
cet  usage  de  leur  pays  d'origine  et  Pavaient  répandu 
dans  la  Numidie.  En  Grèce,  la  prostitution  religieuse 
était  liée  au  culte  d'Aphrodite,  à  Gylhère  et  à  Gorinthe, 
et  au  culte  de  la  déesse  du  plaisir,  IlopVT],  à  Abydos.  En 
Sicile,  au  mont  Eryx,  le  culte  phénicien  d'Astoreth  avait 
de  même  conservé  cette  particularité.  A  Rome  même,  la 
grande  liberté  de  mœurs  des  Saturnales  n'était  que  le 
souvenir  d'usages  plus  anciens,  où  survivaient  des  pra- 
tiques analogues.  En  réalité,  le  monde  antique  tout  entier 
a  connu  cette  prostitution  sacrée.  Cet  usage,  né  de  la 
religion,  a,  avec  elle,  survécu  à  toutes  les  vicissitudes  des 
empires  et  des  races,  il  s'est  prolongé,  avec  des  dieux 
nouveaux,  jusqu'au  cœur  de  l'Occident  et  jusqu'aux  extré- 
mités des  temps  païens. 

Ce  caractère  même  d'universalité  donne  à  cette  coutume 
sa  véritable  importance  historique.  Elle  était  née  avec  les 
premières  manifestations  religieuses  des  peuples  de  la 
Haute-Asie,  chez  lesquels  les  grands  phénomènes  de  la  vie 
humaine,  comme  ceux  de  la  vie  universelle  des  choses, 
formaient    un  ensemble  d'idées  mythiques  d'autant  plus 


1.  Maury,  Hist.  des  relie/ ions  de  la  Grèce  antique,   III,  p.  22j,  note. 

2,  De  Dea  Syria,  6. 


172  LES    FÊTES    d'aDÔNIS-THAMMOUZ 

puissantes  et  plus   vivantes  qu'elles  se  liaient  à  la  nature 
même  et  à  l'existence   quotidienne  de  ces  peuples.  D'ail- 
leurs, cette  conception  religieuse  s'est  manifestée  dans  des 
formes  et  dans  des  théogonies  telles,  que  la  prostitution 
en  devenait  comme  l'aboutissant  logique  et  la  réalisation 
la  plus   précise.  Des  religions  de  l'Asie  Centrale  jusqu'à 
celles  de  l'Occident,  durant  des  milliers  d'années,  sous  des 
formes  et  des  figures  mythologiques  toujours  différentes, 
tantôt  cruelles  et  difformes,  tantôt  douces  et  gracieuses, 
ce  qui  règne,  ce  qui  domine,  ce  qui  apparaît  à  l'esprit  des 
fidèles  comme  un  principe  primordial,  c'est  l'idée  d'une 
divinité  sacrifiée,   tantôt  par  un  destin   supérieur,    tantôt 
par  sa  propre  volonté,  au  salut  et  au  bonheur  des  hommes. 
L'Isthar  chaldéenne  comme  la  Baalath  phénicienne,  l'Atys 
phrygien  comme  le  Melkarth  tyrien,  mais  surtout  l'Osiris 
et  risis  d'Egypte,  les  dieux  et  les  déesses,  protecteurs  et 
pères  des  hommes,  souffrent  et  meurent  pourfaire  régner 
la  paix  et  la  joie  parmi  les  peuples.  Livrés  aux  hommes, 
les  dieux  s'abandonnent  et  se  répandent  dans    les   foules 
comme    des    éléments  de   vie   supérieure   et    meilleure  : 
Melkarth  parcourt  le  monde  pour  établir  la  justice    et   la 
bonté,  Osiris  enseigne  à  ses  peuples  les  lois  des  cités  et 
les  règles  des  gouvernements,   Isis  douloureuse    erre  de 
ville  en  ville,  de    porte   en  porte,  et,  dans   le   palais   de 
Byblos,  décide,  comme   l'Iahweh   juif  dans  TÉden,  d'en- 
tourer  l'enfant  d'une   race,   et  avec    lui   l'humanité    tout 
entière,  d'une  immortalité  et  d'une  félicité  que  les  hommes 
perdent  par  leur  faute. 

C'est  en  somme  cette  idée  première  qui,  à  travers  d'in- 
nombrables avatars,  aboutit  chez  des  peuples  d'une  sensua- 
lité ardente,  amoureux  de  symboles  vivants  et  expressifs, 


LE    CULTE    PHALLIQLE    DANS    LES    FÊTES    d'aDÔNIS         173 

à  la  pratique,  devenue  rapidement  universelle,  de  la 
prostitution.  Pour  fêter  et  glorifier  des  types  divins  dont 
le  trait  essentiel  est  précisément  de  se  donner  à  tous  les 
hommes  et  de  se  sacrifier  à  leur  joie,  il  semblait  naturel 
et  logique  que  les  femmes,  vierges  et  épouses,  se  prosti- 
tuassent dans   les  cérémonies  religieuses. 

Mais  il  y  avait  encore  là  un  autre  symbole.  Sur  la  plu- 
part des  fêtes  orientales  flottait  l'image  merveilleuse  d'une 
déesse  d'amour  et  de  volupté,  éternelle  comme  le  monde 
et  puissante  comme  le  destin.  Tantôt  c'était  la  divinité 
mystérieuse  et  féconde  de  la  Cappadoce  et  de  la  Phrygie, 
tantôt  la  divinité  cruelle  et  sanguinaire  de  la  Phénicie 
méridionale,  tantôt  la  forme  harmonieuse  et  voluptueuse 
créée  par  le  génie  des  îles  grecques,  d'Amathonte  et  de 
Paphos,  tantôt  Tlsthar  grave  et  douloureuse,  tantôt  enfin 
l'épouse  divine,  veuve  d'un  dieu,  et  répandant,  avec  ses 
larmes,  les  enseignements  de  sa  bonté  infinie.  L'amour, 
sous  toutes  ses  formes,  avec  tous  ses  sacrifices,  toutes  ses 
voluptés,  toutes  ses  tyrannies,  se  manifestait  dans  chacune 
des  réalisations  symboliques  des  fêtes.  La  toute-puissance 
de  l'Aphrodite  paphienne,  de  la  Baalath  giblite,de  l'Aschera 
sidonienne,  éclatait  dans  les  chants  mystiques,  dans  les 
récits  mythologiques,  dans  les  cérémonies  du  culte.  Et 
c'était  pour  exprimer  cette  loi  universelle  de  l'amour 
cette  domination  de  la  nature  et  de  la  vie,  que  les  vierges 
de  Babylone  et  de  Paphos,  ainsi  que  les  femmes  de  Byblos, 
se  livraient  aux  étrangers.  Le  symbole  de  la  fête  d'Adonis, 
l'union  féconde  du  soleil  et  de  la  terre,  se  réalisait  et  se 
manifestait  dans  les  accouplements  et  les  étreintes  des 
femmes  et  des  visiteurs  pieux.  Le  prix  de  cette  prostitu- 
tion retournait  à  la  déesse,  comme  une  offrande.  Xulle   ne 


174  LES  FÊTES  d'adôms-thammoùz 

pouvait  se  soustraire  à  cette  coutume,  fatale  et  tyrannique 
comme  la  loi  même  de  l'amour. 

La  prostitution  des  fêtes  d'Adonis  était  donc  la  conclu- 
sion logique  de  cette  double  conception  religieuse.  Peu  à 
peu,  avec  l'énervement  de  la  religion  et  l'affaiblissement 
graduel  des  expressions  mythologiques  et  cultuelles,  elle 
tendit  à  disparaître,  mais  se  prolongea  longtemps  encore 
dans  des  formes  nouvelles  et  diverses.  Dans  les  premiers 
siècles  de  l'ère  chrétienne,  on  pouvait  la  retrouver,  à 
Byzance,  dans  certaines  pratiques  locales,  et  les  mystères 
païens,,  qui  se  multiplièrent  au  moment  même  du  triomphe 
du  christianisme,  en  conservèrent  longtemps  le  souvenir 
et  l'usage  fort  atténués.  En  réalité,  cette  survivance  s'ex- 
plique et  se  justifie  aisément  par  la  force,  l'influence  et  la 
persistance  de  la  religion  elle-même.  En  même  temps  que 
la  conception  et  le  culte  d'Adonis  et  d'Aphrodite,  perpé- 
tuellement unis  et  confondus  dans  leur  mystique  et  fécond 
amour,  se  prolongeaient  les  coutumes  inhérentes  à  leurs 
fêtes,  et  qui  n'étaient  plus  que  la  dernière  expression  d'une 
religion  expirante. 

C'est  d'ailleurs  sous  des  formes  à  peine  modifiées  que 
se  sont  perpétués  longtemps  la  plupart  des  images  et 
des  symboles  divins  qui  se  rattachent  à  ces  pratiques  du 
culte  d'Adonis.  L'image  du  cône,  la  forme  phallique,  le  culte 
des  «  hauts-lieux  »,  se  retrouvent  à  une  époque  où  les 
derniers  vestiges  de  la  religion  phénicienne  sont  depuis 
longtemps  effacés.  En  ce  qui  regarde  la  prostitution 
sacrée,  ne  faut-il  pas  voir  encore  un  dernier  souvenir  de  cet 
usage  dans  ces  pratiques  de  la  grotte  de  Saint-George,  en 
Phénicie,  dont  parle  Renan\  et,  après  lui,  M.  Jules  Soury: 

1.  Renan,  Mïsston  dePhènicir,  p.  329. 


LE    CULTE    PHALLIQUE    DANS    LES    FETES    d'aDÔNIS         175 

«  Les  «  hauts-lieux  «  dWschera,  les  cavernes  d'Astarté 
où  avaient  lieu  les  prostitutions  sacrées  se  voient  encore 
à  Sarba,  à  Sayyidet  el-Mantara,  à  Moghâret  el-Magdoura, 
aux  grottes  de  la  Casmie  et  d'AdIoun,  à  Belat.  Sur  la 
hauteur  de  Belat  gisent  les  ruines  pittoresques  d\in 
temple  dédié  à  quelque  Baalath,  peut-être  à  cette  déesse 
céleste  dont  M.  Renan  a  lu  le  nom  sur  un  précieux  monu- 
ment^ ou  à  la  déesse  de  Syrie  assise  sur  un  siège  orné  de 
deux  lions.  Quoi  qu'il  en  soit,  le  sanctuaire  de  cette 
((  \otre-Dame  »  est  le  plus  bel  exemple  de  «  haut-lieu  » 
cananéen.  Le  petit  bois  de  lauriers  fleurit  encore  :  c'est  à 
l'ombre  de  ces  arbres  verts  que  les  prêtresses  de  la 
bonne  déesse  dressaient  leurs  tentes  peintes',  j) 

S'il  faut  faire  à  ces  coutumes  de  la  prostitution  et  de  la 
castration  une  place  aussi  importante  dans  l'étude  du 
culte  adônique,  c'est  que  c'est  véritablement  par  elles  et 
en  elles  que  nous  retrouvons  les  vestiges  les  plus 
expressifs,  les  plus  vivants,  les  plus  complets,  de  tout  un 
cycle  mythique  dont  a  vécu,  pendant  des  milliers  d'années, 
l'imagination  religieuse  des  peuples  de  l'Asie  Anté- 
rieure. L'Adonis  androgyne,  participant  à  la  fois  à  la 
nature  du  dieu  et  à  celle  de  la  déesse,  l'Adonis  châtré 
et  mutilé,  mort  sous  les  coups  du  sanglier  hivernal, 
puis  renaissant  dans  une  gloire  nouvelle,  le  dieu 
fécond,  répandu  sous  mille  formes  dans  les  multiples 
phénomènes  de  la  vie  et  des  saisons,  le  dieu  symbole 
simultané  de  la  jeunesse,  de  l'amour,  de  la  joie,  et  aussi 
(le  la  mort  et  du    désespoir,    éternellement    mêlé   à    une 


1.  inles  SovLTj,  La  Phènicie  (Revue  des  Deux-Mondes,  15  décembre 
1875). 


176  LES    FÊTES    D^\D6^'1S-THAMM0C/- 

déesse  parèdre,  à  la  fois  sœur,  épouse  et  mère,  synthétise, 
pour  ainsi  dire,  toutes  ses  formes,  toutes  ses  images, 
toute  son  action,  dans  des  manifestations  d'une  expres- 
sion farouc-he  et  forte,  comme  la  castralion  et  la  prostitu- 
tion. C'est  à  travers  les  usages  de  cette  sorte  «ju'apparaîL 
vraiment  la  réelle  physionomie  du  Thammouz  solaire, 
résumant  en  lui  toutes  les  énergies  de  la  nature,  victime 
des  vicissitudes  des  saisons,  et  père  de  la  fécondité  et 
de  l'amour. 


CHAPITRE    IV 

LES     SURVIVANCES     DU     CULTE 
ET    DES    FÊTES   D  ADONIS 

A  1  heure  même  où  le  culte  d'Adonis,  troublé,  dénaturé, 
épuisé,  se  survivait  dans  la  parade  tout  extérieure  de  ses 
fêtes,  le  christianisme  étendait  sur  le  même  monde  une 
influence  chaque  jour  plus  pénétrante.  A  mesure  que  le 
dieu  antique  défaillait  et  s'etfaçait,  le  dieu  nouveau  con- 
quérait à  son  tour  les  mêmes  terres,  les  mêmes  îles,  les 
mêmes  cités,  et  substituait  aux  formes  usées  de  la  mytho- 
logie orientale  une  inspiration  plus  jeune  et  plus  active. 
Mais  dans  cette  révolution  religieuse,  c'étaient  encore  les 
mêmes  principes,  les  mêmes  dogmes,  les  mêmes  pra- 
tiques, qui,  sous  des  apparences  nouvelles,  allaient  se 
continuer  et  reprendre  vie  pour  de  longs  siècles.  Dans 
chaque  ville  où  passait  la  marche  triomphale  du  christia- 
nisme, il  se  heurtait  à  un  temple  d'Adonis,  au  tourbillon 
de  ses  fêtes,  à  la  persistance  de  son  symbole  et  de  son 
culte.  Au  milieu  de  la  déchéance  et  de  Toubli  du  vieux 
panthéon  hellénique,  le  dieu  oriental  avait  gardé  une 
dernière  vigueur,  et,  plus  que  tout  autre,  cette  forme 
religieuse  pouvait  encore  agiter  et  enflammer  les  âmes 
désenchantées  et  meurtries  de  cet  âge  de  décadence.  La 
grande  défaillance  morale  qui  permit  au  christianisme  de 
vivre,  de  se  répandre  et  de  grandir,  c'était  elle  déjà  qui 

12 


178  LES    FÊTES    d'aDÔMS-TH.VMMOU/, 

avait  permis  an  culte  morbide  et  déformé  d'Adonis 
d'assurer,  sur  chacune  des  terres  du  monde  ancien,  son 
influence  toute-puissante. 

Entre  ces  deux  conceptions  mythologiques,  il  n'y  a 
point  de  limite  historique.  Elles  s'enchaînent,  se  pro- 
longent, se  succèdent,  elles  s'expliquent  l'une  par  l'autre; 
et,  du  jour  où  l'image  religieuse  du  Christ  prend  consis- 
tance, chacun  de  ses  traits  se  trouve  d'avance  fixé  et 
comme  déterminé  par  les  générations  des  dieux  qui  l'ont 
précédée.  Adonis,  douloureux  et  persécuté,  revit  dans 
Jésus;  ou  plutôt,  à  travers  les  premiers  siècles  chrétiens, 
les  deux  divinités  vivent  côte  à  côte,  se  pénètrent,  se 
heurtent,  se  confondent,  jusqu'au  moment  où  la  plus 
antique  s'efFace  et  se  disloque  sous  l'eflort  d'une  société 
nouvelle  qui  ne  se  reconnaît  plus  que  dans  des  images 
rajeunies.  Mais  seules,  les  formules  extérieures  ont  été 
modifiées  :  sous  la  liturgie  qui  s'élabore,  dans  les  céré- 
monies et  les  traditions  du  nouveau  culte,  la  face  sou- 
riante et  éternelle  d'Adonis  reparaît  et  triomphe.  La 
passion,  la  mort  et  la  résurrection  de  Jésus  reproduisent 
fidèlement,  servilement,  chacune  des  circonstances  qui, 
depuis  des  siècles,  ornaient  les  récits  mystiques  de  la 
Syro-Phénicie. 

Adonis  meurt  dans  la  gloire  de  sa  jeunesse,  il  dort 
dans  le  tombeau,  il  ressuscite,  il  se  symbolise  dans  toutes 
les  forces  et  les  défaillances  de  la  vie;  et  voici  Jésus, 
l'Adonis  renouvelé,  mais  qui  n'a  rien  oublié  du  mythe 
antique,  le  voici  qui  meurt  et  ressuscite  dans  des  condi- 
tions analogues  et  qui  s'identifie,  lui  aussi,  à  la  vertu  du 
soleil  et  aux  énergies  de  la  nature.  Tous  deux  roulent 
ensemble  dans  le  cortège  des   saisons,    ils  portent  avec 


LES    SL'RVIVANCKS  DU  CLLTE   ET  DES    FÊTES  d'aDÔNIS       179 

eux  l'âme  tumultueuse  et  confuse  de  la  terre,  ils  se  dis- 
tinguent mal  des  éléments  et  du  panthéisme  universel.  Le 
même  phénomène,  la  même  évolution  logique  qui  trans- 
forme le  Thanimouz  indécis  de  l'antique  Phénicie  en  une 
divinité  aux  formes  arrêtées,  aux  contours  précis,  se 
retrouve  dans  la  conception  chrétienne,  où  le  dieu  se 
dégage  peu  à  peu,  avec  lenteur,  avec  effort,  delà  mytho- 
logie païenne,  pour  condenser,  dans  ses  traits  personnels, 
par  un  syncrétisme  instinctif,  les  traditions  qui  sur- 
nagent encore  dans  le  scepticisme  alexandrin. 

Ainsi,  il  n'y  a  point  de  secousse,  point  de  transfor- 
mation brutale,  point  de  fin  ni  de  commencement 
nettement  marqués.  C'est  une  lente,  insensible  défor- 
mation, une  religion  qui  se  prolonge  et  se  modifie  sans 
arrêt,  et  dont  la  décomposition  enfante,  avec  les  mêmes 
éléments,  une  forme  religieuse  nouvelle.  Dans  la  Syrie 
où  règne  Adonis,  la  grotte  de  Bethléem  est  le  théâtre  des 
mystères  et  des  fêtes  du  dieu  androgyne.  Les  femmes 
viennent  y  pleurer  sa  mort  mystique  ;  c'est  un  lieu 
consacré  àAstorethet  à  Thammouz;  dans  le  bois  sacré 
qui  l'entoure,  les  prêtresses  de  la  déesse  mènent,  au  son 
des  flûtes,  l'orgie  divine  ;  la  prostitutioa,  les  chants  et  les 
danses  s'y  entremêlent  et  s'y  confondent  comme  dans  les 
temples  de  Byblos . 

D'année  en  année,  de  génération  en  génération,  la 
coutume  religieuse  se  transmet  fidèlement,  et  le  jour  où 
le  dieu  disparaîtra  dans  l'oubli,  le  lieu  de  ses  fêtes  n'en 
demeurera  pas  moins  sacré,  et  si  profondément  marqué 
de  l'empreinte  mystique  que  le  christianisme  le  choisira  à 
son  tour  pour  y  placer  la  naissance  de  son  dieu.  La  grotte 
d'Adonis  devient  la  grotte  de  Jésus  :  une  divinité  succède 


180  LES    FÊTES    d'aDÔNIS-THAMMOU/ 

à  l'autre  sans  que  la  croyance  populaire  en  soit  sensi- 
blement troublée,  et  sans  qu'elle  puisse  même  distinguer, 
dans  cette  succession  de  formes  divines,  les  éléments 
d'une  religion  qui  s'élabore.  La  même  foule  qui  était 
venue  célébrer  Adonis  dans  la  grotte  de  Bethléem,  y  vint 
célébrer  Jésus  avec  le  même  enthousiasme,  la  même  foi, 
sans  y  voir  autre  chose  que  l'éternel  symbole  solaire  (jui 
ressuscitait  sous  un  nom  nouveau. 

Saint  Jérôme  lui-même  avoue  implicitement  cet  héri- 
tage mythique'.  Ainsi,  pendant  des  siècles,  l'antique 
Thammouz  revit  et  se  prolonge  sous  la  figure  du  Christ  : 
dans  la  grotte  sacrée,  on  pleure  et  on  exalte  le  dieu  mort 
et  ressuscité,  et  c'est  toujours  le  même  dieu,  Thammouz, 
Adonis  ou  Jésus,  sous  des  formes  tour  à  tour  épuisées  et 
rajeunies. 

La  légende  qui,  de  sa  naissance  à  sa  mort,  accompagne 
Jésus,  s'inspire  tout  entière  des  traditions  antérieures, 
dont  le  christianisme  se  nourrira,  et  qui  vont  se  conti- 
nuer jusqu'au  seuil  du  monde  moderne.  Les  fêtes  de 
deuil  qui  marquaient  l'ensevelissement  d'Adonis,  la 
semaine  de  désolation,  la  bruyante  démonstration  de  joie 
qui  célébrait  la  résurrection,  se  retrouvent,  avec  leurs 
circonstances  et  leurs  détails  les  plus  menus,  dans  les 
cérémonies  de  la  «  semaine  sainte  ».  Le  jour  où  Adonis 
sortait  du  tombeau,  les  femmes  de  Byblos  se  saluaient 
par  ces  paroles  :  «  Adonis  resurrexit  !  »  le  jour  de 
Pâques,  les  premiers  chrétiens  s'abordaient  avec  la  même 
formule:  «  Ghristus  resurrexit!  »  C'était  là  le  salut  mys- 
tique^ l'expression  heureuse  que  les  fidèles  du  dieu  phé- 

1.  S.  Jérôme,  Epiai,  ad  Paulin.  V,  plus  haut,  p.  36. 


LES  SURVIVANCES    DU    CULTE  ET  DES  FETES    d'aDÔNIS       181 

nicien  avaient  transmis  aux  adoialeiiis  du  dieu  chrétien, 
et  que  ceux-ci  recevaient  et  perpétuaient  avec  le  souvenir 
et  le  symbole  de  la  divinité  giblite. 

Avec  le  même  zèle,  la  même  minutie,  la  même  piété, 
les  fidèles  d'Adonis  ou  de  Jésus  reconstituent  la  scène  et 
les  circonstances  de  leur  mort.  Tous  deux,  on  les  ensevelit, 
on  les  met  au  tombeau,  on  refait  avec  eux  le  chemin  de 
leur  passion  et  de  leurs  souffrances.  Là  encore,  la  tradition 
adônique  s'est  prolongée  sans  altération  ;  elle  est  devenue 
la  cérémonie  funèbre  du  Vendredi-Saint.  En  Orient,  ce 
jour-là,  on  enterre  le  Christ  avec  le  même  appareil,  la 
même  pompe,  les  mêmes  soins  que  les  Syriens  mettaient 
à  ensevelir  Adônis-Thammouz.  Un  long-  cortège  de  fidèles 
accompagne  jusqu'au  tombeau  un  cercueil  symbolique  ; 
dans  la  nuit,  à  la  lueur  des  torches,  la  procession  se 
déroule  au  milieu  des  sanglots  et  des  plaintes.  C'est 
Tenterrement  du  Christ.  M.  Guimet  a  eu  l'occasion 
d'assister,  à  Patras,  à  l'une  de  ces  célébrations  funéraires, 
et  nous  devons  à  son  obligeance  de  pouvoir  la  relater  ici  : 

A  dix  heures  du  soir,  j'arrive  à  Patras  par  le  bateau  que  j^ai  pris 
à  Itéa. 

En  débarquant,  j'entends  dans  la  ville  des  accords  de  fanfare  et 
des  pétards.  Je  trouve  que  pour  un  Vendredi-Saint,  on  s'amuse 
beaucoup  à  Patras, 

En  me  couchant,  je  perçois  toujours  les  réjouissances  lointaines. 
A  trois  heures  du  matin,  je  suis  réveillé  par  le  bruit  qui  s'approche. 
Je  me  mets  à  la  fenêtre  et  je  vois  la  rue  très  large  et  très  longue 
entièrement  remplie  d'une  foule  compacte,  qui  marche  lentement, 
chacun  tenant  à  la  main  un  cierge  allumé  ou  une  lampe  antic{ue  à 
petite  flamme  :  c'est  comme  un  fleuve  de  feu  qui  coule  tranquille  à 
travers  la  ville  et  dont  on  ne  voit  ni  la  source  ni  l'embouchure. 

La    fanfare    est  encore   loin.    Elle    joue  des    marches  funèbres. 


182  LES    FÊTES    d'aDÔNIS-THAMMOUZ 

Malgré  les  pétards  qui  éclatent  dans  les  rues  adjacentes,  la  foule  est 
recueillie,  silencieuse. 

Maintenant  j'entends  des  voix,  des  cantiques  qui  alternent  avec  la 
musique.  Et  bientôt  s'avance  une  partie  du  cortège  beaucoup  plus 
e.i  lumière.  Voilà  les  musiciens  et,  derrière,  un  cercueil  drapé  de 
noir. 

J'ai  vu  des  enterrements  à  Athènes.  Toujours  le  mort  est  promené 
dans  sa  bière  sans  couvercle,  afin  qu'on  voie  son  costume  et  sa 
figure.  On  lui  fait  une  vraie  toilette  :  on  lui  met  du  fard,  on  efface 
les  rides,  on  cache  la  couleur  jaune  avec  de  la  poudre  de  riz  ;  il  y  a 
des  grimeurs  pour  cadavre.  Et  je  m'apprête  à  voir  le  visage  de  ce 
grand  personnage  qui  est  l'objet  de  cette  cérémonie  importante  à 
laquelle  prend  part  toute  la  population  de  Patras. 

Mais  le  cercueil  est  fermé  et  le  di'ap  noir  le  recouvre  entiè- 
rement. 

Un  prêtre  qui  suit,  vêtu  de  l'étole  grecque,  tient  dans  ses  mains 
la  tête  du  sarcophage.  Ce  geste,  la  position  du  pope  par  rapport  au 
défunt,  m'expliquent  pourquoi  quand  on  a  trouvé  à  Antinoé  le  corps 
d'Apollon  Eupsuchi  dans  son  beau  cartonnage  peint,  son  nom  écrit 
au-dessus  de  son  portrait  était  tracé  à  l'envers;  c'était  afin  que  le 
prêtre,  pendant  les  cérémonies  funéraires,  puisse  lire  le  nom  du 
mort  pour  l'introduire  dans  les  prières  rituelliques. 

Peu  à  peu,  la  foule  s'écoula. 

Le  cortège  lumineux  continua  sa  route  à  travers  tous  les  quar- 
tiers, chantant  tristement  malgré  les  éclats  de  la  fanfare  et  les  déto- 
nations des  pétards. 

Au  matin,  je  demandais  quel  était  ce  grand  dignitaire  à  qui  on 
avait  fait  des  funérailles  si  importantes,  si  grandioses  ? 

On  me  répondit  :  ((  C'est  l'enterrement  de  Jésus-Christ^   !    » 

Il  serait  fastidieux  de  suivre,  dans  chacune  des  mani- 
festations chrétiennes,  la  trace  de  la  légende  d'Adonis,  Il 
suffît  de  se  souvenir  à  quel  degré  elle  est  restée  vivante 
et  précise  dans  les  premiers  siècles  de  l'ère  nouvelle  pour 

1.  Note  d'un  voi/age  en  Grèce  (E.  Guimet,  1901). 


LES   SURVIVANCES  DU  CULTE  ET    DES  FÊTES   d'aDÔNIS       183 

comprendre  rinfluence  et  Taction  qu'elle  pouvait  exercer 
sur  une  mythologie  encore  fluctuante  qui  se  livrait  d'elle- 
même  à  toutes  les  invasions  morales  du  paganisme  syro- 
phénicien.  De  plus  loin  encore,  l'inspiration  des  mythes 
assyriens  pénètre  la  religion  naissante.  Le  poisson  divin 
Oannès,  c'est  Jésus,  l'iyBûç  des  premiers  chrétiens, 
représenté  sous  cette  figure  mystique  du  poisson^  dont  le 
nom  même  n'est  que  la  formule  anagrammatique  du  dogme 
de  l'Incarnation  ;  la  colombe  divine  Sémiramis,  c'est 
l'Esprit-Sacré  qui  voltige,  sous  cette  forme  ailée,  à  travers 
les  traditions  chrétiennes^  comme  l'isis  de  la  légende  de 
Byblos.  Et  si  l'on  songe  aux  rapports  étroits  qui  unis- 
saient à  Oannès  leThammouz  giblite  et  le  Doumouzi  baby- 
lonien, aux  liens  qui  rattachaient  l'Astoreth  syrienne  à 
la  Sémiramis  orientale,  toute  la  filiation,  toute  la  généa- 
logfie  des  divinités  de  l'Asie  Antérieure  s'éclaire  et 
s'explique. 

Ainsi  Adonis  s'avance  dans  les  temps  modernes  à 
l'ombre  du  christianisme.  Les  coutumes  de  ses  fêtes  se 
perpétuent,  déformées,  atténuées,  mais  reconnaissables 
encore  et  plus  vivantes  que  jamais.  Ce  sont  elles  que  l'on 
retrouve  dans  le  fanatisme  sanglant  de  certaines  peuplades 
du  Caucase  et  de  l'Arabie.  Les  mutilations  qui  s'accom- 
plissaient au  cours  des  fêtes  de  Byblos  ou  d'Hiérapolis  \ 
la  castration  par  laquelle  on  s'unissait  mystiquement  au 
dieu  défaillant,  ce  sacrifice  humain  qui  accompagnait  le 
sacrifice  divin,  le  voici  encore  dans  les  blessures  volon- 
taires, dans  les  effroyables  pratiques  fidèlement  trans- 
mises et   conservées    dans  certaines   contrées   de    l'Asie 

1 .   Y.  De  Dca  Syria, 


184  LES    FÊTES     d'aDÔMS-THAMMOUZ 

Occidentale.  Au  cours  de  la  semaine  sainte,  dans  plusieurs 
villes  du  Caucase,  se  déroulent  la  procession  de  la  Croix  et 
la  commémoration  de  la  Passion  divine.  Dans  le  délire 
religieux,  les  fidèles  se  frappent  d'armes  tranchantes,  se 
blessent  et  se  mutilent.  Là  encore  on  s'unit  à  la  divinité 
expirante,  à  ses  douleurs  et  à  sa  mort.  C'est  le  même 
principe,  le  même  désir,  la  même  foi.  Adonis  et  Atys 
n'ont  changé  que  de  nom.  La  même  furie  qui  poussait  les 
Galles  au  sacrifice  d'eux-mêmes  se  retrouve  aussi  ardente, 
aussi  profonde,  aussi  terrible,  dans  l'âme  tumultueuse  et 
passionnée  des  orthodoxes  orientaux. 

Tout  d'ailleurs  est  fait  pour  favoriser  cette  survivance 
des  mœurs  antiques.  Le  dieu  Adonis  n'a  point  changé  ; 
sa  vie  tranchée  dans  sa  fleur,  ses  souffrances,  sa  mort 
et  le  symbole  de  son  action  terrestre  se  perpétuent  sans 
effort.  11  était,  aux  yeux  des  Syro-Phéniciens,  le  symbole 
de  l'épi  qui  meurt  dans  la  moisson  fauchée  et  reverdit 
avec  la  saison  nouvelle,  le  symbole  des  fruits  de  la  terre 
qui  naissent,  meurent  et  revivent  avec  les  saisons.  Et 
n'est-ce  pas  Jésus  qui  apparaît  encore,  sous  la  figure  de 
l'épi  et  du  raisin,  ramenant  sous  cette  double  image  les 
deux  mythes  connexes  et  parallèles  d'Adônis-Atys  et  de 
Dionysos-Zagreus  ?  Le  prêtre,  en  consacrant  le  pain  et  le 
vin,  y  enferme  son  dieu,  et  le  manipule  qu'il  porte  à  son 
bras  n'est  que  la  déformation  liturgique  du  linge  qui 
essuie  la  sueur  des  moissonneurs  au  travail.  Le  dieu 
nouveau  garde  donc,  dans  son  attitude,  dans  son  symbole, 
dans  son  action  sociale,  dans  ses  cérémonies  rituelles, 
les  formes  essentielles  que  lui  ont  léguées  les  mythes 
anciens. 

11    n'est    pas    jusqu'aux   personnages    secondaires    de 


VENUS    ET    ADONIS     MOURANT 
Peinture  de  la  Maison   du  chirurgien,   à   Pompéï 


LES  SUBVIYAÎSCES  DU   CULTE  ET   DES  FÊTES   d'aDÔNIS       185 

la  mythologie  chrétienne  qui  ne  portent  la  trace  de  la 
transmission  héréditaire.  Voici  la  Yierge-Mère  qui  rap- 
pelle,  avec  une  précision  étonnante,  avec  une  imitation 
presque  servile,  l'Isis  égyptienne  et  TArtémis  d'Ephèse. 
Elle  a,  de  cette  dernière,  non  point  le  caractère  de  fécon- 
dité universelle,  mais  l'allure  accueillante  et  douce.  Le 
type  le  plus  fréquent,  le  plus  convenu  et  le  plus  connu 
de  la  Vierge,  dont  la  tète  est  voilée,  les  mains  ouvertes 
et  tendues,  n'est  que  la  copie  d'un  des  types  de  l'Artémis 
d'Ephèse ,  qu'on  retrouve  encore  dans  les  statues 
archaïques.  Le  type  de  la  Mater  clolorosa  chrétienne,  de 
la  Vierge  douloureuse  et  pleurante,  c'était  déjà,  aux  temps 
d'Adonis,  le  type  de  la  Vénus  voilée  du  Liban.  Qu'on 
examine  minutieusement  l'attitude  de  la  Vénus  voilée, 
telle  qu'elle  nous  est  transmise  par  diverses  statues  de 
terre  cuite  et  par  les  sculptures  des  rochers  du  Liban. 
C'est  l'allure  accablée  et  ployée,  le  geste  traditionnel, 
immuable,  fixé,  de  la  Vierge  chrétienne,  pleurant,  au  pied 
de  la  Croix,  sur  le  cadavre  de  son  fils.  C'est  ainsi  que 
Cybèle  pleurait  sur  Atys,  Astoreth  sur  Thammouz.  Dans  la 
plupart  des  peintures  de  Pompéi  qui  ont  rapport  au 
mythe  d'Adonis,  le  jeune  dieu  mourant  est  étendu  sur 
les  genoux  de  Vénus  assise.  La  déesse  est  vêtue  de  longs 
vêtements;  elle  se  penche  sur  le  corps  nu  et  sanglant  de 
son  amant,  dont  elle  soutient  la  tête  pendante.  C'est  là, 
jusque  dans  les  détails  des  gestes,  le  tableau  exact  des 
groupes  que  l'art  chrétien  désignera  sous  le  nom  de 
Pietà,  où  l'on  verra  la  Vierge-Mère  se  lamenter  sur  le 
cadavre  de  son  fils,  étendu  sur  ses  genoux. 

Tout  concourt  donc  à  perpétuer,  dans  le  christianisme 
encore  informe,  les  vestiges  du  culte  antique,  qui  s'y  cris- 


186  LES    FÊTES    d'aDÔNIS-THAMMOUZ 

talliseront  el  s'y  fixeront  à  mesure  que  la  nouvelle  religion 
se  constituera  dans  sa  précision  définitive.  Mais,  dans  la 
Syro-Phénicie,  en  dehors  même  des  dogmes  passagers, 
les  usages  et  les  croyances  populaires  circulent  à  travers 
les  mythes,  se  mêlent  et  s'attachent  à  eux.  Sans  jamais 
s'effacer,  ils  obéissent  à  la  succession  des  dogmes,  et  se 
moulent,  pour  ainsi  dire,  sur  chacun  d'eux.  Les  grottes 
sont  consacrées  à  Astoreth  ;  vienne  le  christianisme,  les 
usages  religieux  s'y  continueront  en  l'honneur  de  la 
Vierge.  Les  mêmes  coutumes  et  les  mêmes  miracles  se 
renouvellent  fidèlement,  quelle  que  soit  la  divinité  qui  y 
préside.  «  Près  de  Djouni,  au  village  de  Sarba,  qui  est 
sûrement  une  ancienne  localité  cananéenne,  existe  une 
a  grotte  de  saint  George  »,  sorte  de  salle  au  niveau  de 
la  mer,  où  les  femmes  viennent  se  baigner  dans  l'espoir 
de  devenir  mères.  Le  rituel  veut  qu'avant  de  s'éloigner, 
elles  offrent  une  pièce  de  monnaie  à  saint  George.  On 
peut  y  voir,  avec  M.  Renan,  un  reste  des  anciens  tarifs 
phéniciens  pour  les  sacrifices,  ainsi  qu'un  souvenir 
éloigné  du  rachat  de  la  prostitution  sacrée.  «  Je  ne  doute 
»  pas,  écrit  ce  savant,  que  la  grotte  de  saint  George  n'ait 
»  abrité  les  rites  que  nous  savons  avoir  été  pratiqués  à 
»  Babylone,  à  Byblos,  à  Aphaca,  et  qui  venaient  d'une  idée 
»  répandue  chez  certaines  races  de  la  haute  antiquité,  idée 
»  d'après  laquelle  la  prostitution  à  l'étranger,  loin  d'être 
))  honteuse,  était  considérée  comme  un  acte  religieux.  Des 
n  traces  de  cette  idée  se  retrouvent  encore  en  certains  pays 
»  orientaux  et  en  Algérie.  »  A  Sayyidet  el-Mantara,  aNotre- 
Dame-de-la-Garde  »  est  une  chapelle  de  la  Vierge  qui  fut 
à  l'origine  une  grotte  cananéenne  d'Astarté.  La  «  Caverne 
de  la   possédée   »,  Moghâret-el-lNIagdoura,  au  village    de 


LES  SURVIVANCKS  DU    CULTE  ET  DES   FETES  d'aDÔNIS       187 

Magdousché,  présente  sur  la  paroi  de  gauche  une  hideuse 
figure  de  femme  sculptée.  La  plus  authentique  de  ces 
cavernes  à  prostitution  se  trouve  près  de  la  Casmie  :  on 
voit  à  l'intérieur  des  sortes  de  sièges  et  une  niche  pour 
la  statue  de  la  déesse  ;  à  l'entrée,  qu'une  porte  fermait, 
on  distingue  nettement,  comme  au  temps  d'Hérodote, 
ainsi  qu'à  Byblos,  à  El-Biadh,  à  Adloun,  le  naïf  symbole 
du  sein  divin  d'où  sont  sortis  les  hommes  et  les  dieux  \  » 
A  côté  de  ces  grottes  saintes  existait  le  culte  des  Hauts- 
Lieux,  c'est-à-dire  des  sommets  consacrés  à  l'Aschera 
sidonienne  ou  à  l'Astoreth  giblite.  Toute  montagne  dont 
la  forme  pouvait  évoquer  quelque  image  phallique  ou  le 
cône,  symbole  de  la  déesse,  devenait  un  «  haut-lieu  », 
un  endroit  marqué  pour  les  cérémonies  et  les  orgies 
^ituelles^  On  y  édifiait  un  temple,  entouré  d'un  bois  de 
lauriers  sacrés,  et  les  prêtresses  de  la  divinité  androgyne, 
de  Baal-Baalath,  y  venaient  mener  leurs  fêtes  bruyantes 
et  passionnées.  Le  christianisme,  en  s'installant  en  Syrie, 
hérite  de  la  tradition  des  Hauts-Lieux  et  la  continue;  lui 
aussi,  il  recherche  ces  mêmes  emplacements  pour  y  édi- 
fier ses  sanctuaires,  et  il  se  trouve  ainsi  que  c'est  préci- 
sément sur  les  ruines  d'un  temple  antique,  ou  même 
dans  un  monument  païen  désaffecté,  que  fleurit  le  nou- 
veau culte . 

1.  Jules  Soury,  La  Phénicie  {Rckuc.  des  Deux-Mondes,  15  décembre 
1875). 

2.  Transporté  jusqu'en  Occident,  l'usage  de  consacrer  les  sommets 
des  montagnes  à  Aphrodite  s'est  perpétué  longtemps.  On  peut  en  citer 
mille  vestiges.  A  Montvendre  (Drôme),  le  nom  de  cette  localité  n'est 
que  la  dénomination  du  mont  aigu  et  conique  qui  la  domine  :  c'est 
l'aneien  inons  Veneris,  tel  qu'il  avait  été  consacré  à  la  déesse,  en  raison 
de  sa  forme  symbolique. 


188  LES    FÊTES    d'aDÔNIS-THAMMOUZ 

Les  l'êtes  d'Adonis  ne  confondent  pas  toute  leur  histoire 
avec  rimage  troublée  du  dieu  de  Byblos.  Elles  se  séparent 
d'elle  et  continuent  à  se  répéter  chaque  année,  à  une 
époque  où  le  dieu  Adonis  n'est  plus  qu'un  souvenir 
confus.  Elles  concordent  avec  la  marche  et  la  signification 
des  saisons,  et  ce  lien  naturel  les  prolonge  et  les  vivifie 
encore,  à  un  moment  oii  le  symbole  solaire  et  tellurique 
d'Adonis  s'est  efiacé  pour  faire  place  à  de  nouvelles 
figures  mythiques.  Les  sanglots  qu'Ezéchiel  '  entendait 
retentir  contre  la  muraille  du  Temple  n'ont  point  cessé. 
A  travers  les  siècles,  la  même  coutume  s'est  perpétuée 
fidèlement,  inébranlablement,  et  aujourd'hui  encore,  les 
femmes  et  les  vieillards  de  Jérusalem  viennent  se  lamenter 
et  pleurer  contre  l'épaisse  muraille  qui  reste  à  leurs  yeux 
le  dernier  vestige  du  temple  antique.  Qui  pleurent-ils  ? 
Ils  ne  le  savent  pas  eux-mêmes,  mais  la  tradition  est  plus 
fidèle  que  leur  mémoire.  C'est  encore  la  fête  douloureuse 
de  Thammouz  qui  traîne  ici  sa  dernière  image,  et,  comme 
aux  jours  d'Ezéchiel,  les  plaintes  des  femmes  se  répondent 
dans  la  nuit.  Les  dieux  se  sont  succédé,  mais  la  coutume 
a  persisté,  comme  le  symbole  lui-même  s'est  transmis, 
éternellement  identique,  dans  les  formes  changeantes  des 
divinités. 

A  Alexandrie  comme  à  Athènes,  la  fin  des  Adônies 
était  marquée  par  un  détail  caractéristique.  A  Alexandrie, 
la  statue  d'Adonis  était  précipitée  dans  la  mer;  à  Athènes, 
on  jetait  dans  les  fontaines  tous  les  «  jardins  d'Adonis  », 
et  les  statuettes  de  cire  ou  de  terre  cuite  dont  on  avait 
orné  les  maisons.  Cet  usage  lui-même  a  laissé  des  traces. 

1.  vin,  14, 


LES  SURVIVANCES  DU  CULTE    ET    DES   FETES  d'aDÔNIS       189 

Movers  rappelle  à  ce  sujet  que,  dans  certaines  contrées 
de  la  Pologne,  la  statue  delà  déesse  Marzana  était  préci- 
pitée dans  un  étang,  aux  approches  du  printemps'. 

L'Europe  Méridionale  offre  de  nombreux  exemples  des 
survivances  du  culte  d'Adonis.  11  n'est  peut-être  pas 
téméraire,  par  exemple,  de  rapprocher  de  l'usage  des 
fêtes  d'Adonis  certaines  coutumes  caractéristiques.  Dans 
le  Piémont  et  dans  toute  l'Italie  du  Nord,  l'ancien  culte 
phallique,  qui  est  si  vivant  et  si  intense  dans  le  mythe 
d'Adonis,  se  retrouve  dans  un  usage  fidèlement  observé: 
dans  la  nuit  du  2  août,  les  femmes  ornent  les  parties  géni- 
tales de  leurs  époux  ou  de  leurs  amants,  pendant  leur  som- 
meil, de  rubans  et  de  fleurs,  honorant  ainsi,  par  cet  hom- 
mage, la  loi  et  la  force  de  la  fécondité  universelle.  Et,  à  ce 
propos,  il  faut  noter  la  curieuse  image  de  Priape,  sculptée 
dans  le  roc  d'un  tombeau  de  l'ancienne  Tarquinies,  et 
accompagnée  d'une  inscription  en  caractères  étrusques. 
Une  bandelette,  offrande  pieuse,  est  nouée  autour  du 
phallus  du  dieu.  C'est  là,  en  quelque  sorte,  le  seul 
exemple  ancien  d'une  coutume  encore  vivante  ^ 

En  Sardaigne,  le  culte  et  les  fêtes  d'Adonis  sont  de- 
meurés si  vivants  qu'aujourd'hui  l'antique  usage  des 
«  jardins  d'Adonis  »  s'y  transmet  encore  d'année  en  année, 
sans  altération  sensible.  «  Quelques  jours  avant  la  Saint- 
Jean,  raconte  le  général  La  Marmora,  on  sème  du  blé 
dans  un  vase  ou  muid  fait  d'écorce  de  liège  et  rempli  de 
terre,  de  sorte  que,  dans  la  nuit  qui  précède  le  24  juin,  il 
se  forme   une   touffe  d'épis.  On    le    place  alors    sur    les 

1.  Movers,  Die  Phônuier,  I,  vu. 

2.  On  peut  voir  la  reproduction  de  cette  figure  dans  Creuzer-Gui- 

gniaut.  Rch'ijions  de  l'Anti'iui(c',  planche  CLV,  n"  595  a. 


190  LES    FÊTES     d'adÔNIS-THAMMOU/ 

fenêtres,  après  l'avoir  paré  de  lambeaux  d'étoffes  de  soie 
et  de  rubans  de  diverses  couleurs.  On  y  ajoute  des 
espèces  de  poupées  habillées  en  femmes;  jadis  même 
c'étaient  des  simulacres  faits  de  pâte  de  farine  (des 
phallus)  ;  et  l'on  forme  des  danses  aux  flambeaiix,  et  puis 
en  plein  air  autour  d'un  grand  feu^ .    » 

11  existe  en  Provence  une  survivance  très  curieuse  et 
très  fidèle  de  l'usage  des  «  jardins  d'Adonis  ».  A  l'époque 
de  Noël,  dans  chaque  maison,  on  dépose,  devant  les 
crèches,  une  soucoupe  ou  un  petit  vase,  remplis  d'eau  et 
de  graines  de  blé,  quelquefois  des  lentilles  ;  les  graines 
germent  rapidement,  et  forment  de  minuscules  jardins, 
hâtifs  et  presque  aussitôt  flélris.  Oti  sait,  d'autre  part,  que 
la  symbolique  chrétienne  de  la  fête  de  Noël  n'est  qu'une 
expression  nouvelle  de  l'ancienne  symbolique  des  fêtes 
célébrées  en  l'honneur  du  retour  des  dieux  calendaires. 
En  Provence,  on  désigne  la  fête  de  Noël  sous  le  nom  do 
festo  de  Calèndo .  Le  blé  semé  à  cette  occasion  s'appelle 
blé  de  Sainte-Barbe,  en  raison  du  jour  approximatif  des 
semailles  :  «  Deux  semaines  auparavant,  en  sa  présence, 
sœur  Nanon  avait  mis  germer  le  blé  de  Sainte-Barbe, 
dont  la  précoce  verdure,  symbole  de  renouveau,  doit  dé- 
corer la  table  où  se  sert  le  repas  de  Noël.  Pour  cela,  on 
met  simplement  une  pincée  de  blé  au  fond  d'une  assiette 
que  l'on  humecte  d'un  peu  d'eau,  et  voilà  les  semailles 
faites.  Patience  !  Au  bout  de  quelques  jours,  dans  la  tiédeur 
du  logis  clos,  sur  le  coin  de  la  cheminée,  le  blé  de  Sainte- 
Barbe  germera  \ 


1.  La  Marmora,  Voyage  en  Sardaigne,  tome  I,  p.  263-265. 

2.  Paul  Arène,  Dnmnlnc,  IV. 


LES  SURVIVANCES    DU   CULTE    ET  DES  FETES    d'aDÔNIS       191 

C'est  encore  en  Provence  qu'il  faut  signaler  un  culte 
local  étroitement  rattaché  aux  traditions  syro-phéni- 
ciennes.  Cette  région  a  tout  entière  subi  l'influence  pro- 
fonde de  la  civilisation  et  de  la  religion  phéniciennes. 
Adônis-Thammouz  y  dut  avoir  de  nombreux  temples.  Le 
culte  des  Hauts-Lieux  et  des  grottes  sacrées  s'y  retrouve 
fidèlement.  Tout  rocher  était  dédié  à  Baal  (en  celtique 
Bail)  ;  toute  grotte  à  Baalath  (en  celtique  Baiimo).  De  là 
le  nom  de  Sainte-Baume  donné  aune  grotte  célèbre  et  à 
un  lieu  de  pèlerinage  très  fréquenté  dans  le  département 
du  Yar,  où,  raconte-t-on,  Marie-Magdeleine  acheva  sa  vie 
de  solitude  et  de  pénitence.  Mais,  bien  avant  la  courtisane 
de  Magdala,  dès  l'antiquité  la  plus  reculée,  les  femmes 
venaient  en  pèlerinage  à  la  Sainte-Baume,  afin  d'obtenir  de 
la  déesse  delà  fécondité^  des  enfants,  et  les  jeunes  filles  un 
mari.  La  tradition  chrétienne  a  substitué  Marie-Magde- 
leine à  l'Astoreth  phénicienne,  et  la  coutume  s'est  pro- 
longée de  génération  en  génération.  Il  y  a  peu  d'années 
encore,  les  jeunes  filles  de  Provence  exigeaient,  dans  le 
contrat  de  leur  mariage,  un  pèlerinage  à  la  Sainte-Baume. 

Actuellement,  au  cours  des  pèlerinages  qui  s'accom- 
plissent à  la  grotte  sainte,  un  usage,  que  les  pèlerins  ne 
peuvent  expliquer,  consiste  à  faire  des  castellets  ou  petits 
châteaux.  Ces  castellets  se  composent  de  trois  petites 
pierres  disposées  en  triangle  et  d'une  quatrième  placée 
au  milieu  des  trois  autres.  Les  jeunes  filles  et  les  femmes, 
en  se  conformant  scrupuleusement  à  cet  usage,  continuent, 
là  encore,  une  coutume  antique.  Le  triangle  ou  cône 
symbolise  iVstoreth,  comme  la  ([uatrième  pierre,  symbole 
d'Adonis,  rappelle  le  phallus  déformé  que  l'on  plaçait  au 
milieu  dos  jardins  d'Adonis.  Récemment  encore,  on  rap- 


192  LES    FÊTES   d'aUÔNIS-ÏHAMMOU^ 

portait,  des  pèlerinages  de  la  Sainte-Baume,  des  rameaux 
d'if.  De  toute  antiquité,  Fif  a  été  Tarbre  consacré  à 
Aphrodite  :  or,  il  jouait  et  joue,  à  la  Sainte-Baume,  un 
rôle  si  important  qu'on  Ta  surnommé  loii  boues  de  la 
Santo-Baumo . 

C'est  donc  jusqu'au  cœur  de  nos  traditions  modernes, 
de  nos  usages  d'aujourd'hui,  (ju'on  peut  voir  le  vieux 
culte  d'y\dônis-Thammouz  se  prolonger  et  survivre  mysté- 
rieusement. Grâce  à  ses  fêtes  éclatantes,  grâce  aussi  à  la 
profonde  et  large  conception  de  son  symbole  religieux, 
il  s'est  avancé  dans  un  monde  nouveau  sans  s'y  trouver 
absorbé  ou  vaincu  par  les  religions  qui  s'y  développaient 
avec  violence. 

Ainsi,  le  pèlerinage,  la  lente  marche  des  symboles 
antiques,  continue  à  travers  les  mille  usages  du  chris- 
tianisme, et,  avec  eux,  la  vieille  lumière  théogonique,  qui 
éclairait  l'origine  des  mondes  orientaux,  prolonge  ses 
derniers  rayons  sur  un  peuple  qui  ne  la  comprend  plus. 


TROISIÈME     PARTIE 

LES  MONUMENTS  DU  CULTE  D'ADÔNlS 


CHAPITRE    PREMIER 
LA    STATUAIRE 

Quand,  après  avoir  reconstitué  la  physionomie  synthé- 
tique du  dieu  Adonis  et  de  ses  fêtes,  l'historien,  délaissant 
les  textes,  cherche  à  rassembler  et  à  coordonner  les  ves- 
tiges d'un  mouvement  religieux  aussi  vaste,  aussi  intense, 
aussi  durable,  il  se  trouve  en  présence  d'un  phénomène 
(|uelque  peu  déconcertant.  De  ce  culte  d'Adôn-Tainmoiiz, 
(|ui  s'est  répandu  jusqu'aux  extrémités  du  monde  antique, 
(jui  a  façonné  tant  de  civilisations,  qui  s'est  mêlé  à  tant  de 
mouvements  ethniques,  historiques  et  sociaux,  il  ne  reste 
plus  que  des  traces  si  rares  et  si  incertaines,  que  des  ves- 
tiges si  dispersés  et  si  mutilés,  qu'on  dirait  vraiment  que 
le  temps  s'est  particulièrement  acharné  à  en  effacer  le 
souvenir. 

Mais  il  sufïit  de  rétablir  par  la  pensée  les  cir('onstances 
de  lieux  et  d'époques  au  milieu  desquelles  s'est  déve- 
loppé ce  culte,  pour  comprendre  que  cette  absence 
de  monuments  et  d'images,  dans  les  contrées  même 
où  ht  suprématie  d'Adonis  s'est  établie  sans  conteste, 
n'est    duc     <(u';(    une    silualioii     liistori([U(>     spéciale.     \){- 


194  LES   MONUMENTS   DU    CULTE    d'aDÔNIS 

Babylone  à  Byblos^  les  étapes  des  peuples  et  des  religions 
ne  sont  marquées  aujourd'hui  que  par  des  ruines  informes, 
parmi  lesquelles  émergent  encore  quelques  bas-reliefs, 
oîi  les  rois  de  Ghaldée  et  d'Assyrie  se  sont  plu  à  éterniser 
leurs  triomphes  de  conquérants,  mais  qui  restent  muets 
sur  les  conceptions  théologiques,  les  cultes  et  les  formes 
religieuses  de  ces  diverses  contrées.  Seules,  la  Phénicie 
et  la  Grèce  ont  gardé  des  indications  plus  précises  et  plus 
utiles. 

Adonis  dut  avoir  en  Phénicie,  et  particulièrement  dans 
la  Phénicie  septentrionale,  dans  les  gorges  du  Liban  et 
dans  la  plaine  fertile  de  la  Gœlé-Syrie,  de  nombreux  et 
riches  sanctuaires,  où  on  Tadorait  en  môme  temps  qu'As- 
toreth.  Mais  il  ne  reste  aujourd'hui  de  ces  temples  ni 
une  ruine  ni  un  vestige.  La  tradition  rapporte  que 
Kinyras,  père  d'Adonis,  avait  construit,  dans  les  îles  et  sur 
les  rives  de  la  mer,  plusieurs  temples  en  l'honneur  de 
son  fils.  Parmi  eux,  le  plus  célèbre  était  celui  de  Byblos, 
dont  une  reproduction  nous  a  été  conservée  sur  une 
monnaie  giblite  d'une  date  relativement  récente  \  Ge 
temple,  qui  passait  dans  l'antiquité  pour  un  monument 
remarquable  autant  par  ses  dimensions  que  par  son  luxe^ 
a  disparu  sans  doute  dès  les  premiers  siècles  chrétiens, 
et  d'une  façon  si  absolue  que  ce  n'est  que  par  une  étude 
topographique  très  attentive  et  très  minutieuse  que  Renan 
a  pu  en    établir   l'emplacement    probable  ^ 

D'autre  part,  indépendamment  de  ces  temples,  l'art 
phénicien,   pour   des  raisons  cent    fois    expliquées,     est 

1.  Frappée  sous  Macrin.  En  voir  une  reproduction  dans  Renan, 
Mission  de  Phénicie,  p.  177. 

2.  lAonnn.  Missioi)  de  l'/ic/iicic.   p.  174-178. 


LA    STATUAIRE  195 

demeuré  trop  pauvre  en  manifestations  de  toutes  sortes, 
pour  qu'on  ait  jamais  pu  espérer  retrouver,  non  seule- 
ment dans  la  région  de  Byblos,  mais  même  dans  la 
Phénicie  tout  entière,  des  vestiges  de  statues,  d'inscrip- 
tions, de  monuments  divers,  assez  nombreux  et  assez 
complets  pour  aider  à  Fintelligence  du  dieu,  de  son 
mythe  et  de  ses  fêtes.  D'ailleurs,  là  encore,  Tart  phénicien, 
sans  originalité,  formé  d'éléments  étrangers  et  disparates, 
s'est  contenté  de  recopier  de  froides  et  banales  formules, 
sans  leur  donner  une  vie  et  une  empreinte  spéciales. 
((  Cet  art  s'évanouit  en  quelque  sorte  sous  le  regard  du 
critique  qui  cherche  à  en  saisir  le  principe.  Comme 
ces  composés  chimiques  qui  ne  sont  pas  stables,  il  se 
décompose  en  ses  éléments,  que  l'on  reconnaît  les  uns 
pour  égyptiens,  les  autres  pour  chaldéens  ou  assyriens 
et  parfois  même,  lorsque  nous  avons  affaire  aux  monu- 
ments les  plus  récents,  pour  grecs.  Lorsque  l'on  a  séparé 
et  classé  tous  ces  éléments  d'emprunt,  il  ne  reste  pour 
ainsi  dire  plus  rien  au  fond  du  vase  où  s'est  faite  l'ana- 
lyse, et  la  seule  chose  que  la  Phénicie  puisse  reven- 
diquer comme  sienne,  c'est  la  formule  même  et  le  titre 
du  mélange^  .  »  Ce  jugement,  qui  est  vrai  pour  toutes 
les  manifestations  de  l'art  phénicien,  Test  plus  parti- 
culièrement pour  les  représentations  figurées  d'Adonis. 
Là,  en  effet,  en  raison  même  de  l'intronisation  d'Adonis 
en  Grèce,  les  traits  du  dieu  phénicien  ne  sont  plus  que 
le  redet  des  réalisations  du  génie  grec,  et  on  y  surprend, 
dans  sa  marche,  son  travail,  et,  pour  ainsi  dire,  dans   son 


1 .  Perrot  et  Chipiez,  Histoire  de  l'Art  dans  l'antiquité,  tome  III, 
p.  883-884. 


196  LES   MONUMENTS    DU    CULTE    d'aDÔNIS 

œuvre  d'absorption  et  de  combinaison,  rinfluence 
hellénique. 

Cette  influence  paraît  d'autant  plus  naturelle,  d'autant 
plus  logique,  que,  dès  les  premiers  siècles  de  la  civili- 
sation grecque,  Adonis  était  devenu  un  des  sujets  favoris 
de  la  statuaire  d'Ionie,  des  îles  et  de  la  Grèce.  Ce  qui 
avait  contribué  puissamment  à  la  multiplication  des  images 
d'Adonis,  c'étaitla  coutume,  observée  fidèlement  au  cours 
des  fêtes,  de  représenter  le  dieu  par  une  statuette  de  pierre 
ou  de  terre  cuite,  exposée  au  seuil  des  maisons.  C'est  donc 
sous  une  nouvelle  forme,  plus  artistique,  plus  humaine, 
et  en  quelque  sorte  hellénisée,  que  le  dieu,  repassant  les 
mers,  réapparaît  dans  les  régions  d'oîi  il  était  venu.  11  y 
revient,  transformé  par  le  génie  et  Tart  de  la  Grèce, 
dépouillé  de  son  caractère  de  divinité  farouche  et  toute- 
puissante^  devenu  le  jeune  héros  aimé  d'Aphrodite,  gra- 
cieux et  doux,  et  dont  la  mort  même  n'évoque  qu'une 
sorte  d'attendrissement  et  de  paisible  pitié.  C'est  avec  ce 
caractère  nouveau  que  nous  le  retrouvons  dans  les  rares 
images  gravées  sur  les  rochers  du  Liban,  à  une  époque 
où  toute  la  contrée  syro-phénicienne  avait  reçu,  avec 
l'influence  intellectuelle  de  la  Grèce,  les  images  précises 
et  définitives  de  ses  dieux. 

Toutefois,  si  les  fêtes  d'Adonis  avaient  contribué  à  peu- 
pler les  cités  grecques  d'une  foule  de  statues  et  d'images 
du  dieu,  il  ne  faut  pas  se  hâter  d'en  conclure  que  nous  en 
pos<^édions  de  nombreux  vestiges.  Au  contraire,  c'est 
à  peine  si,  de  cette  énorme  quantité  de  figures  divines  qui 
ornaient  les  Adônies,  il  nous  reste  quelques  groupes  ou 
quelques  statues,  monuments  sporadiques,  échappés,  par 
une  sorte  de  hasard  heureux,   à  une  destruction  presque 


LA    STATUAIRE  197 

absolue.  Cette  pénurie  de  statues  grecques  d'Adonis^ 
lient  à  deux  causes.  Destinées  à  une  fête  de  quelques 
jours,  elles  étaient  pour  la  plupart  laites  de  terre  cuite, 
de  cire  ou  d'autres  matériaux  de  peu  de  valeur;  on  ne 
prenait  aucun  soin  de  leur  conservation,  et  la  matière 
même  dont  elles  étaient  faites  semblait  les  promettre  à 
une  destruction  inévitable.  Mais  bien  plus  :  cette  des- 
truction, le  rite  lui-même  l'ordonnait,  puisque  à  l'issue 
des  cérémonies,  on  précipitait  dans  les  fontaines  ou  dans 
la  mer  ces  images  éphémères  d'Adonis.  Il  n'est  donc  nulle- 
ment surprenant  qu  il  ne  reste,  de  toute  cette  statuaire 
religieuse,  que  fort  peu  d'exemplaires,  d'autant  plus 
précieux  qu'ils  sont  plus  rares. 

Nous  ne  signalerons  que  pour  mémoire  le  groupe  de 
Vénus  et  Adonis,  œuvre  de  Praxitèle,  qui  se  voyait  dans 
l'Adonion  d'Alexandrie  du  Latmos,  au  temps  d'Etienne 
de  Byzance.  Un  groupe  plus  connu,  et  qui  reste  à  peu 
près  l'unique  type  que  nous  connaissions  des  statuettes 
de  terre  cuite  exposées  pendant  les  Adônies,  est  con- 
servé au  musée  étrusque  du  Vatican.  C'est  une  terre 
cuite  de  style  gréco-étrusque  et  de  grandeur  demi-nature, 
trouvée  dans  les  fouilles  de  Toscanella.  Elle  donne  une 
idée  précise  des  images  d'Adonis  qui  ornaient  les  céré- 
monies :  le  dieu  mourant  est  étendu  sur  un  lit  funèbre; 
il  est  presque  entièrement  nu  et  chaussé  de  bottines  de 
chasse  ;  à  sa  cuisse  gauche,  une  légère  entaille  représente 
la  blessure  mortelle;  son  chien  est  couché  au  pied  duliV. 
Ce  groupe,  admirablement  conservé  malgré  la  fragilité  de 
la    matière,     est    remarquable    non    seulement    par    ses 

1.  Voir  plus  haut,  p.  141,  la  reproduction  que  nous  en  donnons. 


198  LES  MONUMENTS    DU    CULTE  d'adÔNIS 

dimensions  inusitées  \  mais  encore  par  le  fini  du  travail 
^t  le  caractère  artistique  de  l'ensemble  =  . 

Une  autre  statue,  en  marbre,  également  au  musée  du 
Vatican,  est  généralement  considérée  comme  une  statue 
d'Adonis,  conformément  à  Topinion  de  Visconti  ;  d'autres 
archéologues  '  y  voient  une  image  de  Narcisse. 

Un  groupe  de  Vénus  et  Adonis,  en  terre  cuite  peinte, 
a  été  trouvé  dans  un  tombeau  de  Tîle  de  xNisyros.  «  Ce 
groupe  a  été  savamment  expliqué  par  son  possesseur, 
M.  Thiersch,  qui  reconnaît  dans  le  petit  éphèbe  debout, 
la  tête  ceinte  d'une  guirlande,  et  appuyant  sa  main  droite 
sur  l'épaule  gauche  de  Vénus  assise,  Adonis  de  retour 
des  sombres  demeures,  au  printemps,  et  retrouvant  sur  la 
terre  fleurie  sa  divine  épouse  '.  «  M.  Guigniaut,  dans  une 
note  de  sa  savante  traduction  de  Creuzer,  ajoute  :  «  La 
petite  taille  d'Adonis  n'est  pas  plus  une  objection  pour 
M.  Creuzer,  qui  pense  à  l'Adonis  Pymœon  de  Cypre,que 
pour  M.  de  Witte^  qui  cite  contre  M.  0.  Jahn  plusieurs 
exemples  analogues  sur  les  monuments,  notamment  un 
autre  groupe  de  terre  cuite  publié  par  le  baron  de 
Stackelberg%  sans  parler  d'un  troisième  où,  dans  l'enfant 
ressemblant  à  un  hermaphrodite,  qui  s'approche  d'une 
femme  demi-nue  %  on  a  soupçonné  Adonis  androgyne  et 

1 .  Les  statuettes  exposées  dans  les  Adônies  étaient  d'ordinaire  de 
dimensions  très  réduites. 

2.  C'est  peut-être  cette  circonstance  qui  l'a  protégée  contre  la  des- 
truction traditionnelle. 

3.  M.  Gerhard. 

4.  Creuzer,  Religions  de  l'antiquité,  traduction  Guigniaut.  Note  de 
Guigniaut,  tome  II,  3'  partie,  p.  930. 

5.  Die  Grœber  don  Hellenen,  tab.  LXVIII. 

6.  Die  Grœber  den  Hellenen,  tab.  LXI. 


LA    STATUAIRE  199 

Vénus.  Mais  dans  le  bas-relief,  également  déterre  cuite, 
sur  lequel  M.  Roulez'  a  vu  aussi  Adonis  et  Vénus  accom- 
pagnés de  TAmour,  M.  de  Witte,  qui  croit  distinguer  la 
peau  de  lion,  reconnaît  Hercule  embrassant  une  de  ses 
amantes,  soit  Auge,  soit  lole,  soit  même  Omphale  *.  » 

C'est  en  effet  cette  ressemblance  de  divers  mythes  grecs 
qui  rend  douteuse  Tauthenticité  d'un  grand  nombre  de 
statues,  de  groupes,  d'images  de  toutes  sortes,  où  on  a  cru 
reconnaître  Adonis.  Représenté  le  plus  souvent  en  com- 
pagnie d'Aphrodite,  il  se  confond  aisément  avec  Hélène 
et  Paris,  \'énus  et  Anchise,  et  toutes  les  reproductions  de 
divinités  et  de  héros  accouplés.  Une  multitude  d'images 
de  ce  genre  ont  donné  lieu  à  de  longues  controverses, 
chaque  critique  y  distinguant  une  divinité  différente. 
Nous  ne  pouvons  relater  ici  que  celles  dont  l'opinion 
unanime  des  savants  a  consacré  l'authenticité  et  où  il  a 
été  reconnu,  sans  conteste  possible,  une  image  d'Adonis  ; 
mais,  à  côté  de  ce  petit  nombre,  beaucoup  d'autres  pré- 
sentent, avec  le  caractère,  la  légende  et  le  culte  du  dieu, 
mille  affinités,  mille  rapports.  Il  semble  bien  d'ailleurs 
qu'il  faille  admettre,  avec  M.  Raoul  Rochette,  qu'en  outre 
des  statues  de  cire  et  de  terre  cuite,  faites  à  l'occasion 
des  cérémonies  et  brisées  ensuite,  Adonis  a  dû  être  le 
sujet  de  toute  une  plastique  spéciale,  et  le  groupe  mutilé 
de  l'Adonion  d'Alexandrie,  dû  au  ciseau  de  Praxitèle, 
montre  que  des  statues  d'Adonis  ont  été  faites  aux  plus 
belles  époques  de  l'art  grec. 

1.  Bulletin  de  l' Académie  i^oyale  do  Bruxelles,  tome  VIII,  partie  2, 
p.  537. 

2.  Creuzer,  Relùjions  de  l'antiquité,  trad.  Guigniaut.  Note  de  Gui- 
gniaut,  tome  II,  3°  partie,  p.  930. 


200  T.ES    MONUMENTS    DU    CUI,TE    d'aDÔNIS 

Toutefois,  convnic  les  statues  religieuses  étaient  des- 
tinées la  plupart  du  temps  à  l'ornementation  des  temples, 
et  qu'Adonis,  en  raison  de  son  caractère  étranger,  n'avait 
en  Grèce  aucun  temple  qui  lui  fût  spécialement  consacré, 
il  est  vraisemblable  aussi  que  ces  images  de  marbre  ou  de 
métal  furent  moins  nombreuses  que  celles  de  la  plupart 
des  autres  dieux.  Aussi  n'est-ce  pas  là  qu'il  faut  chercher 
les  indications  précieuses  que  peuvent  fournir  les  repré- 
sentations figurées.  Nous  trouverons  une  source  plus 
féconde  de  documents  historiques  et  mythologiques  dans 
les  inscriptions,  les  bas-reliefs,  les  vases,  les  peintures, 
les  monuments  funéraires.  C'est  là  véritablement  la  réali- 
sation d'art  dans  laquelle  les  artistes  de  l'antiquité  se  sont 
plu  à  représenter  Adonis.  Ce  dieu  est  devenu  rapidement 
le  sujet  préféré  des  bas-reliefs  funéraires  :  tout  un  cycle 
artistique  est  né  de  sa  légende,  et  c'est  dans  cette  suc- 
cession de  monuments  divers  que  nous  le  verrons 
s'épanouir  dans  le  domaine  de  l'art,  avec  ses  attributs, 
ses  attitudes,  les  vicissitudes  de  son  mythe,  et  ses  mul- 
tiples symboles. 


CHAPITRE  II 
LES  VASES,  LES  MIROIRS, LES  PEINTURES  MURALES 

Les  indications  archéologiques  les  plus  précieuses, 
celles  que  recherche  tout  d'abord  Thistorien,  sont  celles 
qui  proviennent  des  inscriptions  lapidaires  ou  des  textes. 
Nous  avons  signalé  les  principaux  textes  relatifs  au  mythe 
et  au  culte  d'Adonis.  Quant  aux  inscriptions,  elles  sont 
d'une  telle  rareté  qu'à  peine  peut-on  en  citer  deux  ou  trois 
exemples.  La  Phénicie  seule  aurait  pu  être  à  ce  sujet 
d'une  véritable  richesse  ;  mais  les  Phéniciens,  comme  les 
Hébreux,  ont  peu  écrit.  «  Le  corps  entier  des  écritures 
hébraïques,  quoiqu'il  suppose  l'usage  d'écrire  sur  la 
pierre  ou  sur  le  roc  \  ne  mentionne  pas  expressément  une 
seule  inscription  dans  le  sens  complet  que  nous  attachons 
à  ce  mot,  et,  avant  la  découverte  de  l'inscription  moabite 
de  Dibon,  on  pouvait  douter  que  l'épigraphie  fût  dans 
l'usage  d'aucun  peuple  chananéen.  Les  stèles  comme 
celles  de  Dibon  durent  être  rares;  quant  à  l'habitude  de 
mettre  des  inscriptions  sur  les  monuments,  les  tombeaux, 
les  monnaies,  elle  ne  fut  peut-être  pas  chez  ces  peuples 
antérieure  à  l'époque  où  ils  commencèrent  à  imiter  les 
Grecs.  La  numismatique  phénicienne  suit  la  même  loi; 
il  n'y  a  pas  de  monnaie  phénicienne  antérieure  aux  mon- 
nayages grecs  ou    persans.  Il  n'est  pas  sur  que  l'inscrip- 

1 .  Job,  XIX,  23,  24  (Note  de  Renan). 


202  LES    MONUMENTS    DU    CULTE    d'aDÔMS 

tion  d'Eschmimazar  soit  beaucoup  plus  ancienne,  et,  en 
tout  cas,  le  tour  gauche,  pénible,  fastidieux,  de  cette 
inscription,  est  bien  loin  du  ton  simple  et  ferme  des 
peuples  qui  écrivirent  beaucoup  sur  la  pierre...  Certes, 
il  est  inadmissible  que  le  fait  d'Eschmunazar  soit  un  fait 
absolument  isolé,  et  la  seule  possibilité  de  trouver  des 
textes  d'un  intérêt  aussi  élevé  justifiera  tous  les  sacrifices 
et  tous  les  efforts;  mais  il  ne  faut  pas  concevoir  d'espé- 
rances exagérées  ;  en  somme,  les  inventeurs  de  Técriture 
paraissent  n'avoir  pas  beaucoup  écrit.  On  peut  affirmer  du 
moins  que  les  monuments  publics  chez  les  Phéniciens 
restèrent  anépigraphes  jusqu'à  l'époque  grecque.  Nous 
sommes  loin  de  croire  qu'on  ne  trouvera  pas  après  nous 
de  nouvelles  inscriptions,  nous  sommes  sûrs  même  qu'il 
y  en  a  parmi  les  débris  d'Oum  el-Awamid  ;  mais  une  riche 
épigraphie  nous  aurait  livré  plus  de  trois  ou  quatre 
textes,  et,  si  Ton  suppose  que  le  sort  nous  a  peu  favo- 
risés, citons  le  témoignage  de  M.  Thomson,  l'homme  qui 
a  le  plus  parcouru  la  Syrie  et  qui  déclare  avoir  cherché 
vingt  ans  sans  avoir  trouvé  en  Phénicie  un  seul  mot  en 
caractères  phéniciens  ^  » 

Il  serait  donc  puéril  d'espérer  trouver  dans  les  inscrip- 
tions phéniciennes  des  documents  décisifs  sur  le  culte 
du  dieu  de  Byblos.  En  aucune  d'elles  on  ne  trouve  le  nom 
d'Adonis  ou  le  nom  de  Thammouz.  Ces  noms,  nous  les 
trouverons  en  d'autres  régions,  sur  des  miroirs  étrusques. 
Il  faut  toutefois  signaler  en  Phénicie  diverses  inscrip- 
tions grecques,  dont  la  plus  intéressante  date  de  l'an  43 
de  l'ère  chrétienne  ;  elle  a  été  trouvée  à  Fakra  '  et  porte 

1.  Renan,  Mission  de  Phénicie,  p.  832-833. 

2.  Corpus,  n"  4525.  V.  Renan,  Mission  de  Phénicie,  p,  337-338. 


LES  VASES,  LES  MIROIRS,  LES   PEINTURES   MURALES        203 

ces  mots  :  «  'Ex  tcov  toû  (JLsytcJTOU  Geoû  » .  Ce  (xéytaTOç  ôso^ 
est  la  désignation  ordinaire  du  dieu  de  Byblos,  dont  le 
nom  spécial  est  remplacé  ici,  comme  dans  toutes  les 
inscriptions  de  la  région  giblite,  par  des  épithètes  de 
grandeur  et  de  domination  :  û^iai:oç,  oûpàvtoç,  etc. 

Dans  une  inscription  latine,  trouvée  en  Afrique,  le  dieu 
est  désigné  par  son  nom  précis.  Dans  toute  la  région  de 
Garthage,  et  bien  au  delà  sans  doute,  Adonis  avait  ses 
temples,  ses  prêtres  et  ses  fidèles.  L'inscription  signalée 
par  M.Guérin'  a,  au  double  point  de  vue  de  l'épigraphie 
et  de  l'histoire,  une  importance  considérable.  En  voici  le 
texte  : 

MVTHVMBAL  •  BALI 
THOiNlS     LABREGO 

HISITANVS 

SAGERDOS     ADONI 

S     VIX  ANNIS     LXXXXII 

Gette  inscription  ornait  une  pierre  tumulaire,  décou- 
verte à  la  zaouia  Sidi-Mansour-ed-Daouadi  (Tunisie).  Elle 
constituait  l'épitaphe  d'un  vieux  prêtre  d'Adonis,  mort  à 
l'âge  de  92  ans.  Il  y  avait  donc  dans  cette  région,  à 
Hisita,  ou  plus  probablement  Thisita,  un  temple  d'Adonis. 

Malgré  cet  exemple,  d'ailleurs  unique,  les  inscriptions 
ne  fournissent  point  à  l'histoire  du  mythe  d'Adonis  une 
contribution  vraiment  utile.  En  Phénicie,  c'est  seulement 
à  l'époque  grecque,  c'est-à-dire  au  moment  où  se  multi- 
plient les  efforts  de  l'art,  qu'il  est  possible  de  retrouver 
quelques   monuments  intéressants.  G'est   sans    doute  de 

1.  Guérin,  Voyage  archéologique  dans  la  région  de  Tunis,  II,  p.  27. 


204  LES    MONUMENTS    DU    CULTE    d'aDÔNIS 

celte  époque  que  datent  la  plupart  des  gemmes  et  des 
pierres  précieuses  sculptées,  sur  lesquelles  on  peut 
retrouver  quelques  souvenirs  de  Thistoire  d'Adonis.  Ce 
travail  des  pierres  précieuse,  les  Phéniciens  semblent 
en  avoir  fait  une  de  leurs  principales  préoccupations  artis- 
tiques, et,  bien  qu'un  grand  nombre  de  ces  vestiges 
accusent  une  indéniable  influence  hellénique,  ce  sont 
néanmoins  les  mythes  et  les  traditions  indigènes  dont 
ils  retracent  les  épisodes.  La  glyptique  phénicienne  est 
riche  en  figures  mythologiques;  elle  est  une  source  im- 
portante d'observation  et  d'indication. 

Une  intaille,  qui  provient  de  la  Phénicie  proprement  dite, 
représente  un  sanglier  ailé.  C'est  là  une  allusion  évidente 
au  meurtrier  d'Adonis.  Le  sanglier  divin  se  distingue, 
par  ses  ailes,  des  autres  animaux  ;  il  est  en  quelque  sorte 
le  représentant  d'une  puissance  néfaste  et  fatale  sous 
laquelle  succombe  le  jeune  dieu.  Plusieurs  intailles  ana- 
logues ont  été  trouvées  en  Syrie  et  en  Sardaigne.  Sans 
nous  arrêter  à  chacune  de  ces  images,  nous  en  signalerons 
une  d'une  importance  toute  particulière,  car  elle  nous 
révèle  une  divinité  phénicienne,  le  dieu  Bès,  qui  présente 
une  telle  ressemblance  avec  Adonis  qu'il  est  à  peu  près 
certain  que  nous  nous  trouvons  en  face  d'une  de  ces  mille 
déformations  locales  du  dieu  de  Byblos,  qui  s'adaptaient 
à  des  traditions  voisines  et  parallèles.  Voici  d'ailleurs  la 
description  de  cette  pierre  remarquable,  telle  qu'elle  est 
donnée  ^2^yV Histoire  de  lArtàe  MM.  Perrot  et  Chipiez 
«  La  glyptique  s'est  souvent  emparée  de  ce  même  type 
(de  Bès);  nous  l'avons  déjà  rencontré  sur  le  côté  convexe 
d'un  scarabée  en  terre  vernissée  ;  on  le  retrouve  aussi  sur 
la  face   plane   d'un   scarabée  en  jaspe  vert,  ouvrage  très 


LES    VASES,   LES    MIROIRS,  LES  PEINTURES  MURALES         205 

soigné  et  d'un  beau  travail,  que  possède  le  Louvre  ;  on  ne 
sait  où  cette  pierre  a  été  ramassée^  mais  ce  qui  a  permis 
de  l'attribuer  à  un  graveur  phénicien,  c'est,  plus  sûrement 
encore  que  le  caractère  du  style,  le  symbole  du  disque  et 
du  croissant  qui  y  paraît,  gravé  sur  le  champ.  Le  dieu, 
couronné  de  plumes,  est  vu  de  lace  ;  il  a  une  queue  de 
taureau  ;  il  tient  suspendu,  de  la  main  droite,  un  sanglier  ; 
il  porte  sur  ses  épaules  un  lion  énorme,  qui  a  la  gueule 
béante,  et  dont  il  serre  de  la  main  gauche  une  des  pattes 
de  derrière.  Xous  ne  savons  ni  quel  nom  ce  dieu  portait 
en  Phénicie,  ni  quelles  fonctions  lui  assignaient  et  quelles 
aventures  lui  prêtaient  les  croyances  populaires  '  ;  mais, 
dans  l'image  que  nous  venons  de  décrire,  comme  dans 
celle  qui  est  gravée  sur  le  plat  d'un  scarabée  trouvé  en 
Sardaigne,  oii  ce  même  dieu,  couronné  de  plumes,  paraît 
entre  deux  lions,  il  y  a  certainement  une  allusion  à  des 
mythes  où  ce  personnage  jouait  le  rôle  de  dompteur  de 
monstres.  Nous  avons  peut-être  là,  sous  sa  forme  indigène 
et  vraiment  phénicienne,  le  héros  dont  les  Grecs  ont  fait 
plus  tard  le  jeune  et  beau  chasseur,  l'amant  d'Aphrudite, 
cet  Adonis  que  tue  la  dent  du  sanglier*.   » 

La  Grèce  et  l'Italie  nous  fournissent  une  autre  série  de 
reproductions  d'Adonis  et  des  détails  de  sa  légende,  dans 

1.  On  peut  se  demander  si  ce  n'est  pas  le  dieu  Poumai.  dont 
M.  Philippe  Berger,  dans  son  travail  Pj/gmée,  Pj/gmalion,  note  sur 
le  nom  propre  Baal  Melee  {Mémoires  de  la  Société  de  Linguistique, 
tome  IV,  p.  347-356),  a  retrouvé  le  nom  dans  les  Inscriptions  phéni- 
ciennes et  tenté  de  faire  l'histoire.  Les  mots  Pygmée  et  Pygmalion 
seraient  les  dérivés  de  cette  appellation  sémitique.  (Note  de  Perrot  et 
Chipiez.) 

2.  Pei-rol  et  Chipiez,  Hisf.  de  l'Art  dans  l'(inli</uité,  tome  III, 
1..  422-423. 


206         LES  MONUMENTS  DU  CULTE  D  ADONIS 

les  sculptures  et  les  peintures  qui  ornaient  les  flancs  des 
vases.  Un  cratère  de  marbre  de  la  collection  du  prince 
Ghigi  offre  deux  scènes  en  relief,  séparées  par  les  anses 
du  vase.  Une  seule  a  trait  au  mythe  d'Adonis.  Aphro- 
dite, à  demi  courbée,  tient  dans  une  main  son  pied  gauche 
blessé  et  entouré  de  bandelettes;  de  l'autre  main,  elle 
s'appuie  contre  une  colonne  ionique,  dressée  sur  le 
tombeau  d'Adonis.  Une  femme,  la  nymphe  de  Byblos,  se 
tient  debout,  de  l'autre  côté  du  tombeau,  et  oflVe  à  la 
déesse  un  baume  pour  sa  blessure.  Plus  loin,  un  satyre 
rieur  montre  du  doigt  une  statuette  de  Priape,  placée  sur 
un  tronc  d'arbre,  à  gauche  ^. 

Un  vase  de  Vulci  représente,  selon  l'opinion  de 
M.  Raoul  Rochette,  Adonis  assis  sur  un  char  traîné  par 
deux  cygnes.  Un  manteau  parsemé  d'étoiles  couvre  ses 
genoux  sur  lesquels  est  assise  Aphrodite  nue.  M.  Gui- 
gniaut  voit  dans  cette  scène  une  représentation  de  cette 
sorte  d'enlèvement  d'Adonis  par  Aphrodite,  auquel  Plante 
fait  allusion,  à  propos  d'une  peinture  murale  : 

«  Dis-moi,  n'as-tu  jamais  vu  le  tableau  où  Catamitus 
est  représenté  enlevé  par  l'aigle,  ou  Adonis  par 
Vénus  *  ?  » 

Sur  d'autres  vases,  on  voit  les  deux  amants  échangeant 
un  baiser.  Mais  la  plus  connue  et  la  plus  complète  des 
peintures  de  vases  est  celle  que  l'on  trouve  sur  une 
péliké  du  musée  Sant'  Angelo,  à  Naples.  Trois  tableaux 
superposés  occupent  un  des  côtés  du  vase.  Le  tableau 
supérieur  représente  probablement  la   dispute  des  deux 

1 .   Voir  une  reproduction  de   la  scène  de  ce  beau  vase  dans  Les 
Religions  de  l'antiquité,  trad.  Guigniaut,  planche  CV'"'s,  n"  409  «*. 
3.   Plnuto,  Mi'n-r/imi^s,  I,  2.  vprs  34-85. 


LES  VASES,  LES  MIROIRS,  LES  PEIÎSTURES   MURALES        207 

déesses  au  sujet  d'Adonis.  Aphrodite,  à  genoux,  tient 
Érôs  dans  ses  bras,  et  supplie  Zeus,  qui  est  assis  au 
milieu,  et  derrière  lequel  sont  debout  Hermès,  et, 
tenant  à  la  main  une  flûte,  la  muse  Calliope,  qui,  selon 
certaines  traditions,  aurait  prononcé  la  sentence  \  Le 
second  tableau  représente  Adonis  couché  sur  un  lit 
funèbre,  au  pied  duquel  se  tient  Hécate,  portant  une 
torche  dans  chaque  main.  A  droite,  au  chevet  du  lit, 
Proserpine  tient  une  branche  de  myrte,  et  près  d'elle 
est  Aphrodite  voilée'.  Au-dessous  de  ces  deux  tableaux, 
un  troisième  représente  six  Muses  ou  Nymphes.  Sur 
l'autre  côté  du  vase,  on  voit  Adonis,  dans  une  sorte 
d'apothéose,  entouré  d'une  foule  de  femmes  qui  célèbrent 
sa  résurrection. 

On  retrouve  les  mêmes  scènes,  avec  quelques  variantes, 
sur  un  autre  vase,  de  la  collection  Amati.  Le  nom 
d'Adonis  s'y  trouve  écrit  auprès  du  jeune  homme  étendu 
sur  le  lit. 

Sur  un  vase  du  musée  de  Carlsruhe,  on  voit  Aphrodite 
elle-même  préparant  avec  Erôs  les  fêtes  d'Adonis,  et  lui 
présentant  un  de  ces  «  jardins  d'Adonis  »  qui  ornaient 
les  cérémonies.  A  droite  et  à  gauche,  se  tiennent  deux 
Heures  ou  Saisons.  M.  Creuzer  qui,  le  premier,  a  pénétré 
le  vrai  sens  de  ce  tableau,  en  donne  le  commentaire 
suivant:  «   Si  nous  donnons  aux  deux  femmes  debout  et 

1.  M.  de  Witte,  dont  l'opinion  à  ce  sujet  diffère  quelque  peu  de 
l'opinion  commune,  voit,  dans  les  personnages  de  ce  premier  tableau, 
Démêter  tenant  un  flambeau,  Ganymède,  Hermès,  Pitlio  assise,  Aphro- 
dite, tenant  Érôs  dans  ses  bras,  à  genoux  devant  Zens  assis. 

2.  Dans  ce  second  tableau,  M.  de  Witte  voit,  dans  le  personnage 
d'Aphrodite  voilée,  une  Parque  accompagnant  Proserpine  qui  tient  la 
branche  lusfiale. 


208  LES    MONUMENTS    DU    CULTE    d'aDÔNIS 

priant,  qui  se  voient  à  droite  et  à  gauche  de  Vénus  et  de 
TAmour,  les  noms  des  deux  Heures  ou  Saisons,  Thallo, 
celle  qui  fleurit,  et  Carpo_,  celle  (|ui  produit  les  fruits, 
ces  noms  seront  dans  un  rapport  intime  avec  le  mythe 
d'Adonis.  (]e  sont  elles,  en  effet,  ({ui,  au  temps  marqué, 
ramènent  Adonis  sur  la  terre,  le  reconduisent  aux  enfers. 
Peut-être,  en  ce  moment  même,  avec  une  crainte  respec- 
tueuse, annoncent-elles  à  Aphrodite  la  mission  ([u'elles 
viennent  d'accomplir,  d'après  les  décrets  de  Jupiter.  La 
nouvelle  de  la  blessure  d'Adonis  avait  surpris  Vénus  dans 
son  sommeil;  et,  sans  prendre  le  temps  de  se  vêtir,  les 
pieds  nus,  elle  s'était  précipitée  à  la  recherche  de  son 
amant.  C'est  dans  ce  désordre  et  dans  cette  nudité 
presque  complète  que  la  montre  notre  peinture,  quoique 
le  riche  diadème  qui  pare  sa  tête  signale  la  déesse,  comme 
les  pommes  d'or  dont  il  est  décoré  caractérisent  la  fête 
d'Adonis.  Nous  savons  que  ce  dieu,  chez  les  Grecs, 
avait  été  fréquemment  mis  sur  la  scène;  nous  savons 
combien  de  peintures  de  vases  ont  été  exécutées  d'après 
les  représentations  scéniques  ;  la  plupart  des  poètes  dra- 
matiques, auteurs  des  pièces  dont  Adonis  était  le  héros, 
vivaient  à  une  époque  où  ses  fêtes  étaient  souvent  célé- 
brées par  leshétères.  On  dut  y  rechercher  plus  d'une  fois 
les  contrastes  dont  nous  venons  de  voir  un  exemple.  Des 
figures  d'Amours,  entre  autres,  avaient  place  dans  les 
tentes  de  feuillage  dressées  pour  la  fête  funèbre 
d'Adonis  ;  et  d'ailleurs  Érôs,  d'après  la  tradition  mythique, 
comme  sur  les  peintures  des  vases,  est  un  médiateur 
nécessaiie  entre  Vénus  et  Adonis.  Il  ne  pouvait  donc 
man(|U('r  dans  la  scène  de  noire  tableau.  Une  grande 
cnu|)C,   remplie  des    fruits    les  plus  beaux,  est  déjà  prêle. 


LES   VASES,  LES  MIROIRS,  LES    PEINTURES  MURALES        209 

aussi  bien  qu'un  vase  à  gros  ventre,  où  des  plantes  et  des 
semences  diverses  ont  visiblement  germé.  Un  vase  sem- 
blable, avec  un  jardin  d'Adonis,  est  reçu  par  l'Amour  des 
mains  de  sa  mère,  qui  vient  peut-être  de  cueillir,  au  toit 
de  feuillage  d'en  haut,  une  partie  des  fleurs  que  l'on  voit. 
La  scène  entière  offrirait  donc  aux  yeux  les  apprêts  de  la 
fête  d'Adonis  ;  elle  aurait  un  caractère  erotique  en  même 
temps  que  sépulcral,  si  bieh  que  Ton  pourrait  lui  appli- 
quer les  paroles  suivantes  d'un  vers  de  Gœthe  :  «  Les 
»  païens  savaient  répandre  une  parure  de  vie  sur  les  sar- 
»  cophages  et  les  urnes'.   » 

Les  miroirs  étrusques  nous  offrent  aussi  diverses  images 
d'Adonis,  et  non  des  moins  intéressantes.  Sur  le  revers 
d'un  de  ces  miroirs,  qui  est  à  Paris,  au  Cabinet  des 
Médailles,  on  voit  Adonis,  sous  la  figure  d'un  enfant  ailé 
et  nu,  semblable  à  Erôs,  avec  lequel  il  serait  aisé  de  le 
confondre,  si  on  ne  lisait  au-dessus  de  lui  son  nom,  écrit 
AtLinis.  Il  prend  une  colombe  des  mains  d'Aphrodite,  au- 
dessus  de  laquelle  on  lit  le  nom  Tiphanati.  C'est  d'ailleurs 
généralement  sous  ce  nom  à^ Atiinis  que  le  dieu  est  désigné 
sur  les  miroirs  étrusques  :  on  le  voit,  sur  un  autre  de  ces 
miroirs,  tenant  entre  ses  bras  la  déesse,  qui  porte  ici  le 
nom  de  Turan. 

Un  des  miroirs  les  plus  connus  du  Musée  Grégorien 
du  \'atican  ^  représente,  suivant  l'opinion  de  M.  de  Witle, 
Adonis,  désigné  sous  son  nom  phénicien  de  Thammouz, 
écrit  ici  Tliamii.  De  chaque  côté  de  lui  se  tiennent  Euturpa 
(Vénus),  vers  laquelle  il  tourne   la   tête   comme   pour  lui 

1.  Creuzer.  Rdi'/.do  l'antiquité  (tra.d.  Guigniaut).  Creuzer,  cité 
dans  une  note  de  Guigniaut,  tome  II.  p.  936-937. 

2.  Musciiin  Etruscuin  Greyorianuin,  tome  II,  tabl.  XXV,  4. 

14 


210  LES    MONUMENTS    DU    CULTE    d'adÔNIS 

adresser  un  adieu,  et  Alpnu  (Proserpine),  qui  s'approche 
du  jeune  homme  et  lui  met  la  main  sur  l'épaule  pour 
l'entraîner  aux  enfers.  Derrière  Alpnu,  on  voit  un  de  ses 
compagnons,  Archate  ou  Archase  (Orcus).  Une  autre  divi- 
nité, qui  porte  le  nom  d'Eris,  donne  à  toute  cette  scène 
son  caractère  et  sa  signification  :  elle  préside  à  la  querelle 
des  deux  déesses,  qui  se  disputent  le  jeune  dieu. 

Cette  même  scène  se  trouve  reproduite,  mais  d'une 
façon  plus  simple,  sur  un  miroir  trouvé  à  Orbetello.  Les 
divinités  y  sont  désignées  par  des  inscriptions  latines. 
Jupiter  est  assis  sur  son  trône,  et,  à  sa  droite  et  à  sa 
gauche,  Vénus  et  Proserpine  Fimplorent  et  lui  exposent 
leurs  griefs.  Aux  pieds  de  Jupiter  est  déposé  l'objet  du 
litige^  le  coffret  dans  lequel  est  enfermé  Adonis.  Ce 
miroir  est  vraisemblablement  d'une  date  beaucoup  plus 
récente  que  les  précédents,  et  Toeuvre  artistique  y  semble 
moins  inspirée  par  des  traditions  primitives  que  par  les 
récits  postérieurs  des  poètes  grecs. 

D'autres  miroirs  encore  représentent  Adonis  et  Aphro- 
dite, tantôt  seuls,  tantôt  entourés  d'autres  personnages 
mythologiques,  et  bien  qu'on  ne  trouve  d'inscriptions  que 
sur  ceux  que  nous  avons  cités,  il  n'est  pas  difficile,  à  la 
similitude  des  personnages  et  des  scènes,  d'y  reconnaître 
les  divei'S  détails  de  la  légende  d'Adonis. 

Tandis  qu'on  trouve  assez  fréquemment,  sur  les  mi- 
roirs, la  scène  de  la  querelle  des  déesses,  dans  les  pein- 
tures murales,  au  contraire,  les  artistes  semblent  avoir 
préféré  les  autres  scènes  de  l'histoire  du  dieu  et  parti- 
culièrement la  chasse  et  la  mort  d'Adonis  dans  les 
montagnes  du  Liban.  Les  Romains  se  plaisaient  à  orner 
les  murs  inléricurs   de  leurs  villas  des   tableaux  mytho- 


LES   VASES,    LES  MIROIRS,   LES  PEINTURES   MURALES        211 

logiques  les  plus  connus  et  les  plus  gracieux,  et  le  mythe 
d'Adonis^  avec  ses  détails  délicats  et  touchants,  a  été  le 
sujet  d'une  foule  de  reproductions  picturales. 

Mentionnons  tout  d'abord  les  peintures  des  Thermes 
de  Titus,  qui  nous  montreul  en  plusieurs  tableaux  les 
principaux  épisodes  de  la  vie  et  de  la  mort  d'Adonis. 

Dans  la  même  salle,  quatre  tableaux,  avec  une  orne- 
mentation identique,  se  répondaient.  Le  premier  repré- 
sente la  naissance  du  jeune  dieu,  sortant  de  Myrrha 
métamorphosée  en  arbre,  et  reçu  par  Vénus.  Dans  le 
deuxième  de  ces  tableaux,  Adonis  est  représenté  déguisé 
en  Bacchus,  pendant  que,  de  chaque  côté,  deux  nymphes, 
déguisées  en  Bacchantes,  jouent  de  la  flûte  et  du  tym- 
panon.  Le  troisième  tableau  représente  un  chœur  de 
nymphes  dansant;  le  voisinage  des  autres  tableaux  peut 
seul  faire  rapporter  cette  scène  au  mythe  d'Adonis,  que 
rien  n'indique  nettement.  Enfin,  dans  un  quatrième 
tableau,  on  voit  Adonis  partant  pour  la  chasse  et  adres- 
sant ses  adieux  à  Vénus  affligée,  pendant  qu'une  vieille 
femme  essaie  de  le  dissuader  de  partir. 

Dans  une  peinture  de  la  villa  Negroni,  on  voit  Adonis, 
que  le  sanglier  a  blessé  à  la  cuisse,  expirant  dans  les  bras 
de  Vénus.  Le  jeune  homme  porte  une  chlamyde,  qui, 
rejetée  en  arrière,  laisse  voir  son  corps.  La  déesse  est 
vêtue,  mais  le  sein  gauche  est  découvert.  A  leurs  pieds, 
le  chien  d'Adonis  lève  la  tète  vers  son  maître,  qui  tient 
dans  sa  main  un  long  épieu  de  chasse.  Au  second  plan, 
on  aperçoit  les  montagnes  du  Liban,  qui  forment  le  fond 
du  tableau  ' . 

1 .  Voir  une  reproduction  de  cette  peinture  dans  Creuzer-Guigniaut, 
RcU'i.  de  l'iuit.,  planche  CV,  n"  398. 


212  LES    MONUMENTS    DU    CULTE    d'aDÔNIS 

Plusieurs  peintures  de  Pompéi  reproduisent  des  scènes 
analogues.  Sur  l'une  d'elles,  Vénus  présente  une  couronne 
de  fleurs  à  son  amant,  assis  sur  ses  genoux;  autour  d'eux 
voltigent  des  Amours,  dont  l'un  tient  dans  sa  main  une 
pomme,  symbole  d'amour  et  de  fécondité.  Une  stèle 
funèbre  est  dressée  derrière  les  deux  amants,  dans  le 
fond  du  paysage. 

Une  autre  peinture,  sur  un  pilier  de  Pompéi,  montre 
le  tombeau  d'Adonis,  reconnaissable  à  la  stèle  dressée 
sur  des  rochers  et  que  surmonte  une  couronne  ornée  de 
rayons.  Contre  la  stèle,  on  voit  une  petite  statue  de  Priape, 
dont  le  mythe  n'était  qu'une  déviation  du  mythe  d'Adonis. 
Au  premier  plan  du  tableau,  Mercure  annonce  à  Vénus 
la  volonté  du  destin^  qui  la  sépare  de  son  amant. 

Nous  avons  déjà  trouvé  cette  image  de  Priape  dans  la 
scène  du  vase  Ghigi,  où  un  satyre  montre  du  doigt,  en 
riant,  la  statuette  du  dieu.  Nous  retrouvons  maintenant, 
dans  une  autre  peinture,  le  même  satyre  accompagné 
d'une  nymphe  et  formant  un  contraste  au  groupe  idyllique 
de  Vénus  et  d'Adonis. 

Mais  la  plus  célèbre  des  peintures  de  Pompéi  relatives 
à  l'histoire  d'Adonis  est  un  grand  tableau  découvert 
en  1835.  Nous  ne  saurions  en  donner  une  description  à 
la  fois  plus  précise  et  plus  complète  que  celle  qu'en  donne 
M.  Guigniaut  :  a  Adonis  s'y  montre  expirant  entre  les  bras 
de  Vénus  et  environné  de  toutes  les  circonstances,  de  tous 
les  attributs  principaux  de  son  mythe  et  de  son  culte,  mêlés 
d'éléments  asiatiques  et  grecs  :  ni  la  nymphe  de  Byblos 
n'y  manque,  ni  les  rochers  du  Liban;  Antéros,  représen- 
tant la  vengeance  de  Mars  outragé,  y  est  opposé  aux 
amours  du  cortège  de  la  déesse;  Priape  y  paraît  non  loin 


VENUS    ET    ADONIS    BLESSE 
Peinture  de   la  maison  de  Méléagre,  à  Pompéï 


LES  VASES,    LES   MIROIRS,    LES    "PEINTURES   MURALES       213 

d'un  autel  chargé  de  pommes  de  grenades,  emblèmes  de 
fécondité;  et  s'il  était  permis,,  avec  le  célèbre  archéologue 
que  nous  citions  tout  à  Theure  (M.  Gerhard),  de  voir  dans 
le  chien  du  chasseur,  portant  un  collier  hérissé  de  pointes, 
une  allusion  à  l'astre  radieux  de  Sirius,  ce  serait  une 
raison  de  plus  pour  fixer  la  mort  et  la  fête  d'Adonis  au 
solstice  d'été,  époque  où  la  végation,  parvenue  avec  le 
soleil  à  son  point  culminant,  se  flétrit  dans  ses  fleurs  ou 
bien  est  moissonnée  dans  ses  fruits  \  » 

En  somme,  dans  ces  diverses  peintures,  il  y  a  peu  de 
variété  dans  les  sujets.  C'est  presque  toujours  la  scène 
de  la  mort  d'Adonis;  les  circonstances  et  les  détails  seuls 
varient  parfois.  Les  personnages  et  les  décors  se  suc- 
cèdent avec  une  monotonie  qui  fait  songer  à  l'habitude 
des  peuples  orientaux  de  reproduire  les  scènes  divines 
dans  des  lignes  et  des  attitudes  identiques.  Vénus,  Ado- 
nis, le  chien  du  jeune  chasseur,  le  mont  Liban,  tels  sont 
les  traits  essentiels  de  chacun  de  ces  tableaux.  Il  est  évi- 
demment difficile  et  imprudent  de  tirer  des  conclusions 
certaines  des  quelques  peintures  qui  nous  restent  et  qui 
forment  une  partie  bien  minime  des  innombrables  pein- 
tures murales  des  villas  romaines.  Mais  tout  au  moins 
pouvons-nous  remarquer  avec  quelle  prédilection  l'imagi- 
nation des  artistes  ou  le  désir  des  patriciens  revient,  dans 
les  reproductions  mythologiques,  à  un  ordre  d'idées 
spécial  qui  semble  se  plaire  dans  un  tableau,  toujours  le 
même,  de  mort  et  de  désolation. 

Vases,  miroirs,  peintures,  voilà  donc   ce   qui  forme  la 


1.  Creuzer-Guigniaut,  Les  RcWj.  de  l\mti<iuitù.  Note  de  Guigniaut 
dans  le  tome  II,  p.  941. 


214  LES    MONUMENTS    DU    CULTE    d'aDÔNIS 

catégorie  la  plus  riche  des  vestiges  relatifs  au  culte 
d'Adonis.  Nous  allons  le  retrouver  encore  sur  les  sarco- 
phages et  les  tombeaux;  mais,  avant  de  le  voir  passer 
dans  ces  monuments  funéraires,  où  le  dieu,  mort  dans  sa 
jeunesse  et  pleuré  par  tous  les  dieux  et  tous  les  êtres, 
est  devenu  très  rapidement  le  symbole  préféré  et  le  plus 
parfait  des  douleurs  et  des  regrets  de  la  mort,  il  faut 
signaler  quelques  autres  œuvres  d'art  qui  trouvent  une 
place  naturelle  à  la  suite  des  vases  et  des  peintures. 

C'est  d'abord  une  plaque  de  marbre  du  palais  Spada,  à 
Rome,  qui  représente  Adonis  blessé,  appuyé  des  deux 
mains  sur  un  épieu  de  chasse.  Lesanglier  a  frappé  la 
jambe  droite  du  dieu  :  elle  est  entourée  de  bandelettes. 
Les  deux  chiens  d'Adonis  sont  immobiles  auprès  de  lui  et 
prennent  part  à  la  douleur  de  leur  maître  :  l'un  penche 
la  tête,  l'autre  regarde  tristement  la  blessure.  Au  fond  se 
dresse  un  sanctuaire  d'Artémis,  allusion  aux  traditions 
d'après  lesquelles  le  sanglier  avait  été  envoyé  par  cette 
déesse. 

Sur  un  bas-relief  en  stuc  du  Musée  étrusque  du 
Vatican,  on  voit  Vénus  et  Adonis,  ainsi  que  sur  une  bulle 
de  collier  en  or,  également  au  Musée  Grégorien. 

Ainsi,  tous  ces  divers  monuments,  les  vases,  les  miroirs, 
les  bas-reliefs,  les  peintures,  ont  simultanément  servi  à 
représenter  quelque  circonstance  de  la  poétique  légende. 
Par  la  mythologie  hellénique,  le  dieu  phénicien  entre 
dans  le  domaine  de  l'art,  devient  un  des  sujets  favoris 
des  artistes  de  la  Grèce  et  de  Rome  :  ses  amours,  sa 
chasse  et  sa  mort  s'étalent  en  lignes  sobres  et  pures 
sur  les  riches  murailles  des  villas  de  la  Campagne 
romaine;  et  dans  ce  peuple  des  derniers  siècles  païens, 


LES   VASES,    LES  MIROIRS,    LES    PEI>'TURES   MURALES       215 

qui  n'a  conservé  que  la  forme  et,  pour  ainsi  dire,  l'appa- 
rence des  vieux  mythes  primitifs,  le  nom  du  jeune  dieu 
n'évoque  plus  qu'une  destinée  douloureuse  et  brève  dont 
on  se  plaît  à  ressusciter  le  souvenir  à  propos  d'un  amour 
brisé  ou  d'une  mort  prématurée. 


CHAPITRE  III 
LES     MONUMENTS    FUNÉRAIRES 

Nous  venons  de  signaler  la  prédilection  des  peintres 
et  des  artistes  de  l'antiquité  pour  les  scènes  de  la  légende 
d'Adonis  qui  évoquent  des  idées  de  désespoir  et  de  mort, 
pour  les  tableaux  où  le  dieu  se  montre  expirant  dans  les 
bras  de  son  amante  désolée.  C'est  qu'en  effet,  par  le 
caractère  même  de  sa  légende,  le  mythe  d'Adonis  était 
devenu  le  mythe  funéraire  par  excellence,  celui  où  l'on 
recherchait  d'ordinaire  les  symboles  et  les  images  de  la 
mort.  C'est  là  le  véritable  point  de  vue  auquel  il  faut  le 
considérer,  si  Ton  veut  comprendre  de  quelle  influence 
et  de  quelle  popularité  il  a  joui  pendant  les  derniers 
siècles  de  la  civilisation  gréco-romaine.  De  même  que, 
par  une  première  évolution,  le  Thammouz  phénicien  était 
devenu  chez  les  Grecs  le  héros  d'un  thème  mythologique 
sans  éclat  et  sans  portée,  de  même,  par  un  prolongement 
de  (-ette  même  évolution,  son  importance  et  sa  significa- 
tion mythiques  se  restreignent  encore  et  se  réduisent  à 
un  symbole  funéraire,  à  une  image  de  deuil,  superficielle 
et  conventionnelle. 

Mais  il  ne  faudrait  pourtant  pas  pousser  à  l'extrême  cette 
constatation  et  croire  que  le   mythe  d'Adonis  était,  dans 


LES    MONUMENTS     FUNERAIRES  217 

les  derniers  siècles  du  paganisme,  complètement  dépouillé 
de  son  rayonnement  et  de  son  ampleur  originels.  En 
réalité  même,  le  sens  dans  lequel  s'est  faite  cette  évolution, 
la  forme  sèche  et  aride  à  laquelle  elle  a  abouti,  tout  en 
figeant  ce  mythe  vivant  dans  une  formule  étroite,  n'en 
indiquent  pas  moins  l'idée  maîtresse,  qui  reste  une  idée 
de  destruction  et  de  mort,  avec  une  image  opposée  de 
résurrection  et  de  vie.  A  mesure  que  la  foi  naïve  et 
l'imagination  aisément  surexcitée  des  peuples  orientaux 
s'effaçaient  dans  des  civilisations  plus  raffinées,  plus 
complexes,  plus  sceptiques,  le  mythe  d'Adonis,  comme 
d'ailleurs  l'ensemble  des  croyances  mythologiques,  se 
condensait  en  formules  immuables,  en  légendes  sou- 
riantes, en  thèmes  fabuleux,  qui  n'avaient  plus,  pour  les 
contemporains  des  Césars,  qu'une  valeur  toute  relative 
de  curiosité  et  d'érudition.  Fixé  ainsi  en  symbole  funé- 
raire, le  dieu  Adonis  se  perpétuait  et  se  reproduisait  à 
l'infini  sur  les  monuments  funèbres  et  sur  les  murailles 
des  columbaria,  dans  les  mêmes  attitudes  traditionnelles 
et  convenues. 

Cette  habitude  devait  naturellement  enç^endrer  tout  un 
style  funéraire  spécial,  dont  Adonis  serait  la  principale 
figure.  Déjà,  à  une  époque  antérieure,  le  même  usage 
s'était  établi  dans  la  terre  sainte  du  dieu,  en  Phénicie 
même.  De  tout  temps,  d'ailleurs,  les  Phéniciens  semblent 
avoir  eu  pour  les  sépultures  une  sorte  de  soin  et  de  culte 
respectueux.  L'idée  delà  mort, ses  symboles,  ses  mystères, 
les  enveloppent  et  les  hantent.  Dans  toute  leur  civilisa- 
tion, c'est  là  un  des  traits  marqués  avec  le  plus  de  relief, 
et  de  toute  l'archéologie  phénicienne  les  tombeaux  for- 
ment la  part  lf\_^  plus  belle  et  la  plus  riche. 


218  LES    MONUMENTS    DU    CULTE    d'aDÔNIS 

Ce  fut  sans  doute  à  une  é(3oque  déjà  tardive  que  Tusage 
se  répandit  en  Syro-Phénicie  d  honorer  Adonis  par  des 
images  et  des  sculptures  funéraires.  Déjà  les  diverses 
légendes  qui  plaçaient  le  tombeau  d'Adonis  tantôt  à  Byblos, 
tantôt  à  Aphaca,  avaient  fait  de  ces  divers  emplacements 
des  objets  de  la  vénération  publique.  En  imitation  de  ces 
tombeaux  primitifs,  l'habitude  s'établit  de  sculpter  plus 
ou  moins  grossièrement  à  l'entrée  des  cavernes  quelque 
scène  du  mythe  adônique  ;  cet  endroit  devenait  dès  lors 
un  nouveau  tombeau  d'Adonis,  sorte  de  cénotaphe  pieux, 
vénéré  des  pèlerins  et  des  voyageurs.  Placés  le  plus  sou- 
vent le  long  des  routes,  ces  monuments  sacrés  excitaient 
la  dévotion  des  passants,  de  la  même  façon  que  les  croix, 
les  statuettes  et  les  symboles  religieux  placés,  dans  les 
pays  chrétiens,  à  l'intersection  des  routes  et  aux  angles 
des  maisons. 

Dans  cet  ordre  de  monuments  phéniciens,  nous  cite- 
rons seulement  les  deux  principaux,  signalés  par  Renan  : 
à  Maschnakha  et  à  Ghineh.  Tous  deux  offrent  à  peu  près 
la  même  scène,  ce  qui  prouve  à  quel  point  déjà  le  mythe 
s'était  enfermé  en  des  formules  conventionnelles,  éter- 
nellement recopiées  :  un  homme  (Adonis)  combat  et  cherche 
à  terrasser  un  animal  qui  l'attaque,  et  plus  loin  une  femme 
(Aphrodite)  est  assise,  voilée  et  pleurante. 

Les  sculptures  de  Maschnakha  sont  peu  précises.  Elles 
se  composent  de  sept  tableaux  placés  sur  deux  parois  de 
rochers  qui  se  font  face.  De  chaque  côté,  deux  médaillons 
cintrés  encadrent  une  figure  de  plus  grandes  dimensions 
et  placée  elle-même  dans  une  cella  ornée  d'un  fronton  et 
de  colonnes  ioniques.  Le  septième  tableau  se  trouve 
isolé  un  peu  plus  loin,  Dans  riin  des  deux  gjands  tableaux, 


LES    MONUMENTS     FUNERAIRES  219 

on  voit  un  homme  debout,  dans  une  attitude  héroïque. 
En  face,  dans  une  figure  plus  effacée,  plus  indécise,  on 
finit  par  distinguer  assez  nettement  une  femme  pleurant, 
dans  une  attitude  douloureuse.  Les  médaillons  latéraux, 
ainsi  que  le  tableau  isolé,  sont  fort  vagues  et  ne  présen- 
tent que  des  figures  Lout  à  fait  indistinctes  \ 

Quant  au  monument  de  Ghineh,  voici  la  description 
qu'en  donne  Renan  : 

«  C'est  un  grand  rocher  équarri  sur  deux  pans,  et  ayant 
à  son  pied  un  caveau  d'une  exécution  peu  soignée.  Les 
deux  pans  équarris  sont  couverts  de  sculptures  formant 
trois  sujets  ou  panneaux. 

»  Le  pan  du  rocher  au  pied  duquel  est  le  caveau,  et  qui 
forme  la  face  du  monument,  renferme  deux  sujets  :  1°  un 
homme  vêtu  d'une  tunique  atteignant  à  peine  les  genoux 
et  serrée  par  une  ceinture,  reçoit,  la  lance  en  arrêt  (la 
lance  ne  se  voit  pas  tout  entière^  mais  se  conclut  avec 
beaucoup  de  probabilité),  l'attaque  d'un  ours.  Les  pieds, 
la  tête  sans  crinière,  le  poil  et  surtout  le  mouvement  d'at- 
taque ne  peuvent  convenir  qu'à  cet  animal  ;  2°  à  côté  de 
ce  tableau,  dans  un  cadre  plus  réduit,  est  une  femme 
assise  sur  un  siège  aux  courbes  élégantes,  dans  l'attitude 
de  la  douleur,  et  qui  rappelle  le  médaillon  B  de  Masch- 
nakha.  La  tête  a  été  martelée. 

»  Le  deuxième  panneau,  qui  est  à  gauche  du  précédent, 
occupe  à  lui  seul  un  côté  du  rocher  et  est  plus  maltraité. 
On  voit  se  dessiner  clairement  à  droite  un  personnage 
debout,  appuyé  sur  une  lance    ou  sceptre,  et   d'une  atti- 


1 .  On  peut  voir  une  reproduction  de  ces  sculptures  de  Maschnakha 
dans  Renan,  Mission  de  Phènicic,  planche  XXYIV. 


220  LES    MONUMENTS    DU    CULTE    d'aDÔNIS 

tude  calme.  A  gauche  de  la  composition,  sont  deux  chiens 
se  profilant  l'un  derrière  l'autre.  » 

Après  avoir  conclu  que  ce  sont  évidemment  là  des  «repré- 
sentations relatives  au  culte  d'Adonis  »,  Renan  ajoute  : 

«  Un  texte  capital  de  Macrobe  lèverait  tous  les  doutes, 
s'il  pouvait  en  rester,  sur  la  signification  des  sculptures 
de  Maschnakha  et  de  Ghineh  :  Simulacrum  hujus  dea& 
[Veneris)  in  monte  Libano  fingitiir  capite  obnupto,  specie 
t/'isti,  facieni  manu  lazva  intra  aniictiun.  Lacrymœ.  visione. 
conspicienlinm  manare  creduntiir .  Voilà  sans  contredit 
l'explication  des  deux  figures  assises  de  Maschnakha  et  de 
Ghineh.  C'est  l'image  de  Vénus  pleurant.  Que  le  héros 
soit  Adonis,  c'est  ce  qu'on  pourrait  conclure  a  priori 
sans  crainte  de  se  tromper.  Mais  Macrobe  lui-même  nous 
l'apprend;  car  un  peu  avant  le  passage  précité  nous 
lisons  :  Adonin  quoqiie  solem  esse  non  diibitabitur^ 
inspecta  religione  Assyriorum,  apud  quos  Veneris  Archi- 
tidis  (lisez  Aphacitidis^  correction  proposée  par  Selden, 
De  Diis  Syris,  p.  188)  et  Adonis  maxima  olim  veneratio 
vigait^  quam  mine  Phœnices  tenent.  Macrobe  vivait  au 
v°  siècle.  A  cette  époijue,  les  cultes  de  Maschnakha  et 
de  Ghineh  existaient  donc  encore  ;  nous  savons,  en  effet, 
que  le  culte  d'Aphaca  se  releva,  après  avoir  été  aboli  par 
Constantin.  Ces  cultes  populaires,  s'attachant  à  des  images 
tracées  sur  le  roc,  survivaient  souvent  aux  temples  et  aux 
établissements  offîciels\  » 

Cette  sorte  de  monuments  lapidaires  consacrés  à  Adonis 
ne  se  retrouve  d'ailleurs  ni  en  Grèce    ni  en  Italie.  Ici,  le 

1.  Renan,  Mission  de  Phèmcle,  p.  291-294.  On  peut  voir  dans  la 
planche  XXXVIII  du  même  ouvrage  une  reproduction  des  sculptures 
de  Ghineh. 


LES    MONUMENTS    FUNERAIRES  221 

(lien  étranger  est  honoré  d'une  façon  plus  discrète  et  plus 
intérieure.  Toutefois,  c'est  en  souvenir  de  sa  mort  et  en 
vénération  de  son  mythe  que  les  peuples  grecs  avaient 
pris  l'habitude  de  céiéljrer  des  Adônies  en  l'honneur  des 
jeunes  hommes  morts  prématurément  et  analogues  en 
cela  au  jeune  dieu.  Les  Adônies  étaient  donc  devenues 
à  la  longue  de  simples  fêtes  mortuaires,  cérémonies  de 
lamentations  et  de  deuils  indistinctement  célébrées  pour 
tous  les  jeunes  hommes  d'une  certaine  naissance,  dont  la 
destinée  pouvait  évoquer  quelque  similitude  avec  celle 
d'Adonis.  Certaines  scènes  du  mythe  d'Adonis  étaient 
assez  fréquemment  reproduites,  non  seulement  sur  les 
vases  funéraires,  mais  aussi  sur  les  sarcophages  eux- 
mêmes  et  sur  les  tombeaux.  Cette  prédilection  «témoigne 
du  goût  constant  des  anciens  pour  les  allusions  qui  voi- 
laient l'idée  de  la  mort,  et  de  l'influence  croissante  des 
mystères  où  les  initiés  apprenaient  à  lire  dans  ces  sym- 
boles les  espérances  de  la  vie  future'  ». 

Ce  sont  non  seulement  les  scènes  de  la  mort  d'Adonis, 
mais  aussi  celles  de  ses  amours,  qui  forment  le  sujet  de 
ces  sculptures  funéraires.  Un  bas-relief  du  Musée  du 
Louvre  donne  une  idée  assez  complète  de  ce  que  pouvaient 
être  ces  représentations  figurées,  où  le  sculpteur  essayait  le 
plus  souvent  de  grouper  en  tableaux  successifs  l'ensemble 
d'un  mythe  et  les  diverses  images  de  la  vie  d'un  dieu.  A 
droite,  on  aperçoit  le  jeune  dieu  quittant  Aphrodite  pour 
aller  à  la  chasse  fatale  ;  puis  Adonis  tombant,  blessé,  et 
tendant  les  bras  dans  un  geste  de  défense,  tandis  que  le 


1.  Daremberg   et    Saglio,    DlctAonnairc  des  and'qnàcs  grecr/ues  et 
i-umaiiifs,  article  Adônies,  par  E.  Saglio. 


'2'>'^ 


LES    MONUMENTS    DU    CULTE    D  ADONIS 


sanglier  se  retire    dans  son  antre  en  écrasant  du  pied  le 
chien  du  chasseur  ;  enfin,  à  gauche,  Adonis  mourant  dans 


LA    CHASSE    ET     LA     MORT    D  ADONIS 
Sarcophag-c  en  marbi-e  (Louvre) 


les  bras  de  la  déesse,  entouré   de  femmes   et  de  jeunes 
gens  qui  s'empressent  pour  le  secourir. 

Un  sarcophage  du  Musée  de  Latran  présente  à  peu  près 
le  même  tableau.  Voici  la  description  qu'en  donne 
Helbig  :  «  A  gauche,  on  voit  Adonis  quittant  Vénus 
(Aphrodite)  et  partant  pour  la  chasse  fatale.  La  déesse  est 
assise;  un  Amour,  debout  derrière  elle  sur  le  dossier  du 
siège,  arrange  les  boucles  de  sa  chevelure  ;  hantée  de 
sombres  pressentiments,  elle  essaie  de  retenir  le  jeune 
homme  qui  veut  s'éloigner.  Un  second  Amour,  debout 
à  côté  de  Vénus,  jette  sur  le  couple  un  regard  inquiet; 
comme  Thanatos,  il  appuie  ses  bras  sur  une  torche  ren- 
versée ;  cette  attitude  indique  sans  doute  que  la  mort  va 
bientôt  séparer  les  deux  amants.  Logiquement  après  ce 
premier  motif  devrait  venir  la  scène  de  la  chasse.  Mais 
le  sculpteur  a  représenté  ici  Adonis  blessé  et  soigné  ;  il 
pouvait  ainsi  grouper  au  milieu  du  bas-relief  Adonis  et 
Vénus,  auxquels  il  a  donné  les  traits  des  deux  époux, 
dont  los  corps    reposaient   dans  ce    sarcophage.  Adonis 


LES    MONUNENTS     FUNERAIRES  223 

blessé  à  la  cuisse  droite  et  Vénus  sont  assis  Fun  à  côté  de 
l'autre  ;  le  jeune  homme  entoure  de  son  bras  gauche  le 
cou  de  la  déesse  et  tient  sa  jambe  blessée  au-dessus 
d'un  bassin.  Un  serviteur  ou  un  médecin  éponge  la  bles- 
sure, tandis  qu'un  Amour  agenouillé  par  terre  essuie  le 
sang  qui  coule  le  long  du  mollet.  Vient  ensuite  la  scène 
de  la  chasse.  Adonis  est  tombé  sur  le  genou  droit  devant  le 
sanglier  qui  est  sorti  furieux  d'une  caverne.  Un  Amour 
qui  vole  au-dessus  du  chasseur  lève  la  main  droite 
comme  pour  efFrayer  l'animal.  Vénus,  épouvantée,  s'ap- 
proche de  son  favori  en  danger.  A  droite,  au  fond,  on 
voit  le  dieu  de  la  montagne  qui  lève  la  main  droite  avec 
un  geste  d'étonnement '.   » 

Ces  monuments  funéraires,  tombeaux,  bas-reliefs  et 
sarcophages,  forment  comme  l'aboutissant  et  le  dernier 
terme  de  la  plastique  inspirée  par  le  mythe  d'Adonis. 
C'est  à  ces  œuvres  d'un  caractère  spécial  et  d'une  expres- 
sion nettement  définie  que  viennent  aboutir  les  rêves  et 
les  tendances  des  artistes.  Après  le  dieu  symbolique  des 
productions  de  la  terre,  le  jeune  héros  mort  à  la  chasse 
apparaît  seul.  Et  c'est  pour  s'unir  à  sa  mémoire  que  les 
patriciens  de  Rome  se  plaisent  à  en  évoquer  l'image  dans 
les  sculptures  de  leurs  tombeaux,  image  à  la  fois  doulou- 
reuse par  sa  nature  même  et  réconfortante  par  l'idée  de 
résurrection  et  de  revie  qu'elle  laisse  transparaître. 

De  tous  les  ordres  de  monuments  que  nous  a  légués 
l'art  ancien,  on  peut  en  réalité  dire  que  le  mythe  d'Adonis 
n'est  demeuré  étranger  à  aucun.  Vases,  peintures,  sculp- 
tures de  toutes  sortes,  statues,  bas-reliefs,  tout  a  servi   à 

1 .   Helbig,  Masccs  de  Rome,  I,  p.  506. 


224  LES    MONUMENTS    DU    CULTE    d'adÔNIS 

perpétuer  jusqu'au  cœur  du  monde  moderne  la  légende 
touchante  et  Timage  du  dieu  Adonis.  Et,  si  certaines 
circonstances  ont  concouru  mallieureusement  à  la  destruc- 
tion d'un  grand  nombre  de  ces  œuvres,  il  faut  reconnaître 
aussi  que  bien  peu  de  cultes  antiques  ont  eu  la  bonne 
fortune  d'une  telle  variété  et  d'une  telle  richesse  de  repré- 
sentations figurées. 


CONCLUSION 


L'imagination  enfantine  et  simple  des  peuples  orientaux 
a  conçu  et  créé  ses  dieux  sous  un  caractère  et  des  propor- 
tions, sinon  toujours  harmonieux,  du  moins  toujouis 
expressifs  et  précis,  de  telle  sorte  que  le  principe, 
ridée,  le  dogme  enfermé  dans  cette  figure  divine  y 
demeure  comme  distinct  et  y  transparait  dans  toute  sa 
clarté  et  toute  sa  nudité.  Il  nous  aura  donc  sufïi  d'avoir 
indiqué,  dans  leurs  contours  les  plus  marqués,  les  aspects 
multiples  d'Adônis-Thammouz,  pour  que,  de  tous  les 
symboles  métaphysiques  de  ce  mythe,  de  toutes  les  formes 
de  ce  cidte  et  de  tous  les  vestiges  artistiques  qu'il  nous  a 
laissés,  se  dégage  d'elle-même  et  sans  effort  une  concep- 
tion synthétique  du  dieu  dont  les  images  flottantes 
et  les  incarnations  diverses  semblent  tout  d'abord 
voiler  la  véritable  expression.  En  réalité,  c'est  à  cette 
expression  profonde  et  vivante  qu'il  nous  faut  revenir; 
c'est  elle  que  doivent  concourir  à  mettre  en  lumière  tous 
les  témoignages  historiques,  tous  les  monuments  d'art 
(ju'il  est  possible  de  grouper  et  d'ordonner  autour  d'une 
divinité.  C'est  là  le  but  unique  du  savant  et  de  l'historien, 
et  c'est  avec  raison  que  Jules  Soury  écrivait,  à  propos  des 
fouilles  de  Phénicie,  ces  lignes  judicieuses  :  «  Uni- 
quement occupé  en  apparence  à  déblayer  des  nécropoles, 
à  dessiner  des  bas-reliefs,  à  mesurer  des  sarcophages  et 
à  estamper  des  inscriptions,  le  savant  digne  de  ce  nom  sait 

15 


226  CONCLUSION 

retrouver  sous  la  cendre  des  civilisations  les  plus  loin- 
taines quelques  étincelles  du  feu  sacré,  certains  vestiges 
des  choses  saintes  à  jamais  évanouies.  Le  succès  d'une 
mission  archéologique  peut  même  se  mesurer  au  nombre 
ou  à  l'importance  des  découvertes  de  cette  nature.  Ce 
n'est  certes  point  pour  en  extraire  des  blocs  de  pierre 
sculptés  qu'on  remue  en  tout  sens  le  sein  de  la  terre  : 
c'est  pour  rendre  à  la  lumière  l'idée  humaine  qui  s'y  est 
empreinte  \  »  Nous  voudrions  donc  qu'au  delà  des 
images  brillantes,  mais  purement  extérieures,  de  ce  culte 
d'Adonis,  on  put  apercevoir  la  prodigieuse,  multiple  et 
universelle  expression  d'une  divinité  qui  résume  en  elle 
des  siècles  d'efforts  et  de  constitutions  théogoniques,  et 
qu'au  delà  encore  de  cette  l'évélation  religieuse,  on  put 
deviner  et  sentir  toute  une  humanité  en  marche,  la  voir 
s'agiter  et  s'organiser  dans  les  ténèbres  de  ses  premières 
luttes  et  de  ses  premiers  travaux,  prendre  conscience 
d'elle-même  et  se  hiérarchiser  selon  des  lois  naturelles  et 
harmonieuses,  pour  se  réaliser  et  s'incarner  enfin  dans  ses 
arts,  ses  sciences  et  les  images  de  ses  dieux.  Ainsi,  par 
une  évolution  fatale,  c'est  dans  cette  physionomie  divine, 
façonnée  par  l'incessant  travail  des  générations  succes- 
sives, que  vient  se  synthétiser  et  se  condenser  le  code 
moral  et  social,  non  seulement  d'un  peuple,  mais  de  tout 
un  ensemble,  de  toute  une  famille  de  peuples,  non  seu- 
lement d'une  époque,  mais  de  tout  un  cycle,  de  toute 
une  longue  suite  de  siècles.  Dans  l'étroite  perspective 
d'un  temple  se  déroule,  en  formes  vivantes,  en  évocations 

1.  Jules  Soury,  La  Pkènicie  {Revue  des  Deux-Mondes,  15  décembre 
1875,  p.  807-808). 


co^'CLUSION  22^ 

précises  et  passionnées,  toute  une  civilisation  pleine  de 
lumières  et  dont  les  croyances,  les  idées,  les  mythes,  les 
sciences,  les  arts  palpitent  encore  dans  des  vestiges 
éternels.  De  cet  amas  de  poussières,  de  choses  mortes, 
l'historien  peut,  à  la  clarté  d'une  légende  divine  dont  il  a 
pénétré  le  sens  profond,  faire  resurgir  toute  une  vie 
antique,  avec  son  rayonnement,  son  labeur  et  sa  joie. 
A  travers  les  lentes  et  dures  recherches  des  archéologues 
et  des  historiens,  au  delà  des  rares  textes  d'une  épi- 
graphie  souvent  obscure,  s'ouvre  l'éclatant  spectacle 
d'une  terre  morte  que  la  vie  a  reconquise,  où  s'agite  et 
fourmille  de  nouveau,  sous  le  regard  émerveillé  du 
savant,  toute  la  fermentation  féconde  et  superbe  de 
l'Asie  ancienne. 

Voici  Adonis,  avec  ses  formes  et  ses  noms  innombrables, 
avec  ses  déesses  parèdres,  avec  son  cortège  d'attributs 
et  de  symboles.  Le  héros  hellénique  s'est  effacé.  Fidèle  à 
sa  tradition  mythique,  l'antique  Thammouz,  dont  l'origine 
se  confond  avec  les  origines  des  premiers  peuples,  res- 
suscite de  nouveau,  dissipe  les  brumes  dont  l'avait  enve- 
loppé une  mythologie  tardive  et  déjà  inconsciente,  et 
réapparaît  dans  sa  forme  élémentaire  de  dieu  solaire. 
Principe  éternellement  agissant  et  éternellement  rajeuni, 
il  sort  des  entrailles  mômes  de  la  terre,  se  confond  avec 
les  forces  vitales  de  l'univers,  avec  les  lois  directrices  des 
énergies  de  la  nature.  Il  déploie  dans  toutes  les  familles 
des  êtres,  de  l'homme  à  la  matière  la  plus  inerte,  sa 
féconJité  infatigable,  sa  force  de  reproduction  et  d'éter- 
nité. Il  est  la  matière  vivante,  où  s'unissent  le  principe 
actif  et  le  principe  passif  de  toute  création,  il  est  le  dieu 
dont    riiiilialive    victorieuse    impose    aux    éléments     sa 


228  CO>'CLUSION 

volonté  toute-puissante  ;  mais  —  et  c'est  là  l'explication 
de  sa  prodigieuse  vertu  sociale  —  il  est  aussi  l'homme, 
l'homme  actif,  fécond,  nourri  de  génie  et  d'espoir, 
l'homme  fondateur  de  cités,  et  édifiant,  sur  les  assises  de 
ses  temples,  les  lois  équitables  qui  multiplient  les  pros- 
pérités, l'homme  pacifique  et  laborieux,  dont  les  Phéni 
ciens  semblent  avoir  voulu  réaliser  l'idéal.  Dès  lors,  le 
voici  mêlé  à  toutes  les  entreprises  et  à  toutes  les  actions 
des  hommes  :  il  préside  aux  industries  des  villes,  il 
protège  les  travaux  des  campagnes,  il  s'assied  à  la  proue 
des  navires  phéniciens  et  s'installe,  porté  par  eux,  dans 
les  comptoirs  et  dans  les  îles.  11  est  devenu,  par  l'univer- 
salité de  son  action  bienfaisante,  une  sorte  de  puissance 
favorable,  associée  aux  tentatives  humaines  ;  aussi  l'en- 
toure-t-on  d'une  vénération  quotidienne  et  souveraine, 
d'un  culte  permanent  dont  chaque  symbole  apparaît 
comme  une  image  de  la  vie  du  dieu.  Ses  temples  se 
dressent,  ses  fêtes  se  déploient  ;  par  l'immensité  même 
de  sa  conception,  il  emplit  d'une  sorte  d'ivresse  vertigi- 
neuse l'imagination  syro-phénicienne.  Semblables  aux 
premières  pleureuses  qui  ensevelirent  le  dieu  dans  les 
plaines  de  la  Chaldée,  les  femmes  de  Byblos  se  déchirent 
le  sein,  et  troublent  de  leurs  lamentations  et  de  leurs 
prières  le  silence  des  nuits  tragiques.  Au  seuil  des  tem- 
ples, aux  portes  des  maisons,  dans  les  campagnes,  le 
long  de  la  mer,  les  cris  et  les  plaintes  se  |)rolongent  et 
se  répondent  de  ville  en  ville  :  tout  un  peuple  pleure  son 
dieu  mort.  Dans  les  bois  sacrés,  à  l'ombre  des  pins  sym- 
boliques, dans  le  délire  d'une  musique  douloureuse,  la 
grande  prostitution  mêle  aux  hymnes  les  gémissements 
voluptueux  des  prêtresses  et  des    courtisanes  ;    ailleurs, 


CONCLUSION  229 

les  pèlerins,  saisis  d'une  frénésie  divine,  se  jettent  au 
milieu  des  danses  des  prêtres  et  s'unissent  au  dieu  par 
le  sacrifice  de  leur  virilité.  Epuisés  par  l'exaltation  de 
leur  propre  rêve,  les  fidèles  s'anéantissent  dans  la  con- 
ception sublime  d'un  mystère  divin  auquel  ils  participent, 
où  ils  pénètrent,  et  par  lequel  ils  communient  avec  la 
divinité.  Etpendantce  temps^  au  cœur  du  Liban,  dans  la 
vallée  sombre  et  délicieuse  d'Aphaca,  Adonis  ensan- 
glanté expire  sur  le  cœur  d'Aphrodite,  le  fleuve  roule  le 
sang  divin,  et  le  sacrifice  se  consomme  dans  la  douleur 
universelle.  Puis,  comme  le  flux  et  le  reflux  d'une  vie 
intarissable,  la  joie  et  la  lumière  resplendissent  de  nou- 
veau avec  la  divinité  ressuscitée.  La  nature  et  les  êtres 
brisent  les  ténèbres  qui  les  enveloppent,  les  sèves  gon- 
flent les  arbreset  les  plantes,  le  monde  entier  se  délivre 
de  la  mort  et  semble  renaître.  Adonis  rayonnant  est  sorti 
du  tombeau,  et  il  emporte  les  âmes  des  hommes  dans 
l'ouragan  de  sa  gloire. 

Ainsi  se  déroule,  dans  des  transports  de  joie  et  des 
accablements  de  douleur,  la  fête  symbolique  d'Adonis. 
Et  voici  le  dieu  maître  du  monde,  étendant  sur  tous  les 
peuples  sa  domination  religieuse.  Du  Tigre  à  l'Ibérie,  de 
l'Egypte  à  la  Cappadoce,  la  même  plainte  rituelle  fait  gémir 
le  monde  antique.  Les  civilisations  s'ouvrent  à  cette  in- 
fluence puissante  :  les  mythologies,  les  philosophies,  les 
mœurs,  les  traditions  se  transforment  sous  l'action  nou- 
velle. D'ailleurs,  à  son  étendue,  à  sa  durée,  à  son  éclat, 
il  est  aisé  de  mesurer  l'influence  sociale  du  culte  d'Adonis. 
Il  a  façonné  des  nations  entières  dont  il  a  été  comme  le 
génie  intérieur  :  c'est  ainsi  que  Byblos  a  peu  à  peu  aban- 
donné sa  gloire  maritime  pour  devenir  la  ville  sacrée  du 


230  CONCLUSION 

dieu,  la  «  sainte  Byblos  »,  le  lieu  de  pèlerinage  vénéré 
de  toute  la  terre  et  où  affluaient  les  étrangers  de  tous 
pays.  Ailleurs,  le  dieu  a  marqué  son  passage  par  des 
vestiges  plus  superficiels,  mais  toujours  liés  étroitement 
aux  coutumes  de  la  race  et  aux  traditions  populaires. 
11  n'est  pas  un  rivage  de  la  Méditerranée  qui  n'ait  vu 
quelque  jour  Adonis  aborder  en  conquérant.  Et  on  peut 
suivre  encore  cette  marche  éclatante  aux  traces  qu'elle  a 
laissées. 

Le  soin  pris  par  le  christianisme  naissant  de  faire 
concorder  ses  dogmes  et  ses  fêtes  avec  les  dogmes  et  les 
fêtes  du  paganisme  a  singulièrement  favorisé  la  trans- 
mission et  la  persistance  de  ces  dernières  traditions.  Non 
seulement  le  christianisme  a  si  habilement  confondu  ses 
cérémonies  et  ses  mystères  avec  ceux  des  cultes  anté- 
rieurs que  ceux-ci  semblaient  survivre  et  se  prolonger 
dans  un  rajeunissement  triomphant,  mais  encore  il  leur 
a,  le  plus  souvent,  emprunté  leurs  formules  et  leurs  sym- 
boles :  la  résurrection  du  Christ,  les  époques  des  fêtes 
chrétiennes,  la  concordance  du  mythe  chrétien  et  des  an- 
ciens mythes  solaires,  le  sacrement  du  baptême,  les 
divers  symboles  de  la  croix,  de  l'auréole,  du  poisson 
image  de  Jésus-Christ,  etc.,  en  somme,  tout  ce  que  l'on 
pourrait  appeler  l'architecture  de  la  religion  nouvelle  a 
été,  presque  sans  modification,  transposé  d'un  monde 
dans  l'autre.  C'est  d'ailleurs  par  cette  transpositionmême 
que  s'expliquent  les  rapides  progrès  d'une  religion  qui, 
loin  de  paraître  détruire  les  anciennes  croyances,  les 
rajeunissait,  et  conduisait  les  esprits,  par  une  pente  insen- 
sible et  un  chemin  comme  voilé,  vers  une  nouvelle 
conception  divine. 


CONCLUSION  231 

Dans  sa  migration  incessante,  Adonis  promenait  à  tra- 
vers le  monde  l'âme  ardente  et  voluptueuse  de  l'Asie.  Par 
une  sorte  de  syncrétisme  obscur  et  instinctif,  les  divers 
mythes  de  l'Asie  antique  avaient  peu  à  peu  confondu 
leurs  dogmes  essentiels,  et,  à  travers  TAdônis  giblite,  il 
était  facile  de  deviner  et  de  retrouver  les  lignes  princi- 
pales des  croyances  de  la  Haute-Asie,  de  l'Asie-Mineure 
ou  de  l'Egypte.  Mais,  dans  sa  physionomie  générale,  le 
culte  du  dieudeByblos  représentait  vraiment  l'expression 
la  plus  vivante,  la  plus  solennelle,  la  plus  complète  du 
mysticisme  oriental.  L'exaltation  religieuse  de  l'Orient 
antique  s'y  retrouve  tout  entière,  avec  sa  frénésie  sen- 
suelle et  sanglante,  ses  images  de  mort  et  de  résurrection, 
de  deuil  et  de  lumière.  Les  contrastes  les  plus  violents 
s'y  heurtent  comme  à  plaisir,  la  joie  la  plus  exubérante 
succède  sans  transition  à  la  plus  profonde  douleur,  et, 
durant  le  même  jour  de  fête,  la  prostitution  des  courti- 
sanes et  les  voluptés  sensuelles  se  mêlent  aux  mutilations 
des  prêtres  et  des  fidèles.  Jamais  nulle  forme  religieuse 
n'a  plus  étroitement  embrassé  la  signification  intime  de 
son  mythe  et  n'a  porté  à  un  plus  haut  degré  le  sens  de  sa 
réalité  extérieure.  Il  ne  s'y  trouve  aucun  symbole,  aucun 
geste,  aucune  parole,  qui  ne  soit  l'expression  d'une  idée 
cachée,  laquelle  ne  se  dévoile  précisément  que  sous  cette 
forme  à  demi  ésotérique.  C'est  pour  perpétuer  l'image  de 
la  mort  de  Thammouz  que  les  prêtres  se  châtrent,  c'est 
pour  célébrer  l'éternelle  puissance  de  la  déesse  que  les 
vierges  et  les  femmes  de  Byblos  se  soumettent  à  la  règle 
inflexible  de  la  prostitution.  Le  sang  et  la  volupté, 
l'amour  et  la  mort,  ce  sont  les  deux  pôles  de  cette  religion, 
comme  ce  sont  ceux  de  bien  d'autres  formes  religieuses, 


232  CONCLUSION 

et  comme  ce  soûl  aussi  ceux  de  la   vie    et   de   la  destinée 
humaines. 

C'est  qu'en    effet,    par    son    réalisme    même,    le    culte 
d'Adonis  aboutissait  logiquement  à  n'être  plus  qu'une  glo- 
rification de  la  nature  et  de  la  vie,  qu'une  divinisation  de 
l'effort  humain  et  des  lois  qui  le  régissent.  11  suffit  de  rap- 
peler   cela    pour   montrer  la   vanité   et    le    non-sens    des 
reproches  que  certains  historiens  ont  l'habitude  d'adresser 
aux  fêtes  religieuses  du  monde  ancien.   Ces   usages  de  la 
prostitution  obligatoire  et  de  la  castration,  si  éloignés  des 
habitudes  modernes,  leur  apparaissent  comme  une  mons- 
trueuse   souillure    de    ces     cérémonies    antiques.     Mais 
n'est-ce  pas  là  surtout  qu'il  faut  prendre  un  soin  attentif 
de  ne  juger  une  civilisation  que  d'après  les  règles  qu'elle 
s'est  choisies  à  elle-même,  et  non  d'après  les  usages  et  les 
mœurs  de  la  société  moderne  ?  N'est-ce  pas  le  cas  de  se  sou- 
venir que,  depuis  les  Adônies  de  Byblos,  le  monde  médi- 
terranéen a  été   traversé  et  transformé  par  des  influences 
nouvelles?  Sur  les  mêmes  terres  où  avait  fleuri  Adonis,  le 
christianisme  a  inauguré  une  morale    et   une   conception 
de  vie  où  étaient  préconisés  et  proposés  des  règles  et  des 
principes  nouveaux.  Le  christianisme  a  créé  la  notion  du 
péché,  en  opposant  à  la  morale  naturelle  du  monde  païen 
une  morale  artificielle  et  arbitraire,  c'est-à-dire  conçue  et 
formulée  en  dehors  de  la  nature.   Les   peuples  anciens, 
qui  avaient  pour  unique   souci  moral  de   se    développer 
et    d'agir    le     plus    harmonieusement    possible    dans    le 
sens  indiqué,  tracé,  voulu  par  la  nature,   ne  s'inquiétaient 
guère  de  se  construire  des  règles  de  vie  qui,  œuvre  d'un 
homme,  eussent  été  plus  injustes  et  moins  certaines.  Il 
est  donc  bien  difficile  de  juger  les  fêtes  antiques  au  nom 


CONCLUSION  233 

de  la  morale  chrétienne,  et  Ton  peut  dire  que  pour  com- 
prendre et  juger  sainement  les  divers  phénomènes  de  la 
vie  païenne,  il  faut  avoir  en  quelque  sorte  l'âme  païenne. 
Celui  qui  entre  dans  cette  civilisation  si  multiple,  si 
vivante,  si  harmonieuse,  et  dont  les  formes  diverses, 
ébauchées  dans  les  ténèbres  des  premiers  temps  sur  les 
pentes  de  la  Haute-Asie,  ont  abouti  aux  incomparables 
réalisations  de  Fart  et  de  la  philosophie  helléniques,  celui 
qui  mesure  cette  prodigieuse  évolution  d'une  m3^thologie 
aussi  riche  et  aussi  belle  avec  les  sentiments  qu'a  déposés 
en  lui  le  lourd  héritage  de  vingt  siècles  de  christianisme, 
commet  non  seulement  une  inévitable  série  d'erreurs, 
mais,  ce  qui  est  plus  grave,  une  série  d'injustices  volon- 
taires. Il  faut  parcourir  le  monde  ancien  comme  le  vieil 
Hérodote  visitait  les  peuples  barbares  :  bien  que  nourri 
et  fier  des  traditions  de  son  pays  et  de  sa  race,  il  allait  de 
ville  en  ville  en  contemplant  toutes  choses  avec  une 
curiosité  infatigable,  mais  sans  rien  blâmer,  comprenant 
qu'il  lui  était  impossible  de  juger  sans  injustice,  d'après 
les  usages  d'Halicarnasse,  les  coutumes  et  les  mœurs  de 
l'Egypte  ou  de  la  Perse. 

Enfermant  ainsi  toutes  les  tendances  naturelles  dans  le 
cadre  étroit  d'un  mythe  religieux,  le  culte  d'Adonis  prend 
l'ampleur  d'une  théogonie  primitive.  Déjà  on  y  voit  trans- 
paraître le  grand  principe  de  la  philosophie  antique,  que 
tout  ce  qui  vient  de  la  nature  est  bon  et  beau,  qu'il  faut 
l'écouter  et  la  suivre,  adorer  le  monde  tel  qu'il  est,  avec 
toutes  ses  forces  et  tous  ses  dieux,  car  la  nature  ne  se 
trompe  pas,  elle  ne  pèche  pas,  elle  est  la  mère  et  la  con- 
ductrice de  l'humble  humanité^  elle  seule  connaît  les  lois 
mystérieuses  de  la  vie.  Mais  voici  encore,  au  delà   même 


234  CONCLUSTOK 

de  cette  Q^rande  loi,  se  dessiner  et  o-pandir  la  lente  élabo- 
ration,  non  plus  d'un  peuple,  non  plus  d'une  nation,  mais 
de  tout  un  ensemble,  de  toute  une  famille  de  peuples,  de 
toute  une  race.  Quand  les  premiers  adorateurs  du  Tham- 
mouz  babylonien  émigraient  vers  TOccidenl  en  emportant 
dans  leurs  bras  les  images  de  leurs  dieux,  ils  apportaient 
à  des  terres  nouvelles,  en  même  temps  qu'une  religion, 
toute  l'âme  de  leur  civilisation  et  tout  le  souffle  et  la 
volonté  de  leur  génie.  Et  dans  les  ramifications  succes- 
sives qui  propageaient  son  nom  et  son  culte  jusqu'aux 
confins  du  vieux  monde,  Adonis  demeurait  le  symbole 
divin  de  toute  une  humanité  en  marche.  Ainsi  ce  n'était 
plus  seulement  un  temps  ou  un  pays  qui  se  révélaient 
dans  cette  forme  religieuse.  Tel  qu'il  avait  été  conçu  par- 
les pâtres  de  la  Chaldée,  le  dieu  se  transmettait,  avec  sa 
légende,  ses  attributs  et  ses  symboles,  comme  un  héritage 
humain. 

Plus  éternel  que  les  temples,  les  dieux  et  les  peuples,  le 
fleuve  sacré  de  Byblos  roule  encore,  aux  jours  marqués, 
le  sang  d'Adônis-Thammouz,  perpétuant  ainsi,  indifférent 
à  l'oubli  des  hommes  et  à  l'indifférence  même,  l'ancien 
miracle  qui  se  renouvelle  chaque  année  avec  la  régularité 
d'une  loi  cosmique.  Ce  qui  subsiste  avec  lui,  au  milieu 
de  la  même  lumière  et  de  la  même  nature  vibrante  et 
douce,  c'est  l'esprit  du  dieu,  dans  sa  gloire,  sa  volonté  et 
son  action.  Dans  le  soleil  du  printemps  flotte  encore  le 
sourire  de  la  divinité  ressuscitée,  image  admirable  d'une 
humanité  qui  se  succède  à  elle-même  sans  s'épuiser 
jamais,  et  qui,  à  travers  les  siècles,  ressuscite  encore 
dans  la  face  rayonnante  de  son  dieu. 


APPENDICES 


i 


APPENDICE  I 


LA  COSMOGONIE  DE  SANCHONIATHON 

(Tirée  de  la  Pi-èpavatioii  ccan(jèlique,  d'Eusèbe) 

«  Il  (Philoii  de  Byblos)  suppose  qu'un  air  sombre  et 
venteux,  ou  un  souffle  d'air  sombre  et  un  chaos  bour- 
beux et  infernal  étaient  infinis  en  temps  comme  en  éten- 
due, loi'sque  ce  vent,  dit-il,  tomba  en  amour  de  ses 
propres  principes,  d'oii  résulta  une  conjonction,  et  ce 
rapprochement  fut  appelé  iroGoç  (désir).  Tel  fut  le  principe 
de  la  création  de  toutes  choses.  Ce  vent  n'avait  pas  la 
connaissance  de  ce  qu'il  avait  jjroduil.  De  cette  cohabi- 
tation du  vent  est  provenu  Mot  (Il  en  est  qui  rendent  ce 
terme  par  Résidu  ;  d'autres  l'interprètent  Putréfaction 
d'une  mixtion  aqueuse).  Tel  a  été  l'unique  germe  de  la 
création  et  de  l'origine  de  toutes  choses.  Il  survint  des 
animaux,  mais  dépourvus  de  sensibilité  ;  ceux-ci  donnèrent 
naissance  à  des  animaux  raisonnables,  nommés  Zopha- 
sémin,  c'est-à-dire  observateurs  du  Ciel.  Mot  avait  la 
forme  d'un  œuf  lorsqu'il  fut  formé  :  il  devint  lumineux 
et  produisit  le  soleil,  la  lune,  les  étoiles  et  les  grandes 
constellations.   » 

Telle  est  cette  cosmogonie  des  Phéniciens  qui  introduit 
ouvertement  l'athéisme,  ^'oyons  maintenant  comment  il 
fait  commencer  la  oénération  des  animaux.  Il  dit  donc  : 


238  APPENDICE    i 

«  Lorsque  Tair  fut  devenu  lumineux  par  inflammation, 
de  la  mer  et  de  la  terre  il  survint  des  vents,  des  nuages, 
de  e-randes  chutes  et  immersions  des  eaux  célestes,  de 
telle  sorte  qu'après  avoir  été  divisées  et  séparées  de  leur 
propre  lieu  par  l'ardeur  du  soleil,  toutes  ces  choses  se 
rencontrèrent  de  nouveau  dans  Tair,  et  se  heurtèrent 
avec  fracas:  il  en  sortit  des  tonnerres  et  des  éclairs,  et 
au  bruit  de  ces  tonnerres  les  animaux  raisonnables,  dont 
on  a  déjà  parlé,  s'éveillèrent  pénétrés  d'effroi.  Le  mâle  et 
la  femelle  furent  émus  sur  la  terre  et  dans  la  mer.  Voici 
donc  leur  Zoogonie.  »  Le  même  écrivain  (Philon)  ajoute 
de  son  chef,  en  disant  :  «  Ces  choses  ont  été  trouvées 
écrites  dans  la  cosmogonie  de  Taautos,  et  d'après  ses 
mémoires,  appuyés  sur  les  conjectures  et  les  convictions 
que,  par  sa  pénétration,  Sanchoniathon  avait  entrevues  et 
fait  connaître.  »  Après  ces  choses,  il  donne  le  nom  des 
vents  :  Notus,  Borée  et  les  autres.  Ce  sont  eux  à  qui  les 
plus  anciens  consacrèrent  les  produits  de  la  terre;  ils  les 
appelèrent  dieux  et  les  adorèrent  comme  ceux  de  qui  ils 
tenaient  l'être,  ainsi  que  leurs  prédécesseurs  et  leurs 
successeurs  dans  la  carrière  de  la  vie  :  ils  leur  faisaient 
agréer  les  libations  qu'ils  répandaient  pour  eux. 

Il  ajoute  :  «  Telles  étaient  les  inventions  de  culte  reli- 
gieux, alors  conformes  à  la  faiblesse  et  à  la  pusillanimité 
de  leurs  auteurs.  » 

11  dit  ensuite  «  que  du  vent  Kolpia  et  de  sa  femme 
Baau,  qu'il  interprète  par  le  mot  Nuit,  naquirent  les 
hommes  mortels  Mon  et  Protogone.  ^Eon  découvrit  la 
nourriture  que  fournissent  les  arbres.  Ceux-ci  furent 
les  parents  de  Génos  et  Généa  qui  habitèrent  la  Phénicie. 
De  grandes  sécheresses   survinrent,  et   ils   tendircnl    les 


APPENDICE    i  239 

mains  vers  le  ciel  et  le  soleil  ».  11  dit  qu'ils  regardaient 
celui-ci  comme  le  Dieu  maître  du  ciel,  et  le  nommèrent 
Béelsamen,  ce  qui  chez  les  Phéniciens  signifie  maître  du 
ciel.  C'est  le  Zeus  des  Grecs.  Ensuite  de  quoi  Philon 
attaque  l'erreur  des  Grecs,  «  Ce  n'est  pas  sans  fondement 
que  nous  faisons  connaître  cette  distinction,  c'est  pour 
établir  la  véritable  acception,  sur  laquelle  on  s'est  mépris, 
de  ces  noms  appliqués  aux  objets;  ce  que  les  Grecs  ne 
connaissant  pas,  ils  les  ont  pris  dans  une  autre  valeur, 
égarés  par  l'incertitude  de  la  traduction.  »  11  continue  : 
«  De  Génos,  fils  d'vEon  et  de  Protogone,  naquirent  de 
nouveaux  enfants  mortels,  qui  se  nommèrent  Phos,  Pyr 
et  Phlox  (lumière,  feu  et  flamme).  Ce  sont  eux  qui  inven- 
tèrent le  feu,  en  frottant  des  morceaux  de  bois  l'un  contre 
l'autre,  et  qui  en  enseignèrent  l'usage;  ils  eurent  des 
enfants  d'une  grandeur  et  d'une  supériorité  marquées,  et 
qui  donnèrent  leurs  noms  aux  montagnes  dont  ils  étaient 
souverains.  C'est  d'eux  que  prirent  nom  le  Casius,  le 
Liban,  l'Antiliban,  le  Brathy.  C'est  de  ceux-là  que  tint  le 
jour  Samemroumos,  le  même  que  Hypsouranios  (hauteur 
céleste).  »  Il  observe  que  les  hommes  étaient  dénommés 
d'après  leurs  mères,  les  femmes  se  livrant  alors  sans 
pudeur  au  premier  venu.  Ensuite,  il  dit  :  «  qu'Hypsoura- 
nios  habita  Tyr,  et  inventa  les  cabanes  de  roseaux,  de 
joncs  et  de  papyrus.  11  entra  en  dispute  avec  son  frère 
Ousous,  qui  le  premier  imagina  de  rassembler  les  peaux 
de  bètes  qu'il  parvint  à  prendre,  pour  en  faire  une  cou- 
verture pour  son  corps.  Des  pluies  excessives  et  des  vents 
impétueux  ayant  dévasté  Tyr,  brisé  les  arbres,  le  feu 
piit  à  la  foret  et  l'incendia;  Ousous  prit  un  arbre,  le 
dépouilla  de  ses  branches,  cl  osa  le  premier  se   hasarder 


2-40  APPENDICE    t 

sur  la  mer;  il  consacra  deux  stèles  au  feu  et  au  vent,  et 
les  adora,  en  y  répandant  le  sang  des  animaux  qu'il  avait 
pris  dans  ses  chasses.  Lorsque  ceux-ci  furent  morts, 
dit-il,  ceux  qui  leur  survécurent  leur  consacrèrent  des 
rameaux  et  des  stèles,  devant  lesquels  ils  firent  des 
adorations  :  ils  instituèrent  des  fêtes  annuelles  en  leur 
honneur. 

«  Bien  des  siècles  s'écoulèrentdepuis  Fâge  d'Hypsoura- 
nios,  lorsque  Agreus  et  Alieus,  inventeurs  de  la  pèche  et 
de  la  chasse,  naquirent.  Ce  sont  eux  qui  ont  donné  leurs 
noms  à  ces  arts.  D'eux  provinrent  deux  frères  inventeurs 
du  fer  et  de  toutes  les  fabrications  qui  s'en  servent,  dont 
Tun,  Chrysor,  se  livra  à  la  composition  des  discours,  des 
sortilèges  et  aux  prédictions.  C'est  le  même  qu'Héphaestus 
(Vulcain)  qui  trouva  le  hameçon  et  Fappât,  la  ligne  de 
pêcheur  et  le  radeau.  11  navigua  le  premier  de  tous  les 
hommes;  c'est  pourquoi,  après  sa  mort,  il  reçut  le  culte 
de  la  divinité.  On  l'appelle  Zeus  Michius.  Ils  disent  que 
ces  frères  inventèrent  les  constructions  en  briques.  — 
Ensuite,  il  dit  que  de  cette  race  sortirent  deux  jeunes 
gens,  dont  l'un  fut  nommé  Technitès,  artisan,  et  l'autre, 
(terrestre)  Autochthone.  Ceux-ci  imaginèrent  de  mêler 
de  l'argile  détrempée  avec  du  foin,  de  la  faire  sécher  au 
soleil,  pour  en  faire  des  briques;  ils  trouvèrent  aussi  la 
construction  des  toits.  Il  en  vint  d'autres  après  eux  au 
nombre  desquels  fut  Agros  ainsi  nommé,  puis  Agroueros 
ou  Agrotès,  dont  la  statue  et  le  temple  portatif  sont  en 
grande  vénération  en  Phénicie.  Les  habitants  de  Byblos 
le  considèrent  surtout  comme  le  plus  grand  des  dieux. 
(]e  sont  eux  (|ui  ont  conçu  l'idée  de  placer  des  (."ours  en 
avant    des    maisons,    de    former    des    enceintes    et    des 


APPENDICE    I  241 

grottes.  Ce  sont  eux  dont  descendent  les  chasseurs  avec 
des  chiens.  On  les  nomme  tribus  errantes  et  Titans. 

«  Ceux-ci  procréèrent  Amunon  et  ^Nlagon,  c|ui  tra- 
cèrent les  bourgs  et  les  bergeries,  desquels  naquirent 
jNIisor  et  Sydyc  :  c'est-à-dire  dégagé  et  juste;  ils  décou- 
vrirent l'usage  du  sel.  De  Misor,  naquit  Taautos,  {|ui 
découvrit  l'écriture  et  forma  le  premier  les  lettres.  Les 
Egyptiens  le  nommèrent  Thoor,  les  Alexandrins  Thouth, 
les  Grecs  Hermès. 

»  De  Sydyc  sont  nés  les  Dioscures  ou  Cabires,  ou 
Corybantes,  ou  Samothraces.  Ils  inventèrent  les  premiers 
le  navire.  De  ceux-ci  naquirent  d'autres  hommes  qui 
trouvèrent  les  simples  pour  guérir  des  morsures  empoi- 
sonnées, et  inventèrent  les  paroles  magiques. 

))  C'est  contemporainement  à  eux  que  naquit  un  nommé 
Elioun,  Iiypsistos,  et  son  épouse  nommée  Bérouth,  f[ui  se 
fixèrent  dans  la  contrée  de  Byblos.  C'est  d'eux  que  na(juit 
Epigeios,  ou  Autochthon,  qu'on  nomma  depuis  Uranos 
(le  ciel).  C'est  d'après  son  nom  Oûpavoç  qu'ils  ont  dési- 
gné l'élément  qui  est  au-dessus  de  nos  têtes,  qui  l'em- 
porte sur  tous  par  sa  beauté.  11  eut  une  sœur  des  mêmes 
parents  qui  se  nommait  Ghé  (la  terre),  et  c'est  d'après  sa 
beauté,  dit-il,  qu'ils  nommèrent  comme  elle  son  homo- 
nyme. Hypsistos,  père  de  ceux-ci,  ayant  terminé  ses 
jours  dans  une  rencontre  avec  les  bêtes  féroces,  reçut  de 
ses  enfants  les  honneurs  de  l'apothéose  :  ils  lui  offrirent 
des  libations  et  des  sacrifices. 

1)  Uranus  ayant  recueilli  son  royal  héritage,  épousa  sa 
sœur  Ghé  dont  il  eut  ((uatre  enfants:  Ilus,  dit  Cronus, 
Bétyle  et  Dagon,  qu'on  nomme  Siton,  et  Atlas.  Uranus 
eut  aussi  d'autres  épouses  qui  lui   donnèrent  une  nom- 

16 


242  AFPEiSDICE    I 

breuse  descendance.  C'est  pourquoi  Ghé,  poussée  par  la 
jalousie,  chercha  à  nuire  à  LJranus  au  point  de  se  séparer 
Tun  de  l'autre .  Uranus  s'étant  donc  séparé  d'elle,  s'en 
rapprochait  avec  violence  chaque  fois  qu'il  en  avait  le 
désir  et  finit  par  la  quitter  de  nouveau.  11  essaya  de 
détruire  les  enfants  qu'il  en  avait  eus.  Ghé  les  défendit  sou- 
vent, avec  l'aide  d'auxiliaires  qu'elle  rassembla  autour 
d'elle.  Enfin  Gronus  étant  parvenu  à  l'âge  viril,  elle  le 
confia  à  Hermès  trismégiste  pour  lui  servir  de  conseiller 
et  de  défenseur.  Celui-ci,  devenu  son  secrétaire,  l'aida  à 
repousser  son  père,  en  vengeant  sa  mère. 

))  Gronus  eut  pour  filles  Proserpine  et  Minerve.  La 
première  mourut  dans  la  virginité  ;  et,  par  le  conseil  de 
Minerve  et  d'Hermès,  Gronus  fabriqua  avec  du  fer  une 
faulx  et  une  lance.  Ensuite  Hermès  ayant  proféré  des 
paroles  magiques  aux  alliés  de  Gronus,  les  enflamma  du 
désir  de  combattre  Uranus  pour  l'honneur  de  Ghé.  C'est 
ainsi  que  Gronus,  livrant  bataille  à  Uranus,  le  bannit  de 
son  empire,  en  succédant  à  sa  puissance.  Dans  ce  combat, 
la  concubine  chérie  d'Uranus  fut  prise  étant  enceinte  et 
donnée  par  Gronus  en  mariage  à  Dagon.  Elle  donna  le 
jour  à  l'enfant  qu'elle  avait  conçu  d'Uranus,  qui  fut  nommé 
Démaroun. 

»  Sur  ces  entrefaites,  Gronus  enferma  sa  demeure 
d'une  muraille,  et  fonda  la  jiremière  ville  de  Phénicie, 
(|ui  fut  Hyblos.  Ensuite,  ayant  suspecté  son  propre  frère 
iVllas,  par  les  avis  d'Hermès,  il  le  précipita  dans  les  pro- 
fondeurs de  la  terre,  et  éleva  sur  son  corps  un  amas  de 
teri-e.  \^ers  cette  époque,  les  descendants  des  Dioscures, 
ayant  combiné  toutes  les  parties  des  radeaux  et  des 
navires,  se  mirent  à  naviguer.  Lesfjuels  ayant  été  poussés 


APPENDICE    1  243 

vers  le  mont  Gasius,  y  consacrèrent  un  temple.  Les 
alliés  de  Ilel  (Cronus)  furent  surnommés  Eloim,  ce  qui 
répond  à  Croniens.  Ce  sont  eux  qui  furent  ainsi  nommés 
d'après  Cronus. 

»  Cronus  ayant  eu  un  (ils  nommé  Sadid,  il  le  tua  avec 
son  propre  fer;  ayant  conçu  des  soupçons  à  son  égard, 
et  assassin  de  son  propre  enfant,  il  le  priva  de  la  vie.  Il 
trancha  également  la  tète  d'une  de  ses  filles,  en  sorte  que 
tous  les  Dieux;  conçurent  un  grand  effroi  des  projets  de 
Cronus.  A  la  suite  des  temps,  l'ranus  envoya  du  lieu  de 
son  exil  sa  fille  Astarté  avec  deux  de  ses  sœurs,  llhéa  et 
Dionè,  pour  faire  périr  Cronus  en  lui  tendant  quelque 
embûche;  mais  Cronus  les  prenant  pour  épouses  en 
même  temps  qu'elles  étaient  sœurs,  il  se  les  attacha. 
Uranus  ayant  apris  l'issue  de  son  projet,  fit  marcher 
contre  Cronus  Ileimarmène  et  Ilora  (la  fatalité  et  la 
beauté)  avec  d'autres  alliés;  mais  Cronus  ayant  su  se  les 
concilier,  il  les  retint  près  de  lui.  »  Il  dit  encore  :  «  Le 
dieu  Uranus  inventa  et  composa  des  bétyles  ou  pierres 
animées. 

»  Cronus  eut  d'Astarté  sept  (illes,  qui  s'ap[)elèrent 
Titanides  ou  Artémides;  il  eut  encore  de  Rhéa  sept  fils, 
dont  le  jdus  jeune  fut  divinisé  dès  sa  naissance;  il  eut 
des  filles  de  Dioné,  et  d'Astarté  encore  deux  fils,  Pothos 
et  Eros  (désir  et  amour  .  Dagon,  après  avoir  découvert  le 
blé  et  la  charrue,  l'ut  surnommé  Jupiter  laboureur. 
Sytiyc,  dit  le  Juste,  s'étant  uni  à  l'une  des  Titanides,  donna 
le  jour  à  Asclépius  (Esculape).  Il  naquit  h  Cronus  dans  la 
contrée  de  Péraia,  trois  fils  :  Cronus,  homonyme  de  son 
père,  Jupiter  Belus  et  Apollon.  Vers  le  même  temps,  on 
vit  apparaître  Pontus,  Typhon  et  Xérée,  père  de  Pontus. 


244  APPENDICE    I 

Pontus  fut  père  de  Sidon,  qui,  par  rexcellence  de  sa  voix, 
l'ut  la  première  à  découvrir  le  chant  des  hymnes,  et  de 
Poséidon  (Neptune).  Melcarth,  qui  est  aussi  le  même 
qu'Hercule,  fut  fils  de  Démaroun. 

»  Cependant,  Uranus  fit  de  nouveau  la  guerre  à  Pontus, 
car  après  s'être  éloigné  de  lui,  il  s'était  attaché  à  Déma- 
roun. Démaroun  commença  l'attaque  contre  Pontus;  mais 
ayant  été  mis  en  fuite,  il  fit  vœu  d'offrir  un  sacrifice  s'il 
lui  échappait.  Dans  la  trente-deuxième  année  de  son 
gouvernement  et  de  son  règne,  Ilus,  qui  est  le  même  que 
Gronus,  ayant  surpris  dans  une  embuscade  son  père 
Uranus,  dans  un  lieu  au  milieu  des  terres,  s'en  saisit  et 
le  priva  de  sa  virilité,  près  des  sources  et  des  fleuves, 
dans  le  lieu  où  son  culte  fut  établi;  il  exhala  son  dernier 
souffle,  et  le  sang  qui  découla  de  ses  plaies  dégoutta  dans 
les  fontaines  et  l'eau  des  fleuves.  On  en  montre  encore 
aujourd'hui  la  place.  » 

Voici  donc  les  actes  de  ce  Grenus,  et  les  vénérables 
traits  de  cette  vie  sous  Saturne,  tant  célébrée  })ar  les 
Grecs,  qu'ils  déclarent  avoir  été  le  premier  âge,  l'âge  d'or 
des  hommes  doués  de  l'organe  de  la  voix  et  l'époque 
de  cette  félicité  des   anciens  dont  on  fait  tant  l'éloge. 

L'historien,  après  avoir  dit  plusieurs  autres  choses, 
continue  : 

((  Astarté  la  Très-Grande,  Jupiter  Démaroun  et  Adad, 
roi  des  dieux,  régnèrent  sur  la  terre  avec  le  consentement 
de  Cronus. 

»  Astarté  plaça  sur  sa  tête,  en  signe  de  sa  royauté, 
une  tête  de  taureau.  Ayant  parcouru  l'univers,  elle  trouva 
un  astre  qui  fend  l'air,  et  l'ayant  ramassé,  elle  le  consa- 
cra dans  la  sainte    île  de  Tyr.  Gelle  que  les  Phéniciens 


APPENDICE     I  245 

nomment  Astarté  est  pour  nous  Vénus.  Cronus,  en  par- 
courant Funivers,  donna  à  sa  fille  Athène  (Minerve)  le 
royaume  de  l'Attique.  Une  peste  et  une  grande  mortalité 
étant  survenues,  Cronus  immole  en  holocauste  à  son 
père  L  ranus  son  fils  unique,  il  se  circoncit^  et  oblige 
tous  ses  alliés  à  en  faire  autant.  Peu  de  temps  après,  il 
consacra  étant  mort  le  fils  qu'il  avait  eu  de  Rhéa,  appelé 
Mouth;  c'est  ainsi  que  les  Phéniciens  nomment  la  mort 
et  Pluton.  Après  quoi  Cronus  remit  à  la  déesse  Baaltis, 
la  même  que  Dioné,  la  possession  de  Byblos;  Béryte  à 
Poséidon  (Neptune)  et  aux  Cabires  laboureurs  et  pêcheurs. 
Ce  sont  eux  qui  consacrèrent  les  reliques  de  Pontus  dans 
la  ville  de  Béryte. 

»  Avant  ces  choses,  Taautos,  ayant  imité  Uranus,  traça 
en  relief  les  expressions  de  visage  des  dieux  Cronus, 
Dagon  et  des  autres,  qui  sont  les  sacrés  caractères  des 
lettres.  Il  imagina  aussi,  en  faveur  de  Cronus,  l'emblème 
de  la  royauté  :  ce  sont  quatre  yeux  distribués  dans  les 
parties  antérieures  et  postérieures  du  corps,  deux  se 
ferment  lentement;  puis  sur  les  épaules  quatre  ailes, 
dont  deux  sont  déployées  et  deux  repliées.  Le  sens  de  ce 
symbole  est  que  Cronus  voyait  en  dormant,  et  dormait 
éveillé  ;  également  pour  les  ailes,  qu'il  volait  en  se  repo- 
sant et  se  reposait  en  volant.  Quant  aux  autres  dieux,  il 
leur  a  placé  deux  ailes  sur  les  épaules,  pour  indiquer 
qu'ils  accompagnent  Cronus  dans  son  vol.  Il  lui  a  encore 
attribué  deux  ailes  sur  la  tête,  l'une  pour  marquer  l'intel- 
ligence qui  commande,  l'autre,  indice  de  la  sensation. 

»  Cronus  étant  venu  dans  les  régions  du  Midi,  donna 
toute  l'Egypte  au  dieu  Taautos,  pour  qu'elle  fût  son 
empire. 


246  APPENDICE    I 

»  Les  sept  Cabires,  fils  de  Sydyc,  sont  les  premiers  de 
tous  les  hommes  qui  aient  consigné  ces  faits  pour  en 
conserver  le  souvenir,  ainsi  que  leur  huitième  frère 
Asclépius,  comme  le  leur  avait  prescrit  le  dieu  Taaulos. 
Ensuite,  le  fils  de  Thabion  est  le  premier  hiérophante  de 
tous  ceux  cpii  ont  jamais  été  en  Phénicie,  qui  les  ayant 
traduits  allégoriquement  dans  leur  ensemble,  et  les  ayant 
entremêlés  avec  les  mouvements  physiques  de  l'univers, 
les  transmit  aux  directeurs  des  orgies  et  aux  prophètes 
des  mystères.  Ceux-ci  voulant  augmenter  Tobscurité  de 
toutes  ces  traditions,  y  ajoutèrent  de  nouvelles  inventions, 
qu'ils  enseignèrent  à  leurs  successeurs  et  à  ceux  qu'ils 
initièrent.  De  ce  nombre  fut  Isiris,  Tinventeur  de  trois 
lettres,  frère  de  Chna,  le  premier  qui  changea  son  nom 
en  celui  de  Phénicien.  »  Et  sans  interruption,  il  ajoute 
encore  :  a  Les  Grecs  qui  excellent  entre  tous  les  peuples 
par  leur  brillante  imagination,  se  sont  d'abord  approprié 
la  [)lupart  de  ces  choses,  qu'ils  ont  surchargées  d'orne- 
ments divers,  pour  leur  donner  une  forme  dramatique,  et 
se  proposant  de  séduire,  par  le  charme  des  fables,  ils  les 
ont  comnlètement  métamorphosées.  De  là  Hésiode  et  les 
poètes  cvcliques  si  vantc'-s  ont  fabriqué  les  théogonies, 
les  gigantomachies,  les  titanomachies  qui  leur  sont 
propres,  et  des  castrations  qu'ils  ont  portées  de  lieux  en 
lieux,  et  ont  éteint  toute  vérité.  x\os  oreilles,  habituées 
dès  nos  premières  années  à  entendre  leurs  récits  menson- 
gers, et  nos  esprits,  imbus  de  ces  préjugés  depuis  des 
siècles,  conservent  comme  un  dépôt  précieux  ces  suppo- 
sitions fabuleuses,  ainsi  que  je  l'ai  dit  en  commençant. 
Le  temps  étant  encore  venu  corroborer  leur  ouvrage,  il 
a  rendu  cette  usurpation  presque  imperturbable,  en  sorte 


APPENDICE    I  247 

de  faire  apparaître  la  vérité  comme  une  extravagance, 
et  de  donner  à  des  récits  adultères  la  tournure  ''de  la 
vérité.  «  Bornons  ici  la  cilation  de  l'ouvrage  de  Sancho- 
niathon,  interprété  par  Philon  de  Byblos,  et  reconnu  vrai 
après  examen  parle  témoignage  du  philosophe  Porphyre. 

{La  Préparation  Évajigélique  d'Eusèl)e  Pamphile,   traduite 
du    grec    par    Ségi.ier   de    Saint-Brisson.    Paris,   1840 
Tome  I,  p.  34-41). 


APPENDICE  II 


LE      ROLE    DU     SANGLIER     DANS     LES    RELIGIONS 
DE    L'ORIENT    ANTIQUE 


D'après  les  idées  religieuses  de  Fantiquité  qui  ont 
quelque  rapport  avec  les  religions  syro-phéniciennes,  le 
sanglier  est  un  animal  démoniaque.  La  terreur  religieuse 
qu'il  inspire  est  déjà  répandue  dans  l'antiquité  la  plus 
reculée.  Ou  connaît  les  prescriptions  de  la  loi  de  Moïse', 
et  on  sait  que  les  pieux  Israélites  acceptaient  la  mort  la 
plus  affreuse  plutôt  que  de  manger  de  la  viande  de  porc;  ; 
les  Phéniciens  et  les  Cypriens"  s'en  abstenaient  également, 
ainsi  que  les  Syriens',  les  Libyens  d'Afrique',  les  Arabes 
et  les  Sarrazins%  les  Phrygiens®,  les  Scythes',  et  surtout 
les  Egyptiens,  qui  se  croyaient  souillés  s'ils  touchaient 
un  porc\  Lorsque,  comme  les  théologiens,  on  voit  la 
cause  de  cette   répulsion  dans  l'impureté  de  l'animal  ou 

1.  Cf.  Lecif.,xi,l;  £>«</.,  xiv,  8. 

2.  Porphyrius,  Dr  Abstiiiotitui,  lib.  I,  p.  26.  Rhœr.  Hepodian.,  V,  6. 
DioCassius,  LXXIX.  11. 

3.  Lucian.,  De  Dca  Sf/ria,  54. 

4.  Herodot.,  IV,  186. 

5.  Uievonymus,  Adc.  Jorinmii,  liv.  IV,  0pp.  Tom.  IV,  p.  200  sq. 

6.  Cf.  Pausanias,  VII,  xvii,  5  ;  Jiilian.,  Ovat.,  V,  p.  177. 

7.  Herodot.,  IV,  186. 

8.  Cf.  Herodot.,  II,  47. 


APPENDICE    II 


249 


clans  des  considérations  de  jeûne,  on  méconnaît  les  idées 
religieuses  de  l'antiquité,  et  surtout  celle  qui  a  rapport  au 
caractère  sacré  des  animaux,  qui  leur  venait  de  leur  consé- 
cration à  une  divinité  dont  ils  reflétaient  le  caractère. 
Le  porc  était  un  animal  sacré  ;  et,  comme  il  était  consacré 
à  une  puissance  infernale,  il  fut  l'objet  d'une  religieuse 
terreur,  qui  n'avait  pas  complètement  disparu  chez  les 
Juifs  d'une  époque  moins  reculée\  Le  caractère  sacré  du 
porc  dans  les  religions  syro-phéniciennes  est  indiqué 
dans  Lucien  :  «  Le  porc  est  à  leurs  yeux  un  objet  dhor- 
reur  ;  ils  ne  l'offrent  pas  en  sacrifice  et  ne  mangent  pas  sa 
chair.  Toutefois,  quelques-uns  prétendent  que  c'est  un 
animal  sacré.  »  Les  deux  opinions  semblent  contra- 
dictoires ;  mais  on  les  retrouve  également  au  sujet 
d'autres  animaux  sacrés,  comme  par  exemple  les  colombes 
et  les  poissons  de  la  Déesse  syrienne,  et  elles  sont  aussi 
notées  dans  la  quœstio  5  du  liu[JiTroaîaxov  de  Plutarque  : 
a  utrum  suem  vénérantes  Judgei,  aut  potius  aversantes, 
carne  eius  abstineant  ?  »  Les  Cretois  considéraient  aussi 
le  porc  comme  un  animal  sacré,  ce  qui  s'explique  aisément 
par  la  domination  phénicienne  dans  cette  île'.  En  Cypre, 
les  porcs  étaient  consacrés  à  Aphrodite;  ils  ne  devaient 
point  manger  d'immondices,  alors  qu'au  contraire  on  y 
contraignait  les  bœufs  à  certaines  époques;  on  les  nour- 
rissait avec  des  figues^  Quand  on  dit  que  les  Phéniciens, 
les  Syriens,  les  Cypriens  et  les  Egyptiens  s'abstenaient 
de  manger  la  chair  du  porc,  il  faut  faire  une  restriction  ; 
en  effet,    à  des   époques   déterminées,    on    sacrifiait    des 

1.  Cf.  Matth.,  VIII.  28. 

2.  Cf.  Athenseus,  lib.  IX,  pag.  375. 

3.  Athenfeus,  lib.  III,  p.  95.  Cf.  en  outre  Meursius  Cyprus.  p.  150. 


250  APPKîs'DICE   II 

porcs,  et  on  en  mangeait  la  chair,  le  sang  ou  le  jus'.  On 
mangeait  cette  viande  en  même  temps  que  des  souris 
offertes  en  holocauste'.  Et  les  souris  n'étaient  pas  des 
animaux  sacrés  ;  les  mages  bnhyloniens  en  avaient  horreur, 
ils  les  tuaient'.  Dans  Fîle  de  Cypre,  on  ofTiait,  le  2  avril, 
un  porc  à  Aphrodite  ;  ce  porc  représentait  le  sanglier  qui 
avait  tué  Adonis*.  Souvent  on  faisait  à  la  même  déesse  des 
sacrifices  de  porcs'  ;  à  Argos,  ces  sacrifices  s'appelaient 
Hystéries^  Ils  avaient  lieu  aussi  devant  les  temples  de 
l'Héraklès  tyrien'.  Antiochus  Epiphane  fit  offrir  des 
sacrifices  semblables  à  Jupiter  Olympien  ou  au  Baalsamin 
tyrien,  et  obligeait  les  Indiens  à  manger  la  chair  des  vic- 
times*. Ces  sacrifices  ont  sans  aucun  doute  un  rapport 
avec  le  sanglier  érymanthique,  de  même  que  les  chiens 
qu'Héraklès  abhorre  en  ont  un  avec  Cerbère,  et  les  sacri- 
fices de  porcs  en  Egypte  avec  Typhon'. 

Je  ne  puis  m'empècher  de  parler  ici  d'un  usage  qui  a 
passé  de  la  religion  phénicienne  dans  les  Thesmophories. 
Ce  sont  les  [JLSyapa,  dans  lesquelles  on  conduisait  les 
porcs.  Il  en  est  question  dans  plusieurs  passages  des 
auteurs  anciens,  encore  insufiisamment  expliqués.  Les 
porcs  étaient  chassés  dans  un  précipice  souterrain,   et  la 


1.  Cf.  Jes.,  Lxv,  4;  lxvi,  3. 

2.  Cf.  Jés.,  Lxvi,  17. 

3.  Plutarch.,  Sj/mposiacon,  IV,  v,  2. 

4.  Lydus,  De  Mensibus,  p.  218. 

5.  Cf.  Eustath.  ad  Dionys.,  852. 

6.  Athenseus,  lib.  III,  p.  96. 

7.  Silius  Italicus,  111,23. 

8.  IIMacchab.,  ii,  4,  5.   Cf.  avec  i,   18,  19,  20.  .Joseph.,  Antv/nl/., 
XII,  V,  4.  Diodore  dans  les  Fragments  de  Photius,  p.  379, 

9.  Cf.  Herodot.,  II,  47. 


APPENDICE   II  251 

croyance  populaire,  en  Béotie,  affirmait  que,  Tannée 
suivante,  ils  arrivaient  au  lieu  de  leur  destination,  dans  le 
Hadès.  C/est  ainsi  que  j'entends  le  passage  falsifié  de 
Pausanias^  :  èç  ih.  [jiyapa  /aXoù[JL£va  à'ptâcrtv  Oç  twv  vsopycov 
Toùç  ôà  uç  TOUTOU-  £ç  T'/]v  ÈTUioûcav  TOÛ  £T0uç  côpav  £V  Aco- 
ôcbvri  'paatv  èttI  Xoyco  twÔs  àXXoç  ttoû  tiç  UEtcrG'/jcsTai, 
où,  au  lieu  de  év  Acoôcôv(].  je  lis  év  'AîÔy]  slvat.  Méyapa, 
ce  sont  les  abîmes  souterrains,  consacrés  aux  puissances 
infernales,  le  séjour,  dans  le  Hadès,  des  deux  déesses, 
Gérés  et  Proserpine,  auxquelles  les  porcs  sont  envoyés 
en  holocauste  :  Méyapa^  xaTayeta  oî/v7][J.aTa,  TaTatvGsaïv, 
TÎyouv  A'/][JLy]Tpoç  xal  n£pa£(p6v7]ç\..  C'était  au  cri  de 
Meghara,  Meghara  !  qu'on  précipitait  les  porcs  dans 
l'abîme.  C'est  le  [JL£yapt^£iv'  que  Sainte-Croix  traduit, 
dans  ses  Recherches  sur  les  mystères^  par  :  «  en  pro- 
nonçant quelques  mots  du  dialecte  Mégarique  (!)  »  ;  dans 
Suidas,  Hésychius,  Photius  (Lexique),  nous  trouvons  : 
M£yap i^ovT£ç ,  piéyaXa  (pour  piéyapa)  X£yovT£ç.  Le  mot  s'est 
formé  de  la  même  façon  que  d'autres  mots  également 
empruntés  à  des  cultes  étrangers,  par  exemple  àôovtà^£tv, 
eùà^eiv,  ôXoXù^£iv...  Ce  cri  de  meghara  et  cette  coutume 
sont  des  vestiges  du  culte  phénicien,  conservés  dans  la 
Béotie  kadméenne. 

Quant  aux  raisons  pour  lesquelles  on  sacrifiait  les  porcs, 
les  écrivains  anciens  ne  nous  les  révèlent  pas  plus  que 
celles  pour  lesquelles  ils  inspiraient  tant  d'horreur.  C'est 

1.  IX,  vm,  1. 

2.  Hésychius,  tome  II,  p.  554.  Alberti.  Cf.  Porphyrius,  De  Aniro, 
cap.  VII. 

3.  Clem.  Alex.  Prot.,  cap.  ii,17;  cap.  xi. 

4.  Tome  II,  p.  18. 


252  APPENDICE   II 

pour  eux  un  ispôç  Xôyoç,  sur  lequel  ils  gardent  un  silence 
plein  de  mystères^  Ou  bien  ils  ne  savent  que  citer  un 
quid  pro  qiio  :  ils  disent,  à  propos  du  temple  d'Hémithéa — 
à  Castabus — ,  que  les  Perses  reconnaissent  comme  leur 
déesse  nationale,  que  nul  mortel  ne  devait  pénétrer  dans 
le  sanctuaire  s'il  avait  touché  un  porc  ou  mangé  de  sa 
chair,  parce  que  les  porcs  avaient  un  jour  gâté  le  vin  du 
père  de  la  déesse^  Les  Egyptiens  avaient^  dit-on,  cet 
animal  en  horreur,  parce  qu'il  mange  ses  propres  petits', 
parce  que  son  lait  fait  venir  des  boutons,  parce  qu'il 
s'accouple  à  la  lune  décroissante*,  parce  qu'il  nuit  aux 
fruits  de  la  terre'.  On  disait  encore  que  c'était  en  chassant 
un  sanglier  que  Typhon  avait  trouvé  le  cadavre  d'Osiris 
et  l'avait  déchiré  en  morceaux  ;  mais,  ajoute  Plutarque,  se 
basant  sur  l'opinion  d'autres  auteurs,  cette  explication 
n'est  pas  juste.  Maintenant  encore,  les  Orientaux  ont 
horreur  de  la  chair  du  porc,  qui  est  considéré  comme  un 
animal  païen,  car,  d'après  une  tradition  turque,  tous  les 
animaux  ont  été  convertis  par  Mahomet,  à  l'exception  du 
sanglier  et  du  buffle  ;  aussi  ces  deux  animaux  sont-ils 
fréquemment  appelés  chrétiens^ 

Ces  diverses  explications  jettent  une  lumière  défavo- 
rable sur  la  signification  du  dieu  dont  le  sanglier  est 
l'animal  sacré  et  le  symbole.  Le  sanglier  est  considéré 
comme  le    meurtrier  d'Adonis';     le   plus    souvent    c'est 

1.  Cf.  Herodot.,  11,47. 

2.  Diodor.,  V,  62. 

3.  ^lian.,  Hist.  anim.,  c.  xvi. 

4.  Plutarch.,  De  Isido,  c.  viii. 

5.  Lydus,  De  Mensibus,  p.  212.  Clemens  Alexandr.,  p.  849  sq. 

6.  Burckhardt,  Voj/a(/cs  on  Palestine,  I,  Th.  S.,  234. 

7.  Apollodor.,  III,  xiv,  4.  Lucian.,  De  Dea  Si/ria,  6.  Bion,  Idi/ll.,!,!. 


APPENDICK    II  253 

Mars  lui-même,  qui,  jaloux  du  favori  d'Aphrodite,  s'est 
changé  en  sanglier  pour  le  luer  et  posséder  seul  la  déesse'. 
Une  autre  version,  rapportée  par  Ptolémée  Héphestion-, 
est  d'une  grande  importance  pour  le  mythe  d'Adonis  et  pour 
celui  d'Héraklès.  Erymanthe,  fils  d'Apollon,  avait  aperçu 
Aphrodite  au  bain,  sortant  des  étreintes  d'Adonis  ;  en 
punition,  il  fut  changé  en  ce  sanglier  érymanthique,  qui, 
par  vengeance,  tua  Adonis,  et  fut  tué  à  son  tour  par  Héra- 
klès.  Mais,  sans  môme  tenir  compte  de  cette  version, 
qui  incorpore  plus  intimement  encore  le  sanglier  au 
mythe  phénicien,  nous  voyons  que  les  Grecs  connaissaient 
aussi  ce  symbole  de  Mars  :  sous  la  ligure  d'un  porc, 
Mars  est  la  cause  de  tous  les  maux'.  En  Egypte,  où  le 
rôle  de  ]Mars  est  reporté  sur  Typhon,  celui-ci  est  repré- 
senté sous  la  forme  d'un  sanglier^  et  les  sacrifices  de 
porcs  offerts  à  Osiris  ^  avaient  certainement  un  rapport 
avec  Typhon.  La  coutume,  qui  existait  en  Gypre,  de  nour- 
rir avec  des  figues  les  porcs  consacrés  à  Aphrodite  % 
de  les  empêcher  de  manger  des  immondices,  et  de 
forcer  les  bœufs  à  prendre  la  nourriture  ordinaire  des 
porcs,  se  rapproche  de  la  conception  qui  représente  Mars 
sous  la  forme  d'un  porc,  et  obligé,  pour  s'approcher 
d'Aphrodite,  de    quitter  cette    forme,    tandis    qu'Adonis, 

1.  Lydus,  De  Mensibus,  1.  c,  Nonnus,  Diomjs.,  XLI,  208.  Julius 
Firmicus,  De  Errore  prof,  vol.,  p.  14.  Cyrill.  Alexandr.,  Op.,  tom.  II, 
p.  257. 

2.  Photius,  p.  149  sq. 

3.  Plutarch.,  AmatoriuSj  c.  xii,  p.  481. 

4.  Cf.  Hug,  Mr/t/ws,  S.  90. 

5.  En  usage  aussi  chez  les  anciens  peuples  du  Nord.  Gi'imni. 
Mijlkologie  allemande,  S.  139. 

6.  Etymol.  Mayn.,  p.  371. 


254  APPENDICE  il 

dont  le  symbole  est   le  bœuf  de   labour,  et  qui  parcourt 
Byblos  sur  un  char  attelé  de  bœufs,  est  condamné  à  man- 
ger la  nourriture  des  porcs.  Il  n'y  a  qu'une  seule  manière 
d'expliquer  comment  on  est  arrivé   à  donner  pour  sym- 
bole à  Mars   un   animal  aussi   immonde  :  c'est  que   Mars 
est  le  principe  du  mal  et  de  la  ruine.  On  peut  rapprocher 
les  raisons  données   pour  expliquer  l'horreur  qu'inspire 
le  porc   —  qu'il  mange  ses  petits,  nuit  aux    fruits   de  la 
terre,  s'accouple  lorsque  la  lune  décroit  —  de  la  concep- 
tion mythique  de  Mars,  à  qui  on  saciifie  des  enfants,  qiu, 
par  son  feu,   nuit  aux  fruits  de  la  terre,  et  qui  se  trouve 
aux  côtés  de  la  lune,    la   méchante  déesse,  à  la   décrois- 
sance du  jour.  La  crainte  respectueuse  qu'inspiraient  les 
divinités  du  mal  empêchait  qu'on  parlât  mal  du  dieu  au 
Grec  étranger,  ou  bien  celui-ci  ne  répétait  pas  ce  qui  lui 
avait  été  raconté,  soit  parce  qu'il  y  croyait  à  peine,   soit 
parce  qu'il   craignait  d'être    raillé  par  ceux  qui    n'y  ajou- 
taientpas  foi,  ou  de  donner  une  fausse  idée  de  la  divinité 
(Hérodote  n'aurait  jamais  parlé  de  Mars  dieu-porc  !).  C'est 
ainsi  qu'on  peut  s'expliquer  la  forme  ancienne  du  mythe 
grec,  où  Adonis  était   tué,    non    par  Mars,    mais    par    un 
sanglier.  De  même  que,  dans  les  temps   reculés,  on  n'ai- 
mait pas  à  parler,   en  Egypte,    du    meurtre    d'Osiris    par 
Typhon  \  et  qu'on  se  taisait,  par  une  crainte  pieuse,  sur 
le   triste  culte  des  Gabires,  à  Samothrace,   de  même,  en 
Phénicie  et  dans   l'île   de  Gypre,  on  désignait  comme   le 
meurtrier    d'Adonis,    non    le  dieu   lui-même,    mais,  par 
euphémisme,  son  symbole,    le  sanglier.     Les  physiciens 
plus  modernes,    qui  ont   dépouillé    la  religion  populaire 

1.  Diod.,  1,21. 


ÂppE>Dicb:  II  255 

du  caractère  qui  lui  était  propre  et  ont  transformé  les 
idées  mylhiques  en  de  froides  généralités,  explicjuent  la 
nature  et  l'origine  de  cette  conception  du  dieu  Mars  ^  : 
Tôv  "AÔcovcv  àvaipcGfjvai  i)~o  toO  "Apcco^  fjLSTaêXrjGévTOç 
£Î-  ùv,  olovcî,  TÔ  è'ap  ÙTzo  -ou  hipovz  àv^LpstaBat.  0£p[ji.'/j 
yàp  7]  '^ÙGiz  Toû  ÙQÇ,  /.al  àvil  toD  Oépou;  aÛTÔv  oi  [xuOcxoi 
XafxêàvoucTLV.  Pendant  l'été,  le  sanglier  aime  à  se  plonger 
dans  les  marais,  oii  il  refroidit  son  sang  ardent,  oii  il  reste 
enfoncé  dans  la  vase,  ne  laissant  apercevoir  qu'une  partie 
de  sa  téte\..  Mais,  pour  donner  au  sanglier  de  Mars  sa  véri- 
table signilication,  il  faut  aussi  le  considérer  comme  Tiinage 
mythique  du  Samoun,  qui  souffle  en  Syrie  à  partir  de  la 
mi-juin  jusqu'au  21  septembre  et  accomplit  ses  ravages 
surtout  la  nuit,  comme  le  sanglier.  Le  Typhon  égyptien 
et  phénicien  se  trouve  être  tantôt  Mars,  tantôtle  Samoun, 
le  ventbrùlant,  et  Harrur,  qui  tua  aussi  en  Libye  Ttiercule 
tyrien.  Les  Juifs  donnent  également  à  ^lars  le  nom  de 
Samaël,  poison  de  dieu,  qui  est  sans  doute  le  vent  em- 
poisonné, le  Samoun,  Samieli,  le  poison.  Ce  vent  noc- 
turne et  brûlant  représente,  je  crois,  le  sanglier  que 
T3'phon  poursuit  au  clair  de  lune  à  travers  les  plaines  des 
bords  du  >.'il\  le  sanglier  érymanthi([ue  qui  tua  Adonis  et 
dont  la  dénomination  sémitique,  «  feu  de  la  mort  »,  dési- 
gnerait à  merveille  le  vent  ardent  du  désert  syrien,  (|ui 
souvent  donne  la  mort. 

Le   sanglier  joue    aussi    un    rôle    important    tlans    des 


1.  Ljdus,  1.  c,  p.  212. 

2.  Apollon.  Rhod.,  Anjonaut.,  II,  818.  Ovid.,  Mètaïa.,  VIII,  333. 
Macrob.,  Satura.,  I,  21.  Voi/acjes  de  Burckhardt,  I,  B.  S.,  234. 

3.  Plutarch.,  De  Isidc,  cap.  vin. 


256  APPENDICE   II 

mythes  analogues  :  Attis  périt,  comme  Adonis,  sous  la 
dent  d'un  sanglier\  Dans  un  autre  mythe,  Attis  meurt  dans 
une  chasse  au  sanglier,  tué  par  Adraste,  le  Mars  lydique, 
qui  avait  autrefois  tué  son  frère  Agathon%  à  propos  d'une 
caille,  comme  Typhon  tua  THercule  syrien.  Le  mythe  de 
Pygmalion,  le  meurtrier  d'Eljon,  qui  tua  Sichaiis,  dans 
une  chasse  au  sanojier,  offre  aussi  une  analoQ-ie  évidente 
avec  le  mythe  d'Adonis. 

(Movers,  Die  Phônizier,  chap.  vu.  Bonn.,  1841.) 

1.  Pausanias,  VII,  xni,  5. 

2.  Cf.  Ptolemyeus  Hepliïestiou,  dans  Photiu.s,  p.  14(3,  avec  Herodot., 
I,  43. 


APPENDICE  111 


LE     BLÉ     DE     SAINTE-BARBE 

Xous  avons  signalé'  une  survivance  curieuse  de  la 
coutume  des  jardins  cV Adonis  dans  Tusage  provençal  du 
«  blé  de  Sainte-Barbe  »,  qui,  placé,  à  Tépoque  de  Nocl, 
dans  des  soucoupes  humides,  des  siéto/is,  germe  et  se 
dessèche  en  quelques  jours. 

Cet  usage^  très  vivant  encore,  mérite  d'être  expliqué  et 
commenté. 

C'est  le  4  décembre,  jour  consac^ré  à  Sainte-Barbe, 
(ju'on  met  des  grains  de  blé,  et  parfois  des  lentilles,  avec 
un  peu  d'eau,  dans  des  assiettes  et  des  soucoupes  (|ue 
Ton  dispose  sur  les  tables,  les  bahuts,  les  armoires,  les 
commodes,  les  consoles  et  les  cheminées,  et  quelquefois 
sur  les  fenêtres.  Les  magasiniers  leur  font  même  un 
autel  de  leur  comptoir  et  de  leur  vitrine.  Plus  tard,  on 
place  ces  petits  jardins  devant  la  crèche.  D'ordinaire  ils 
ont  aussi  une  place  d'honneur,  le  jour  de  Noël,  sur  la 
table  du  «  gros  souper  ».  C'est  ce  (|ue  chante  un  ancien 
noël  provençal  : 

Lou  blad  de  Santo-Barbo 
Que  pcr  aquéu  jour  si  gardo, 
A  taulo  lou  fau  bouta 
Mai  aco's  un  pla  per  arregarda. 

La  croyance  populaire  attribue  au  blé  de  Sainte-Barbe 

1.  P.  r.  0. 


258  APPt;>"DiGt;  m 

un  pronostic  pour  les  moissons,  qui  seront  avantageuses 
si  le  l)lé  a  bien  poussé,  mauvaises  si  les  graines  de  Noël 
ont  mal  germé.  Aux  premiers  jours  de  janvier,  on  met  en 
terre  le  blé  de  Sainte-Barbe,  comme  on  enterrait  Adonis, 
comme  on  jetait  ses  jardins  dans  les  fontaines  d'Athènes. 
C'est,  en  somme,  le  symbole  du  renouveau  de  la  terre, 
etTimage  des  espérances  de  Tannée  nouvelle. 

Dans  une  brochure  publiée  à  Marseille  en  1903\  nous 
trouvons,  sur  cet  usage  antique,  quelques  appréciations 
diverses,  qu'il  convient  de  signaler. 

Aux  yeux  de  Frédéric  Mistral,  le  blé  de  Sainte-Barbe 
représente  les  prémices  de  la  moisson,  ce  qui,  d'ailleurs, 
est  parfaitement  conforme  à  la  tradition  païenne,  où 
Adonis  apparaît  comme  l'image  de  la  moisson  et  parti- 
culièrement du  blé^  Voici  ce  qu'écrit  Mistral  : 

«  Per  que  lou  blad  en  erbo  posque  figura  sus  la  taulo 
de  Calèndo.  fau  que  siegue  d'uno  certano  autour;  e  pèr 
avé  l'autour  vougudo,  fau  (jue  lou  blad  fugue  mes  din 
Taigo  très  semanos  avans  Nouvé.  Or  se  vai  capita  ([u'acô 
toumbo  justamen  lou  jour  de  Santo  Barbo  (perqué  se  dis, 

Santo  Barbo  la  barhiido 
Très  semano  avant  Nadau), 

«  E  coume  aquéu  noum  de  Barbo  rappello  tout  d'un 
tèms  la  barbo  de  Fespigo,  //  barbeiio  dou  gran  en  terre  e, 
basto,  lou  blad  barbu,  noste  pople  galejaire  apello  blad 
de  Santo  Barbo  aquéu  que  représente  li  premice  de  la 
meissoun.  )) 

1.  Fleurs  de  Noël  :  Le  Blé  de  la  Sainte-Barbe,  Marseille,  1903. 

2.  V.  plus  haut,  p.  138  et  sq. 


APPENDICE    III  259 

Voici,  d'autre  part,  ro})inioii  d'un  érudit  provençal, 
M.  Séverin  Icard  : 

«  Avant  de  couvrir  le  sillon,  avant  de  cacher  la  se- 
mence au  sein  de  la  terre  où  elle  doit  y  mourir  pour  y 
ressusciter^  la  religion  qui  a  divinisé  toutes  les  forces  de 
la  nature,  a  voulu  garder  de  cette  semence  le  symbole 
vivant  pour  l'entourer  d'un  rite  sacré,  et  le  blé  de  la 
Sainte-Barbe,  cultivé  religieusement  sous  l'œil  tutélaire 
des  dieux  lares,  n'est  que  le  pendant  de  la  lampe  perpé- 
tuellement entretenue  dans  le  temple  de  Vesta,  sym- 
bole (]ue  nous  retrouvons  dans  la  lampe  toujours  allu- 
mée de  nos  sanctuaires  et  dans  le  modeste  luminaire 
qui  veillera  bientôt  nuit  et  jour  devant  la  petite  crèche. 
Le  blé  de  la  Sainte-Barbe  est  un  hommage  rendu  au 
principe  humide,  comme  le  feu  des  Vestales  est  un  hom- 
mage rendu  au  principe  igné,  .  .  . 

«  Le  principe  igné,  figuré  par  le  Soleil,  triomphe  pen- 
dant l'été,  et  les  feux  de  la  Saint-Jean  que  nous  allumons 
au  Solstice  proclament  sa  victoire;  l'eau,  figurée  par  la 
lune  «  astre  femelle  et  mou,  qui  résout  les  humidités 
nocturnes  et  les  attire  »  (Pline),  par  la  Diane  Syriaque 
aux  cent  mamelles  gonflées  de  lait,  l'eau,  principe  hu- 
mide, triomphe  pendant  l'hiver,  et  l'hommage  que  nous 
rendons  au  blé  de  la  Sainte-Barbe,  emblème  des  futures 
moissons,  marque  sa  victoire.  Tout  ce  qui  a  été,  tout  ce 
qui  est  et  tout  ce  qui  sera  n'est  que  de  l'eau  volatilisée 
j)ar  le  Soleil...  Les  religions  anciennes,  sous  mille  formes 
différentes,  sous  diverses  allégories,  n'étaient  qu'une 
adoration  rendue  à  ces  deux  principes,  et  les  initiés  de  la 
doctrine  secrète  en  savaient  [)lus  que  nos  savants  sur  le 


260  APPENDICE    111 

rôle  (lu  principe  igné  et  du  principe  humide  dans  Tépa- 
nouisseinent  des  forces  de  la  Nature. 

«   Et  nous  ne  devons  point  nous  étonner  de  retrouver 
ces  pratiques  païennes  dans  la  religion  chrétienne  :  celle- 
ci    les    a    acceptées    en    les    christianisant,   et  de    même 
qu'elle  transformait  les  temples  en  églises,  elle  transfor- 
mait les  cérémonies  païennes  en  cérémonies  chrétiennes   , 
pour  faciliter  les   conversions   et  pour  ne  pas  trop  offus- 
quer les  nouveaux  venus,  surtout  parmi   les  habitants  de 
la    campagne,   les  pagani^    si  profondément   attachés  au 
culte  extérieur    de    leurs   dieux   et  restant  païens  quand 
même,  malgré  leur  conversion,  |)ar  atavisme,   par  tradi- 
tion. Tout  est  païen  et  antique,  depuis  les  jeux  de  l'enfant 
jusqu'aux    patriarcales    cérémonies     des    familles,    dans 
notre  Provence  restée  toujours  ardente   et  belle  comme 
une  jeune  Grecque,  forte  et  puissante  comme  une  vigou- 
reuse Romaine.    Dans  quelques  jours,  le  soir  du    grand 
souper,    l'aïeul,    religieusement,   videra    son   verre   dans 
l'àtre  qui  flambe.   Le  bon  vieillard  ne  se  doutera  pas  de 
la  grandeur  et  de   la   solennité   de    son  geste  :    le   geste 
pourtant  est  celui  du  prêtre  de  Mithra  enfonçant  le   poi- 
gnard rituel  dans  le  flanc  du  taureau  symbolique;  ce  geste 
ne  fait  que  répéter  en  petit  le   grand  acte  créateur  de  la 
Natui'e,  par  le  feu  et  par  l'eau.  L'époque  de  la  naissan(;e 
de  l'Enfant-Dieu  a  été  admirablement   choisie  pour  con- 
sacrer par  un  culte  familier  la  naissance  de  toutes  choses, 
et  les  deux  grands  principes  de  cette  naissance,  le  prin- 
cipe humide  et  le  principe  igné,  le  princi[)e  femelle  et  le 
principe  mâle,  le  blé  de  la  Sainte-Barbe  et  la  veilleuse  de 
la  (>rèche,  se  trouvent  synthétisés  dans  la  bûche  de  Noël, 


APPENDICE    m  261 

SA'mbole  dont  la  signification  est  encore  plus  nettement 
frappante.  » 

Voici  encore,  à  ce  sujet,  quelques  vers  d'un  poète  pro- 
vençal, ^I.  Clément  Galicier  : 

Ero  lou  souar  de  Santo-Barbo. 
Diguères  :  «  Fau  que  samenen 

Quauquei  grain.  Quand  raeissounaren 

Faren  de  raita  de  la  garbo!  » 

E  risies,  e,  subran,  dins  ieu, 
Fugue  coumo'n  rai  toun  idèio 
De  veire,  sus  la  cliamineio, 
Erbeja  lou  blad  dôu  bouen  Dieu. 

Un  pau  d'aigo  "m  "uno  pouegnado 
De  béu  gran  rous  dins  un  sietoun, 
Lou  tout  béni  "me  dous  poutoun 
Vaquit  la  semenc^o  jitado. 

E,  jour  pèr  jour,  dins  ren  de  tems, 
Tremudado  en  un  béu  clôt  d"ei"l)o, 
La  samenaio  èro  superbe 
Coumo   n  sourire  de  printems... 

On  comprend  dès  lors  quelle  étroite  filiation  relie  le 
blé  de  la  Sainte-Barbe  aux  jardins  d'Adonis.  La  coutume 
s'est  transmise  sans  modification  sensible,  et  le  symbole 
même  de  cette  végétation  hâtive  aux  fêtes  de  Noël  ne  se 
sépare  point  nettement  du  symbole  de  l'Adonis  antique. 
Mistral  indique  très  bien  l'identité  des  deux  usages,  en 
disant  que  le  blé  de  la  Sainte-Barbe  représente  les  pré- 
mices de  la  moisson.  N'est-ce  pas  avec  le  même  sens, 
avec  la  même  intention,  que  le  blé  semé  dans  les  jardins 
d'Adonis  symbolisait  le  jeune  dieu,  image  lui-même  de  la 


262  APPENDICE    III 

moisson,  et  des  fruits  de  la  terre  ?  Quant  à  l'eau,  qui  rem- 
place la  terre  dans  les  siétons  du  blé  de  Sainte-Barbe,  il 
serait  peut-être  imprudent  de  suivre  jusqu'au  bout  les 
commentaires  de  M.  Séverin  Icard.  11  n'y  faut  probable- 
ment voir  qu'un  agent  de  fermentation  plus  rapide,  choisi 
de  préférence  à  la  terre  qui,  en  cette  saison  et  sous  un 
pâle  soleil,  n'aurait  pu  faire  germer  les  grains  assez 
rapidement  pour  leur  conserver  leur  symbole  de  végé- 
tation hâtive  et  éphémère. 


APPENDICE    IV 


NOMENCLATURE     DES      PRINCIPAUX     MONUMENTS 
RELATIFS  AU  CULTE  D'ADONIS-THAMMOUZ 


I.  —  Statuaire 

Adonis  mort,  statuette  en  terre  cuite  trouvée  à  Toscanella, 
actuellement  au  Musée  du  Vatican.  Adonis,  mort,  est 
étendu  sur  un  lit  de  parade  ;  ses  pieds  sont  chaussés  de 
bottines  de  chasse  ;  une  blessure  est  marquée  à  la 
cuisse.  —  Mnseo  Gregoriano,  tome  I,  tabula  93;  Da- 
REMBERG  et  Saglio,  Dictionnaire  des  Antiquités  grecques 
et  romaines,  article  Adonis,  figure  112. 

Adonis,  statue  en  marbre,  au  Musée  du  Vatican.  Adonis 
est  debout  et  nu.  Le  bras  gauche  est  légèrement 
replié,  la  main  tendue  en  avant,  au-dessus  d'un  tronc 
(rar])re.  La  main  droite,  pendante  à  hauteur  de  la  cuisse, 
tient  un  tronçon  de  flèche.  — Visconti,  //  Mtiseo  Pio- 
Cleinentino  ed  il  Museo  Chiaranionti,  tome  11,  pi.  32  ; 
Salomon  Reinacii,  Répertoire  de  la  Statuaire  grecque  et 
romaine,  tome  1,  pi.  633,  n°3,  page  346. 

Adonis  et  Aphrodite,  groupe  en  terre  cuite,  trouvé  dans 
l'île  de  iSisyros,  actuellement  au  Musée  de  Garlsruhe. 
Adonis^  debout,  s'appuie  sur  l'épaule  d'Aphrodite  assise. 
—  HouLK/,  IJullefin  de  l'Académie  de  Bruxelles,  VIII, 
n»  12. 


'2C)^{  APPENDICK     IV 

Adonis,  slaliielle  eu  bronze,  dans  la  collection  de  Janzé, 
au  Caljinet  des  Antiques  (Bibliothèque  Nationale).  — 
Adonis,  les  cheveux  longs,  la  tête  penchée  sur  Tépaule 
droite,  tient  sa  main  droite  tendue;  le  bras  gauche  est 
replié  sur  la  poilrijie  ;  il  lient  dans  sa  main  gauche  un 
petit  objet  rond,  grain  de  myrrhe,  pomme  de  pin  ou 
grenade.  —  Babelon,  Le  Cabinet  des  Antiques,  pi.  36; 
Salomon  Reinach,  Répertoire  de  la  Statuaire  grecque  et 
romaine,  tome  II,  p.  101. 

Adonis  et  Vénus,  groupe  en  terre  cuite.  Originaire  de 
FArchipel  grec,  ce  groupe  faisait  partie,  en  1851,  de  la 
collection  Raoul  Rochette.  Adonis  et  Vénus  se  tiennent 
embrassés  ;  Vénus  tient  dans  ses  bras  une  oie. —  Raoul 
Rochette,  Les  Peintures  de  Pompéi,  p.  135. 

Adonis,  statue  en  marbre,  datant  d'Hadrien,  trouvée  dans 
ramphithéâtre  de  Capoue,  actuellement  au  Musée 
Borghèse,  à  Naples,  Adonis  s'appuie  de  la  main  droite 
sur  un  long  épieu  de  chasse,  qui  a  disparu  ;  près  de 
lui,  un  arc  et  des  flèches.  —  Reale  Museo  Borbonico, 
tome  II,  tab.  xxiv  ;  Conforti,  Le  Musée  National  de 
Naples,  p.  18,  pi.  85  ;  Salomon  Reinach,  Répertoire, 
tome  I,  p.  247,  pi.  484,  n''  1. 

Adonis  blessé,  statue  en  marbre,  au  Musée  du  Vatican. 
Adonis,  nu  et  sans  armes,  étend  le  bras  droit,  la  main 
à  hauteur  de  la  cuisse;  le  bras  gauche  est  replié,  lamain 
ramenée  vers  l'épaule,  dans  un  geste  de  surprise  ou 
d'effroi  ;  à  la  cuisse  droite,  une  longue  blessure  est 
marquée  sur  le  marbre.  —  Visconti,  Il  Museo  Pio-Cle- 
mentino  ed  il  Museo  Chiaramonti,  tome  II,  pi.  31  ;  Salo- 
mon Reinach,  Répertoire,  tome  I,  planche  632,  n°  3, 
p.  340.  — Cette  statue  est  quelquefois  désignée  sous  le 


ADONIS     ET     A  P  H  |{  O  D  I  T  E 

(Groupe  de  Miuitraucon) 


APPENDICE     IV  265 

nom  de  Narcisse  ;  mais  la    blessure  de  la  cuisse  rend 
cette  interprétation  fort  improbable. 

Adonis,  statue  en  marbre,  au  Musée  royal  de  Madrid. 
Adonis  est  debout  et  nu  ;  ses  che\eux  sont  longs  et 
bouclés  ;  la  main  droite  s'appuie  négligemment  sur  un 
tronc  d'arbre,  la  main  gauche  à  la  hanche.  —  Salomon 
Reinach,  Répertoire,  tome  I,  p.  344,  pi.  632  H,  n°  3. 

Aphrodite  et  Adonis,  groupe. en  marbre,  autrefois  au 
]Musée  de  Dresde,  aujourd'hui  disparu.  A  gauche, 
Aphrodite  nue  s'appuie  de  la  main  droite  sur  un  dau- 
phin, ou  plutôt  elle  en  tient  la  queue  dans  sa  main  ;  cà 
droite,  Adonis,  tourné  vers  la  déesse,  l'entoure  de  ses 
bras  ;  il  a  de  longs  cheveux,  une  légère  écharpe  tra- 
verse sa  poitrine  ;  les  deux  amants  sont  debout.  — 
Salomon  Reinach,  Répertoire,  tome  l,  p.  346,  pi.  634, 
n»  2. 

Aphrodite  et  Adonis,  groupe.  Aphrodite,  assise,  entoure 
de  ses  bras  la  taille  d'Adonis  debout  et  habillé  en  chas- 
seur ;  derrière  Adonis  se  trouve  son  chien  ;  à  ses  pieds, 
un  sanglier  mort.—  Montfaucon,  V Antiquité  expliquée, 
tome  I,  pi.  106,  n°  1  ;  Salomon  Reinach,  Répertoire,  tome 
I,  p.  343,  pi.  632  E,  n"  i. 

Adonis,  statue  mutilée,  au  Musée  de  Naples.  Adonis, 
revêtu  d'une  chlamyde,  n'a  ni  tète,  ni  bras  droit.  Le 
bras  gauche  est  mutilé  à  partir  du  coude,  la  jambe 
droite  à  partir  du  genou.  La  jambe  gauche  est  intacte. 
Adonis  semble  se  trouv^er  dans  une  attitude  de  défense 
conti-e  le  sanglier,  la  lance  en  arrêt  ;  derrière  lui,  un 
tronc  de  palmier,  —  Salomon  Reinach,  Répertoire, 
tome  11,  p.   789. 

Aphrodite    et  Adonis,   sculpture  étrusque,  au  Musée  du 


266  APPENDICE    IV 

Louvre.  Adonis  pose  son  bras  gauche  sur  l'épaule  gauche 
de  Vénus,  qui  est  vêtue  d'une  longue  robe  et  coiffée  d'un 
bonnet  conique;  Adonis  est  vêtu  d'une  draperie  qui  lui 
couvre  la  poitrine  ;  la  déesse  entoure  Adonis  de  son 
bras  droit,  de  son  bras  gauche  elle  soutient  sa  robe.  Le 
bras  droit  d'Adonis  manque.  —  Salomon  Reinach, 
Répertoire^  tome  II,  p.  374,  n°  5. 

Adonis  et  Vénus,  groupe  en  terre  cuile  peinte.  Vénus 
est  assise  ;  elle  est  nue  jusqu'aux  cuisses  ;  les  jambes 
et  le  dos  sont  recouverts  d'une  draperie  bleue  ;  ses 
bras  sont  brisés  aux  coudes  ;  près  d'elle,  debout  à  sa 
droite,  Adonis  est  représenté  en  hermaphrodite  :  les 
deux  bras  manquent;  la  tête  d'Adonis  est  appuyée 
contre  le  sein  droit  de  Vénus.  —  De  Stagkelberg, 
Die  Grâher  der  Hellenen,  pi.  61. 

Adonis  et  Vénus,  groupe  en  terre  cuite  peinte.  Adonis  et 
Vénus  sont  couchés  tous  deux  sur  un  lit;  à  droite. 
Adonis,  la  chevelure  entourée  d'une  sorte  de  bandeau, 
tient  dans  la  main  droite  une  sorte  de  vase  ;  le  bras 
gauche  est  brisé  au  coude  ;  la  partie  inférieure  du 
corps  est  vêtue  d'une  étoffe  bleue  ;  Vénus  est  coiffée 
d'un  bonnet  conique,  peint  en  rose  ;  elle  contemple  sa 
main  gauche,  où  devait  se  trouver  un  objet  qui  a  dis- 
paru ;  le  bras  droit  est  brisé  au  coude  ;  les  jambes  sont 
couvertes  d'une  étoffe  blanche  ;  au  pied  du  lit,  se  tient 
debout  un  Amour,  dont  la  tête  manque  :  il  tient  une 
sorte  de  vase  dans  sa  main  droite,  une  pomme  dans  sa 
main  gauche  ;  le  pied  gauche  manque  —  De  Stagkel- 
berg, Die  Gràber  der  Hellenen,  pi.  68. 

TÈTE  d'Adonis,  marbre.  —  Guattani,  Monumenti  antichi 
inediti^  année  1785,  juillet,  p.  58,  tab,  III. 


APPENDICE    IV  267 

Aphrodite  et  Adonis,  groupe  en  marbre  blanc,  trouvé  dans 
les  ruines  d'Odessos,  actuellement  au  Musée  de  Sofia. 
Aphrodite,  vêtue,  a  le  bras  droit  appuyé  sur  Tépaule 
gauche  d'Adonis  nu;  tous  deux  sont  debout;  dans  sa 
main  gauche,  Adonis  tient  un  objet  rond,  proba- 
blement une  pomme  ;  Aphrodite  tient,  dans  sa  main 
gauche,  un  objet  semblable  ;  entre  les  tètes  des  deux 
amants,  un  petit  Erôs  étend  ses  ailes,  couvrant  de  son 
aile  droite  la  tête  d'Adonis,  et  de  son  aile  gauche  la  tête 
d'Aphrodite  ;  le  bras  droit  d'Adonis  manque.  —  Gazette 
des  Beaux-Arts,  l^""  août  1898,  planche  en  face  de  la 
page  110. 

Adonis,  statuette  en  bronze,  trouvée  dans  les  environs  de 
Sidon,  actuellement  au  Musée  du  Louvre.  Adonis,  orné 
de  longs  cheveux  bouclés,  incline  légèrement  la  tête  à 
droite,  dans  un  geste  gracieux  ;  il  tend  les  bras  en  avant. 
La  partie  inférieure  de  la  statuette  manque. 


n.  —  Miroirs 

VÉNUS,  Adonis  et  Iris,  miroir  étrusque,  au  Musée  du 
Vatican.  Adonis,  debout,  à  demi  vêtu,  la  tête  surmontée 
d'une  couronne  à  pointes,  écoute  Iris,  qui,  ailée  et  nue, 
l'avertit  en  levant  vers  lui  sa  main  droite.  A  droite, 
Aphrodite,  ornée  d'un  diadème  et  d'un  collier,  est  assise  ; 
elle  repose  son  menton  sur  l'index  de  sa  main  droite,  et 
écoute.  —  Miiseo  Gregoriano,  I,  27,  2  ;  Gerhard,  Etrus- 
hische  Spiegel^  vol.  IV,  pi.  321,  n°  2. 

La  Querelle  de  Vénus  et  de  Proserpine,  miroir  trouvé  à 
Orbetello,  actuellement  au  Musée  du  Louvre.  Vénus  et 


268  APPENDICE    IV 

Proserpine  se  disputent,  devant  Jupiter,  le  coffre 
contenant  Adonis;  Jupiter  (Diovem),  assis,  tient  la 
foudre  dans  sa  main  gauche,  et,  de  la  droite,  il  menace 
ou  avertit  Proserpine,  qui,  à  la  droite  du  tableau,  montre 
de  la  main  le  colTret  où  est  Adonis;  elle  tient  dans  la 
main  gauche  un  rameau;  dan^  la  partie  gauche  du 
tableau,  Vénus,  vêtue,  pleure  et  cache  son  visage  dans 
son  vêtement. —  Monumenti  delV  Instituto,  VI,  24,  1  ; 
Gerhard_,  Etruskische  Spiegel^  vol.  \\\  pi.  325. 

VÉNUS  ET  Adonis,  miroir  étrusque,  au  Cabinet  des  Antiques 
(Bibliothèque  Nationale).  Vénus  est  assise  sur  les  genoux 
d'Adonis  ;  des  deux  côtés  du  lit,  des  branches  de  mvrte  ; 
à  gauche,  une  caille  ;  Adonis  est  couronné  de  myrte  ;  il 
tient  dans  sa  main  droite  un  j)etit  objet  rond,  graine  de 
myrrhe  ou  boule  de  pin  résineux.  —  Gerhard,  Etrus- 
kisclie  Spiegel,  tome  I,  pi.  114  ;  de  AA'itte,  Nouvelles 
Annales  de  VInstitut  archéologique^  tome  I,  p.  107, 
planche  12,  n°  1. 

VÉNUS  ET  Adonis,  miroir  étrusque.  Vénus  et  Adonis  y  sont 
désignés  sous  les  noms  de  Tudan  et  Alunis  ;  ils  se 
tiennent  embrassés;  deux  autres  personnages  sont 
assis  :  l'un,  à  gauche,  est  Apollon  tenant  la  lyre,  l'autre, 
à  droite,  est  une  déesse  ;  derrière  Apollon,  un  cygne  ; 
sous  les  pieds  d'Adonis,  des  poissons. —  Gerhard, 
Etraskische  Spiegel,  tome  I,  pi.  111;  Gazette  des  Beaux- 
Arts,  1«'  août  1898,  p.  116. 

Adonis,  Vénus  et  Minerve,  miroir  étrusque,  de  la  collection 
du  marquis  de  Xorthampton,  à  Londres.  Adonis  nu 
embrasse  Vénus,  qui  est  vêtue  ;  tous  deux  sont  debout  ; 
à  droite,  debout,  Minerve  tenant  l'égide  de  la  main 
gauche  et  portant  sur  la  poitrine   la  tête  de  Méduse  ;  à 


Ain^ENDlCE    IV  269 

gauche,  une  déesse  assise  tient  un  sceptre.  —  Gerhard, 
Etruskische  Spiegel,  tome  I,  pi,  112;  Gazette  des  Beaux- 
Arts,  P^  aoùr  1898.  p.  117. 

YÉNUs  ET  ADà>is,  miroir  étrusque,  à  Rome,  \'énus  accroupie 
tend  le  bras  droit  vers  Adonis  nu  et  debout  devant  elle  ; 
Adonis  est  couronné  ;  derrière  lui,  un  Amour  ailé  met 
sur  sa  tète  une  autre  couronne,  —  Maseiun  Kircher, 
tab.  XIV,  2  ;  Gerhard,  Etruskische  Spiegel,  pi.  113. 

VÉNUS  ET  Adonis,  miroir  étruscjue,  de  la  collection  Borgia, 
au  Musée  de  Xaples.  Vénus  présente  une  branche  de 
myrte  à  Adonis  assis,  qui  s'appuie  de  la  main  gauche 
sur  un  bâton  noueux  ;  à  droite,  un  Amour  ailé  et  vêtu 
lève  la  main  droite  derrière  l'épaule  gauche  de  Vénus  ; 
entre  N'énus  et  Adonis  est  suspendue  une  sorte  de 
coffret  carré. — RealeMuseo  Borboiiico,\.on\eX\\\,  tab.  53; 
Gerhard,  Etruskische  Spiegel,  tab.  115;  Ixghirami, 
Monuments  étrusques,  II,  15. 

VÉXLs  et  Adonis,  miroir  étrusque.  Avenus,  assise,  est 
vêtue  ;  elle  lève  la  main  droite,  d'où  s'échappe  une 
('olom])e  ;  Adonis  nu  et  ailé  est  penché  vers  \'énus,  il 
lève  la  main  droite,  et  de  la  main  gauche  il  s'appuie  sur 
le  siège  de  la  déesse  ;  entre  les  deux  amants  est  un 
arbuste  de  myrte,  dont  on  ne  voit  que  le  tronc  et 
quelques  feuilles.  —  Gerhard,  Etruskische  Spiegel, 
pi.  116. 
VÉNUS  ET  Adonis,  miroir  étrusque.  Adonis,  représenté  en 
Amour  ailé,  est  assis  sur  les  genoux  de  Vénus  et  tient 
un  cerceau  dans  sa  main  droite  ;  sur  le  haut  du  siège  de 
la  déesse,  une  colombe.  —  Gerhard,  Etruskische 
Spiegel,  pi.  117;  Raoul  Rochette,  Monuments  inédits, 
pi.  76,3;  Guattam,  Motiunienti  a)itichi  incdili,   pi.  29. 


270  AfPENblGE    IV 

VÉNUS  ET  Adonis,  miroir  étrusque  de  la  collection  Cam- 
pana,  actuellement  à  Saint-Pétersbourg.  Vénus  (Turan) 
debout,  vêtue,  ornée  d'un  diadème, tient  dans  ses  bras 
Adonis  (Atunis),  plus  petit  qu'elle;  le  dieu,  vêtu,  dé- 
couvre sa  poitrine,  de  sa  main  droite  ;  il  porte  au  cou  un 
collier;  derrière  lui,  un  immense  cygne  dresse  la  tète 
jusqu'à  atteindre  celle  de  la  déesse;  sur  la  droite,  une 
femme  ailée  et  assise  tient  une  épingle  à  cheveux  et  un 
vase  de  toilette. —  Gerhard,  Etruskische  Spiegel,  IV, 
pi.  322;  Monumenti  delV  Instituto  di  correspondenza 
archeologica,  vol.  VI  et  VII,  pi.  59. 

Adonis,  VÉNUS  ET  Proserpine,  miroir  étrusque  du  Musée 
du  Vatican.  Adonis,  désigné  sous  son  nom  phénicien, 
Thamu,  tourne  la  tête  vers  Vénus  (Euturpa),  pendant 
que  Proserpine  (Alpnu)  cherche  à  l'entraîner  en  lui 
mettant  la  main  sur  l'épaule  ;  derrière  Proserpine,  un 
personnage  nommé  ArcJiate  ou  ArcJiase  ;  au-dessus  de 
cette  scène,  une  divinité  nommée  Eris. —  Gerhard, 
Etruskische  Spiegel,  IV,  pi.  323;  J.  de  VVitte,  Nouvelles 
Annales  de  V Institut  archéologique,  I,  507  sq. 


III.  —  Peintures  de  Vases 

La  Querelle  des  Déesses,  peinture  d'un  vase  du  Musée 
Sant'Angelo,  à  Naples.  Dans  la  partie  supérieure  du 
tableau,  Vénus  et  Proserpine  entourent  Jupiter  et 
tendent  la  main  vers  lui;  à  côté  de  Vénus,  l'Amour; 
derrière  Jupiter,  Mercure  et  la  muse  Galliope  ;  un 
enfant,  probablement  Adonis,  saisit  le  sceptre  de  Jupiter. 
Dans  la  partie  inférieure  du  même  tableau,  on  voit  une 


APPENDICE    IV  271 

seconde  scène,  complètement  distincte  de  la  précédente  : 
Adonis  est  étendu  sur  un  lit,  près  duquel  se  tiennent 
Vénus  voilée  et  Proserpine  tenant  à  la  main  un  rameau 
de  myrte;  au  pied  du  lit,  Hécate,  portant  des  flambeaux. — 
Dà.\\embei\g  etS\GLio,Di'cfionnairedes  Antiquités  grecques 
et  romaines  (article  Adonis,  figure  114.) 

La  Querelle  des  Déesses;  le  Deuil  d'Adônis;  sur  un  vase 
de  la  collection  Amati.  Les  mêmes  scènes  que  dans  la 
peinture  précédente  se  retrouvent  ici,  sans  variation 
sensible;  on  peut  lire  le  nom  d'Adonis  auprès  du  jeune 
homme  étendu  sur  le  lit. 

Les  Jardins  d'Adonis,  peinture  d'un  vase  du  Musée  de 
Carlsruhe.  Aphrodite  et  Erôs  préparent  ensemble  les 
Jardins  d'Adonis;  à  droite  et  à  gauche,  deux  Heures  ou 
Saisons,  —  Annali  delU  Instituto  di  correspondenza  ar- 
cheologica,  tome  XVll,  année  1845,  pi.  N  ;  Daremberg  et 
Saglio,  Dictionnaire  des  Antiquités  grecques  et  romaines, 
article  Adonis  (dans  cette  dernière  reproduction,  les 
deux  personnages  secondaires  n'ont  pas  été  repro- 
duits). 

VÉNUS  et  Adonis,  peinture  d'un  vase  provenant  du  Musée 
de  Capo  di  Monte  et  faisant  partie,  en  1808,  de  la  collec- 
tion Edward,  à  Londres.  Vénus  et  Adonis,  entourés  de 
femmes  ;  au-dessus  d'eux  vole  un  Amour  ou  génie  ailé  ; 
la  déesse  porte  une  couronne  tourellée  ;  elle  tient  dans 
sa  main  un  long  thyrse  ou  sceptre  ;  le  dieu  a  une  cou- 
ronne radiée.  Interprétation  douteuse .  On  y  voit 
quelquefois  Gybèle  et  Bacchus.  —  Millin,  Peintures  de 
Vases  antiques,  tome  I,  pi.  50. 

VÉNUS  ET  Adonis,  peinture  d'un  vase  appartenant,  en  1808, 
au  roi  de  Prusse.  Vénus  assise  se  retourne  vers  Adonis 


272  Ai'i'KNuict;  IV 

debout,  qui  lui  lencl  un  miroir;  devant  la  déesse,  une 
femme  lui  tend  un  vase  oii  il  y  a  des  fleurs  et  des  fruits; 
au  premier  plan,  un  coffret  à  demi  ouvert.  Interpréta- 
tion douteuse.  —  Millin,  Peintures  de  Vases  antiques^ 
tome  II,  pi.  57. 
Adonis  et  Vénus,  peinture  d'un  vase  du  Cabinet  Durand, 
originaire  de  Vulci,  et  actuellement  au  Brilish  Muséum. 
Adonis,  assis  sur  un  char  traîné  par  deux  cygnes,  tient 
sur  ses  genoux  Vénus,  entièrement  nue,  qu'il  embrasse. 

—  Catalogue  Durand,  n°  115;  Annali  delU  Inslituto  di 
correspondenza  archeologica  ,  tome  XVI l,  année  1845, 
pi.  ^I;  Salomon  Reinach,  Répertoii'e  des  vases  peints 
grecs  et  étrusques^  l,  p.  271. 

VÉNUS  ET  Adonis,  peinture  d'un  vase  d'Apulie,  au  British 
Muséum.  Vénus  est  assise  sur  les  genoux  d'Adonis  ; 
derrière  eux,  Erôs  debout  tient,  dans  sa  mainlevée,  un 
lécythus;  devant  eux,  Pithô  ;  aux  pieds  de  Vénus,  une 
colombe.  —  Annali  delC  liistituto  di  correspondenza 
archeologica^  tome  XVII,  année  1845,  pi.   O. 

Aphrodite  et  Adonis,  sur  l'une  des  faces  d'un  vase  pro- 
venant de  la  Basilicate^  actuellement  au  musée  de  Cra- 
covie.  Aphrodite,  assise,  se  tourne  vers  Adonis  debout 
et  appuyé  sur  un  épieu  de  chasse.  Adonis  est  nu, 
Aphrodite  est  vêtue.  Au-dessus  de  la  déesse,  un  Erôs 
voltige  et  pose    une  couronne  sur  la  tète  d'Aphrodite. 

—  Lenormant  et  de  V\^itte,  Elite  des  monuments  céra- 
mographiques,  tome  IV,  pi.  69;  J.  de  Witte,  Description 
des  collections  d'antiquités  conservées  à  V Hôtel  Lambert 
(1886),  n°  124,  pi.  33;  Salomon  Reinach,  Répertoire  des 
vases  peints  grecs  et  étrusques,  ],  j).  119. 

Proserpine    et    Adonis  ;    Aphrodite    et    Adonis  ;    deux 


APPENDICE    IV  273 

scènes  superposées,  sur  une  amphore  provenant  de 
Lucanie,  et  aujourd'hui  disparue.  Dans  la  scène  infé- 
rieure, un  éphèbe  couronné  et  demi-nu,  probablement 
Adonis,  s'avance  vers  Proserpine,  assise  et  couronnée, 
et  tient  dans  la  main  droite  une  strigile  ;  près  de  la 
déesse,  une  servante  porte  une  sorte  d'ombrelle.  Dans 
la  scène  supérieure.  Adonis,  assis  et  couronné,  tient  un 
sceptre  ou  une  lance,  et  regarde  venir  vers  lui  Aphro- 
dite, traînée  dans  un  char  par  deux  génies  ailés.  — 
Monameiiti  deW  Iiistituto  di  correspondeiiza  arcJieolo- 
gica,  IV,  pi.  15;  Salomon  Reinagh,  Répertoire  des  vases 
peints  grecs  et  étrusques,  I,  p.  124. 

Aphrodite  et  Adonis,  peinture  d'un  vase  du  musée  Blacas, 
dans  laquelle  J.  de  Witte  a  reconnu  Aphrodite  et 
Adonis.  La  déesse  est  assise,  couronnée  et  entièrement 
vêtue;  dans  sa  main  droite,  elle  élève  un  miroir.  Devant 
elle,  Adonis,  debout  et  nu,  lui  offre  une  guirlande.  Au- 
dessus,  un  Erôs  voltige,  et  pose  sur  la  tète  d'Aphrodite 
une  autre  guirlande.  A  gauche,  une  femme  tient  sur  sa 
main  une  colombe;  adroite,  deux  femmes,  dont  l'une, 
debout,  tient  un  éventail,  et  l'autre,  assise,  tient  une 
coupe.  —  Moiiumeiiti  delV  Iiistituto,  IV,  pi.  23;  Salo- 
MON  Reinagh,  Répertoire  des  vases  peints^  I,  p.  127. 

Adonis  et  Vénus,  peinture  d'une  péliké  du  musée  de 
Berlin.  Vénus,  entièrement  vêtue,,  et  assise,  caresse  de 
la  main  droite  un  lièvre  posé  sur  ses  genoux;  devant 
elle,  debout,  Adonis,  nu,  lui  présente  de  la  main  droite 
une  couronne,  et  de  la  main  gauche  tient  un  coffret, 
A  droite,  une  suivante;  au-dessus,  Erôs  ailé.  —  Monu- 
menti  delV  Instituto,  IV,  pi.  24;  Salomon  Reinagh,  Ré- 
pertoire des  vases  peints,  l,  p.  128. 

18 


274  APPKNDICE    lY 

La  Querelle  des  Déesses,  sur  une  amphore  de  Naples, 
aujourd'hui  disparue.  Zeus,  assis  sur  son  trône_,  tient 
dans  la  main  droite  un  sceptre.  De  chaque  côté  de  hii, 
les  deux  déesses,  debout  et  vêtues,  parlent  en  gesticu- 
lant. Celle  de  gauche  est  voilée,  un  génie  ailé  sou- 
tient son  voile,  tandis  qu'un  autre  génie  ailé  soutient 
la  coiffure  de  celle  de  droite.  A  gauche,  Hermès,  assis, 
attend  Tordre  de  Zeus.  —  Dubois-Maisonneuve,  Intro- 
duction à  V étude  des  vases  antiques,  pi.  67;  Monumenti 
deir  Instituto,  VI-Vll,  pi.  42,  B;  Salomon  Rei>ach,  Ré- 
pevloire  des  vases  peints,    I,  p.  155. 

Adonis  endormi,  fragment  d'une  scène  bachique,  sur  un 
vase  provenant  de  Capoue  et  actuellement  au  musée  de 
Wiirzbourg.  Adonis  endormi  est  surpris  par  un  Silène. 
A  droite,  Aphrodite  donne  le  sein  à  Erôs. —  Monumenti 
deir  Instituto,  X,  pi.  3;  Salomon  Reinagh,  Répertoire 
des  vases  peints,  I,  p.  197. 

Adonis  et  Aphrodite,  sur  un  vase  trouvé  à  Anzi  (Basi- 
licate),  aujourd'hui  disparu.  Aphrodite,  assise  et  vêtue, 
lient  dans  la  main  gauche  un  miroir;  elle  se  retourne 
vers  Adonis,  qui,  debout,  nu  et  couronné,  lui  présente 
un  lièvre.  Au-dessus,  Erôs  vole  en  tenant  dans  la  main 
droite  une  couronne  et  dans  la  main  gauche  un  alabas- 
tron,  A  droite,  une  suivante,  ou  Pithô,  tient  une  guir- 
lande et  un  instrument  de  musique.  —  Annali  delV 
Instituto,  année  1843,  tab.  A;  Salomon  Reinach,  Réper- 
toire des  vases  peints,  I,  p.  265. 

Adonis  et  Aphrodite,  peinture  d'un  vase  de  Ruvo,  au 
Museo  Gaputi.  Les  deux  amants  sont  enlacés,  sur  une 
kliné.  Autour  d'eux,  divers  personnages;  au-dessus, 
Erôs,  ailé,  leur  tend  une  couronne.  — -  Annali  delC  Ins- 


APPENDICE    IV  275 

titato,  année  1870,  pi.  S;  Salomon  Reinacii,  Répertoire 
des  vases  peints,  I.  p.  325. 

Adonis  devant  Hadès,  peinture  d'un  vase  de  Gampanie, 
au  musée  de  rErmitage^  à  Saint-Pétersbourg.  Dans  la 
deuxième  scène  de  cette  peinture,  Adonis  nu  se  tient 
debout  devant  Hadès,  qui  est  lui-même  assis  et  tient 
un  sceptre.  Autour  de  Hadès,  on  voit  Aphrodite,  Kora, 
Hécate  et  une  Erinys. —  Balletino  iiapolitaiio,  nouvelle 
série,  III,  pi.  3;  Salomon  Reinach,  Répertoire  des  vases 
peints,  I,  p.  479. 

Adonis  et  Aphrodite,  sur  un  aryballe  de  Basilicate. 
Aphrodite  assise  tient  de  la  main  gauche  un  coffret 
dont  le  couvercle  est  entr'ouvert.  Elle  est  vêtue.  De- 
vant elle  se  présente  Adonis,  nu,  qui  touche  de  la  main 
droite  le  couvercle  du  coffret.  Il  tient  dans  la  main 
gauche  une  Stéphane;  un  bâton  est  appuyé  contre  son 
corps.  Erôs  ailé  s'approche  de  lui  et  lui  pose  une  cou- 
ronne sur  la  tête.  Derrière  Aphrodite,  un  candélabre, 
et  Pithô  debout.  —  Décrit  par  J.  de  Witte,  Description 
des  collections  d' antiquités  conservées  à  V Hôtel  Lambert 
(1886),  p.  131,  mais  sans  reproduction. 


IV.  —  Peintures  murales 

Adonis  blessé,  peinture  de  la  villa  Negroni.  Adonis  nu 
est  assis  sur  un  rocher  ;  il  est  blessé  à  la  cuisso  gaïudie; 
sa  chlamyde  est  tout  entière  rejetée  deriière  lui  ;  il 
penche  la  tète  en  avant  et  fei-me  les  yeux.  Sa  main  droite 
est  posée  sur  sa  (misse  droite  ;  dans  sa  main  gauche,  il 
tient  négligemment  une  longue  lance    de  chasse.   Der- 


276 


Al'PEISDlCK    IV 


rière  lui,  debout  et  vêtue,  Vénus  le  soutient  et  Tencou 
rage.  Aux  pieds  du  dieu,  son  chien  tourne  la  tête  vers 
lui.  Dans  le  fond,  une  perspective  de  sommets  et  de 
campagnes.  —  Millin,  Galerie  mythologique,  pi.  49, 
n°  170;  Creuzer-Guigniaut,  Religions  de  l'antiquité, 
pi.  105,  n«  398. 

Myrrha  fuyant  son  père.  Cette  peinture  murale  faisait 
partie  de  la  décoration  d'une  chambre  de  la  villa  de 
Munatia  Procula,  sur  l'ancienne  voie  romaine  qui  con- 
duisait à  Ardée.  —  Raoul  Rochette,  Peintures  antiques 
inédites,  pi.  4. 

VÉNUS  ET  Adonis  blessé,  peinture  de  Pompéi.  — Roux  et 
Barré,  Herculanuni  et  Pompéi,  vol.  11,  pi.  55. 

Adonis  assis,  peinture  de  Pompéi.  Adonis,  assis,  s'appuie 
sur  un  épieu  de  chasse,  pendant  qu'un  Amour  verse  de 
l'eau  dans  un  vase.  —  Roux  et  Barré,  Herculanuni  et 
Pompéi,  vol.  II,  pi,  76. 

VÉNUS  ET  Adonis  mourant,  peinture  de  Pompéi.  Deux 
Amours  prodiguent  des  soins  à  Adonis  ;  près  d'Adonis 
se  trouve  son  chien.  —  Roux  et  Barré,  Herculanuni  et 
Pompéi,  vol.  III,  pi.  105. 

VÉNUS  et  Adonis,  peinture  de  Pompéi.  Les  deux  amants, 
assis  l'un  près  de  l'auLre,  sont  adossés  à  un  édifice  rond 
qui  se  termine  par  plusieurs  étages  en  retrait,  et  qu'un 
arbre  abrite  ;  Vénus,  vêtue,  tient  une  lance  ;  quatre 
Amours  s'empressent  autour  d'eux.  Quelquefois,  celte 
peinture  est  désignée  sous  le  nom  de  Mars  et  Vénus. — 
Roux  et  Barré,  Herculauum  et  Pompéi,  vol.  III,  pi,  139  ; 
Gell,  Pompeiana,  vol.  II,  pi.  12. 

Le  Temple  de  Vénus,  peinture  de  Pompéi.  Une  colon- 
nade, au  centre  de  laquelle  se  dresse  une  pierre  conique; 


APPENDICE    IV  277 

à  droite,  Adonis  (?)  s'enfuit,  pendant  qu'à  gauche 
Artémis,  qui  est  accompagnée  de  deux  chiens,  fait  un 
geste  de  menace  ;  au  premier  plan,  une  femme  assise 
et  un  fleuve  dans  lequel  boit  un  cerf.  Interprétation 
douteuse.  —  Roux  et  Barré^  Herciilanum  et  Pompéi, 
vol.  III,  pi.  7  de  la  5®  série. 

La  Toilette  d'Adôms,  peinture  de  Pompéi.  Adonis  est 
assis  au  milieu  de  femmes  et  d'Amours  ;  un  Amour  pré- 
pare de  Teau  dans  un  vase  ;  à  gauche,  une  femme  porte 
un  miroir  dans  lequel  se  reflète  le  visage  d'Adonis. 
Cette  peinture  est  ordinairement  nommée  la  Toilette 
de  r Hermaphrodite.  —  Raoul  Rochette,  Choix  de 
Peintures  de  Pompéi^  pi.  10, 

Adonis  mourant  dans  les  bras  de  Vénus,  peinture  de 
Pompéi.  La  déesse  soutient  le  corps  du  jeune  chasseur, 
que  des  Amours  s'empressent  à  soigner;  à  gauche,  au 
deuxième  plan,  une  femme  voilée  représente  la  nymphe 
de  Byblos  ;  à  droite,  derrière  Vénus,  Antéros;  au  pre- 
mier plan,  deux  épieux  brisés  et  le  chien  d'Adonis, 
dont  le  collier  est  orné  de  pointes  ou  rayons.  —  Raoul 
Rochette,  Choix  de  Peintures  de  Pompéi,  pi.  9;Gus>ian, 
Pompéi,  p.  394. 

Le  Tomreau  d'Adônis,  peinture  de  Pompéi,  qui  ornait  un 
pilier,  près  du  Forum.  Vénus,  Mercure  et  Priape  ; 
Priape  est  adossé  au  tombeau  d'Adônis,  haut  monument 
surmonté  d'une  couronne  radiée.  —  Reale  Museo  Bor- 
bonico,  vol.  I,  pi.  22. 

VÉNUS  ET  Adonis  mourant,  peinture  de  la  maison  du 
Chirurgien,  à  Pompéi.  Adonis,  couché  sur  les  genoux 
de  Vénus,  tient  dans  sa  main  gauche  un  épieu  ;  son  vi- 
sage exprime  la  souffrance  ;  de  sa  cuisse  droite,  qu'en- 


278  APPENDICK    IV 

toure  un  bandage,  le  sang  coule  goutte  cà  goutte  ;  au  fond, 
un  Amour  pleure  ;  au  premier  plan,  un  autre  Amour 
est  assis  à  terre,  en  face  du  chien  couché  d'Adonis  ;  au 
loin,  dans  les  rochers  du  Liban,  un  tombeau  carré  ;  la 
tête  diadémée  de  Vénus  est  entourée  d'une  auréole.  — 
Reale  Museo  Borboiiico,  vol.  IV,  pi.  17. 

VÉNUS  ET  Adonis  mourant,  peinture  de  la  maison  de 
Méléagre,  à  Pompéi.  Aphrodite,  assise  et  vôtue,  pose 
sa  main  droite  sur  l'épaule  d'Adonis,  qui,  à  demi  cou- 
ché sur  un  rocher,  s'appuie  contre  la  déesse  ;  elle  tient 
dans  sa  main  gauche  ia  tête  du  héros  ;  Adonis,  nu,  et 
la  jambe  droite  seulement  recouverte  d'une  draperie, 
est  chaussé  de  bottines  de  chasse  ;  il  pose  son  coude 
droit  sur  le  genou  gauche  de  la  déesse.  Derrière  le 
groupe,  un  Amour  soutient  le  bras  d'Adonis,  dont  la 
cuisse  gauche  est  marquée  d'une  large  blessure,  d'où 
le  sang:  coule.  Dans  le  fond,  les  rochers  du  Liban,  des 
cèdres  et  un  tombeau  en  forme  de  pilier  carré. —  Reale 
Museo  Borhonico,  tome  IX,  tabula  xxxvii. 

VÉNUS  ET  Adonis,  peinture  de  Pompéi.  Adonis  et  Vénus 
sont  assis  sur  des  rochers,  dans  le  Liban  ;  Adonis  tient 
dans  sa  main  gauche  deux  épieux  de  chasse  ;  Vénus,  la 
tête  voilée,  présente  à  son  amant  une  branche  de  myrte. 
En  face  d'eux,  deux  Amours,  dont  l'un  tient  dans  sa 
main  droite  une  pomme,  les  contemplent.  Au  fond,  les 
rochers  du  Liban,  des  pins,  des  cèdres  et  un  monu- 
ment funéraire  en  forme  de  pilier  carré.  —  Reale  Museo 
Borboiiico,  tome  XI,  tabula  xlix. 

Femme  portant  un  jardin  d'Adonis,  peinture  de  Pompéi. 
Une  femme  porte  une  sorte  de  vase  plat,  dans  lequel 
sont   des   plantes  diverses  ;    au  milieu  des  plantes,  se 


APPENDICE    IV  279 

dresse  un  concombre,  ou  peut-être  un  phallus.  Inter- 
prétation incertaine. —  Roux  et  Barré,  Hercalanum  et 
Pompéi,  tome  V,  pi.  60,  n"  3. 

Naissance  d'Adônis,  peinture  des  Thermes  de  Titus,  à 
Rome,  Sous  une  large  draperie,  qui  forme  le  fond  du 
tableau,  on  voit  un  arjjre  duquel  sort  y^dônis,  qu'une 
nymphe,  à  demi  ag-enouillée,  reçoit  dans  ses  mains, 
Vénus,  debout,  à  demi  nue,  tient  un  sceptre  dans  la 
main  droite,  et  de  la  main  gauche  saisit  l'arbre,  qui  est 
Myrrha  ;  elle  regarde  l'enfant.  A  gauche,  une  autre 
nymphe  parle  à  la  déesse,  en  levant  la  main  gauche.  — 
Bellori,  Pictu/'œ  antiqux  Cvyptarinn  romanarum  ^ 
tabula  III. 

Adonis  représenté  en  Bacchus,  peinture  des  Thermes 
de  Titus,  à  Rome.  Sous  une  draperie  semblable  à  celle 
qui  forme  le  fond  du  tableau  précédent,  Adonis  nu  est 
debout,  le  bras  gauche  relevé  et  ramenant  sur  sa  tête 
un  long  manteau  qui  pend  derrière  lui.  De  la  main 
droite  il  tient  un  sceptre.  A  droite  et  à  gauche,  deux 
femmes  vêtues,  probablement  deux  Bacchantes,  jouent: 
celle  de  droite,  d'un  tympanon,  celle  de  gauche^  d'une 
douljle  llùte.  —  Bellori,  Piciarae  anliquœ.  Cnjptannn 
romanarum^  tabula  iv. 

DÉPART  d'Adonis  pour  la  chasse,  peinture  des  Thermes 
de  Titus,  à  Rome.  Vénus,  vêtue,  est  assise  sur  un  trône  ; 
à  demi  détournée,  elle  pose  sa  main  droite  sur  le 
dossier  de  son  siège,  et  de  la  main  gauche  elle  soutient 
sa  tête,  qui  porte  un  diadème  radié.  Derrière  elle,  une 
nymphe.  Une  femme  plus  âgée,  peut-être  Pithô,  saisit 
le  bras  d'Adonis  et  essaie  de  le  retenir.  Mais  le  jeune 
homme   se   détourne  ;    il   est  vêtu    d'une    chlamyde    et 


280  APPENDICE   IV 

tient  de  la  main  droite  un  long  cpieii  de  chasse.  Au 
fond  du  tableau,  deux  colonnes  et  un  portique.  — 
Bellori,  Picturae  antiqiiœ  Cryptannn  romanarum, 
tabula  VI. 


V. —  Bas-Reliefs  et  Sarcophages 

La  chasse  et  la  mort  d'Adonis,  sarcophage  du  Musée  du 
Louvre.  A  droite,  Adonis  part  pour  la  chasse,  malgré 
les  supplications  de  la  déesse,  qui  essaie  de  le  retenir  ; 
le  tableau  suivant  représente  Adonis  frappé  par  le 
sanglier  :  le  jeune  chasseur,  à  demi  agenouillé,  tente 
de  se  protéger  contre  les  attaques  de  Tanimal,  qu'on 
aperçoit,  à  l'entrée  de  son  antre  ;  à  gauche,  Adonis 
expire  dans  les  bras  de  Vénus.  —  Daremberg  et  Saglio, 
Dictionnaire  des  Antiquités  grecques  et  romaines^  article 
AnÔNis,  fig.  115. 

Adonis;  Vénus  pleurant;  sept  panneaux  de  sculptures 
placés  sur  deux  parois  de  rochers,  à  Maschnakha.  De 
chaque  côté,  une  cella  enferme  une  figure  assez  effacée  : 
on  distingue  cependant,  dans  l'une  un  homme  debout, 
dans  une  attitude  de  combat,  dans  l'autre  une  femme 
voilée  et  pleurante.  Les  autres  médaillons  sont  très 
indécis.  — Renan,  Mission  de  Phénicie,  pi.  34. 

Adonis  ;  Vénus  pleurant  ;  trois  panneaux  de  scultpures 
placés  sur  deux  pans  de  rochers,  à  Ghineh,  dans  le 
Liban.  Adonis,  vêtu  en  chasseur,  repousse  de  la  lance 
Tattaque  d'un  ours  :  tel  est  le  sujet  du  premier  panneau. 
Le  second  représente  la  déesse  assise  et  pleurante.  En 
face,  dans  le  troisième  tableau,  on  voit  un  chasseur 
(Adonis),  appuyé  sur  un  épieu  de  chasse  et  ayant  près 


APPENDICE   IV  281 

de  lui  ses  deux  chiens. —  RL;^■A^",  Mission  de  PJiénicie, 
planche  38. 

YÉiNUs  ET  Adonis  blessé,  bas-relief  du  Musée  Saint-Jean- 
de-Latran,  à  Rome.  Ce  marbre  est  brisé  dans  sa  partie 
supérieure  gauche.  Vénus,  Adonis  blessé  et  deux 
Amours.  La  tète  d'Adonis  et  la  partie  supérieure  du 
corps  de  Vénus  manquent.  —  Raoul  Rochette,  Pein- 
tures de  Pompéi,  page  109,  vignette  7. 

Chasseur  pt-eurant  Adonis,  marbre  de  Paros,  de  la  col- 
lection Borghèse,  au  Musée  du  Louvre.  Le  même 
personnage,  dans  la  même  attitude,  se  retrouve  sur  le 
sarcophage  d'Adonis,  du  Musée  du  Louvre. 

Adonis  blessé,  plaque  de  marbre  du  palais  Spada,  à  Rome. 
Adonis,  blessé,  s'appuie  sur  un  épieu  de  chasse. 

La  chasse  et  la  mort  d'Adonis,  sarcophage  du  Musée 
de  Latran,  à  Rome.  A  gauche,  Adonis  quitte  Vénus, 
qui  essaie  de  le  retenir;  à  droite,  on  voit  Adonis 
tombant  blessé  sous  les  coups  du  sanglier  ;  entre  ces 
deux  tableaux,  se  déroule  la  scène  de  la  mort  du  jeune 
chasseur  :  Vénus  soutient  et  embrasse  Adonis,  que  des 
Amours  s'empressent  à  soigner. —  Robert,  Die  antiken 
Sarcophag-ReLiefs,  III,  tab.  v,  n"  21. 

Adonis  et  Vénus,  bas-relief  en  terre  cuite,  sur  un  cou- 
vercle d'urne,  de  la  collection  Pizzatti.  Adonis  assis 
tient  Vénus  sur  ses  genoux  ;  à  droite  du  groupe,  on  voit 
une  figure  ailée  qui  étend  le  bras  droit  derrière  la 
déesse,  et  qui  porte  dans  la  main  gauche  une  chlamyde 
pliée  en  guise  d'écharpe  :  c'est  probablement  Erôs. 
Sur  l'épaule  gauche  de  la  déesse,  on  distingue  une 
branche  de  myrte  qu'Adonis  tient  sans  doute  dans 
sa    main   gauche.    Monument    endommagé  :    la    figure 


282  APPENDICE    IV 

d'Érôs  a  disparu.  —  Bulletin    de  V Académie  royale  de 
Bruxelles,  tome  Mil  (aimée  1841),  2"  partie,  p.  539. 
Adonis  moura>'Tj  bas-relief  en  stuc  du  Musée  Chiaramonti, 
au  Vati(;an.  A  gauche.  Vénus  est  debout,  le  dos  tourné  ; 
elle   est  nue  jusqu'aux  cuisses,  et,  de  son   bras  gauche 
replié,  elle  retient  le  pan  de  la  draperie  qui  lui  couvre 
les  jambes  ;  dans  sa  main  gauche,  elle  porte  une  lance 
ou    un  sceptre  ;  son  front  est  orné  d'un   haut  diadème. 
Elle  étend   le  bras  droit  sur  la  poitrine    d'Adonis  qui, 
à  demi  couché,  tourne  vers  elle  un  visage  douloureux  ; 
il  est  nu,  de  sa  main  gauche  il  s'appuie  sur  sa  lance  ; 
sur  sa  cuisse  gauche,  qui  est  blessée,  un  Amour  ramène 
un  pan  du  manteau  du  chasseur,  pour  arrêter  le  sang.  — 
YiscoNTi,  Museo  Chiaramonti,  tome  1,  pi.  A,  n°  9. 
La  chasse  d'Adônis,   sarcophage   du  Casino  Rospigliosi. 
On   y  voit    deux  scènes   séparées  :    à   gauche.   Adonis 
adresse   ses  adieux   à   Vénus,  avant  de  partir  pour  la 
chasse,  pendant  que  les  compagnons  du  jeune  chasseur, 
dont  l'un  tient  un  cheval^  l'attendent;  à  droite,  Adonis, 
entouré  de  ses  compagnons,  tombe  à  genoux  sous  les 
coups  du    sanglier.  —  Anaali  delV  Instituto   di  corres- 
pondenza    archeologica,    tome    XXXVI    (année    1864), 
tabula  d'  acyo-iunta  DE. 
La  chasse  et  la  mort  d'Adonis,  sarcophage  de  la  galerie 
lapidaire  du  Vatican.  Trois  tableaux  :  à  droite.  Adonis 
fait    ses   adieux   à  Vénus,    qui   est  assise    et  vêtue  ;  au 
milieu,  chasse  et  mort  d'Adônis;  à  gauche,   Vénus  se 
livre  au  plus  violent  désespoir.  —  Annali  delV  Instituto 
di  correspondenza  archeologica,    tome  XXXVI    (année 
1864),  tabula  DE,  n»  2. 
La  chasse    d'Adônis,  sarcophage  connu  sous    le  nom   de 


APPENDICE    IV  283 

«  sarcophage  de  la  voie  Latine».  Au  milieu  de  la  com- 
position, ^"énus  est  assise  sur  un  trône.  A  gauche,  se 
déroule  la  scène  des  adieux  :  Vénus  est  assise,  un 
diadème  sur  le  front,  un  vêtement  sur  Tépaule  droite  : 
près  d'elle,  un  Amour  ;  Adonis  est  debout  devant  elle,  et 
accompagné  de  deux  serviteurs,  dont  Tun  tient  par  la 
bride  le  cheval  du  jeune  chasseur.  A  droite,  la  scène 
de  la  chasse  d'Adonis. —  Monumenti  delC  Instîtuto  di 
correspondenza    archéologie  a,     vol.    VI     et    Vil,  tab, 

LXVIII. 

Adonis  et  Vénus;  la  chasse  d'Adônis  ;  bas-relief  de  la 
façade  sud  du  casino  de  la  villa  Pamfili.  Quatre  tableaux  : 
1"  Adonis  et  Vénus  s'embrassant  :  près  d'eux  se  tient 
Érôs  ;  2°  un  groupe  de  trois  chasseurs;  3"  Adonis  est 
renversé  par  le  sanglier;  4°  Vénus  assise. —  Welcker, 
Annali  delV  Instituto  di  correspondenza  circlieologica, 
tome  V,  p.  155,  n°  1. 

La  chasse  d'Adonis,  sarcophage  de  la  villa  Giustiniani, 
aujourd'hui  au  Vatican.  Trois  tableaux  :  1°  Adonis, 
Erôs  et  Pitlîô  ;  près  d'Adonis  se  tient  son  chien; 
2°  départ  d'Adonis  pour  la  chasse;  le  jeune  chasseur  tient 
son  cheval  par  la  bride  ;  3°  Adonis  est  renversé  par  le 
sanglier;  sept  chasseurs  s'empressent  autour  de  lui, 
pour  le  secourir.  —  Welcker,  Annali  delV  Instituto  di 
correspondenza  archeologica,  tome  V,  p.  155,  n"  5. 

La  chasse  et  la  mort  d'Adônis,  sarcophage  du  casino 
Rospigliosi.  Cinq  tableaux  :  1<^  Adonis  et  Vénus  sont 
assis  sur  un  trône  et  entourés  d'Amours  ;  près  d'eux, 
un  vieillard  (Kinyras  ?)  et  un  chasseur  ;  2"  départ 
d'Adônis,  qui  tient  son  cheval  par  la  bride  ;  des  chasseurs 
l'accompagnent  ;  un  peu  plus  loin  se  tiennent  Vénus  et 


284  APPENDICE   IV 

les  Amours;  3°  Adonis  est  renversé  par  le  sanglier; 
4°  Adonis  se  relève  ;  une  femme  le  console,  un  homme 
panse  sa  plaie  ;  5°  Adonis,  évanoui,  est  assis  sur  un 
rocher;  Vénus  le  caresse.  —  Welcker,  Annnli  deW 
Instituto  di  correspondenza  archeologica,  tomeV,  p.  156, 
n°6. 

La  chasse  d'Adônis,  bas-relief  de  la  villa  Borghèse.  Deux 
tableaux  :  l''  Vénus  et  Adonis  sont  assis  à  côté  l'un  de 
l'autre  ;  près  d'eux  se  tiennent  Erôs,  quatre  person- 
nages armés  de  javelots,  et  un  chien  ;  2°  Adonis  est 
renversé  parle  sanglier;  près  de  lui,  son  chien  et  deux 
chasseurs.  —  Welcker,  Annali  delV  Instituto  di  corres- 
pondenza  archeoiogica,  tome  V,  p.  156,  n°  6. 

VÉNUS  ET  Adonis,  bas-relief  en  bronze.  Vénus  et  Adonis 
sont  couchés  ;  près  d'eux  Pothos  et  Himéros  ;  à  leurs 
pieds,  un  chien  de  berger.  —  Schorn,  Monuments 
homériques. 

VI.  —  Divers 

VÉNUS  ET  Adonis,  bulle  de  collier  en  or,  trouvée  en  1837, 
à  Vulci,  actuellement  au  Musée  du  Vatican.  Un  groupe 
en  relief  y  représente  Vénus  et  Adonis .  —  Museo 
Gregoriano,  I,  tab,  lxxviii,  2  et  3. 

Adonis  assis,  camée  du  Musée  de  Naples.  —  Louis  Con- 
FORTi,  Le  Musée  national  de  Naples,  pi.  152,  n"  6. 

Thâmmouz,  monnaie  d'ord'Evagoras,  roi  de  Citium(Gypre), 
appartenant,  en  1868,  à  la  collection  du  comte  de  VogOé. 
Sur  une  des  faces,  la  tète  de  Thammouz  ;  sur  l'autre, 
celle  d'Aphrodite.  —  De  Vogué,  Mélanges  d'archéolo- 
gie orientale,  pi.  11,  n°  19. 


ÂPrEisDicE  IV  285 

Aphrodite  et  Adonis,  manche  de  miroir,  au  British 
Muséum.  Adonis,  le  genou  droit  à  terre,  défaillant,  lève 
la  tète  vers  Aphrodite,  qui  le  soutient.  11  est  en  cos- 
tume de  chasseur.  Aphrodite  se  penche  sur  lui  ;  le  vent 
soulève  sa  draperie  ;  elle  ramène  sa  main  gauche  vers 
sa  tète.  —  Sâlomon  Reinach,  Répertoire  de  la  statuaire 
grecque  et  romaine,  tome  II,  p.  374,  n^  4. 

La  Mort  d'Adonis,  figure  tirée  du  Cabinet  de  Brande- 
bourg. Adonis  est  étendu  dans  la  forêt;  il  vient  d'être 
blessé.  A  gauche,  entre  les  arbres,  le  sanglier  s'enfuit, 
pendant  que  les  deux  chiens  d'Adonis  s'élancent  à  sa 
poursuite.  Au-dessus  de  cette  scène,  Vénus  apparaît  au 
milieu  des  nuages,  dans  son  char  traîné  par  deux 
colombes.  Derrière  les  chiens  d'Adonis,  on  voit  un  petit 
Amour.  —  Montfaucon,  Antiquité  expliquée,  tome  I, 
pi.  106,  n°  3. 

La  Mort  d'Adônis,  figure  citée  par  Montfaucon.  Adonis 
meurt,  la  tète  pendante,  les  yeux  fermés,  dans  les  bras 
de  Vénus.  Un  Amour  soutient  la  jambe  gauche  du  jeune 
chasseur.  A  gauche  du  tableau,  les  deux  chiens 
d'Adonis.  Derrière  Adonis,  les  troncs  de  deux  arbres. 
—  MoNTFAL'GON,  Antiquité  expliquée,  tome  I,  pi.  106, 
11°  4. 

Adonis  frappé  par  le  sanglier,  urne  étrusque  de  Vol- 
terra.  Adonis  est  renversé  par  terre  sous  le  sanglier, 
qui  est  attaqué  par  deux  Amours  ailés. 

VÉNUS  ET  Adonis,  camée  de  la  Bibliothèque  Nationale. 
Les  deux  amants  sont  assis  côte  à  côte,  sur  un  rocher, 
au-dessus  d'une  grotte.  Adonis  est  vêtu  d'une  chlamyde 
nouée  sur  son  épaule  gauche  et  qui  lui  couvre  le  bras 
droit;  ses  jambes  sont  croisées.    Vénus   est  nue;    une 


286  APPENDICE   IV 

draperie  lui  enveloppe  les  jambes;  elle  pose  la  main 
droite  sur  l'épaule  d'Adonis.  A  côté  de  ce  dernier,  un 
tertre  sur  lequel  on  voit,  au  pied  d'un  arbre,  l'Amour 
ailé,  debout,  tenant  un  javelot  qu'il  s'apprête  à  lancer. — 
E.  Babelon,  Catalogue  des  camées  antiques  et  modernes 
de  la  Bibtiolhèqiie  Nationale,  planche  VII,  figure  45. 

VÉNUS  ET  Adôa'is,  camée  antique,  trouvé  à  .\icopolis 
d'Epire,  sur  la  voie  des  Tombeaux^  et  donné  à  la  Biblio- 
thèque Nationale,  par  M.  Champoiseau,  consul  de 
France,  en  1867.  Le  sujet  est  une  réplique  de  celui  qui 
figure  sur  le  camée  précédent.  Vénus  et  Adonis  sont 
assis,  côte  à  côte,  sur  un  rocher.  Mais  toute  la  partie 
gauche  du  monument,  c'est-à-dire  celle  où  se  trouvait 
l'Amour,  a  disparu  par  suite  d'une  cassure.  —  E.  Ba- 
belon, Catalogue  des  camées  antiques  et  modernes  de 
la  Bibliothèque  Nationale,  planche  VI,  figure  46. 

Aphrodite,  Adonis  et  Erôs,  bronze  en  relief  d'une  boîte 
à  miroir,  trouvé  à  Corinthe,  acquis  en  1891  par  le 
Musée  du  Louvre.  Aphrodite  tient  Erôs  dans  ses  bras 
tendus  ;  elle  est  vêtue.  En  face  d'elle,  Adonis  ,  égale- 
ment assis,  lève  la  main  droite.  Près  de  lui  se  trouve 
son  chien. 

Aphrodite,  Adonis  et  Erôs,  relief  en  bronze  d'une  ap- 
plique de  miroir,  trouvé  à  Corinthe,  acquis  en  1884  par 
le  Musée  du  Louvre.  Aphrodite,  Adonis,  Erôs  et  une 
colombe. 

VII. — Monuments  annexes 

Le  Temple  de  Byblos,  représenté  sur  une  monnaie  frap- 
pée sous  Macrin.  A  l'avers,  la  tête  de  Macrin  ;  au  revers, 


APPENDICE    IV 


287 


le  temple.  —  Miokket,  Description  des  Médailles  an- 
tiques grecques  et  romaines,  supplément,  vol.  VIII, 
pi.  17,   n°  2  ;  Renan,  Mission  de  Phénicie,  p.   177. 

Le  Temple  de  Byblos,  sur  une  monnaie  également 
frappée  sous  ^lacrin^  et  à  peu  près  semblable  à  la  pré- 
cédente. —  Renan,  Mission  de  Phénicie,  p.  177. 

Sanglier  ailé,  intaille  sur  la  face  plane  d'un  scarabée, 
provenant  de  la  Phénicie,  actuellement  dans  la  collec- 
tion de  Luynes,  à  la  Bibliothèque  Nationale.  Le  san- 
glier, meurtrier  d'Adonis,  dont  la  forme  cache  un 
dieu.  —  Perrot  et  Chipiez,  Histoire  de  IWrt  dans 
Vantiquilé^  tome  ÏII,  p.  653,  fîg.  463. 

Vénus  du  Liban,  statuette  en  pierre  calcaire,  au  Cabinet 
des  Antiques  (Bibliothèque  iVationale),  collection  de 
Luynes.  Vénus,  pleurante  et  voilée,  y  est  représentée 
dans  la  même  attitude  douloureuse  que  sur  les  sculp- 
tures de  Mashnakha  et  de  Ghineh.  —  E.  Babelon, 
Le  Cabinet  des  Antiques,  pi.  X. 

VÉNUS  DU  Liban,  sur  un  chaton  d'anneau  d'or,  au  Cabinet 
des  Antiques  (Bibliothèque  Nationale).  Voilée  et  assise, 
Vénus  pleure  Adonis,  dans  la  même  attitude  d'afflic- 
tion qu'elle  a  dans  la  statuette  précédente.  —  Ernest 
Babelon,  Le  Cabinet  des  Antiques^  p.  164,  pi.  47,  n°  17. 

VÉNUS  pleurant  Adonis,  plaque  ronde  en  argent  mas- 
sif, sorte  de  bouclier  votif.  Une  femme  assise 
pleure,  pendant  qu'une  autre  femme  la  console  ;  un 
Amour  triste  s'appuie  sur  ses  genoux;  à  gauche,  une 
autre  femme  éplorée  ;  à  gauche  également,  une  colonne 
entourée  de  myrte,  portant  une  statuette  d'Aphro- 
dite. On  a  vu  dans  ce  tableau  une  Cléopâtre  mourante. 
Avec  infiniment  plus  de  raison,  on   peut  y  voir   Vénus 


288 


APPENDICE   IV 


pleurant  Adonis  et  consolée  par  Pithô  ;  près  d'elle,  la 
nymphe  de  Byblos,  ou  une  pleureuse  des  Adônies,  se 
lamente.  L'ensemble  de  la  scène  et  la  présence  de 
FAmour  affligé  donnent  assez  à  ce  tableau  sa  véritable 
signification.  —  Roux  et  Barré.  Herculanum  et 
Pompéi,  vol.  VII,  p.  209,  pi.  100. 

TÈTE  DE  Baal  radiée,  figurée  en  relief  sur  une  des  faces 
d'un  petit  autel  trouvé  par  Renan  à  Byblos.  actuelle- 
ment au  Musée  du  Louvre.  C'est  le  dieu  solaire,  jeune 
et  beau,  et  très  certainement  l'image  de  l'Adonis  de 
Byblos,  à  une  époque  relativement  récente.  Il  faut 
rapprocher  de  l'auréole  radiée  qui  se  trouve  ici  la  cou- 
ronne radiée  que  porte  Adonis  sur  plusieurs  miroirs 
étrusques.  —  Renan,  Mission  de  Phénicie. 

Les  Fêtes  de  Paphos,  peinture  de  vase.  Vénus  est  figurée 
par  une  de  ses  prêtresses  ;  elle  est  sur  un  trône  sur- 
monté d'une  couronne  de  myrte,  sur  laquelle  est  posée 
une  colombe.  Le  vêtement  du  porte-flambeau  semble 
fait  pour  marquer  Adonis.  —  D'Hancarville,  Antiquités 
étrusques,  grecques  et  romaines,  tome  II,  p.  121, 
planche  28. 

La  Déesse  de  Syrie,  cornaline  qui  a  fait  partie  de  la  col- 
lection de  Félix  Lajard.  La  déesse  a  la  tête  tourellée  ; 
elle  est  placée  entre  deux  lions  ;  à  la  hauteur  de  ses 
mains,  dont  l'une  s'appuie  sur  un  globe,  on  voit  deux 
croissants  ;  sur  le  dossier  du  trône  oli  elle  est  assise, 
deux  colombes.  —  F.  Lajard,  Recherches  sur  le  culte  de 
Vénus,  planche  V,  n°  3  ;  Greuzer-Guigniaut,  Religions 
de  l'antiquité,  planche  54,  n°  207. 

VÉNUS  blessée,  sur  un  cratère  de  marbre,  de  la  collection 
du  prince  Ghigi.  La  déesse  debout  s'appuie  d'une  main 


APPENDICE   IV  289 

contre  une  colonne  ionique  dressée  sur  le  tombeau 
crAdônis  ;  elle  porte  la  main  droite  à  son  pied  gauche, 
qui  est  blessé.  En  face  d'elle,  la  nymphe  de  BybJos  lui 
présente  un  remède.  Derrière  la  nymphe,  un  Satyre 
montre  du  doigt  une  petite  image  de  Priape  placée  sur 
un  arbre,  à  gauche  —  Guattani,  Monumenti  antichi 
inediti,  année  1784,  page  25,  pi.  2  et  3  ;  Creuzer-Gui- 
GNiAUT,  Religions  de  Vantiqaité^  planche  105  bis, 
n«  409  a. 


19 


INDEX     ALPHABÉTIQLE 


Aribai.,  roi  de  Bérvte.  p.  18. 
Abobas,  nom  d'Adonis  en  Pam- 

phylie,  pp.  22,  61.  78. 
Abiiaham.  p.  44. 
Abydos,  pp.  110,  171. 

ACDESTIS,  p     23. 

Achille,  p.  64. 

Adar-Samsan,  pp,  9,  35. 

Adôn  .  dénomination  divine  , 
pp.  21,  25,  67,  74.  75,  76,  77. 

Adôxaï,  pp.  74.  75,  77. 

'Aoiov'.a-Tai,  p.  59. 

Aoojv'T,;,  surnom  donné  à  la  lai- 
tue, p.  139. 

Adoxion,  pp.  197.  199, 

Adonis,  fltuve,  pp.  27,  41,  43. 
44,  45,  47,  48,  115,  129,  234. 

Adonis  .estivalis,  fleur,  p.  140. 

Adôxisios,  nom  d'un  mois  de 
l'année,  à  Séleucie,  p.  114. 

Adraste,  pp.  30,  63,  104,  146. 

Afka,  pp.  44,  45. 

Ag.^thodémon,  p.  102. 

Agénor,  p.  60. 

Agreus,  p.  23, 

Akolra,  p.  45. 

Alcée,  pp.  59,  138. 

Alciriadk,  p.  1 17. 

Alciphron,  p.  141. 

Alexandrie,  pp.   55.   l'Jl.    110. 


111.  112,  123,   125.  126.  135. 

145,  148,  151.  155.    156.   158, 

160,    188;    —   Alexandrie   du 

Latmos,  pp.  197,  199. 
Alphesibœa,  nom  donné  par  Hé- 
siode à  la  mère  d'Adonis,  p. 29. 
Alpxu,  p.  210. 
Amathoxte,  pp.    53.    58,    158, 

165,  173. 
Amati,  p.  207. 
Ammiex-Marcellix.  pp.  99,  115, 

118,  121.   124,  1.32.  134.  141, 

146. 
Ammox.   p.    7  ;   —    Amnion-Ra. 

p.  90. 
Amschit.  p.  48. 
AxÉMoxE.  pp.  27,  99.  132,  138; 

—  son  usage  dans  les  Jardins 

dAdônis,  p.   139. 
AxTiocHE.  pp.  11,  109,  115,  118. 

121,  123,  126.  137,  158. 
Aôos.  nom  d'Adonis  et  d'un  mois 

de  l'année,   à   Cypre,    pp.  78, 

114. 
.Aphaca.  ville  du   Liban,  pp.  21, 

44,  45,  50,  186,  218.  229. 
Asâv'.Tijioc,  p.    151 . 
Aphrodite,  pp.  26,  59,  62,  63, 

66,  67,  81,  87,  91,  92.  93,94, 

96,    98,   100,    103,    105,    109, 


292 


I>'DEX    ALPI1AI5KTIQUK 


110,  112,  118,  12G,  139,  140, 
148,  140,  151,  156,  160,  168, 
169,  171,  173,  174,  187,  192, 
196,  206,  207,  210,  222,  229; 
—  Aphrodite-Cybèle,  p.   51. 

Apollodore,  pp.  26,  29,  34,  CL. 

Apollon,  pp.  29,  30,  97,  120. 

Apollonius  de  Rhodes,  p.  61. 

Ahcadius,  p.  49. 

Archate,  p.  210. 

Ares,  pp.  27,  96,  97. 

Argos,  pp.  30,  59,  02,  63,  137, 
138. 

Aristophane,  pp.  59,  92,    138, 
141,  144. 

Arnobius,  p.  23. 

Arsinoé,  p.  149. 

Artémis,  pp.   29,   35,   97,    185, 
214. 

AscHERA,  pp.  8,  38,  51,  67,  173, 
175,  187. 

AsTARTÉ,  pp.  56,  58,  67,  69,  79, 
92,  93,  95,  110,  128,  105, 
169,  ilô  {\oiv  Astoret/i]. 
AsTOiiETH,  pp.  4,  13,  35,  53,  59, 
61,  69,  70,  157,  163,  171,  179, 
183,  185,  186,  187,  191  (voir 
Asiarté). 
ASTRONOK,    p.  81. 

Aterianus,  p.  92. 

Atergatis,     surnom     donné     à 

Aphrodite    pleurant     Adonis, 

pp.  35,  67, 
Athalie,  p.  42. 
Athénée,  pp.  91,  130. 
Athènes,  pp.  55,   59,   62,   110, 

111,112,   116,   119,  123,  125, 

137,  145,  155,  156,  158,  188. 
Attis,pp.23,  156,  Ibl {v oïr A ty s). 


Atunis,  p.  209. 

Atvs,  dieu  plirygien  analogue  à 
Adonis,  pp.  7,  30,  35,  51,  52, 
62,  69,81,  93,  104,  109,  131, 
156,  158,  165,  167,  172,  184, 
185. 

Augustin  (saint),  p.  166. 

AusoNE,  pp.  53,  65. 

'Aoj,  nom  d'Adônis,  pp.  22,  62. 

Baal,  pp.  6,  7,  23,  27,  29,  36, 

67,  90,  120,  123,187,  191,  205. 
Baalath,  pp.  6,  8,   29,   39,  52, 

53,90,132,  133,  135,169,170, 

172,  173,  175,  187,  191. 
Baalbeck,  pp.  11,  15,  36. 
Babylone,  pp.  34,  67,   76,  120, 

134,  169,  170,  173,  186,  194. 
Bacchos,  pp.  22,  100,  103;  — 

Bacchus,  pp.  23,65,  160,  211. 
Baruch,  pp.  169,  170. 
Bekaa  (Cœlé-Syrie),  p.  12. 
Bel,  pp.  44,  160. 
Bellori,  p.  65. 
Bélos  [voir  Zeiis-Bélos). 
Bélus,  fleuve,  p,  44. 
Berger   (Philippe),  pp.   60,  61, 

64, 205. 
BÈs,  p.  204. 

Bethléem,  pp.  36,  179,  180. 
Bible,  p.  37. 
BioN,pp.  33,103,133,139,140, 

151,  154. 
Blé,  pp.  99,  138,  139,    189;  — 

blé  de  Sainte-Barbe,  pp.  190, 

257-262. 
Brahm,  p.  87. 
Brahma,  p.  87. 
Byblos,  pp.  14,  21,  29,  31,  33, 


INDEX    ALPHABETIOUh; 


29: 


35,  36,  37,  38,39,40,  41,  43, 
47,  48,  50,  52,  53,  55,  56,  57, 
58,  61,  64,  67,  73,  74,  75,  77, 
86,  90,94,100,  104,  108,  110, 
111,  112,  114,  121,  123,  124, 
125,  126,  120,  130,  133,  135, 
136,  137,  144,  145,  147,  155, 
156,  158,  161,  167,  168,  172, 
173,  179,  183,  186,  187,  188, 
194.  195,  202,  203,  206,  218, 
228,  230,  231,232,  234. 

Cadmus  (Kadraos),  p.  60. 

Calliopk,  p.  207. 

Calvus,  p.  92. 

Carpô,  p.  208. 

Carthage,  pp.  49,  66,  81,  165, 

166,  170,  203.  , 
Casius  (voir  Jupiter). 
Casthatiox,  pp.    9.'!,  131,   l.'>î, 

161,  165,  169,  183. 
Catulle,  p.  91. 
Chigi  (vase),  pp.  206,  212. 
Chipiez   (Perhot   et),     pp.    80, 

128,  195,  204,  205. 
Christ,   pp.  36,  88,    168,    178, 

180,  230. 
Chrysostô.me  (Jean),  pp.  49,  91. 
Chavolsohn,  pp.  78,  116,  130. 
CiCÉRON,  p.    09. 
Cixyras  (voir  Kinyras). 
Clé.ment  d'Alexandrie,  p.  91. 
Cœlé-Syrie,  pp.  11,  36,  194. 
Co.MBABUS,  pp.  162,  163. 
Constantin,  pp.  48,  49,  220. 
CoRiNTHE,  pp.  62,  137,  158,  171. 
CORNLTUS,  p.  96. 
CoRsiM,  pp.  78,^116. 
Crésus,  p.  35. 


Crète,  pp.  63,  126,  165. 
Crétheus,  p.  63. 
Creuzer,  pp.  34,  70,  78,  95,  96, 
120,  189,  198,  199,  207,  209. 

ÇUNACÉPA,  p.  168. 

Cybèle,  pp.  4,  8,  35,  51,  52,  69, 
100,  104,  109,  133,  165,  167, 
185. 

Cypre,  pp.  57,  58,  59,  60,  61, 
64,   92,  109,  110,    114,    115, 

124,  126,  130,  137,  160,  164, 
169,  170. 

Cyrille  d'Alexandrie,  pp.  118, 

125,  136. 

CYTHiiRE,  pp.  59,  61,  63,  110, 
137,  171. 

Da.mascius  (Damascène),  pp.  23. 
53. 

Dé.mèter,  [)}).   156,207. 

Démocrate,  p.  170. 

De  WiTTE,  pp.  198, 199, 207,  209. 

Diane,  p.  100  (voii-  Artémis). 

DiDON,  p.  35. 

DiODOREDE  Sicile,  pp.  6J,  J67. 

DlOGÎîNE,  p.   140. 

Dionysos,  pp.  53,  82,  100,  158, 
1(58  ;  —  SOS  rapports  avec 
Adonis,  pp.  64,  65,  147;  — 
Dionysos-Zagreiis,  pp.  25,  88, 
104,  168,  184. 

Dupuis,  pp.  26,  95. 

DouMOUzi,  pp.  35,  76,  105, 
161,  166,  183. 

El,  pp.   21,  35,  37,  4'i,  5(),  67, 

68,  75. 
Kl-Buqai",  (èlechez  les  Sabécns, 

1).  116. 


29^ 


INDEX    ALPHABETIQUE 


Éléphassa,  p.  GO. 
Eleusis,  pp.  100.  103. 
Élien,  pp.  109,  130,  170. 
Elieus,  pp.  21,  61. 
Elioun,  pp.  21,  (il. 
Éloïm,  p.  21. 
Elymaïs,  pp.  109,  126. 
Emèse,  p.  12. 
Éphèse,  p.  100. 
ÉRÔs,pp.  66,  207,  208. 
Erycixe  (voir  Vénus). 
Erymanthe,  p.  96. 
]']nYX,  montagne  de  Sicile, pp.  69, 
86,  157,  171. 

EsCULAPE,  p.   81. 

EsHMÛN,  le  huitième  des  Ka- 
bires,  pp.  7,  80,  82  ;  —  son 
mythe,  p.  81. 

EsHMUNAZAR,   pp.   81,  202. 

Etienne   de   Byzance,   pp.    53, 

197. 
E'jpEcjtç,  p.  148. 
Euripide,  p.  91. 
Europe,  p.  57  (voir  Luropcia). 
Européia,  pp.  25,  61. 
EusÈBE,  pp.  18,  91,  237,  247. 
Eutukpa,  p.  209. 
ÉzÉCHiEL,   pp.  21,  24,  36,  110, 

129,  188. 

Fakra,  p.  202. 

Fenouil,  pp.  99,  120,  138. 

FOUCART,  p.  59. 

G.EA,  p.  168. 

Galles,  pp.  69,  131,  157,    163, 

164,  184. 
GHixKH.pp.  46,67,  97,218,219, 

220. 


GiNGUAS,  nom  d'Adonis,  p.  22. 

GouiîLOU  (Byblos),  p.  37. 

Grenade,  symbole  d'Hadad- 
Rimmon,  pp.  23,  24;  —  sym- 
bole de  fécondité,  p.    213. 

GuiGNiAUT,  pp.  34,  70,  96,  120, 
189,198,  199,  206,  209,  212. 

Guimet,  pp.  54,  143,  181. 

Hadad-Rimmon,  pp.  23,  24,  78. 

Hamath,  p.  12. 

Hamilcar,  p.  35. 

Harmoxia,  p.  60. 

HÉCATE,  p.  207. 

Helrig,  pp.  222,  223. 

Héliodore,  p.  124. 

Hellé,  p.  25,  61. 

IIÉRA,  pp.  91,  162. 

Héraklîîs,  pp.  24,  29,  35,    61, 

62,  146,  168. 
Hercule,  p.  120  (voir  Héraklès). 
HerxMÎîs,  pp.  82,  138,  207. 
Hérodote,  pp.    18,  19,    25,  91, 

130,  169,  170,  233. 
Hésiode,  pp.  29,  168. 
Hésychius,    pp.    22,     67.    117, 

169,  170. 
Hiérapolis,  pp.  7,  40,160,  162, 

163,  183. 
Homère,  pp.  61,  64,  137,  146, 

147. 
HoRUs,  pp.  54,  167. 
HuG,  p.  53. 
Hyginus,  p.  61. 
Hypsistos,  p.  61. 

Iahveh,  pp.  4,  21,  172. 
Ita,  p.  51. 
Inceste,  })p.  29,  91. 


INDEX    ALPHAUKTIQUfc; 


295 


Iphigéxie,  p.  168. 

ISAAC,  p.  168. 

Isis,  pp.  8,  52,  53,  88,  90,  95, 

126,  133,  135,  156,  165,  167, 

172,183,  185;  — Isis-Hathor, 

pp.  39,  53. 
IsTHAR  ,    déesse    babylonienne, 

pp.  8,  35,76,78,161,  172,173. 
IiaToç,  nom  d'Adonis,  p.  22. 

Jamblique,  p.  52. 

Janoukh,  p.  46. 

Jardins  d'Adôxis,  pp.   70,   92, 

94,  99,   117,    120,    126,    140, 

141,  145,  188,  189,  191,  207, 

209. 
Jérémie,  pp.  23,  135. 
JÉRÔME   (saint),   pp.  36,  76,  91, 

116,  119,  136,  137,  180. 
Jérusalem,  pp.  37, 64, 110,  120. 
Jézabel,  p.  42. 
Jourdain,  pp.  11,  12,  36,  126. 
Julien,  pp.  49,  109,  115. 

JULIUS  FiRMICUS,  pp.     111.  132. 

Jupiter,  pp.  62,  95,  208;  —  Ju- 
piter Casius,  p.  23. 
Justin,  pp.  130,170. 

Kaiîires,  p.  80. 
Kadmos  (Cadmus),  p.  57. 
IVASSOUIiA,  p.  38. 
KiNYRAS,  père  d'Adonis,  pp.   27, 
28,  29,   57,   58,  64,   91,  194; 

—  roi   de  Byblos,  p.   37  ;    — 
confondu  avec  Adonis,    p.  29; 

—  fondateur  du  culte  d'Adonis, 
pp.  29,31. 

Klppi;  ou  KjO'.;,  nom  d'Adonis  en 
Lai  onie,  pp.  22,  62. 


KiTiON,  p.  57. 
Kronos,  pp.  120,  168. 
K'jp'.ç  (voir  K'.ppi^). 

Laitue,  pp.  27,  99,  120,  138  ; 
—  son  usage  dans  les  Jardins 
d'Ad(5nis,  p.   139. 

La  MARMORA,pp.  70,  189,  190. 

Lampride,  p.  67. 

Leconte  de  Lisle,  pp.  154,155. 

Lenormant  (François),  pp.  76, 
78. 

Lesbos,  pp.  59,  61,  137. 

Liban,  pp.  12,  13,  25,  27,  34, 
35,  37,  41,  42,  43,  47,  49, 
50,53,58,  74,  75,85,  97,  109, 
liO,  111,  185,  194,  196,  212, 
213. 

Lingam,  pp.  94,  159. 

Lixos,  divinité  champêtre  ana- 
logue à  Ad(5nis,  pp.  30,  03, 
158;  —  chant,  pp.  22,  64,  146, 
147. 

Lœvinus,  p.  92. 

LucnNOS,  nomd' Adonis  chez  Hé- 
svchius,  pp.  22,  78. 

Lucien,  pp.  33,  47,  61. 

LYDUs(Jean),pp.  43,  98,  99. 

M.\CRiN,  pp.  38,  40,  194. 
Macrobe,  pp.    23,    84,   86,  92, 

118,  121,  220. 
Maimonide,  p.  116. 
Maneros,  pp.  63,  146,  158. 
Marissi,  dieu  japonais,  p.   98. 
Marox  (saint),  p.  42. 
Maronites,  p.  44. 
Mars,  pp.  29,  96,98,  120,  132. 
Martlanus  Gapella,  p.  21. 


29(3 


INDEX    ALPHABETIQUE 


Maschnakha,  pp.  46,  218,  220. 
MAspERO,pp.  37,  38,  41,  45,  46, 

57. 
ISIaundrell,  pp.  47,  115. 
Maurv,  pp.  52,  53,   61,  63,  78, 

170,171. 
Mégalésies,  pp.  69,  156. 
Melkaiîth,  pp.  7,  9,  24,  29,  31, 

35,  56,  61,  71,  127,  168,  169, 

172. 
Mercure,  pp.  62,  2J2. 
Métharmé,  mère  d'Adonis,  p.  29. 
Meursius,  p.  117. 
MiNUTius  Félix,  p.  91. 
MiTHRA,  p.  88. 
MOLOCH,  p.  14. 
Monuments    relatifs      au     culle 

d'Adonis   (nomenclature  des), 

pp.   263-289. 

MoSCHUS,  p.  61. 

Movers,  pp.  23,  24,  43,  78,  98, 
111,  117,  119,  121,  122,  1.30, 
134,  145,  146,  189,  256. 

Musée,  pp.  59,  109,  110. 

Muses,  p.  30. 

Mylitta,  pp.  169,  170. 

Myrrha,  mère  d'Adonis,  pp.  26, 
27,  91,  211. 

Myrrhe,  p.  26. 

Nahr-Ii!rahim,  pp.  44,  45. 

Nana,  p.  23. 

NiiiTii,  p.  90. 

Nephthys,  p.  95. 

Nil,  pp.  52,  55,  100,  135,  1()7. 

NlNYAS,  p.  90. 
NOKL,  p.  190. 
NoNNUs,  pp.  41,  51. 


Oannès,  p.  183. 

Odin,  blessé  par  un  sanglier, 
p.  97. 

Olympie,  p.  64. 

Orge,  p.  120, 

Ormuzd,  p.  7. 

Oronte,  fleuve,  pp.  9,  11, 12,  36, 
100,  109,  126. 

Orphiques,  pp.  90,  101. 

OsiRis,  pp.  4,  7,  9,  13,  30,  52, 
53,  55,  65,  87,  88,  89,  90. 
94,  95,  102,  125,  158,  165, 
167,  169,  172;  —  jardins 
d'Osiris,pp.  142,  143;  —  ses 
rapports  avec  Adonis,  pp.  52, 
53,  54,55,  110,  133,  135,  136, 
148. 

OuRANOs,  pp.  167,  168. 

Ovide,  pp.  19,  27,  29,  61. 

Pal.epaphos,  p.  170. 
Pamphylie,  pp.  61,  126. 
Panyasis,  pp.  19,  26,  28,  120. 
PAPHOs.pp.  41,58,  86,  94,114, 

158,  165,  171,  173. 
PatÈ;ques,     nom    des     Kabires, 

p.  80. 
Paulin  (saint),  pp.   36,  76. 
Pausanias,  pp.  58,    59,   61,  62, 

03,92,  138. 
Perge,  pp.  61,  126. 
PERROT(et  Chipiez),  pp.  86,  128, 

195,  204,  205. 
Perskphone,  pp.  93,  118,  168. 
Pkrseus,   pp.  25,  61,   104,  146, 

158. 

I^HALLOPHORIKS,  p.  94. 

i'iiALLOS,  Phallus,  culte  phal- 
LiQUK,   pp.    80,    82,    94,    159, 


INDEX    ALPHABETIOUli: 


297 


IGO,    161,  167,  174,  187,  180, 

191. 
Phanoclès,  p.  64. 
^spÉxXr^ç,  nom  d'Adonis,  p.  22. 
PniLiE,  p.  100. 
Philochorus,  p.  92. 
Philox  de  Byblos,  p.  18. 
Phœnix,  nom  qu'Hésiode  donne 

au  père  d'Adonis,  p.  29. 
Phtah,  p.  7. 

Platon,  pp.  59,  117,  119,  140. 
Plauïe,  p.  206. 
Pline,  pp.  61,  140. 
Plutarque,  pp.  53,  62,  63,  64, 

65,  66,91,  117,  135,  141,  143, 

145,  167. 
PoMPÉi,  pp.  185,  212. 
PoMPONius  Mêla,  p.  130. 

PoiiPHYRE,  p.   18. 

PkaxitÎîle,  pp.  197,  199. 
Preller,  pp.  70,  156,  157. 
PRiAPE,pp.  80,82,189,206,212. 
Procope  de  Gaza,  pp.  125,  136. 
Proserpine,  pp.  2,6,  34,  95,207. 
Prostitution,  pp.  169,171,  173, 

174. 
Ptolémée-Héphestion,  p.  30. 
PuG.M,pp.  25,80,  82. 
n'jyjJt^'-wv,     nom       d'Adonis,       à 

Cypre,  p.  22. 
Pygmalion,  pp.  25,  81,82,  205. 
Pyg.mée,  pp.  22,  80,  205. 

QuiNTE-CURCE,  p.    91. 

Renan 


pp.  18,  37,  38,  41,  42, 

'--    '■"    48,  ()9,  74,  75,  76,  77, 

17/< 


40,    1/ ,   is,  \yj,  /4, 

78,   92,    102,    115,     i/i, 

I8(),  l'.l'i,  202,  2Ii),  220. 


175. 


Réville,  pp.  80,  82. 
Rhodes,  pp.  59,  i)[,  63,  126. 
RocHETTE  (Raoul),  pp.  199,  206. 
Rose,  pp.  58,  132. 
Roulez,  p.  199. 

Sarazius,  p.  100. 

Sabéens,  pp.  116,  130;  —  livres 

sabéens,  pp.  .)'»,  76. 
Sainte-Croix,  pp.  43,  53,  78. 
Salambô,  p.  67 . 
Salomon,   pp.  37,  110 
Sanchoniathon,  pp.  17,  18,  23, 
61;  —  sa  cosmogonie,  d'après 
Philon   de    B^^blos,     cité  par 
Eusèbe,  pp.  237-247. 
Sangarius,  p.  23. 
Sanglier,  pp.  27,  29,  63,  85,  87, 
93,  9o,  98,  129,  131,  132,  167, 
175,204,205,214,222;  — sym- 
bole de  l'hiver,  pp.  85,  95,  97, 
121  ;  —  son  rôle  dans  les    re- 
ligions    de    l'Orient    antique, 
pp.  248-256. 
Sapphô,  pp.  59,  138. 
S.\R DAIGNE,  pp.  70,  94,  189. 
Sardaxapale,  p.  35. 
Sciir.AiscHÔx,  p.  9. 
Selden,  p.  169. 
Sémélé,  p.  60. 
Sémira.mis,  pp.  90,  163,  183. 
Servius,  pp.  91,  92. 
Sestos,  ville  de  ïhrace,  pp.  10;), 

110. 
Sextus,'p.  9! . 
SiCYOXE,  p.  63. 
Si  DON,  pp.  37,  57. 
SiLVEsrRE  DE  Sacy,  pp.  53,^8. 
SivA,  PI).  87,94,  159.^ 


298 


INDEX    ALPH.VBKTIQUE 


SMYnxA,  mère  d'Adonis,  pp.  2G, 
28. 

SoMMONAKODOM,  dieu  de  la  lu- 
mière chez  les  Siamois,  p.  97. 

SouKY  (Jules),  pp.  5,  7,  39,  40, 
78,  79,174,175,187,225,220. 

SOZOMÈNK,   p.   4o. 

Strabox.  pp.  30,37,91,  170. 
Stratonice,  pp.  102,  103. 
Suidas,  pp.  53,  02,  92,  140. 

Tacite,  p.  58. 
Talaos,  p.  03. 
Ta-Uz,      dieu     des      Sabéens , 

pp.  110,  130. 
Tertulliex,  p.  91. 
Tète  de  papyrus,  pp.   125,  135. 

130. 
Thallo,  p.  208. 
TiiAMMUS,     prêtre      babylonien, 

p.  34. 
Thamu,  p.  209. 

Thamus,  pilote  égyptien,  p.  70. 
Thkias,  père    d'Adonis,  pp.  20, 

28. 
Théociutk,     pp.   51,    02,    103, 

115,  118,  121,  148,  149. 
Théodoret,  pp.  49,91. 
Théophraste,  pp.  59,  117,  119. 
Thucydide,  p.  117. 


TlPHAXATI,  p.  209. 
Toscaxella       (statuette      de), 

pp.  141,  197. 
TuRAX,  p.  209. 
Typhox,  pp.  9,  52,  88,  97,  133, 

135,  107. 
Tyr,  pp.  37,  50,  57,  03,  07,  92. 
Tyro,  pp.  00.  03. 

Valîîre-Maxime,  pp.  130,  170. 

Véxus,  pp.  .30,  85,  80,  92,  95, 
90,  111,  110,  130,  134,  197, 
208,  212  ;  —  Vénus  Architis, 
p.  84;  —  Vénus  Erycine, 
p.  09  ;  —  Vénus  Uranie,  p.  43  ; 
—  Vénus  voilée,  p.  185. 

ViscoxTi,  p.  198. 

VisHxou,  p.  87. 

VuLCi  (vase  de),  p.  200. 

Yehaw.melek  (stèle  de),  pp.  38, 
39,  53. 

Zacharie,  p.  23. 

Zagreus,   pp.  25,  03,  100,  104, 

108  (voir  Dioni/sos). 
Zarpaxit,  p.  170. 
ZÉxoBius,  pp.  140,  141,  145. 
Zeus,  pp.  25,  20,  57,  90,  94,  108, 

207;  —  Zeus-Bélos,  p.  19. 
Zosime,  p.  43. 


TABLE    DES    GRAVURES 


Aphrodite   et   Adonis,  miroir  (Hrusque III 

La  Querelle   des  Déesses,  peinture  de  vase 26 

La  Mort  d'Adôms 30 

Aphrodite  et  Adonis,  miroir  étrusque    68 

Adonis,  statuette  en  bi-onze 08 

La   Mort   d'Adôxis 121 

Femme  portant  un  jardin   d'Adonis,  peinture  de   Poinpéï..  139 

Adonis  mort,    statuette  en   terre  cuite 141 

Adonis  et  Aphrodite,  groupe  de   inarl)re 160 

Vénus  et    Adonis   mourant,    peinture  de   Pompéï 185 

Vénus   et  Adonis  blessé,  peinture  de  Pompéï 213 

La  chasse  et  la  momt  D'Ai)ôxis,   sarcophage  en   niarhre...  222 

Ad«)Nis  et  Aphrodite 265 


TABLE     DES     MATIERES 

Bibliographie V 

INTRODUCTION 

Le  principe  des  religions  orientales  :  le  Soleil-Dieu.  —  La  migra- 
tion des  dogmes  et  des  croyances.  —  L'unité  de  l'évolution  :  la 
nature,  l'influence  de  la  terre  et  des  phénomènes  telluriques.  — 
Adônis-Thammouz.  —  Le  pays  phénicien,  son  caractère  et  son  in- 
fluence. —  La  suprématie  du  culte  solaire 1 

PREMIÈRE  PARTIE 
LE  CULTE  D'ADÔNIS-THAMMOUZ 

CHAPITRE  I 

La  Légende  d'Adonis 

L'insuffisance  des  sources  phéniciennes.  —  Les  textes  grecs.  — 
Les  modifications  de  la  légende.  —  Les  divers  noms  d'Adonis  et 
leurs  significations.  —  Le  récit  de  Panyasis  et  les  additions  posté- 
rieures. —  Divergences  des  versions.  —  Identité  de  l'expression 
mythique 17 

CHAPITRE    II 

L'Exode  du   Culte 

Oi'igine  assyrienne  du  culte  d'Adonis.  —  Son  expansion  vers 
l'Occident.  —  Byblos  :  sa  gloire,  son  importance,  son  temple.  — 
La  région  de  Byblos  :  le  Liban.  —  Le  théâtre  de  la  légende  : 
Aphaca,  le  fleuve  Adonis.  —  Byblos  sous  les  persécutions  chré- 
tiennes. —  La  marche  ininterrompue  du  culte  adonique  :  en 
Phrygie,  en  Egypte.  —  La  pénétration  en  Grèce  et  dans  les  îles.  — 
Cypre.  —  Les  colonies  sémitiques  :  Carthage,  la  Sicile,  les  rives  de 
ribérie.  —  Le  culte  d'Adonis  à  Rome 32 


302  TABLE    DES    MATIÈRES 

CHAPITRE  III 

La  Symbolique  du  Mythe  et  du  Culte 

L'exacte  signification  du  mot  Adonis.  —  Les  objections  de  Renan 
contre  ridentilication  d'Adonis  et  de  Tharamouz.  —  L'évidence  de 
cette  identilication.  —  Adonis  dieu  suprême.  —  Le  double  symbole 
du  dieu  giblite  :  soleil  et  terre,  principe  actif  et  principe  passif  de 
la  fécondité  terrestre.  —  Les  émanations  d'Adonis  :  Eshmûn,  dieu 
astronomique;  Pugm,  dieu  delà  navigation;  Priape,  dieu  des  fruits. 
—  Adonis,  image  complète  de  la  vie  physique  :  la  mort  et  la  résur- 
rection du  soleil.  —  Le  dualisme  sexuel  de  Tharamouz.  —  La  cas- 
tration des  prêtres.  —  Le  sens  zodiacal  du  mythe  :  le  rôle  et  la 
signification  du  sanglier.  —  Troisième  avatar  d'Adonis  :  symbole 
de  la  végétation.  —  Influence  de  ces  diverses  conceptions  sur  le 
caractère  du  culte 73 

DEUXIÈME  PARTIE 

LES  FÊTES  D'ADONIS 

CHAPITRE  I 

Le  Rôle  historique  des  Adônies 

L'importance  et  l'influence  des  Adônies.  —  Les  Adônies  célébrées 
dans  toutes  les  parties  du  monde  ancien,  —  Byblos,  Athènes, 
Alexandrie.  —  La  fusion  syncrétique  qui  s'opère  dans  la  célébration 
des  fêles. —  L'époque  des  Adônies  :  opinions  diverses.  —  Obscurité 
delà  question;  la  réponse  de  M.  Movers.  —  La  durée  des  Adônies. 
—  L'exaltation  populaire  au  cours  des  fêtes 107 

CHAPITRE  II 
La  Célébration  des  Adônies 

Les  Adônies  de  Byblos  :  les  lamentations  des  femmes,  le  deuil,  les 
funérailles  du  dieu,  la  résurrection.  —  La  tête  de  papyrus.—  Les 
Adônies  d'Athènes  :  les  jardins  dAdônis,  les  cérémonies  funéraires  ; 
absence  de  toute  fêle  de  joie.  —  Les  Adônies  d'Alexandrie  :  l'Eupicri; 
et  l"Acpavtj[jLÔ;.  —  Les  chants  de  Théocrite  et  de  Bion.  —  La  statue 
du  dieu  précipitée  dans  la  mer.  —  Les  Mégalésies  romaines.. .      128 


TARLK    DES    MATIERES  303 

CHAPITRE  III 

Le  Culte  phallique  daxs  les  Fêtes  d'Adonis 

Importance  du  culte  phallique  dans  les  fêtes  d'Adonis.  —  La  cas- 
tration des  prêtres  et  des  fidèles.  —  Les  Galles.  —  Le  récit  du  De 
Dea  Syria.  —  Le  symbole  mythique  de  la  castration.  —  Univer- 
salité de  la  défaillance  divine  :  Atys,  Osiris,  Kronos.  —  La  prosti- 
tution :  sa  pratique  universelle.  —  La  prostitution  au  cours  des 
Adônies.  —  Son  symbole 159 

CHAPITRE  IV 

Les  Survivances  du  Culte  et  des  Fêtes  d'Adonis 

Le  mythe  et  les  fêtes  d'Adonis  dans  les  temps  chrétiens.  —  La 
grotte  de  Bethléem.  —  L'enterrement  du  Christ.  —  Les  symboles 
de  la  liturgie  chrétienne.  —  La  grotte  de  Saint-George.  —  Les 
jardins  d'Adonis  en  Sardaigne.  —  La  Noël  provençale.  —  La  Sainte- 
Baume 177 

TROISIÈME  PARTIE 

LES  MONUMENTS  DU  CULTE  D'ADONIS 

CHAPITRE   I 

La   Statuaire 

La  pauvreté  de  l'cirt  phénicien.  — Les  images  grecques  d'Adonis. 
—  Faites  de  matière  sans  valeur,  elles  sont  détruites.  —  Le  groupe 
en  terre  cuite  de  Toscanella.  —  La  statue  en  marbre  du  Vatican.  — 
Le  groupe  de  l'île  de  Nisyros 193 

CHAPITRE  II 

Les  Vases,    les   Miroirs,    les  Peintures  murales 

Rareté  des  inscriptions.  —  Absence  totale  du  nom  d'Adonis  ou 
de  Thammouz  en  Phénicie.  —  L'inscription  de  Fakra.  —  En 
Tunisie,  —  La  glyptique.  ^-  Le  dieu  Bès.  —  Le  sanglier  ailé.  — 
Le  vase  Chigi.  —  Le  vase  de  Vulci.  —  Le  vase  de  Sant'Angelo.  — 
Le  vase  de  Carlsruhe.  —  Le  vase  Amati.  —  Les  miroirs  étrusques 
de  Paris  et  du  Vatican.  —  Le  miroir  d'Orbetello.  —  Les  pein- 
tures   murales  de  la  villa  Negroni  et  de  Pompéï 201 


304  TABLE     DES    MATIERES 

CHAPITRE  III 
Lks  Monuments   FUNÉRAinES 

Le  mythe  d'Adonis  considéré  comme  symbole  funéraire.  —  En 
Syro-Phénicie  :  les  sculptures  de  Maschnakha  et  de  Ghineli.  — Le 
bas-relief  du  musée  du  Louvre.  —  Le  sarcophage  du  musée  de 
Latran 21G 

CONCLUSION 

La  conception  synthétique  d'Adônis-Thammouz. —  L'évolution  du 
dieu  couvre  et  accompagne  l'évolution  humaine.  — -  Adonis  âme  et 
expression  de  l'Orient.  —  Le  réalisme  de  son  culte  et  de  ses  fêtes. 
—  Caractère  universel  et  absolu  du  dieu 225 

APPENDICES 

I.  La  religion  phénicienne  :  La  Cosmogonie  de  Sanchoniathon, 
d'après  Eusèbe  de  Césarée  [Préparation  éi'angélique.) 237 

II.  Le  rôle  et  le  symbole  du  sanglier  dans  le  mythe  d'Adonis  et 
dans  les  autres  mythes  orientaux  (traduction  d'un  fragment  de  Die 
Pliônizier  de  Movers,  I,  vu) 24(S 

III.  Le  blé  de  Sainte-Barbe 257 

IV.  Nomenclature  des  principaux  monuments  relatifs  au  culte 
d'Adônis-Thammouz 263 

Index 291 

Table  des  guavures 299 

Table  des  MATiiiRES 301 


CHALONS-SAÛNE.    IMP.    FRANÇAISE    ET    ORIENTALE    E.    BERTRAND 


ANNALES  Dr  MISÉE  OUIMET 


BIBLIOTHEQUE  D'ETUDES 
TOME  XVII 


LE  NÉPAL 


PAR 

SYLVAIN  LÉVI 


VOLUME   I 


Maharaja  Chander  Sham   Sher  Jang  Raria  Bahadur, 
Premier  Ministre  et  Maréchal  du  iNcpal. 


LE  NÉPAL 


ÉTUDE  HlSTOPxIOUE   D'UN  ROYAUME  HINDOU 


SYLVAIN  LEVI 


PROFESSEUR  AU  COLLÈGE  DE  FRANCE 


OUVRAGE  ILLUSTRÉ  DE  PHOTOGRAPHIES 


VOLUME 


PARIS 
ERXEST  LEROUX,   ÉDITEUR 

28,     RUE    BONAPARTE,    28 


1905 


rrfPR?^  TTn^FT  STc^T^T  ^^^ÎT^^TT  I 

f^f^  nf^f^TST^T^r  ^ffR?r  f?T5Tmf?r:  ii 

yTJTJtirrj^jn': 


Aux  Malinrûjas 

BIR  SHAM  SHER  JANG 

DEB  SHAM  SHER  JANG 

CHANDER  SHAM  SHER  JANG 

Oal  ont  tour  à  tour  soutenu  et  encouragé 
ces  recherches. 

Un  hôte  reconnaissant. 


lUM.MIh?    Kl     l.ll-l\    SAIMS    lil     .NLl'M. 

Svayaiubhû  Paçupati  Vacchleçvarî 


Vàgmatî  et  Gangà 
(  Frontispice  d'un  manuscrit  de  la  Vamçâvcdl  brahmanique.) 


Daksina- 
ciuacàna 


INTRODUCTION 


Le  nom  du  Népal  n'est  pas  inconnu,  même  en  dehors 
du  cercle  étroit  des  érudits.  Le  prestige  de  l'Himalaya  s'est 
réfléchi,  pour  ainsi  dire,  sur  le  royaume  hindou  que  la 
grande  chaîne  abrite  ;  le  Gaurisankar  et  les  autres  pics 
géants  qui  donnent  le  vertige  à  l'imagination  des  écoliers, 
évoquent  à  la  mémoire  l'image  du  Népal,  allongé  sur  la 
carte  au  pied  de  ces  colosses.  Entre  le  Tibet  au  Nord,  et 
l'Inde  britannique  qui  le  presse  au  Sud,  à  t'Est,  à  l'Ouest, 
le  royaume  du  Népal  occupe  peu  de  place  ;  le  Népal  propre- 
ment dit  en  tiendrait  moins  encore.  Lusage  local,  d'accord 
avec  la  tradition,  réserve  exclusivement  la  dénomination  de 
Népal  à  une  vallée  oblongue,  située  au  cœur  même  du  pays, 
à  mi-chemin  de  l'IIindoustan  brûlant  et  des  hauts  plateaux 

l 


2  LE   NEPAL 

glacés,  riante,  féconde,  ])opuleuse,  acquise  de  longue  date 
à  la  civilisation  et  qui  n'a  jamais  cessé  d'exercer  Thégé- 
monie  sur  les  rudes  montagnes  d'alentour.  C'est  l'histoire 
de  cette  humble  vallée  que  j'ai  tenté  de  retracer  ici. 

Faut-il  m'exciiser  d'avoir  consacré  tant  d'efTorts  à  un 
sujet  si  restreint?  Je  ne  le  crois  pas.  Une  suite  de 
faits  qui  s'enchaînent,  quelle  qu'en  soit  la  portée  apparente, 
est  mieux  qu'une  distraction  d'esprit  curieux;  elle  provoque 
la  réflexion  et  lui  apporte  un  aliment.  Si  les  destinées  du 
genre  humain  ne  sont  pas  un  vain  jeu  du  hasard,  s'il  est 
des  lois  conscientes  ou  aveugles  qui  les  gouvernent, 
l'histoire  d'une  communauté  humaine  intéresse  l'humanité 
entière  puisqu'elle  fait  apparaître  l'ordre  et  le  plan  dis- 
simulés sous  la  masse  confuse  des  événements.  C'est 
l'inconnu,  toujours  dangereux,  qui  recule,  si  on  parvient  à 
découvrir  comment  une  vallée  perdue  s'est  peuplée  d'habi- 
tants, s'est  organisée,  s'est  policée,  comment  les  cultes, 
les  langues,  les  institutions  s'y  sont  lentement  transformés. 
Sur  le  domaine  hindou,  l'étude  prend  plus  d'importance 
encore.  L'Inde,  dans  son  ensemble,  est  un  monde  qui  n'a 
pas  d'histoire:  elle  s'est  créé  des  dieux,  des  dogmes,  des 
lois,  des  sciences,  des  arts,  mais  elle  n'a  pas  livré  le  secret 
de  leur  formation  ni  de  leur  métamorphose.  Il  faut  être 
initié  à  l'indianisme  pour  savoir  au  prix  de  quels  patients 
labeurs  les  savants  de  l'Europe  ont  établi  de  rares  repères 
dans  l'obscurité  d'un  passé  presque  impénétrable,  quelles 
étranges  combinaisons  de  données  hétéroclites  ont  permis 
d'édifier  une  chronologie  chancelante,  encore  criblée 
d'énormes  lacunes. 

Les  peuples  civilisés  se  sont  préoccupés  en  général  de 
transmettre  à  la  postérité  un  souvenir  durable  ;  organisés 
en  communauté,  ils  ont  directement  étendu  au  groupe 
les  sentiments  instinctifs  de  l'individu;  ils  ont  voulu  dé- 
chiffrer le  mystère   de  leur  origine  et  se   survivre  dans 


INTRODUCTION  3 

l'avenir.  Les  prêtres,  les  poètes,  les  lettrés  se  sont  offerts 
à  satisfaire  ce  besoin  puissant.  Les  Chinois  ontleurs  annales, 
comme  les  Grecs  ont  Hérodote,  comme  les  Juifs  ont  la 
Bible.  L'Inde  n'a  rien. 

L'exception  est  si  singulière  qu'elle  a  dès  l'abord  provo- 
qué la  surprise  et  suscité  des  explications.  On  a  surtout 
allégué,  comme  une  raison  décisive,  l'indifférence  trans- 
cendantalo  de  la  pensée  hindoue:  pénétré  de  l'universelle 
vanité,  l'Hindou  assiste  avec  un  dédain  superbe  au  défilé 
illusoire  des  phénomènes;  pour  mieux  humilier  la  petitesse 
humaine,  ses  légendes  et  ses  cosmogonies  noient  les  années 
elles  siècles  dans  des  périodes  incommensurables  qui  con- 
fondent l'imagination,  saisie  de  vertige.  Le  trait  est  exact  ; 
mais,  dans  l'Inde  comme  ailleurs,  les  doctrines  les  plus 
hautes  ont  dû  s'accommoder  aux  faiblesses  incurables  de 
l'humanité.  Les  inscriptions  commémoratives  et  les  pané- 
gyriques sur  pierre  qui  jonchent  le  sol  de  l'Inde  prou- 
vent que  de  longue  date  les  rois  et  les  particuliers  ont 
pris  soin  de  leur  gloire  future.  Les  longues  et  pompeuses 
généalogies  qui  servent  fréquemment  de  préambule  aux 
actes  royaux  montrent  même  que  les  chancelleries  dres- 
saient dans  leurs  archives  un  historique  officiel  de  la  dynas- 
tie. Mais  le  régime  politique  de  l'Inde  condamnait  ces  maté- 
riaux à  une  disparition  fatale.  Si  les  peuples  heureux  n'ont 
pas  d'histoire,  l'anarchie  aussi  n'en  a  pas;  et  l'Inde  s'est 
épuisée  dans  une  perpétuelle  anarchie.  Les  invasions  étran- 
gères et  les  rivalités  intestines  n'ont  jamais  cessé  d'en 
bouleverser  la  surface.  Parfois,  à  de  lointains  intervalles,  un 
maître  de  génie  pétrit  dans  ses  mains  robustes  la  masse 
amorphe  des  royaumes  et  des  principautés,  et  fait  de  l'Inde 
un  empire,  mais  l'œuvre  meurt  avec  l'ouvrier;  l'empire  se 
disloque  et  des  soldats  de  fortune  s'y  (aillent  des  états  de 
rencontre.  Trop  grande  pour  se  prêter  à  une  monarchie, 
l'Inde  manque  de   divisions   naturelles  qui  assurent  un 


4  LE   NEPAL 

parlago  slablo  ;  Thégémonie  erre  au  hasard  sur  rélendiie 
de  cet  immense  territoire,  et  passe  de  l'indiis  au  Gange, 
du  Gange  au  Deliklian,  Les  capitales  surgissent,  res- 
plendissent, s'éteignent;  les  marchés,  les  entrepôts,  les 
ports  de  la  veille  sont  déserts  le  lendemain,  vides, 
oubliés.  De  temps  en  temps,  sur  ce  bouillonnement, 
une  vague  passe,  retombe,  et  brise  tout  de  proche  en 
proche.  Alexandre  entre  au  Penjab,  et  le  Gange  lointain 
échappe  à  ses  puissants  maîtres  ;  les  Anglais  débarquent 
sur  les  côtes,  et  le  Mogol  est  ébranlé.  L'hide  qu'on  se 
représente  communément  absorbée  dans  son  rêve  mer- 
veilleux et  détachée  du  reste  du  monde  est  en  réalité  la 
proie  banale  où  se  rue  la  cupidité  de  l'univers  fasciné.  Après 
les  Aryas  védiques,  les  Perses  de  Darius  ;  puis  les  Grecs, 
etlesScyllies,  et  les  Huns,  et  les  Arabes,  et  les  Afghans,  et 
les  Turcs,  et  les  Mongols,  et  les  Européens  déchaînés  à 
l'envi  :  Portugais,  Hollandais,  Français,  Anglais.  L'histoire 
de  l'Inde  se  confond  presque  tout  entière  avec  l'histoire 
de  ses  conquérants. 

Si  l'Inde,  par  l'excès  de  son  instabilité,  était  condamnée 
à  manquer  d'une  histoire  politique,  elle  aurait  pu  du  moins 
posséder  une  histoire  religieuse.  Le  bouddhisme  faillit  la 
lui  donner.  Née  d'une  personnalité  vigoureuse  que  les 
travestissements  du  mythe  n'avaient  pu  masquer  entière- 
ment, propagée  par  une  succession  de  patriarches,  régle- 
mentée par  des  conciles,  patronnée  par  d'illustres  souve- 
rains, l'Église  du  Bouddha  se  remémorait  les  étapes  de  sa 
grandeur  croissante  ;  parue  et  publiée  au  cours  des  temps, 
elle  ne  se  promettait  pas  une  stupéfiante  éternité  ;  elle 
fixait  à  sa  durée  un  terme  fatal,  et  pressée  de  conduire 
les  hommes  au  salut,  elle  mesurait  avec  mélancolie  les 
siècles  parcourus,  et  les  siècles  encore  ouverts  devant  elle. 
Retirés  dans  leurs  couvents,  les  moines  bouddhiques  con- 
templaient sans  doute  les  tempêtes  du  monde,  comme  les 


INTRODUCTION  5 

mirages  décevants  du  néantuniversel;  néanmoins,  membres 
d'une  communauté  et  solidaires  de  ses  intérêts,  ils  tenaient 
soigneusement  registre  des  donations  et  des  privilèges 
octroyés  par  la  faveur  des  rois.  L'Eglise  avait  ses  annales  ; 
le  couvent  avait  son  journal.  Mais  un  ouragan  formidable 
balaya  le  bouddhisme,  les  monastères  et  les  moines,  avec 
leur  littérature  et  leurs  traditions.  Le  brahmane,  resté 
seul  en  face  de  l'Islam  envahissant,  opposa  au  fanatisme 
du  vainqueur  les  ressources  de  sa  souplesse  insaisissable; 
dédaigneux  de  l'histoire  qui  contrariait  son  idéal  et  démen- 
tait ses  prétentions,  il  se  créa  des  héros  à  son  goût  et  se 
réfugia  avec  eux  dans  le  passé  des  légendes. 

Trois  pays  seulement  ont  gardé  la  mémoire  de  leur  passé 
réel:  tout  au  Sud,  Ceylan,  dans  la  mer;  tout  au  Nord,  le 
Cachemire  et  le  Népal,  dans  les  montagnes.  Tous  trois  ont, 
en  contraste  avec  l'Inde,  un  caractère  commun:  la  nature 
leur  a  tracé  un  horizon  défini,  que  la  vue  embrasse  sans 
pouvoir  le  franchir.  Solidaires  de  l'Inde,  ils  ne  se  confon- 
dent jamais  avec  elle,  et  poursuivent  leurs  destinées  à 
l'écart,  enfermés  dans  un  cercle  fatal. 

Ceylan ,  métropole  antique  et  toujours  florissante  du  boud- 
dhisme, s'enorgueillit  d'une  chronique  continue  qui  couvre 
plus  de  deux  mille  années  ;  depuis  qu'un  tils  de  l'empereur 
Açoka  vint  y  fonder  le  premier  monastère,  vers  250  avant 
l'ère  chrétienne,  ses  moines  n'ont  pas  cessé  de  rédiger  en 
vers  didactiques  les  annales  de  l'Eglise  singhalaise.  Leur 
exactitude,  soumise  au  contrôle  des  Grecs  et  des  Chinois, 
s'est  tirée  brillamment  de  cette  double  épreuve.  Mais  Ceylan 
est  un  petit  monde  à  part  ;  la  politique,  qui  parfois  exprime 
la  réalité,  sépare  encore  aujourd'hui  Ceylan  de  l'Empire 
anglo-indien  pour  la  rattacher  directement  à  la  couronne 
brilanni([ue.  La  péninsule  est  à  Uània,  le  héros  des  brah- 
manes ;  mais  l'île,  soumise  un  instant  par  ses  armes,  n'en 
reste  pas  moins  h  son  antagoniste,  le  démon  Râvana.  Les 


b  LE    NEPAL 

routes  maritimes  de  l'Orient,  qui  s'épanouissent  toutes  en 
éventail  autour  d'elle,  y  ont  déversé  toutes  les  races  du 
monde,  Arabes,  Persans,  Malais,  et  nègres  d'Afrique,  et 
blancs  d'Europe,  et  jaunes  de  la  Chine.  L'Inde  s'allonge 
vers  elle,  presque  à  la  toucher,  mais  quelle  Inde?  l'Inde 
noire,  l'Inde  dravidienne  oii  le  brahmanisme  a  toujours  dû 
partager  l'empire,  avec  les  cultes  indigènes,  avec  le  boud- 
dhisme, avec  l'islam,  avec  les  chrétiens  de  Saint-Thomas, 
avec  les  Jésuites  du  Madouré.  Ceylan  est  une  annexe  de 
l'Inde  ;  elle  n'en  est  point  une  province,  moins  encore  une 
image  réduite. 

Le  Cachemire,  dans  les  terres,  fait  pendant  à  la  grande 
île.  La  montagne  l'entoure  et  ne  l'emprisonne  pas  ;  des  cols 
praticables  le  relient  au  Tibet,  au  Kachgar,  aux  vallées 
du  Pamir  ;  des  passes  faciles  descendent  au  Penjab,  vers  ce 
seuil  historique  de  l'Inde  où  tous  les  envahisseurs  ont  dû 
livrer  leur  premier  combat.  Ceylan  est  la  sentinelle  avancée 
au  carrefour  de  l'océan  Indien  ;  le  Cachemire  s'enfonce 
comme  un  coin,  sous  la  poussée  de  l'Inde,  au  cœur  de 
l'Asie.  Mais,  soudé  à  l'Inde,  il  en  partage  les  destinées  ; 
conquis,  comme  elle,  parles  Turcs  de  Kaniska  et  les  Huns 
de  Mihirakula,  il  traverse  comme  elle  une  période  de  splen- 
deur et  de  force  entre  le  vi"  et  le  x"  siècle,  ensuite,  épuisé 
par  ses  luttes  contre  les  barbares  de  rOccident,  il  succombe 
sous  l'effort  de  l'Islam.  Une  chronique,  composée  au  xr 
siècle,  rappelle  seule  aujourd'hui  les  gloires  du  passé  ;  mais 
elle  a  suffi  à  les  rendre  immortelles.  La  littérature  sanscrite 
que  les  rois  du  Cachemire  avaient  protégée  et  souvent  môme 
cultivée  a  su  payer  dignement  leurs  bienfaits  ;  laRâja-taran- 
ginî  du  poète  Kalhana  a  sauvé  de  l'ouiîli  leurs  noms  et  leurs 
exploits.  D'autres  ont  voulu  plus  tard  reprendre  et  pour- 
suivre l'œuvre  de  Kalhana  ;  mais  l'intérêt  du  sujet  s'était 
évanoui.  Le  Cachemire  avait  échappé  au  génie  hindou,  et 
n'était  plus  qu'une  annexe  obscure  de  l'Inde  musulmane. 


INTRODUCTION  7 

Si  le  Népal  a  une  histoire,  comme  le  Cachemire  et  Cey- 
lan,  son  histoire  est  bien  modeste.  Retranché  entre  ses  gla- 
ciers et  ses  marécages,  isolé  comme  un  domaine  indécis 
entre  THindoustan  et  le  Tibet,  il  n'a  jamais  connu  la  civilisa- 
tion raffinée  des  cours  cachemiriennes,  ni  Factivité  opulente 
de  la  grande  île  bouddhique.  Ses  annales  ne  rappellent  ni  le 
Mahâvamsa  pâli,  ni  la  Ràja-taranginî  sauscrite  :  leur  forme 
même  accuse  le  contraste  ;  elles  consistent  dans  des  listes 
de  dynasties  (Yamçàvalîsi,  combinées  avec  des  listes  de 
fondations  et  de  donations  royales  ;  les  compilateurs  qui 
les  ont  réunies  et  fondues  n'ont  pas  même  essayé  de  les 
élever  à  la  dignité  d'une  œuvre  littéraire  :  la  langue  usuelle 
leur  a  suffi,  qu'ils  aient  emprunté  le  parler  càdemi  tibétain 
des  Névars  ou  le  dialecte  aryen  des  Népalais  hindouisés. 
Leur  récit,  maigre  et  desséché  d'ordinaire,  ne  s'arrête  avec 
complaisance  que  sur  les  miracles  et  les  prodiges  :  il 
ne  prend  d'ampleur  qu'à  l'époque  fabuleuse  et  l'époque 
moderne.  La  vigueur  des  souvenirs  récents  résiste  seule  à 
l'éclat  éblouissant  du  passé  légendaire.  Héros  et  dieux, 
enfantés  par  la  croyance  populaire,  passent  de  siècle  en 
siècle,  toujours  plus  vrais  et  plus  réels  à  mesure  que  chaque 
génération  y  verse  son  âme  et  sa  foi.  On  les  voit,  on  les 
sent  partout  présents:  Ihommo  est  l'instrument  aveugle 
de  leurs  volontés  ou  de  leurs  caprices.  La  révolution  de 
1768  qui  donne  le  Népal  aux  Gourldias  n'est  encore,  pour  les 
chroniqueurs,  que  la  suite  d'un  pacte  conclu  d'abord  au 
ciel.  L'histoire  ainsi  entendue  se  réduit  à  une  épopée 
pieuse,  montée  sur  un  appareil  de  chronologie  suspecte. 
La  science,  heureusement,  dispose  d'autres  matériaux  pour 
contrôler  et  pour  compléter  la  tradition  :  l'épigraphie, 
déjà  riche,  et  qui  remonte  jusqu'au  y*  siècle  ;  les  manu- 
scrits anciens,  nombreux  au  Népal  où  le  climat  les  a  mieux 
préservés  que  dans  l'Inde  ;  la  littératui'c  d'origine  locale  ;  les 
notices  des  pèlerins  et  des  envoyés  cbinois  ;  les  informa- 


8  LE    NÉPAL 

lions  tirées  de  l'histoire  et  de  la  littérature  indiennes  ;  enfin 
les  renseignements  amassés  par  les  voyageurs  européens 
depuis  le  xvn"  siècle. 

Tous  ces  documents,  si  divers  d'âge,  d'origine,  de  lan- 
gue, d'esprit,  une  fois  comparés,  critiqués  et  coordonnés, 
composent  un  tableau  d'ensemble  où  le  regard  peut 
embrasseraisément  les  destinées  d'une  peuplade  asiatique 
soumise  au  contact  de  l'Inde,  pendant  une  durée  d'au  moins 
vingt  siècles.  A  l'aube  des  temps,  le  Népal  est  un  lac  ;  l'eau 
([ui  descend  des  sommets  voisins  s'endort,  captive,  au  pied 
des  montagnes  qui  l'enferment.  xMais  un  glaive  divin  fraie 
une  brèche;  la  vallée  se  vide,  le  sol  s'assèche  ;  les  premiers 
colons  arrivent.  Ils  viennent  du  Nord,  conduits  par  Man- 
juçrî,  le  héros  de  la  sagesse  bouddhique,  qui  trône  en 
Chine,  et  qui  s'y  manifeste  encore  aujourd'hui  sous  les 
traits  du  Fils  du  Ciel.  L'âge  fabuleux  s'ouvre  alors  ;  l'ima- 
gination des  conteurs  népalais  n'a  pas  eu  de  peine  à  peu- 
pler ce  passé  lointain,  abandonné  tout  entier  à  leur  fan- 
taisie ;  mais  leurs  inventions,  solidaires  de  la  réalité  qui 
les  inspire  en  dépit  d'eux,  n'aboutissent  qu'à  reproduire 
l'histoire  dans  une  sorte  de  prélude  symbolique.  Les  dynas- 
ties qu'ils  créent  viennent  l'une  du  monde  chinois,  une 
autre  de  l'Himalaya  oriental,  une  autre  de  l'Inde.  Après  des 
myriades  d'années  oi^i  les  dieux  et  les  héros  légendaires 
occupent  la  scène,  des  personnages  plus  modestes  y  fenl 
tout  à  coup  leur  entrée.  Un  ermite,  le  patron  et  l'éponyme 
du  Népal,  installe  sur  le  trône  de  simples  bergers;  c'est 
l'histoire  qui  commence,  ou  du  moins  les  temps  histo- 
riques. Les  Gopâlas,  les  Abhîras  représentent  les  premiers 
pasteurs  qui  s'aventurèrent  avec  leurs  troupeaux  dans  les 
herbages  solitaires  des  montagnes.  Leurs  noms,  sanscrits, 
ne  doivent  pas  faire  illusion;  précurseurs  des  Gurungs  et 
des  Bhotiyas  qui  vivent  maintenant  dans  les  hautes  alpes 
du  royaume  Courkha,  ils  venaient  comme  eux  des  plateaux 


INTRODL'CTIOX  9 

tibétains.  Des  récils  pittoresques,  recueillis  dans  le  voisi- 
nage du  Népal,  montrent  les  pâtres  de  jadis  arrêtés  long- 
temps sur  l'autre  versant  par  les  neiges  et  les  glaces  ;  mais 
un  d'entre  eux,  parti  à  la  recherche  d'une  bête  disparue, 
se  laisse  entraîner  sur  les  neiges,  franchit  une  passe  et 
découvre  un  nouveau  monde  verdoyant  et  fertile.  Il  revient, 
l'heureuse  nouvelle  se  communique  de  proche  en  proche  ; 
une  multitude  de  conquistadors  s'élance  sur  le  chemin  du 
Sud. 

La  peuplade  des  Névars  qui  prenait  possession  du  Népal 
appartenait  à  une  race  d'hommes  que  la  nature  a  marqués 
d'une  empreinte  vigoureuse.  Accoutumés  à  des  altitudes 
qu'on  croirait  impraticables,  exposés  aux  rigueurs  gla- 
ciales d'un  long  hiver,  mais  fouettés  par  une  bise  vivi- 
fiante, ragaillardis  par  un  été  souriant,  éloignés  du  com- 
merce du  monde,  bornés  dans  leur  horizon  comme  dans 
leurs  ambitions,  associant  les  jouissances  de  la  vie  nomade 
aux  plaisirs  rustiques  de  la  vie  sédentaire,  ces  bergers 
d'une  Arcadie  démesurée  mêlent  la  douceur  à  la  barbarie, 
l'églogue  à  la  férocité:  le  rire  sonore  et  large,  la  gaieté 
franche  et  joviale,  ils  s'amusent  comme  des  enfants,  rêvent 
comme  des  sages,  et  frappent  comme  des  brutes.  Hordes 
de  pillards  sous  un  chef  de  bandes,  armée  disciplinée  sous 
un  maître  de  génie,  la  doctrine  du  Bouddha  en  a  fait  aussi 
des  moines,  des  savants,  des  penseurs.  Leur  langue,  fruste 
et  rude,  s'est  pourtant  accommodée  sans  effort  à  la  poésie, 
à  la  science,  aux  spéculations  abstruses.  Issu  de  cette 
souche  robuste,  le  rameau  Névar,  le  plus  rapproché  de 
l'Inde,  fut  le  premier  à  fleurir. 

Le  Névar  eut  d'abord  à  triompher  d'im  péril  décisif.  A 
l'Orient  des  bergers  du  Népal,  une  tribu  parente  avait 
occupé  le  bassin  des  sept  Kosis  ;  répandue  sur  ce  vaste  ter- 
ritoire, que  la  nature  elle-même  avait  découpé  en  étroites 
vallées  par  des  barrières  de  hautes  montagnes,  la  tribu  des 


10  LE    NÉPAL 

Kirâtas  s'était  divisée  en  principautés  ;  mais  fatigués  peut- 
être  de  s'épuiser  à  des  rivalités  stériles,  instruits  peut-être 
par  l'exemple  de  l'Inde  voisine,  ils  s'organisèrent  en  con- 
fédération, comme  les  Mallas  ou  les  Vrjjis  du  pays  aryen, 
et  forts  de  leur  union  ils  fondèrent  un  empire  qui  déborda 
sur  la  plaine  au  Sud,  s'étendit  vers  la  mer  jusqu'au  delta  du 
Gange,  imposa  son  souvenir  à  l'épopée  hindoue,  tandis 
qu'à  l'Ouest  leur  expansion  triomphante  arrachait  le  Népal 
aux  rois  bergers.  La  Vamçàvalî  enregistre  une  longue  série 
de  rois  Kirâtas  de  qui  les  noms  barbares  semblent  porter  un 
cachet  d'authenticité.  C'est  au  cours  de  celle  période  que 
le  Bouddha  d'abord,  l'empereur  Açoka  ensuite  auraient 
visité  le  Népal.  Pris  à  la  lettre,  les  deux  faits  sont  au  moins 
douteux,  sinon  improbables  ;  ils  expriment  toutefois  une 
pari  de  vérité.  Le  bouddhisme  était  né  au  pied  des  mon- 
tagnes népalaises,  au  débouché  des  roules  qui  mènent  du 
Népal  aux  plaines,  sur  les  confins  du  monde  aryen  ;  l'Hima- 
laya tout  proche  a  pu  tenter  les  premiers  apôtres,  impa- 
lienls  de  propager  les  paroles  du  salut.  Et  plus  tard,  vers 
250  av.  J.-C,  quand  Açoka  entreprit  son  pieux  pèlerinage 
aux  lieux  saints,  sa  route,  reconnaissable  encore  aux  piliers 
qu'il  dressa,  le  conduisit  au  moins  dans  cette  sorte  de  zone 
mixte  où  le  montagnard  népalais  rencontre  l'Hindou  des 
plaines. 

Soutenu  par  la  puissance  du  grand  empereur  bouddhiste, 
ou  seulement  par  son  propre  zèle,  le  missionnaire  du  boud- 
dhisme avait  pris  pied  au  Népal.  L'Inde  y  montait  avec  lui. 
Sous  l'influence  de  la  religion  nouvelle,  les  grandes  familles 
cherchaient  à  se  rattacher  par  des  liens  ou  fictifs  ou  réels 
à  la  noblesse  bouddhiste  de  l'Inde  ;  une  d'entre  elles  gagna 
assez  de  crédit  pour  renverser  les  Kirâtas,  un  siècle  environ 
après  l'ère  chrétienne,  et  pour  fonder  une  dynastie  qui 
devait  durer  près  de  huit  siècles.  Les  successeurs  des 
Kirâlas  se  prétendaient  issus  du  clan  Licchavi  qui  domi- 


INTRODL'CTION  1  1 

nait  à  l'époque  du  Bouddha  sur  la  ville  opulente  de  Vaiçàlî, 
et  qui  continuait  à  compter  parmi  les  noms  les  plus  glo- 
rieux de  l'aristocratie  indienne.  Le  Népal  sous  le  régime 
des  Licchavis  entre  dans  le  système  des  Étals  hindous, 
mais  sans  compromettre  son  indépendance.  Le  plus  puis- 
sant des  empereurs  Guptas,  suzerain  de  l'Inde  presque 
entière,  inscrit  le  Népal  parmi  les  royaumes  d'outre-marche 
qui  entretiennent  avec  lui  des  relations  d'amitié.  Enfin,  au 
début  du  vj'  siècle,  l'histoire  positive  commence  avec  l'épi- 
graphie.  Le  premier  document  connu  montre  la  civilisation 
de  l'Inde  parvenue  déjà  dans  la  vallée  à  son  complet  épa- 
nouissement. La  langue  littéraire,  le  sanscrit,  qui  atteint  à  ce 
moment  même  la  perfection  classique  dans  l'Inde  des  JDrah- 
manes,  est  maniée  sans  difficulté  au  cœur  des  montagnes  par 
des  poètes  instruits,  élégants,  délicats,  au  service  de  la  cour 
ou  des  simples  particuliers.  Le  bouddhisme  et  le  brahma- 
nisme, séparés  et  depuis  longtemps  rivaux  dans  l'Inde, 
voisinent,  se  pénètrent,  se  confondent  presque  au  Népal. 
Les  moines  ont  consacré  au  culte  des  Bouddhas  la  colline 
de  Svayambhù  et  ils  y  ont  élevé  un  sanctuaire  de  forme 
antique  que  la  tradition  rapporte  à  l'empereur  Acoka  :  dis- 
persés dans  la  vallée,  des  hémisphères  de  terre  et  de  bri- 
ques, construits  sur  le  type  rudimentaire  des  monuments 
primitifs  du  bouddhisme  indien,  attestent  la  date  déjàloin- 
taine  de  la  conversion  du  pays.  Sur  deux  autres  éminences, 
Giva  et  Visnu  ont  fixé  leur  séjour:  Çiva,  l'hôte  reconnu 
des  retraites  et  des  sommets  de  l'Himalaya,  est  adoré  ici 
sous  le  nom  de  Paçupati,  Maître  du  Bétail;  et  ce  vocable, 
heureusement  adapté  d'abord  à  une  population  de  bergers, 
imposé  ensuite  par  un  long  usage,  désigne  encore  aujour- 
d'hui le  dieu  comme  le  protecteur  de  la  dynastie  et  le 
patron  du  Népal.  Visnu,  populaire  sous  l'appellation  de 
Nâràyana,  est  uni  moins  intimement  que  son  émule  à  la 
vie  du  pays.  Autour  d'eux,  les  divinités  inférieures,  corn- 


12  LE    NÉPAL 

mîmes  en  partie  aux  bonzes  et  aux  brahmanes,  avaient  leurs 
temples,  leurs  prêtres  et  leurs  fidèles.  La  royauté,  hérédi- 
taire, se  transmettait  de  père  en  fils;  le  pouvoir  du  roi 
s'étendait  en  dehors  de  la  vallée,  h  l'Est  et  à  l'Ouest  ;  mais 
une  féodalité  remuante,  indocile,  réduisait  presque  à  rien 
le  domaine  royal  et  l'autorité  du  suzerain.  Pas  encore  de 
grandes  villes;  les  villages  où  se  groupent  les  cultivateurs 
et  les  marchands  ne  portent  que  des  noms  indigènes,  pure- 
ment névars.  Les  inscriptions  et  la  chronique  permettent 
de  suivre  le  développement  du  Népal  jusqu'au  vn"  siècle, 
oi^i  il  atteint  son  apogée.  La  fortune  alors  semble  élargir 
brusquement  l'horizon  politique  du  petit  royaume.  Pétris 
et  disciplinés  par  un  de  ces  manieurs  d'hommes  que  l'Asie 
centrale  enfante  par  intervalles,  les  clans  tibétains  s'unis- 
sent; un  Etat  se  crée,  s'organise,  qui  menace,  à  peine  né, 
le  vieux  colosse  chinois.  La  Chine  à  son  tour  rappelée  par 
ses  agresseurs  au  souvenir  des  «  Pays  d'Occident  »  qu'elle 
avait  presque  oubliés  depuis  les  Han,  cherche  par  la  ferveur 
de  ses  pèlerins  et  l'adresse  de  ses  mandarins  à  se  frayer 
une  route  vers  l'Inde.  L'Inde  du  Nord  elle-même,  unie  un 
instant  sous  l'empire  d'un  monarque  instruit  et  curieux, 
répond  à  l'appel  de  la  Chine  et  tente  de  forcer  le  cordon 
de  barbares  qui  ferme  ses  frontières  :  au  Nord-Ouest,  les 
tékins  turcs  sont  installés  en  maîtres,  tout  près  d'être  sup- 
plantés par  les  Arabes. 

Le  Népal  semble  promettre  une  voie  facile  à  ce  com- 
merce des  nations  ;  il  est  le  trait  d'union  naturel  de  deux 
mondes.  L'Inde  l'a  converti,  l'a  civilisé  ;  le  Tibet,  qui  parle 
sa  langue,  le  compte  parmi  ses  vassaux  ;  mais  le  Népal 
subjugué  a  donné  une  reine  à  ses  vainqueurs.  Une  prin- 
cesse népalaise  est  assise  sur  le  trône  de  Lhasa;  boud- 
dhiste ardente,  elle  a  installé  dans  son  palais  ses  dieux,  ses 
prêtres  et  ses  livres  saints.  Clotilde,  une  fois  encore,  a 
converti  Clovis  ;  le  roi  barbare  s'entoure  de  moines,  apprend 


IXTRODUCTIOX  i  3 

la  théologie  au  sortir  des  combats.  Des  ambassades  chi- 
noises, envoyées  vers  l'Inde,  passent  par  le  Tibel,  s'arrê- 
tent au  Népal  en  hôtes  officiels  ;  entraîné  par  la  fortune 
politique  du  Tibet,  le  Népal  gravite  dans  l'orbite  de  la 
Chine;  il  adresse  au  Fils  du  Ciel  des  envoyés  et  des  pré- 
sents; une  armée  de  soldats  népalais  descend  même  dans 
les  plaines  de  rinde,  sous  la  conduite  d'un  général  chinois, 
pour  venger  un  affront  que  la  Chine  a  subi.  Des  moines  chi- 
nois viennent  s'établir,  s'instruire,  s'éteindre  dans  les 
monastères  du  Népal. 

Cette  intensité  d'échanges  provoque  une  prospérité 
inouïe.  Les  vieilles  résidences  royales,  trop  pauvres  ou  trop 
mesquines,  sont  désertées  ;  des  palais  s'élèvent  qui  abritent 
avec  le  roi  toute  une  cour  de  dignitaires  ;  les  couvents,  les 
temples  s'embellissent,  s'enrichissent,  s'accroissent  ;  la 
sculpture,  la  peinture  décorent  les  ouvrages  des  architectes. 
L'art  du  Népal  émerveille  même  les  Chinois  raffinés.  Des 
villes  se  fondent  ;  les  capitales  sortent  de  terre  coup  sur 
coup.  La  science  encouragée,  soutenue  par  des  donations 
libérales,  fleurit  ;  la  royauté  donne  l'exemple  :  Amçu- 
varman  compose  une  grammaire  sanscrite.  Dans  les  cou- 
vents, les  moines  instruits  multiplient  les  copies  des 
saintes  Ecritures  et  des  traités  canoniques,  égayant  leur 
travail  austère  d'enluminures  et  de  miniatures  finement 
exécutées. 

Mais  le  Népal  n'a  point  de  ressources  pour  se  suffire;  privé 
du  mouvement  qui  le  traversait,  il  entre  en  décadence. 
L'Inde  est  bicntùt  retournée  h  l'anarchie;  le  Tibet  et  la 
Chine  engagés  dans  les  guerres  continuelles  s'affaiblissent 
l'un  et  l'autre.  Las  d'un  vasselage  qui  fausse  ses  destinées, 
le  Népal  se  révolte,  lutte  contre  ses  maîtres  tibétains  ;  dis- 
puté par  les  influences  diverses  qui  prétendent  y  prévaloir, 
le  royaume  se  divise,  s'émiette,  s'engloutit  dans  un  chaos 
féodal.  Les  Licchavis  disparaissent,  emportés  par  la  tour- 


\  4  LE    NÉPAL 

menle.  Une  date  pr^M'ise,  posilive,  se  dégage  de  ce  brouil- 
lard et  s'inscrit  au  fronton  d'une  période  nouvelle.  L'an  880 
de  J.-C.  inaugure  l'ère  du  Népal. 

Depuis  longtemps  déjà  le  Népal  avait  été  initié  par  l'Inde 
à  l'usage  d'une  ère  locale.  L'amijitiondes  dynastes  indiens, 
empereurs  ou  roitelets,  allait  à  fonder  une  ère  propre,  qui 
perpétuât  leur  souvenir  ;  l'emploi  d'une  ère  distincte  était 
tenu  pour  un  symbole  d'indépendance,  de  puissance  fière 
et  libre  ;  c'était  une  sorte  de  drapeau  national,  marqué  aux 
armes  d'une  dynastie.  Parmi  tant  de  difficultés  oii  se  débat 
l'histoire  de  l'Inde,  la  multiplicité  des  ères  est  un  principe 
de  confusion  inextricable.  Une  série  de  rois  oscille  souvent 
dans  la  chronologie,  au  hasard  de  la  mode,  en  attendant  le 
synchronisme  décisif.  Les  Guptas,  qui  dominent  l'histoire 
indienne  pendant  cent  cinquante  ans,  étaient  tiraillés,  il  y  a 
quinze  ans  encore,  entre  le  i"  et  le  iv"  siècle  de  l'ère  chré- 
tienne. L'origine  même  des  ères  les  plus  populaires  échappe 
à  l'historien  ;  nous  ignorons  encore  les  ciiconstances  qui 
firent  naître  en  57  av.  J.-C.  l'ère  Vikrama,  en  78  ap.  J.-G. 
l'ère  çaka,  aussi  répandues  cependant  dans  l'Inde  contem- 
poraine que  dans  l'Inde  du  moyen  âge.  Les  Licchavis  du 
Népal  avaient  fondé  ou  introduit  dans  la  vallée  une  ère  qui 
partait,  si  mes  calculs  sont  exacts,  de  l'an  111  J.-C;  au 
début  du  vïf  siècle,  ils  avaient  dû  accepter  comme  une 
marque  de  vassalité  l'ère  des  conquérants  tibétains.  L'an 
880  consacre  officiellement  la  rupture  du  lien  devasselage; 
le  Népal  échappe  au  Tibet  que  déchirent  les  passions  reli- 
gieuses ;  et  une  nouvelle  dynastie  se  substitue  aux  Licchavis  : 
les  Mallas. 

Les  Mallas,  comme  les  Licchavis,  sont  les  héritiers  plus 
ou  moins  légitimes  d'un  nom  antique,  consacré  par  la 
biographie  du  Bouddha.  Au  temps  où  vivait  le  Maître,  les 
Mallas  formaient  une  confédération  de  tribus  encore  peu 
avancées  en  civilisation;  c'est  sur  leur  territoire  que  les 


INTRODUCTION  1 0 

fondateurs  des  deux  grandes  doctrines  schismatiques,  le 
Bouddha  et  le  Jina,  étaient  venus  mourir.  Ils  disparaissent 
ensuite  de  l'histoire,  absorbés  dans  l'empire  du  Magadlia 
ou  refoulés  dans  lesmontag^nes.  Ils  paraissent  au  Népal  dans 
le  premier  des  monuments  épigraphiques  du  pays  ;  leur  nom 
se  retrouve  ensuite  dans  d'autres  inscriptions  des  Licchavis. 
Établis  en  dehors  et  à  l'Ouest  de  la  vallée,  ils  refusent  de 
reconnaître  l'autorité  de  la  dynastie  népalaise  et  semblent 
même  lui  imposer  parfois  une  sorte  de  tribut. 

Maîtres  du  Népal  à  leur  tour,  les  Mallas  y  transportent 
une  sorte  de  fédération  féodale  qui  rappelle  la  constitution 
des  anciens  Mallas.  A  la  fin  du  xi"  siècle  (1097  J.-C),  une 
secousse  soudaine  annonce  à  la  petite  vallée  l'ébranlement 
de  l'Inde  voisine  et  présage  les  révolutions  futures  ;  à  la 
faveur  du  désordre  qu'ont  provoqué  de  l'Indus  au  Gange 
les  invasions  musulmanes,  un  Hindou  authentique  et  ortho- 
doxe, natif  du  Dekkhan,  entre  à  main  armée  au  Népal  et 
occupe  le  trône  qu'il  lègue  à  ses  descendants.  Mais  la  con- 
quête est  prématurée  ;  la  nouvelle  dynastie  ne  règne  que 
de  nom.  L'anarchie  est  au  comble  ;  chaque  bourgade  a  son 
seigneur,  qui  tranche  du  monarque  ;  les  capitales  ont  des 
rois  de  quartier.  Les  rivalités  de  couvents  s'ajoutent  aux 
rivalités  des  partis.  Un  prince  des  montagnes,  soutenu  par 
la  faction  brahmanique,  croit  l'heure  venue;  devancier  des 
Gourkhas,  il  s'élance  de  Palpa  sur  le  Népal,  s'en  empare, 
mais  se  reconnaît  trop  faible  pour  le  conserver,  et  se  retire 
précipitamment.  Malgré  leurs  échecs  successifs,  ces  essais 
répétés  attestent  l'ascendant  continu  de  l'influence  brah- 
manique. 

En  1324,  une  troisième  tentative  réussit  et  installe  une 
dynastie  brahmanique  au  Népal  ;  le  vainqueur  Hari  Simha 
Deva,  victime  des  musulmans  qui  l'ont  chassé  du  Tirhout, 
cherche  dans  la  montagne  un  refuge  et  une  compensation. 
Il  amène  avec  lui  une  académie  de  juristes  brahmaniques 


^6  LE    N'ÉPAL 

qu'il  patronne  et  qui  s'emploie  ardemment  à  codifier  la 
tradition,  menacée  de  disparaître  sous  l'Islam  qui  triomphe. 
Les  complications  subtiles  de  l'organisation  brahmanique 
se  propagent  et  gagnent  du  terrain  ;  mais  il  était  réservé 
aux  Mallas,  mieux  qualifiés  pour  ce  rôle,  d'opérer  une  con- 
ciliation harmonieuse  entre  l'usage  local  et  les  exigences 
des  brahmanes.  Dans  la  seconde  moitié  du  xiv"  siècle,  Jaya 
Sthili  le  Malla,  assisté  des  docteurs  hindous,  arrête  les  lignes 
définitives  de  l'organisation  sociale  et  religieuse  :  la  popu- 
lation tout  entière  est  partagée  en  deux  catégories,  paral- 
lèles aux  deux  églises  ;  les  fidèles  des  dieux  hindous  sont 
assujettis  aux  règles  sévères  des  castes  brahmaniques;  les 
sectateurs  des  divinités  bouddhiques  sont  répartis  en 
groupes  professionnels,  calqués  sur  les  castes.  Des  lois  oh 
se  marque  le  tour  méticuleux  du  génie  hindou  stipulent 
les  détails  du  costume,  de  la  maison,  des  cérémonies  assi- 
gnées à  chacun  des  groupements.  Une  réforme  profonde 
du  système  des  poids  et  mesures  témoigne  aussi  la  trans- 
formation économique  du  Népal. 

L'œuvre  de  Jaya  Sthiti  le  Malla  rend  au  Népal  un  équi- 
libre durable  et  prépare  une  époque  de  prospérité.  Les 
circonstances  sont  propices.  Le  zèle  religieux  du  Mongol 
Khoubilai  KhanatiréleTibetdel'anarchie,  donné  le  pouvoir 
aux  lamas,  enrichi  et  multiplié  les  couvents,  restauré  les 
études,  ranimé  l'activité  commerciale.  La  dynastie  des 
Ming,  qui  succède  aux  Mongols  en  Chine,  reprend  les  tra- 
ditions des  Han  et  des  T'ang,  lie  sa  fortune  au  boud- 
dhisme, rêve  d'unir  sous  son  patronage  les  membres 
dispersés  de  l'Église.  Ses  ambassades  voyagent  sur  les 
grands  chemins  de  l'Asie  ;  le  Népal  échange  des  missions 
et  des  présents  avec  la  cour  impériale  ;  le  roi  du  Népal, 
pris  par  confusion  pour  un  lama,  reçoit  à  ce  titre  l'investi- 
ture de  la  Chine.  Le  roi  Yaksale  Mallaréduitàl'obéissance 
les  vassaux  et  les  rivaux  récalcitrants,  et  rétablit  un  instant 


INTRODUCTION  i  t 

limité  ;  mais  ce  Charlemagne  finit  comme  Louis  le  Débon- 
naire ;  soit  faiblesse  paternelle,  soit  aveu  d'impuissance  en 
face  des  jalousies  locales  surexcitées,  il  partage  lui-même 
son  empire  entre  ses  fils.  La  petite  vallée  devient  le  siège 
permanent  de  trois  royaumes,  le  champ  de  bataille  de  trois 
dynasties. 

L'émulation  d'abord  est  glorieuse  et  féconde.  Bhatgaon, 
la  création  des  Mallas,  s'orne  de  monuments  splendides 
élevés  par  une  dynastie  de  constructeurs;  ses  palais  et  ses 
temples  étalent  les  splendeurs  et  les  hardiesses  de  l'art 
népalais.  Katmandou  s'enorgueillit  de  rois  poètes,  littéra- 
teurs, et  même  polyglottes  ;  un  d'entre  eux,  qui  couvre  de 
ses  élucubrations  les  dalles  de  la  ville,  trace  sur  la  façade 
de  son  palais  deux  mots  français:  AUTOMNE  LHIVEKT  en 
1654!  Patan,  la  métropole  du  bouddhisme  et  la  forteresse 
de  la  foi,  a  un  roi  mystique  qui  vit  en  ascète  et  disparaît 
unjoursousle  costume  anonyme  du  mendiant  religieux. 
C'est  le  moment  où  l'Europe  entend  parler  du  Népal  ; 
comme  au  temps  du  fabuleux  .Maùjuçrî,  l'accès  s'ouvre  par 
la  voie  du  xNord.  Un  jésuite,  le  P.  d'Andrada,  recueille  au 
Tibet  en  1626  les  premières  informations;  en  1662,  deux 
héros  de  l'exploration  asiatique,  le  P.  Grueber  et  le  P.  Dor- 
ville,  partis  de  Pékin  pour  l'Inde,  traversent  le  Népal.  A  la 
même  époque  le  Français  Tavernier  qui  visite  en  commer- 
çant avisé  les  États  du  Grand  Mogol  s'enquiert  de  la  route 
qui  mène,  par  le  Népal,  de  l'Inde  à  l'Asie  centrale.  Offert 
en  même  temps  aux  deux  forces  de  l'expansion  européenne, 
le  Népal  échappe  au  trafiquant  pour  échoir  au  mission- 
naire. Mais  les  Jésuites  qui  l'ont  découvert  s'en  voient 
frustrés  par  la  malveillance  du  pape.  Les  Capucins  en 
reçoivent  la  charge;  ils  installent  au  Népal  et  au  Tibet  des 
missions  non  moins  charitables  que  stériles.  Seul,  le 
P.  Horace  délia  Penna,  qui  meurt  à  Patan  en  1745  mérite 
un  hommage  de  la  science.  Expulsés  du  pays  après  un 

2 


18  LE   NÉPAL 

séjour  de  soixante  ans,  les  Capucins  emportent  pour  se 
consoler  la  satisfaction  d'avoir  détruit  des  milliers  d'an- 
ciens manuscrits. 

Le  départ  des  Capucins  est  le  contre-coup  d'une  révolu- 
tion qui  couronne  et  parachève  en  un  moment  Tœuvre 
lente  et  sinueuse  des  siècles.  Les  royaumes  Mallas  ont  suc- 
combé tous  les  trois  à  la  fois,  épuisés  par  leurs  querelles  et 
leurs  guerres  incessantes,  minés  par  les  discordes  intes- 
tines, par  l'indiscipline  d'une  aristocratie  jalouse  de  ses 
droits  et  de  ses  libertés,  parles  sourdes  menées  des  brah- 
manes. Les  Gourklias  sont  les  maîtres  du  Népal.  Venus 
d'une  petite  bourgade  juchée  dans  les  montagnes  de 
l'Ouest,  et  qui  leur  a  donné  son  nom,  ils  se  prétendent 
originaires  de  l'Inde  propre,  descendants  légitimes  des 
anciens  Ksalriyas,  égaux  des  plus  authentiques  Rajpoufes. 
Pourtant  leurs  traditions  n'arrivent  pas  à  dissimuler  leur 
véritable  origine,  inscrite  aussi  sur  les  traits  de  leur  visage. 
Ces  représentants  orgueilleux  du  brahmanisme  intégral 
sont  nés  d'un  croisement  réprouvé:  les  uns  sont  issus 
d'aventuriers  brahmaniques,  les  autres  d'aventuriers 
liajpoules  que  la  conquête  musulmane  a  rejetés  hors  de 
l'Inde  et  qui  sont  venus  chercher  fortune  dans  les  mon- 
tagnes. Les  réfugiés  ont  contracté  avec  les  filles  indigènes 
des  unions  irrégulières;  les  enfants  qui  en  sont  sortis  ont 
réclamé  et  obtenu  dans  la  société  un  rang  digne  du  sang 
paternel,  mais  que  l'Inde  plus  scrupuleuse  refuse  de  sanc- 
tionner. Servis  parles  dissensions  de  leurs  adversaires,  les 
Gourkhas  n'en  ont  triomphé  cependant  qu'après  de  longs 
combats  ;  l'honneur  du  succès  revient  h  leur  chef,  Prithi 
Narayan,  politique  cauteleux,  soldat  vaillant,  tacticien 
perspicace,  prudent  à  former  ses  plans,  opiniâtre  à  les  con- 
duire, froidement  barbare  ou  généreux  par  calcul.  La 
prise  de  Kirtipour  caractérise  sa  méthode  :  assise  sur  son 
rocher  à  pic,  défendue  avec  bravoure,  la  ville  repousse  les 


INTRODUCTION  1 9 

assauts  des  Gourkbas.  Insensible  aux  échecs,  Prithi  Nara- 
yan  lève  le  siège,  revient  l'an  suivant,  bloque  encore  la 
ville,  écboue  encore,  et  ne  se  décourage  pas;  la  trabison 
lui  bvre  la  place  qu'il  n'a  pu  emporter  de  force.  Il  publie 
une  amnistie,  désarme  les  habitants,  et  leur  fait  couper  à 
tous  les  lèvres  et  le  nez,  sans  distinction  d'âge  ou  de  sexe. 
L'Europe,  qui  doit  payer  en  partie  les  frais  de  la  victoire, 
en  a  fourni  les  moyens  :  les  troupes  britanniques  de  la 
Compagnie,  qui  promènent  déjcà  leurs  bannières  victo- 
rieuses à  travers  le  Bengale  et  jusqu'au  pays  d'Aoudb,  ont 
appris  au  roi  de  Gourkba  la  valeur  de  la  discipline,  et  les 
négociants  européens  lui  ont  procuré  les  armes  à  feu  qui 
ont  décidé  du  succès. 

Dans  leur  élan  irrésistible,  les  Gourklias  étendent  bien- 
tôt leur  domination  au  delà  de  la  vallée,  jusqu'aux  fron- 
tières que  la  nature  impose  à  leur  expansion.  De  la  Kali 
au  Sikkim,  du  Téraï  aux  passes  tibétaines,  les  principau- 
tés vassales,  tributaires,  autonomes  s'absorbent  et  dispa- 
raissent dans  le  royaume  Gourkba  ;  francs  ou  déloyaux,  le 
Gourklia  surpasse  ses  adversaires  en  perfidie  comme  en 
forces.  Grisé  de  ses  triomphes,  le  conquérant  convoite 
même  le  Tibet  ;  le  pillage  des  trésors  entassés  dans  les  cou- 
vents promet  une  honnête  récompense  à  la  croisade  du 
brahmanisme  contre  l'hérésie.  Mais  la  Chine,  suzeraine  et 
protectrice  des  lamas,  se  préoccupe  du  voisin  inconnu  qui 
vient  de  surgir;  elle  prend  des  mesures  énergiques, 
ramasse  une  armée,  chasse  du  Tibet  les  Gourkbas,  les 
poursuit  sur  leur  propre  territoire  ;  puis,  fatiguée  de  son 
effort  et  satisfaite  de  la  leçon  qu'elle  a  donnée,  elle  se  con- 
tente d'imposer  aux  vaincus  une  soumission  de  pure  forme  : 
le  Népal,  enregistré  comme  vassal,  s'engage  à  envoyer 
solennellement  tous  les  cinq  ans  un  tribut  à  l'empereur, 
incarnation  du  divin  Manjuçrî. 

Hamcnés  h  une  juste  idée  de  leurs  forces,  les  Gourkbas 


20  LE   NÉPAL 

évitent  désormais  de  rompre  ouvertement  avec  leurs  voi- 
sins trop  puissants,  les  Chinois  au  Nord,  les  Anglais  au 
Sud  ;  ils  comptent  sur  la  diplomatie  et  la  ruse  pour  com- 
penser Finfériorilé  de  leurs  forces,  et  rêvent  d'opposer  la 
Chine  àFAngieterre  pour  les  annuler  toutes  deux.  Fatiguée 
des  intrigues  et  de  la  mauvaise  foi  des  Gourkhas,  l'Angle- 
terre leur  déclare  la  guerre  en  1814  :  deux  années  de  cam- 
pagnes également  honorables,  également  glorieuses  de 
part  et  d'autre,  également  signalées  par  des  revers  désas- 
treux, mènent  enfin  les  armées  britanniques  à  la  porte  du 
Népal.  Le  traité  signé  à  Segowlie  en  1816  trace  entre  les 
deux  Etats  une  frontière  définitive  et  règle  les  relations  du 
Népal  avec  le  dehors  :  le  Népal  s'engage  à  ne  prendre  à  son 
service  aucun  sujet  britannique,  aucun  sujet  d'un  État 
européen  ou  américain  sans  le  consentement  du  gouverne- 
ment britannique  ;  un  représentant  du  gouvernement  bri- 
tannique doit  résider  à  demeure  auprès  de  la  cour  népa- 
laise. 

Pour  arracher  d'une  part  ces  concessions,  en  apparence 
médiocres,  et  d'autre  part  pour  y  souscrire,  Anglais  et 
Gourkhas  avaient  soutenu  avec  la  même  obstination  une 
guerre  de  deux  ans,  meurtrière  et  ruineuse.  L'Angleterre 
voulait  ouvrir  à  son  commerce  la  voie  de  l'Asie  centrale, 
que  Tavernier  avait  entrevue;  les  Gourkhas  n'étaient  pas 
moins  résolus  à  écarter  tous  les  étrangers.  Un  incident 
malencontreux  avait  éveillé  de  bonne  heure  la  méfiance 
des  Gourkhas  :  pendant  qu'ils  poursuivaient  la  conquête 
du  Népal,  les  Anglais,  appelés  par  les  Mallas,  avaient  tenté 
une  diversion  militaire  ;  mais  le  climat  du  Téraï  et  les  dif- 
ficultés des  montagnes  les  avaient  obligés  à  battre  en 
retraite.  Maître  du  pays,  Prithi  Narayan  s'était  empressé 
d'en  chasser  les  missionnaires  chrétiens  et  les  marchands 
hindous  qui  auraient  pu  provoquer  une  intervention 
anglaise.  Cependant,  en  1792,  quand  l'invasion  chinoise 


i>;troductio>:  21 

menaçait  les  Goiirkhas  jusque  dans  leur  capitale,  les  suc- 
cesseurs de  Pritlii  Narayan  cherchèrent  un  appui  du  coté 
des  Anglais,  et,  pour  les  amorcer,  ils  leur  proposèrent  de 
négocier  un  traité  de  commerce;  puis,  effrayés  d'une 
démarche  qui  compromettait  leur  indépendance,  ils  s'em- 
pressèrent de  conclure  la  paix  avec  la  Chine.  Le  colonel 
Kirkpatrick,  envoyé  de  la  Compagnie,  arriva  trop  tard  au 
Népal  ;  il  y  fut  accueilli  avec  une  froideur  dédaigneuse,  et 
dut  se  retirer  après  deux  mois  de  séjour.  Il  en  rapportait 
une  magnifique  collection  de  notes  sur  la  géographie, 
l'histoire,  les  antiquités,  la  religion,  l'agriculture,  le  com- 
merce et  les  institutions  du  pays  qui,  rédigées  par  une 
main  étrangère,  furent  publiées  en  1811. 

Kirkpatrick  inaugurait  au  Népal  une  phase  nouvelle  de 
l'expansion  européenne.  Le  zèle  de  l'apostolat  avait  amené 
d'abord  dans  l'Himalaya  les  missionnaires,  uniquement 
préoccupés  de  prêcher  et  d'étendre  leur  doctrine,  obstiné- 
ment fermés  aux  curiosités  profanes.  Avec  Kirkpatrick  la 
politique  moderne  prend  pied  au  Népal,  inspirée  par  l'am- 
bition commerciale  et  l'esprit  d'entreprise,  fécondée  et 
ennoblie  par  le  concours  de  toutes  les  connaissances 
humaines.  En  1802,  les  Anglais  tirent  à  nouveau  parti  des 
circonstances  pour  essayer  d'installer  un  résident  au  Népal  ; 
l'essai  avorte  encore,  mais  il  a  pu  se  prolonger  une  année; 
Hamilton,  qui  accompagnait  le  résident,  a  repris  et  étendu 
les  recherches  de  Kirkpatrick  ;  sa  Relation  parue  en  1818 
jette  une  nouvelle  lumière  sur  ce  pays  encore  si  peu  connu. 
Enfin,  après  le  traité  de  1816,  la  résidence  britannique  est 
définitivement  établie;  dès  1820,  Ilodgson  y  est  attaché. 
Pendant  vingt-cinq  années  d'une  carrière  qui  se  développe 
tout  entière  au  Népal,  Brian  Houghton  Hodgson  explore 
avec  le  même  bonheur,  la  même  divination,  la  même 
patience,  la  même  sûreté  tous  les  domaines  de  la  science  ; 
il  est  grammairien,  géographe,   ethnographe,  géologue, 


22  LE   NÉPAL 

botaniste,  zoologiste,  archéologue,  juriste,  philosophe, 
théologien;  partout  il  crée,  et  partout  il  excelle.  L'india- 
nisme français  ne  peut  pas  oublier  que  sans  les  matériaux 
découverts  par  Hodgson  et  mis  généreusement  au  service 
de  l'érudition,  le  grand  Burnouf  n'aurait  pas  composé  son 
admirable  Introduction  à  l'histoire  du  bouddhisme  indien. 
Le  nom  de  Hodgson  reste  indissolublement  lié  dans  la 
science  au  nom  du  Népal.  Récemment  encore  (1877)  un 
médecin  de  la  résidence,  le  D'  Wright,  perpétuant  la 
noble  tradition  des  fonctionnaires  britanniques  au  service 
de  l'Inde,  a  enrichi  la  bibliothèque  de  Cambridge  d'un 
trésor  d'anciens  manuscrits,  surtout  bouddhiques,  et  a 
rendu  la  chronique  locale,  la  Vamçâvalî  commodément 
accessible  aux  savants  européens  par  une  traduction  an- 
glaise. 

Les  conditions  du  traité  de  Segowlie,  d'accord  avec  la 
méfiance  prudente  des  Gourkhas,  réservent  presque  exclu- 
sivement au  personnel  de  la  résidence  britannique  l'étude 
du  Népal  sur  place.  En  dehors  du  résident,  de  son  assistant 
et  du  médecin,  aucun  Européen  n'est  autorisé  à  pénétrer 
au  Népal,  encore  moins  à  y  séjourner.  Au  reste,  le  résident 
lui-même  est  astreint  à  des  conditions  de  vie  assez  déplai- 
santes ;  il  vit,  en  dehors  et  à  distance  de  la  capitale,  dans 
un  enclos  qui  lui  est  assigné,  sous  la  protection  d'une 
compagnie  de  cipayes  britanniques,  et  sous  la  garde  d'un 
poste  népalais  tenu  d'interdire  l'accès  à  tout  indigène  qui 
n'est  pas  muni  d'un  permis  du  Darbar;  ses  promenades, 
toujours  sous  la  garde  et  la  surveillance  d'un  soldat 
gourklia,  sont  circonscrites  au  périmètre  de  la  vallée  ;  ses 
excursions,  h  quelques  districts  du  Téraï.  Ses  relations 
officielles  avec  le  Darbar  se  bornent  à  un  échange  pério- 
dique de  visites  de  cérémonie  et  à  la  discussion  des  affaires 
courantes. 

En  dehors  de  ces  hôtes  officiels,  admis  et  subis  à  contre- 


INTRODUCTION  23 

cœur,  quelques  rares  privilégiés  qui  doivent  à  leur  bonne 
fortune  de  n'effaroucher  ni  les  susceptibilités  des  Anglais, 
ni  celles  des  Gourklias,  obtiennent  un  permis  temporaire  de 
séjour.  C'est  aux  hommes  de  science  qu'échoit  surtout  cet 
avantage  honorable.  «  Le  marchand,  dit  un  adage  gourUha, 
amène  la  Bible  ;  la  Bible  amène  la  bayonnette.  »  La  grande 
puissance  d'Europe  et  le  petit  royaume  asiatique  s'enten- 
dent à  reconnaître  et  à  proclamer  la  neutralité  de  la  science, 
qui  appartient  à  l'humanité  entière.  Des  Anglais,  des 
Russes,  des  Allemands,  des  Français  ont  été  autorisés  à 
étudier  ou  à  rechercher  sur  le  territoire  népalais  les  mo- 
numents du  passé  que  le  climat  des  montagnes  et  les  in- 
stitutions politiques  ou  religieuses  du  pays  ont  préservés 
contre  toutes  les  causes  de  destruction  qui  sévissent  dans 
l'hide  propre.  Il  y  a  six  ans  encore,  le  gouvernement 
gourkha  a  donné  une  nouvelle  preuve  du  bienveillant 
intérêt  qu'il  porte  à  la  science,  en  autorisant  dans  le  Téraï 
les  investigations  archéologiques  qui  ont  abouti  à  la  décou- 
verte de  Kapilavaslu,  l'antique  berceau  du  Bouddha. 

Ces  concessions  individuelles,  accordées  toujours  à  bon 
escient,  après  une  enquête  minutieuse,  et  contrôlées  par 
une  surveillance  sévère,  n'entament  pas  le  principe  de  l'iso- 
lement systématique  que  le  gouvernement  gourkha  suit 
avec  une  fidélité  séculaire.  Depuis  la  double  épreuve  de  la 
guerre  chinoise  et  de  la  guerre  anglaise,  les  Gourkhas 
instruits  de  leur  force  réelle  se  sont  assigné  pour  pro- 
gramme de  maintenir  l'indépendance  de  leur  pays  et  de  se 
réserver  pour  un  avenir  plus  favorable.  Ils  n'ont  pas  renoncé 
à  s'emparer  du  ïibet,  comme  l'atteste  la  grande  guerre  de 
1856;  vainqueurs,  ils  ont  obtenu  du  Tibet  plus  qu'ils 
n'avaient  accordé,  vaincus,  à  l'Angleterre;  suivant 
l'exemple  donné  par  les  nations  européennes  dans  l'I^^v- 
trôme-Orient,  ils  ont  exigé  une  concession  de  teri-ain  à 
Lhasa  et  l'installation  d'un  agent  diplomatique  chargé  de 


24  LE    ^'ÉPAL 

représenter  les  intérêts  des  résidents  népalais  ainsi  que 
d'observer  les  affaires  et  les  intrigues  locales.  Du  côté  de 
l'Inde,  on  a  pu  deviner  leur  main  dans  les  machinations 
ourdies  contre  le  pouvoir  britannique,  mais  rien  ne  Fa 
dénoncée;  en  1857  quand  la  révolte  des  Cipayes  semblait 
augurer  la  chute  du  régime  anglais,  ils  ont  mis  au  ser- 
vice du  gouverneur  général  près  de  dix  mille  hommes  de 
troupe  qui  ont  contribué  à  éteindre  la  rébellion  ;  leur  loya- 
lisme ou  tout  au  moins  leur  clairvoyance  a  reçu  comme 
paiement  plusieurs  des  riches  districts  du  Téraï  perdus 
en  1816. 

C'est  à  l'intérieur  de  leurs  frontières  que  les  Gourkhas 
ont  surtout,  depuis  la  conquête,  dépensé  leur  énergie  ;  l'or- 
ganisation d'un  nouvel  empire  en  a  réclamé  la  plus  grande 
partie;  les  intrigues  de  palais  ont  consommé  le  reste.  En 
vertu  de  la  loi  fatale  qui  pèse  sur  les  dynasties  asiatiques, 
les  héritiers  de  Prithi  Narayan  appartiennent  plus  à  la 
pathologie  qu'à  l'histoire,  dégénérés  de  types  divers,  ner- 
veux, irritables,  sanguinaires,  impulsifs,  alcooliques,  ero- 
tiques, idiots;  une  longue  série  de  minorités  laisse  l'enfant- 
roi  sous  la  tutelle  redoutable  d'un  oncle,  d'une  mère  ou 
d'un  ministre  jaloux  du  pouvoir,  intéressés  à  prolonger 
jusqu'à  l'épuisement  prématuré  les  débauches  précoces  du 
souverain.  Le  roi  fainéant  fait  le  maire  du  palais.  Deux 
clans,  les  Thapas  et  les  Panrés,  se  sont  disputé  l'autorité 
réelle;  tous  deux  se  sont  montrés  dignes  de  l'exercer. 
Damodar  Panré  et  son  père  Amar  Singli  comptent  parmi 
les  gloires  militaires  dos  Gourkhas,  chez  qui  la  bravoure 
est  pourtant  banale.  Depuis  le  commencement  du  xix" 
siècle,  les  Thapas  ont  réussi  à  garder  presque  constam- 
ment le  pouvoir;  Bhim  Sen  (Bhîmasena)  se  maintint  plus 
de  trente  ans  dans  les  fonctions  de  premier  ministre  ;  tombé 
brusquement  en  disgrâce,  il  fut  jeté  dans  les  fers,  et  se 
trancha  la  gorge  dans  sa  prison.  Son  neveu,  Jang  Balladur, 


INTRODUCTION  25 

soutint  mieux  sa  fortune:  il  est  le  héros  du  Népal  moderne, 
l'idéal  du  Gourkha  nouveau  style  ;  la  littérature  et  la  presse 
ont  rendu  ses  aventures  et  ses  prouesses  populaires,  même 
en  Oceident.  Brave  autant  que  dissimulé,  le  coup  d'œil 
rapide,  l'esprit  perspicace,  toujours  sur  ses  gardes  et 
maître  de  lui,  expert  aux  mœurs  des  bêtes  et  des  hommes, 
chasseur  de  fauves  sans  rival,  cavalier  incomparable,  il 
endort  ou  déconcerte  ses  adversaires,  frappe  sans  scrupule 
le  coup  décisif,  et  fait  face  partout  à  la  fois.  S'il  le  faut,  il 
pirouette  à  cheval  sur  une  planche  au-dessus  d'un  abîme, 
il  passe  une  journée  accroché  de  ses  ongles  crispés  au  mur 
d'un  puits,  suit  le  tigre  dans  les  hautes  herbes,  abat  d'uu 
coup  de  feu  ses  concurrents  au  pouvoir  ou  les  livre  à  la 
tuerie  d'une  soldatesque  effrénée,  il  ne  craint  pas  de 
heurter  les  préjugés  de  la  caste,  si  rigoureux  chez  les 
Gourkhas,  ou  de  laisser  vacant  un  poste  convoité  ;  il  se 
rend  en  Europe,  est  «  le  lion  »  de  la  saison  à  Londres  et  à 
Paris,  et  rentre  au  Népal  avec  un  prestige  doublé.  Par 
prudence,  il  n'usurpe  pas  le  trône  ;  il  est  premier  ministre, 
dictateur;  il  se  fait  octroyer  le  titre  de  maharaja,  joue  la 
comédie  de  l'abdication  pour  éprouver  son  entourage  et 
reconnaître  ses  forces,  et  reparait  plus  puissant  que  jamais. 
Après  lui  la  dictature  échappe  à  sa  lignée  directe  et  passe 
à  ses  neveux  par  un  drame  de  famille  sanglant.  Le  premier 
ministre  actuel,  Chander  Sham  Sher  Jang  (Candra  Çama 
Çera  Jafiga)  Rana  Bahadur,  a  succédé  à  ses  deux  frères 
Bir  (Vîra)  Sham  Sher  et  Deb  (Deva)  Sham  Sher,  l'un  mort, 
l'autre  déposé;  il  porte  les  titres  de  maharaja,  premier 
ministre  et  maréchal  du  Népal.  Le  roi,  Pithvî  Vira  Vikrama 
Sâha  porte  le  titre  d'Adhiràja  (vulg.  Dhiràj)  ;  il  vit  confiné 
dans  son  palais,  livré  aux  femmes  et  à  la  boisson,  exhibé 
comme  une  poupée  inconsciente  aux  jours  de  grande  céré- 
monie. 

Ce  régime  despotique,  qui  concentre  tous  les  pouvoirs 


26  LE    NÉPAL 

dans  la  main  du  maharaja,  se  complète  et  se  corrige  par 
une  institution  singulière  où  se  manifeste  le  vieil  esprit 
féodal  ;  toutes  les  charges  de  l'État,  du  maharaja  jusqu'aux 
plus  humbles,  sont  annuelles.  Chaque  automne,  une  com- 
mission désignée  par  le  roi  revise  la  liste  de  tous  les  em- 
plois, raye  les  incapables,  les  indignes,  les  suspects,  pour- 
voit à  tous  les  postes,  licencie  la  classe  et  choisit  parmi  les 
candidats  gourkhas  les  soldats  appelés  à  servir  dans  l'armée. 
Le  Gourkha  en  effet  par  goiit  et  par  dignité  laisse  aux 
JNévars  assujettis  l'exercice  des  autres  professions  ;  il  est 
né  seulement  pour  porter  les  armes  et  pour  remplir  les 
fonctions  de  l'Etat.  Son  ambition  la  plus  modeste  est  de 
recevoir  en  fîef  un  des  lopins  de  terre  que  l'État  concède 
aux  soldats  en  service.  Pour  satisfaire  tant  d'appétits 
déchaînés,  le  Darbar  gourkha  a  dû  recourir  au  procédé 
ingénieux  du  roulement  annuel  qui  tient  en  haleine  les 
bonnes  volontés  et  permet  d'exclure  les  autres.  Le  sceau 
rouge  du  roi  est  nécessaire  pour  investir  le  maharaja  aussi 
bien  que  le  simple  soldat  ;  afin  de  défendre  son  pouvoir 
incessamment  menacé,  et  de  prévenir  un  caprice  aveugle 
du  fantoche  royal,  le  maharaja  prend  soin  de  composer  à 
son  gré  la  maison  du  souverain,  lui  donne  pour  serviteurs 
ses  créatures,  pour  femmes  ses  filles  ou  ses  parentes.  Mais 
malheur  si  une  rivalité  de  sérail  déjoue  ses  calculs  et  détache 
de  ses  intérêts,  à  l'heure  critique  de  la  signature  annuelle, 
la  favorite  du  roi  ! 

En  dépit  des  révolutions  de  palais  et  des  luttes  de  partis, 
le  régime  gourkha  poursuit  avec  continuité  son  œuvre  de 
réorganisation.  La  conquête  créait  une  situation  difficile  : 
Au  sommet,  une  peuplade  himalayenne,  mais  matinée  de 
sang  indien,  façonnée  par  les  brahmanes  qui  lui  avaient 
appris  leur  langue,  inculqué  leurs  préjugés,  imposé  leurs 
institutions,  leurs  cérémonies  et  leurs  divinités,  experte  au 
métier  des  armes,  mais  incapable  de  vivre  autrement  que 


INTRODUCTION  27 

par  la  guerre  et  les  razzias  ;  au-dessous,  une  nation  déjà 
compacte,  amalgame  de  races  étrangères  à  l'Inde,  sorties 
d'un  commun  berceau  dans  les  montagnes  du  iXord,  enta- 
mée à  peine  par  le  brahmane,  en  passe  de  se  convertir  à 
un  hindouisme  bâtard,  mais  fidèle  encore  aux  croyances, 
aux  lois,  aux  pratiques  du  bouddhisme  indien,  que  l'Inde 
avait  déjà  désavoué  ;  initiée  par  les  moines  et  les  savants  à 
la  langue  littéraire  de  l'Inde  aryenne,  le  sanscrit,  mais 
attachée  dans  l'usage  réel  à  des  idiomes  de  souche  tibé- 
taine ;  éprise  des  arts  de  la  paix,  de  la  culture,  des  pompes 
et  des  fêtes  religieuses,  mais  indocile  et  remuante  par  goût 
d'indépendance  autant  que  par  frivolité.  La  main  de  fer 
du  Gourkha  comprima  toutes  les  résistances  ;  le  nouveau 
maître  n'eut  pas  à  réprimer  une  seule  révolte.  Des  exem- 
ples formidables  enseignèrent  aux  vaincus,  d'un  bout  à 
l'autre  du  royaume,  les  lois  fondamentales  du  régime 
gourkha:  dans  l'ordre  politique,  l'obéissance  servile  au 
Gourkha,  détenteur  unique  du  pouvoir;  dans  l'ordre  social, 
le  respect  de  la  vache  et  du  brahmane,  créatures  sacrées 
et  intangibles.  Les  rudes  pasteurs  des  alpes  qui  menaient 
à  coup  de  fouet  leur  bétail,  et  les  Névars  de  la  vallée  qui 
aimaient  à  se  régaler  de  viande  succulente,  apprirent  à 
honorer  Je  symbole  de  l'orthodoxie  triomphante.  Le  boud- 
dhisme, suspect  à  deux  titres,  comme  doctrine  d'hérésie 
et  comme  église  nationale  des  Névars,  perdit  son  influence 
et  ses  privilèges  ;  les  couvents,  les  temples  se  virent  dépos- 
sédés de  leurs  biens,  privés  des  donations  accumulées  qui 
servaient  à  leur  entretien  ;  appauvris,  négligés,  ils  tom- 
bèrent en  décadence  ;  les  pandits  bouddhistes,  réduits  à 
vivre  des  aumônes  d'une  communauté  réduite,  cessèrent 
de  recruter  et  de  former  des  élèves.  Les  faveurs  publiques, 
réservées  aux  fidèles  de  l'hindouisme,  amenèrent  aux  dieux 
brahmaniques  des  croyants  que  la  prédication  n'aurait  pas 
suffi  à  convertir.  La  langue  des  Névars,  et  ses  congénères 


28  LE    NÉPAL 

des  autres  vallées,  battirent  en  retraite  devant  la  langue 
des  Gourklias,  le  Ivhas  ouParbatiya,  né,  comme  les  Gour- 
khas  eux-ftiêmes,  d'une  fusion  entre  les  éléments  hima- 
layens  et  les  éléments  hindous,  graduellement  envahi  par 
l'Hindi  des  plaines  au  détriment  du  vieux  fonds  indigène, 
et  colporté  dans  les  districts  les  plus  retirés  par  l'admi- 
nistration et  par  l'armée.  Les  corporations  des  Névars, 
déjà  réglementées  à  l'hindoue  par  les  conseillers  de  Jaya 
Sthiti  le  Malla,  furent  assimilées  aux  castes  orthodoxes, 
et  soumises  comme  elles  à  la  juridiction  d'un  prêtre 
brahmanique. 

La  victoire  des  Gourklias  a  consommé  l'annexion  du 
Népal  h  l'Inde  brahmanique.  Peuplé  par  des  races  an- 
aryennes,  converti  et  civilisé  par  le  bouddhisme  indien, 
conquis  et  absorbé  par  le  brahmanisme  hindou,  le  Népal 
a  déjà  parcouru  les  trois  premières  étapes  de  l'histoire  de 
rinde  ;  entré  tardivement  dans  le  cycle,  il  lui  reste  encore 
à  connaître  la  dernière  phase,  qu'il  entrevoit  dès  mainte- 
nant, mais  oùFInde  est  depuis  longtemps  engagée  :  la  lutte 
contre  l'Islam  et  la  mainmise  de  l'Europe.  C'est  là  juste- 
ment le  trait  original  et  l'intérêt  essentiel  de  l'histoire  du 
Népal.  Ceylan  est  Flnde  arrêtée  au  stage  du  bouddhisme 
et  déviée  par  la  force  prépondérante  des  influences  étran- 
gères ;  le  Cachemire  est  Fhide  même.  Le  Népal,  c'est  l'Inde 
qui  se  fait.  Sur  un  territoire  restreint  à  souhait  comme  un 
laboratoire,  l'observateur  embrasse  commodément  la  suite 
des  faits  qui  de  l'Inde  primitive  ont  tiré  l'Inde  moderne.  Il 
comprend  par  quel  mécanisme  une  poignée  d'Aryens  portée 
par  une  marche  aventureuse  au  Penjab,  entrée  en  contact 
avec  une  multitude  barbare,  a  pu  la  subjuguer,  l'encadrer, 
l'assouplir,  l'organiser,  et  propager  sa  langue  avec  tant  de 
succès  que  les  trois  quarts  de  l'Inde  parlent  aujourd'hui 
des  idiomes  aryens:  un  d'entre  eux,  l'hindi,  est  pratiqué 
par  plus  de  quatre-vingt  millions  d'hommes  ! 


INTRODUCTION  29 

La  religion  dans  ce  progrès  a  joué  le  rôle  essentiel  :  le 
brahmanisme  a  défendu  d'abord  Finlégrité  aryenne,  et 
laissé  l'offensive  aux  hérésies.  Le  formalisme  magique  du 
culte  avait  favorisé  de  bonne  heure  la  naissance  d'une  caste 
sacerdotale,  où  les  connaissances  héréditaires  se  trans- 
mettaient du  père  aux  fils.  Les  prétentions  croissantes  du 
clergé  provoquèrent  l'aristocratie  féodale  à  s'unir  pour 
défendre  son  pouvoir  menacé:  l'imitation  fit  le  reste.  Ln 
réseau  de  castes  se  créa,  consacré  parle  prêtre,  fermé  par 
la  barrière  de  la  pureté  rituelle. 

Cependant,  sur  les  confius  du  groupe  élu,  une  avant- 
garde  interlope  rompait  l'isolement  rêvé  :  aventuriers,  écu- 
meurs,  forbans,  pionniers  venaient  y  confondre  leurs  goûts 
d'émancipation  et  reliaient  par  une  chaîne  suspecte  l'Aryen 
à  l'aborigène.  Vers  le  vi^  siècle  avant  l'ère  chrétienne, 
quand  l'expansion  brahmanique  avait  entamé  déjà  plus 
qu'à  moitié  la  vallée  du  Gange,  le  «  Piémont  »  himalayen 
bordait  les  communautés  orthodoxes  ;  c'est  là  que  le  Boud- 
dha et  le  Jina  conçurent  le  rêve  généreux  et  hardi  d'une 
doctrine  de  salut  ouverte  à  tous  les  hommes,  sans  accep- 
tion de  naissance.  Leur  prédication  recueillie  avec  enthou- 
siasme par  des  disciples  ardents  suscita  des  missionnaires 
impatients  d'éclairer  et  de  délivrer  les  âmes.  Les  révolu- 
tions politiques  de  l'Inde  servirent  leur  zèle  :  les  grands 
Etats  naissants  réclamaient  des  cadres  religieux  élargis. 
Après  le  passage  d'x\lexandre,  le  premier  empereur  qui 
régna  sur  l'Inde  entière  fut  aussi  le  premier  patron  du 
bouddhisme.  Poursuivant  sa  carrière,  l'Église  du  Bouddha 
se  répand  en  dehors  de  l'Inde,  catéchise  les  Grecs  de  Bac- 
triane,  range  un  Ménandre  au  nombre  de  ses  saints,  aborde 
les  Scythes  qui  descendent  du  Pamir,  prêche  à  ces  rudes 
pillards  des  paroles  de  douceur  et  de  charité,  gagne  à  ses 
intérêts  leur  roi  Kaniska  qui  ouvre  aux  missions  l'Asie 
centrale:  la  Chine,  la  Corée,  le  Japon,  l'Indo-Chine,  l'Ar- 


30  LE   NÉPAL 

chipel  indien,  le  Tibet  entendent  les  vérités  sublimes 
venues  de  l'Inde  et  nourrissent  leur  foi  des  saintes  écri- 
tures et  des  saintes  légendes  que  Tlnde  leur  envoie. 

Mais,  tandis  qu'il  triomphe  en  dehors  de  l'Inde,  le 
bouddhisme  recule,  bat  en  retraite,  expire  dans  l'Inde.  Le 
brahmanisme  s'est  insinué  derrière  le  rejeton  qu'il  désa- 
vouait, et  recueille  son  héritage.  Il  se  réclame  des  dieux 
communs  que  le  bouddhisme  lui  a  empruntés,  du  prestige 
séculaire  de  sa  caste,  dépositaire  de  sagesse  et  de  puis- 
sance surnaturelles.  Seigneurs,  chefs,  rois  l'accueillent 
avec  bienveillance,  presque  avec  faveur;  il  apparaît  comme 
un  contrepoids  et  comme  une  sauvegarde.  Les  couvents 
du  bouddhisme,  sans  cesse  enrichis  de  pieuses  donations, 
puissants  par  leur  durée,  leur  stabilité,  leur  hiérarchie, 
maîtres  des  âmes  et  maîtres  de  vastes  domaines,  tiennent 
en  échec  l'autorité  laïque  et  risquent  de  l'annuler.  Le 
brahmane  est  moins  redoutable  ;  il  n'a  pas  contracté  de 
vœux  ni  d'engagement  ;  il  est  libre,  indépendant,  isolé  ;  il 
se  mêle  au  siècle,  il  ne  fonde  pas  d'ordre,  il  ne  vit  pas  en 
communauté.  Mais  ce  solitaire  se  trouve  être  l'ouvrier 
patient  et  sûr  d'une  tâche  méthodique  qui  traverse  les 
siècles:  façonné  par  un  long  passé  d'ancêtres  plies  tous  à 
la  même  doctrine  comme  aux  mêmes  pratiques,  modelé  par 
une  éducation  traditionnelle,  contenu  dans  ses  rapports 
sociaux  par  les  prohibitions  de  la  table  et  du  lit,  le  brah- 
mane incarne  un  idéal  uniforme.  Il  ne  rêve  pas  de  la  fra- 
ternité humaine  ni  du  salut  universel  ;  il  ne  vise  qu'à  la 
suprématie,  et  pour  la  fonder  il  lui  faut  le  système  des 
castes;  sa  personne  fait  corps  avec  ses  institutions,  ses 
croyances,  ses  lois. 

Poussé  par  le  hasard  ou  les  nécessités  de  la  vie  sur  la 
terre  des  barbares,  le  brahmane  tout  d'abord  consacre  son 
nouveau  domaine.  Les  docteurs  de  l'orthodoxie  ont  eu  beau 
tracer  autour  des  Aryens,  comme  un  fossé,  d'étroites  limites 


INTRODUCTION  31 

OÙ  cesse  la  pureté  rituelle  ;  la  froutière  a  toujours  avancé  du 
Penjab  au  Gange,  du  Gange  à  la  mer;  le  pays  aryen  a  fini 
par  se  confondre  avec  l'Inde.  Les  juristes  modernes  n'exi- 
gent plus,  comme  garantie,  que  la  présence  de  l'antilope 
noire  en  liberté  ;  et  l'antilope  noire  attend  encore  le  Buffon 
hindou  qui  viendra  la  définir.  La  zoologie  complaisante 
laisse  le  champ  large  aux  casuistes.  En  18o4,  au  fort  d'une 
guerre  contre  le  Tibet,  l'interprète  officiel  de  la  loi  brahma- 
nique au  Népal  eut  à  se  prononcer  par  raison  d'État,  sur  la 
nature  du  yak,  bovidé  authentique,  cousin  germain  de  la 
vache,  ho^  grunniens  des  naturalistes  ;  il  le  rangea  hardi- 
ment dans  la  famille  des  cervidés;  les  soldats  gourkhas, 
affamés,  purent  alors  sans  scrupule  égorger  l'animal  et 
s'en  nourrir. 

La  terre  annexée,  les  dieux  suivent.  Le  panthéon  brah- 
manique, toujours  ouvert,  accueille  volontiers  les  hôtes  de 
rencontre  ;  les  uns,  moins  favorisés,  vont  à  l'aide  d'une 
filiation  hasardeuse  grossir  les  rangs  pressés  de  la  plèbe 
divine  ;  les  autres,  mieux  traités,  s'absorbent  sans  s'y  perdre 
dans  les  divinités  suprêmes  :  la  pierre,  le  fétiche,  l'image 
consacrés  par  le  culte  local  sont  reconnus  pour  des  avatars, 
et  leurs  légendes  pieusement  remaniées  vont  enrichir  la 
littérature  des  récits  édifiants  et  des  miracles.  Les  pèlerins 
se  mettent  en  branle,  marchands,  charlatans,  mendiants, 
vagabonds,  ascètes  qui  sillonnent  incessamment  l'Inde  en 
quête  de  foires,  d'âmes  crédules,  d'aumônes  ou  de  graves 
méditations,  tous  férus  d'orthodoxie  et  prompts  à  se  scan- 
daliser des  infractions  aux  bonnes  règles.  Activée  par  des 
échanges  plus  fréquents,  l'imitation  de  llnde  se  précipite  ; 
la  dynastie  indigène  ne  se  contente  plus  des  ancêtres  sus- 
pects qui  suffisaient  à  son  orgueil  ;  elle  veut  frayer  de  pair 
avec  les  princes  de  l'Inde.  Le  brahmane,  toujours  conci- 
liant, sait  greffer  une  branche  adventice  sur  la  souche  anti- 
que des  races  du  Soleil  et  de  la  Lune.  11  ne  réclame  pour 


32  LE    NÉPAL 

prix  de  cette  promotion  qu'une  adhésion  expresse  aux  lois 
de  la  caste.  Prisonnière  de  sa  grandeur,  ambitieuse  aussi 
de  la  consacrer  par  de  hautes  alliances,  la  famille  royale 
multiplie  les  gages  de  son  orthodoxie,  s'isole  dans  les  bar- 
rières qu'elle  a  consenties.  Parti  d'en  haut,  le  mouvement 
gagne  de  proche  en  proche  ;  le  brahmane,  réaliste,  spé- 
cule à  jeu  certain  sur  les  sentiments  mesquins  de  l'huma- 
nité, la  vanité,  le  dédain,  le  goût  des  distinctions  ;  groupe  à 
groupe,  la  société  se  scinde  en  castes,  professionnelles 
d'abord,  satisfaites  d'une  hiérarchie  qui  laisse  presque  à 
tous  des  inférieurs  à  mépriser.  La  bataille  est  dès  lors 
gagnée.  Le  jour  où  les  bonzes  du  Népal  réclamèrent  les 
droits  et  les  privilèges  des  brahmanes,  ils  abdiquèrent  et 
se  vouèrent  à  la  ruine;  le  droit  divin  n'admet  pas  de  par- 
tage ;  si  les  brahmanes  étaient  admis  à  régner,  ils  devaient 
régner  seuls.  L'événement  le  prouva. 

Les  Occidentaux,  hantés  de  leurs  préjugés  et  des  sou- 
venirs de  leur  histoire,  se  sont  plu  en  général  à  expliquer 
l'anéantissement  du  bouddhisme  indien  par  des  persécu- 
tions imaginaires  ;  aucun  document  positif  ne  les  a  jamais 
attestées.  Que,  dans  leurs  rivalités  intéressées,  les  bonzes 
et  les  brahmanes  aient  appelé  jamais  la  violence  à  leur 
aide,  on  n'en  saurait  équitablement  douter,  et  les  légendes 
des  deux  partis  ne  cherchent  pas  à  donner  le  change  ; 
souvent  dans  leurs  récits,  une  controverse  de  doctrine  a  pour 
enjeu  l'expulsion  des  vaincus.  Mais  ces  incidents  n'ont 
jamais  pris  le  caraclère  d'une  persécution  méthodique, 
systématique  ;  l'esprit  hindou  s'y  opposait  ;  l'état  politique 
ne  l'eût  pas  permis.  Tolérance  ou  fanatisme  sont  des  notions 
qui  manquent  à  l'Inde  ;  l'Hindou  croit  volontiers  à  tous  les 
dieux  ;  sa  foi,  comme  sa  raison,  est  assez  large  pour  embras- 
ser les  contradictions.  Il  a  ses  préférences  ;  mais  sa  pru- 
dence ménage  les  divinités  qu'il  ignore,  et  prend  garde 
de  les  déchaîner  contre  lui.  En  outre  l'Inde,  morcelée  à 


INTRODUCTION  33 

rinfiiii  vers  le  x'  siècle,  se  prêtait  alors  moins  que  jamais 
à  des  mesures  d'ensemble  contre  une  église.  La  volonté 
consciente,  que   nous  aimons   par  orgueil  à   considérer 
comme  le  ressort  de  Thistoire,  ne  joua  qu'un  rôle  médiocre 
dans  la  catastrophe  du  bouddhisme.  Le  bouddhisme  dis- 
parut de  rinde  quand  il  y  perdit  sa  raison  d'être.  Ses  cou- 
vents et  ses  missions  avaient  pénétré,  relié  l'Inde  entière, 
l'avaient  initiée  à  l'unité  par  la  foi  et  par  le  clergé  ;  ils 
avaient  pu  créer  une  communauté  mondiale,  «  FÉglise  des 
quatre  points  cardinaux  ».  Leur  œuvre  s'arrêtait  là;  leur 
discipline,  uniforme  et  rigide,  n'allait  qu'à  des  moines  ;  la 
société  laïque,  trop  souple,  trop  diverse,  leur  échappait. 
Pour  préparer  un  nouveau  progrès,  il  fallait  le  brahma- 
nisme, ondoyant  comme  le  monde  hindou,  apte  à  toutes 
les  transformations,    immuable    seulement  dans   sa   Loi 
sociale  comme  le  bouddhisme  dans  sa  Loi  monastique  ; 
c'est  par  lui  que  l'Inde  allait  réaliser  l'unité  sociale.  Le 
bouddhisme,  il  est  vrai,  pouvait  rendre  encore  à  l'Inde  un 
autre  service  à  la  veille  d'une  nouvelle  invasion  :  pendant 
dix  siècles  il  avait  eu  la  gloire  d'arrêter,  d'adoucir,  d'apai- 
ser, d'absorber  les  conquérants  barbares.  Mais  les  nouveaux 
venus  ne  ressemblaient  pas   à  leurs  devanciers  ;    ils  ne 
venaient  ni  de  l'hellénisme  élégant,   ni  des  steppes  cré- 
dules ;  ils  sortaient  de  l'Arabie  farouche,  soldats  d'un  dieu 
jaloux  qui  ne  souffrait  pas  de  rival.  Au  premier  choc,  la 
Perse,  le  Turkestan  épouvantés  avaient  abjuré  leurs  vieilles 
croyances  ;  les  avant-postes  du  bouddhisme  avaient  capi- 
tulé ;  les  couvents  étaient  incendiés,  les  moines  dispersés  ; 
avec  eux  l'Église  du  Bouddha  s'était  évanouie.  Pour  résis- 
ter à  cet  élan  furieux,  le  brahmanisme  était  un  rempart 
plus  solide.  La  rage  de  l'Islam  devait  s'épuiser  en  vain 
contre  un  adversaire  insaisissable,  sans  chef,  sans  cohésion, 
invincible  par  sa  dispersion  même.  Elle  allait  même  le 
servir,    grandir    son  prestige   et   sa  force  :   la  haine  de 

3 


34  LE    NÉPAL 

l'étranger  où  s'exallc  l'orgueil  du  brahmane  allait  éveiller 
rinde  à  la  conscience,  obscure  et  rudimentaire,  il  est  vrai, 
de  l'unité  nationale. 

Déjà,  sous  les  auspices  des  religions  aryennes,  l'Inde 
savante  avait  réalisé  l'unité  linguistique  ;  le  sanscrit,  tiré 
des  dialectes  aryens,  élaboré  par  les  écoles  grammaticales, 
réservé  d'abord  à  l'orthodoxie  brahmanique,  avait  été 
adopté  ou  usurpé  par  toutes  les  églises,  s'était  étendu  à  la 
littérature  profane,  s'était  imposé  aux  chancelleries  comme 
une  langue  officielle,  et  avait  créé  dans  le  chaos  des  parlers 
de  l'Inde  un  moyen  de  communication  universel  entre  les 
hommes  d'étude  et  les  «  honnêtes  gens  »  ;  véhicule  d'une 
pensée  robuste  et  d'un  art  délicat,  il  avait  propagé  dans 
toutes  les  contrées  de  l'Inde  un  idéal  commun  de  raison, 
de  sentiment  et  de  beauté.  Côte  à  côte  avec  le  sanscrit, 
d'autres  langues,  issues  comme  lui  de  la  souche  aryenne, 
mais  qui  ne  prétendaient  pas  comme  lui  à  la  «  perfection  » , 
avaient  cheminé  parmi  les  peuples,  délogé  les  idiomes 
d'une  grande  moitié  de  l'Inde  ;  nourries  de  la  sève  aryenne, 
mais  nées  et  grandies  sur  le  sol  hindou,  elles  étaient  natu- 
rellement adaptées  à  servir  de  trait  d'union  entre  les  Aryas 
victorieux  et  les  indigènes  soumis. 

Ainsi  le  génie  aryen  se  manifeste,  dans  l'histoire  du 
Népal  aussi  bien  que  dans  l'histoire  générale  de  l'Inde, 
comme  l'agent  essentiel  du  progrès,  et  le  brahmanisme 
comme  le  représentant  le  plus  authentique  et  le  plus 
accompli  du  génie  aryen.  Mais,  son  œuvre  à  peine  achevée, 
le  brahmane  voit  surgir  des  concurrents  qui  prétendent  la 
reprendre  et  la  continuer.  D'autres  Aryens,  parents  oubliés 
et  reniés,  arrivent  des  extrémités  de  l'Occident,  portant 
comme  un  signe  de  reconnaissance,  après  une  séparation 
tant  de  fois  séculaire,  leur  langage,  frère  germain  du  sanscrit, 
et  leur  soif  fiévreuse  de  conquêtes.  L'Inde  impassible  les  a  vus 
déjà  se  disputer  entre  eux  par  les  armes  le  droit  d'y  répandre 


INTRODUCTION  35 

les  bienfaits  de  leur  civilisation.  Le  Népal  retardataire  leur 
échappe  encore,  mais  il  n'a  plus  longtemps  à  les  attendre. 
Le  triomphe  du  brahmanisme  présage  la  crise  prochaine. 
Déjà  les  Anglais  sont  installés  en  protecteurs  plus  qu'en 
voisins  sur  les  frontières  du  Sud,  de  l'Est  et  de  l'Ouest  ; 
pour  leur  faire  équilibre,  le  Gourkha  comptait  sur  la  Chine 
suzeraine,  qu'il  croyait  toute-puissante  ;  les  ambassades 
envoyées  tous  les  cinq  ans  à  Pékin  ne  voyageaient-elles  pas 
pendant  neuf  mois  sans  interruption  sur  les  domaines  du 
Fils  du  Ciel?  Mais  les  derniers  événements,  suivis  de  près 
à  Katmandou,  y  ont  ébranlé  le  prestige  de  la  Chine.  La 
décadence  de  l'Empire  du  Miheu  semble  ouvrir  au  Népal 
la  route  convoitée  de  Lhasa,  comme  un  débouché  pour 
écouler  le  trop-plein  de  ses  forces  militaires.  Soldat,  et 
rien  autre  que  soldat,  le  Gourkha  vainqueur  étouffe  dans 
son  cercle  de  montagnes  ;  la  terre,  trop  rare,  ne  suffit  pas 
h  l'entretien  d'une  population  tout  agricole,  et  d'une 
nation  armée  toujours  sur  le  pied  de  guerre.  Serviteur 
dévoué  de  sa  patrie,  ami  clairvoyant  du  Népal,  l'Anglais 
Hodgson  se  préoccupait  dès  1830  d'un  danger  menaçant 
pour  la  paix  britannique  ;  il  proposait  pour  remède 
d'embaucher  les  soldats  gourkhas  comme  mercenaires  au 
service  de  l'Inde  ;  ses  conseils,  écoutés,  ont  valu  aux 
Anglais  ces  magnifiques  régiments  qui  seuls  rivalisent  de 
bravoure  et  d'endurance  avec  les  redoutables  Sikhs.  Mais 
un  contingent  de  15  000  hommes  à  peine,  engagé  sous  les 
bannières  britanniques,  ne  soulage  pas  assez  les  charges 
du  Népal  et  prépare  peut-être  un  autre  péril  :  quel  que  soit 
le  loyalisme  éprouvé  de  ces  mercenaires,  ils  restent, 
comme  les  Suisses  d'autrefois,  fidèles  avant  tout  à  leur 
patrie.  Ils  y  rentrent,  leur  service  accompli,  formés  à  la 
discipline  et  la  tactique  de  l'Europe,  ayant  appris  à  lire,  à 
écrire,  à  calculer,  à  reconnaître  et  lever  le  terrain,  et  ren- 
forcent les  troupes  gourkhas  d'un  supplément  précieux. 


36  LE    NÉPAL 

Avec  eux,  avec  l'armement  et  les  mimitions  que  les  arse- 
naux népalais  ne  cessent  pas  de  produire,  le  pillage  du 
Tibet  ne  serait  pas  impossible,  malgré  les  formidables 
obstacles  dressés  par  la  nature. 

Mais  à  défaut  du  Chinois  affaibli,  une  autre  puissance, 
la  Russie,  qui  refait  l'Empire  des  Mongols,  se  charge  de 
veiller  sur  le  Grand-Lama.  La  vieille  division  des  deux 
Églises  bouddhiques  reparaît  en  Asie,  manifestée  par  le 
jeu  de  la  politique  Européenne  :  au  Sud,  l'Angleterre, 
maîtresse  de  Ceylan,  tient  sous  son  autorité  directe  la  Bir- 
manie, sous  son  influence  le  Siam,  les  deux  grandes 
annexes  de  l'Église  pâlie  ;  au  Nord,  la  Russie  réunit  sous 
sa  domination  ou  sa  protection  les  tronçons  épars  de 
l'Église  lamaïque,  attachée  au  Grand  Véhicule;  déjà,  sous 
les  tentes  des  Mongols,  la  grande  Catherine  passe  pour 
une  incarnation  de  la  déesse  Tara,  et  le  tzar  pour  un 
Bodhisattva.  Le  moindre  mouvement  des  Gourkhas  met- 
trait la  Russie  en  branle,  et  provoquerait  au  Tibet  une 
intervention  que  l'Angleterre  veut  en  écarter  à  tout  prix. 
Le  Tibet  entamé  par  les  Russes,  l'Angleterre  serait  entraî- 
née à  mettre  aussitôt  la  main  sur  le  Népal  pour  assurer  au 
moins  sa  frontière.  Voudra-t-elle  devancer  les  événe- 
ments, céder  aux  invitations  pressantes  des  chauvins 
exaltés  et  succomber  à  la  tentation  d'arrondir  par  une  con- 
quête son  domaine  hindou?  On  peut  en  douter.  Le  Népal 
n'a  pas  de  quoi  payer  les  frais  d'une  conquête.  «  Le  jeu 
n'en  vaut  pas  la  chandelle  »,  déclare  expressément  un 
familier  du  Népal,  le  D'"  Wright.  Le  pays  n'a  d'intérêt  que 
par  ses  cols,  comme  la  voie  de  commerce  la  plus  directe 
entre  l'Hindoustan  et  l'Asie  centrale  ;  mais  la  clientèle  du 
Tibet,  misérable  et  disséminée,  ne  promet  à  ses  fournis- 
seurs que  de  maigres  bénéfices,  et  le  jour  n'est  pas  encore 
venu  où  l'industrie  européenne  mettra  en  exploitation  les 
métaux  précieux  enfouis  dans  le  sol  tibétain. 


INTRODUCTION  37 

L'indépendance  du  Népal  est  ainsi  liée  en  partie  aux 
combinaisons  de  la  politique  européenne  ;  elle  dépend  en 
partie  de  la  sagesse  de  ses  gouvernants.  La  famille  des 
Sham  Sher,  qui  détient  le  pouvoir  effectif,  est  restée 
fidèle  aux  traditions  de  Jang  Balladur  et  de  Bhim  Sen 
Thapa  ;  elle  a  su  préserver  l'intégrité  du  pays  par  une  atti- 
tude de  réserve  prudente,  écarter  l'étranger  sans  le  repous- 
ser brutalement,  isoler  le  royaume  sans  s'isoler  elle- 
même.  Le  maharaja  actuel,  comme  ses  aînés,  lit  et  parle 
l'anglais,  reçoit  les  journaux  apportés  de  la  frontière 
anglaise  par  un  coureur  de  poste,  descend  à  l'occasion 
dans  l'Inde,  rend  visite  au  vice-roi  ;  il  s'intéresse  aux 
affaires  d'Europe,  cause  sans  embarras  de  l'empereur 
Guillaume  et  de  la  revanche.  Pénétré  de  ses  devoirs  de 
chef  et  de  Gourkha,  il  passe  ses  journées  sur  le  champ  de 
manœuvres  à  dresser  les  troupes,  rend  la  justice,  contrôle 
l'administration.  Mais  une  tragédie  de  palais,  comme  le 
Népal  en  a  tant  vu,  peut  brusquement  porter  au  pouvoir  le 
parti  de  l'isolement  à  outrance,  hostile  aux  gens  comme 
aux  idées  du  dehors,  entêté  d'orgueil  intraitable  et  de 
mépris  insultant.  A  l'extérieur  une  guerre,  à  l'intérieur 
une  révolution,  et  c'en  est  fait  peut-être  du  dernier  État 
indépendant  de  l'Inde. 

Amené  au  Népal  en  1898  par  la  recherche  des  antiqui- 
tés et  des  manuscrits  bouddhiques,  j'ai  senti  sur  place  l'in- 
térêt imprévu  du  drame  qui  s'y  joue.  Familier  par  mes 
études  avec  le  passé  de  l'Inde,  j'ai  cru  le  voir  ressusciter 
dans  ce  duel  de  races,  de  langues,  de  religions  qu'abrite 
une  vallée  perdue  de  l'Himalaya.  Avant  l'heure  incertaine 
du  dénouement  probable,  j'ai  cru  opportun  de  tracer  dans 
un  tableau  d'ensemble  les  singulières  destinées  de  ce  coin 
de  terre  oîi  semblent  se  répéter  en  réduction  les  destinées 
générales  de  l'Inde.  L'histoire  du  Népal  ainsi  conçue 
m'apparaît  moins  comme    une  monographie  locale  que 


38  LE   NÉPAL 

comme  un  prélude  h  cette  histoire  générale  de  Tlnde  qui 
décourage  les  meilleures  volontés  par  son  étendue,  et  ses 
lacunes,  mais  qu'il  serait  injuste  et  fâcheux  de  négliger  : 
à  voir  les  problèmes  que  pose  et  que  résout  en  partie 
l'étude  d'une  simple  vallée,  on  devine  ce  que  promet  l'élude 
d'un  pays  immense,  peuplé  de  deux  cents  millions  d'hom- 
mes, berceau  d'une  civilisation  originale,  sol  d'élection  du 
sentiment  religieux,  trésor  convoité  par  tous  les  conqué- 
rants. J'ai  abordé  ma  tâche  en  philologue,  par  l'examen 
du  passé,  des  inscriptions,  des  textes,  des  manuscrits; 
mais  j'aurais  failli  à  mon  dessein  si  je  n'avais  pas  poursuivi 
le  passé  jusque  dans  le  présent,  qui  en  est  le  prolongement 
logique  et  réel  ;  la  division  d'un  bloc  de  temps  en  époques 
successives,  ancienne,  moyenne,  moderne,  contemporaine, 
tout  arbitraire  qu'elle  est,  peut  se  justifier  en  certains  cas 
par  des  raisons  de  pratique  ou  de  pédagogie  ;  sur  le 
domaine  indien,  où  la  littérature  a  par  principe  esthétique 
préservé  si  peu  de  souvenirs  de  la  vie  réelle,  le  passé  isolé 
du  présent  reste  une  énigme  indéchiffrable.  J'ai  dû  faire  un 
appel  constant  aux  travaux  de  mes  devanciers  ;  les  noms 
de  Kirkpatrick,  de  Hamilton,  de  Hodgson,  d'Oldfield,  de 
Wright,  de  Bendall  reviendront  presque  h  chaque  page  ; 
mon  livre  est  en  grande  partie  un  index  méthodique  de 
leurs  ouvrages,  complété  par  des  connaissances  nouvelles 
et  contrôlé  dans  une  faible  mesure  par  mes  propres  obser- 
vations. Deux  mois  passés  au  Népal  en  compagnie  des 
pandits  indigènes  m'ont  donné  la  sensation  de  la  vie  locale; 
mais  je  n'ai  pas  pu  entreprendre  sur  place  une  enquête 
approfondie.  Admis  à  visiter  le  pays  comme  archéologue, 
j'aurais  abusé  de  l'hospitalité  en  sortant  du  programme 
convenu,  et  la  faute  n'aurait  pas  même  eu  pour  excuse  le 
profit;  j'ai  dit  quelles  difficultés  insurmontables  paraly- 
saient la'  curiosité  trop  éveillée  du  voyageur.  J'ai  tenu  à 
répondre   par    une   loyauté  sans  réserve  à  la  confiance 


INTRODIXTIOX  39 

bienveillante  du  Darbar.  Mon  journal  de  voyage  que  j'ai 
reproduit  sous  sa  forme  un  peu  fruste,  complétera  peut- 
être,  comme  une  suite  de  photograpbies  instantanées, 
Fimpression  qui  se  dégage  lentement  des  matériaux  accu- 
mulés. Le  lecteur  y  saisira,  notés  au  hasard  des  rencontres, 
les  menus  incidents  de  la  vie  népalaise,  telle  qu'elle  s'offre 
au  regard  d'un  philologue  en  mission,  tenu  par  profession 
de  fréquenter  surtout  les  princes  et  les  pandits,  arrêté  au 
seuil  de  la  société  par  les  préjugés  formidables  delà  caste, 
mais  qui  du  dehors  observe  avec  passion  le  défilé  des 
hommes  et  des  choses  comme  le  commentaire  animé  des 
âges  évanouis. 


Bronze  népalais. 


LE  NÉPAL 


LE  ROYAUME 


Le  Népal  est  un  royaume  indépendant  situé  au  Nord  de 
rinde,  sur  le  versant  méridional  de  l'Himalaya  ;  il  consiste 
en  une  bande  étroite  de  terrain  qui  suit  fidèlement  la  direc- 
tion de  la  chaîne.  Il  mesure  environ  800  kilomètres  de 
longueur  et  160  kilomètres  de  largeur  moyenne.  Il  s'étend 
du  78"  au  Sô*"  degré  de  longitude  Est,  touche  à  son  extré- 
mité Sud-Est  26°2o'  de  latitude  Nord,  et  dépasse  à  son 
extrémité  Nord-Ouest  le  30"  degré.  Il  est  compris  entre 
les  possessions  britanniques,  le  Sikkim  et  le  Tibet.  Depuis 
le  traité  de  Segowlie  (1816)  et  la  convention  de  1860,  la 
limite  entre  le  Népal  et  l'Inde  anglaise  suit  à  l'Ouest  le 
cours  de  la  Kali,  au  Sud  les  Collines  de  Grès  parallèles  à 
l'Himalaya  et  les  terres  marécageuses  du  Téraï  découpées 
en  trois  tronçons,  à  l'Est  le  cours  de  la  Mechi  et  les  pics 
élevés  du  Singalila,  qui  bordent  le  Sikkim.  Au  Nord,  la 
frontière  du  Tibet,  à  peu  près  inconnue,  semble  être 
assez  mal  définie  ;  elle  se  perd  dans  les  solitudes  inacces- 
sibles des  glaciers  et  ne  prend  de  précision  qu'aux  envi- 
rons des  passes,  tantôt  en  avance,  tantôt  en  recul  sur  le 
plateau  tibétain,  au  hasard  des  circonstances. 


42  LE   NÉPAL 

En  dépit  des  révolutions  et  des  conquêtes  qui  ont  bou- 
leversé les  pays  voisins,  Inde  et  Tibet,  le  Népal  est  resté 
depuis  de  longs  siècles  presque  immuable  dans  ses  limites 
traditionnelles.  La  nature  même  les  avait  tracées  en  lignes 
nettes.  Au  Nord,  l'Himalaya  dresse  ses  murailles  colos- 
sales, couronnées  de  cimes  géantes.  Les  rares  passes  qui 
traversent  le  massif  et  qui  escaladent  le  plateau  du  Tibet 
ne  sont  praticables  que  de  mai  à  septembre  ;  la  neige  les 
obstrue  sept  mois  par  an,  et  le  voyageur  qui  s'y  aventure 
en  bonne  saison  court  encore  mille  risques.  L'avalanche 
le  menace,  le  précipice  le  guette  ;  il  lui  faut  s'accrocher 
aux  roches,  se  suspendre  à  des  cordes  tendues  au-dessus 
des  abîmes,  gravir  des  altitudes  de  4000  à  5  000  mètres. 
Au  Sud,  sur  les  confins  de  l'Hindoustan,  les  terres  basses 
du  Téraï  sont  plus  redoutables  encore  ;  les  eaux  entraînées 
des  pentes  voisines  s'arrêtent,  stagnantes,  dans  leur 
cuvette  d'argile  creusée  au  pied  des  monts,  chargées  de 
pourritures  végétales.  La  malaria,  mortelle,  rampe  dans 
l'air  humide  huit  mois  par  an,  de  mars  à  novembre,  et 
chasse  l'homme,  aussi  bien  l'Hindou  des  plaines  que  le 
montagnard  du  Népal  ;  en  hiver  les  troupeaux  des  districts 
voisins  viennent  brouter  l'herbe  grasse  ;  mais,  le  prin- 
temps arrivé,  la  jongle  appartient  aux  bêtes  fauves.  Derniers 
vestiges  de  l'humanité,  des  groupes  clairsemés  de  races 
maudites  ont  pu  seuls  s'accommoder  à  ce  séjour  de  pesti- 
lence et  de  mort.  En  arrière  du  Téraï,  la  nature  a  préparé 
d'autres  lignes  de  défense  :  une  forêt  continue  de  sais 
rejoint  les  Collines  de  Grès  et  en  couvre  les  pentes  ;  les 
hauts  fûts  des  arbres  vigoureux  jaillissent  du  sol  poussié- 
reux et  blanchâtre,  et  sous  leur  ombrage  opaque  pullu- 
lent à  l'aise  éléphants,  tigres  et  rhinocéros  ;  l'homme  n'y 
paraît  qu'à  la  saison  froide  pour  chasser  ou  pour  couper 
le  bois  précieux.  Entre  les  Collines  de  Grès  et  les  premiers 
soulèvements  de  l'Himalava,   le  terrain  se  recourbe  et  se 


LE    ROYAUME  43 

creuse  en  vallées  parallèles  à  la  chaîne  ;  Faltitude  en  varie 
de  700  à  800  mètres  ;  la  malaria  les  ravage  et  les  empoi- 
sonne. Des  villages  éphémères  et  des  garnisons  s'y  instal- 
lent de  novembre  à  mars  ;  à  la  date  fatale,  tout  fuit  devant 
Vaoïil,  la  fièvre  meurtrière. 

Passé  le  creux  des  Dhouns  et  des  Maris,  la  montagne  se 
dresse  d'un  bond  brusque,  et  s'étage  en  gradins  puissants 
jusqu'au  rempart  de  glace  qui  ferme  l'horizon.  C'est,  au 
premier  coup  d'œil,  un  chaos  formidable  de  sommets,  de 
plateaux,  de  ravins,  sans  unité,  sans  ordonnance,  sans 
système.  Le  Népal  n'est  encore  qu'une  région  géogra- 
phique, définie  par  des  frontières  naturelles.  Une  obser- 
vation plus  attentive  découvre  sous  cette  robuste  et  mas- 
sive ossature  la  charpente  harmonieuse  d'un  organisme 
réel.  Les  innombrables  cours  d'eau  qui  semblent  ruisseler 
à  l'aventure  dans  ce  dédale  montagneux  se  répartissent  en 
trois  grands  bassins,  qui  reproduisent  uniformément  le 
même  type  :  un  torrent  vigoureux,  né  sur  les  hauteurs  du 
plateau  tibétain,  force  par  l'érosion  la  ligne  des  grandes 
cimes,  pénètre  au  Népal,  y  recueille  une  partie  du  drai- 
nage local  ;  arrivé  au  seuil  des  Collines  de  Grès,  il  rencontre 
un  éventail  d'affluents  trop  faibles  pour  s'ouvrir  isolément 
un  passage,  les  absorbe,  franchit  le  défilé,  puis  le  Téraï,  et 
va  s'étaler  majestueusement  dans  les  plaines  en  nappes 
fécondantes.  A  l'Ouest,  la  Karnali  ou  Kauriala,  qui  adosse 
ses  sources  aux  sources  delaSatledj,  entre  au  Népal  par 
la  passe  de  Takla  Khar  ou  Yari,  sort  des  collines  à  Gola 
Ghat,  rejoint  sur  le  territoire  britannique  la  Kali  ou  Sarda, 
prend  alors  le  nom  de  Gogra,  et  va  porter  au  Gange 
toutes  les  eaux  qui  descendent  entre  le  Nandadevi 
(7  820  m.)  et  le  Dhaulagiri  (8180  m.).  Les  sept  branches 
de  la  Gandaki  rayonnent  entre  le  Dhaulagiri  elle  Gosain- 
than  (8  050  m.);  la  Tirsuli,  la  plus  orientale,  est  aussi  la 
plus  forte  ;  elle  sort  du  Tibet  par  la  passe  de   Kirong,  et, 


44  LE    NÉPAL 

grossie  des  six  autres  rivières,  ses  sœurs  de  nom  et  de 
sainteté,  traverse  les  collines  à  Tribeni  Ghat  pour  tomber 
dans  le  Gange  en  face  de  Patna.  Tout  le  Népal  oriental,  du 
Gosainthan  au  Kanclianjanga  (8  580  m.),  verse  ses  eaux 
dans  les  sept  branches  de  lu  Kusi  ;  deux  d'entre  elles  nais- 
sent au  Tibet,  la  Bhotia  Kusi,  qui  entre  au  Népal  par  la 
passe  de  Kuti,  et  l'Arun  qui  draine  un  bassin  étendu  sur 
le  plateau  tibétain  avant  de  pénétrer  au  Népal  par  la  passe 
de  Hatia.  Réunies  en  un  seul  lit,  les  sept  Kusis  tombent  en 
cataractes  des  Collines  de  Grès  dans  la  plaine  et  poursui- 
vent leur  course  impétueuse  dans  un  réseau  de  bras  capri- 
cieux jusqu'à  leur  confluent  avec  le  Gange. 

Entre  la  région  des  sept  Gandakis  et  la  région  des 
sept  Kusis  s'insère  un  bassin  médiocre  d'étendue  et  de 
drainage,  mais  original  d'aspect.  La  Bagmati  (Vâgmatî) 
qui  en  recueille  les  eaux  ne  sort  pas  de  la  chaîne  princi- 
pale ;  elle  naît  à  mi-chemin  entre  le  haut  Himalaya  et  les 
Colhnes  de  Grès,  dans  les  replis  d'un  contrefort  qui  sur- 
plombe la  rive  droite  de  la  Malamchi  Kusi  et  la  rive  gau- 
che de  la  Tirsuli  Gandaki,  échappe  à  l'attraction  de  ses 
puissantes  voisines,  et  va  porter  elle-même  au  Gange  le 
tribut  de  ses  eaux  sacrées.  A  peine  née,  la  Bagmati  baigne 
une  vallée  spacieuse,  longue  de  vingt-cinq  kilomètres, 
large  de  seize,  unie  comme  la  plaine,  mais  close  à  l'entour 
par  des  murailles  de  2  500  à  3  000  mètres  ;  seule  une  brèche 
étroite,  ouverte  au  Midi,  laisse  une  issue  aux  eauxd'amont. 
Fertile,  riante,  la  vallée  nourricière  abrite  sans  en  être 
encombrée  trois  cent  mille  habitants,  une  capitale  pros- 
père, deux  grandes  villes,  des  bourgs  populeux,  de  gros 
villages,  des  plantations,  des  champs,  des  bosquets. 
L'altitude,  de  1300  à  1400  mètres,  est  trop  haute  pour 
l'aoul,  trop  basse  pour  la  neige;  en  hiver  la  bise  y  souffle, 
salubre,  sans  âpreté  ;  en  été  les  forêts  voisines  et  les  gla- 
ciers au  delà  tempèrent  la  chaleur  tropicale  ;  la  moyenne 


LE    ROYAUME  45 

y  oscille  entre  10°  en  janvier  et  23"  en  juillet,  sans  fortes 
variations  diurnes.  Des  ruisseaux  sinueux,  limpides  et 
fécondants,  fouillent  le  sol  d'alluvion  et  s'y  creusent  un  lit 
souvent  trop  vaste.  Le  riz  largement  arrosé  donne  de 
splendides  moissons  ;  les  autres  céréales  réussissent  à 
souhait.  L'oranger,  l'ananas,  le  bananier  y  donnent  des 
fruits  exquis.  La  vie,  simple  et  douce,  laisse  à  l'esprit  le 
loisir  de  s'affiner.  Au  Sud,  les  barrières  qui  ferment  l'accès 
aux  armées  de  l'Inde  laissent  passer  par  une  lente  et  sûre 
infiltration  les  bienfaits  de  la  civilisation  hindoue,  les 
arts,  les  lettres,  les  religions,  l'ordre  social.  Au  Nord, 
deux  passes,  l'une  praticable  même  aux  chevaux,  ouvrent 
la  voie  la  plus  aisée  et  la  plus  fréquentée  entre  l'Inde  et 
Lhasa.  A  l'Est  et  à  l'Ouest,  des  cols  faciles  mènent  aux 
vallées  latérales  des  Gandakis  et  des  Kusis.  Là,  le  con- 
traste est  brutal  :  des  districts  montagneux,  des  ravins 
profonds,  des  gorges  sauvages,  des  pentes  rapides  oîi 
le  sol  est  rare,  oii  l'eau  roule  en  torrents  et  dévaste  sans 
irriguer;  en  été  l'aoul  désole  les  bas-fonds;  en  hiver  la 
neige  recouvre  le  haut  pays.  La  population  dispersée  au 
hasard  des  maigres  cultures  vit  en  hameaux,  souvent  à 
demi  nomade.  Les  villes,  accrochées  aux  fiancs  des  monts, 
y  sont  des  bourgades  avec  un  bazar  et  un  château  fort. 
Une  féodalité  oppressive  morcelé  le  pays  :  le  basshi  de  la 
Karnali  est  le  territoire  des  vingt-deux  Râjas  (Baisi  Raj); 
les  Sept-Gandakis,  le  territoire  des  vingt-quatre  Râjas 
(Chaubisi  Raj).  Les  tribus  des  Sept-Kusis,  à  demi  barbares, 
n'ont  qu'une  organisation  rudimentaire  de  clans.  La  vallée 
centrale  était  naturellement  désignée  pour  être  le  siège 
de  l'hégémonie  ;  le  pouvoir  qui  en  dispose  est  sûr  de  s'im- 
poser, par  la  supériorité  de  ses  ressources,  à  la  masse 
chaotique  et  indisciplinée  des  principautés  voisines.  Il  est 
maître  de  s'étendre,  vers  l'Orient  et  l'Occident,  aussi  loin 
que  le  permettent  la  nature  du  sol,  les  nécessités  du  ravi- 


46  LE    NÉPAL 

taillement  et  les  difficultés  des  communications.  Ces  limi- 
tes, en  pratique,  sont  restées  constantes,  et  les  efforts 
tentés  par  les  Gourkbas  au  début  du  xix"  siècle  pour  absor- 
ber le  Sikkim  d'une  part  et  le  Kumaon  de  l'autre  ont 
échoué.  Vallée  et  royaume  sont  si  étroitement  solidaires 
que  le  même  nom  sert  couramment  à  les  désignerl'une  et 
l'autre  ;  mais  la  pratique  officielle  plus  précise  les  dis- 
tingue, elle  donne  au  royaume  le  nom  de  Gorkliâ  râj 
«royaume  des  Gourkbas  »  et,  d'accord  avec  l'usage  local, 
réserve  exclusivement  à  la  vallée  la  désignation  de  Népal. 
Hors  du  Népal  proprement  dit,  le  pays  n'est  connu  que 
par  ouï-dire  ;  jamais  Européen  n'a  visité  les  régions  de 
montagnes  qui  s'étendent  à  l'Est  et  à  l'Ouest  de  la  val- 
lée centrale.  Un  simple  coup  d'œil  jeté  sur  la  carte  du 
royaume,  telle  que  l'a  dressée  le  Service  trigonométrique 
de  l'Inde,  révèle  l'état  des  connaissances  actuelles.  De 
vastes  espaces  restent  blancs:  les  cotes  d'altitude  qui  les 
jalonnent  indiquent  les  sommets  qu'on  a  pu  mesurer  par 
le  calcul  en  les  visant  du  territoire  britannique  ;  les  lignes 
capricieuses,  oii  s'écbelonnent  à  des  distances  probléma- 
tiques les  noms  des  localités,  traduisent  les  informations 
recueillies  par  le  service  d'espionnage  anglo-indien  à 
l'aide  des  pandits  bindous  qu'il  emploie  comme  agents 
secrets,  ou  des  mercenaires  embauchés  dans  les  régiments 
britanniques.  Le  passé  de  ces  régions  interdites  n'est 
guère  mieux  connu  que  le  sol  même  ;  l'archéologie,  l'épi- 
graphie  sont  encore  à  créer  ;  les  rares  informations 
recueillies  jusqu'ici  viennent  d'indigènes  suspects  et  de 
documents  tardifs.  La  vallée  seule,  visitée,  observée,  étu- 
diée depuis  un  siècle,  appartient  à  la  science. 


LA  VALLÉE  DU  NÉPAL 


La  vallée  du  Népal  (Nepdia)  s'ouvre  à  mi-chemin  entre 
les  plaines  de  FHindoustan  et  les  hauts  sommets  de  l'Hi- 
malaya. Elle  dessine  un  ovale  assez  régulier,  allongé  dans 
le  même  sens  que  la  chaîne  ;  le  grand  axe,  de  l'Est  à  l'Ouest, 
mesure  environ  vingt-cinq  kilomètres  ;  le  petit  axe,  du  Nord 
au  Sud,  seize  kilomètres.  Les  pentes  septentrionales  s'arc- 
boutent  contre  une  arête  transversale  de  l'Himalaya  pro- 
jetée par  le  Gosainthan  (7  714  m.)  et  qui  culmine  au  Daya- 
bhang  ou  Jibjibia(7  244  m.)  à  distance  égale  des  passes 
de  Kirong  et  de  Kuti,  entre  les  eaux  des  Kosis  et  les  eaux 
des  Gandakis.  Jadis  un  vaste  lac  couvrait,  dit-on,  toute  la 
vallée  ;  l'intervention  d'une  divinité  aurait  ouvert  une  brèche 
aux  eaux  et  livré  le  sol  aux  hommes.  L'aspect  du  Népal 
exphque  la  légende.  Les  montagnes,  dressées  à  l'entour  en 
cirque  continu,  dissimulent  mêmela  passe  étroite  qui  laisse 
échapper  au  Sud  le  drainage  local.  Leurs  sommets,  com- 
parés aux  géants  de  l'Himalaya,  n'ont  qu'une  altitude 
modeste  de  2  000  à  3  000  mètres.  Une  puissante  végétation 
les  couvre  jusqu'au  faîte:  les  arbres  d'Europe,  et  surtout 
les  chênes,  s'y  étagent  au-dessus  des  arbres  tropicaux.  Le 
mont  Manichur  [Manicùda)  occupe  l'extrémité  Nord-Est  de 
la  vallée  ;  une  chaîne  de  hauteurs  secondaires  le  relie  vers 
l'Ouest  au  mont  Sheopuri  {Çivapurî)  haut  de  2  500  mètres, 
et  par  delà,  au  mont  Kokni  ou  Kukani  ;  derrière  ce  rideau 
se  creusent  des  vallées  inexplorées  que  couronne  au  loin  la 


48  LE   NÉPAL 

ligne  blanche  des  neiges  et  des  glaces.  La  masse  impo- 
sante du  Nagarjun  [Ndgdrjuna)   se   dresse  vis-à-vis  du 
Kokni,  vers  l'Ouest-Sud-Ouest;  la  dépression  qui  se  creuse 
dans  l'intervalle  offre  un  chemin  commode  enlre  le  Népal 
et  la  vallée  de  Nayakot  (Navakùla)^  son  annexe  naturelle. 
A  rOuest,  le  Dhochôk,  rangée  de  collines  onduleuses,  qui 
n'atteint  pas  \  800  mètres,  réunit  les  contreforts  occiden- 
taux du  Nagarjun  aux  épaulements  du  Chandragiri  {Can- 
dragiri).  Les  affluents  de  la  TirsuliGandaki,qui  descendent 
de  son  versant  occidental,  ouvrent  une  seconde  voie  de 
communication  entre  Nayakot  et  le  Népal.  Le  Chandragiri 
élève  ses  pentes  abruptes  à  Fangle  Sud-Ouest  de  la  vallée  ; 
la  route  de  l'Inde  gravit  ses  escarpements,  franchit  la  ligne 
de  faîte  à  peu  de  distance  du  sommet  (un   peu  moins  de 
2  500  m.)  et  redescend  sur  le  versant  méridional  au  village 
de  Chitlaung,  dans  la  vallée  du  Petit-Népal.  Le  Chandra- 
giri se  soude  vers  le  Sud-Est  au  Champadevi  {Campàdevî). 
La  vallée  latérale  qui  longe  leur  revers  méridional  a  été 
fréquemment  parcourue  par  les  voyageurs  européens  jus- 
qu'à la  fin  du  xvm'  siècle  ;  leur  témoignage  unanime  la 
représente  comme  une  gorge  étroite,  pénible,  misérable. 
Entre   le   Champadevi    et    le  mont   iMahabharat    [Mahà- 
bhdratd)  s'ouvre  la  brèche  de  Ivotpâl  (ou  Kotvâl),  unique 
fissure  de  ce  vaste  mur  de  montagnes,  et  juste  assez  large 
pour  douner  passage  à  la  rivière  Bagmati.  Le  Mahabharat 
n'est  lui-même  qu'un  contrefort  du  Phulchôk.  LePhulchôk 
est  la  plus  élevée  des  cimes  qui  regardent  la  vallée  ;   son 
altitude  est  exactement  de  3000  mètres.  Enfin,  du  côté  de 
l'Est,  le  mont  Mahadeo-pokhri  (Mahàdeva-puskirinî)  s'étale 
entre  le  Phulchôk  et  le  Manichur.  Une  passe  facile,  qui  se 
creuse  entre  le  Phulchôk  et  le  Mahadeo-pokhri,  mène  du 
Népal  oriental  à  la  vaUée  de  Banepa,  que  les  souvenirs 
historiques  rattachent  directement,   comme  Nayakot,  à 
l'histoire  du  Népal. 


50  LE    NÉPAL 

La  Bagmali  (Vâgmati)  recueille  toules  les  eaux  qui  des- 
cendent de  ces  pentes  pour  arroser  le  Népal.  Elle  naît  sur 
le  versant  septentrional  du  Sheopuri,  coule  d'abord  dans 
une  gorge  profonde  entre  le  Sheopuri  et  le  Manichur, 
tombe  en  cascade  dans  la  vallée,  y  serpente  ;  puis,  grossi 
de  nombreux  affluents,  le  torrent  se  transforme  en  rivière, 
force  une  première  fois  le  passage  au  pied  des  collines  qui 
portent  Chobbar,  se  dirige  vers  le  renflement  méridional 
da  la  vallée,  s'échappe  par  la  brèche  étroite  de  Kolpal,  et 
pénètre  alors  dans  une  région  entièrement  inconnue,  que 
des  rapports  contradictoires  représentent  tantôt  comme 
impraticable,  tantôt  comme  aisément  accessible;  elle 
atteint  les  Collines  de  Grès  à  Hariharpur,  traverse  le  Téraï, 
entre  en  territoire  britannique,  traîne  ses  eaux  ralenties  en 
des  canaux  inconstants,  et  va  s'unir  au  Gange  en  aval  de 
Monghyr,  entre  le  confluent  de  la  Gandaki  et  le  confluent 
de  la  Kosi. 

Le  principal  des  affluents  népalais  de  la  Bagmati  est  la 
Bitsnumati  [Yimt(matî)  qui  naît  sur  le  flanc  méridional  du 
Sheopuri,  suit  assez  fidèlement  le  pied  des  montagnes  et 
va  se  déverser  dans  la  Bagmati  presque  au  centre  de  la 
vallée.  Les  autres  cours  d'eau  ne  sont,  pendant  la  saison 
sèche,  que  d'humbles  ruisselets  ;  leur  importance  religieuse 
oblige  pourtant  à  les  mentionner:  sur  la  rive  droite  le 
Dhobi-Khola  et  le  Tukhucha,  sur  la  rive  gauche  la  Man- 
haura  [Manoharâ)  ou  Manmati  {Manimatl)  qui  sort  du  mont 
Manichur,  la  Hanmatî  {Hanumatl)  qui  sort  du  Mahadeo- 
pokhri,  etlaNikhu  qui  vient  du  Phulchôk. 

Tous  ces  cours  d'eau  présentent  le  même  caractère;  nés 
en  dehors  de  la  région  des  neiges,  nourris  par  des  sources, 
ils  s'enflent  brusquement  à  la  saison  des  pluies  ;  le  ruis- 
seau de  la  veille  devient  alors  un  torrent  impétueux  qui  se 
fraie  sans  effort  un  vaste  lit  dans  le  sol  d'alluvions  ;  à  la 
longue,  le  lit,  creusé  toujours  plus  profondément,  prend 


LA    VALLÉE    DU    NÉPAL  51 

l'aspect  crun  fossé,  bordé  sur  ses  deu\  rives  de  hautes 
parois.  Les  pluies  passées,  il  ne  reste  plus  qu'un  filet  d'eau 
perdu  dans  les  sables.  Seule  la  Bagmati  remplit  toute 
l'année  son  lit  de  ses  tlots  bruyants  qui  lui  ont  valu  son  nom, 
a  la  Parlante.  » 

Sur  ce  terrain  heureux,  l'humanité  pullule.  Des  passes 
qui  découvrent  brusquement  la  vallée,  l'œil  surpris  con- 
temple un  immense  jardin  égayé  de  constructions  pitto- 
resques. Parmi  les  champs  riants  et  les  bosquets  toutrus, 
les  hameaux,  les  bourgs,  les  villes  étalent  leurs  toitures 
aux  angles  retroussés  que  dominent  les  pyramides  étagées 
des  temples  en  bois,  avec  leur  flèche  d'or  éblouissante. 
Le  charme  du  spectacle  est  inoubliable.  Les  missionnaires 
capucins  du  xvnr  siècle  paraissent  eux-mêmes  l'avoir  res- 
senti. Le  P.  Marco  délia  Tomba,  qui  n'avait  pas  visité  le 
pays,  mais  qui  avait  recueilli  les  informations  et  les  impres- 
sions de  ses  confrères,  écrit  :  «  Passé  d'autres  petits  monts 
couverts  d'arbres,  on  découvre  la  vallée  du  Népal  «  valle 
bellissima  »  qui  semble  au  premier  regard  être  d'or,  avec 
toutes  ses  pagodes  et  ses  palais  dorés...  La  vallée  jouit 
d'un  air  doux  et  très  sain,  elle  abonde  en  toutes  sortes  de 
vivres  ;  on  y  trouve  à  peu  près  tous  les  fruits  que  nous 
avons  en  Europe  '.  »  Ln  siècle  plus  lût  le  jésuite  Grueber 
s'était  contenté  d'observer,  en  esprit  pratique,  que  le  Népal 
«  abonde  en  toutes  les  choses  qui  sont  nécessaires  pour 
soutenir  la  vie  ».  Sur  une  surface  de  700  kilomètres  carrés, 
le  chiftVe  de  la  population  approche  de  500  000  âmes*, 

1.  Gli  ScrUti...,  p.  50  sq. 

2.  Le  C/<en^-ou-Â/ attribue  au  Népal  une  population  de  54  000  familles 
estimation  que  .M.  Hockhill  (r/6e/  from  Chinese  sources,  p.  129)  juge 
beaucoup  trop  basse.  Mais  il  ne  s'agit  évidemment  dans  ce  nombre  que 
des  habitants  du  Népal  proprement  dit,  et  le  chiffre  semble  avoir  une 
origine  officielle,  car  il  correspond  exactement  au  total  des  3  nombres 
donnés  séparément  par  les  Capucins  pour  la  |)opulalion  des  trois  villes 
(autrement  dit,  des  trois  royaumes)  :  Katmandou  18  000 -f  t*atan 
24  000  -f  Bhatgaon  12  000  =  54  000.  Rirkpatrick  d'aiilie  pari  aJmet  une 


o2  LE    NEPAL 

soit  une  densité  de  700  habitants  ]my  kilomètre  carré,  dans 
une  région  sans  industrie.  Une  moitié  de  la  population  vit 
rassemblée  dans  les  villes  elles  bourgs  ;  l'autre  moitié  est 
dispersée  dans  d'innombrables  hameaux,  qu'il  serait  fasti- 
dieux et  vain  de  prétendre  énumérer. 

La  ville  principale  du  Népal  est  Katmandou,  séjour  du 
gouvernement  et  capitale  du  royaume.  Katmandou  n'est 
pas  la  plus  ancienne  des  villes  du  Népal  ;  sans  parler  des 
capitales  antérieures  qui  ont  disparu.  Patan  dépasse  en 
antiquité  sa  rivale  triomphante.  I^a  tradition  tlxe  la  fonda- 
tion de  Katmandou  en  l'an  3824  écoulé  du  Kali-yuga 
=  724  J.-C);  et  cette  date  semble  plausible.  Un  jour,  à 
en  croire  la  chronique,  comme  le  roi  Gunakâma  jeûnait  en 
l'iionneur  de  Mahâ-Laksmî,  la  déesse  lui  apparut  en  songe, 
et  lui  prescrivit  de  bâtir  une  ville  au  confluent  de  la 
Yisnumatî  et  de  la  Vâgmatî,  sur  un  emplacement  qu'avait 
consacré  déjà  la  présence  de  nombreuses  divinités.  La  ville 
devait  avoir  la  forme  recourbée  du  «  khadga»,  le  cimeterre 
que  la  sanguinaire  Devî  brandit  dans  une  de  ses  multiples 
mains  contre  ses  ennemis  teirifiés*  ;  elle  contiendrait 
18  000  maisons,  et  tous  les  jours  il  devait  s'y  traiter  un 
chiffre  d'affaires  de  100000  roupies!  La  nouvelle  cité 
reçut  d'abord  le  nom  de  Kdnti-pura  «  Ville  de  Grâce"  ». 
Elle  eut  à  souffrir  de  la  longue  période  d'anarchie  féodale 
que  le  Népal  traversa  durant  le  moyen  âge,  et  forma  pen- 
dant plusieurs  siècles  une  sorte  de  fédération  oligarchique, 

moyenne  de  10  personnes  par  maison  ou  famille.  L'évaluation  officielle 
du  siècle  dernier  parait  donc  bien  se  rapprocher  de  la  A'érité. 

1.  Les  Bouddhistes  prétendent  que  le  ciineleire  proposé  connne 
modèle  au  roi  était  celui  de  MaùjucrL 

2.  La  Brhat-Samhità  de  Varàha-Mihira  mentionne  une  ville  du  même 
nom,  mais  située  dans  le  Dekkhan,  car  elle  parait  dans  la  même  énumé- 
ration  que  Konkana,  Ivuntala,  Iverala,  Dandaka  (X\'l,  II).  — LeKàrtika- 
mùhàtmya  du  Padmapuràna  cite  également  une  ville  de  Ivàntipura  ; 
Aufrecht  (O.y".  Ms^.  16'')  substitue  par  coriection  Kàfici-pura  «  Conje- 
veram  ». 


LA    VALLÉE    DU    NÉPAL  53 

comme  la  célèbre  Vaiçâlî  au  temps  du  Bouddha  ;  douze 
nobles  (Thâkurisj  y  exerçaient  l'autorité  à  titre  de  ràjas. 
Katna  Malla  s'empara  de  la  ville  à  la  tin  du  xv  siècle, 
grâce  au  pouvoir  magique  d'une  formule  qu'il  avait  déloya- 
lement  apprise  de  son  père  et  surtout  grâce  à  une  perfidie 
sans  scrupules  ;  il  gagna  le  principal  fonclionnaire  («  Kâj?  », 
cadi)  des  Tliâkurîs,  les  fit  empoisonner  au  cours  d'un  ban- 
quet, assassina  son  complice  et  se  proclama  roi.  Il  fonda  la 
dynastie  Malla  de  Katmandou,  qui  dura  jusqu'à  la  conquête 
Gourkha.  Un  siècle  après  Ratna  MalJa,  sous  le  règne  de 
Laksmî  Narasimha  Malla,  un  éditice  miraculeux  s'éleva 
dans  la  capitale  :  un  simple  particulier  avait  reconnu,  dans 
la  foule  qui  suivait  la  procession  de  Matsyendra  Nâtha, 
l'Arbre-aux-Souhaits  [Kalpavrksa)  en  personne  vemi 
comme  un  vulgaire  badaud  pour  admirer  le  spectacle  ;  il 
bondit  sur  le  visiteur  divin,  le  maintint  prisonnier  et  réclama 
comme  rançon  une  faveur  singulière  ;  son  ambition  était 
de  bâtir  avec  un  seul  arbre  un  abri  pour  les  religieux 
errants.  L'Arbre-aux-Souhaits  donna  sa  parole  et  la  tint  ; 
avec  le  bois  d'un  seul  arbre  on  put  construire  un  édifice 
spacieux,  qui  subsiste  encore  aujourd'hui  et  reste  affecté  à 
son  usage  primitif;  il  est  voisin  des  temples  élégants  qui 
font  vis-à-vis  au  Darbar,  le  long  d'une  rue  pavée  qui  mène 
à  la  Bitsnumati.  La  célébrité  légitime  de  ce  hangar  mira- 
culeux valut  à  la  ville  un  cli.mgement  de  nom  ;  on  l'appela 
dès  lors  Kmtha-Mandapa  (Halle-de-bois)  en  sanscrit,  en 
langue  vulgaire  Kàthmando^  d'où  les  Européens  ont  tiré 
Cadmetidu  ((irueber),  Katmaiidù  ((leorgi)  Khàtmdndù 
(Kirkpatrick),  Kathniaiidu  (Hamilton),  etc.  En  dehors  des 
langues  indiennes,  la  ville  est  désignée  sous  des  noms  tout 
différents.  Les  Névars l'appellent  Yin{-daise),  d'après  Kirk- 
patrick; Tinya,  d'après  Bhagvanlal  '  ;  les  Tibétains,  d'après 

I.  1)1(1.  An/.  I\,  1:1,  n.  -29. 


54  LE    NÉPAL 

Georgi,  Jang-bu  ou  Jà-he;  j'ignore  à  quelle  forme  réelle 
correspond  Jà-he  \  Jang-bu  n'est  qu'une  transcription 
altérée  de  Yam-pif  «  nom  de  l'ancienne  capitale  du  Népal, 
appli([ué  aussi  dans  l'usage  du  Tibet  oriental  à  Katman- 
dou '  » .  C'est  ce  nom  que  les  Chinois  ont  transcrit  par  Yang 
pou\  Katmandou  est  également  désigné  en  tibétain  sous 
le  nom  de  Kho  ôd/?r\  En  outre  Jàschke  cite  comme  une 
périphrase  employée  parfois  au  lieu  de  Kho-bôm  :  Kluipho- 
brâh^  «  le  palais  du  JNâga  »  ;  il  explique  ce  nom  par  les 
trésors  de  métaux  précieux  qu'on  croit  abonder  dans  la  con- 
trée ;  mais,  en  étudiant  la  religion  du  Népal,  nous  verrons 
quelle  place  considérable  les  Nâgas  occupent  dans  la  légende 
et  dans  les  croyances  actuelles.  Le  souvenir  des  Nâgas  repa- 
raît dans  le  nom  a4tribué  par  le  Bodhimôr  mongol  au 
palais  d'Amçuvarman,  roi  du  Népal  au  vn"  siècle:  Kukmn 
glui  ''  ;  et  le  premier  élément  de  cette  désignation  figure, 
dans  une  histoire  chinoise,  comme  le  nom  même  de 
Katmandou  :  Kou-Uou-  mou  '\  Ce  mot  peut  être  en  rapport 
avec  le  nom  de  Gongool-putten  (Gongul-pattana)  qui  désigne 
Katmandou  «  dans  les  anciens  livres  »  d'après  les  informa- 
teurs de  Kirkpatrick. 

1.  S.vRAT  Chandra  Das,  Tibetan-EngUsh  dictionary,  s.  v.  Yam-pu. 

2.  M.  Parker  a  rapproché,  avec  plus  d'ingéniosité  que  de  vraisem- 
blance, le  nom  Yang-pou  du  sanscrit  Svagambhil.  C'est  sans  doute  le 
même  nom  qui  se  retrouve  dans  le  colophon  du  ms.  du  Pingalà  mata,  Br. 
Mus.  550,  écrit  en  sam.  313  sous  le  règne  de  Laksmîkâma  deva  «  cri 
Yambukramâyàm  ».  Cf.  la  désignation  «  Lalita-hramàyàm  »  qui  se 
rapporte  sans  doute  à  LalitaPattana  dans  un  ms.  du  règne  de  Çivadeva 
sam.  240.  Le  nom  de  Yang-pou  (Yan-pu)  rappelle,  au  moins  par  une 
ressemblance  frappante,  le  nom  de  Yapu-nagara  donné  à  une  ville  du 
royaume  de  Campa,  en  indo-Chine  (aujourd'hui  Po-Nagar,  sans  doute)  ; 
cf.  Bergaigne,  Inso'iJS.  sanscrites  du  Canipâ,  n»«  xxvni,  xxxi-xxxiu. 

3.  Khobôm  rappelle  d'assez  près  le  nom  névar  de  Bhatgaon  :  Khôpô 
(daise)  dans  Kirkpatrick,  Kui-pà  dans  Georgi. 

4.  V.  inf.  vol.  H,  (Histoire.) 

5.  RocKHiLL,  Tibet  from  Chinese  sources,  p.  129.  —  M,  Parker,  qui 
reproduit  le  même  passage,  relatif  à  l'ambassade  de  1732,  écrit  seule- 
ment :  Kou-mou. 


LA    VALLÉE    DU    ^'ÉPAL  55 

Sous  les  Mallas,  Katmandou  s'enrichit  et  s'étendit  rapide- 
ment. Au  xviir  siècle  les  Capucins  lui  attribuent  un  total 
de  18  000  maisons  ou  familles'  ;  c'est  exactement,  trop 
exactement  même,  le  chiffre  prédit  par  la  déesse  Laksmî. 
Kirkpatrick  rapporte  sans  l'admettre  un  chiffre  plus  élevé 
encore  :  sous  le  dernier  Malla  de  Katmandou,  Jaya  Pra- 
kâga,  la  ville  aurait  compté  22  000  maisons.  Si  on  tient 
compte  du  grand  nombre  des  enfants  dans  les  familles 
népalaises,  et  des  habitants  dans  chaque  maison,  il  faudrait 
multiplier  les  nombres  donnés  par  10  (c'est  la  moyenne 
qu'accepte  Kirkpatrick)  ;  mais  il  est  évident  qu'une  popu- 
lation aussi  considérable  n'aurait  pu  vivre  à  l'intérieur 
d'une  ville  qui  couvre  à  peine  un  kilomètre  carré  et  qui 
est  encombrée  de  temples  innombral)les  :  les  habitants 
des  bourgs  et  villages  (au  nombre  de  97  ",  sans  compter  les 
lieux  subalternesj  soumis  à  Katmandou  et  situés  dans  la 
vallée  ont  été  certainement  compris  dans  ce  recensement 
approximatif. 

A  l'heure  présente,  la  population  de  Katmandou  peut 
s'élever  à  40  000  âmes  ;  adoptée  comme  capitale  par  les 
rois  Gourkhas,  depuis  le  fondateur  de  la  dynastie,  elle  a 
gagné  au  nouveau  régime  tout  ce  qu'y  perdaient  ses 
anciennes  rivales.  La  ville  des  Mallas  n'a  pas  cependant 
changé  d'aspect  dans  l'intérieur  de  son  enceinte  blanche  : 
elle  a  gardé  le  vieux  darbar  qui  forme  une  ville  au  centre 
de  la  ville  avec  ses  bâtiments  restaurés  ou  agrandis,  les 
hautes  pagodes  dorées  qui  s'en  dégagent  et  les  dominent, 
ses  cinquante  cours  séparées  par  des  portes  basses  et  par 
des  corridors  obliques,  atfectées  chacune  en  propre  aux 
princes,  aux  femmes,  aux  chevaux,  aux  éléphants,  aux 
spectacles,  aux  cérémonies,  aux  prêtres,  aux  serviteurs  ; 

1.  Georgi  et  le  P.  Marc  donnent  exactement  les  mêmes  chifTres  (Cf. 
Slip.,  p.  51,  n.  2).  Le  P.  Marc  spécifie  «  18  000  fuochi  o  siano  famiglie  ». 

2.  Gli  Scritli..,  p.  51. 


56  LE   NÉPAL 

elle  a  gardé  les  temples  pittoresques  élevés  par  les  Mallas 
ou  sous  leur  règne  ;  elle  a  gardé  ses  ruelles  étroites, 
obscures,  malpropres  et  grouillantes,  où  la  chaussée  n'est 
guère  qu'un  sentier  entre  deux  fossés  d'immondices  sta- 
gnantes. La  seule  rue  pavée  de  pierres  traverse  en  oblique 
la  ville  de  l'Est  à  l'Ouest,  jusqu'au  pont  de  la  Bitsnumali, 
en  longeant  le  darbar.  Les  maisons  décrépites  étalent 
encore  sur  leur  façade  de  briques  nues  leurs  balcons  et 
leurs  loges  de  bois  ouvragé,  où  la  verve  truculente  d'une 
imagination  joyeuse  a  prodigué  les  paons,  les  nymphes,  les 
nâgas,  les  éléphants,  les  fleurs,  les  feuillages  et  les  mon- 
struosités erotiques.  Au  rez-de-chaussée,  surélevé,  les 
boutiques,  ouvertes  à  même  sur  la  rue  ;  le  marchand  ou 
l'artisan,  accroupi,  en  attendant  laclientèle,  cause,  travaille, 
fume  sa  courte  pipe  ;  au-dessus,  deux  ou  trois  étages,  que 
desservent  en  guise  d'escalier  des  échelles  et  des  trappes  ; 
là,  des  chambres  surbaissées  qu'éclaire  et  qu'aère  une 
étroite  fenêtre,  avec  un  volet  de  bois  plein  qui  la  calfeutre 
dans  les  temps  froids  ;  pêle-mêle,  dans  la  confusion  de  ces 
intérieurs  misérables,  des  familles  nombreuses,  sordides, 
en  loques,  nourries  d'ail  et  de  radis  fermenté.  La  ville 
garde  aussi  ses  monastères  d'autrefois,  construits  en  rec- 
tangle autour  d'une  cour  intérieure,  prudemment  reliée  à 
la  rue  par  un  corridor  étroit  et  bas.  Enfin  la  voirie  a  con- 
servé la  division  traditionnelle  en  «  tols  »,  îlots  déniaisons 
groupés  sous  un  seul  nom  et  qui  formaient  jadis  une  unité 
de  combat  ;  chacun  des  tols  était  chargé  d'une  porte  de  la 
cité  en  temps  de  guerre.  Comme  jadis,  et  plus  sévèrement 
encore,  les  basses  castes  et  les  hors-castes  sont  exclus  de 
la  ville  ;  bouchers,  corroyeurs,  balayeurs,  et  tout  le  groupe 
des  corporations  méprisées  entourent  la  ville  d'une  cein- 
ture nauséabonde. 

Le  nouveau  Katmandou  a  poussé  plus  loin,  dans  les  fau- 
bourgs et  la  banlieue.  A  l'angle  Nord-Est,  le  roi  {Dhirâj  = 


LA    VALLÉE    DU    >'ÉPAL  57 

adhirâjd)  demeure  clans  un  palais  neuf,  stuqué,  peintur- 
luré, combinaison  hybride  de  la  Grèce,  de  Rome,  de  l'An- 
gleterre et  de  rinde.  Le  maire  du  palais  [maharaja]  s'est 
fait  élever,  à  côté  du  prince  qu'il  tient  en  tutelle,  un  palais 
du  même  goût,  éclairé  à  l'électricité  ;  de  vastes  jardins 
enclos  de  murs  dérobent  ces  édifices  auxregards  indiscrets. 
A  l'angle  Sud-Est  s'étendent  les  bâtiments  compliqués  de 
Thapathali,  le  palais  édifié  par  le  célèbre  ministre  Jang 
Balladur  au  milieu  du  xix''  siècle.  Entre  ces  deux  groupes 
de  constructions,  un  immense  terrain  découvert  :  c'est  le 
champ  de  manœuvres  où  tous  les  jours,  et  la  journée 
entière,  les  recrues  gourkhas  font  l'exercice,  initiés  à 
des  commandements  soi-disant  anglais  par  des  insiructeurs 
qui  ne  sont  pas  linguistes  ;  au  Nord  de  ce  Champ^-de-Mars 
hindou,  l'étang  de  Rani-Pokhri,  creusé  au  xvn"  siècle  et 
jadis  bordé  de  petits  temples  ;  Jang  les  a  rasés,  a  empri- 
sonné l'étang  dans  une  maçonnerie  profonde  ;  une  étroite 
chaussée  mène  du  bord  Ouest  au  pavillon  central,  qui 
découvre  une  des  plus  belles  perspectives  du  monde.  Des 
pagodes,  des  chapelles,  des  caityas,  anciens  ou  récents, 
monumentaux  ou  rudimentaires,  s'égrènent  au  long  de  ce 
quadrilatère  énorme.  Le  nouveau  régime  a  marqué  ici  en 
traits  éloquents  son  empreinte  bienfaisante  ;  en  face  de 
Rani-Pokhri,  vers  l'Ouest,  le  Darbar  a  fondé  une  sorte  de 
collège  népalais  [Darbar  Sc/iool)  où  sont  enseignés  côte  à 
côle  le  sanscrit  et  l'anglais,  la  tiadilion  et  la  vie  moderne. 
En  arrière  et  au  iNord  l'hôpital.  Les  casernes,  les  atehers 
militaires,  l'arsenal  font  pendant,  vers  le  Sud,  au\  insti- 
tutions d'éducation  et  de  charité  ;  dans  l'intervalle  se 
dresse  la  blanche  colonne  de  pierre,  haute  de  7o  mètres, 
que  le  ministre  Bhim  Sen  fit  élever  vers  1835  ;  on  y  monte 
par  un  long  colimaçon;  mais  la  vue  qui  s'offre  brusque- 
ment au  sommet  paie  largement  l'ennui  de  la  montée. 
La  route  qui  longe  le  champ  de  manœuvres  mène,  vers 


08  LE    NEPAL 

le  Nord,  à  la  résidence  britannique  par  le  faubourg  de 
Thamel  et  par  une  grande  prairie  où  les  jeunes  Gourkhas 
aiment  à  exercer  leurs  chevaux.  La  résidence  est  située 
sur  un  plateau  qui  s'incline  doucement  à  l'Est  vers  le 
Tukhucha,  à  l'Ouest  vers  la  Bitsnumati.  La  maison  du 
résident,  une  sorte  de  cottage  en  style  indo-gothique,  est 
entourée  d'un  parc  magnifique  oii  domine  la  verdure 
sombre  de  pins  gigantesques;  sur  ce  terrain  que  les  Népa- 
lais avaient  tenu  pour  insalubre,  stérile  et  hanté,  la  persé- 
vérance britannique  a  su  créer  un  coin  d'Europe  :  le  pota- 
ger même  donne  en  abondance  tous  les  légumes  de 
l'Occident.  Le  médecin  de  la  résidence  demeure  dans  un 
autre  cottage,  plus  petit,  à  côté  du  résident.  Une  compa- 
gnie de  cipayes  au  service  du  gouvernement  britannique 
est  installée  dans  des  baraquements  ;  elle  est  chargée  de 
protéger  la  personne  et  les  biens  du  résident  et  de  défendre 
l'accès  du  territoire  concédé.  Les  bureaux  de  la  résidence, 
logés  dans  une  petite  annexe,  emploient  un  personnel 
restreint  :  deux  scribes  hindous  et  un  interprète  névar,  qui 
traduit  en  hindoustani  les  pièces  et  les  documents  rédigés 
dans  les  langues  indigènes  du  Népal.  Le  poste  eut  jadis 
pour  titulaire  Amrtânanda,  le  célèbre  pandit  bouddhiste 
qui  instruisit  Hodgson  et  l'assista  dans  ses  recherches  ; 
depuis,  ses  descendants  l'ont  occupé  de  père  en  fils,  mais 
sans  hériter  du  savoir  de  l'aïeul  ;  j'ai  seulement  entrevu  en 
1898,  dausle  camp  du  colonel  Wylie  qu'il  accompagnait, 
Indrânanda,  fils  de  Gunànanda  ;  le  bonhomme  n'a  pas 
même  essayé  de  me  donner  le  change  sur  ses  connais- 
sances. Son  fils,  son  coadjuteur  et  son  successeur  désigné, 
Mitrânanda  (Maitreyànanda)  est  certainement  plein  de  zèle 
et  de  bonne  volonté  ;  il  a  même  étudié  l'alphabet  latin  ! 
Mais  pour  porter  le  titre  de  pandit,  il  a  bien  fait  de  naître 
au  Népal  et  dans  la  communauté  bouddhiste. 

La  résidence  possède  encoie  trois  dépendances  :  l'hô- 


LA  VALLÉE  DU  NÉPAL 


59 


pital.  la  poste,  le  bangalow.  Lhopital.  desliné  en  principe 
au  personnel  de  la  résidence,  s'ouvre  cependant  aux 
malades  du  dehors  ;  le  médecin  britannique  y  a  pour  assis- 
tant un  docteur  bengali,  qui  concilie  dans  un  large  éclec- 
tisme la  science  occidentale  et  les  méthodes  ayourvédiques. 


Un  hameau  népalais  :  Haltsok. 


Le  bureau  de  poste  est  runique  intermédiaire  entre  le 
Népal  tout  entier  et  les  pays  de  l'union  postale  ;  il  est  dirigé 
par  un  babou  hindou  ([ui  se  débrouille  à  merveille  dans  la 
confusion  presque  inextricable  des  adresses  polyglottes  et 
polygraphiques.  Des  coureurs  à  grelots  {ddk-runners)^ 
disposés  de  relai  en  relai,  transportent  joui  nellenient  dans 
un  sacle  courrier  entre  kalniandou  et  iSegauli,  le  dernier 


60  LE    NÉPAL 

bureau  du  leniloiri!  hrilunui([ue  sur  Jo  chemiu  du  ^é|»Hl. 
Le  Darbar  a  lou  jours  refusé  l'autorisation  d'installer  le  télé- 
graphe'. Le  i»ani:alow,  modeste,  mais  suftisant,  loge  les 
hôtes  de  passage,  indianistes  en  mission  ou  fonctionnaires 
envoyés  de  la  plaine  pour  les  besoins  accidentels  de  la 
résidence  :  ingénieurs,  architectes,  etc.  Un  corps  de  garde 
gourkha  surveille  l'entrée  de  la  résidence,  à  l'entrée  du 
seul  chemin  carrossable  qui  y  mène. 

Ln  pont  de  briques  jeté  sur  la  Bagmati,  au  Sud  de  Kat- 
mandou, tout  près  de  Tliapatali,  relie  le  faubourg  de  la 
capitale  au  faubourg  de  Patan.  En  face  de  Katmandou, 
active,  rajeunie,  grandissante,  Patan  est  la  capitale  du 
passé,  des  splendeurs  éteintes  et  des  souvenirs  mourants  ; 
c'est  la  ville  des  Névars  subjugués  et  du  bouddhisme 
vaincu.  Ses  origines  remontent  à  des  siècles  lointains.  Le 
roi  Vira  deva,  qui  passe  pour  l'avoir  fondée,  fut  couronné, 
dit-on,  en  l'an  3  'jOO  de  l'ère  Kali  Yuga  (=  300  J.-C).  Mais, 
dans  la  hste  traditionnelle  des  rois  népalais,  \  îra  deva  suit 
Amçu  varman  qui  régnait  vers  630  de  J.-C.  et  précède 
rs^arendra  deva  qui  reçut  des  ambassadeurs  chinois  vers 
646.  Les  détails  du  récit  en  valent  la  chronologie  :  Un 
brave  homme,  pieux  et  dévot,  qui  gagnait  sa  vie  à  vendre 
des  herbes,  s'en  allait  chaque  jour  les  cueillir  au  Joli-Bois 
[Lalita-vana)^  puis  il  s'en  retournait  à  la  capitale,  où  régnait 
Vira  deva.  Sa  laideur  l'avait  rendu  populaire  ;  on  le  saluait 
comme  une  connaissance  au  passage.  Un  beau  jour,  tandis 
qu'il  cueillait  ses  herbes,  il  se  sent  pris  d'une  soif  ardente  ; 
il  jette  bas  la  perche  où  pendaient  ses  paniers,  pour  courir 
chercher  de  l'eau.  Il  aperçoit  un  petit  étang  frais  et  lim- 
pide ;  il  s'y  abreuve,  il  s'y  baigne,  et,  ragaillardi,  reprend 


\.  Deraièremenl  encore  (l'.»02),  faute  d'être  avisé  en  temps  opportun, 
le  Népal  a  célébré  par  les  salves  de  canon  usuelles  le  couronnement  d'E- 
douard VU  au  jour  primitivement  fixé.  Le  Darbar  n'a  su  qu'après  coup  la 
remise  de  la  cérémonie,  et  a  tenu  la  politesse  pour  faite. 


I 


LA    VALLÉE    DU    NÉPAL  61 

la  besos^ne  interrompue.  Il  tire  à  lui   sa  perche.   Elle  est 
collée  au  sol  !   Tant  pis  ;   il  s'en  passera.  11  ramasse  ses 
herbes  dans  les  mains  et  rentre  en  ville.  Vh'a  deva,  qui  le 
voit  passer,  ne  le  reconnaît  plus.  La  laideur  s'est  muée  en 
beauté  merveilleuse.  Le  ràja  est  ébahi:  sois  désormais  le 
Joli    {Lalita)\  s'écrie-t-il,   et  il  l'adopte  pour  favori.   La 
même  nuit,  une  vision  prescrit  à  Vira  deva  de  fonder  sur 
l'emplacement  enchanté   une   ville  qui   sera  nommée  la 
Ville-Jolie   [LalUa-pattana).   11  obéit,    remet  à  Lalila   une 
somme  énorme,  et  l'envoie  fonder  une  ville  assez  grande 
pour  loger  20000  habitants.  Mais  la  ville  surpassa  encore 
ces  ambitieuses  espérances  :  sous  Vara  deva,  fils  de  iNaren- 
dra  deva,  Lalita-pattana  remplaça  Madhyalakhu  désertée 
comme  capitale  et  comme  résidence  royale.  Le  vu'  siècle 
était  alors  un  peu   plus  qu'à  demi  écoulé.  La  chronique 
semble  avoir  dédoublé  les  personnages  et  les  événements. 
Vira  deva,  qui  fonde  Patan,  et  Vara  deva  qui  y  établit  sa 
capitale,  ne  doivent  faire  au  total  qu'un  seul  roi.  La  nou- 
velle ville  atteignit  le  faîte  de  la  gloire  :  elle  perdit  son 
nom  ;  la  ville  de  Lalita  ne  fut  plus  que  la  ville,  la  ville  par 
excellence  (Pattana,  Pàtan).  Les  Névars.  dans  leur  langue, 
lui  donnent  toutefois  un  autre  nom  :  l'épitaphe  en  névari 
d'Horace  de  Penna,  reproduite  par  Georgi,  représente  ce 
nom  en  caractères  dévanagaris  par  Elâ  desa  ;  la  transcrip- 
tion en  lettres  latines  douîiée  par  Georgi  porte  Helà  des; 
la  traduction  latine  rétablit  la  désignation  commune  :  in 
Civitate  Patanœ.  KirkpatricU  écrit:  Yulloo  dam\  Wright. 
Yelio}î-desi.  Les  T'ihéia'm?»  ont  emprunté  cette  appellation, 
qu'ils  écrivent  Ye-raiV  ;  les  Chinois,  à  l'imitation  des  Tibé- 
tains, emploient  la  forme  Ye-leny  .  Bhagvanlal  mentionne 
une  autre  désignation  névarie  :   Tinya-Ia  qu'il   interprète 


1.  Jâschke,  Tib.  Dici.  s.  V.  Ye-ran:  name  oiacih  nexl  to  Klio-bom 
(  Kahaaiulii)  the  fiisl  in  Népal.  Et  il  cite  comme  référence  Milaraspa. 


02  LE    NÉPAL 

ainsi  :  «  dans  la  direclion  Ua)  de  Katmandou  [Tinya)  [en 
venant  de  Bliatgaon]^  ». 

Patan  leste,  à  travers  toute  l'iiistoire  du  Népal,  la  for- 
teresse d'une  aristocratie  turbulente  et  indocile.  Vers  le 
xii^  siècle,  elle  avait  autant  de  rois  que  de  tols  (îlots  de  mai- 
sons). La  dynastie  des  Mallas  en  expulsa  Toligarchie  des 
ïhâkurîs  veis  le  milieu  du  xir*"  siècle  ;  à  la  fin  du  xvf  siè- 
cle, elle  eut  une  dynastie  locale,  issue  des  rois  Mallas  de 
Katmandou  ;  mais  l'aristocratie  qui  avait  longtemps  gou- 
verné la  vieille  cité  resta  fidèle  à  ses  souvenirs  et  à  ses 
espérances.  Les  luttes  de  la  noblesse  et  du  pouvoir  royal, 
exaspérées  au  cours  du  xvni"  siècle,  aboutirent  à  la  con- 
quête gourkha.  Maître  de  Katmandou,  Prithi  Narayan 
s'empara  aussitôt  de  Patan  sans  coup  férir,  en  1768.  A  ce 
moment-là,  Patan  était  encore  la  plus  grande  ville  du 
Népal,  et  le  royaume  de  Patan  possédait  le  domaine  le  plus 
étendu  dans  l'intérieur  de  la  vallée.  Les  Capucins,  se  con- 
formant à  l'estimation  courante,  attribuaient  à  la  ville  (avec 
ses  dépendances,  comme  dans  le  cas  de  Katmandou)  une 
population  de  24  000  familles".  Le  bouddhisme  y  dominait. 
Tandis  que  le  brahmanisme  lui  faisait  équilibre  à  Katman- 
dou, et  le  tenait  en  échec  à  Bhatgaon  (d'après  les  informa- 
tions de  Georgi),  à  Palan  les  bouddhistes  formaient  les 
trois  ({uarts  de  la  population.  Le  pillage  de  la  ville  se 
recommandait  en  même  temps  à  la  rapacité  et  au  fana- 
tisme des  (jrourkhas.  Patan  ne  s'est  pas  relevée  du  désastre 
qu'elle  subit  alors.  La  déchéance  se  lit  sur  le  visage  des 
habitants  comme  sur  la  façade  des  édifices.  Le  Névar  boud- 
dhiste, industrieux,  délicat,  affiné,  courbe  la  tête  sous  le 
joug,    et    assiste  impuissant,    appauvri,   à  l'écroulement 


1.  Ind.  And.  IX,  171,  u.  29.  Cette  désignation  semble  bteii  conlenir 
les  mêmes  éléments  que  les  précédentes  :  [Tin]  Ya-la  (E-lû,  Ye-ran,  etc.)- 

2.  La  Vamçàvali  donne  le  même  chitTre  au  temps  de  Siddhi  Narasimha 
Malla,  au  xvn^'  siècle  (Wright,  p.  238). 


LA    VALLÉE    DU    NÉPAL  63 

lamentable  de  ses  temples,  de  ses  monastères,  de  ses 
palais.  Le  temps  achève  l'œuvre  des  hommes.  Mais  les 
derniers  restes  d'impasse  qui  meurt  évoquent  encore  des 
visions  éblouissantes.  La  place  du  darbar  est  une  merveille 
qui  défie  la  description  ;  sous  la  vive  clarté  d'un  ciel  qui 
n'éblouit  pas,  le  palais  royal  étale  sa  façade  ouvragée, 
sculptée,  bariolée  à  plaisir,  oii  les  ors,  les  bleus,  les 
rouges  éclairent  le  ton  sombre  des  boiseries  ;  vis-à-vis, 
comme  enfanté  par  un  caprice  d'artiste,  un  monde  de 
pierre  rayonnant  de  blancheur,  piliers  que  couronneut  des 
images  de  bronze,  colonnades  ajourées,  temples  de  rêves, 
légers  et  frêles,  sous  la  garde  d'une  armée  de  chimères  et 
de  griffons.  Je  reviendrai  dans  la  suite  aux  monuments  de 
Palan  qui  intéressent  surtout  Ihistoire  et  l'étude  du  boud- 
dhisme '. 

Bhatgaon,  la  troisième  ville  du  Népal,  est  située  à  qua- 
torze kilomètres  Est  de  Katmandou.  Elle  est  construite 
sur  un  plateau  onduleux  qui  s'incline  au  Nord-Est  vers  la 
Kansavati,  au  Sud-Ouest  vers  la  Hanmati,  un  peu  en  amont 
du  confluent  des  deux  ruiss-eaux.  Une  grande  et  large  route, 
trop  irrégulière  et  trop  raboteuse  pour  être  praticable  aux 
voitures,  la  relie  à  Katmandou.  Elle  est  la  dernière  en  date 
des  grandes  villes  népalaises.  Elle  eut  pour  fondateur 
Ànanda  Malla,  frère  de  Jaya  Deva  Malla  qui  régnait  sui- 
Patan  et  Katmandou,  et  que  la  tradition  associe  à  l'insti- 
tution de  l'ère  népalaise,  en  880  J.-C.  .Mais  la  date 
d'Ànanda  Malla  soulève  de  graves  difficultés  chronolo- 
giques. M.  Wright,  sans  indiquer  la  source  de  son  infoi- 
mation,  place  la  fondation  de  Bhatgaon  en  865,  quinze  ans 
avant  le  point  de  départ  de  l'ère  népalaise.  En  tout  état 
de  cause,  c'est  là  une  date  vraisemblable.  Le  fondateur 


1.  Les  Bouddhistes  de  l'alan  prétendent  que  la  forme  originale  de  la 
ville  représentait  le  cakra  «  roue  »  du  Bouddha. 


04  LE    NÉPAL 

de  Bhatgaon  passe  pour  avoir  fondé  on  outre  sept  autres 
villes,  toutes  situées  dans  la  vallée  de  Banépa,  l'annexe 
orientale  du  Népal  ;  la  fondation  de  la  nouvelle  capitale 
marque  donc  l'expansion  de  la  civilisation  indo-névare 
vers  l'Est  de  la  vallée  ;  Bhatgaon  est  la  métropole  d'une 
sorte  de  colonie  orientale.  Elle  a  conservé  ce  rôle  à  travers 
toute  l'histoire  du  Népal.  Pendant  (pie  l'anarchie  sévissait 
à  Katmandou  et  à  Patan,  Bhatgaon  restait  le  siège  de 
dynasties  régulières  qui  étendaient  leur  autorité  à  l'Est,  en 
dehors  de  la  vallée.  La  famille  de  Nânya  deva,  qui  exerça 
la  suzeraineté  sur  le  Népal  du  xn'"  au  xiv''  siècle,  passe 
pour  avoir  régné  à  Bhatgaon  ;  mais  il  est  probable  que  le 
pouvoir  réel  appartenait  aux  Mallas  comme  vassaux 
tandis  que  Nànya  deva  et  ses  successeurs  régnaient  à 
Simraun-garh  dans  le  Téi'aï.  Après  la  mort  de  Yaksa 
Malla  (1472)  qui  avait  réuni  sous  son  sceptre  le  Népal  tout 
entier,  Bhatgaon  et  Banépa  devinrent  les  capitales  de 
deux  royaumes  ;  le  royaume  de  iîanépa  n'eut  qu'une 
existence  éphémère,  et  s'absorba  au  bout  d'une  génération 
dans  le  royaume  de  Bhatgaon.  Les  rois  de  Bhatgaon 
s'aperçurent  par  la  force  des  circonstances  qu'ils  devaient 
renoncer  à  s'étendre  dans  la  vallée  ;  ils  n'y  possédaient 
qu'une  seule  bourgade  (Timij,  mais  ils  poussèrent  leur 
domaine  en  dehors  de  la  vallée  jusqu'à  la  Dudh-Kosi  à 
l'Est,  et  au  Nord  jusqu'à  la  passe  de  Kuti  (que  Katmandou 
leur  enleva  au  commencement  du  xvn'  siècle).  Quand  le 
Népal  fut  conquis  par  les  Gourkhas,  Bhatgaon  eut  moins 
à  souffrir  que  ses  deux  rivales  :  la  ville  livrée  par  trahison 
n'eut  pas  à  soutenir  de  siège  ;  Prithi  xNarayan  qui  avait 
vécu  plusieurs  années  à  la  cour  du  roi  Banajit  Malla  le 
traita  avec  respect  et  lui  proposa  môme  de  conserver  le 
trône  ;  enfin  la  population  aux  trois  quarts  brahmanique 
avait  au  moins  les  sympathies  religieuses  des  Gourkhas. 
Aussi  la  ville  a  gardé  un  aspect  tlorissant  et  prospère.  Les 


LA    VALLÉE    DU    ^ÉPAL  65 

rues  sont  propres,  bien  entretenues,  régulièrement  pavées 
de  briques  ;  les  bazars  sont  achalandés  ;  les  places  déco- 
rées de  temples  splendides  ;  le  darbar,  moins  grand  qu'à 
Katmandou,  est  plus  somptueux  ;  la  célèbre  «  porte  d'or  » 
qui  en  orne  l'entrée  est  un  pur  chef-d'œuvre  del'orlevrerie 
népalaise. 

Bhatgaon  porte  dans  la  langue  littéraire  le  nom  de 
Bhakiapura  ;  on  Tappellc  aussi  Dharma-pattana  «  la  Ville 
delà  Loi  ».  L'un  et  l'autre  nom  fait  sans  doute  allusion  à 
l'orthodoxie  brahmanique  des  habitants.  Les  Névars  la 
nomment  Kui-po  (Georgi),  Khôpô[daise\  (Kirkpatrick)'.  Le 
plan  de  Bhatgaon  reproduit,  soit  le  «  damaru  »,  le  tam- 
bourin de  Mahâ-Deva  ;  soit  le  «  çankha  »  la  conque  de 
Yisnu.  Son  fondateur  entendait  en  faire  une  ville  de 
12  000  maisons;  les  Capucins,  au  xvni''  siècle,  répètent  le 
même  chiffre,  qui  doit  s'interpréter  comme  dans  les  cas 
précédents.  La  population  réelle  de  la  ville  est  estimée  à 
30000  ou  40  000  âmes. 

Outre  ces  trois  grandes  villes,  la  vallée  du  Népal  con- 
tient encore  une  soixantaine  de  fortes  bourgades,  sans  par- 
ler des  simples  villages.  Cependant,  malgré  l'activité  des 
relations  dans  la  vallée,  le  nombre  des  routes  y  est  déri- 
soire. De  Katmandou,  une  chaussée  carrossable  de  14  kilo- 
mètres mène  h  Thankot,  au  pied  de  la  passe  du  Chandra- 
giri  ;  une  autre,  d'une  lieue  environ,  mène  h  Balaji,  au 
pied  du  mont  Nagarjun,  et  permet  au  roi  de  se  rendre  en 
voiture  à  la  villa  et  aux  tirés  qu'il  y  possède  ;  une  autre 
encore  va  jusqu'au  pied  de  Syambunath  ;   une  chaussée 


1.  Ce  nom  rappelle  étroUemenl  le  nom  de  Kho-h(Jm  que  Jàschke 
et  Sarat  Charulra  Das  donnent  comme  Féquivalent  tibétain  de  Kat- 
mandu  (v.  sup.  p.  5'i).  On  est  tenté  de  croire  que  les  lexicographes 
ont  par  erreur  substitué  Katmandou  à  Bhatgaon.  —  Si  Ye-leng  est 
Patan,  et  Kou-k'ou-mou  Katmandu,  Pou-yen  cité  comme  le  troi- 
sième royaume  du  Népal  dans  le  Wei-tsang  fou  ki  doit  représenter 
lihati'aon. 


66  LE   NÉPAL 

empierrée  conduit  au  temple  de  Paçupati  ;  j'ai  déjà  signalé 
la  route  qui  relie  Katmandou  à  Bhalgaon.  Le  reste  des 
chemins  se  réduit,  en  général,  à  des  sentiers,  à  des  foulées 
dans  l'herbe,  à  des  levées  de  terre  entre  les  champs  :  les 
meilleurs  ne  sauraient  se  comparer  à  nos  plus  humbles 
chemins  vicinaux. 

La  plus  occidentale  des  bourgades  du  Népal  est  Tlian- 
kot,  oii  la  route  de  l'Inde  entre  dans  la  vallée.  A  droite  de 
la  route  qui  joint  Thankot  à  Katmandou  se  dresse  sur  une 
hauteur  abrupte  la  petite  ville  de  Kirtipur  qui  a  trop  bien 
mérité  par  ses  malheurs  la  célébrité  que  lui  promettait 
son  nom  [Kirti-pura,  Ville  de  Gloire).  Fondée  au  milieu  du 
IX*  siècle  par  le  roi  Sadâ  Çiva  deva,  elle  dépendait  du 
royaume  de  Patan,  mais  elle  avait  sans  aucun  doute  son 
roitelet  local  ;  le  sonmiet  de  la  colline  porte  encore  les 
débris  d'un  darbar  ruiné  de  fond  en  comble.  Prithi 
Narayan  voulut,  pour  préludera  la  conquête  du  Népal, 
s'emparer  de  Kirtipur  ;  les  habitants,  soutenus  par  des 
contingents  accourus  du  reste  de  la  vallée,  repoussèrent 
tous  les  assauts  ;  un  des  chefs  gourkhas  fut  tué  ;  le  frère 
de  Prithi  Narayan  eut  un  œil  crevé  ;  le  roi  même  ne  dut 
son  salut  qu'à  la  fuite.  Renouvelée  trois  ans  de  suite,  l'at- 
taque échoua  toujours  ;  entln  la  trahison  livra  la  ville  aux 
Gourkhas  ;  mais  retranchés  dans  la  citadelle,  les  gens  de 
Kirtipur  tenaient  encore  :  il  fallut  leur  promettre  une 
amnistie  générale  pour  les  décider  à  cesser  le  combat. 
Puis  le  Gourkha,  parjure  une  fois  de  plus,  ordonna  de 
couper  le  nez  et  les  lèvres  à  toute  la  population  ;  on 
recueillit,  dit-on,  près  de  80  livres  de  ces  dépouilles  san- 
glantes. Un  pillage  féroce  dévasta  la  ville  (1767).  Après  un 
siècle  et  demi,  Kirtipur  ne  s'est  point  relevée  de  sa  ruine  ; 
ni  la  fraîcheur  de  l'air,  ni  la  pureté  des  sources  n'ont  pu 
ramener  la  prospérité  sur  ce  champ  des  martyrs.  Kirtipur, 
qui    comptait  jadis  6  000  familles  sous  sa  juridiction,  n'a 


LA    VALLÉE    DU    NÉPAL  67 

plus  que  4  UOO  liabilauts  à  peine.  Près  de  Kirtipur,  Cliau- 
babal  ou  Chobbar  (1000  habitants  environ)  occupe  le 
sommet  d'un  plateau  (jui  surplombe  la  gorge  de  la  Bagmati. 
En  aval,  à  une  lieue,  sur  la  rive  gauche,  Bugmati,  une  des 
localités  les  plus  populaires  de  la  religion  népalaise.  Plus 
au  Sud,  dans  le  fond  de  la  vallée,  Phirphing,  au  débouché 
de  l'ancienne  route  de  l'hide. 

De  Palan  partent  deux  routes:  Tune  se  dirige  vers  le 
Sud  et  mène  par  Sonagutti  et  Thecho  à  Chapagaon  ;  l'autre, 
vers  le  Sud-Est,  traverse  Harsiddhi,  Thyba,  Bandegaon  et 
aboutit  à  Godavari,  au  pied  du  mont  Phulchôk. 

La  route  qui  conduit  de  Katmandou  à  Bhatgaon  passe 
par  Nadi.  Budi  et  Timi.  petite  ville  qui  doit  sa  richesse  à 
la  fabrication  des  objets  en  terre  cuite.  La  route  de  Kat- 
mandou à  Paçupati  dessert  Navasagar,  Nandigaon,  Hari- 
gaon,  Chabahil  et  Deo-Patan  [Deva-pattana)  la  plus  vieille 
des  villes  du  Népal,  car  elle  se  flatte  d'avoir  été  fondée  au 
temps  d'Açoka.  par  le  gendre  môme  du  puissant  monarque 
qui  gouvernait  llnde  entière.  La  sainteté  de  Paçupati, 
consacrée  par  une  tradition  immémoriale,  a  dû,  en  effet, 
grouper  de  bonne  heure  dans  le  voisinage  immédiat  du 
temple  les  premiers  habitants  de  la  Ville  des  Dieux. 

De  Paçupati  un  chemin  de  six  kilomètres  mène  vers  l'Est 
à  La  colline  et  au  village  de  Changu-Narayan,  presque  aussi 
vénéré  que  Paçupati  même.  Au  Nord-Est  de  Changu- 
Narayan,  et  à  une  petite  lieue,  la  ville  de  Sauku  fondée  au 
début  du  \\\\°  siècle  par  Çankara  deva  ou  par  son  succes- 
seur Vardhamàna  deva  ;  la  route  du  Tibet  par  la  passe  de 
Kuti  quitte  la  vallée  à  Sanku.  En  retournant  de  Sanku  vers 
lOuest,  on  trouve  à  une  lieue  et  demie  le  village  de 
Gokarna  fréquenté  par  les  pèlerins  et  situé  sur  la  Bag- 
mati, non  loin  de  son  entrée  au  Népal.  Entre  Gokarna  et 
Paçupati,  le  village  de  Budhnath  groupe  ses  maisons 
autour  de  son  temple  tibétain.  En  continuant  à  longer  le 


68  LE    iNÉPAL 

bas  des  montagnes,  on  rencontre  d'abord  au  pied  du 
Sheopuri  Barâ-Nilkanth  u  le  Grand  Nilkanth  »  et  au  pied 
du  Nagarjun  Bâla-Nilkanth  ou  Bâlaji  «  le  Petit  Nilkanth  », 
lieux  de  pèlerinages  célèbres.  Bàlaji  fait  pendant  à 
Sanku  ;  le  chemin  du  Tibet  par  la  voie  de  Kirong  part  de 
là.  Enfin,  sur  un  contrefort  du  Nagarjun,  aune  demi-lieue 
de  Katmandou,  S\(imhunsii\\{Svai/amb/iù-îidf/ia)^  l'honneur 
et  la  gloire  du  bouddhisme  népalais,  appartient  par  excel- 
lence à  l'histoire  religieuse  de  la  vallée. 


LES  CARTES 

Je  n'ai  pas  pu  songer  à  donner  ici  une  carte  originale  du 
Népal.  Les  conditions  du  séjour  et  du  travail  dans  le  pays 
interdisent  la  plus  modeste  entreprise  de  topographie 
locale.  Miuayeff  rapporte  à  ce  sujet  une  anecdote  signifi- 
cative qu'il  a  évidemment  recueillie  à  la  résidence.  «  U  y 
a  quelques  années  on  a  voulu  dans  l'Inde  publier  une  carte 
du  Népal  ;  pour  la  préparer  on  envoya  au  Népal  un  topo- 
graphe ;  c'était  un  Hindou,  un  Bengali,  paraît-il  ;  on  comp- 
tait qu'à  ce  titre  il  pourrait  circuler  dans  le  pays  sans  res- 
triction et  observer  à  son  aise.  Mais  il  n'eut  pas  le  temps 
de  voir  beaucoup.  Arrivé  à  Katmandou,  il  se  présenta 
chez  le  résident.  L'affaire  était  gâtée.  Le  gouvernement 
népalais  apprit  la  visite  que  l'Hindou  avait  rendue  au  rési- 
dent ;  il  soupçonna  qu'il  ne  s'agissait  pas  d'un  Hindou 
quelconque,  ni  d'un  simple  pèlerin.  On  le  surveilla,  et 
bientôt  après  on  le  renvoya  dans  l'Inde.  Le  topographe 
rentra  chez  lui  sans  avoir  rempli  sa  tâche.  Les  Anglais 
n'en  éditèrent  pas  moins  une  carte  du  Népal  ;  reste  à  savoir 
ce  qu'elle  vaut.  »  (Voyage,  p.  254).  La  carte  en  question 
est  probablement  la  feuille  ix  des  Transfrontier  Maps 
publiée  par  le  Service  Trigonométrique  ;  elle  est  datée  de 


70  LE    NÉPAL 

Dehra  Diiii  1873,  el  aulérioure  de  qiiolqiies  années  seule- 
ment au  voyage  de  Minayeff,  Tl  en  a  paru  une  seconde  édi- 
tion, datée  de  Dehra  Dun,  mars  1882.  La  légende  qui  l'ac- 
compagne la  déclare  «  compilée  d'après  les  relevés  de 
route  et  les  observations  astronomiques  émanant  d'explo- 
rateurs anglais  et  asiatiques  du  côté  de  l'Inde,  et  basée  sur 
le  grand  Relevé  du  Service  Trigonométrique  ».  J'ai  déjà 
signalé  le  caractère  franchement  hypothétique  de  cette 
carte  oii  les  données  positives  se  réduisent  aux  altitudes 
mesurées  par  le  calcul  en  deçà  de  la  frontière,  aux  régions 
du  Téraï  visitées  par  le  résident,  à  la  grande  route  trans- 
versale qui  va  de  Darjiling  à  Pitoragarh  en  passant  par  Kat- 
mandou, enfin  à  la  vallée  centrale.  Mais  l'échelle  étant 
au  j-^i^oi  1^  vallée  n'y  tient  que  peu  de  place  et  manque  de 
détails. 

M.  Markham  a  donné  dans  son  «  Tibet  »  une  liste  des 
cartes  du  Népal  qu'il  peut  être  utile  de  reproduire  en  partie 
ici.  La  première,  manuscrite,  est  conservée  au  Service 
géographique  de  l'India  Office;  elle  est  datée  de  1793  et 
représente  (4'  au  pouce)  l'itinéraire  de  la  mission  Kirkpa- 
trick.  Elle  est  accompagnée  d'un  mémoire  manuscrit 
«  illustrant  l'esquisse  géographique  du  iXépal  et  des  pays 
voisins  »  par  Kirkpatrick,  en  400  pages.  C'est  sur  ces 
matériaux  qu'est  basée  la  carte  publiée  dans  la  Relation  de 
Kirkpatrick  et  que  je  reproduis.  Le  major  Crawford  a 
laissé  diverses  cartes  manuscrites  qui  ont  trait  au  xNépal: 
l'une,  de  la  vallée  de  Népal  Q  au  pouce)  ;  une  autre  de  la 
route  qui  conduit  au  Népal,  y  compris  la  vallée  ;  une  des 
territoires  népalais,  avec  les  sources  du  Gange  ;  une  autre 
du  territoire  népalais  avec  un  grand  nombre  de  cimes 
(7g-milles  au  pouce),  datée  1811.  La  campagne  du  Népal 
(1814-1816)  a  produit  la  carte  du  lieutenant  Lindesay, 
doimant  la  marche  du  général  Ochterlony  sur  Makwanpur. 
Les  travaux  de  délimitation  ont  naturellement  abouti  à  des 


T-' 


(  i 

t 


-«Ria<llS>«S9IS^>> 


72  LE    NÉPAL 

cartes  assez  nombreuses  de  la  frontière,  dues  à  Garden, 
Boileau,  J.-A.  Hodgson,  Pickersgill  et  Andersen  (1861). 
La  carte  de  Ilamilton  (181 9)  jointe  à  sa  Relation  est  fondée 
en  partie  sur  ses  observations  personnelles,  en  partie  sur 
des  matériaux  et  des  informations  indigènes.  Hodgson  a 
donné  une  carte  physique  du  Népal,  illustrant  son  mé- 
moire sur  riiydrograpliie,  dans  les  Sélections  from  the 
Records  of  the  Government  of  Bengal,  n°  27  (1857).  Enfin 
le  Bureau  du  Surveyor  General  de  l'hide  a  publié,  en 
1856,  une  «  Esquisse  préliminaire  du  Népal  et  des  pays 
voisins  »  datée  d'octobre  1855. 

Je  me  suis  contenté  de  reproduire  la  carte  de  Kirkpa- 
trick  et  celle  de  Hamilton,  comme  des  documents  histo- 
riques et  aussi  parce  qu'elles  suffisent  encore  à  donner 
une  idée  sommaire  de  la  vallée  et  du  royaume.  Pour  une 
représentation  plus  délaillée  de  la  vallée,  j'ai  reproduit 
une  carte  indigène,  acquise  par  MinayefT,  et  dont  je  dois 
la  communication  à  l'obligeante  amitié  de  M.  Serge 
d'Oldenbourg.  Cette  carte  pose  le  problème,  intéressant, 
mais  obscur,  des  origines  de  la  cartographie  indigène. 
Wilford  décrit  dans  les  Asiatic  Rcsearches  (j'emprunte 
cette  citation  à  l'excellent  ouvrage  de  M.  Pullé  :  Dhegno 
délia  cartografia  antlca  deWhuUa,  Firenze,  1901  ;  p.  13) 
une  carte  du  royaume  de  «  Napal  »  qui  avait  été  présentée 
à  llastings  (donc  entre  1772  et  1785).  «  C'est,  dit-il,  la 
meilleure  carte  d'origine  hindoue  que  j'aie  jamais  vue  ; 
ces  cartes  ont  pour  caractères  communs  qu'elles  négligent 
latitude  et  longitude,  et  qu'elles  n'emploient  pas  d'échelle 
régulière;  les  côtes,  les  rivières,  les  montagnes  sont 
représentées  en  général  par  des  ligues  étroites.  La  carte 
du  ((  Napal  »  avait  à  peu  près  4  pieds  de  long  sur  2  et 
demi  de  large,  en  carton  ;  les  montagnes  faisaient  un  relief 
d'un  pouce  environ,  avec  des  arbres  peints  tout  autour. 
Les  routes  étaient  représentées  par  une  ligne  rouge,  et  les 


23.  Nâràyana  hetî  (fosse  à  ablutions), 

et  résidence  des  Cautarijas. 

24.  Guhya  Kàll. 

25.  Temple  de  Viçvarùpa. 

26.  Mrgasthalî. 

27.  Temple  de  Paçupati. 

28.  Bazar. 

29.  Devapâtana,  bourg  (Deo  Patan). 

30.  Temple  de  Bhairava   Mahâkâla. 

31.  Lunidi  CZow7-j^-Devî. 

32.  Thùnî  khet  (Tundi  kliel). 

33.  Bazar. 

34.  Thàpàthali. 

35.  \  içamku  INàràyana. 

36.  Ville  de  Pàtan. 

37.  Çankhamùla  tirtha. 

38.  Route  Nord,  direction  de  Jitpur, 

4  Yi  kos  de  Katmandou. 

39.  RouteEst,  direction  de  Nagarkot, 

5  kos  de  Katmandou. 

40.  Route  Sud,  direction  de  Godà- 

vari,  5  kos  de  Katmandou. 

4 1 .  Route  Ouest,  direction  de  Than- 

kot,  4  Yi  kos  de  Katmandou. , 


•    i.  page  72). 


M,  Sylvain  Lévi.  Népal.  —  Tome  I. 


1.  Icarnku  Nàrâyana. 

2.  Bàlà  Nilakantha. 

3.  Résidence  britannique. 

4.  Budhà  iMlakantha. 

5.  Temple  de  Gokarne(;\ara. 

6.  ^  ille  de  Sâkhii   (Sankoii). 

7.  Temple  de  Ugra  Tara. 

8.  Temple  de  Càïigu  Nàrâyana. 

9.  Ville  de  Bhâdgâum  (Bhntgaoti). 

10.  Godàvarî  du  Nord. 

11.  Çikliara  Nàrâyana. 

12.  Daksina  Kàlî. 

13.  Ghàt  (Escaliers  de  bains  sa- 

crés). 

\'i.  Temple  de  Tripureçvara. 

15.  Temple  de  Pùrneçvara. 

16.  Pacaulî  Bhairava. 

17.  Laksmeçvara. 

18.  Dikudobliâna,  confluent. 

19.  Tâhacala.  résidence. 

20.  Étang. 

21.  Palais  du  gouvernement. 

22.  Kântipura.    capitale    (Katman- 

dou). 


HORti 


•n:-^    ^.-M    '"'-'     -v<     '•  '-il  ^  ^^^^ 


CARTL    I.NDK.IM 


i 


LA    VALLÉE    DU    NÉPAL  73 

rivières  par  une  ligne  bleue.  Les  diverses  chaînes  étaient 
nettement  distinctes,  avec  les  passes  étroites  qui  les  tra- 
versent; il  n'y  manquait  que  l'échelle.  La  vallée  de  Napal 
était  soigneusement  tracée  ;  mais  vers  les  bords  de  la  carte 
tout  était  embarrassé  et  confus.  »  Hamilton,  pendant  son 
séjour  à  Katmandou  (1802-1803)  s'était  procuré  cinq 
cartes  indigènes  du  Népal  et  du  Sikkim  qu'il  déposa  plus 
tard  à  la  bibliothèque  de  TEast  India  Company.  Malheu- 
reusement, elles  se  sont  perdues. 

Les  Népalais  avaient-ils  appris  cet  art  des  missionnaires 
européens  ?  Les  Capucins  ne  semblent  guère  avoir  contri- 
bué à  développer  les  connaissances  des  Népalais.  Les  mo- 
dèles sont-ils  venus  des  Jésuites  qui  levaient  la  carte  offi- 
cielle de  l'Empire  chinois?  Dès  1704,  le  pape  Clément  XI 
se  faisait  montrer  la  route  de  l'hide  à  Lhasa  sur  des  cartes 
conservées  au  Vatican.  (  «  At  PP.  Capuccini  Lhassam 
profecti  sunt  per  Indorum  terras  ea  plane  via  quam  nos 
hucusque  descripsimus  quamque  ex  Tabulis  Geographicis 
in  Vaticanis  aedibus  asservatis  sibi  ostenderat  an.  1704 
Pontifex  SS.  Clemens  XI  ».  Georgi,  Alph.  Tibet.,  p.  455). 
Les  Musulmans  de  l'Inde  ont-ils  été  les  intermédiaires,  et 
les  caries  népalaises  dérivent-elles  de  la  cartographie 
arabe  et  persane  ?  ou  nous  trouvons-nous  en  présence 
d'une  tradition  plus  ancienne  encore,  sinon  autochtone? 
Dès  l'année  648,  le  roi  du  luimarùpa,  voisin  oriental  du 
Népal,  offrait  en  présent  à  l'empereur  de  Chine,  par  l'en- 
tremise de  Wang  Hiuen-ts'e,  «  une  carte  du  pays  ».  L'art 
de  dresser  des  cartes  avait  donc  pénétré  dès  cette  époque 
dans  les  régions  indiennes  de  l'Himalaya.  S'agit-il  d'une 
création  nationale  ?  Les  Hindous  avaient  aussi  pu  recevoir 
l'impulsion  soit  des  Grecs,  à  qui  ils  avaient  emprunté  le 
système  astronomique  de  Plolémée,  soit  des  Chinois,  qui 
pratiquaient  depuis  longtenjps  la  cartographie  (cf.  Cha- 
VANNES,  Bulletin  de  r Ecole  Française  d' Extrême-Orient ,  III, 


74  LE    NÉPAL 

236  sqq.).  11  ne  me  paraît  pas  inadmissible,  en  tout  cas,  que 
les  longues  listes  du  Maliâ-Bhàrata,  celles  des  Purânas  et 
des  Castras  astronomiques  dérivent  en  principe  de  tables 
géographiques  qui  accompagnaient  des  cartes,  comme 
c'est  le  cas  chez  Ptolémée.  —  Je  signale  ici,  comme  nn 
élément  utile  à  la  solution,  l'emploi  sur  la  carte  indigène 
d'une  main  avec  l'index  étendu  pour  marquer  la  direction 
des  cours  d'eau. 


LES  DOCLAJENTS 


I.  Européens.  —  II.  Chinois  et  Tibétains. 
III.  Indigènes. 


L'étude  des  matériaux  disponibles  doit  naturellemeul 
précéder  Félude  historique  du  Népal  ;  il  est  indispensable 
avant  de  mettre  les  documents  en  œuvre,  d'en  fixer  la 
nature,  la  portée  et  la  valeur.  La  solidité  éprouvée  des 
matériaux  garantit  la  stabilité  de  Féditice.  L'examen  des 
matériaux  offre  encore  un  autre  avantage  :  il  laisse  entrevoir 
d'avance  les  traits  saillants  de  l'histoire  à  étudier,  et  dénonce 
les  grandes  époques  ou  les  grandes  crises  qui  donnent 
naissance  aux  documents.  Les  documents  sont  de  deux 
catégories:  les  uns,  indigènes;  les  autres,  étrangers.  Si 
claire  que  semble  cette  division,  elle  ne  laisse  pas  de  créer 
un  léger  embarras.  Les  matériaux  fournis  par  ITnde  peu- 
vent être  considérés  soit  comme  des  documents  étrangers 
puisque  le  Népal  est  politiquement  séparé  du  reste  de 
l'Inde,  soit  comme  des  documents  indigènes  puisque  le 
Népal  fait  régulièrement  partie  du  monde  hindou.  En  fait 
le  débat  serait  oiseux,  tant  l'apport  de  l'Inde  est  insigni- 
fiant ;  il  se  borne  à  de  rares  et  brèves  indications,  éparses 
au  cours  des  siècles. 

La  logique  semble  appeler  en  première  ligne  les  docu- 
ments indigènes,  qui  par  leur  nombre,  leur  étendue  et  leur 


76  LE   N'ÉPAL 

importance  forment  le  corps  et  la  contexture  de  Fliistoire 
népalaise.  J'ai  préféré  cependant  passer  d'abord  en  revue  les 
documents  d'origine  étrangère,  issus  des  peuples  qui  sont 
entrés  en  rapport  avec  le  Népal.  Les  Tibétains  et  les  Chinois 
sont  les  premiers  en  date  :  leurs  premières  relations  avec  le 
Népal  datent  du  début  du  vu*  siècle.  Les  Européens  n'ont 
connu  le  Népal  que  très  tard,  après  le  milieu  du  xvn"  siècle. 
Je  les  ai  néanmoins  classés  au  premier  rang,  pour  des 
raisons  fort  diverses.  Une  raison  de  clarté,  d'abord  :  avant 
d'exposer  les  menus  détails  d'une  histoire  locale  où  rien 
n'est  familier  à  l'esprit  occidental,  j'ai  cru  opportun  de 
tracer  un  historique  des  découvertes  et  des  recherches  qui 
relient  la  période  la  plus  récente  de  l'histoire  népalaise  à 
des  noms  et  des  faits  connus  de  l'Europe.  Une  raison  de 
méthode  et  de  conscience  à  la  fois:  les  matériaux  dont  j'ai 
fait  usage  sont,  en  dehors  de  mon  apport  personnel, 
empruntés  à  mes  devanciers  ;  j'étais  tenu  de  déclarer  ce 
que  je  leur  dois  et  de  marquer  nettementla  part  qui  revient 
à  chacun  d'eux  dans  ce  travail  que  j'ai  conçu  et  tâché  de 
réaliser  comme  une  véritable  collaboration.  Le  tableau  de 
l'œuvre  poursuivie  au  Népal  depuis  deux  siècles  et  demi 
par  les  Européens  sert  en  outre  à  définir  l'état  actuel  des 
connaissances  ;  il  explique,  il  excuse  peut-être  les  incer- 
titudes, les  lacunes,  les  erreurs  mêmes  ({ui  pourront  être 
constatées  dans  ce  livre.  Le  Népal  n'est  pas  encore  un 
domaine  banal,  ouvert  à  toutes  les  curiosités,  librement 
exploré  par  une  armée  de  chercheurs.  Depuis  le  xvii"  siècle, 
il  n'a  vu  passer  qu'un  nombre  minime  d'Européens,  pres- 
que toujours  traités  en  suspects,  tenus  à  l'écart,  et  para- 
lysés dans  leurs  recherches.  Ces  rares  visiteurs,  amenés 
les  uns  par  le  zèle  rehgieux,  d'autres  par  la  politique, 
d'autres  par  le  goût  de  l'érudition,  n'ont  guère  songé  à  se 
contrôler  entre  eux.  On  est  ainsi  réduit  à  se  fonder  souvent 
sur  un  témoignage  isolé.  Le  danger  serait  grave,  jusqu'à 


LES    DOCUMENTS  77 

rendre  l'entreprise  impossible,  si  les  témoins  ne  s'appe- 
laient pas  KirkpatricU,  Hamilton,  et  par-dessus  tout 
Hodgson. 

La  liste  des  Européens  qui  ont  visité  et  étudié  le  Népal 
depuis  le  xvn"  siècle  illustre  et  confirme  par  un  nouvel 
exemple  l'idée  qui  a  inspiré  ce  livre  et  qui  le  pénètre  :  de 
même  que  l'enchaînement  des  faits  au  Népal  reproduit,  sur 
une  échelle  restreinte,  la  succession  des  grands  phéno- 
mènes de  l'histoire  hindoue,  le  défilé  des  personnages  qui 
passent  au  Népal  réfléchit  les  mouvements  et  les  transfor- 
mations de  l'Europe,  de  Louis  XIV  au  xx'  siècle;  ainsi, 
pour  emprunter  à  l'hide  une  de  ses  comparaisons  classiques, 
une  flaque  d'eau  mire  le  soleil  tout  entier.  La  Société  de 
Jésus,  toute-puissante  en  Europe,  presque  aussi  puissante 
en  Chine,  lance  à  travers  l'Asie  ses  missionnaires  trans- 
formés en  explorateurs.  Un  Père  jésuite,  au  Tibet,  entend 
parler  du  Népal:  deux  autres,  partis  de  Pékin  pour  l'Inde 
et  l'Europe,  traversent  le  Népal  du  Nord  au  Sud  et  croient 
préparer  le  terrain  pour  une  mission  prochaine.  Presque 
en  même  temps,  un  voyageur  français,  entraîné  par  l'acti- 
vité commerciale  jusqu'aux  Etats  du  Grand-Mogol,  signale 
au  trafic  européen  la  route  du  Népal  pour  pénétrer  au  centre 
de  l'Asie.  Les  désastres  et  les  fautes  de  Louis  XIV  au  déclin 
arrêtent  brusquement  l'expansion  de  la  France  ;  le  siècle 
du  Grand  Roi  s'achève,  comme  Voltaire  le  représente,  dans 
les  disputes  sur  les  cérémonies  chinoises.  C'estàtort  qu'on 
a  mis  en  cause  l'ironie  ou  l'impiété  de  l'historien  ;  les  évé- 
nements eux-mêmes  out  parfois  de  l'esprit.  Condamnés  à 
la  cour  de  Rome,  les  Jésuites  en  disgrâce  cèdent  le  pas  aux 
ordres  rivaux;  la  volonté  du  Saint-Père  assigne  la  mission 
du  Népal  aux  Capucins.  L'Eglise  a  fait  son  choix;  elle  s'est 
prononcée  en  faveur  du  passé  con  tre  les  tendances  modernes . 
Héritiers  d'une  tradition  surannée,  les  Capucins  restent 
soixante  années  en  pure  perle  dans  l'Himalaya;  la  conquête 


78  LE   NÉPAL 

Gourklia  les  rejette  dans  riiide,  où  les  Anglais  fondent 
leur  empire. 

Une  ère  nouvelle  s'ouvre  alors  dans  la  connaissance  de 
rOrient.  Déjà,  sans  doute,  l'esprit  d'apostolat,  cultivé  par 
une  congrégation  d'élite,  avait  enrichi  la  science  d'un  nou- 
veau domaine;  les  Jésuites  ont  révélé  à  l'Europe  les  anti- 
quités chinoises.  Mais  leur  œuvre,  toute  méritoire  qu'elle 
est,  poursuit  un  intérêt  pratique  qui  en  restreint  la  portée  ; 
les  apùtres  de  la  Chine  se  sont  mis  à  l'école  des  lettrés 
chinois  pour  apprendre  à  les  combattre.  Les  Encyclopé- 
distes du  xvni"  siècle  usent  à  leur  tour  de  la  même  tactique 
contre  les  Jésuites,  leurs  adversaires  ;  ils  leur  demandent 
des  armes  pour  ruiner  leurs  dogmes.  Insurgés  contre  la 
révélation,  ils  fouillent  avec  une  passion  généreuse  les 
archives  suspectes  des  races  que  l'histoire  universelle  se 
croyait  en  droit  de  négliger  jusque-là  ;  il  leur  tarde  de 
mettre  eu  lumière  la  solidarité  de  l'espèce  humaine.  Sous 
leur  impulsion  féconde,  les  découvertes  jaillissent  partout; 
la  France  marque  son  passage  dans  l'Inde  par  Anquetil  et 
l'Avesta  retrouvé,  en  Egypte  par  Champollion  et  les  hiéro- 
glyphes déchiffrés.  Maîtresse  de  l'Inde  à  son  tour,  l'Angle- 
terre y  enfante  les  Wilkins,  les  William  Jones,  les  Cole- 
brooke,  créateurs  glorieux  de  l'érudition  sanscrite.  Par  le 
sanscrit,  un  Allemand,  Bopp,  fonde  la  grammaire  com- 
parée, et  brisant  les  cadres  factices  qu'avait  consacrés 
l'éloquence  thôologique  de  Bossuet,  il  montre  les  ancêtres, 
longtemps  privilégiés,  des  Grecs  et  des  Romains  confondus 
dans  une  seule  famille  avec  les  Celtes,  les  Germains,  les 
Slaves,  les  Perses,  les  Hindous.  Le  génie  de  l'Europe  a 
élargi  la  conscience  du  monde.  Détaché  des  légendes  qui 
l'avaient  bercé,  l'homme  scrute  dans  le  passé  le  secret  de 
son  histoire  et  de  ses  origines.  Le  Népal  voit  alors  des 
Européens,  que  les  Capucins  n'avaient  point  annoncés, 
interroger  ses  annales,  ses  traditions,  ses  inscriptions,  ses 


LES    DOCUMENTS    EUROPÉEXS  79 

manuscrits.  Les  Hindous  mêmes,  gagnés  parla  contagion, 
entraînés  surtout  peut-être  par  ce  goût  d'imitation  (oiXo"/vta) 
que  Néarque  olDservait  cliez  eux  dès  le  temps  d'Alexandre, 
secondent  la  curiosité  de  l'Occident  et  prennent  une  place 
honorable  dans  l'étude  des  antiquités  népalaises. 


LES  DOCUMENTS  EUROPEENS 


Le  Népal  ne  semble  pas  avoir  été  visité  par  des  Euro- 
péens avant  1662.  Cependant  dès  1626,  un  missionnaire 
jésuite,  le  P.  d'Andrada,  avait  recueilli  de  vagues  indica- 
tions sur  le  pays.  Parti  d'Agra  en  1624  pour  porter 
l'Évangile  au  Tibet,  il  remonta  la  haute  vallée  du  Gange, 
gravit  les  passes  redoutables  qui  dominent  les  sources  du 
fleuve  céleste,  et  fonda  une  église  à  Chaprang,  sur  la  rive 
gauche  de  la  Satledj  supérieure.  Ce  succès  fut  de  courte 
durée  ;  deux  ans  plus  tard,  d'Andrada  qui  avait  réussi  à 
pénétrer  jusqu'en  Chine  par  la  voie  de  Rudok  et  du  Tangut 
retournait  définitivement  dans  l'Inde.  Au  cours  de  son 
séjour  à  Chaprang,  d'Andrada  eut  occasion  d'entrer  en 
rapport  avec  des  artisans  népalais  émigrés  au  Tibet.  «  Le 
roi  d'ici  [de  Caparangue,  c'est-à-dire  Chaprang]  a  trois  ou 
quatre  orfèvres  natifs  d'un  pays  éloigné  d'ici  de  deux  mois 
de  marche  et  soumis  à  deux  rois,  chacun  en  particuher 
plus  puissant  que  celui-ci,  mais  de  la  même  religion.  Je 
donnai  à  ces  orfèvres  de  l'argent  pour  en  faire  une  croix, 
d'après  un  modèle  que  je  leur  montrai.  Ils  m'assurèrent 
qu'il  s'en  trouvait  beaucoup  de  semblables  dans  leur  pays 
natal,  et  que  l'on  en  faisait  de  différentes  grandeurs  en  bois 
et  en  divers  métaux.  Elles  sont  ordinairement  placées  dans 
les  temples,  et  pendant  cinq  jours  de  l'année  on  les  plante 
sur  les  chemins  publics  où  le  peuple  vient  en   foule  les 


80  LE   NÉPAL 

adorer,  y  jette  des  fleurs  el  y  allume  une  innombrable 
quantité  de  lampes.  Ces  croix  se  nomment  dans  leur  langue 
landar  \  » 

Le  nom  du  Népal  n'est  pas  prononcé  ici  ;  mais  il  ne  sau- 
rait être  question  d'un  autre  pays.  La  profession  même  des 
orfèvres  dénote  leur  origine  ;  le  Népal  alors  comme  aujour- 
d'hui excellait  au  travail  des  métaux,  et  ses  ouvriers  comme 
ses  produits  étaient  recherchés  par  les  peuples  plus  bar- 
bares du  Nord  ".  La  distance  de  deux  mois  de  chemin  cor- 
respond bien  àl'éloignement  réel.  Le  partage  du  royaume 
entre  deux  souverains  est  une  autre  caractéristique  du 
Népal  :  depuis  la  fin  du  xv^  siècle  jusqu'au  début  du  xvn% 
la  dynastie  de  Katmandou  et  celle  de  Bhatgaon  régnèrent 
simultanément  sur  les  deux  moitiés  du  pays;  la  dynastie 
de  Katmandou,  il  est  vrai,  se  scinda  vers  1600,  et  Patan 
devint  le  siège  d'une  troisième  dynastie.  Mais  en  fait  les 
rois  de  Katmandou  et  de  Patan  ne  formaient  qu'une  famille 
et  qu'un  groupe,  comme  l'atteste  trente-cinq  ans  après 
d'Andrada  la  relation  du  P.  Grueber.  Enfin  les  prétendues 
croix  désignées  sous  le  nom  à' landar  appartiennent  en 
propre,  et  exclusivement,  à  la  religion  du  Népal;  les  mis- 
sionnaires capucins  installés  au  Népal  pendant  le  xvnr 
siècle  ne  manquèrent  pas  d'en  être  frappés  ;  leur  historien, 
Georgi,  en  donne  même  la  description  et  le  dessin  à  l'ap- 
pui de  ses  théories  sur  l'origine  manichéenne  du  boud- 
dhisme ^  Le  moi  landar  reproduit  assez  exactement  le  nom 
sanscrit  du  dieu  Indra  (vulg.  Inder)^  en  l'honneur  de  qui 
ces  images  sont  dressées. 

En  1661  deux  des  missionnaires  jésuites  établis  à  Pékin, 

1.  Voyages  au  Thibet  faits  en  1025  et  1626,  par  le  Père  d'An- 
drada, el  en  1774,  1784  et  1785,  x>ar  Bogle,  Turner  et  Poirl'nguir, 
traduits  par  Parraud  et  Billecocq.  Paris,  l'an  IV;  p.  65  (Relation 
du  deuxième  voyage  du  P.  d'Andrada). 

2.  Cf.  Hue,  11,  p.  262,  cité  plus  bas,  sur  les  Pé-boun  de  Lhasa. 

3.  Alphab.  Tibet.,  p.  203. 


LES  DOCUMENTS  EUROPÉENS  81 

le  p.  Grueber  et  le  P.  Dorville',  recevaient  l'ordre  de 
retourner  en  Europe  pour  prendre  à  Rome  les  instructions 
de  leur  général.  La  flotte  hollandaise  bloquait  les  ports 
chinois  ;  ils  résolurent  de  s'acheminer  par  terre.  Partis  en 
juin  1661  -,  ils  passèrent  par  Si-ning,  le  Tangout,  Lhasa  oii 
ils  résidèrent  deux  mois,  et  de  là  gagnèrent  l'Inde  par  la 
voie  du  Népal.  Dorville  mourut  en  arrivant  à  Agra  après 
214  journées  de  route  efiective ',  au  commencement  de 
l'année  1662.  L'infatigable  Grueber  poursuivit  désormais 
seul  sou  voyage  par  Laliore,  l'Indus,  le  golfe  Arabique, 
Ormus,  Smyrue.  Il  ne  s'arrêta  à  Rome  que  le  temps  d'ac- 
complir sa  mission  ;  mis  en  goût  par  un  succès  sans  précé- 
dent, et  qui  reste  aujourd'hui  saus  rival  après  deux  siècles 
et  demi  d'explorations  asiatiques,  il  tenta  d'ouvrir  des  voies 
nouvelles  vers  la  Chine,  en  traversant  la  Moscovie.  Obligé 
par  les  circonstances  de  battre  en  retraite,  il  se  rejeta  sur 
Constantinople  et  finit  par  mourir  en  1665  sur  la  roule  de 
Chine.  Malheureusement  tant  de  courses  intrépides 
n'avaient  pas  laissé  au  P.  Grueber  le  loisir  de  rédiger  ses 
souvenirs  ;  les  rares  informations  qu'il  ait  pu  communiquer 
se  trouvent  dispersées  dans  plusieurs  lettres  adressées  à 
des  confrères,  un  résumé  condensé  par  le  P.  Athanase 
Kircher\  et  le  compte  rendu  d'une  sorte  à' interview  prise 
au  P.  Grueber  à  Rome  en  janvier  1665. 


1.  La  Lettre  au  P.  J.  Gamans  porte,  au  fieu  de  Dorviîle,  «  Albert  de 
Bouville  ». 

2.  C'est  la  date  donnée  par  le  résumé  de  Kirclier.  La  Lettre  au  P. 
Gamans  fixe  la  date  du  départ  de  Pékin  au  13  avril  1661. 

3.  Et  onze  mois  écoulés  depuis  le  départ  de  Pékin,  d'après  la  même 
lettre.  Leur  arrivée  à  Agra  tombe  donc  en  mars  1662.  Le  résumé  de 
Kircher  dit,  d'autre  part,  qu'en  tenant  compte  des  arrêts  des  caravanes, 
il  faut  environ  un  an  et  deux  mois  de  Pékin  à  Agra. 

4.  China  Illustrata,  eh.  n,  2«  partie.  —  Les  diverses  pièces  relatives 
au  voyage  de  Grueber  sont  rassemblées  dans  les  Relations  de  divers 
Voyarjes  curieux...  données  au  public  par  les  soins  de  Melchissédec 
TiiLVENoT.  Paris,  1663-1672,  t.  11.  I'^  partie. 

6 


82  LE   NÉPAL 

Le  résumé  de  Kircher  donne  un  itinéraire  assez  détaillé 
de  Lliasa  à  Agra.  «  De  Lossa  ouBarantola,  situé  par  29° 6', 
ils  vinrent  en  quatre  jours  au  pied  du  mont  Langiir.  Le 
mont  Zff/?^i/r  est  d'une  hauteur  incomparable,  si  bien  que 
les  voyageurs  peuvent  à  peine  respirer  au  sommet,  tant 
l'air  y  est  subtil  ;  en  été  on  ne  saurait  le  traverser  sans 
exposer  gravement  sa  vie,  à  cause  des  exlialaisons  empoi- 
sonnées de  certaines  herbes.  Ni  voiture,  ni  cheval  ne  peu- 
vent passer  par  cette  montagne,  en  raison  des  précipices 
horribles  et  des  étendues  de  rochers,  mais  il  faut  faire  tout 
le  chemin  à  pied  ;  on  met  ainsi  presque  un  mois  jusqu'à 
Cuthi,  la  première  ville  du  royaume  de  Nerbal.  Quoique 
cette  région  montueuse  soit  difficile  à  traverser,  la  nature 
y  fournit  cependant  des  eaux  abondantes  qui  jaillissent, 
tant  chaudes  que  froides,  de  tous  les  creux  des  montagnes, 
et  beaucoup  de  poissons  pour  les  liommes,  beaucoup  de 
pâturages  pour  les  bêtes...  De  Cuthi  en  cinq  jours  de  route 
on  arrive  à  la  ville  de  Nesii,  du  royaume  de  Necbal,  dans 
lequel  tous  vivent  enveloppés  par  les  ténèbres  de  l'idolâ- 
trie, sans  aucun  signe  de  la  foi  chrétienne;  pourtant  il 
abonde  en  toutes  les  choses  qui  sont  nécessaires  pour  sou- 
tenir la  vie,  à  ce  point  qu'on  a  couramment  pour  un  écu 
30  ou  40  poulets.  De  Nesti  on  parvient  en  6  jours  de  route 
à  la  capitale  du  royaume  de  Necbal  qui  est  appelée  Cad- 
mendu,  située  par  27°  5'.  Le  roi  qui  y  demeure  est  puissant; 
il  est  païen,  mais  n'est  pas  opposé  à  la  loi  du  Christ.  De 
Cadmendu  en  une  demi-journée  de  chemin  on  parvient  à 
la  ville  de  Necbal  qui  est  le  siège  de  tout  le  royaume,  et 
qu'on  appelle  aussi  Baddan.  De  Necbal  après  cinq  jours  de 
chemin  on  rencontre  Hedonda,  bourgade  du  royaume  de 
Maraiiga,  par  26"  36'.  De  Hedonda  en  huit  jours  on  arrive 
à  Mutgari  qui  est  la  première  cité  du  royaume  de  Mogor. 
De  Mutgari  \\  y  a  dix  jours  jusqu'à  Baftana,  qui  est  une 
ville  du  royaume  de  Bengale,  sur  le  Gange,  par  25°  44'. 


LES  UOCCMËNTS  EUROPÉENS  83 

(De  Batlana  h  Bénarès,  8  jours  ;  de  Bénarès  à  Catampor, 
1 1  jours  ;  de  Catampor  à  Agra,  7  jours...)  Voici  une  cou- 
tume du  pays  de  Necbal  :  quand  un  liomme  boit  à  la  même 
coupe  qu'une  femme  pour  lui  faire  honneur,  d'autres  per- 
sonnes, hommes  ou  femmes,  leur  versent  trois  fois  à  boire 
du  c/id  [thé]  ou  du  vin,  et  tandis  qu'ils  boivent  collent  au 
bord  de  la  coupe  trois  morceaux  de  beurre  ;  les  buveurs 
les  y  prennent  et  se  les  plaquent  au  front  \  11  y  a  encore 
dans  ces  royaumes  un  usage  d'une  cruauté  monstrueuse  : 
si  un  malade  touche  à  la  mort  et  ne  laisse  plus  d'espoir,  on 
le  transporte  hors  de  sa  maison  dans  les  champs  ;  on  l'y 
jette  dans  une  fosse  déjà  pleine  de  moribonds  ;  il  y  reste 
exposé  aux  intempéries,  sans  piété  ni  pitié,  on  le  laisse 
mourir,  et  on  donne  ensuite  son  cadavre  à  dévorer  aux 
oiseaux  de  proie,  aux  loups,  aux  chiens  et  autres  bêtes 
pareilles.  Ils  se  persuadent  que  l'unique  monument  d'une 
mort  glorieuse,  c'est  d'obtenir  une  sépulture  dans  le  ventre 
des  animaux  vivants.  Les  femmes  de  ces  royaumes  sont  si 
horribles  qu'elles  ressemblent  plutôt  à  des  démons  qu'à 
des  êtres  humains:  en  effet,  par  idée  religieuse  elles  ne  se 
laventjamais  à  l'eau,  mais  bienavec  une  huile  fort  puante; 
ajoutez-y  qu'elles  ont  une  odeur  fétide  ;  avec  l'huile  en 
plus,  on  ne  dirait  pas  des  êtres  humains,  mais  des  goules. 
«  D'ailleurs,  le  roi  montra  aux  Pères  une  bienveillance 
notable,  surtout  à  cause  d'un  télescope,  olîjet  dont  ils  ne 


1.  Pour  col  usage,  cf.  Alj^Ji.  Tibet,  p.  458-459:  «  Matrinioniuni  liis 
ritibiis  confrahunt.  Juvenis,  comité  genitore,  vel,  si  genitor  desit,  avo, 
palruo  aiit  alio  quovis  e  familiœ  senioribus,  domum  adit  designataî 
sponsa'.  Ibi  dalis  obiatisque  conditionibus  pro  uxorio  l'œdere  ineuado 
labula'  iiialriinoniales  conficiuntur.  Mox  genitor  petitoris  rogat  puellam 
an  nubere  consenliat  filio  ?  Annuit  iila.  Tum  sponsus  portiunculam 
accipit  bulyri,  eoque  linit  frontem  annuentis  puell.T.  Eodem  ritn  filiœ 
genitor  de  consensu  interrogat  juvenem.  Ut  iile  assensmn  prœbuit,  ado- 
lescentula  accepto  butyro  verticem  sponsi  et  ipsa  linit.  »  L'auteur  de 
l'Alphabetum  Tibetanum  rapporte  cet  usage  comme  propre  au  Tibet  ;  sa 
descri])lion  éclaire  le  témoignage  plutôt  obscur  de  Gruel)er. 


84  LE    xNÉPAL 

savaient  encore  rien  jusque-là,  et  des  autres  instruments 
curieux  de  matliématiques,  dont  il  fut  séduit  à  ce  point 
qu'il  voulut  absolument  retenir  les  Pères  près  de  lui,  et  il 
ne  leur  permit  de  partir  qu'après  avoir  exigé  d'eux  renga- 
gement de  revenir  ;  il  leur  promettait  en  ce  cas  d'y  con- 
struire une  maison  à  l'usage  et  service  des  nôtres,  fournir 
de  larges  revenus,  et  de  les  autoriser  à  introduire  la  loi  du 
Christ  dans  son  domaine.  » 

L'interview  de  Rome  nous  renseigne  mieux  sur  l'épisode 
du  télescope  et  sur  l'état  politique  du  Népal.  «  De  Baran- 
tola  le  P.  Grueber  passa  dans  le  royaume  de  Nekpal,  qui  a 
un  mois  de  chemin  d'étendue.  U  y  a  deux  villes  capitales 
dans  ce  royaume,  Catmandlr  Q,[Patan,  qui  ne  sont  séparées 
que  par  une  rivière  qui  les  divise.  Le  roi  de  ce  pays  s'ap- 
pelle Partasmal,  il  fait  sa  résidence  dans  la  ville  de  Cat- 
mandir,  et  son  frère  nommé  Nevagmal  (qui  est  un  jeune 
prince  fort  bien  fait)  dans  celle  de  Palan  :  il  a  le  comman- 
dement de  toute  la  milice  du  royaume  ;  et  dans  le  temps 
que  le  P.  Grueber  était  dans  cette  ville,  il  avait  une  grande 
armée  sur  pied  pour  opposer  à  un  petit  roi  nommé  yar- 
cam,  qui  incommodait  son  pays  par  de  fréquentes  courses 
qu'il  y  faisait.  Le  Père  présenta  à  ce  prince  une  petite 
lunette  d'approche,  avec  laquelle  il  avait  découvert  un  lieu 
oii  Varcam  s'était  fortifié,  et  le  fit  regarder  avec  la  lunette 
de  ce  côté-là  ;  ce  prince  le  voyant  si  proche  cria  aussitôt 
qu'on  marchât  contre  l'ennemi  et  n'aperçut  pas  que  cet 
approchement  était  un  effet  des  verres  de  la  lunette.  11  ne 
serait  pas  aisé  de  dire  combien  ce  présent  lui  fut  agréable. 
De  Nekpal  en  cinq  jours  de  temps,  il  vint  au  royaume  de 
Moranga\  il  n'y  vit  aucune  ville,  mais  des  maisons  de 
paille  ou  plutôt  des  huttes  et  entre  autres  une  douane.  Le 
roi  de  Moranga  paye  tous  les  ans  au  Mogol  un  tribut  de 
250  000  richedales  et  de  sept  éléphants.  » 

Au  sujet  de  ce  dernier  royaume,  la  notice  de  Kirclier 


LES    DOCUMEXTS    EUROPÉENS  85' 

ajoute  :  «  Le  royaume  de  J/«r«/z^«  s'insère  dans  le  royaume 
de  Tebet;  sa  capitale,  i?«f/oc^  est  la  dernière  station  atteinte 
autrefois  par  le  P.  Dandrada  dans  son  voyage  au  Tebet  ;  ils 
y  retrouvèrent  de  nombreux  indices  de  la  foi  chrétienne 
qui  y  avait  été  plantée,  dans  les  noms  d'homme  encore  en 
usage:  Dominique,  François,  Antoine.  » 

Les  noms  géographiques  cités  dans  ces  documents  sont 
en  général  aisés  à  reconnaître.  Le  mont  Langur,  à  quatre 
jours  de  Lhasa,  désigne  la  longue  série  de  chaînes  qui  se 
succèdent  dans  la  direction  de  FOuest-Sud-Ouest  à  partir 
de  la  passe  de  Khamba  (Kambala  des  Capucins)  que  l'ili- 
néraJre  de  Georgi  place  à  trois  jours  de  distance  de  Lhasa'. 
Georgi,  il  est  vrai,  donne  le  nom  de  Lhangur  à  la  première 
des  hautes  montagnes  qui  se  rencontrent  vers  l'Est,  en 
allant  du  Népal  à  Lhasa,  à  50  mille  pas  de  Kuti.  Le  désac- 
cord n'est  qu'apparent;  car  Langur  est  un  nom  générique 
qui  signifie,  en  langue  parbatiya,  «  une  chaîne  de  monta- 
gnes ».  En  abordant  les  hauts  massifs  qui  se  dressent  entre 
Kuti  et  Lhasa,  Jésuites  et  Capucins  ont  entendu  aux  extré- 
mités opposées  le  même  cri  sortir  de  la  bouche  de  leur 
guide  :  Langur  !  «  La  montagne  !  »  Ainsi,  tandis  que  le  Lan- 
gur de  Grueber  est  le  Khamba-la  (passe  de  Khamba),  le 
Langur  de  Georgi  est  le  Thang-la  ou  Nya-nyam-thang-la 
(passe  de  Thang).  Cuthï  n'a  changé  que  de  forme  graphique  ; 
l'influence  savante  a  fait  prévaloir  l'orthographe  Kuti. 
JSe^tï,  entre  Kuti  et  Katmandou,  est  sur  les  cartes  modernes 
écrit  Listi,  en  vertu  d'une  confusion  fréquente  entre  la 
nasale  et  la  liquide  dentale.  Cai^m<?/zf/^Uranscrit  aussi  bien 
que  notre  Katmandou  le  nom  de  la  capitale  ;  l'interview 
présente  une  autre  forme,  Gatmaiidir,  d'apparence  plus 
sanscrite  (Kdsiha-manclira)  et  qui  peut  être  un  doublet  de 
la  première,  si  elle  ne  résulte  pas  d'une  simple  erreur. 

1.  Alph.  Tibet,  p.  'lôl  et  452. 


86 


LE   NEPAL 


Baddan,  désigné  comme  la  seconde  capitale  du  pays,  ne 
peut  pas  être  Bhatgaon  qui  s'adapterait  pourtant  mieux  à 
la  distance  indiquée  de  Katmandou.  Grueber  ne  connaît  au 
royaume  de  Népal  que  deux  capitales,  et  les  détails  qu'il 
donne  sur  les  deux  rois  qui  y  résident  prouvent  au-dessus 
de  toute  contestation  qu'il  s'agit  de  Katmandou  et  de  Patan  ; 
c'est  même  sous  cette  dernière  forme  que  la  seconde  capi- 
tale est  désignée  dans  l'interview.  L'alternance  de  Baddan 
eiPatan,  danslesrécitsdu  Jésuite,  en  facedumot  indigène 
Pattan(a),  semble  déceler  la  persistance  de  l'accent  allemand 
chez  Grueber  qui  était  né  à  Linz  en  Autriche.  Hedonda  est 
chez  les  modernes  Hetaura.  La  difTérence  entre  les  deux 
formes  est  plus  apparente  que  réelle  ;  elles  notent  toutes 
deux,  eu  l'exagérant  dans  des  sens  opposés,  le  son  des 
cérébrales  indiennes,  intermédiaires  entreles  dentales  et  l'r^ 
et  qui  se  retrouvent  dans  le  nom  même  de  Katmandou 
(dont  la  prononciation  réelle  se  rapproche  de  Kârmanrô). 
Le  nom  du  Népal,  qui  paraît  ici  pour  la  première  fois  en 
Europe,  prend  un  aspect  inattendu  :  Nekpal  ou  Necbal  (avec 
l'alternance  du  p  et  du  b,  comme  dans  le  cas  de  Baddan 
et  Patan).  On  serait  tenté  de  croire  à  une  erreur  d'écri- 
ture ou  d'imprimerie;  justement  la  lettre  au  P.  Gamans 
porte  Neopal,  d'où  Necpal  aurait  pu  sortir  par  une  con- 
fusion graphique  entre  les  deux  lettres  c  et  o.  Tavernier, 
contemporain  de  Grueber,  écrit  Nupai.  Nupal  d'une  part, 
Neopal  de  l'autre  sembleraient  ramener  à  un  original 
voisin  à  la  fois  du  son  n  et  du  son  eo.  Mais  il  faut  renoncer 
à  cette  conjecture,  car  la  forme  Nekpal,  avec  une  série 
de  dérivés,  reparaît  dans  plusieurs  pubhcations  du  xvm" 
siècle,  indépendantes  de  la  tradition  du  P,  Grueber,  et 
issues  des  missionnaires  capucins.  Cependant,  ni  la  pro- 
nonciation savante  ni  la  prononciation  vulgaire  du  mot 
Népal  ne  peuvent  rendre  raison  de  cette  lettre  adventice  ; 
il  semble  que  ce  soit  une  notation  trop  vigoureuse  du  temps 


LES  DOCUMENTS  EUROPÉENS  87 

qui  sait  Yé  du  mot  NèpâUa).  Le  royaume  de  Maranga  ou 
Moranga  est  sans  aucun  doute  le  royaume  de  Makwanpur, 
comme  les  Capucins  l'ont  bien  reconnu  ;  mais  le  nom  qui 
lui  est  donné  ici  surprend,  car  il  désigne  en  fait  la  région 
orientale  du  Téraï  comprise  entre  la  Kosi  et  la  Tista'. 

Les  rois  mentionnés  par  le  P.  Grueber  sont  parfaitement 
connus.  Le  roi  de  Katmandou  Partasmal  est  eu  réalité 
Pratàpa  .Malla  ;  son  frère,  le  roi  de  Patan,  JSevaginal  est 
[Çrî]  Nivàsa  Malla.  Pratàpa  Malla  était  un  esprit  curieux,  féru 
de  poésie  ;  plus  jaloux  de  la  gloire  littéraire  que  de  la  gloire 
militaire,  il  avait  pris  avec  conviction  le  titre  de  «  Kavîndra  » 
«  prince  des  poètes  »  ;  ambitieux  d'immortaliser  son  nom 
et  ses  œuvres,  il  les  fit  soigneusement  graver  sur  des  pierres 
dans  toute  l'étendue  de  son  domaine.  Avant  le  passage  des 
Pères,  il  avait  entendu  parler  des  lointains  pays  de  l'Occi- 
dent ;  une  inscription  encore  encastrée  dans  la  façade  du 
palais  de  Katmandou,  qui  porte  une  prière  à  la  déesse  Kàlikâ, 
montre  des  spécimens  de  quinze  écritures  que  Pratàpa 
Malla  se  flattait  de  connaître,  entre  autres  l'écriture /j/^?;v/^,^/^ 
qui  vient  la  dernière,  aussitôt  après  la  kaspiri  (cachemi- 
rienne).  Le  spécimen  de  l'écriture  «  phiringi  »  consiste  en 
ces  trois  mots  : 

AVTO.M 
NE   WIXTERLHIVERT 

«  Automne,  Winter,  L'Hiver.  »  L'inscription  est  datée 

1.  H.vMiLTOX,  p.  151.  Le  P.  Horace  de  Penna  mentionne  «  Maronga  et 
Xekpal  »  comme  formant  la  limite  occidentale  du  royaume  de  Bra- 
tnashon  (Sikkim).  Œrève  notice  du  royauine  de  Tibet.)  En  réalité 
Morang  e-^t  comme  Téraï  un  terme  générique  appliqué  aux  terres 
basses  qui  bordent  l'Himalaya  au  Sud  ;  mais  Morang  est  plutôt  en  usage 
dans  la  partie  orientale  et  Téraï  dans  la  partie  centrale.  —  S'il  est  diffi- 
cile de  s'expliquer  pourquoi  le  nom  de  Maranga  est  attribué  dans  notre 
texte  au  pays  de  Makwanpur,  il  est  impossible  de  comprendre  comment 
une  confusion  a  pu  se  produire  entre  ce  pays  et  le  i-oyaume  de  Radoo 
(Rulok)  évangélisé  par  d'Andrada.  Quel  que  soit  l'auteur  responsable 
de  celte  confusion,  ou  Grueber  en  personne  ou  Kircher  son  interprète, 
elle  n'en  est  pas  moins  déconcertante. 


88  LE    NÉPAL 

du  vendredi  14  janvier  1654  (Sarrival  774  màgha  ç.ukla  cri 
pancami  çukravâi^e).  Ces  Irois  simples  mots,  où  l'indigène 
croit  lire  une  sorte  de  Maiié  Técel  Phares  tracé  dans  un  gri- 
moire mystérieux,  évoquent  dans  leur  émouvante  naïveté  la 
première  entrée  en  contact  de  FEurope  avec  ce  coin  d'Hi- 
malaya ;  et  la  présence  de  deux  noms  français  sur  un  total 
de  trois  vocables  rappelle  comme  par  un  symbole  expressif 
la  prépondérance  universelle  de  la  langue  française  au 
xvn"  siècle.  Qui  donc  les  avait  enseignés  à  Pratâpa  Malla? 
Peut-être  un  des  marchands  arméniens  que  mentionne 
Tavernier,  et  qui  servaient  alors  de  courtiers  entre  l'Occi- 
dent et  la  Haute-Asie. 

Le  récit  du  P.  Grueber  confirme  au  moins  sur  un  point 
l'exactitude  de  la  chronique  népalaise.  La  Vamçâvalî  rap- 
porte en  détail  la  guerre  oii  les  Jésuites  se  trouvèrent  un 
instant  mêlés.  Depuis  les  derniers  jours  de  Tan  1659,  Pra- 
tâpa Malla  et  Çrî  Nivâsa  Malla  s'étaient  alliés  pour  repousser 
les  incursions  de  Jagat  Prakâça  Maha,  roi  de  Bhatgaon. 
Suspendues  en  novembre  1660,  les  hostilités  avaient  repris 
un  an  plus  tard,  en  novembre  1661 ,  et  Jagat  Prakâça  Malla 
avait  subi  revers  sur  revers.  Enfin  le  19  janvier  1662 
(18  mâglia  sudi  782),  Çrî  JNivâsa  Malla,  qui  commandait  en 
effet  les  forcés  alliées,  prit  le  bourg  de  Themi  (Timi)  à  son 
adversaire  ;  le  20  janvier,  Pratâpa  Malla  et  Çrî  Nivâsa  Malla 
retournèrent  dans  leurs  capitales  respectives.  Le  passage 
des  Jésuites  a  donc  précédé,  mais  de  peu  de  jours,  la  date 
du  20  janvier,  et  la  lunette  d'approche  qu'ils  mirent  au  ser- 
vice des  deux  rois  coalisés  hâta  peut-être  au  détriment  du 
prince  de  Bhatgaon  le  dénouement  de  cette  campagne.  Le 
«  petit  roi  Varr.am  »  est  sans  aucun  doute  Jagat  Prakâça 
Malla  (prononciation  vulgaire  :  Parkas  Mail)  ;  le  changement 
du  p  en  Vj  par  l'intermédiaire  du  ù,  est  constant  ;  l'alter- 
nance des  formes  Népal  et  Névar  en  montre  un  autre 
exemple.  Si  le  P.  Grueber  ne  parle  pas  de  Bhatgaon,  qui 


\4:  >^%ïs>§p 

^1  v?^  E^  '^  C®^  ^ 


II 


'^ 


^         %-  ^ 

>     1^       i^         (^ 


,'1  — 


M.^ 


^  P   "^  ^  N^  ^i  k-^3 
'^    \^jS\(^  ^  t^   i&=-l  ^^ 


.==:.        ^-/^ 


./s^ 


or^ 


mnCj-IKt^  j^  L^^  ^ 


rr 


90  LE    NÉPAL 

poLirtaat  ég^alait  en  importance  les  deux  autres  capitales, 
c'est  que  la  guerre  avait  obligé  les  deux;  voyageurs  à  éviter 
le  territoire  de  Jagat  PraUâça. 

Les  résultats  du  voyage  du  P.  Grucber  ne  tardèrent  pas 
à  s'inscrire  sur  les  cartes  géographiques.  Nicolas  Visscher 
semble  avoir  été  le  premier  à  les  mettre  en  œuvre  dans  son 
Ind'un  Orientalis  acr  non  hisulamm  adjacenthnn  nova  des- 
criptio,  qui  fait  partie  de  V Atlas  Minor  sive  totius  orbis  ter- 
ranun  contracta  dellneatio,  ex  conatlbas  Nie.  Visscher. 
(Amst.  Bat.  apud  Nlcolauni  Visscher.)  L'Atlas  Minor  ne 
porte  pas  de  date.  L'éditeur  des  Remarkahle  ma\is  of  the 
A'F-A'V//"'  century\  qui  reproduit  cette  carte,  prétend 
qu'elle  est  extraite  du  Novus  Atlas-  de  Janson,  daté  de 
1657-1658.  Cette  assertion  est  inacceptable.  La  carte  est 
manifestement  fondée  sur  les  données  de  Grueber,  et  ne 
peut  pas  être  antérieure  à  l'arrivée  de  Grueber  en  Europe; 
elle  date  au  plus  tôt  de  1663.  Les  étapes  du  P.  Grueber  s'y 
échelonnent  comme  une  illustration  de  son  itinéraire  ;  les 
noms  de  localités  y  gardent  les  particularités  de  forme  qui 
tiennent  à  Grueber  lui-même  ;  les  positions  sont  détermi- 
nées par  ses  observations.  Les  erreurs  commises  accusent 
encore  l'origine  de  l'emprunt.  Cutlu  {^\iu['\) ^  la  station 
entre  Lassa  et  (7«û?me/?âfa;,  doit  manifestement  son  existence 
à  une  confusion  de  lettres  fondée  sur  la  graphie  de  Grueber: 
Cntlii.  Cadmenda  Russ'i  n' est  qu'une  modification  graphique 
de  Cadniendn.  11  y  a  mieux:  Visscher,  trompé  par  la  nota- 
tion germanique  du  P.  Grueber,  n'a  pas  reconnu  Patna 
dans  la  ville  de  Battana,  étape  intermédiaire  entre  Mutgari 
(Motihari)  et  Bénarcs  ;  il  a  porté  sur  sa  carte  Patna  et 
Battana  en  les  séparant  même  par  une  longue  distance.  De 
plus,  obligé  d'encadrer  les  connaissances  nouvelles  dans 

\.  Publié  par  Fréd.  Muller,  Amsterdam,  1895.  Part.  1I[,  n"  4. 
2.  Xovic.s  Atlas,  das  ist  WeHbeftchreibKnr/,   5«  vol.  Grosse  Atlas, 
8«  part.  Wasserioelt.  Amsterdam,  1657-1658,  fol. 


LES    DOCUMENTS    EUROPÉENS  91 

les  données  traditionnelles  de  la  cartographie  antérieure, 
Vissclier  a  logé  le  Necbal  entre  le  Gange  à  l'O.,  et  à  TE. 
un  des  5  fleuves  par  où  le  lac  Chiamay  épanche  ses  eaux 
dans  Xlndia  extra  Gangem.  Le  pays  de  Bengala  le  limite 
au  Sud,  le  pays  à'Udessa  '  (Orissa)  au  Nord-Ouest!  Cirote, 
situé  juste  au  Sud  de  CmJmenda,  entre  le  Necbal  et  le 
pays  de    Venna  (Birmanie)  est  le   pays  des  Kirâtas,  qui 


ÎV  A  r^   >^— '  -j^   -y^  ^.^ 


DU  AN  A     _;--     •^•,  -  »- • -^^f^^ 


o^Pitan 


^  Tl  B  £  T 
Rama  Mujf      '» 
Ma  I  O  R 


Le  Népal  et  les  pays  voisins  sur  la  carte  de  l'Inde  de  Nicolas  Visscher. 

occupent  les  vallées  à  TE,  de  Katmandu.  Caor,  placé  entre 
Lassa  e{  Cat/ii  [Cuih'i^  Kuti),  vient  également  des  géogra- 
phes antérieurs. 

Peu  de  temps  après  le  voyage  de  Grueber  à  travers  l'Asie, 

1.  «  Udezà,  che  riconosce  per  luogo  piu  célèbre  lekanar  ».  Tosi, 
Belle  India  Orientale  descriltione...  Roma,  1669,  t.  1,  p.  45.  —  Irha- 
nar  n'est  autre  que  le  célèbre  temple  de  Jagannath  ;  Udezà,  comme 
Udessa,  est  la  reproduction  approxiuiative  de  Udadcça.  Udessa  se 
trouve  ici,  comme  il  arrive  fiéiiucmuicnl  à  la  même  époque,  distingué 
de  rUrixa,  autre  désignalion  du  uièuic  pays. 


92  LE    NÉPAL 

le  Français  Tavernier  prenait  pour  la  sixième  fois  la  roule 
de  rOrient.  Joaillier  du  Grand-Mogol  et  de  ses  principaux 
officiers,  déjà  familier  avec  les  langues,  les  mœurs,  le  cli- 
mat de  rilindoustan,  il  put  atteindre  les  derniers  confins 
de  l'Inde  orientale.  Il  eut  l'heureuse  fortune  de  descendre 
le  cours  du  Gange  en  compagnie  d'un  autre  Français,  éga- 
lement illustre,  Bernier,  qui  était  depuis  cinq  ans  engagé  à 
la  solde  d'Aureng-Zeb  en  qualité  de  médecin.  Le  13  décem- 
bre 1665,  ils  étaient  à  iJenarès  ;  le  20,  à  Patna  ;  le  4  janvier 
1666,  à  Rajmahal.  Au  cours  de  ce  long  etlent  voyage,  Taver- 
nier ne  négligeait  pas  de  se  renseigner  sur  le  pays;  obser- 
vateur judicieux  et  commerçant  avisé,  il  arrêtait  de  préfé- 
rence son  atlention  sur  les  questions  d'affaires.  Il  fut  ainsi 
le  premier  à  recueillir  des  détails  précis  et  minutieux  sur  le 
commerce  entre  ITnde  et  le  Tibet  par  la  voie  du  Népal.  «  A 
cinq  ou  six  lieues  au  delà  de  Gorrochepour  (Gorakhpur)  on 
entre  sur  les  terres  du  Raja  de  Nupal  qui  vont  jusqu'aux 
frontières  du  royaume  de  Boutan  (Tibet).  Ce  prince  est  vas- 
sal du  Grand-Mogol  et  lui  envoyé  tous  les  ans  un  éléphant 
pour  tribut.  Il  fait  sa  résidence  dans  la  ville  de  Nupal  de 
laquelle  il  prend  le  nom  et  il  y  a  fort  peu  de  négoce  et  d'ar- 
gent dans  son  païs  qui  n'est  que  bois  et  de  montagnes'.  » 
Les  informateurs  indigènes  de  Tavernier  n'avaient  pas  man- 
qué de  lui  signaler  comme  une  abomination  les  croyances 
religieuses  qui  distinguaient  ces  populations  montagnardes 
des  gens  de  la  plaine.  «  Au  delà  du  Gange,  en  tirant  au 
Nord  vers  les  montagnes  de  Naugrocot,  il  y  a  deux 
ou  trois  Rajas  qui  comme  leurs  peuples  ne  croyent  ni 
Dieu  ni  diable.  Leurs  Bramins  ont  un  certain  livre  qui 
contient  leur  créance  et  qui  n'est  rempli  que  de  sottise, 
dont  l'auteur  qui  s'appelle    Baudou  ne  donne   point  de 


1.  Les  six  Voyages  de  Jean-Baptiste  Tavernier...  A  Paris,  MDCXCll, 
2"  partie,  ch.  xv. 


LES  DOCUMENTS  EUROPÉENS  93 

raison  ^  »  Telle  est  la  première  notion  qui  parvint  en  Eu- 
rope sur  le  bouddhisme  népalais. 

La  description  tracée  par  Tavernier  du  trafic  entre  Flnde 
et  le  Tibet  par  le  Népal  est  à  la  fois  si  pittoresque,  si 
exacte,  et  si  peu  différente  des  conditions  actuelles  du 
même  trafic  qu'il  est  utile  de  la  reproduire  presque  tout 
entière. 

«  Le  royaume  de  Boutan  (Tibet)  est  de  fort  grande 
étendue,  mais  nous  n'avons  pu  encore  en  avoir  une  exacte 
connaissance.  Voicy  ce  que  j'en  ay  pu  apprendre  dans 
plusieurs  voyages  que  j'ay  faits  aux  Indes  de  quelques  gens 
du  païs  qui  en  sortent  pour  trafiquer;  mais  je  m'en  suis 
mieux  inslruit  cette  dernière  fois  que  je  n'avais  fait  aupa- 
ravant, m'étant  trouvé  l\  Patna,  la  plus  grande  ville  de 
Dengala  et  la  plus  fameuse  pour  le  négoce,  dans  le  temps 
que  les  marchands  de  Boutan  y  viennent  pour  vendre  leur 
musc.  Pendant  les  deux  mois  que  j'y  demeuray,  je  leur  en 
achetay  pour  vingt-six  mille  roupies...  et  n'étaitles  douanes 
qu'il  faut  payer  des  Indes  jusqu'en  Europe,  il  y  aurait  un 
grand  profit  sur  le  musc...  Pour  ce  qui  est  du  musc,  pen- 
dant les  chaleurs  le  marchand  n'y  trouve  pas  son  compte 
parce  qu'il  devient  trop  sec  et  qu'il  perd  de  son  poids. 
Comme  cette  marchandise  paye  d'ordinaire  vingt-cinq 
pour  cent  de  douane  cà  Gorrochepoiir  {(jOYdk\\^uv) ,  dernière 
ville  des  estais  du  Grand-AIogol  du  côté  du  royaume  de 
Boutan,  bien  qu'il  s'étende  encore  cinq  ou  six  lieues  plus 
loin,  quand  les  marchands  indiens  sont  en  cette  ville,  ils 
vont  trouver  d'abord  le  douanier  et  lui  disent  qu'ils  vont  au 
royaume  de  Boutan^  l'un  pour  acheter  du  musc,  l'autre  de 


1.  Ib..  cil.  XIV,  (in.  —  Les  mont.s  de  Naugrocol  sont  l'Himalaya. 
Naugrocot,  sous  la  l'orme  moderne  :  Nagarkot,  est  un  temple  et  un  pèle- 
rinage célèbre  du  pays  de  Kangra,  qui  est  situé  à  l'Ouest  de  Simla,  au 
Sud  Est  du  Cachemire.  Auxvu«  siècle,  on  étend  ce  nom  à  toute  la  chaîné 
qui  sépare  l'Inde  du  Tibet. 


94  LE   NÉPAL 

la  rhubarbe,  chacun  déclarant  la  somme  qu'il  veut  employer, 
ce  que  le  douanier  met  sur  son  registre  avec  le  nom  du 
marchand.  Alors  les  marchands  au  lieu  de  vingt-cinq  pour 
cent  que  l'on  devrait  donner  accordent  à  sept  ou  huit  et 
prennent  un  certificat  du  douanier  ou  du  cadi  afin  qu'à  leur 
retour  on  ne  leur  demande  pas  davantage.  S'il  arrive  qu'ils 
ne  puissent  obtenir  du  douanier  une  honneste  composition 
ils  prennent  un  autre  chemin  qui  est  véritablement  bien 
long  et  bien  incommode,  à  cause  des  montagnes  qui  sont 
presque  toujours  couvertes  de  neiges,  et  que  dans  le  pais 
plat  il  y  a  de  grands  déserts  à  traverser.  11  faut  qu'ils  aillent 
jusqu'à  la  hauteur  de  soixante  degrez,  puis  qu'ils  tournent 
vers  le  couchant  jusques  à  Caboul  qui  est  au  quarantième, 
et  c'est  en  cette  ville-là  que  la  caravane  se  sépare,  une 
partie  allant  à  Balch,  et  l'autre  dans  la  grande  Tartane. 
C'est  où  ceux  qui  viennent  de  Boutan  troquent  leurs  mar- 
chandises contre  des  chevaux,  des  mulets  et  des  chameaux  ; 
car  il  y  a  peu  d'argent  en  ces  païs-là.  Puis  ces  Tartares 
apportent  ces  marchandises  dans  la  Perse  jusqu'à  Ardeidl 
et  à  Tauris...  Une  partie  des  marchands  qui  viennent  de 
Boutan  et  de  Caboul  va  à  Candahav  et  de  là  à  Ispahan,  et 
ceux-cy  d'ordinaire  remportent  du  corail  en  grains,  de 
l'ambre  jaune  et  du  lapis  travaillé  en  grains  quand  ils  en 
peuvent  trouver.  Les  autres  marchands  qui  vont  du  côté  de 
Multan,  de  Lalior  et  (ÏAgra  remportent  des  toiles,  de  l'in- 
digo et  quantité  de  grains  de  cornaline  et  de  crystal.  Enfin 
ceux  qui  retournent  par  Gorrochepour  et  qui  sont  d'accord 
avec  le  douanier  remportent  de  Patna  et  de  Daca  du 
corail,  de  l'ambre  jaune,  des  brasselets  d'écaillé  de  tortue 
et  d'autres  de  coquilles  de  mer,  avec  quantité  de  pièces 
rondes  et  carrées  de  la  grandeur  de  nos  pièces  de  quinze 
sols  qui  sont  aussi  d'écaillé  de  tortue  et  de  ces  mêmes 
coquilles.  Comme  j'estois  à  Patna,  quatre  Arméniens  qui 
avaient  déjà  fait  un  voyage  au  Royaume  de  Boutan  venaient 


LES    DOCUMENTS    EUROPÉENS  9a 

de  Dantzic  où  ils  avaient  fait  faire  quantité  de  figures 
d'ambre  jaune  qui  représentaient  toutes  sortes  d'animaux 
et  de  monstres  qu'ils  allaient  porter  au  Roy  de  Boutan,  qui 
de  mesme  que  son  peuple  est  grandement  idolâtre,  pour 
mettre  dans  ses  pagodes.  Où  les  Arméniens  trouvent 
quelque  chose  à  gagner,  ils  ne  font  point  de  scrupule  de 
fournir  de  matière  à  l'idolâtrie  et  ils  me  dirent  que  s'ils 
avaient  pu  faire  l'idole  que  le  Hoy  leur  avait  recommandé 
ils  se  seraient  enrichis.  C'estait  faire  faire  une  teste  en 
forme  de  monstre  qui  eut  six  cornes,  quatre  oreilles,  et 
quatre  bras  avec  six  doigts  à  chaque  main,  le  tout  d'ambre 
jaune,  mais  qu'ils  n'avaient  pas  trouvé  des  pièces  assez 
grosses  pour  cela'.  Je  crus  plutôt  que  l'argent  leur  avait 
manqué,  car  il  ne  paraissait  pas  qu'ils  en  eussent  beaucoup, 
et  d'ailleurs  c'est  un  infâme  commerce  de  fournir  des 
instruments  d'idolâtrie  à  ce  pauvre  peuple, 

«  Venons  maintenant  au  chemin  qu'il  faut  tenir  pour  se 
rendre  de  Patna  au  royaume  de  Boutan  à  quoy  la  caravane 
employé  trois  mois.  Elle  part  d'ordinaire  de  Patna  sur  la 
fin  de  décembre  et  arrive  le  huitième  jour  à  Gorrochepour . 
C'est  comme  j'ay  dit  la  dernière  ville  de  ce  costé-là  des 
estais  du  Grand-.Mogol,  et  où  les  marchands  font  leurs 
provisions  pour  une  partie  du  voyage.  De  Gorrochepour 
jusques  au  pied  des  hautes  montagnes  il  y  a  encore  huit 
ou  neuf  journées  pendant  lesquelles  la  caravane  souffre 
beaucoup  parce  que  le  pais  est  plein  de  forests  où  il  y  a 
quantité  d'éléphants  sauvages,  et  il  faut  que  les  marchands 
au  lieu  de  se  reposer  la  nuit  se  tiennent  sur  leurs  gardes 
en  faisant  de  grands  feux  et  tirant  leurs  mousquets  pour 
épouvanter  ces  animaux.  Comme  l'Éléfant  marche  sans 
bruit,  il  surprend  le  monde  et  est  auprès  de  la  caravane 

1.  Tout  rëcemmtMit  (1902),  un  joaillier  de  Paris  a  fabriqué  un  objet 
de  culte  destiné  au  grand-lama  du  Tibet  et  fait  eu  corail  de  Naples.  La 
pièce  a  été  exposée  au  Musée  Guimet. 


96  LE   NÉPAL 

avant  qu'on  s'en  soil  aperçu.  Ce  n'est  pas  qu'il  vienne 
pour  faire  du  mal  à  riiomme,  et  il  se  contente  d'emporter 
les  vivres  dont  il  se  peut  saisir,  comme  un  sac  de  ris  ou  de 
farine,  ou  un  pot  de  beurre  dont  il  y  a  toujours  grande  pro- 
vision. On  peut  aller  de  Patna  jusqu'au  pied  de  ces  mon- 
tagnes dans  les  carrosses  des  Indes  ou  ewPallekk  ;  mais  on 
se  sert  ordinairement  de  bœufs,  de  chameaux  et  de  chevaux 
du  païs.  Ces  chevaux  de  leur  nature  sont  si  petits  que  quand 
un  homme  est  dessus  il  s'en  faut  de  peu  que  ses  pieds 
n'aillent  à  terre,  mais  d'ailleurs  ils  sont  forts  et  vont  tous 
Famljle,  faisant  jusqu'à  vingt  lieues  d'une  traite  et  ne 
mangeant  et  ne  buvant  que  fort  peu.  Il  y  a  de  ces  chevaux 
qui  coûtent  jusques  à  deux  cents  écus,  et  quand  on  entre 
dans  les  montagnes,  on  ne  peut  plus  se  servir  que  de  cette 
seule  voiture,  et  il  faut  quitter  toutes  les  autres  qui  y 
seraient  inutiles  à  cause  de  quantité  de  passages  qui  sont 
trop  étroits.  Les  chevaux  mesmes,  quoy  que  forts  et  petits, 
ont  souvent  de  la  peine  à  en  sortir,  et  c'est  pour  cette 
raison,  comme  je  diray  bien  tost,  qu'on  a  ordinairement 
recours  à  d'autres  expédions  pour  traverser  ces  hautes 
montagnes. 

<(  [On  traverse  le  «  Napal  »,  puis]  la  caravane  estant 
donc  arrivée  au  pied  des  hautes  montagnes  connues  aujour- 
d'hui sous  le  nom  de  Naugrocot  et  que  l'on  ne  peut  passer 
en  moins  de  neuf  ou  dix  jours,  comme  elles  sont  fort 
hautes  et  fort  étroites  avec  de  grands  précipices,  quantité 
de  gens  descendent  de  divers  heux,  et  la  plus  grande  partie 
est  de  femmes  et  de  filles  qui  viennent  faire  marché  avec 
ceux  de  la  caravane  pour  porter  les  hommes,  les  marchan- 
dises et  les  provisions  au  delà  de  ces  montagnes.  Voicy  la 
manière  dont  elles  s'y  prennent.  Ces  femmes  ont  un  bourlet 
sur  les  deux  épaules,  auquel  est  attaché  un  gros  coussin 
pendant  sur  le  dos  sur  lequel  l'homme  est  assis.  Elles  sont 
trois  femmes  qui  se  relayent  pour  porter  un  homme  tour  à 


LES    DOCUMENTS    EUROPÉENS  97 

tour,  et  pour  ce  qui  est  du  bagage  et  des  provisions  on  les 
charge  sur  des  boucs  qui  portent  jusqu'à  cent  cinquante 
livres.  Ceux  qui  veulent  mener  des  chevaux  dans  ces  mon- 
tagnes sont  souvent  obligés  dans  des  passages  étroits  et 
dangereux  de  les  faire  guinder  avec  des  cordes  ;  c'est 
comme  j'ay  dit  pour  cette  difficulté  qu'on  ne  se  sert  mesme 
guère  de  chevaux  dans  ce  païs-là.  On  ne  leur  donne  à 
manger  que  le  matin  et  le  soir.  Le  matin  on  prend  une 
livre  de  farine  avec  demi-livre  de  sucre  noir  et  demi-livre 
de  beurre,  et  on  pétrit  tout  cela  ensemble  avec  de  l'eau 
pour  le  donner  au  cheval.  Le  soir,  il  faut  qu'il  se  contente 
d'un  peu  de  poids  cornus  cassez  et  trempez  demi-heure 
dans  l'eau  ;  et  voilà  en  quoy  consiste  toute  leur  nourriture 
en  vingt-quatre  heures.  Ces  femmes  qui  portent  les  hommes 
ne  gagnent  chacune  que  deux  roupies  en  ces  dix  jours  de 
traverse,  et  l'on  en  paye  autant  pour  chaque  quintal  que 
portent  les  boucs  ou  les  chèvres  et  pour  chaque  cheval 
que  l'on  veut  faire  mener. 

«  Après  qu'on  a  passé  ces  montagnes  on  a  pour  voi- 
tures jusques  à  Boiitan  des  bœufs,  des  chameaux  et  des 
chevaux,  et  mesme  des  Pallekh  pour  ceux  qui  veulent 
aller  plus  à  leur  aise.  » 

On  ne  sait  en  vérité  ce  qu'il  convient  d'admirer  le  plus 
dans  cette  longue  notice,  de  l'art  et  de  l'adresse  de  Taver- 
nier  à  s'enquérir,  de  l'exactitude  et  de  la  précision  de  ses 
informations,  et  de  sa  fidélité  scrupuleuse  à  reproduire  les 
informations  obtenues.  La  véracité  parfois  contestée  du 
grand  voyageur  français  sort  triomphante  de  cette  épreuve. 

Le  commerce  français  ne  sut  pas  profiter  des  routes  que 
Tavernier  lui  avait  en  partie  frayées,  en  partie  indiquées 
vers  l'Extrême-Orient  et  l'Asie  centrale.  Les  missionnaires 
du  Christ,  plus  entreprenants,  et  mieux  dirigés,  ne  per- 
dirent point  de  vue  les  régions  ouvertes  à  la  foi  par  le  zèle 
du  P.   d'Audrada,  et  que  le  voyage  du  P.  Grueber  avait 


98  LE    NÉPAL 

rendues  plus  aisément  accessibles.  Le  Tibet,  avec  ses 
dépendances,  n'offrait  pas  seulement  un  nouveau  domaine 
à  l'activité  des  missions.  Les  notions  acquises  sur  la  reli- 
gion des  lamas,  et  qui  se  précisaient  sans  cesse  par  les 
recherches  des  Jésuites  de  Chine,  représentaient  le  Lama 
de  Lhasa  comme  une  figure  de  l'Antéchrist  ;  la  ressem- 
blance des  rites,  des  pratiques,  des  offices  s'expliquait 
comme  une  contrefaçon  de  l'Église  catholique  inspirée  par 
le  démon  même.  Cliacun  des  ordres  aspirait  à  l'honneur 
de  remporter  sur  Satan  une  victoire  difficile  ;  c'est  aux 
Capucins  qu'échut  cette  lourde  charge. 

En  1703  la  Congrégation  de  la  Propagande  confia  le 
Tibet  aux  Capucins.  Sur  les  six  religieux  qui  furent  expé- 
diés, deux  seulement  atteignirent  le  but  :  le  P.  Joseph 
d'Ascoli  et  le  P.  François  Marie  de  Tours'.  Ils  débarquèrent 
à  Chandernagor  en  juin  1 707  et  s'acheminèrent  vers  Lhasa. 
Les  circonstances  étaient  particulièrement  défavorables  ; 
le  Tibet  était  travaillé  par  des  luttes  intestines,  des  rivalités 


1.  A  défaut  (l'indication  spéciale,  les  renseignements  sur  la  mission 
des  Capucins  au  Tibet  sont  empiuntés  à  l'ouvrage  suivant:  Missio  Apos- 
tolica  thibelano-seraphica,  clas  ist  Neue  diirch  PàhslJichen  Geioalt 
in  deni  Grossen  Thibetanischen  Reich  von  denen  P.  P.  Capticinern 
aufgerichtete  Mission  iind  ûber  solche  von  R.  P.  Francisco  Horatio 
délia  Penna  prœfecto  niissionis  der  heil.  Congrégation  de  Propa- 
ganda  Fide  anno  1738  beschchene  Vorslellung  von  Rev"'°  et  Illust""' 
D.  P.  Philippo  de  Monlibiis  dainahligen  S.  Congregat.  Secretarioin 
Rom  zîctn  off'entlichen  Druck  beforderet...  aus  deni  Welschen  in 
dus  Teutsche  und  dise  Geschichts-Fonn  iibersetzt.  Mûnchen,  1740. 
—  Je  dois  la  communication  de  ce  volume  très  rare  à  l'obligeance  ami- 
cale de  M.  Cordier,  professeur  à  l'École  des  Langues  Orientales.  —  Le 
texte  allemand  est  la  traduction  d'un  original  italien  qui  a  pour  titre: 
Alla  sagra  Congregazione  de  Propaganda  Fide,  deputala  sopra  la 
missione  del  Gran  Thibet,  rapprezentanza  de'  Padri  Capuccini 
missionari,  dello  stato  présente  délia  medesima  e  de'  provedimenti 
per  mantenerla  ed  accrescerla,  1738,  gi-.  in-4,  s.  1.  ni  nom  d'impri- 
meur ni  d'éditeur.  — Mon  ami,  M.  Félix  Mathieu,  a  bien  voulu  e.xaminer 
pour  moi  l'exemplaire  de  cet  ouvrage  qui  se  trouve  à  Grenoble,  Bibl.  de 
la  ville,  G  1491  (Catal.,  2"  vol.,  n°  20438)  et  constater  l'accord  des  deux 
rédactions  sur  les  points  qui  mintéressent. 


LES    DOCUMENTS    EUROPÉENS  99 

religieuses  et  des  compétitions  politiques.  Ln  régent  ambi- 
tieux, installé  à  côté  du  Grand-Lama,  avait  confisqué  le 
pouvoir  ;  menacé  par  les  empereurs  mandchous  et  par  les 
chefs  des  hordes  mongoles,  qui  tous  entendaient  mettre  au 
service  de  leurs  intérêts  particuliers  la  puissance  spirituelle 
du  Grand-Lama,  il  les  avait  tous  subtilement  joués,  et 
longtemps  il  avait  réussi  à  lancer  ses  adversaires  les  uns 
sur  les  autres.  Cependant,  en  1706,  La-tsan  Khan,  chef  de 
lahorde  mongole  des  Khosivhotes,  s'empara  par  une  attaque 
soudaine  de  Lhasa,  tua  l'usurpateur,  et  fît  élire  un  nouveau 
Grand-Lama  pour  remplacer  celui  que  le  régent  avait 
imposé  et  qu'il  refusait  de  reconnaître.  Mais  le  protégé  du 
vainqueur  se  heurta  aux  résistances  d'une  partie  de  l'Église  ; 
le  Lama  dépossédé  vit  se  grouper  autour  de  lui  les  adver- 
saires des  Khoskhotes,  et  des  Chinois  leurs  alliés.  Le  pays 
fut  bouleversé  ;  à  Lhasa,  la  vie  était  si  précaire  que  les  deux 
Capucins  durent  quitter  la  ville,  où  les  vivres  manquaient, 
et  retourner  dans  llnde.  Ils  passèrent  à  Patna,  et  de  là  au 
Bengale.  Isolés,  réduits  à  l'impuissance,  ils  adressèrent  à 
Rome  un  appel  de  secours,  en  1 71 2.  La  Propagande  décida 
d'afTecter  douze  religieux  à  la  mission  tibétaine,  avec  une 
allocation  annuelle  de  1  000  écus,  et  de  leur  attribuer  cinq 
paroisses:  u  Chandernagor  (i\i  Bengale,  Patk/ia  en  Béhar, 
Nekpal,  capitale  du  royaume  ainsi  nommé,  Lhasa,  et 
Trogn-gne  en  Tak-po.  »  Chaque  paroisse  recevait  deux 
capucins,  sauf  Lhasa  qui  en  recevait  quatre.  Les  prêtres 
désignés  pour  prêcher  l'Evangile  ((  à  Kalinandù,  dans  le 
royaume  de  iNekpal  »,  étaient  le  P.  François  Félix  deMoro 
et  le  P.  Antoine  Marie  de  Jesi.  Des  six  Pères  destinés  au 
Tibet,  un,  le  W  Grégoire  de  Pedona,  mourut  en  chemin  à 
Katmandou.  Les  cinq  autres  étaient  :  le  P.  Dominique  de 
Fano,  préfet  de  la  mission;  le  P.  Joseph  d'Ascoli,  le  P. 
François  Marie  de  Tours,  le  P.  François  Horace  de  Penna, 
le  P.  Jean  François  de  Fossenbrun. 


100  LE    NÉPAL 

Les  Capucins,  à  peine  installés,  eurent  à  lutter  contre  des 
rivaux'.  Deux  Jésuites,  le  P.  Desideri  et  le  P.  Freyre, 
gagnaient  Lhasa  en  1 715-1716  par  le  Ladakh  et  la  passe  de 
Mariam-la.  La  pieuse  émulation  des  deux  ordres  ne  profita 
guère  à  la  foi.  Jésuites  et  Capucins  se  targuent  à  l'envi 
d'être  accueillis  en  amis  et  se  promettent  à  brève  échéance 
de  splendides  triomphes  ;  en  fait  leur  zèle  se  brisait  devant 
l'indifférence  rieuse  des  Tibétains.  Après  de  longs  et  rudes 
efforts,  ils  n'avaient  converti  qu'un  petit  nombre  de  Népa- 
lais, établis  à  Lhasa  pour  y  faire  le  commerce".  Les  Capu- 
cins s'en  prirent  aux  Jésuites  de  leur  échec,  réclamèrent  à 
Rome.  Les  Jésuites,  à  la  suite  des  affaires  de  Chine,  étaient 
alors  mal  en  cour.  Desideri  reçut  en  1721  un  ordre  de 
rappel.  Il  prit  pour  redescendre  dans  l'Inde  le  chemin  du 
Népal,  que  les  Capucins  lui  avaient  enseigné,  passa  par 
Katmandou  et  Bhatgaon,  visita  longuement  l'Inde  et  rentra 
dans  sa  patrie  en  1727  ^  Débarrassés  de  leurs  concurrents, 
les  Capucins  n'en  continuèrent  pas  moins  à  végéter  misé- 
rablement ;    le   pouvoir  temporel  leur  refusait  même  le 


1.  Plusieurs  des  dates  que  j'indique  diffèrent  de  celles  que  donne 
M.  Markham  dans  l'excellente  introduction  de  son  volume  sur  le  Tibet. 
D'après  M.  Markham,  Desideri  serait  resté  à  Lhasa  jusqu'en  1729.  C'est 
certainement  une  erreur,  car  l'extrait  de  son  journal,  cité  par  M.  de 
Gubernatis  {Gli  Scritti  del  Padre  Marco  della  Tomba,  p.  xvni,  note) 
marque  qu'il  partit  de  Katmandou,  en  revenant  du  Tibet  pour  rentrer 
définitivement  dans  l'Inde,  le  14  janvier  1722,  ce  qui  concorde  bien  avec 
toutes  les  autres  données  (V.  Carlo  Puini,  dans  BoUetino  Italiano  degli 
sludi  orientaVt,  1876,  p.  33).  —  D'autre  part,  M.  Markham  place  l'ar- 
rivée du  P.  Horace  de  Penna  et  de  ses  compagnons  à  Lhasa  en  1719, 
parla  voie  du  Népal.  J'ignore  d'où  cette  date  est  tirée  ;  mais  je  constate 
que  l'épitaphe  d'Horace  de  Penna  porte  qu'il  mourut  en  1747,  «  après 
33  ans  de  séjour  en  ces  contrées  »;  ce  qui  fixe  son  arrivée  à  1714.  De 
môme  la  Missio  Apostolica...  mentionne  le  retour  du  même  Père  à 
Rome  en  1738,  après  vingt-quatre  ans  de  pratique  apostolique,  ce  qui 
ramène  au  même  point  de  départ:  1714.  Entin  d'après  le  même  ouvrage, 
l'hospice  de  Katmandou  avait  été  fondé  parles  Capucins  en  1715. 

2.  Missio  Apostolica...,  11,  p.  49  et  aussi  p.  172. 

3.  Sur  le  voyage  de  Desideri.  v.  Puim,  Rivista  Geografica  Italiano. 
décembre  1900. 


LES  DOCUMENTS  EUROPÉENS  101 

prestige  de  la  persécution.  En  17161e  «  roi  du  Tibet  Ginghir 
Khagn  le  Tartare  '  »  avait  rendu  un  édit  qui  les  exemptait 
de  taxes.  En  1725,  après  la  défaite  des  Dzoungares  qui 
avaient  renversé  '<  Ginghir  Khagn  » ,  le  nouveau  roi  installé 
parla  Chine  triomphante,  <'  Telcihin  Bathur  »,  confirma  ce 
privilège.  En  1732,  le  P.  Horace  de  Penna,  qui  descendait 
au  Népal,  se  vit  octroyer  un  passeport  qui  prescrivait  «  k 
tous  Gabeliers  de  n'exiger  aucun  impôt  du  Lama  Européen 
qui  était  venu  à  Lassa,  capitale  du  riche  royaume  de  Tibet, 
pour  aider  et  pour  faire  du  bien  à  tous^  ».  Mais  leur  succès 
s'arrêtait  à  ces  politesses  officielles  d'une  valeur  banale. 

La  succursale  népalaise  de  la  mission  du  Tibet  avait  eu 
une  existence  un  peu  plus  agitée,  un  peu  moins  terne  aussi. 
En  171.3  les  Capucins  avaient  fondé  un  hospice  à  Katman- 


1.  Ginghir  Khagn  (Gengis  Khan)  n'est  autre  que  Latsan  Khan,  chef 
des  Khoskhotes,  mentionné  plus  haut.  —  V.  Koeppen,  Die  Religion  des 
Buddha.  II,  190,  n.  1.  —  Telcihin  Bathur  (Teldjin  Bagathur)  était  un 
ancien  ministre  de  ce  prince.  Cf.  Koeppen,  II,  196,  n.  3. 

2.  Le  passeport  tout  entier  est  publié  dans  :  Relazione  del principio 
e  stato  présente  délia  niissione  del  vasto  Regno  del  Tibet  ed  altri 
due  Regni  confinanti,  raccomniandata  alla  Vigilanza  e  Zelo  de 
Padrl  Capuccini,  délia  Provincia  délia  Marca  nello  Stato  délia 
Chiesa.  —  In  Ronia,  nella  Stamperia  di  Antonio  de  Rossi,  1742, 
12  pages  petit  in-4.  — Je  n"ai  pas  vu  l'ouvrage  original;  mes  citations 
sont  empruntées  à  la  traduction  presque  intégrale  insérée  dans  Nou- 
velle Bibliothèque  ou  Histoire  littéraire  des  principauo:  écrits  qui  se 
publient.  T.  XIV.  janvier-février-mars  MDCGXLIII,  à  la  Haye,  chez 
Pierre  Gosse,  p.  46-97.  —  La  plaquette,  publiée  par  les  soins  de  la  Pro- 
pagande, à  l'aide  des  informations  fournies  par  le  P.  Horace  de  Penna, 
avait  pour  objet,  comme  la  Missio  Apostolica  citée  plus  haut,  d'attirer 
des  souscriptions  à  la  mission  du  Tibet.  Le  P.  Cassien  (Relazione  inedita, 
Riv.  Geogr.  Ital.,  IX,  112)  montre  bien  à  quoi  se  réduisaient  dans  la  pra- 
tique ces  privilèges  si  facilement  octroyés.  Le  roi  du  Tibet  avait  donné 
à  la  petite  troupe  des  Pères  qui  se  rendait  à  Lhasa  une  réquisition  qui  les 
autorisait  à  s'approvisionner  de  combustible  et  de  fourrage  partout  et 
chez  tous,  exempts  ou  non  exempts,  privilégiés  ou  non  privilégiés.  Mais, 
dans  presque  toutes  les  localités  qu'ils  traversèrent,  les  Pères  trouvèrent 
les  chefs  nantis  de  documents  également  authentiques  et  formels  qui 
les  dispensaient  expressément  de  toute  obligation  à  l'égard  des  réquisi- 
tions; si  bien  que  de  Kuti  à  Lhasa  les  Pères  ne  furent  approvisionnés 
que  six  ou  sept  fois. 


102  LE    NÉPAL 

dou:  mais  «  reffioyablo  perséculion  soulevée  par  les 
Brahmanes  »  les  contraig-nit  à  fuir  pour  chercher  ailleurs 
un  asile.  Ils  mirent  à  profit  la  rivalité  constante  entre  les 
rois  de  Katmandou  et  ceux  de  Bhatgaon.  Bhûpatîndra 
Malla,  qui  régnait  alors  à  Bhatgaon,  les  accueillit  avec 
bienveillance;  en  1722,  les  missionnaires  substituèrent 
officiellement  Bhalgaon  à  Katmandou  comme  siège  de  la 
succursale  du  Népal  ;  mais  ils  ne  renoncèrent  pas  définiti- 
vement à  leur  premier  poste.  Le  P.  Horace  de  Penna, 
appelé  de  Lhasa  au  Népal  avec  le  titre  de  a  Préfet  de  la 
mission  »,  réussit  à  force  d'adresse  et  d'énergie  àreprendre 
possession  de  la  place.  Arrêté,  mis  en  prison,  réduit  comme 
tous  les  prisonniers  à  la  condition  d'esclave  royal  et  astreint 
aux  plus  dures  besognes,  il  sut  faire  parvenir  au  roi  de 
Katmandou  un  catéchisme  en  langue  uévare  qu'il  avait  sans 
doute  composé  lui-même,  car  il  possédait  à  la  fois  le  tibé- 
tain et  le  névari.  La  lecture  de  l'opuscule  dissipa  les  pré- 
ventions du  roi  ;  il  autorisa  les  Capucins  à  s'établir  dans  sa 
capitale  el  à  y  prêcher. 

La  mort  réduisait  le  nombre  des  Pères.  En  1727,  il  n'en 
restait  plus  que  neuf;  trois  autres  succombèrent  peu  de 
temps  après,  suivis  d'un  autre  encore.  La  mission  ne 
comptait  plus  au  total  que  cinq  Capucins  usés  et  vieillis. 
En  1731  le  P.  Joachim  de  Santa  Natoglia  (de  Lhasa),  le 
P.  Horace  de  Penna,  ((  Préfet  de  la  mission  du  Nekpal 
(de  Battgao)  »,  et  le  P.  Pierre  de  Serra  Petrona  (de  Chan- 
dernagor),  expédièrent  une  supplique  à  Home  pour  deman- 
der du  renfort.  En  1735,  la  Propagande  autorisa  un  nouvel 
envoi  de  missionnaires,  mais  au  nombre  de  trois  seulement. 
Le  P.  Vito  de  Recanati  fut  désigné  pour  en  être  le  supé- 
rieur. Les  pauvres  Capucins  de  l'Himalaya  durent  éprouver 
une  déception  à  se  voir  si  pauvrement  secourus.  Le  P. 
Horace  de  Penna,  qui  comptait  24  ans  de  séjour  continu 
dans  ces  régions,  s'embarqua  pour  l'Europe,  et  arriva  à 


LES    DOCUMENTS    EUROPÉENS  103 

Rome  en  1738.  Il  multiplia  ses  efToiis  pour  intéresser  les 
bonnes  âmes  à  la  mission  du  Tibet,  inspira  plusieurs 
publications  de  propagande,  et  rédigea  nombre  de  notes 
qui  servirent  plus  tard  à  la  compilation  de  \ Alphabetum 
Tihetamnn.  Puis  il  s'en  alla  courageusement,  à  soixante  ans 
passés,  rejoindre  son  poste  de  combat'. 

La  mission,  grâce  à  l'impulsion  qu'il  lui  avait  donnée, 
n'avait  pas  souffert  de  son  absence.  Le  V.  de  Recanati  avait 
obtenu  du  roi  de  Rhatgaon,  Ranajita  Malla,  les  mêmes 
faveurs  que  ses  devanciers  ^  «  Se  trouvant  avec  deux  de 
ses  compagnons  à  Népal,  la  capitale,  la  doctrine  qu'ils  y 
prêchèrent  touchant  notre  sainte  Loi  plut  si  fort  au  monarque 
qu'après  leur  avoir  accordé,  par  instrument  public,  pour 
leur  habitation  un  grand  Palais  qu'il  avait  confisqué  sur  un 
de  ses  Grands,  il  leur  octroya  encore  pour  la  liberté  de 
conscience  un  privilège  qu'il  fit  publier  dans  son  Royaume 
et  que  le  Père  Supérieur  fit  remettre  au  Père  Procureur 
Général  de  son  ordre.  La  traduction  en  est  ainsi  conçue  : 

((  Nous  Zaervanegitta  Malla,  Roi  de  Ratgao  dans  Népal, 
accordons  en  vertu  de  ces  présentes  à  tous  les  Pères  Euro- 
péens de  pouvoir  prêcher,  enseigner  et  attirer  à  leur  Reli- 


1.  Il  ramenait  avec  lui  une  escouade  de  nouveaux  missionnaires: 
P.  Cassiano  da  ^Macerata,  P.  Floriano  da  Jesi,  P.  Innocenzo  d'Ascoli,  P. 
Tranquillo  d'Apecchio,  P.  Daniele  da  Morciano,  P.  Giuseppe  Maria  de' 
Bernini  da  Gargnano,  P.  Paolo  di  Firenze.  Partis  en  mars  1739  de 
Lorient,  ils  arrivèrent  à  Pondichéry  en  août,  à  Chandernagor  le  27  sep- 
tembre, à  Patna  en  deux  groupes  le  8  et  le  16  décembre,  à  Bhatgaon  le 
6  février  1740.  Le  P.  Horace  dut  y  attendre  les  passeports  tibétains  jus- 
qu'au 4  octobre  ;  il  se  mit  alors  en  route  et  entra  à  Lhasa  le  6  janvier  1741 
{Memorie  Istoriche,  p.  3-16). 

2.  A  en  croire  le  P.  Cassien  (Me7norie  Istoriche,  p.  16)  le  roi  de 
«  Batgao  »  avait  envoyé  un  de  ses  parents  à  la  maison  de  Patna  pour 
demander  des  Capucins.  Le  P.  .Joachim  da  Santa  Natoglia  et  le  P.  Vito 
da  Recanato  étaient  venus  à  son  appel,  et  avaient  «  rouvert  l'hospice 
abandonné  depuis  plusieurs  années  »,  en  1739.  En  1740,  il  autorisa  les 
Pères  à  dresser  sur  la  façade  de  leur  maison  une  croix  en  fer.  Les  Pères 
de  la  maison  étaient  alors  Vito  da  Recanati  et  Innocenzo  d"Ascoli,  avec 
le  F.  Liborio  da  Fermo. 


104  LE   NÉPAL 

gion  les  peuples  qui  nous  sont  soumis,  ei  femmes  sembla- 
blement.  Nous  permettons  à  nos  sujets  de  pouvoir  embrasser 
la  Loi  des  Pères  Européens  sans  crainte  d'être  molestés 
ni  par  nous  ni  par  ceux  qui  ont  quelque  autorité  dans  notre 
Royaume.  Les  Pères  ne  recevront  de  ma  part  aucun  dégoût 
et  ne  seront  point  empêchés  dans  leur  ministère.  Cepen- 
dant tout  ceci  doit  se  faire  sans  violence  et  d'une  pure  et 
libre  volonté.  Il  est  ainsi.  Casinat,  le  Docteur,  a  été  l'Écri-^ 
vain.  Grisnanfrangh,  gouverneurgénéral,  le  confirme.  Biso- 
rage,  grand  prêtre,  le  confirme  et  l'approuve.  Donné  à 
Népal  l'an  861  au  mois  de  Margsies.  Bonjour.  Salut'.  » 

L'occasion  s'offrit  même  au  P.  de  Recanati  de  fonder 
en  dehors  du  Népal  une  succursale  nouvelle.  Le  raja  de 
Bettia  ((ui  possédait  un  petit  domaine  au  débouché  des 
montagnes,  sur  la  route  de  l'Hindoustan,  sollicita  l'éta- 
blissement d'une  mission  par  une  lettre  «  donnée  àBattia, 
l'an  184,  au  mois  de  Busadabi  ^  ».  Cette  lettre,  l'édit  de 
Ranajita  Malla,  et  d'autres  pièces  analogues,  «  furent 
envoyées  au  Procureur  Général  afin  que,  comme  il  le  fit, 
il  les  rendît  au  Pape  qui  en  reçut  une  grande  consolation 
et  remit  tous  ces  paquets  à  la  Sacrée  Congrégation  de  la 
Propagande.  S.  S.  a  décidé  d'envoyer  à  ses  frais  propres 
quelques  religieux.  Elle  a  écrit  au  roi  de  Battia  un  très  beau 
bref...,  et  il  lui  a  aussi  paru  convenable  d'écrire  un  autre 
bref  au  roi  de  Batgao  en  Népal  pour  le  remercier  du  Privi- 
lège rapporté  ci-dessus  et  pour  lui  adresser  la  même 
exhortation  [qu'au  roi  de  Battia]  ^  » . 

1.  Le  mois  de  Margsies,  c'esl-à-dire  Mârgarirsa  de  Tan  861  (écoulé, 
selon  l'usage)  correspond  à  peu  près  à  novembre  1740.  Le  nom  du  roi, 
ZaervanegilLa  Malla,  transcrit  assez  fidèlement  .laya  Ranajita  Malla.  — 
.J'ai  emprunté  ce  document  et  la  citation  qui  le  précède  à  la  Relazione 
del principio  e  stato  présente. 

2.  La  date  de  184  se  rapporte  clairement  à  l'une  des  deux  ères 
fondées  par  Akbar  et  qui  partent  de  son  avènement,  ère  Fazli  ou  ère 
llâhi.  L'une  et  l'autre  donnent  comme  équivalent  1740-1741  A.-D. 

3.  Relazione  del  principio...,  etc. 


LES    DOCUMENTS    EUROPÉENS  105 

La  mission  de  Battia  fut,  en  effet,  fondée  en  I743etconriée 
au  P.  Joseph  Marie  di  Bernini  da  (iarignano,  qui  la  dirigea 
jusqu'à  sa  mort,  en  1761  '.  La  nouvelle  mission  allait 
bientôt  servir  de  refuge  à  ses  aînées.  En  1 745  -  les  Chinois 

1.  Les  faits  qui  en  amenèrent  la  fondation  sont  racontés  en  détail  par 
le  P.  ]\Iarco  délia  Tomba.  V.  Gli  Scriiti  del  Padre  Marco  della  Tomba, 
missionario  nelle  Indie  Orientali,  ntccolti  ordinafi  ed  illustrati 
sopra  gli  autofjrafi  del  Museo  Borgiano  da  Angelo  de  Gubernatis. 
Firenze,  1878,  p.  1*  sqq.  —  Sur  le  chef  de  la  mission,  v.  l'ouvrage  du 
P.  Cassien  que  j'ai  déjà  cité  sous  le  litre  abrégé  de  Memorie  istoriche. 
Le  titre  plein  est  :  Memorie  islorlche  délie  Virlù,  Viaggj,  e  fatlche 
del  P.  Giiiseppe  Maria  de'  Berfiini  da.  Gargnano,  Cappuccino  della 
provincia  di  Brescia  e  Yice-prefetto  délie  missioni  del  Thibet, 
scrittc  ad  un  arnica  dal  P.  Cassiano  da  Macerata,  stato  suo  compagno 
e  data  alla  luce  con  una  Prefazionc...  del  P.  Silvio  da  Brescia  del 
inedesiino  ordine.  In  Verona,  MDCCLXVII,  xxxi  et  277  pages.  (Test 
également  à  l'extrême  obligeance  de  M.  Cordier  que  je  dois  la  commu- 
nication de  cet  ouvrage  si  difficile  à  trouver.  —  Le  P.  Giuseppe-Maria 
da  Gargnano  était  arrivé  dans  l'Inde  avec  le  P.  (Cassien  en  1739.  11  résida 
six  mois  au  Népal,  au  cours  de  l'année  1745,  en  descendant  du  Tibet, 
mais  sans  apprendre  la  langue  indigène.  Il  mourut  à  Bettia  le  17  jan- 
vier 1761.  Cest  le  P.  Marco  della  Tomba  qui  lui  ferma  les  yeux.  Le  P. 
da  Gargnano  avait  désiré  traduire  les  quatre  «  Bed  »  (Védas),  mais  il  ne 
put  se  les  procurer.  Il  traduisit  doncVAd'i  adnià  RatnaJifn  (Âdhyàtma 
Ràmàyana),  leLhalecc  (?  qui  décrit  la  huitième  incarnation  de  Visenù)  : 
le  Visenù  Purana  (Visnu  Puràna),  et  le  Ghian  Sagher  (Jiiàna  Sàgara). 

2.  Le  P.  Gassien  (Relazione  inedita)  donne  des  dates  précises:  le 
13  août  17Î2.  en  présence  des  mauvaises  dispositions  du  roi  du  Tibet,  le 
Préfet  de  la  mission  se  décide  à  renvoyer  quelques  Pères;  trois  mission- 
naires, avec  le  P.  Gassien,  retournèrent  au  Népal.  De  nouvelles  exi- 
gences obligèrent  le  reste  de  la  mission  à  quitter  Lhasa  le  20  avril  1745  ; 
les  voyageurs  atteignirent  Patan  le  4  juin  1745.  Le  P.  Cassien  répète  les 
mêmes  dates  dans  ses  Memorie  Istoriche,  p.  43.  —  Marco  della  Tomba 
donne  une  date  très  légèrement  différente  :  «  Prima  avevamo  un  ospizio 
aperto  in  Lassa,  dopo  il  17  44  non  l'abbiamo  piu.  Nell'  anno  dunque 
sopradetto  il  Re  del  Gran  Tibel,  vicino  alla  sua  morte,  voile  rimettere 
la  corona  al  primo  de'  suoi  llgli,  etc.  »  En  dehors  de  la  date,  tous  les 
détails  rapportés  par  della  Tomba  sont  parfaitement  exacts.  Le  roi  dont 
il  s'agit  est  P'o-lo-nai.  nommé  aussi  Mi-Wang,  qui  mourut  en  1746.  et 
qui  eut  en  effet  pour  héritier  son  second  fils  à  défaut  de  l'ainé  qui  s'était 
récusé  comme  le  raconte  della  Tomba.  D'après  M.  Markham  {loc.  laud... 
p.  Lxvi)  les  Capucins  furent  expulsés  de  Lhasa,  «  in  about  1760  ».  Cepen- 
dant la  Relation  de  P)Ogle,  éditée  par  M.  .Markwam  lui-même,  rapporte 
que  le  Teshu  Lama,  dans  une  conversation  avec  Bogie  en  avril  1775  : 
«  told  that  the  missionaries  were  expelled  Tibet  about  forty  years  ago, 
ou  account  of  some  disputes  with  the  fakirs.  »  (p.  167).  U  est  vrai  que 


106  LE    NÉPAL 

installés  on  maîtres  à  Lhasa  après  avoir  écrasé  le  soulève- 
ment de  1736  inauguraient  leur  politique  d'exclusion 
systématique  à  l'égard  de  tous  les  étrangers.  Les  mission- 
naires durent  se  retirer  au  Népal,  et  la  route  de  Lhasa  à 
Katmandou  par  Kuti  vit  passer  pour  la  dernière  fois  des 
Européens.  Les  voyageurs  de  cette  triste  caravane  étaient 
le  P.  Horace,  préfet  de  la  mission,  le  P.  Tranquillo 
d'Apecchio  ',  le  P.  da  Gargnano  (qui  avait  temporairement 
quitté  Bettia),  et  le  F.  Paolo  de  Florence'.  On  ne  permit 
pas  même  aux  malheureux  Pères  d'emmener  avec  eux  les 
indigènes  qu'ils  avaient  convertis.  Aussitôt  après  leur 
départ,  leur  maison  fut  démolie  de  fond  en  comble.  Le 
vénérable  P.  Horace  de  Penna,  qui  était  depuis  tant  d'an- 
nées l'âme  de  la  mission  tibétaine,  vécut  assez  pour  assister 
à  l'avortement  douloureux  de  ses  pieux  et  patients  efforts. 
Sorti  de  Lhasa  malade  et  déjà  moribond,  transporté  à  dos 
d'homme,  et  souvent  par  ses  compagnons  mêmes,  au  travers 
desmontagnes,  il  arrivale4  juin  au  Népal,  et  quarante-cinq 
jours  après ^  il  expira  à  Patan,  le  20  juillet  1745,  à  l'âge  de 

les  Capucins  durent  tenter  plus  d'un  effort  pour  rentrer  au  Tibet.  Georgi 
(p.  441)  semble  l'impliquer  clairement  :  «  Kal.  novembris  1754,  quo 
anno  Lhasam  adibant  Pater  Cassianus  aliique  missionarii  ex  ordine 
Capuccinorum...  » 

1.  Le  P.  Tranquillo  avait  rédigé  un  itinéraire  du  Népal  et  du  Tibet  que 
Marco  délia  Tomba  a  utilisé  («  P.  Tranquillo  che  molto  a  percorse  quelle 
parti  da  Népal  al  Tibet...  »,  p.  55).  Après  son  expulsion  de  Lhasa,  il  resta 
dix-huit  ans  au  Népal,  et  ne  quitta  ce  pays  qu'en  1763  pour  rentrer  en 
Europe  (Marco  della  Tomba,  p.  19). 

2.  Memorie  Istoriche,  p.  46. 

3.  L'inscription  latine  publiée  par  Georgi  et  que  je  reproduis  à  la 
page  107  indique  comme  date  de  la  mort  du  P.  Horace  :  XX  Julii 
MDCCXLVTI.  Le  névari  d'autre  part  porte  :  Samvat  865  asâ  8badi  6  agâm, 
mots  qui  sont  traduits  ainsi  dans  Georci  :  «  Anno  a  solutis  debitis  865, 
Cycl.  (Aacha)8Lun.  déficient.  6  novembr.  (quo  die  Balgobinda  scripsit).  » 
Les  derniers  mots  entre  parenthèses  sont  une  annotation  destinée  à  faire 
disparaître  la  contradiction  évidente  des  dates  indiquées  de  part  et 
d'autre.  Mais  la  date  exprimée  en  comput  indigène  me  semble  inintelli- 
gible au.ssi  bien  dans  le  texte  que  dans  la  traduction  de  Georgi.  Il  ne  me 
parait  pas  douteux  qu'il  faut  lire  dans  le  texte  même  :  âsâdha.  badi  6.  au 


LES  DOCUMENTS  EUROPÉENS  107 

65  ans.  Il  fut  enterré  dans  le  cimetière  chrétien,  qui  était 

A    R.    p.   FRANCIJCVS     HORATXVS     A     PINNA     BïLLORVM 

PICENiE     PROVINCIiE     CAPVCCINORVM     ALVMNVS 

MDCLXXX.     NATVS 

INFIDELIVM     CONVERSZONES     OPTANS 

A    S.    C.    D.    P.    F.    AD     TIBETt    MISSIONES     MISSVS 

XXXIII.   AN.    INTER     INFIDELES     VERSATVS 

XX.     EISDEM     MISSIONIBVS    PR^FVIT 

TANDEM 

SENIO     KC     MORBO     CONFECTVS     ET    MERITIS     CVMVLATVS 

LXV.    AN.    AGET^S    "SECESSIT    E     VIVIS 

XX.    JVLII     MDCCXLVII. 

SVPERSTITES     MISSIONARU 

M.      H.      P. 

A.         M.         D.         G. 

Sambat  8ff;.  Akhi        g.  badî     6".         Agan 

Balkunha  Padtî         Phtancerco  Votacio 

Dajamhao  PLiinghi 

Taoà      bari  kahnufa  fuja  fuoidatô  jj-  iabjaœhan 

Parmefuor  ja  Marg  bakhalha 

JTt?[  YÏÏT    ^?T  t?ÎHI!  U 

danll         Helà  Des  {cita . 

Épitaphc  du  P.  Horace  de  Penna  (d'après  VAlpImbelum  Tihefanum). 

situé  en  dehors  des  murs  de  la  ville,  au  Nord,  et  qui  a  com- 

lieu  de  :  âsâ^S.  La  letlrf  dha  a  pu  très  facilement  être  prise  pour  le  chiffre 
8  qui  lui  ressemble  beaucoup  flans  l'écriture  devanâgarî  du  Népal.  La 
date  doit  alors  être  traduite  :  An    865,   mois  âsâdha,  6^  tithi  de  la  quin- 


108  LE    NÉPAL 

plèlement  disparu  sans  laisser  même  un  souvenir  local.  Les 
Pères  de  la  Mission  firent  graver  sur  sa  tombe  une  double 
épitaphe,  en  latin  et  en  névare;  le  brahmane  Bâlagovinda, 
qui  était  attaché  à  la  mission  comme  professeur  de  langue 
indigène,  rédigea  l'inscription  névari.  V Alphabetum  Tibe- 
tanwn  reproduit  une  copie  de  ce  double  texte,  digne  de 
figurer  au  premier  rang  des  curiosités  du  Corpus  népalais. 
Malgré  leur  prédilection  pour  Fatan,  les  Pères  n'y  avaient 
pas  encore  obtenu  le  droit  de  propriété  quand  le  P.  Horace 
y  mourut.  A  Katmandou',  ils  occupaient  depuis  1742 
«  lin  beau  jardin  et  un  immeuble  grand  comme  quatre 
maisons  moyennes,  avec  une  cour  centrale  ».  La  charte  de 
concession  rédigée  en  névari,  mais  toute  farcie  de  sanscrit, 
vaut  d'être  reproduite  ici  pour  son  intérêt  particulier  et 


zaine  noire.  Or  le  mois  d"àsàdha  répond  en  gros  à  juillet.  L'indication  du 
mois  concorde  bien  de  part  et  d'autre.  Mais  Samvat  865  du  Népal  ne  peut 
pas  correspondre  à  l'an  MDCCXLVIl  ;  il  y  a  là  une  contradiction  formelle; 
865  écoulé  (les  années,  en  ère  népalaise,  étant  régulièrement  comptées 
comme  telles)  répond  à  l'année  comprise  entre  octobre  1744  et  octobre 
1745  :  àsàdha  865  répond,  en  gros,  à  juillet  1745.  L'erreur,  a  priori, 
semble  plutôt  imputable  au  texte  latin  qu'au  texte  névari,  car  le 
copiste  était  plus  apte  à  modifier  les  signes  qui  lui  étaient  le  plus  fami- 
liers,- mais  nous  pouvons  atteindre  ici  mieux  qu'une  probabilité.  Le 
texte  latin  dit  formellement  que  le  P.  Horace  était  né  en  1680  (MDCLXXX 
natus)  et  qu'il  mourut  dans  le  cours  de  sa  65«  année  (LXV  an.  agens)  ; 
65  ans  ajoutés  à  1680  font  1745  de  J.-C.  11  n'est  donc  pas  douteux  qu'il  faut 
lire  MDCCXLV  au  lieu  de  MDCCXLVIL  —  Au  reste  le  P.  Cassien  (Rela- 
zione  inedita  et  Meniorie  Istoriche)  donne  comme  date  le  20  juillet 
1745.  Cependant  cette  date  du  20  juillet  soulève  elle  aussi  une  difficulté; 
en  1745,  le  20  juillet  correspond  à  samedi,  3"  tithi  de  la  quinzaine  claire 
du  mois  de  çràvana,  tandis  que  le  6  àsàdha  badi  répond  au  8  juillet. 
1.  D'après  le  récit  du  P.  Cassien  (Mernorle  Istoriche,  p.  20),  le  roi  de 
Katmandou  avait  sollicité  l'établissement  d'un  «  hospice  »  quand  le 
P.  .loachim  da  Santa  Natoglia  avait  traversé  la  ville  en  descendant  de 
Lhasa  pour  porter  au  Saint-Père  une  réponse  du  roi  et  du  Grand-Lama. 
«  Le  P.  .loachim  n'osa  pas  refuser,  par  crainte  d'exposer  à  des  périls 
certains  les  missionnaires  du  Tibet,  car  les  Pères  de  la  mission  devaient 
passer  par  le  Népal,  comme  aussi  le  vin  nécessaire  à  la  messe,  et  bien 
d'autres  choses  indispensables.  Il  assigna  donc  cet  hospice  au  P.  Innocent 
d'.^scoli:  et  le  roi  du  pays  donna  aux  Pères  une  maison,  un  puits,  et  un 
jardin,  et  il  fit  graver  sa  donation  sur  cuivre  pour  la  rendre  irrévocable.  » 


LES  DOCUMENTS  EUROPÉENS  109 

aussi  comme  un  excellent  spécimen  de  la  précision  méti- 
culeuse réalisée  par  les  arpenteurs  népalais  : 

«  Salut  !  Le  roi  Java  Prakâça  Malla  —  sa  tête  est  poussié- 
reuse du  pollen  des  lotus  qui  sont  les  pieds  du  divin  Paçu- 
pati  ;  la  sainte  Màneçvarî,  sa  divinité  favorite,  lui  a  octroyé 
la  faveur  de  ses  grâces  qui  portent  au  plus  haut  point  de 
splendeur  sa  dignité  ;  il  descend  de  la  race  de  Râma;  il  est 
le  grain  de  beauté  de  la  dynastie  solaire  ;  il  porte  Hanumat 
comme  étendard  ;  il  est  souverain  du  Népal,  roi  suzerain 
des  grands  rois,  empereur  et  triomphateur  —  consent  à 
assigner  pour  rétablissement  des  Pâdris  Kâpûcinis  (Capu- 
cins) un  beau  jardin  situé  dans  le  Çromtu  Toi,  à  Sithali, 
dans  un  endroit  inoccupé,  et  de  plus  une  maison  quadran- 
gulaire  à  deux  étages.  Les  limites  du  terrain  sont  Ouest  de 
la  maison  de  Jaya  Dharma  Siniha,  Sud  des  maisons  de 
Dhumju  et  de  Çùryadhana  et  de  Pûrneçvara,  Est  et  Nord 
du  grand  chemin.  Et  voici  Tétendue  du  terrain  assigné: 
pour  la  maison  elle-même,  la  mesure  fixée  pour  quatre 
maisons  plus  16  coudées  7  doigts  en  largeur,  et  pour  la 
cour  à  l'intérieur  de  la  maison,  trois  quarts  du  terrain  régu- 
lier dune  maison,  plus  12  coudées  et  demie,  sans  compter 
un  chemin  d'accès,  privé,  qui  mesure  les  trois  quarts  d'un 
terrain  de  maison  en  superficie,  plus  22  coudées.  Pour  le 
jardin,  la  superficie  allouée  équivaut  à  celle  de  13  maisons 
trois  quarts,  plus  3  coudées  et  4  doigts  de  largeur.  Telles 
sont  les  limites.  Était  témoin  Râjya  Prakâça  Malla  Deva, 
l'an  862,  mois  mârgaçira,  quinzaine  claire,  10*  jour.  » 

C'est  seulement  douze  ans  plus  tard,  en  1754,  que  les 
Pères  purent  obtenir  la  même  faveur  à  Patan,  sous  le  règne 
éphémère  du  malheureux  Râjya  Prakâça  Malla,  qui  avait 
justement  servi  de  témoin  dans  l'acte  précédent.  Par  une 
charte  datée  de  l'an  874.  au  mois  de  caitra,  rédigée  par 
l'astrologue  Kotirâja,  avec  Candra  çekhara  Malla  Thâkura 
comme  témoin,  le  roi  Hàjya  Prakâça  (aux  mêmes  titres  que 


ilO  LE    >'ÉPAL 

ci-dessus)  «  donne  pour  rétablissement  des  Pâdris  Kâpû- 
cinis  un  beau  jardin  situ6  dans  un  terrain  libre  en  dehors 
et  au-dessus  de  la  fontaine  de  Tânigra  Toi,  et  aussi  une 
maison  quadrangulaire  de  quatre  étages.  Les  limites  sont: 
Ouest  de  la  Route  du  char  (de  Matsyendra  Nâtlia),  Nord 
du  chemin  de  Tava  Bahâl,  Est  du  terrain  du  Kâyastha 
Kaciingla,  Sud  de  la  maison  et  du  terrain  d'Amvarasim 
Babil.  En  tout,  pour  la  maison,  la  superficie  régulière  de 
6  maisons  plus  38  coudées  carrées,  et  pour  le  jardin  la 
superficie  de  14  maisons  plus  21  coudées'  ». 

1.  C'est  Hodgson  qui  a  découvert  ces  deux  chartes  chez  le  D""  Hart- 
mann, évèque  catholique  de  Patna,  et  qui  les  a  publiées  dans  le 
Journ.  of  Ùie  Bengal  As.  Soc.  X\'I1,  1848,  p.  228.  Comme  ce  volume 
est  assez  difficile  à  trouver,  on  me  saura  peut-être  gré  de  reproduire  ici 
le  texte  des  deux  chartes,  tel  qu'il  est  donné  par  Hodgson. 

I.  —  Svasti  çrlmat  Paçupati  carana  kamala  dhOli  dhOsarita  çiroruha  çriman 
Mâneçvarlstadevatâvara  labdhaprasàda  dedivyamâna  mânonnata  çrT  Raghu  vam- 
çàvatàra  ravikulatilaka  Hanumaddhvaja  Nepàleçvara  mahârâjàdhirâjarâjendra 
sakalarâjacakrâdhïçvaranijestadevadeveçvarikrpâkatâksabalitavikiamopârjita  pâ- 
lanakarasamudbhuta  gajendrapati  çrl  çrTçrljaya  JayaPrakâçaMalla  deva  parama 
bhattârakânâm  samaravijayinâni  pramûthakulasana  vanarayata  sacodam  Pâdri 
kâpûcini  âkrâktatrocibane  nâma  prasâdîkrtam  çromtutolasithalilanattàjâbagrha- 
nàma  samjnakam  Jayadharma  simhayâgahanapaçcimatah  Dhumju  ÇQr\'adhana 
Pûrneçvarathva  patisyahnasyâgrhana  daksinatah  mârganr  pDrva  uttaratah 
etesâm  madhye  thvatecâtrâghatanadusaptâmgulisârdhasodaçahastâdhika  catuh 
khaparimitani  cQkâpâtâla  sàrdliadvadaçahastâdhikatripâdaparamita  lavopàtâla 
dvâvimçati  hastâdhika  tripâdaparimita  puspavâtikâ  caturamguli  trihastatripâda- 
dhika  trayodaçakhâparimitam  amkato  vicchakâ  4  ku  16  amgula  7  cûkapâtâla 
cûla  3  ku  12  lavopàtâla  cOla  3  ku  22  kavakhà  13  cOla  5  ku  3  amgu  4  tuthiso- 
vogulo  II  prattaita  çrT  çrl  navakasisaprasannajuyâ  tatra  patrârthe  drstasâksi  çrî  çrT 
RàjyaPrakàça  MaHa  Deva  Sanivat  862  mârgaçira  çudï  10  çubham  j  . 

II.  —  Svasti  (Protocole  comme  ci-dessus  jusqu'à)  Hanumaddhvaja  Nepà- 
leçvara sakala  ràjacakràdhiçvara  mahàràjàdhiràja  çrî  çrïjayaRàja  Prakàça  Malla 
Deva  paramabhattàrakànàni  sadâ  samara  vijayinàm  j  pramûthakurasana  bana- 
rayata  sacodani  Pàdri  kàpOcini  çvàkràkvamgre  gochibane  nàmne  prasâdîkrtam 
Tànigratola  îti  phusacàkalamcautàjàvagrhasamjfiakam  rathamârgana  paçcimatah 
tabavàhàra  one  mârgana  uttaratah  kacimgla  kàyastyayâ  bhûmyâ  pQrvatah 
amvarasim  vàvuyà  grhabhûmyà  daksinatah  etesàm  madhye  thvate  câtrâ  ghâ- 
tana  du  astatrimsahastàdhika  sasthikhàparimitarn  puspavâtikâ  ekaviipçati  has- 
tàdhikacaturdaçakhàparimitam  j  arpkato  pi  chekhàsu  6  kusuyacmâ  38  keva- 
kliàçlaram  api  14  kuniyàche  21  bâte  yulo  |  pratTtaçrTçrinavakasTsaprasannajuyâ 
atra  patrârthe  drstasâksi  çrl  Candra  Çekhara  Malla  Thàkurasatii  874  caitra  badi 
daivajna  kotirajena  likhitam  |  çubham  |  . 


LES    DOCUMENTS    EUROPÉENS  1 \ 1 

La  fortune  semblait  sourire  aux  Capucins  ;  la  catastrophe 
cependant  était  procliaine.  La  révolution  politique  de  1768 
qui  renversa  les  petites  dynasties  des  trois  capitales  et  qui 
fît  passer  le  pouvoir  aux  mains  des  Gourkhas  entraîna  pour 
la  mission  népalaise  les  mêmes  conséquences  que  la  révo- 
lution du  Tibet  pour  la  mission  de  Lhasa,  par  l'application 
du  même  système  de  politique.  Ouandle  roi  des  Gourkhas 
Prithi  Narayan  vint  mettre  le  siège  devant  Katmandou,  les 
Pères  de  la  Mission  étaient  :  le  P.  Séraphin  de  Côme,  le 
P.  Michel-Ange  de  Tabiago,  le  P.  Jean-Albert  de  Massa  et 
le  P.  Joseph  de  Rovato  *.  Ils  avaient  déjà  dû  évacuer  Patan, 
ojj  leur  maison  était  trop  exposée  au  feu  des  assiégeants  ". 
Réfugiés  à  Katmandou,  les  Pères  et  leurs  chrétiens  n'y 
eurent  pointa  souffrir  des  rigueurs  d'un  blocus  rigoureux  ; 
Prithi  Narayan  leur  permit  de  faire  entrer  dans  la  ville  les 
subsistances  nécessaires  à  leur  entretien  ;  il  récompensait 
par  ce  privilège  les  services  médicaux  rendus  par  les 
missionnaires.  Le  P.  Michel-Ange  avait  réussi  à  guérir  le 
frère  même  de  Prithi  Narayan,  Surûparatna,  d'une  blessure 
reçue  à  l'assaut  de  Kirtipur^  ;  ce  Père  était  en  outre  lié 
d'amitié  avec  un  fils  de  Prithi  Narayan*.  Il  avait  essayé, 
mais  sans  succès,  d'intervenir  en  faveur  des  habitants  de 
Kirtipur,  quand  le  farouche  conquérant  eut  donné  l'ordre 
de  couper  le  nez  et  les  lèvres  ta  toute  la  population  de  la 
ville,  sans  distinction  d'âge  ni  de  sexe  ;  il  dut  se  borner, 
avec  ses  confrères,  à  soigner  les  lamentables  victimes  de 
cette  vengeance  barbare. 

L'intervention  des  Anglais  dans  les  affaires  du  Népal, 
l'envoi  d'une  colonne  sous  les  ordres  du  major  Kinloch 
changèrent  les  dispositions  du  roi  Gourkha  à  l'égard  des 


1.  D'après  DEUX   Tomba,  p.  23. 

2.  Description,  \i.  359. 

3.  /&.,  p.  358. 

4.  Dei.ia  TuMiiA,  j).  23. 


H  2  LE    NÉPAL 

missionnaires  ;  il  confondit  dans  la  même  suspicion  tous  les 
Européens,  commença  par  intercepter  les  lettres  destinées 
aux  Pères  *,  et  quand  il  fut  devenu  le  maître  du  Népal  tout 
entier,  en  1769,  il  enjoignit  aux  Capucins  de  quitter  le  pays 
avec  leurs  convertis.  Ce  suprême  exode  conduisit  les  der- 
niers débris  de  la  mission  tibétaine  h  Bettia,  par  delà  le 
Téraï,  sur  le  seuil  de  l'Hindouslan.  La  montagne  se  fermait 
à  jamais  derrière  eux  '.  Après  tant  d'efforts  poursuivis  pen- 
dant soixante  ans.  les  pasteurs  ne  ramenaient  qu'un  nombre 
dérisoire  d'ouailles.  Le  capitaine  Alexandre  Rose  qui  visita 
la  mission  de  Bettia  vers  le  milieu  de  l'année  1769,  y  trouva 
le  préfet  de  la  mission  entouré  u  de  deux  misérables  familles 
qu'il  appelait  ses  convertis  ^  ». 

Pour  soixante  ans  de  prédications,  de  dépenses,  de 
voyages  entre  Rome  et  l'Himalaya,  le  résultat  était  au 
moins  médiocre.  La  science  n'y  avait  pas  gagné  beaucoup 
plus  que  la  religion.  Les  Capucins  avaient  trouvé  sous  la 
dynastie  des  Mallas  une  situation  exceptionnellement  favo- 
rable, la  route  de  Lhasa  ouverte,  le  Népal  accueillant,  le 
bouddhisme  florissant,  le  pays  prospère,  la  science  et  l'art 
en  honneur,  les  lettres  en  faveur.  Tant  d'avantages  demeu- 
rèrent pourtant  stériles.  Pour  mesurer  ce  que  coûte  à  la 
science  l'impéritie  ou  l'incurie  des  Capucins,  qu'on  se 
rappelle  les  circonstances  où,  vers  1820,  l'Anglais  Hodgson 


1.  Ib.,  p.  25. 

2.  En  1857,  deux  missionnaires  français,  MM.  Bernard  el  Desgodins 
essayèrent  d'oblenir  l'autorisation  de  passer  par  le  Népal  pour  gagner  le 
Tibet  ;  ils  sollicitèrent  à  cet  eft'el  le  frère  du  maharaja  qui  se  trouvait  en 
même  temps  qu'eux  à  Darjiling.  Le  jeune  prince  répondit  carrément  : 
«  Pour  le  moment,  c'est  impossible  »,et  il  se  refusa  à  donner  aucune 
raison  de  son  refus.  Le  Thibet  d'après  la  correspondance  des  mis- 
sionnaires^ par  C.-H.  Desgodins,  2>^  éd.  Paris,  1885,  p.  35. 

3.  Rose,  Briefe  iiber  das  Kônigreich  Népal,  t.  111  des  Beitràge 
znr  Vulker  und  Liinderhtinde  hersggb.  von  J.-R.  Forster  iind  M.  C. 
Sprengel.  I^eipzig,  1783,  12°.  —  La  lettre  que  je  cite  ici  est  la  seconde: 
elle  est  datée  de  Muradabad.  Bengale,  20  août  1769. 


LES  DOCUMENTS  EUROPÉENS  1  1  'A 

entreprit  ses  travaux  sur  le  Népal  :  le  pays,  conquis  par  les 
Gourkhas,  était  sévèrement  fermé,  le  bouddliisme  disgracié 
et  déchu  ;  la  suspicion,  la  violence,  la  brutalité  régnaient 
en  souveraines  ;  les  ruines  du  pillage  continuaient  à  encom- 
brer les  villes  mises  à  sac  ;  et  cependant  le  labeur  persé- 
vérant d'un  seul  homme,  entrepris  et  poursuivi  sous  d'aussi 
fâcheux  auspices,  révélait  à  l'Europe  une  littérature,  une 
religion,  un  chapitre  considérable  de  l'histoire  humaine. 
Une  bizarre  fatalité,  qui  n'est  peut-être  pas  sans  rapport 
avec  la  désastreuse  négligence  des  communautés  francis- 
caines, s'est  encore  acharnée  sur  les  rares  monuments  de 
leur  médiocre  activité.  Le  P.  Horace  de  Penna,  le  mieux 
doué  de  tous,  u  avait  traduit  en  italien  des  livres  tibétains 
sur  la  transmigration,  et  composé  des  livres  en  tibétain 
comme  aussi  ennivarrais  ou  nekpalais,  à  savoir  un  diction- 
naire tibétain-français  de  35  000  mots,  avec  un  dictionnaire 
français-tibétain,  une  adaptation  du  Manuel  du  Cardinal 
Bellarmin  et  du  Trésor  du  Christianisme  de  Turlot  '  »  ;  il 
ne  subsiste"  que  les  lettres  sur  le  Tibet,  si  précieuses  au 
reste,  recueillies  et  publiées  par  Klaproth'.  Le  P.  Constantin 
d'Ascoli  avait  compilé  en  1747  des  a  Notices  sur  quelques 
usages,  sacrifices,  et  idoles  du  royaume  de  Népal  »  qui 
étaient  encore  conservées  à  Rome  en  1792  dans  la  bibho- 
thèque  de  la  Propagande '*.  Le  manuscrit,  qui  était  orné  de 

1.  Missio  Aposlolicd ,  11,  p.  80  81.  —  Georgi  mentionne  le  dictionnaire, 
p.  Lvni  :  «  Lexicon  libelanuni  tiiginla  tria  niillium  vocabulorum  jacet 
ms.  in  hospitio  PP.  Cappucinonnn,  Nekpal.  » 

2.  Outre  la  traduction  d'un  petit  traité  sur  les  voies  de  la  sagesse 
inséré  dans  la  publication  de  1738  :  Alla  sacra  Congregazione... 

3.  Journal  asiatique,  2^  série,  vol.  XIV. 

4.  Le  P.  Paulin  de  Saint- Barthélémy  en  signale  un  m?,.  àdM^V Examen 
Historico-crilicuin  Codicutn  Indicorum  Blbliothecœ  Sacrœ  Congre- 
gationis  de  Propaganda  Fide.  Home,  1792.  Avant  lui,  Amaduzio  dans 
la  préface  de  VAlphabetum  Bra}imanicutn,Kome,  1771,  signale  égale- 
ment ce  ms.  «  Al  lios  dein  codices  omnes  pro  sui  munificentia  una  cum 
allero  co(lic(;  ex  cliarla  radicis  arborea*  in  (|uo  Indira  idola,  lilus,  vcsics, 
alia([ue  liujusmodi  Nepalensibus  characlcribus  et   expositionilni-;  illus 

8 


114  LE  NÉPAL 

dessins,  a  disparu  depuis.  M.  de  Gubernatis,  qui  l'a  recher- 
ché sans  succès,  a  trouvé  à  la  Bibliothèque  Victor-Emma- 
nuel un  résumé  de  ce  mémoire,  réduit  à  une  simple  table 
des  matières;  il  l'a  publié  à  la  suite  des  papiers  de  Marco 
délia  Tomba \  Le  P.  Joseph  d'Ascoli  et  le  P.  François  de 
Tours,  qui  étaient  montés  les  premiers  à  Lliasa  en  1707- 
1 709 ,  avaient  écrit  une  relation  de  leur  voyage  '  ;  le  P.  Tran- 
quillo  d'Apecchio,  qui  était  Préfet  de  la  mission  en  1757^ 
avait  également  rédigé  un  journal  de  route \  La  Relation 
et  le  Journal  se  sont  perdus.  Le  P.  Cassien  de  Macerata 
avait  recueilli  «  des  notes  abondantes  sur  les  Népalais  elles 
Tibétains,  leurs  mœurs,  leur  littérature,  leur  religion  ""  »  ; 
ces  notes   se  sont  aussi  perdues  ^   Le  seul  ouvrage  issu 


trata  (quibus  ad  calcem  nepalense  insuper  alphabetum  additnm  est)  in 
laudatain  Collegii  Uibani  Bibliothecam  illatos  voluit  Pi'cesul  beneme- 
rentissimus  »  (p.  xviii). 

1.  Gli  Scritli,  p.  300-304. 

2.  L'auteur  de  la  Missio  Apostolica  connaissait  cette  relation  et  l'avait 
sous  la  main  ;  il  annonce  au  vol.  H,  p.  5  son  intention  de  la  publier  en 
tète  du  troisième  volume,  qui  n'a  jamais  paru. 

3.  Gli  Scritli,  p.  3. 

4.  Le  P.  Marco  délia  Tomba  se  sert  de  ce  journal  pour  décrire  la 
route  du  Bengale  à  Lhasa.  Gli  Scritti,  p.  55. 

5.  Au  témoignage  de  Georgi,  A  Zp/i.  Tib.,  p.  11. 

6.  M.  Alberto  Managhi  en  a  retrouvé  une  partie  à  la  Bibliothèque 
communale  de  Macerata.  Le  manuscrit  a  pour  titre  :  Giornale  di  Fra 
Cassiano  cla  Macerata  nella  Marca  di  Ancona,  missionario  aposto- 
lico  Cappucino  nel  Tibet  e  Regni  adiacenti  délia  sua  partenza  da 
Macerata  seguita  gli  17  agosto  1738  /îno  al  suo  ritorno  nel  1756 
diviso  in  due  libri.  Il  se  composait  de  deux  livres;  mais  il  n'en  reste 
plus  que  le  premier,  qui  traite  spécialement  de  l'itinéraire  entre  l'Inde 
et  Lhasa,  avec  quelques  indications  sur  les  coutumes  et  les  fêtes  de  la 
capitale  tibétaine  ;  le  manuscrit  est  orné  de  dessins  et  d'aquarelles  qui 
se  rapportent  aux  objets  et  aux  pratiques  du  culte  tibétain,  et  d'une 
carte  qui  marque  la  position  relative  des  trois  capitales  du  Népal.  C'est 
au  P.  Cassien  que  Georgi  a  emprunté  les  illustrations  de  son  Alphabetum 
Tibetamnn.  Le  deuxième  livre  contenait  une  autre  série  de  notices  sur 
les  coutumes  tibétaines,  le  récit  de  la  persécution  qui  chassa  les  Capu- 
cins du  Tibet,  et  la  description  du  Népal  avec  la  religion  et  les  coutumes 
du  pays.  Malheureusement  ce  livre,  qui  aurait  intéressé  spécialement 
nos  recherches,  a  disparu.  M.  Managhi  a  en  partie  analysé,  en  partie 


LES    DOCUMENTS    EUROPÉENS  i  1  5 

directement  de  la  mission  du  Xépal  qui  se  soit  conservé 
jusqu'à  nous  est  la  Description  du  royaume  de  Népal  par  le 
P.  Giuseppe,  Préfet  de  la  mission  romaine  ;  elle  fut  commu- 
niquée par  John  Sliore  àla  Société  asiatique  du  Bengale,  et 
publiée  dans  le  second  volume  des  Asiatic  Besca/r/ies  en 
1790  '.  La  Description  a  été  composée  quand  les  Capucins 
avaient  déjà  quitté  le  Népal  ;  l'auteur  rapporte  en  témoin 
oculaire  les  événements  qui  ont  préparé  et  amené  la  con- 
quête du  pays  par  les  Gourklias  jusqu'à  la  prise  de  Patan, 
«  Nous  obtînmes  alors,  ajoute-t-il,  de  nous  retirer  avec  tous 
les  Chrétiens  dans  les  possessions  britanniques.  »  Le  P. 
Giuseppe  de  Garignano,  à  qui  on  attribue  souvent  cette 
notice,  est  forcément  hors  de  cause  ;  nous  savons  par  le 
P.  Marco  délia  Tomba  qu'il  était  mort  en  1760",  dans  la 
mission  de  Bettia  qu'il  avait  fondée.  Le  personnage  désigné 
simplement  comme  le  P.  Giuseppe,  en  tête  de  la  Descrip- 
tion, est  sans  aucun  doute  le  P.  Joseph  de  Rovato  \  un  des 

édité  le  premier  livre  dans  la  Rivista  Geografica  Italiana,  nov.  1901- 
inai  1902  sous  ce  titre:  Relazione  'médita  cli  un  viaggionl  Tibet. 

1.  Langlès,  dans  la  note  bibliographique  qu'il  a  jointe  à  ce  mémoire 
dans  la  traduction  française  des  Asiatic  Researches  {Recherches  asia- 
tiques, vol.  II,  p.  V^^)  zonionàldi  Description  du  Népal  diXecXii?,  Notizie 
îaconiche  du  P.  Constantin  d'Ascoii,  qu'il  connaissait  seulement  par  les 
indications  du  P.  Paulin  de  Saint-Bartiiélemy.  L'erreur  a  été  assez  fré- 
quemment répétée  depuis,  en  dépit  de  l'évidence  même.  Le  titre  des 
Notifie,  rapporté  par  le  P.  Paulin,  signale  qu'elles  furent  recueillies  en 
1747  ;  la  Description  raconte  les  événements  qui  se  sont  accomplis  entre 
1765  et  1769. 

2.  Gli  Scritti,  p.  12. 

3.  L'auteur  de  la  Description  à\i  qu'il  a  fait  à  Patan  «  un  séjour  d'en- 
viron quatre  ans  »  et  que  «  Delmerden  Sâh  »  gouvernait  la  ville  quand 
il  arriva  au  Népal.  Dala  Mardana  Sâh  règne  à  Patan  de  1761  à  1765  : 
or  le  P.  Marc  (Gli  Scritti,  p.  19)  nous  apprend  que,  en  décembre  1763, 
le  P.  Michel-Ange  partit  de  Bettia  pour  le  Népal  avec  le  Père  Préfet  (P. 
Tranquillo  d'Apecchio  ?)  et  le  P.  Joseph  de  Rovato.  La  mission  dut 
évacuer  Patan  pendant  le  siège  de  cette  ville  pour  se  retirer  à  Kat- 
mandou au  cours  de  l'année  1767  (avant  l'intervention  désastreuse  du 
capitaine  Kinloch,  octobre-décembre  1767).  Le  nombre  des  années 
écoulées  correspond  bien  au  temps  indiqué  par  l'auteur  de  la  Descrip- 
tion.  Les  «  douze  années  de  séjour  »   mentionnées  par  le  capitaine 


116  LE   NÉPAL 

quatre  missionnaires  qui  assistèrent  au  désastre  tînal  et 
ramenèrent  dans  Tlnde  les  débris  de  lamission.  Le  P.  Josepli 
n'était  pas  homme  à  s'intéresser  aux  antiquités  du  pays; 
il  n'entendait  pas  pactiser  avec  le  démon.  Le  capitaine  Uose 
en  a  tracé  un  portrait  cruel  :  «  Je  rencontrai  par  hasard  les 
quelques  missionnaires  italiens  qu'on  avait  récemment 
chassés  du  Népal  ;  je  me  flattais  d'en  tirer  des  renseigne- 
ments utiles  ;  je  fus  bien  déçu.  Leur  préfet,  qui  semblait 
être  le  plus  intelligent,  ne  put  pas  me  donner  la  moindre 
information  sur  une  localité  ou  un  objet  situés  en  dehors 
de  la  ville  où  il  demeurait.  Et  pourtant  il  y  avait  douze  ans 
qu'il  vivait  dans  le  pays  !  Mais,  pour  me  montrer  son  zèle 
missionnaire,  il  me  raconta  qu'il  avait  brûlé  3  000  manus- 
crits pendant  son  séjour  Là-bas'.  »  C'est  une  heureuse  for- 
tune que  le  pauvre  Capucin  n'ait  pas  eu  l'occasion  d'exercer 
plus  longtemps  sur  les  collections  népalaises  ses  pieux 
ravages.  La  rencontre  du  P.  Joseph  et  du  capitaine  Rose, 
sur  ce  coin  de  terre  perdu,  opposait  dans  un  épisode  piquant 
les  deux  tendances  du  xvni"  siècle.  Rose  représentait  l'En- 
cyclopédie et  annonçait  la  génération,  déjà  prochaine,  des 
premiers  indianistes.  Chargé  d'un  relevé  topograpln'quedu 
Téraï,  il  avait  aussitôt  cherché  à  arracher  au  passé  encore 
mystérieux  de  Tlnde  une  part  de  son  secret.  «  J'ai  trouvé 
chez  les  montagnards,  mandait-il  à  un  ami,  divers  manus- 
crits, entre  autres  une  histoire  vieille  de  3  000  ans.  Je  suis 
convaincu  que  pour  arriver  à  la  véritable  histoire  ancienne 
de  ce  pays,  il  faut  résolument  s'adresser  aux  livres  qui  sont 
écrits  dans  la  langue  du  pays.  Je  m'efforce  en  ce  moment 
de  m'en  faire  traduire  plusieurs.  »  Le  P.  Joseph  aurait 
condamné  ces  paroles,  mais  William  Jones  les  eût  volon- 
tiers contresignées. 

Rose  comprennent  probablement  le  temps  passé  par  le  P.  Joseph  de 
Rovato  à  Bettia. 

1.  Rose,  Briefe,  n"  2. 


LES  DOCUMENTS  EUROPÉENS  1  1  7 

Le  P.  Joseph  écrivait  en  dehors  du  .Népal,  mais  sur  des 
souvenirs  personnels.  Le  P.  Marc  délia  Tomba  n'eut  pour 
Iraiter  du  Népal  et  du  Tibet  que  les  informations  recueillies 
et  communiquées  par  les  autres  Capucins  de  la  mission. 
Arrivé  dans  Fhide  en  1756,  le  P.  Marc  resta  attaché  à  la 
maison  de  Bettia  de  1758  à  1768  ;  il  l'avait  déjà  quittée 
quand  les  chrétiens  du  Népal  vinrent  y  chercher  asile'. 
Malgré  son  vif  désir  de  visiter  le  Népal,  auquel  il  était  destiné 
dès  1762,  il  dut  s'arrêter  sur  le  seuil  de  la  Terre-Promise, 
sans  avoir  le  bonheur  de  le  franchir.  Il  aurait  pu  y  rendre 
service  à  la  science,  car  il  aimait  à  s'instruire  et  n'avait  pas 
voué  aux  manuscrits  la  haine  intransigeante  du  P.  Joseph, 
Il  lut  et  analysa  un  certain  nombre  d'ouvrages  indiens, 
choisis  avec  assez  de  goût  ou  de  bonheur  ;  un  de  ces  textes, 
intéressant  pour  l'étude  du  bouddhisme  népalais,  le  Buddha- 
Purâna,  n'est  connu  jusqu'ici  que  par  la  notice  du  P.  Marc. 
De  Bettia  il  passa  d'abord  à  Patna,  puis  à  Chandernagor 
où  il  s'embarqua  en  1773  ;  en  1774  il  arrivait  à  Paris,  d'où 
il  retournait  à  Rome.  Ses  papiers  conservés  au  Musée 
Borgia  ont  été  retrouvés  et  publiés  par  le  maître  de  l'india- 
nisme en  Italie,  M.  A.  de  Gubernatis. 

Mais  c'est  un  Augustin,  en  résidence  à  Rome,  à  qui 
revient  l'honneur  d'avoir  su  mettre  en  œuvre  les  rensei- 
gnements sur  le  Népal  et  le  Tibet  dus  aux  missions  des 
Capucins.  Le  P.  Georgi  les  a  fait  entrer  dans  cette  bizarre 
machine  de  guerre  dirigée  contre  le  Manichéisme,  qui 
porte  le  nom  inattendu  d'A/p/iabeti/m  Tibetanuin  ^,  fatras 


1.  Gli  Scritli,  p.  27. 

2.  Alphabetiim  Tibetanuni  Mii^sionum  Aposfolicarum  commodo 
edilum.  Prœmissa  est  disquisitio  qua  de  vario  litterariim  ac  regio- 
nuni  nominc,  cjentis  origine,  inoribus,  supemlitione  ac  Manl- 
chœlamo  fuse  disseritur.  Bcausobrii  calumnlœ  in  Sanctum  Augus 
tininn  aliosqiip  Ecclesiœ  Patres  refutantnr.  Studio  et  labore  Fr.  Au- 
gustin! Anfonii  CiFoiicii  Eremitm  Augusli/tiani.  lionuc,  MDCCLXll. 
Tgpis  Sacrœ  Cong regntionls  de  Projiaganda  Fide.  4». 


118  LE   NÉPAL 

polyglotte  où  la  linguistique  prend  un  air  de  grimoire,  où 
la  scolastique  manie  et  fausse  l'érudition.  C'est  dans  ce 
pot-pourri  déconcertant  que  se  retrouvent  un  routier  com- 
plet de  Chandernagor  à  Lliasa  par  le  Népal  et  nomljre  de 
détails,  jetés  au  liasard  de  la  controverse,  touchantles  divi- 
nités et  le  culte  du  Népar. 

De  Chandernagor  à  Patna,  l'itinéraire  est  double  :  par 
eau  et  par  terre.  Le  missionnaire,  ou  le  voyageur,  arrivant 
d'Europe  fait  escale  à  Calcatà  et  prend  terre  à  Chander- 
nagor, où  il  se  rembarque  sur  un  bateau  plus  petit  pour 
remonter  le  Gange.  Les  étapes  valent  d'être  rapportées  une 
à  une  ;  elles  n'ont  pas  trait  directement,  il  est  vrai,  à  notre 
sujet,  mais  ce  défilé  de  noms  a  la  mélancolie  éloquente  des 
ruines  ;  il  résume  en  traits  saisissants  les  jeux  capricieux 
de  la  nature  et  de  la  politique  sur  le  sol  de  l'Inde.  II  n'a 
fallu  qu'un  siècle  et  demi  pour  abolir  tant  de  grandeurs. 
Que  restera-t-il,  après  un  siècle  et  demi,  des  splendeurs 
d'aujourd'hui? 

Chandernagor,  colonie  française,  était  une  paroisse  des 
Jésuites  ;  mais  un  décret  de  la  Propagande  y  avait  concédé 
un  couvent  et  une  église  aux  Capucins  pour  leurs  relations 
avec  les  missions  tibétaines.  De  là  à  Chmvïurat  [Chinsurah], 
colonie  hollandaise,  avec  un  couvent  et  une  église  d'Au- 
gustins  ;  puis  Bandel  et  le  fort  A'Hiigli,  jadis  aux  Portu- 
gais, avec  un  couvent  ruiné  d'Augustins  ;  Saedabat  [Sayyi- 
dabad],  comptoir  français  ;  Calcapur,  comptoir  hollandais  ; 
Casimbazar,  comptoir  anglais  [aujourd'hui  désert]  ;  Moxu- 
dabat  [Maksudabad  appelé  surtout Murshidabad],  résidence 
du  nabab,  marché  opulent,  avec  une  population  de  1  500000 
habitants  [aujourd'hui  40  000  h.  ;  le  tleuve  a  déserté  le  lit 

1.  Le  routier  du  P.  Georgi  est  emprunté  au  moins  pour  la  plus 
grande  partie  (et  aussi  pour  les  illustrations)  à  la  Relation  du  P.  Cassien, 
comme  le  démonlro  lanalyse  donnée  par  ]\1.  Managhi,  Rivisla  Geogra- 
ficaltaliana,  1901,  p.  611,  scp].  Cf.  sup.  p.  ll'i,  n.  6. 


LES    DOCUMENTS    EUROPÉENS  119 

de  la  Bhagirathij  ;  Bagankolà  [Bhagwangola  ;  en  amont  on 
rejoint  le  lit  présent  du  Gange]  ;  puis  Godagari  «  magna 
ac  celebris  »  [un  village  de  batellerie]  ;  Mortumhanadi ; 
Raggmol  [Rajmahal],  à  la  limite  entre  le  nabab  d'Hugli  et 
le  nabab  de  Béhar;  Sacrigali  [Sikrigali],  forteresse  à  la 
frontière  du  royaume  de  Bengale  ;  Galïagali,  en  Béhar  ; 
i?r/^/«('///;ô/' [Bhagalpur]  ;  Glanklrà  ;  Gorgàt  ((  Gangisimpetu 
pêne  dirutum  »  ;  confluent  de  la  Bagmati  ;  Mongher 
[Mongliyr]  ;  Sita  Kun  a  sive  Sitae  Kunnus  »  [Sitakund]  ; 
Surggaraha  [Surajgarha]  ;  Deriapur;  Caladirà  «  oppidum 
incolis  frequentissimum  »,  en  aval  du  confluent  àwKandok 
ou  Kandak  [Gandaki],  qui  vient  du  Turut  [Tirhul]  ;  Patna, 
avec  un  couvent  de  Capucins,  des  comptoirs  français, 
anglais,  hollandais,  et  une  population  de  1  million  d  âmes. 
Au  total  900  M.  P.  [milliers  de  pas]  ;  8  jours  de  navigation 
pour  descendre,  40  jours  pour  monter  de  Chandernagor. 

La  route  de  terre  bifurque  à  Casimbazar,  passe  par 
Moxudabat  M.  P.  H,  Saraïdivan  XIV,  Aurangabad  XXII, 
SarcebadWl^  Raggmoi Wl^  SacrigailXWW^  Sa?ibadX\lU, 
Cols?ion  XXIV  [Colgong],  Basa/pur  XXIV  [Bhagalpur], 
Sultan-smisè  XVIII,  SafiesevadWWl^  jSaimbgansàWWW, 
Tersanpiir  W\\,  Bahr  XX,  Daicentpur  X  [Baikanthpur], 
Patna  X  ;  au  total  360  milliers  de  pas. 

De  Patna  part  la  route  du  Népal  et  du  Tibet. 

Tout  d'abord  on  remonte  le  Kandac  [Gandaki]  en  bateau 
presque  une  journée  entière,  jusqu'à  Singhia  [Singeah] 
sur  la  rive  gauche  de  la  Gandaki,  comptoir  hollandais. 
Toute  la  suite  du  voyage  se  fait  par  voie  de  terre.  A  mille 
pas  de  Singhia,  LaJganj  ;  puis  Patara  VII,  Dubiai  VI, 
Shaia  XII,  Messl  XIV  [Alaisi,  sur  la  rive  droite  de  la  Buri 
Gandaki].  Les  Capucins  mettaient  cinq  jours  pour  y  aller 
de  Patna.  C'est  la  dernière  ville  de  l'Hindoustan  quand  on 
se  rend  au  Népal.  Le  raja  de  Bettia  la  possède  à  cliarge  de 
payer  un  li-ibul  de  10  000  roupies  au  Mogol.  [Georgi  pro- 


120  LE    NÉPAL 

pose  h  tort  de  ridentifier  avec  Motigar  de  l'itinéraire  de 
Grneber,  car  Mutigar  est  Motiliari  situé  au  N.-N.-O.]  Ensuite 
Kalpafihur  XIY  ;  Barvihuk  XVI,  qui  est  ]a  frontière  de 
l'Empire  du  Mogol'.  On  passe  ensuite  sur  le  territoire  du 
raja  de  Maqu<:unpur\  on  traverse  une  forêt  épaisse  large 
de  28  mille  pas,  longue  de  100  del'E.  àFO.  ;  les  éléphants, 
les  rhinocéros,  les  tigres,  les  buftles  y  gîtent,  et  bien 
d'autres  bêtes  sauvages,  si  bien  qu'on  y  court  risque  de 
mort.  La  nuit  on  porte  sur  les  quatre  côtés  du  palanquin 
de  grands  feux,  on  crie,  on  bat  le  tambour,  on  fait  du  bruit 
avec  les  armes  pour  écarter  les  tigres.  Mais  les  porteurs  et 
les  guides  qui  sont  idolâtres  font  usage  surtout  de  figures 
superstitieuses  et  de  charmes  magiques.  La  chasse  des 
fauves  donne  de  gros  profits  au  raja  de  Maquampur.  Au 
milieu  de  la  forêt  on  voit  nombre  de  ruines  ;  c'est,  dit-on, 
les  restes  de  la  grande  et  antique  ville  de  Scimangada.  On 
rapporte  bien  des  histoires  sur  cette  ville,  et  on  en 
montre  un  plan  gravé  sur  une  pierre  kBaigao  [Hhatgaon], 
sur  la  grande  place.  On  trouve  aussi,  mais  rarement,  de 
vieilles  monnaies  qui  la  représentent  de  même  construite 
en  forme  de  labyrinthe. 

[Schnajigada  est  la  ville  de  Simraun  ou  Simraun-garh, 
où  le  roi  Harisimha  régnait  avant  de  conquérir  le  Népal, 
et  d'où  il  fut  chassé  parles  Musulmans.] 

Hetoridà  ou  Hedondà  est  une  ville  célèbre  et  une  gar- 
nison à  la  limite  du  royaume  de  Maquampur.  Le  pays  de 


1.  Le  P.  Cassien  écrit:  Barikuà.  Au  témoignage  du  P.  Cassien  {Riv. 
Geogr.  liai.,  1901,  614),  l'itinéraire  dans  cette  région  avait  pour  objet 
principal  d'esquiver  les  douaniers  «  qui  cherchaient  à  extorquer  le  plus 
possible  aux  Népalais  chaque  fois  qu'ils  descendaient  dans  l'IIindoustan  ; 
aussi  les  frères  évitaient  soigneusement  les  lieux  habités  pour  se 
soustraire  aux  rigueurs  des  ciolii  (douaniers)  ;  mais  à  chaque  lieu  où  ils 
passaient,  ils  h;s  ti'ouvaient  toujours  là,  et  ils  devaient  toujours  soutenir 
des  contestations  et  des  disputes  sans  fin  ». 


LES    DOC.rMENTS    EUnOPÉENS  121 

Maq  II  (impur,  tout  en  forêts,  s'étend  de  TE.  à  10.  entre  les 
deux  royaumes  de  Nekpal  et  de  Bctfia. 

Giorgiur  [Jurjur]  au  i)ied  des  montagnes  de  Maquam- 
pur.  XV. 

Les  chars  et  les  muletiers  s'arrêtent  là.  Jusqu'aux 
confins  du  royaume  des  Tibétains  on  ne  peut  employer 
que  des  porteurs  au  transport  des  marchandises  et  de  tout 
le  matériel  de  route.  On  les  appelle  en  Hindoustan  Bonn. 
Tous  les  ans,  au  retour  d'avril,  une  maladie  nommée  Ollà 
(aoul)  sévit  sur  l'indii^ène  comme  sur  l'étranger  ;  elle  se 
déchaîne  sur  tout  le  pays  qui  s'étend  de  lUindoustan  aux 
frontières  du  Nekpal;  et  elle  ne  cesse  complètement  qu'à 
la  fin  de  novembre.  Beaucoup  de  p:ens,  surtout  dans  les 
lieux  bas  et  marécageux,  périssent  frappés  de  cette  mala- 
die ;  il  faut  se  tenir  toute  la  nuit  dans  les  maisons,  les 
fenêtres  closes,  et  pendant  toute  la  durée  du  fléau  émigrer 
ailleurs  et  monter  assez  haut  sur  les  montagnes  pour  y 
respirer  un  air  salubre.  Encore  avec  tous  ces  moyens  on 
n'échappe  pas  toujours  au  mal  ;  il  en  est  qui  ont  beau 
changer  de  séjour  et  chercher  un  ciel  plus  clément,  ils 
emportent  avec  eux  le  germe  morbide  et  sont  en  fin  de 
compte  atteints.  Ceux  qui  ont  échappé  une  fois  peuvent 
habiter  impunément  le  pays  en  toute  saison  et  circuler  sur 
les  routes  en  pleine  période  de  contagion.  Le  mal,  dès  son 
premier  assaut,  secoue  le  corps  entier,  abat  toutes  les 
forces  ;  on  souffre  d'un  affreux  mal  de  tête  ;  on  a  des  hémor- 
ragies, et  la  fin  ne  tarde  pas  ' , 

1.  Pour  contrôler  le  témoignage  de  Georgi,  il  faut  lire  la  description 
de  la  Grande  Forêt  et  de  l'aoul  qui  y  sévit,  telle  (jue  la  rapporte  le 
P.  Desideri  (cité  dans  GJi  Scritti,  p.  xviii-xix).  Le  P.  Desideri  traversa 
le  Ter  aï  en  janvier-février  1722.  Le  P.  Marc  a  également  dépeint  les 
dangers  formidables  de  la  région  (GH  Scritti,  p.  48):  il  les  connaissail 
par  expérience,  car  il  faillit  en  être  victime.  Pour  avoir  traversé  le  Téraï 
en  décembre,  afm  de  rejoindre  le  major  Kinloch  qui  le  mandait  avec 
insistance  (1767)  il  attrapa  une  lièvre  pulride  ([ui  le  tini  mabule  six  mois 
et  dont  il  ptMi-a  mourir  (/Ui  Scritti.  p.  25).  Les  précaulions  (pril  indi([ue 


122  LE    NÉPAL 

En  outre  le  royaume  du  Nekpal  est  sujet  pendant  toute 
l'année  à  des  épidémies  de  varioles  ou  rougeoles,  en  langue 
indigène  Sizi/ci  Pour  empêcher  la  contagion  de  se  pro- 
pager au  Tibet,  le  gouverneur  de  la  province  limitrophe 
prend  de  sévères  mesures  ;  c'est  que  le  mal  une  fois  intro- 
duit fait  des  ravages  dans  cette  population,  qui  n'y  est  pas 
naturellement  sujette. 

On  voit  tout  le  long  du  chemin  des  singes,  des  paons, 
des  perroquets,  des  tourterelles  et  des  pigeons  verts  et 
d'autres  oiseaux  qui  amusent  les  yeux  et  adoucissent  les 
difficultés  du  chemin.  Qu'on  se  garde  de  tuer  les  singes  ; 
tuer  un  singe,  c'est  un  sacrilège,  comme  de  tuer  une  vache; 
pour  l'expier  il  faut  la  vie  et  le  sang  du  meurtrier. 

Fossé  :  aldea.  YI. 

Maquampur  est  en  dehors  du  chemin  à  10  mille  pas  de 
Possè.  ((  ïter  plane  horridum.  » 

Thegam  :  castrum.  X. 

C'est  la  limite  du  domaine  du  raja  de  Maquampur. 

Bayinat'i  :  fleuve  sacré  du  royaume  de  Nekpal. 

Kakokù  :  cours  d'eau. 

Kkuà  :  bourg  qui  dépend  du  raja  de  Patan.  XIV. 

On  peut  comparer  la  construction  des  édifices  et  des 
murs  à  ce  qui  se  fait  chez  nous. 

Le  royaume  de  Nekpal  est  tout  entier  divisé  entre  trois 
dynasties  :  Patan,  Batgao  et  Katmandù.  Les  trois  rois 
régnent  chacun  sur  leur  territoire  propre;  mais  ils  se 
haïssent  si  fort  qu'ils  se  font  constamment  la  guerre  et  se 
portent  une  inimitié  implacable.  Les  marchands  et  autres 
voyageurs  qui   viennent  de  l'IIindoustan  en  passant  par 


valent  d'èti-e  signalées  :  il  ne  faut  pas  boire  d'eau  de  la  région  ;  il  faut 
avoir  un  morceau  de  camphre  à  la  bouche.  Au  reste,  le  pays  n'a  guère 
changé  d'aspect  depuis  le  xvni°  siècle  ;  mais,  grâce  aux  Anglais,  on  y 
peut  voyager  plus  vite  et  rester  moins  longtemps  exposé  aux  dangers 
de  la  roule. 


LES  DOCUMENTS  EUROPÉENS  1  23 

Khuà  avec  rintenlion  d'aller  à  Batgao  sont  avertis  par  le 
Pardan  [Praclhàna],  qui  est  le  maire,  d'avoir  à  se  diriger 
sur  Pa fan.  Les  gens  de  Palan  pensent  ménager  ainsi,  en 
temps  de  guerre,  et  la  sécurité  publique  et  la  rentrée  des 
impôts.  Entre  Khuà  et  Batgao  la  route  est  facile  et  déli- 
cieuse, par  des  collines  charmantes. 

Il  y  a  six  tourelles  le  long  de  la  route  jusqu'à  Patan, 
avec  des  corps  de  garde  '. 

Le  P.  Marc  décrit  un  autre  itinéraire  qui  mène  égale- 
ment au  Népal,  mais  en  parlant  de  Bettia.  «  On  va  vers  le 
N.-E.  ;  pendant  trois  jours  on  traverse  un  terrain  déliantes 
herbes  qui  servent  de  repaire  aux  tigres,  aux  ours,  aux 
rhinocéros,  aux  buffles.  On  n'y  trouve  pas  de  grandes 
routes,  mais  de  tout  petits  sentiers  qu'on  a  peine  à  recon- 
naître. On  arrive  enfin  au  pied  des  monts  oii  se  trouve  un 
petit  fort  de  montagne  appelé  Parsa,  qui  est  dans  les 
forêts;  c'est  là  que  les  voyageurs  doivent  payer  le  tribut. 
De  Parsa  on  traverse  encore  ces  forêts  et  on  arrive  le  soir 
à  Bisciacor,  qui  est  à  lencontre  d'un  petit  ruisseau  qui 
descend  des  montagnes  ;  on  y  reste  la  nuit  pour  être  à 
l'abri  des  tigres  ;  à  cet  effet  on  allume  de  grands  feux  et  on 
fait  bonne  garde.  De  là  commencent  les  montagnes.  La 
seconde  nuit  on  fait  halte  à  Etondà,  o\\  finit  le  royaume  de 
Macuampiir,  qu'on  laisse  à  droite.  C'est  là  qu'en  1763 
l'armée  de  Casmalican,  voulant  aller  prendre  furtivement 
le  Népal,  se  trompa  de  chemin.  A  Etondà  ils  prirent  à 
droite,  se  trouvèrent  en  Macuampur,  assaillirent  une  des 
trois  forteresses  qui  défendent  iMacuampur.  Ils  ne  purent 
la  prendre  parce  qu'un  seul  homme  et  deux  femmes  qui  s'y 
trouvaient  se  défendirent  vaillamment.  Avec  des  pierres 
seulement  ils  forcèrent  10  000  personnes  à  se  retirer.  Deux 
jours  après  il  entra  dans  la  forteresse  cinq  autres  hommes, 

I.  Alph.  Tihcl.  'ilb-'i.Vi. 


124  LE    ]\ÉPAL 

et  un  mois  après  cinq  autres.  Et  alors  ces  12  hommes  seuls 
firent  une  sortie  de  nuit,  tombèrent  sur  les  postes  des 
-Musulmans,  tuèrent  mille  personnes  ;  les  autres  se  préci- 
pitèrent par  les  roches,  tant  que  l'armée  de  Casmalican 
perdit  cette  nuit-là  6  000  personnes,  des  plus  braves,  et 
fut  obligée  de  se  retirer  le  jour  après,  sans  que  ces  gens 
leur  fissent  aucun  mal  :  ils  leur  avaient  promis  que  s'ils 
sortaient  des  montagnes  dans  le  délai  de  trois  jours  ils  ne 
les  molesteraient  pas,  mais  que  s'ils  tardaient  davantage, 
personne  ne  sortirait,  car  ils  fermeraient  les  passes  et  les 
massacreraient  tous. 

«  De  Bettia  au  Népal,  le  chemin  est  de  huit  journées.  [Le 
1*.  Marc  décrit  en  détail  les  dangers  de  la  malaria  qui  rend 
la  traversée  du  Téraï  impossible  de  la  mi-mars  à  la  mi- 
novemI)re.]  \)' E fonda,  qui  consiste  en  quelques  paillottes 
pour  la  garde  dudit  lieu  et  d'oii  commence  le  royaume  de 
Népal,  en  poursuivant  le  voyage  il  n'y  a  pas  d'autre  chemin 
que  par  le  lit  d'un  ruisseau  qui  vient  du  Nord  et  s'écoule 
vers  l'Occident  ;  ce  ruisseau,  ou  plutôt  ce  fossé,  qui  se 
creuse  entre  des  escarpements  très  élevés,  roule  deux  pieds 
d'eau  en  saison  sèche  ;  aux  autres  saisons  il  est  imprati- 
cable. Il  est  rempli  de  rocs  et  de  grosses  pierres  qui 
s'éboulent  journellement  d'en  haut;  l'eau  est  très  rapide. 
11  faut  passer  une  journée  entière  dans  ce  lit  de  ruisseau  en 
le  passant  et  le  repassant  trente-cinq  fois.  Au  bout  du 
ruisseau,  on  monte  une  montagne  vers  le  milieu  de  laquelle 
se  trouve  le  premier  lieu  du  Népal,  appelé  Bimpedi,  et  à  la 
cime  dudit  mont  se  trouve  un  autre  fort  appelé  Sisapani 
oîj  se  trouve  une  eau  très  limpide  et  froide,  que  les  gens 
appellent  «  eau  de  plomb  »  ;  puis  montant  et  descendant 
pendant  deux  jours  on  arrive  au  dernier  lieu  des  mon- 
tagnes, nommées  Tamhacani  (mines  de  cuivre  considé- 
rables), lieu  fort  difficile  à  passer  et  bien  fortifié  pour 
observer  attentivement  les  voyageurs;  la  situation  en  est 


LES    DOCUMENTS    EUROPÉENS  125 

telle  que  dix  hommes  peuvent  facilement  en  repousser 
20  000  avec  des  pierres  seulement.  En  passant  encore 
d'autres  petites  montagnes  bien  couvertes  d'arbres,  on 
découvre  la  vallée  du  NépaP.  » 

La  route  de  FHindoustan  au  Népal  a,  depuis  le  temps 
des  Capucins,  été  parcourue  assez  fréquemment  par  des 
Européens  ;  la  route  du  Népal  au  Tibet  est  demeurée,  au 
contraire,  obstinément  fermée  aux  Européens  depuis  le 
passage  des  missionnaires.  Les  informations  qu'ils  ont 
laissées  sur  cette  partie  du  chemin  sont  donc  particulière- 
ment précieuses  et  méritent  d'être  recueillies  avec  soin. 
C'est  la  compilation  de  Georgi  qui  en  a  préservé  l'essen- 
tieP  ;  les  détails  empruntés  par  le  P.  Marc  au  Journal  du 
P.  Tranquille  n'ont  qu'un  médiocre  intérêt. 

De  Katmandù  à  Sankù,  \I[  Mille  Pas.  Tous  ceux  qui 
veulent  aller  de  THindoustan  au  Tibet  doivent  nécessaire- 
ment passer  par  Saiikà.  [«  Aussi  Sankù  est  la  pomme  de 
discorde  entre  les  rois  du  Népal  »,  dit  le  P.  Cassien.]  De 
Sankù  à  Langur  (une  ferme)  VIII  M.  P.  Le  chemin,  orienté 
vers  le  N.-E.,  est  très  difficile  ;  il  faut  passer  la  rivière  de 
Koskd  en  bateau  [évidemment  la  Malamcha  ou  Indravati, 
la  plus  occidentale  des  sept  Kusis  ;  Koskù  est  peut-être 
Kuçika  ou  Kauçika].  De  Langur  à  Sipa  (une  ferme),  XVIII 
M.  P.  ;  d'oii  à  Cio[jra  (une  ferme)  XVIII  M.  P.  [Ciopra  est 
certainement  une  erreur  d'écriture  pour  Ciotra,  c'est-à-dire 
Chautara  ou  Chautariya,  première  étape  après  Sipaj  ;  on 
passe  la  rivière  de  Kitzhik  [Miangdia  Kola  de  la  carte  de 
Kirkpatriclv]  et  on  arrive  au  bangalow  de  Xogliakot,  W 
M.  P.  ;  on  y  voit  beaucoup  de  caityas,  beaucoup  de  pierres 


1.  Gli  Scritii,  46-50. 

2.  Cette  section  de  l'itinéi-aire  est  traduite  par  Georgi  presque  exclu- 
sivement de  la  Ilelazioiie  du  P.  Cassien  ;  l'original  est  un  puu  plus 
étendu,  mais  sans  addition  importante.  V.  Riv.  Geogr.  Ital..  1901, 
p    623-627. 


120  LE   NÉPAL 

OÙ  on  a  ^ravé  la  formule  oni  manl  padme  hum,  et  une 
pagode  où  une  religieuse  bouddhiste  tourne  la  roue  à 
prière. 

Puis  Paldù  à  VIIl  M.  P.  ;  le  chemin  va  plus  au  Nord. 
Enfin  Nesti  [Listi],  bangalow,  fort  et  garnison  à  la  limite 
du  Népal,  VI  M.  P. 

Puis  une  campagne  habitée  par  des  Tibétains,  au  pied 
des  roches,  H  M.  P.  A  deux  milles  de  là,  on  grimpe  et  on 
descend  par  des  échelles  très  étroites,  faites  de  pierres 
taillées  et  mobiles,  le  long  de  roches  très  hautes  et  constam- 
ment au  bord  d'un  affreux  précipice.  Au  bas,  des  vallées, 
des  pâturages,  des  champs  marécageux  où  on  cultive  le 
riz.  Puis  Dunnà,  bangalow  [Dhoogna  de  Kirkpatrick, 
Tuguna  des  itinéraires  indigènes],  XIV  M.  P.  Le  chemin 
va  directement  au  Nord.  Les  routes  sont  très  étroites,  sur 
des  pentes  abruptes,  et  tournent  constamment  autour  de 
montagnes  extrêmement  élevées.  Souvent  des  roches  écar- 
tées sont  réunies  par  des  ponts  suspendus  sans  appui  latéral. 
11  faut  traverser  douze  fois  par  ces  petits  ponts  étroits  et 
tremblants  faits  de  perches  et  de  branchages.  La  terreur 
du  voyageur  s'accroît  encore  à  voir  au-dessous  de  lui 
d'immenses  abîmes  à  pic  et  à  entendre  le  fracas  des  eaux 
qui  dévalent  au  fond  parmi  les  pierres.  Il  y  a  surtout  un 
endroit  particulièrement  difficile,  qui  épouvante  au  plus 
haut  degré  les  timides  ou  les  novices,  tant  que  la  peur  de 
tomber  augmente  encore  pour  eux  le  risque  d'une  chute. 
C'est  un  rocher  saillant,  en  énorme  déclivité,  ouvrant  sur  le 
précipice,  long  d'environ  16  pieds,  et  d'autant  plus  ghssant 
que  les  eaux  découlant  du  sommet  le  lavent  et  le  polissent. 
On  y  a  gratté  et  excavé  de  pas  en  pas  des  creux  où  le  voya- 
geur peut  poser,  sinon  le  pied  entier,  au  moins  la  plante 
du  pied. 

La  rivière  Nohothà  s'élance  d'une  poussée  impétueuse 
entre  deux  montagnes.  Le  lit  en  est  large  de  100  pieds  et 


LES    DOCUMENTS    EUROPÉENS  127 

plus.  On  traverse  sur  un  jjout  fait  de  grandes  chaînes  très 
solides.  Les  gens  vont  en  sécurité  sur  le  tablier  en  se  sou- 
tenant, de  droite  et  de  gauche,  à  deux  chaînes  fortement 
attachées  au  rocher  des  deux  parts.  Mais  le  mouvement 
d'ondulation,  surtout  s'il  se  combine  avec  des  secousses 
fréquentes  comme  c'est  le  cas  quand  plusieurs  personnes 
passent  en  même  temps  sans  aller  du  même  pas,  les  unes 
allant,  les  autres  venant,  inspire  une  terreur  à  peine  suppor- 
table. 

Kansà,  bangalow  [Khasâ,  Khangsa],  XYI  M.  P.  Le  che- 
min va  droit  au  Nord,  aussi  étroit  que  la  veille  et  plus 
horrible  encoi-e.  AMngt-neuf  passerelles  à  traverser  sur  des 
crevasses  énormes  de  rochers,  et  les  parois  à  grimper  sont 
aussi  vertigineuses  et  plus  nombreuses  encore.  Ici  commen- 
cent les  montagnes  couvertes  de  neige.  [Le  traité  de  1792, 
entre  la  Chine  et  le  Népal,  avait  fixé  la  frontière  à  ce  point 
sur  la  route  de  Kuti.] 

Sciascha,  ou  Chuscha,  localité  d'environ  vingt  familles 
[Chôsyâng].  Région  très  froide  ;  elle  est  baignée  par  une 
rivière  sur  la  rive  orientale  de  laquelle  est  une  source 
jaillissante  d'eau  chaude  ;  l'eau  chaude  est  recueillie  en 
plusieurs  fosses,  comme  dans  des  thermes.  Les  indigènes 
s'y  tiennent  longtemps  plongés  pour  réchauffer  leurs 
membres  raidis.  La  route  est,  comme  la  veille,  abrupte  et 
exposée  aux  périls,  car  on  monte  sans  cesse  des  montagnes 
presque  chauves  et  neigeuses,  avec  la  rivière  Nohothà 
coulant  au  fond  parmi  les  roches.  Enfin  on  arrive  à  Kuti, 
ou  peut-être  aussi  Kut,  limite  et  garnison  septentrionale 
du  Népal.  Elle  appartenait  autrefois  au  royaume  de  Népal'  ; 
mais  les  trois  roitelets  Font  cédée  aux  Tibétains  quand  le 
chemin  de  l'Hindoustan  par  le  Népal  a  été  ouvert.   Car 

1.  En  effet,  les  Népalais  avaient  acquis  Kuti  sous  le  règne  de  Laksmi 
Narasimlia  Malla,  aux  environs  de  l'an  1600.  V.  Vamçcîv.,  p.  211,  212  et 
237. 


128  Li:    NÉPAL 

auparavant  le  chemin  du  Tibet  passait  par  le  Bramascio?i 
[Sikkim],  et  cet  ancien  chemin  était  plus  facile  et  plus 
commode.  Les  gens  deTIIindoustan  pouvaient  y  passer  avec 
des  bêtes  de  somme  et  porter  leurs  marchandises  au  Tibet 
par  une  voie  plus  courte.  Mais  les  voyageurs  périssaient  en 
plus  grand  nombre  des  atteintes  de  Voila  [aoul,  malaria] 
qui  sévissait  avec  vigueur  et  constamment  par  toute  saison. 
La  voie  ouverte  par  le  iS^épal  permet  d'échapper  à  ce  danger 
quatre  mois  de  l'année,  ou  même  cinq,  de  novembre  à 
avril.  Les  porteurs  qui  retournent  au  Népal  sont  tenus  de 
rapporter  une  mesure  fixe  de  sel,  dans  l'intérêt  du  pays, 
carie  sel  y  manque  '. 

A  partir  de  Kuti  on  chemine  sur  des  bêtes  de  somme  ou 
à  cheval,  quoique  en  approchant  de  Lhasa  les  hauteurs 
aillent  toujours  en  se  relevant  vers  le  Nord.  La  seule  diffi- 

1.  La  RelazioneAxx  P.  Cassien  donne  ici,  sur  le  commerce  du  Népal 
cl  du  Tibet,  des  détails  précis  et  importants  queGeorgi  n'a  pas  recueillis. 
«  Pour  fermer  le  chemin  du  Brhamasciô  on  a  créé  undioit  de  douane  du 
1/10,  de  sorte  que  si  un  marchand  passe  par  Brhamasciô  avec  dix  charges 
de  marchandises,  le  douanier  prend  pour  droit  une  des  di\  charges  ad 
j)lacitum  sans  pourtant  l'ouvrir;  un  si  gros  droit,  ajouté  au  danger  de 
mourir  par  l'Ollà,  a  détinilivement  établi  le  chemin  du  Tibet  par  le 
Népal  :  et  à  l'occasion  de  ce  changement  de  roule  les  Népalais  ont  cédé 
Kuti  au  roi  du  Tibet  sous  de  nombreuses  conditions  avantageuses  pour 
les  deux  parties,  comme  ])ar  exemple  de  charger  tous  les  porteurs 
(barià)  qui  y  vont  d'un  mandarmeli  [la  valeur  d'un  mahendramalla]  de 
sel,  lequel  ne  se  trouve  pas  au  Népal  ;  aussi  que  les  Népalais  auront  a 
Kuti,  Gigazé,  Gianzè  et  Lhassa  un  chef  de  leur  religion  pour  chacun  des 
trois  royaumes  respectifs  du  Népal,  qui  juge  les  causes  civiles  des  Népa- 
lais de  leurs  royaumes  respectifs,  c'est-à-dire  un  de  Katmandù,  un  de 
Batgao,  et  un  de  Patan  ;  que  la  monnaie  du  Népal  soit  l'argent  frappé 
([ui  aura  cours  au  Tibet:  et  autres  conditions  semblables,  spécialement 
(|ue  le  roi  du  Népal  choisira  les  chefs  des  lieux  situés  entre  le  Népal  et 
Kuti,  quoique  les  gouverneurs  de  Kuti  aient  cherché  à  usurper  ce  droit 
spécialement  pour  les  lieux  du  côté  de  Kuti  après  Nesti.  Le  roi  du  Népal 
se  contente  de  conhrmer  la  nomination  du  gouverneur  de  Kuti  en  le 
nommant  encore  pour  chef  t't  d'en  retirer  ce  qu'il  peut,  allendu  que  la 
situation  des  lieux  ne  rend  pas  possible  l'usage  de  la  force.  ])uisqu'il 
suffit  de  lever  un  pont  ou  de  retirer  une  passerelle  pour  empêcher  toute 
communication  d'une  nation  à  l'autre.  «  {Rie.  Geogr.  Ital..  1902, 
p.  40-41.) 


LES  DOCUMENTS  EUROPÉENS 


129 


culte  qui  subsiste  tientà  rextrème  altitude  qui  affecte  aussi 
bien  les  bêtes  que  les  gens,  chaque  fois  qu'on  traverse  une 
chaîne  de  montagnes  ;  mais  les  vallées  sont  étendues,  ver- 
doyantes et  peuplées.  L'n  mois  de  route  mène  de  Kuti  à 
Lhasa  ' . 


Temples  de  Miiùjiu'rî  et  de  Sarasvafî  sur  le  flanc  du  mont  Mahadeo-pokliri 
élevés,  dit-on,  sur  le  site  où  Manjucrî  s"arrèta  en  arrivant  de  la  Chine. 


La  description  du  P.  .Marc,  d'après  le  P.  Tiauquille, 
néglige  les  indications  d'étapes,  et  insiste  sur  les  dangers 
du  voyage:  «  Du  Népal,  pour  aller  à  Lassa,  capitale  du 
Grand-Tibet,  et  où  nous  avions  un  hospice,  le  chemin  se 


1.  Alphab.  Tibet.  'i36-452. 


130  LE    NÉPAL 

dirige  vers  le  N.-E.  par  des  montagnes,  des  rivières  et  des 
forêts  si  diffîciles  qu'en  bien  des  endroits  ni  bœufs  ni  ânes 
n'y  peuvent  passer.  C'est  pourquoi  les  marchands  du  Népal, 
qui  ont  grande  correspondance  avec  Lassa,  n'ont  pas 
d'autre  moyen  de  transporter  leurs  affaires  que  sur  leurs 
propres  épaules,  ou  sur  certains  boucs  qui  sont  très  grands 
et  qui  portent  un  poids  médiocre.  On  va  en  montant  et  en 
descendant  les  montagnes,  passant  avec  difficulté  les  cours 
d'eau  qui,  parmi  de  telles  montagnes,  ont  une  violence  très 
grande,  tout  pleins  de  roches  et  de  grosses  pierres,  parti- 
culièrement en  deux  endroits  oij  il  faut  passer  sur  des 
chaînes  qui  sont  assez  mal  attachées  de  part  et  d'autre, 
d'un  roc  à  l'autre,  tandis  que  le  torrent  roule  à  une  pro- 
fondeur telle  que  la  tête  tourne  à  le  regarder.  Et  bien  des 
voyageurs  se  bandent  les  yeux  et  se  font  lier  sur  une  planche 
qu'on  assujettit  bien  aux  chaînes,  et  ils  se  font  ainsi  passer 
par  quelque  indigène  expert.  En  cheminant  ainsi  pendant 
dix  jours,  en  ne  trouvant  que  peu  de  lieux  habités,  on  arrive 
à  la  fin  à  une  ville  nommée  Cuti,  située  sur  un  mont  aride 
où  finit  la  terre  du  Népal  et  commence  celle  du  Tibet,  de 
sorte  que  la  ville  même  est  divisée  par  le  milieu,  une  moitié 
faisant  partie  du  Népal,  une  moitié  du  Tibet'.  A  cette  ville 
de  Cuti  finissent  les  montagnes  ;  on  sent  en  cet  endroit  un 
changement  complet  et  subit  de  climat  ;  on  a  brusquement 
des  froids  très  intenses,  de  la  glace  et  de  la  neige.  De  ce 
lieu  cheminant  encore  un  mois,  par  d'autres  montagnes 
petites  et  remplies  de  neige  toute  l'année,  mais  avec  une 
route  assez  facile  et  habitée,  si  bien  que  chaque  jour  on 
trouve  des  endroits  habités  oii  on  peut  avoir  tout  le  néces- 
saire, etqu'on  peut  aller  à  àne  ou  à  cheval,  etc.,  la  route  est 
sûre,  et  à  peu  de  frais  on  peut  faire  commodément  le  voyage. 

1.  Ainsi,  au  inoiiieiiL  du  passage  du  P.  Tranquille,  la  fronlière  du 
Népal  dépassait  iVe.ç<z,  indiquée  par  Georgi  comme  la  limite  du  royaume, 
et  attei";nait  Kuti. 


LES  DOCUMENTS  EUROPÉENS  131 

Il  faut  seulement  prendre  bien  garde  aux  eaux  qui  causent 
ordinairement  l'hydropisie  ;  c'est  pourquoi  il  faut  les  bouillir 
ou  les  mêler  avec  quelque  liqueur'.  » 

Outre  Tancieune  route  de  l'Inde  au  Tibet  par  le  Sikkim, 
que  Georgi  mentionne,  les  missionnaires  avaient  eu  con- 
naissance d'une  autre  route  parle  pays  des  Kirâtas.  «  Plu- 
sieurs des  anciens  missionnaires  y  avaient  passé  plusieurs 
fois^  »,  au  témoignage  du  P.  Marc;  «  mais  ils  ont  laissé 
par  écrit  que  c'est  une  route  très  difficile,  inconnue  et 
périlleuse,  et  c'est  pourquoi  depuis  bien  des  années  on  ne 
la  tente  plus.  »  Il  s'agit  probablement  de  la  passe  de  Hatia, 
par  où  l'Aran  entre  dans  le  Népal,  ou  de  la  passe  plus 
orientale  de  Wallanchun,  appelée  aussi  Tipta-la.  Mais  les 
Capucins  semblent  avoir  entièrement  ignoré  la  passe  de 
Kirong  (tibétain  Kyi-roh  «  gorge  du  chien  »)  qui  n'a,  du 
reste,  jamais  été  franchie  par  aucun  explorateur,  soit 
européen,  soit  indien.  Elle  est  cependant  réputée  pour 
la  route  la  plus  facile  entre  Katmandou  etLhasa;  elle  ne 
s'élève  qu'à  3  000  mètres  et  même  elle  est  praticable  aux 
chevaux.  L'ambassade  népalaise  qui  va  porter  tous  les  cinq 
ans  le  tribut  à  la  cour  de  Pékin  passe  au  départ  par  Kuti  et 
revient  par  Kirong  afin  de  ramener  à  Katmandou  les  poneys 
offerts  en  cadeau  par  l'empereur  de  Chine.  C'est  aussi  parla 
passe  de  Kirong  que  les  troupes  chinoises,  déjà  maîtresses 
de  Kuti,  pénétrèrent  au  Népal  en  1792.  La  méfiance  réci- 
proque des  Népalais  et  des  Tibétains  s'est  trouvée  d'accord 
pour  fermer  cette  passe,  en  raison  de  sa  commodité  même, 
afin  de  parer  des  deux  côtés  à  des  tentatives  trop  faciles. 

La  mort  de  Prithi  Narayan,  en  1775,  huit  ans  après 
l'expulsion  des  Capucins,  ne  changea  rien  à  la  politique 
d'isolement  rigoureux  adoptée  par  les  Gourkhas.  De  Bettia, 


1.  Glî  Scritli,  55-57. 

2.  iô.,  55. 


132  LE    NÉPAL 

leur  retraite,  les  missionnaires  suivaient  inutilement  les 
révolutions  de  palais  qui  se  succédaient  à  Katmandou. 
L'occasion  souhaitée  persistait  à  se  dérober.  Un  jour  pour- 
tant les  Pères  crurent  l'avoir  trouvée.  Balladur  Sâh,  qui 
faisait  fonction  de  régent  pendant  la  minorité  de  son  neveu 
Rana  Balladur  Sali,  petit-fils  de  Pritlii  Xarayan.  fut  ren- 
versé par  une  intrigue  de  cour  et  se  retira  en  exila  Bettia. 
Il  s'intéressait  à  la  minéralogie  et  à  la  métallurgie,  à  cause 
des  avantages  pratiques  qu'il  en  espérait  tirer.  Les  Pères 
s'offrirent  à  l'instruire  s'il  se  faisait  chrétien.  Il  répondit, 
avec  une  bonhomie  narquoise,  que  son  rang  l'empêchait 
absolument  d'accepter  cette  condition,  mais  qu'il  était 
tout  prêt  à  donner  en  compensation  deux  ou  trois  hommes 
qui  feraient,  après  tout,  d'aussi  bons  chrétiens  que  lui.  Les 
Pères,  àleurtour,  n'acceptèrent  pas  l'échange  ;  et  le  régent 
en  conclut  qu'ils  avaient  voulu  le  duper  en  se  larguant 
d'une  science  qu'ils  ne  possédaient  pas  '. 

Vingt-quatre  ans  s'écoulèrent  sans  qu'un  seul  Européen 
fût  admis  à  visiter  le  Népal.  Cependant,  la  Compagnie  Bri- 
tannique des  Indes  Orientales,  déjà  maîtresse  d'un  immense 
domaine  et  souveraine  dans  l'Hindoustan  depuis  la  ruine 
de  sa  rivale  française,  se  préoccupait  du  royaume  mysté- 
rieux qui  commandait  les  passes  entre  l'Inde  et  le  Tibet,  et 
que  sur  de  vagues  rumeurs  on  tenait  pour  «  un  nouvel 
ElDorado"  ».  Déjà  une  première  tentative  d'intervention 
avait  échoué  ;  en  1768  les  trois  rois  du  Népal,  menacés  par 
les  Gourkhas,  avaient  sollicité  le  secours  des  Anglais  ; 
mais  le  détachement  envoyé  à  leur  aide  sous  les  ordres  du 
capitaine  Kinloch,  décimé  par  la  malaria  du  Téraï,  errant 

1.  KiKKPATRicK,  120.  —  Cependanl,  en  1802,  Hamiltuii  à  .son  anivée 
trouva  «  l'église  réduite  à  un  Padre  italien  et  à  un  indigène  portugais, 
qui  avait  été  attiré  de  Patna  par  de  belles  promesses,  promesses  qui 
n'avaient  pas  été  tenues,  et  qui  aurait  été  bien  heureux  d'être  autorisé 
à  ([iiitter  le  pays  »  (Account  of  Népal,  p.  'S8).  —  Et  cf.  inf.  p.  149.  note. 

2.  KlRKPATRICK,   p.   ni. 


LES  DOCUMENTS  EUROPÉENS  133 

sans  guide  dans  le  dédale  des  premières  vallées,  s'était  vu 
finalement  contraint  à  une  retraite  désastreuse.  Warren 
Hastings,  le  premier  et  le  plus  glorieux  des  Gouverneurs 
Généraux  de  l'Inde,  aspirait  à  ouvrir  au  commerce  bri- 
tannique l'Asie  Centrale  sans  recourir  à  la  force  des  armes  ; 
il  noua  des  relations  diplomatiques  avec  le  Bhoutan  et  le 
Tibet.  Le  Népal  resta  impénétrable.  Lord  Cornwallis(1786- 
1793)  s'appliqua  à  continuer  l'œuvre  de  Hastings.  En  1 792, 
un  premier  résultat  fut  atteint  :  le  résident  britannique  à 
Bénarès,  Jonathan  Duncan,  signait  avec  les  représentants 
du  Darbar  népalais  un  traité  de  commerce,  destiné  à  rester 
toujours  lettre  morte  (1"  mars  1792)'.  Les  marchandises 
passant  d'un  des  pays  à  l'autre  devaient  payer  un  droit 
d'entrée  de  2  et  demi  pour  cent.  Peu  de  temps  après,  une 
guerre  éclatait  entre  le  Népal  et  le  Tibet  ;  le  Datai  Lama 
appela  à  son  aide  l'Empereur  de  Chine,  son  défenseur  tem- 
porel. Les  Gourkhas  durent  battre  en  retraite  devant  une 
immense  armée  accourue  du  fond  de  la  Tartarie  et  implo- 
rèrent l'assistance  du  gouvernement  du  Bengale.  Lord 
Cornwallis  était  perplexe  :  il  voyait  avec  satisfaction  l'hu- 
miliation des  Gourkhas  et  l'affaiblissement  d'un  pouvoir 
qu'il  redoutait  ;  mais  il  ne  se  souciait  pas  de  laisser  un  état- 
tampon  disparaître,  et  l'autorité  chinoise  s'installer  à  la 
lisière  même  des  possessions  britanniques  ;  enfin  il  crai- 
gnait de  compromettre,  par  une  intervention  trop  active, 
le  commerce  anglo-indien  avec  Canton.  Il  s'arrêta  à  un 
parti  moyen  ;  il  chargea  le  capitaine  Kirkpatrick  de  se 
rendre  au  Népal  et  d'agir  comme  médiateur  entre  les  deux 
adversaires.  Mais  les  Chinois  et  les  Gourkhas  répugnaient 


1.  Le  recLii'il  de  Sir  Charles  Aitchison,  Treolios  and  Enijagcmcnls 
(éd.  1876,  vol.  Il,  p.  159)  donne  la  date,  lonjours  et  partout  reprodiiile, 
du  l'^'"  mars  1792.  Cependant  les  articles  additionnels  proposés  |»ur 
Kirkpatrirk  et  imprimés  en  appendice  à  son  ouvrage  (p.  377-;]79)  poin- 
tent deu.\  t'ois  l'indication  «  the  commercial  treaty  of  Mardi,  1791  ». 


134  LE    NÉPAL 

également  h  introduire  un  tiers  dans  leurs  débals  ;  ils  se 
hâtèrent  de  conclure  la  paix  en  septembre  1 702.  La  mission 
Kirkpatrick  n'était  pas  même  en  route  encore.  Lord 
Cornwallis  ne  voulut  pas  pourtant  perdre  tout  le  profit  de 
Toccasion  qui  s'était  offerte  ;  il  somma  les  Gourkhas  de 
recevoir  officiellement  son  plénipotentiaire,  en  retour  des 
bonnes  dispositions  qu'il  leur  avait  témoignées  au  temps 
de  leur  détresse.  Les  Gourkhas  essayèrent  en  vain  de  traîner 
l'affaire  en  longueur;  ils  durent  s'exécuter.  Le  13  février 
1793,  la  mission  Kirkpatrick  pénétrait  sur  le  territoire 
népalais,  accompagnée  d'une  escorte  d'honneur  sous  le 
commandement  de  Bhîma  Sâh  et  Rudra  Vira  Sâh,  membres 
de  la  famille  royale  ;  elle  s'acheminait  à  petites  journées 
vers  Nayakot,  où  le  roi  résidait  en  quartiers  d'hiver,  y 
séjournait  du  2  au  15  mars,  passait  ensuite  dans  la  vallée 
du  Népal,  campait  du  18  au  23  à  Syambhunath,  près  de 
Katmandou,  prenait  le  24  la  voie  du  retour,  et  rentrait  dans 
les  possessions  britanniques  àSegauli  le  3  avril  1793.  Elle 
était  restée  un  mois  et  demi  en  terre  népalaise  ;  sur  ces 
cinquante  jours,  elle  en  avait  passé  trente  à  voyager,  et  ne 
s'était  arrêtée  à  demeure  que  vingl  jours,  quinze  à  Nayakot, 
cinq  à  Syambhunath-Katmandou.  Elle  se  composait,  outre 
Kirkpatrick  lui-même,  du  lieutenant  Samuel  Scott,  assis- 
tant, du  lieutenant  W.  D.  Knox,  commandant  de  l'escorte 
militaire,  du  lieutenant  J.  Gérard,  attaché,  du  chirurgien 
Adam  Freer,  et  de  Maulvi  Abdul  Kadir  Khan  qui  avait  déjà 
pris  part  à  la  préparation  du  traité  de  commerce  de  1792, 
et  résidé  pour  cet  objet  à  Katmandou.  La  Compagnie  avait 
à  son  service  tant  d'hommes  remarquables,  et  le  choix  du 
personnel  avait  été  si  heureux  que  la  mission  put  rapporter 
de  cette  courte  visite  un  trésor  d'informations  substantielles 
et  précises.  L'ouvrage  où  elles  sont  rassemblées  ne  parut 
que  dix-huit  rus  plus  tard,  en  181 1,  et  dans  des  conditions 
qui  risquaient  de  lui  nuire  ;  Kirkpatrick  rentré  en  1803  en 


LES    DOCUMENTS    EUROPEEXS  1  .{o 

Angleterre  avait  remis  ses  notes  toutes  brutes  à  un  éditeur, 
qui  les  confia  à  un  homme  de  lettres  pour  en  faire  un  livre  ' . 
L'homme  de  lettres  mourut  avant  linipression  du  volume  ; 
Kirkpatrick  n'en  vit  pas  les  épreuves.  L'éditeur,  Miller, 
dut  s'en  tirer  tout  seul.  Pourtant,  en  dépit  d'erreurs  mani- 
festes qui  défigurent  surtout  les  noms  propres,  l'ouvrage 
garde  encore  une  valeur  considérable  ;  il  atteste  une  curio- 
sité générale,  la  sagacité  de  l'observation,  la  sûreté  de 
l'information.  Il  embrasse  toutes  les  questions  relatives  au 
Népal  :  religion,  langue,  institutions  sociales,  administra- 
tion, histoire,  géographie  ;  il  fait  état  de  sources  qui  ont 
malheureusement  disparu  depuis,  et  dont  la  valeur  a  été 
mise  en  évidence  par  les  recherches  postérieures.  De  plus 
il  contient  un  itinéraire,  relevé  et  décrit  avec  soin,  des 
routes  suivies  à  l'aller  et  au  retour,  et  une  carte  du  Népal' 
dressée  parle  lieutenant  Gérard,  en  partie  sur  les  relevés 
de  la  mission,  en  partie  sur  les  indications  des  indigènes. 
Le  chemin  de  la  mission  se  lit  clairement  sur  cette  carte  : 
à  l'aller,  il  est  d'abord  parallèle  à  l'itinéraire  de  Georgi 
qu'il  suit  de  près,  franchit  le  Téraï  aux  environs  des  ruines 
de  Simraun-garh,  passe  par  Jhurjhury  [Giurgiur  de  G.], 
Makwanpur-màri  ;  puis  il  rejoint  à  Etonda  [Hetaura]  l'iti- 
néraire donné  par  le  P.  Marc,  et  le  suit  jusqu'à  Chitlong  et 
la  passe  du  Chandragiri  ;  mais  au  lieu  de  redescendre  dans 
la  vallée  du  Népal,  il  s'engage  à  l'Ouest,  longe  par  le 
dehors  la  ligne  de  hauteurs  qui  sépare  le  Népal  de  la 
Tirsuli-Gandak,  et  aboutit  à  Noakota  (Nayakot)  ;  de  là,  par 
un  chemin  facile,  il  passe  dans  la  vallée  du  Népal,  la  tra- 
verse du  Nord-Ouest  au   Sud,  par  Katmandou,  Patan  et 

1.  An  Accounl  of  Ihe  Kingdom  of  Xepaul,  being  the  substance  of 
observations  made  diunng  a  mission  to  thaï  countvy  in  the  year 
1793  by  Colonel  Kirkpatkick.  Itlustrated  loith  a  map  and  other 
('mirovinfjs.  Londoii,  ISII,  4".  Prinlcd  for  Williain  Miller,  Albc- 
niarle  Strppl. 

■2.  Cf.  sup.  p.  69. 


136  LE    NÉPAL 

PhirphiiJg,  coutourne  extérieurement  la  vallée  au  Midi, 
rejoint  à  Marku  la  route  d'aller  et  se  confond  alors  avec  la 
route  actuellement  en  usage  jusqu'à  Segauli,  dans  les  pos- 
sessions britanniques. 

En  1800,  le  roi  Rana  Balladur  Sâh  vint  se  retirer  à  Béna- 
rès;  ses  excentricités,  ses  violences,  ses  impiétés  avaient 
soulevé  la  haine  et  l'horreur  universelles  ;  pour  échapper  à 
la  vengeance  des  dieux  et  des  hommes,  il  avait  dû  abdi- 
quer, sous  prétexte  de  folie.  Mais  le  prestige  de  la  nais- 
sance, les  intérêts  de  clan,  et  surtout  les  adroites  manœuvres 
de  la  mahârânî,  sa  femme,  lui  conservaient  encore  au  Népal 
un  groupe  redoutable  de  partisans.  La  faction  maîtresse  du 
pouvoir  crut  urgent  de  s'assurer  l'appui,  ou  du  moins  la 
bienveillance  des  Anglais.  Le  gouverneur  général.  Lord 
Wellesley,  saisit  l'occasion  ;  il  proposa  au  Népal  de  renou- 
veler le  traité  négocié  par  John  Duncan,  en  stipulant  que 
chacune  des  puissances  contractantes  aurait  un  représentant 
permanent  près  de  l'autre  puissance.  En  conséquence,  le 
capitaine  Knox,  qui  avait  fait  partie  de  la  mission  Kirkpa- 
trick,  fut  envoyé  comme  ministre  britannique  à  la  cour  de 
Katmandou.  Knox  entra  au  Népal  en  février  1802  ;  en  mars 
1803,  il  retournait  dans  l'Inde  avec  tout  son  personnel.  Les 
Gourkhas  n'entendaient  pas  plus  que  la  première  fois 
prendre  au  sérieux  le  traité  signé  ;  sans  se  compromettre 
officiellement,  ils  laissèrent  leurs  agents  inférieurs  multi- 
pher  les  vexations  à  l'égard  de  la  Compagnie,  de  son 
représentant  et  de  ses  protégés.  Le  24  janvier  1804,  Lord 
Wellesley  annula  expressément  le  traité  de  commerce  et 
d'alliance  avec  le  Darbar.  Mais  les  onze  mois  passés  à 
Katmandou  par  la  légation  britannique  n'étaient  point  per- 
dus ;  un  des  auxiliaires  de  Knox,  Francis  (Buchanan) 
Hamilton,  une  des  gloires  du  Service  Civil  et  «  le  père  de 
la  statistique  indienne  »,  avait  employé  l'année  à  une 
enquête  patiente  et  minutieuse  sur  le  royaume  de  Népal  et 


LES  DOCUMENTS  EUROPÉENS  I 37 

|)arf  iculièrementsurles  régions,  encore  entièrement  incon- 
nues, situées  à  l'Est  et  à  FOuest  de  la  vallée  centrale. 
Hamilton  profita,  pour  compléter  ses  notes,  d'un  séjour  de 
deux  ans  qu'il  tit  plus  tard  comme  fonctionnaire  de  la  Com- 
pagnie sur  la  frontière  du  Népal,  et  ne  se  décida  qu'en 
1819  à  publier  le  livre  qu'il  avait  si  laborieusement  pré- 
paré ^  La  carte  jointe  au  volume',  comparée  à  celle  de 
Kirkpatrick,  marque  clairement  les  progrès  dus  à  Hamilton. 
L'itinéraire  adopté  d'un  commun  accord  pour  le  passage  de 
la  mission  coïncide  entièrement  avec  la  route  actuellement 
en  usage  à  partir  de  Bichako,  à  l'entrée  des  premières 
hauteurs  ;  il  ne  s'en  écarte,  et  de  très  peu,  qu'à  travers  le 
Téraï  où  il  passe  par  Galpasra,  légèrement  à  l'Ouest  du 
tracé  actuel. 

L'ouvrage  de  Hamilton  avait  paru  depuis  un  an  seulement 
quand  la  Résidence  britannique,  rétablie  au  Népal,  vit 
arriver  à  titre  d'assistant  un  jeune  homme  de  vingt  ans, 
qui  devait  associer  son  nom  au  nom  du  Népal  dans  la 
mémoire  des  hommes  et  conquérir  à  la  science  un  pays, 
une  littérature  et  une  religion.  Depuis  le  passage  de  Knox 
et  de  Hamilton,  les  circonstances  avaient  changé.  L'inso- 
lence croissante  des  Gourkhas,  leurs  empiétements  conti- 
nus sur  la  frontière  britannique  avaient  fini  par  rendre  une 
guerre  inévitable;  elle  éclata  en  novembre  1814.  Elle  se 
prolongea  deux  hivers,  héroïque  des  deux  parts;  mais  la 
stratégie  du  général  Ochterlony  triompha  de  la  vaillance  des 
Gourkhas,  et  le  Darbar  dut  signer  le  4  mars  1816  le  traité 
de  Segauli  qui  marquait  au  Népal  ses  limites  définitives. 
En  outre  le  Rajadu  Népal  s'engageait  «  à  ne  jamais  prendre 


1.  An  Account  of  the  Kingdoni  of  Nex'tal  and  of  thc  terriiorics 
anne-i'ed  to  thia  doniinion  by  the  House  of  Gorhha  hy  Francif^ 
Hamilton  (fortncrly  Buchanan)  M.  D.,  etc.  Illuslrated  loith  ençjra- 
vincffi.  Erlinburg,  1819,  4°.  Prlnted  for  Archibald  Constable. 

2.  Cf.  sup.  p.  71, 


nS  LE    NÉPAL 

ni  retenir  à  son  service  aucun  sujet  britannique,  ni  aucun 
sujet  d'un  État  d'Europe  ou  d'Amérique,  sans  le  consente- 
ment du  Gouvernement  Britannique  »  (art.  VII).  «  En  vue 
d'assurer  et  de  consolider  les  relations  d'amitié  et  de  paix 
établies  entre  les  deux  Etats,  il  était  convenu  que  des 
ministres  accrédités  de  chacun  d'eux  résideraient  à  la 
cour  de  l'autre  »  (art.  VIII).  Edward  Gardner  fut  désigné 
par  Lord  Hastings  comme  résident  britannique  à  la  cour  du 
Népal.  Quatre  ans  plus  tard,  Brian  Houghton  Hodgson  vint 
l'y  rejoindre  à  titre  d'assistant  ;  mais  la  vie  oisive  de  la 
résidence  et  l'isolement  dans  ce  coin  montagneux  ne  répon- 
daient pas  plus  à  ses  goûts  d'activité  juvénile  qu'à  ses  ambi- 
tions légitimes.  Il  réussit  à  obtenir  un  poste  à  Calcutta  en 
1822  et  prit  congé  du  Népal  sans  espoir  de  retour  ;  mais  la 
constitution  de  Hodgson  —  qui  mourut  centenaire  —  ne 
pouvait  s'accommoder  au  climat  du  Bengale  ;  les  médecins 
lui  donnèrent  à  choisir  entre  «  un  poste  dans  les  hauteurs 
ou  une  tombe  dans  la  plaine  ».  Il  se  résigna  à  retourner 
dans  les  montagnes.  L'emploi  qu'il  avait  quitté  à  Katmandou 
était  occupé  ;  il  se  contenta  d'y  rentrer  comme  directeur  du 
bureau  de  poste,  en  1824.  Un  an  après,  il  était  appelé  pour 
la  seconde  fois  aux  fonctions  d'assistant  de  résidence  ;  en 
1833,  il  fut  promu  résident  et  conserva  ces  fonctions  jusqu'à 
1843.  Une  révocation  brutale  et  injuste  interrompit  à  ce 
moment  une  carrière  déjà  merveilleusement  féconde  en 
résultats,  et  qui  promettait  encore  d'autres  fruits.  Mais  la 
retraite  de  Hodgson  ne  fut  pas  moins  laborieuse  que  sa 
période  de  service  actif;  installé  à  Darjiling,  sur  la  frontière 
du  Népal,  il  poursuivit  ses  recherches  et  ses  observations, 
consulté  comme  un  trésor  d'expérience  par  les  hommes 
d'Etat,  salué  par  les  savants  comme  un  bienfaiteur  et 
comme  un  créateur.  Son  œuvre,  considérable,  reflète  la 
souplesse  et  la  variété  de  son  intelligence  ;  elle  n'embrasse 
pas  moins  de  4  volumes  et  184  articles  dispersés  dans  les 


LES    DOCOrENTS    EFROPÉENS  1 30 

journaux  savants  :  les  uns  ont  trait  à  la  géographie  et  la 
topographie,  d'autres  à  lethnographie  et  l'anthropologie, 
d'autres  à  la  linguistique,  d'autres  au  bouddhisme,  d'autres 
aux  institutions,  d'autres  à  l'économie  politique,  d'autres 
enfin  (127)  à  l'histoire  naturelle  du  Népal'.  C'est  à  sa  clair- 
voyance et  à  son  initiative  pressante  que  l'Angleterre  doit 
ses  contingents  Gourkhas,  les  troupes  les  plus  solides  et 
les  plus  sûres  de  Tarmée  indienne  ;  c'est  à  sa  patiente 
sagacité  que  Fhistoire  des  religions  doit  la  découverte  des 
originaux  sanscrits  de  la  littérature  bouddhique  ;  c'est  à  sa 
libéralité  que  la  Société  Asiatique  de  Paris  doit  cette  masse 
de  manuscrits  qui  fournirent  à  Eugène  Burnouf  la  matière 
de  ses  immortels  travaux.  Avant  Hodgson,  presque  tout 
restait  à  faire;  après  lui,  ses  successeurs  ne  trouvent  qu'à 
glaner. 

Trois  ansaprèslamalencontreuse  révocation  de  Hodgson. 
une  effroyable  tragédie  de  palais  amenait  au  pouvoir  un 
ministre  de  vingt-quatre  ans,  Jang  Bahadur.  L'ne  période 
nouvelle  s'ouvrait  avec  lui  dans  l'histoire  du  Népal.  Héros 
d'épopée  ou  de  roman,  mais  en  même  temps  esprit  pra- 
tique. Jang  comprit  nettement  le  rôle  qu'imposaient  au 
Népal  les  circonstances  nouvelles.  La  politique  d'isolement 
farouche  avait  fait  son  temps  ;  il  n'était  plus  permis  d'igno- 
rer de  parti  pris  la  puissance  formidable  qui  exerçait  déjà 
sa  souveraineté  sur  l'Inde  presque  enlière  et  qui  avait  fait 
sentir  à  son  voisin  montagnard  le  poids  écrasant  de  ses 
armes.  Une  attitude  d'amitié  loyale  et  réservée  valait  mieux 
pour  rassurer  les  Anglais  et  les  tenir  à  l'écart  qu'une  bou- 
derie morne  et  suspecte.  Jang  resta  fidèle  jusqu'à  sa  mort 

1  On  trouvera  la  liste  complète  de  ce?  travavix.  comme  aussi  le  cata- 
logue des  manuscrits  distribués  par  Hodgson  aux  sociétés  savantes,  dans 
Texcellent  livre  de  Sir  William  Humer:  Life  of  Brian  Houghlon 
Hodgson,  British  Résident  at  the  Court  of  Népal,  Member  of  Ihc 
Institute  of  France,  felloïc  of  the  Royal  Asiatic  Society,  etc.  London. 
18%. 


1 40  LE    NÉPAL 

au  principe  politique  qu'il  avait  adopté  dès  son  avènement. 
La  révolte  des  cipayes  en  1857  lui  donna  l'occasion  de 
prouver  sa  sincérité  :  tandis  que  l'Inde  s'ébranlait  et  que 
les  Etats  vassaux  hésitaient,  Jang  offrit  résolument  à  l'An- 
gleterre le  concours  des  troupes  népalaises  contre  les 
mutins,  et  les  Gourkhas  descendirent  dans  les  plaines 
enviées  de  l'Inde  en  auxiliaires  des  soldats  britanniques. 
Jang  ne  s'était  engagé  à  fond  qu'après  avoir  reconnu  en 
personne  la  valeur  et  le  crédit  de  l'Angleterre.  Dès  1850, 
il  était  parti  visiter  l'Europe  au  mépris  des  règles  intransi- 
geantes de  la  caste  et  des  prohibitions  formelles  du  code 
brahmanique.  Sept  officiers  népalais  l'accompagnaient.  Le 
gouvernement  de  l'Inde  désigna  pour  être  attaché  à  la 
mission  que  la  cour  de  Katmandou  adressait  à  Sa  Très 
Gracieuse  Majesté,  le  capitaine  0.  Cavenagh,  de  l'infanterie 
indigène  du  Bengale.  Cavenagh  accompagna  la  mission  à 
Londres  et  à  Paris,  et  la  ramena  jusqu'à  Katmandou.  Au 
cours  des  longues  conversations  qu'il  eut  en  route  avec  les 
officiers  Gourkhas,  il  ne  négligea  pas  de  se  renseigner  sur 
le  Népal  ;  soldat,  il  s'intéressait  surtout  à  l'armée,  et  cher- 
chait à  s'instruire,  en  vue  d'une  guerre  éventuelle,  sur  le 
pays,  sur  les  ressources,  sur  les  routes,  sur  les  partis,  sur 
les  races,  etc. ..  Ses  notes,  réunies  sans  prétention,  forment 
un  excellent  petit  volume'.  Au  même  épisode  de  l'histoire 
népalaise  se  rattache  la  relation  d'Oliphant  :  Voyage  à 
Katmandou' .  C'est  une  simple  collection  d'anecdotes  de 
chasse  ou  de  sport  relatives  à  Jang  contées  par  un  «  repor- 
ter »  amusant.  Le  voyage  de  Jang,  qui  avait  été  le  lion  de 

1.  Rough  Notes  on  the  State  of  Nex>al,  its  government,  army  and 
resources  by  Captain  07'feurC\vEy\GH...  late  in political  charge  of  a 
mission  froni  the  court  at  Kath^nandhoo  to  Her  most  Gracions 
Majesty.  Calcutta,  1851,  W.  Palmer. 

2.  Oliphant.  A  Journey  to  Kalmandu.  London,  1852,  in-16.  On  peut 
y  ajouter  encore:  Hon.  Capt.  F.  Egerton,  Journal  of  a  Winter's  Tour  in 
India,  witha  Visit  to  the  Court  of  Nepaul.  London,  1852,  2  volumes. 


LES    DOCUMENTS    EUROPÉENS  1 4 1 

la  saison  à  Londres  en  1850,  avait  mis  le  Népal  à  la  mode. 
En  même  temps  qu'Oliphant,  le  capitaine  Smith  pubhait 
sur  le  Népal  un  ouvrage  en  deux  volumes'.  Le  capitaine 
Smith  avait  séjourné  cinq  ans  à  Katmandou  comme  assistant 
du  résident;  il  y  avait  servi  deux  ans  sous  Hodgson.  Peut- 
être  il  n'avait  pas  été  étranger  à  la  disgrâce  brutale  de 
Hodgson  sous  le  gouvernement  de  Lord  Ellenborough-. 
Adroit,  actif,  intrigant,  beau  parleur,  beau  conteur,  il  ne 
lui  manquait  guère  que  le  sens  de  rhonnêteté.  Son  livre 
est  un  monument  de  vantardise,  de  hâblerie,  d'ignorance, 
de  plagiat  et  d'erreur  \ 

L'année  même  où  Jang  s'embarquait  pour  l'Europe,  le 
D'  Oldfield  était  nommé  chirurgien  de  la  résidence,  sous  les 
ordres  du  résident  Erskine.  Il  conserva  ce  poste  Ireize  ans 
(1850-1803).  Épris  de  dessin  et  d'aquarelle,  il  se  plut  à 
courir  la  vallée  et  à  en  reproduire  les  paysages  elles  monu- 
ments jusqu'au  jour  où  ses  yeux  affaiblis  le  condamnèrent 
au  repos.  Rentré  en  Angleterre  en  1866,  il  charma  les 
loisirs  de  sa  retraite  à  rédiger  ses  souvenirs  ;  mais  ses  notes 
ne  parurent  qu'après  sa  mort,  par  les  soins  de  ses  héri- 
tiers, en  1880.  Ses  deux  volumes  d'Esquisses  comprennent 
un  Essai  sans  originalité  sur  le  bouddhisme  népalais,  plu- 
sieurs articles  empruntés,  et  parfois  textuellement,  à  Hodg- 


1.  Narrative  of  a  Five  Yeors'  Résidence  al  Neptiul  hy  Caplain 
Thomas  Smith  assistant  pol'itical-resiclent  al  Nepaiil  from  1841  to 
1845.  London,  1852.  Colburn  and  C°.  2  volumes.  —  La  traduction 
française  que  les  éditeurs  se  réservaient  de  publier  n"a  jamais  paru. 

2.  Hodgson,  à  qui  sa  santé  interdisait  de  traverser  le  Téraï  hors  de  la 
saison  froide,  avait  dû  envoyer  Smith  pour  expliquer  sa  conduite  à  Lord 
Ellenborough. 

:j.  L'exemplaire  de  Tlndia  Office  que  j'ai  pu  consulter  à  loisir  grâce  à 
lobligeance  de  !M.  Tawney  est  criblé  de  notes  marginales,  dues  sans 
aucun  doute  à  Hodgson.  qui  critiquent  et  anéantissent  le  livre  pièce  à 
pièce.  Une  indication  en  tète  du  second  vokune  nous  apprend  ([ue  Smith 
«  après  avoir  gravement  induit  en  erreur  Lord  Ellenborough  et  .Major 
(Sir  H.)  Laurence  fut  à  la  fin  éventé  par  ce  dernier  qui  le  lit  partir  du 
.Népal  fl  juger  par  une  cour  martiale  ».  L'homme  \alai[  le.  Ii\re. 


142  LE    NÉPAL 

son,  des  récits  de  chasse  et  des  fragments  de  Journal  où  la 
forte  personnalité  de  Jang  Balladur  occupe  la  première 
place,  mais  surtout  un  véritable  guide  de  la  vallée,  tel  qu'on 
pouvait  l'attendre  d'un  amateur  de  dessin.  Oldfield  voit  ce 
qui  frappe  les  yeux  et  ne  va  pas  plus  loin  ;  il  esquisse  avec 
précision  la  surface  du  pays,  de  la  religion  et  de  la  société, 
catalogue  les  ruisseaux,  les  montagnes,  les  fêtes,  les 
castes,  les  temples,  les  villes.  Il  convient  de  reconnaître 
que  ces  indications  sont  exactes  et  sûres  ;  tel  qu'il  est, 
l'ouvrage  est  indispensable  pour  une  étude  complète  du 
Népar. 

Après  Oldfield,  un  autre  chirurgien  de  la  résidence,  le 
Dr  Wright,  s'est  acquis  des  titres  éclatants  à  la  reconnais- 
sance des  indianistes.  Ce  n'était  point  un  Hodgson,  mais 
il  continua  utilement  l'œuvre  de  Hodgson.  Pendant  un 
séjour  de  dix  années  au  Népal  (1866-1876),  il  eut  l'adresse 
et  la  patience  de  recueillir  un  à  un  les  manuscrits  originaux 
que  Hodgson  avait  pu  seulement  faire  connaître  à  l'Europe 
par  des  copies  ;  grâce  à  ses  efforts  persévérants,  la  Biblio- 
thèque de  l'Université  de  Cambridge  est  entrée  en  posses- 
sion d'une  admirable  collection  de  manuscrits  sanscrits 
bouddhiques.  De  plus  il  fit  traduire  par  les  interprètes  indi- 
gènes de  la  Bésidence  la  Chronique  du  Népal,  et  il  joignit 
à  leur  traduction  une  introduction  substantielle  sur  le  pays 
et  le  peuple  népalais.  Les  spécialistes  eurent  désormais 
entre  les  mains  un  instrument  de  travail  indispensable,  et 


1.  Sketches  fro'ïn  Nipal,  histoHcal  and  descriptive  loith  anecdotes 
of  the  court  life  and  loild  sports  of  the  country  in  the  time  of 
Maharaja  Jang  Bahadur  G.  C.  B.  to  ichich  is  added  an  Essay  on 
Nipalese  Buddhism  and  illustrations  of  religions  inomiments, 
architecture  and  scenery  front  the  author's  oion  draioings.  by  the 
late  Henry  Ambrose  Oldfield  M.  T).  of.  H.  M.  Indian  Army,  many 
y ears  residency  surgeon  at  Kotmandu,  Nipal.  London.  1880,  W.  H. 
Allen  and  C",  2  vol. 


LES  DOCUMENTS  EUROPÉENS  143 

qui  leur  était  interdit:  jusque-là  par  le  dialerte  de  l'original 
autant  que  par  la  rareté  des  manuscrits  '. 

Le  personnel  de  la  Résidence  fait  vraiment  honneur  à 
l'administration  britannique.  Sans  parler  même  des  mérites 
de  Kirkpatrick  et  de  Cavenagh,  chargés  l'un  et  lautre  de 
missions  temporaires,  les  noms  de  Hamilton,  Hodgson, 
Oldfield  et  Wright  forment  une  noble  chaîne  à  travers  le 
XIX'  siècle.  Leur  œuvre  paraît  plus  digne  encore  d'estime 
et  de  respect  si  on  songe  aux  conditions  où  elle  s'est  pour- 
suivie, isolés  à  l'écart  de  Katmandou  dans  un  enclos  gardé 
par  un  poste  népalais,  oii  les  indigènes  ne  pénètrent 
qu'avec  une  autorisation  expresse,  espionnés  et  surveillés 
par  le  gouvernement  gourkha,  occupés  par  la  paperasse 
formaliste  des  bureaux  britanniques,  emprisonnés  dans  une 
vallée  que  les  hautes  montagnes  ferment  de  toutes  parts, 
et  que  les  traités  ne  leur  permettent  pas  de  franchir, 
entravés  jusque  dans  leurs  promenades  par  la  suspicion  du 
Darbar  toujours  en  éveil,  condamnés  à  passer  leurs  journées 
dans  un  tête-à-tête  obsédant,  le  résident,  l'assistant  et  le 
chirurgien  de  la  Résidence  seraient  aisément  excusables  de 
se  laisser  aller  à  l'indolence,  à  l'inertie  et  à  rindifférence. 
Mais  l'énergie  britannique  tient  bon  ;  l'enclos  môme  de  la 
Résidence  en  fait  foi.  Quand  le  Darbar  le  lui  assigna,  l'en- 
droit était  stérile,  et  passait  pour  malsain  et  hanté.  Aujour- 
d'hui la  vallée  n'a  pas  de  jardin  plus  fleuri,  de  potager  plus 
fertile,  ni  de  parc  plus  ombreux. 

Une  nouvelle  période  s'ouvre  alors  dans  l'histoire  de  la 
connaissance  du  Népal.  Le  terrain  est  reconnu,  les  cadres 
sont  tracés,  les  notions  indispensables  à  la  pratique  des 

1.  History  of  Népal,  transitif ed  from  the  Parbatiyâ  hy  MunsJil 
Sheio  Shunker  Singh  and  Pandil  Shrï  GunCinand  ;  loith  an  intro- 
ductory  sketch  of  the  Coiintry  and  People  of  Népal  by  the  Editor, 
Daniel  Wright,  M.  A.  M.  D.  late  surgeon-majoi^  H.  M.' s  Indian 
médical  service,  and  Residency  Surgeon  nt  Kd/h/itanJti.  Cambridge, 
1877.  University  Press. 


144  LE   NÉPAL 

affaires  sont  acquises.  Les  savants  de  profession  viennent 
reprendre  le  travail  en  sous-œuvre,  contrôler  les  résultats, 
explorer  le  passé  mort.  L'Inde  si  longtemps  étrangère 
au  sentiment  historique  eut  ici  le  piquant  honneur  de 
prendre  l'initiative  et  de  donner  l'exemple.  Le  petit  Étal  de 
Jounagadh  en  Kathiavar,  qui  s'enorgueillit  de  posséder  le 
roc  de  Girnar  où  trois  antiques  dynasties  ont  gravé  leurs 
souvenirs,  chargea  le  Pandit  Bhagvanlal  Indraji  de  recher- 
cher les  monuments  de  l'épigraphie  népalaise.  Élève  de 
Bhau  Daji  qui  lui  avait  communiqué  sa  passion  enthousiaste 
de  l'archéologie,  Bhagvanlal  excellait  par  un  instinct  cri- 
tique et  une  sûreté  de  méthode  qui  le  classent  en  dehors 
des  pandits  hindous.  Jang  Balladur  comprit  le  réel  intérêt 
de  ces  recherches;  il  accueillit  Bhagvanlal,  l'encouragea, 
l'aida  ;  Bhagvanlal  put  recueillir  parmi  la  masse  encomhrante 
des  inscriptions  népalaises  vingt  inscriptions  qui  condui- 
saient l'histoire  authentique  du  Népal  jusqu'au  iv"  siècle  de 
l'ère  chrétienne  (si  du  moins  on  admet  ses  théories  chrono- 
logiques). Le  pandit  les  publia  avec  la  collaboration  de 
Biihler  et  ce  double  patronage  leur  valut  de  provoquer 
aussitôt  l'attention  que  leur  importance  méritait  '. 

En  1875,  M.  Minayeff,  professeur  de  sanscrit  à  l'Univer- 
sité de  Pétersbourg,  qui  portait  à  l'étude  du  bouddhisme 
indien  un  zèle  ardent  et  une  compétence  sans  rivale,  obtint 
au  cours  d'un  voyage  dans  l'Inde  l'autorisation  de  visiter 
le  Népal.  Il  y  acquit  un  grand  nombre  de  manuscrits  impor- 
tants qu'il  utilisa  dans  ses  travaux  ultérieurs.  L'impulsion 
qu'il  avait  donnée  aux  études  bouddhiques  ne  s'est  heureu- 
sement pas  ralentie  à  sa  mort  ;  l'Académie  des  sciences  de 

1.  Twenty-lhree  inscripti07is  f'rom  Népal  coUected  al  the  eocpense 
of  H.  H.  the  Naval)  of  Jundgadh.  Edited  under  the  patronage  of  the 
Government  of  Bombay  by  Pandit  Bhagvanlal  Indrâjî,  Ph.  D.  etc., 
toyether  toUh  some  considérations  on  the  Chronology  of  Népal. 
T}-anslated  from  Gujardli  by.  Dr.  G.  Biihler.  —  Indian  A?itiquary, 
vol.  iX,  p.  160  sqq.  :  vol.  Xlil,  p.  'ill  sqq. 


LES  DOCUMENTS  EUROPÉENS  1  45 

Pétersboiirg,  sur  la  demande  de  .M.  Serge  d'Oldenbourg, 
élève  eL  successeur  de  Minayeff,  a  créé  la  collection  de  la 
Bibliotheca  BuddJtica  où  doivent  être  imprimés  tous  les 
textes  encore  inédits  du  bouddhisme  népalais.  Les  notes  de 
voyage  recueillies  au  Népal  par  Minayeff  ont  été  réunies 
dans  une  notice  substantielle  sur  le  Népal  publiée  d'abord 
dans  le  Vyestnl/i  Evropi,  et  réimprimée  dans  les  Esquisses 
de  Ceylan  et  de  VJnde  '. 

L'Université  de  Cambridge,  qui  avait  acquis  la  collection 
de  manuscrits  népalais  réunie  par  Wright,  confia  en  1884 
une  mission  à  M.  Cecil  Bendall  à  l'effet  de  rechercher  les 
manuscrits  et  les  inscriptions  qui  auraient  échappé  à  Wright 
ou  à  Bhagvanlal.  M.  Bendall  avait  déjà  fait  ses  preuves 
comme  spécialiste  es  Népal.  Chargé  de  classer  les  manus- 
crits sanscrits  bouddhiques  de  Cambridge,  il  en  avait  pubhé 
dès  1883  un  Catalogue  excellent  '  ;  dans  une  double  intro- 
duction, historique  et  paléographique,  il  avait  coordonné 
les  nombreuses  informations  apportées  parles  manuscrits, 
et  comblé  en  partie  les  lacunes  de  la  chronologie  établie 
par  Bhagvanlal.  Les  nouvelles  inscriptions  découvertes  par 
M.  Bendall  au  cours  de  l'hiver  1884-1885  parurent  ruiner 
le  système  chronologique  du  pandit  \  et  conduisirent 
M.  Fleet  à  proposer  un  nouvel  arrangement  des  anciennes 


1.  V  Nepalye  iz'  putevyich'  zamyetoli'  Russkago,  dans  Vyeslnlk 
Ecropi,  1875,  n»  9  ;  —  Népal,  dans  0:erki  C'eilona  i  Liclii.  Petersburg, 
1878,  vol.  I.  p.  231-284.  Une  partie  de  cette  notice  se  retrouve  encore 
dans  :  Népal  i  ego  istoru/a  (compte  rendu  de  VHislory  of  Népal, 
publiée  par  Wright)  dans  le  Jurnal  Ministerstva  Narodnago  Prosv- 
yec'enia,  1878. 

2.  Catalogue  of  Ihe  Budd/iist  Sanskrit  Manuscrlpls  in  the  Uni- 
veraity  Library,  Cambridge,  with  introductory  notices  and  illustra- 
tions of  the  palœography  and  chronology  of  Népal  and  Bengal.  by 
C'eci^  Bendall,  3/.  A.,  etc.  Cambridge,  1883.  University  Press. 

3.  A  Journey  of  Lilerary  and  Archœoloyical  Research  in  Népal 
and  Northern  India  during  the  lointer  of  1884-1885,  by  Cecil 
Bendall.  M.  A.,  etc.  Cambridge,  1886.  University  Press. 

10 


146  LE   I\ÉPAL 

dynasties  du  Népal'.  M.  Bendall  a  fait  un  nouveau  voyage 
au  Népal  pendant  l'hiver  1898-1899  ;  les  résultats,  connus 
seulement  jusqu'ici  par  un  rapport  sommaire,  intéressent 
en  iiarliruliei'  la  paléographie,  où  M.  Bendall  est  passé 
maîli-e  etjouil  d'une  autorité  incontestée". 

En  1885,  le  D'  Le  Bon,  chargé  d'une  mission  du  Minis- 
tère de  l'Instruction  puhlique  en  vue  d'étudier  les  monu- 
ments de  l'hido,  ohtint  l'autorisation  de  visiter  le  ]\épal. 
Il  y  resla  une  semaine,  occupé  à  reproduire  les  plus  remar- 
quables monuments  de  la  vallée  ;  opérateur  habile  et 
amateur  éclaiié,  il  rapporta  du  Népal  un  choix  de  photo- 
graj)iiies  excellentes  qui  forment  encore  le  meilleur  recueil 
relatif  à  l'architecture  népalaise  \ 

Le  capitaine  Vansittarta  visité  Katmandou  en  1 888,  mais 
sans  y  séjourner.  Il  a  étudié  le  Népal  surtout  en  deçà  de  la 
frontière,  et  néanmoins  il  peut  se  flatter  de  connaître 
les  Gourkhas  presque  comme  un  Gourlvha.  Officier  de 
recrutement,  il  a  eu  l'occasion  d'examiner  et  d'interroger 
longuement   les  robustes   et  vaillants  montagnards    qui 

1.  Corpus  Inscriptionum  Indlcarum,  vol.  111:  The  Inscriptions  of 
the  Guptas.  Introduction:  On  the  chronology  of  Népal,  by  J.  F. 
Fleet. 

2.  Outline  Reijort  on  a  Tour  in  Northern  India  in  the  ivinter 
1898-1899;  dans  le  Cambridge  Universlty  Reporter,  5  décembre  1899. 
—  Kt  cf.  aussi  Proceedings  Asiat.  Soc.  Beng.  for  February,  1899. 

3.  Voyage  au  Népal,  par  le  D''  Gustave  Le  Bon.  Tour  du  Monde, 
1886,  l»""  semestre.  —  M.  Le  Bon  n'était  pas,  comme  il  se  l'imagine,  le 
piemier  Français  qu'on  vit  au  Népal.  Sans  remonter  au  xvni''  siècle  et 
au  P.  François  de  Tours,  Capucin,  la  musique  militaire  du  Népal  a  été 
organisée  vers  1850  par  un  Français,  Ventnon,  (|ue  le  Darbar  avait 
engagé  (Uldfield,  1,  219).  En  outre,  d'après  Cavenagh,  «  tout  ce  que  les 
Népalais  savent  de  la  fabrication  de  l'artillerie  leur  a  été  communiqué 
en  toute  probabilité  par  des  oi'liciers  français  ;  deux  en  particulier 
auraient  été  engagés  par  le  Népal  subséquemment  à  la  ratilication  du 
présent  traité  avec  les  Anglais  ;  je  suis  porté  à  le  croire.  »  {liough 
Notes,  p.  15.)  11  s'agissait  sans  doute  de  quelques-uns  de  ces  officiers  de 
fortune  qui  se  répandirent  à  travers  le  monde  après  la  chute  de  Napo- 
léon, et  dont  plusieurs  (Court,  Allard,  Ventura)  ont  laissé  un  souvenir 
duiable  dans  les  fastes  de  l'Inde. 


LES  DOCUMENTS  EUnOPÉEXS  147 

vieiiiionl  iiagner  sous  les  haimières  anglaises  une  solde  et 
une  pension  ;  attaché  au\  fusiliers  gourkhas,  il  a  vu  à 
l'œuvre  ces  soldats  résistants  et  loyaux  qui  sont  la  force  et 
Tàme  de  Tarmée  indigène.  Les  Notes  du  capitaine  Van- 
sittart,  à  écouterTaveu  candide  de  l'auteur,  consistent  poui" 
moitié  en  extraits  empruntés  çà  et  là  et  cousus  bout  à  bout  : 
mais  il  reste  une  large  moitié  d'informations  originales  et 
neuves  sur  les  peuplades,  les  trilms  et  les  classes  du  Népal, 
leurs  usages,  leurs  mœurs,  leurs  religions.  La  modestie 
exagérée  de  l'auteur  ne  doit  pas  donner  le  change  sur  la 
sérieuse  valeur  du  livre  '. 

En  mai  1897,  le  Pandit  (depuis:  Mahàmaliopàdhyàya) 
lïaraprasad  Shastri,  un  des  secrétaires  de  la  Société  Asia- 
tique du  13engale,  chargé  parle  Gouvernement  du  Bengale 
de  rechercher  les  manuscrits  sanscrits  sur  toute  l'étendue 
de  la  Présidence,  sollicita  et  obtint  d'étendre  ses  recherches 
au  Népal.  Le  Pandit  Haraprasad,  bi'ahmano  orthodoxe 
autant  que  savant,  avait  déjà  rendu  de  précieux  services 
à  l'étude  du  bouddhisme  népalais;  il  avait  été  le  principal 
collaborateur  du  Catalogue  des  ouvrages  sanscrits  bouddhi- 
ques du  Népal  publié  en  1882  sous  la  direction  et  sous  le 
nom  de  Hajendra  Lala  .Mitra',  on  se  trouve  analysée  en 
détail  la  niasse  vraiment  colossale  des  manuscrits  décou- 
verts par  llodgson  et  adressés  par  ses  soins  à  la  Société  du 
Bengale.  Haraprasad Shastri retournaau Népal endécembre 
1808  ;  il  y  accompagnait  M.  Bendall  qui  y  venait  aussi 
pour  la  seconde  fois.  Les  manuscrits  les  plus  intéressants 
découverts  au  cours  de  ces  deux  voyages  sont  décrits  dans 

1.  Nolca  on  Gourhha's,  dans /o;<;*«.  Roy.  As.  Soc.  Bencjal,  1889.  — 
Nouvelle  édition  remaniée  el  augmentée,  sous  le  titre  :  Xotes  on  Xepal, 
h}/  Captain  Eden  Vansittaut  i'/,5"'  Gurkhd  Jii/îes  (laie  dlslrict  recrui- 
ting  officer).  Wilh  an  inlroduclion  bi/  U.  H.  liislei/,  Indian  Civil 
Service,  etc.  Calcutta.  1896.  Government  Printing,  India. 

t.  The  Sanskrit  Buddhist  lilerature  of  Xrpal.  bij  Ràjem)kal.\la 
MiTKK,  LL.  D.,  C.  I.  E.  Calcutta.  1882.  Bajjlist  Mission  Press. 


148  LE    >;ÉPAL 

un  rapport  sommaire,  que  doit  suivre  un  catalogue  détaillé, 
fâcheusement  retardé  jusqu'ici*. 

Moi-même  enfin,  chargé  par  le  Ministère  de  l'Instruction 
publique  et  l'Académie  des  hiscriptions  et  Belles-Lettres 
d'une  mission  scientifique  dans  l'Inde  et  au  Japon,  j'ai  pu 
séjourner  deux  mois  au  Népal  en  1898.  Le  haut  patronage 
de  Sir  Alfred  Lyall  et  la  bienveillance  active  du  Résident, 
Colonel  H.  Wylie,  me  valurent  d'obtenir  l'indispensable 
passeport  d'admission.  Installé  à  Katmandou,  en  l'absence 
du  personnel  européen  de  la  Résidence,  je  rencontrai  au 
Darbar  un  accueil  gracieux,  un  intérêt  amical,  une  aide 
incessante.  J'ai  déjà  eu  l'occasion  d'en  témoigner  pubhque- 
ment  ma  reconnaissance  et  de  signaler  sommairement  les 
principaux  résultats  que  j'avais  obtenus  ^ 


1.  Report  on  the  search  of  scmskrit  Manuscripts  (1895  to  1900) 
hy  Mahâmahopâdhyûya  Haraprasad  Shàstrî,  honorary  joint  Philolo- 
gical  Secretaj'y,  Aaiatic  Society  of  Bengal.  Calcutta,  1901,  4". 

2.  Rapport  de  M.  Sylvain  Lévi  sur  sa  mission  dans  l'Inde  et  au 
Japon  ;  dans  les  Comptes  rendus  de  l'Académie  des  Inscriptions  et 
Belles-Lettres,  1899. 

Parmi  les  visiteurs  du  Népal,  je  dois  encore  mentionner  Schiagintweit 
qui  (d'après  Wright,  p.  63)  y  vint  en  1856  et  y  fit  un  certain  nombre 
d'observations.  —  L'ouvrage  de  Sir  Richard  Temple:  Journals  Kept  in 
Myderabad,  Kashniir,  Sikhini  and  Népal.  Londres,  1887,  2  vol.,  ne 
lient  pas  pour  le  Népal  au  moins  ce  que  le  titre  semble  promettre. 
M.  Temple  a  passé  une  semaine  en  touriste  à  la  résidence  de  Katmandou, 
et  les  quarante  pages  qu'il  a  écrites  sur  le  Népal  se  partagent  en  une 
introduction  banale,  qui  occupe  26  pages  (vol.  II,  221-247)  et  des  remar- 
ques «  on  a  tour  through  Népal  »  qui  tiennent  en  14  pages  (249-262).  — 
Je  ne  connais  que  par  la  bibliographie  un  article  de  Mrs.  Lockwood  de 
Forest:  a  little  hnoion  country  of  Asia.  A  Visit  to  Nepaul,  paru 
dans  le  Century,  LXii,  1901,  p.  74-82.  —Je  mentionne  enfin,  pour  n'être 
pas  suspect  de  les  ignorer,  les  articles  de  M.  Saleure  dans  les  Missions 
catholiques,  W,  1888,  p.  550-551,  560-562,  573-574,  583-584,  593-596, 605- 
608  :  Un  coin  des  Himalayas.  Le  royaume  de  Népal.  11  n'y  a  rien  à  tirer 
de  cette  compilation  sans  originalité  et  sans  critique.  —  Le  livre  de 
M.  Henry  Ballanti^e :  On  India's  frontier,  or,  Népal,  the  Gorkhas' 
m^ysterious  land,  New-York,  1895,  n'a  rien  de  commun  avec  la  science. 
—  Durch  Indien  ins  verschlosscj'ie  Land  Népal,  Efhnographische 
und  photographische  Studienblutter,  par  Klrt  Boeck,  Leipzig,  1902, 


DOCUMENTS    CHI>'OIS    ET    TIBÉTAINS  149 


II.  _  DOCUMENTS  CHINOIS  ET  TIBÉTAINS 


Les  voyages  des  Européens  au  Népal  ont  déjà  mis  en 
lumière  les  attaches  qui  lient  ce  royaume  aux  pays  trans- 
himalayens.  C'est  delà  Chine,  par  la  voie  du  Tibet,  que  les 
premiers  voyageurs  européens  sont  arrivés  au  Népal  ;  c'est 
Lhasa  que  la  Congrégation  de  la  Propagande  avait  désignée 
comme  la  métropole  de  la  mission  franciscaine  au  Népal  ; 
c'est  pour  ouvrir  des  relations  commerciales  avec  le  Tibet 

est  un  récit  de  voyage  sans  intérêt  pour  la  science,  mais  qui  vaut  par 
les  illustrations. 

D'après  un  article  anonyme  des  Missions  Catholiques,  XXXIII,  1901, 
p.  451-455,  464-466,  475  ;  485-492  :  502-504  ;  514  sur  la  Misslo)l  de  Betliah 
et  du  Népaul,  la  Sacrée  Congréiiation  de  la  Propagande  a  confié  le  20  avril 
1892  aux  Capucins  du  Nord  du  Tyrol  la  mission  de  Bettiah,  en  y  joignant 
les  districts  de  Champaran,  de  Saran.  de  Mozafl'arpur  et  de  Darbhanga, 
et  en  partie  ceux  de  Baghalpur  et  de  Monghir  ;  le  19  mai  1893,  elle  y  a 
encore  adjoint  le  royaume  du  Népal.  S'il  faut  en  croire  l'auteur  de 
Tarticle,  le  Népal  est  à  la  veille  de  se  convertir  car  «  récemment  le  roi 
du  Népaul  a  tout  à  fait  renoncé  aux  faux  dieux  ».  L'assertion  est  au  moins 
inattendue;  mais  la  preuve  suit.  «  En  1898,  sa  femme  qu'il  chérissait 
tendrement  fut  atteinte  de  la  petite  vérole.  Elle  guérit  heureusement, 
il  est  vrai,  mais  son  visage  garda  les  traces  indélébiles  de  cette  alTreuse 
maladie.  Vaniteuse  comme  elle  l'était,  la  reine  ne  put  se  résigner  à  être 
ainsi  déhgurée,  et  dans  un  moment  de  désespoir  elle  se  donna  la  mort. 
Le  roi  en  fut  profondément  affligé  :  sa  colère  se  déchaîna  d'abord  contre 
les  médecins.  Cela  ne  lui  suffit  point.  Dans  sa  fureur  il  ordonna  qu'on 
sortit  toutes  les  idoles  de  leurs  temples  et  qu'on  les  laissât  exposées  en 
plein  air.  Puis  il  fit  amener  des  canons  cliargés  et  commanda  le  feu 
contre  ces  statues  des  faux  dieux.  Les  canonniers  devinrent  pâles  de 
stupeur  en  entendant  cet  ordre  criminel.  Ils  refusèrent  d'obéir.  Alors 
le  roi  porta  contre  plusieurs  d'entre  eux  la  sentence  de  mort  et  les  fit 
pendre  sur-le-champ.  La  résistance  des  autres  fut  vaincue.  On  entendit 
unr  formidable  détonation.  Les  idoles  volèrent  en  miettes  et  retombèrent 
pulvérisées  sur  le  sol.  Cet  événement  est  peut-être  poin-  le  Népaul  le 
|)remier  pas  de  sa  conversion  au  christianisme  ».  L'histoire  est  exacte,  à 
un  détail  près  :  Tucte  sacrilège  raconté  ici,  et  resté  célèbre  dans  les 
traditions  du  Népal,  ne  date  pas  de  1898,  mais  de  1798! 


130  LE   NÉPAL 

el  la  Chine  inlôiieure  que  la  Compagnie  Brilanni([ue  des 
Indes  Orientales  envoyait  à  Katmandou  son  premier  agent. 
La  légende  indigène  exprime  la  môme  orientation:  c'est 
de  la  Chine  que  les  premiers  colons  du  Népal  arrivent  sous 
la  conduite  du  Bodhisattva  Mafijuçrî.  En  fait,  les  premières 
relations  positives  entre  le  Népal  d'une  part,  le  Tibet  et  la 
Chine  de  l'autre  datent  du  vu"  siècle  ;  elles  commencent  le 
jour  même  oi^i  les  peuplades  du  Tibet  émergent  à  la  civili- 
sation et  s'organisent  en  État.  Suspendues,  reprises,  inter- 
rompues encore  pour  être  à  nouveau  renouées,  elles 
inscrivent  régulièrement  leur  empreinte  dans  les  Annales 
chinoises.  Les  notices  sur  le  Népal  insérées  dans  l'Histoire 
des  T'ang  et  dans  l'Histoire  des  Ming  sont  des  modèles  de 
précision  et  d'exactitude  ;  elles  réfléchissent  le  génie  pra- 
tique de  la  race  impériale  qui  a  pétri  et  formé  l'Extrême- 
Orient  avec  autant  de  vigueur  et  de  bonheur  que  le  génie 
romain  a  fait  l'Occident.  Les  pèlerins,  les  fonctionnaires 
complètent  par  leurs  observations  les  documents  officiels. 
Tous  ces  textes,  disséminés  sur  un  espace  de  treize  siècles, 
éclairent  à  la  fois  du  dedans  et  du  dehors  l'histoire  du 
Népal.  Sans  une  indication  expresse  de  Hiouen-tsang,  la 
chronologie  ancienne  du  Népal  resterait  encore  le  jouet  des 
spéculations  fantaisistes  ;  il  a  suffi  d'une  date  insérée  dans 
l'histoire  des  T'ang  pour  renverser  un  échafaudage  de 
combinaisons  savantes.  Aux  temps  modernes,  la  guerre  de 
1792  qui  brisa  l'expansion  des  Gourkhas  au  Nord  de  l'Hi- 
malaya n'est  connue  que  par  les  sources  chinoises  ;  la 
chronique  népalaise  se  garde  bien  d'entrer  dans  les  détails 
d'une  entreprise  qui  aboutit  à  une  humiliation  durable. 
Les  rapports  chinois  révèlent  les  sourdes  menées  du  gou- 
vernement gourkha  au  cœur  même  du  xix^  siècle,  et 
trahissent  les  secrets  d'État  que  le  Darbar  se  flattait  de 
dissimuler.  La  littérature  tibétaine,  si  mal  connue  encore, 
réserve    certainement    de    précieuses    informations    aux 


DOCUMENTS    CHINOIS    ET    TIBÉTAINS 


151 


chercheurs  à  venir;  je  n'ai  pu  lui  emprunter  que  de  trop 
rares  données. 

Les  rapports  du  Népal  avec  la  Chine  et  le  Tibet  reflètent 
dans  leur  vicissitudes  les  grands  mouvements  de  l'Asie 
Centrale.  Le  Népal,  en  effet,  marque  l'extrême  limite  où 


Le  slùpa  de  Budlmàth,  le  .crand  temple  des  Tibétains  au  Népal. 


rinlliionce  chinoise  peut  alteindre,  à  l'apogée  de  son 
expansion.  Les  grandes  dynasties  impériales,  les  T'ang,  les 
Ming,  les  Mandchous,  réussissent  seules  à  inscrire  le  Népal 
parmi  les  royaumes  tributaires.  Dès  que  l'empire  s'affai- 
blit, son  action  s'épuise  et  se  perd  sur  la  vaste  étendue  des 
plateaux  tibétains.  Pour  rattacher  les  documents  entre 
eux,  j'ai  dû  par  conséquent  retracer  sommairement  dans 


152  LE   NÉPAL 

ce  chapitre  les  destinées  du  Tibet,  dans  la  mesure  où  elles 
intéressent  les  destinées  mêmes  du  Népal  ;  mais  cet  exposé 
ne  vise  qu'à  rétablir  rencbaînement  des  faits  au  point  de 
vue  de  l'histoire  népalaise  ;  il  n'est  ni  oiiginal,  ni  complet, 
et  n'a  pour  objet  que  d'encadrer  les  données  tirées  des 
textes  chinois  ou  tibétains  sur  le  Népal. 

Le  célèbre  pèlerin  Hioucn-tsang,  qui  visita  les  pays 
d'Occident  de  629  à  644,  paraît  être  le  premier  voyageur 
chinois  qui  ait  recueilli  des  informations  sur  le  Népal.  Son 
devancier  Fa-liien,  venu  deux  siècles  plus  tôt  dans  l'Inde, 
ne  mentionne  pas  le  Népal  dans  sa  brève  Relation  des 
Royaumes  bouddhiques;  et  pourtant  sa  tournée  pieuse 
l'avait  conduit  au  pied  même  de  l'Himalaya,  dansceTéraï, 
mi-hindou,  mi-népalais,  oii  foisonnent  les  souvenirs  du 
Bouddha  ;  il  y  avait  adoré  les  «  vestiges  sacrés  »  à  Kapila- 
vastu,  h  Çrâvastî.  Mais  il  avait  laissé  le  Népal  en  dehors  de 
son  itinéraire  et  de  ses  recherches. 

Hiouen-tsang  n'a  pas  visité  lui-même  le  Népal  ',  mais  il 


1.  Stanislas  Julien  (Préface  de  la  Vie  de  Hiouen-tsang,  p.  xxxvii)  a 
eu  le  mérite  de  signaler  et  de  mettre  en  pleine  lumière  la  phrase  déci- 
sive du  Ki-tsan,  Eloge  des  Mémoires  (de  Hiouen-tsang)  qui  permet  de 
distinguer  avec  certitude  les  pays  que  le  pèlerin  a  visités  en  personne 
et  ceux  qu'il  a  décrits  sur  la  foi  d'autrui.  «  Quand  le  texte  emploie  le 
mot  hing  <-  marcher»,  c'est  que  Hiouen-tsang  est  allé  lui-même  dans 
le  pays  ;  quand  il  emploie  tcheic  «  aller  »  c'est  quil  en  parle  d'après  les 
traditions  et  les  on-dit.  «  #  fr  #  Ijl  Jl  i^  -tlL  ^  ^  ^^  f$  fM 
lOi  -É*  (é^-  J^P-  X^^^  »  ^-  P-  6'"'  col.  11).  D'après  la  notice  bibliogra- 
phique sur  le  Si-yu-ki  extraite  du  Catalogue  de  la  Bibliothèque  de  Kien- 
long  que  Julien  a  traduite  en  tète  des  Mémoires  (I,  xxni  sqq.)  le  Ki-tscm  a 
pour  auteur  le  moine  Pien-ki,  contemporain  de  Hiouen-tsang,  qui  vivait 
dans  le  même  couvent,  et  que  les  catalogues  désignent  comme  le  «  rédac- 
teur »  des  Mémoires  composés  par  Hiouen-tsang.  Pien-ki  était  mieux 
qualifié  que  personne  pour  indiquer  la  valeur  précise  des  conventions 
admises  dans  le  texte.  Or  Julien,  dans  la  liste  qu'il  a  dressée  à  la  fin  de  la 
Vie  (p.  463  sqq.)  et  où  il  se  fonde  sur  ce  principe  de  critique  pour  distin- 
guer les  deux  catégories  de  notices  insérées  dans  les  Mémoires,  classe  le 
Népal  (n"  76)  parmi  les  royaumes  où  Hiouen-tsang  est  allé  en  personne. 
Il  ajoute  cependant  :  «  De  Fo-li-chi  Hiouen-tsang  retourne  à i^e?-c7ie-^i  et 
arrive  à  Mo-kia-t'o.  »  Fo-ll  chi  (n°  75),  c'est-à-dire  le  pays  des  Vrjjis 


DOCUMENTS    CEilNOIS    ET    TIBÉTAINS  153 

a  trouvé  plus  d'une  fois  l'occasion  de  s'en  informer,  soit 
auprès  des  moines  qui  lui  servaient  de  guides  entre 
Ayodliyâ  et  Vai('âlî,  dans  la  région  qui  borde  l'Himalaya, 
soit  au  couvent  de  Nàlanda  où  il  séjourna  près  de  deux  ans 
et  où  se  rencontraient  des  religieux  venus  de  l'Inde  entière, 
soit  auprès  des  princes  qui  briguèrent  riionneur  de  le 
recevoir,  Harsa  Çîlàditya  et  Kumâra  BhâsUara  varman. 
Kumâra,  roi  du  Kàmariipa,  touchait  de  près  au  Népal  ;  des 
rapports  n'avaient  pu  manquer  de  s'établir  entre  les  deux 


précède  immédiatement  le  Népal,  et  Fei-che-Ii,  r'est-à-dire  Vaiçàlî 
(n"  74),  précède  Fo-li-chi.  Si  Julien  avait  cru  que  liiouen-tsang  était  allé 
réellement  au  Népal,  il  n'aurait  pas  manqué  de  dire,  par  une  formule 
analogue  à  celle  qu'il  emploie  en  pareil  cas  (n"*  94,  108,  113,  125,  127, 
138)  :«  Delà,  Hiouen-tsang  revient  a  Fo-li-cfii  el  a  Fei-che-li  y>  ;\l  n'au- 
rait pas  repris  l'itinéraire  en  arrière  du  Népal,  à  Fo-li-chi.  Je  suis  donc 
porté  à  croire  que  Julien  a  péché  par  inadvertance,  et  qu'il  se  proposait 
en  réalité  de  désigner  le  Népal,  par  des  lettres  capitales,  comme  un  des 
pays  que  Hiouen-tsang  n'avait  pas  visités.  Comme  toujours,  l'erreur 
consacrée  par  la  haute  autorité  de  Julien  a  fait  fortune  ;  Cunningham 
dans  la  liste  qu'il  a  dressée  à  son  tour  (Ancient  Geography  of  IncUa, 
p.  563)  conduit  Hiouen-tsang  au  Népal  du  5  au  15  février  637.  J'ai  à  mon 
tour  répété  l'assertion  si  précise  de  Cunningham  dans  ma  Note  sicr  la 
chronologie  du  Népal  (Journ.  aaiat.,  1894,  2,  p.  57)  au  risque  d'ébranler 
par  là  même  la  chronologie  rectifiée  que  je  proposais  (cf.  p.  ex.  Kielhorn, 
A  List  of  Inscriptions  of  Northern  India,  dans  Epigraphia  Indica, 
vol.  V,  Appendix,  p.  73,  note  3).  L'examen  du  texte  des  Mémoires  de 
Hiouen-tsang  écarte  définitivement  ce  semblant  de  difficulté.  Tandis  que 
la  route  de  Vaiçâli  est  indiquée  en  ces  termes  :  «  De  là  il  marcha  (hing) 
140  à  150  li  et  arriva  à  Vaiçàli  »  et  celle  de  Vrjji  de  même  :  «  De  là  il 
marcha  (hing)  500  li  et  arriva  à  Vrjji  »,  pour  le  Népal  le  mot  caracté- 
ristique/un^ est  omis  :«  De  là,  1400  li  au  Nord-Ouest,  passant  des 
montagnes,  entrant  dans  une  vallée,  on  arrive  (tcheu)  au  Népal.  » 
L"absence  du  mot  hing  atteste  que  Hiouen-tsang  n'est  pas  allé  au  Népal. 
On  peut  observer  au  surplus  que  la  Vie  de  Hiouen-tsang  laisse  de 
côlé  le  Népal,  et  conduit  directement  le  pèlerin  du  royaume  des  Cancùs 
à  N'aiçâli,  et  de  N'aiçàlî  au  Magadha.  Julien  lui-même  signale  cette 
omission  et  complète  l'itinéraire,  dans  une  note  (p.  136)  à  l'aide  des 
Mémoiies.  qu'il  rend  ainsi  :  «  De  là,  à  1  400  ou  1  500  li  au  Nord-Ouest, 
on  franchit  des  montagnes,  on  entre  dans  une  vallée,  et  l'on  arrive  au 
Népal.  »  Je  ne  veux  pas  faire  état  en  ma  faveur  de  la  forme  employée 
ici  par  Julien  :  «  On  franchit...,  on  entre...,  on  arrive...  «  car  ill'emploie 
également  dans  le  cas  du  royaume  de  Vrjji,  alors  que  le  texte  emploie 
formcllemeni  le  mol  hing. 


04  LE   NEPAL 


États.  Quand  Narendra  deva,  contemporain  de  Hiouen- 
tsang,  installa  au  Népal  le  culte  de  Matsyendra  Nâtha,  il  y 
amena  le  dieu  «  par  le  chemin  du  Kàmariipa  »  selon  le 
témoignage  de  la  Chronique.  La  notice  de  Hiouen-tsang 
confirme  pleinement  par  sa  nature  l'indication  expresse  du 
texte,  qui  la  déclare  fondée  sur  des  informations  de  seconde 
main.  Si  Hiouen-tsang  était  monté  au  Népal,  il  y  aui-aitvu 
davantage,  et  mieux  ;  il  aurait  constaté  la  prospérité  du 
bouddhisme,  que  les  inscriptions  mettent  hors  de  doute, 
et  il  aurait  remarqué  les  anciens  stupas  élevés  dans  la 
vallée,  et  tout  d'abord  le  fameux  stûpa  de  Svayambhû 
Nâtha.  Comparée  aux  fragments  de  Wang  Hiuen-ts'e,  qui 
traversa  le  Népal  au  moment  même  où  Hiouen-tsang  quit- 
tait l'Inde,  la  notice  du  pèlerin  manifeste  plus  clairement 
encore  sa  sécheresse  et  sa  pauvreté.  Elle  réfléchit  avec 
fidélité  les  préjugés  malveillants  de  la  plaine  contre  la  mon- 
tagne ;  pour  l'Hindou  délicat,  les  rudes  habitants  de  l'Hi- 
malaya sont  des  brutes  épaisses,  laides  et  grossières. 
Néanmoins,  en  dépit  de  ses  imperfections,  ce  court  cha- 
pitre est  la  clef  de  voûte  de  l'histoire  népalaise,  grâce  au 
nom  du  roi  Amçuvarman  qui  s'y  trouve  cité. 

«  Le  royaume  de  JSl-po-lo  (Nepàlai  a  environ  quatre  mille 
li  de  tour.  Il  est  situé  au  milieu  des  montagnes  neigeuses. 
La  capitale  a  une  vingtaine  de  li  de  circuit.  Ce  pays  offre 
une  suite  de  montagnes  et  de  vallées  ;  il  est  favorable  à  la 
culture  des  grains  et  abonde  en  fieurs  et  en  fruits.  On  en 
tire  du  cuivre  rouge,  des  yaks  et  des  oiseaux  du  nom  de 
miny-ming  (jîvamjîva).  Dans  le  commerce  on  fait  usage  de 
monnaies  de  cuivre  rouge.  Le  climat  est  glacial  ;  les  mœurs 
sont  empreintes  de  fausseté  et  de  pertidie  ;  les  habitants 
sont  d'un  naturel  dur  et  farouche  ;  ils  ne  font  aucun  cas  de 
la  bonne  foi  et  de  la  justice  et  n'ont  aucunes  connaissances 
littéraires;  mais  ils  sont  doués  d'adresse  et  d'habileté  dans 
les  arts.  Leur  corps  est  laid  et  leur  figure  ignoble.  Il  y  a 


DOCUMENTS    CHINOIS    ET    TIBÉTAINS  153 

parmi  eux  des  hérétiques  et  de  vrais  croyants.  Les  couvents 
et  les  temples  des  Devas  se  touchent  les  uns  les  autres.  On 
compte  environ  deux  mille  religieux  qui  étudient  à  la  fois 
le  Grand  et  le  Petit  Véhicule.  On  ne  connaît  pas  exacte- 
ment le  nombre  des  brahmanes  et  des  dissidents.  Le  roi 
est  de  la  caste  des  2'"sa-ti-l/  (Ksatriyas)  et  appartient  à  la 
race  des  Li-tch'e-p'o  (Licchavis).  Ses  sentiments  sont  purs 
et  sa  science  éminente.  Il  a  une  foi  sincère  dans  la  loi  du 
Bouddha.  Dans  ces  derniers  temps  il  y  avait  un  roi  appelé 
Yang-c/wu-f(i-mo  (Amçuvarman)  qui  se  distinguait  par  la 
solidité  de  son  savoir  et  la  sagacité  de  son  esprit.  Il  avait 
composé  lui-même  un  Traité  sur  la  connaissance  des  sons 
(Çabda  vidyà  çâstra).  il  estimait  la  science  et  respectait  la 
vertu  ;  sa  réputation  s'était  répandue  en  tous  lieux. 

«  Au  Sud-Est  de  la  capitale,  il  y  a  un  petit  étang.  Si  Ton 
y  jette  du  feu,  une  tlamme  brillante  s'élève  aussitôt  à  la 
surface  de  l'eau  ;  si  l'on  y  jette  d'autres  objets,  ils  changent 
de  nature  et  deviennent  du  feu  '.  » 

Tandis  que  Hiouen-tsang,  lié  par  un  engagement  ancien, 
rentrait  en  Chine  par  la  voie  détournée  du  Pamir,  une 
ambassade  chinoise  s'acheminait  vers  l'Inde  h  travers  le 
Tibet".  Li  I-piao  la  commandait,  avec  Wang  Hiuen-ts'e 
pour  second,  et  vingt-deux  hommes  d'escorte.  Elle  rame- 
nait dans  l'Inde  un  brahmane,  venu  comme  hôte  officiel  de 
l'Empire.  La  route  qu'elle  suivait  n'avait  pas  encore  été 
frayée  ;  des  événements  récents,  et  considérables,  l'avaient 
presque  soudainement  ouverte.  A  la  fin  du  vT  siècle,  le 
Tibet  barbare  et  sauvage  s'était  organisé  en  nation  ;  le 
second  roi  du  Tiiiet,  Srong-tsan  Gam-po,  avait  fondé  Lhasa, 
étendu  son  empire  au  loin,  passé  l'Himalaya,  essayé  sur  le 


1.  HioL'EN-TsANG.  Mémoires  sicr  les   contrées  occidentales.  Trad. 
Stanislas  Julien,  t.  I,  p.  407. 

2.  Sylvain  Lt\i.  Les  unissions  de  Wang Hiiien-ls'e  dans  flnde,  dans 
le  Journ.  asial.  1900.  mais-avril  t't  luni-jtiin. 


156  LE    NÉPAL 

Népal  la  force  j:^randissante  de  ses  armes  ;  vainqueur,  il 
avait  exigé  du  roi  Amçuvarman  la  main  de  sa  fille.  Puis  il 
s'était  retourné  contre  les  Chinois,  avait  osé  réclamer  à  la 
famille  des  T'ang-  une  princesse  de  sang  impérial  comme 
épouse,  et  avait  fini  par  l'obtenir  à  force  de  victoires.  Les 
deux  reines,  qu'une  môme  fortune  amenait  des  bouts  de 
l'horizon  à  la  cour  d'un  barbare  de  génie,  avaient  de  com- 
mun un  zèle  ardent  pour  la  foi  bouddhique  ;  elles  avaient 
l'une  et  l'autre  apporté  de  leur  patrie  leurs  idoles,  leurs 
rites,  leurs  livres  saints.  Srong-tsan  Gam-po  se  laissa 
gagner  à  leur  influence,  qui  servait  en  réalité  ses  ambi- 
tions. Converti  au  bouddhisme  avec  son  peuple,  il  frayait 
de  pair  avec  ses  voisins  de  l'Inde  et  de  la  Chine.  Désormais 
une  route  continue,  jalonnée  de  monastères  et  de  chapelles, 
alla  de  l'Empire  du  Milieu  à  l'Hindoustan  en  passant  par 
Lhasa.  La  mission  de  Li  Lpiao  suivit  d'abord  la  route 
qu'avait  foulée  en  641  le  cortège  de  la  princesse  Wen- 
tch'eng  ;  après  Lhasa  elle  rejoignit  l'Himalaya  et  le  franchit 
à  la  passe  de  Kirong  par  le  chemin  qu'avait  pris  le  cortège 
de  la  princesse  népalaise  \  Elle  atteignit  ainsi  le  Népal. 
Li  I-piao  et  ses  compagnons  y  furent  accueillis,  soit  à  l'aller, 
soit  au  retour,  par  le  roi  Narendra  deva  qui  se  plut  à  leur 
en  montrer  les  curiosités,  entre  autres  la  source  flambante 
dont  la  description  avait  émerveillé  déjà  Hiouen-tsang. 

La  mission  est  à  peine  de  retour  que  l'empereur  T'ai- 
tsoung,  satisfait  des  résultais  obtenus,  envoie  une  nouvelle 
mission  au  Magadha.  Wang  Hiuen-ts'e  en  est  cette  fois  le 
chef,  assisté  de  Tsiang  (^heu-jenn  comme  second  ;  il 
dispose  d'une  escorte  de  trente  cavaliers.  Mais  Harsa  Çflâ- 


1.  Au  témoignage  du  BodJilmor,  «  les  grands  Népalais  accompa- 
gnèrent la  princesse  jusqu'à  la  ville  de  Dschirghalangtu  du  pays  de 
Mangjul,  et  s'en  retournèrent  »  (Irad.  Schmidt,  p.  335).  Mangjul  est 
d'après  Jâschke  et  Sarat  Chandra  Das,  le  pays  où  se  trouve  la  passe  de 
Kirong  (Tibet.  Dlct.  s.  v.  Man  yul). 


DOCUMENTS    CHINOIS    ET    TIBÉTAINS  157 

ditya  meurt  avant  l'arrivée  de  l'ambassade  ;  le  ministre  qui 
a  usurpé  le  trône  vacant  ne  se  soucie  pas  de  demander 
l'investiture  aux  T'ang  ;  il  se  méfie  du  pouvoir  lointain  qui 
cherche  à  intervenir  dans  les  affaires  de  Tlude.  11  attaque 
la  mission,  massacre  l'escorte,  pille  le  trésor  ;  l'envoyé  et 
sons  econd  s'échappent  à  la  faveur  de  la  nuit.  Heureusement 
pour  Wang  Hiuen-ts'e,  et  pour  l'honneur  de  la  Chine,  le 
Népal  est  proche  ;  Srong-tsan  Gam-po,  l'allié  de  la  famille 
impériale,  est  vite  prévenu.  Le  Tibet  donne  à  Wang  Hiuen- 
ts'e  1  200  soldats,  le  Népal  7  000  cavaliers.  A  la  tête  de  cette 
petite  armée,  l'envoyé  chinois  fond  sur  le  Magadha,  défait 
les  troupes  indiennes,  emporte  la  capitale,  s'empare  de 
l'usurpateur  et  le  ramène  triomphalement  en  Chine,  où  il 
arrive  en  648.  Wang  fut  encore  chargé  d'une  troisième 
mission  dans  «les  pays  d'Occident  »  (l'Inde)  et  passa  encore 
une  fois  au  Népal  en  657.  Rentré  définitivement  dans  sa 
patrie,  il  publia  vers  665  une  Relation  de  ses  voyages, 
malheureusement  perdue.  Parmi  les  rares  fragments  con- 
servés par  des  citations,  plusieurs  ont  trait  aux  merveilles 
du  Népal  et  montrent  avec  quelle  attention  l'ambassade 
avait  visité  le  pays. 

I.  —  «  Le  Si-kouo-huig-tchoan  de  Wang  Hiuen-ts'e  dit: 
La  seconde  année  Hien-king  (657)  un  ordre  impérial  envoya 
Wang  Hiuen-ts'e  et  d'autres  dans  les  royaumes  d'Occident 
pour  offrir  au  Bouddha  un  kasâya.  Ils  allèi^ent  au  Ni-po-lo 
(Nepcàlai  vers  le  Sud-Ouest.  Arrivés  à  P'ouo-lo-tou,  ils 
vinrent  à  l'Est  du  village  au  fond  d'une  dépression.  Il  y 
avait  là  un  petit  lac  d'eau  en  feu.  Si  l'on  prend  en  main  du 
feu  allumé  pour  l'éclairer,  soudain  à  sa  surface  paraît  un 
feu  éclatant  qui  sort  du  sein  même  de  l'eau.  Si  on  veut 
l'éteindre  en  l'arrosant  avec  de  l'eau,  l'eau  se  change  en 
feu  et  brûle.  L'envoyé  chinois  et  sa  suite  y  déposèrent  une 
marmite  et  firent  cuire  ainsi  leur  nourriture.  L'envoyé 
interrogea  le  roi  du  pays;  le  roi  lui  répondit:  Jadis,  en 


158  LE    .NÉPAL 

frappant  à  coups  de  bâton,  on  fit  paraître  un  coffret  d'or; 
ordre  fut  donné  à  un  homme  de  le  tirer  au  dehors.  Mais 
chaque  fois  qu'on  le  retirait,  il  replongeait.  La  tradition 
dit  que  c'est  l'or  du  diadème  de  Mi-le  P'ou-sa  (Maitreya 
Bodliisattva),  lequel  doit  venir  parfaire  la  voie.  Le  Nâga  du 
feu  le  protège  et  le  défend  ;  le  feu  de  ce  lac,  c'est  le  feu  du 
Nâga  du  feu  \  » 

IL  —  <(  Au  Sud-Est  de  la  capitale,  à  une  petite  distance, 
il  y  a  un  lac  d'eau  et  de  feu.  En  allant  à  un  li  vers  l'Est,  on 
trouve  la  fontaine  A -/(7-/?o-/?'  \\.q  F a-youen-t chou-Un  porte  : 
A-ki-po-mi  ;  même  alternance  que  dans  les  deux  rédactions 
de  V Histoire  des  Tang\.  Le  tour  en  est  de  20  pou  (40 pas). 
Au  temps  sec  comme  à  la  saison  des  pluies,  elle  est  pro- 
fonde ;  elle  ne  s'écoule  pas,  mais  bouillonne  toujours.  Si 
l'on  tient  en  main  du  feu  allumé,  l'étang  tout  entier  prend 
feu  ;  la  fumée  et  la  flamme  s'élèvent  à  plusieurs  pieds  de 
haut.  Si  l'on  arrose  alors  ce  feu  avec  de  l'eau,  le  feu  devient 
plus  intense.  Si  on  y  lance  de  la  terre  en  poudre,  la  flamme 
cesse  et  ce  qu'on  y  a  jeté  devient  de  la  cendre.  Si  l'on 
place  une  marmite  au-dessus  de  l'eau  pour  y  faire  cuire  des 
aliments,  ils  sont  bien  cuits.  Il  y  avait  jadis  dans  cette  fon- 
taine un  coffre  d'or.  Un  roi  ordonna  d(î  tirer  ce  coffre  au 
dehors.  Quand  on  l'eut  amené  hors  de  la  bourbe,  des 
hommes  et  des  éléphants  le  hâtèrent  sans  réussir  ta  le 
faire  sortir.  Et  dans  la  nuit  une  voix  surnaturelle  dit:  Ici 
est  le  diadème  de  Maitreya  Bouddha  ;  les  créatures  ne 
peuvent  assurément  pas  l'obtenir,  car  le  Nâga  du  feu  le 
garde. 

«  Au  Sud  de  la  ville,  à  plus  de  10  li,  se  trouve  une  mon- 
tagne isolée  couverte  d'une  végétation  extraordinaire  ;  des 


1.  Missions  de  Wang...  Fragment  IV,  tiré  du  Fa-youen-tchou-lin, 
chap.  XVI,  p.  15'',  col.  17.  —  J'ai  depuis  retrouvé  le  même  passage  repro- 
duit littéralement  dans  le  Tchou-king  yao-lsi,  par  Tao-che,  auteur  du 
Fa-youcn-tchoit-lin,  édil.  japon.,  XXXVl,  1,  p.  S". 


DOCUMENTS    CHINOIS    ET    TIBÉTAINS  159 

temples  s'y  disposent  en  étages  nombreux  qu'on  prendrait 
pour  une  couronne  de  nuages.  Sous  les  pins  et  les  bam- 
bous, les  poissons  elles  dragons  suivent  l'homme,  appri- 
voisés et  confiants.  Ils  approchent  de  l'homme  et  viennent 
recevoir  à  manger.  Qui  leur  fait  violence  cause  la  ruine 
des  siens. 

((  Récemment  les  ordres  de  l'Empire  passaient  par  ce 
royaume  et  de  là  se  répandaient  au  loin.  Maintenant  il 
dépend  du  T'ou-fan  (Tibet)*.  » 

III.  —  ((  Dans  la  capitale  du  Népal  il  y  a  une  conslruction 
à  étages  qui  a  plus  de  200  tcli'eu  de  hauteur  et  80  pou 
(400  pieds)  de  tour.  ])i\  mille  hommes  peuvent  trouver 
place  dessus.  Elle  est  divisée  en  trois  terrasses,  et  chaque 
terrasse  est  divisée  en  sept  étages.  Dans  les  quatre  pavillons, 
il  y  a  des  sculptures  à  vous  émerveiller.  Des  pierres  et  des 
perles  les  décorent".  » 

En  même  temps  que  la  Cour  hiipériale,  l'Eglise  boud- 
dhique de  Chine  profitait  de  la  voie  qui  venait  de  s'ouvrir 
sous  les  auspices  de  deux  reines  dévotes.  Entraînés  par 
l'exemple  de  Hiouen-tsang,  que  sa  patrie  avait  salué  au 
retour,  après  seize  ans  d'absence,  comme  un  héros  et 
comme  un  saint,  emportés  vers  les  Lieux  Saints  du  Boud- 
dhisme par  un  élan  de  ferveur  qui  évoque  à  la  mémoire 
l'Europe  des  croisades,  défendus  contre  les  risques  d'une 
longue  route  par  le  prestige  encore  récent  d'une  nouvelle 


1.  Les  fragments  II  et  III  ne  sont  pas  cités  expressément  sous  le  nom 
(le  Wang  Hiuen-ls'e,  mais  il  est  peu  douteux  qu'ils  lui  soient  empruntés 
par  le  Fa-youen-tchoii-lin,  chap.  xxix,  p.  96,  col.  14  et  le  Cheu-kia- 
fang-tchi,  chap.  i,  p.  97,  col.  13.  Cf.  Missions  de  Wang...,  p.  440  sqq.  ; 
aussi  pour  les  identifications,  .le  pense  que  la  colline  décrite  est  celle  de 
Svayamhhù.  L'étang  est  peut-être  représenté  aujourd'hui  par  l'étang  de 
Taudàli,  au  S.-O.  de  la  vallée.  VA.  Wright,  p.  178,  n.  «  During  flie  pré- 
sent i-eign  an  unsuccessful  atlempt  was  inade  to  draw  ofl"  th(!  water  with 
the  view  of  getting  tlie  wealth  supposed  to  he  sunk  in  il.  »  Mais  la 
superstition  du  trésor  caché  se  retrouve  partout  au  Népal. 

2.  Cheu-hia-fa/tg-lchi.  comme  ci-dessus. 


160  LE    NÉPAL 

dynastie,  iino  multilude  de  pèlerins  foulaient  alors  tous  les 
chemins  qui  vont  de  la  Chine  à  l'Inde,  ouvriers  obscurs  de 
l'expansion  chinoise.  Le  Népal  en  vit  passer  plusieurs,  et 
leur  fut  hospitalier.  Le  plus  mystérieux  de  tous  et  le  plus 
considérable  était  Hiuen-lchao  ;  parti  de  Chine  vers  640, 
il  avait  pris  par  le  Tokharestau  et  le  Tibet  ;  la  princesse 
chinoise  qu'avait  épousée  Srong-tsan  Gam-polui  donna  une 
escorte  pour  le  conduire  dans  l'Inde  du  Nord.  Wang 
Hiuen-ts'e,  au  cours  d'une  de  ses  missions,  avait  entendu 
vanter  les  vertus  de  ce  religieux  ;  il  les  signala  dans  son 
rapport  au  trône,  et  il  reçut  mandat  de  ramener  Hiuen-tch'ao 
à  la  capitale.  Hiuen-tch'ao  rappelé  par  l'empereur  «  passa 
par  le  royaume  de  Népal  ;  le  roi  de  ce  pays  lui  donna  une 
escorte  qui  l'accompagna  jusque  chez  les  Tibétains  ;  il  y 
retrouva  la  princesse  Wen-tch'eng  [la  reine]  qui  lui  donna 
beaucoup  de  présents,  le  traita  avec  honneur,  et  lui  pro- 
cura les  moyens  de  revenir  dans  le  pays  des  T'ang.  »  Il  mit 
neuf  mois  pour  se  rendre  de  l'Inde  du  Nord  à  Lo-yang,  où 
il  arriva  en  664-665. 

Il  avait  dû  traverser  le  Népal  h  la  fin  de  l'an  663.  Un 
ordre  de  l'empereur  le  renvoya  presque  aussitôt  dans 
l'Inde  ;  il  passa  cette  fois  sur  les  traces  de  Hiouen-tsang  par 
le  versant  occidental  du  Pamir,  franchit  l'Indus,  et  s'en  alla 
séjourner  à  la  grande  Université  bouddhique  de  Nâlanda, 
en  Magadha.  C'est  là  qu'il  fut  rencontré,  entre  675  et  685, 
par  l'illustre  émule  de  Hiouen-tsang,  I-tsing,  qui  y  pour- 
suivait de  laborieuses  et  fécondes  études.  Mais  quand 
Hiuen-tch'ao  songea  au  retour,  l'Asie  Centrale  avait  brusque- 
ment changé  de  face.  L'Islam  à  peine  fondé  venait  d'entrer 
en  scène  :  «  sur  le  chemin  du  Kapiça,  les  Arabes  arrêtaient 
les  gens.  »  Le  Tibet  s'était  brouillé  avec  la  Chine  :  «  sur  le 
chemin  du  Népal,  les  Tibétains  s'étaient  massés  pour  faire 
obstacle  et  empêcher  de  passer.  »  De  toutes  les  routes  de 
la  veille,  il  ne  restait  plus  que  la  voie  de  mer,  Hiuen-tch'ao 


DOCUMENTS    CHINOIS    ET    TIBÉTAINS  164 

n'eut  pas  le  temps  de  l'entreprendre.  Il  tomba  malade  et 
mourut  dans  l'Inde  du  Centre. 

D'autres  religieux  avaient  encore  réussi  à  passer  eu 
temps  opportun.  Entre  650  et  655,  un  moine  natif  d'outre- 
Chine,  parti  de  Corée,  Hiuen-t'ai,  traversa  le  Népal  pour 
atteindre  l'Inde  Centrale.  Vers  le  même  temps,  Tao-fang 
se  rend  au  Magadha  par  la  voie  du  Népal  ;  il  séjourne  plu- 
sieurs années  au  couvent  de  Maliâbodhi,  puis  retourne  au 
Népal  où  il  se  fixe.  Il  y  demeurait  encore  vers  690.  Peut- 
être  il  aimait  à  y  retrouver  le  dieu  de  son  berceau,  Mafiju- 
çrî,  adoré  sur  les  hauteurs  de  l'Ou-t'ai  clian,  dans  l'arron- 
dissement de  Ping  où  il  était  né,  et  que  le  bouddhisme 
népalais  vénère  aussi  comme  une  sorte  de  divinité  patronale. 
C'est  aussi  du  même  arrondissement  de  Ping  que  venait  le 
religieux  Tao-cheng  qui  s'achemina  vers  Nâlanda,  peu  de 
temps  avant  Fan  650,  par  le  Tibet  et  le  Népal.  Sur  le  che- 
min du  retour,  il  ne  revit  le  Népal  que  pour  y  mourir,  à 
l'âge  de  50  ans.  Le  Népal  fut  encore  funeste  à  Matisimha, 
natif  de  Tch'ang-ngan,  qui  vint  mourir  au  Népal  à  40  ans, 
tandis  qu'il  rentrait  dans  sa  patrie,  et  aussi  à  Hiuen-hoei, 
qui  revenaitdu  couvent  de  Mahâbodhi,  et  n'avait  que  30  ans 
quand  il  mourut  au  Népal.  Sans  doute  affaiblis  déjà  par  le 
climat  de  l'Inde,  ils  contractaient  au  passage  du  Téraï  des 
fièvres  mortelles.  Les  couvents  népalais  recurent  encore 
comme  hôtes  deux  Chinois  à  demi  tibétains  déjà  ;  leur 
mère  était  la  nourrice  de  «  la  princesse  tibétaine  ».  L'un 
d'eux  résidait  encore  au  Népal  dans  le  Çiva-vihàra,  quand 
I-tsing  était  dans  l'Inde  '. 

Dès  que  le  Népal  avait  connu  la  puissance  de  l'Luipire 


1.  \.  sur  ces  divers  personnages  :  I-tsing.  Les  religieux  éminenlsi  (/in 
allèrent  chercher  la  loi  dans  l'Occident  sous  la  dynastie  des  Tang, 
trad.  lîdouai-d  Cliavannes.  Paris,  1894;  ^  l(Hiuen  tchao);  §6(Hiuen-l'ai)  ; 
§  11  (Tao-lang);  S  12  (Tao-cheng)  :  ^  15  (Matisimlia) '•  ^  ^6  (Hiuen-hoei); 
§  18  et  19  (les  deux  derniers). 

11 


162  LE    NÉPAL 

Chinois,  il  s'était  cmprossô  de  rechercher  la  protection  du 
suzerain  lointain  qui  pouvait  le  défendre  contre  les  convoi- 
tises des  Hindous  et  des  Tibétains,  sans  menacer  de  trop 
près  son  indépendance.  Le  roi  Narendra  deva,  qui  avait 
accueilli  avec  déférence  la  mission  de  Li  1-piao  vers  644. 
envoya  en  651  une  ambassade  porter  au  Fils  du  Ciel  ses 
présents  respectueux.  L'Inde  et  la  Chine  à  ce  moment  sem- 
blaient se  chercher,  s'appeler,  et  vouloir  se  fondre  pour 
élaborer  en  commun  une  forme  supérieure  de  civilisation  ; 
l'œuvre  patiente  des  apôtres  et  des  pèlerins  qui  sillonnaient 
depuis  cinq  siècles  le  centre  de  l'Asie  allait  porter  ses 
fruits.  Un  voisin  du  Népal,  un  prince  hindou  qui  préten- 
dait sortir  d'une  dynastie  vieille  de  quatre  mille  ans,  le 
plus  puissant  vassal  de  l'empereur  Harsa  Çîlâditya,  Kumâra 
Bhâskara  varman,  roi  de  Kàmarûpa,  comblait  de  préve- 
nances les  Chinois  qui  passaient  dans  l'Inde,  quils  fussent 
des  envoyés  officiels  comme  Li  I-piao  et  Wang  Hiuen-ts'e 
ou  des  moines  comme  Hiouen-tsang  et  Tao-cheng.  Tout 
attaché  qu'il  était  aux  doctrines  orthodoxes  du  brahma- 
nisme, il  sollicitait  de  la  faveur  impériale  une  traduction 
sanscrite  des  œuvres  de  Lao-tzeu  '.  Le  mysticisme  méta- 
physique de  l'Inde  et  le  réalisme  vigoureux  de  la  Chine  mis 
en  contact  pouvaient  créer  dans  l'Extrême-Orient  un  monde 
harmonieux  de  croyance  et  d'action.  Les  Arabes  et  les 
Tibétains  surgirent  tout  à  coup  pour  anéantir  à  l'envi  ce 
beau  rêve.  Un  demi-siècle  avait  suffi  pour  porter  la  vague 
furieuse  de  l'Islam  jusqu'au  pied  du  Pamir,  un  demi-siècle 
avait  suffi  pour  créer  sur  les  plateaux  glacés  du  Tibet  une 
puissance  rivale  des  T'ang,  La  Chine,  humiliée,  recule. 
C'est  en  vain  que  trois  fois,  entre  713  et  741,  le  Centre  et 
le  Sud  de  l'Inde  sollicitent  le  secours  de  l'Empereur,  qu'ils 
croient  encore  tout-puissant,  contre  les  deux  ennemis  qui 

l.  Les  missions  de  Wang  Hiuen-ts'e,  p.  308,  n.  1. 


DOCUMENTS    CHINOIS    ET    TIBÉTAINS  163 

menacent  leurs  frontières.  Le  descendant  de  T'ai-tsong, 
Hiuen-tsong,  se  contente  d'octroyer  aux  armées  liiudoues 
un  titre  d'honneur.  L'Inde  a  compris  cet  aveu  d'imj)uis- 
sance.  «  A  daler  de  760,  les  rois  de  l'Inde  cessèrent  de  venir 
à  la  cour'.  » 

A  la  chute  de  la  dynastie  T'ang,  vers  le  début  du  x'  siècle, 
les  relations  entre  le  Népal  et  la  Chine  étaient  suspendues 
depuis  deux  cent  cinquante  ans  ;  mais  les  archives  impé- 
riales avaient  conservé  les  informations  quon  avait  pu 
recueillir  sur  le  petit  royaume  de  l'Himalaya,  soit  par 
les  rapports  officiels,  soit  par  les  récits  des  voyageurs. 
Quand  la  nouvelle  dynastie  entreprit,  selon  l'usage,  d'écrire 
l'histoire  des  T'ang  qu'elle  avait  remplacés,  on  y  inséra 
dans  la  section  géographique  une  notice  sur  le  Népal, 
compilée  à  l'aide  de  ces  matériaux.  La  Relation  de  Wang 
Hiuen-ts'e  en  a  sans  doute  fourni  la  plus  grande  paitie". 

«  Le  royaume  de  Ni-po-io  (Népal)  est  droit  à  l'Ouest  du 
Tou-faa  (Tibet)  '\  Les  habitants  ont  coutume  de  raser  leurs 
cheveux  juste  au  niveau  des  sourcils  ;  ils  se  percent  les 
oreilles  et  y  suspendent  des  tubes  de  bambou  ou  de  la  corne 
de  bœuf';  c'est  une  marque  de  beauté  que  d'avoir  les 
oreilles  tombant  jusqu'aux  épaules.  Ils  mangent  avec  leurs 

1.  Ma  Toan-i.in,  NoUcp  sirr  l'Inde,  Irad.  Slaiiislas  Julien,  dans  Journ. 
asiat.,  1847,  2. 

2.  Je  r(!produis  ici  la  traduction  que  j'ai  déjà  publiée  dans  ma  Xote 
sitr  l((  chronologie  du  XéjMil,  dans  le  Journ.  asial..  1894,  2,  j).  65. 
Les  Annales  des  T'ang  existent  en  deux  rédactions,  désignées  respecti- 
vement comme  l'Ancienne  et  la  Nouvelle  Histoire.  ,J'ai  traduit  le  texte 
(jue  donne  VAnclenne  histoire,  chap.  221.  Des  Annales,  la  notice  sur 
le  Népal  a  passé  avec  quelques  variantes  dans  le  T'ong-tien  et  dans  l'en- 
cyclopédie de  Ma  Toan-lin  ;  lîémusat  a  traduit  le  texte  de  ce  compilateur 
dans  ses  Nouveaux  mélanges  asiatiques,  t.  1,  p.  193.  .l'indiquerai 
dans  les  notes  les  variantes  de  la  Nouvelle  histoire,  et  aussi  celles  du 
T'ong-tien  rédigé  au  x*^  siècle  et  copié  par  Ma  Toan-lin. 

3.  La  Noiiv.  hist.  insère  ici  :  «  Dans  la  vallée  de  Lo-ling.  dans  ce  |jays 
on  ti'ouve  en  abondance  le  cui\  re  rouge  et  le  yak  ».  Cf.  Hiouen-lsang, 
sup.  p.  154. 

4.  Le  T'ong  tien  sup[)iinie  «  la  corne  tle  bœuf  ». 


164  LE    NÉPAL 

mains,  sans  employer  de  cuillers  ni  de  bâtonnets.  Tous 
leurs  ustensiles  sont  faits  de  cuivre.  Les  marchands,  tant 
ambulants  qu'établis,  y  sont  nombreux  ;  les  cultivateurs, 
rares  \  Us  ont  des  monnaies  de  cuivre  qui  portent  d'un 
côté  une  figure  d'homme,  et  au  revers  un  cheval ■.  Ils  ne 
percent  pas  les  narines  des  bœufs.  Ils  s'habillent  d'une 
seule  pièce  de  toile  qui  leur  enveloppe  le  corps.  Ils  se 
baignent  plusieurs  fois  par  jour.  Leurs  maisons  sont  con- 
struites en  bois  ;  les  murs  en  sont  sculptés  et  peints.  Ils 
aiment  beaucoup  les  jeux  scéniques,  se  plaisent  à  souffler 
la  trompette  et  à  battre  le  tambour '.  Ils  s'entendent  assez 
bien  au  calcul  des  destinées  et  aux  recherches  de  philoso- 
phie physique.  Ils  sont  également  habiles  dans  l'art  du 
calendrier ^  Ils  adorent  cinq'^  esprits  célestes,  et  sculptent 
leurs  images  en  pierre  ;  chaque  jour  ils  les  lavent  avec  une 
eau  purifiante.  Ils  font  cuire  un  mouton  et  l'offrent  en 
sacrifice. 

((  Leur  roi  Na-Ung  ti-po  (iNarendra  deva)  se  pare  de 
vraies  perles,  de  cristal  de  roche,  de  nacre,  de  corail, 
d'ambre  "^  ;  il  a  aux  oreilles  des  boucles  d'or  et  des  pendants 
de  jade,  et  des  breloques  à  sa  ceinture,  ornées  d'un  Fou- 
tou  (Buddha).  11  s'asseoit  sur  un  siège  à  lions  (simhâsana); 
à  l'intérieur  de  la  salle  on  répand  des  fleurs  et  des  parfums. 


1.  La  Nouv.  hist.  ajoute  :  «  Parce  qu'ils  ne  savent  pas  labourer  avec 
les  bœufs.  » 

2.  La  Nouv.  hist.  change  le  sens  par  suite  d'une  ponctuation  erronée  : 
«  Ils  ont  des  monnaies  de  cuivre  qui  portent  d'un  côté  une  figure 
d'homme,  et  au  revers  un  cheval  et  un  bœuf,  et  (jui  n"ont  pas  de  trou 
au  milieu.  » 

3.  La  Nouv.  hist.,  le  Tong-tien  et  M\  Toan-lin  suppriment  cette 
dernière  proposition. 

4.  La  Nouv.  hist.  dit  seulement  :  «  Ils  s'entendent  à  raisonner,  à 
mesurer,  à  faire  le  calendrier.  » 

5.  La  Nouv.  hist.  omet  le  mot  «  cinq  ». 

(■).  Le  Tong-tien  remplace  cette  énumération  par  ces  simples  mots  : 
«  Le  roi  porte  im  grand  nombre  d'ornements,  de  pierres  précieuses  et 
de  pei'Ies.  » 


DOCUMENTS    CHINOIS    ET    TIBÉTAINS  165 

Les  grands  et  les  officiers  et  toute  la  cour  sont  assis  à 
droite  et  à  gauche  par  terre  ;  à  ses  côtés  sont  rangés  des 
centaines  de  soldats  en  armes, 

«  Au  milieu  du  palais  il  y  a  une  tour  de  sept  étages, 
couverte  de  tuiles  en  cuivre.  Balustrades,  grilles,  colonnes, 
poutres,  tout  y  est  orné  de  pierres  et  de  pierreries.  A 
chacun  des  quatre  coins  de  la  tour  est  suspendu  un  tuyau 
de  cuivre  ;  en  bas  il  y  a  des  dragons  d'or  qui  jettent  Teau. 
En  haut  de  la  tour  on  verse  de  l'eau  dans  des  auges  ;  de  la 
bouche  des  dragons  elle  sort  en  jaillissant  comme  d'une 
fontaine. 

«  Le  père  de  Na-ling  ti-po  fut  renversé  du  troue  par  son 
frère  puîné  '  ;  Na-linf/  ti-po  s'enfuit  pour  échapper  à  son 
oncle.  Les  T'ou-fan  lui  donnèrent  refuge  et  le  rétablirent 
sur  son  trône  ;  il  devint  en  conséquence  leur  vassal.  Dans 
la  période  Tcheng-koan  (627-649)  Li  I-piao,  officier  mili- 
taire de  l'empereur  envoyé  en  ambassade  dans  l'Inde,  passa 
par  ce  royaume.  Na-ling  ti-po  le  vit  avec  une  grande  joie  ; 
il  sortit  avec  Li  I-piao  pour  visiter  l'étang  A-ki-po-l.i  "  ; 
cet  étang  a  environ  vingt  pas  de  circonférence  ;  l'eau  y 
bouillonne  constamment.  Quoiqu'elle  s'écoule  en  courant, 
elle  entraîne  pêle-mêle  les  pierres  brûlantes  et  le  métal 
échauffé.  Elle  n'a  jamais  de  crues  ni  de  maigres.  Si  on 
y  jette  un  objet,  il  en  sort  de  la  vapeur  et  de  la  flamme  ;  si 
on  y  met  un  chaudron,  la  cuisson  se  fait  en  un  instant. 
Dans  la  suite',  quand  Wang  Miuen-ts'e  fut  pillé  par  les 
Indiens,  le  Népal  envoya  de  la  cavalerie  avec  les  T'ou-fan  ; 


1.  Le  texte  de  la  Noitv.  hist.  prouve  qu'il  sagit  du  frère  puîné  du 
père  de  Narendra  deva.  La  Nouv.  hist.  substitue  à  tchouen  «  rebelle 
usurpateur»  le  mot  «  cha  »  «  mettre  à  mort  ». 

2.  Le  T'ong -tien  \)orie  A-hi-po-mi.  Cf.  Wang  Hiuen-ts'e,  siip.  p.  158. 

3.  La  Nouv.  hist.  passe  sous  silence  Taffaire  de  Wang  Hiuen-ts'e  et 
intercale  ici  :  «  La  21e  année  (647)  il  envoya  un  ambassadeur  présenter 
(des  objets  que  je  ne  puis  identifier,  7  caractères).  Dans  la  période 
Yong-hoei...,  etc.  » 


166  LE    >ÉPAL 

ensemble  ils  mirent  les  Indiens  en  déroute  et  remportèrent 
un  succès.  La  seconde  année  de  la  période  Yong^-hoei 
(65 1)  leur  roi  Chi-ii  Na-Hen-to-lo  (Çrî  Narendraj  envoya  de 
nouveau  une  ambassade  offrir  ses  hommages  et  ses  pré- 
sents.  » 

Isolé  de  la  Chine  '  dès  la  fin  du  vu"  siècle,  le  JNépal  reste 
attaché  au  Tibet  comme  vassal  et  comme  précepteur  reli- 
gieux. Converti  à  la  doctrine  du  Bouddha,  le  Tibet  en  son 
zèle  veut  la  connaître  et  l'étudier  tout  (uitière  ;  il  demande 
aux  couvents  népalais  des  traducteurs  (lotsavas)  initiés  aux 
arcaues  des  Tantras.  Maislalittératme  tibétaine  est  presque 
inexplorée  encore  ;  son  histoire  est  tout  entière  à  faire. 
Elle  ne  saurait  manquer  d'enrichir  un  jour  nos  connais- 
sances sur  le  passé  du  Népal.  Le  seul  missionnaire  dont 
nous  puissions  suivre  l'itinéraire  à  travers  le  Népal  est  le 
célèbre  ])andit  Atîça  qui  passa  de  l'hide  au  Tibet  vers  le 
milieu  du  xr  siècle.  Atîça,  le  premier  en  date  des  fonda- 
teurs du  lamaïsme  tibétain,  venait  du  monastère  de  Vikrama 
çîla,  en  Magadha.  Mandé  par  le  roi  Llia  Lama  Jiiàna  raçmi 
(ou  Gurei),  qui  régnait  sur  la  province  de  Ngari,  à  l'extrême 
Occident  du  Tibet,  Atiça  choisit  la  route  du  Népal,  malgré 
le  détour  qu'elle  lui  impose  afin  d'adorer  le  très  saint 
sanctuaire  de  Svayambhii  Nâtha,  dans  le  voisinage  de 
Katmandou.  Il  franchit  la  frontière  entre  l'Inde  et  le  Népal 
près  de  Cindila  l\rama,  monte  au  Népal  ;  puis  il  se  dirige  à 


1.  Peu  de  lemps  encore  après  la  chute  des  T"an^%  vers  la  lin  du 
x"  siècle  (964-976)  une  dernière  mission  de  prêtres  chinois  passa  encore 
au  Népal.  Ki-ye,  parti  en  compagnie  de  trois  cents  çramanas  pour 
chercher  dans  Tlnde  des  textes  sacrés,  se  rendit  à  Pàtaliputra,  Vaiçâli, 
Kuçinagara;  puis  du  bourg  de  To-lo  franchissant  plusieurs  rangées  de 
montagnes,  il  arriva  au  royaume  de  Népal.  De  là  il  passe  au  royaume 
de  Mo-yu-li  (le  pays  de  Mayûratô  de  rinsciiption  de  Svayambhû  Nâtha, 
WvKjkt,  p.  2;^0),  franchit  les  montagnes  neigeuses,  arrive  au  temple 
San-ye,  et  rejoint  la  route  de  Khotan  et  Kachgar.  V".  Edouard  Huber, 
V Itinéraire  du  pèlerin  Ki-ye  dans  Vlnde  dans  le  Bulletin  de  V École 
française  d'Extrême-Orient^  11,  3,256  sqq. 


DOCUMENTS    CHINOIS    ET    TIBÉTAINS  107 

rOuest  vers  Palpa,  pour  aller  y  saluer  le  roi  souverain  du 
Népal,  qui  y  tenait  sa  cour.  Le  roi  le  reçoit  en  grande 
pompe,  lui  fait  cadeau  de  son  propre  éléphant,  et  lui  donne 
une  escorte  de 425  personnes  pour  Faccompagner  jusqu'au 
lac  Mànasa  (Manasarovar),  probablement  par  les  passes  de 
Mastang'. 

L'anarchie  qui  déchira  le  Tibel  jusqu'au  xiir  siècle  avait 
interrompu  les  relations  politiques  avec  le  Népal  ;  l'orga- 
nisation du  lamaïsme  vers  le  milieu  du  xiir  siècle  con- 
somma la  séparation  rehgieuse  des  deux  pays.  Le  clergé 
népalais,  jaloux  de  ses  privilèges  et  de  ses  prérogatives, 
repoussait  avec  énergie  la  suprématie  du  Grand-Lama  du 
couvent  de  Sa-skya  que  le  petit-fils  de  Gengis  khan  voulait 
imposer  aux  bouddhistes.  L'intérêt  monarchique  avait  pu 
décider  le  Mongol  Khoubilai  khan  à  créer  une  sorte  de  pape  ; 
le  Népal  était  assez  loin  pour  sauvegarder  son  indépendance 
religieuse  avec  son  indépendance  politique.  La  ruine  des 
Mongols  et  l'avènement  d'une  dynastie  nationale  en  Chine 
en  1368  anéantirent  le  système  de  politique  religieuse 
inauguré  par  Khoubilai.  Les  Ming  travaillèrent  avec  vigueur 
à  supprimer  un  pouvoir  qui  finissait  par  faire  échec  à  la 
puissance  temporelle  ;  ils  multiplièrent  les  dignités  et  les 
honneurs  à  côté  du  Grand-Lama  pour  affaiblir  son  pres- 
tige et  lui  susciter  des  concurrents.  Le  fondateur  de  la 
dynastie,  Hong-wou  (1368-1399),  semble  avoir  élevé  au 
même  rang  que  le  Lama  lui-même  trois  autres  patriarches 
tibétains;  le  second  de  ses  successeurs,  Young-lo  (1403- 
1425),  conféra  le  titre  de  roi  (wang)  à  huit  lamas  du  Tibet. 

Le  xXépal  pouvait  servir  les  desseins  de  la  politique  chi- 
noise: les  relations  directes  entre  les  deux  pays  avaient,  il 
est  vrai,  cessé  depuis  de  longs  siècles,  mais  le  panboud- 


1.  Life  of  Ali'-d,  trad.   Sai'al  (vhandra  Das,  dans  Joarn.  Baddhist 
Text  Soc,  1,  25-30. 


168  LE   NÉPAL 

dhisme  mongol  avait  rappelé  l'attention  sur  le  dernier 
survivant  des  royaumes  JDouddhiques  de  l'Inde.  Justement 
le  bruit  courait  que  «  ses  souverains  étaient  tous  des 
bonzes  »  ;  c'était  une  rivalité  de  plus  à  provoquer  contre 
Lhasa.  Seize  ans  après  l'expulsion  des  Mongols,  l'empereur 
Hong-wou  «  ordonna  au  bonze  Tcheu-koang  d'aller  au 
Népal  porter  au  roi  un  sceau  qui  lui  conférait  l'investiture 
officielle,  une  lettre,  et  des  soieries,  et  de  se  rendre  égale- 
ment dans  le  royaume  de  (Ti)  Yong-ta,  vassal  du  Népal  ». 
11  fallait  de  sérieuses  et  graves  raisons  pour  décider  le 
Fils  du  Ciel  à  prendre  les  devants  et  à  honorer  un  petit 
potentat  d'une  amitié  qui  n'avait  pas  été  sollicitée.  «  Grâce 
à  la  connaissance  profonde  qu'il  avait  des  livres  bouddhi- 
ques, Tcheu-koang  sut  répondre  aux  intentions  de  l'em- 
pereur et  manifester  sa  vertu.  Le  roi  du  Népal  nommé 
Ma-ta-na  lo-mo  envoya  un  ambassadeur  à  la  cour  porter 
des  présents  consistant  en  petites  pagodes  d'or,  livres 
sacrés  du  Bouddha,  chevaux  renommés  et  productions  du 
pays.  Cet  ambassadeur  arriva  à  la  capitale  la  vingtième 
année  de  Hong-wou  (1387).  L'Empereur  en  fut  très  content 
et  lui  conféra  un  sceau  d'argent,  un  cachet  de  jade,  une 
lettre,  des  amulettes  et  des  soieries.  »  L'arrière-pensée  de 
Hong-wou  se  marquait  clairement  au  titre  de  «  lo-mo  » 
Lama,  que  les  Annales  accolent  au  nom  du  roi  Ma-ta-na  ; 
mais  le  souverain  du  Népal  dut  en  être  surpris,  car  la 
dynastie  à  laquelle  il  appartenait  se  piquait  d'orthodoxie 
et  de  pureté  brahmanique.  En  1390  un  autre  ambassa- 
deur vint  apporter  le  tribut.  L'Empereur  lui  fit  cadeau  d'un 
cachet  de  jade  et  d'un  dais  rouge.  Pendant  les  dernières 
années  de  Hong-wou,  il  ne  vint  qu'un  seul  ambassadeur 
pour  une  période  de  plusieurs  années.  L'empereur  Young-lo 
suivit  l'exemple  de  son  aïeul.  «  Il  ordonna  au  bonze  Tcheu- 
koang  de  retourner  en  ambassade  au  Népal  ;  ce  pays 
envoya  son  tribut  la  septième  année  (1409).  La  onzième 


DOCUMENTS    CHINOIS    ET    TIBÉTAINS  169 

année,  l'Empereur  ordonna  à  YangSan-pao  d'aller  offrir  en 
présent  au  nouveau  roi  du  Népal  Cha-ko-sin-ti  et  au  roi 
de  (Ti)  Yong-t'a,  Ko-pan,  des  lettres,  des  cadeaux  en 
argent  et  en  soie.  L'année  suivante  (1414)  Cha-ko^  sin-i 
ayant  envoyé  son  ambassadeur  porteur  de  son  tribut,  Tem- 
pereur  lui  conféra  le  titre  de  roi  du  Népal  (Ni-pa-la  kouo- 
wang)  et  lui  fit  présent  d'un  diplôme  contenant  cette  investi- 
ture, un  sceau  en  or  et  un  sceau  en  argent.  La  seizième 
année  (1418)  Cha-ko-sin-ti  ayant  envoyé  de  nouveau  un 
ambassadeur  porteur  de  son  tribut,  l'Empereur  ordonna  à 
l'eunuque  Teng-tch'eng  de  se  rendre  au  Népal  et  d'offrir 
au  roi  un  cachet  et  des  pièces  de  soie  et  de  satin.  Teng- 
tch'eng  distribua  des  présents  aux  princes  des  différents 
pays  qu'il  traversa.  »  Le  second  successeur  de  Young-lo, 
Hiuen-te  (1426-1435),  essaya  de  continuer  la  tradition. 
«  La  seconde  année  (1427)  l'eunuque  Heou-hien  fut  envoyé 
de  nouveau  faire  au  roi  du  Népal  des  cadeaux  consistant 
en  pièces  de  soie  et  de  lin.  »  Mais  la  cour  de  Pékin  attendit 
en  vain  une  politesse  de  retour.  «  Dès  lors  nul  ambassa- 
deur ne  vint  à  la  cour  et  nul  tribut  n'y  fut  envoyé  '.  » 

C'est  que  l'Asie  Centrale,  perpétuellement  en  effer- 
vescence, recommençait  à  traverser  une  série  de  crises. 
Le  descendant  spirituel  d' Atîça,  Tsong  kha  pa  (1 335  à  1 41 7 
envirou),  venait  de  réformer  l'Église  tibétaine  en  créant  la 
secte  des  Bonnets  Jaunes  ;  héritier  accompli  des  deux  civi- 
lisations qui  l'avaient  formé,  il  avait  fondé  sur  le  dogme 
métaphysique  delà  transmigration  une  constitution  hiérar- 


1.  Depuis  le  passage  «  les  souverains  du  Népal  étaient  tous  des 
bonzes  »,  les  extraits  cités  sont  tirés  àe?,  Annales  des  Ming,  chap.  cccxxi 
(=  Pieni-tien,  ch.  lxxxv).  Je  reproduis  en  général  la  traduction  don- 
née par  M.  C.  Imbault-Hlart,  dans  une  note  de  son  Histoire  de  la 
conquête  du  Népal,  dans  le  Journ.  asiat..  1878,  2,  p.  357,  n.  1.  — 
.M.  Bretschneider  a  également  donné  une  traduction  de  cette  notice  dans 
Medirpval  rcsearrhn.s  froin  Eastern  Asiatic  sources.  1888  (Londres, 
Triibncr's  séries),  vol.  11.  p.  22J. 


170  LE    NÉPAL 

chique  du  clergé  qui  combinait  dans  un  compromis  har- 
monieux les  avantages  contradictoires  de  l'élection  et  de 
l'hérédité  :  deux  papes,  lun  à  Lhasa,  l'autre  à  Ta-chi- 
loun-po,  se  partageaient  à  des  titres  divers  l'autorité 
suprême  sur  le  clergé  tout  entier.  L'organisation  tentée  par 
Khoubilaï,  renversée  laborieusement  par  les  Ming,  se 
reconstituait  en  dehors  du  contrôle  impérial,  prêle  à  s'in- 
surger contre  lui.  Les  Ming,  affaiblis  déjà,  durent  pactiser 
avec  cette  nouvelle  puissance.  Le  huitième  empereur  de  la 
dynastie,  Tch'eng-hoa  (1465-1487),  conféra  le  diplôme  et  le 
sceau  aux  deux  pontifes  des  Bonnets  Jaunes,  et  leur 
reconnut  un  droit  de  suprématie  sur  les  autres  dignitaires 
de  l'Eglise.  Il  pensait  acheter  à  ce  prix  leur  concours  ou 
leur  neutralité,  tandis  qu'une  rébellion  sévissait  sur  les 
confins  septentrionaux  du  Tibet,  au  bord  du  Fleuve  Jaune. 
Mais  la  souveraineté  accordée  aux  deux  Grands-Lamas 
souleva  des  résistances  ;  la  secte  des  Bonnets-Rouges, 
échpsée  par  l'École  de  Tsong  kha  pa,  n'avait  pas  cependant 
disparu  devant  sa  jeune  rivale  ;  elle  recourut  au  bras 
séculier,  et  n'eut  pas  de  peine  à  gagner  la  féodalité  tibé- 
taine, menacée  par  le  même  adversaire.  La  guerre  civile 
se  déchaîna  sur  toute  l'étendue  de  la  contrée  :  elle  durait 
encore  quand  le  Jésuite  d'Andrada  arriva  à  Chaparangue, 
en  1625,  et  quand  les  Pères  Grueber  et  Dorville  passèrent 
à  Lhasa  en  1661  ;  elle  se  prolongeait  encore  quand  les  pre- 
miers (Capucins  arrivèrent  à  Lhasa  en  1709.  Mais  elle  s'était 
alors  compliquée  d'interventions  étrangères. 

Les  Mongols,  soumis  par  les  Ming  et  chassés  dans  la 
Terre  des  Herbes,  n'avaient  pas  oublié  leur  grandeur 
passée  :  ils  attendaient  la  revanche  :  l'appui  du  clergé  tibé- 
tain leur  parut  un  appoint  décisif  ;  ils  se  rangèrent  solen- 
nellement sous  l'autorité  du  Grand-Lama  en  1577,  et  se 
déclarèrent  les  champions  de  l'Église  à  la  fois  contre  les 
rebelles  et  contre  les  Chinois.  L'empereur  Wang-li  (1573- 


DOnCMENTS    CHINOIS    ET    TIBÉTAINS  171 

1620)  s'empressa  d'adresser  an  (Iraiid-f^ama  une  ambas- 
sade, des  titres  et  des  honneurs  considérables  ;  sa  précipi- 
tation trahissait  sa  faiblesse.  En  1644,1e  dernier  des  Ming, 
traqué  dans  son  propre  palais,  se  donnait  la  mort.  Depuis 
dix  ans  déjà,  le  chef  des  Mandchous,  T'ai-tsong,  avait 
usurpé  le  titre  impérial.  Le  Dalai-Lama  de  Lhasa  suivait 
avec  intérêt  les  progrès  du  nouveau  pouvoir  qui  surgissait 
à  l'horizon  dans  le  voisinage  des  Mongols  déchus.  En  1642, 
avant  la  chute  même  de  Pékin,  une  ambassade  venait  à 
Moukden  saluer  ï'ai-lsong  le  Mandchou  (Manju)  sous  le 
nom  de  Maîijuçrî:  la  tlatterie  prenait  un  tour  ingénieux. 
Un  jeu  de  mots,  qui  semblait  l'écho  delà  destinée,  élevait 
le  triomphateur  au  plus  haut  rang  du  pantbéon  bouddhique. 
Les  relations  entre  le  Grand-Lama  elles  premiers  Mand- 
chous se  bornèrent  longtemps  à  un  échange  de  politesses; 
les  nouveaux  maîtres  de  la  Chine  étaient  trop  occupés  chez 
eux  pour  se  soucier  du  Tibet.  Un  ministre  audacieux  alla 
même  jusqu'à  dissimuler  pendant  quinze  ans  la  mort  du 
Dalai-Lama,  engagé,  disait-il,  dans  une  méditation  surna- 
turelle, et  sous  ce  couvert  il  exerça  sans  être  inquiété  un 
pouvoir  absolu  (1682-1697).  11  en  profita  pour  exciter  les 
Mongols  à  la  guerre  sainte  contre  la  Chine  et  pour  soutenir 
sans  se  compromettre  la  grande  rébelhon  des  Dzoungares. 
Mais  l'empereur  K'aug-hi,  l'illustre  contemporain  de 
Louis  XIV  (1 662-1 722),  réussit  à  réduire  ces  ennemis  redou- 
tables. Toutefois,  avant  d'intervenir  en  personne  au  Tibet, 
il  lança  sur  la  capitale  des  Lamas  le  prince  des  Khoskhotes, 
son  allié,  Latsan  khan.  La  ville  fut  prise  et  le  ministre 
usurpateur  tué  (1706).  Peu  d'années  après,  les  Capucins 
fondaient  leur  mission  népalaise  (1707-1709).  Un  nouveau 
mouvement  des  Dzoungares  amena  l'intervention  directe 
de  l'Empire  :  les  troupes  de  K'ang-hi,  au  nombre  de  130000 
hommes,  occupèrent  Lhasa.  Le  pouvoir  spirituel  fut  laissé 
au  iJalai-Lama  ;  mais  un  conseil  de  gouvernement  futchargé 


172  LE    NÉPAL 

de  radministration  sous  le  contrôle  chinois.  Le  Tibet  per- 
dait son  autonomie  ;  la  Chine  s'étendaitjusqu'aux  frontières 
du  Népal. 

Les  trois  rois  qui  se  partageaient  le  iNépal  crurent  sage 
de  se  concilier  au  plus  vite  un  voisin  dangereux.  «  Durant 
la  neuvième  année  Yong-tcheng  (1731),  les  trois  tribus 
(pii  composaient  le  pays  de  Pa-lo-pou  (Népal),  celles  deF^- 
Icng  (Patan),  de  Pou-yen  (Bhatgaon)  et  de  K ou\-kou\-mou 
(Katmandou)  adressèrent  chacune  à  l'Empereur  une  pétition 
écrite  sur  feuilles  d'or  et  offrirent  en  tribut  des  productions 
du  pays'.  »  Le  résident  chinois  au  Tibet  informa  la  cour 
de  Pékin  que  a  les  trois  khans  d'outre-Tibet  désiraient 
envoyer  le  tribut  ».  L'Empereur  répondit  que,  vu  la  lon- 
gueur du  voyage,  les  choses  devaient  se  faire  au  Tibet  ■. 
Sept  ans  plus  tard,  un  nouveau  rapport  officiel  annonce 
((  que  les  trois  khans  du  Népal  sont  en  guerre  '  ». 

Des  relations  commerciales  unissaient  le  Népal  etle  Tibet 
depuis  le  début  du  xvn"  siècle.  Vers  l'an  1600,  quand  Çiva 
Simha  Malla  régnait  à  Kalmandou,  le  voyage  du  Népal  à 
Lhasa  passait  encore  pour  une  entreprise  difficile.  Mais 
sous  son  successeur,  Laksmî  Narasimha  Malla,  Bhîma 
Malla,  membre  de  la  famille  royale  et  ministre  d'État, 
envoya  des  trafiquants  au  Tibet,  puis  il  y  alla  en  personne, 
et  il  en  expédia  des  quantités  d'or  et  d'argent  à  Katman- 
dou. Il  négocia  même  une  sorte  de  traité  de  commerce 
en  vertu  duquel  les  biens  des  Népalais  décédés  à  Lhasa 
devaient  faire  retour  au  gouvernement  du  Népal.  Enfin 
il  rangea  la  ville  de  Kuti  sous  la  juridiction  du  Népal  \ 


1.  Eistoi7-e  de  la  conquête  du  Népal,  trad.  Imbault-Huart,  loc.  laitd. 

2.  Nepavl  and  China,  by  E.-H.  Parker;  dans  A.çi«^  Quart.  Revieic, 
1899,  p.  64-82. 

3.  Ib.  Cf.  Vamçàv.,  197  :  «  At  lliis  time  [Népal  Sam.  857  =1737  A.  D.] 
the  Rajâs  of  Bhàtgâon.  Lalif-patan,  and  Kântipur  Avere  on  bad  terms 
with  each  other.  » 

4.  Vamçâv.,  209  et  211. 


DOCUMENTS    CHINOIS    ET    TIBÉTAINS  173 

Le  trafic  devint  si  actif  que  vers  1650  le  pieux  Sicldhi 
Narasimha  Malla,  roi  de  Palan,  se  préoccupa  d'assurer 
par  un  règlement  spécial  la  purification  des  marchands 
indigènes  qui  revenaient  du  Tibet  souillés  par  nn 
voyage  hors  des  pays  orthodoxes  et  par  le  contact  d'une 


Stùpa  de  Svayambhù  Nâtha.  Entrée  de  la  terrasse. 

race  que  les  brahmanes  déclaraient  imjHU'e'-  Lf  Népal 
devint  le  monnayeur  du  Tibet  :  Mahendra  .Malla,  roi  de 
Katmandou,  avait  obtenu  des  Mogols  de  Delhi  (vers  1550- 
1560) l'autorisation  de  battre  monnaie  enargenl  ;  les  pièces 
frappées  à  son  effigie  ou  copiées  sur  ce  type  devinrent, 

1.  Ib.,  237. 


1  /  '(  LE    NEPAL 

SOUS  le  nom  de  Mahendra-mallî ,  la  seule  monnaie  en  cours 
au  Tibel.  LeNépal  échangeait  sa  monnaie  conire  des  espèces 
brutes,  et  y  gagnait  gros.  Le  dernier  roi  de  Bliatgaon, 
Ranajita  Malla,  «  qui  était  prudent  et  entendu,  envoyait  à 
Lhasa  de  grandes  quantités  d'argent  monnayé,  et  recevait 
en  échange  de  grandes  quantités  d'or  et  d'argent  ^  ».  Tenté 
par  l'appât  d'un  gain  facile,  il  ne  craignit  pas  d'altérer  le 
titre  de  ses  monnaies. 

La  conquête  du  Népal  par  les  Gourkhas  (1765-1768) 
interrompit  tout  à  coup  ce  commerce  lucratif.  Les  nouveaux 
maîtres  du  royaume  se  méfiaient  de  leurs  sujets  autant 
que  des  étrangers  ;  il  leur  fallait  rester  sous  les  armes,  et 
les  ressources  naturelles  du  pays  ne  suffisaient  pas  à  entre- 
tenir une  multitude  de  soldats.  Prithi  Narayan  établit  des 
taxes  écrasanles  sur  les  transactions  ;  sous  les  prétextes  les 
plus  frivoles,  les  marchands  étaient  frappés  de  lourdes 
amendes.  Les  religieux  errants  [Gosâins]  qui  colportaient 
les  marchandises  entre  l'Hindoustan  et  le  Tibet  furent 
chassés  du  royaume  ;  les  plus  gros  trafiquants  du  Népal 
s'empressèient  de  chercher  ailleurs  une  patrie^plus  accom- 
modante. Il  ne  restait  plus  en  1774  au  Népal,  pour  com- 
mercer avec  le  Tibet,  que  deux  maisons  tenues  par  des 
Cacliemiriens  ;  pour  les  empêcher  de  déserter  à  leur  tour, 
le  roi  Gourkha  ne  les  laissait  sortir  du  pays  que  sous  cau- 
tion. Les  rares  marchands  qui  osèrent  se  risquer  désormais 
au  Népal  en  pâtireni  :  Piilhi  Narayan  leur  fit  couper  les 
oreilles  ;  puis,  il  les  expulsa.  Le  Teshu-F^ama  de  Ta-chi- 
loun-po,  le  second  du  Dalai-Lama,  pouvait  écrire  au  roi  du 
Népal  :  «  Tous  les  marchands,  Hindous  aussi  bien  que 
Musulmans,  ont  peur  de  toi  ;  personne  ne  veut  entrer  dans 
ton  pays  ».  On  chercha  d'autres  voies  entre  l'Inde  et  le 
Tibet  ;  on  en  revint  à  la  route  du  Sikkim,  que  le  commerce 

L  Ib.,  19G. 


DOCUMENTS    CHINOIS    ET    TIBÉTAINS  175 

avait  désertée  depuis  que  le  Népal  s'était  ouvert  ;  mais  elle 
était  décidément  trop  insalubre  ;  il  fallut  y  renoncer.  Au 
surplus,  le  Sikkim  à  son  tour  tomba  sous  la  domination  des 
Gourkhas.  Le  Bhoutan  était  en  proie  à  des  dissensions  et 
ne  se  prêtait  pas  à  un  trafic  régulier.  Warren  Hastings, 
qui  voulait  faire  du  Bengale  le  marché  maritime  de  l'Asie 
Centrale,  envoya  en  1774  George  Bogie  en  mission  à 
Ta-cbi-loun-po  pour  négocier  un  arrangement  commercial 
entre  la  Compagnie,  le  Bboutan  et  le  Tibet. 

Prithi  Narayan  en  prit  ombrage  ;  il  voyait  ses  revenus  se 
tarir.  Il  adressa  une  lettre  officielle  aux  autorités  tibétaines  : 
«  11  proposait  d'établir  à  Kuti,  Kerant  (Kirâta  ou  Kirong  ?) 
et  dans  un  autre  endroit,  sur  les  frontières  du  Népal  et  du 
Tibet,  des  comptoirs  où  les  marchands  du  Tibet  pourraient 
acheter  les  produits  du  Népal  et  du  Bengale  ;  il  laisserait 
transporter  à  travers  son  royaume  les  articles  ordinaires 
de  commerce,  à  l'exclusion  du  verre  et  d'autres  curiosités. 
Il  désirait  en  retour  que  le  Tibet  n'eût  pas  de  rapports  avec 
les  Fringhis  ou  les  Mogols  et  leur  interdît  l'entrée  du  pays, 
comme  c'était  l'ancien  usage  et  comme  il  était  résolu  à 
faire:  unFringhiétaitjustementprès  de  lui,  à  ce  moment-là 
même,  à  propos  d'une  affaire,  mais  il  avait  l'intention  de 
le  renvoyer  le  plus  tôt  possible.  »  La  suite  de  sa  dépêche 
traitait  une  (piestion  qui  le  touchait  plus  vivement:  maître 
(kl  Népal,  il  avait  fait  rentrer  toute  la  monnaie  en  circula- 
tion, l'avait  fondue  pour  la  frapper  à  son  nom,  et  s'était 
empressé  d'expédier  au  Tibet  ses  nouvelles  roupies  ;  il 
entendait  poursuivre  à  son  compte  les  procédés  d'exploi- 
tation inaugurés  par  les  .Mallas.  Mais  les  marchands  du 
Tibet  avaient  refusé  la  nouvelle  monnaie  ;  le  conquérant 
avait  donné  assez  de  preuves  de  sa  mauvaise  foi  et  de  sa 
bi'utalité  pour  justifier  leur  méfiance  et  provoquer  des 
représailles.  Ils  offrirent  comme  transaction  d'échanger 
les  roupies  du  Gourkha  contre  les  roupies  des  Mallas  qui 


176  LE    NÉPAL 

circulaienl  au  Tibet.  Prithi  Narayanne  gagnait  rien  à  cette 
combinaison.  Il  déclara  que  l'argent  de  Ranajita  Malla, 
étaut  falsifié,  ne  valait  pas  son  propre  argent,  et  il  rejeta 
Tarrangement.  Le  commerce  entre  les  deux  pays  cessa.  La 
mort  de  Prithi  Narayan  en  1775  n'améliora  pas  les  rela- 
tions des  deux  États  ;  le  Teshu-Lama  prit  l'initiative  de 
nouvelles  démarches,  qui  n'eurent  pas  d'effet  '. 

Le  Népal  ne  bougea  pas  ;  mais  le  Teshu-Lama  s'était 
compromis.  11  avait  accueilli  en  ami  l'agent  de  Warren 
Hastings  et  du  gouvernement  britannique  ;  il  s'occupait 
d'ouvrir  le  Tibet  au  commerce  étranger,  et  même  au 
commerce  anglais.  Il  agissait  en  chef  indépendant,  comme 
s'il  avait  oublié  les  événements  accomplis  depuis  1750. 
Les  Chinois  se  chargèrent  de  les  lui  rappeler.  Une  der- 
nière et  formidable  révolte  avait  coûté  au  Tibet  les  derniers 
vestiges  de  son  autonomie  ;  deux  commissaires  chinois 
résidaient  à  Lhasa  et  surveillaient  les  ministres  du  Lama, 
qu'on  avait  rétabli  dans  son  pouvoir  temporel  ;  une  garnison 
chinoise  occupait  un  faubourg  de  Lhasa  ;  des  postes  chinois 
gardaient  toutes  les  passes  des  frontières.  Le  Teshu-Lama, 
coupable  d'imprudence,  était  un  personnage  trop  vénéré 
pour  qu'on  pût  agir  brutalement  à  son  égard.  L'empereur 
K'ien-long  imagina  un  subterfuge  ingénieux,  digne  de  son 
adresse  politique.  Il  allégua  son  grand  âge,  et  demanda  en 
termes  pressants  au  Teshu-Lama  de  lui  apporter  avec  sa 
bénédiction  les  instructions  sublimes  de  la  sainte  doctrine. 
Le  Lama  s'excusa  longtemps  ;  mais  il  dut  enfin  céder, 
quitta  son  monastère  en  1779,  gagna  la  Mandchourie  par 
la  voie  plus  courte  et  plus  pénible  du  Koukou-nor,  suivit 
l'Empereur  de  Jéhol  à  Pékin,  traité  comme  un  dieu  plus 
que  comme  un  homme,   et  mourut  soudainement  dans  la 

1.  La  plupart  des  détails  sont  empruntés  à  la  Relation  de  George 
Bogie  publiée  par  M.  Mahkham  dans  le  volume  déjà  cité  :  Tibet,  etc..  en 
particulier,  p.  127-159. 


DOCUMENTS    CHINOIS    ET    TIBÉTAINS  177 

capitale  impériale,  en  1780,  soit  de  la  petite  vérole,  soit  du 
poison.  En  attendant  la  majorité  de  l'enfant  où  il  s'était 
réincarné,  comme  il  sied  aux  Lamas,  la  cour  confia  la 
direction  des  affaires  de  Ta-cbi-loun-po  à  un  frère  du 
Teshu-Lama,  qui  l'avait  accompagné  à  Pékin  et  qui  offrait 
les  meilleures  garanties. 

Mais  le  défunt  avait  un  autre  frère,  qui  demeurait  à 
Ta-chi-loun-po,  et  qui  passait  pour  une  mauvaise  tête  ;  on 
y  B.\)\)e\ai[  C  ha-?nar-pa  «le  Bonnet-Rouge  »,  soit  qu'il  appar- 
tînt en  effet  à  cette  secte,  soit  par  mépris.  Quand  il  apprit 
la  mort  du  Lama,  Cha-mar-pa  mit  la  main  sur  le  trésor  du 
couvent  et  s'enfuit  au  Népal  ;  Là,  il  peignit  aux  Gourkhas 
éblouis  un  Tibet  de  fantaisie  avec  un  sol  rempli  de  métaux 
précieux  et  des  monastères  bourrés  de  ricliesses.  11  n'en 
fallait  pas  tant  pour  enflammer  la  cupidité  insatiable  des 
Gourklias  :  une  troupe  forte,  dit-on,  de  7  000  hommes 
franchit  les  passes  à  l'improviste  en  avril  1790,  sous  pré- 
texte de  devancer  une  agression  imminente  des  Tibétains, 
d'exiger  une  convention  monétaire,  enfin  de  protester 
contre  une  élévation  des  tarifs  de  douane  et  contre  la  mau- 
vaise qualité  du  sel  fourni  par  les  Tibétains  :  trop  déraisons, 
et  de  raisons  trop  incohérentes  pour  être  sérieuses.  Ils 
avancèrent  à  marches  forcées  et  parurent  sous  les  murs  de 
Shikar-Jong,  à  mi-cliemin  de  Lhasa.  Les  Tibétains  affolés 
essayèrent  en  vain  de  secourir  la  place.  Les  commissaires 
chinois,  épouvantés  de  leur  responsabilité,  voulurent  à  tout 
prix  régler  l'affaire  avant  que  l'Empereur  en  fût  avisé  :  ils 
promirent  aux  Gourkhas  un  règlement  avantageux  ;  les 
Gourkhas  se  retirèrent,  et  s'installèrent  àKuti,  à  Kirong  et 
à  Phullak,  en  possession  des  passes.  Kirong  fut  choisi 
comme  siège  des  négociations.  Les  Gourkhas  réclamaient 
une  indemnité  de  guerre  de  cinq  millions  de  roupies,  ou  la 
cession  de  tout  le  territoire  qu'ils  avaient  conquis  au  Sud 
du  mont  Langour,  ou  un  tribut  annuel  de  100  000  roupies. 

12 


178  LE    NÉPAL 

Après  de  longues  résistances,  les  k'an-po  (prieurs)  tibétains 
cédèrent  aux  menaces  des  Gourkhas  et  aux  instances  pres- 
santes des  commissaires  chinois;  ils  promirent  solennelle- 
ment un  tribut  annuel  de  50  000  roupies  (ou  loOOOtaëls), 
La  première  annuité  payée,  les  Gourkhas  évacuèrent  les 
passes  et  rentrèrent  au  Népal.  Pour  se  prémunir  contre 
une  rétractation  éventuelle,  ils  s'empressèrent  d'envoyer 
à  l'Empereur  deux  ambassadeurs  avec  une  escorte  de 
vingt-cinq  personnes,  sous  prétexte  d'ofl'rir  le  tribut  et  de 
solliciter  l'investiture  officielle  du  royaume.  K'ien-long  les 
reçut,  souscrivit  à  leur  demande  et  envoya  de  plus  au  roi 
du  Népal  un  costume  splendide.  L'ambassade  rentra  au 
Népal  après  quatorze  mois  d'absence. 

Mais,  tandis  que  le  commissaire  chinois  ïchong-pa 
annonçait  triomphalement  à  l'Empereur  la  soumission  des 
ennemis,  et  représentait  l'ambassade  des  Gourkhas  comme 
un  acte  de  contrition,  le  Dalai-Lama  refusait  de  souscrire 
aux  engagements  pris.  Les  Gourkhas  frustrés  réclamèrent 
en  vain  l'exécution  du  traité  ;  ils  portèrent  plainte  au  com- 
missaire chinois  qui,  fidèle  à  sa  tactique,  intercepta  la 
plainte  et  se  garda  d'en  aviser  le  gouvernement  de  Pékin. 
Les  Gourkhas  enhardis  reprirent  en  armes  la  route  du  Tibet 
(1791),  pénétrèrent  par  la  passe  de  Kuti  et  marchèrent 
droit  sur  Ta-chi-loun-po.  Terrifié,  le  résident  chinois  vou- 
lait évacuer  le  Tibet  :  il  n'essaya  pas  même  de  défendre  le 
couvent  du  Tesliu-Lama.  Le  Teshu-Lama,  qui  était  tout 
jeune  encore,  ne  dut  son  salut  qu'à  une  fuite  précipitée  ; 
un  fonctionnaire  chinois  fut  pris  et  envoyé  au  Népal.  Les 
Gourkhas  pillèrent  le  couvent  et  se  replièrent  en  arrière 
pour  mettre  leur  butin  en  sûreté,  sans  profiter  du  désarroi 
général  qui  leur  ouvrait  le  chemin  de  Lhasa.  L'Empereur 
cependant  avait  sommé  le  gouvernement  gourkha,  par  un 
envoyé  spécial,  de  lui  remettre  le  bonze  Cha-mar-pa  tenu 
pour  l'instigateur  etl'auteur  de  ces  troubles.  L'envoyé  chi- 


DOCUMENTS    CHINOIS    ET    TIBÉTAINS  179 

iiois  fui  traité  grossièrement  ;  sans  respect  des  rites  com- 
pliqués de  l'étiquette  chinoise,  un  simple  huissier  prit 
livraison  de  la  lettre  impériale.  La  mesure  était  comble 
(janvier  1792).  K'ien-long  donna  Tordre  à  5  000  soldats  des 
principautés  et  des  colonies  militaires  du  Kin-tchoan  de 
rallier  les  3  000  réguliers  en  garnison  au  Tibet  ;  et  pour 
opposer  à  la  valeur  éprouvée  des  Gourkhas  de  solides  adver- 
saires, il  leva  parmi  ses  fidèles  Mandchous  une  troupe  de 
2  000  hommes  recrutés  parmi  les  tribus  belhqueuses  des 
Solon,  sur  les  bords  de  l'Argoun  ;  il  fallait  gagner  du  temps  ; 
on  leur  fit  prendre  la  route  du  Koukou-nor,  plus  courte  de 
trente  jours  que  la  voie  de  Ta-tsien-lou,  mais  hérissée  de 
difficultés  et  d'obstacles.  En  mai  1793,  les  trois  contingents 
étaient  réunis  sous  le  commandement  de  Fou-k'ang  ;  l'ar- 
mée chinoise  ne  comptait  que  10000  hommes,  au  témoi- 
gnage de  l'historien  chinois;  la  relation  tibétaine  lui  attribue 
70  000  hommes,  partagés  en  deux  divisions. 

Une  première  rencontre  se  produisit  à  Tingri  Meidau, 
entre  Shikarjong  et  Kufi  ;  les  Gourkhas,  vaincus  après  une 
lutte  acharnée,  battirent  en  retraite  ;  Fou-k'ang  occupa 
sans  lutte  la  passe  de  Kirong  (juillet  1 793),  mais  la  montagne 
coûta  aux  envahisseurs  plus  d'hommes  que  la  bataille  ; 
l'avalanche  et  le  précipice  étaient  plus  meurtriers  que  les 
Gourkhas.  Une  à  une  les  positions  des  Gourkhas  tombèrent 
aux  mains  des  Chinois  ;  Fou-k'ang  avait  à  son  service  une 
artillerie  légère  qui  fit  merveille  :  des  canons  de  cuir  qui 
tiraient  cinq  ou  six  bombes,  et  qui  éclataient  ensuite.  Enfin 
l'armée  chinoise  apparut  sur  la  hauteur  de  Dhebang,  au- 
dessus  de  Nayakot,  à  une  journée  de  Katmandou  (30  kilo- 
mètres), le  4  septembre  1792.  Les  Gourkhas  massés  ten- 
tèrent un  suprême  effort  ;  mais  Fou-k'ang  lança  sur  eux 
ses  troupes,  soutenues  et  maintenues  par  son  artillerie 
qu'il  avait  fait  installer  en  arrière,  à  la  manière  chinoise, 
contre  les  ennemis  et  contre  les  fuyards.  Le  Népal  était 


180  LE    NÉPAL 

définilivemenl  vaincu  ;  il  ne  restait  comme  ressource  que 
de  recourir  aux  voisins  délestés  qui  occupaient  le  Bengale. 
Le  roi  Gourkha  sollicita  le  secours  des  Anglais  ;  mais  Lord 
Cornwallis,  en  date  du  15  septembre,  se  refusa  à  une  inter- 
vention armée  :  il  alléguait  les  goûts  pacifiques  de  la  Com- 
pagnie et  l'intérêt  du  commerce  anglais  à  Canton.  Il  s'offrait 
toutefois  en  médiateur  entre  les  deux  parties  et  annonçait 
l'envoi  d'un  représentant  autorisé  (Kirkpatrick),  Le  Népal 
n'avait  plus  qu'à  choisir  entre  les  ennemis  de  son  indé- 
pendance ;  il  préféra  s'arranger  avec  les  Chinois.  Fou-k'ang 
ne  se  montra  pas  trop  exigeant  ;  son  armée  était  réduite 
en  nombre,  épuisée  par  la  fatigue  et  par  le  climat;  l'hiver 
approchait,  qui  allait  fermer  les  passes  ;  une  fois  bloqués 
au  ?sépal,  sans  ravitaillements  et  sans  base  d'opération,  ses 
soldats  étaient  perdus.  L'Empereur,  il  est  vrai,  avait  d'abord 
eu  l'intention  de  diviser  le  Népal  en  plusieurs  principautés, 
à  la  façon  des  pays  tartares  et  conformément  aux  traditions 
du  pays.  Fou-k'ang  n'alla  pas  jusqu'à  cette  extrémité  :  les 
Gourkhas  rendirent  les  conventions  signées  en  1790  et 
désavouées  parle  Dalai-Lama,  les  richesses  :  bijoux,  sceaux 
d'or,  boules  dorées  du  faîte  des  pagodes,  qu'ils  avaient  rap- 
portées du  pillage  du  Tibet,  et  aussi  deux  lamas  :  Tau-tsing 
et  Pan-tchou-eul,  qu'ils  avaient  faits  prisonniers.  Cha- 
mar-pa  s'était  empoisonné,  de  gré  ou  de  force  ;  son  cadavre 
fut  remis  aux  Chinois.  Enfin  les  Gourkhas  offrirent  en  tribut 
des  éléphants  domestiques,  des  chevaux  indigènes  et  des 
instruments  de  musique,  demandant  qu'il  leur  fût  éternelle- 
ment permis  de  vivre  sous  les  lois  de  la  Chine.  L'Empereur 
profita  de  la  victoire  pour  consolider  l'autorité  chinoise  au 
Tibet  :  il  y  établit  une  garnison  régulière  de  3  000  soldats 
indigènes  et  de  1  000  soldats  chinois  et  mandchous  ;  des 
postes  chinois  furent  répartis  tout  le  long  de  la  frontière 
sous  prétexte  de  veiller  à  la  loyauté  des  échanges,  mais 
avec  la  mission  réelle  d'interdire  l'entrée  du  pays   aux 


DOCUMENTS    CHINOIS    ET     TIBÉTAINS  181 

Européens  ou  même  à  leurs  sujets  asiatiques.  \Jn  nouveau 
règlement  sur  Félection  du  Grand-Lama  restreig'nit  encore 
les  droits  féodaux  de  l'Eglise.  Le  succès  des  Chinois  coûta 
plus  cher  au  Tibet  qu'au  Népal.  L'Empereur  avait  appris 
par  les  rapports  officiels  le  courage  indomptable  du  petit 
peuple  qui  avait  osé  lui  faire  échec  ;  l'ambassadeur  (Macart- 
ney)  envoyé  par  les  Anglais  à  la  cour  de  Pékin»  pour  porter 
le  tribut»  en  1795  confirma  et  compléta  ces  informa- 
tions. K'ien-long  se  le  tint  pour  dit.  Sur  le  point  d'abdiquer 
après  soixante  ans  de  règne  (1736-1796),  il  recommandait 
à  son  successeur  de  ne  point  intervenir  sans  nécessité 
absolue  dans  les  affaires  des  (lourkhas*. 

11  est  piquant  de  placer  en  face  des  faits  le  récit  de  la 
chronique  gourkha  :  «  Le  roi  Ran  Bahâdur  Sâh,  ayant  appris 
les  détails  du  pays  septentrional  de  la  bouche  de  Syâmarpâ 
Lâmâ,  qu'il  avait  mandé,  envoya  des  troupes  à  Sikhârjun 
qui  pillèrent  Digarcliâ  et  ne  respectèrent  pas  l'autorité  chi- 
noise. L'Empereur  de  Chine,  ne  pouvant  admettre  cette 
insulte,  envoya  une  grande  armée  sous  le  commandement 
du  Kâjï  Dhurïn  et  du  ministre  Thumthâm.  Cette  armée 
atteignit  Dhëbun  ;  alors  le  Raja  chargea  un  Lrdvhyâ  Bândâ 
de  Rhinkshë  Bahâl  d'une  cérémonie  expiatoire  ipuraçcarana) 
tandis  que  Mantrinâyak  Dâmôdar  Pânde  taillait  les  ennemis 
en  pièces  et  obtenait  une  grande  gloire.  Après  cela  l'Em- 
pereur de  Chine,  pensant  qu'il  valait  mieux  vivre  en  amitié 
avec  les  Gourkhas,  fit  la  paix  avec  eux".  » 

1.  Lhistoire  de  la  guerre  entre  le  Népal  et  la  Chine  est  fondée  sur  : 
1"  KiRKPATRicK,  appendice  I  (récit  gourkha):  11  (récit  tibétain  et  corres- 
pondance de  Lord  Cornwallis  avec  le  Dalai-Lama  et  le  Raja  du  Népal); 
■1"  TiRNEH,  Etnbas.'ii/  fo  Thibet,  p.  437  ;  3"  Markham,  Tibet,  p.  lxxvi  lxxvu 
(fondé  sur  les  souvenirs  de  Hodgson  c[ui  s'était  enquis  auprès  de  Bhim 
San  Thapa)  ;  4°  Cheng-ou  ki,  trad.  Imbault-Huart,  loc.  laitd.  ; 
5"  Parker.  Nepaul  and  China  (d'après  les  documents  chinois),  loc. 
laud.  —  Ilamillon  est  seul  à  prétendre  {Népal,  p.  249)  ([ue  les  (iourkhas 
durent  remettre  aux  Chinois  cinquante  jeunes  lilles  et  des  provisions  de 
route,  el  qu'ils  gardèrent  leur  butin. 

2.  Yamr.dv.,2%Q-\. 


182  LE    NÉPAL 

Le  traité  de  1792  est  encore  en  vigueur,  et  le  Népal  n'a 
pas  cessé  de  payer  tous  les  cinq  ans  un  tribut  à  la  Chine. 
Les  Tiourklias  en  sont  venus  à  tirer  vanité  de  ce  vasselage 
qui  les  rattache  à  un  empire  dont  ils  s'exagèrent  la  puis- 
sance actuelle,  sans  autre  charge  qu'une  formalité  indiffé- 
rente.  Leur  esprit  mercantile  a  su  en  tirer  un  avantage  de 
lucre. 

Tous  les  cinq  ans,  le  Népal  doit  envoyer  à  Pékin  une 
ambassade  composée  de  plusieurs  hauts  dignitaires  assistés 
d'une  escorte  ;  elle  va  saluer  le  Bodhisattva  Manjuçrî  dans 
la  personne  de  l'Empereur,  et  déposer  entre  les  «  cinq 
griffes  du  Dragon  »  un  placet  écrit  sur  des  feuilles  d'or  avec 
des  cadeaux  variés.  Le  nombre  des  personnes  qui  com- 
posent l'ambassade  est  tîxe  et  constant  ;  il  ne  doit  pécher 
ni  par  défaut  ni  par  excès.  Si  par  un  fâcheux  hasard  un  des 
membres  de  la  mission  tombe  gravement  malade  en  route, 
on  ne  lui  permet  pas  de  s'arrêter  ou  d'abandonner  le 
voyage  ;  on  le  transporte  en  palanquin  ;  à  défaut  de  palan- 
quin, on  le  lie  à  la  selle  de  son  cheval.  Le  voyage  doit 
s'effectuer  en  un  temps  donné,  par  des  étapes  déterminées  : 
la  complication  des  relais  à  organiser  le  long  d'un  parcours 
immense  explique  cette  rigueur  intransigeante.  Au  reste, 
on  s'applique  à  rendre  la  route  aisée,  agréable  même  autant 
que  possible  ;  on  prend  soin  de  ménager  aux  membres  de 
la  mission  des  distractions  d'ordre  intime  qu'ils  ne  mépri- 
sent point.  En  douze  étapes,  la  mission  atteint  la  frontière 
du  Tibet  à  Kuti  (ou  Nilam)  dont  les  Gourkhas  sont  maîtres 
depuis  1853.  Un  officier  chinois  prend  alors  charge  du 
convoi  et  le  conduit  en  vingt-huit  étapes  jusqu'à  Lhasa  par 
Tingri  et  Shigatze.  A  Lhasa,  un  mois  et  demi  de  halte.  Le 
commissaire  impérial  procède  à  l'inventaire  des  cadeaux, 
constate  qu'ils  sont  conformes  aux  stipulations  de  1792  et 
les  fait  soigneusement  emballer.  Il  instruit  ensuite  les  délé- 
gués des  rites  à  suivre  en  présence  de  l'Empereur,  leur 


DOCUMENTS    CHINOIS    ET    TIBÉTAINS  183 

délivre  leur  indemnité  de  voyage,  et  leur  donne  de  menus 
présents  à  titre  personnel  (soie,  satin,  vêtements  fourrés); 
les  délégués  lui  remettent  en  écliange,  ainsi  qu'au  Datai 
Lama,  les  présents  personnels  du  roi  népalais.  De  Lhasa  à 
Ta-tsien-lou,  frontière  de  la  Chine  et  du  Tii3et.  en  64  étapes, 
par  Detsin  dzong,  Gya-la,  (lyamdo  dzong,  Artsa,  Lliari, 
Alamdo,  Chor-kong-la,  Lhatse,  Xganda,  Lagong,  Tcliamdo, 
Tag  yab,  Xyeba.  Batang,  Litang.  L'escorte  venue  de  Lliasa 
s'arrête  à  Ta-tsien-lou,  et  les  mandarins  du  Sse-tclioaii 
prennent  alors  la  direction  avec  la  responsabilité  de  l'am- 
bassade. En  soixante-douze  étapes,  elle  arrive  parla  route 
du  Ho-nan  à  Pékin,  après  huit  grands  mois  de  chemin. 
Elle  séjourne  quarante -cinq  jours  dans  la  capitale,  et  ses 
chefs  sont  admis  une  fois  à  se  prosterner  devant  l'Empereur 
en  personne.  Puis  elle  s'en  retourne  par  la  même  voie, 
mais  elle  traverse  l'Himalaya  à  la  passe  de  Kirong.  La  terre 
barbare  a  souillé  les  envoyés  gourkhas  ;  il  leur  faut  s'arrêter 
trois  jours  à  Nayakot,  pour  y  subir  les  expiations  rituelles 
qui  leur  rendront,  avec  la  pureté  légale,  la  caste  perdue. 
Comme  une  consécration  publique  de  leur  pureté  recouvrée, 
le  roi  leur  offre  de  l'eau  avec  sa  propre  aiguière.  Une  pro- 
cession d'état  va  recevoir  ensuite  la  missive  impériale  que 
rapporte  l'ambassade.  Le  roi  marche  en  tête,  accompagné 
de  cinquante  nobles  à  cheval  ;  les  conseillers  du  roi  sont 
montés  sur  des  éléphants  ;  trois  mille  soldats  encadrent  le 
cortège.  A  une  lieue  de  la  capitale,  le  roi  descend  de  son 
éléphant  ;  il   prend  la  missive  que  l'envoyé  portail  à  son 
cou,  suspendue  dans  un  étui  couvert  de  brocart  :  la  canon- 
nade salue  ce  moment  solennel.  Le  roi  suspend  de  nouveau 
la  lettre  au  cou  de  l'envoyé.  L'envoyé  monte  alors  sur  un 
éléphant  et  prend  à  son  tour  la  tête  du  défilé  jusqu'à  l'en- 
trée du  palais. 

L'honneur  d'aller  à  Pékin  est  très  recherché.  Ce  n'est 
pas  que  la  passion  du  voyage  sévisse  au  Népal  ;  mais  les 


184  LE   NÉPAL 

Gourklias,  esprits  pratiques,  apprécient  un  autre  avantage. 
Le  personnel  de  la  mission  est  entretenu,  pendant  les 
dix-huit  mois  d'absenre,  aux  frais  du  trésor  chinois,  logé, 
nourri,  transporté  gratuitement;  et  de  plus  il  est  tant  à 
l'aller  qu'au  retour  exempté  des  droits  d'entrée  ou  de  sortie 
sur  ses  colis  :  c'est  une  occasion  de  trafic  lucratif.  Un  des 
articles  qui  laisse  le  plus  de  profit,  c'est  les  conques  de 
l'ïnde  ;  elles  sont  peu  encombrantes  et  se  paient  au  poids 
de  l'or,  de  3  000  à  4  000  francs.  On  les  emploie  surtout  dans 
les  lamaseries;  les  esprits  des  tempêtes  passent  pour  y 
résider  ^ 

Les  Gourkhas  ont  toujours  cherché  à  tirer  parti  de  leurs 
relations  avec  la  Chine:  en  1815,  au  cours  de  la  guerre 
qu'ils  soutenaient  contre  les  Anglais,  ils  pressèrent  l'em- 
pereur d'envoyer  des  troupes  chinoises  à  leur  secours. 
Fidèle  aux  leçons  de  Ivien-long,  l'Empereur  refusa  d'in- 
tervenir. En  1841,  ils  ofl'rirent  à  la  Chine,  en  guerre  avec 
les  Anglais,  d'opérer  une  diversion  sur  les  frontières  de 
l'Inde  ;  la  Chine  repoussa  cette  aide  compromettante  ;  les 
Gourkhas  n'hésitèrent  pas  à  réclamer  une  compensation 
pour  le  profit  qu'ils  auraient  pu  faire.  En  1853,  tandis  que 
la  Chine  luttait  contre  la  révolte  des  T'ai  ping,  les  Gourkhas 
vinrent  encore  offrir  leurs  services  sans  plus  de  succès.  Ils 
réclamèrent  alors,  comme  en  1 841 ,  une  compensation,  pour 
se  dédommager,  et  se  saisirent  de  Kirong  et  de  Kuti,  qu'ils 
gardèrent;  ils  poursuivirent  leurs  empiétements,  mais  se 
virent  contraints  d'accepter  un  arrangement  en  1858.  Le 
premier  ministre  du  Népal,  Jang  Balladur,  reçut  à  cette 


1.  Sur  la  mission  à  Pékin,  j'ai  utilisé:  Cavenagh,  63-66  (après  les 
officiers  népalais)  ;  Hodgso',  Miscellaneous  Essaya,  11,  167-190  (itiné- 
raires népalais)  ;  Humer,  Life  of  Hodgson,  p.  78  (réception  de  Tam- 
bassade  à  Katmandou)  ;  Imbault-Huart,  Un  épisode  des  relations 
diplomatiques  de  la  Chine  avec  le  Népal  en  1842,  dans  Revue  de 
l'Extrême-Orient,  111  (1887),  1-23  ;  Rockhill,  The  land  of  the  Lamas. 
London,  1891  (rencontre  avec  l'ambassade). 


DOCr.MENTS    CHINOIS    ET    TIBÉTAINS  185 

occasion,  avec  un  boulon  de  mandarin,  le  titre  de  «  Tong 
Unpimmahohang  irang  sgcin»,  général  en  chef  de  l'armée, 
prince  vraiment  brave  et  premier  ministre.  Bir  Shamsher 
Jang,  qui  exerça  les  fonctions  de  premier  ministre  de 
1886  à  1901,  reçut  la  même  distinction,  et  il  n'en  tirait  pas 
médiocrement  vanité. 

Une  convention  conclue  en  1856,  complétée  en  1860  à 
la  suite  d'une  guerre  sanglante  entre  le  Népal  et  le  ïibet 
(1854-1856),  applique  aux  relations  commerciales  des  deux 
paysles  mêmes  règlements  qu'au  commerce  chinois-russe 
via  Kiakhta.  Une  foire  se  tient  tous  les  ans,  au  printemps, 
à  Kuti  et  à  Kirong  ;  les  Tibétains  viennent  y  échanger  sous 
le  contrôle  officiel  le  thé  et  le  sel  contre  les  marchandises 
du  Népal.  Enfin  le  Népal,  en  vertu  de  ses  droits  tradition- 
nels, conserve  à  Lhasaune  concession  administrée  par  un 
agent  népalais,  sous  la  garde  d'un  poste  gourkha.  Le  gou- 
vernement tibétain  s'engage  à  payer  aux  Gourkhas  un  tribut 
annuel  de  10000  roupies. 

Par  ses  démêlés  avec  la  Chine  et  par  ses  ambassades  au 
trône  impérial,  le  Népal  a  deux  fois  acquis  le  droit  de 
figurer  un  jour  dans  les  Annales  de  la  dynastie  mandchoue. 
Quand  une  tourmente  aura  fait  disparaître  les  héritiers 
dégénérés  de  K'ang-hi  et  de  K'ien-long,  une  commission 
officielle  sera  chargée,  conformément  à  la  tradition,  de 
compulser  les  archives  des  Ta-Tsing  et  de  rédiger  leur 
histoire.  Sans  attendre  une  éventualité  qui  ne  paraît  plus 
éloignée,  il  est  aisé  d'anticiper  sur  la  notice  qui  sera  con- 
sacrée au  Népal  dans  la  description  géographique  de 
l'Empire  mandchou.  Les  documents  chinois  qui  sont  dès 
maintenant  accessibles  en  contiennent  presque  toute  la 
substance  :    tels  le    Wei-tsang  fou  ki\  composé  par  un 

1 .  Traduit  en  russe  par  le  moine  Hyacinthe  ;  mis  en  français  et  enrichi 
de  notes  nombreuses  par  Klm'rotii,  Nouveau  jouvJi.  asiat.,  IV,  p.  81  ; 
Vi.  p.  161  ;  \'ll.  p.  161  et    185.   —  Nouvelle  traduction  en  anglais,  par 


186  LE    NÉPAL 

fonctionnaire  de  l'intendance  attaché  au  corps  d'armée  qui 
envaliit  le  Népal;  le  Cheiuj-ou  ki\  qui  raconte  les  cam- 
pagnes de  la  dynastie  présente,  et  qui  a  pour  auteur  Wei 
Yuen,  auquel  on  doit  un  traité  classique  de  géographie,  le 
Hai  kouo  t'ou  tchi  ;  le  Si-tsang  tseou  soii^,  Rapports  et 
mémoires  de  Meng-Pao,  commissaire  chinois  au  Tibet  de 
1842  à  1850  ;  et  les  pièces  analysées  par  M.  Pariver ', 

Les  Annalistes  des  Ming  n'avaient  pas  reconnu  dans  le 
Ni-pa-la  des  documents  contemporains  le  Ni-po-io  des 
T'ang;  les  Annalistes  des  Ta-Tsing  ne  retrouveront  pas 
davantage  le  Népal  des  histoires  antérieures  sous  les  noms 
modernes  du  pays.  Certains  textes  reproduisent  la  dési- 
gnation de  Bal-po,  attribuée  au  Népal  par  les  Tibétains, 
en  la  figurant  par  des  transcriptions  diverses:  Pa-le-pou'' 
{^W]^)\  P(('ei(l-pou{  I  M  1  );  Pel-pou{^  ^);  on  trouve 
encore  le  nom  de  Pic-pang  qui  semble  transcrire  (comme 
l'indique  Imbault-IIuart)  le  V\hè[?àn  h'  bras  s  pu  hs,  prononcé 
Préboung,  nom  qui  désigne  un  monastère  célèbre  dans  le 
voisinage  de  Lliasa,  mais  qui  s'est  étendu  aux  populations 
de  l'Himalaya.  Enfin  le  motGourkha  est  transcrit  A^'o-e?//-/t''« 
[M  W  "§)•  Egai'^''^  par  ces  noms,  les  historiens  de  la 
période  mandchoue  affirment  que  «  de  temps  immémorial, 
ce  pays  n'a  pas  eu  de  relations  avec  la  Chine  »,  que  «  le 
royaume  des  GourUhas,  bien  plus  éloigné  que  les  tribus 
maliométanes  (du  Turkestan  cliinois)  est  cette  contrée  que 
les  troupes  des  dynasties  des  Han  et  des  T'ang  ne  purent 


W.-W.  RocKniLL  :  Tibet  from  Chinese  sources  dans  Joicm.  Boy.  As. 
Soc,  189L 

\.  Histoire  de  la  conquête  du  Népal  {tirée  du  Cheng  vou  tçi)  par 
Imbault-Huart,  dans/oMm.  asiat.,  1878,  II;  348-377. 

2.  Un  épisode  des  relations   diplomatiques. .. ,  par  Imbault-Huart 
(v.  sup.  p.  184,  note). 

3.  S.  sup.,  p.  172,  note  2. 

4.  M.  Rockhill  rapproche  à  tort  cette  désignation  du  nom  de  «  Par- 
batiya  »,  et  le  nom  de  Pie-pang  du  nom  de  la  ville  de  Patan. 


DOCUMENTS    CHINOIS    ET    TIBÉTAINS  187 

atteindre  »  (Cheng-ou  ki).  11  est  situé  au  Sud-Ouest  du  Tibet 
et  touche  par  le  Sud-Ouest  aux  cinq  Indes.  Il  est  à  deux 
mois  de  route  de  Lhasa  ;  la  frontière  passe  par  Ni-lam 
(Kuti)  et  par  le  pont  de  fer  de  Ki-long  (Kirong),  lequel  est 
à  sept  ou  huit  jours  de  marche  de  la  capitale  Gourkha.  La 
longueur  du  royaume,  de  l'Est  à  l'Ouest,  est  de  plusieurs 
centaines  de  lieues;  sa  largeur,  du  Nord  au  Sud,  est  de 
cent  lieues  environ.  La  population  s'élève  à  cinquante- 
quatre  mille  familles.  Jadis  il  portait  le  nom  de  Pa-/e-pou, 
et  il  était  divisé  en  trois  tribus:  Ye-leng,  Pou-yen,  Kou- 
\JiOu-\mou\  mais  les  Gourkhas  ont  réuni  toutes  les  tribus 
sous  leur  autorité.  La  capitale  s'appelle  Kia-ic-man-tou 
[M  f#  ^  W)  ou  Yang-pou  (Fi  :^). 

Il  y  a  dans  cette  contrée  des  empreintes  du  Bouddha  ; 
aussi  les  habitants  du  Tong-kou-tn  (Tangut)  y  vont  chaque 
année  visiter  les  pagodes.  Les  gens  y  sont  d'un  naturel 
intraitable.  Ils  se  rasent  la  tête,  et  tressent  leur  chevelure 
d'une  tempe  à  l'autre  en  une  petite  queue.  Ils  ont  des 
barbes  courtes  comme  les  Maliométans  de  Si-ning.  Ils 
tracent  avec  de  l'argile  blanche  deux  traits  verticaux  sur 
leur  front  et  font  un  cercle  rouge  entre  leurs  sourcils 
[tilaka).  Ils  ont  aussi  des  pendants  d'oreille  de  perles  ou 
d'or.  Ils  portent  des  turbans  de  colon,  blancs  s'ils  sont 
pauvres,  rouges  s'ils  sont  riches  ;  leur  tunique  est  bleu 
sombre  ou  blanche,  avec  des  manches  étroites  ;  ils  mettent 
des  ceintures  de  coton  et  des  chaussures  de  cuir  en  pointe. 
Ils  ont  toujours  sur  eux  un  petit  couteau  dans  une  gaine 
[kitkri),  en  forme  de  corne  de  bœuf.  Les  soldats  marchent 
nu-pieds  ;  ils  fixent  d'avance  un  jour  (propice)  pour  se  ren- 
contrer avec  leurs  ennemis;  nos  soldats,  qui  n'agissaient 
pas  ainsi,  tombaient  toujours  sur  eux  à  l'improviste.  Les 
femmes  laissent  pousser  leur  chevelure,  vont  pieds  nus, 
portent  des  anneaux  d'or  et  d'argent  au  nez.  Elles  se  pei- 
gnent, se  baignent,  et  sont  fort  propres.  Les  chemins  dans 


188  LE    NÉPAL 

le  pays  sont  si  étroits  que  trois  personnes  peuvent  difficile- 
ment y  cheminer  de  front.  Le  roi  envoie  tous  les  cinq  ans 
un  tribut  qui  consiste  en  éléphants,  chevaux,  paons,  tapis, 
ivoire,  cornes  de  rhinocéros,  plumes  de  paon  et  autres 
objets  indéterminés. 

Les  Annales  énuméreront  à  la  suite  de  cette  description 
les  ambassades  qui  ont  paru  à  la  Cour  depuis  1732  (ambas- 
sade des  trois  Khans)  ;  1 790  (Ran  Balladur  demande  et  reçoit 
l'investiture);  1793  (un  envoyé  du  nom  de  Ma-mou-sa-yeh 
apporte  le  tribut  après  la  conclusion  de  la  paix);  1799 
(Ran  Balladur  demande  et  obtient  le  rang  royal  pour  son 
fils  Gh'vân  Yuddha  Alkrani  Sàh)  ;  1813  (tribut  de  Girvân)  ; 
1818  (tribut  de  Surendra  Vikram  Sâh,  à  qui  Fempereur 
envoie  «  un  aimable  message  »  en  1821)  ;  1822  (Bhîm  Sen 
Thâpâ  annonce  sa  régence)  ;  1837  (le  tribut,  adressé  delà 
partdelaRânî,  est  refusé  comme  venantd'une  femme),  etc.  '. 


1.  M.  l.MBvuLT-HuART  (v.  sup.,  p.  186,  iiote  2)  a  étudié,  à  l'aide  des 
rapports  et  inémoires  de  Meng  Pao,  lainbassade  népalaise  de  18i2.  Elle 
se  place  au  moment  où  l'Angleterre  venait  de  faire  la  guerre  à  la  Chine. 
C'est  à  la  fois  un  spécimen  excellent  du  cérémonial  de  l'ambassade,  du 
style  des  placets  adressés  par  le  vassal  au  suzerain,  comme  aussi  des 
manœuvres  ordinaires  aux  Gourkhas.  J'en  reproduis  ici  les  documents 
essentiels.  On  trouvera  de  plus,  dans  l'excellent  article  de  M.  Imbault- 
liuart,  une  pétition  adressée  en  1840  parle  roi  Vikram  Sâh:  sur  le  faux 
bruit  que  les  Anglais  auraient  été  battus,  il  offre  de  partir  en  guerre 
contre  eux.  Les  commissaires  impériaux  du  Tibet  jouent  au  plus  rusé  ; 
ils  refusent  officiellement  la  pétition  comme  inutile,  mais  ils  la  com- 
muniquent officieusement  à  Pékin.  Le  conseil  impérial  ne  se  lai.sse  pas 
prendre  aux  avances  intéressées  du  Gourkha  et  charge  les  commissaires 
de  communiquer  à  Vikram  Sàh  cette  instruction  pacifique  :  «  Restez 
siu"  la  défensive,  vivez  en  bonne  harmonie  avec  vos  voisins,  et  vous 
jouirez  éternellement  des  bienfaits  de  la  cour  céleste  (de  Pékin).  » 


Placet  du  roi  des  Gourkhas  a  l'empereur  de  la  Chine 

Moi,  le  roi  Erdeni  des  Gourkhas,  Jô-tsoiin-ta-eul-pi-'ko-eul-ma-sa-ye 
(Surendra  Vikrama  Sàh)  je  présente  à  genoux  et  en  faisant  les  neuf 
prosternations  le  placct  suivant  :  Votre  empire  est  comme  le  Ciel,  il 
nous  élève  et  nous  nourrit  ;   votre  intelligence  nous  éclaire  aussi  bril- 


DOCUMENTS    CHINOIS    ET    TIBÉTAINS  180 

lanimenl  que  le  Soleil  et  la  Lune  ;  votre  sollicitude  s'étend  à  tous  les 
États;  votre  âge  est  aussi  durable  que  la  montagne  Siu-7ni  (Surneru)- 

Ô  très  grand  et  très  vénéré  Wcn-cltou  Fou-sa  (Manjuçri  lîodhi- 
saltva),  nous  nous  présentons  avec  respect  devant  le  trône  de  Notre 
Majesté  et  nous  demandons  de  vos  saintes  nouvelles. 

En  conformité  des  règlements,  je  devais  déléguer  spécialement  celte 
année-ci  des  ko-tsi  (kàji)  pour  aller  à  la  cour  vous  offrir  mes  hommages. 
En  me  reportant  aux  précédents,  je  viens  donc  de  faire  préparer  les 
objets  destinés  à  être  offerts  en  tribut  et  de  déléguer  le  Tio-tsi  Tso-ko- 
to-pa-monng-pang-tcho,  petit-fils  du  ko-tsi  Ta-mou-ta-jo-pang-tcho 
(Dàmodar  Pànde)  qui  possède  toute  ma  confiance,  et  Sa-eul-ta-eul 
(Sardàr)  Pi-jo-pa-ta-jo-ho-joko,  ainsi  que  divers  officiers  de  tous 
grades,  pour  porter  avec  respect  le  placet  et  le  tribut,  et  aller  à  la  capi- 
tale demander  audience  à  Voire  Majesté. 

Je  me  suis  rappelé  avec  respect  que  l'un  de  nos  prédécesseurs,  après 
sa  soumission,  avait  reçu  un  décret  impérial  ainsi  conçu  : 

«  Vous  êtes  souverain  d"un  petit  État  ;  vous  viendrez  à  la  cour  une 
fois  tous  les  cinq  ans.  S'il  y  a  des  gens  du  dehors  qui  vous  troublent  ou 
envahissent  votre  territoire,  vous  pourrez  rédiger  un  placet  pour  porter 
ces  faits  à  ma  connaissance  :  j'y  enverrai  alors  des  hommes  et  des  che- 
vaux ou  je  vous  ferai  don  d'une  certaine  somme  d'argent  pour  vous 
venir  en  aide.  Respectez  ceci.  » 

Près  de  cinquante  ans  se  sont  écoulés  depuis  que  mon  grand-père 
La-t'o-na-pa-toic-eul-sa-ye  (Rana  Bahàdur  Sàh)  a  reçu,  dans  le  courant 
du  huitième  mois  de  la  cinquante-huitième  année  K'ien-Iong  (sep- 
tembre 1793),  le  décret  impérial  précédent. 

Les  trois  générations  qui  se  sont  succédé  depuis  mon  grand-père  ont 
été  protégées  par  la  puissance  céleste  des  empereurs  de  Chine  :  encore 
que  le  pays  des  Gourkhas  soit  pressé,  à  l'Ouest,  par  les  Cfien-pa,  au  Sud 
par  les  Pï-leng.  ses  frontières  ont  pu  cependant,  grâce  aux  bienfaits 
célestes  (de  la  Chine),  rester  à  l'abri  de  toute  insulte. 

Quand  j'étais  jeune,  j'ignorais  que  mon  grand-père,  après  avoir  fait 
sa  soumission,  avait  reçu  un  décret  de  l'empereur  de  Chine  lui  accordant 
l'investiture  du  royaume  du  Népal  :  car  toutes  ces  affaires  avaient  été 
primitivement  traitées  par  le  JiO-tsi  Ta-mou-ta-jo-jxing-tcho  (Dàmodar 
Pànde)  qui  avait  toute  la  confiance  du  souverain  (il  était  premier 
ministre):  nul,  dans  la  suite,  n'occupa  le  même  poste:  un  petit  fonc- 
tionnaire nommé  Pi-mou-ching-fa-pa  (Bhimasena  Thàpà)  remplit 
seulement  les  fonctions  de  ko-tsi,  et  s'occupa  des  affaires  :  ce  fonction- 
naire entretint  secrètement  des  relations  amicales  avec  les  P'i-le?ig  et 
permit  à  deux  individus  de  ce  pays,  les  nommés  Ko-jen  (Gardner)  et 
Pa-lou  (Boileau),  de  résider  dans  la  ville  de  Yang-pou  (Katmandou). 
[1  donna  ensuite  aux  P'i-leng  trois  endroits  au  Sud,  à  l'Ouest  et  à 
l'Est  du  royaume  des  Gourkhas,  où  les  P'i-leng  ont  résidé  jusqu'à  pré- 
sent. La  dix-septième  année  Tao-koiicmg  (1838),  je  dégradai  ce  fonc- 
tionnaire et  le  fis  mettre  en  prison. 

D'après  une  lettre  que  les  P i-leng  viennent  de  m'adresser,  il  paraîtrait 
qu'ils  se  sont  emparés  de  divers  endroits  de  la  province  du  Koang-toung. 
Les  P'i-leng  veulent  que  j'aie  des  relations  amicales  avec  eux  et  que  je 


190  LE    NÉPAL 

me  soumette  à  eux  afin  de  pouvoir  saisir  le  territoire  des  Tangouts,  et, 
disent-ils,  si  je  ne  nie  conforme  pas  à  leurs  ordres,  ils  viendront  envahir 
le  pays  des  Gourkhas.  JMais  je  ne  me  suis  nullement  conforiué  à  ce 
qu'ils  demandaient  et  j'ai  renvoyé  la  lettre.  D'après  ce  que  les  P'i- 
leng  ont  fait  dans  la  province  du  Koang-toung  et  ce  qu'ils  viennent  de 
m'écrire.  il  est  facile  de  voir  qu'ils  veulent  insulter  à  la  puissance  isolée 
des  Gourkhas  et  qu'ils  désirent  que  je  me  joigne  à  eux  pour  créer  des 
difficultés.  J'avais  songé  à  faire  part  de  ces  circonstances  au  commissaire 
impérial  en  priant  celui-ci  d'adresser  un  rapport  à  la  cour  à  ce  sujet 
(mais  je  ne  l'ai  point  fait),  craignant  la  colère  de  Votre  Majesté.  Gomme 
c'est  maintenant  le  moment  d'envoyer  le  tribut  exigé  parles  règlements, 
je  ne  puis  que  supplier  Votre  Majesté  de  vouloir  bien  venir  à  mon  aide 
en  m'envoyant  des  troupes  ou  en  me  faisant  don  d'une  somme  d'argent 
afin  que  je  puisse  être  à  même  d'expulser  les  P'i-leng,  et  que  je  sois  en 
état  de  protéger  le  pays.  Je  suis  intimement  persuadé  que  Votre  Majesté 
aura  pitié  de  mon  peuple,  en  butte  aux  insultes  des  P'i-leng,  surtout 
si  Elle  veut  bien  considérer  que  depuis  le  règne  de  mon  grand-père,  qui 
a  fait  sa  soumission  à  la  Gour  céleste,  jusqu'à  ce  jour,  les  souverains 
du  Népal  n"ont  jamais  été  animés  que  d'un  seul  esprit,  d'une  seule 
pensée,  et  n'ont  jamais  cessé  d'être  sincèrement  respectueux  et  obéis- 
sants. 

Trouvant  en  outre  que  le  pays  de  Ta-pa-ho-eul,  dépendant  du  Tan- 
goût,  est  limitrophe  de  mes  frontières,  je  désirerais  l'échanger  contre 
le  territoire  de  Mo-tse-tang  (Mastang).  S'il  arrive  que  des  gens  de 
Chen-pa  attaquent  le  Tangout,  je  suis  tout  disposé  à  aider  ce  dernier 
de  mes  armes.  Quant  au  pays  de  La-ta-ho  (Ladak),  dont  les  gens  de 
Chen-pa  se  sont  autrefois  emparés,  s'il  était  placé  aujourd'hui  sous  ma 
juridiction,  il  offrirait  tribut,  conformément  aux  règlements,  à  Votre 
Majesté. 

Depuis  longtemps  les  P'i-leng  désirent  le  pays  de  Tangout  :  ils  sont 
déjà  sur  les  frontières  de  Tcho-moung-chioung  (Demojong  ou  Sikkim) 
où  ils  font  des  routes,  établissent  des  camps  et  construisent  des  mai- 
sons pour  que  les  leurs  s'y  installent.  Je  supplie  Votre  Majesté  de  vou- 
loir bien  me  faire  don  de  dix  lis  de  territoire  pris  dans  les  environs  du 
Pou-lou-ko-pa  (Bruk-pa  ou  Bhoutan)  afin  que  j'y  fasse  camper  des 
troupes:  jepouiTais  de  la  sorte  garantir  la  sécurité  de  la  frontière  du 
Tangout,  et  adresser  des  rapports  sur  les  affaires,  de  quelque  importance 
qu'elles  soient,  qui  surviendraient.  G'est  dans  ce  dessein  que  j'adresse 
le  présent  rapport  à  Votre  Majesté  en  la  suppliant  de  vouloir  bien  l'ap- 
prouver. Toutes  les  circonstances  que  je  viens  de  relater  sont  parfaite- 
ment vraies. 

Songeant  que  j'ai  toujours  mis  mes  efforts  à  obéir  respectueusement 
aux  ordres  de  la  Gour,  j'ose  prier  ^'otre  Majesté  de  vouloir  bien  m'ac- 
corder  ces  nouveaux  bienfaits  qui  me  permettront  d'assurer  la  sécurité 
des  pays  méridionaux  :  j'ai  déjà  écrit  dans  mon  placet  le  récit  de  mes 
malheurs.  Je  supplie  Votre  Majesté  de  m'octroyer  cette  grâce,  afin  que 
je  puisse  me  conformer  en  tout  à  ses  instructions. 

Dans  ce  dessein,  moi,  le  roi  Erdeni  des  Gourkhas,  Jo-tsoun-ta-eul- 
pi-ko-eul-maaa-ya  ai  rédigé  le  présent  placet,  en  faisant  à  genou.x  les 


DOCUMENTS    CHINOIS    ET    TIBÉTAINS  191 

neuf  prosternations,  à  Yang-x^ou,  le  23«  jour  du  5<^  mois  de  la  22"  année 
Tao-kouang  (^\"  juillet  1842).  » 

A  la  suite  de  ce  placet.  on  trouve,  dans  la  correspondance  de  Meng- 
Pao,  la  minute  des  instructions  envoyées  en  réponse  au  roi  des  Gourkhas 
par  les  commissaires  impériaux  :  en  marge  de  ce  texte  sont  les  observa- 
tions de  l'empereur  écrites  au  pinceau  vermillon  (tchou-pi).  Ces 
instructions  sont  suivies  d'un  décret  impérial  qui  les  ajjprouve  entière- 
ment. Voici  la  substance  de  la  réponse  des  commissaires  : 

«  D'après  les  règlements,  tout  vassal  qui  adresse  un  placet  à  l'empe- 
reur ne  doit  pas  parler  de  ses  affaires  particulières  :  le  devoir  des  com- 
missaires eût  donc  été,  cette  fois-ci,  de  renvoyer  le  placet  du  l'oi  des 
Gourkhas:  cependant,  à  la  prière  des  ambassadeurs  népalais  les  repré- 
sentants de  la  cour  de  Pékin  ont  bien  voulu  ne  pas  refuser  celui-ci 
afin  d'éviter  des  retards. 

«  Quant  à  la  demande  d'argent,  ces  derniers  font  observer  qu'aucun 
règlement  n'autorise  des  dons  de  cette  nature  ;  l'empereur  regarde  du 
même  œil  bienveillant  tous  les  pays  qui  sont  soumis  à  sa  domina- 
tion, mais  il  n'a  jamais  envoyé  de  troupes  pour  protéger  le  pays  des 
barbares  étrangers. 

Pour  ce  qui  regarde  l'échange  des  territoires,  les  commissaires  font 
remarquer  que  le  pays  de  Ta-pa-ko-eul  a  de  tout  temps  appartenu  au 
Tangout.  que  l'échange  de  cette  contrée  entraînerait  de  nombreux 
inconvénients,  et  que  jusqu'à  présent  on  n'avait  du  reste  jamais  autorisé 
de  tels  actes  :  il  est  donc  difticile  d'accéder  à  la  demande  du  roi  des 
Gourkhas. 

«  Quant  à  l'affaire  du  La-ta-ho.  les  troubles  qui  s'y  étaient  élevés 
ayant  été  apaisés  et  les  chefs  du  pays  ayant  fait  leur  soumission,  il  est 
inutile  d'en  parler. 

«  Il  est  impossible  également  de  céder  au  roi  dix  lis  du  territoire  de 
Pou-lou-ko-pa,  car  cet  État  ne  dépend  pas  du  Tangout  et  est  en  quelque 
sorte  indépendant. 

«  Le  l'efus  que  le  roi  a  opposé  aux  demandes  des  P'i-leng  est  une 
nouvelle  preuve  de  la  sincérité  et  de  la  fidélité  de  ce  souverain  ;  les 
affaires  du  Kouang-toung  sont  d'ailleurs  terminées  et  la  tranquillité 
règne  de  nouveau  dans  la  province.  » 


Liste  des  personnes  composant  l'amb.\ss.\de  envoyée  par  le  roi  des  Gourkhas 
A  l'empereur  Tao-Kouang  : 

—  l"^""  ambassadeur,  Tsa-ko-tn-pa-inoung-pang-tcho  (...  Pànde). 

—  2«  ambassadeur,  Pi-jo-pa-ta-joko-joho  (général  de  l'armée  népa- 
laise). 

—  Huit  grands  fonctionnaires: 

Soiipi-la  (Subahdâr)  josou-jo-toun-pang-tcho  (Pànde  ;  officiel' népa- 
lais) ; 
Pl-na-tnan-jo-loun  (ofticier  népalais); 
Ha-je  ho  ssmc-lang  (officier  népalai'^  (jui  comprend  le  chinois)  ; 


192  LE   NÉPAL 

Chi-ti-la-cJiing  (offirior  népalais  qui  sail  écrire  les  caractères  népa- 
lais): 


-.  ..-p?-^rt  (Subahdé..  ,^-  .- ,^  ^-  ^ 

Sou-pt-tu  (Subahdài-)  jo-hig-leou-ta-ching  (officier). 

—  Six  petits  fonctionnaires  : 

Tsa-ma-ta  (Jemadâr)  -jo-ti-pi-x>a-sa-eiil-ta-pang-lcho  (Pânde,   offi- 
cier) ; 

Tsa-ma-ta  (Jemadâr)  -jo-tsaha-pi-k'ia-ti  (officier)  ; 
Tsa-ma-la  (Jemadâr)  -jo-ing-ta-ching-Kia-ti  (officier)  ; 
Tsa-ma-ta  (Jemadâr)  -jo-hi-ti-tna  (officier)  ; 
Tsa-ma-ta  (Jemadâr)  jo-p^-Za-wia  (officier); 
Tsa-ma-ta  (Jemadâr)  -jo-sou-lou  (officier). 

—  Dix-neuf  soldats  népalais. 

—  Dix  domestiques. 

En  tout  quarante-cinq  personnes. 


Liste  des  objets  envoyés  en  tribut  a  l'empereur  Taû-Kouang 
par  le  roi  des  gourkhas  : 

Un  collier  de  corail  (de  cent  neuf  boules  ;  renfermé  dans  la  boîte  qui 
contient  le  placet  du  roi). 

Deux  pièces  de  satin  doré  (dans  la  même  boite). 

Treize  rouleaux  de  tapis  de  diverses  couleurs. 

Vingt  pièces  de  satin  de  K'ia-tsi. 

Quatre  pièces  de  soie  de  K'ia-tsi. 

Quatre  défenses  d'éléphant. 

Deux  cornes  de  rhinocéros. 

Quatre  épées. 

Quatre  sabres. 

Deux  poignards. 

Deux  épées  ornées  de  nuages. 

Un  fusil  à  deux  coups. 

Deux  canardières. 

Une  boite  de  cannelle  (trois  cents  onces). 

Mille  haricots  médicinaux. 

Six  cents  onces  de  bétel  roulé. 

Trois  cent  soixante  onces  de  bétel  plat. 


m.  —  LES  DOCUMENTS  INDIGÈNES 


Chroniques.  —  Purânas.  —  Inscriptions.  —  Manuscrits. 
Monnaies. 


Le  Népal  a  une  chronique  locale,  la  Vamçdrait\  L'ou- 


1.  V^aniçâvalî  : —  Wright,  History  of  Népal  translate d  from  Ihe 
Parbatii/à.  Cambridge,  1877.  —  MinayefF  a  publié  un  long  compte  rendu 
de  cette  traduction  dans  le  Journal  du  Ministère  de  l'Instruction 
picblique  (de  Russie),  1878  ;  il  reproche  à  Wright  (et  non  sans  raison) 
d'avoir  dans  son  Introduction  complètement  passé  sous  silence  le  nom 
et  l'œuvre  de  Hodgson.  En  outre  «  les  (laducteurs  indigènes  ont  moins 
traduit  que  rapporté  l'original  »  (p.  8).  iMinayelï"  signale  aussi  des  rap- 
prochements inattendus,  reproduits  dans  son  article  sur  le  Népal  {Ocerki 
Zeilona  i  McZ/y,  Petersbourg,  1878,  1,  231-284),  entre  certains  récits  de 
la  Vamçàvali  et  des  récits  bibliques  qui  en  auraient  donné  l'idée.  Ainsi 
Krakucchanda  qui  trappe  du  doigt  le  rocher  pour  faire  jaillir  la  Bagmati 
(\V.  p.  80)  serait  une  copie  de  Moïse  ;  N'irûpàksa  qui  arrête  d'une  main 
le  soleil  (\V.  p.  92)  ne  serait  que  Josué  travesti.  C'est  crier  un  peu  vite 
à  lemprunt,  à  propos  de  données  qui  peuvent  appartenir  au  folk-lore 
universel.  —  Sur  la  Vamçàvali  et.  Bendall,  Cat.  mss.  Cambridge.  Add. 
1160  et  add.  1952.  —  Bhagwànlàl  Indrâjî,  Soine  Considérations  on 
theHistory  of  Népal  dans  Ind.  Antiq.  XIII  (1884),  p.  411-428.  —  Fleet. 
Ib.  XXX,  p.  8. 

Aucun  des  mss.  de  la  Vamçàvali  n'a  encore  été  décrit.  Voici  la  des- 
cription du  nis.  de  la  Vamçàvali  brahmanique  que  m'a  communiqué 
S.  Exe.  Deb  Sham  Sher  : 

Ms.  de  83  feuilles  réunies  en  livre.  0,27x0,15;  9  ou  10  lignes  à  la 
page.  Caractère  devanàgarî.  Sur  la  couverture,  images  peintes  (v.  la 
reproduction  au  frontispice  de  ce  volume)  de  «  Syambhu,  Paçupati, 
Çrï  Vacchlesvarî,  Daksina  çmaçâna.  çrï  \'âgmati,  Gamgâmàtâ,  Asvattha- 
saipynkla-Sveta-Vinâyaka,  Hâjâ  Dliarmadalta,  Kalpavrksa  ». 

Licip.  —  Çn  Ganeçaya  namah  | 

13 


194  LE    NÉPAL 

vrage  est  de  date  assez  récente  ;  il  existe  en  deux  recen- 
sions :  l'une,  bouddhique,  a  pour  auteur  un  moine  qui 
résidait  eH  Patan,  dans  le  couvent  de  Mahâbuddha,  au  com- 
mencement du  XIX*  siècle  ;  elle  a  été  traduite  en  anglais 
sous  la  direction  de  M.  Wright  par  l'interprète  indigène 
{mimshï)  de  la  résidence  britannique,  Çiva  Çamkara  Simha 
(Shew  Shunker  Singh),  assisté  du  Pandit  Gunânanda. 
L'autre,  d'inspiration  brahmanique,  est  seule  reconnue 
comme  authentique  par  le  gouvernement  Gourkha.    Le 


aviralamadajalanivaham  bhramarakulânekasevitakapolam  | 

abhiraataphaladâtâram  kâmeçam  Ganapatim  vande  |j 
atha  naipàlike   devân  pràdurbhâva  râjabhogamâlâ.  yathâkramena  vartamâna. 
vidhau  sakaladuhkhârtajanânàm   narebhyah  çrnvante  sati  pâpànâm  haranarn 

hetukâranât dine  dine  smaranena  sakalatîrthadevarâjamâlâ  vamçâvalîsam- 

graham  kuryàt. 

Histoire  divine  jusqu'à  Vikramâjîta,  comme  dans  Wright. 

Atha  nararâjamâlâ. 

[Quelques  vers  en  sanscrit.  Puis]  :  Nïlakanthaprakâçakramena  vartamânena 
Kaliyugabhùpâlasamastamàlikâcaranâmbujasya  râjya  çrïmat  prthvîrâjno  Hima- 
vatah     çailamadhve    vartate    mahârathibhùtamandale    Bhrngeçvarabliattarake 

pràdurbhutâh.    tadanu  Nemunyadibhih  rsiganais  tatra  Gautamâdayo  devà 

tena  Nepâlaprathamarâjnâm  bhunijitâ  GopâLuiâni  kramena  râjvam  bhogani 
praçaçâsa. 

Suit  riiisloire  des  rois,  sur  le  même  plan  (jue  Wiiglit,  jusqu'à  N'ikrama 
Sâha  (avènement  en  1816). 

DesUi.  —  Svasti  çrî  Samvat  1891  Sâlani  iti  jyesthamâse  çukiapakse  çrî  Daça- 
harâparvadinesomavâre  Devapattanavâsï  Siddhi  Nârâyanadvijavarena  idam  Vaip- 
sâvallràjopàkhvàna  apùrvagranthani  sanipùrnani  lisitvâ  munsi  gunàkara.  paro- 
pakàri.  supurusâya.  çrî  Laksmidâsanâmne.  saippradattani  |  yasmai  kasmai  na 
datavvani.  çubham  |1 

L'inventaire  sunnnaire  des  papiers  de  Hodgson,  oH'erts  pai'  l'auleur  à 
rindia  (Jflice  en  1864,  indique  :  «  Vingt-trois  Vasavalis,  ou  Chroniques 
indigènes,  en  partie  traduites  et  disposées  chronologiquement  à  laide 
des  monnaies  et  des  inscriptions.  »  L'ensemble  est  divisé  en  deux 
séries:  1°  chroniques  névaries  :  2°  chroniques  gourkhalies.  La  premièie 
comprend  des  chroniques  générales  des  dynasties  névaries,  des  chro- 
niques particulières  (la  dynastie  Gopâla),  et  des  biographies  royales 
(Pratàpa  Malla,  Visnu  Malla,  Mahendra  Malla,  Siddhi  Narasimha  Malla); 
la  seconde  se  rapporte  uniquement  aux  Gourkhas  (W.-W.  Hunter,  Life 
of  Brian  Uoughton  Hodg.son.  London,  1896.  Appendi.K  B,  p.  357-359). 


Temple  et  couvent  Je  Mahàbuddha  ^Mahà-bodhi)  ù  Patan. 


J96  LE    NÉPAL 

maharaja  Deb  Sliam  Sher  m'en  a  communiqiK'  un  bel 
exemplaire,  daté  de  1891  samvat  (=  1834  J.  C.)  et  qui  a 
pour  rédacteur  le  brahmane  Siddhi  Nârâyana,  habitant  de 
Deo  Patan  ;  le  manuscrit  en  fut  remis  «  à  un  excellent 
homme,  nommé  Laksmî  Dâsa  »  ;  mais  il  ne  devait  «  être 
donné  à  personne  ».  Je  n'en  sais  que  plus  de  gré  au  maha- 
raja d'avoir  violé  cette  prescription  en  ma  faveur.  Sur  la 
demande  du  maharaja  Chander  Sham  Sher,  le  grand 
prêtre  [guru)  du  royaume  m'a  confié  son  exemplaire  per- 
sonnel, qui  est  simplement  une  copie  fidèle  du  même 
texte. 

Le  brahmane  et  le  bouddhiste  pouvaient  opter  entre 
trois  langues  pour  écrire  leur  Vamçâvalî  :  le  sanscrit, 
recommandé  par  son  prestige  religieux  et  littéraire,  mais 
réservé  aux  savants  ;  le  névar,  la  vieille  langue  indigène  ; 
enfin  le  parbatiya  (ou:  khas),  nouveau  venu  dans  la  vallée, 
où  la  conquête  Gourkha  venait  de  l'introduire.  L'un  et 
l'autre  ont  choisi  le  parbatiya,  et  par  là  trahi  la  même 
préoccupation.  Ils  ne  visent  point  un  succès  d'école  ;  ils  ne 
s'adressent  pas  aux  Névars  assujettis;  ils  veulent  atteindre 
les  nouveaux  maîtres  du  pays,  également  redoutés  du 
bouddhisme  qu'ils  détestent  comme  une  hérésie,  et  des 
brahmanes  qu'ils  dépouillent  au  nom  de  l'orthodoxie.  Ce 
n'est  pas  une  curiosité  de  dilettante  (jui  porte  les  deux 
auteurs  à. recueillir  les  souvenirs  et  les  traditions  du  passé; 
ils  se  soucient  moins  encore  d'élever  un  monument  à  l'in- 
dépendance perdue.  Ils  ne  cherchent  ([u'à  détourner  des 
temples  et  des  couvents  la  rapacité  malveillante  des  vain- 
queurs ;  ils  rappellent  la  longue  suite  des  miracles  qui 
consacrent  l'origine  des  fondations  religieuses,  comme  une 
menace  salutaire  de  la  vengeance  divine  prête  à  châtier  les 
convoitises  criminelles.  La  Vamçâvali,  malgré  ses  appa- 
rences historiques,  n'est  qu'un  rameau  de  la  littérature 
des  Purànas. 


LES    DOCUME>'TS    INDIGÈNES  197 

Le  compilateur  de  la  Vamçâvalî  bouddhique  se  flatte 
d'avoir  «  et  vu  et  ouï  bien  des  choses  du  passé  en  vue  de 
son  œuvre  ».  Le  brahmane,  d'autre  part,  se  targue  d'écrire 
«  un  ouvrage  sans  précédent  ».  11  est  impossible  cepen- 
dant de  croire  à  l'indépendance  absolue  des  deux  rédac- 
tions. La  Vamçâvalî  brahmanique  n'ajoute  rien  d'original 
à  la  bouddhique  ;  elle  se  contente  d'éliminer  les  récits  et 
les  épisodes  qui  tendent  à  glorifier  l'église  rivale.  Klle 
adopte  le  même  système  de  chronologie,  les  mêmes  dates 
fondamentales.  Elle  indique,  il  est  vrai,  la  durée  du  règne 
des  Abhîras  et  des  Kirâtas,  omise  dans  la  Varnçâvalî  boud- 
dhique ;  mais  il  s'agit  de  dynaslies  légendaires  où  l'imagi- 
nation esllibrede  se  donner  carrière  ;  l'invention  arbitraire 
peut  y  suppléer  aisément  aux  matériaux  absents. 

Le  titre  de  l'ouvrage  en  marque  expressément  l'origine. 
Le  mot  Vamçâvalî  (littéralement:  «  généalogie-en-file  ») 
désigne  dans  l'usage  des  chancelleries  royales  les  listes 
dynastiques  oi^i  chacun  des  souverains  vient  successivement 
prendre  place,  enchâssé  dans  un  panégyrique  en  général 
aussi  pompeux  que  banal  et  vide.  La  collection  de  ces 
panégyriques,  qui  va  naturellemen  t  en  s'allongeant  tant 
que  dure  la  dynastie,  figure  souvent  en  tête  des  chartes  et 
fournit  à  l'histoire  de  l'Inde  un  précieux  appoint.  La 
dynastie  des  Calukyas  Orientaux  en  est  le  plus  parfait 
exemple  ;  elle  s'est  perpétuée  durant  six  siècles  ;  les  Vam- 
çâvalîs  inscrites  en  tête  de  ses  donations  ne  donnent  pas 
seulement  la  succession  des  princes  à  travers  une  si  longue 
période  ;  elles  énoncent  encore  la  durée  précise  de  chaque 
règne. 

Au  xNépal  même ,  la  pratique  d<'s  Yamgâvalîs  est  ancienne  : 
l'inscription  de  .Mâna  deva  à  Changu  Narayan,  la  première 
en  date  des  inscriptions  connues,  s'ouvre  par  une  vamçâ- 
valî: rinscriplion  de  Jaya  deva  à  Paçupati  retrace  les  ori- 
gines de  la  famille  royale  jusqu'aux  dieux.  Le  roi  Pratâpa 


198  LE   NÉPAL 

Malin  fleva  «  prince  des  poètes  »  applique  formellement  le 
nom  de  vamçâvaU  à  un  historique  de  la  dynastie  Malla 
qu'il  a  composé  \m-\neix\Q\Bhafjr.  n"  19,  1.  1).  Les  Névars 
aftirment  qu'il  existe  encore  aujourd'hui  àPatan  de  longues 
bandes  oii  sont  inscrits  dans  l'ordre  de  succession  tous 
les  rois  du  Népal.  Bhagvanlal  et  Minayeff  n'ont  pas  réussi 
à  les  voir,  et  je  n'ai  pas  été  plus  heureux  qu'eux.  Il  n'est 
pas  douteux  cependant  que  de  pareils  documents  existent, 
ou  qu'il  en  ait  existé:  la  Vamçâvalî  qui  fut  communiquée 
à  Kirkpatrick,  à  la  fin  du  xvni^  siècle,  surpassait  en  valeur, 
en  richesse,  en  exactitude  les  Vamçâvalîs  dont  nous  dispo- 
sons. 

Une  récente  trouvaille,  due  comme  tant  d'autres  à 
M,  Bendall',  jette  un  peu  de  lumière  sur  les  origines  obs- 
cures de  la  Vamçâvalî.  M.  Bendall  a  découvert  à  la  biblio- 
thèque du  Darbar  un  recueil  de  trois  manuscrits  tracés 
sur  feuilles  de  palmier  et  datés,  par  leur  contenu  comme 
par  leur  écriture,  de  la  fin  du  xiv  siècle.  Le  premier  (V) 
est  une  chronique  rédigée  dans  un  sanscrit  incorrect,  sans 
aucun  souci  de  la  syntaxe  classique.  Le  compilateur  y  a 
mis  bout  à  bout  la  suite  des  rois  népalais,  avec  la  durée  de 
chaque  règne,  les  faits  principaux,  et  leur  date.  Les  dona- 
tions aux  temples  y  tiennent  une  telle  place  que  M.  Ben- 
dall croit  l'ouvrage  en  rapport  avec  les  archives  du  sanc- 
tuaire de  Paçupati.  La  seconde  pièce  du  recueil  (V^)  est 
une  liste  où  sont  enregistrées  les  naissances  des  rois  et 
des  grands  personnages;  elle  est  entièrement  rédigée  en 
langue  névare  ;  elle  embrasse  la  période  de  177  à  396  N.- 
S.  (ère  névare  de  880  J.-C).  Le  troisième  document  (V) 
continue  le  second,  mais  il  en  modifie  le  caractère;  il 
introduit  d'autres  détails,  et  tend  à  transformer  la  liste  en 


1.  C.  Bendall.  The  historjj  of  Népal  and  surrounding  kingdoms 
(1000-1600  A.  D.)  compiled  chiefly  froin  7nss.  lately  discovered,  dans 
Journ.  As.  Soc.  Beng.,  LXXll,  I,  1  (1903). 


LES    DOCUMENTS    INDIGÈNES  199 

annales.  Il  est  également  rédigé  en  névar,  et  s'étend  de 
379ào08  (ère  névare).  M.  Bendall rattache  l'origine  de  ces 
annales  (V  et  V")  à  la  révolution  politique  qui  porta  au 
pouvoir  souverain  Jaya  Slhiti  -Malla,  et  à  la  renaissance 
littéraire  qui  suivit. 

Si  l'histoire  du  Népal  s'était  déroulée  sans  accident. 
sans  révolution,  sous  l'autorité  continue  d'une  seule 
dynastie,  les  Vamçàvalîs  auraient  pu  fournir  à  l'histoire 
un  enchaînement  solide  de  noms  et  de  faits.  Mais  jusqu'au 
xvr  siècle,  l'anarchie  semble  être  le  régime  régulier  du 
Népal  ;  les  familles  suzeraines  exercent  un  pouvoir  éphé- 
mère ou  illusoire;  les  roitelets  locaux  pullulent  et  rare- 
ment arrivent  à  faire  souche.  Fidèles  à  la  méthode  ordinaire 
de  l'hide,  telle  qu'elle  se  manifeste  déjà  dans  la  chrono- 
logie des  Purànas,  les  Vamçàvalîs  disposent  à  la  file,  en 
ordre  de  succession,  tous  les  noms  dont  le  souvenir  s'est 
conservé,  sans  se  préoccuper  de  leur  rapport  réel.  Ce 
système  de  déviation,  déplorable  pour  l'histoire,  s'accom- 
mode parfaitement  aux  exigences  de  la  chronologie  hin- 
doue. II  faut  que  le  passé  réel  aille  s'accrocher,  sans 
solution  de  continuité,  au  passé  fabuleux;  les  seuls  faits 
qui  comptent  sont  les  exploits  des  héros  épiques  ou  mythi- 
ques que  la  poésie  a  consacrés.  Il  est  donc  indispensable 
de  remonter,  coûte  que  coûte,  jusqu'au  début  du  quatrième 
âge  du  monde,  en  l'an  3000  av.  J.-C.  Aussi  le  poète  de  la 
Râja-taranginî  cachemirienne,  qui  se  pique  pourtant  d'in- 
troduire la  critique  dans  le  classement  des  faits,  trans- 
porte au  second  millénaire  avant  l'ère  chrétienne  l'empereur 
Açoka,  petit-fils  de  ce  Candra  gupta  qui  connut  Alexandre 
le  Grand;  l'Attila  de  l'Inde,  le  Hun  Mihira  kula,  passe  du 
VI*  siècle  de  l'ère  chrétienne  au  vir  av.  J.-C.  La  Vamçâvalî 
du  Népal  fait  de  même:  elle  place  100  ans  avant  l'ère 
chrétienne  le  couronnement  d'Arnçuvarman  qui  régnait 
au  vil"  siècle  de  J.-C.  J'étudierai  dans  un  chapitre  spécial 


200  LE    NÉPAL 

les  obscurités  de  la  chronologie  népalaise;  j'aurai  à  y 
signaler  en  détail  les  principes  d'erreur  qui  vicient  la 
Vamçàvalî,  et  surtout  la  multiplicité  des  ères,  si  désastreuse 
dans  tous  les  domaines  de  l'histoire  indienne. 

L'auteur  de  la  Vamçàvalî  bouddhique  ne  s'est  pas  con- 
tenté de  transcrire  les  listes  dynastiques;  il  s'en  est  servi 
pour  encadrer  un  résumé  des  Purânas  et  des  Màhâtmyas 
locaux.  Il  rapporte  parfois  des  vers  traditionnels  qui  fixent 
(ou  déforment)  le  souvenir  des  événements  considérables  : 
l'introduction  du  dieu  Matsyendra  Nàtha,  l'invasion  de 
Nânya  deva,  la  disparition  de  Siddhi  Nara  Simha.  Il  va 
même  jusqu'à  citer  des  inscriptions  d'Amcuvarman,  de 
Jaya  Sthiti  Malla,  de  Yaksa  Malla  et  de  ses  successeurs.  Il 
consulte  aussi  des  archives  de  famille  ;  sa  complaisance  à 
relater  les  aventures  de  certains  personnages  assez  insigni- 
fiants, comme  Abhayarâja  et  Jîvaiâja,  décèle  un  de  leurs 
descendants  ;  l'auteur  est  sans  aucun  doute  un  des  Anan- 
das,  prêtres  du  Mahâ  Buddha  vihâra  à  Patau,  qui  exercent 
de  père  en  fils  la  profession  de  pandit-interprète  à  la 
résidence  britannique;  peut-être  Amrlânanda,  la  gloire  de 
la  famille,  qui  composa  plusieurs  ouvrages  en  sanscrit  et 
en  névar,  et  qui  initia  Hodgson  à  la  connaissance  du 
bouddhisme. 

Nous  possédons  plusieurs  des  ouvrages  pouraniques  que 
le  rédacteur  de  la  Vamçàvalî  a  mis  en  œuvre  ;  j'en  ai  moi- 
même  rapporté  deux  du  Népal  ;  il  en  existe  encore  bien 
d'autres  qu'on  se  procurera  quelque  jour.  Ces  ouvrages, 
intéressants  pour  l'étude  de  la  religion,  du  culte,  des 
légendes  populaires  et  de  la  géographie  historique,  ne 
procèdent  pas  en  général  d'une  inspiration  élevée  ;  ils  ser- 
vent les  intérêts  financiers  de  la  religion  et  du  prêtre. 

L'Inde  est  sur  toute  son  étendue  couverte  de  lieux  saints 
qui  se  disputent  la  faveur  du  public  pieux.  Chacun  d'eux  a 
sa    clientèle  locale;   mais  l'ambition  des  prêtres   et  des 


LES    DOCUMENTS    INDIGÈNES  201 

princes  convoite  au  delà  de  ce  cercle  restreint  la  multi- 
tude ambulante  des  pèlerins  qui  foulent  sans  répit  les  che- 
mins de  rinde  en  quête  de  menus  prolits.  Un  pèlerinage  à 
la  mode  est  une  grande  foire  ;  les  brahmanes  y  vendent 
leurs  prières,  les  fakirs  y  exploitent  leur  ascétisme  truqué, 
les  marchands  y  débitent  des  chapelets  et  de  la  mercerie, 
le  chef  y  perçoit  des  impôts  et  des  taxes.  Et  comme  la 
concurrence  suscite  la  réclame,  la  rivalité  des  sanctuaires 
enfante  les  mâhdtmyas.  Le  mot  «  màhâtmya  »  signifie  au 
propre  :  grandeur  d'àme,  noblesse,  éminence.  Dans  la  lit- 
térature religieuse,  il  s'applique  aux  ouvrages  versifiés  qui 
servent  à  la  fois  d'amorce,  d'amusement,  d'édification  et 
de  guide  pratique  aux  fidèles.  Le  Màhâtmya  raconte  l'ori- 
gine du  pèlerinage,  l'apparition  divine  et  le  miracle  qui 
l'ont  consacré  ;  il  énumère  les  points  à  visiter,  les  mérites 
à  gagner,  avec  l'indication  des  jours  spécialement  pro- 
pices. Le  Màhâtmya  ne  se  présente  pas  comme  un 
ouvrage  humain  ni  comme  une  œuvre  isolée  ;  il  prétend  se 
rattacher  à  quelqu'une  des  compilations  nommées  Purânas, 
traités  versifiés  d'histoire  sainte,  de  cosmogonie,  de  théo- 
logie et  de  mythologie  que  l'hindouisme  moderne  tient 
pour  révélés  et  vénère  à  l'égal  des  Védas.  Parmi  les  dix- 
huit  Purânas  canoniques,  le  Skanda-Purâna  a  servi  le  plus 
fréquemment  à  couvrir  la  pieuse  fraude  des  auteurs  de 
Mâhâtmyas.  Le  Kâçî-khanda  et  l'Utkala-khanda  qui  glo- 
rifient les  deux  sites  les  plus  sacrés  de  l'Inde  :  Bénarès  et 
Jagannath  (Jugernaut),  se  donnent  comme  des  sections  du 
Skanda-Purâna,  et  c'est  au  même  ouvrage  que  le  Màhâ- 
tmya du  Népal  se  flatte  d'appartenir. 

Le  NepcUa-mdhâtmycr  est   divisé  eu    trente    lectures, 


2.  Le  Catalogus  Catalogorum  d'Aufrechl  signale  deux  mss.  du 
Nepâlamàhâtmya  :  l'un  d'eux  est  à  la  bibliothèque  du  Queen's  Collège  à 
Bénarès,  où  je  l'ai  examiné.  J'ai  rapporté  de  Katmandou  une  excellente 


202  LE    NÉPAL 

groupées  dans  un  cadre  factice,  à  la  manière  des  Purânas. 
Le  célèbre  sacrifice  du  roi  Janamejaya,  qui  entendit  parmi 
tant  d'autres  rhapsodies  la  récitation  complète  du  Mahâ- 
Bhàrata,  a  rassemblé  une  multitude  de  saints  personnages. 


copie,  exécutée  sur  ma  demande  par  les  pandits  de  la  bibliothèque  du 
Darbar.  Le  ms.,  sur  papier  népalais,  a  77  feuillets,  de  M  à  l'i  lignes  àla 
page. 

hicip.  :  cri  Ganeçiya   namah  |  om  namah  Sarasvatyai  dev_yai  |  Nàrâyanam 

namaskrtya  Naram  caiva (le  vers  usuel)  |  sùta  uvàca  | 

jananiejayasya  yajfiânto  niunayo  brahmavàdinah  | 

I.   iti çn  Skanda-puràne  Himavat-khande  Nepàla-màhàtmye  Paçu- 

patiprâdurbhavo  nâma  prathamo  'dhyâyah.  4». 

IL   iti narâyana-pràdurbhâvo  nâma  dvitïyo 'dhyàyah.  6^. 

IIL  iti "mahâtmye  trtiyo  'dhyavah.  ç)^. 

IV.  iti Içvaripradurbhàvo  nàma  caturtho  'dhyayah.  12^. 

V.  iti Doleçvarapradurbhâvo  nama  pancamo  'dhyâyah.  i)». 

VI.  iti çrï  SûryaVinayakaprâdurbhavo  nâma  sastho  'dhyàyah.  18'. 

VII.  iti "mâhâtniye  saptamo  'dhvâyah.  21". 

VIII.  iti Mahcndradamanopâkhvâne  'stamo  'dhyâyah.  24''. 

IX.  iti "mâhatmye  navamo  'dhyâyah.  27''. 

X.  iti "mâhàtmye  daçamo 'dhyàyah.  29'\ 

XI.  iti.  ...     "mâhâtmye  ekâdaço  'dhyâyah.  35». 
XII.  iti...  .     "mâhâtmye  dvàdaço 'dhyàyah.  37''. 

XIII.  iti «mâhâtraye  trayodaço  'dhyàyah.  4I'''- 

XIV.  iti omâhâtmye  caturdaço  'dhyàyah.  45". 

XV.  iti "màhàtmye  pancadaço  'dhyâyah.  47-' . 

XVI.  iti omâhàtmye  sodaço  'dhyàyah.  48''. 

XVII.  iti Sukeçavarapradànanàma  saptadaço 'dhyàyah.  51^. 

XVIII.  iti omâhâtmye  'stàdaço  'dhyàyah.  53''. 

XIX.  iti "màhàtmye  ûnavimçatitamo  'dhyàyah.  54''. 

XX.  iti "màhàtmye  vimçatitamo  'dhyàyah.  57». 

XXI.  iti Mâlino  vadho  namaikaviniçatitamo  'dhyàvali.  59^. 

XXII.  iti "màhàtmye  dvàvimçatitamo  'dhyàyah-  60^. 

XXIII.  iti "màhàtmye  trayovimçatitamo  'dhyâyah.  62a. 

XXIV.  iti "màhàtmye  caturviniçatitamo 'dhyâyah.  63''. 

XXV.  iti omâhàtmye  pancaviniçatitamo  'dhyàyah.  65''. 

XXVI.  iti "màhàtmye  sadviniçatitamo  'dhj'âyah.  6^*. 

XXVII.   hi "màhàtmye  saptavimçatitamo  'dhyâyah.  6<^^\ 

XXVIII.  iti "màhàtmye  astàvimçatitamo  'dhyâyah.   71'''. 

XXIX.  iti "màhàtmye  ùnatrimço  'dhyàj^ah.  74". 

XXX.  iti "màhàtmye  trimço  'dhyàyah.  77". 

çubham  |  bhuyàt  |  sarvajagatàm  | 

La  Vamçâvalî  raconte  que  le  roi  Girvâna  Yuddha.  au  commencement 
du  xix«  siècle,  se  fit  expliquer  le  sens  du  liimavat-khanda. 


LES    DOCUMENTS    INDIGÈNES  203 

Un  d'entre  eux,  Jaimini,  au  nom  de  la  compagnie  tout 
entière,  interroge  le  vénérable  Mârkandeya  sur  les  lieux 
saints  du  Népal  ;  et  Mârkandeya  répond  avec  une  infatigable 
complaisance  à  l'inlassable  curiosité  de  son  auditoire.  Il 
glorifie  d'abord  le  bois  de  Çlesmàntaka  où  Çiva  se  méta- 
morphosa en  gazelle  pour  dépister  les  dieux  lancés  à  sa 
recherche  (I),  puis  le  Dolâgiri  où  un  brahmane  irrité  coupa 
la  tête  de  Visnu  (II),  le  Vâlmîkîçvara  érigé  par  l'auteur  du 
Ràmàyana  sur  le  lieu  même  où  il  composa  son  poème  (III), 
le  bois  de  Rakta-  andana  (Santal-Rouge)  où  Pârvatî  triom- 
pha du  démon  Canda  (IV),  et  les  lingas  élevés  par  tous  les 
dieux  témoins  de  la  victoire  (Y),  le  Doleçvara  sorti  mira- 
culeusement du  sol  (Y),  le  Mangaleçvara  qui  commémore 
la  résurrection  d'un  enfant  (YI),  le  Tila-Mâdhava  qui  rap- 
pelle une  apparition  et  un  prodige  de  Yisnu,  le  Svarnaçrn- 
geçvara  et  le  Kîleçvara  fondés  par  Krsna.  A  propos  de  cette 
double  fondation,  Mârkandeya  narre  longuement  en  style 
d'épopée  la  guerre  engagée  entre  le  démon  Mahendra 
damana  et  le  fils  de  Krsna,  Pradyumna;  cette  rhapsodie 
intercalaire,  où  le  galant  alterne  avec  l'héroïque,  se  ter- 
mine en  bon  roman  par  un  doul3le  mariage  ;  Pradyumna 
épouse  et  la  sœur  du  démon  vaincu,  Prabhàvati,  et  la  fille 
du  dévot  Sùryaketu  nommée  Candravati  (YI-XII).  Le 
Someçvara  sert  d'occasion  à  une  autre  rhapsodie  déve- 
loppée ;  Soma  a  érigé  ce  linga  sur  les  conseils  d'Agastya 
pour  se  purifier  de  l'inceste  qu'il  avait  commis  avec  Tara, 
la  femme  de  son  précepteur  Rrhaspati  ;  en  vertu  d'un  pro- 
cédé cher  au  génie  hindou,  un  récit  secondaire  se  trouve 
inséré  dans  cet  épisode  ;  Agastya  y  raconte  à  Soma  l'ori- 
gine des  Râksasas,  de  Lanka  leur  séjour,  et  les  austérités 
prodigieuses  qui  valurent  à  Râvana  de  devenir  leur  roi 
(XIII-XXYI).  Enfin  le  mâhâtmya  introduit,  en  l'adaptant  à 
son  but,  la  légende  célèbre  de  Gunâdhya  :  l'auteur  de  la 
Bfhatkathâ,  après  avoir  remis  au  roi  Madana  l'original  de 


204  LE    NÉPAL 

ses  contes  en  dialecte  paiçâcî,  vient  an  Népal,  y  donne 
l'exemple  du  pèlerinage  circulaire  [ksetra-pradaks'ma)  et 
dresse  le  Bhrngîçvara  (XXVIl-X\X). 

Le  style  et  la  langue  du  Xepàla-mâhâtmya  n'appellent 
pas  d'observation  particulière;  le  poète  manie  sans  embarras 
et  sans  incorrection  les  formules  banales  qui  servent  à  tous 
les  ouvrages  du  même  genre.  Mais  son  inspiration  reli- 
gieuse le  classe  à  part;  elle  rétléchil  fidèlement  le  syncré- 
tisme éclectique  qui  a  presque  toujours  prévalu  au  Népal. 
Les  mâhàtmyas  en  général,  comme  toute  la  littérature 
pouranique  dont  ils  se  réclament, aftichent  une  sorte  de  fana- 
tisme sectaire  ;  le  dieu  local  y  est  exalté  aux  dépens  de 
tousses  rivaux.  Le  Nepàla-mâhàtmya  au  contraire,  en  dépit 
de  son  origine  clairement  brahmanique,  met  sur  le  même 
rang  Çiva,  Visnu  et  le  Bouddha.  Le  poète  fait  proclamer 
l'identité  de  Yisnu  et  de  Çiva  par  la  voix  de  Nemi,  comme 
au  nom  du  Népal  tout  entier  dont  Nemi  estle  saint  patronal. 
Au  reste,  l'orthodoxie  brahmanique  de  l'Inde  n'a-t-elle  pas 
admis  le  Bouddha  parmi  les  avatars  de  Visnu?  Ici  le 
Bouddha  n'est  qu'une  «  forme  »  de  Krsna;  toutefois  ils  ne 
se  confondent  pas  entièrement  tous  les  deux.  Si  le  Bouddha 
réside  parfois,  comme  Krsna,  dans  le  Kathiawar  {Saiirâ- 
stra)^  il  lui  arrive  aussi  de  passer  en  Chine  [Mahâ-Cîna),  où 
la  présence  de  Krsna  serait  inattendue.  Les  divinités  con- 
currentes ne  rivalisent  que  de  politesse  aimable  :  Çiva- 
Paçupati  félicite  Nemi  qui  l'a  reconnu  identique  à  Visnu  ; 
l'épouse  de  Çiva  oiîre  au  Bouddha  une  faveur  à  choisir  et 
consent  à  lui  laisser  partager  avec  Çiva  les  honneurs  du 
culte.  Et  «  le  Compatissant  )>,qui  ne  veut  pas  être  en  reste 
de  courtoisie,  dédie  à  Çiva  le  linga  de  la  Compassion 
(Kârunikeçvara). 

Le  Nepâla-mâhâtmya,  comme  la  plupart  de  ses  congé- 
nères, échappe  à  toute  chronologie;  l'ouvrage  est  si  com- 
plètement impersonnel  qu'il  semble  flotter  en  dehors  du 


LES    DOCUMENTS    INTUGÈNES  205 

temps.  Ni  nom,  ni  date,  ni  indice  qui  permette  même  la 
plus  vague  approximation. 

Le  Vâgvati-mâhatmya' ,  ou,  pour  reproduire  le  titre  dans 
toute  son  ampleur,  la  Vdgratl-ynâhâimya-praçamsd^e  donne 
comme  une  section  du  Paçupati-purâna;  j'ignore  si  ce 
Puràna.  complètement  inconnu  par  ailleurs,  existe  dans 
son  intégralité  ;  je  n'ai  réussi  à  me  procurer  au  Népal  que 

3.  Mon  ins.  du  Vàgvalî-màhâtinya  est  écrit  sur  papier  népalais  de 
petit  format  :  il  a  71  feuillets,  de  c\m\  lignes  à  la  page.  Il  a  été  copié, 
sous  la  surveillance  du  pandit  Vaikuntha  Nàtha  Çarman,  d'après  un 
exemplaire  ancien,  et  il  est  tracé  en  beaux  caractères  népalais  archaïques. 

Incip.  —  om  namah  çrîpaçupataye  | 

yasya  vaktrâd  viniskrântâ  Vâgvatï  lokapâvanï  | 
namâmi  çirasâ  devam  Çankarani  bhuvaneçvaram  || 
I.  iti  çrî  VâgN'atîmâhâtmyapraçanisâyàm  tïrthavarnane  Prahlâdatapahsid- 

dhir  nâma  prathamo  'dhyàyah.  7''. 
II.  iti  çrî»  opraçarnsâyâm  tïrthavarnane  Vibhîsanâstrasiddhir  nâma.  11^. 

III.  iti  çrï»  opraçarnsàyârp  tîrthavarnanam  nâma.  la^*. 

IV.  iti  çrïo  °praçariisâyàrn  tîrthavarnanam  nâma  caturthah.  14a. 
V.  tîrthavâtrâkhandah  samâptah.   14'^. 

VI.  iti  çrï"  opraçamsâyâm    Pradyumnavijaye    maharsisanidarçanani    nâma 

sastamalî  (sic).  i9=>. 
VII.  iti  çrî°  «vijaye  Prabhâvatïvivâho  nâma  saptamah.  22*». 
VIII.  iti  çïx"  "vijaj'e  ratnopahâro  nâma.  2y->. 
IX.  iti  çrî°  "vijaye  ud3^ogasanivarnano  nâma.  aS". 
X.  iti  çrî"  °vijaye  Prabhâvativinodo  nâma.  31^. 
XI.  iti  çri°  "vijaye  Nâradâlâpo  nâma.  37^. 
XII.  iti  çrî»  ovijaye  Virodhadarçano  nâma.  39». 

XIII.  iti  çrî»  «vijaye  Indradamanavadho  nâma.  42''. 

XIV.  iti  çrî»  "praçamsâyàm  Pralilâdavijavakhandah  nâma  samâptah.  49a. 
XV.  Iiicip. —  orn  namah  Çivâya  | 

pranamya  çirasâ  bhaktyâ  paçùnâm  patim  avyayam  | 
purànani  sampravaksyâmi  munibhih  pQrvavarnitam  || 
iti  çrî  Vâgvatîmàhàtmyapraçariisâyâm  Paçupatipurâne  Çlesmàntakava- 
nâvatamano  (sic)  nâma.  si"- 
XVI.   Sanatkumâra  uvâca  |  etasminn  antare... 

iti  çri"^  "purâne  harineçvaraçrngaharano  nâma.  54a. 
XVII.   iti  çrî°  °purâne  Tçvaravâkyani  nâma.  59-''. 
XVIII.   iti  çrï°  "purâne  Gokarneçvarapratisthàpano  nâma.  61*". 
XIX.   iti  cri»  «purâne  Gokarneçvarapraiisthàpane  pûrvàrdhakhandah.  63''. 
XX.  iti  cri"  "purâne  daksinaGokarneçvarapratisthàpano  nâma.  65a. 
XXI.  iti  çrî"  "purâne  tîrthânandapurâne  pûrvàrdhakhandah.  67-'. 
XXII.  iti  çrî  Paçupatipurâne  Vâgvatimâhàtmyapraçamsâyâni  Vâgvatistotram 
samaptam.  71". 


206  LE    r^ÉPAL 

les  chapitres  consacrés  à  la  gloire  de  la  Vâgvatî  (Bagmati). 
Ces  chapitres,  au  nombre  de  trente,  se  répartissent  exté- 
l'ieuremont  en  deux  divisions  ;  l'une,  formée  des  quatorze 
premières  lectures,  a  pour  interlocuteurs  Bhîsma  qui  inter- 
roge et  Pulastya  qui  enseigne;  elle  débute  par  une  invoca- 
tion triple  :  à  Çankara,  dont  la  bouche  donne  naissance  à  la 
Vâgvatî,  à  Pulastya  lui-même  qui  a  récité  le  Purâna,  à 
Vyâsa  qui  l'a  recueilli.  Les  lectures  qui  la  composent  por- 
tent régulièrement  comme  suscription  :  iti  rrl-Vâgrati- 
mdhàtmya-praçamsâyùm. . .  La  seconde  division,  qui  consiste 
en  huit  lectures,  commence  par  une  invocation  àPaçupati  ; 
elle  a  pour  narrateur  Sanatkumâra  ;  chacune  des  lectures 
porte  comme  suscription:  iti  çrl-Vûyvatl-mâhâtmya-pra- 
çamsàyâm  Paçupati-purâne. 

La  première  division  s'analyse  d'elle-même  en  deux 
parties  :  le  tîrtha-varnana  «  le  panégyrique  des  baignades 
sacrées  »,  appelé  aussi  tîrtha-yâtrâ-khanda  «  section  du 
pèlerinage  aux  baignades  sacrées  »  (I-V)  et  \^Pradyumna- 
vijaya-khanda  «  la  victoire  de  Pradyumna  »  (VI-XIIl). 
Questionné  par  Bhîsma,  Pulastya  lui  révèle  la  sainteté  du 
Mrga-çildiara,  où  iNarasimha  parut  sous  la  forme  d'une 
gazelle  ;  de  la  Vâgvatî,  issue  de  la  bouche  de  Çiva  riant  de 
plaisir  aux  pénitences  de  Prahlâda;  des  tîrthas  d'Indra- 
mârga,  oii  Vibhîsana  pratiqua  des  mortifications  et  entendit 
réciter  par  son  père  Viçravas  le  Râmâyana  «  qui  était 
encore  à  venir  »  ;  d'Umâ;  d'Agastya,  etc.  (I-V).  Suivent 
les  aventures  amoureuses  et  guerrières  de  Pradyumna, 
sa  campagne  contre  Indradamana,  son  mariage  avec 
ses  deux  amantes  (VI-XIV).  Le  récit  est  parallèle  à 
l'épisode  du  Nepâla-mâhâtmya,  mais  il  en  est  indépen- 
dant. 

Les  huit  dernières  lectures,  qui  forment  la  seconde 
division,  rapportent  la  métamorphose  de  Çiva  en  gazelle 
daus  le   bois  de  Çlesmàutaka  (XV),  les   recherches  des 


LES    DOCUMENTS    INDIGÈNES  207 

dieux  et  la  rencontre  (XVÏ).  le  discours  de  Çiva  aux  dieux 
qui  l'ont  découvert  (XVÏl),  l'érection  du  triple  (joUarneçvara 
par  Bralima,  Visnu  et  Indra  (XVllI),  l'histoire  de  Dhanada 
[Kuvera]  qui  sur  les  avis  de  son  père  V  içravas  renonça  à 
régner  sur  Lanka  et  s'en  alla  s'établir  sur  le  Kailâsa  (XIX), 
l'érection  du  Gokarneçvara  de  l'Inde  méridionale  par 
Râvana,  frère  de  Kuvera  et  son  successeur  à  Lanka  (XX). 
L'ouvrage  se  termine  par  un  catalogue  de  rivières,  de 
contluents,  de  baignades  sacrées,  avec  l'énumération  des 
avantages  qui  leur  sont  respectivement  attachés  (XXI),  et 
par  une  exaltation  de  la  Yâgvatî  (XXII). 

Les  deux  mâhâtmyas,  on  le  voit  par  celte  brève  analyse, 
mettent  en  œuvre  à  peu  près  le  même  fonds  de  légendes  ; 
ils  représentent  deux  rédactions  d'un  groupe  de  traditions, 
de  récits  et  de  contes  locaux  qui  peuvent  remonter  à  un 
passé  assez  éloigné.  Le  Vagvati-mâhâtmya  n'est  pas  mieux 
daté  que  le  Nepâla-mâhàtmya  ;  cependant,  comparé  à 
celui-ci,  il  donne  l'impression  d'une  composition  plus 
récente.  Il  semble  avoir  éliminé  à  dessein  les  noms  des 
personnages  qui  rattachaient  encore  d'un  lien,  si  vague 
qu'il  fût,  le  Nepàla-mahàlmya  à  la  réalité  humaine,  à  l'his- 
toire. Vâlmîki,  Gunâdhya  eu  ontdisparu  pour  laisser  toute 
la  place  aux  dieux  et  aux  démons.  D'autre  part,  la  diffé- 
rence de  facture  éclate  aux  yeux.  La  narration  du  Nepàla- 
mahàtmya  est  sobre,  alerte,  presque  dramatique  ;  celle  du 
Vâgvatî-mâhâtmya  est  lente,  encombrée  de  longues  des- 
criptions par  énumération  qui  sont  parfaitement  oiseuses. 
Enfin,  de  l'un  à  l'autre,  l'esprit  religieux  a  changé.  Le 
Vâgvatî-mâhâtmya  attribue  à  Çiva  le  premier  rang  sans 
partage  ;  les  autres  dieux  sont  ses  inférieurs,  et  le  Bouddha 
est  résolument  tenu  à  l'écart  soit  comme  un  suspect,  soit 
comme  un  ennemi. 

Le  bouddhisme  népalais  a,  tout  comme  le  brahmanisme, 
cultivé  le  geme  du  màhâtmya  ;  il  a  célébré,  et  recommandé, 


208  LE    NÉPAL 

ses  lieux  sacrés  dans  le  Srayainlilià-PurûmC.  La  désigna- 


4.  Svayambhû-Purâna.  —  The  Yrihat  Svayambhû  Purânam^  con- 
taining  the  traditions  of  the  Svayambhû-kshetra  in  Népal,  edited  by 
Pandit  Haraprasâd  Çâstrî.  Calcutta,  1894  (Bibliotheca  Indica,  6  fasci- 
cules). —  Svaya?nbhi(-PirnJHa,  dixième  chapitre,  publié  par  L.  de  la 
Vallée-Poissin.  Gand.  1893  (dans  le  Recueil  de  travaux  publiés  par  la 
Faculté  de  philosophie  et  de  lettres  de  l'Université  de  Gand,  9»^  fascicule). 
—  Analvses  dans  :  IIodcson,  Essays  on  the  languages,  literattire  and 
religion  of  Népal.  London,  1874,  p.  17  sqq.  ;  Rajendralala  Mitra,  The 
sanskrit  BuddJiist  literature  of  Népal.  Calcutta,  1882,  p.  249-259.  — 
Hxraprasad  (Jastri,  Notes  on  the  Svayambhû-Purâna,  dans  le  Journal 
of  the  Buddhist  Te.vl  Society  of  India,  vol.  Il,  part.  Il,  33-37.  — 
Manuscrits  décrits  dans  :  Cowell  and  Eggeling,  Journal  of  the  Royal 
Asiatic  Society,  1875,  VIU,  p.  2-53,  n"^  17,  18,  23.  —  Pischel,  Katalog 
der  Handschriften  der  Deutschen  Morgenlàndischen  Gesellschaft, 
2-3.  —  Bendall,  Catalogue  oftJie  Buddhi.'it  Sanskrit  Manuscripts  in 
the  Vniversity  Library.  Cambridge,  add.  870,  871,  1468,  1469,  1536. 
La  brève  analyse  que  je  donne  est  fondée  sur  la  recension  intitulée 
Svâyambhuva-purâna.  Comme  ce  texte  (déjà  signalé,  je  le  rappelle,  par 
M.  (le  Lavallée-Poussin)  n'a  pas  été  décrit,  je  crois  utile  d'en  donner  une 
description  sommaire. 

Bibliothèque  Nationale,  mss.  sanscrits.  D,  78,   152  feuillets:  0,33X0,107, 
9  lignes  à  la  page.  Caractère  devanâgarî. 
I.  Om  namo  ratnatrayâya  | 

pancavarnân  samuccârya  pancabhûtâny  abhâvayat  | 
pravrttau  paiïcatatvâtmâ  paiicabuddhâtmane  namah  || 
Longue  introduction  en  prose  :  Jinaçrî  interroge  Jayaçrf  à  Gayâ  sur  la  Sva- 
yambhùtpattikathâ.  Açoka  et  Upagupta.  Récit   de  la  visite  de  Çâkj'amuni  au 
Népal.  Les  vers  remplacent  la  prose  : 

lumbinîvad  ram\-am  âlok3'a  vadatâm  varah  | 
vaktuni  Nepùlatnâhàtniyanj  cakânksa  dhârmyam  âsanam  1|  7'*. 
(L'expression  Neprila-viâhiltiiiya  revient  encore  p.  8=»). 

iti  svâyambhuve   puràne   çrîjvotïrùpasvayamutpannasya   svayambhùmâhât- 
myavarnanani  nâma  prathamo  'dhyâyah.  m''  (=:Vrhat"  I,  II). 
IL   Ananda  demande  : 

çrotum  samutsuko  Guhyeçvarîdeçidisambhavam  | 
kadâ  khagânanâ  devî  prakâçam  âgamad  vibho  || 
deçànàm  racanâni  nrnâni  hradaviçosanam  tathâ  | 
iti    çrï  svâyambhuve  purâne   dhanàdaharudagopucchaguhyeçvarîprakâçaman- 
juçrïcaityanirmitam  nâma  dvitïyo  'dhyâyah.  26->  (^  Vrhat°  III). 

III.  iti  çrï  svâ3'ambhuve  purâne  Krakutsand^bhigamanabhiksucaryàcarana 
Vàgmati  Keçavatïprabhàvam  nâma  trtîyo  'dhyâyah.  41»  (=:  Vrhat»  IV). 

IV.  Manirohinîbhavakathàrn  bruve  smanmahimâtmikâm  | 

iti  çrï  svâyambhuve  mahàpurâne  Manicùdatadâgâdimakâradaçasambhavam 
nâma  caturtho  'dhyâyah.  63»  (=  Vrhat»  suite  du  IV). 

V.  Gokarncçvaramukhyânâni  samkathàm  vïtarâginam  | 


LES    DOCUMENTS    INDIGÈNES  209 

lion  de  Purâna  n'a  sans  doiile  (Hé  appliquée  à  cet  ouvrage 
qu'en  vue  de  donner  le  change  et  de  faire  concurrence,  par 
une  heureuse  confusion,  aux  prétendus  extraits  des  Purânas 
mis  en  circulation  par  les  brahmanes.  Le  Svayambhû- 
Purâna  ne  contient  aucun  des  cinq  éléments  constitutifs 
d'un  Purâna  ;  il  ne  traite  ni  de  la  cosmogonie,  ni  des  créa- 
tions secondaires,  ni  des  généalogies  divines  et  héroïques, 
ni  des  grandes  périodes  fabuleuses,  ni  de  la  géographie 
universelle;  il  se  borne  à  magnifier  Svayambhû,  et  la  col- 
line qui  le  porte,  et  d'une  manière  générale,  toute  la  vallée 

iti  çrî  svàyambhuve  puràne  vîtarâgasamutpattikathanam  nâma  pancamo 
'dhyâyah.  73^  (=;  Vrhat»fin  du  IV). 

VI.  atho  vaksyâmi  tîrthânâm  mâliâtmyaip  kâmadâyinâm  | 
santi  bahûni  tîrthâni  tesana  mukhyâni  dvâdaça  |1 

iti  çrï  svàyambhuve  purâne  punyatïrthâdidvàdaçatîrthavarnanam  nâma  sas- 
tho  'dhyâyah.  loi'' (=  Vrhat»  V). 

VII.  çrnu  bhûpcpatïrthânâm  kathâm  atha  samâsatah  | 
kundakûpatadâgâdipranâliracitâtmanâm  || 

iti  çrî  svàyambhuve  mahâpurâne  upatïrthamâtrkâpithaçmaçânavarnanam 
nâma  saptamo  'dhyâyah.  106''  (=  Vrhat"  V). 

VIII.  iti  çrî  svàyambhuve  purâne  çrîdharmadhâtuvâgîçvaramandalâbhidhâna- 
pravartanani  nâmâstamo  'dhyâyah.  119»  (==  Vrhat°  VI). 

IX.  pravaksyàmy  atha  bhùpeça  svayambhùguptasamkathâm. 

iti  çrî  svàyambhuve  mahâpurâne  Pracandadevabhiksucaryâjyotîrùpaguptïiva- 
ranani  nâma  navamo   'dhyâyali.  1 29'' (=  Vrhat°  VII). 

X.  (Publié  par  M.  de  Lavallée-Poussin.) 

iti  çrî  svàyambhuve  mahâpurâne  nâgaçâdhanadurbhiksâdiçânti  Çântikaravar- 
nanam  nâma  daçamo  'dhyâyah.  138''  (=  Vrhat°  VIII). 

XI.  atha  pûjâphalam  vaksye  çrnu  bhùpâla  uttama  | 

iti  çrî  svàyambhuve  purâne  pûjâphalavarnanam  nâma  ekâdaço  'dhyâyah.  145'* 
(=  Vrhato  VIII,  suite). 

XII.  Reprise  de  la  prose.  Açoka  quitte  Pâtaliputra  pour  se  diriger  vers  le 
Nord,  va  jusqu'au  Népal,  puis  rentre  à  Pâtaliputra,  au  Kukkutârâma.  Upagupto 
râjânam  svâçisâ  samvardhya  punah  kathayâmi  çrnu  bhùpâla  ]  tatra  punah 
kâlântare  çrîmadâryâvalokiteçvaramùrtir  bhavisyati  tathâ  Trailokyavaçamkara 
Lokeçvaramùrtir  Yaksamaileçvaramùrtir  upadravaçântau  tathâ  bahavo  devâ- 
nâni  sambhavisyanti  bahavas  tirthâç  ca  câturdigîyair  bhùmipâlair  moksyante  iti 
bhavisyakathâm  upadiçya  dhyânâgâram  âviçat  |  Râjâçokah  svarâjyam  upâga- 
mat  I  atha  bhiksur  Jayaçrîh  sajinaçrîrâjapramukhani  samyalokam  âçîrvacobhir 
anvamodat  | 

yatra  sûtraratnam  idatn  dharmasâmkathyam Eloge  du  Purâna.  iti  çrî 

svàyambhuve   mahâpurâne   'çokatîrthayàtràphalastutikathanam  nâma  dvâdaço 

14 


210  LE   NÉPAL 

du  Népal.  Le  nom  de  «  mâhâtmya  »  le  caractérise  si  bien 
que  ce  mot  y  reparaît  sans  cesse,  soit  dans  les  titres  des 
chapitres,  soit  au  cours  de  l'exposition  ;  en  son  ensemble, 
c'est  un  Nepâla-mâhàtmya  à  l'usage  des  bouddhistes,  et 
son  auteur  n'hésite  pas  lui-même  à  se  servir  de  cette  dési- 
gnation. 

L'ouvrage  a  eu  tant  de  succès  qu'il  a  dû  se  pherà  toutes 
sortes  de  remaniements  pour  s'adapter  aux  goûts  variés 
de  ses  lecteurs.  Il  n'en  existe  pas  moins  de  cinq  recensions 
actuellement  connues.  La  plus  longue  porte  le  titre  de 
Svâyambhuva-Purâna  ou  Svâyambhuva-mahâ-purâna  ;  elle 
est  en  douze  chapitres  ;  une  autre,  la  Svayambhûtpatti- 
kathâ,  a  dix  chapitres  (elle  est  appelée  aussi  Madhyama- 
Sva°  pu°)  ;  trois  autres  sont  divisées  en  huit  chapitres,  mais 
elles  sont  néanmoins  de  longueur  très  inégale.  Tandis  que 
le  Vrhat-Sv°  pu"  couvre  en  manuscrit  plus  de  3  000  lignes, 
et  le  Mahat-Sv  pu"  plus  de  2  000,  le  Svayambhucaitya- 
bhattârakoddeça  n'en  compte  que  250  environ.  Les  ditï'é- 
rences  ne  portent  du  reste  que  sur  la  forme  ;  le  fond  est 
partout  identique  ;  l'ampleur  des  descriptions  et  la  pieuse 
accumulation  des  épilhètes  oiseuses  déterminent  seules 
l'étendue  du  poème.  La  rédaction  la  plus  satisfaisante  au 
point  de  vue  de  la  correction  et  de  la  composition  est  celle 
du  Svâyambhuva-(mahâ)-purâna  ;  elle  contraste  totalement 
avec  le  style  barbare  et  la  métrique  abominable  du  Yrhat- 
sv°  pu",  imprimé  dans  la  Bibliotheca  Indica.  La  date  de 
chacune  des  recensions  n'est  pas  connue,  et  il  est  difficile 
de  fixer  autrement  que  par  des  raisons  de  goût  leur  ordre 
chronologique.  Le  nom  du  roi  Yaksa  malla  paraît  aussi  bien 
à  la  fin  du  Svâyambhuva  que  du  Vrhat°dans  une  prophétie 
prononcée  par  le  Bouddha;  Yaksa  malla  étant  mort  vers 
1460,  nos  rédactions  ne  peuvent  guère  être  antérieures  au 
xvi^  siècle,  si  la  mention  de  ce  roi  n'est  pas  due  aune  inter- 
polation, toujours  facile  dans  une  prophétie  et  surtout  à  la 


212  LE    NÉPAL 

fin  d'un  ouvrage.  Les  autres  rois  nommés  et  glorifiés  dans 
le  poème,  Gunakâma  deva  et  les  deux  Narendra  deva,  datent 
d'une  époque  bien  plus  lointaine.  Deux  Gunakâma  deva 
ont  régné  sur  le  Népal;  la  tradition  place  le  second 
au  début  du  \nf  siècle;  mais  la  désignation  de  Narendra 
comme  le  fils  de  Gunakâma  deva  fixe  le  choix  sur  le  plus 
ancien  de  ces  deux  rois.  L'autre  Narendra  deva,  associé  à 
un  événement  capital  de  l'histoire  religieuse  au  Népal, 
régnait  vers  le  milieu  du  vn^  siècle.  Voilà  les  seuls  repères 
qu'on  puisse  tirer  des  recensions  du  Svayambhù  Purâna\ 
Un  travail  de  critique  comparative,  réservé  à  l'avenir,  per- 
mettra sans  doute  de  reconnaître  la  forme  originale  du 
.Purâna  ou  de  la  restituer. 

Le  Purâna  bouddhique  a  tout  au  moins  reproduit  le  cadre 
traditionnel  des  purânas  brahmaniques  ;  il  est  agencé  en 


1.  Le  pandit  tlARAPR.vsAD  Çastri  (dans  le  Journal  Buclclh.  Teœt.  Soc, 
loc.  laud.)  prend  à  tort  le  second  des  deux  Narendra  deva  mentionnés 
dans  le  Purâna  pour  le  roi  qui  régnait  à  Bhalgaon  vers  le  milieu  du 
xvn'=  siècle.  L'épisode  où  paraît  Narendra  deva  est  trop  célèbre  pour 
autoriser  la  moindre  confusion;  le  héros  en  est  bien  un  des  successeurs 
d'Aipçu  varman,  le  même  Narendra  deva  qui  entretint  des  relations 
d'amitié  avec  la  Chine.  Si  le  Vrhat-Sv°  place  ce  Narendradeva  «  un  long 
temps  après  Yaksa  malla  »,  il  serait  vain  d'attacher  la  moindre  impor- 
tance à  cette  apparence  de  classement  chronologique  ;  le  compilateur 
du  Pnràna  se  sert  simplement  de  cette  formule  commode  pour  mettre 
bout  à  bout  les  événements  qu'il  veut  raconter.  —  Du  reste  l'épisode 
de  Narendra  deva  et  de  Bandhu  datta  n'est  pas  mentionné  par  le  Svâyani- 
bhuva-(mahâ)-puràna.  Je  n'y  ai  pas  retrouvé  non  plus  d'indication  qui 
corresponde  aux  vers  du  Vrhat-Svo  signalés  par  Haraprasad  et  où  se 
trouve  une  allusion  à  la  destruction  du  Viçveçvara  de  Bénarès  (dans  la 
desciiption  de  Bénarès  comme  la  patrie  du  Bouddha  Kàçyapa).  Tout 
semble  attester  que  le  Svàyambhuva  est  antérieur  au  Vrhat°.  II  est 
regrettable  que  la  Blbliolheca  Indica  ait  imprimé  de  préférence  cette 
dernière  recension,  et  que  l'éditeur  du  texte  ait  cru  devoir  farcir  à 
plaisir  de  barbarismes  et  de  solécismes  le  sanscrit  macaronique  de  son 
auteur  ;  il  n'est  pas  conforme  au  «  fair  play  »  même  entre  brahmane  et 
bouddhiste,  de  choisir,  comme  de  parti  pris,  les  leçons  les  plus  incor- 
rectes et  d'éliminer  les  autres. 

Le  procédé  de  développement  en  ([uelque  sorte  mécanique  pratiqué 
par  le  Vrliat"  rapiudle  tout  à  fait  la  manière  des  Vaipulya-sûtras. 


LES    DOrUMEXTS    INDIGÈNES  213 

satsamvâda,  en  «  conversation  à  six  »,  c'est-à-dire  que 
trois  groupes  d'interlocuteurs  se  superposent;  le  premier 
dialogue  est  emboîté  dans  un  second  qui  est  inséré  dans  le 
troisième.  Deux  Bodhisattvas,  Jayaçrî  et  Jinaçrî,  s'entretien- 
nent àGayâ;  Jayaçrî  interrogé  sur  l'origine  de  Svayambliù 
rapporte  à  son  compagnon  une  conversation  engagée  sur 
le  même  sujet  entre  le  roi  Aeoka  et  son  maître  spirituel 
Upagupta.  Pour  satisfaire  la  curiosité  du  souverain,  Upa- 
gupta  lui-même  n'avait  trouvé  rien  de  mieux  que  de  lui 
répéter  le  dialogue  échangé  jadis  sur  le  même  thème  entre 
le  Bouddlia  Çâkyamuni  et  le  Bodliisattva  Maitreya  qui  l'in- 
terrogeait. Çâkyamuni  y  narre  les  visites  à  Svayambhû  des 
Bouddhas  antérieurs,  Vipaçyin,  Çikhin,  Viçvabhù,  Krakuc- 
chanda,  Kanakamuni,  Kàçyapa,  leurs  prédictions,  leurs 
adorations,  le  culte  qu'ils  ont  rendu  aux  lieux  sacrés,  les 
vertus  qu'ils  leur  ont  reconnues,  le  voyage  de  Mafijuçrî  au 
Népal,  la  vallée  conquise  sur  les  eaux,  la  civilisation 
introduite,  l'ordre  établi,  le  culte  des  Nâgas  institué 
comme  un  remède  contre  la  sécheresse  par  le  roi  Guna- 
kâma  deva.  Ebloui  par  tant  de  merveilles,  Açoka  s'empresse 
d'aller  lui-même  au  Népal,  élevant  partout  sur  sa  route 
des  stupas;  puis,  son  pèlerinage  achevé,  il  rentre  k  Pàtali- 
putra,  oii  son  maître  Upagupta  lui  annonce  brièvement  les 
destinées  futures  du  culte  d'Avalokiteçvara.  El  Jinaçrî, 
enchanté  à  son  tour,  remercie  Jayaçrî  de  ce  récit  instructif 
et  édifiant. 

Pour  contrôler  les  données  suspectes  de  la  tradition  et 
(le  la  légende,  le  Né|)al  offre  à  l'hisloire  deux  catégories 
de  documents  :  les  inscriptions  et  les  manuscrits.  L'épigra- 
phie  du  Népal  est  loin  de  remonter  aussi  haut  que  l'épigra- 
phie  de  l'Inde.  Si  l'empereur  Açoka  visita  jamais  la  vallée, 
comme  le  Svayambhû  Purânal'aftirme,  aucun  monument  ne 
commémore  expressément  son  passage;  un  intervalle  de  sept 
siècles  et  demi  sépare  les  piliers  à  inscriptions  élevés  par 


214  LE   NÉPAL 

Açoka  dans  le  Téraï  népalais  et  les  inscriptions  de  .Mâna 
deva  qui  ouvrent  l'épigraphie  népalaise.  Cette  épigraphie 
s'étend  sur  un  espace  de  quatorze  siècles,  mais  elle  est 
loin  de  présenter  une  succession  continue  de  documents. 
Des  lacunes  inexplicables  la  découpent  en  séries  irrégu- 
lières. A  partir  de  Mâna  deva,  elle  se  prolonge  jusqu'au 
ix'  siècle  de  J.-C,  et  s'interrompt  alors  pour  reprendre 
avec  la  fin  du  xiv"  siècle.  J'ai  déterré  à  Harigaon  une 
inscription  du  xi*  siècle  (139  de  l'ère  népalaise)  ;  mais  par 
une  étrange  fatalité,  l'inscription  avait  disparu  quand  je 
retournai  pour  l'estamper.  Les  inscriptions  découvertes 
par  Bhagvanlal,  Bendall  et  moi  émanent  toutes  des  mêmes 
princes;  celles  que  j'ai  reçues  du  Népal  depuis  mon  retour 
restent,  quelle  qu'en  soit  la  provenance,  enfermées  dans 
ce  cercle  fatal  de  noms  et  de  dates. 

Les  inscriptions'  anciennes  du  Népal  sont  toutes  gravées 
exclusivement  sur  la  pierre  ;  on  n'a  pas  encore  trouvé 
d'anciennes  donations  inscrites  sur  des  plaques  de  cuivre 
(tâmra-pattrà),  comme  l'usage  en  était  répandu  dans 
l'Inde  dès  les  origines  de  répigraphie  (témoin  les  plaques 
deSohgaura,  qui  remontent  sans  doute  à  l'époque  Maurya). 
Et  cependant  le  Népal  a  des  mines  de  cuivre,  exploitées  de 
longue  date,  et  ses  bronziers  jouissent  d'une  antique  répu- 
tation. La  Vamçâvalî  mentionne,  il  est  vrai,  un  règlement 
du  Cârumatî-vihâra  qui  fut  gravé  sur  cuivre  sous  le  règne 
de  Bhâskara  varman,  personnage  légendaire  plutôt  qu'his- 
torique et  qui  précède  de  vingt  générations  le  roi  Mâna 
deva.  Le  maharaja  Chander  Sham  Sher  m'a  envoyé  la 
copie  des  plaques  actuellement  conservées  dans  ce  couvent; 
elles  n'ont  rien  à  voir  avec  Bhâskara  varman;  elles  sont 

1.  Inscriptions.  —  Pandit  Bhagvânlàl  IndrâjI.  Ticenty-three  Inscrip- 
tions from  Népal  :  dans  Ind.  Antiq.  IX,  163- 19i  :  Sojne  Considérations 
on  the  Chronology  of  Xepàl  ;  translated  from  Gujaràtî  by  Dr.  Bûhler, 
if).  XIU,  411-i28.  —  Cecil  Bendall.  A  Journey  of  Literary  and  Archœo- 
logical  Research  in  Népal  and  Northern  India.  Cambridge,  1886. 


LES    DOCUMENTS    INDIGÈNES  213 

modernes,  elmême  rédigées  en  langue  névarie.  Les  tâmra- 
paltras  qu'on  trouve  souvent  cloués  à  la  façade  des  temples 
datent  tous  des  trois  ou  quatre  derniers  siècles. 

Les  inscriptions  sur  pierre  (dlâ-pattras)  sont  gravées 
tantôt  sur  des  piliers  que  surmonte  une  image  sacrée,  par 
exemple  àChangu  Narayan,  à  Harigaon,  tantôt  sur  l'objet 
même  auquel  elles  se  rapportent,  tantôt,  et  le  plus  souvent, 
sur  des  tablettes  dressées.  La  pierre  est  soigneusement 
polie,  les  caractères  tracés  avec  soin  et  avec  goût;  le  fronton 
de  la  stèle  est  généralement  décoré  d'une  sculpture  en 
relief,  soit  le  disque  de  Visnu  entre  deux  conques,  soit  le 
taureau  de  Çiva,  soit  encore  une  fleur  de  lotus.  Le  texte 
des  anciennes  inscriptions  est  toujours  en  sanscrit,  les  for- 
mules du  protocole  sont  empruntées  au  formulaire  général 
de  rinde,  mais  Tinvention  des  poètes  locaux  s'exerce 
volontiers  dans  les  invocations  liminaires  ou  dans  les 
panégyriques.  Les  rois  mêmes  ne  dédaignent  pas  d'entrer 
en  lice  et  de  montrer  leur  adresse  à  manier  les  vers. 

La  seconde  série  des  inscriptions  népalaises  s'ouvre  avec 
la  restauration  des  Mallas,  vers  la  fin  du  xiv*"  siècle.  Il  est 
difficile  de  croire  qu'on  ait  cessé  pendant  cinq  cents  ans 
de  graver  des  inscriptions  au  Népal  ;  il  est  surprenant  que 
des  rois  aussi  glorieux  dans  la  ti'adition  que  le  fondateur  de 
Katmandou,  Gunakâma  deva,  n'aient  pas  cherché  à  s'im- 
mortaliser par  la  pierre.  Les  stèles  laborieusement  effacées 
et  grattées  qui  se  rencontrent  parlout  en  grand  nombre 
sont  peut-être  les  témoins,  réduits  au  silence,  de  cette 
période  obscure.  La  croyance  populaire  les  tient  toutes 
pour  antérieures  à  l'ère  népalaise  (880  de  J.-C);  un  fon- 
dateur d'ère  doit  payer  toutes  les  dettes  du  pays  avant 
d'inaugurer  un  comput  nouveau;  à  la  fondation  du  Nepâla- 
samvat,  on  aurait  donc  détruit  tous  les  engagements 
antérieurs  et  les  documents  qui  les  portaient.  M.  Wright 
s'est  fait  l'écho  de  ce  préjugé  [Vamrdv.,  p.  246).  Il  suffit, 


216  LE   NÉPAL 

pour  en  constater  l'inanité,  d'observer  que  la  première 
série  des  inscriptions  népalaises  est  tout  entière  antérieure 
au  Nepâla-samvat. 

A  partir  du  XYU"  siècle,  l'épigraphie  des  Mallas  abonde 
jusqu'à  l'encombrement.  Pratâpa  Malla  inonde  de  sa  prose 
et  de  ses  vers  l'étendue  de  ses  domaines  ;  ses  successeurs 
et  les  princes  des  dynasties  rivales,  à  Patan  et  à  Bhatgaon, 
étalent  partout  la  pompe  déclamatoire  de  leurs  vains 
titres.  L'écriture  tend  à  l'arabesque;  elle  s'assouplit,  se 
contourne  en  lignes  fantaisistes,  se  marie  à  la  pierre 
qu'elle  prétend  décorer.  En  même  temps,  le  sanscrit 
recule:  la  langue  vulgaire,  le  névari,  pénètre  dans  l'épi- 
graphie ;  sans  se  hausser  jusqu'à  la  littérature,  elle  exprime 
les  réalités  banales  ou  triviales  que  la  langue  sacrée  ne  sait 
plus  ou  ne  veut  plus  rendre,  les  stipulations,  les  clauses, 
les  limites  des  concessions,  etc.  Le  parbaliya,  depuis  la 
conquête  gourkha,  se  substitue  par  degrés  au  névari  ;  mais 
le  sanscrit  garde  encore  son  prestige  et  continue  à  s'em- 
ployer dans  les  invocations  et  le  protocole  des  inscrip- 
tions. 

Malgré  le  voisinage  du  Tibet  et  les  fréquentes  relations 
des  deux  pays,  les  inscriptions  tibétaines  sont  rares  au 
Népal;  je  n'en  ai  pas  trouvé  d'anciennes,  ni  à  Syambu 
i\ath,  ni  à  Budnath.  Les  Tibétains  se  contentent  de  graver 
avec  une  surprenante  habileté  de  main  la  formule  sainte: 
om  maiiipadme  hvm  sur  les  roches  qui  bordent  la  roule.  Le 
seul  texte  considérable  est  Tinscriplion  bilingue  de  Syambu 
Nath  qui  commémore  la  restauration  de  l'édifice  au  xvm' 
siècle.  J'espérais  retrouver  aussi  un  souvenir  des  Chinois 
qui  visitèrent  à  plusieurs  reprises  le  Népal  ;  je  n'ai  vu  que 
trois  caractères  chinois  gravés  sur  une  petite  chapelle 
moderne  à  Syambu  Nath. 

Les  suscriptions  des  copistes  sont  une  ressource  origi- 
nale de  l'histoire  népalaise.  Les  couvents  et  le  climat  du 


LES    DOCrMEXTS    INDIGÈNES  217 

Népal  ont  prt^servé  un  assez  grand  nombre  de  manuscrits 
anciens,  tracés  sur  des  feuilles  de  palmier  (tâla-pattra)  \  il 
faut  sortir  de  l'Inde  pour  rencontrer  des  documents  de 
paléographie  indienne  dignes  d'être  opposés  à  ceux  du 
Népal  :  le  Dhammapada  de  Kachgar  et  le  manuscrit  Bower, 
les  trouvailles  du  D'  Stein  dans  le  Takla-Makan,les  feuilles 
de  palmier  d'Horiuji  au  Japon.  La  plupart  des  anciens 
manuscrits  népalais  actuellement  connus  sont  déposés, 
soit  à  la  bibliothèque  du  Darbar,  à  Katmandou,  soit  à  la 
Bibliothèque  de  l'Université  de  Cambridge,  qui  a  acquis 
la  collection  du  LV  Wright.  Les  vieux  stupas,  les  couvents, 
les  bibliothèques  des  particuliers  recèlent  encore  d'inap- 
préciables trésors  qu'une  exploration  méthodique  pourra 
rendre  un  jour  à  la  science.  Fidèles  à  un  usage  répandu 
dans  rinde,  mais  plus  spécialement  observé  au  Népal,  les 
scribes  népalais  indiquent  à  la  suite  de  l'ouvrage  terminé 
la  date  d'achèvement,  souvent  avec  des  détails  qui  permet- 
tent d'en  calculer  l'équivalent  européen  sûr  et  précis  :  jour 
de  la  semaine,  constellation  lunaire,  angles  du  soleil  et  de 
la  lune,  etc..  Souvent  aussi  ils  mentionnent  le  nom  elles 
titres  du  roi  régnant,  si  bien  qu'une  partie  de  la  chrono- 
logie népalaise  est  fondée  sur  ces  signatures  de  scribes'. 

1.  Mss.  du  Népal.  —  Cecil  Bendall,  Catalogue  of  the Buddhist  Sans- 
krit Manuscripts  in  the  Vniversity  Library,  Crtm&?'/<:?£re.  Cambridge, 
1883.  —  R.uENDRAi.ALA  MiTRA.  Tlie  Sanslivit  Buddhist  Literature  of 
Népal.  Calcutta,  1882.  —  Haraprasad  Siiastri,  Report  on  the  search  of 
sanskrit  >nanuscripts,  1895  to  1900.  Calcutta.  1901.  —  V^  aussi  :  Kata- 
log  der  Bibliothek  der  Deutschen  Morgenlàndischen  Gesellschaft, 
tome  II:  liandschriften,  Inscliriflen,  Mùnzen,  etc.  Leipzig,  1881  (n»''  1-6: 
mss.  donnés  par  Wright).  —  Coavell  a>d  Eggeling,  Catalogue  of  the 
Hodgson  Colleclion  of  Buddhist  Sanskrit  Mss.,  dans  le  Journal  of 
the  Royal  Asiatic  Society,  new  séries,  vol.  VIII,  1-52.  London,  1876.  — 
Les  mss.  envoyés  par  Hodgson  à  la  Société  Asiatique  et  à  Burnouf, 
et  conservés  à  la  Bibliothèque  Nationale,  n'ont  jamais  été  Tobjet  d'un 
catalogue  scientifique.  —  V.  Sir  W.-W.  Hunter,  Catalogue  of  Saiiskrit 
Mss.  collected  in  Népal  hy  Brian  Houghton  Hodgson.  London  1881 
(réimprimé  à  la  fin  de:  X//e  of  Brian  Houghton  Hodgson.  London, 
1896.  p.  33/-356). 


2t8  LE    NÉPAL 

La  numismatique  ',  qui  fournil  un  appoint  si  utile  à  cer- 
taines sections  de  l'histoire  indienne,  fait  à  peu  près  entiè- 
rement défaut  au  Népal.  Les  spécimens  anciens  qui  ont 
été  retrouvés  jusqu'ici  sont  frappés  par  des  princes  de  la 
première  série  épigraphique  (vf-vn'  siècles  de  J.-C). 

1.  Numismatique  népalaise.  —  Prinsep,  Essays,  l,  p.  61-62,  et  pi.  III. 
n°  12.  —  CuNMNGHAM,  Coins  of  Aiicicnt  Inclia,  p.  112.  —  Journal  of 
the  Asiatic  Society  of  Bengal,  1865,  p.  124.  —  Bendall,  Z.  D.  M.  G., 
XXXVI,  p.  651.  —  V.  Smith,  Proceeclmgs  A.  S.  B.,  1887,  p.  144.  — 
Hœrnle,  ib.,  1888.  p.  114. 


LA  POPULATION 


LES    ^'EVARS 


La  population  du  Népal  se  divise,  comme  c'est  le  cas 
ordinaire,  en  deux  groupes:  les  maîtres  et  les  sujets,  les 
vainqueurs  et  les  vaincus.  Les  maîtres,  ce  sont  les  Gourkhas 
qui  ont  conquis  le  Népal  en  1768.  Les  sujets,  ce  sont  les 
Névars,  les  maîtres  de  jadis,  dépossédés  par  la  conquête 
Gourkha.  Si  on  en  croit  la  Varnçâvalî,  les  Névars  eux- 
mêmes  n'étaient  entrés  dans  la  vallée  qu'après  l'institution 
de  l'ère  népalaise  (an  9  =  889  J.  G.;  date  rectifiée:  1096 
J.  C.);  ils  y  étaient  venus  de  ITnde  méridionale  sous  la 
conduite  de  Nânya  deva,  un  râja  originaire  du  Karnâtaka 
(le  plateau  central  du  Dekkhan)  ;  ils  avaient  pour  berceau 
le  pays  de  Nâyera.  La  géographie  classique  de  l'Inde  ignore 
ce  pays;  le  chroniqueur,  ou  plutôt  la  tradition  qu'il  suit, 
désigne  évidemment  sous  ce  nom  la  contrée  des  Nâyars  ou 
Nairs,  la  côte  de  Malabar.  Des  légendes,  confirmées  par 
des  indications  positives,  rattachent,  en  effet,  l'histoire  reli- 
gieuse du  Népal  à  l'extrémité  méridionale  de  la  presqu'île. 
Quand  les  Névars,  entrés  définitivement  dans  la  civilisation 
hindoue,  se  préoccupèrent  de  trouver  des  ancêtres  sur  le 
sol  de  l'Inde  orthodoxe,  les  Nairs  se  présentèrent  tout 
naturellement  à  l'imagination  complaisante  des  généalo- 


220  LE    NÉPAL 

gisles  nationaux.  Lanalog^ie  des  deux  noms:  Nâyera, 
Nevâra,  démontrait  déjà  jiis(|ii';i  révidence  la  parenté 
orij^^inolle  des  deux  peuples;  en  outre,  si  les  Névars  scan- 
dalisaient les  brahmanes  par  leur  indifférence  au  sacrement 
du  mariage,  les  Nairs  à  l'autre  bout  de  l'Inde  pratiquaient 
la  même  doctrine,  et  quoiqu'admis  dans  l'organisation 
brahmanique,  ils  conservaient  fidèlement  l'usage  de  la 
polyandrie,  commune  aux  tribus  himalayennes.  Le's  svdmrns 
du  Dekkhan,  de  passage  comme  pèlerins  ou  installés 
comme  prêtres  au  Népal,  durent  constater  et  signaler  au 
premier  abord  ces  rapports  entre  les  Nairs  et  les  Névars, 
puisque  le  colonel  Kirkpalrick  en  fut  également  frappé  an 
premier  coup  d'œil'.  L'amour-propre  des  Névars  se  trou- 
vait flatté  du  rapprochement,  puisque  les  Nairs,  en  dépit 
de  leurs  pratiques  irrégulières,  sont  rangés  comme  Ksatriyas 
parmi  les  castes  nobles. 

Mais  l'histoire  n'a  rien  à  tirer  de  ces  fantaisies  :les  traits, 
les  mœurs,  la  langue  des  Névars  révèlent  une  tout  autre 
origine  ;  c'est  au  Nord  de  l'Himalaya  qu'il  faut  chercher 
leur  berceau.  Et  c'est  aussi  de  là  que  les  traditions  locales, 
consignées  dans  les  Purânas  et  les  Chroniques,  amènent 
les  premiers  habitants  de  la  vallée  :  Le  BodhisattvaMaûjuçrî, 
qui  ouvrit  une  issue  aux  eaux  emprisonnées  et  qui  changea 
l'ancien  lac  en  terre  habitable,  vint  au  Népal  du  Mahâ- 
Cîna,  la  Chine;  les  disciples  qui  l'accompagnaient,  et  qui 
furent  les  premiers  colons,  étaient  aussi  des  gens  du  Maliâ- 
Cîna;  le  roi  qu'il  installa,  Dharmâkara,  était  originaire  de 
ce  même  pays.  Plus  tard  seulement,  avec  le  Bouddha 
Krakucchanda,  précurseur  de  Çàkyamuui,  des  brahmanes 
et  des  ksatriyas  montèrent  de  THindoustan  ;  et  ce  fut  un 


1.  «  Il  is  reiiiarkable  cnough  Ihal  Ihe  Newar  women  like  lliosc  ainonp; 
the  Nairs  may  in  facl  hâve  as  inany  hiisbands  as  Ihey  please.  »  Kirk- 
PA.TRICK,  p.  187.  —  Sur  les  Nairs,  cf.  Alfred  Nijndy,  The  Nairs  of  the 
Malabar  Coasl  dans  la  revue  EasL  and  West,  I,  1264-1275. 


LA    POPIT-ATIOX.   —    LES    NÉVARS  221 

raja  hindou,  Dharmapàla,  (\m  sucrodn  à  IMiainiàUara  le 
Chinois.  Rois  et  saints  acoouriiront  dès  lois  on  foide  de 
rinde  ;  cependant  le  Népal  éelia|)pa  encore  aii\  u  gens  des 
quatre  castes  ».  Les  barbares  Kii'àlas,  venus  des  vallées 
orientales,  s'emparèreiil  du  pays  cl  le  douiiiu'M'(>ul  long- 
temps. Un  ràja  venu  de  l'Inde  du  Sud,  Dliarnuulatta  de 
Kâficî  (Conjeveram),  les  chassa  et  rétablit  les  quatre  castes. 
Mais  les  temps  déplorabb^s  de  Tàge  de  ter,  du  Kali  Vuga, 
étaient  venus,  et  les  ksalriyas  authentiques  avaient  (lis|»aru. 
Le  parrain  et  le  |)atron  du  Népal,  Ne  Mnni,  dut  se  résigner 
à  choisir  mi  roi  parmi  des  bergers;  ces  bergers,  il  est  vrai, 
valaient  bien  des  princes,  car  ils  étaient  venus  an  Népal 
dans  la  suite  de  Krsna,  le  dieu  pasteur.  Après  les  bergers, 
une  nouvelle  dynastie  de  pâtres  (Abhîras)  gouverna  le  pays  ; 
puis  les  Kii'àtas  s'en  rendirent  encore  nm^  fois  les  maîtres. 
Cependant  il  restait  au  Népal  des  personnages  de  sang 
ksatriya;  le  })nissant  empereur  A(;oka  put  y  trouver  un 
gendre.  Enlhi  j)aruient  des  dynasties  légitimes  de  véri- 
tables Rajpoutes.  \euus  de  l'Ouest  :  la  Race  de  la  Lune,  la 
Race  du  Soleil,  les  Thàlvurîs. 

Dégagé  des  travestissements  de  la  légende,  le  récit  se 
réduit  à  un  petit  nombre  de  faits  acceptables  :  une  [)re[nière 
immigration  arrive  du  Nord  de  l'Himalaya;  elle  est  suivie 
d'une  autre  immigration  (pu'  vient  du  Sud.  L(^  jiays  aj)par- 
tient  d'abord  à  des  tribus  l)elli([ueuses  établies  dans  les 
montagnes  de  l'Kst;  la  population  de  pasteurs  qui  l'occupe 
essaie  à  plusieurs  reprises  de  secouer  leur  joui;,  lùilin,  des 
familles  guerrières  issues  des  pays  rajpoutes  ari'ivent  à 
rendre  l'indépendance  an  Népal,  et  sous  leur  autorité  le 
royaume  se  civilise. 

Les  Névars  sont  les  compagnons  de  Manjuçrî  ;  leurs  traits 
comme  leur  langage  marquent  leur  parenté  avec  les 
peuples  du  Tibet,  aussi  bien  ([u'avec  les  autres  clans  indi- 
gènes qui  se  partagent  le  territoire  du  royaume  gourlilia. 


999 


LE    NEPAL 


Les  tribus  orienlales,  les  moins  pénétrées  par  rinfluence 
hindoue,  gardent  encore  des  souvenirs  positifs  de  leur 
origine.  Ainsi  les  Limbus,  qui  forment  un  rameau  des 
Kirâtas,  se  divisent  en  deux  clans:  le  clan  de  Kâçî  ou 
Bénarès  et  le  clan  de  Lhasa;  ils  racontent  que  dix  frères, 
nés  à  Bénarès,  se  séparèrent  en  deux  groupes  et  se  retrou- 
vèrent au  Népal  où  ils  étaient  venus,  les  uns  directement 
de  rinde,  les  autres  par  un  détour,  en  passant  par  le  Tibet. 
Une  autre  légende  recueillie  par  Sarat  ChandraDas  mérite 
d'être  rapportée  comme  un  document  historique,  tant  elle 
contient  de  vérité  générale  ;  elle  pourrait  aisément  s'appli- 
quer à  la  plupart  des  vallées  népalaises  :  Un  jour,  un  berger 
tibétain  qui  faisait  paître  son  troupeau  vers  le  col  de  Kaug- 
la,  à  l'Ouest  du  Kanchanjanga,  constata  qu'un  de  ses  yaks 
avait  disparu.  Il  suivit  les  traces,  passa  le  col,  et  retrouva 
son  yak  paresseusement  étendu,  l'estomac  bien  rempli.  Le 
berger  fatigué  s'endort;  au  réveil,  le  yak  manquait  encore 
une  fois;  nouvelle  recherche,  qui  conduit  le  berger  sur  les 
traces  de  la  bête  à  un  vallon  verdoyant.  Il  sème  par  jeu 
quelques  grains  d'orge,  retourne  à  son  pays,  raconte  sa 
découverte;  personne  ne  veut  le  croire,  moins  encore  y 
aller  voir.  Un  peu  plus  tard,  notre  berger  conduit  son  trou- 
peau dans  la  vallée  qu'il  avait  visitée:  il  y  retrouve  son 
orge  germée,  avec  des  épis  mûrs.  Il  les  cueille  et  les  montre 
à  ses  voisins.  Cette  fois  ils  durent  le  croire  et  le  suivirent. 
Ainsi  fut  fondé  le  village  de  Yangma  '. 

Les  lointains  ancêtres  des  Névars  vinrent  sans  aucun 
doute,  eux  aussi,  des  régions  septentrionales,  et  leur  nom, 
qui  n'a  rien  à  faire  avec  le  pays  plus  ou  moins  authentique 
de  Nâyera,  est  en  rapport  immédiat  avec  le  nom  même 
du  Népal,  soit  qu'il  tire  son  origine  du  mot  Népal  [Nepâla), 
soit  que  le  Népal  doive  au  contraire  son  nom  à  une  adap- 

1.  (jité  par  \'a>sittakt,  130. 


LA  POPULATION.  —  LES  NÉVARS  223 

talion  sanscrite  de  l'ethnique  locar.  La  date  de  leur  migra- 
tion ne  se  laisse  pas  déterminer  avec  précision;  aucune 
histoire  ne  l'a  enregistrée.  Hodgson  cependant  a  constaté 
que  les  légendes  des  races  dominantes  indiquaient  un 
intervalle  de  35  à  45  générations,  soit  de  t  000  à  1  300  ans, 
depuis  leur  entrée  dans  le  pays;  il  accordait  la  préférence 
à  la  date  la  plus  ancienne,  en  se  fondant  sur  la  compa- 
raison des  idiomes  locaux  avec  le  tibétain  ;  leur  rudesse  et 
leur  pauvreté  contrastent  avec  la  souplesse  et  l'abondance 
delà  langue  tibétaine,  telle  que  l'ont  façonnée  les  apôtres  et 
les  docteurs  du  bouddhisme  à  partir  du  vu"  siècle.  Un  si 
long  espace  de  temps,  et  les  infusions  accidentelles  de  sang 
hindou  n'ont  pas  suffi  à  oblitérer  les  traits  primitifs  de  la 
race.  Le  type  mongolique,  décrit  par  Hodgson  sur  la  foi 
d'observations  nombreuses,  se  reconnaît  encore  sur  la 
physionomie  des  Névars  et  des  populations  qui  les  entourent, 
Magars,  Gouroungs,  Sounwars,  Kachars,  Haiyous,  Che- 
pangs,  Kasoundas,  Mourmis,  Kirants,  Limbous  et  Lepchas  : 
tête  et  face  très  large,  particulièrement  large  entre  les 
pommettes;  front  large,  souvent  étréci  du  haut;  menton 
fuyant;  bouche  grande  et  saillante,  mais  les  dents  verti- 
cales et  les  lèvres   sans   épaisseur  excessive  ;  mâchoires 


1.  M.  Waddell  (Frog-ioorship  amongst  the  Nevars  icHIl  a  note  on 
the  edjfnoîogy  of  the  tcorcl  Népal  dans  Ind.  Antiq.  XXll.  1893,  292- 
294)  a  proposé  une  élymologie  du  mot  névar  par  le  tibétain.  La  première 
syllabe,  ne,  correspondrait  à  la  forme  écrite  gnas  qui  signilie  «  lieu, 
place  )'  et  par  excellence  «  lieu  sacré,  lieu  de  pèlerinage  ».  Les  Lepchas 
donnent  le  nom  de  Ne  au  Népal  oriental  et  au  Sikkim,  et  ils  l'interprè- 
tent par  «  lieu  de  cavernes  poin-  abri  ou  résidence  ».  Dans  la  plupart 
des  dialectes  indo-chinois  apparentés,  ne  signifie  «  résidence  ».  Les 
Névars  seraient  les  habitants  du  iYe,  du  pays  des  lieux  sacrés  par  excel- 
lence dans  l'Himalaya. 

La  syllabe  pdl  serait  l'équivalent  de  Bal,  nom  que  les  Tibétains  don- 
nent au  Népal  (Bal-po.  Bal-yvl  :  pays  de  Bal):  le  luot  hal  en  tibétain 
signifie  «  la  laine  ».  Ne-pal  signilierait  donc  :  «  les  lieux  sacrés  du 
Bal.  »  Toute  cette  combinaison  étymologique  me  semble  inliniment 
suspecte. 


224  LE    NÉPAL 

épaisses;  yeux  largement  séparés,  plantés  à  fleur  déjoue, 
plus  ou  moins  en  oblique;  nez  pyramidal,  assez  long  et 
élevé,  sauf  à  la  racine  où  il  est  souvent  écrasé  au  point  de 
laisser  les  yeux  se  rencontrer,  mais  de  forme  grossière, 
épais  surtout  du  bout,  avec  de  grandes  narines  rondes  ;  les 
cheveux  abondants  et  plats;  la  face  et  le  corps  sans  poil; 
la  stature  plutôt  basse,  mais  musclée  et  vigoureuse.  Com- 
parés à  leurs  voisins  moins  civilisés,  les  Névars  se  distin- 
guent pourtant  par  un  visage  plus  long,  des  yeux  plus 
grands,  et  un  nez  mieux  détaché  du  front  ;  c'est  là  l'em- 
preinte du  croisement  avec  l'Inde. 

La  civilisation  a  fait  disparaître  l'organisation  sociale 
des  Névars  primitifs  ;  on  peut  s'en  faire  une  idée  au  moyen 
des  autres  peuplades  de  même  race,  établies  dans  les  val- 
lées retirées  et  mieux  soustraites  aux  influences  du  dehors. 
Toutes,  elles  sont  divisées  en  tribus,  partagées  en  clans  et 
en  sous-clans  ;  l'idée  de  caste  leur  est  étrangère  ;  l'égahté 
de  naissance  est  absolue.  Des  règles  d'endogamie  et  d'exo- 
gamie  gouvernent  les  mariages  ;  l'épouse  doit  appartenir 
à  la  tribu,  mais  ne  doit  pas  être  issue  du  même  clan  ;  la 
fraternité  par  le  sang,  l'amitié  comptent  autant  que  les 
liens  de  clan.  La  nourriture  n'est  réglée  par  aucune  loi; 
seul  le  totem,  l'animal  éponyme  du  groupe,  est  prohibé. 
Le  bœuf  est  un  aliment  particulièrement  apprécié  ;  les 
Gourkhas  ont  dû  livrer  de  rudes  combats  pour  imposer  à 
leurs  sujets  le  respect  de  la  vache  <(  à  l'hindoue  ».  Les  morts 
sont  parfois  brûlés,  le  plus  souvent  enterrés.  La  religion 
pour  ainsi  dire  offlcielle  est  un  bouddhisme  rudimentaire. 
La  sorceflerie,  la  croyance  aux  esprits,  les  pratiques  du 
chamanisme  sont  universellement  admises. 

Des  missionnaires  bouddhistes  de  l'Inde  furent  sans 
doute  les  premiers  à  porter  un  évangile  dans  la  vallée  du 
Népal.  Après  l'installation  des  colons  amenés  de  Chine  par 
Manjuçrî,  le  symbolisme  des  traditions  amène  au  Népal 


LA    POPULATION.   —    LES    NÉVARS  225 

les  Bouddhas  préhistoriques  et  Câkyamuni  leur  successeur. 
La  frange  du  Téraï,  propice  à  l'éclosion  des  Bouddhas, 
bordait  aussi  les  montagnes  du  Népal;  du  jardin  de  Lum- 
bini,  l'œil  embrasse  un  horizon  de  hauteurs  verdoyantes  et 
de  cimes  glacées  qui  sont  FHimalaya  népalais;  la  séduction 
obsédantedes  retraites  prochaines  apualtirerles  Bouddhas, 
amateurs  de  sites  alpestres  :  témoin  le  cirque  montagneux 
de  Râjagiha,  si  cher  à  Câkyamuni.  Les  Jainas,  qui  parta- 
geaient ce  goût  des  paysages  accidentés  et  cette  fièvre  de 
l'apostolat,  semblent  avoir  essayé  de  disputer  au  bouddhisme 
la  conquête  de  l'Himalaya:  une  de  leurs  légendes  montre 
le  dernier  des  grands  apôtres,  Bhadrabâhu,  en  roule  sur  le 
chemin  du  Népal,  au  moment  où  se  réunissait  le  concile 
de  Pâtalipulra,  un  demi-siècle  avant  l'entrée  des  Macédo- 
niens dans  l'Inde  '. 

Le  bouddhisme,  malléable  et  accommodant,  avait  pu 
s'introduire  dans  l'organisation  des  Névars  sans  la  boule- 
verser; il  semait  discrètement  les  idées  elles  doctrines  de 
l'Inde  et  laissait  lentement  mûrir  la  moisson.  Dès  qu'elle 
fut  mûre,  un  adversaire  brutal  vint  la  lui  disputer.  Le 
brahmanisme  sacerdotal,  menacé  de  mort  par  le  triomphe 
des  hérésies,  avait  habilement  cherché  son  refuge  dans  les 
cultes  populaires  ;  il  les  avait  adoptés,  consacrés,  et  repre- 
nait la  lutte  avec  des  dieux  rajeunis  et  un  panthéon  remis 
à  neuf.  La  tradition,  au  Népal  comme  dans  l'Inde,  aincarné 
cette  crise  dans  Çankara  àcàrya,  le  plus  redoutable  cham- 
pion de  l'hindouisme  brahmanique.  Elle  le  fait  paraître 
deux  fois  au  Népal,  en  employant  deux  fois  le  même  pro- 
cédé de  rattachement  factice  :  la  présence  de  deux  Çankara 
(deva)  sur  les  listes  généalogiques  des  rois  Sùryavamçi  et 
des  rois  Thâkuris  y  est  interprétée  comme  un  souvenir 


I.  Wkiu.i'.,  Incl.  St.,  X\'l.  214.  La  légende  se  Irouvt'  dans  le  Parirista 
parvaii,  liv.  IX. 

15 


226  LE   NÉPAL 

positif  du  double  passage  de  Çankara  à  ârya.  Çafikara  arrive 
au  Népal  ;  il  y  trouve  les  «  quatre  castes  »  converties  à  la  Loi 
du  Bouddha.  Il  triomphe  sans  combat  des  moines  (Ijhiksus 
et  çrâvakas)  qui  vivaient  dans  les  couvents,  remporte  sur 
les  pères  de  famille  (grhasthas)  une  victoire  éclatante, 
massacre  une  partie  des  vaincus,  impose  de  cruelles  humi- 
liations aux  autres,  supprime  les  marques  qui  distinguaient 
les  religieux  des  laïques,  contraint  les  religieuses  au 
mariage,  et  substitue  au  Bouddha  le  dieu  Çiva. 

En  fait,  de  gré  ou  de  force,  le  Bouddhisme  s'était  trans- 
formé :  le  culte  de  Çivalui  avait  ravi  un  cerlainnombre  de  ses 
fidèles,  et  ses  moines  avaient  rejeté  l'obligation  stricte  du 
célibat.  Installés  dans  leurs  anciens  couvents,  les  prêtres 
ne  trouvaient  plus  dans  le  culte  des  ressources  suffisantes 
pour  faire  face  à  leurs  nouvelles  charges  de  famille:  il  leur 
fallait  pour  vivre  adopter  des  professions  séculières.  Ainsi 
se  constitua  une  classe  sociale  nettement  définie,  les 
Baudyas  (bonzes).  Les  conditions  matérielles  de  leur 
existence,  jointes  à  une  imitation  voulue  des  brahmanes, 
leurs  concurrents,  eurent  vile  changé  la  classe  en  caste  : 
investis  des  plus  hautes  fonctions  du  culte,  ils  se  tenaient 
pour  une  aristocratie  religieuse  et  regardaient  comme  des 
inférieurs  les  simples  fidèles;  nantis  de  privilèges  avanta- 
geux et  propriétaires  des  couvents  par  droit  d'occupation, 
ils  ne  se  souciaient  pas  de  réduire  leur  portion  par  un 
accroissement  du  nombre  des  participants  ;  enfin  les  métiers 
exercés  dans  les  couvents  du  nouveau  style  s'y  transmet- 
taient de  père  en  fils,  avec  les  secrets  et  les  perfectionne- 
ments techniques,  el,  par  l'exclusion  des  artisans  du  dehors, 
se  transformaient  en  monopoles.  La  caste  était  née,  dans 
la  société  bouddhique,  autour  d'une  tontine  et  d'une  pro- 
fession ;  le  bouddhisme  avait  ses  brahmanes. 

De  leur  côté,  les  familles  royales,   venues  de  l'Inde  ou 
qui  prétendaient  en  venir,  n'étaient  pas  d'une  noblesse  à 


LA    POPULATION.   —  LES    NÉVARS  227 

s'imposer  sans  discussion.  Licchavis  ou  Mallas,  leur  nom 
brillait  d'un  éclat  inquiétant  dans  les  annales  du  boud- 
dhisme. Au  iv'"  siècle,  Samudra  Gupta,  empereur  de  THin- 
doustan,  pouvait  encore  tirer  vanité  de  sa  parenté  avec  les 
Licchavis'.  Les  préjugés  brahmaniques  avaient  fait  du 
chemin  depuis,  et  le  code  dit  de  Manu,  qui  donnait  à  l'or- 
thodoxie ses  articles  de  foi,  classait  les  Licchavis  et  les 
Mallas  (avec  les  Khasas  appelés  à  recueillir  un  jour  leur 
succession)  parmi  les  castes  illégitimes  issues  des  ksa- 
triyas^  Leurs  ancêtres  étaient  bien  des  ksatriyas  authen- 
tiques, unis  avec  des  femmes  de  même  caste;  mais  un 
d'entre  eux  avait  négligé  ses  devoirs  sacrés,  et  son  fils 
avait  été  par  suite  exclu  de  la  Sâvitrî,  la  formule  d'initia- 
tion qui  «  régénère  »  les  hautes  castes,  rabaissé  à  la  con- 
dition de  ksatriya  dégénéré  {vrâtya),  et  la  tache  indélébile 
s'était  transmise  à  sa  descendance.  Pour  reconquérir 
l'honneur  perdu,  et  frayer  en  égal  avec  les  vrais  Rajpoutes, 
Licchavis  et  Mallas  durent  être  portés,  comme  les  Khasas 
après  eux,  à  afficher  un  rigorisme  sévère,  et  à  repousser 
les  alhances  de  rang  inférieur.  Le  Népal  eut  ainsi  ses  ksa- 
triyas locaux,  adorateurs  à  la  fois  des  dieux  bouddhiques  et 
des  dieux  brahmaniques,  et  qui  servirent  naturellement  de 
trait  d'union  entre  les  deux  confessions. 

Enfin  les  missionnaires  qui  avaient  apporté  de  l'Inde  le 
culte  de  Çiva  avaient  introduit  en  môme  temps  le  régime  des 
castes  qui  en  était  inséparable  ;  les  adeptes  qu'ils  avaient 
gagnés  étaient  aussitôt  embrigadés  dans  des  groupes  défi- 
nis, établis  à  l'instar  de  l'Inde,  mais  sans  la  copier  toute- 
fois; la  vallée  était  trop  profondément  séparée  de  l'Inde 
par  son  passé,  par  ses  traditions,  par  ses  usages  pour 
qu'elle    pût  s'agréger  immédiatement  aux  communautés 


1.  V.  inf.  vol.  Il  (Histoire). 

2.  Mânava-dJwrma-çâstra,  X,  22. 


228  LE    iNÉPAL 

hindoues.  Il  s'élabora  ainsi  au  Népal  une  double  société: 
l'une  sous  le  contrôle  des  brahmanes,  répartie  tout  entière 
en  castes  régulières,  caractérisées  par  les  lois  intransi- 
geantes de  la  table  et  du  lit:  pas  de  mariage  légitime  en 
dehors  de  la  caste;  interdiction,  sous  peine  de  déchéance 
et  d'exclusion  irrémédiable,  de  manger  en  commun  avec 
d'autres  castes.  L'autre,  hérétique,  hostile  en  principe  au 
système  des  castes,  mais  déjà  entamée  par  la  contagion  : 
à  sa  tête,  une  aristocratie  religieuse  et  une  aristocratie 
militaire  organisées  à  l'image  des  brahmanes  et  des  ksa- 
triyas  hindous.  La  puissance  de  l'exemple  donné  par  les 
classes  supérieures,  la  mode,  l'esprit  d'imitation  assu- 
raient dès  lors  le  triomphe  de  l'organisation  brahmanique; 
de  proche  en  proche,  chaque  classe  de  la  société  boud- 
dhique s'enferma  dans  des  barrières  infranchissables. 

La  conquête  du  Népal  par  Harisimha  deva  eu  1324  pré- 
cipita l'élaboration  du  système  des  castes.  Elle  amena  pour 
la  première  fois  à  demeure  dans  la  vallée  un  roi  hindou, 
de  sang  et  d'origine  irréprochablement  authentiques,  et 
consciencieux  observateur  des  lois  de  pureté  brahmanique. 
Il  passe  pour  avoir  amené  à  sa  suite  sept  castes  :  Brah- 
manes, Bliadelas  (Bandyas  ?),  Àcâryas,  Jaisis,  Yaidyas, 
Rajakas  et  Khadgis.  L'énumération  est  expressive;  Hari- 
simha, expulsé  par  les  Musulmans  des  régions  du  Téraï  où 
il  régnait,  avait  eu  soin  d'amener,  dans  l'asile  suspect  qui 
lui  restait  seul  ouvert,  les  auxiliaires  indispensables  de  la 
vie  sainte:  les  maîtres  de  la  science  sacrée,  les  prêtres 
des  divinités  locales  pour  le  service  de  l'âme,  et  pour  le 
service  du  corps  les  médecins,  les  blanchisseurs  et  les 
bouchers  ;  les  uns  n'étaient  pas  moins  nécessaires  que  les 
autres.  Confier  ses  membres,  son  linge,  sa  viande  à  des 
serviteurs  que  la  loi  n'autorise  pas  à  ces  divers  emplois, 
n'expose  pas  à  de  moindres  risques  que  la  néghgence  des 
devoirs  les  plus  solennels.  Harisimha  deva  ne  voulait  ni 


LA  POPULATION.  —  LES  XÉVARS  229 

perdre  son  âme,  ni  perdre  son  rang.  Ses  blanchisseurs  et 
ses  bouchers  hindous,  introduits  dans  la  société  népalaise, 
y  portèrent  la  même  morgue  intransigeante  que  les  brah- 
manes et  les  ksatriyas  ;  relégués  par  la  loi  brahmanique  à 
un  rang  infâme,  ils  savouraient  cependant  l'honneur  d'y 
être  classés;  et  leur  exemple  influa  sur  les  couches  infé- 
rieures de  la  population  au  profit  de  la  formation  des 
castes,  comme  celui  des  brahmanes  agissait  au  sommet  de 
l'échelle  sociale. 

La  conquête  de  Harisimha  hâta  encore  par  ses  résultats 
politiques  l'éclosion  du  nouveau  régime.  Survenue  à  la 
suite  d'une  longue  crise  d'anarchie  féodale,  elle  courba 
sous  un  joug  commun  les  partis  et  les  clans  rivaux,  et 
rétablit  l'ordre;  bientôt  après,  la  restauration  des  Mallas 
rendit  au  pays  une  monarchie  nationale,  apte  à  comprendre 
et  à  satisfaire  les  intérêts  locaux.  Le  règne  de  Jaya  Sthiti 
Malla  tombe  dans  cette  période  de  recueillement  fécond 
qui  suit  les  convulsions  violentes  et  qui  en  dégage  les  résul- 
tats durables.  Justement  Harisimha  deva  et  sa  dynastie 
avaient  introduit  au  Népal  les  préoccupations  sociales  qui 
agitaient  l'Inde  à  cette  époque.  Le  triomphe  écrasant  de 
l'Islam,  la  ruine  des  derniers  empires  brahmaniques  mena- 
çaient d'un  écroulement  brusque  les  institutions  que  le 
génie  sacerdotal  avait  patiemment  édifiées.  Pour  parer  à 
une  catastrophe  aussi  formidable,  les  rares  princes  qui 
gardaient  avec  l'indépendance  le  culte  du  passé  attirèrent 
à  leur  cour  des  jurisconsultes  éminents  et  les  chargèrent 
de  rédiger  des  «  Sommes  »  destinées  à  compléter  la  loi 
écrite,  depuis  longtemps  immuable,  à  l'aide  de  la  loi  orale, 
constamment  rajeunie  pour  s'accommoder  au  présent. 
La  famille  de  Harisirnha  deva  se  distingua  par  son  zèle. 
Le  ministre  de  Ilarisindia,  le  ThaUkura  Candeçvara,  com- 
posa ou  fit  composer  sous  son  nom  deux  encyclopédies  de 
jurisprudence  religieuse:  le  Smrti-Ratnâkara  et  le  Kiiy^^- 


230  LE    NÉPAL 

Cintâmani;  parmi  les  princes  de  la  branche  qui  régna  sur 
le  Tirhout,  à  la  frontière  méridionale  du  Népal,  Narasirnha 
deva  patronna  Vidyàpati,  auteur  de  la  Dâna-Vàkyâvalî; 
Madanasirnhade\  a  fit  écrire  le  Madana-Hatna-Pradîpa;  (^an- 
drasimha  deva  protégea  Miçara  Migra,  auteur  du  Vivâda- 
Candra,  et  Hari  Nârâyana  favorisa  Vâcaspati  Miçra,  auleur 
du  Yivâda-Cintâmani'.  Jaya  Stliiti  Malla  se  piqua  d'ac- 
complir la  môme  œuvre  au  Népal.  11  appela  à  son  aide  cinq 
pandits  de  l'Inde:  Kirti  Nàtha  Upàdhyàya  Kâuyakubja, 
Raghunâtha  Jliâ  Maitliilî,  Çrî  Nâtha  Bliatta,  Mahî  Nâtha 
Bhatta  et  Rama  Nâtlia  Jhà,  qui  compilèrent  les  Castras  et 
en  tirèrent  une  série  de  lois  sur  les  castes,  les  funérailles, 
les  maisons,  les  champs.  «  Il  y  en  avait  déjà  bien  eu  de 
pareilles  dans  le  temps  passé,  ajoute  le  chroniqueur,  mais 
elles  s'étaient  perdues  faute  d'emploi.  » 

La  besogne  était  délicate  ;  il  s'agissait  d'adapter  les  in- 
stitutions sociales  du  brahmanisme  à  une  population  parta- 
gée en  deux  communautés  autonomes,  et  oi^i  dominait  le 
bouddhisme.  Il  était  donc  essentiel  de  ménageries  senti- 
ments et  les  traditions  de  la  majorité,  si  on  voulait  faire 
une  œuvre  durable.  La  question  des  bandyas  se  posa  dès 
l'abord  ;  la  solution  adoptée  devait  exercer  son  influence 
sur  tous  les  autres  problèmes.  Les  pandits  s'en  tirèrent 
galamment.  Ils  admirent  sur  la  foi  des  traditions  que  les 
bandyas  étaient  les  descendants  authentiques  des  brah- 
manes et  des  ksatriyas  convertis  par  le  Bouddha  Krakuc- 
chanda  pendant  Tâge  Tretâ  ;  le  malheur  des  temps  et  l'in- 
tervention de  Çankara  âcârya  les  avait  obligés  à  déserter 
la  vie  monacale,  à  vivre  en  famille  et  à  exercer  des  pro- 


1.  Sur  ces  divers  personnages,  v  Jolly,  Redit  und  Sit.te  (Grundriss 
d.  I.  A.  Phil.),  p.  36  sqq;  et  Griebson,  Vidijàpall  and  hls  cotenipora- 
ries,  Ind.  Antiq.,  XIV,  182-196;  Aufrecht,  Cat.  Mss.  Oxon.,  p.  296, 
n°  718;  Bhandarkar,  Rep..  1883/4,  p.  52  et  352;  Eggeling,  Cat.  Ind. 
Off.,  pcart.  m,  n"^  1387,  1390,  1398,  1621. 


LA    POPUL.\T[ON.   —  LES    NEVARS 


231 


fessions  ;  mais  les  «  quatre  castes  »  ne  les  en  honoraient  pas 
moins.  On  décida  de  les  classer,  d'après  leur  généalogie, 


a  03 
o  > 


a  o 

«3    U 


G<  Cu 


z   &, 


comme  jjralimanes  ou  comme  ksatriyas,  mais  sans  établir 
de  subdivisions.  »  Les  Bandyas  sont  pareils  aux  Samnyâsis 
qui  sont  tous  d'une  seule  classe,  sans  aucune  distinction  de 
caste.  »  L'égalité  des  deux  cultes  se  trouvait  ainsi  reconnue 


232  LE   NÉPAL 

en  principe;  mais  elle  se  réalisait  au  profil  du  brahma- 
nisme, qui  fournissait  le  point  de  dépari  du  classement. 
La  population  fut  répartie  au  total  en  64  castes  : 

1)  Brahmane,  ou  Dvija,  ou  Vipra  :  caste  sacerdotale. 

Ils  appartenaient  aux  deux  grandes  familles  brahma- 
niques :  Panca-Gauda,  brahmanes  de  l'Hindoustan,  montés 
des  plaines  voisines  au  Népal  ;  Panca  Dravida,  brahmanes 
du  Dekkhan,  amenés  et  installés  par  Çankara  àcârya, 
d'après  la  tradition,  mais  renouvelés  ou  multipliés  en  fait 
par  les  fréquentes  relations  politiques  ou  religieuses  du 
Népal  avec  le  Sud  de  l'Inde. 

2)  Bhûpa,  Râja,  Narendra,  ou  Ksatriya:  caste  militaire. 

3)  Lekhaka  :  écrivain. 

4)  Kâyastha  :  scribe. 

L'exaltation  des  castes  de  l'écriture  était  un  signe  des 
temps  ;  elle  consacrait  le  triomphe  de  l'administration 
régulière,  ou,  comme  nous  dirions,  des  bureaux.  Leur  puis- 
sance était  récente,  mais  elle  n'a  fait  que  grandir  depuis, 
et  les  Kâyasthas  du  Bengale  disputent  aujourd'hui  le  pre- 
mier rang  aux  brahmanes. 

5)  Mantrin  :  conseiller. 

6)  Saliva  :  camarade. 

7)  Amdtya  :  ministre. 

Ces  trois  castes  comprenaient  le  haut  personnel  de  la 
cour. 

8)  Pûjita       \     Ces  trois  castes  comprenaient  proba- 

9)  Devacmta[\)\emQwi  les  prêtres  de  rang  divers  qui 
10)  Acârya      )  s'employaient  au  culte  des  dieux  locaux 

ou  à  des  fonctions  tenues  pour  compromettantes.  Le  Pûjita 
est  sans  doute  le  pûjârî  qui  officie  dans  les  temples  de 
Çiva  et  des  Çaktis  ;  l'Acârya  est  le  brahmane  desNévars  hin- 
douisés,  auxquels  il  sert  d'instituteur  spirituel  et  de  prêtre 
à  certaines  cérémonies.  Le  Devacinta  est  une  variété  du 
même  genre. 


LA    POPULATION.    LES    .XÉVARS  233 

11)  Gra hacin taka  :  Q-sironome.       Quatre  castes  de  pro- 

12)  J(/otisa:  astronome.  /fession  analogue,  mais 

13)  Ganika:  calculateur.  ^classées  à  des  rangs  dif- 

14)  Daivajna  :  devin.  férents  de  Féchelle  so- 
ciale, d'après  la  nature  de  leur  spécialité  et  de  leur  clien- 
tèle. 

L'abondance  des  classes  d'astrologues  répond  au  goût 
passionné  des  Népalais  pour  l'astrologie  ;  les  Chinois  ont 
constaté  ce  goût  aussi  bien  que  les  Européens.  Novar  ou 
Gourkha,  le  Népalais  consultera  l'astrologue  en  toute  circon- 
stance, qu'il  s'agisse  de  prendre  médecine,  de  prendre 
femme  ou  de  livrer  bataille  ;  l'horoscope  règle  tous  les 
détails  de  la  vie. 

15)  Âlama  :  ? 

16)  Srîchànte  :? 
1  7)  Sajakâra  :  ? 

1 8)  Sùpika  :  ? 

19)  Cûhaka-.l 

20)  Mankâra  :  ? 

2 1  )  Ç'dpikâra  :  artisan. 

22)  Bhônka  :  porteur? 

23)  i\V^/;?A'«:  barbier.  Un  des  personnages  considérables 
de  la  société  hindoue,  qui  a  constamment  recours  à  ses 
soins;  il  est  le  digne  pendant  du  Figaro  occidental,  avec 
la  même  variété  d'emplois  accessoires  :  chirurgien,  entre- 
metteur, etc. 

24)  Lepikff  :  stuqueur,  plâtrier. 

25)  Dârukâra  :  ouvrier  en  bois. 

26)  Tnksdka  :  charpentier. 

27)  Snàkhrf ,'/:•? 

28)  Ksetrakàra  :  arpenteur.  La  réforme  des  poids  et 
mesuies  opérée  par  Jaya Sthiti  Malla rendait  sa  tâche,  déjà 
fort  compliquée,  plus  difficile  encore.  L'évaluation  d'une 
surface  ou  d'un  poids  n'était  pas  une  médiocre  affaire, 


234  LE    NÉPAL 

car  l'unité  de  mesure  variait  avec  la  qualité  de  l'objet  à 
mesurer.  (V.  inf.  p.  299). 

29)  Kumhhakàra:  potier.  Encore  un  des  éléments  les 
plus  indispensables  d'une  communauté  hindoue,  les  lois  de 
pureté  religieuse  exigeant  une  consommation  formidable 
de  pots  de  terre.  L'accumulation  des  débris  de  poterie  et  la 
masse  des  pots  d'argile  qui  cuisent  au  soleil  signalent  l'en- 
trée d'un  village  hindou. 

30)  Tulâdhara-.T^QaeuY.  (Cf.  sup.  28.) 

31)  Karnika:  tisserand? 

32)  Kâm-^yakâra  :  fondeur  d'alliages  de  métaux  com- 
muns et  fabricant  de  cloches. 

33)  Suvarnakâra  :  orfèvre. 

34)  Tâmrakâra:  bronzier. 

35)  Gopâla  :  berger. 

36)  BhâyaJâcancu  -.l 

37)  Kamjïkâra  :  ? 

38)  TayonUa  :  ? 

39)  Taiikâdhâri  :  ? 

40)  Vimâri  :  ? 

4  i )  Sûrpakàra  :  ? 

42)  ISatebaruda  :  ? 

43)  Bâthahom  :  ? 

44)  Gâyana:  chanteur. 

45)  Citrakâra  :  peintre. 

46)  Surâbîja  :  ? 

47)  Natîjiva:  acteur  qui  prostitue  sa  femme. 

48)  Blândhura  :  ? 

49)  Yyanjanakâra:  faiseur  de  brouet,  cuisinier  ? 

50)  Màlï  :  jardinier. 

51)  Mâmsavikn:  boucher. 

52)  Kïrâta:  chasseur? 

53)  Badî  :  ? 

54)  Dhânyainârï  :  ? 


LA    POPULATION.    —  LES    NÉVARS  235 

55)  Tandukâra:  tisserand? 

56)  Nadîchedi  :  coupeur  de  cordon  ombilical? 

57)  Kundnkâra:  tourneur  d'ivoire. 

58)  Lohakàra  :  forgeron,  ferronier. 

59)  Ksatnkâra  :  ? 

60)  Dhob'i  :  blancliisseur. 

61)  Rajakn:  tcinlurier-neltoyeur. 

62)  Xhjofji  :  ? 

63)  Màtnnfii       t  . 

^  (  ,  ,        corroveurs  et  peaussier.-. 

64)  Cormakarn  ^ 

11  fallut  en  outre  pourvoir  à  la  situation  légale  d'un 
groupe  déjà  considérable,  et  qui  réclamait  un  traitement 
spécial.  Les  brahmanes  montés  des  plaines  s'étaient  sou- 
vent laissé  séduire,  sans  essayer  de  résistance,  aux  charmes 
peu  farouches  des  montagnardes  ;  mais  les  populations  qui 
les  avaient  accueillis  et  qui  vénéraient  leur  prestige 
n'étaient  pas  disposées  à  accepter  pour  les  enfants  issus 
de  ces  unions  irréguhères  la  condition  dégradée  que  leur 
imposait  l'orthodoxie  des  codes.  Le  brahmane,  toujours 
accommodant  avec  le  ciel,  imagina  des  transactions  diverses: 
dans  le  pays  des  Gourkhas,  il  ressuscita,  comme  nous 
verrons,  la  caste  disparue  desKhasàFusage  de  sa  progéni- 
ture illégitime.  Au  Népal,  chez  les  ?Sévars,  il  inventa  le 
groupe  des  Jaisis,  classe  indéterminée  qui  prétendit  s'élever 
même  au  rang  des  Bandyas.  Au  moment  oii  les  Bandyas 
étaient  assimilés  aux  brahmanes,  il  fallut  écarter  les  pré- 
tentions des  Jaisis.  On  les  répartit  donc,  d'après  la  condi- 
tion sociale  de  leur  mère,  en  quatre  catégories:  Àcârya, 
Daivajna.  Yaidya,  Çrestha.  Les  Jaisis  Àcàryas,  nés  d'une 
mère  de  la  classe  Àcàrya,  devaient  remplir  les  fonctions  de 
l'Àcârya  pour  le  groupe  des  Jaisis;  les  Jaisis  Daivajnas 
devaient  être  leurs  astrologues.  Les  Çresthas  représentaient 
les  ksatriyas  dans  cette  communauté  particulière.  Les 
Jaisis  Àcâryas  fin-enl  encore  subdivisés  en  trois  classes, 


236  LE    NÉPAL 

les  Jaisis  Daivajnas  en  quatre,  les  Çresthas  en  un  grand 
nombre  ;  le  cordon  brahmanique,  la  marque  d'honneur 
enviée,  fut  concédée  à  tous  les  Jaisis  Àcâryas  etDaivajnas, 
et  auK  dix  premières  classes  des  Çrestlias.  La  variété  d'occu- 
pation des  Çresthas  expliquait  cette  inégalité  de  traitement  : 
les  uns  étaient  soldats,  d'autres  marchands,  d'autres 
encore,  porteurs  ou  cultivateurs.  Les  règlements  des  Pan- 
dits réservèrent  en  outre  aux  Jaisis  l'exercice  de  la  méde- 
cine, et  groupèrent  en  une  caste  avec  quatre  subdivisions 
ceux  d'entre  eux  qui  s'y  livraient. 

Les  paysans,  Jyapùs  ou  JafTus,  qui  forment  la  moitié  de 
la  population  indigène,  furent  rangés  parmi  les  Çûdras  et 
formèrent  32  divisions  ;  les  Kumhâl(Kumbhakâra),  potiers, 
formèrent  quatre  autres  divisions  de  la  même  classe.  La 
caste  ou  plutôt  l'exlra-caste  des  Pocihyas,  qui  réunissait  les 
professions  les  plus  viles:  exécuteurs,  tueurs  de  chiens, 
ramasseurs  d'ordure,  etc.  fut  répartie  en  quatre  divisions. 

L'eau,  dans  la  société  hindoue,  marque  la  frontière  delà 
pureté  ;  une  caste  est  honorable  si  les  castes  supérieures 
peuvent,  sans  déchoir,  accepter  de  ses  mains  l'eau  à  boire. 
Les  Podhyas,  les  Carmakâras  et  les  trois  castes  qui  les 
précèdent  furent  exclues  de  l'eau  ;  cependant  au  début  du 
xvn''  siècle,  le  roi  Laksmî  Narasimha  Malla  de  Katmandou, 
en  paiement  de  servicespersonnelsetintimes  qui  lui  avaient 
été  rendus  par  un  blanchisseur  de  la  caste  Rajaka  et  par 
ses  fdles,  s'engagea  à  «  faire  passer  l'eau  de  la  main  des 
Hajakas  »,  c'est-à-dire  à  les  introduire  de  sa  propre  auto- 
rité dans  le  groupe  des  castes  pures. 

Le  système  des  castes  exige,  comme  condition  préala- 
ble, la  fidélité  scrupuleuse  des  femmes  ;  l'adultère,  entre 
individus  dont  la  loi  n'autorise  pas  l'union,  est  une  souil- 
lure qui  risque  par  contagion  de  s'étendre  aux  plus  inno- 
cents. Les  Gourkhas,  scrupuleux  orthodoxes,  ont  édicté 
contre  une  pareille  faute  des  peines  terribles.  Les  Névars 


LA  POPULATION.  —  LES  NÉVARS  237 

avaient  hérité  de  leurs  ancêtres  mongoliques  une  indiffé- 
rence de  philosophes  h  la  vertu  des  femmes.  Les  conseil- 
lers de  Java  Sthili  .Malla  se  contentèrent  de  décider  que  si 
une  femme  avait  des  relations  avec  un  homme  de  caste  in- 
férieure, elle  serait  dégradée  et  prendrait  rang  dans  la  caste 
de  son  séducteur. 

Le  célèhre  «  Chapitre  des  chapeaux  »  a  sa  place  mar- 
quée dans  les  codes  de  llnde;  toutes  les  manifestations 
extérieures,  tous  les  insignes  de  la  caste  ont  le  précieux 
avantage  de  prévenir  des  confusions  cuisantes.  LesPodhyas, 
les  parias  du  Népal,  n'eurent  pas  le  droit  de  porter  la 
calotte  nationale  ;  la  veste,  les  souliers,  les  ornements  d'or 
leur  furent  aussi  interdits.  Les  Ivasàis  (bouchers)  furent 
obligés  à  porter  des  vêtements  sans  manches.  Les  toitures 
de  tuiles  furent  prohibées  sur  les  maisons  des  Podhyas,  des 
Kullus  (corroyeurs)  et  des  Kasâis. 

Les  «  quatre  castes  »  y  compris  les  Çiidras  furent  tenues 
d'observer  les  règles  du  Yâstu-prakarana  et  de  l'Asta-varga 
sur  la  construction  des  maisons.  Les  Brahmanes  et  lesKsa- 
triyas  devaient  employer  des  brahmanes  aux  cérémonies 
de  fondation  ;  les  Vaiçyas  et  les  Çùdras  ne  pouvaient  y  em- 
ployer que  des  Daivajfias. 

Les  rites  funéraires  furent  traités  avec  autant  de  détails  : 
ainsi  la  mélodie  du  Dîpaka-ràga  fut  réservée  à  la  cérémo- 
nie de  crémation  des  rois  ;  certaines  castes  eurent  le  privi- 
lège de  l'emploi  des  Kàhalas  (longues  trompettes)  pendant 
la  crémation  de  leurs  morts. 

La  savante  construction  des  Pandits  de  Jaya  Sthiti  Malla 
n'a  pas  résisté  aux  siècles  ;  le  temps  sans  en  modifier  le 
fond  en  a  altéré  la  façade.  C'est  que  la  caste,  aussi  bien 
dans  Thide  qu'au  Népal,  est  en  dépit  de  ses  airs  immua- 
bles soumise  à  la  loi  commune  des  organismes  vivants:  elle 
se  développe,  elle  se  multiplie,  elle  meurt.  Un  travail  con- 
tinu de  reproduction  par  scission,  sous  l'influence  du  temps. 


238  LE   NÉPAL 

des  lieux,  des  hommes,  des  événements,  tire  sans  cesse  de 
chaque  caste  actuelle  des  castes  secondaires  qui  prolon- 
gent leur  caste  d'origine,  l'enveloppent  et  finissent  par 
l'élouffer.  Les  Névars  d'aujourd'hui,  isolés  de  la  société 
Gourkha,  sont  divisés  en  deux  grandes  communautés,  cor- 
respondant aux  deux  confessions  rivales:  les  Buddha- 
mârgis  ou  Bouddhistes,  les  Çiva-mârgis  ou  Çivaites^ 

Les  Çiva-mârgis,  appartenant  à  une  des  religions  de 
l'hindouisme,  entrent  naturellement  dans  le  cadre  général 
de  classification  brahmanique  ;  les  quatre  castes  régulières  : 
Brahmanes,  Ksatriyas,  Vaiçyas  et  Çûdras,  y  sont  représen- 
tés chacun  par  plusieurs  groupes,  enfermés  dans  une  bar- 


1.  J'emprunte  les  deux  tableaux  qui  suivent  à  Oldfield,  1,  177  sqq.  en 
les  complétant  par  Hamilton,  29  sqq.  Leurs  indications  sont  plus  d'une 
fois  en  désaccord,  en  particulier  pour  les  castes  Buddha-mârgis  ou  bien 
mixtes  :  Ainsi  Hamilton  range  les  Jopu  (^^  Jairus)  avant  les  Ucla,  tandis 
qu'Oldfield  renverse  cet  ordre;  à  leur  suite  il  place  les  BJiat,  les  bardes 
et  panégyristes  de  l'Inde  qu'Oldfield  ne  mentionne  pas;  puis  les  Go^ 
(jardiniers  =  Gar/d^/io),  les  Karml  (charpentiers  =  S/Ziarm/),  les  iVfli< 
(barbiers  ==  iVapi^rt)  qui  sont  loin  de  se  suivre  dans  Oldfield  (n"  33)  13) 
et  27).  Viennent  ensuite  les  <Sow^a<  (blanchisseurs  =  Sanghar),  en  deçà 
de  la  limite  de  l'eau,  tandis  que  Oldfield  les  classe  au  dernier  rang  des 
castes  impures  ;  puis  les  Japi/ (?  potiers),  les  Hial  ou  Sial  (vachers, 
sans  doute  les  Nancla-gaoïoah,  43)),  les  Dhui  ou  Putaul  (=  Duân  ou 
Putvâr,  39)).  Au  delà  commencent  les  castes  impures,  avec  les  Salhn 
(huiliers  =  Sarmi,  28)),  placé  en  deçà  par  Oldfield,  peut-être  parce  que 
leur  situation  sociale  s'est  modifiée  dans  l'intervalle  ;  puis  les  Kasidia 
(musiciens  = /o^/ii  ou  Dhicnt),  les  Cliipi  (leïnluriers  =:  Chippah,  25) 
et  les  Koio,  (forgerons  =  Kauu,  26),  placés  cote  à  côte  à  un  rang  bien 
plus  élevé  dans  Oldfield,  les  Gotoo  (ouvriers  de  cuivre  =  Thambat  14)), 
puis  deux  tribus  militaires  :  les  Kosar,  qui  étaient  jadis  des  brigands  à 
ce  qu'on  dit,  et  les  Tepai,  qui  peuvent  épouser  ou  prendre  pour  concu- 
bines les  femmes  hindoues  qui  ont  perdu  leur  caste  en  mangeant  des 
choses  impures  ;  et  en  dernier  lieu  les  Furia  et  les  Chamhal  (=  Puriya 
[Podhiya]  et  Chamakallak  d"01dfield,  au  môme  rang)  et  les  Bala, 
ramasseurs  d'ordures. 

Je  n'ai  pas  eu  le  temps  de  procéder  pendant  mon  séjour  à  une 
recherche  personnelle  sur  les  castes  ;  dans  les  cas  douteux,  j'ai  suivi  de 
préférence  Oldfield,  plus  récent  et  plus  complet  ;  mais  je  l'ai  naturelle- 
ment corrigé  ou  complété  chaque  fois  que  mes  données  me  l'ont 
permis. 


LA  POPULATION.  —  LES  NÉVARS  239 

rière  commune,  et  de  plus  séparés  entre  eux  par  les  lois 
fondamentales  de  la  table  et  du  lit. 

A.  Les  castes  brahmaniques  sont: 

1)  Upâdhyâya,  la  plus  haute  classe  de  brahmanes.  Ils  ont 
droit  d'entrer  dans  les  temples  de  Talejù,  la  déesse  tuté- 
laire  du  Népal,  divinité  mystérieuse  introduite  par  Hari- 
simha  deva.  Ils  remplissent  les  fonctions  de  maîtres  spiri- 
tuels gurusj  et  de  chapelains  purohitaSy  à  l'usage  des 
Brahmanes  et  des  Rajpoutes  (ou  Ksatriyas). 

2)  Laicar-ju,  de  rang  inférieur,  servent  de  gurus  et  de 
purohitas  aux  classes  inférieures. 

3)  Bha-ju ;  on  leur  demande,  en  cas  de  maladie,  des 
conseils  religieux  ;  mais  ils  ne  donnent  jamais  un  avis  mé- 
dical. 

B.  Les  castes  ksatriyas  : 

4)  Thâkiir  ou  Malla,  descendants  des  anciennes  familles 
royales  ;  ils  sont  admis  à  ce  titre  dans  larmée  (iourkha,  et 
n'entrent  jamais  dans  le  commerce  ni  dans  le  service 
privé. 

5)  Nikhu,  peintres  d'articles  religieux  exclusivement  ; 
ils  ont  un  rôle  assez  important  dans  la  procession  de  Mat- 
syendra  INâtha,  l'antique  divinité  patronale  du  Népal. 

J^  r.1     ■     'i  les  Cresthas  de  l'oreranisation  antérieure. 

7)  Shensta,)  "     " 

Les  deux  groupes  ne  forment  qu'une  seule  caste,  liée  par 
la  commensalité  etlaconnubialité  ;  ils  fournissent  à  l'armée 
anglo-indienne  des  recrues  excellentes  ;  plusieurs  y  ont 
gagné  la  médaille  militaire. 

C.  Castes  de  Vaiçyas  : 

8)  Josi,  les  Jaisis  de  l'organisation  antérieure  ;  ils  expo- 
sent les  Castras,  mais  ne  remplissent  pas  de  fonction  sacer- 
dotale. 

9  )  Âcâr,  les  Âcâryas  d'autrefois  ;  ils  sont  les  prêtres  des 
temples  de  Talejù  à  Katmandou  et  à  Bhatgaon. 


240  LE   NÉPAL 

10)  Bhanni:  ils  cuisinent  pour  les  divinités  des  temples 
de  Talejû. 

11)  Gao/ai  (Gulcul)  Âcàr  :  prêtres  des  petits  temples,  oii 
ils  accomplissent  les  rites  du  homa  expiatoire  pour  ceux  qui 
meurent  à  des  jours  néfastes  ;  mais  ils  ne  prennent  aucune 
part  aux  funérailles  proprement  dites.  Par  les  rites  du 
borna,  le  Gaoliu  Âcâr  prend  sur  lui  les  péchés  du  mort; 
mais  s'il  commet  une  erreur  dans  l'accomplissement  des 
rites,  il  est  lui-même  perdu.  Le  Gaoku  Acâr  sert  aussi  de 
prêtre  aux  Névars  d'origine  incertaine  ou  suspecte. 

D.  Castes  de  Çûdras  : 

12)  Makhï  :  cuisiniers  et  serviteurs  de  table. 

[3)  Lakhipar  :  auxiliaires  des  précédents.  Toutes  les 
castes  acceptent  la  nourriture  des  mains  de  ces  deux  castes. 

\A)  Bagho  Shashit:  domestiques  pour  le  service  ordi- 
naire. 

La  communauté  bouddbique  se  répartit  en  trois  grandes 
catégories  :  aj  les  Banras  (Bandyas)  qui  ont  la  tête  rase  ; 
b)  les  Udas,  adorateurs  des  dieux  bouddhiques  exclusive- 
ment, comme  les  Banras,  mais  qui  portent  au  sommet  de 
la  tête  un  toupet  de  cheveux,  (câdâ)  ;  c)  les  castes  mixtes, 
qui  adorent  à  la  fois  les  dieux  du  bouddhisme  et  ceux  des 
dieux  çivaïtes  que  le  bouddhisme  n'a  pas  adoptés. 

A)  Les  Bandyas,  qui  sontles brahmanes  du  bouddhisme, 
se  divisent  en  neuf  groupes  professionnels  : 

\)  Gnbhar-ju  (Giibal,  Gubâhâl,  Guru-bhâju):  la  plus 
haute  classe,  la  seule  qui  fournisse  le  haut  clergé  boud- 
dhique, les  Vajrâcâryas,  et  qui  possède  des  Pandits.  Pen- 
dant les  cérémonies  religieuses,  ils  portent  un  cordon 
sacré  comme  les  brahmanes  et  les  Acârs. 

2)  Barrha-ju  \  ils  travaiUent  l'or  et  l'argent,  mais  n'en 

3)  Bikliu        I  font  que  des  parures.  Le  bhiksu  est,  en 

4)  Bhiksu       i  surplus,  un  prêtre  de  rang  inférieur  qui 

5)  Nebhar      ]  sert  d'auxiliaire  au  Vajrâcàrya. 


LA  POPULATION.  —  LES  NÉVARS  241 

6)  JSibharbhar'i  :  ils  travaillent  le  bronze  et  le  fer,  en 
fabriquent  des  images  divines  et  de  la  vaisselle,  et  sont  éta- 
meurs. 

7)  Tâmkarmi:  ils  fabriquent  les  fusils  et  les  canons, 
soit  de  fer,  soit  de  bronze. 

8)  Gamsabarhi  \  travaillent  le  bois,  cbarpentiers  \   et 

9)  Chïvarharhï  )  aussi  plâtriers  et  stuqueurs. 

Ces  neuf  groupes  forment  une  seule  caste,  au  point  de 
vue  du  mariage  et  des  repas. 

B.  Le  groupe  des  Udas  emprunte  son  nom  à  la  plus 
haute  des  classes  qui  le  constituent;  il  est  divisé  en  sept 
sections,  mais  qui  forment  comme  les  Bandyas  une  seule 
caste,  au  sens  strict  du  mot. 

10)  IJda  :  ils  ont  été  longtemps  les  grands  commerçants 
du  Népal  ;  le  commerce  avec  le  Tibet  et  le  Bhoutan  était 
entre  leurs  mains.  Mais  leur  richesse  et  leur  situation 
sociale  ont  décliné  au  profit  d'une  classe  tenue  pour 
infime,  les  Sarmis. 

1 1)  Kassar  (kâmsyakâra)  :  ils  travaillent  les  alliages  de 
métaux. 

12)  Lohankarmî '.  tailleurs  de  pierre  et  constructeurs, 
aussi  bien  pour  l'usage  religieux  que  pour  l'usage  privé. 

13)  Sikarmi:  charpentiers. 

14)  Thambat  {tàmrakâra)  \  travaillent  le  cuivre,  le 
bronze  et  le  zinc. 

15)  Âtvâl  :  tuiliers  et  couvreurs. 

16)  Maddikaiini  :  boulangers. 

C.  Castes  mixtes,  à  la  fois  Buddha-mârgis  et  Çiva-mâr- 
gis. 

Les  six  premiers  groupes,  qui  forment  à  eux  seuls  la 

1.  Les  Bandyas  doivent  à  l'intervenlion  du  roi  Siddhi  Narasimha  de 
Patan.  au  xvif  siècle,  la  pratique  de  cette  profession.  «  Comme  il  voyait 
que  la  ville  n'avait  pas  assez  de  charpenliers,  il  fit  prendre  ce  métier 
aux  bandyas  »  (Vamç..  234). 

16 


242  T.E    NÉPAL 

moitié  de  la  population  névare,  portent  le  nom  collectif  de 
Jaffus  (Jyâpus)  qui  appartient  en  propre  à  la  cinquième 
classe  ;  ils  ne  forment  qu'une  caste  au  sens  légal. 

17)  Mi(  :  ils  cultivent  exclusivement  une  seule  espèce 
d'herbe  aromatique,  qui  sert  à  la  coiffure  et  qu'on  présente 
aussi  en  offrande  aux  dieux. 

18)  Danghu:  arpenteurs. 

19)  Kwiihar  {Kumhhakâra)  :  potiers. 

20)  Karbujha  :  musiciens  de  funérailles. 

21)  Ja^'u  ou  Kissini)  .      ,,.       ,.        , 

'  ^11^.  I  paysans  qui  cultivent  le  sol. 

Les  vingt-quatre  classes  qui  suivent  ne  forment  un  groupe 
que  par  opposition  aux  précédentes  ;  mais  elles  se  subdi- 
visent en  véritables  castes  : 

23)  Chitrakar  (Citrakâra)  :  peintres  en  tout  genre  :  bâ- 
timents, tableaux,  etc. 

24)  Bhat  :  teinturiers  en  rouge  pour  tout  genre  d'étoffe, 
linge  excepté. 

(25)  Chippah  (Ksipana)  :  teinturiers  en  bleu. 

26)  Kaua  ou  Nekarmi:  travaillent  le  fer,  fabriquent  fers 
à  cheval,  couteaux,  etc. 

27)  Nau  (Nâpita)  :  barbiers  et  chirurgiens. 

28)  Sarmi  (ou  Scilmî)  :  huiliers  et  tresseurs  de  guir- 
landes pour  la  parure.  C'est  eux  qui  ont  supplanté  lesUdas 
dans  le  grand  commerce. 

29)  Tippah  :  maraîchers. 

30)  Pulpid:  portent  les  lanternes  et  les  torches  aux 
funérailles. 

31)  Kaussa:  pratiquent  les  inoculations  contre  la  petite 
vérole. 

32)  Konar:  fabriquent  exclusivement  les  objets  qui 
servent  à  tisser. 

33)  Garhtho  (Got)  :  jardiniers. 

34)  Katthar:  rebouteurs  et  infirmiers. 


LA  POPULATION.  —  LES  NÉVARS  243 

35)  Tatti:  font  les  linceuls  et  aussi  les  bonnets  de  nuit 
que  portent  les  enfants  en  bas  âge  quand  on  vient  de  leur 
couper  en  cérémonie  les  cheveux  à  l'entour  de  la  cùdâ 
(toupet  au  sommet  de  la  tête). 

36)  Balhaiji:  fabriquent  les  roues  du  char  pour  la  pro- 
cession de  Matsyendra  Nâtha. 

37)  Yungvar  :  fabriquent  le  char  lui-même. 

38)  Ballah. 

39]  Lamu,  porteurs  des  palanquins  royaux.  Ils  sont 
donc  identiques  aux  Duân  que  les  Gourkhas  désignent 
sous  le  nom  de  Putvâr.  C'est  à  Prithi  Narayan  que  cette 
caste  doit  ce  nom,  ou  plutôt  ce  titre  d'honneur:  avant  de 
réussira  s'emparer  de  Kirtipur  par  ruse  en  1767,  le  roi 
Gourkha  subit  sous  les  murs  de  la  ville  une  défaite  désas- 
treuse ;  sa  vie  fut  en  danger,  il  ne  dut  son  salut  qu'au 
dévouement  d'un  i)i<rm  qui,  avec  l'aide  d'un  Kasài  {ho\i- 
cher)  transporta  en  une  nuit  le  palanquin  du  roi  jusqu'à 
Nayakot,  hors  de  la  vallée.  Prithi  Narayan  remercia  son 
sauveur  en  ces  termes:  «  Bien,  mon  fils!  (Syâbâs  pûtl)  La 
caste  entière  s'empressa  de  recueillir  l'appellation  hono- 
rable échappée  à  la  gratitude  du  Gourkha,  et  garda  le 
nom  de  Putvâr  («  les  filiaux  »).  Maître  du  Népal,  en  1770, 
Prithi  Narayan  confirma  le  titre,  accorda  aux  Piz/yrtV^  la 
faveur  d'approcher  le  roi  et  de  porter  les  palanquins 
royaux. 

40)  Dalli:  classe  de  cipayes. 

41)  Fihi:  vanniers. 

42)  Gaowah  (Gopa)  ]  les  deux  classes  de 

43)  Nanda-Gaowah  (Nanda-Gopaj  j  bergers  ne  forment 
qu'une  caste  pour  la  table  et  le  lit. 

44)  Ballahini:  Bûcherons  et  livreurs  de  bois. 

45)  Nalli:  ils  peignent  les  yeux  de  la  figure  de  Bhairava 
sur  le  char  de  Matsyendra  Nâtha. 

Les  membres  des  castes  bouddhiques,  toul   hérétiques 


244  LE   NÉPAL 

qu'ils  sont,  n'en  sont  pas  moins  «  gens  de  caste  »  ;  un  Hin- 
dou qui  les  tient  pour  des  êtres  diaboliques  et  pervers, 
recevra  sans  scrupule  Feau  de  leurs  mains  ;  ils  prolongent 
la  société  hindoue  en  dehors  de  l'église  brahmanique,  à 
mi-chemin  du  bouddhisme  étranger. 

Huit  castes  exclues  de  l'eau,  et  repoussées  avec  une  égale 
aversion  par  les  Bouddhistes  et  les  Çivaïtes,  réunissent  les 
parias  des  deux  confessions. 

1  )  Kasâi  :  bouchers  et  porteurs  de  palanquins  ordinaires. 
Prithi  Narayan  a  relevé  un  peu  leur  condition  sociale  ;  en 
même  temps  qu'il  concédait  un  titre  et  une  fonction  hono- 
rable aux  duâns  il  a  donné  aux  kasâis^  comme  témoignage 
de  sa  gratitude,  des  terres  et  leur  a  attribué  un  service  de 
domesticité  au  temple  de  Guhyeçvarî. 

2)  Joghi:  musiciens  de  fêtes. 

3)  Dhunt:  musiciens  de  fêtes. 

4)  Dhauivi  :  fabriquent  le  charbon  de  bois. 

5)  A'^///w  :  corroyé urs. 

6)  Puriya  (Podhya)  :  pêcheurs,  exécuteurs,  tueurs  de 
chiens. 

7)  Chamakallak  (Carmakâra,  Chamâr)  :  peaussiers  et 
balayeurs. 

8)  Sanghar  (Songat)  :  blanchisseurs. 

Mais  ces  castes  mêmes,  ou  plutôt  ces  hors-castes,  toutes 
dégradées  qu'elles  sont,  refuseront  de  manger  et  de  boire 
avec  des  Musulmans  ou  des  Européens  ;  et  si  une  femme 
de  ce  groupe  venait  à  forniquer  avec  les  uns  ou  les  autres, 
la  loi  la  frapperait  de  peines  terribles  :  impures  au  point  de 
vue  de  l'eau  et  du  contact,  ces  castes  n'en  font  pas  moins 
partie  intégrante  de  l'hindouisme,  et  elles  y  ont  à  remplir 
des  fonctions  sociales  d'un  ordre  déterminé  qui  les  rend 
solidaires  de  l'ensemble  ;  la  privation  de  droits  n'emporte 
pas  pour  elles  la  suppression  des  devoirs. 

Créée  de  toutes  pièces  àl'imitalion  de  la  caste  hindoue, 


LA    POPILATIOX 


LES    NÉVARS 


245 


la  caste  bouddhique  a  pris  comme  unique  noyau  de  forma- 
tion la  profession.  Elle  isole  de  la  communauté  et  réunit 
entre  eux  par  les  liens  du  lit  et  de  la  table  tous  les  indi- 
vidus que  le  droit  de  naissance  qualifie  pour  l'exercice 
exclusif  d'un  métier  héréditaire  ;    c'est  une   compagnie 


Visnu  tlotlant  sur  les  eaux  (Jala-çayana}  à  Budha-Nilkanlh. 


constituée  pour  l'exploitation  d'un  monopole  légal  et 
ouverte  seulement  aux  descendants  des  fondateurs.  Le 
monopole,  il  est  vrai,  n'est  pas  toujours  lucratif:  tel  le  pri- 
vilège de  peindre  les  yeux  à  l'image  de  Bhairava  ;  les  béné- 
fices en  seraient  souvent  maigres  pour  faire  vivre  un 
nombre  toujours  croissant  d'intéressés.  Heureusement  la 
liste  des  professions  héréditaires,  si  longue  qu'elle  soit, 


246  LE    NÉPAL 

n'épuise  pas  toutes  les  catégories  de  gagne-pain  ;  la  cou- 
tume et  la  loi  n'ont  pas  créé  de  petits  marchands 
(bauyans),  de  tailleurs,  de  coolies,  de  portefaix  privilégiés; 
à  l'exception  de  quelques  spécialités,  la  culture  n'est  pas 
un  monopole  réservé  ;  autant  de  débouchés  qui  restent 
perpétuellement  ouverts  au  trop-plein  des  carrières  de 
caste.  La  profession  de  médecin,  réservée  par  le  code  de 
Jaya  Sthiti  Malla  aux  Jaisis,  est  tombée  dans  le  domaine 
public;  et  l'exercice  en  est  fructueux  au  Népal,  autant  et 
plus  qu'ailleurs;  les  bonnes  familles  y  ont  en  général  un 
médecin  attaché  à  leur  service  ;  la  vieille  tradition  des  ocu- 
listes bouddhiques  a  été  perpétuée,  dans  ce  suprême  asile 
du  Bouddhisme  indien,  par  des  spécialistes  distingués'. 
Ainsi  la  caste  réserve  à  ses  membres  une  profession 
spéciale,  mais  elle  ne  la  leur  impose  pas,  elle  les  laisse 
volontiers  s'échapper  dans  le  terrain  vague  des  métiers  qui 
n'appartiennent  en  propre  à  personne. 

La  caste,  bouddhiste  ou  çivaïte,  est  à  la  fois  un  orga- 
nisme professionnel  et  un  organisme  religieux  ;  chacune 
de  ces  deux  fonctions  se  trouve  placée  sous  le  contrôle 
d'une  autorité  spéciale.  La  corporation,  avec  tous  ses  res- 
sortissants, est  administrée  par  un  comité  analogue  au 
Panch  hindou  et  qui  porte  au  Népal  le  nom  de  Gatti.  La 
Gatti  répartit  et  contrôle  les  charges  qui  incombent  à 
la  caste  en  vertu  de  son  monopole;  dans  celte  vallée 
enchantée  oi^i  la  religion  n'a  pas  encore  complètement 
cessé  d'êtie  un  enchaînement  continu  de  fêtes  pui^liques, 


\.  Cf.  le  récit  de  Vamç.  178:  un  métiecin  de  Harisimha  deva,  sollicité 
par  le  roi  des  Nâgas,  Karkotaka,  sous  le  déguiseuieut  d'un  brahmane, 
le  suit  dans  son  palais  souterrain,  y  guérit  par  une  application  de 
collyre  les  yeux  de  la  reine  des  Nàgas,  et  Karkotaka  lui  promet  en 
récompense  que  ses  descendants  seront  de  bons  oculistes.  «  Les  des- 
cendants de  ce  Baid  (Vaidya)  furent  renommés  en  conséquence  comme 
d'excellents  oculistes.  »  —  Et  cf.  d'autre  part  :  D'"  Cordier,  Vâcjbhata, 
dans  Jonrn.  Xsial.,  1901,  2,  p.  170,  n. 


LA    POPULATION.    —   LES    NÉVARS  247 

chacune  des  castes  est  tenue  de  concourir  pour  sa  part 
aux  solennités;  \digatti  désigne  à  tour  de  rôle  les  familles 
qui  rempliront  à  chaque  occasion  la  tâche  prescrite  et  elle  en 
surveille  l'exécution.  Les  fêtes  corporatives  viennent 
encore  s'ajouter  aux  fêtes  religieuses;  chacun  des  membres, 
effectifs  ou  virtuels,  delà  corporation  doit  successivement, 
et  à  des  périodes  déterminées,  offrir  une  fête  à  tous  les 
autres,  et  quels  qu'en  soient  les  trais,  nul  n'est  autorisé  à  s'y 
dérober.  Enfin,  si  une  personne  de  la  caste  meurt,  toutes 
les  familles  de  la  caste  sont  rigoureusement  obligées  de  se 
faire  représenter  à  ses  funérailles  ;  la  mort  est  encore  un 
prétexte  à  processions.  La  loi  confère  à  \-à  gattl  le  droit  de 
punir  tout  manquement  ;  la  peine  ordinaire  est  l'amende  pro- 
portionnée à  la  gravité  du  délit  ;  mais,  dans  les  cas  où  la  faute 
d'un  seul  engage  et  compromet  la  communauté  entière, 
\digutfi  peut  prononcer  l'expulsion  hors  de  la  caste;  l'indi- 
vidu déchu,  rejeté  de  la  société,  ne  trouve  plus  d'asile  que 
dans  les  groupes  infâmes  dont  le  contact  est  une  souillure. 
Mais  la  ^fa/Zi  ne  connaît  que  des  actes  corporatifs;  les 
fautes  contre  la  pureté  lui  échappent,  car  elles  sont  du 
domaine  de  la  loi  religieuse,  et  c'est  un  juge  religieux  qui 
leur  convient.  Quiconque  est  prévenu  d'avoir  mangé  ou 
forniqué  en  compagnie  prohibée,  d'avoir  accepté  de  l'eau 
de  mains  interdites,  d'avoir  commis  un  acte  d'inadvertance, 
de  négligence  ou  de  licence  qui  entraîne  la  perte  de  caste, 
en  un  mot  d'avoir  péché  contre  la  loi,  est  déféré  au  dharm- 
âdhikâri  ou iage  suprême  du  royaume,  et  le  cas  est  porté 
devant  le  Bàja-guru,  le  brahmane  qui  sert  de  directeur 
spirituel  au  roi.  Le  Uâja-guru  examine  l'affaire,  consulte 
les  castras,  la  littérature  de  la  casuistique  qui  s'est  déve- 
loppée avec  tant  d'abondance  depuis  le  xiv"  siècle,  et  pro- 
nonce le  verdict.  La  [)eine  est  à  la  fois  juridique  et  reli- 
gieuse :  elle  varie  entre  l'amende,  la  prison,  la  confiscation 
des  biens  et  la  déchéance  de  caste  ;  l'amende  perçue  est 


248  LE    MÉPAL 

partagée  entre  le  gouvernemeut,  le  râja-guru  et  certaines 
familles  privilégiées  de  brahmanes;  de  plus  le  coupable 
est  condamné  à  entretenir  un  nombre  de  brahmanes  fixé 
par  le  jugement.  La  sentence  indique  l'expiation  à  accom- 
phr;  si  le  péché  est  rémissible,  le  coupable  est  tenu  à  un 
acte  de  contrition  {prâyaçcitta)\  si  le  coupable  perd  sa 
caste,  la  collectivité  tout  entière  est  solidaire  delà  souillure 
et  doit  s'en  laver;  comme  représentant  légal  et  religieux 
du  pays,  le  roi  en  personne  est  responsable  de  l'expiation 
(candrâyana),  et  les  frais  qu'elle  entraîne,  au  profit  des 
brahmanes,  peuvent  s'élever  à  des  milliers  de  roupies. 

La  juridiction  du  Râja-guru,  avec  les  sanctions  d'ordre 
brahmanique  qu'elle  entraîne,  n'est  pas  limitée  aux  castes 
çivaïtes;  une  assimilation  inévitable  a  introduit  aussi  dans 
sa  compétence  les  castes  bouddhiques.  Le  bouddhisme, 
théoriquement  étranger  à  l'idée  de  caste,  n'a  pas  prévu 
d'autorité  chargée  d'en  surveiller  et  d'en  contrôler  l'appli- 
cation. Le  jour  où  les  Bouddhistes  du  Népal  ont  adopté 
l'organisation  hindoue,  ils  se  sont  rangés  naturellement 
sous  l'autorité  du  seul  juge  qui  eût  qualité  pour  rendre  des 
arrêts.  La  constitution  de  Jaya  Sthiti  Malla  sert,  paraît-il, 
de  base  juridique  aux  décisions  du  Râja-guru  dans  les  cas 
de  castes  bouddhiques. 

Le  trait  dominant  du  caractère  névar,  c'est  le  goût  de  la 
société.  Le  Névar  ne  vit  jamais  isolé;  il  aime  à  loger,  un 
peu  comme  le  Parisien,  dans  des  maisons  à  plusieurs  étages 
et  grouillantes  de  population,  quitte  à  demeurer  à  l'étroit, 
aussi  bien  en  ville  qu'au  village.  Il  sait  jouir  de  tous  les 
plaisirs  que  la  nature  lui  donne;  il  chante,  il  cause,  il  rit, 
il  goûte  finement  le  paysage,  se  plaît  aux  piqueniques 
de  gaie  compagnie,  dans  un  site  ombragé,  près  d'un 
ruisseau  ou  d'une  source,  à  l'abri  d'un  vieux  sanctuaire, 
en  face  d'un  spectacle  aimable  ou  grandiose.  Cultivateur 
adroit  et  soigneux,  il  excelle  aussi  à  tous  les  aits  manuels. 


LA  POPULATION.  —  LES  XÉVARS  249 

même  les  plus  délicats  ;  il  est  orfèvre  et  forgeron  de  talent, 
sculpteur  fantaisiste,  teinturier  et  peintre  de  goût,  commer- 
çant avisé  sans  rapacité,  artiste  né.  ïl  a  transformé  les 
arts  de  l'Inde,  bâti  des  temples  et  des  palais  qui  ont  servi 
de  modèles  aux  Tibétains,  aux  Chinois  ;  la  pagode  classique 
vient  du  Népal.  La  réputation  des  artisans  népalais  consa- 
crée par  les  siècles  est  encore  établie  dans  toute  l'Asie  cen- 
trale. Le  P.  Hue,  qui  visita  la  colonie  névare  de  Lhasa, 
affirme  qu'on  vient  les  chercher  du  fond  de  la  ïartarie 
pour  orner  les  grandes  lamaseries,  et  il  partage  l'admira- 
tion des  Asiatiques  pour  leurs  bijoux  «  qui  ne  feraient  pas 
déshonneur  à  des  artistes  européens  »,  pour  «  ces  belles 
toitures  dorées  des  temples  bouddhiques,  qui  résistent  à 
toutes  les  intempéries  des  saisons  et  conservent  toujours 
une  fraîcheur  et  un  éclat  merveilleux*.»  Les  Gourkhas  qui 
les  repoussent  de  l'armée  leur  ont  fait  une  réputation  de 
couardise;  mais  le  souvenir  des  assauts  livrés  à  Kirtipour 
atteste  leur  bravoure;  leurs  castes  militaires  servent  avec 
honneur  dans  l'armée  britannique  de  l'Inde. 

L'ancien  costume  des  Névars  a  presque  entièrement 
disparu;  il  ne  se  conserve  que  dans  de  rares  localités,  par 
exemple  à  Harsiddhi,  S.  de  Patan,  et  dans  certaines  céré- 
monies religieuses  oh  les  prêtres  le  portent  par  exception: 
il  consistait  dans  une  sorte  de  jaquette  collante,  avec  une 
jupe  tombant  aux  chevilles,  et  ramassée  à  la  ceinture  en 
plis  nombreux  ;  une  pièce  d'étoffe  roulée  en  écharpe 
recouvrait  le  bas  de  la  jaquette  et  le  haut  de  la  jupe.  Mais 
aujourd'hui  la  population  a  presque  partout  adopté  le 
costume  gourkha.  Les  femmes  portent  un  corsage  collant, 
et  en  guise  de  jupe  une  pièce  d'étoffe,  aussi  amjjle  que 


1.  lire,  Souvenirs  d'un  voijage  clans  la  Tartarle,  le  Thibel  et  la 
Chine  pendant  les  années  1844,  1843  et  1846.  Paris,  1850,  l.  Il, 
p.  263  sqq.  Cf.  inf.  p.  307.  note  2. 


250  LE   NÉPAL 

possible,  serrée  à  la  ceinture  en  plis  abondants,  et  retroussée 
par  derrière  jusqu'aux  chevilles.  Elles  ramassent  leurs 
cheveux  en  chignon  au  sommet  de  la  tête,  et  ne  portent 
jamais  de  coiffure  ;  en  revanche  elles  s'ornent  à  profusion 
de  fleurs,  surtout  de  soucis,  et  aussi  de  joyaux,  en  particu- 
lier d'un  disque  en  or  posé  à  plat  sur  le  chignon.  Comme 
les  femmes  de  l'Inde,  elles  se  passent  des  anneaux  aux 
bras,  aux  jambes,  aux  oreilles,  au  nez.  Elles  vivent  dès  le 
jeune  âge  dans  une  liberté  sans  réserve,  A  huit  ans,  on  les 
mène  au  temple  et  on  les  marie  avec  toutes  les  cérémo- 
nies requises  à  un  fruit  de  bilva,  qu'on  jette  ensuite  à  l'eau; 
l'époux  disparu  est  toujours  censé  vivant,  et  son  épouse 
est  en  droit  de  mettre  à  profit  son  absence  ;  car  la  loi  auto- 
rise la  femme,  en  l'absence  du  mari,  à  prendre  un  amant 
de  sa  caste  ou  d'une  caste  supérieure;  elle  ne  doit  pas 
choisir  au-dessous  d'elle,  c'est  la  seule  restriction  qui  lui 
soit  imposée.  Arrivée  à  l'âge  nubile,  on  lui  donne  une  dot 
et  on  la  marie  ;  en  dehors  de  la  haute  société,  qui  affecte 
les  préjugés  de  l'Inde,  la  jeune  fille  peut  courir  à  son  aise 
les  galants  avant  le  mariage  ;  après  le  mariage,  son  indé- 
pendance n'est  guère  moindre;  si  elle  veut  quitter  son 
mari,  elle  n'a  qu'à  mettre  sur  le  lit  deux  noix  de  bétel  ; 
elle  peut  dès  lors  s'en  aller  tranquillement.  Le  Névar  n'a 
qu'une  femme  légitime,  elle  doit  être  de  la  même  caste 
que  lui,  mais  il  peut  lui  adjoindre  des  concubines  de  caste 
inférieure,  sans  dépasser  toutefois  la  limite  de  l'eau. 
L'adultère,  monstrueux  aux  yeux  des  Gourkhas,  n'est  pas 
pris  au  tragique  par  les  Névars;  le  divorce  est  alors  de 
droit,  et  le  complice  doit  restituer  au  mari  les  frais  occa- 
sionnés par  le  mariage;  sinon,  il  est  puni  de  la  prison. 

Les  Névars  sont  très  friands  de  viande  ;  ils  mangent  de 
la  chèvre,  du  mouton  (mais  du  mouton  de  montagne  seule- 
ment, car  le  mouton  de  l'Inde  est  tenu  pour  une  nourriture 
interdite),  du  canard,  de  la  volaille,  mais  surtout  du  buffle. 


LA  POPULATION.  —  LES  NÉVARS  251 

Ils  ont  inventé  une  légende  pour  justifier  ce  goût  qui  fait 
horreur  aux  Hindous,  respectueux  de  la  vie  animale  :  quand 
le  conquérant  Harisimha  deva  monta  au  Népal,  en  1324, 
son  armée  faillit  mourir  de  faim  en  route;  le  roi  invoqua 
la  déesse  Talejii,  sa  protectrice  :  elle  lui  apparut  en  vision, 
et  lui  permit  de  manger  tout  ce  qui  se  rencontrerait  le 
lendemain  matin.  Au  lever  du  jour,  le  roi  vit  un  buffle,  le 
fit  prendre  et  présenter  à  la  déesse  qui  donna  des  instruc- 
tions détaillées  pour  le  choix  d'un  abalteur  qualifié.  On 
trouva  l'homme,  et  ce  fut  l'ancêtre  des  Kasàis;  il  immola 
la  bête,  et  la  déesse  permit  d'en  manger  la  chair'.  Les 
Çiva-màrgis  des  plus  hautes  castes  tuent  sans  scrupule  des 
animaux  ;  mais  les  Banras  s'abstiennent  de  verser  le  sang, 
et  ne  mangent  pas  de  porc.  Le  riz,  les  lentilles,  les  légu- 
mes bouillis  sont  le  fond  de  la  nourriture.  L'ail,  cru  ou  cuit, 
et  les  radis  sont  le  régal  des  Névars;  ils  aiment  surtout  le 
radis  enfoui  jusqu'à  fermentation  puis  séché  au  soleil;  il 
est  impossible  d'imaginer  une  odeur  plus  fétide.  La  tradi- 
tion rattache  l'invention  de  cette  délicatesse  à  l'invasion  de 
Mukunda  Sena,  peu  de  temps  avant  la  conquête  de  Hari- 
simha deva.  Us  boivent  aussi  l'alcool  {raksî)  extrait  du  riz 
et  du  froment,  mais  ils  ne  s'enivrent  qu'aux  jours  de  grande 
fête. 

Les  Névars  comme  les  Hindous  brûlent  les  cadavres. 

Les  Névars  ont  une  langue  particulière  et  qui  porte  le 
nom  de  Névârî.  Les  Capucins  s'en  servaient  au  xvui*  siècle 
pour  prêcher  l'Evangile  au  Népal,  mais  ils  ont  négligé  de 
l'étudier  scientifiquement,  et  leurs  travaux  ont  disparu 
sans  laisser  aucun  fruit.  Le  névari  est  encore  très  peu  et 
très  mal  connu;  Hodgsou  en  a  démontré  la  parenté  avec  le 
tibétain,  mais  sans  pousser  les  recherches  à  fond';  derrière 


1.  Vainr.  176. 

2.  Notices  of  llif  lamjiuifjes,  lileralure  and  religion  of  Népal  and 


252  LE    NÉPAL 

lui  M.  Conrady  seul  les  a  reprises,  et  avec  succès.  Il  a 
publié  une  excellente  étude  sur  la  grammaire  névarie  et 
édité  un  petit  vocabulaire  sanscrit-névari  rapporté  jadis  par 
Minayeff'. 

Le  névari  de  la  belle  époque  réalise  un  équilibre  harmo- 
nieux entre  les  parlers  himalayens  restés  au  stage  primitif 
en  raison  de  leur  isolement,  encore  pauvres,  grossiers, 
impuissants  à  traduire  les  pensées  élevées  et  les  notions 
abstraites,  et  les  dialectes  entièrement  hindouisés  à  force 
d'emprunter  aux  langues  aryennes  de  la  plaine.  Le  névari 
a  développé  son  lexique  par  un  travail  interne,  et  s'il  a  dû 
emprunter  aux  langues  néo-sanscrites,  il  a  su  assimiler  ces 
emprunts  et  en  tirer  des  forces  nouvelles  à  son  service.  Il 
subsiste  encore  un  assez  grand  nombre  de  commentaires 
sur  les  textes  sanscrits  bouddhiques  ou  même  de  traductions 
en  névari.  A  partir  de  la  restauration  Malla  (xiv  siècle), 
le  névari  s'introduit  dans  l'épigraphie  et  y  prend  rapide- 
ment aux  dépens  du  sanscrit  une  extension  croissante.  La 
conquête  gourkha,  en  renversant  les  dynasties  névares, 
a  décrété  la  déchéance  du  névari.  De  génération  en  géné- 
ration, la  langue  névarie  recule  et  perd  du  terrain  au  profit 
du  parbatiya,  le  parler  des  vainqueurs. 

Le  névari  a  emprunté  son  écriture  à  l'Inde;  il  s'écrit  avec 
les  mêmes  caractères  que  le  sanscrit;  les  variétés  d'écriture 
introduites  par  les  scribes  se  rapprochent  toutes  du  deva- 
nâgarî,  mais  avec  des  formes  plus  archaïques. 

Tibet,  publié  d'abord  dans  Asiat.  Researches  XVI  (1828),  p.  409;  réim- 
primé dans  les  Essays  on  the  languages,  etc.  London,  1874,  p.  J. 

1.  August  CoNRADV.  Dus  Newâvî.  Grammatik  iind  Sprachproben 
dans  la  Zeitschr.  cl.  D.  Morg.  Ges.,  XLV  (1891)  t-35.  —  Ein  Sanshrit- 
Newârî  Wôrterbuch,  aus  dem  Nachlass  Minayefï's  herausgegeben.  76., 
XLVII  (1898)  589-573.  —  M.  Conrady  s'est  surtout  appliqué  à  mettre  en 
relief  les  rapports  du  névari  avec  l'ensemble  des  langues  dites  «  indo- 
chinoises »  :  chinois,  tibétain,  siamois,  dialectes  himalayens. 


LES  GOURKHAS 


Les  Gourkhas,  qui  se  sont  établis  en  maîtres  au  Népal 
depuis  1768,  continuent  à  porter  avec  orgueil  le  nom  du 
pays  qui  fut  le  berceau  de  leur  puissance  :  avant  la  con- 
quête de  Prithi  Narayan,  ils  habitaient  la  principauté  de 
Gourkha,  un  des  petits  états  qui  constituaient  le  territoire 
des  Vingt-Quatre  Rois  (Chaubisi  Râj),  dans  le  bassin  des 
Sept  Gaudakis,  à  l'Ouest  du  Népal.  Naturellement,  la  prin- 
cipauté variait  sans  cesse  d'étendue,  dans  le  chaos  d'une 
féodalité  ambitieuse  et  remuante.  En  général  elle  atteignait 
à  l'Est  la  Tirsuli  Gandak,  la  plus  orientale  des  Sept  Gan- 
dakis,  qui  baigne  la  seigneurie  de  Nayakot,  et  que  les 
mamelons  du  Deochok  séparent  seuls  des  eaux  népalaises. 
Au  temps  des  trois  royaumes  (xvn'-xvnr  siècles),  le  royaume 
de  Katmandou  s'étendait  vers  l'Ouest  jusqu'à  la  rive  droite 
de  la  Tirsuli  Gandak.  Le  Gourkha  avait  pour  limite  régu- 
lière à  l'Ouest  la  Marsyandi  qui  séparait  la  principauté 
des  états  minuscules  de  Lamjung,  Tanahung  et  Pokhra. 
La  capitale,  Gourkha,  unique  ville  de  la  région,  est  con- 
struite sur  une  haute  colline,  le  Hanuman-ban-jang,  qui 
tombe  du  côté  de  l'Ouest  dans  la  Darandi.  Elle  est  située 
à  100  kilomètres  environ  de  Katmandou.  Elle  passe  pour 


254  LE   NÉPAL 

contenir  2  000  maisons,  soit  de  15  000  à  20  000  habitants, 
avec  ses  dépendances.  L'ancien  darbar,  le  berceau  de  la 
dynastie  actuelle  du  Népal,  tombe  en  ruines.  La  ville  et  la 
principauté  ont  pris  le  nom  de  leur  divinité  tutélaire, 
Goraksa  Nâtha,  en  langue  vulgaire  Gorakh,  Gorkha,  patron 
des  Yogis  qui  fréquentent  l'Himalaya  ;  nous  le  retrouverons 
associé,  dans  la  littérature  et  dans  les  traditions  du  Népal, 
à  Matsyendra  Nâtha,  patron  de  la  grande  vallée. 

Les  premiers  habitants  du  pays  de  Gourkha  étaient  appa- 
rentés aux  Névars,  et  comme  eux  d'origine  tibétaine  ;  ils 
portaient  et  gardent  encore  en  partie  le  nom  de  Magars. 
Leurs  rois  étaient  de  la  même  race,  mais  avec  un  mélange 
de  sang  hindou  ;  ils  se  flattaient  d'être  des  ksatriyas  de 
montagne,  des  Khas  ;  ils  appartenaient  au  clan  des  Khadkas 
ou  Kharkas.  Mais  en  1559  (mercredi,  8  bhâdon  badi  çâka 
1481 ,  naksatra  Rohinî  '),  le  fils  du  râja  de  Lamjung,  Dravya 
Sâh,  s'empara  par  surprise  de  la  ville,  avec  la  complicité 
des  clans  hindouisés,  tua  de  sa  main  le  roi,  et  monta  sur 
le  trône.  Il  estlancêtre  de  la  dynastie  Gourkha. 

Dravya  Sâh  se  piquait  d'une  origine  illustre.  La  tradi- 
tion, pieusement  et  fièrement  maintenue  par  ses  descen- 
dants, le  rattachait  aux  plus  authentiques  et  aux  plus  purs 
desclans  rajpoutes.  L'empereur  Alâu-d-I)în(quelalégende 
désigne  par  confusion  sous  le  nom  d'Akbar)  furieux  contre 
les  Rajpoutes  de  Chitor  qui  lui  avaient  refusé  la  main 
d'une  femme  de  leur  caste,  marcha  contre  la  forteresse 
qui  passait  pour  imprenable,  et  s'en  empara  (1303).  Treize 
cents  Rânîs  (femmes  de  caste  Ksatriya)  s'immolèrent  volon- 
tairement sur  le  bûcher  ;  la  princesse  convoitée  par  le 
musulman  se  jeta  dans  une  cuve  d'huile  bouillante,  mar- 
tyre de  la  pureté  brahmanique.  Une  partie  des  survivants 
se  retira  à  Ujjayinî  (Ogein)  sous  la  conduite  de  Manmath, 

1.  La  date,  telle  qu'elle  est  donnée,  est  cerlainenieut  inexacte,  auss 
bien  pour  1481  çaka  présent  qu'écoulé. 


LA    POPULATION.    —  LES    GOURKHAS  255 

dernier  fils  du  râja  de  Cliitor,  tandis  que  l'ainé  allait  fonder 
Udaypur;  la  maison  d'LMaypur  est  regardée  depuis  lors 
comme  le  parangon  des  Rajpoutes.  Le  plus  jeune  fils  de 
Manmatli,  Blnipài,  quitta  Ujjayinî  et  sur  les  indications  de 
sa  divinité  personnelle  [ista-devatâ)^  alla  s'établir  au  Nord, 
dans  les  collines,  à  Ridi  ou  Riri,  petite  bourgade  située 
à  260  kilomètres  de  Katmandou,  à  160  kilomètres  de 
Gourkha.  11  y  arriva  en  1495,  près  de  200  ans  après  la 
cbule  de  Cliitor  dont  son  père  aurait  été  témoin!  De  Ridi 
il  passa  à  Sarghâ,  puis,  continuant  vers  l'Est,  à  Rhirkot.  Il 
s'y  fixa,  défricha  le  sol,  eut  deux  fils,  Khànchà  et  Michâ, 
dont  on  se  garde  bien  de  désigner  la  mère  ;  il  les  fit  initier 
comme  ksatriyas,  leur  procura  des  femmes  rajpoutes  de 
la  plaine.  Le  second  fils  Michâ  conquit  Nayakot,  petite 
ville  au  Nord-Ouest  de  Gourkha,  distincte  de  la  ville  du 
même  nom  sur  les  confins  du  Népal.  Un  de  ses  descen- 
dants, Kulmandan,  devint  roi  de  la  principauté  de  Kaski, 
près  de  Nayakot,  et  reçut  de  l'empereur  de  Delhi  le  titre 
de  Sâh.  Les  gens  de  Lamjung,  un  village  voisin  blotti  dans 
les  montagnes,  vinrent  lui  demander  un  de  ses  fils  comme 
roi  ;  quand  ils  l'eurent,  ils  le  prirent  pour  cible,  sous  pré- 
texte de  viser  du  gibier,  et  l'accablèrent  de  flèches  empoi- 
sonnées. Mais  incapables  de  se  gouverner  sans  roi,  ils 
allèrent  demander  au  roi  un  autre  de  ses  fils  ;  ils  finirent 
par  triompher  de  ses  résistances  légitimes  par  les  engage- 
ments le  plus  solennels;  autorisés  à  choisir  entre  les  cinq 
fils  qui  restaient,  ils  attendirent  la  nuit,  observèrent  les 
princes  endormis,  virent  la  tête  du  plus  jeune  se  relever 
sur  le  coussin,  et  convaincus  des  hautes  destinées  qui 
l'attendaient,  le  prirent  pour  chef.  C'est  ce  prince  qui  eut 
à  son  tour  comme  second  fils  Dravya  Sâh,  conquérant  de 
Gourkha'. 

1.  Wright.  273  sqq. 


256  LE    NÉPAL 

Le  colonel  Tod,  l'infaligable  compilateur  des  traditions 
rajpoutes,  a  recueilli  une  autre  légende  sur  l'origine  de  la 
dynastie  Gourkha\  Elle  aurait  eu  pour  fondateur  le  troi- 
sième fils  du  roi  Samarsi  de  Chitor,  qui  alla  vers  la  fin  du 
xiv^  siècle  s'établir  à  Palpa,  la  capitale  actuelle  des  pro- 
vinces occidentales  du  Népal.  Samarsi  n'est  autre  que 
Samara  Simlia,  le  prédécesseur  de  Ratna  Simha  qui  fut 
vaincu  et  fait  prisonnier  par  Alâu-d-Din.  Samara  Simha 
est  connu  par  plusieurs  inscriptions  datées  de  1275  (?), 
1278  et  1285  J.  G.  ^  Une  troisième  tradition  recueillie  au 
Népal  par  Hamilton^  attribue  la  fondation  de  Palpa  à 
Rudra  Sen,  descendant  de  Ratna  Sen  de  Chitor,  autrement 
dit  de  Ratna  Simha,  le  successeur  de  Samara  Simha. 
L'époque  indiquée  de  part  et  d'autre  ne  s'éloigne  pas 
beaucoup  du  temps  où  Harisimha  deva  envahit  et  conquit 
le  Népal. 

La  prise  de  Chitor  et  la  dispersion  des  Rajpoutes  sont 
des  faits  historiques  bien  établis;  l'histoire  des  ancêtres  de 
Dravya  Sâh  qui  s'y  est  greffée,  est  au  moins  douteuse,  et 
leur  généalogie  n'est  pas  rassurante.  Les  sceptiques 
peuvent  observer  que  chacune  des  branches  et  des  sous- 
branches  de  la  famille  a  pour  point  de  départ  le  dernier-né 
des  fils  comme  si  la  descendance  des  fils  aînés  était  trop 
connue  et  trop  sûre  pour  se  prêter  à  des  altérations  ou  à 
des  interpolations  frauduleuses.  Les  successeurs  de  Dravya 
Sâh  n'ont  pas  réussi  du  premier  coup  à  se  faire  admettre 
comme  desksatriyas  authentiques  dans  la  société  hindoue. 
Râma  Sâh,  qui  régna  de  1606  à  1633  et  qui  donna  un 
code  au  pays  de  Gourkha,  envoya  un  ambassadeur  au  prince 
rajpoute  d'Udaypur,  avec  mission  d'exhiber  sa  généalogie 


1.  Tod  (Annaîs  of  Râjaslhan),  cité  par  Vansittart,  p.  84. 

2.  V.  les  références  réunies  par  M"i«  Mabel  Duff,  Chronologif  of 
India,  Westminster,  1899,  p.  205  et  206. 

3.  Ha.milto.n,  [).  130  sq. 


LA    POPULATION.   —  LES    GOURKHAS  257 

et  d'obtenir  la  reconnaissance  expresse  de  son  rang.  Le 
chef  du  clan  Sisodliiya,  le  Rajpoiile  par  excellence,  se 
laissa  éblouir  par  Farbre  généalogique  de  Râma  Sâh  ;  il 
était  sur  le  point  de  faire  droit  à  la  requête  quand  un  con- 
seiller avisé  lui  suggéra  d'interroger  l'ambassadeur  sur  sa 
propre  caste.  On  verrait  bien  si  les  bruits  qui  couraient  sur 
l'horrible  impureté  des  gens  de  la  montagne  étaient  simple 
médisance.  L'ambassadeur,  qui  s'était  donné  comme 
ksatriya,  dut  reconnaître  à  bout  de  faux-fuyants  qu'il  était 
du  clan  Pânde  ;  or  les  Pânde  de  l'Inde  sont  un  clan  de 
brahmanes  !  La  cause  était  entendue,  et  l'ambassadeur  dut 
s'en  retourner  penaud'. 

Cet  accouplement  monstrueux  d'un  nom  de  clan  brahma- 
nique avec  le  titre  de  ksatriya,  qui  scandalisait  les  puritains 
de  l'Inde,  s'était  pourtant  réalisé  dans  les  vallées  de 
l'Himalaya  sous  le  patronage  et  sous  le  contrôle  des 
brahmanes.  Leur  ingéniosité,  toujours  prête  à  seconder 
leur  intransigeance,  avait  créé,  sous  l'apparence  d'une 
^  simple  résurrection,  une  caste  nouvelle  qui  combinait  deux 
traits  théoriquement  inconciliables  :  C'était  les  Khaças,les 
Khas. 

Les  Khas  étaient  le  résultat  local  d'un  groupe  de  phéno- 
mènes déjà  constaté  dans  la  vallée  du  Népal,  mais  qui  y 
avait  suivi  un  autre  développement.  Les  Brahmanes  montés 
de  l'Inde  orthodoxe  en  pèlerins,  en  missionnaires  ou  en 
aventuriers,  avaient  usé  de  leur  prestige  aristocratique  et 
sacerdotal  sur  le  beau  sexe  ;  accueillis  avec  honneur  et 
avec  vénération  par  ces  rudes  tribus  de  montagnards,  qui 
saluaient  et  redoutaient  en  eux  la  magie  des  formules 
toutes-puissantes,  ils  avaient  fondé  des  familles  irrégu- 
lières ;  les  enfants  de  ces  unions,  réprouvées  par  les  codes 


1.  HoDGSoN  rapparie  cetU;  anei'clûte  comme  aulli(,'iiti(iiu'  :  L'inguages 
and  Literal are  of  Népal,  part.  Il,  p.  38. 

17 


258  LE    NÉPAL 

brahmaniques,  étaient  admis  légitimement  dans  la  société 
hindoue;  mais  ils  devaient  y  occuper  un  rang  infime.  Le 
mal  n'étai  t  point  grave ,  s'ils  avaient  seuls  avec  les  brahmanes 
représenté  Tordre  social  de  l'Inde  dans  FHimalaya.  Mais  le 
brahmane  ne  passe  pas  en  terre  barbare  sans  opérer  de 
conversions;  les  chefs  à  demi-sauvages  aspirent  à  s'enca- 
drer dans  l'organisation  supérieure  que  le  brahmane  règle 
et  dispose  à  son  gré  ;  les  obligations  mêmes  que  la  caste 
impose  ilattent  l'orgueil  du  néophyte:  elles  l'isolent  par 
une  barrière  rigoureuse  et  transforment  en  un  fossé  infran- 
chissable la  mince  ligne  de  démarcation  qui  le  séparait 
des  classes  inférieures.  En  échange  de  cette  adhésion  aux 
lois  fondamentales  de  l'Eglise  qui  prescrivent  le  respect 
du  brahmane  et  le  respect  de  la  vache,  le  brahmane  ima- 
ginait un  artifice  de  généalogie  qui  lui  permettait  d'intro- 
duire son  prosélyte  dans  la  caste  enviée  des  Ksatriyas: 
une  vague  consonance  dans  les  noms  des  ancêtres  bar- 
bares, la  lointaine  ressemblance  d'une  légende  suffisaient 
pour  jeter  un  pont  entre  l'aspirant  ksatriya  et  l'un  des  , 
innombrables  héros  de  la  tradition  hindoue.  Mais  le  nou- 
veau Ksatriya  n'était  pas  encore  au  bout  de  ses  peines;  il 
avait  beau  porter  le  cordon  brahmanique  et  prendre  un 
brahmane  comme  guru,  les  Rajpoules  authentiques  tenaient 
à  distance  sa  noblesse  trop  récente  et  ne  se  décidaient  pas 
à  lui  donner  leurs  filles  en  mariage  ;  il  était  réduit  àchoisir 
ses  femmes  parmi  les  indigènes,  et  les  fils  nés  de  pareilles 
unions  ne  pouvaient  plus  se  maintenir  au  rang  paternel. 
La  vieille  théorie  sociale  des  dharma-çâstras  leur  assignait 
une  condition  dégradante,  mais  elle  s'appliquait  à  une 
société  idéale,  régulière  et  docile,  et  n'avait  que  faire  dans 
les  vallées  de  l'Himalaya;  les  nouveaux  Ksatriyas  n'étaient 
pas  disposés  à  payer  leur  titre  d'une  humiliation  imposée 
à  leur  progéniture.  Le  brahmane  sut  concilier  la  lettre  et 
l'esprit,  la  doctrine  et  la  pratique. 


LA    POPULVTIOX.   —  LES    GOL'RKHAS  250 

Parmi  les  classes  irrégulières  issues  des  Ksatriyas,  Manu 
désignait  les  Khasas  (ou  Khaças)  ;  ils  figuraient  côte  à  côte, 
dans  le  code  classique',  avec  les  Licchavis  et  les  Mallas 
qui  constituaient  l'aristocratie  militaire  au  Népal;  comme 
eux,  les  Khasas  passaient  pour  les  descendants  réguliers, 
nés  en  mariage  légitime,  d'un  Ksatriya  qui  avait  été 
excommunié  pour  avoir  négligé  les  devoirs  sacrés.  Le  nom 
des  Khasas  s'était  perpétué  dans  les  codes  ;  mais  aucune 
notion  positive  ou  réelle  ne  s'y  rattachait".  D'autre  part,  la 
géographie  épique  et  littéraire  de  l'Inde  appliquait  depuis 
longtemps  cette  désignation  aux  populations  qui  hordaient 
l'Inde  au  Nord,  sur  la  frontière  du  hrahmanisme  ;  le  nom 
flottait  comme  la  plupart  des  vieux  ethniques  dans  des 
limites  ondoyantes  et  pouvait  s'étendre  jusqu'aux  plateaux 
tibétains '. 


1.  Mdnava-dh.-ç.  X,  22.  —  Cf.  aussi  Harivamça,  XIV,  784  ;  XCV,  6440. 

2.  D'après  Uçanas,  cité  par  le  commentateur  Govardhana,  les  Khasas 
sont  porteurs  d'eau  et  distributeurs  d'eau  aux  fontaines  (Mdn.  clh.  ç., 
Irad.  BuHLER,  loc.  land.,  note). 

3.  Le  Mahd-Bhdrata  mentionne  fréquemment  les  Khasas,  et  toujours 
en  compagnie  des  populations  montagnardes  du  Nord-Ouest.  Ainsi  11, 
51,  V.  1858  : 

Maru-Mandarayor  niadhve  Çailodâm  abhito  nadfm  |  ye  te  kïcakavenûnâm 
châyâni  rani}'âm  upâsate  |  Kbasâ  ekàsana  hy  arhâh  pradarâ  dïrghaveiiavah  | 
Pâradâç  ca  Kulindàç  ca  Tanganâh  Paratanganâh  | 

Les  Khasas  habitent  entre  le  mont  Meru  et  le  mont  Mandara,  vers  la 
rivière  Çailodà,  autrement  dit  dans  le  nœud  de  montagnes  de  l'Hindou- 
Kouch  et  du  Pamir  ;  ils  apportent  avec  les  peuplades  voisines  un  tribut 
en  (c  or  de  fourmis  »,  extrait  du  sol  par  les  fourmis.  Au  livn;  Vil,  121, 
v.  4845,  ils  sont  nommés  avec  les  Daradas  (Dardistan),  Tanganas,  Lam- 
paka  (Lamglian),  Pulindas;  au  Vlll,  44,  v.  2070,  avec  les  Prasthalas, 
Madras,  Gàndhâras,  Arattas,  Vasàtis,  Sindluisauviras.  —  Cf.  aussi  Màr- 
kandeya-Pur.  LVll,  57  ;  LVlll,  7.  Bharata,  dans  son  Nàtya-çàstra,  les 
cite  à  côté  des  Bâhlikas  (Balkh)  : 

Bâhlïkabhâsodîcyânârn  Khasmiâm  ca  svadeçajâ  |  XVII,  52. 

Le  Vibhàsà  castra,  conim  seulement  dans  sa  \('rsion  chinoise  (due  à 
Samgliabhûti,  en  38:5  J.-C.)  mentionne  la  langue  des  Khasas  avec  celle 
des  To-le,  Mo-le,  Po  le,  Po-k'ia  li  dans  un  passage  (éd.  jap.,  XX,  9,  59'») 
que  j'ai  déjà  fait  connaître  {Notes  aur  les  Indo-Scythes,  \).  50,  n.)  :  les 


260  LE    NÉPAL 

Les  vieux  dbarma-çùslras,  en  enregislranl  le  nom  des 
Kliasas,  comme  aussi  le  nom  des  Yavanas,  des  Pahlavas,  des 
Cînas  et  de  tant  d'autres  peuples  réels,  avaient  eu  simple- 
ment pour  objet  de  définir  leur  situation  sociale  au  regard 
de  la  hiérarchie  brahmanique.  Les  Brahmanes,  fidèles 
à  leur  tactique  constante,  ressuscitèrent  un  vieux  nom 
tombé  en  déshérence,  et  s'en  servirent  pour  couvrir  une 
création  nouvelle.  Ils  reconnurent  les  fils  issus  d'unions 
entre  les  Ksatriyas  et  les  femmes  indigènes  comme  les 
représentants  authentiques  des  Khasas  anciens,  et  ils  leur 
accordèrent,  comme  aux  vrais  Ksatriyas,  le  cordon  brali- 
manique. 

La  solution  était  si  ingénieuse  et  si  satisfaisante  qu'elle 
put  servir  à  deux  fins.  Les  fils  issus  d'unions  entre  les 
brahmanes  et  les  femmes  indigènes,  et  déchus  du  rang 


To-le  sont  les  Daradas  ;  les  Po-le,  les  Paradas  ,;  Mole  suppose  un  original 
Maladas,  et  Po-k'ià-li  répond  à  Bukharî.  Le  dictionnaire  Fan-fan-yu 
dont  je  possède  une  copie,  rapporte  une  interprétation  (section  Vill) 
qui  traduit  Khasa  (K'ia-chu)  par  «  langage  incorrect  ».  ^  jH  f §^  Cette 
explication  semble  se  fonder  sur  une  étymologie  analogue  à  celle  qui 
est  en  cours  aujourd'hui  et  qui  prétend  dériver  le  nom  des  Khas  de 
«  Kliasnu  »  tomber,  déchoir. 

Je  rajipelle  qu'on  a  voulu  souvent  établir  un  rapprochement  entre 
le  nom  des  Khas  et  celui  de  Kashgar,  interprété  par  l'iranien  Khasa-gairi 
«  mont  des  Khas  »  (cf.  les  Casii  montes  de  Prolémée)  ou  Khasâgâra 
«  demeure  des  Khas  ».  Hiouen-tsang  donne  K'ia-c/ia  (=  Khasa)  comme 
un  autre  nom  de  Kachgar. 

Enfin  les  Khas  sont  souvent  mentionnés  dans  la  Râja-tarangini.  Cf.  la 
note,  très  vieillie,  de  Trover,  vol.  11,  p.  321,  et  celle  de  Stein,  II,  430  :  ils 
n'interviennent  dans  l'histoire  du  Cachemire  que  comme  «  des  monla- 
gnai'ds  maraudeurs  et  turbulents  »  (Stein). 

Un  document  épigraphique  daté  de  l'an  629  de  J.-C.  (380  de  l'ère 
Kalacuri,  donation  du  roi  Gurjara  Dadda  II  Praçànta  râga,  trouvée  à 
Khedâ)  prouve  ([u"au  vu"  siècle  les  Khasas  passaient  pour  habiter  à  l'en- 
tour  de  l'Himalaya:  «  Le  roi  ressemblait  à  î'IIimâcala  parce  qu'il  était  le 
séjoui'  des  Vidyâdharas  (ou  :  des  savants),  mais  il  n'avait  pas,  comme 
lui,  un  entourage  de  Khasas  (dégradés)  »  [yaç  copamîyate...  «vidyâdha- 
râvâsatayâ  Himâcale  na  Kiiasa[)arivaratayâ]  Ind.  Antiq.,  XIII,  83.  Le 
même  passage  est  répété  dans  une  donation  du  même  roi,  postérieure 
de  cinq  ans  à  la  première  (Ib.,  89). 


LA    POPULATION.   LES    GOURKIL^S  20  I 

paternel  par  la  faute  d'une  naissance  irrégulière,  ne  pou- 
vaient pas  tomber  au-dessous  des  fils  irréguliers  de  Ksa- 
triyas  ;  ils  ne  pouvaient  pas  s'élever  au-dessus  des  nou- 
veaux Khas  qui  confinaient  de  si  près  à  la  seconde  caste.  Ils 
furent  également  reconnus  pour  Khas,  reçurent  aussi  le 
cordon  brahmanique,  et  conservèrent  en  même  temps  le 
nom  du  clan  brahmanique  auquel  appartenait  leur  père. 
On  essaya  bien  de  les  distinguer  des  autres  Khas  par  la 
désignation  de  Ksattris  ou  Khattris,  empruntée  aussi  à  la 
terminologie  complaisante  des  codes  '  ;  mais  l'usage  refusa 
d'admettre  ces  distinctions  subtiles,  et  les  Ksattris  s'amal- 
gamèrent avec  les  Khas.  Les  Raj pontes  authentiques  qui 
vinrent  de  l'Hindoustan  et  qui  s'unirent  avec  des  femmes 
indigènes  prétendirent,  eux  aussi,  classer  à  part  sous  le 
nom  d'Ekthariahs  leurs  descendants  privilégiés  ;  la  masse 
des  Khas  les  absorba  dans  son  chaos  hétérogène.  Les  clans 
de  noblesse  locale,  convertis  à  la  suite  des  rajas  monta- 
gnards, vinrent  à  leur  tour  s'y  confondre.  La  puissante 
famille  des  Khas  couvrit  ainsi  de  ses  tribus  le  vaste  espace 
de  montagnes  qui  s'étend  du  Népal  propre] usqu'au  Cache- 
mire. 

La  petite  principauté  militaire  de  Gourkha  était  peuplée 
surtout  de  Khas.  Ils  étaient  les  uns  vassaux  du  roi,  les 
autres  officiers  ou  soldats.  C'est  grâce  à  la  complicité  des 
clans  Khas  que  Dravya  Sâh  s'était  emparé  de  Gourkha  en 
1559,  c'est  grâce  à  leur  fidélité  et  à  leur  dévouement  que 
les  rois  Gourkhas  purent  maintenir  et  étendre  leur  pou- 
voir, sans  s'affilier  à  aucune  des  ligues  qui  se  formaient  à 
chaque  instant  entre  les  princes  du  Territoire  des  Vingt- 
Quatre  najas  ;  c'est  grâce  à  leur  courage  inlassable  que 
Prithi   Xarayan  réussit  à  conquérir  le   Népal.  Les  Khas 

1.  Manu,  X,  12  et  16  définit  los  Ksattris  romme  les  enfants  nés  d'un 
Çûdra  avec  une  femme  Ksatriya:  leur  profession  est  daltraper  et  de 
tuer  les  animaux  qui  vivent  dans  des  trous  (/&.,  49). 


262  LE    NÉPAL 

avaient  déjà  fii^iii'é,  avant  relie  conquêle,  dans  riiisloire 
du  Népal  ;  ils  y  parurent  pour  la  première  fois,  en  même 
temps  que  les  Magars  et  les  radis  fermentes,  peu  de  temps 
avant  rcxpédition  et  la  conquête  de  Ilarisimha  deva. 
C'était  le  moment  où  les  Rajpoutes,  refoulés  parles  Musul- 
mans, se  retiraient  dans  les  montagnes,  s'engageaient  au 
service  des  princes  barbares,  les  renversaient,  et  sur  les 
ruines  de  la  féodalité  indigène  fondaient  des  états  hindous, 
lîudra  Sena  qui  passe  pour  un  descendant  de  lîatna 
Simha,  dernier  roi  indépendant  de  Cliitor,  avait  fondé  la 
ville  de  Palpa.  Son  successeur  Mukunda  Sena  étendit  le 
domaine  paternel.  Le  Népal  était  en  anarchie;  le  roi  ilari 
deva  n'y  exerçait  qu'un  pouvoir  nominal.  Un  indigène 
Magar  renvoyé  du  Népal  dépeignit  à  Mukunda  Sena  la 
vallée  comme  une  sorte  de  Terre-Promise  ;  les  maisons  y 
avaient  des  toits  d'or;  les  conduites  d'eau  y  étaient  en  or. 
Le  roi  de  Palpa  accourut,  mit  en  déroute  les  troupes  népa- 
laises ;  ses  soldats  brisèrent  et  défigurèrent  les  images  des 
dieux,  et  même  ils  enlevèrent  le  Bhairava  placé  devant 
l'image  de  Matsyendra  Nâtha  comme  un  gardien,  et  l'en- 
voyèrent à  Palpa.  En  vain  Mukunda  Sena  offrit,  comme  une 
sorte  d'expiation,  à  Matsyendra  Nâtha  la  chaîne  d'or  qui 
ornait  le  cou  de  son  cheval.  «  La  figure  de  Paçupati  qui 
s'appelle  Aghora  (celle  du  Sud)  montra  ses  dents  effroyables 
et  envoya  une  déesse  nommée  Mahâ-mârî  (Peste)  qui  dé- 
blaya le  pays,  en  quinze  jours,  des  soldats  de  Mukunda 
Sena.  Le  roi  s'enfuit  sous  le  déguisement  d'un  Samnyâsi  ; 
mais  arrivé  à  Devi-ghât,  en  aval  de  Nayakot,  il  mourut. 
Tel  est  le  récit  népalais  ;  mais  la  tradition  de  Palpa  raconte 
que  Mukunda  Sena  ruina  lui-môme  l'empire  qu'il  avait 
fondé  en  le  partageant  entre  ses  quatre  fils'.  Mukunda 
Sena,  comme  plus  tard  Prithi  Narayan,  commandait  une 

1.  Uamilto.n,  p.  131. 


LA  POPULATION. 


LES  GOURKHAS 


263 


armée  de  Khas  ;  plusieurs  d'entre  eux  restèrent  établis 
dans  la  vallée,  si  vite  conquise  et  si  tôt  perdue  ^  D'après 
Kirkpatrick  «  un  grand  nombre  de  familles  Khassias  (c'est- 
à-dire  Khasiyas  ou  Khasas)  qui  sont  une  tribu  de  l'Ouest, 


Lu  des  quatre  stupas  d'Aroka  a  Paum.    .^mpa  du  Sud). 


émigrèrent  au  Népal  et  s'y  installèrent  en  !\évar  /4O8  ou 
Samvat  1344  (1287/8  J.-C),  sous  le  règne  d'Anwant  Miill 


2.  Wright,  172.  —  L'avant-dernier  roi  Névar  de  Katmandou,. lagajjaya 
Malla,  avait  à  son  service  des  soldats  Khas,  qui  provoquèrent  la  rluite 
de  la  dynastie  (Wright,  222  sq.).  —  La  \'am(;.  désigne  (p.  150)  le  Népal 
comme  «  le  pays  Khas  »  sous  le  règne  de  IS'arendra  deva  le  Thàkini,  dès 
le  vu"  siècle.  Mais  on  ne  saurait  tirer  aucun  argimient  (comme  fait  à 
tort  Vansittart,  p.  82)  d'ime  simple  périphrase  littéraire  employée 
dans  le  récit  d'un  fait  ancien  par  un  auteur  moderne. 


264  LE    NÉPAL 

Deo  (Ananta  Malla  deva);  et  trois  ans  plus  tard,  en  Névar 
41 1 ,  un  nombre  considérable  de  familles  du  Tirhoutyémi- 
grèrcnt  à  leur  tour^  ».  L'immigration  des  Kliasas  rappor- 
tée par  Kirl<patrielv  a  précédé  de  peu  leur  invasion  sous  la 
conduite  de  Mukunda  Sena,  si  même  elle  ne  se  confond 
pas  avec  cette  invasion.  De  part  et  d'autre,  il  s'agit  d'un 
fait  qui  se  passa  vers  la  fin  du  xuT  siècle  ou  le  commence- 
ment du  XI v". 

A  cette  époque,  les  tribus  indigènes  de  l'Ouest,  malgré 
la  parenté  de  race  et  de  langage,  passaient  aux  yeux  des 
Névars  policés  pour  de  simples  démons.  Le  Gurung,  le  pâtre 
qui  occupait  les  régions  alpestres  à  l'Ouest  du  Népal,  au 
Nord  des  Magars,  servait  comme  l'ogre  de  nos  contes  à 
menacer  et  à  épouvanter  les  enfants  ;  pour  les  faire  taire, 
on  leur  criait  :  Attends  un  peu  !  Gurung  Mâpâ  va  venir  te 
prendre  !  Gurung  Mâpâ  ne  tarda  pas  à  prendre  une  vie 
réelle  dans  l'imagination  populaire  ;  on  se  le  représenta 
comme  un  Râksasa.  On  l'avait  vu  venir  et  manger  des  en- 
fants. Et  on  lui  concéda  la  propriété  du  Tudi-Khel  à  con- 
dition qu'il  n'en  mangerait  plus  ;  il  s'engagea  d'autre  part, 
moyennant  une  offrande  régulière,  à  empêcher  de  bâtir 
sur  ce  terrain,  qui  reste  encore  un  terrain  vague.  (Il  sert 
maintenant  comme  champ  de  manœuvres.)  " 

Les  Khas  ne  sont  pas  tous  Gourkhas  ;  les  provinces  népa- 
laises à  l'Ouest  de  Gourkha  et  les  districts  britanniques  à 
l'Est  du  Cachemire  ont  une  population  nombreuse  de  Khas, 
membres  de  la  même  caste  ;  mais  seuls  les  Khas  originaires 
du  pays  de  Gourkha  sont  Gourkhas.  Inversement,  tous  les 
Gourkhas  ne  sont  pas  des  Khas:  Tous  les  habitants  du 
Népal  qui  y  sont  venus,  avec  Prithi  Narayan,  à  un  titre 
quelconque,  grands  seigneurs  aussi  bien  que  parias,  sont 
des  Gourkhas  et  ont  droit  à  ce  nom  privilégié. 

1.  KlRKPATRICK,  p.  264. 

2.  "WrtiGHT,  p.  169. 


LA    POPULATION.   —  LES    GOURKHAS  265 

Le  premier  des  Gourkhas,  le  Gourkha  par  excellence, 
est  le  roi  :  Maharaja  Adliirâja.  Le  roi,  et  la  famille  royale 
qui  comprend  tous  les-  descendants  légitimes  de  Dravya 
Sâh  se  piquent  d'être  des  ksatriyas  pur  sang.  La  présence, 
d'un  Kliànchà  et  d'un  Miclià,  insérés  dans  la  généalogie 
royale  entre  Bhiipâla  et  Jayana,  n'inquiète  que  les  esprits 
portés  à  la  criti([ue  ;  ces  deux  noms  anaryens,  qui  relient 
les  ascendants  de  Prithi  Narayan  aux  descendants  des 
Haj poules  de  Chitor,  et  aussi  les  traits,  plus  magars  qu'hin- 
dous, des  membres  de  la  fiimille  royale,  ne  les  empêchent 
pas  de  compter  comme  des  Thâkurs,  c'est-à-dire  comme 
Bajpoutes  incontestables.  La  caste  des  Thâkurs  est  subdi- 
visée en  quinze  à  vingt  clans.  Le  roi  est  du  clan  Sàhi  ou 
Sâh.  Les  Mallas,  qui  donnèrent  longtemps  des  rois  au 
Népal,  forment  un  autre  clan  des  Thâkurs. 

Les  Khas,  qui  se  rangent  immédiatement  au-dessous 
des  Thâkurs,  passent  aujourd'hui  pour  valoir  les  Ksatriyas 
authentiques,  et  depuis  un  demi-siècle  ils  tendent  à  sub- 
stituer à  leur  ancienne  désignation,  qu'ils  portaient  avec  un 
orgueil  affecté,  le  nom  de  Chettris  ou  Ksatriyas;  les  rela- 
tions avec  l'Inde,  devenues  plus  fréquentes,  ont  fait  éclater 
les  désavantages  d'un  titre  trop  estimé  jusque-là.  Fils  de 
brahmanes,  de  Rajpoutes  ou  de  convertis  unis  avec  des 
femmes  indigènes,  Ksattris,  Ekthariahs,  ou  Khas  d'origine, 
une  seule  caste  les  comprend  et  les  confond.  Dans  une 
fraternité  instructive,  mais  peu  édifiante,  se  rencontrent 
et  se  coudoient  les  noms  vénérés  des  clans  brahmaniques, 
les  noms  glorieux  des  clans  ksatriyas,  et  les  noms  barbares 
des  clans  indigènes.  En  vain  les  brahmanes,  estimant 
que  l'heure  des  concessions  était  passée,  ont  essayé  d'in- 
troduire dans  leurs  relations  avec  les  Khas  une  rigidité 
plus  conforme  à  l'orthodoxie  ;  les  Khas  du  Népal  conti- 
nuent à  exiger  que  les  enfants  nés  des  femmes  de  leur 
caste  unies  avec  des  brahmanes  portent  le  cordon  sacré. 


266  LE    .NÉPAL 

prennent  rang  de  Ivhas,  et  reçoivent  le  nom  du  clan 
paternel. 

Il  existe  cependant  une  calégorie  de  Khas  dégradés,  qui 
ont  droit  au  titre  de  Khas,  mais  qui  n'ont  pas  droit  au 
cordon  brahmanique  :  ce  sont  les  enfants  issus  d'unions 
entre  des  Khas  authentiques  et  des  veuves  du  même  rang 
ou  des  concubines  de  rang  inférieur.  Ils  suivent  les  mêmes 
règles  de  pureté  que  les  Khas,  mais  ils  sont  réduits  à  des 
occupations  plus  humbles  ;  ils  peuvent  se  marier  librement 
entre  eux,  quel  que  soit  le  clan  paternel. 

Les  Khas  Gourkhas  professent  la  religion  hindoue,  et 
s'en  posent  volontiers  comme  les  champions;  mais,  en 
dehors  des  innombrables  superstitions  qu'ils  partagent 
avec  les  Hindous,  ils  ont  réduit  les  dogmes  à  un  seul 
article  de  foi  :  le  respect  de  la  vache  résume  pour  eux  la 
doctrine  brahmanique.  Au  Népal,  le  meurtre  d'une  vache 
est  puni  de  la  peine  de  mort  ;  une  simple  violence  commise 
sur  une  vache  se  paie  de  l'emprisonnement  à  vie.  Les  Gour- 
khas ont  entrepris  des  guerres  répétées  contre  les  Kirâtas, 
établis  à  l'Est  du  Népal,  pour  les  obliger  à  s'abstenir  de  la 
vache  qui  était  jadis  leur  nourriture  de  prédilection.  Ils 
ont  interdit  l'accès  de  la  vallée  aux  Murmis,  voisins  des 
Kirâtas,  parce  que  ces  «  Tibétains  de  charogne  »  [Siyetia 
Bholiija)  mangent  la  viande  des  vaches  mortes  de  mort 
naturelle  maintenant  qu'il  leur  est  interdit  d'en  tuer. 

Le  Brahmane  est  moins  bien  partagé  que  la  vache,  en 
dépit  du  respect  superstitieux  qu'il  inspire  ;  Prithi  Narayan 
et  ses  successeurs  ne  se  sont  pas  gênés  de  confisquer 
maintes  fois  les  biens  des  brahmanes.  Toutefois  la  peine 
capitale  ne  saurait  être,  au  Népal,  appliquée  à  un  brah- 
mane ;  il  y  conserve  l'antique  privilège  que  lui  conféraient 
les  codes  brahmaniques.  La  peine  la  plus  grave  qu'on 
puisse  lui  intliger  est  l'emprisonnement  perpétuel,  avec  la 
déchéance  de  caste. 


LA    POPULATION.    LES    GOURKHAS  267 

Superstitieux  jusqu'à  l'enfantillage,  les  Khas  Gourkhas 
ne  se  sont  pas  empêtrés  des  formalités  prescrites  par  les 
règles  de  pureté  hindoues.  Manger  est  pour  un  Hindou 
une  grave  affaire  ;  il  doit  se  déshabiller  des  pieds  à  la  tête, 
se  baigner,  adorer  la  divinité  i/>>{/à),  purifier  ses  acces- 
soires, et  surtout  éviter  le  contact  des  castes  inférieures. 
Le  Gourlvha,  fùl-il  même  un  Kbas,  se  contente  de  retirer 
sa  calotte  et  ses  chaussures,  et  mange  en  compagnie  des 
Gourkhas  de  toute  classe  toute  espèce  de  nourriture,  sauf 
le  riz  et  le  dâl  (espèce  de  lentilles),  que  les  castes  supé- 
rieures refusent  de  manger  avec  les  basses  castes  :  encore, 
sileriz  est  cuit  dans  du  (//li  (h  eurve  fondu),  toutes  les  castes 
le  mangent  ensemble.  Même  les  Tliàkurs  acceptent  de  man- 
ger en  commun  avec  des  Hindous  aussi  suspects  que  les 
Magars  et  les  Gurungs,  tant  qu'ils  n'ont  pas  adopté  le 
cordon  brahmanique,  et  ils  sont  libres  de  s'en  dispenser 
jusqu'au  mariage.  Ils  boivent  tous  sans  difficulté  de  l'eau  à 
la  même  outre,  pourvu  qu'elle  soit  faite  en  peau  de  chèvre. 
A  la  différence  des  Hindous,  qui  professent  un  respect 
scrupuleux  de  la  vie,  les  Gourkhas  sont  grands  mangeurs 
de  gibier,  et  de  poisson  surtout.  Ils  partagent  le  goût  de 
leurs  sujets  Névars  pour  les  légumes,  et  l'ail  en  particu- 
lier, comme  pour  l'alcool  de  riz  ou  de  froment  (raksî)  elle 
thé  en  briques  ;  ils  aiment  également  à  se  parer  de  fleurs. 

Leur  costume,  simple  et  pratique,  est  aussi  fort  seyant: 
il  s'est  même  rapidement  imposé  au\  Névars.  Les  moins 
fortunés  portent  en  guise  de  culotte  à  la  manière  hindoue 
une  pièce  d'étoffe  passée  autour  des  reins  et  ramenée  entre 
les  jambes  ;  de  plus  ils  ont  une  veste  collante,  fermée  sur 
la  poitrine  par  une  longue  rangée  de  boutons  qui  va  de  la 
taille  jusqu'au  cou  ;  ils  se  chaussent  de  sabots  de  cuir  à 
bouts  carrés,  qui  prennent  bien  le  pied  et  montent  jusqu'aux 
chevilles;  ils  se  coiffent  d'un  petit  bonnet  qui  emboîte  le 
sommet  du  crâne.  En  lin  ils  s'enroulent  autour  de  la  taille 


268  LE    NÉPAL 

une  pièce  d'éloffe,  qui  sert  de  ceinture  el  qui  s'accommode 
aisément  en  turban  quand  le  soleil  est  trop  vif.  Dans  cette 
ceinture  ils  passent  Farme  nationale,  le  compagnon  insé- 
parable et  l'outil  universel  du  Gourkha:  le  Kukhri.  Le 
kulvhri  est  un  couteau  large,  lourd,  recourbé  qui  mesure  de 
la  pointe  à  l'extrémité  du  manche  environ  cinquante  centi- 
mètres. Le  kukhri  à  la  main, Gourkha  le  tailleet  tranche 
sans  merci  ses  adversaires,  attend  de  pied  ferme  et  abat 
les  plus  redoutables  fauves,  ou  s'ouvre  un  chemin  avec 
facilité  dans  la  jongle  la  plus  impénétrable. 

Les  classes  aisées  portent  le  même  bonnet,  les  mêmes 
chaussures,  la  même  ceinture  avec  le  kukhri  ;  mais  leur  cos- 
tume consiste  en  un  véritable  pantalon,  qui  tombe  sur  les 
chevilles,  colle  au  mollet  ;  le  haut  est  ample  et  flottant;  on 
le  serre  à  la  taille  au  moyen  d'une  coulisse  ;  en  outre,  une 
redingote  à  basques  très  amples  croisée  sur  la  poitrine  et  qui 
prend  exactement  le  buste  ;  elle  se  ferme  à  l'aide  de  huit 
cordons,  quatre  à  l'intérieur  fixent  le  croisement  ;  quatre  au 
dehors  fixent  la  partie  rabattue.  La  redingote  et  le  panta- 
lon sont  faits  d'une  étoffe  de  coton  légère,  cousue  en  dou- 
ble ;  dans  l'intérieur  est  disposée  une  épaisseur  de  ouate 
qui  varie  avec  le  goût  de  chacun  ;  pour  fixer  la  ouate,  les 
deux  couches  d'étoffe  sont  réunies  par  des  coutures  en  dia- 
gonale étroitement  rapprochées  l'une  de  l'autre.  Sous  la 
redingote,  ils  passent  une  chemise  courte  qui  doit  débor- 
der sur  le  col.  Souvent  aussi  ils  mettent  par-dessus  la 
redingote  un  véritable  veston,  de  coupe  européenne,  et 
bordé  pour  l'hiver  de  fourrures  tibétaines. 

Les  Gourkhas  ont  adopté,  avec  les  rites,  les  préjugés 
hindous  sur  le  mariage.  Les  tilles  peuvent  être  mariées 
après  sept  ans,  et  doivent  l'être  avant  treize  ans.  Au  con- 
traire des  Névars,  les  Gourkhas  sont  d'une  jalousie  féroce  : 
la  femme  adultère  est  punie  de  la  prison  perpétuelle,  sans 
compter  la  bastonnade  et  les  autres  sévices  oià  s'exerce  la 


LA    POPULATION.   —  LES    GOURKHAS  269 

vengeance  du  mari  ;  jusqu'au  temps  de  Jang  Balladur,  la 
loi  laissait  au  mari  outragé  le  soin  de  châtier  le  complice  ; 
il  avait  le  droit  de  l'abattre  d'un  coup  de  kukhri,  en  tout 
temps  et  en  tout  lieu,  si  ancienne  ou  si  douteuse  que  fût 
l'offense.  La  police  se  gardait  d'intervenir  dans  ces  cas  de 
vendetta.  Aujourd'hui  le  coupable  est  arrêté,  passe  en  juge- 
ment, et  s'il  est  reconnu  coupable,  le  tribunal  l'abandonne 
au  mai"i,  qui  bonditsur  lui,  le  kukhri  àla  main,  et  l'exécute; 
cependant  le  coupable  peut  fuir,  et  pour  lui  ménager 
une  chance  de  salut,  on  lui  donne  quelques  pas  d'avance  ; 
mais  en  général  les  amis  du  mari  l'entourent  et  le  renver- 
sent d'un  croc-eu-jambe.  La  loi  lui  offre  encore  une  autre 
ressource  ;  il  peut  sauver  sa  vie  en  acceptant  de  passer  sous 
la  jambe  levée  du  mari:  mais  du  même  coup  il  perd  la 
caste  et  l'honneur.  Pareille  lâcheté  est  presque  sans 
exemple. 

Les  femmes  de  la  bonne  société  vivent  eu  général  reti- 
rées dans  l'intérieur  de  la  maison  et  ne  se  montrent  qu'aux 
jours  de  fête,  aux  temples  et  aux  pèlerinages  :  embarras- 
sées dans  leurs  amples  jupes,  elles  sont  incapables  de  mar- 
cher et  ne  se  déplacent  que  portées  à  dos  d'homuies.  La 
polygamie  est  universelle  ;  les  hauts  personnages  s'entou- 
rent, par  affectation,  d'un  sérail  très  nombreux.  L'abus  des 
aphrodisiaques,  qui  en  est  la  conséquence,  exerce  une 
action  déplorable  sur  le  développement  des  Gourkhas.  Les 
veuves  conformément  à  la  loi  hindoue  quêtes  Anglais  inter- 
disent de  suivre  dans  l'Inde,  sont  autorisées  à  monter  sur 
le  bûcher  conjugal;  les  petits  monuments  élevés  en  l'hon- 
neurdesu  satis»  se  rencontrent  encore  couramment.  Pour- 
tant la  coutume  tend  à  s'affaiblir;  Jang  Balladur  a  inter- 
dit aux  veuves  qui  ont  des  enfants  en  bas  âge  de  monter 
sur  le  bûcher,  et  la  veuve  qui  fail)lit  au  dernier  moment 
|>eut  renoncer  à  son  sacrifice  sans  que  les  jjarents  assem- 
blés l'obligent  à  tenir  son  engagement.  Un  second  mariage 


270  LE    NÉPAL 

est  naturellement  interdit  aux  veuves  ;  la  loi  brahmanique 
est  intransigeante  sur  ce  point  ;  mais  au  lieu  de  la  condi- 
tion misérable  et  désespérée  qui  les  attend  dans  l'Inde, 
elles  peuvent  chez  les  Gourkhas  contracter  sans  déshon- 
neur une  union  irrégulière. 

Autant  le  Névar  goûte  la  vie  de  société,  autant  le  Gour- 
klia  la  fuit.  11  aime  à  vivre  dans  une  maison  isolée,  au  mi- 
lieu des  champs,  sans  autre  occupation  que  les  cérémonies 
religieuses.  «  C'est  un  mystère  insondable,  déclare  le 
D'  Wright,  que  de  comprendre  à  quoi  les  Gourkhas  s'amu- 
sentet  passenlleur  temps  \  «Leurdistraclionpréférée,  c'est 
la  chasse,  où  ils  sont  prodigieux  d'adresse  et  de  courage  ; 
mais  ils  ne  peuvent  guère  s'y  livrer  que  dans  le  Téraï,  pen- 
dant l'hiver. 

Les  appréciations  sur  leur  caractère  varient  jusqu'à  la  con- 
tradiction. Hamilton,  qui  vécut  un  an  parmi  eux  au  début 
du  XIX'  siècle,  en  trace  un  portrait  terrible  :  «  Ils  sont  per- 
fides et  traîtres,  cruels  et  arrogants  contre  les  plus  faibles, 
platement  bas  quand  ils  attendent  une  faveur.  Les  hautes 
classes  passent  leurs  nuits  en  compagnie  de  danseurs,  de 
danseuses,  de  musiciens  et  de  musiciennes,  et  ont  bientôt 
fait  de  s'épuiser  à  force  d'excès.  Leur  matinée  se  passe  à 
dormir  et  la  journée  à  accomplir  des  rites,  et  il  leur  reste 
peu  de  temps  pour  les  affaires  ou  pour  s'instruire.  A  part, 
quelques  brahmanes,  ils  sont  ivrognes,  et  de  plus  extraor- 
dinairement  soupçonneux^  ».  Trois  quarts  de  siècle  plus 
tard,  le  D""  Wright  ne  les  juge  pas  avec  plus  de  bienveil- 
lance ou  de  sympathie.  «  Ils  n'ont  pas  d'affaire,  excepté 
déjouer  au  soldat  ;  ils  n'ont  pas  de  jeux  de  grand  air;  ils 
n'ont  pas  de  littérature  pour  les  occuper  à  la  maison. 
En  somme  ils  n'ont  rien  pour  remplir  leurs  longues  heures 


1.  Wright,  p.  73. 

2.  Hamilton,  p.  22. 


LA  POPULATION.  —  LES  GOCRKHAS         271 

de  loisir;  en  conséquence  ils  s'adonnent  aux  potius,  au 
jeu,  à  la  débauche  sous  toutes  les  formes'».  En  revan- 
che, le  capitaine  Vansittart  apprécie  et  exalte,  en  soldat, 
les  qualités  des  recrues  Gourkhas.  «  Comparés  aux  autres 
Orientaux,  les  Gourkhas  sont  hardis,  endurants,  fidèles, 
francs,  indépendants,  confiants  en  soi...  Ils  méprisent  les 
natifs  de  1  Inde,  et  fraternisent  avec  les  Européens,  qu'ils 
admirent  pour  leur  supériorité  de  connaissances,  de  force 
et  de  courage  et  qu'ils  cherchent  à  imiter...  Il  peut  paraître 
étrange,  mais  c'est  un  fait  indubitable,  que  chaque  année 
un  grand  nombre  de  recrues  déclarent  s'enrôler  unique- 
ment pour  apprendre  à  lire,  à  écrire  et  à  calculer  dansnos 
écoles  de  régiment".  »  11  convient  d'observer  que  M.  Van- 
sittart juge  le  peuple  sur  les  recrues  d'humble  condition 
qui  viennent  annuellement  s'engager  sous  les  drapeaux 
britanniques  et  qui  consistent  plus  en  indigènes  Magars  et 
Gurungs  qu'en  ïhâkurs  et  en  Khas,  tandis  que  Hamilton 
et  le  D' Wright  avaient  surtout  en  vue  la  haute  société 
Gourkha  du  Népal.  Je  dois  avouer  cependant  que  mes  im- 
pressions, au  Népal  même,  ont  concordé  avec  le  sentiment 
de  M.  Vansittart.  Les  préventions  défavorables  que  j'appor- 
tais des  plaines  se  sont  évanouies  k  mesure  que  mon  séjour  se 
prolongeait;  et  j'ai  dû  constater  que  si  les  Gourkhas  sont  en 
effet  soupçonneux  et  méfiants,  comme  on  le  leur  reproche, 
dans  les  relations  officielles  aussi  bien  que  dans  les  rapports 
privés,  les  Européens  (et  je  ne  dis  pas  seulement  les  An- 
glais) ont  rendu  le  soupçon  et  la  méfiance  trop  légitimes. 
Moins  affinés,  moins  bien  doués  que  les  Névars,  ils  ont  au 
plus  haut  degré  l'amour  de  la  liberté  etl'amour  de  la  patrie, 
deux  sentiments  que  l'Inde  n'a  pas  connus.  Leur  héros 
national,  Prithi  Narayan,  a  donné  l'cNemple,  trop  facile- 


1.  Wright,  p.  73  sq. 

2.  Vansittart,  p.  76  sq. 


272  LE    NÉPAL 

ment  suivi  par  ses  descendants,  de  l'astuce,  de  la  déloyauté, 
du  parjure,  de  la  rapacité,  de  la  barbarie  ;  les  grands 
lionunes  de  la  politique  occidentale  seraient  mal  venus  à 
lui  en  faire  grief.  La  vertu  (îourkha  par  excellence,  c'est 
l'honneur  militaire.  «  Plutôt  la  mort  qu'une  lâcheté  »,  dit 
leur  proverbe  ;  et  de  fait  un  Klias  qui  fuit  devant  l'ennemi 
dans  la  bataille  est  rejeté  de  sa  caste;  ce  n'est  plus  qu'un 
paria,  sa  femme  même  ne  peut  plus  manger  avec  lui. 

Les  Khas  sont  le  fond  de  la  population  Gourkha  ;  mais 
elle  comprend  encore  d'autres  éléments.  Les  brahmanes 
de  Gourkha  ont  accompagné  les  conquérants  du  Népal  : 
ils  sont  du  clan  Kanyâkubjîya,  adonnés  aux  rites  çâktas 
et  reconnaissent  l'autorité  des  Tantras.  Les  lettrés  y  sont 
rares  ;  l'astrologie  est  la  science  la  plus  cultivée.  Ils  sont 
divisés  en  trois  catégories  séparées  par  la  barrière  du  ma- 
riage ;  la  plus  élevée  porte  le  titre  à'Upùdhijâija  ;  ils  appar- 
tiennent aux  écoles  du  Yajur  Veda  ;  ils  servent  de  guriis 
(directeurs  spirituels)etde/?z/ro/i27f^.y(chapelainsdomestiques) 
aux  Brahmanes  et  aux  Hajpoutes.  Le  premier  en  dignité  estle 
directeur  spirituel  du  roi  (Uàja-guru)  qui  connaît  de  toutes 
les  questions  de  caste  ;  une  partie  desamendes  infligées  à  ce 
titre  lui  revient;  de  plus  il  est,  par  les  donations  pieuses, 
propriétaire  de  vastes  domaines  qu'il  afferme.  Sa  charge, 
comme  toutes  les  fonctions  au  Psépal,  est  renouvelable 
chaque  année  ;  mais  à  moins  de  scandale  oii  de  révolution 
politique,  il  en  reste  titulaire  à  vie.  Ouelques  autres  brah- 
manes, attachés  à  de  grandes  maisons,  se  font  également 
des  revenus  importants.  Les  autres,  qui  sont  le  plus  grand 
nombre,  vivent  surtout  des  sommes  distribuées  par  les  fi- 
dèles à  l'occasion  des  naissances,  des  mariages,  des  morts, 
des  grands  événements.  Le  maharaja  Deb  Sham  Sher  qui  a 
exercé  un  pouvoir  éphémère  du  3  mars  au  25  juin  1901  a 
fêté  son  avènement  par  une  distribution  de  1  000  vaches  aux 
brahmanes. 


LA    POPULATION. 


LES    GOURKHAS 


273 


Les  Upâdhyâyas  mangent  delà  chèvre,  du  mouton,  mais 
s'interdisent  le  gibier.  Les  deux  autres  classes,  dénom- 


mées Kam'iya  et  Purubi,  servent  de  gurus  et  de  jjurobitas 
aux  classes  inférieures,  mais  non  intimes.  Ceux-ci  vont 
jusqu'à  élever  des  porcs  et  de  la  volaille  destinés  à  leur 
table. 

18 


274  LE    -NÉPAL 

Au-dessous  du  Brahmane,  mais  à  une  longue  dislance, 
se  classent  les  Jaisis.  Malgré  l'identité  du  nom,  ils  ditrè- 
rent  totalement  des  Jaisis  Névars;  ceux-ci  sont  issus  de 
l'union  des  brahmanes  avec  les  femmes  Névares.  Les  Jaisis 
de  Gouridia  sont  issus  des  unions  illégitimes  des  brahmanes 
Upâdhyâyas  avec  les  veuves  de  leur  caste  ;  ils  s'occupent 
d'agriculture  et  de  commerce  et  forment  une  classe  nom- 
breuse. 

Les  conquérants  ont  aussi  amené  de  Gourkha  à  leur 
suite  un  groupe  de  basses  castes  dont  les  services  leur 
étaient  indispensables.  Ces  castes,  même  les  plus  viles, 
jusqu'aux  balayeurs  et  aux  corroyeurs,  ont  droit  pourtant 
au  titre  de  Gourkhas,  et  passent  comme  leurs  maîtres  pour 
être  venues  de  Chitor.  Leur  soi-disant  origine  hindoue 
donne  en  quelque  sorte  une  base  plus  solide  aux  préten- 
tions des  clans  militaires. 

La  première  en  dignité  de  ces  classes  est  celle  des  K/ivùs 
ou  Khavcifi,  esclaves  ou  affranchis  royaux  qui  sont  les 
hommes  de  confiance  du  palais  ;  c'est  l'emploi  qu'ils 
tenaient  déjà,  dit-on,  à  Chitor.  Les  bâtards  de  la  famille 
royale,  les  enfants  nés  d'un  ïhâkuret  d'une  esclave  sont 
rangés  dans  cette  caste.  11  faut  se  garder  de  confondre  les 
Khvâs  avec  les  Ketas  ou  Kamâras  [Karmakâras)  qui  sont 
les  esclaves  ordinaires.  L'esclavage  est  en  effet  une  des 
institutions  du  Népal;  le  nombre  des  esclaves  s'y  élève  à 
vingt  ou  trente  mille.  La  provenance  en  est  variée  ;  les  uns 
sont  nés  en  servitude,  les  autres,  en  punition  d'un  crime, 
ont  été  dégradés  et  vendus  ;  d'autres,  et  les  plus  nombreux, 
ont  été  vendus  par  des  parents  nécessiteux.  Les  parents 
essaient  d'abord  de  les  vendre  à  des  gens  de  bonne  caste 
qui  respectent  les  obligations  de  caste  de  leur  esclave; 
s'ils  n'y  réussissent  pas,  ils  se  résignent  à  les  vendre  à  des 
parias  ou  à  des  infidèles.  L'enfant  perd  dès  lors  sa  caste,  mais 
les  parents  conservent  la  leur,  à  moius  qu'ils  reprennent 


L\    PvOPCLATloN.    —  LES    GOURKHAS  275 

chez  eux  leur  eufant,  même  affranchi.  Le  prix  d'un  esclave 
va  de  150  à  200  francs  pour  un  garçon,  de  200  à  300  pour 
une  fille.  Les  filles  esclaves,  môme  les  esclaves  de  la  reine, 
sont  toutes  légalement  des  prostituées;  leurs  maîtres  ne 
leur  assurent  que  la  nourriture  la  plus  frugale,  et  les 
laissent  pourvoir  à  leur  vêtement  par  leurs  propres  res- 
sources. Une  esclave  qui  a  un  enfant  de  son  maître  peut 
réclamer  son  affranchissement. 

Derrière  les  Khvàs  vient  le  Xâi  (Xàpita),  le  barbier,  qui 
appartient  encore  aux  castes  pures,  en  deçà  de  l'eau.  Au 
delà  sont: 

Le  Kami  (Karmi),  forgeron  ; 

Le  Damâi^  tailleur  et  musicien  ; 

Le  Sarki,  tanneur  et  cordonnier  ; 

Le  B/iùt  ou  Bhânr,  musicien  qui  prostitue  sa  femme  ; 

Le  Gain  (Gâyana),  chanteur  ambulant; 

Le  Dhobi,  blanchisseur. 

Ces  castes  n'ont  pour  prêtres  que  des  gens  de  même  caste. 

Tous  les  Gourkhas  parlent  la  langue  Klias  ou  Parbatiya  '. 

1.  Cette  langue  est  aussi  désignée  sous  le  nom  de  Naipàli,  Gorkhiyâou 
Goikliàll.  M.  Grierson  (Classifiecl  List  of  tlie  Languagcs  of  Inclia)  la 
range,  dans  Je  groupe  des  dialectes  paliàris  ou  montagnards,  sous  la 
rubri(|ue  du  Pahàri  oriental.  Elle  a  été  l'objet  dune  grammaire  pure- 
ment pratit|ue  :  A.  Tlrnbull.  Nepall  graitiinar,  and  etiglis/i-nepall 
and  ni'pall-englisJi  vocabulurg  (about  4  000  words).  Darjiling,  1888. 
M.  Aug.  CoNRADY,  qui  a  créé  l'étude  scientitiiiue  du  névari,  a  publié  un 
drame  en  naipàli  composé  au  xvii«=  siècle  et  inauguré  ainsi  l'étude  histo- 
rique de  cette  langue:  Bas  Hariçcandra-nrli/ani,  Ein  aUnepalesisches 
Tanzspiel.  Habilitationsschrifl.  Leipzig,  1891.  Je  dois  à  mon  jeune  ami 
Bhuvan  Sham  Sher  Jang  l'envoi  d'un  «  jjrhner  a  à  la  manière  anglaise 
récemment  publié  à  l'usage  des  élèves  népalais  qui  veulent  apprendre 
l'anglais,  mais  aussi  très  commode  inversement  aux  Européens  pour  se 
familiaiiser  avec  le  parbatiya  :  Gangadhar  Siiastri  Dravid.  English  guide 
for  thf  use  of  Xepali  Stiidenls.  Bénarès,  1901.  C'est  à  Bénarès,  où 
vivent  un  grand  nombre  d'exilés  et  de  réfugiés  népalais,  que  s'impri- 
ment les  ouvrages  destinés  aux  lecteurs  gourkhas,  au  Gorkhàyantràlaya, 
au  Bliàrala  jivana  Près,  au  Ilitacintaka  yantràlaya,  etc.  La  plupart  des 
publications  sont  des  traductions  :  [{àmàyana.  Virùtaparvan  du  .Mahà 
Bhàiata,  Bhâgavala, Cànakya,  Caurapaùcàçikà.  Je  signale  aussi  un  recueil 


276  LE    NÉPAL 

Pârbatîya,  dérivé  de  parbala  ou  jjarvala,  inoiilagne,  est 
le  nom  de  tous  les  montagnards  du  Népal  qui,  sans  être 
Gourkhas,  prétendent  également  être  d'origine  hindoue. 
Le  Khas  ou  Parbatiya  (ce  dernier  nom  est  le  plus  usuel) 
est  mieux  que  toutes  les  légendes  et  les  généalogies  le 
témoignage  probant  de  l'émigration  hindoue  dans  les  mon- 
tagnes. Sa  construction,  et  aussi  son  vocabulaire  pour  les 
huit  dixièmes,  sont  exactement  identiques  à  Thindi,  le  lan- 
gage des  Hindous  de  Delhi,  d'Agra  et  de  Bénarès.  Intro- 
duit par  les  émigrés  de  l'Inde,  il  a  refoulé  les  langues 
tibétaines  des  vallées,  et  couvrait  déjà  tout  l'Himalaya 
inférieur,  à  l'Ouest  du  Népal,  au  temps  de  Prithi  Narayan. 
La  conquête  Gourkha  Fa  introduit  dans  la  vallée  centrale, 
où  le  névari,  plus  vigoureux  que  ses  voisins,  le  tient  encore 
en  échec;  mais  la  centralisation  du  gouvernement  assure 
son  triomphe  ;  il  est  la  langue  des  rares  écoles,  et  aussi  des 
communications  officielles;  s'il  n'est  pas  encore  parlé  par- 
tout, il  est  compris  plus  ou  moins  d'une  extrémité  à  l'autre 
du  royaume;  les  soldats  gourkhas  l'ont  porté  jusqu'à  la 
frontière  du  Sikkim,  jusqu'aux  abords  de  Darjiling. 

La  nation  des  Gourkhas  comprend  en  outre  deux  anciens 
peuples  que  Prithi  Narayan  et  ses  successeurs  ont  associés 
à  la  fortune  de  leurs  armes,  mais  qui,  admis  sous  caution 
dans  la  société  hindoue,  n'y  ont  pas  encore  reçu  de  situa- 
tion définitive;  ce  sont  les  Magars  et  les  Gurungs.  Les 
Magars  sont  de  longue  date  associés  aux  Khas  ;  Khas  et 
Magars  entrent  en  même  temps  dans  l'histoire  du  Népal 
aux  environs  du  xiv  siècle. 

Leur  origine  est  clairement  tibétaine  ;  leurs  traits  et 
leur  langage,  moins  modifiés  que  ceux  des  Névars,  décèlent 
au  premier  abord  leur  parenté  avec  les  races  mongoliques. 


de  proverbes:  Ukhân  ko  bakhàn  ra  jànnekathâ  ko  samgraha  (Bhàrata 
jîvanaPres,  1951  sainval). 


LA    POPULATION.   —  LES    GOURKHAS  277 

Installés  de  longue  date  entre  les  Collines  de  Grès  et  les 
hautes  vallées,  dans  le  bassin  des  Sept  Gandakis,  autour 
de  Palpa  comme  centre,  ils  furent  les  premiers  à  entrer  en 
contact  avec  les  Rajpoutes  qui  fuyaient  devant  l'invasion 
musulmane  ;  ils  les  accueillirent  amicalement,  les  retinrent 
et  finirent  par  les  accepter  comme  chefs.  La  plupart  des 
Khas,  sinon  des  ThàUurs,  ont  en  réalité  du  sang  magar 
dans  les  veines.  Les  .Magars  étaient  originellement,  comme 
tous  les  rejetons  himalayens  de  la  race  tibétaine,  grands 
mangeurs  de  viande  et  grands  buveurs  d'alcool.  Les  pre- 
miers d'entre  eux  qui  se  convertirent  à  Thindouisme  ne 
firent  guère  sans  doute  que  renoncer  à  la  viande  de  vache, 
et  gagnèrent  par  ce  sacrifice  d'être  diplômés  Ksatriyas  ou 
Khas  parles  brahmanes.  Le  mouvement  de  conversion  n'a 
pas  cessé  de  se  propager  ;  mais  les  brahmanes  moins  accom- 
modants depuis  qu'ils  sont  plus  forts  refusent  aux  nouveaux 
prosélytes  les  avantages  accordés  à  leurs  devanciers.  Les 
Magars  qui  ne  sont  pas  Khas  n'ont  pas  droit  encore  au 
cordon  brahmanique;  la  plupart  des  clans  se  divisent  en 
deux  branches  qui  portent  en  commun  le  même  nom,  mais 
Tune  convertie  de  longue  date  a  le  titre  de  Khas  ;  l'autre, 
fraîchement  convertie,  parfois  même  encore  rebelle  à  l'hin- 
douisme, continue  à  porter  une  désignation  indigène  jointe 
au  nom  du  clan:  tels,  par  exemple,  les  Thàpâs  Khas,  qui 
jouent  un  rôle  si  considérable  dans  l'histoire  contempo- 
raine du  Népal,  et  les  Thâpàs  Rangus.  Pour  se  consoler, 
les  nouveaux  prosélytes  s'attribuent  les  noms  les  plus  ron- 
flants de  la  noblesse  hindoue  :  Surajbansi,  Chandra- 
bansi,  etc.  (Race-du-Soleil,  Race-de-la-Lune),  mais  ce 
sont  là  des  appellations  de  pure  fantaisie.  Leur  langue,  de 
plus  en  plus  imprégnée  d'éléments  empruntés  au  Khas,  tend 
à  disparaître  rapidement  devant  la  langue  des  Gourkhas'. 

1.  Cf.  John  Reames,  On  the  Mf/gar  l'/nf/uaf/e  of  Neiril,  dans  Joxrn. 
Roy.  Asial.  Soc.  neio.  ser.,  t.  IV,  p.  178  sqq. 


278 


LE    NÉPAL 


Les  Guruijgs  sont  une  race  pastorale,  de  la  même  origine 
que  les  Magars  et  les  Névars,  et  qui  parlent  une  langue  de 
la  même  famille;  mais  établis  dans  les  hautes  vallées  au 
Nord  des  Magars,  ils  ont  été  moins  entamés  par  les 
influences  hindoues.  Leur  stature  est  splendide  ;  les  deux 
régiments  gurungs  de  Farmée  gourkha  n'admettent  que 
des  hommes  au-dessus  de  cinq  pieds  six  pouces;  ils  sur- 
passent en  taille  et  en  vigueur  les  Khas  et  les  Magars.  Ils 
ont  encore  pour  prêtres  des  lamas  et  adorent  les  dieux 
bouddhiques  dans  leurs  vallées  ;  mais  en  pays  hindou  ils 
ont  recours  aux  brahmanes  pour  leurs  cérémonies  reli- 
gieuses et  invoquent  le  panthéon  brahmanique. 


Kukhri,  couteau  gourkha. 


ORGAiMSATION  POLITIOUE,  JUDICIAIRE, 
ÉCONOMIQUE. 


L'histoire  des  institutions  se  divise  en  deux  périodes  :  la 
période  Névare  et  la  période  Gourkha.  La  période  Névare 
s'étend  des  origines  de  Ihistoirc  positive  jusqu'à  l'an  1  768, 
qui  marque  la  ruine  définitive  des  vieilles  dynasties  indi- 
gènes ;  elle  couvre  un  espace  de  douze  ou  treize  siècles. 
Les  inscriptions  qui  jalonnent  à  des  intervalles  inégaux 
cette  longue  suite  d'années  sont  à  peu  près  les  seuls  docu- 
ments utiles  ;  la  chronique  ne  s'intéresse  guère  qu'aux 
souvenirs  de  la  tradition  religieuse.  Les  inscriptions  mêmes 
ne  fournissent  que  des  informations  indirectes;  elles  com- 
mémorent en  général  des  fondations  puhliques  ou  privées, 
des  donations  de  terrains,  des  concessions  de  privilèges. 
Les  missionnaires  Capucins  qui  évangélisèrent  le  Népal  au 
xvm°  siècle  auraient  pu  recueillir  de  précieuses  observa- 
tions sur  le  régime  du  pays  avant  la  conquête  Gourkha, 
mais  leur  zèle  préféra  s'enfermer  dans  une  œuvre  de  prédi- 
cation stérile. 

Je  ne  prétends  pas  que  les  institutions  pohtiques  soient 
restées  immuables  pendant  une  durée  de  treize  siècles.  Le 
pays  est  tantôt  soumis  à  l'autorité  d'un  empereur,  tantôt 
partagé  entre  plusieurs  rois,  tantôt  morcelé  à  l'intini  en 


280  LE    NÉPAL 

prinripaut(''s  féodales.  La  première  des  dynasties  histo- 
riques, les  Licchavis.  se  pique  d'appartenir  au  clan  glo- 
rieux qui  gouvernait,  du  vivant  du  Bouddha,  la  plus 
opulente  des  cités  de  l'Inde,  Vaiçâlî,  mais  les  Licchavisdu 
Népal  n'avaient  pas  copié  la  constitution  oligarchique  de 
l'antique  métropole,  avec  sa  singulière  royauté  élective  et 
annuelle.  La  royauté  est  héréditaire,  et  se  transmet  de 
père  en  fils.  Le  roi  porte  le  titre  assez  modeste  encore  de 
ffhattdî'aka  ma/iârdja  ii  soiiYevain  vo\  ».  11  est  entouré  de 
harons  {sâmantas)  turbulents  et  indociles  qui  consentent 
seulement  à  le  reconnaître  comme  primus  inter  pares  et 
qui  profitent  de  chaque  occasion  favorable  pour  refuser 
l'hommage.  Le  roi  n'impose  son  autorité  que  parla  force. 
Le  fondateur  de  la  dynastie  Thâkuri,  Amçuvarman,  se 
contente  du  titre  de  mahâ-sâmanta  «  Grand  iMarquis  », 
équivalent  atténué  de  maharaja  ;  mais  son  successeur  Jisnu 
gupta  lui  décerne  déjà  le  titre  pompeux  de  bhaltâraka 
mahdrâjtldhirdja  «souverain  Roi  des  Rois  »  et  le  titre  ainsi 
enflé  s'amplifie  encore  dans  la  suite;  à  partir  du  vnf  siècle, 
le  roi  est  désigné  officiellement  comme  «  le  maître  suprême, 
le  Souverain  Suprême,  le  Roi  des  Rois  »  paramecvara 
parama  hhattdraka  mahdrdjâdhirdja. 

L'exagération  de  ces  titres  ne  va  pas  jusqu'au  mensonge  ; 
les  princes  de  cette  époque  menaient  grand  train  et 
faisaient  vraiment  figure  de  rois.  Les  relations  chinoises 
nous  décrivent  le  palais  du  roi  Narenda  deva,  au  milieu  du 
A^i*"  siècle,  splendide,  éclatant  d'ornements  en  cuivre, 
décoré  et  sculpté  à  plaisir,  rehaussé  de  perles  et  de  pier- 
reries; au  milieu  se  dresse  une  haute  tour  de  sept  étages, 
qui  forme  à  sa  base  un  château  d'eau.  Le  roi  lui-même 
porte  des  parures  de  grand  prix,  des  boucles  d'oreille  en 
or  et  des  pendants  de  jade,  et  des  bijoux  en  ambre,  en 
corail,  en  nacre,  en  cristal  de  roche.  11  prend  place  sur  un 
trône  que  soutiennent  des  lions  ;  on  répand  à  l'entour  des 


ORGANISATION    POLITIOl'E,    .irOIClAIRE,     ÉCONOMIQUE    281 

fleurs  et  des  parfums.  Les  grands  et  les  officiers  sont 
assis  par  terre  à  droite  et  à  gauche  ;  des  centaines  de 
soldats  armés  sont  rangés  à  l'entour.  Un  peu  plus  tôt,  au 
début  du  Yii-  siècle,  Çivadeva  avait  construit  un  palais  à 
neuf  étages. 

Le  personnel  de  la  maison  royale  se  trouve,  en  partie 
du  moins,  énuméré  dans  une  inscription  d'Amçuvarman, 
datée  de  l'an  (325  J.-C.  et  qui  semble  être  en  rapport  avec 
la  cérémonie  du  sacre  de  ce  prince.  En  tète  vient  le  grand 
«  inspecteur  des  armées  »  mahâbalddhyaksa;  puis  le  «  pré- 
posé aux  donations  »  pramdddhikrta  ;  ensuite,  à  quelque  dis- 
tance le  «  porte-émouchoir  »  cdmara-dliura\  «.  le  porte- 
étendard  »  dhraja-manmija  ;  le  «  fournisseur  d'eau  à  boire  » 
pdniya-karmântika ;  Y  «  inspecteur  du  siège  (royal)  »  pîihd- 
dhyaksa;  le  «  porteur  de  Puspa-patàka  ^)puspa-patdka-vdha\ 
le  ((  tambour  et  le  sonneur  de  conque  »  nandiçahkha'Vdda; 
et  même  la  «  balayeuse  »  sammarjayitri.  D'autres  inscrip- 
tions de  la  même  époque  nomment  encore  le  «  comman- 
dant en  chef  »  sarvadanda-ndyaka  ;  le  «  grand  huissier  » 
mahd-pratihdra  ;  le  «  ministre  des  cultes  »  dharma-rdjikd- 
màtya  ;  le  u  directeur  spirituel  »  guru. 

En  face  du  roi  et  delà  cour,  exposés  aux  vicissitudes  des 
révolutions  qui  balaient  par  intervalles  une  dynastie  et  ses 
partisans,  la  population  garde  une  organisation  immuable, 
dans  ses  cadres  traditionnels.  Que  les  Thàkuris  supplantent 
les  Licchavis  ou  que  les  Mallas  montent  sur  le  trône,  que 
le  pouvoir  souverain  se  concentre  aux  mains  d'un 
empereur  ou  se  disperse  entre  des  chefs  rivaux,  la  com- 
mune, yrdma,  demeure  toujours  aux  yeux  du  peuple  la 
véritable  et  la  seule  unité  politique,  au  Népal  aussi  bien 
que  dans  l'hide.  Le  village  indien  forme  une  république  à 
part,  un  système  administratif  régulier  et  complet,  sous  la 
direction  du  maire  ipaita-ktla,  yrdma-kù\a,  grdma-pati, 
pradluina),  assisté  généralement  du  secrélaire,  du  garde 


282  LE   XÉPAL 

champêtre,  du  chef  (rirrigalion  qui  règle  la  distribution 
d'eau  entre  les  champs,  de  l'astrologue  [jyotim^  josîj  qui 
fixe  les  époques  de  la  culture  et  qui  connaît  les  jours  ou 
fastes  ou  néfastes.  Les  besoins  du  village  exigent  encore 
comme  éléments  intégrants  un  charpentier,  un  forgeron, 
un  potier,  un  blanchisseur,  un  barbier  ;  le  maître  d'école 
et  le  bijoutier  sont  des  utihtés  sans  caractère  indispen- 
sable. Les  maîtres  de  maison  ikulitmbin),  qu'ils  soient 
propriétaires  de  maisons  {grhin)  ou  de  champs  [ksetrin) 
sont  les  citoyens  de  cet  État  élémentaire.  L'administration 
souveraine  n'intervient  guère  qu'en  matière  d'impôts  et  de 
justice  criminelle,  ou  de  conflit  entre  plusieurs  villages. 
Les  villages  du  Népal  sont,  à  l'époque  ancienne,  groupés 
en  districts  [adlnkaram)  ;  district  de  l'Ouest  [paçcimà- 
dhiknrana),  district  du  Nord  (/  kuôervati)eic.^  sous  l'autorité 
d'officiers  de  la  couronne  [adhikrta)  qui  semblent  exercer 
les  fonctions  de  fermiers-généraux  {vrltibhuj,  vdrttd).  Ces 
officiers  commandent  h  des  forces  de  police  armée  {cdta- 
bhala),  (jui  prêtent  leur  concours  à  l'exécution  des  ordres. 
Mais  la  tradition,  aussi  forte  et  plus  respectée  qu'une 
charte,  défend  la  commune  contre  l'envahissement  du 
pouvoir  central.  Les  officiers  et  la  police  du  roi  ne  doivent 
pénétrer  sur  le  territoire  communal  que  pour  lever  les 
impôts  {kara-sàdhana),  remettre  des  documents  écrits 
[lekhya-dâna]^  instruire  les  cinq  grands  crimes  qui  relèvent 
directement  de  la  justice  souveraine  [pancâparâdha)^ 

Dans  un  pays  presque  exclusivement  agricole,  comme 
l'est  le  Népal,  et  l'Inde  tout  entière,  le  principal  revenu 
du  roi  est  l'impôt  foncier.  Le  principe  de  répartition  n'est 
pas  indiqué  nettement  dans  les  inscriptions.  Au  temps  des 
Licchavis,  il  semble  que  l'unité  d'évaluation  adoptée  est  la 
charrue  igohaki)^  c'est-à-dire  la,  surface  qu'un  paysan  peut 

1.  V'.  inl'.  p.  295  sij.,  la  lislc  de;  cr^  ciiui  giamls  crimes. 


ORGANISATION    POLITIQUE,    JUDICIAIRE,    ÉCONOMIQUE    283 

cultiver  avec  une  paire  de  boeufs.  L'unilé  monétaire  qui  y 
correspond  est  le  karsdpaiia  (environ  3s%80  d'argent, 
d'après  l'évaluation  communément  admise)  ;  il  se  divise  en 
\  {S  panas.  L'Etat  perçoit  encore  deux  autres  impôts  sur  la 
terre  :  le  simha  (?)-kara  et  le  malla-kara,  qui  semblent  fixés 
l'un  et  l'autre  à  \  panas  de  cuivre  [^X^'^'  \  environ)  par 
«  charrue  ».  Le  roi  reçoit  en  outre  une  part  {bhdga)  des 
récoltes  (  le  | ,  le  4  ,  le  i^ ,  selon  les  codes  )  ;  il  perçoit  une 
taxe  sur  les  objets  de  luxe  {bhoga).,  sur  l'or  ihiranya).  C'est 
là  l'ensemble  des  trois  impôts  [trikara).  Enfin  le  village 
est  tenu  à  la  prestation  annuelle  de  certaines  corvées,  par 
exemple,  il  doit  fournir  des  porteurs  pour  le  transport  au 
Tibet  iBhotta-visfi). 

La  royauté  n'est  pas  attachée  à  ces  privilèges  avec  une 
jalousie  intraitable  ;  elle  les  aliène  à  l'occasion,  au  profit 
d'une  divinité  ou  d'un  temple,  ou  même  en  échange 
d'autres  obligations.  La  plupart  de  nos  inscriptions  enre- 
gistrent des  transactions  de  ce  genre.  Le  formulaire  définit 
d'une  manière  expressive  les  rapports  du  roi  avec  les  com- 
munes; c'est  le  régime  paternel,  tempéré  de  despotisme, 
que  l'Orient  en  général  a  connu  et  pratiqué.  Le  roi  adresse 
directement  son  édit  a  aux  maîtres  de  maison  du  village, 
en  suivant  l'ordre  de  préséance  »  ;  il  s'informe  de  leur 
santé  et  ne  manque  pas  de  les  avertir  qu'il  est  bien  portant 
lui-même.  Le  plus  souvent,  le  roi  désigne,  pour  veiller  à 
l'exécution  de  sa  volonté,  un  missus  dominicus  (dù(aka) 
choisi  parmi  les  principaux  fonctionnaires;  c'est  même, 
dans  un  grand  nombre  de  cas,  l'héritier  présomptif  (>/«î;«- 
râja)  qui  est  investi  du  mandat  royal. 

A  travers  toutes  les  transformations,  la  commune  atteste 
sa  vitalité  persistante  ;  les  groupements  où  elle  entre,  de 
gré  ou  de  force,  se  disloquent  au  hasard  des  événements; 
elle  survit  toujours.  Onand  lapi'os|)érité  croissante  du  Népal 
y  fait  écloie  de  grandes  villes,  qui  absorbent  dans  leurs 


284  LE    ^ÉPAL 

miH  S  des  communes  autrefois  séparées,  les  villes  nouvelles 
rontinuciit  à  former  une  agglomération  de  petits  états  ; 
dès  que  le  pouvoir  central  s'alfaiblit,  la  ville  se  dissout  en 
quartiers,  en  îlots  indépendants.  Pendant  tout  le  moyen 
âge,  Katmandou  est  partagé  entre  douze  rois  ;  l'autre 
capitale,  Patan,  a  autant  de  rois  que  de  tols  (îlots  de  mai- 
sons). L'empire  Népalais  se  reconstitue  nn  instant  avec 
Yaksa  Malla,  au  xv'  siècle  ;  après  lui,  la  vallée  est  découpée 
en  trois  royaumes  qui  se  jalousent,  se  taquinent  et  se  com- 
battent jusqu'à  l'arrivée  des  Gourkhas. 

Même  sous  le  régime  des  .Mallas,  qui  se  (lattentd'ètre  une 
dynastie  régulière,  la  transmission  du  pouvoir  ne  va  pas  par- 
fois sans  heurts.  Vers  l'an  160(3,  le  peuple  de  Katmandou, 
fatigué  des  débauches  du  roi  Sadâ  Çiva,  le  chasse  du  trône 
et  du  royaume  à  coups  de  triques.  Quelques  années  avant 
la  conquête  Gourkha,  les  six  notables  citoyens  [pradhànas) 
de  Patan  font  crever  les  yeux  au  roi  RâjyaPrakâça,  refusent 
d'ouvrir  les  portes  de  la  ville  au  roi  Jaya  Prakâça  sorti  en 
promenade,  et  exécutent  de  leurs  propres  mains  le  roi 
Viçvajit.  En  cas  de  vacance  accidentelle  ou  de  déshérence, 
les  procédés  en  usage  varient.  Quand  la  lignée  d'Arnçu 
varman  se  trouve  éteinte,  à  la  fin  du  vnf  siècle,  les  Thâ- 
kuris  de  Nayakot  passent  la  montagne,  descendent  au 
Népal,  et  ils  élisent  un  d'entre  eux  pour  roi.  C'est  un  droit 
qui  semble  leur  être  dévolu  comme  au  clan  le  plus  noble 
et  le  plus  pur  du  pays.  Après  l'invasion  de  Mukunda  Sena 
vers  le  xni' siècle,  quand  le  pays  bouleversé  succombe  à 
la  guerre,  à  la  peste,  à  l'anarchie,  les  Thâkuris  de  Naya- 
kot reparaissent  ;  les  petits  rois  qui  se  partagent  alors  les 
villes  et  les  villages  du  pays  sont  tous  des  membres  de  ce 
clan.  A  Katmandou,  quand  Sadâ  Çiva  est  expulsé,  «  le 
peuple  »  lui  désigne  un  successeur.  A  Patan,  le  choix  du 
roi  semble  appartenir  aux  notables  [pradhànas] ^  qui  repré- 
sentent la  noblesse. 


ORGANISATION    POLITIQUE,    JUDICIAIRE.    ÉCONOMIQUE    285 

Les  énormes  lacunes  de  l'épigraphie,  qu'aucun  aulre 
document  ne  vient  compenser,  empêclient  de  suivre  l'his- 
toire des  institutions  au  moyen  âge.  Les  inscriptions  ne 
reprennent  qu'avec  la  dynastie  des  Mallas,  nombreuses  il 
est  vrai  pour  la  période  la  plus  récente,  mais  bourrées  de 
littérature  prétentieuse  et  presque  vides  de  faits.  Le  san- 
scrit n'est  plus  qu'une  langue  d'école,  propre  à  composer 
des  centons  ou  des  pastiches  ;  les  données  réelles  et  posi- 
tives s'expriment  dans  la  langue  indigène,  la  névari,  et 
l'étude  de  l'épigraphie  en  névari  reste  encore  à  créer.  Il 
faut  arriver  à  la  période  Gourkha  poui-  reh  ouver  des  docu- 
ments utiles. 

La  conquête  Gourkha  bouleverse  le  régime  traditionnel 
du  Népal.  Les  nouveaux  maîtres  du  pays,  jaloux  de  leur 
autorité,  n'entendent  la  partager  avec  personne  ;  ils  brisent 
toutes  les  résistances,  absorbent  les  ])rincipautés  et  les 
baronies  et  substituent  au  morcellement  ancien  un  gouver- 
nement fort,  résolument  centralisé.  Il  est  difficile  d'en  étu- 
dier le  fonctionnement  exact  et  détaillé,  j'ai  déjà  dit  les 
raisons  qui  s'y  opposent. 

L'indépendance  jalouse  et  soupçonneuse  des  GourUhas 
s'inquiète  et  s'effarouche  de  la  moindre  indisciétion;  la 
curiosité  du  voyageur,  qui  prend  si  facilement  en  Europe 
un  air  d'espionnage,  ne  s'en  distingue  pas  au  Népal.  Cha- 
cun s'y  croit  volontiers  responsable  des  ressorts  de  l'État; 
on  tient  pour  un  devoir  de  les  soustraire  aux  regards  pro- 
fanes, ou  malveillants,  c'est  tout  un.  Les  réponses  aux 
questions  posées  s'enveloppent  de  réticences,  ou  n'abondent 
que  pour  induire  en  erreur.  Le  plus  prudent  est  encore  de 
réunir  les  informations  obtenues  par  ceux  que  leur  situa- 
tion ou  leurs  ressources  mettaient  en  état  de  s'instruire  et 
d'observer,  Kirkpatrick,  Hamilton,  Hodgson,  Cavenagh, 
Wright.  Aucun  d'eux,  il  est  vrai,  n'a  tracé  un  tableau 
d'ensemble,  et  les  données  qu'on  leur  emprunte,    si   on 


280  LE    NÉPAL 

les  met  bout  à  bout,  deviennent  inexacles  ou  contra- 
dictoires, puisqu'elles  se  rapportent  à  des  périodes  bien 
différentes,  depuis  la  régence  de  Balladur  Sali  jusqu'à  la 
dictature  de  Jang  Balladur.  La  description  que  j'entre- 
prends sera  donc  forcément  sujette  à  caution  sur  plus 
dun  point. 

La  royauté  est  héréditaire.  Le  roi  est  le  descendant 
légitime  de  Pritlii  Narayan  et  des  anciens  rois  de  Gourklia. 
Il  porte  le  titre  de  Mahânîjâdhirdja  «  roi  au-dessus  des 
grands  rois  »  réduit  dans  l'usage  courant  à  la  forme  DJùrâj. 
En  principe  il  possède  le  pouvoir  absolu.  Cependant  la 
tradition  confèie  un  droit  de  remontrance  à  trente-six  chefs 
de  clans,  dénommés  Thargars  (habitants  de  nids)  ;  ces 
clans  qui  se  prétendent  les  uns  ksatriyas,  les  autres  brah- 
maniques, ont  leurs  fiefs  situés  dans  le  domaine  patrimo- 
nial de  Prithi  Narayan.  C'est  entre  eux  que  le  gouverne- 
ment doit  répartir  les  principaux  emplois,  mais  tous  n'ont 
pas  des  droits  égaux  ;  ils  forment  une  hiérarchie  à 
trois  degrés  ;  le  groupe  le  [)lus  élevé  en  dignité  comprend 
six  familles  qui  reçoivent  à  raison  de  leur  nombre  le  nom 
de  Chattra,  Les  Chattras  ont  une  sorte  de  droit  de  préfé- 
rence pour  les  premiers  emplois  du  royaume.  Au  temps 
de  Ivirkpalrick,  les  Thargars  passaient  pour  les  défenseurs 
autorisés  des  intérêts  dynastiques  ;  s'ils  croyaient  ces 
intérêts  en  danger,  leur  droit  et  leur  devoir  allaient  jusqu'à 
renverser  le  prince  r(^gnant  pour  lui  donner  un  successeur 
plus  digne.  Les  clans  les  plus  puissants  des  Chattras  à 
l'époque  d'Hamilton  étaient  les  Panrés  (Pàmle)  et  les 
Viçvanaths  (  Viçvamltha).  Mais  l'autorité  réelle  des  Thargars 
a  disparu  depuis  longtemps,  avec  l'autorité  réelle  des  rois. 
En  1843  quand  les  intrigues  du  roi,  du  prince  héritier  et 
de  la  reine  semblaient  précipiter  l'État  à  sa  ruine,  les 
chefs  et  les  officiers  de  l'armée  prirent  l'inilialive  de 
\di  Pétition  des  Droits  qui  fut  signée  par  les  ministres,  les 


ORGANISATION    POLITIQUE,    JUDICIAIRE.    ÉCONOMIQUE    287 

officiers   et  les  corporations  municipales  de  la  vallée   et 
portée   au    palais  |tar    une   immense  délégation.    Le    roi 


Temple  Je  MahàbudJha  à  Palan  (cf.  p.  19o).  Détail.  Angle  du  premier  étage. 


accueillit  et  signa  la  charte  qu'on  lui  aj^porlait  et  qui  garan- 
tissail  à  tous  les  sujets  de  la  couronne  leurs  droits  élémen- 
taires trop  souvent  violés. 


288  LE    NÉPAL 

En  fait,  le  roi  n'est  plus  aujourd'hui  qu'une  sorle  d'entité, 
de  fiction  nominale,  le  seul  représentant  du  pays  reconnu 
par  les  puissances  étrangères.  Son  cachet  rouge  [Idl  mohar) 
est  nécessaire  pour  donner  une  valeur  officielle  aux  instru- 
ments diplomatiques;  mais  son  action  est  nulle.  Depuis  le 
fils  et  le  successeur  de  Pritlii  Narayan,  une  implacahle 
fatalité  porte  sur  le  trône  ou  des  enfanls  en  has  âge  ou  des 
princes  émasculés  déjà  par  une  débauche  jjrécoce;  cloîtrés 
dans  leur  palais  par  le  parti  au  pouvoir,  ils  sont  rigoureu- 
sement tenus  à  l'écart  de  la  vie  réelle  et  des  affaires  pu- 
hliques.  Leurs  rares  sorties,  quand  elles  leur  sont  per- 
mises, sont  surveillées  par  des  agents  sûrs  qui  ne  laissent 
approcher  personne  et  qui  leur  multiplient  les  ennuis,  sous 
prétexte  de  vains  et  vagues  dangers,  pour  les  amener  à  se 
confiner  spontanément  en  reclus  par  persuasion. 

C'est  qu'un  réveil  du  roi,  durât-il  un  seul  instant, 
peut  anéantir  le  parti  le  plus  solidement  campé  au  pou- 
voir. Le  Népal  est,  tous  les  ans,  à  la  veille  d'une  révolution 
légale.  Tous  les  emplois  sont  annuels  ;  depuis  le  premier 
ministre  jusqu'au  plus  humble  soldat,  tous  attendent  la 
paijni  ou  panj'am  qui  doit  les  confirmer  ou  les  rejeter  bru- 
talement du  service  de  l'État.  Cette  cérémonie  qui  accom- 
pagne périodiquement  la  fête  du  Daçârha  (ou  Dasâîn, 
en  septembre-octobre)  suppose  au  préalable  une  déléga- 
tion initiale  des  pouvoirs  royaux.  Le  Grand  Conseil  est 
d'abord  constitué,  comme  une  émanation  immédiate  de 
l'autorité  royale;  et  c'est  lui  qui  passe  en  revue  la  con- 
duite des  fonctionnaires,  prononce  sur  leur  sort,  distribue 
les  récompenses  et  les  châtiments.  Le  parti  prépondérant 
à  l'heure  de  la  Paijnî  est  donc  en  droit  et  en  état  de  faire 
table  rase  ;  il  est  fibre  de  peupler  exclusivement  tous  les 
emplois  de  ses  seules  créatures,  et  il  ne  s'en  fait  pas 
faute. 

Sous  les  premiers  successeurs  de   Pritlii  Narayan,   le 


ORGANISATION    POLITIQUE,    JUDICIAIRE,    ÉCONOMIQUE    289 

Grand  Conseil,  appelé  Bharadar,  comprenait  douze  mem- 
bres :  un  Chautra  ou  Chautariya,  quatre  Kàjis,  quatre 
Sivdars,  deux  Khardars,  un  Kapardar.  Le  Chautra  ou 
Ghaulariya  était  un  parent  du  roi  qui  faisait  fonction  de 
premier  ministre,  et  spécialement  de  contrôleur  général. 
C'est  à  lui  qu'étaient  transmises  toutes  les  communications, 
écrites  ou  verbales,  louchant  la  conduite  du  personnel 
civil  et  militaire.  Les  quatre  Kdjis  n'avaient  pas  d'attribu- 
tion parliculière  ;  ils  recevaient  une  délégation  générale 
du  roi  pour  intervenir  ou  agir  dans  tous  les  cas  oii  ils  le 
jugeaient  nécessaire,  en  guerre  comme  en  paix.  Comme 
emblème  de  leur  puissance,  ils  gardaient  le  sceau  royal. 
Les  Sirdars,  à  la  différence  des  Chautras  et  des  Kâjis, 
pouvaient  être  choisis  sans  acception  de  naissance  ;  ils 
exerçaient  les  grands  commandements  militaires.  Les 
Khardars  étaient  les  secrétaires  d'Etat,  chargés  de  la  cor- 
respondance et  de  la  chancellerie.  Le  Kapardar  était  le 
ministre  de  la  maison  du  roi. 

Cette  organisation  du  Bliaradar  a  disparu  depuis  long- 
temps. Les  pouvoirs  successivement  conliés  à  Damodar 
Panre,  à  Bhim  Sen,  à  Jang  Bahadur  ont  fait  du  premier 
ministre  un  dictateur.  D'une  pafijanî  à  l'autre,  il  est  maître 
absolu.  Depuis  1856,  il  a  droit  au  titre  de  maharaja,  et 
c'est  sous  ce  nom  qu'il  est  communément  désigné.  Le 
maharaja  est  le  chef  d'un  immense  syndicat  d'intérêts  qui 
englobe  sa  famille,  sa  clientèle,  ses  protégés  les  plus 
humbles  et  les  plus  lointains.  11  a  tous  les  pouvoirs,  civils 
et  mililaires  ;  il  commande  l'armée,  il  rend  la  justice;  il 
distribue  les  emplois.  Il  lui  faut  tenir  tête  aux  partis 
adverses,  qui  attendent  toujours  l'heure  de  la  revanche, 
aux  ambitions  rivales  qui  se  déchaînent  même  dans  sa 
propre  famille,  enfin  aux  intrigues  de  harem  engagées 
autour  du  roi,  et  qui  ont  pour  enjeu  le  pouvoir  suprême. 
Wmv  se   prémunir  contie    tant   d'ennemis,  le  mahànlja 

19 


290  LE   NÉPAL 

choisit  les  femmes  du  roi  dans  les  familles  les  plus  sûres, 
en  particulier  dans  ses  propres  filles  comme  faisait  Jang 
Balladur;  cl  à  chaque  panjanî  il  n'appelle  aux  emplois 
publics  que  les  serviteurs  les  plus  dévoués. 

Chez  les  Gourkhas,  le  service  de  l'État  se  confond  à 
peu  près  avec  le  service  militaire.  Le  métier  des  armes  est 
la  seule  profession  digne  d'un  véritable  Gourkha;  arti- 
sans, commerçants,  paysans  sont  le  bélail  humain  qui 
sert  à  faire  vivre  l'armée.  A  part  les  Névars,  toujours  sus- 
pects et  tenus  à  l'écart,  l'armée  est  ouverte  à  toutes  les 
castes.  Aussi  chaque  année,  à  la  panjanî,  les  postulants 
ne  manquent  pas  et  le  choix  est  aisé.  En  principe,  tout 
sujet  népalais  doit  un  an  de  service  militaire  au  roi  ;  mais 
le  nombre  d'hommes  obtenu  serait  supérieur  aux  besoins  ; 
en  outre,  le  système  du  recrutement  au  choix  oifre  plus 
de  garantie  au  pouvoir.  Pendant  son  année  de  service,  le 
soldat  ou  l'officier  touche  une  solde  qui  n'est  pas  réglée  en 
espèces,  mais  payée  par  une  concession  de  terrain  (jagir)  ; 
un  simple  soldat  de  dernière  classe  reçoit  un  jagir  de 
100  roupies  ;  un  capitaine  de  première  classe,  un  jagir 
de  4  000  roupies.  Les  grades  supérieurs  sont  réservés  aux 
parents  du  maharaja;  ses  frères,  ses  fils,  ses  neveux  sont 
colonels,  lieutenants  généraux,  généraux,  commandants 
en  chef,  sans  aucune  considération  d'âge  ou  de  mérite  ; 
ils  touchent  à  ces  titres  des  émoluments  élevés,  et  de 
plus  un  cadeau  régulier  qui  leur  est  dû  par  tous  leui's 
subordonnés. 

Le  nombre  des  hommes  en  service  régulier  est  évalué  à 
25  000  ou  30000;  mais  il  est  facile,  en  cas  de  besoin,  de 
doubler  immédiatement  ce  chiffre  par  l'appel  des  hommes 
exercés  mis  en  congé  (dàkria)  après  une  année  de  service. 
En  185i,  le  Népal  mit  sur  pied  pour  la  campagne  du  Tibet 
27  000  hommes  de  l'armée  réguhère,  29  000  coolies  armés, 
et  390000  porteurs  de  bagages. 


ORGANISATION    POLITIQUE,    JUDICIAIRE,    ÉCONOMIQUE    291 

Les  hommes  étaient  autrefois  versés  pêle-mêle  dans 
les  régiments,  sans  distinction  d'origine  ;  mais  Jang  Balla- 
dur a  inauguré  le  système  des  bataillons  homogènes,  Raj- 
poutes,  Gurungs,  Magars,  Kirâts,  etc.  Les  régiments 
sont  désignés  par  le  nom  d'une  divinité  ou  d'un  soldat 
illustre.  La  tenue  de  service  consiste  en  général  dans  une 
tunique  de  coton  bleue  et  un  jjyjama  de  la  même  couleur; 
la  grande  tenue,  dans  une  tunique  de  drap  rouge  et  un 
pantalon  foncé  avec  une  bande  rouge.  Comme  coiffure, 
un  bonnet  collant  qui  emboîte  le  crâne  ;  on  roule  à  l'entour 
un  turban  très  serré  qui  porte,  piquée  à  la  manière  de  nos 
pompons,  une  plaque  d'argent,  circulaire,  ovale,  en  crois- 
sant, selon  les  régiments  ;  les  sous-officiers  y  ajoutent  une 
chaînette,  et  les  officiers  des  joyaux  et  des  plumes  selon 
leur  rang.  La  coiffure  du  maharaja,  tout  ornée  de  perles 
en  pendeloques,  passe  pour  valoir  plus  de  300  000  francs. 
Les  fusils  sont  des  Enfield  ou  des  Martini-Henry  fabriqués 
dans  les  arsenaux  népalais  ou  d'origine  europénne,  et 
introduits  au  Népal  par  contrebande.  Tous  les  soldats  sont 
en  outre  armés  du  couteau  national,  le  Kukhrï.  L'artille- 
rie est  nombreuse  ;  les  canons  sont  fabriqués  à  la  machine 
à  l'arsenal  de  Katmandou.  Cavenagh  prétend  que  le  Népal 
doit  ses  connaissances  techniques  en  artillerie  à  des  offi- 
ciers français  engagés  sous  main  par  le  gouvernement. 
Patan  et  Bhatgaon  sont  chacun  le  siège  d'une  division  ; 
Bhatgaon  possède  un  arsenal,  comme  Katmandou.  La 
cavalerie  se  réduit  à  une  poignée  de  Pathans  (Afghans)  au 
service  du  maharaja. 

Les  auteurs  anglais  signalent  comme  les  faiblesses 
essentielles  de  l'armée  gourkha  l'absence  d'intendance,  la 
défectuosité  des  fusils  et  des  canons,  la  mauvaise  prépara- 
tion de  la  poudre,  le  caractère  puéril  des  exercices,  em- 
pruntés à  l'armée  anglaise,  mais  traités  seulement  comme 
une   parade  de  revue,  sans  aucune  application  |)i'atique, 


292  LE    NÉPAL 

enfin  et  surtout  la  déplorable  insuffisance  du  haut  com- 
mandement. Mais  tous  rendent  hommage  à  la  vaillance 
des  soldats,  à  leur  endurance,  à  leur  héroïsme,  attestés  par 
tant  de  combats;  sur  leur  propre  sol,  bien  commandés, 
ils  seraient  invincibles.  Sans  accumuler  les  témoignages 
rendus  à  leur  valeur  par  les  meilleurs  juges,  il  suffit  de 
constater  que  le  gouvernement  anglo-indien  a  tenu  h 
s'assurer  leurs  services.  L'armée  de  l'Inde  compte  actuel- 
lement 15  régiments  de  Gourkhas,  qui  forment  un  total  de 
14  000  hommes.  Hodgson  dès  1832  signalait  dans  un  rap- 
port célèbre  quel  parti  le  gouvernement  de  l'fnde  pourrait 
tirer  de  ces  précieuses  recrues:  confinées  dans  le  Xépal, 
sans  emploi,  sans  profit,  les  tribus  militaires  ne  pouvaient 
manquer  de  provoquer  une  explosion  ;  admises  dans 
l'armée  indienne,  sous  la  conduite  d'officiers  anglais,  elles 
trouveraient  aisément  l'occasion  de  satisfaire  leurs  goûts 
belliqueux  au  profit  de  l'Angleterre. 

Il  fallut  dix-huit  ans  à  Hodgson  pour  triompher  des 
esprits  timorés  qui  refusaient  de  croire  au  loyalisme  des 
Gourkhas;  en  1850,  lord  Dalhousie  autorisa  la  formation 
de  trois  régiments.  Et  depuis  «  pendant  un  quart  de  siècle, 
partout  011  les  troupes  de  l'Inde  ont  dû  frapper  un  grand 
coup,  partout  où  il  y  a  eu  de  l'honneur  à  gagner,  les  régi- 
ments gourkhas  ont  paru  en  première  ligne'!  »  Tout 
récemment  encore,  le  contingent  gourkha  a  figuré  bril- 
lamment parmi  les  troupes  de  l'expédition  de  Chine. 

Les  fonctions  civiles  se  réduisent  à  peu  de  chose  :  le 
gouvernement  des  provinces  est  attribué,  naturellement, 
aux  parents  du  maharaja  qui  exercent  à  la  fois  les  pouvoirs 
civils  et  militaires.  Les  percepteurs  d'impôts  «  soubahs  » 
sont  en  général  des  fermiers  généraux  qui  traitent  directe- 

1.  W.  H.  lluNTER,  Life  of  B.  II.  Hodgaon,  p.  259  (où  se  Imuve  une 
noie  sur  le  (lévelopixsinent  des  régiments  gourkhas  dans  l'armée  anglo- 
indienne,  établie  d'après  les  données  olficielles). 


ORGANISATION    POLITIQUE,    JUDICIAIRE,    ÉCONOMIQUE    293 

inciil  avec  FÉtat.  Les  principales  ibiiclions  civiles  sont  les 
fondions  judiciaires. 

Le  directeur  spirituel  du  roi,  \q  Ràjya  guru  (Bnjgiiru) 
connaît  de  toutes  les  infractions  qui  entraînent  une  impu- 
reté légale  ou  religieuse,  prononce  les  peines  et  reçoit  une 
partie  des  amendes,  à  titre  de  Dharmàdhikàrî  «  Préfet  de 
la  Loi».  Si  Taffaire  concerne  des  Çivaites  ou  des  Hin- 
douistes,  il  se  réfère  au  «  Çâstra»,  c'est-cà-dire  aux  ou- 
vrages de  date  tardive  qui  prétendent  se  fonder  sur  les 
codes  anciens:  Manu,  Yâjùavalkya,  etc.;  s'il  s'agit  de 
Névars  ou  de  Tibétains,  il  suit  les  coutumes  établies  au 
temps  de  Java  Sthiti  Malla  (xv'  siècle). 

Quatre  tribunaux  jugent  à  Katmandou  les  affaires  civiles 
et  criminelles  :  le  Kôt  Linga  exerce  la  plus  haute  juridic- 
tion. Des  cours  annexes  tranchent  les  questions  de  solde 
militaire  ou  les  procès  d'immeubles.  Cliacune  des  cours 
est  présidée  par  un  ditha  qui  n'est  pas  un  légiste  de 
métier,  mais  qui  se  recommande  par  son  honorabilité.  Il 
est  assisté  de  deux  bihhis  (vïcârin)  qui  sont  censés  au  cou- 
rant des  lois  et  des  coutumes,  et  qui  procèdent  aux 
enquêtes,  aux  interrogatoires,  à  toutes  les  formalités  néces- 
saires. Le  ditha  rend  ensuite  son  verdict;  mais  le  con- 
damné peut  toujours  en  appeler  au  roi,  c'est-à-dire  en  fait 
au  maharaja,  qui  prononce  en  dernier  ressort,  ou  qui 
désigne  une  commission  spéciale  chargée  d'instruire 
l'affaire  et  de  présenter  un  rapport.  La  justice  a  le  grand 
mérite  d'être  expédilive.  Il  n'y  a  pas  d'action  publique.  Le 
plaignant  se  présente  au  tribunal,  porte  sa  plainte  ;  des 
soldats  vont  ensuite  quérir  l'accusé  à  son  domicile.  Les 
parties  discutent  à  leur  aise  en  présence  des  juges,  sans 
intervention  d'avocats,  citent  leurs  témoins,  fournissent 
leurs  preuves.  L'aveu  de  l'accusé  est  nécessaire  pour  abou- 
tir à  une  condamnation  ;  si,  malgré  des  charges  écrasantes, 
il  s'obstine  à  niei',  les  juges  recourent  à  des  menaces,  et 


294  LE    NÉPAL 

même  à  des  violences  positives  :  bastonnade,  fouet,  etc. 
Si  tous  les  moyens  échouent,  le  prisonnier  reste  confiné 
dans  une  sorte  d'emprisonnement  préventif  à  perpétuité. 

Sur  la  demande  des  parties,  la  cour  peut  transmettre 
l'affaire  à  une  assemblée  de  simples  particuliers  choisis 
par  le  demandeur  et  le  défendeur,  et  où  l'État  peut  se 
faire  représenter;  c'est  le  Pahhujat.  Le  Paficayat  est  une 
juridiction  de  conciliation  qui  ne  dispose  d'aucun  moyen 
de  coercition  et  qui  se  contente  de  donner  un  avis  à  la 
cour;  encore  cet  avis  doit-il  être  exprimé  à  l'unanimité. 
Les  membres  du  paûcayat  doivent  être  choisis  dans 
cinq  clans  gourivhas  ou  cinq  clans  névars  exactement  spé- 
cifiés, selon  que  l'affaire  concerne  des  Gourlvhas  ou  des 
Névars. 

Enfin,  si  le  procès  présente  des  difficultés  insolubles,  ou 
si  les  parties  en  expriment  le  désir,  avec  l'assentiment 
préalable  du  roi,  il  est  procédé  à  l'épreuve  par  l'eau.  Les 
noms  des  parties  respectives  sont  tracés  sur  deux  mor- 
ceaux de  papier  qu'on  roule  en  balles  et  qu'on  adore  (pûjâ). 
Chacune  des  parties  verse  un  droit  d'une  roupie.  Les 
balles  sont  alors  attachées  à  des  tiges  de  roseau.  Nouveau 
versement  de  deux  annas.  Les  tiges  sont  remises  à  deux 
sergents  de  la  cour  qui  les  portent  à  l'Étang  de  la  Reine 
(Rânî  pokhrî);  un  bicâri,  un  brahmane  et  les  parties  les 
accompagnent,  ainsi  que  deux  individus  de  caste  infime 
(Chamakallak  ou  Camàr).  En  arrivant  à  l'étang,  le 
bicâri  engage  encore  les  parties  à  chercher  d'autres 
moyens  avant  de  recourir  à  l'ordalie.  Si  les  parties  s'obsti- 
nent à  réclamer  l'épreuve,  les  deux  sergents,  portant  cha- 
cun une  lige,  vont  l'un  à  l'Est,  l'autre  à  l'Ouest  de  l'étang, 
et  pénètrent  dans  l'eau  jusqu'à  mi-jambo.  A  leur  tour,  le 
brahmane,  les  parties,  les  Camârs  entrent  un  peu  dans 
l'eau;  le  brahmane  adore  Varuna  au  nom  des  parties  et 
récite  un  texte  sacré  qui  fait  appel  à  Sùrya  (soleil),  Can- 


ORGANISATION    POLITIQUE,    JUDICIAIRE,    ÉCONOMIQUE    295 

dra  [\uiw)^  Varmia  (dieu  des  Eaux)  et  Yama  (dieu  des 
Morts),  lesquels  lisent  la  pensée  des  vivants.  Le  rite  achevé, 
le  brahmane  marque  au  front  les  Camârs  et  leur  dit  :  «  Que 
le  champion  de  la  vérité  triomphe,  et  que  le  champion  de 
la  fausseté  perde  !  »  Alors  le  brahmane  et  les  parties  se 
retirent  de  l'eau,  et  les  Camârs  vont  chacun  séparément  à 
la  place  où  se  dresse  une  des  tiges;  ils  entrent  dans  l'eau 
profonde,  et  à  un  signal  plongent  tous  deux  en  même 
temps.  Le  premier  qui  sort,  on  détruit  aussitôt  la  tige  et 
la  balle  le  plus  proches  de  lui.  On  rapporte  l'autre  tige, 
on  ouvre  la  balle,  et  on  lit  le  nom  ;  c'est  le  nom  du 
gagnant.  Gagnant  et  perdant  ont  encore  à  payer  l'un  et 
l'autre  une  série  de  taxes  '. 

La  pratique  des  ordalies  a  été  introduite  ou  du  moins 
multipliée  par  lesGourkhas,  amateurs  de  solutions  nettes, 
et  de  plus  superstitieux.  L'ancienne  jurisprudence  se  con- 
tentait de  déférer  le  serment,  sur  le  Harivarnça  pour  les 
Hindous,  sur  la  Panca-raksâ  pour  les  Bouddhistes,  ou 
plutôt  sous  ces  livres,  car  on  mettait  le  texte  sacré  sur  la 
tête  de  la  personne  qui  jurait. 

En  dehors  de  Katmandou,  à  i>hatgaon,  à  Palan,  dans 
les  provinces  siègent  des  juges  de  rang  inférieur  qui  sont 
considérés  comme  les  délégués  des  bicâris  et  des  dithas 
de  lacapitale.  Mais,  quelle  que  soit  leur  compétence,  il  est 
cinq  crimes  qui  leur  échappent  ot  ({ui  appartiennent  exclu- 
sivement à  la  juridiction  immédiate  du  roi  ;  c'est  ce  qu'on 
appelle,  d'un  terme  indo-arabe,  les  pane  khclt,  et  ce  que 
les  inscriptions  anciennes  dénomment  paîicâparâdha  :  le 
meurtre  d'un  hrahmsmc  (brakma /lati/dj ;  \e  meurtre  d'une 


1 .  Surtout  d'après  [lonr.soN  :  So7ne  accounl  oflhe  syatcviii  of  laio  and 
police  as  recogniacd  in  Uie  stale  of  Népal,  paru  d'abord  dans  les  Sélec- 
tions front  tlie  Records  of  Bençjal,n"  XI,  republié  dans  les  Miscella- 
neous  Essays  relaiinr/  lo  Indian  subjecls,  vol.  Il  (Trùbner's  Oriental 
Séries,  1880),  p.  211-250. 


206  LE    NÉPAL 

vache  (go  hatyâ)  ;  le  meurtre  d'une  femme  [strî  hatyà)  ;  le 
meurtre  d'un  enfant  [bala  hatyà);  les  fautes  qui  entraînent 
la  perte  de  caste  [patlii:  anciennement,  mahâ  pf)taka)\ 

L'ancienne  liste  des  peines  s'ouvrait  par  cinq  grands 
châtiments  :  confiscation  des  biens,  bannissement  de  la 
famille  ;  dégradation  de  la  famille  remise  entre  les  mains 
des  tribus  les  plus  viles;  mutilation;  décapitation.  Les 
Gourkhas  y  avaient  ajouté  la  pendaison  et  l'écorchement  à 
vif.  Pour  les  femmes,  on  leur  coupait  communément  le  nez. 
I^'auteur  d'un  vol  important  avait  la  main  coupée  ;  en  cas 
de  récidive,  on  coupait  l'autre.  Jang  Balladur  a  adouci  ce 
code  barbare  :  seuls  le  meurtre  d'un  homme  ou  d'une 
vache  sont  punis  de  la  peine  capitale.  La  plupart  des 
crimes  et  délits  sont  punis  de  l'amende,  au  profit  des  juges 
et  de  l'État. 

Pour  soutenir  les  lourdes  charges  d'un  Etat  militaire,  le 
Népal  dispose  de  revenus  bien  modestes.  En  1792,  Kirk- 
patrick  évaluait  les  revenus  à  25  ou  30  lakhs  (centaines 
de  mille)  de  roupies:  3  ou  4  lakhs  fournis  parles  douanes, 
les  droits  sur  le  sel,  le  tabac,  le  poivre,  la  noix  de  bétel  et 
la  vente  des  éléphants  du  Téraï;  7  ou  8  lakhs,  parle  mon- 
nayage; 15  à  18  lakhs,  par  les  monopoles  (sel,  salpêtre), 
les  mines  de  cuivre  et  de  fer,  et  les  impôts  fonciers.  Avant 
l'invasion  gourkha  les  revenus  étaient  supérieurs,  car  le 
cuivre  du  Népal  n'était  pas  encore  chassé  des  marchés  de 
l'Hindoustan  parle  cuivre  d'Europe  ;  le  Tibet  exportait  au 
Népal  des  quantités  d'or  et  d'argent  qui  retournaient  au 
Tibet  en  espèces  monnayées,  laissant  aux  Mallas  un  profit 


1.  La  liste  de  Kirkpatrick  est  difTérente  :  Gohatyâ  ;  strîhatyâ  ; 
âlma  hatyâ,  «  mutilation  personnelle  avec  intention  magique  »;  para 
hatyâ,  «  mutilation  d"autrui  »  ;  toona  ou  kool,  «  sorcellerie  ».  —  Le 
nmnslii  de  Wright  donne  p.  189,  n.  1,  une  liste  pareille  à  Hodgson, 
mais  disposée  dans  un  ordre  di lièrent  :  brahma",  strî*',  bâta",  sagotra^, 
go".  Le  quatrième,  meurtre  d'une  personne  du  même  clan,  tient  la 
place  du  palhi  de  Hodgson. 


ORGA>;iSATio>;  i>()LmnuE,   judiciaire,  économique  297 

considérable.  En  1875,  le  Dr.  Wright  évalue  les  revenus  à 
96  lakhs  de  roupies  (environ  2  millions  et  demi  de  francs), 
fournis  principalement  par  l'impôt  foncier,  les  douanes,  le 
produit  des  forêts  de  çâlas  (bois  de  tek)  du  Téraï,  et  les 
monopoles  d'État  (sel,  tabac,  ivoire,  bois  de  construction). 

Le  système  ingénieux  des  jagirs  annuels  permet  au\ 
Gourkhas  de  compenser  rinsuffisance  du  numéraire. 
Comme  la  solde  de  l'armée,  les  traitements  civils  sont 
payés  en  concessions  de  terrains.  Chaque  année,  à  la 
panjanî,  le  roi  comme  propriétaire  absolu  du  sol  octroie 
aux  serviteurs  qu'il  engage  ou  qu'il  maintient  un  fief  dont 
la  valeur  et  l'étendue  varient  naturellement  avec  l'impor- 
tance de  la  fonction  ;  l'année  écoulée,  le  fief  retourne  au 
roi  qui  en  dispose  de  nouveau  à  son  gré.  Ces  fiefs  portent 
le  nom  persan  àQ  jagirs,  et  les  concessionnaires  sont  iy\)\)e- 
\esjagirdars.  Le  gouvernement  évite  autant  que  possible 
de  laisser  plus  d'un  an  le  même  jagirdar  en  possession  de 
son  fief,  afin  de  mieux  marquer  le  caractère  provisoire  de 
la  concession,  d'empêcher  l'attachement  de  l'individu  au 
sol  et  de  rappeler  la  toute-puissance  du  roi.  La  plupart  du 
temps,  les  traitements  sont  payés  exclusivement  en  jagirs  ; 
dans  certains  cas,  le  trésor  verse  un  complément  en  numé- 
raire. Le  jagir  ne  remplace  pas  seulement  les  traitements; 
il  tient  aussi  lieu  de  pension.  Les  veuves,  les  orphelins  des 
serviteurs  de  l'État  reçoivent  des  jagirs,  l'épartis  avec  la 
plus  sévère  équité.  Le  jrigir  peut  se  bornera  un  champ,  ou 
comprendre  une  ville  entière.  La  ville  de  Sankou,  au  N.-E. 
de  la  vallée,  est  le  jagir  de  la  première  reine  [mahd  rdnî]  ; 
au  temps  d'Hamilton,  le  revenu  en  était  estimé  à  4  000 
roupies. 

Au  jagir  peuvent  encore  s'ajouter  des  sources  de  revenus 
supplémentaires.  Les  officiers  reçoivent  une  commission 
royale  qui  les  autorise  à  administrer  la  justice  et  à  infliger 
des  amendes  jusqu'à  concurrence   de    100  roupies  aux 


298  LE    NÉPAL 

paysans  établis  sur  leurs  terres  ;  la  tentation  est  trop  forte 
pour  qu'elle  ne  fasse  pas  tort  à  la  stricte  justice.  Mais  les 
appels  (les  victimes  au  maharaja  provoquent  de  temps  en 
tenq)S  des  disgrâces  éclatantes  qui  rappellent  au  devoir  les 
cupidités  surexcitées.  Les  juges,  de  même,  louchent  con- 
jointement avec  l'État  des  droits  fixes  sur  les  affaires  et 
sur  les  opérations  judiciaires.  D'après  Kirlvpatrick,  le 
Clmuti'a  ou  Chaulai'iya  (premier  ministre)  touchait,  outre 
sonjagir,  un  droit  de  huit  annas  sur  chaque  champ  de 
riz,  les  terres  des  Tliargars  et  des  soldats  exceptées  ;  les 
Kâjis  se  partageaient  un  droit  d'une  roupie  par  champ  ;  les 
quatre  Sirdars  recevaient  chacun  deux  annas  par  champ; 
les  deux  Kliardars  touchaient  également  deux  annas  cha- 
cun par  champ;  le  surintendant  de  la  monnaie  percevait 
pour  son  compte  un  droit  énorme  de  7  tôlas  d'or  sur 
chaque  marchand  népalais  établi  au  Tibet  et  qui  rentrait 
au  pays.  Hamilton  indique  une  autre  répartition  :  le  chef 
de  l'Etat  recevait  les  deux  tiers  du  revenu  ;  le  tiers  restant 
était  partagé  entre  les  grands  officiers  ;  le  Chautariya  en 
avait  un  cinquième  ;  autant,  le  Kâji  ;  autant,  le  fils  aîné 
du  roi  ;  autant,  la  première  reine,  si  elle  avait  des  enfants  ; 
le  dernier  cinquième  de  cette  tierce  portion  allait  aux  sïr- 
duva, S.II  conse'iWerQ' et/iabudhdjj  a.u  secrétaire.  Le  dharmâ- 
dhilvârî  continue  à  percevoir  les  amendes  qu'il  prononce 
dans  les  questions  de  pureté  légale. 

La  répartition  des  jagirs,  pour  être  équitable,  suppose 
un  cadastre  bien  établi.  Et  de  fait  les  Mallas  ont  transmis 
aux  Gourkhas  c  un  admirable  système  de  cadastre,  qui 
pourrait  faire  honneur  au  gouvernement  britannique  de 
l'Inde*  ».  C'est  à  Jaya  Sthiti  Malla  que  la  tradition  attribue 
ce  grand  travail.  Les  terrains  furent  alors  divisés  en  quatre 
classes,  et  leur  valeur  fut  déterminée  par  le  nombre  de 

1.  IloDGSo.x,  Journ.  Roy.  As.  Soc.  Bengal  XVII  (1848),  p.  229,  n. 


ORGANISATION    POLITIQUE,    JUDICIAIRE,    ÉCONOMIQUE    209 

Karkhas  ou  de  ropnis  qu'ils  contenaient.  Pour  la  quatrième 
classe,  la  ropnî  était  de  125  hâllis  (coudées)  en  circoufi'- 
rence;  pour  la  troisième  classe,  de  H2  hâths;  pour 
la  seconde,  de  109;  pour  la  première  05.  La  lon- 
gueur (\[\h(ithh\{  fixée  à  24  fois  la  longueur  de  la  pre- 
mière phalange  du  pouce.  La  perche  d'arpenteur  était 
auparavant  longue  de  10  4  hâths;  Jaya  Sthiti  .Malla  la 
réduisit  à  7  4-haths.  On  fit  une  o|)ération  analogue  sur  les 
terrains  construits  ou  à  construire  ;  on  les  divisa  en  trois 
classes,  selon  qu'ils  étaient  situés  au  centre  de  la  ville,  ou 
dans  une  rue,  ou  dans  une  ruelle.  Le  khi)  fut  adopté 
comme  unité  de  mesure.  Pour  les  terrains  de  première 
classe,  le  khâ  avait  85  hâths  en  circonférence  ;  pour  la 
seconde  classe,  95  ;  pour  la  troisième,  101 .  Les  arpenteurs 
de  cultures  formèrent  la  caste  des  Ksetra  kiiras\  les  arpen- 
teurs de  terrains  à  bâtir,  la  caste  des  Taksa  kàras. 

Ainsi  l'unité  de  mesure  n'est  pas  une  unité  de  superficie, 
mais  une  unité  de  valeur.  En  fait  les  prix  assignés  aux 
quatre  catégories  de  terrains  de  culture  variaient  pour  la 
même  superficie,  selon  les  classes,  comme  1  :  0,87  :  0,83: 
0,76  ;  pour  les  terrains  bâtis  ou  à  bâtir,  comme  1  :  0,80  : 
0,84.  La  réduction  de  la  perche  d'arpentage  de  10  4  cou- 
dées à  7  Y  coudées  prouve  que  depuis  l'institution  de  cette 
mesure  jusqu'à  Jaya  Sthiti  Malla,  la  valeur  des  terrains 
avait  augmenté  du  quart  (  104  :  7  ^^  1 ,4  :  1  ).  A' ers  1702, 
Hahâdur  Sâh,  régent  sous  la  minorité  dé  Hana  Balladur, 
donna  l'ordre  de  dresser  un  nouveau  cadastre  ;  on  en  tint 
les  résultats  secrets;  mais  le  peuple,  h  (jiii  une  opération 
de  ce  genre  est  toujours  suspecte,  ne  manqua  pas  d'attri- 
buer la  soudaine  disgrâce  du  régent,  en  1795,  au  péché 
qu'il  avait  commis  «  de  vouloir  mesurer  les  limites  de  la 
terre  ».  Balladur  Sâli  s'était  contenté  d'appliquer  la 
méthode  des  Mallas  ;  la  valeur  des  terrains  était  de  même  esti- 
mée en  ropiiîs;  vingt-riiuj  rnpnîs  en  moyenne  faisaient  un 


'?00  LE    NÉPAL 

champ, /7z^/ V.:se/r«)  '.  Dans  les  bons  terrains,  on  faisait  usage 
d'une  perclie  longue  de  7 4  coudées;  c'était  la  perche 
de  Jaya  Stliili  Malla;  dans  les  mauvais  terrains,  la  perche 
avait  une  longueur  de  9  4  coudées.  La  même  estimation, 
dans  les  terrains  de  la  seconde  catégorie,  supposait  donc 
une  superficie  d'un  quart  en  plus. 

Le  champ,  khet,  est  l'unité  de  paiement  en  usage  dans 
les  concessions  de  jagirs.  Un  khet  est  un  terrain  de  pre- 
mière qualité,  bien  arrosé  par  des  sources  ou  des  ruisseaux, 
avec  un  sol  riche,  et  qui  donne  pour  un  travail  moyen  tous 
les  grains  de  qualité  supérieure.  Les  terrains  à  khet  sont 
surfout  situés  dans  les  vallées  ;  mais  il  s'en  trouve  aussi  sur 
les  plateaux.  La  moyenne  de  rendement  du  khet,  pris 
comme  unité  de  valeur,  est  de  100  murU  de  riz  en  balle 
(près  de  7000  kilogrammes)  estimés  environ  150  roupies  ; 
la  superficie  en  varie  naturellement  avec  la  qualité  de  la 
terre . 

Le  concessionnaire  dujagir,  le  jagirdar,  est  libre  d'ex- 
ploiter par  lui-même  le  terrain  qui  lui  est  octroyé  ;  mais  en 
général  ses  occupations  et  son  goût  l'en  détournent  égale- 
ment. 11  le  confie  à  un  métayer  qui  lui  paie  la  moitié  du  pro- 
duit, et  qui  lui  verse  de  plus  un  droit  de  deux  ou  trois  roupies 
par  khet.  Le  jagir  peut  comprendre,  outre  des  kliets,  des 
terrains  de  la  catégorie  kohrya  ou  barhi,  c'est-à-dire  qui  ne 
sont  arrosés  ni  par  des  sources  ni  par  des  cours  d'eau.  Un 
pareil  terrain  exige  beaucoup  de  travail  et  rend  peu  ;  on  n'y 
peut  faire  venir  que  des  grains  médiocres,  bons  tout  juste 
pour  le  fermier  ou  pour  les  basses  castes.  Le  métayer  du 
jagirdar  ne  lui  paie  sur  ces  terrains  qu'un  droit  propor- 
tionnel au  nombre  des  labours. 

En  outre  des  jagirs  annuels,  certains  terrains  [birtds]  sont 


1.  Réduit  plus  tard  à  20  ropnîs  dans  la   vallée  du   Népal.  Campbell, 
Notes...,  p.  75. 


ORGANISATION    POLITIQUE,    JUDICIAIRE,    ÉCONOMIQUE    301 

concédés  en  donation  perpétuelle,  mais  rarement,  et 
presque  exclusivement  à  des  brahmanes,  soit  que  le  roi 
veuille  effacer  par  une  œuvre  pic  un  péché  commis,  soitqu'il 
veuille  simplement  récompenser  un  dévot  ou  un  savant 
d'élite  ;  dans  le  premier  cas,  le  terrain  ne  peut  plus  faire 
retour  à  la  couronne,  et  s'il  tombe  en  déshérence,  il  est 
attribué  au  temple  de  Paçupati  ou  de  Changu  Narayan  ; 
dans  le  second  cas,  la  couronne  le  reprend  en  l'absence 
d'héritiers.  La  cérémonie  de  donation  est  exactement  con- 
forme au  type  traditionnel  :  on  apporte  au  roi  une  motte 
de  terre  prise  sur  le  terrain  concédé,  le  roi  l'arrose,  y  mêle 
de  l'herbe  sacrée  (kuça)  et  du  sésame,  tandis  qu'un  prêtre 
prononce  des  formules,  et  il  la  remet  au  donataire  qui 
reçoit  aussi  le  plus  souvent  une  charte  gravée  sur  cuivre 
(tdmra  pattrd).  Les  terrains  ainsi  concédés  sont  nommés 
kuça-birtds  ;  ils  sont  libres  de  charges,  aliénables  et  hérédi- 
taires ;  mais  certains  crimes  entraînent  la  déchéance.  11 
est  des  kuça-birtâs  qui  remontent  au  règne  des  Mallas  et 
que  les  Gourkhas  ont  confirmés  par  l'apposition  du  sceau 
rouge,  moyennant  un  droit  proportionnel.  Du  reste  le 
bénéficiaire  d'un  pareil  don  ne  manque  pas  à  l'occasion 
d'assurer  à  son  titre  de  propriété  une  garantie  de  plus  en 
offrant  au  roi  un  présent  convenable  ;  la  formalité  est 
presque  de  règle  à  l'avènement  d'un  nouveau  roi.  Ouelques 
Névars  ont  obtenu,  par  une  faveur  exceptionnelle  des  rois 
gourkhas,  d'être  confirmés  dans  la  possession  de  terrains 
concédés  par  les  Mallas  aux  mêmes  conditions  que  les 
kuc.'a-birlàs  ;  mais  la  confirmation  doit  en  ce  cas  être 
renouvelée  à  chaque  avènement,  et  contre  le  versement 
d'un  droit  élevé. 

Les  domaines  immédiats  de  la  couronne,  dispersés  dans 
tout  le  royaume,  sont  les  uns  affermés  h  des  métayers, 
les  autres  exploités  directement;  le  travail  est  fourni 
par  des  réquisitions  et  des  corvées  imposées  aux  paysans 


302  LE    NÉPAL 

des  environs.  Le  procluil  du  niélayage  sert  à  la  consom- 
mation de  la  cour;  le  surplus  est  distribué  aux  religieux 
mendiants, 

L'agricullure ',  les  métiers  et  le  commerce  du  Népal 
sont  tout  entiers  aux  mains  des  INévars.  11  n'y  a  pas  de 
Gourkha  qui  cultive  ;  il  n'y  a  pas  de  Névar  qui  ne  cultive 
pas.  Outre  la  classe  rurale  des  Jyâpus,  les  artisans  et  les 
marchands  établis  en  ville  ont  tous  un  lopin  de  terre  qu'ils 
exploitent  personnellement.  Le  goût  des  Névars  pour  la 
culture,  combiné  avec  les  besoins  d'une  populalion  prodi- 
gieusement dense,  a  su  tirer  un  parti  magnilique  des  res- 
sources naturelles  de  la  vallée.  Les  indigènes  répartissent 
les  terrains  de  culture  en  deux  catégories,  tout  à  fait  indé- 
|»endantes  de  la  richesse  propre  du  sol  :  la  première  com- 
|)rend  tous  les  terrains  situés  à  proximité  d'une  rivière  ou 
d'un  cours  d'eau,  par  conséquent  surs  d'être  inondés  à  la 
saison  des  pluies  et  susceptibles  d'être  irrigués  dans  la  sai- 
son sèche;  la  seconde  comprend  les  terrains  qui  n'offrent 
pas  par  leur  situation  la  même  sécurité  ni  la  même  com- 
modité. Les  ruisseaux  qui  descendent  sur  les  flancs  des 
montagnes  sont  captés  à  tous  les  étages  de  leur  course,  et 
contraints  départager  leurs  eaux  entre  les  menus  canaux 
d'irrigation.  Grâce  à  ce  système,  la  culture  du  riz,  qui  est 
parexcellence  laculture  du  pays,  apu  escalader  les  pentes; 
les  hauteurs  qui  encadrent  le  fond  de  la  vallée  présentent 
l'aspect  d'un  amphithéâtre  énorme  taillé  en  gradins 
réguliers.  La  patience  et  l'ingéniosité   des  habitants  ont 


i.  Sur  l'agricullure  au  Népal,  le  document  fondamental  est  toujours: 
A.  Campbell,  iVo^es  on  the  AgricuUure  nncl  Rural  Economy  oflhe 
Valley  of  Nepaul.  Compiled  diiefly  from  verhal  Information  and 
Personal  observaiion:  access  lo  aulhenlic  docmnenla  not  being 
oblatnable.  Calhviandu,  January  Ist  1837.  Publié  dans  les  Transac- 
tions of  ihe  Agricullural  and  Horticultural  Society  of  India,\o\. 
IV,  (Calcutta,  1839,  p.  58-175.  Camplx'll  était  l'assistant  de  Hodgson,  ce 
beau  travail  sort  donc  en  quelque  sorte  de  l'école  de  Ilodgson. 


ORGANISATION    POLITIQUE,    JUDICIAIRE,    ÉCONOMIOUE    303 

multiplié  les  terrasses  bordées  de  petites  levées  en  terre 
battue  pour  retenir  les  eaux  précieuses.  Dès  les  premiers 
siècles  de  lliistoire  népalaise,  les  inscriptions  montrent  le 
développement  des  canaux  d'irrigation  (tilamaka)  régle- 
mentés par  des  cliartes  royales.  Une  inscription  plus  tar- 
dive et  datée  du  xvii*  siècle,  sous  le  règne  de  Jitàmitra 
Malla,  vaut  d'être  rapportée  pour  la  précision  des  détails  ; 
le  texte  en  est  inséré  dans  la  Vanicâvalî  bouddhique  :  «  Les 
inspecteurs  du  canal  ne  donnent  pas  honnêtement  l'eau 
au  peuple,  et  c'est  pourquoi  le  présent  arrangement  est 
pris.  Au  moment  oîi  on  plante  le  riz.  le  peuple  doit  faire 
un  canal  d'irrigation,  et  quiconque  y  travaille  doit  après 
une  journée  de  labeur  venir  réclamer  une  attestation 
royale,  qui  lui  donnera  droit  à  l'eau.  Quiconque  ne  pourra 
pas  produire  cette  attestation  sera  puni  d'une  amende 
maximum  de  3  dâms  (  1  4anna).  Les  inspecteurs  ne  de- 
vront pas  prélever  de  droits  pour  laisser  prendre  l'eau  du 
canal.  Le  rang  des  individus  ne  sera  pas  pris  en  considéra- 
tion dans  la  distribution  de  l'eau,  mais  chacun  doit  rece- 
voir sa  part  à  son  tour.  Si  les  inspecteurs  ne  laissent  pas 
chacun  à  son  tour  prendre  l'eau,  l'inspecteur  en  chef  sera 
condamné  à  six  mohars  d'amende.  »  Le  procédé  de  répar- 
tition varie  ;  tantôt  l'irrigation  commence  par  le  champ  le 
plus  rapproché  du  cours  d'eau  ;  tantôt,  chacun  à  tour  de 
rôle,  a  l'eau  à  sa  disposition  un  nombre  déterminé  d'heures. 
Un  roulement  analogue  s'établit  pour  les  canaux 
disposés  le  long  du  même  cours  d'eau,  à  des  altitudes 
différentes,  si  le  débit  ne  suffit  pas  à  ahmenter  simultané- 
ment un  grand  nombre  de  prises. 

L'abondance  de  l'eau  ajoute  encore  à  la  richesse  inépui- 
sable d'un  sol  formé  d'alluvions  et  qui  rend  communément 
trois  récoltes  par  an  :  orge,  blé,  ou  moutarde  en  hiver; 
radis,  ail  ou  pommes  de  terre  au  printemps,  riz  ou  maïs  à 
la  saison  des  pluies.   Et  cependant  le  Névar  ne   dispose 


304  LE    NÉPAL 

point  de  fumier  (sauf  les  déjections  humaines  et  certaines 
terres  siliceuses)  pour  engraisser  les  champs.  Les  exigences 
de  la  culture  tiennent  le  bétail  en  dehors  de  la  vallée,  soit 
dans  les  pâturages  marécageux  du  Téraï,  soit  sur  les  alpes 
du  haut  pays.  L'élevage  se  réduit  aux  canards  que  le  Névar 
soigne  avec  tendresse,  comme  des  auxiliaires  et  des  pour- 
voyeurs ;  chaque  jour  on  les  porte  dans  des  paniers  jus- 
qu'aux champs  pour  y  extirper  la  vermine  de  la  boue,  et 
le  soir  on  les  rapporte  à  la  maison.  En  outre,  leurs  œufs 
sont  très  appréciés  des  gourmets  et  valent  presque  le 
double  des  œufs  de  poule.  Le  seul  bétail  qui  se  rencontre 
couramment  dans  la  vallée  consiste  dans  les  vaches  sacrées 
mises  en  liberté  par  des  Hindous  pieux  ;  donner  la  liberté 
à  une  vache  passe  pour  un  acte  infiniment  méritoire  et 
pour  une  source  de  bénédictions.  La  loi  des  Gourkhas  inter- 
dit de  tuer  ces  vaches,  sous  peine  de  mort,  ou  même  de 
les  frapper  sous  peine  des  plus  graves  châtiments.  Elles 
vont  par  les  champs,  broutant  où  leur  plaît,  et  les  brah- 
manes enseignent  que  leur  visite  est  une  faveur  insigne. 
Le  pauvre  Névar  qui  les  redoute  défend  ses  récoltes  par 
des  haies  de  roseaux  qui  opposent  au  divin  maraudage  une 
barrière  bien  frêle. 

Le  matériel  agricole  des  Névars  est  assez  rudimentaire  ; 
les  éléments  essentiels  en  sont  une  espèce  de  houe  qui 
tient  lieu  de  pioche,  de  bêche  et  même  de  charrue  (car  le 
Névar  ne  laboure  pas,  il  fait  à  la  main  tous  les  travaux)  ;  — 
et  le  double  panier  suspendu  aux  extrémités  d'une  perche 
qui  pose  sur  l'épaule  comme  les  deux  plateaux  au  fléau 
de  la  balance,  et  que  le  Névar  utilise  à  toutes  tins. 

Les  principales  cultures  de  la  vallée  sont:  d'abord  le  riz, 
en  nombreuses  variétés,  depuis  le  riz  transj)lanté  jusqu'au 
riz  des  hauts  plateaux  qui  n'a  pas  besoin  de  chaleur  ni 
d'humidité  ;  le  blé,  cultivé  surtout  en  vue  de  la  distillation 
de  l'alcool  ;  le  maïs  et  le   murva   (sorte  de  millet)  que  la 


Temple  de  Mahenkal  (Mahd-kùla  commun  aux  himJouistes  et  aux  boaddliistes, 

à  Kataiandou. 


20 


300  LE    NÉPAL 

cherté  croissante  de  la  vie  a  introduits  dans  l'alimentation 
courante  ;  les  diverses  espèces  de  farineux  :  iirid,  mas,  etc.  ; 
le  phofur  (blé  noir)  ;  la  moutarde,  pour  l'huile  qu'on  en 
tire,  ainsi  que  le  sésame,  l'ail  elle  radis,  qui  sont  le  pain 
du  Mévar.  Au  Népal,  l'air  sent  l'ail;  on  mange  l'ail  cru, 
cuit,  en  assaisonnement,  en  conserve  dans  l'huile,  le 
vinaigre,  le  sel.  Le  radis  n'est  pas  moins  indispensable,  ni 
moins  diversement  traité;  un  procédé  spécial  de  conser- 
vation, par  la  fermentation  dans  le  sol,  le  transforme  en 
sinki,  le  régal  le  plus  puant  dont  jouisse  l'humanité.  Enfin, 
la  canne  h  sucre,  et  une  délicieuse  variété  de  fruits,  depuis 
ceux  de  l'Inde:  ananas,  banane,  jacquier,  etc.,  jusqu'aux 
fruits  de  l'Europe  :  oranges,  citrons,  pommes,  etc.  L'année 
agricole  se  divise  en  cinq  saisons  :  trois  mois  et  demi  d'hi- 
ver, à  partir  du  15  novembre;  deux  mois  de  printemps  à 
partir  du  1"  mars  ;  un  mois  et  demi  d'été  à  partir  du  1"  mai; 
3  mois  de  pluie,  à  partir  du  15  juin;  2  mois  d'automne,  à 
partir  du  15  septembre. 

Comme  ouvriers,  les  Névars  excellent  dans  le  travail  du 
bois  et  du  bronze  et  dans  l'orfèvrerie.  Les  voyageurs  chi- 
nois admiraient  dès  le  vn^  siècle  les  ciseleurs  et  les  sculpteurs 
du  pays.  Les  Mallas,  artistes  d'instinct  et  de  tradition  à  la 
fois,  bâtisseurs  infatigables,  encourageaient  et  mainte- 
naient les  arts  nationaux;  les  Gourkhas  indifférents  les 
laissent  se  perdre.  Les  darbars  et  les  temples  anciens, 
même  les  maisons  des  simples  particuliers  étalent  aux  yeux 
des  merveilles  de  goût  et  de  fantaisie,  oii  les  influences 
multiples  de  l'Inde,  du  Tibet  et  de  la  Chine,  se  mêlent  et 
se  fondent  dans  une  invention  harmonieuse.  La  porte  d'or 
du  darbar  de  Bhatgaon,  la  porte  de  Changu  Narayan  sont 
de  véritables  chefs-d'œuvre.  Les  Névars  sont  également 
très  habiles  à  fondre  les  cloches;  on  en  montre  une  à  Bhat- 
gaon qui  a  cinq  pieds  de  diamètre.  Katmandou  aussi  a  sa 
cloche  monumentale.    Le    Népal    fabrique     encore    un 


ORGANISATION    POLITIQUE,    JUDICIAIRE,    ÉCONOMIQUE    307 

grand  nombre  d'idoles,  tant  bouddhiques  que  brahma- 
niques, qui  se  répandent  au  Nord  et  au  Sud  de  l'Himalaya. 
A  cause  de  leur  adresse  au  travail  des  métaux,  les  ouvriers 
népalais  sont  très  recherchés  dans  le  monde  tibétain.  Le 
P.  d'Andrada  trouva  en  1626  des  orfèvres  népalais  au  ser- 
vice du  roi  de  Chaparangue,  dans  le  Tibet'.  Au  milieu  du 
xix°  siècle,  le  P.  Hue  trouva  établis  à  Lhasa  un  grand 
nombre  de  Névars.  11  les  décrit  sous  le  nom  de  Pé-boim 
qui  s'applique  mieux  aux  gens  du  Bhoutan  ;  mais  le  portrait 
qu'il  en  trace,  étincelant  de  verve  et  de  vie,  ne  permet  pas 
d'hésitation ^  La  peinture  a  été  cultivée  avec  succès  au 

1.  V.  Slip.,  p.  79. 

2.  Hue,  II,  262  sqq.  «  Parmi  les  étrangers  qui  constituent  la  population 
fixe  de  Lha-Ssa,  les  Pé-boun  sont  les  plus  nombreux.  Ce  sont  des  Indiens 
venus  du  côLé  du  Boutan  par  delà  les  monts  Himalaya.  Ils  sont  petits, 
vigoureux,  et  d'une  allure  pleine  de  vivacité  ;  ils  ont  la  figure  plus 
arrondie  que  les  Thibétains  ;  leur  teint  est  fortement  basané,  leurs 
yeux  sont  petits,  noirs  et  malins  ;  ils  portent  au  front  une  tacbe  de 
rouge  ponceau  qu'ils  renouvellent  tous  les  matins.  Ils  sont  toujours 
vêtus  d'une  robe  ç^npoulou  violet  et  coitîés  dun  petit  bonnet  en  feutre, 
de  la  même  couleur,  mais  un  peu  plus  foncée.  Quand  ils  sortent,  ils 
ajoutent  à  leur  costume  une  longue  écharpe  rouge  qui  fait  deux  fois  le 
tour  du  cou,  comme  un  grand  collier,  et  dont  les  deux  extrémités  sont 
rejelées  par-dessus  les  épaules. 

Les  Pé-boun  sont  les  seuls  ouvriers  métallurgistes  de  Lha-Ssa.  C'est 
dans  leur  quartier  qu'il  faut  aller  chercher  les  forgerons,  les  chaudron- 
niers, les  plombiers,  les  étameurs,  les  fondeurs,  les  orfèvres,  les  bijou- 
tiers, les  mécaniciens,  même  les  physiciens  et  les  chimistes.  Leurs 
ateliers  et  leurs  laboratoires  sont  un  peu  souterrains.  On  y  entre  par 
une  ouverture  basse  et  étroite,  et  avant  d'y  arriver  il  faut  descendre 
trois  ou  quatre  marches.  Sur  toutes  les  portes  de  leurs  maisons,  on  voit 
une  peinture  représentant  un  globe  rouge,  et  au-dessous  un  croissant 
blanc.  Évidemment  cela  signifie  le  soleil  et  la  lune.  IMais  à  quoi  cela 
fait-il  encore  allusion?  C'est  ce  dont  nous  avons  oublié  de  nous  informer. 

Un  rencontre,  parmi  les  Pé  boun,  des  artistes  très  distingués  en  fait 
de  métallurgie.  Ils  fabrii[uenl  des  vases  en  or  et  en  argent  pour  l'usage 
des  lamaseries,  et  des  bijou.x  de  tout  genre  qui  certainement  ne  feraient 
pas  déshonneur  à  des  artistes  européens.  Ce  sont  eux  qui  font  aux 
temples  bouddhiciues  ces  belles  toitures  en  lames  dorées  qui  résistent  à 
toutes  les  intempéries  des  saisons,  et  conservent  toujours  une  fraîcheur 
et  un  éclat  merveilleux.  Ils  sont  si  habiles  en  ce  genre  douvrages  qu'on 
vient  les  chercher  du  fond  de  la  ïartarie  pour  orner  les  grandes  lauui- 
series.  Les  Pé-boun   sont  encore  les  teinturiers  de  Lha-Ssa.  Leurs  cou- 


308  LE   NÉPAL 

Népal.  Târanâtha,  dans  sa  classification  des  écoles  hin- 
doues, distingue  une  école  népalaise  de  peinture  et  de  fon- 
derie. L'ancienne  école  se  rattachait  à  l'art  du  Nord-Ouest 
de  l'Inde  ;  l'école  suivante  ressemblait  plutôt  à  l'école  de 
l'Est.  Les  écoles  postérieures  n'ont  pas  de  caractère  spé- 
ciar.  M.  Foucher  a  confirmé  par  l'analyse  délicate  des 
miniatures  de  deux  manuscrits  népalais  la  justesse  des 
appréciations  de  Târanâtha". 

Le  papier  qui  porte  le  nom  de  népalais,  et  qui  a  pour 
principal  marché  Katmandou,  n'est  pas  une  production 
de  la  vallée  même  ;  il  se  fabrique  dans  la  région  plus  sep- 
tentrionale du  royaume,  au  milieu  des  forêts  oii  se  ren- 
contrent les  arbustes  (daphne)  dont  l'écorce  sert  à  sa  ma- 
nufacture '. 

Le  commerce  du  Népal  ne  doit  pas  son  importance  au 
marché  local,  très  restreint,  mais  à  la  situation  géogra- 
phique du  pays  qui  se  trouve  sur  la  seule  voie  directe  des 
échanges  entre  l'Inde  d'une  part,  le  Tibet  et  la  Cbine  de 


leurs  sont  vives  et  persistantes,  leurs  étoffes  peuvent  s'user,  mais  jamais 
se  décolorer.  11  ne  leur  est  permis  de  teindre  que  \espou-lou.  Les  étoffes 
qui  viennent  des  pays  étrangers  doivent  être  employées  telles  qu'elles 
sont;  le  gouverneuient  s'oppose  absolument  à  ce  que  les  teinturiers 
exercent  sur  elles  leur  industrie.  Il  est  probable  f[ue  cette  prohibition  a 
pour  but  de  favoriser  le  débit  des  étoiles  fabriquées  à  LhaSsa. 

Les  Pé-boun  ont  le  caractère  extrèmeuient  jovial  et  enfantin;  aux 
moments  de  repos,  on  les  voit  toujours  rire  et  folâtrer;  pendant  les 
heures  de  travail  ils  ne  cessent  jamais  de  chanter.  Leur  religion  est 
le  bouddhisme  indien.  Quoiqu'ils  ne  suivent  pas  la  réforme  de  Tsong- 
Kaba,  ils  sont  pleins  de  respect  pour  les  cérémonies  et  les  pratiques 
lamanesques.  Us  ne  manquent  jamais,  aux  jours  de  grande  solennité, 
d'aller  se  prosterner  aux  pieds  du  Bouddha-La  et  d'offrir  leurs  adorations 
au  Talé-Lama.  » 

1.  T\RANATHA,  p.   280. 

2.  Foucher,  Iconographie  bouddhique,  34  39,  182,  184. 

3.  HoDGsoN  a  décrit  le  procédé  de  fabrication  dans  un  court  article  : 
On  the  Native  method of  mahing  the  paper  denominated  in  Hiadu- 
stan  Neixilese,  dans  Journ.  As.  Soc.  Bengal,  I;  Trans.  Agric.  Soc. 
India,  V,  réimprimé  dans  le  recueil  des  Miscellaneous  Essays  rela- 
ting  to  Indian  subjects,  vol.  II,  p.  251-254. 


ORGANISATION    POLITIQLE,    JUDICIAIRE,    ÉCONOMIQUE    309 

l'autre.  Dès  le  vu'  siècle,  au  temps  du  roi  Srong-tsangam- 
po  et  de  ses  premiers  successeurs,  les  pèlerins  et  les 
ambassadeurs  chinois  avaient  reconnu  et  exploré  la  route. 
L'anarchie  persistante  au  Népal  et  au  TiJDet  la  tint  ensuite 
longtemps  fermée.  Au  milieu  du  xvi'  siècle,  le  roi  Malien- 
dra  Mallade  Katmandou  semble  avoir  renoué  les  relations 
entre  les  deux  pays  ;  il  obtint  le  privilège  de  fournir  au 
Tibet  l'argent  monnayé.  Au  début  du  xvii"  siècle,  le 
minis tre du  roi  Laksmî  Nara  sirpha  Malla,  BhîmaMalla établit 
un  trafic  régulier;  il  alla  en  personne  à  Lhasa  et  y  installa 
une  colonie  névare.  Les  Mallas  encouragèrent  ces  échanges 
qui  profitaient  à  leur  trésor*  ;  mais  les  temps  troublés  qui 
précédèrent  l'occupation  Gourkha  et  la  méfiance  l)rutale 
des  nouveaux  maîtres  du  Népal  arrêtèrent  le  commerce. 
Les  trafiquants  qui  résidaient  dans  les  trois  capitales  s'em- 
pressèrent de  déguerpir.  Prithi  Narayan  essaya  en  vain  de 
la  diplomatie  et  de  l'intimidation  pour  conserver  à  sa 
monnaie  la  clientèle  du  Tibet ^  Les  négociations,  traînées 
en  longueur,  aboutirent  en  1792,  pendant  la  minorité  de 
Kana  Balladur,  à  la  guerre  avec  le  Tibet  et  avec  la  Chiue. 
Déjà  les  Anglais  entraient  en  lice.  La  Compagnie,  maî- 
tresse incontestée  du  commerce  de  l'Hindoustan  depuis 
l'écrasement  de  la  concurrence  française,  commençait  à  se 
préoccuper  des  vastes  régions  presque  inexplorées  qui 
s'étendaient  au  Nord  de  l'Himalaya,  et  se  préparait  à  les 
disputer  aux  trafiquants  russes.  Lamission  de  Kirkpatrick, 
en  1792,  avait  pour  objet  essentiel  l'ouverture  de  rapports 
commerciaux  entre  l'Inde  britannique  et  le  Tibet  par  la 
voie  du  Népal,  et  Kirkpatrick,  avec  sa  conscience  et  son 
exactitude  habituelles,  dressa  un  tableau  détaillé  des 
articles  importés  ou  exportés  de  part  et  d'autre.  Mais  la 


1.  V.  sup.  p.  172. 

2.  V.  sup.  p.  175. 


310  LE    iNÉl'AL 

méfiance  obstinée  des  Gourkhas  condamna  celte  œuvre 
de  statistique  à  demeurer  stérile.  Dix  ans  plus  tard,  flamil- 
ton  constatait  la  décadence  lamentable  du  commerce 
népalais  due  aux  défauts  du  gouvernement,  au  manque 
absolu  de  crédit,  à  la  faiblesse  de  la  loi  et  à  la  fausseté  du 
peuple  ;  il  dressait  à  son  tour  une  liste  des  articles  d'échange 
qui  se  rapportait  seulement  au  passé.  La  longue  dictature 
de  Bhim  Sen  rendit  au  INépal  l'ordre  et  la  prospérité.  De 
J8I6  à  1831,  au  témoignage  des  marchands  indigènes,  le 
commerce  népalais  avait  triplé  '.  L'enchérissement  du  prix 
de  la  vie  au  Népal  dans  la  même  période  confirme  l'enri- 
chissement du  pays.  Entre  1792  et  1816,  on  avait  pour  une 
roupie  25  pattis  (84  kilogrammes)  de  riz;  de  1832  à  1835, 
5  |)attis  seulement  (17  kilogrammes);  la  valeur  du  riz  avait 
quintuplé  daiis  ce  court  espace  de  temps.  La  valeur  des 
graines  communes  :  maïs,  millet,  avait  presque  décuplé  : 
1  roupie  les  4  mûris  (200  kilogrammes)  de  maïs  en  1792- 
1816;  1  roupie  les  9  pattis  (30  kilogrammes)  en  1832-35. 
La  valeur  de  l'argent,  comparée  à  celle  du  cuivre,  montre 
une  diminution  de  10  0/0  entre  1816  et  1832'. 

A  ce  moment-là  même,  Hodgson  multipliait  ses  efforts 
pour  augmenter  le  mouvement  commercial  entre  l'Inde,  le 
Népal  et  le  Tibet  ;  il  servait  en  même  temps  par  là  les  inté- 
rêts de  la  patrie  britannique  et  les  intérêts  du  Népal  qu'il 
aimait  comme  une  autre  patrie.  Il  espérait  que  le  Népal, 
enrichi  par  son  commerce,  renoncerait  à  ses  ambitions  de 
conquête  brutale  et  reprendrait  les  traditions  paisibles  et 
prospères  des  Mallas.  Du  même  coup,  le  marchand  russe 
serait  écarté  des  régions  où  son  intluence  constituait 
un  danger  et  une  menace.  Hodgson  condensa  les  infor- 
mations qu'il  avait  recueillies  officieusement  auprès  des 


1.  Hodgson,  The  Comînerce  of  Népal,  p.  92. 

2.  Campbell,  Agriculture,  p.  107-109. 


ORGANISATION    FOLlTlOrK,    JUDICIAIRE,    ÉCONOMIQUE    311 

marchands  de  Katmandou  dans  un  rapport  adressé  au 
Political  Secretary  en  1831  et  qui  futpublié  en  1857'.  Pour 
en  rendre  la  lecture  possible  et  même  aisée  aux  marchands 
indigènes  de  Calcutta,  qu'il  voulait  entraîner  à  des  rapports 
commerciaux  avec  le  Népal,  Hodgson  avait  de  propos  déli- 
béré donné  à  son  mémoire  une  tournure  pratique  et  popu- 
laire ;  il  souhaitait  de  le  publier  dans  une  grande  revue 
pour  communiquer  au  public  sa  confiance  personnelle  dans 
l'avenir  du  commerce  népalais.  Il  y  dressait  une  compa- 
raison méthodique  enh^e  l'itinéraire  suivi  par  les  marchan- 
dises russes  et  le  nouvel  itinéraire  qui  s'offrait  aux 
marchandises  de  l'Angleterre  et  de  l'Inde,  indiquait  les 
précautions  à  prendre,  la  nature  et  la  qualité  des  articles  à 
offrir  en  vente,  et  surtout  leur  répartition  en  colis  d'un 
poids  fixe,  susceptibles  d'être  transportés  directement  à 
travers  les  rudes  passes  de  l'Himalaya  sur  le  dos  vigoureux 
des  porteurs  tibétains.  Enfin,  il  y  avait  joint  un  tableau 
complet  des  marcliandises  qui  avaient  passé  par  le  Népal 
en  1830-1831,  dans  les  deux  sens  du  trafic,  avec  les  prix 
d'achat  et  de  vente.  Pour  apprécier  l'importance  et  le 
mérite  de  ce  travail,  il  faut  se  rappeler  que  Hodgson  avait 
dû  procéder  à  cette  enquête  par  ses  seuls  moyens,  sans  le 
concours  du  gouvernement  népalais.  Les  résultats  furent 
magnifiques.  En  1831,  le  total  des  importations  et  des 
exportations  du  Népal  s'élevait  à  3  millions  de  roupies  ;  en 
1891,1e  commerce  du  Népal  avec  l'Inde  britannique  seule, 
à  l'exclusion  du  Tibet,  atteignait  33  millions  de  roupies. 

Le  commerce  avec  l'Inde  se  fait  à  des  marchés  situés 
tout  le  long  de  la  frontière.  Le  gouvernement  népalais,  indif- 
férent aux  questions  économiques  de  hbre-échange  ou  de 
protection,  ne  demande  aux  douanes  qu'un  aliment  pour 

1.  Dans  [e^Sclcclions  from  Ihe  Records  of  the  Government  ofBen- 
gal,  n»  XXVII,  1857.  Réimprimé  dans  les  Essaya  on  the  Languages^ 
etc..  London,  187'j,  part  H,  p.  91-121  :  The  commerce  of  Népal. 


312  LE   NÉPAL 

le  Trésor  ;  il  perçoit  donc  sur  tous  les  articles  des  droits 
en  rapport  avec  leur  valeur  pratique;  les  objets  de  luxe 
paient  clier,  les  objets  de  première  nécessité  paient  peu. 

A  cbaque  marché  et  sur  chacune  des  routes  ouvertes  au 
commerce  est  établi  un  poste  de  douane.  Parfois  les 
douanes  sont  affermées  à  l'enchère.  Les  droits  perçus 
varient  de  marché  à  marché,  mais  en  verlu  d'un  tarif  connu 
et  autlientique.  Sur  la  roule  de  Katmandou,  un  certain 
nombre  d'articles  paient  un  droit  0/0  ad  valorem;  mais  en 
général,  les  marchandises  paient  en  raison  du  poids,  de  la 
charge  ou  du  nombre,  selon  leur  caractère. 

Les  principaux  articles  d'exportation  du  Népal  sont  :  le 
riz,  les  grains  communs  (millet,  etc.),  les  graines  oléagi- 
neuses, le  ghi  (beurre  clarifié),  les  poneys,  le  bétail,  les 
faucons  de  chasse,  les  mainas  de  volière,  le  bois  de  char- 
pente, l'opium,  le  musc,  le  borax,  la  térébenthine,  le  caté- 
chou,  le  jute,  les  peaux  et  fourrures,  le  gingembre  séché, 
la  cannelle,  le  piment,  le  safran,  les  chauris  (émouchoirs 
en  queue  d'yak). 

Les  principaux  articles  d'importation  sont:  le  coton 
brut,  le  coton  tissé,  les  cotonnades,  les  lainages,  les  châles 
et  couvertures,  la  flanelle,  la  soie,  le  brocart,  la  broderie, 
le  sucre,  les  épices,  l'indigo,  le  tabac,  la  noix  d'arec,  le 
vermillon,  la  laque,  les  huiles,  le  sel,  les  buffles,  les  mou- 
tons, les  boucs,  le  cuivre,  la  verroterie,  les  glaces,  les 
pierres  précieuses,  les  fusils  et  la  poudre  de  chasse  \ 

Dans  ce  mouvement  de  marchandises,  la  part  des  impor- 
tations et  des  exportations  tibétaines  ne  peut  être  précisée, 
si  considérable  qu'on  doive  la  supposer.  Rien  n'est  venu 
s'ajouter  depuis  70  ans  aux  indications  réunies  par 
Hodgson;  et  cependant  le  commerce  entre  le  Népal  et  le 
Tibet  a  dû  s'accroître  considérablement  depuis  que  le  traité 

1.  Ces  trois  paragraphes  sur  le  commerce  avec  l'Inde  sont  à  peu  près 
traduits  de  Humer,  Impérial  Gazetteer  of  India,  art.  Népal,  p.  281  sqq. 


ORGANISATION    POLITIQUE,    JUDICIAIRE,    ÉCONOMIQUE    313 

de  1856  a  donné  au  Népal  le  droit  d'entretenir  un  résident 
{mkîl)  à  Lhasa  et  a  défini  la  situation  légale  des  commerçants 
népalais  au  Tibet.  En  1875,  d'après  Wright,  Lhasa,  sur  une 
population  totale  de  15000  âmes  environ,  comptait  3  000 
Népalais.  Les  droits  de  donane  sur  les  marchandises  à  desti- 
nation ou  en  provenance  du  Tibet  sont  perçus  directement 
par  le  gouvernement,  et  non  pas  affermés.  Chaque  charge 
de  porteur,  quelle  qu'en  soit  la  nature,  est  soumise  à  un 
droit  fixe  d'une  roupie,  perçu  à  la  Monnaie  de  Katmandou  ; 
le  porteur  reçoit  en  échange  un  passeport  qui  le  tient 
quitte  de  tout  droit  jusqu'à  la  frontière  tibétaine. 

Les  principales  exportations  du  Népal  au  Tibet  sont  :  les 
tissus  d'Europe,  la  coutellerie,  les  perles,  le  corail,  le  dia- 
mant, l'émeraude,  l'indigo  et  l'opium.  Les  principales  im- 
portations du  Tibet  au  Népal  sont:  les  métaux  précieux,  le 
musc,  les  chauris  (queues  d'yak),  les  soies  de  Chine,  les 
fourrures,  le  borax,  le  thé,  les  drogues. 

Le  principal  profit  que  le  gouvernement  népalais  tire 
du  commerce  avec  le  Tibet  vient  des  métaux  précieux. 
L'or  ou  l'argent  en  arrivant  à  la  frontière  est  pesé  ;  le  poids 
dûment  enregistré  est  communiqué  aux  autorités  de  la 
capitale.  Le  marchand  doit  alors  porter  son  chargement  à 
la  monnaie,  oii  il  est  estimé  d'après  le  tarif  officiel  et  payé 
à  l'importateur  en  roupies  népalaises.  L'or  est  ensuite 
revendu  par  l'administration  à  un  prix  presque  double  de 
l'achat.  Quant  à  l'argent,  il  ne  peut  sortir  du  Népal  que 
monnayé,  en  espèces  ;  cette  conversion  obligatoire  assure 
au  gouvernement  un  profit  régulier  et  considérable.  Les 
roupies  anglo-indiennes  introduites  au  Népal  ne  peuvent 
plus  en  sortir,  malgré  les  représentations  fréquentes  du 
gouvernement  du  Vice-Roi.  Elles  se  convertissent  en  rou- 
pies népalaises;  c'est-à-dire  qu'au  lieu  de  valoir  16  annas 
elles  ne  valent  plus  au  change  que  13  annas. 

La  roupie  népalaise  n'est,  au  reste,  qu'une. unité  de  cal- 


314  LE    NÉPAL 

cul;  la  Monnaie  ne  frappe  que  des  demi-roupies  (mohar) 
valant  6  annas  +  8  pais  de  la  monnaie  anglo-indienne.  Les 
subdivisions  de  la  roupie  sont  au  Népall'anna,  î^  du  double- 
mohar  ;  le  pais,  -r  d'anna  ;  le  dam,  ^  de  pais. 

La  monnaie  de  cuivre  varie  avec  les  régions  :  le  pais  de 
Butwal  ou  de  Goraklipur  vaut  4;  de  roupie  anglo-indienne; 
lepaisLoliiyanenvautquele  j^;  l'un  et  l'autre  sont  carrés, 
grossièrement  taillés.  Le  pais  de  Katmandou  est  rond,  fait 
à  la  machine,  bien  frappé  au  coin,  et  vaut  -^^  de  roupie 
anglo-indienne  '. 


1.  Pour  déterminer  la  valeur  absolue  de  l'argent  et  le  prix  de  la  vie 
au  Népal,  il  peut  être  utile  de  mettre  en  regard  des  indications  données 
dans  mes  lettres  (inf.  vol.  Il,  fin)  les  informations  de  date  antérieure; 
on  pourra  ainsi  se  rendie  compte,  au  moins  approximativement,  des 
changements  qui  se  sont  produits  au  cours  d'un  siècle. 

D'après  IIamilton  (p.  233),  en  1802  «  à  Katmandou  le  salaire  commun 
d'un  journalier  est  de  2  annas.  Les  marchands  paient  3  mohars  pour 
chaque  porteur  de  charge  depuis  Helaura,  et  5  mohars  depuis  Gar 
Pasara.  Le  porteur  met  trois  jours  de  Hetaura,  et  cinq  de  Gar  Pasara  ; 
mais  il  doit  s'en  retourner  sans  charge;  ainsi  le  salaire  est  de  4  annas 
par  jour.  Pour  une  rfawfZi  (chaise  de  montagne)  de  Katmandou  à  Gar 
Pasara,  les  marchands  paient  24  mohars.  Les  charpentiers  et  les  forge- 

rons  reçoivent  3  annas  par  jour,  les  briquetiers  2  annas  —  ;  les  orfèvres 

ont  droit  à  4  annas  pour  deux  mohars  (poids)  d"or  travaillé;  pour  l'ar- 

gent,  ils  reçoivent  le  —  de  la  valeur  du  métal.  Pour  le  cuivre  on  donne 

de  1  à  2  mohars  par  dharni  selon  le  travail  ». 

Campbell  a  donné  dans  ses  «  Notes  sur  l'agriculture  »  le  tableau  de 
quelques  salaires  et  d'un  certain  nombre  d'articles  vers  1837. 

Par  mois  de  30  jours,  en  roupies  anglo-indiennes  (au  cours  de 
2  fr.  50)  : 


Briqueliers. 
Il  J  1 

Ctiarpenliers.     .<;  3  r.     8  a.  6  —  p.  /  3  r.     8  a.  6  y  p. 


Plâtriers. 


V 


a-  -  17  P 


4  r.  11  a.  6  —  p. 


Argentiers.    .     ./  4  r.     2  a.  2  —  p. 
3  r.    8  a.  6 


ORGAiMSATlON    POLITIQUE,    JUDICIAIRE,    ÉCONOMIQUE    315 

4  r.     2  a.  2  -  p. 
Forgerons     .     .' 3  r.     8  a.  G  ^  p  Tailleurs..     .     .^  3  r. 


[  2  r.     3  a.  o  —  p. 


11   a.  6   ' 


Ouvriers 


Peintres.  .     .     .'4  r.     2  a.  '2  ^  p.  des  champs. .     J'i  r. 


3  r.     S  a.  6   -  p. 


2  a. 

2 

1 

"2  P- 

8  a. 

G 

1 

T  P- 

4 

3  a. 

5 

1 
2'^- 

2  a. 

0 

1 

^1  ''• 

8  a. 

6 

1 

T  P- 
4 

3  a. 

l) 

1 

T7  P- 

I 

\ 

L'échelle  des  prix  coi'res[)on(l  h  la  qualité  du  travail. 

Domestiques:  Kliidmatgar  (intendant)  3  r.  4  a.  7  —  p.   —  Jardinier 

principal  :  2  r.  3  a.  8  p.  ;  aide  :  1  r.  15  a.  9  p.  ;  balayeur  :  2  l'oupies. 

Denrées  et  divers  articles  domestiques:  poulets,  1  rou|)ie  les  6; 
canards,  1  roupie  les  3;  reut'sde  poule.  I  roupie  les  100;  (rufs  do  canard, 
1  roupie  les  60.  Mouton  :  de  1  à  3  roupies  pièce;  boucs,  de  1  à  12  rou- 
pies pièce;  buffles,  de  4  à  36  roupies  pièce;  vaches,  de  6  à  12  roupies 
pièce;  taureaux,  de  4  à  10  roupies  pièce.  Esclaves  mâles,  adultes,  80  rou- 
pies ;  enfants,  40  roupies.  Esclaves  femmes,  adultes,  100  roupies  ; 
enfants,  50  roupies. 

J'ai  donné  plus  haut  (p.  310)  le  prix  de  quelques  céréales. 


LES  DIVINITÉS  LOCALES 


La  vallée  du  Népal,  dessinée  en  ellipse  régulière,  met 
ses  deux  foyers  au  service  de  ses  deux  cultes.  Vers 
l'Ouest,  la  colline  de  Syambunalh  {Svai/amôhâ  Ndtha)^ 
consacrée  au  Bouddha  primordial  [Adi-Buddlia]  porte 
Fempreinte  des  Bouddhas  historiques  et  légendaires; 
son  sanctuaire  antique,  auquel  la  tradition  associe  le  sou- 
venir du  grand  monarque  Açoka,  fascine  la  piété  des 
Névars,  et  des  Tibétains  voisins,  et  des  Mongols,  et  des 
Kalmouks,  et  des  Kirghizes,  et  des  Bouriates,  et  des 
Mandchous,  et  des  Chinois.  Vers  l'Est,  le  plateau  de  l'Anti- 
lope [Mryasthafî]  mire  dans  les  eaux  vives  de  la  Bagmali 
un  monde  de  chapelles  et  de  temples,  dressés,  enrichis, 
restaurés,  installés  à  l'envi  par  tous  les  rois  du  Népal,  et 
consacrés  à  la  gloire  de  Çiva  sous  le  vocable  de  Paçupali. 
Le  dieu,  servi  par  des  brahmanes,  reçoit  chaque  année  les 
hommages  empressés  des  pèlerins  accourus  de  l'Inde 
orthodoxe,  mêmes  des  régions  lointaines  du  Sud.  Entre 
Paçupati  et  le  Bouddha  se  déroule  une  innombrable  variété 
de  cultes,  d'autels,  de  dieux,  de  saints,  de  légendes  et  de 
traditions  qui  relient  graduellement  le  brahmane  au  bonze. 

C'est  là  le  trait  capital,  et  qui  déroute  si  souvent  l'Euro- 


LES    DIVINITÉS    LOCALES  317 

péen.  Héritiers  de  la  logique  grecque  et  du  monothéisme 
juif,  nous  appliquons  d'instinct  aux  croyances  religieuses 
le  principe  de  contradiction  ;  dieux  et  dévots  se  classent  à 
nosyeux  en  groupes  fermés,  exclusifsjusqu'à l'antagonisme. 
Des  statisticiens,  sérieux  à  en  mourir  de  rire,  calculent  le 
total  des  Bouddhistes,  des  Confucéens,  des  Shintoïstes. 
Un  Hindou,  un  Chinois,  un  Japonais  n'arriveraient  pas  aies 
comprendre  ;  celte  rigueur  des  ruhriques  ne  répond  à  rien 
danslExtrême-Orient.  L'homme,  en  présence  de  la  nature, 
y  sent  confusément  une  multitude  infinie  de  forces  prêtes 
à  s'exercer  aux  dépens  de  sa  faiblesse;  son  panthéon, 
toujours  ouvert,  a  toujours  place  pour  de  nouveaux  hôtes. 
Le  prêtre  nest  pas  un  médecin  d'àmes,  c'est  un  spécia- 
liste de  rites;  comme  le  dieu  qu'il  sert,  il  a  son  ressort  de 
compétence  oii  il  excelle,  et  laisse  volontiers  le  champ  libre 
aux  voisins.  Le  culte  des  saints  de  l'Eglise  catholique 
offre  en  Occident  un  phénomène  du  même  genre, 
mais  inférieur  de  degré.  Et  comme  l'Église  peut  s'enrichir 
indéfiniment  de  nouveaux  saints,  l'Inde  peut  s'enrichir  de 
nouveaux  dieux.  La  doctrine  des  avatars  permet  d'intro- 
duire un  peu  d'ordre  dans  la  confusion  de  ce  polythéisme 
luxuriant.  Le  Bouddha,  qui  passa  longtemps  pour  une  sorte 
d'Antéchrist  brahmanique,  a  fini  cependant  par  prendre 
rang  dans  les  dix  avatars  totaux  de  Visnu.  Obligé  de  céder 
aux  exigences  de  l'opinion,  le  brahmane  se  vengea  par 
l'exégèse  ;  il  enseigna  que  Visnu  avait  pris  la  forme  du  Boud- 
dha pour  éprouver  les  vrais  fidèles  en  prêchant  l'erreur! 
D'autres  docteurs,  plus  loyaux  ou  moins  malveillants, 
assignèrent  à  l'avatar  une  raison  plus  respectable,  et  plus 
conforme  à  l'histoire  :  Visnu,  sous  l'avatar  du  Bouddha, 
serait  venu  prêcher  l'horreur  des  sacrifices  sanglants, 
recommandés  par  le  rituel  védique. 

La  controverse  entre  les  deux  interprétations  s'est  depuis 
longtemps  déjà  éteinte  dans  l'hide,  où  le  Bouddha  n'a  plus 


318  LE    NÉPAL 

de  dévots.  Au  Népal  où  le  houcldliisme  survit  encore,  le 
brahmane  a  dû  pactiser,  comme  il  avait  fait  jadis  sur  le 
domaine  hindou. 

Le  Nepdla-màJiàimya,  fluide  du  pèlerin  bralimanique  au 
Népal,  enseigne  par  la  bouche  de  Pàrvatî,  l'épouse  de 
Çiva,  que  «  dans  ce  pays  incomparable,  adorerle  Bouddha, 
c'est  adorer  Çiva  »  et  il  prescrit  expressément  des  rites  en 
l'honneur  du  Bouddha  «  qui  est  une  forme  de  Yisnu  ».  Cela 
n'est  point  une  simple  manœuvre  de  politique  ou  d'intérêt 
sacerdotal.  Le  Bouddha,  si  odieux  qu'il  puisse  être,  reste 
aménager  comme  un  pouvoir  efficace.  Un  pandit  de  Béna- 
rès,  à  qui  je  montrais  avec  surprise  ce  passage  du  Népâia- 
mâhûtmya,  se  contenta  de  me  répondre  :  «  C'est  que  le 
Bouddha  est  puissant  là-bas  !  {taira  Biiddhah  prabhavati)  >■>. 
Un  pandit  d'origine  bengahe,  établi  au  Népal  et  pen- 
sionné par  le  maharaja,  m'annonçait  en  ces  termes 
l'envoi  d'un  manuscrit  bouddhique  que  je  demaudais: 
«  Par  la  faveur  du  Bouddha  vous  vous  êtes  adressé  à  moi  ; 
par  la  faveur  de  Paçupati,  j'ai  trouvé  {yad  bhavatàm 
Duddhaprasâdùd  ahhïslam,  tan  maya  Paçupatiprasddùl  lab- 
dham).  »  Hamilton  rapporte'  qu'à  Syambunath,  lors  de  sa 
première  visite,  les  cipayes  hindous  qui  l'escortaient 
allèrent  dévotement  offrir  des  fleurs  et  de  l'eau  consacrée 
aux  nombreuses  images  qui  décorent  la  colline.  Un  brah- 
mane plus  instruit,  qui  servait  de  secrétaire  à  Hamilton, 
les  avertit  de  leur  méprise  ;  c'était  le  Bouddha  qu'ils  ado- 
raient, le  Bouddha  dont  ils  avaient  appris  à  détester  le 
nom.  Tous  se  sentirent  accablés  de  honte.  Mais  un  vieux 
havildar  (sergent)  qui  les  commandait  se  rappela  par  bon- 
heur que  dans  une  de  ses  campagnes,  en  marchant  sur  Bom- 
bay, son  régiment  avait  souvent  rencontré  le  même  dieu, 
l'avait  pieusement  adoré,  et  ces  dévotions  avaient  abouti  à 

1.   IIamii.to>,  p.  34. 


LES    DIVINITÉS    LOCALES  319 

une  victoire.  Les  cipayes,  tout  brahmanes  qu'ils  étaient, 
ne  regrettèrent  plus  leur  pùjd  (culte)  ;  le  Bouddha  était 
décidément  un  personnage  d'importance. 

11  serait  aisé  de  multiplier  les  exemples  de  cette  tendance 
à  l'adoration  sans  frein,  lil)re  de  système  et  de  théorie  ;  il 
suffit  d'en  avoir  averti  avant  de  passer  à  l'examen  des 
cultes  népalais.  Une  classification  rigide  qui  répartirait  les 
divinités  sous  les  rubriques  simplistes  de  Bouddhisme,  de 
Çivaïsme,  de  Yichnouisme,  serait  un  pur  non-sens;  les 
mêmes  dieux,  à  des  titres  et  des  rangs  difféi-ents,  appar- 
tiennent la  plupart  en  commun  aux  diverses  églises:  telle 
cette  idole,  adorée  dans  un  temple  le  long  du  Tundi 
Khel,  que  les  Gourkhas  vénèrent  comme  Mahàkàla,  tandis 
que  les  Bouddhistes  y  saluent  Padmapâni  qui  porte  sur  sa 
tiare  l'image  d'Amitâbha'. 

Cependant,  sur  le  domaine  religieux  aussi,  la  conquête 
gourkha  tend  à  rompre  au  profit  du  bralmianisme  l'équi- 
libre longtemps  maintenu.  Les  rois  Névars,  et  même  les 
descendants  de  Harisimha  deva,  partageaient  leurs  faveurs 
entre  les  temples,  les  dieux,  les  prêtres  des  Bouddhistes  et 
des  Hindouistes.  Les  plus  pieux,  comme  Siddhi  Xarasi- 
niha  de  l^atan,  qui  disparut  mystérieusement  en  odeur  de 
sainteté  brahmanique,  confondaient  dans  un  même  zèle  les 
deux  croyances.  Le  Gourkha,  imbu  des  préjugés  de  la 
plaine  ou  qui  affecte  de  l'être,  tientle  bouddhismeàl'écart; 
par  prudence  politique  autant  que  par  méfiance  supersti- 
tieuse, il  se  garde  de  violences  et  de  brutalités.  11  permet 
à  la  dévotion  des  lamas  d'entretenir  et  de  restaurer  les 
vieux  temples  de  Budbnath  et  de  Syambunath  ;  mais  il 
réserve  ses  dons  et  ses  subventions  aux  temples,  aux  céré- 
monies, aux  fêtes  des  brahmanes.  Sous  l'influence  des 
nouveaux  maîtres,  le  vieil  hindouisme  népalais  se  sépare 

1.  Cf.  Oldfif.ld,  I,  110  elll.  285;  et  voir  ci-dossus,  p.  305. 


320  LE    NÉPAL 

rapidement  des  éléments  bouddhiques  ;  le  bouddhisme  dis- 
gracié, affaibli,  multiplie  ses  emprunts  à  l'hindouisme  pour 
renouer  et  resserrer  les  liens  qui  se  relâchent,  et  se  laisse 
glisser  dans  l'hindouisme  par  crainte  d'en  être  rejeté.  Un 
siècle  et  demi  du  régime  gourkha  porte  déjà  ses  fruits. 

Et  cependant,  à  la  veille  même  de  la  conquête,  la  dis- 
tinction des  deux  églises,  si  tranchée  aujourd'hui,  échap- 
pait encore  au  regard  intéressé  des  missionnaires  capucins. 
Les  informateurs  de  Georgi  marquaient  bien  que  les 
bouddhistes  dominaient  à  Patan,  et  les  brahmanes  à  Bliat- 
gaon;  mais  leur  appréciation  n'avait  trait  qu'au  choix  des 
prêtres,  Brahmaues  ou  Banras,  selon  le  cas.  L'auteur  des 
Notizie  Laconiclie,  Constantin  d'Ascoli,  décrit  tout  le  pan- 
théon du  Népal  en  un  seul  bloc:  Manjuçrî  (Bissôchtma), 
les  Huit  Mères,  Brahma,  Visnu,  Çiva,  Ganeça,  Bhavânî, 
Nârâyana,  Garuda,  Hanumat,  Agni,  Bhagavatî,  rsîlakantha, 
Matsyendra  Nâtha  (Boglia),  Buddlia,  Bhairava,Mahâdeva, 
Bhriigin,  les  formes  de  Kâlî,  Bhîmasena,  Laksmî,  dieux  et 
personnages  venus  de  tous  les  points  de  l'horizon  religieux 
s'y  coudoient  pêle-mêle,  dans  une  confusion  qui  exprime 
fidèlement  la  réalité. 

Les  Nâgas.  —  Les  doyens  du  personnel  religieux  au 
Népal  sont  probablement  les  Nâgas,  les  serpents  divinisés 
qui  vivent  dans  les  profondeurs  de  la  terre,  gardiens  des 
trésors  que  le  sol  recèle,  et  qui  seuls  connaissent  le  berceau 
mystérieux  des  eaux,  purifiantes  et  fécondantes,  des  eaux 
du  ciel  comme  des  eaux  souterraines.  Les  Tibétains  donnent 
encore  au  Népal  le  nom  de  Nâga-dvîpa  [Rin-pu-chei  glhi) 
«  le  Pays  des  Joyaux  ».  Les  traditions  locales  sont  unanimes 
à  rapporter  qu'un  étang  occupaitjadis  la  place  de  la  vallée  : 
c'était  l'Étang  des  Nâgas,  Nâga-hrada,  ou  l'habitat  des 
Nâgas,  Nâga-vâsa.  Mais  une  intervention  miraculeuse 
(Manjuçrî,  ou  Visnu,  ou  l'un  et  l'autre)  ouvrit  entre  les 
montagnes  du  Sud  une  brèche,  et  l'eau  s'écoula  entraîuant 


LES    DIVINITÉS    LOCALES  32i 

les  Nâgas.  Un  seul  d'entre  eux,  Karkotaka,  consentit  à  res- 
ter ;  il  accepta  de  résider  dans  nn  étang  situé  vers  l'extré- 
mité S.-O.  de  la  vallée,  passé  Chaubahal,  et  qui  reçut  le 
nom  de  Tau-dahàn  ou  Tau-dali,  le  Grand  Étang  (en 
sanscrit  Âdhàra)  ;  c'est  là  qu'en  vertu  d'un  pacte  conclu 
plus  tard  avec  Indra,  il  a  mis  de  côté  et  garde  en  dépôt  le 
quart  des  richesse  reconquises  sur  Dânâsura,  le  démon 
puissant  qui  les  avait  dérobées  jadis  au  maître  du  ciel.  La 
légende  n'est  pas  un  vain  conte  ;  tout  le  Népal  y  croit 
encore,  comme  à  toutes  les  histoires  de  trésors  cachés,  et 
le  sceptique  Jang  Bahadur  lui-même  entreprit  des  travaux 
d'assèchement,  dans  l'espoir  de  mettre  la  main  sur  ces 
richesses  fabuleuses. 

Le  Népal  ne  change  guère.  Déjà  vers  050  l'ambassa- 
deur chinois  Wang  Hiuen-ts'e,  traversant  le  pays,  enten- 
dait conter  par  le  roi  Narendra  deva  en  personne,  nne 
tentative  identique  :  on  avait  vu  paraître  au  fond  d'un 
étang  un  coffret  d'or  ;  on  travailla  à  le  hàler  hors  de  la 
bourbe,  mais  sans  réussir;  et  danslanuit  une  voix  surna- 
turelle dit  :  «  Ici  est  le  diadème  de  Maitreya  Bouddha  ;  les 
créatures  ne  peuvent  assurément  pas  l'obtenir,  car  le  Nàga 
du  feu  le  garde'  ».  Comment  douter,  au  reste,  de  l'exis- 
tence du  trésor,  puisqu'un  témoin  oculaire,  et  même 
un  oculiste,  l'a  constatée  de  visu  il  y  a  cinq  siècles  seule- 
ment. Sous  le  règne  de  Harisimha  deva,  Karkolaka,  tra- 
vesti en  brahmane,  aborda  poliment  un  vaidya  (médecin) 
qui  allait  faire  ses  ablutions  et  le  pria  de  visiter  sa  femme 
malade.  Le  vaidya  accepte;  le  faux  brahmane  l'emmène 
au  bord  du  Tau-dah,  l'invite  à  fermer  les  yeux  et  à  sauter; 
l'eau  se  referme  sur  eux  ;  les  voilà  dans  le  palais  souter- 
rain du  Nàga.  «  Les  murs  étaient  d'or,  les  fenêtres  de  dia- 
mant, la  charpente  de  saphirs,  les  piliers  de  topazes  enri- 

1.  Missions  de  'Wang  Hiuen-ls'c,  IVagni.  IV  et  noie  afférente,  p.  85. 

2i 


322  LE    NÉPAL 

chies  de  rubis  ;  les  joyaux  inciuslés  sur  la  lète  des  Nâgas 
répandaient  une  lumière  éclatante.  L'épouse  de  Karko- 
taka  était  assise  sur  un  trône  de  joyaux,  abrilée  sous  un 
triple  parasol  de  diamants.  »  Le  vaidya,  heureusement, 
portait  sur  lui  ses  drogues  ;  il  examina  les  yeux  do  la  reine, 
y  appliqua  un  collyre  et  le  mal  fut  aussitôt  guéri.  Ilari- 
simha  deva  combla  d'honneurs  le  médecin  qui  s'était  distin- 
gué par  cette  cure  merveilleuse'. 

Depuis  longtemps,  Karkolaka  a  cessé  d'être  le  seul 
Nâga  du  Népal;  ses  confrères  expulsés  sont  revenus  suc- 
cessivement, à  la  faveur  des  circonstances,  l'y  rejoindre. 
Leur  légende  et  leur  culte  sont  étroitement  associés  à  la 
légende  et  au  culte  de  iVlatsyendra  Nâtlia,  le  dieu  le  plus 
populaire  du  Népal.  C'est  eux  qu'on  invoque  dans  les 
années  de  sécheresse  conformément  aux  rites  enseignés 
jadis  au  roi  Gunakâma  deva  par  le  maître  des  mystères 
Çàntikara  Âcârya.  La  légende  distingue  ce  Gunakâma  deva 
des  rois  du  même  nom  qui  appartiennent  à  la  dynastie 
Sûryavamçi  et  à  la  dynastie  Thâkuri.  Elle  le  reporte  aux 
temps  fabuleux,  dans  l'âge  Dvâpara  qui  a  précédé  l'âge 
actuel.  Cependant  tout  porte  à  croire  qu'il  s'agit  en  fait  de 
Gunakâma  deva  II,  qui  joue  un  grand  rôle  dans  l'organi- 
sation de  la  religion  népalaise,  et  qui  portait  une  dévotion 
particulière  au  Nâga  Vâsuki. 

Le  Népal  souffrait  depuis  sept  ans  de  la  sécheresse,  et 
toutesles  prières  demeuraient  sans  effet.  Le  roi  euti^ecours 
à  Çàntikara,  qui  traça  avec  un  accompagnement  de  rites 
magiques  un  lotus  à  huit  pétales,  oi^i  il  versa  l'or  et  les 
perles  en  poudre;  il  y  représenta  l'image  des  neuf  grands 
Nâgas  et  les  invita  par  des  charmes  efficacesàs'y  installer. 
Varuna,  le  dieu  védique  des  eaux,  converti  en  Nâga,  vint 
s'asseoir  au  centre,  tout  blanc,   avec  sept  chaperons  de 

L    Yamç.,  p.  178  sqq. 


LliS    DIVINITÉS    LOCALES  323 

pierreries,  un  lotus  et  un  joyau  dans  les  mains  ;  à  l'Est, 
Ananta,  bleu  sombre;  au  Sud,  Padmaka,  couleur  lige  de 
lotus,  avec  cinq  chaperons;  à  l'Ouest,  Taksaka,  au  teint  de 
safran,  avec  neuf  chaperons;  au  Nord,  Vâsuki,  verdàtre, 
avec  sept  chaperons  ;  au  Sud-Ouest,  Çankhapàla,  jaunâtre; 
au  Nord-Ouest,  Kulika,  blanc,  avec  trente  chaperons;  au 
Nord-Est,  Mahàpadma,  couleur  d'or.  Seule,  l'image  du 
Sud-Est,  bleue,  avec  un  buste  d'homme  et  une  queue  de 
serpent,  restait  inanimée  :  Karkotaka,  honteux  de  sa  diffor- 
mité, se  dérobait  à  l'action  menaçante  des  charmes  et  pré- 
férait encourir  une  mort  certaine  plutôt  que  de  paraître  en 
personne. 

Sur  les  conseils  de  Çântikara,  le  roi  Gunakâma  s'en  alla 
le  relancer  dans  sa  retraite,  et  devant  ses  refus  opiniâtres, 
l'emmena  de  force  en  le  traînant  par  les  cheveux.  Les 
neuf  Nâgas  réunis,  Çântikara  les  célèbre  et  les  implore, 
et  les  Nâgas  lui  révèlent  la  recette  triomphante  contre  la 
sécheresse;  il  faut,  avec  le  sang  des  Nâgas,  peindre  leur 
image  sur  une  toile.  Et  ils  lui  offrent  leur  propre  sang  pour 
servir  de  couleur.  L'enchanteur  suit  leurs  indications. 
Aussitôt  le  ciel  s'assombrit,  se  charge  de  nuages,  et  la 
pluie  se  met  à  tomber  par  la  vertu  du  rite  Nâga-sâdhana. 
C'est  encore  à  cet  enchantement  que  Visnu  Malla,  roi  de 
Palan,  eut  recours  pour  combattre  la  sécheresse  vers  1730, 
quand  les  Capucins  étaient  au  Népal.  «  SarvânandaPandita 
célébra  le  Nâga-sâdhana,  et  ensuite  la  pluie  tomba.  »  Et 
le  remède  n'a  rien  perdu  de  son  crédit  ;  il  s'emploie  encore 
aujourd'hui. 

Après  Karkotaka,  Vâsuki  est  le  plus  populaire  des  Nâgas 
au  Népal.  Son  culte  est  particulièrement  associé  à  celui  de 
Paçupati,  qu'il  est  chargé  de  défendre.  Sous  Prâtapa  JMalla 
de  Katmandou  (xvir  siècle),  un  Nâga  de  Chaubahal 
remonta  la  Bagmati  jusqu'au  temple  de  Paçupati,  gonfla 
les  eaux,  pénétra  par  une  rigole  dans  l'intérieur  du  temple 


324  LE    NÉPAL 

et  poussa  l'insolence  jusqu'à  dérober  le  grain  merveilleux 
de  rudrâksa  qu'un  Sâlmî  (huilier)  de  Banepa  avait  offert  à 
Paçupali  en  1302.  Mais  le  Nâga  avait  compté  sans  Vâsuki, 
son  souverain  ;  Vâsuki  sauta  dans  la  rivière,  tua  le  Nàga 
et  rapporta  le  grain  de  rudrâksa.  Pour  récompenser  le 
puissant  Nâga  qui  avait  si  bien  réparé  les  dommages  de 
l'inondation,  le  roi,  sur  les  conseils  de  son  directeur  brah- 
manique, réédifia  le  temple  de  Vâsuki  avec  une  toiture 
neuve;  «  et  depuis  ce  temps-là,  par  la  faveur  de  Vâsuki,  les 
Nâgas n'ont  plus  fait  d'acte  de  violence  ».  C'est  également 
à  la  protection  de  Vâsuki  que  Katmandu  doit  un  double 
privilège  :  jamais  de  vols;  jamais  de  morsures  de  serpent. 
Le  deruier  des  Thàkuris,  Jayakâma  deva  a  obtenu  ce 
résultat  merveilleux  en  «  restaurant  »  le  culte  de  Vâsuki  et 
en  lui  offrant  des  instruments  de  musique. 

Là  légende  du  Nâga  Taksaka,  imaginée  sans  doute  pour 
expliquer  l'image  adorée  à  Changu  Narayan  sous  le  nom  de 
Hari-hari-vâhana,  semble  placer  les  Nâgas  sous  le  patro- 
nage des  dieux  bouddhiques,  et  déprécier  à  leur  profit  les 
divinités  de  l'hindouisme.  Taksaka,  venu  pour  faire  péni- 
tence à  Gokarna,  près  de  Paçupati,  est  attaqué  par  Garuda, 
la  monture  de  Visnu  ;  cet  implacable  ennemi  des  Nâgas 
veut  profiter  de  la  faiblesse  où  les  austérités  ont  réduit  son 
adversaire.  Taksaka,  cependant,  aie  dessus;  Visnu  accourt 
à  l'aide  de  son  oiseau,  brandit  contre  le  Nâga  son  disque 
terrible,  quand  Avalokiteçvara  s'empresse  de  secourir  le 
Nâga  et  bondit  de  Sukhavatî  sur  les  épaules  de  Visnu  ;  la 
paix  est  conclue  entre  les  deux  parties,  et  Taksaka  s'en- 
roule amicalement  au  col  de  Garuda.  L'image  de  Changu 
Narayan  montre  en  effet  Lokeçvara  porté  sur  Visnu 
(Hari),  monture  (Vâhana)  ordinaire  de  Lokeçvara'.  Mais 
Changu  Narayan  évoque  aussi  des  relations  moins  cordiales 

1.    Vamç.,  95. 


LES    DIVINITÉS    LOCALES  325 

entre  les  jNâgas  et  le  panthéon  bouddhique.  La  colline  que 
couronne  le  temple  est  une  métamorphose  du  Bodhisattva 
Samanta-Bhadra  ;  le  divin  personnage  a,  sur  Tordre  de 
Lokeçvara,  pris  cette  forme  pour  maintenir  sous  la  masse 
des  roches  le  Nâga  Kulika,  qui  manquail  de  respect  aux 
lieux  saints  du  Népal'. 

En  réalité,  lesNâgas  n'appartiennent  ni  au  bouddhisme, 
ni  à  aucune  des  branches  de  l'hindouisme  ;  ils  sont  nés 
avant  tous  les  dieux  de  ces  panthéons,  avant  l'arrivée  du 
premier  brahmane  dans  l'Inde,  de  la  terreur  supersti- 
tieuse qu'inspirait  le  reptile  à  l'aborigène  ;  leur  puissance 
évidente,  manifestée  par  d'innombrables  victimes,  les  im- 
posa à  l'adoration  des  conquérants  aryens.  Le  vieux  brah- 
manisme et  tous  ses  rejetons,  reconnus  ou  désavoués,  orga- 
nisèrent un  rituel  en  l'honneur  des  Nâgas.  Le  bouddhisme 
du  Grand  Véhicule,  qui  absorba  les  cultes  populaires  de 
l'Inde  et  des  barbares  voisins,  accorde  aux  Nâgas  un  rang 
éminent;  ses  textes  sacrés  rappellent  et  glorifient  fré- 
quemment les  Nâgas,  et  la  pieuse  énuméralion  des  plus 
puissants  d'entre  eux  remplit  souvent  de  longues  pages. 
L'hindouisme  contemporain  n'est  pas  moins  anxieux  de 
désarmer  et  d'apaiser,  par  des  prières  et  des  cérémonies 
régulières,  la  sourde  hostilité  des  serpents  divins.^ 

Les  Tirthas.  Le  culte  des  Tirthas,  des  gués  sacrés, 
adopté  par  toutes  les  religions  de  l'Inde,  est  encore  un 
hommage  rendu  aux  serpents  :  c'est  le  serpent  caché  sous 
les  eaux  qu'on  adore  ;  c'est  lui  qui  dispense  les  faveurs 
spéciales  attachées  à  chacun  des  Tirthas.  Le  Népal,  situé 
au  cœur  des  montagnes,  est  plein  de  Tirthas;  il  n'est  pas 
de  rivière,  de  ruisseau,  de  source,  d'humble  filet  d'eau  qui 


1.  Yaviç.,  94. 

2.  V.  en  particulier  James  Fergusson  :  Tree  and  sevpenl  icorship... 
in  India,  London,  1873  (2^  éd.)  et  Wintermtz,  Der  Sarpabali,  ein 
altindischev  Sclilangcncull,  Wicn,  1888. 


326 


LE    NEPAL 


n'ait  sa  légende,  son  Nâga  el  ses  avantages  propres.  Mais 
les  meilleurs  des  Tîrthas  sont  situés  aux  confluents  des 
rivières,  au  point  oii  deux  cours  d'eau  unissent  leurs  vertus 
spéciales.  Le  confluent,  au  reste,  n'a  pas  besoin  d'être 
apparent.  L'Hindou  ne  se  soucie  pas  de  vérifier  par  les  sens 
les  données  du  raisonnement  ou  delà  foi  ;  comme  il  admet, 
en  dépit  de  l'évidence,  les  éclipses  imaginaires  qui  naissent 
d'une  astronomie  erronée,  il  admet  aussi  sans  sourcillerdes 
communications  souterraines  entre  les  cours  d'eau  les 
plus  éloignés.  Le  Svayambhû-purâna  des  Bouddhistes,  le 
Paçupati-purâna  des  Çivaïtes  et  le  Nepâla-mâhâtmya  des 
hindouistes  donnent  une  nomenclature  à  peu  près  iden- 
tique des  grands  tîrthas  ;  seuls  les  récits  merveilleux  desti- 
nés à  en  attester  l'efficacité  varient  des  uns  aux  autres.  Ce 
sont:  Le  Punya-tîrtha,  au  confluent  de  la  Vâgmatî  (Bag- 
mati)  et  de  son  premier  alTluent  dans  la  vallée,  auprès  du 
sanctuaire  de  Gokarna.  Le  Nâga  Baktànga  y  réside.  — 
Le  Çànta-tîrtha,  au  confluent  delaVâgmatî  et  du  Mâra- 
dâraka,  un  mince  ruisselet,  auprès  de  Paçupati,  guérit  les 
maladies.  —  Le  Çamkara-tîrtha  (ou  Kalyâna")  au  confluent 
de  la  Vâgmatî  et  de  laManimatî  (Mani-rohinî,  Hohinî,  Mano- 
harâ),  donne  la  santé  et  la  paix  (Le  Paç.  p.  l'appelle  Indra- 
mârga  ou  Çakra-mârga  parce  qu'il  fait  arriver  au  monde 
d'Indra).  —  Le  Râja-tîrtha,  au  confluent  de  la  Vâgmatî  et 
de  la  Hudramatî  (Rudradhârâ  ou  Bâja-maiîjarî)  donne  la 
santé  et  le  pouvoir  royal.  — Le  Manoratha-tîrtha,  au  con- 
fluent de  la  Visnumatî  (Visnupadî,  Paç.  p.  ;  Keçavatî,  Si\ 
p.)  et  d'un  sous-affluent,  laVimalâvatî;  le  grand  Nâga  Kar- 
bura-kuliça  y  réside;  il  donne  de  riches  vêtements.  —  Le 
iNirmala-tîrtha,  au  confluent  de  la  Visnumatî  et  d'un  sous- 
affluent,  la  Bhadrâ  (Bhadramatî),  au  pied  de  Syambunath; 
le  Nâga  Upanâlaka  y  réside  ;  il  détruit  les  péchés. — Le  Nidhi- 
tîrtha  (Nidhâna")  au  confluent  de  la  Visnumatî  et  d'un  autre 
sous-affluent,  la   Suvarnavatî,   tout  près  du  Manoratha- 


LES    DIVINITÉS    LOCALES  327 

tîrtha;les  deux  Nâgas  inséparables,  Nanda  et  Upananda, 
y  résident  ;  ils  donnent  la  richesse  et  les  moissons  abon- 
dantes. —  Le  Jâàna-lîrtha,  au  confluent  de  la  Visnumalî 
et  d'un  sous-aftluent,  la  Pàpa-nâcinî  ;  le  Nàga  Çvetaçubhra 
y  réside  ;  il  donne  le  bonheur.  —  Le  Cintàmani-tnlha,  au 
confluent  de  la  Vâgmati  et  de  la  Visnumatî,  est  le  plus 
excellent  de  tous  ;  outre  ces  deux  rivières,  la  Trinité  des 
eaux  sacrées  :  (iangà,  Yamunà,  Sarasvatî  se  rend  au  même 
confluent  par  des  voies  souterraines,  qu'ont  reconnues  les 
dévots  inspirés;  aussi  ce  tîrlha  porte-t-illenom  magnifique 
de  Panca-nadî,les  cinq  rivières.  C'est  Varunalui-même  qui 
y  réside  ;  il  donne  l'accomplissement  de  tous  les  désirs.  — 
Le  Pramodaka-tîrtha,  au  confluent  de  la  Vàgmatî  et  de  la 
Hatnavatî  ;  le  Nàga  Padma  y  réside  ;  il  donne  l'amour  et  la 
jouissance.  —  Le  Sulaksana-tîrtha,  au  confluent  de  la 
Vàgmatî  et  de  la  Càrumafî;  il  donne  la  fortune.  —  Le 
Jaya-tîrtha,  au  confluent  de  la  Vàgmatî  et  de  laPrabhàvali, 
donne  la  richesse,  la  beauté  et  l'anéantissement  des 
ennemis. 

La  liste  déjà  longue  des  grands  tîrthas  comporte  un 
appendice  presque  inépuisable  de  tîrthas  secondaires 
qui  ne  sont  guère  moins  avantageux,  mais  à  condition 
de  choisir  le  bon  moment.  Telle  la  passe  de  la  Vàgmatî 
(Dvàraou  Darî),  par  oii  la  rivière  pénètre  dans  la  vallée; 
c'est  une  femelle  de  Nàga,  Sundarî,  qui  y  préside,  et  elle 
comble  tous  les  vœux.  Tel  encore  rAnanta-tîrtha,  qui  le 
jour  de  la  Kumbha-Samkrànti  (entrée  du  soleil  dans  le 
signe  du  Verseau)  enrichit  ses  adorateurs.  Tel  le  Mâtâ- 
lîrlha  qui,  le  Lï  du  mois  vaiçâkha,  fait  arriver  directement 
aux  morts  les  offrandes  des  vivants  ;  témoin  l'aventure 
du  berger  qui  jadis,  accablé  de  chagrin  après  la  perte  de 
sa  mère,  lança  dans  l'étang  au  jour  prescrit  une  boulette 
de  ri/,  et  qui  vit  à  travers  l'eau  sa  mère  étendre  les  bras 
pour  ralfra[)er.  Le  lîrthadc  Vàgîçvara  mérite  encore  d'être 


328  LE   NÉPAL 

signalé  pour  les  souvenirs  qui  s'y  ratlachent.  Les  Boud- 
dhistes le  placent  sous  le  patronage  de  Mafijuçrî  qui  porte 
souvent  en  effet  le  nom  de  Vâgîçvara  «  Seigneur  de  la 
voix  ».  Mais  l'hindouisme  a  une  autre  légende  pour  inter- 
préter ce  nom  :  Vâlmîki  vivait  sur  les  bords  de  la  Tamasâ 
(Tons),  affluent  méridional  du  Gange,  quand  il  eut  la  révé- 
lation de  la  poésie;  avant  de  commencer  à  chanter  le 
r^àmâyana,  il  s'adressa  à  Nàrada,  messager  ofliciel  entre 
le  ciel  et  la  terre,  pour  connaître  l'endroit  sacré  digne 
d'être  le  berceau  d'un  poème  aussi  pur.  Nârada  lui  indiqua, 
au  Nord  de  la  colline  de  Changu-Narayan  (Dolâ-giri)  le 
confluent  des  deux  bras  de  la  Vîrabhadrâ.  Vâlmîivi  s'y 
rendit,  chanta  son  œuvre,  et  pria  la  Tamasâ  de  lui  apporter 
aussi  par  un  chemin  caché  ses  eaux  familières.  La  Tamasâ 
répondit  à  l'appel  du  saint,  et  depuis  elle  continue  h  suivre 
la  même  voie.  Quant  à  Vâlmîlvi,  le  Râmâyana  terminé,  il 
offrit  le  sacrifice  du  vâjapeya,  monta  sur  le  Navanâdî  maya 
pour  y  ériger  un  linga  commémoratif,  puis  il  retourna  à 
son  ermitage  de  rHindoustan(7V6'/>,  ?nd/f.  III). 

Au  Sud-Est  de  la  vallée,  au  pied  du  mont  Phulcliôi<,  c'est 
la  Godàvarî,  la  rivière  du  Dekkhan,  qui  vient  sanctifier  le 
Népal  de  ses  eaux  lointaines.  La  déesse  Vasundharâ,  la 
Terre-aux-Trésors,  révéla  elle-même  ce  mystère  dès  les 
âges  lointains  ;  une  démonstration  éclalanle,  irréfutable, 
en  fut  donnée  sous  le  règne  de  Nimisa,  le  premier  des  Soma- 
vamçis.  Un  yogi  qui  avait  eu  tout  son  attirail  religieux  em- 
porté parles  flots  delà  Godàvarî,  dans  le  Dekkhan,  rehouva 
son  chapelet,  son  bâton,  son  sac,  sa  gourde,  sa  peau  de 
tigre  et  sabaUe  de  cendres  intacts  au  iîrlha  du  Népal. 

Au  Nord-Ouest  de  la  vallée,  dans  un  site  symétrique  à 
Godàvarî,  au  pied  du  mont  Nagarjun,  c'est  la  Triçùla-Gan- 
dakî  (Tirsul  Gandak)  voisine  qui  s'est  manifestée  par  delà  la 
montagne.  LaTirsul  Gandak  n'est  pas  une  rivière  banale  ;  elle 
est  fille  du  trident  de  Çiva.  Jadis  le  dieu,  le  gosier  brûlant 


LES    DIVINITÉS    LOCALES  329 

d'avoir  avalé  le  poison  qui  menaçait  de  détruire  l'univers, 
alla  sur  rilimalaya  se  plonger  dans  les  eaux  glaciales  d'un 
lac  ;  c'est  là  que  ses  dévots  vont  l'adorer  de  loin,  à  travers 
l'onde,  dans  une  image  miraculeuse,  et  c'est  là  que  laTir- 
sul  Gandak  jaillit  en  trois  cascades.  Séparée  par  une  rangée 
de  collines  du  Népal  sacré,  elle  détourne  du  moins  une 
partie  de  ses  eaux  pour  y  alimenter  les  fontaines  de 
Bâlajî. 

Les  RIVIÈRES.  —  Les  rivières  du  Népal  sont  dignes 
de  frayer  en  si  glorieuse  compagnie.  La  Vâgmatî  ou  Vâg- 
vatî  (Bagmati)  ne  doit  pas  son  nom,  comme  on  pourrait  le 
croire,  au  murmure  de  ses  eaux:  Elle  est  née,  blanche 
comme  le  rire,  de  la  bouche  même  (vacana)  de  Çiva,  au 
moment  où  il  contem|»lait  les  pénitences  de  Prahlâda,  fils 
d'un  démon  [Nep.  mdh.  VU  ;  Pag.  p.  1)  ;  d'après  un  autre 
récit,  quand  Çiva  s'était  transformé  en  antilope  pour  dépis- 
ter les  dieux,  la  Vâgmatî  sortit  d'une  des  cornes  de  l'ani- 
mal divin  [ISep.  mdh.  1).  Pour  les  Bouddhistes,  c'est  l'eau 
même  du  Gange  qui  jaillit  du  rocher  frappé  par  le  Boud- 
dha Krakucchanda,  quand  il  cherchait  une  source  afin  de 
baptiser  de  nouveaux  moines  [Vamç.  80),  ou  bien  encore 
ses  premières  gouttes  sont  tombées  des  doigts  des 
Tathâgatas,  par  le  pouvoir  surhumain  de  Vajrasattva 
[Si',  p.  IV).  Son  principal  affluent,  la  Visnumatî  (Bilsnu- 
mati)  doit  s'appeler  plus  correctement  la  Visnu-padî  [Paç. 
p.  XX),  car  elle  naît  comme  le  Gange  du  pied  de  Visnu. 
Les  Bouddhistes  l'appellent  Keçavatî,  parce  qu'elle  a  tiré 
son  origine  des  chevelures  rasées,  quand  Krakucchanda 
ordonna  les  moines  népalais  {Sv.  p.  IV;  Vamç.  81).  La 
.Manimatî  (.Mani-rohinî,  Manoharà,  Manhaura),  descendue 
du  mont  Manicûda  (Manichur)  est  en  rapport  d'origine  avec 
le  fameux  prince  Manicûda:  ce  héros  de  la  charité  boud- 
dhique n'hésita  pas,  par  esprit  de  sacrifice,  à  arracher  de 
sa  tète  un  joyau  sans  |)areil  que  la  nature  y  avait  incrusté  ; 


330  LE    NÉPAL 

la  rivière  jaillit  soit  sur  la  scène  d'un  si  haut  fait,  soit  de 
la  pierrerie  même  {Sv.  p.  TV).  La  légende  est  si  popu- 
laire que  Thindouisme  l'a  respectée;  le  Nepâla-màhàlmya 
brahmanifpie  donne  encore  le  Bouddha  pour  parrain 
au  ruisseau  :  Ouand  il  nppril  la  sainte  métamorphose  de 
Çiva  en  antilope,  Jauardana  (Visnu)  sous  la  forme  du  Boud- 
dha arriva  du  pays  de  Saurâstra  (Kathiavar)  et  pratiqua 
des  mortifications  sur  le  mont  Mani-dhâtu  (mine  de  pier- 
reries) ;  comme  il  y  pratiquait  avec  ferveur  la  pénitence 
brûlante  des  cinq  feux  (quatre  aux  points  cardinaux,  et  le 
soleil  au  zénith),  la  rivière  Manivalî  sortit  de  sa  sueur 
ascétique  [Nep.  mâh.  /).  La  Hanumad  rappelle  le  singe 
épique  Hanumat,  allié  de  Râma,  qui  vint  chercher  dans 
l'Himalaya  des  plantes  magiques  destinées  à  ranimer  le 
héros  évanoui;  Hanumat,  pressé,  prit  la  montagne  avec  les 
plantes  qu'elle  portait  et  s'arrêta  un  instant  pour  reprendre 
haleine,  avant  de  continuer  sa  course  vers  le  Sud,  sur  les 
bords  de  la  petite  rivière  {Nep.  mâh.  III).  La  Ratnâvatî 
(Balliu)  fut  créée  par  le  Nâga  Karkotaka  pour  écouler  les 
trésors  d'Indra  reconquis  sur  l'Asura  Dâna.  La  Prabhâvatî 
porte  le  nom  d'une  héroïne  de  la  légende  amoureuse, 
associée  au  culte  de  Yisnu-Krsna. 

Les  divinités  bouddhiques.  —  Le  bouddhisme  du 
rsépal  admet  le  panthéon  et  le  pandémonium  communs  aux 
écoles  du  Grand  Véhicule,  grossis  encore  des  créations 
monstrueuses  dues  à  la  secte  des  Tantras,  et  d'emprunts 
directs  à  l'hindouisme.  Deux  personnages  toutefois  donnent 
au  culte  de  la  vallée  une  physionomie  locale:  Mafijuçrî  et 
Matsyendra  Nâtha. 

Manjuçrî. —  Maùjuçri  est  le  véritable  créateur  du  i\é- 
pal.  Avant  lui,  un  lac  remplissait  et  couvrait  la  vallée 
entière.  Le  Bouddha  Vipaçyin,  qui  en  avait  prévu  les  ma- 
gnifiques destinées,  s'était  rendu  en  pèlerin  au  bord  du 
lac  et  avait  lancé  dans  les  eaux  une  graine  de  lotus.  Au 


LES  DIVINITÉS    LOCA.LES 


33 


cours  des  temps,  la  graine  germa;  il  en  sortit  une  fleur  de 
lotus  merveilleuse,  qui  s'épanouit  au  milieu  du  lac,  grande 
comme  une  roue  de  char,  avec  dix  mille  pétales  d'or,  et 
des  diamants  dessus,  et  des  perles  dessous,  et  des  rubis 
au  milieu;  le  pollen  était  de  pierreries,  les  élamines  d'or. 


Un  des  quatre  stupas  d'Açoka  à  Patan  (stùpa  du  Nord). 


et  les  pistils  de  lapis-la/.uli  ;  une  flamme  s'élevait  de  la 
corolle,  plus  pure  et  i)lus  spendide  que  les  rayons  du 
soleil;  c'était Âdi-Buddha,  le  Bouddha  primordial,  qui  se 
manifestait  immédiatement,  sans  symbole  ni  emblème, 
dans  son  essence  môme.  Le  Bodhisattva  Maùjuçri,  qui 
possède  la  perfection  de  la  science,  connut  qu'un  Svaijam- 


.132  LE    NÉPAL 

hhiV,  une  manifestation  spontanée  de  la  divinité,  s'était  pro- 
duit au  Népal  ;  il  demeurait  alors  au  delà  du  pays  de  Cîna, 
dans  lacoiilrée  delà  Grande-Chine  (MahâCîna)  qu'entoure 
une  septuple  muraille':  sur  la  montagne  des  Cinq-Sommets 
(Pafua-çîrsa  parvata).  Cette  monlai;ne  merveilleuse  avait 
un  sommet  de  diamant,  un  de  saphir,  un  d'émeraude.  un 
de  rubis,  un  de  lapis-lazuli.  Mafijuçrî  se  mit  en  route, 
accompagné  de  ses  deux  épouses  (Kecinî  et  Upakeçinî,  ou 
Varadà  et  Moksadâ,  ou  encore  Laksmî  et  Sarasvatî)  et 
d'une  multitude  de  disciples  dévots.  11  pénétra  par  le  Nord- 
Est  dans  le  cirque  de  montagnes  qui  emprisonnait  le  lac, 
s'arrêta  trois  nuits  en  contemplation  sur  le  Mahâ-mandapa 
(une  avancée  du  mont  Mahadeo-Pokhri),  installa  sa  pre- 

1.  Le  Cachemire  aussi  possède  un  Svayambhù,  où  la  divinité  se  mani- 
feste par  la  flamme  : 

Svayambhûr  yatra  hulabhug  bhuvo  garbhât  saminimisan 

Râja-tar.  I,  v.  34. 

I^a  localité,  désignée  dans  Tusage  courant  sous  le  nom  de  Sayam.  est 
le  théâtre  de  phénomènes  volcaniques  qui  se  produisent  par  intervalles. 
En  certaines  années,  le  sol  laisse  échapper  dime  cavité  rougeàtre  des 
vapeurs  qui  sont  assez  chaudes  pour  bouillir  les  offrandes  funéraires 
que  les  pèlerins  y  placent  (Stein,  trad.  de  la  Ràj.  tar.,  note  sur  1,  34.) 

L'auteur  du  Svayambhû-P.  rapproche  lui-même  les  deux  pays  : 

Kâçmire  ca  yathà  santi  tathà  ca  tatra  mandale. 

Sv.  P.  IV,  p.  2i8. 

2.  Le  Svayambhù-P.  décrit  deux  fois  la  Chine  (éd.  B\bJ.  Ind.,  III, 
p.  I  *8  et  IV,  p.  2t8),  en  traits  bien  vagues  sans  doute,  mais  qui  mon- 
trent du  moins  à  quel  point  la  Chine  éblouissait  ses  lointains 
vassaux.  «  Le  pays  de  Cina  est  entouré  par  l'Océan  ;  c'est  un  océan  peu 
profond  qui  l'entoure...  Il  est  aux  confins  du  Népal  (cor.:  Nepâlàbhyan- 
tare  sthâne),  il  y  a  beaucoup  de  montagnes,  et  des  villages,  et  des  pro- 
vinces, et  des  royaumes  de  toute  sorte,  et  des  villes,  et  des  cités,  et  des 
champs,  et  des  marchés;  là  est  la  capitale  impériale  de  tous  les  royau- 
mes »,  IK,  p.  I'i8.  Et  dans  l'autre  passage,  le  Népal  est  comparé  à  la 
Chine. 

yathâ  Cina  eva  deçe  (à  œn\  ainsi)  tathâ  Nepàlamandalarn 

«  parce  qu'on  y  cultive  toutes  les  sciences  et  toutes  les  connaissances, 
qu'il  s'y  trouve  des  laboureurs  et  des  marchands  de  toute  profession  ». 


LES    DIVINITÉS    LOCALES  333 

mière  épouse  sur  le  Phiilocclia  (Phulchok,  au  S.-E.),  la 
seconde  au  Dhyànocclia  (Champadevi,  contrefort  duChan- 
dragiri,  au  S.),  et  accomplit  respectueusement  le  tour  du 
lac  en  présentant  le  liane  droit  à  Svayambliù.  Une  révéla- 
tion lui  apprit  alors  la  tache  tpii  lui  était  réservée.  Il  devait 
d'un  coup  de  son  glaive  irrésistible  qui  brille  dans  sa  main 
comme  un  sourire  de  la  lune  iCandra-hâsa)  tailler  une 
brèche  dans  la  barrière  montagneuse,  ouvrir  un  écoule- 
ment aux  eaux  et  frayer  un  chemin  vers  Svayambhù.  11 
exécuta  les  ordres  divins,  et  par  la  Brèclie-du-Sabre  (Kot- 
var)  la  Bagmati  affranchie  entraîna  les  eaux  du  lac,  avec 
les  Nâgas  et  les  monstres  qui  le  peuplaient.  Sur  le  fond 
du  lac,  apparent  désormais,  rampait  la  tige  du  lotus  qui 
portait  Svayambhù  sur  sa  tleur  précieuse  ;  Maùjucrî  s'ap- 
procha pieusement  de  la  racine,  entendit  à  Fentour  le 
murmure  mystérieux  d'une  source,  s'inclina,  adora,  et 
Guhyeçvarî,  la  Maîtresse  des  Arcanes,  se  manifesta  devant 
lui.  Il  éleva  deux  sanctuaires  à  la  gloire  des  deux  divinités 
souveraines,  et  s'établit  à  côté  de  Svayambhù,  sur  une  selle 
de  terrain  où  les  Névars  vénèrent  encore  l'empreinte  de 
ses  pieds  sacrés,  reconnaissable  aux  yeux  qui  la  décorent. 
Il  bâtit  une  ville  entre  la  Bagmati  et  la  Bitsnumati,  sur 
l'emplacement  que  couvre  en  partie  Katmandou  ;  du  reste, 
l'héritière  moderne  de  Manju-Pattana,  la  capitale  de 
Maûjuçrî,  se  glorifie  de  reproduire  dans  ses  grandes  lignes 
le  glaive  de  Manjuçrî.  Puis,  son  œuvre  achevée,  il  retourna 
vers  sa  montagne  de  Chine;  mais  beaucoup  de  ses  dis- 
ciples séduits  par  le  Népal  «  qui  ressemble  tant  à  la  Chine  » 
(Svay.  Purâna,  éd.  Calcutta,  p.  248-9)  préférèrent  rester  ; 
il  leur  donna  pour  roi  un  roi  de  la  Grande-Chine  (Mahâ- 
Cîna),  le  vertueux  Dharmàkara,  qui  s'était  joint  à  son  cor- 
tège. 

Manjuçrî  parut  encore  une  fois  au  Népal,  du  temps  de 
Kâçyapa,  l'avant-dernier  des  Bouddhas  qui  pi^cédèrent 


334  LE    NÉPAL 

Çâkyamuni.  Un  Pandit  de  Bénarès,  Dharma-çiî  Mitra,  qui 
résidait  dans  le  monastère  de  Yikrama-çîla,  instruit  dans 
les  profondeurs  de  la  doctrine,  se  butait  cependaut  au 
sens  énigmatique  de  la  formule  sacrée  :  a  a  i  î  ii  û  e  aï  o 
au  am  ah.  Seul,  Manjuçrî  possédait  l'interprétation  des 
douze  lettres,  et  pour  le  joindre  il  fallait  entreprendre  un 
voyage  d'une  année  au  Nord  de  FHimalaya.  Le  religieux 
n'hésita  pas  ;  il  prit  la  voie  du  Népal.  Arrivé  au  Nord  de 
Syambunatli,  il  rencontra  un  paysan  qui  labourait  avec  un 
lion  et  un  tigre  attelés;  il  interpella  cet  étrauge  laboureur 
pour  lui  demander  le  chemin  de  la  Chine.  «  11  est  trop  tard 
aujourd'hui  pour  vous  mettre  en  route  :  passez  la  nuit  chez 
moi  » ,  répondit  le  paysan.  l)harma-çrî  le  suivit  :  soudain  l'at- 
telage disparaît,  un  bon  couvent  s'élève  par  enchantement 
pour  héberger  l'hôte.  La  nuit,  Dharma-çrî devine  à  de  nou- 
veaux indices  quel  dieu  lui  donne  asile,  et  dès  l'aube  il 
sollicite  l'explication  souhaitée.  Maûjuçrî  lui  expose  les 
mystères  des  douze  lettres  et  lui  commente  la  Nàma-Sam- 
gîti  u  la  Cantilène  des  noms  sacrés  »  qui  naissent  de  leur 
combinaison.  Encore  à  présent,  en  souvenir  de  cette  aven- 
ture, le  champ  qu'a  labouré  jadis  Maûjuçrî  est  le  premier 
011  l'on  plante  solennellement  le  riz  chaque  année  ;  c'est  le 
Bliaijavat-k.Hetra  (Bhagvan-khet),  qui  touche  presque  à 
l'extrémité  Sud-Ouest  de  la  résidence. 

La  légende  qui  donne  à  la  civilisation  népalaise  une  ori- 
gine chinoise  ou  tartare  est  faite  pour  surprendre,  par  sa 
vraisemblance  même.  Les  Bouddhistes  névars,  si  proches 
voisins  du  Téraïqui  vitéclore  plusieurs  Bouddhas,  devaient 
être  tentés  plutôt  de  chercher  leur  berceau  sur  ce  sol  con- 
sacré, à  l'entrée  des  plaines  glorieuses  de  l'Inde.  Le  nom 
de  Maûjuçrî,  si  la  tradition  l'imposait,  n'aurait  pas  fait 
obstacle  à  cette  tendance,  car  Maûjuçrî  appartient  au  boud- 
dhisme de  l'Inde.  La  légende  aurait-elle  pris  naissance  à 
une  date  tardive,  quand  le  bouddhisme  mort,  ou  moribond 


LES    DIVINITÉS    LOCALES  335 

dans  son  pays  natal,  jetait  un  nouvel  éclat  chez  les  peu- 
ples tartares,  à  Tun  des  moments  où  le  Népal  entrait  en 
relations  directes  avec  la  Chine  et  se  glorifiait  d'un  vasse- 
lage  qui  l'incorporait  à  l'Empire  du  Milieu  ?  Le  Svayamhhù- 
Purâna,  qui  la  raconte  (sans  parler  de  la  Vamçâvalî  qui  le 
résume),  est  d'une  date  trop  incertaine  pour  aider  à  ré- 
soudre ce  problème. 

Mais  rien  n'empêche  de  donner  à  cette  légende  une  ori- 
gine ancienne  '.  Marijuçrî  est,  depuis  de  longs  siècles,  tenu 
particulièrement  en  honneur  chez  les  Tartares;  la  mon- 
tagne des  cinq  sommets  (Panca-çîrsa),  d'où  il  partit  en 
pèlerinage  au  iXépal,  est  célèbre  dans  toule  l'étendue  de 
l'Empire  chinois,  La  désignation  sanscrite  de  Panca-drsa 
parvata  correspond  littéralement  à  l'appellation  chinoise  : 
Oî<  (cinq)  fai  (terrasse)  r/^w?  (montagnej.  Le  mont  Ou-t'ai- 
chan  est  situé  à  l'E.-S.-O.  de  Pékin  ;  on  y  accède  de  la 
capitale  parla  voie  de  Kalgan,  Chi-pa-r-tai,  et  Ta-toung, 
d'où  cinq  jours  de  marche  vers  le  Sud  mènent  à  la  vallée 
dOu-tai.  Le  plus  ancien  des  temples  de  l'Ou-t'ai-chan  re- 
monte, dit-on,  à  Açoka;  c'est  un  stùpa  à  la  manière  de 
Syambunath,  construit  en  briques,  revêtu  de  stuc  et  cou- 
ronné d'unT  doré,  qui  porte  son  faîte  à  vingt-cinq  mètres; 
il  passe  pour  contenir  des  reliques  du  Bouddha.  Il  est  cer- 
tain que  le  principal  temple,  le  Hien-foung-seu,  fut  bâti 
entre  471  et  500  de  J.-C.  par  un  souverain  de  la  dynastie 
des  Wei  postérieurs  ;  on  y  accède  par  un  escalier  de  cent 
trente  marches  de  marbre,  jonchées  de  cheveux  offerts 


1.  Toujours  est-il  que  dès  le  vn'=  siècle  une  légende  analogue  avait 
cours  au  royaume  de  Kàmarùpa,  tout  à  côté  du  Népal.  Quand  l'envoyé 
Li  Yi-piao  visita  le  pays  de  Kàmarùpa  entre  6't3  et  6i5,  le  roi  Kumàra 
lui  raconta  que  «  le  pouvoir  se  transmettait  depuis  quatre  mille  ans  dans 
la  famille  royale  :  le  premier  avait  été  un  esprit  saint  venu  de  la  Chine 
(Han-ti)  en  volant.  »  (Cheu-hia  fang-tchi  (compilé  en  650),  dans  l'éd. 
japonaise  du  Tripitaka,  XXXV,  I,  9'i^\  et  cf.  Hloucn-tsang,  111,  77  et 
79.) 


336  LE   iNÉPAL 

pour  mériter  le  paradis.  La  statue  de  Mafijuçrî  trône  au 
milieu  du  temple,  toute  décorée  d'écharpes  en  soie  {ka- 
sdyas)  déposées  en  offrande  par  les  fidèles.  Depuis  le 
VI*  siècle,  toutes  les  dynasties  ont  rivalisé  de  zèle  àhonorer 
le  sanctuaire.  iJès  le  règne  de  Kai-hoang^,  des  Souei  (581- 
601),  des  temples  furent  élevés  sur  chacun  des  cinq  som- 
mets. L'empereur  Young-lo,  des  Ming,  qui  entretint  des 
relations  di[)lomatiques  avec  le  Népal,  y  fit  déposer,  au 
Pou-sa-t'iiKj ,  le  premier  exemplaire  des  textes  bouddhiques 
en  langue  indienne  [fan]  qu'il  avait  fait  graver  et  tirer  sur 
cuivre  d'après  les  originaux  rapportés  de  l'Occident  par 
une   mission  spéciale  \ 

La  réputation  du  mont  aux  Cinq-Sommets  s'étendit  de 
bonne  heure  au  loin.  En  824,  un  envoyé  des  Tibétains 
[T'ou-fan]  vint  demander  à  la  cour  impériale  une  image 
peinte  de  l'Ou-t'ai-chan'.  Un  manuscrit  népalais  de  l'Asta- 
srdiasi'ikà  Prajûà-pâramitâ,  daté  de  samvat  135,  sous  le 
règne  de  lihoja  deva  et  Laksnùkàma  deva  représente  dans 
une  des  curieuses  miniatures  qui  ornent  le  texte  une 
image  de  Manjuçiî  avec  cette  légende  :  «  Paiica-çikha-par- 
vate  Vâf/'urittali  (sic)  «  Vâgîçvara  (autre  nom  de  Maùjuçrî) 
sur  la  montagne  aux  (juq-Sommets.  »  Le  Bodhisatva  y  est 
peint,  comme  il  convient,  en  jaune,  assis  à  l'indienne,  la 
jambe  gauche  pendante  sur  un  lion,  les  mains  réunies 
dans  le  geste  de  l'enseignement,  tenant  un  lotus  bleu  [ut- 
pala,  en  forme  de  pinceau).  A  gauche,  un  personnage  su- 
balterne, l'air  terrible,  armé  d'une  massue.  Le  décor  est 
formé  d'un  temple  creusé  en  souterrain  dans  la  montagne, 
avec  un  arbre  et  des  ascètes.  Et,  comme  pour  écarter 
tout  soupçon  et   i)Our  confirmer  ce  témoignage,  un  autre 


1.  HocKHiLL,   A  Pilgrimage  to   Ihe   Great  Buddhist  Sanctuavy  of 
North-China,  dans  Atlantic  Monthly,  juin  1895. 

2.  BusiiELi.,    Early   History  of   Tibet,    dans   Journ.    Roy.   Asial. 
Soc,  n.  ser.  XII,  p.  522. 


LES    DIVINITÉS    LOCALES  337 

manuscrit  de  date  voisine  (sanivat  191,  sous  Çamkara 
deva)  présente  parmi  ses  illustrations  une  image  presque 
identique,  accompagnée  de  cette  légende  :  Mahâ-Cîna 
Manjughosa,  «  Mafiju-gliosa  (ou  Manju-çrî)  de  la  Grande- 
Chine.  »  Ici  encore  le  Bodhisattva,  de  couleur  jaune,  est 
assis  à  l'indienne,  la  jambe  droite  pendante  sur  un  lion 
bleu  à  gueule  rouge,  les  mains  réunies  dans  le  geste  de 
l'enseignement;  sous  le  bras  gauche  passe  un  lotus  bleu. 
Deux  subalternes  du  sexe  féminin  se  tiennent,  l'une, 
jaune,  adroite,  l'autre,  bleue,  à  gauche;  comme  décor  un 
temple  souterrain  dans  la  montagne  avec  des  arbres. 

La  fantaisie  des  miniaturistes  népalais  ne  semble  pas 
avoir  altéré  les  traits  essentiels  de  l'image  chinoise  ;  Mafi- 
juçrî  en  effet  a  pour  attributs  d'ordinaire  le  livre  et  le 
glaive  qu'il  tient  en  ses  mains,  comme  les  emblèmes  de 
son  éloquence  et  de  sa  vigueur  dialectique,  et  c'est  jus- 
tement ainsi  qu'il  est  figuré,  dans  l'un  des  deux  manus- 
crits népalais,  sur  une  image  sans  légende;  le  fidèle  n'avait 
pas  besoin  d'explication  pour  y  reconnaître  la  divinité.  De 
couleur  jaune,  assis  à  l'indienne,  il  brandit  une  épée  dans 
sa  main  droite,  tandis  que  la  main  gauche  repliée  tient  le 
livre  ;  un  lotus  bleu  passe  sous  le  bras.  Même  décor  qu'aux 
deux  autres  miniatures  :  un  temple  souterrain  dans  la  mon- 
tagne, et  des  arbres'.  On  s'explique  aisément  qu'une 
image  du  Maàjuçrî  d'Ou-t'ai-chan  ait  été  connue  de  bonne 
heure  au  Népal  ;  il  n'avait  pas  manqué  d'occasion  pour 
l'y  faire  pénétrer:  une  des  missions  diplomatiques  chi- 
noises envoyées  au  Népal,  ou  par  le  Népal,  entre  646  et 
660,  avait  pu  l'offrir  en  présent  au  pieux  roi  Narendra 
deva,  ou  encore  un  des  religieux  chinois  passés  en  pè- 
lerins par  la  voie  du  Népal  avait  pu  en  faire  don  à  quelque 


1.  FouciiER,    Eludes     d'iconographie     bouddhique,     Paris,     1900, 
\).  114  s(|q. 

22 


338  LE    NÉPAL 

couvent  du  pays;  justement  plusieurs  de  ces  pèlerins 
venaient  du  district  même  de  l'Ou-t'ai-chau  (l'arrondisse- 
ment de  Ping)'  et  certains  d'entre  eux  restèrent  fixés  au 
Népal  ou  y  moururent,  laissant  leurs  menus  objets  de  sain- 
teté en  héritage  à  leurs  confrères  népalais. 

Enfin  la  rencontre  à  la  cour  du  roi  tibétain  Srong-tsan 
Gam-po,  de  deux  reines  également  dévotes,  l'une  népa- 
laise, l'autre  chinoise  d'origine,  dut  activer  les  échanges 
religieux  entre  le  Népal  et  la  Chine  ;  Tune  et  l'autre 
avaient  apporté  au  palais  de  leur  barbare  époux  des  livres 
saints  et  de  saintes  images  ^  La  gloire  du  Manjuçrî  d'Ou- 
t'ai-chan  ne  tarda  pas  à  descendre  du  Népal  jusqu'aux 
plaines  du  Gange.  L'exact  et  véridique  Hiouen-tsang,  pen- 
dant son  séjour  dans  l'Inde,  à  la  veille  même  des  événe- 
ments qui  mirent  en  étroit  contact  les  deux  grandes  nations 
de  l'Extrême-Orient,  n'a  jamais  entendu  parler  de  Mafi- 
juçrî  comme  d'un  Bodhisattva  de  Chine;  autrement  il  n'au- 
rait pas  manqué  de  signaler  à  ses  lecteurs  chinois  un  trait 
si  propre  à  flatter  leur  vanité  nationale.  Personneflement, 
il  seml^le  bien  le  considérer  comme  le  patron  spécial  des 
Chinois  dans  l'Inde;  c'est  Manjuçrî  qui  veille  sur  lui 
comme  une  sorte  d'ange  gardien,  qui  l'avertit  en  songe 
des  dangers  imminents  et  qui  le  presse  de  rentrer  dans  sa 
patrie;  mais  aucun  des  docteurs  de  l'Inde,  dans  leurs  en- 
tretiens avec  Hiouen-tsang,  ne  songe  k  évoquer  Manjuçri 
à  propos   de  la  Chine.   Un  demi-siècle  plus  tard,   quand 

1.  V.  sup.,  p.  161. 

2.  Outre  rimagc  du  Mafijurrî  de  Chine  que  j'ai  décrite,  le  ms.  népa- 
lais Cainbr.  Add.  164:5  étudié  par  M.  Fouclier  présente  une  image  de 
Mahd-Cîna  Samania  bhadra  {Iconogr.  bouddh.,  pi.  VI,  4)  où  le 
Bodhisattva  est  représenté  sur  un  éléphant,  avec  des  montagnes  boisées 
au  fond  du  tableau.  M.  Toucher  se  demande  avec  raison  si  ces  monta- 
gnes ne  sont  pas  destinées  à  rappeler  l'O-mei  chan,  la  montagne  où 
Samantabhadra  est  particulièrement  honoré  en  Chine.  Quoi  qu'il  en  soit, 
cette  image  du  «  Samantabhadra  de  Cdiint;  »  est  un  indice  de  plus  des 
relations  entre  lliidc  (spécialement  le  Népal)  et  la  Chine  à  cette  époque. 


T.ES    DIVINITÉS    LOCALES  339 

l-tsing  visite  l'Inde,  il  en  va  tout  autrement  :  «  Les  gens  de 
rinde  disent  maintenant,  à  l'éloge  de  la  Chine  :  Le  sage 
Manjuçrî  est  à  présent  à  Ping-tcheou,  oii  sa  bénédiction  se 
répand  sur  le  peuple.  Aussi  nous  devons  respecter  et  ad- 
mirer ce  pays,  etc.  »  Malheureusement  l-tsing  interrompt 
brusquement  ici  son  récit,  et  il  se  contente  d'ajouter  en 
manière  de  conclusion  :  «  Ce  qu'ils  racontent  là-dessus  est 
trop  long  pour  le  rapporter  en  détail'.  »  Hiouen-tsang 
n'aurait  ni  éprouvé  ni  exprimé  ce  scrupule  de  littérateur. 
Après  le  voyage  d'I-lsing,  la  Chine  reste  désormais  consi- 
dérée comme  le  séjour  de  Manjuçrî,  et  les  pèlerins  hin- 
dous qui  veulent  l'adorer  prennent  la  route  de  Chine  ; 
témoin,  entre  tant  d'autres,  Vajrabodhi,  le  maître  glorieux 
de  l'illustre  Amogha-vajra,  qui  s'en  alla  de  Ceylan  dans 
l'Empire  du  Milieu,  vers  l'an  700,  sur  la  foi  d'une  vision 
qui  lui  ordonnait  de  s'y  rendre  pour  adorer  Manjuçrî';  ou 
encore  Pràjfia,  traducteur  du  Mahâyâna-buddha-sat-pâra- 
mitâ-sûtra,  collaborateur  du  missionnaire  nestorien  King- 
tching,  qui  se  mit  en  route  vers  la  Chine  (oii  il  arriva  en 
782)  parce  que  Manjuçrî  se  trouvait,  disait-on,  dans  le  pays 
de  l'Est  \  Les  temps  modernes  ont  renoué  la  tradition  an- 
tique :  l'ambassade  qui  va  tous  les  cinq  ans  porter  à  la 
cour  de  Pékin  le  tribut  du  Népal  salue  olTicieliement  dans 
l'empereur  mandchou  le  Bodhisattva  Maûjuçri  incarné  ; 
une  flatterie  du  Dalai-Lama  a  permis  aux  Mandchous  d'ex- 
ploiter à  leur  profit  la  croyance  de  1  Inde  ancienne. 

Au  cours  des  siècles,  Mafijuçrî  a  fini  par  être  naturalisé 
Chinois.  Les  Tibétains  le  font  naître  au  mont  Ou-t'ai, 
d'une  émanation  du  Bouddha.  Le  Bouddha  était  venu  en 
Chine  pour  y  prêcher  la  loi  ;  mais  la  doctrine  était  trop 
sublime  pour  ces  esprits  grossiers.  Il  s'arrêta  au  mont  des 

1.  l-TSiNG,  A  Record...,  Irad.  Takakusii,  p.  169. 

2.  S.  Lévi,  Mù.nons  de  M'ang  Hiuen-ts'c.  p.  03  sqq. 

3.  1-TsiN»;.  A  liecoi^d....  \).  169,  ii.  '3. 


340  LE   NÉPAL 

Cinq-Sommets  qui  portail  déjà  cinq  caityas  resplendissants  ; 
de  la  base  un  arbre  avait  poussé:  c'était  un  jambu,  l'arbre 
qui  donne  son  nom  aux  contrées  du  Jambu-dvîpa.  Un  rayon 
d'or  sortit  du  front  de  Bhagavat  et  pénétra  dans  l'arbre,  oii 
se  forma  une  excroissance  ;  de  cette  excroissance  naquit  une 
tige  de  lotus  qui  produisit  une  fleur,  et  la  fleur  portait  le 
prince  des  sages,  Ârya  Manjuçrî.  Il  étaitjaune  de  teint,  avec 
un  seul  visage,  et  deux  mains,  la  droite  armée  du  glaive  de 
la  science,  la  gaucbe  portant  un  livre  sur  un  lotus  en 
cercle,  tel  que  le  représentent  les  images  classiques,  mais 
sans  les  trais  particuliers  attribués  parles  miniatures  népa- 
laises au  Manjuçrî  de  Chine.  De  son  front  naquit  une  tortue 
d'or  qui  s'enfonça  dans  le  lac  Sitasaras,  au  pied  de  la  mon- 
tagne. Et  depuis,  Manjuçrî  réside  sur  les  cinq  sommets, 
mais  il  prend  sur  chacun  d'eux  une  couleur  différente  : 
jaune  sur  l'un,  blanc  sur  l'autre,  et  rouge,  et  vert,  et  bleu  ; 
et  chacun  des  sommets  porte  des  fleurs  de  la  même  cou- 
leur que  le  dieu,  jaunes   ici,  blanches  là,  et  rouges,  et 
vertes,  et  bleues  ;  et  les  vertus  en  sont  proprement  miri- 
fiques'. Les  Névars  qui  instruisaient  le  Capucin  Constantin 
d'Ascoli  lui  représentèrent  aussi  Manjuçrî  (sous  le  nom 
de  Bissôchtma),  comme  «  un  certain  Chinois  qui  était  venu 
par  le  Tibet  ». 

Cependant,  avant  d'être  adopté  par  la  Chine,  Manjuçrî 
avait  bien  été  un  Hindou  de  naissance.  Les  sources  san- 
scrites de  Târanâtlia  rapportaient  qu'il  parut  sous  le  règne 
de  Candragupta,  roi  d'Orissa,  un  peu  après  le  règne  de 
Mahâpadma,  donc  vers  le  temps  de  l'invasion  macédo- 
nienne, si  ces  indications  mythiques  valent  d'être  traduites 
en  langage  réel.  11  se  présenta  sous  la  forme  d'un  religieux 
mendiant,   exposa   une  doctrine  particulière   du   Grand- 

1.  Grunwedel,  Mythologie  des  Buclclhismus,  Leipzig,  1900,  p.  134 
sqq.  ;  d'après  le  Pad-ma  Pan-yig,  biographie  tibétaine  de  Padma- 
sambliava. 


LES    DIVINITÉS    LOCALES  341 

Véhicule,  et  disparut  en  laissant  un  livre,  l'Asta-SâhasHkâ 
Prajnâ-pâramitâ,  prétendaient  les  Sautrântikas  ;  le  Tattva- 
samgraha,  affirmaient  les  Tàntrikas  avec  une  égale  assu- 
rance'. L'événement  s'était  passé,  soit  250  ans",  soit  450 
ans  après  le  Nirvana ^  Le  lieu,  du  reste,  en  variait  comme 
la  date.  D'après  le  Manjuçrî-parinirvâna,  Mafijuçrî,  le  héros 
du  livre,  aurait  donné  l'enseignement  à  cinq  cents  voyants 
[rsis]  dans  les  Montagnes  de  neige  (Himalaya).  11  suffisait 
désormais  d'un  bond  pour  le  porter  de  l'Himalaya  dans 
la  Chine.  Au  temps  de  Hiouen-tsang  on  vénérait  encore,  à 
Mathurâ,  le  «  M-:%fa  des  dieux  »  (Ptolémée)  un  stûpa  qui 
couvrait  ses  reliques  \ 

Tandis  que  les  uns  tenaient  Manjucrî  pour  un  person- 
nage historique,  d'autres  l'exaltaient  comme  un  être  sur- 
naturel :  les  Yogâcâryas  le  considéraient  comme  le  fils 
spirituel  (Dhyâni-bodhisattva)  du  Bouddha  Aksobhya  et 
comme  identique  avec  Vajrapâni  ;  ailleurs  il  figure  en  com- 
pagnie de  Vajrapâni  et  d'Avalokiteçvara,  dans  une  triade 
oij  il  correspond  au  Brahmâ  de  la  Triade  hindoue.  Il  reçoit 
souvent  Fépithète  de/iumdra  «  lejeune homme,  le  prince», 
ou  sous  une  forme  plus  emphatique,  kumûra-hhûta.  L'ap- 
pellation de  Kumâra  semble  faire  pendant  aux  Kumârîs  du 
Tanlrisme,  aux  Vierges  qu'adorent  à  la  fois  Bouddhistes  et 
Çivaïtes  ;  mais  outre  cette  valeur,  elle  paraît  avoir  ici  pour 
fonction  spéciale  de  définir  le  rôle  de  Manjucrî  dans  l'Em- 
pire de  la  Loi.  Les  Bouddhas  sont  les  Dharma-râjas,  «  les 
rois  de  la  Loi  »  ;  Manjucrî  le  Bodhisattva,  auprès  d'eux, 
mais  au-dessous  d'eux,  est  le  prince  à  la  cour  du  souverain. 
Mais  l'élément  essentiel  de  son  nom  est  l'adjectif  manju, 

1.  Tàranâtma,  Geschichte  des  Buddhlsmus  in  Indien,  trad.  Schiefner, 
p.  58. 

2.  Ib.,  note  p.  296. 

3.  Manjiirri-parinirvàna  (Wen-joù-cheu-li  pan-nic-pan  Jîing)  cité 
par  W\ssii.iF.F,  Bf/ddhismus,  p.  I'i2. 

4.  Hiouen-tsang,  Mémoires,  I,  208. 


342  LE    NÉPAL 

qui  so  retrouve  dans  les  divers  synonymes  :  Mafijuçrî, 
Manjughosa,  Manjusvara,  Manjubhadra,  Maîijunâtha  ; 
le  titre  de  Vâg-îçvara,  «  Maître  de  la  Parole  »,  en  est 
l'équivalent,  ou  la  glose.  L'adjectif  manju  s'applique  pro- 
prement, et  pour  ainsi  dire  exclusivement,  à  la  voix  ou  au 
linibre  :  le  bourdonnement  des  abeilles,  le  cliant  des  cou- 
cous, les  paroles  des  perroquels,  tout  ce  que  la  poétique 
de  l'Inde  exalte  comme  un  symbole  d'harmonie  et  de  mé- 
lodie a  droit,  avec  la  voix  humaine,  à  Fépithète  de  manju  ; 
la  technique  donne  le  nom  de  manju-gîti,  manju-vâdinî  à 
des  mètres  d'une  complication  savante.  Les  Tibétains,  tra- 
ducteurs scrupuleux,  ont  choisi  pour  rendre  ce  vocable  le 
mot  hjam,  qui  s'applique  spécialement  à  la  douceur  de  la 
parole.  Il  est  le  dieu  à  la  voix  suave,  maître  de  l'éloquence, 
et  correspond  ainsi  au  Brahmâ  des  Hindous;  le  rapportes! 
si  étroit  qu'il  emprunte  à  Brahmâ  son  berceau  de  lotus,  et 
même  sa  compagne  Sarasvatî.  Mais,  tandis  que  Brahmâ 
s'éclipsait  dans  l'Inde  et  disparaissait  presque  du  culte, 
Maîijuçrî,  sa  contre-partie,  éclipsait  dans  le  bouddhisme 
indien,  et  surtout  hors  de  l'Inde,  la  troupe  nombreuse  des 
Bodhisattvas  concurrents  \ 

Comment  s'explique  un  pareil  succès?  Est-ce  une  coïn- 
cidence étrange,  apparemment  merveilleuse,  de  sons  qui  a 
valu  à  Mafijuçrî  sa  popularité  chez  les  Tartares,  comme 
elle  valut  plus  tard  à  l'empereur  des  Mandchous  (=  Manju) 
l'honneur  de  passer  pour  une  incarnation  du  dieu?  Mais 
le  nom  des  Mandchous  semble  être  moderne,  et  le  rapport 
se  réduit  sans  doute  à  une  coïncidence  de  hasard.  Les 
interprétations  traditionnelles  des  traducteurs  et  des 
glossateurs  chinois   n'aident    en    rien   à   la    solution  de 


1.  Le  lion  même  qui  sert  de  monture  à  Mafijuçrî  traduit  sans  doute 
sous  une  image  concrète  la  métaphore  usuelle  où  s'exprime  la  [)uissance 
de  la  formule  bouddhirpie.  f^a  prédication  du  Bouddha  est  un  «  rugisse- 
ment d(!  lion  »  Çsiii!h(/nà(l(t). 


LES    DIVINITÉS    LOCALES  343 

l"(''nii;iuo.   Piéocciipés  d'(>\j)li(|ner  l'idée  plus  que  le  mol, 
ils  onl  forgé,  ou  reproduit  à  rimitation  des  docteurs  in- 
diens, des  élymologies   infidèles,    mais   plus  honorables 
à  leur  goût  que  le  sens  littéral  de  «  voix  harmonieuse  ». 
Ils  ont  traduit  maùju  par  «  merveilleux  »,  et  manju-çrl 
par   «    vertu    merveilleuse    »,    ou    plus    audacieusement 
encore  par  «  tête  merveilleuse  »,  en  confondant  le  sub- 
stantif çrî  [siri  en  prononciation  vulgaire  de  l'Inde,  chi-li 
en  transcription  chinoise)  avec  ciras  (vulgairement  siro, 
en  transcription  chinoise  chi-lo)  ;   grâce  à  cette  étymo- 
logie  fantaisiste,  le  nom  de  Manju-çrî  marquait  bien  qu'il 
était  a  à  la  tête  »  des  Bodhisattvas.   D'autres  encore  tra- 
duisirent manju-çrî  par  «  bénédiction  admirable  »,  puisque 
son  nom  était  en  effet  le  meilleur  des  présages  '.  Tous  ces 
jeux  desprit  attestent  les  efforts  faits  pour  mettre  le  nom 
indien  de  Mafijuçrî  à  la  hauteur  de  son  rôle  réel  en  Chine. 
Eu  fait  le  nom  de  Maûjuçrî  est  assez  déconcertant;  il  se 
range  bien  en  apparence  dans  la  même  série  que  tant 
d'autres  noms  connus  :  Jinaçrî,  Jayaçrî,  Padmaçrî.  Dhar- 
maçrî,  etc..  ;  mais  tous  ces  noms  ont  un  caractère  com- 
mun qui  les  différencie  de  Maûjuçrî;  le  premier  élément, 
auquel  est  ajouté  le  mot  grî,  est  un  substantif.  Dans  Maû- 
juçrî, ce  premier  élément  est  un  adjectif;  c'est  assez,  du 
point  de  vue  grammatical,  pour  donner  à  ce  mot  une  phy- 
sionomie étrange.   La  forme  Maûju-ghosa,  au  contraire, 
s'explique  aisément;  elle  entre  dans  la  même  catégorie  que 
les  noms  de  Buddha-ghosa,  Açva-ghosa,  etc..  ;  et  quoique 
le  premier  terme  y  soit  encore  par  exception  un  adjectif, 
l'analyse  du  composé  ne  soulève  aucune  difficulté.  Maûju- 
ghosa  paraît  bien  être  la  forme   primitive  du  nom,  dont 
Maûjuçrî  serait  une  adaptation  plus  honorifique  que  cor- 
recte. 

1.  Remisât  a  déjà  cité,  dans  uno   noie  de   son   Fa-fiien,  p.    ll'i,  ces 
étyniolojjrics  proposées  [);ir  le  Fan  j/l  lahin  yi  Ifi. 


341  LE    NÉPAL 

Oiioi  (|iril  en  soit  de  son  nom  et  de  son  origine,  Man- 
juçiî  a  eu  le  privilège  de  se  maintenir  au  premier  rang  du 
panthéon,  malgré  la  multitude  des  compétiteurs,  à  travers 
toutes  les  vicissitudes  du  bouddhisme  chinois.  Il  tient  déjà 
une  large  place  dans  les  premiers  textes  bouddhiques  in- 
troduits en  Chine,  par  exemple  dans  le  Wen-jou-rhi-li  iven 
pou-sa  choK-k'mg  et  le  Nci-tmng  pal  pan  khig  traduits  par 
le  moine  Leou-kia-tchann,  originaire  du  pays  desYue-tchi, 
entre  147  et  186  de  J.-C,  il  est  exalté  dans  le  Ratna-ka- 
randaka-vyûha,  traduit  par  Tchou  Fa-hou  en  270.  Le 
triomphe  de  l'Ecole  ïantrique  avec  Yajrabodhi,  Amogha- 
vajra  et  leurs  successeurs  consolide  encore  la  position  attri- 
buée déjà  au  Bodhisattva  par  l'École  de  la  Perfection  de  la 
Sagesse  (Prajnâ-Pâramitâ).  En  fait,  ce  dieu  de  la  parole  est 
le  patron-né  des  spéculations,  à  la  manière  des  Massorètes 
ou  de  la  Cabbale,  sur  les  mots,  sur  les  lettres,  sur  leur 
puissance  mystique,  spéculations  si  chères  à  l'esprit  du 
bouddhisme  chinois  et  tibétain  ;  il  est  vraiment  qualifié 
pour  révéler  à  Dharmaçrî  Mitra  le  sens  profond  des  douze 
voyelles,  aussi  bien  que  pour  enseigner  l'abracadabra  des 
formules  en  grimoire  (dhâranîs)  qui  résument  et  recèlent, 
pour  les  barbares  du  Nord,  la  sagesse  et  la  puissance  des 
Bouddhas.  Emule  heureux  du  Brahmâ  indien,  il  continue 
à  incarner  la  force  souveraine  de  la  parole  sacrée,  le  brah- 
man  que  son  rival  n'a  pas  su  garder  ;  transplanté  des  sub- 
tils monastères  de  l'Inde  chez  les  rudes  tribus  des  Yue- 
tchi,  des  Tukhâras,  des  Turuskas,  des  Cînas,  Manjuçrî, 
prince  de  la  Parole,  retrouvait  en  dehors  des  limites  aryen- 
nes les  couches  propices  de  sorcellerie  et  de  chamanisme 
où  le  hrahman  aryen  avait  poussé  et  grandi  jadis  ;  de  l'Hin- 
dou-kouch  à  la  mer  de  Chine,  il  étendit  aisément  son 
empire  incontesté.  Les  Névars  ont  fini  par  transformer 
Manjuçrî  en  un  simple  patron  des  métiers  manuels;  mais 
la  tradition  fidèle  n'en  perpétue  pas  moins  dans  ce  symbole 


LES    DIVINITÉS    LOCALES  345 

le  souvenir  de  riiifluence  taiiare  et  chinoise  sur  les  ver- 
sants méridionaux  de  l'Himalaya. 

Le  symbole  est  mythique  ;  l'influence  elle-même  n'est 
pas  une  vaine  invention  de  la  légende.  Le  Népal,  et,  par  la 
voie  du  Népal,  l'Inde,  ont  pu  exercer  une  action  continue 
sur  les  croyances,  les  mœurs,  la  civilisation  de  leurs  voi- 
sins septentrionaux  ;  mais  deux  grandes  races  n'entrent  pas 
en  communication  durable  sans  se  prêter  et  s'emprunter  à 
la  fois  l'une  à  l'autre.  Lesbouddliistes  chinois  qui  regardent 
Lao-tzeu  comme  Çàkyamuni  en  personne,  passé  dans 
rOrienl  pour  y  prêcher  sa  doctrine,  et  les  Taoïstes,  qui 
reconnaissent  dans  Çàkyamuni  leur  maître  Lao-tzeu,  mys- 
térieusement sorti  de  la  Chine  pour  visiter  l'Occident,  ont 
également  raison  les  uns  contre  les  autres.  L'histoire  des 
emprunts  contractés  par  l'Inde  est  difficile  à  tracer,  dans 
la  désolante  pénurie  des  documents  historiques;  mais  c'est 
un  indice  curieux  et  suggestif  que  la  demande  adressée  au 
vn*  siècle  à  l'Empereur  de  Chine  par  un  voisin  oriental  du 
Népal,  le  prince  de  Kâmarûpa,  en  vue  d'obtenir  l'image  de 
Lao-tzeu  et  la  traduction  sanscrite  de  son  ouvrage,  le  Tao- 
te  king'.  Le  passage  des  pèlerins,  et  des  marchands  qui  se 
confondaient  souvent  avec  eux,  laissait  des  traces  sur  le 
sol  de  l'Inde.  Aussitôt  après  l'ouverture  des  relations  entre 
le  Népal  et  le  Tibet,  la  Chronique  du  Népal  signale  l'intro- 
duction au  Népal  d'un  dieu  nouveau,  Mahà-Kàla,  amené 
du  Tibet  par  le  savant  Bandhudatta  sous  le  règne  de  Na- 
rendra  deva.  Les  doctrines  des  Tantras,  qui  servirent  de 
trait  d'union  entre  le  Bouddhisme  et  le  Çivaïsme,  n'ont  pas 
dû  puiser  dans  l'Inde  civilisée  leurs  inspirations  d'un  mys- 
ticisme farouche,  obscène  et  sanguinaire  ;  c'est  ailleurs 
qu'il  faut  peut-être  en  chercher  la  source  impure.  Plusieurs 
des  Tantras  revendiquent  avec  franchise  la  Chine  pour 

1.  Missions  de  Wang  Hiiien-ts'e,  p.  12. 


346 


LE    NEPAL 


berceau.  Le  Tàrâ-tanlra,  qui  exalte  une  antique  divinité, 
d'origine  stellaire  peut-être,  adoptée  et  propagée  par  le 
bouddhisme',  puis  recueillie  par  l'iiindouisme,  révèle  que 
la  connaissance  de  Tara  est  venue  du  pays  de  Cîna,  de  la 
Chine  même;  c'est  là  que  Vasistha,  l'antique  voyant  des 
hymnes  védiques,  a  dû  se  rendre  pour  s'instruire  auprès 
du  Bouddha,  qu'il  n'avait  pu  rencontrer  ni  dans  l'Inde,  ni 
même  au  Tibet:  tel  est  le  secret  que  Çiva  en  personne 
confie  à  son  épouse  Pârvatî,  en  s'appuyant  sur  l'autorité 
du  Cîna-tantra.  Du  reste,  qu'on  ne  s'y  trompe  pas;  le 
Bouddha  n'est  ici,  comme  il  convient,  qu'une  forme  de 
Yisnu,  en  même  temps  qu'il  est  un  grand  Bhairava,  la 
manifestation  de  Çiva^!  Le  .Mahà-Cîna-kramâcâra,  appelé 
aussi  Cînàcâra-sâra-tantra,  qui  prétend  dissiper  les  derniers 
doutes  de  Pârvatî,  interloquée  par  les  révélations  stupé- 
fiantes de  Çiva,  raconte  en  détail  la  visite  de  Vasistha  en 
Chine  et  les  enseignements  qu'il  y  reçut.  Sur  le  conseil  de 
Brahmà,  qui  connaissait  par  expérience  la  puissance  de 
Tara  puisqu'il  devait  à  son  concours  d'avoir  réussi  à  créer 
le  monde,  Vasistha,  fils  de  Brahmà,  part  interroger  Yisnu 
sous  la  forme  du  Bouddha  (Buddha-rùpi  Janàrdana),  qui 
seul  connaît  les  rites  du  culte  de  Tara.  Il  pénètre  dans  le 
a  grand  pays  de  Cîna  »  et  il  aperçoit  le  Bouddha  entouré 
d'un  millier  d'amantes  en  extase  erotique.  La  surprise  du 
sage  touche  au  scandale.  «  Voilà  des  pratiques  contraires 
aux  Védas!  »  s'écrie-t-il.  Une  voix  dans  l'espace  corrige 
son  erreur  :  «  Si  tu  veux,  dit  la  voix,  gagner  la  faveur  de 
Tara,  alors  c'est  avec  ces  prati(iues  à  la  chinoise  (Cînâcâra) 
qu'il  faut  m'adorer  !  »  11  s'approche  du  Bouddha,  et  re- 
cueille de  sa  bouche  cette  leçon  inattendue  :  «  Les  femmes 


1.  Cf.  DE  Blonay,  Matériaux  pour  servir  à  l'histoire  de  la  déesse 
bouddhique  Tard,  Paris,  1897. 

2.  Cf.  IhRAPRASAD  SiiASTRi,  Noticcs  of  Sauslirit  mss.i^^  séries,  vol.  1, 
pari,  lll;  Calcutta,  1900;  p.  xxxii  s(p[.  et  p.  152. 


LES    DIVINITÉS    LOCALES  317 

sont  les  dieux,  les  femmes  sont  la  vie,  les  femmes  sont  la 
parure.  Soyez  toujours  en  pensée  parmi  les  femmes  !  » 
Avec  une  pousse  de  l'arbre  de  Chine  (IMahà-Cîna-druma), 
on  atteint  la  toute-puissance  magique,  si  on  pratique  les 
cinq  rites  communément  désiiT;nés  sous  le  nom  des  Cinq  M, 
leur  lettre  initiale  :  madi/a,  boire  de  l'alcool  ;  mrinisa, 
manger  de  la  viande;  maUya,  manger  du  poisson  ;  nnidrd, 
faire  avec  les  doigts  des  gestes  compliqués  ;  maithuna, 
forniquer.  Le  dernier  rite  est  le  plus  efficace  de  tous,  sur- 
tout quand  on  y  ajoute  l'adoration  d'une  femme  nue,  quelle 
que  soit  sa  naissance. 

La  vieille  doctrine  de  la  foi  par  l'absurde,  si  chère  aux 
Bràhmanas,  se  trouve  dépassée  par  ces  enseignements,  dont 
riude  fait  honneur  à  la  Chine,  et  au  Bouddha.  Si  Ton  est 
en  droit  de  supposer  et  de  chercher  une  réalité  sous  ces 
fantaisies,  on  sera  tenté  de  soupçonner  dans  ces  pratiques 
«  à  la  chinoise  »  l'écho  lointain  et  peu  fidèle  d'une  des 
sociétés  secrètes  qui  ont  pullulé  de  tout  temps  dans  l'Em- 
pire du  Milieu.  Si  l'hide  a  donné  le  bouddhisme  à  la  Chine, 
la  Chine  a  dû  exercer  réciproquement  sur  l'hide  une  action 
qui  reste  encore  à  définir. 

Matsyendra  Nàtha.  —  Tandis  que  Manjuçrî  appar- 
tient au  panthéon  commun  du  Grand  Véhicule,  Matsyendra 
Nâtha  est  une  divinité  locale,  exclusivement  propre  au 
Népal.  L'introduction  du  culte  de  Matsyendra  Nâtha  dans 
la  vallée  est  rapportée  par  la  tradition  aux  temps  histo- 
riques ;  une  date  précise  reste  même  attachée  à  cet  évé- 
nement considérable.  J'aurai  à  discuter,  à  propos  de 
l'histoire  du  Népal,  ce  point  spécial  de  chronologie.  Le 
personnage  royal  associé  à  ce  souvem'r,  Narendra  deva, 
est  heureusement  connu  par  des  documents  positifs  ;  il 
régnait  au  milieu  du  vir  siècle.  M;u's  la  chronique  n'en  a 
pas  moins  traité  le  sujet  comme  une  matière  d'épopée  ; 
elle  a  groupé,  à  Feutour  des  auteurs  humains,  les  demi- 


ni  8  LE    NÉPAL 

dieux  et  les  dieux,  el  rehaussé  de  miracles  le  fond  trop 
simple  du  récit. 

rSarendra  deva  avait  aljdiqué  en  faveur  de  son  fils  Vara 
deva,  et  il  s'était  consacré  à  la  vie  religieuse.  En  ce  temps- 
là  Goraksa  Nâtha  vint  au  Népal  dans  l'espoir  d'y  rencon- 
trer et  d'y  adorer  Matsyendra  Nâtha  qui  fréquentait  encore 
sa  résidence  préférée,  le  mont  Kâmani  au  Sud  de  la  vallée. 
Mais  la  montagne  était  d'un  accès  difficile  ;  le  dieu  se  déro- 
bait à  son  dévot.  La  piété  du  saint  recourut  alors  à  un  stra- 
tagème: il  attira  les  neuf  grands  Nâgas  dans  un  tertre, 
s'assit  sur  eux  pour  les  retenir  prisonniers,  et  attendit 
avec  confiance  les  événements  qu'il  prévoyait. 

Les  Nâgas  prisonniers,  le  ciel  se  dessécha;  la  saison 
des  pluies  passa  sans  amener  d'eau  ;  les  champs  arides  ne 
donnèrent  pas  de  moisson.  Le  pauvre  peuple  mourait  en 
foule.  Et  douze  ans  le  fléau  dura,  el  des  gémissements 
s'élevaient  de  toutes  parts,  tant  que  le  roi  Vara  deva  en 
eut  le  cœur  navré.  11  se  mit  à  parcourir  les  rues  sans  se 
laisser  connaître,  dans  l'espoir  d'y  recueillir  au  passage  un 
avis  salutaire.  Et  voici  qu'au  couvent  des  Trois-Joyaux 
{Triratna-vihârd)  il  entendit  le  vieux  Bandliudatta  causer 
avec  sa  femme.  Bandliudatta,  dans  sa  longue  vie,  avait 
déjà  vu  bien  des  calamités  qu'il  avait  su  guérir;  il  avait  tiré 
d'affaire  le  roi  Candra  ketu  deva,  quand  celui-ci  abattu  et 
désespéré  se  laissait  mourir  de  faim  ;  il  avait  découvert  et 
installé  la  déesse  Lomrî  Mahâ-Kâlî,  qui  avait  rendu  la  paix 
et  la  prospérité  au  royaume  ;  il  avait  amené  du  Tibet  (i?/^o/a) 
le  dieu  Mahâ-Kâla  et  confié  la  surveillance  des  frontières 
aux  dix  Divinités  du  Courroux  [Krodha-devatâs).Y.[\^dii\à\u\- 
datta  disait  à  sa  femme  :  «  Le  seul  remède  à  nos  maux, 
c'est  Àrya  Avalokiteçvara  qui  demeure  au  mont  Kapotala; 
mais  pour  l'amener  il  faut  les  prières  d'un  roi  ;  et  notre 
roi  est  jeune  et  frivole,  et  son  père  s'est  confiné  dans  une 
retraite  solitaire.  » 


LES    DIVINITÉS    LOCALES  349 

Or  FAvalokiteçvara  du  mont  Kapotala  n'était  autre  que 
Matsyendra  Nàllia,  le  dieu  de  Goraksa  ^àtlia.  Avalokiteç- 
vara  Padmapâni  Bodliisattva,  qu'on  appelle  aussi  souvent 
Lokeçvara,  s'était  un  jour  métamorphosé  en  poisson 
[matsyà)  pour  écouter,  à  la  place  de  Pàrvatî  endormie,  un 
exposé  des  doctrines  de  l'union  mystique  enseigné  jadis 
par  le  Bouddha  primordial  (Àdi  Buddha)  à  Çiva,  et  que 
Çiva  répétait  à  sa  divine  épouse  sur  le  bord  de  l'Océan  ; 
Lokeçvara,  depuis  lors,  reçut  et  porta  le  nom  de  Prince- 
des-Poissons-Protecteur  [Matsyendra-Nàiha).  Instruit  par 
surprise  de  l'unique  moyen  de  salut,  le  roi  Vara  deva 
rentra  en  hâte  à  son  palais,  manda  son  père  et  Bandhu- 
dalta,  et  les  supplia  d'intervenir.  Le  vieux  prêtre  accepta 
d'aller  chercher  Matsyendra  Nâtha,  mais  il  exigea  le  con- 
cours de  Narendra  deva,  et  d'un  jardinier  (malin)  avec  sa 
femme  (màlinî),  comme  les  seuls  qualifiés  pour  porter  les 
offrandes.  La  petite  troupe  se  mit  en  route  ;  à  chaque 
étape  elle  accomplit  des  rites  spéciaux  ;  elle  s'assura  ainsi 
la  protection  de  Yogâmbara-jnâna-dâkinî  ;  grâce  à  cette 
déesse,  Bandhudatta  put  tirer  de  sa  longue  captivité  un 
des  Nâgas,  Karkotaka.  Le  Nàga  délivré  se  joignit  aux 
quatre  pèlerins  et  leur  rendit  de  précieux  services  ;  trou- 
vaient-ils une  rivière  à  traverser  ou  bien  un  passage  difficile? 
Karkotaka  étendait  ses  anneaux  et  leur  en  faisait  un  pont. 

Sans  se  laisser  arrêter  aux  obstacles  qu'avaient  suscités 
les  dieux  ils  arrivèrent  au  mont  Kapotala,  et  Bandhudatta 
se  mit  à  honorer  Avalokiteçvara.  Le  dieu  toujours  compa- 
tissant prit  pitié  du  Népal  ;  il  apparut  à  Bandhudatta,  l'ins- 
truisit des  secrets  de  l'avenir,  et  retourna  près  de  la  déesse 
(yaksinî)  Jfiàna-dàkinî.  qu'ilhonorait  comme  sa  mère.  Ban- 
dhudatta, se  conformant  aux  instructions  reçues,  récita 
les  puissantes  formules  d'invocation  (mantras).  Avaloki- 
teçvara accourut  sous  la  forme  d'une  grosse  abeille  noire, 
s'introdui>it  dans  le  llacon  d'eau  lustrale  sans  fixer  i'atten- 


350  I.E    NÉPAL 

lion  du  roi  Narendra  deva  qui  s'élail  endormi;  Bandhu- 
datla  dut  heurter  du  pied  son  compagnon  pour  le  ré- 
veiller. Narendra  s'empressa  de  boucher  le  flacon. 
Mais  les  dieux  et  les  démons  prétendaient  s'opposer  au 
transport  d'Avalokiteçvara.  Bandliudatta  appela  à  son 
secours  les  divinités  du  Népal,  qui  tinrent  conseil  et  déci- 
dèrent de  confier  la  garde  et  la  protection  du  royaume  à 
Avalokiteçvara  sous  le  vocable  de  Matsyendra  Nâtha. 
Un  traité  signé  avec  les  divinités  adverses  les  satisfit  par 
des  clauses  avantageuses.  Bandhudatta  célébra  en  l'hon- 
neur de  Matsyendra  Nâtha  les  rites  qui  s'accomplissent  à 
la  naissance  d'un  enfant  ;  puis  il  reprit  la  roule  du  Népal. 
Les  dieux  qui  n'entendaient  pas  se  séparer  de  Matsyendra 
Nâtha  imposèrent  au  prêtre  l'obligation  de  répandre  le 
long  de  sa  route  des  semences  de  devadâru  ;  les  arbres  à 
naître  de  ces  germes  marqueraient  un  jour  au  dieu  affran- 
chi la  voie  du  retour  vers  Kapotala  ;  mais  le  subtil  enchan- 
teur eut  soin  de  stériliser  les  graines,  jusqu'au  moment  où 
il  atteignit  la  passe  de  la  Bagmati,  au  mont  Kotpal.  Sur  le 
point  d'entrer  dans  la  vallée,  il  renvoya  poliment  avec  des 
offrandes  les  dieux  du  dehors,  convoqua  les  divinités  du 
Népal,  et  organisa  une  grande  procession.  Quatre  Bhaira- 
vas  se  chargèrent  de  porter  le  flacon  qui  retenait  le  dieu 
volontairement  captif;  Brahma  balayait  la  route  en  chan- 
tant les  Védas  ;  Visnu  soufflait  dans  sa  conque  ;  Mahâ  deva 
répandait  l'eau  lustrale  ;  Indra  tenait  l'ombrelle  ;  Yama 
brûlait  lencens  ;  Varuna  répandait  l'eau  de  pluie  ;  Kuvera, 
les  richesses;  Agni,  l'éclat.  Vâyu  portait  la  bannière; 
Nairrlyaécartail  les  obstacles,  Içâna  dispersait  les  démons. 
Bandhudatta  et  Narendra  deva  seuls  voyaient  ce  spectacle 
merveilleux;  le  vulgaire  n'y  apercevait  que  des  oiseaux  et 
des  bêles. 

En  passant  sur  le  territoire  de  Bagmati,  à  une  lieue  au 
Sud  de  Palan,  un  des  qualre  Bhairavas,  llarasiddhi,  idjoya 


LES    DIVINITÉS    LOCALES  351 

comme  un  chien.  Bandliudatta  interpréta  cet  aboiement  ; 
en  faisant  :  Bon  !  le  Bliairava  voulait  marquer  la  place  où 
Matsyendra  Nàllia  était  né  ihhû).  Sur  l'avis  du  prêtre,  le 
roi  y  fonda  la  ville  d'Amara-pura  «  la  cité  des  Immor- 
tels ».  On  y  installa  le  dieu;  on  façonna  une  image  avec 
la  terre  très  sainte  de  la  butte  de  Hmayapidô,  et  on  y 
transféra  solennellement  l'esprit  du  dieu,  recueilli  dans  le 
tlacon. 

Depuis  le  moment  oi^i  la  procession  s'était  formée  au 
Kotpal,  la  pluie  souhaitée  était  tombée  en  abondance.  La 
prospérité  était  revenue.  iMais  les  héros  de  la  légende 
eurent  une  fin  tragique  :  Narendra  deva,  froissé  d'avoir 
reçu  un  coup  de  pied  de  Bandhudatta,  le  tua  par  envoûte- 
ment, et  périt  lui-même  quatre  jours  plus  tard  ;  l'un  et 
l'autre  furent  absorbés  par  le  dieu,  Bandhudatta  dans  son 
pied  droit,  Narendra  deva  dans  le  pied  gauche. 

La  légende  rapportée  dans  la  Vaniçàvalî  perd  de  vue 
Goraksa  Nâtha,  qui  figurait  dans  l'introduction  de  l'épi- 
sode. C'est  au  contraire  Goraksa  Nâtha  qui  en  est  et  en  reste 
la  figure  centrale  dans  la  recension  brahmanique  de  la 
même  légende.  Le  Buddha-Puràna',  oij  les  brahmanes  du 
Népal  ont  essayé  de  s'approprier  les  légendes  populaires 
du  bouddhisme  local,  conserve  Matsyendra  Nâtha,  mais  le 
subordonne  à  Goraksa  Nàtha.  D'après  son  récit,  Mahà- 
deva  donna  un  jour  à  une  femme  quelque  chose  à  manger, 
en  lui  annonçant  que  par  là  un  fils  lui  naîtrait.  La  femme 
ne  goûta  pas  au  mets,  et  le  jeta  sur  un  las  d'ordures.  Douze 
ans  plus  tard  Mahàdeva  repasse  par  là,  demande  à  voir 
l'enfant,  constate  la  transgression,  s'irrite,  oblige  la  femme 
à  chercher  dans  les  ordures,  et  elle  y  découvre  un  petit 
garçon  âgé  de  douze  ans  ;  l'enfant  reçut  le  nom  de  Goraksa 
Nâtlia.  11  eut  j)oar  maître  spirituel  Matsyendra  Nàtha  et 

1.  Cf.  iiil.  p.  372. 


352  LE    NÉPAL 

le  suivit  fidèlement;  c'était  lui  qui  portait  les  bagages  du 
maître.  Un  jour  Goraksa  Nàlha  s'en  fut  au  Népal;  mais 
irrité  d'y  être  reçu  sans  égards,  il  prit  les  nuages  et  les 
enferma  dans  un  de  ses  paquets  ;  douze  ans  il  les  garda 
sous  son  séant,  sans  vouloir  se  lever  ;  heureusement  Mat- 
syendra  Nàtlia  vint  à  passer  ;  Goraksa  Nàtha  ne  put  man- 
quer de  se  lever  par  respect;  les  nuages  s'échappèrent  et 
la  pluie  tomba  aussitôt. 

Le  rapprochement  de  Goraksa  Nàtha  et  de  Matsyendra 
Nàtha  dans  les  deux  recensions  de  la  légende  est  signifi- 
catif. Goraksa  Nàtha,  en  langue  vulgaire  Gorkha  Nàth,  est 
à  la  fois  le  patron  d'une  classe  d'ascètes  (yogis)  çivaïtes, 
et  du  royaume  de  Gorkha,  longtemps  rival  du  Népal  et 
maître  aujourd'hui  de  l'empire.  Matsyendra  Nàtha  est  le 
protecteur  du  Népal  et  comme  le  symbole  de  son  indépen- 
dance; il  préside  aux  destinées  du  royaume  et  apparaît  aux 
heures  de  crise  comme  l'àme  même  du  pays.  A  la  veille 
des  catastrophes  qui  consommèrent  la  ruine  définitive  des 
dynasties  névares,  Matsyendra  Nàtha  se  manifesta  la  nuit, 
en  songe,  à  un  humble  paysan  qui  vivait  sur  le  territoire 
consacré  de  Bugmati,  et  lui  prédit  dans  une  sorte  d'allé- 
gorie transparente  les  calamités  prochaines.  Le  paysan 
vit  d'abord  entrer  un  personnage  qui  alluma  une  lampe, 
puis  d'autres,  qui  étendirent  des  tapis  ;  une  compagnie  s'y 
installa,  en  attendant  un  hôte  qui  se  fit  excuser  et  remit 
sa  visite  au  lendemain.  La  réunion  se  dispersa.  Le  lende- 
main soir,  même  scène,  même  compagnie,  mais  l'hôte 
attendu  était  présent  :  c'était  Matsyendra  Nàtha.  Un  Bhai- 
rava  se  présenta  et  demanda  à  manger.  Matsyendra  Nàtha 
l'envoya  au  pays  deGourkha,  résidence  de  Goraksa  Nàtha, 
et  lui  en  offrit  la  souveraineté.  «  J'accepte,  répondit  le 
Bhairava,  si  j'obtiens  en  même  temps  la  souveraineté  sur 
le  Népal.  »  Matsyendra  Nàtha  consentit,  et  tout  disparut. 
Le  paysan  apprit  ainsi  que  les  Gourkhas  allaient  régner  sur 


LES    DIVINITÉS    LOCALES  353 

le  Népal,  puisque  Matsyendra  Nâtha  avait  renoncé  à  ses 
droits. 

Matsyendra  Nàtha  est-il  une  création  des  cultes  locaux  ? 
Sa  fonction  initiale  de  distributeur  des  pluies  semble  au 
premier  abord  concorder  avec  le  sens  de  son  nom  :  Prince- 
des-Poissons-Protecteur.  Le  Prince  des  Poissons  doit  être 
une  divinité  aquatique,  et  comme  tel  il  est  assez  naturel- 
lement en  relation  avec  la  pluie.  Mais  la  légende  locale 
elle-même  assigne  à  Matsyendra  Nàtba  une  origine  étran- 
gère. Les  Bouddbistes  qui  y  reconnaissent  une  forme 
d'Avalokiteçvara  le  font  venir  du  mont  Kapotala,  en  dehors 
du  Népal,  par  delà  le  pays  de  Kàmarùpa,  J'ignore  si  le 
mont  Kapotala  a  jamais  existé  en  réalité  et  dans  quelle 
région  il  pouvait  se  trouver  ;  je  suis  tenté  d'y  voir  une  dé- 
signation de  fantaisie  née  dune  confusion  facile  entre  deux 
des  séjours  préférés  d'Avalokiteçvara:  le  Kapola-parvata, 
mont  de  la  Colombe,  au  Magadha,  et  le  Potala-parvata, 
dans  le  xMalabar.  D'où  qu'il  vienne,  Avalokiteçvara  sous  la 
forme  de  Matsyendra  Nàtha,  se  distingue  par  un  détail  ca- 
ractéristique :  il  est  rouge,  tandis  qu  Avalokiteçvara  est 
d'ordinaire  blanc.  La  poupée  qui  figure  aujourd'hui  Mat- 
syendra Nàtha  dans  les  processions  est  rouge  ;  et  M.  Fou- 
cher  a  déjà  signalé  cette  particularité  dans  une  peinture 
népalaise  qui  représente  expressément  «  le  Lokeçvara  de 
Bugama  au  Népal  »  et  qui  se  rencontre  dans  un  manuscrit 
du  vnf  ou  du  xi''  siècle  \  Les  détails  groupés  par  la  légende 
autour  du  fait  essentiel:  introduction  d'une  divinité  nou- 
velle au  Népal,  sont  empruntés  au  répertoire  courant  de  ces 
récits.  On  peut  y  comparer,  par  exemple,  un  épisode  conté 


1.  FoucHER,  op.  laud,  pi.  IV,  1:  Nepâle  Bugama  Lokeçvarah.  M.  Tou- 
chera lui-même  reconnu  dans  Bugama  une  l'orme  abrégée  de  Bugmati, 
le  village  consacré  à  Matsyendra  Nàtha  (p.  99  sqq.).  On  trouvera  en 
tète  du  l*^^''  volume  d'Oi-oriELD  une  image  en  couleurs  de  Matsyendra 
Nàtiia  dans  sa  cha|)elle  de  Biigmati. 

23 


354  LE   NÉPAL 

par  l'historien  tibétain  du  bouddhisme  indien,  Tàranâtha  : 
comment  le  roi  de  Funcira-vardhana,  Çubhasàra,  averti 
par  un  songe,  chargea  le  laïque  Çàntivarman  d'aller  cher- 
cher Avalokiteçvara  au  mont  Potala,  afin  d'assurer  le  bon- 
heur de  ses  sujets  :  comment  Çàntivarman  triompha  des 
obstacles  accumules  sur  sa  route,  aidé  par  un  serpent  qui 
lui  servit  de  pont  sur  les  rivières,  et  comment  il  ramena 
le  Lokeçvara  Khasarpana.  L'histoire  se  passait  un  siècle 
avant  Narendra  deva,  puisque  Çàntivarman  est  le  contem^ 
porain  de  Dignàga,  le  grand  logicien  qui  florissait  au 
vi"  siècle'.  Khasarpana,  au  reste,  devait  rejoindre  au  Népal 
Matsyendra  Nàtha  qui  l'y  avait  devancé.  Le  roi  Guna  kàma 
deva  l'introduisit  à  Katmandou,  précisément  pour  faire  con- 
currence au  Matsyendra  Nàtha  de  Palan,  la  capitale  aban- 
donnée, et  il  institua  en  son  honneur  une  procession 
annuelle.  Comme  Matsyendra  Nàtha,  Khasarpa  était  rouge. 
Le  Svayambhù-Puràna,  qui  prédit  son  entrée  au  Népal,  a 
soin  de  marquer  expressément  sa  couleur  (ch.  vni). 

Matsyendra  Nàtha  vient  de  l'Inde.  Cependant  son  nom 
ne  figure  pas  dans  le  panthéon  brahmanique  ou  bouddhique 
de  rinde  ;  mais  il  se  rencontre  dans  la  tradition  d'une  secte 
mystique,  oii  il  brille  même  aux  premiers  rangs.  Les 
adeptes  du  Hatha-yoga,  qui  prétend  enseigner  les  moyens 
pratiques  de  réduire  le  corps,  de  s'unir  à  Dieu,  et  d'exé- 
cuter les  prodiges  suspects  des  fakirs  hindous,  révèrent 
comme  leurs  premiers  maîtres  Matsyendra  Nàtha  et 
Goraksa  Nàtha",  qui  se  retrouvent  ainsi  encore  une  fois 


1.  Taranatha,  p.  l'il-145. 

2.  hathavidyâm  lii  Malsyendra-Goraksâdyâ  vijânate 

dit  Atmarâma,  au  début  de  la  Hatha-yoga-pradîpikà  (Cat.  Mss.  Oxon., 
2.33  et  234).  —  Cf.  aussi  sur  Matsyendra  Nàtlia  Wilson,  Works,  éd. 
Rost,  Essays...  on  the  religion  of  the  Hindus,  1862,  vol.  i,  p.  214;  II, 
p.  30.  Wilson  est  porté  à  croire  que  Matsyendra  Nàtha  a  introduit  le 
Yoga  çivaïte  au  Népal,  et  qu'il  y  a  réalisé  l'union  des  sectaires  du  Yoga 
avec  les  Bouddhistes. 


LES    DIVINITÉS    LOCALES  355 

associés.  L'Histoire  des  Triomphes  de  Çankara  [Samksepa- 
Çahkara-iijaya)  les  rapproche  également  dans  un  épisode 
qui  rappelle  par  quelques  traits  le  récit  népalais.  Matsyen- 
dra  Nâtlia  entré  par  enchantement  dans  le  corps  d'un  roi 
qui  vient  de  mourir  laisse  son  propre  corps  à  la  garde  de 
son  disciple  Goraksa  Nàtha.  «  Comme  Texcellent  Yogin 
prenait  les  meilleures  postures  magiques,  la  prospérité  ne 
connaissait  plus  de  sommeil  dans  ce  royaume  :  les 
nuages  répandaient  la  pluie  en  temps  opportun,  et  les  blés 
donnaient  d'inestimables  moissons.  »  Mais  au  milieu  des 
femmes  du  sérail,  Matsyendra  Nàtha  incarné  dans  le  roi 
perd  sa  vertu  ;  heureusement  Goraksa  Nâtha  qui  veille  sur 
lui  le  rappelle  à  son  devoir  et  le  décide  à  rentrer  dans  son 
véritable  corps  '.  Souvent  aussi,  dans  les  listes  des  maîtres 
du  Hatha-yoga,  Matsyendra  Nàtha  est  remplacé  par  Mîna 
Nâtha,  qui  en  est  un  simple  synonyme  '.  Le  bouddhisme 
népalais  connaît  aussi  ce  nom  ;  mais  il  considère  Mîna 
Nàtha  comme  le  cadet  de  Matsyendra  Xàtha  '.  La  tradition 
bouddhique  du  Tibet  semble  ignorer  Matsyendra  Nàtha  \ 
mais  elle  connaît  Goraksa  Nâtha  comme  un  ascète  thau- 
maturge ;  c'est  ainsi  que  dès  sa  jeunesse  il  se  fait 
repousser  par  enchantement  les  mains  et  les  pieds  qu'une 
marâtre  barbare  avait  ordonné  de  lui  couper.  On  croit 
même  entendre  encore  le  bruit  du  tambour  qu'il  bat  dans 


1.  AuFRECHT,  Cal.  Mss.  Oxon.,  256. 

2.  Goraksa-çataka,  vers  2:  ...  rrî-iMînanâtham  bhaje  (ib.,  236).  — 
Çaktiratnâkara  (tantra).  ch.  v:  Mîno  Goraksakaç  caiva  Bhojadevah... 
MïnanàLlio  Mahecvarah  (ib.,  101).  —  Çàyara-tanlra  :  les  disciples  des 
12  kàpàlikas  sont...  Minanàtha,  Goraksa,  Carpata...  (Notices  of  Sansli. 
■mss.,  2ii  séries,  vol.  I,  p.  111,  page  xxxvii.) 

3.  «  Minanâtha-dharmaràj,  Avho  is  Sàiiu  (or  junior)  Macchindra  ». 
Vamç.,  p.  149. 

4.  A  moins  qu'il  faille  le  reconnaître  dans  l'àcârya  Lûjipa,  surnommé 
na-lto-ba  «  ventre  de  poisson  »  =  Matsyodara,  par  confusion  avec  Mat- 
syendra? et  (jui  est  mentionné  à  côté  de  Carpata,  comme  dans  la  cita- 
tion précédente  Minanàtha  et  Goraksa.  V.  Taranatha,  p.  106,  et  la  note 
de  Schiefner. 


356  LE   NÉPAL 

ses  rudes  exercices'.  Les  ascètes  aux  oreilles  percées 
[lùhiphâtâs)  qui  se  réclament  de  Goraksa  Nàtha  ont  laissé 
au  bouddhisme  un  souvenir  qui  ne  leur  fait  pas  honneur  ; 
à  la  chute  de  la  dynastie  des  Senas,  quand  l'Eglise  indienne 
perdit  son  dernier  appui,  les  yogis  qui  suivaient  la  règle 
de  Goraksa  Nâtha,  étant  d'esprit  fort  simple,  se  firent 
dévots  diçvara,  pour  obtenir  des  rois  hérétiques  quelques 
honneurs  ;  ils  disaient  même  qu'ils  ne  feraient  pas  d'oppo- 
sition aux  Turuskas^  Dans  la  société  orthodoxe  de  l'Inde, 
les  noms  de  Matsyendra  Nàtha  et  de  Goraksa  Nàtha  ser- 
vent encore  d'éponymes  à  deux  clans  des  Jugis  du  Ben- 
gale, caste  équivoque  qui  se  prétend  d'origine  brahma- 
nique, malgré  le  mépris  dont  elle  est  entourée '. 

L'accumulation  de  tous  ces  faits  semble  éclaircir  les 
origines  de  la  divinité  népalaise.  Les  premiers  yogis  qui 
montèrent  de  l'hide  au  Népal,  appelés  peut-être  par  la 
piété  enfantine  de  Narendra  deva,  y  trouvèrent  sans  doute 
une  divinité  consacrée  par  l'usage,  mais  étrangère  aux 
cadres  réguliers.  Peut-être  elle  portait  le  nom  de  Buga\ 
dont  les  Névars  se  servent  encore  pour  désigner  Matsyen- 
dra Nàtha,  tandis  que  l'élément  hindou  emploie  la  dési- 
gnation vulgaire  de  Macchîndra  Nàth.  Fidèles  à  la  méthode 
d'adaptation  pratiquée  toujours  par  les  religieux  hindous 
en  contact  avec  les  peuples  barbares,  ils  affirmèrent  y  re- 
connaître le  Lokeçvara  du  mont  Kapota;  les  petites 
dimensions  de  l'image  adorée  au  Népal,  et  que  la  tradi- 
tion a  fidèlement  préservées  jusqu'ici,  constituaient  au 
moins   un  trait  de   ressemblance  avec  l'idole   du    mont 


1.  Taranatha,  p.  174  et  32:j. 

2.  Taranatha,  p.  255. 

3.  UisLEY,  Tribes  and  Castes  of  Bengal,  1,  355. 

4.  L'abréviaU'ur  des  Notizle  Laconiche  l'appelle  Bogha  (op.  laud. 
fig.  9  et  10);  RiRKPATRicK  (p.  190):  Bhoogadeo;  la  Notice  du  P.  Giuseppe 
le  nomme  Baghero,  et  Georgi,  Bugr  deo  ;  cf.  Vamç.,  p.  242:  Bug- 
devatâ;  et  supr.  p.  353,  n.  1. 


LES    DIVINITÉS    LOCALES  357 

Kapota,  remarquable  par  ^a  petite  taille'.  C'est  sous  le 
nom  de  Lokeçvara,  sans  laddition  de  Matsyeudra  Nàtlia, 
que  l'image  est  figurée  dans  le  manuscrit  étudié  par 
M.  Fouclier.  Plus  tard,  quand  le  brahmanisme  envahissant 
put  lutter  à  armes  égales  contre  le  bouddhisme,  les  yogis 
de  Goraksa  xNàlha  qui  suivaient  la  fortune  et  qui  passaient 
au  çivaïsme,  comme  Tàranàtlia  les  en  accuse,  imposèrent 
à  la  divinité  locale  un  nouveau  baptême,  et  la  saluèrent 
comme  leur  maître  Ahitsyendra  Xàtha,  tandis  qu'ils  in- 
stallaient à  côté  du  .Xépal,  dans  un  royaume  voisin  et  rival, 
le  culte  parallèle  de  Goraksa  Nàtha.  La  mainmise  des 
yogis  sur  les  cultes  locaux  apparaît  plus  clairement  encore 
dans  le  cas  de  Pacupati  qui  servit  en  quelque  sorte  de 
succursale  aux  sectes  civaïtes  de  l'hide,  et  particulière- 
ment de  1  Inde  méridionale;  mais  déjà  l'histoire  de  Mat- 
syendra  ]\àtha  laisse  entrevoir  l'action  insinuante  de  ces 
yogis  civaïtes  qui  parurent  longtemps  se  mettre  au  service 
du  bouddhisme,  mais  qui  s'employèrent  avec  autant  de 
constance  que  de  bonheur  à  le  désorganiser,  à  le  rappro- 
cher du  çivaïsme  pour  liiiir  par  l'absorber  et  le  détruire. 
L'apparente  anarchie  des  confréries  hindoues  n'exclut  ni 
la  méthode,  ni  l'esprit  de  suite. 

Paçlpaïi.  —  Le  foyer  de  l'activité  brahmanique  au 
Népal,  son  symbole  et  son  quartier  général  à  la  fois,  c'est 
Paçupali.  Du  point  de  vue  brahmanique,  le  Népal  est  le 
pays  de  Pacupati.  comme  il  est  pour  les  bouddhistes  le  pays 
de  -Matsyendra  Nàtha.  Pacupati  a  même,  sur  son  rival  sécu- 
laire, un  avantage  d'ordre  national;  il  est  indigène.  ïl  n'a 
pas  fallu  l'amener  des  pays  lointains;  il  est,  comme  la 
tlamme  de  Svayambhù,  une  manifestation  spontanée  delà 
divinité.  Le  lingaqui  s'élève  sur  la  rive  droite  de  la  Bag- 
mati,  entouré  d'un  monde  d'idoles,  de  temples  et  de  cha- 

1.  IlioL"E.\-rsA.N(..  111,  Gi';^!  d'.  Fuii:iii:u,  p.   100. 


358  LE   NÉPAL 

pelles,  rappelle  comme  une  relique  authentique  le  séjour 
miraculeux  de  Çiva.  IJn  jour  que  le  dieu  se  trouvait  à  Bé- 
narès,  sa  ville  sainte  et  son  séjour  de  prédilection,  en  com- 
pagnie de  Pârvatî  son  épouse,  il  lui  prit  fantaisie  de  se 
dérober  à  Taltention  respectueuse  des  dieux  ;  il  se  trans- 
porta au  Népal,  et  se  métamorphosa  en  gazelle  dans  le  bois 
des  Çlesmântakas.  Les  dieux  inquiets  s'élancèrent  de  tous 
côtés  à  sa  recherche,  et  finirent  par  le  connaître  sous  sa 
forme  d'emprunt.  Ils  le  prièrent,  le  supplièrent  de  retour- 
ner avec  eux  soit  au  Kailàsa,  son  Olympe,  soit  à  Bénarès, 
sa  Jérusalem.  Çiva  leur  échappa  et  bondit  sur  l'autre  rive 
de  la  Bagmati.  Les  chefs  des  dieux  se  décidèrent  alors  aie 
saisir  par  la  corne  ;  la  corne  éclata  dans  leurs  mains.  «  C'est 
bien,  dit  Çiva  ;  puisque  j'ai  résidé  ici  sous  la  forme  d'un 
animal  (/9«ç^<f),  je  porterai  ici  le  nom  de  Paçupati  (animal- 
seigneur).  »  Visnu  prit  pieusement  un  des  fragments  de  la 
corne  éclatée  et  la  dressa  comme  un  linga  ;  les  trois  autres 
fragments  furent  transportés,  pour  être  adorés  comme  des 
lingas  :  sur  le  bord  de  la  mer  du  Sud,  à  Gokarna  ;  sur  le 
bord  du  fleuve  Candrabhàga'  ;  et  dans  le  paradis  d'Indra, 
à  Amaràvatî.  Tous  les  dieux  accoururent  pour  rendre  leurs 
hommages  à  Paçupati  ;  le  Bouddha  lui-même  donna  l'exem- 
ple". Cela  se  passait  dans  des  temps  très  anciens;  pour- 
tant des  Yogis  inspirés  ont  révélé  la  date  de  l'événement  : 
300  ans  avant  la  fin  du  Tretà-yuga,  environ  neuf  cent  mille 
ans  avant  notre  époque"'.  Un  peu  plus  tard,  Visnu  et 
Brahmà  voulurent  savoir  jusqu'oii  pénétrait  l'éclat  qui 
émanait  de  ce  linga;  ils  parcoururent  tout  l'univers  sans 
arriver  à  le  perdre  de  vue  \  Mais,  dans  la  longue  suite  des 


1.  Le  Paçupatl-purâna  seul  indique  cette  localité. 

2.  Nepâla-niâhûtmya,  I. 

3.  Vamç.,  82. 

4.  La  légende  insérée  dans  la  Vamçàvali  est  une  imitation  et  presque 
une  copie  delà  Brhatkathâ  (cf.  Kalhâ-S.  Sàg.,  1,  1). 


LES    DIVINITES    LOCALES 


359 


temps,  le  temple  primitif  s'écroula,  et  cacha  sous  ses  ruines 
la  splendeur  du  linga.  Une  vache,  qui  allait  tous  les  jours 
répandre  son  lait  sur  l'emplacement  miraculeux,  provoqua 
l'attention  et  la  curiosité  d'un  berger  ;  il  fouilla  les  décom- 
bres ;  l'éclat  jaillit  et  le  consuma;  toutefois  Paçupati  était 


Temple  de  Paçupati.  Cour  dcutrcc  avec  la  statue  de  Nandi. 


retrouvé.  Le  Népal  avait  alors  pour  rui  Bliuktamàna,  fon- 
dateur de  la  dynastie  des  Hois-Bergers  (Gopâla),  qui  avait 
reçu  l'onction  des  mains  de  Ne  Muni,  éponyme  et  patron 
du  Népal.  Le  premier  souvenir  historique  qui  se  rattache  à 
Paçupati  semble  être  le  nom  du  roi  Paçupreksa  deva,  qui 
couvrit,  dit-on,  le  temple  de  plaques  d'or.  La  chronologie 
fantaisiste  des  Vamçàvalîs  date  cet  événement  de  1 234  Kali- 


360  LE    NÉPAL 

yuga,  soit  1767  avant  l'ère  chrétienne  !  A  partir  de  Paçupreksa 
deva,  la  Chronique  enregistre  une  série  de  donations,  de 
restaurations  et  d'embellissements  :  sous  Bhâskaravarman, 
de  l'or;  sous  Çankara  deva  le  Sùryavamçi,  une  statue  de 
Nandi  ;  sous  Gunakàma  devaleThâkuri,  une  toiture  dorée; 
sous  Sadâçiva,  une  nouvelle  toiture,  etc..  Dès  les  inscrip- 
tions les  plus  anciennes  qui  nous  soient  connues,  les  rois 
du  Népal  se  vantent  d'être  «  les  favoris  des  pieds  du  Divin 
Paçupati  '  ».  Les  pkis  anciennes  monnaies  du  Népal  pré- 
sentent, en  alternance  avec  le  nom  des  rois,  le  nom  de 
Paçupati,  accompagné  d'emblèmes  parlants  tels  que  Nandi, 
le  taureau  de  Civa,  le  trident  de  Çiva,  etc.  Paçupati  est 
l'incarnation  politique  du  Népal,  comme  Matsyendra  Nàtha 
en  est  l'incarnation  populaire.  Toutes  les  dynasties,  jus- 
qu'aux Gourkhas  mêmes,  l'ont  traité  avec  un  égal  respect 
et  une  égale  ferveur:  c'est  un  Gourkha,  Rajendra  Vikram 
Sàh,  qui  eut  en  1829  la  baroque  idée  d'offrir  à  Paçupati 
125  000  oranges  et  de  l'enterrer  jusqu'à  la  tête  sous  cet 
amas  de  fruits.  Vers  1600,  la  bigote  Gangâ  Rânî,  à  qui  on 
attribue  la  construction  du  temple  actuel,  fit  tendre  une 
sorte  de  ruban  entre  le  temple  de  Paçupati  et  le  palais  de 
Katmandou,  sur  une  longueur  de  quatre  à  cinq  kilomètres, 
pour  sanctifier  sa  demeure  par  une  communication  puri- 
fiante. Elle  suivait  ainsi  l'exemple  donné  dix  siècles  plus 
tôt  par  Çivadeva  le  Sùryavamçi.  Un  demi-siècle  après 
Gangà  Rànî,  Pratàpa  malla  renouvelait  la  même  pratique. 
Gomme  Matsyendra  Nàtha,  Paçupati  participe  àla  vie  natio- 
nale :  au  xm°  siècle,  le  Népal  est  envahi  parle  roi  de  Palpa, 
MukundaSena;  les  Khas  et  les  Magars  qui  forment  ses 
troupes  accumulent  sans  scrupule  les  horreurs  et  les  abo- 
minations ;  Matsyendra  Nàtha  se  tient  coi,  gagné  par  la 
courtoisie  de  Mukunda  Sena  ({ui  lui  a  passé  au  cou  une 

1.  Paçupatl-hhattûraha-pâdânugrhlta...  \.  vol.  III,  Inscrps. 


LES    DIVINITÉS    LOCALES  361 

chaîne  d'or.  Mais  Paçiipati  se  charge  de  veuger  le  Népal: 
sa  face  impitoyable  (Aghora),  celle  qui  est  tournée  vers  le 
Midi,  montre  ses  effroyables  dents,  et  soudain  la  peste 
qu'il  a  ainsi  déchaînée  s'abat  sur  les  envahisseurs  et  les 
décime  en  quinze  jours.  Mukunda  Sena,  épouvanté,  prend 
la  fuite,  mais  trop  tard;  il  tombe  mort  à  la  frontière  du 
Népal. 

Paçupati,  par  sa  popularité,  s'est  imposé  au  bouddhisme, 
comme  Matsyendra  Nàthaau  brahmanisme.  Le  Svayambhii- 
Puràna  prédit  l'apparition  sur  le  bord  de  la  Bagmati,  dans 
le  Mrgasthala,  d'un  Lokeçvara  «  qui  aura  l'empire  des  trois 
mondes;  Hari,  Hara,  Hiranyagarbha,  Ganeça l'entoureront, 
et  aussi  les  yoginîs  et  les  Mères  en  troupes  nombreuses  ; 
et  sa  face  tournée  au  Midi  sera  sans  pitié  ;  il  recevra  les 
hommages  des  Brahmanes  indigènes,  des  Bhattas,  des 
Ksatriyas,  des  Çûdras  même,  et  son  nom  sera  Paçupati  » 
(ch.  vni).  C'est  à  l'intervention  charitable  du  Bouddha  que 
Paçupati  dut  son  salut,  quand  le  démon  Viriipàksa  pour- 
suivait tous  les  emblèmes  de  Çiva  de  sa  rage  insatiable.  Le 
Bouddha,  pour  sauver  Paçupati,  le  couvrit  de  sa  propre 
coiffure  ;  et  Virûpàksa  s'inclina  humblement  devant  l'idole 
déguisée.  «  C'est  pourquoi  tous  les  emblèmes  de  Çiva  sont 
un  peu  penchés  de  côté,  à  l'exception  du  seul  Paçupati.  » 
Et  c'est  aussi  pourquoi  les  brahmanes  orthodoxes  d'à  pré- 
sent, conservateurs  obstinés  des  formes  traditionnelles 
pour  être  plus  libres  de  transformer  le  fond,  continuent  à 
décorer  Paçupati  une  fois  par  an,  le  8  kàrttika  de  la  quin- 
zaine claire,  d'une  coiffure  bouddhique  pour  lui  adresser 
leurs  hommages. 

Le  Paçupati  du  Népal  se  relie  au  moins  par  son  nom  aux 
époques  lointaines  du  panthéon  védique.  Les  hymnes  du 
Yajur  et  de  l'Atharva  désignent  sous  le  nom  de  Paçupati 
une  des  formes  de  Rudra  ou  d'Agni,  de  Rudra  surtout, 
divinité  violente  et  farouche  qui  menace  de  ses  traits  fu- 


362  LE    NÉPAL 

nestes  le  bétail  précieux.  Le  taureau  qui  reste  clans  la  my- 
thologie classique  et  dans  le  culte  moderne  associé  à  la 
personne  et  à  la  légende  de  Çiva  traduit  sans  doute  en 
image  les  antiques  relations  de  Rudra  et  du  bétail'.  Dans 
la  cour  du  temple  de  Paçupati,  devant  la  porte  d'entrée  du 
sanctuaire,  se  dresse  une  statue  colossale  de  rs'andi,  la 
monture  et  le  serviteur  du  dieu.  Mais  du  panthéon  védique 
au  panthéon  népalais  il  y  aloin,  et  le  trait  d'union  manque. 
Entre  les  deux  Paçupati,  les  intermédiaires  réels  sont  les 
Pàçupatas.  Les  Pàçupatas  sont,  d'après  l'excellente  défini- 
tion qu'en  donne  un  disciple  de  Hiouen-lsang -,  «  des 
[ascètes]  qui  se  couvrent  de  cendres  ;  ils  s'en  couvrent  tout 
le  corps,  et  tantôt  rasent,  tantôt  conservent  leurs  cheveux. 
Ils  portent  des  habits  sales  et  usés,  qui  diffèrent  seule- 
ment de  ceux  des  autres  en  ce  qu'ils  ne  sont  pas  rouges. 
Ces  sectaires  adorent  le  dieu  Maheçvara  ». 

La  secte  des  Pàçupatas  est  ancienne.  Le  Mahà-Bhàrata 
met  leur  doctrine  sur  le  même  rang  que  les  Vedas,  le  Sàn- 
khya,  le  Yoga  et  le  Pàncaràtra,  comme  l'enseignement 
authentique  de  Çiva  (XII,  13702)  ;  c'est  Çiva  en  personne, 
l'époux  d'Umà,  le  maître  des  Bhûtas,  qui  a  publié  la  doc- 
trine Pàçupata  (13705)  ;  elle  se  caractérise  par  des  pratiques 
d'une  austérité  farouche  (10470).  Les  Purànas  s'accordent 
à  en  proclamer  l'orthodoxie  \  Les  ouvrages  canoniques  de 
la  secte  sont  encore  inconnus  ;  mais  Màdhava  en  a  donné 
un  résumé  systématique  dans  un  chapitre  du  Sarva-dar- 
çana-samgraha  \   Sous  un   placage   de   notions   philoso- 

1.  Un  commentaire  cliinois  de  l'Abhidharma-Koça,  le  Kiu-che-hoang- 
ht,  ch.  IX,  explique  en  fait  Paçupati  par  «  le  maître  du  taureau  »  (you- 
tchou)  «  parce  que  ce  dieu,  qui  est  Maheçvara  Deva,  a  pour  monture  un 
taureau  ». 

2.  Yi-tsie-klng  yin-yi  de  fliouen-ying,  cité  et  traduit  par  .Iilien 
Hiouen-Tsang,  111,  523,  s.  v.  Po-choti-po-to. 

3.  \'àmana-P.  dans  Cat.  mss.  Oxon.  46»;  Varàha-P.,  ib.,  5^^;  Vàyu- 
P.,  ib.,  50»;  Padma-P.,  ib.,  14»;  Laghu-Çiva-P.,  ib.,  75». 

4.  J'ai  publié  une  traduction  de  ce  chapitre  dans  la  Bibl.  de  l'École 


LES    DIVINITÉS    LOCALES  363 

phiques,  la  doctrine  des  Pâçupatas  y  apparaît  comme  une 
méthode  pratique  d'ascétisme  intense  :  le  Pàçupata  doit 
éclater  de  rire,  danser,  mugir,  ronfler,  trembler,  jouer 
l'amoureux,  parler  absurdement,  agir  absurdement,  etc. 
Au  vil"  siècle,  Iliouen-tsang  rencontre  des  Pâçupatas  au 
Kapiça,  en  Jàlandhara  (où  ils  sont  les  représentants  ex- 
clusifs du  brahmanisme),  en  Ahicchatra,  en  Mahàràstra  ; 
la  secte  est  puissante  et  répandue.  Bàna,  à  la  même  époque, 
signale  la  présence  de  Pâçupatas  au  camp  de  Harsa'.  ils 
apparaissent  dans  l'histoire  du  Cachemire  dèsle  vf  siècle". 
En  609  J.-C.  un  prince  de  l'Inde  Centrale,  Buddharàja,  de 
la  noble  famille  des  Kalacuris  (Katacchuri)  vante  son 
grand-père  Kisna  ràja  comme  un  fervent  de  Paçupati  '. 
Une  inscription  du  Cambodge,  des  environs  de  Fan  900, 
et  qui  règle  l'ordre  de  préséance  dans  un  temple  çivaïte 
place  l'àcàrya  Çaiva  et  le  Pàçupata  immédiatement  à  la 
suite  du  brahmane  '\  Au  xi"  siècle,  le  savant  Lakulîça  ou 
Nakulîça  réforme  la  secte  et  lui  donne  un  regain  de  vie  ; 
parti  des  environs  de  Madras,  le  mouvement  de  rénovation 
gagne  le  Mysore,  s'étend  au  Guzerate  et  rayonne  bientôt 
sur  l'Inde  entière".  Une  recrudescence  des  relations  entre 
le  Népal  et  le  Deccan  suit  le  réveil  du  çivaïsme  dans  le  Sud 

des  Hautes-Études,  Sciences  Religieuses,  I'^'"  vol.  (Paris,  1889).  p.  2SI 
sqq. 

1.  Harsa-carita,  trad.  Co\\ell-ïh()Mas,  p.  49.  L'arrière-grarid-père  de 
Bàna  portait  le  nom  de  Pàçupata.  Ib.,  'SI. 

2.  Râja-tarangini,  111,  v.  267. 

3.  Epigr.  Ind.,  vi,  294:  à  janmana  eva  Paçupati-samârraya-parah. 

4.  A.  Bergaigne,  Inscriptions  sanscrites  du  Campa  et  du  Cam- 
bodge, Paris,  1893,  p.  242.  inscrip.  G),  v.  6  et  7  : 

çaivapâçupatâcâryau  pûjyau  viprâd  anaataram  | 
tayoç  ca  vaiyàkaranah  pùjânîyo  'dhikam  bhavet  || 
çaivapàçupatajnânaçabdaçàstravidâm  varah  | 
âcâryo  'dh}-àpakaç  çrestham  atra  mânyo  varâçrame  |j 

5.  Cf.  l'article  de  .M.  Fleet,  Inscriptions  at  Ablur.  dans  Epigr. 
Ind.,  V,  226  sqq.  M.  Fleet  y  fixe  par  des  documents  épigraphiques  l'ac- 
tivité de  Lakulica  Pandita  enliv  1019  cl  1035  .).-(',. 


364  LE    NÉPAL 

de  l'Inde.  Plus  nombreux  que  jamais,  les  yogis  prennent 
le  chemin  de  l'Himalaya,  cher  à  Çiva.  Derrière  les  yogis 
marchent  les  conquérants.  C'est  le  moment  où  Nànya  Deva 
du  Karnàtalva  part  à  la  tête  de  ses  soldats  Nàyeras  pour 
aller  fonder  une  dynastie  au  Népal  (1097).  Les  princes  du 
Dekkhan,  Somcçvara  lil  Bhûloka  Malla,  Bijjana',  Jaitugi, 
se  flattent  tour  à  tour  au  cours  du  xn"  siècle  d'avoir  réduit 
le  Népal  en  vasselage,  par  l'action  des  confréries  religieuses 
sans  doute  plus  que  par  la  violence  des  armes.  Les  tradi- 
tions qui  relient  le  Népal  à  l'Inde  du  Sud  sont  alors  inven- 
tées ou  remises  en  circulation  '  :  on  raconte  qu'un  des 
premiers  rois  du  Népal  mythique,  Dharmadatta,  venait  de 
Gonjeveram  [Kàncî)  et  y  avait  régné  d'abord;  on  insiste 
sur  la  communauté  d'origine  du  liiiga  adoré  à  Paçupati,  et 
du  linga  adoré  à  Gokarna,  sur  la  côte  septentrionale  du 
Canara  ;  on  découvre  au  Népal  un  épanchement  lointain  de 
la  Godâvarî  ;  il  n'est  pas  jusqu'au  bois  consacré  par  la 
métamorphose  de  Paçupati  qui  ne  rappelle  une  forêt  illustre 
du  Dekkhan,  le  Çlesmàtaka-vana,  oii  Pulastya,  le  père  du 
démon  Ràvana,  se  mortifiait  par  de  sévères  pénitences. 
Les  souvenirs  et  les  personnages  du  Ràmàyana  se  localisent 
à  l'envi  au  Népal  ;  le  Népal  finit  même  par  fraterniser  avec 
Lanka.  Les  Bouddhistes  se  piquent  au  jeu  et  introduisent 
dans  l'histoire  du  Népal  le  marchand  Sinihala,  éponyme  de 
Ceylan,  et  célèbre  parmi  toutes  les  existences  antérieures 
du  Bouddha.  Après  la  restauration  des  Mallas,  Paçupati 
devient  un  véritable  fief  des  religieux  çivaïtes  du  Dekkhan. 

1.  Bijjana,  qui  d'après  le  témoignage  de  l'épigraphie  a  rendu  le  Népal 
«  sans  stabililé  »  (sLhiLi-hïnam  Nepâlam)  est  mêlé  à  l'histoire  de 
Ràmayya  Ekàntada,  fondateur  de  l'ordre  des  Vira(;aivas  ou  Lingayats. 
/6.,239. 

2.  J'ai  déjà  rapporté  la  légende  <[ui  veut  tirer  les  iNévars  (iNevàra)  des 
Nairs  (Nàyera)  du  Malabar;  je  rappelle  aussi  les  analogies  déjà  signa- 
lées par  I^^'ercusson  {East.  ArchUect.,  p.  305)  v  entre  l'architecture  du 
Canara  et  le  style  qu'on  trouve  dans  les  vallées  himalayennes  ».  Cf. 
aussi  iO.,  271-275. 


LES    DIVINITÉS    LOCALES  365 

Yaksa  Malla  «  nomme  des  brahmanes  Bliattas,  originaires 
du  Sud  de  l'Inde,  comme  prêtres  de  Paçupati-Nâtha  »  pour 
se  conformer  aux  règlements  élaborés  jadis  par  Çankara 
âcârya  quand  il  était  venu  au  Népal,  au  cours  de  sa  tournée 
triomphante  de  controverses  contre  les  hérésies  :  il  avait 
alors  chassé  les  bhiksus  de  Paçupati  et  avait  institué  à  leur 
place  des  brahmanes  du  Dekkhan.  Sous  Ratna  Malla,  fils 
de  Yaksa  Malla,  «  un  svàmin  du  nom  de  Somaçekhara 
Ànanda,  originaire  du  Dekkhan,  et  versé  dans  le  rituel 
tantrique  du  Khodhâ-nyâsa,  vint  au  Népal  et  fut  nommé 
prêtre  de  Paçupati.  On  lui  donna  le  titre  de  guru.  Cepen- 
dant deux  Névars,  en  qualité  de  Bhàndàris,  devaient  lui 
servir  d'assistants  dans  les  cérémonies;  deux  autres  Névars 
furent  chargés  de  gérer  les  biens  et  les  trésors  du  temple  ». 
Un  siècle  plus  tard,  vers  1600,  un  nouveau  svàmin,  égale- 
ment versé  dans  le  Khodhâ-nyàsa,  vint  encore  du  Sud  de 
l'Inde  ;  il  s'appelait  Nitya  Ananda.  Gaûgà  Rânî  le  nomma 
prêtre  de  Paçupati.  De  même,  au  cours  du  xvu"  siècle, 
((  le  svâmi  Jnâna  Ananda,  expert  en  Khodhâ-nyâsa,  vint 
du  Sud  de  l'Inde  à  Paçupati.  Pratàpa  Malla  l'examina  et  le 
nomma  prêtre  du  temple  », 

L'histoire  positive  du  Paçupati  népalais  en  laisse  entre- 
voir l'origine  probable.  Paçupati,  tout  comme  Matsyendra 
Nâtha,  est  l'œuvre  de  ces  yogis  vagabonds,  philosophes, 
charlatans,  prestidigitateurs,  illuminés,  qui  ont  fait  et 
maintenu  à  travers  les  temps,  en  dépit  des  accidents  de 
surface,  l'unité  profonde  de  l'Inde.  Attirés  vers  l'Himalaya 
que  remplissait  la  présence  de  leur  dieu,  en  route  vers  la 
cime  inaccessible  du  Kailâsa  ou  vers  le  lac  glacé  de 
Gosain-than  qui  montre  sans  la  laisser  atteindre  une  image 
naturelle  de  Ci  va,  les  yogis  substituèrent  leur  dieu  à  une 
divinité  indigène.  Peut-être  ce  nom  de  Paçupati  rappelle- 
t-il  encore  par  transparence  un  génie  protecteur  des  trou- 
peaux, contemporain  des  tribus  pastorales  qui  peuplèrent 


366  LE    A^ÉPAL 

jadis  la  vallée,  comme  elles  peuplent  encore  les  districts 
montagneux  du  voisinage.  La  métamorphose  du  dieu  en 
hèie  {i)ir  g  a)  traduit  peut-être  à  la  manière  brahmanique 
l'incorporation  au  givaisme  d'un  culte  local  rendu  à  des 
animaux  ;  les  éléments  de  ce  culte  ancien  se  seraient  répar- 
tis par  différenciation  entre  le  dieu  Çiva  et  le  taureau 
Mandi  qui  lui  sert  de  monture,  de  compagnon  et  de  gardien 
vigilant.  Peut-être  ce  nom  commémore-t-il  seulement, 
comme  une  empreinte  résistante,  l'œuvre  propre  des  yogis 
Pâçupatas.  Toujours  est-il  qu'il  atteste  et  qu'il  montre  en 
œuvre  les  procédés  d'expansion  de  l'hide  ancienne  et  la 
continuité  des  etforts  des  missionnaires  brahmaniques. 

Nârâyana.  —  Visnu,  le  concurrent  et  l'égal  de  Çiva 
dans  la  mythologie  classique  de  l'hide,  n'a  pas  réussi  à 
prendre  une  personnalité  aussi  vigoureuse  et  aussi  sail- 
lante au  Népal.  Au  lieu  de  se  condenser  dans  une  figure  de 
choix,  son  culte  et  sa  légende  se  sont  éparpillés.  Sous  le 
vocable  de  Nârâyana,  il  est  populaire  dans  toute  la  vallée, 
et  parmi  toutes  les  classes  de  la  population.  Mais  quatre 
de  ces  Nârâyanas  l'emportent  en  sainteté  et  en  réputation 
sur  tous  les  autres  :  Cangu-Nàrâyana,  Çesa-Nàràyana, 
Icangu-Nàràyana,  et  Cayaju-Nârâyana.  Cangu-Nârâyana 
est  sans  contestation  le  premier  de  tous.  Le  temple  qui 
lui  est  consacré  s'élève  sur  le  Dolàgiri,  à  l'extrémité  orien- 
tale de  la  vallée,  entre  Bhatgaon  et  Sankou.  Visnu  y  est 
associé  à  la  déesse  Chinna-mastâ  «  Tête-Coupée  »  Le  Ne- 
pàla-mâhâtmya  raconte  qu'en  effet  Visnu  y  eut  la  tête 
coupée  par  un  brahmane  irrité,  en  application  de  la  loi  du 
talion:  le  dieu,  dans  un  mouvement  de  colère,  avait  coupé 
la  tête  d'un  démon  (Daitya)  de  caste  brahmanique,  qui 
était  disciple  de  Çukra;  et  Çukra,  froissé,  avait  maudit  le 
meurtrier.  Garucla,  qui  sert  de  monture  à  Visnu  et  qui  lui 
est  toujours  associé  comme  Nandi  l'est  à  Çiva,  a  par  un 
traité  en  bonne  et  due  forme  avec  les  serpents,  ses  enne- 


LES    DIVINITÉS    L(3CALES  367 

mis  séculaires,  assuré  à  la  colline  le  privilège  de  posséder 
des  serpents  sans  venin.  Les  Bouddhistes  du  Népal  ont 
adopté  Cangu-iNârâyana  comme  ils  ont  adopté  Paçupati  ; 
Visnu  ne  sert  qu'à  y  manifester  la  puissance  d'Avalokiteç- 
vara.  Un  jour  que  Garuda  luttait  avec  le  Nàga  TaksaUa, 
comme  il  était  sur  le  point  de  triompher,  grâce  à  l'aide  de 
Visnu,  le  Lokeçvara  compatissant  intervint,  conclut  un 
accord  entre  les  adversaires,  passa  ïaksaka  au  cou  de  Ga- 
ruda ;  Visnu,  porté  sur  sa  monture,  prit  sur  ses  épaules, 
en  signe  d'humiliation,  le  Lokeçvara;  et  soudain  un  grilTon 
apparut,  qui  souleva  les  trois  divinités  superposées  et  s'en 
alla  les  déposer  au  sommet  du  Dolàgiri.  Un  groupe  sculpté 
atteste  encore  aux  fidèles  la  réalité  de  l'événement.  Le 
pilier  à  inscription  du  roi  Alàna  deva,  dressé  devant  le 
temple,  atteste  d'autre  part  aux  esprits  critiques  l'anti- 
quité du  culte  local. 

Une  inscription  d'Amcuvarman,  qui  stipule  une  donation 
à  Jala-çayana,  garantit  aussi  le  long  passé  de  Visnu  sous 
ce  vocable.  Pour  la  tradition  indigène,  l'origine  du  Jala- 
çayana  remonte  bien  plus  haut  :  c'est  sous  Dharma  datta 
de  Kâncî,  roi  mythique  de  l'imaginaire  Viçâla-nagara, 
qu'un  yogi  édifia  le  premier  sanctuaire  de  Jala-çayana,  au 
pied  du  mont  Sivapuri.  Le  roi  Vikramajit,  autre  héros  de 
contes,  fit  un  étang  avec  une  image  de  pierre  à  quatre 
bras  ;  son  successeur  Vikramakesari  vit  l'étang  se  dessé- 
cher tout  d'un  coup;  inquiet,  il  consulta  les  sages,  apprit 
que  le  dieu  réclamait  un  sacrifice  humain,  et  se  dévoua 
comme  victime.  L'histoire  réelle  semble  commencer  avec 
le  roi  Haridatta  vanna,  de  la  dynastie  Sûryavamçi,  qui 
se  distingua  par  son  zèle  pour  Nàràyana.  Une  nuit  Jala- 
çayana  lui  apparut  en  rêve,  et  lui  révéhi  la  place  où  il 
gisait  sous  les  décombres  ;  le  roi  ordonna  de  déblayer,  et 
la  statue  reparut  au  jour.  Par  malheur  un  coup  de  pioche 
maladroit  avait  brisé  le  nez;  on  se  garda  de  réparer  l'acci- 


368  LE   NÉPAL 

dent,  et  le  Jalaçayana  d'à  présent  a  toujours  le  nez  cassé. 
Haridatta  donna  à  l'image  le  nom  de  Nîlakantha,  nom 
inattendu,  puisqu'il  s'applique  exclusivement  à  Çiva  ;  mais 
le  syncrétisme  religieux  du  Népal  apparaît  encore  à  ce 
trait:  avec  ses  quatre  bras  et  les  attributs  ordinaires  de 
Visnu,  la  statue  étendue  au  milieu  d'un  étang  n'en  rappelle 
pas  moins  le  Nîlakanlha  authentique  qu'on  adore  au  lac 
du  Gosain-than.  Jala-gayana  n'est  plus  connu  que  comme 
«  le  Vieux  Nîlakantha  »  (Budhà-Nîlakanlha)',  depuis 
qu'au  xYif  siècle  le  roi  Pratâpa  Malla  a  installé  «  le  Nou- 
veau Nîlakantha  »  (Bàla-Nîlakantha  ou  Bàlajî).  Pratâpa 
Malla  avait  fait  sculpter  dans  la  cour  de  son  palais  de  Kat- 
mandou, au  milieu  d'un  bassin,  une  réduction  du  Nîlakan- 
tha^; puis  il  y  avait  amené,  au  prix  d'un  labeur  obstiné, 
l'eau  de  l'étang  sacré.  Le  Vieux  Nîlakantha  lui  apparut  alors 
en  songe  et  l'avertit  que  si  jamais  un  roi  du  Népal  venait 
le  visiter,  ce  roi  mourrait  fatalement  d'une  mort  prompte. 
Depuis  lors,  c'est  le  Nouveau  Nîlakantha,  Bâlajî,  qui  reçoit 
aux  jours  prescrits  la  visite  des  rois. 

C'est  sous  l'aspect  de  Krsna  que  Visnu  est  le  plus  inti- 
mement mêlé  à  l'histoire  légendaire  du  Népal.  Krsna,  et 
surtout  Pradyumna  son  fils,  sont  les  héros  d'un  roman 
épique  et  galant,  comme  il  sied  au  cycle  krichnaite,  et  si 


1.  BiiACVANFAL  (p.  6,  ïï.  18)  écrlt  :  Biulda  Nilkantli  el  entend;  «  Çiva 
submergé».  Comme  le  ruisseau  qui  sort  de  l'étang  porte  le  nom  deRudra- 
matî,  le  pandil  suppose  que  l'image  primitivement  adorée  était  un 
linga,  et  que  c'est  un  roi  vichnouite  qui  y  substitua  une  statue  de  Visnu. 
Le  nom  du  village  voisin,  Çivapurî,  lui  semble  corroborer  cette  hypo- 
thèse. 

2.  «  On  voit  à  Cathmândoù,  sur  un  des  côtés  du  jardin  du  prince, 
une  grande  fontaine  où  est  placée  une  des  idoles  du  pays  appelée 
Nârâyan.  Cette  idole  est  de  pierre  bleue  ;  elle  a  une  couronne  sur  la 
tète  et  repose  sur  un  oreiller  de  la  même  pierre  :  l'idole  et  l'oreiller  ont 
l'air  de  flotter  sur  l'eau.  Cette  composition  est  très  grande  ;  je  la  crois 
longue  de  dix-huit  à  vingt  pieds,  et  d'une  largeur  proportionnée  :  du 
reste,  elle  est  bien  travaillée  et  en  bon  état.  »  Descript.  du  Roy.  de 
Népal,  dans  les  Recherches  asiatiques,  il,  354. 


LES    DIVINITÉS    LOCALES  369 

populaire  qu'il  sert  de  noyau  aux  deux  grandes  compila- 
lions  religieuses  du  brahmanisme  népalais  :  il  occupe  huit 
chants  (VI-XIII)  dans  le  Paçupali-Purâna,  et  six  chants 
(VIl-XII)  dans  le  Nepâla-mâhàtmya.  Sûrya  ketu,  roi  de 
Çvetakà  dans  le  Campakâranya  (Champaran),  et  fervent 
adorateur  de  Visnu,  est  assiégé  par  Hamsadlivaja,  roi  de 
Mithilà  (Tirhout);  dans  sa  détresse,  il  invoque  le  ciel. 
Nârada,  l'infatigable  messager,  accourt  du  paradis,  et  lui 
conseille  de  se  retirer  à  la  source  de  la  très  sainte  Bagmati, 
sur  le  mont  de  la  Cime-au-Lion  (Mrgendra-çikhara),  con- 
sacré jadis  par  la  présence  de  Visnu,  dans  son  avatar 
d'Homme-Lion  (Narasimha);  déjà  Prahlàda,  la  pieuse  pro- 
géniture du  démon  Hiranya  kaçipu,  a  éprouvé  la  sainteté 
du  lieu;  les  mortifications  qu'il  y  a  pratiquées  ont  arra- 
ché à  Çiva  un  éclat  de  rire  joyeux,  qui  a  fait  jaillir  la  Bag- 
mati. Sûrya  ketu  obéit;  il  s'enfuit  de  sa  capitale  avec  la 
belle  Candràvatî,  sa  fille. 

Dans  la  vallée  du  Népal  que  domine  la  Cime-au-Lion 
régnait  alors  un  démon  puissant,  maintes  fois  vainqueur 
des  dieux,  Mahendra  damana  ;  sa  capitale  était  Suprabhà, 
au  pied  du  Candragiri,  là  où  s'élève  aujourd'hui  Thankot. 
La  sœur  de  ce  démon,  Prabhâvatî,  était  une  princesse 
d'incomparable  beauté.  Par  une  de  ces  sympathies  mys- 
térieuses oii  se  plaît  le  roman  hindou,  elle  s'était  éprise 
sans  l'avoir  jamais  vu  de  Pradyumna,  le  fils  de  Krsna. 
Pour  distraire  sa  sœur,  consumée  d'un  amour  qu'il  ignore, 
Mahendra  damana  arrête  le  cours  de  la  Bagmati  et  trans- 
forme la  vallée  submergée  en  lac  de  plaisance.  A  son  tour, 
instruit  par  un  entremetteur  complaisant  des  charmes  de 
Candràvatî,  il  tombe  amoureux  de  la  princesse  et  prétend 
obtenir  sa  main.  Sûrya  ketu,  qui  répugne  à  une  pareille 
alliance,  invoque  encore  une  fois  Nàrada.  Nàrada  le  ras- 
sure, lui  promet  que  Pradyumna  seul  sera  son  gendre  ; 
puis  il  se  rend  auprès  de  Prabhâvatî  et  lui  prédit  aussi  le 

24 


370  LE    NÉPAL 

succès  de  sa  passion.  Une  guerre  éclale.  Sous  la  conduite 
de  Pradyumna,  les  dieux  triomphent  enfin.  Krsna  vient  de 
DvàraUù  féliciter  son  fils.  La  Bagmali  lui  adresse  une 
prière  :  «  Tu  peux  à  ta  volonté,  ô  Hisîkeça,  ou  réunir,  ou 
séparer  les  terres.  Ouvre-moi  un  chemin  que  je  rejoigne 
la  Gangà.  »  Krsna  d'un  coup  de  son  disque  disjoint  les 
montagnes  et  la  Bagmati  s'écoule.  Un  démon,  Kaa  haj)a, 
prétend  jeter  le  Dolàgiri  dans  l'espace;  Krsna  plante  un 
liiîga,  comme  un  clou,  dans  la  montagne  et  l'affermit  : 
telle  est  l'origine  du  Kîleçvara.  Il  dresse  encore  d'autres 
lingas  commémoratifs  (le  Svarneçvara,  le  Gopàleçvara), 
adopte  comme  territoire  sacré  la  portion  méridionale  du 
Mrgaçrnga  à  Paçupati,  pour  être  associé  avec  Çiva  dans  un 
culte  commun.  Nemi,  comme  le  symbole  même  du  Népal 
qui  a  pris  son  nom,  s'écrie  :  «  Qui  voit  Hari  (Visnu)  sous  la 
forme  de  Hara  (Çiva),  et  Hara  sous  la  forme  de  Haii,  il 
est  vichuouito  et  il  est  çivaïte.  Quiconque  distingue  entre 
lïari  et  îlara  est  un  misérable,  un  mécréant,  un  hérétique  ; 
l'enfer  est  sa  voie  !  »  Et  Paçupati  en  personne  approuve 
ce  langage.  Le  séduisant  Pradyumna  épouse  ensuite  les 
deux  princesses  ;  Krsna  ramène  Sûrya  Uetu  à  Uvetakà,  et 
Harnsadhvaja  retourne  à  Milhilà. 

Le  cadre  est  sans  doute  banal;  les  Purânas  et  les  Mâ- 
hâtmyas  annexes  regorgent  de  pareilles  aventures.  Ce 
n'en  est  pas  moins  une  surprise  que  de  rencontrer  les 
mêmes  personnages  groupés  dans  un  récit  analogue,  mais 
consacré  à  la  glorification  d'une  région  lointaine,  dès  une 
époque  assez  reculée.  L'auteur  d'une  biographie  de  Vasu- 
bandhu  '  traduite  en  chinois  par  un  disciple  immédiat  de 
ce  docteur  entre  557  et  569,  rapporte  les  amours  de  Visnu 
avec  Prabhàvatî,  sœur  de  (Mahà)  hidra  damana,  comme 

1.  N.vNJio,  n»  U63;  éd.  japon.,  XXIV,  vol.  9;  Wassii.ief,  (lad.  ail., 
p.  235  sqq.  et  Takakusu,  The  life  of  Vasubandhu,  dans  Toiinq-Pao, 
190'*,  p.  2G9. 


LES    DIVINITÉS    LOCALES  371 

Forigine  du  nom  de  Piirusapiira,  la  moderne  Pecliaver, 
aux  confins  Nord-Ouest  de  Tlnde.  L'antiquité  du  maté- 
riel pouranique  se  trouve  ainsi  brillamment  démontrée, 
et  subsidiairement  aussi  le  sans-gêne  des  brahmanes  à 
transporter  les  mêmes  légendes  d'un  point  à  Tautre.  Le  nom 
sanscrit  de  Prabliàvatî,  donné  à  un  petit  ruisseau  au  Sud 
de  Patan,  le  Nakku  Khola,  a  pu  suggérer  l'application 
locale  d'un  roman  connu. 

Visnu  vient  d'apparaître  associé  et  même  confondu  avec 
Çiva;  plus  fréquemment  encore,  il  entre  en  rapports  éga- 
lement étroits  avec  le  Bouddha.  La  légende  de  Caiign 
Nâràyana  a  déjà  montré  le  dieu  brahmanique  aux  prises 
avec  une  divinité  du  panthéon  bouddhique,  et  qui  sort 
humilié  de  l'aventure  ;  mais  l'aventure  remonte  trop  haut 
pour  imposer  la  conviction  aux  esprits  indécis.  Un  épisode 
plus  récent  est  venu  prouver  aux  bouddhistes  hésitants  la 
supériorité  de  leur  jiersonnel  divin.  Vers  le  début  du 
xiv"  siècle,  un  peu  avant  l'invasion  de  Harisimha  deva 
(1324),  un  couple  de  braves  gens  qui  vivait  à  Katmandou 
trouva  un  beau  jour  sa  provision  de  combustibles  trans- 
formée par  miracle  en  lingots  d'or.  Ils  voulurent  témoigner 
leur  gratitude  aux  dieux,  auteurs  de  ce  miracle  ;  mais  là 
cessa  leur  accord.  Le  mari  penchait  pour  le  Bouddha,  la 
femme  pour  Nâràyana.  11  fallait  choisir.  On  décida  de 
soumettre  les  deux  divinités  à  une  sorte  d'ordalie  :  le 
mari  planta  une  graine  de  bhîmpàtî;  la  femme,  une 
graine  de  tulsî  ;  chaque  dieu  n'avait  qu'à  manifester  sa 
puissance  à  l'aide  de  sa  plante  favorite.  La  bhîmpàtî, 
chère  au  Bouddha,  germa  la  première.  La  preuve  était 
irréfragable;  la  femme  céda  sans  s'obstiner  davantage,  et 
une  grande  fête  célébra  le  triomphe  de  Bouddha  sur  son 
rival. 

L'épreuve  était  indispensable:   fidèles  à  leur  tactique, 
les  brahmanes  avaient  dessiné  à  l'entour  du  Bouddha  un 


^72  LE    NÉPAL 

mouvement  enveloppanl  ;   impuissants   à    renverser  leur 
adversaire,  ils  s'étaient  résignés  à  l'accepter  afin  de  Tab- 
sorber.  Le  système  commode  des  avatars  leur  permettait 
de  représenter   le  Bouddha  comme  une  incarnation   de 
Visnu.  Le  Nepâla-mâhâtmya  (l)  montre   parmi  la    foule 
des  dieux    accourue   pour  saluer  Paçupati    «   Janârdana 
(Krsna)  qui  était  arrivé  du  Sauràstra  (Kathiawar)  sous  la 
forme  du  Bouddha  (Buddha-rù|)î)'.   »  L'adaptation  brah- 
manique de  l'histoire  du  Bouddha  à  l'usage  du  Népal  était 
exposée  dans  un  Puràna  spécial  qui  n'a  été  retrouvé  que 
pour  être  aussitôt  perdu;  le  manuscrit  de  «  cet  ouvrage 
rare  et  précieux  »  que  KirkpatricU  avait  pu  se  procurer  au 
Népal  "  n'est  entré  dans  la  collection   des  manuscrits  de 
Fort-Wilham^  que  pour  y  disparaître.   Heureusement,  à 
défaut  du  texte,  nous  eu  avons  tout  au  moins  une  analyse 
partielle  due  au  P.  Marco  délia  Tomba'.  D'après  lui,  <(  le 
Buddha-Purâna  est  le  treizième  des  Purànas  ;  il  traite  de  la 
neuvième    incarnation   de  Visnu    en    Bouddha,    divinité 
muette.  Il  rapporte  comment  un  certain  roi  appelé  Surgh- 
dan   [Çuddhodana)  avait   une  femme  nommée  Mahàdevî, 
ce  qui  veut  dire  la  Grande  Bhavànî,  laquelle  fut  la  femme 
de  Mahàdeva  dès  le  principe  de  la  création.  Or  il  vint  à 
cette  Mahàdevî  sous  le  bras  une  chose,  qu'elle  ne  savait 
pas  elle-même  ce  que  c'était.  Un  jour,  en  élevant  le  bras 
pour  cueillir  un  fruit  à  un  arbre,  il  lui  tomba  de  sous  le 


1.  Cf.  les  passages  analogues,  siip.  p.  3'f6. 

2.  KlRKPATRlCK,  p.   148. 

3.  AuFRECHT,  Calalogus  calaJogormn,  s.  v.  Buddha-piiràna.  La  Col 
lection  Mackenzie  en  contenait  un  abrégé  sous  le  titre  de  LagJui 
Budclha  Purdna:  Wilson,  dans  le  Catalogue  de  cette  collection,  le 
décrit  ainsi:  «A  Suinmary  of  tlie  contents  ofthe  Lalita  Vistara,  a  Purâna 
containing  the  history  of  Buddha;  the  original  was  biought  from  Népal 
by  Captain  Knox  ;  the  abridginent  was  made  by  a  Pandit  in  Mr.  Cole- 
brooke's  service.  »(r/ie  Mackenzie  Collection,  a  descriptive  Catalogue, 
2e  éd.  Madras,  1882,  p.  122.) 

4.  Gli  Scrittl...,  p.  117  sqq. 


LES    DIVINITES    LOCALES 


373 


bras  lin  fils  qu'on  appela  Bouddha,  parce  qu'il  naquit  muet 
et  qu'à  partir  de  la  naissance  de  cet  enfant  toutes  les  sta- 
tues des  idoles  devinrent  muettes.  Cependant,  dans  l'his- 


Teuiple  (le  cinq  étages  construit  ù  Bhatgaon  par  Biiùpatindra  Malla  en  1703. 


toire,  on  le  fait  parler  en  dépit  de  son  nom.  Ce  Bouddha 
une  fois  né,  son  père  (putatif,  je  pense)  devint  fort  riche. 
Quand  l'enfant  fut  arrivé  à  douze  ans  on  lui  chercha  une 


374  LE    NÉPAL 

femme  ;  mais  il  s'obslinail  à  déclarer  qu'il  ne  voulait  pas 
d'autre  femme  que  la  fille  d'un  certain  géant,  nommée 
Parameçvurî.  A  la  fin  le  père  du  Bouddha  fut  obligé  de 
demander  au  géant  sa  fille  en  mariage  pour  son  propre 
fils.  Le  géant  la  refusa  ;  le  Bouddha  voulut  l'avoir  de  force. 
Il  se  livra  une  bataille  et  le  Bouddha  d'un  seul  coup  de 
pied  jeta  l'éléphant  du  géant  à  16  milles  ;  et  il  fit  de  même 
avec  tous  les  autres  géants.  Le  géant,  voyant  qu'il  ne  pou- 
vait pas  triompher  par  la  force,  proposa  une  bataille  d'ar- 
gumentations théologiques,  pour  laquelle  il  présenta  ses 
docteurs  ;  mais  ceux-ci  furent  vite  vaincus  par  le  Bouddha, 
et  à  la  fin  le  Bouddha  enleva  la  fille  des  mains  du  géant 
son  père.  Les  deux  (dieux?)  jaloux  essayèrent  par  tous  les 
moyens  d'enlever  au  Bouddha  sa  femme,  mais  ils  ne  le 
purent.  Le  Boudha  s'en  alla  ensuite  faire  péuitence  en 
diverses  parties  du  monde  ;  dans  un  endroit  il  resta 
37  037  600  années  pénitent.  Et  pourtant  ce  Bouddha  a 
existé  après  Krsna,  depuis  lequel  on  compte  4  830  ans  ! 
Habitude  de  Gentils  de  grossir  le  nombre  des  zéros  à  leur 
fantaisie  !  La  pénitence  du  Bouddha  était  si  recueillie  que 
toute  chose  en  était  comme  dans  l'extase  :  si  bien  qu'il  ne 
tombait  plus  de  pluie  sur  la  terre.  Les  dieux  voulurent  à 
tout  prix  l'interrompre:  le  dieu  Indra  lança  une  pluie  de 
fV'u,  mais  elle  se  convertit  en  fieurs  ;  il  décocha  Oèches  et 
foudres,  mais  sans  réussir  à  l'atteindre,  sauf  à  un  doigt  de 
pied;  la  gangrène  se  mit  à  la  plaie,  et  la  volaille  venait 
becqueter  la  vermine.  C'est  pourquoi  les  Gentils  ne  man- 
gent pas  de  poulet.  Quelques  jeunes  personnes  allèrent 
pour  le  séduire,  mais  en  approchant  elles  se  changèrent 
en  vieilles  bêtes.  Les  géants  voulaient  le  transporter  avec 
le  terrain  (ont  entier,  mais  ils  échouèrent.  Ils  envoyèrent 
une  grande  armée  ;  mais  arrivée  là,  elle  tomba,  qui  d'un 
côté,  qui  de  l'autre.  A  la  tin,  les  dieux,  voyant  que  toute 
tentative  était  inutile,  y  allèrent  tous  ensemble  :  Brahma 


LES    DIVINITES    LOT-ALES  .h  n 

pour  rhonorer  lui  servait  de  balayeur,  Yisnu  de  sonneur 
de  trompe,  Maliâdeva  de  porteur  d'ombrelle  (et  pourtant 
le  Bouddha  n'était  autre  que  ce  même  Visnu  incarné)  ;  les 
autres  dieux,  qui  de  chanteur  et  qui  de  danseur.  Ainsi  ils 
purent  le  distraire  et  remirent  toutes  choses  en  leur  cours 
naturel.  I^es  Bouddhistes,  c'est-à-dire  ceux  qui  suivent  ce 
Bouddha  avec  une  particulière  dévolion,  comme  les  Tibé- 
tains et  les  montagnards,  vénèrent  encore  un  certain  Ma- 
cendrnak  (Matsyendra  Nâtha)'...  »  VoiLà  ce  qu'est  devenue 
la  biographie  du  sage  de  Kapilavastu,  accommodée  par  les 
Brahmanes  et  résumée  par  un  l'ère  Capucin  !  Un  ramassis 
de  contes  banals  et  de  merveilles  ])uériles. 

Ainsi  Visnu,  qui  avait  été  déclaré  identique  à  Çiva,  est 
encore  devenu  identique  au  Bouddlia.  Mais  la  lièvre  d'iden- 
tités qui  tourmente  le  génie  hindou  exigeait  une  troisième 
équation,  entre  Çiva et  le  Bouddha.  Cette  équation,  le  Ne- 
pàla-màhàtmya  (I)  la  proclame  par  la  bouche  de  Pàrvatî. 
«  Satisfaite  des  autorités  du  Bouddha,  la  tille  d'Himalaya 
lui  dit:  Tes  pratiques  sont  bonnes  ;  demande  une  faveur  à 
ton  choix.  Le  saint  répondit:  Que  les  gens  de  ce  pays-ci 
se  conforment  à  ma  loi  !  La  Bienheureuse  qui  chérit  ses 
dévots  dit  alors  au  Bouddha:  «  Ce  territoire  sacré  d'ici, 
c'est  Çiva  qui  Fa  créé;  toi,  tu  y  as  pratiqué  l'ascétisme. 
Donc,  sur  ce  sol  incomparable,  les  dévots  de  Civa  seront 
les  dévots  du  Bouddha.  Point  de  doute  !  »  Cette  fois,  le 
cycle  est  achevé  :  Visnu,  Çiva,  le  Bouddha  se  rapprochent, 
se  pénètrent,  se  confondent  sous  le  patronage  auguste  de 
la  Grande  Déesse  que  tous  les  cultes  honorent. 

i)Evî.  —  La  Déesse,  Bevî,  doit  sans  doute  à  son  sexe  le 
privilège  d'une  popularité  universelle  dans  l'Inde;  vierge 
et  mère,  elle  a  la  grâce  et  la  dignité.  Épouse  de  Çiva,  elle 
l'accompagne  lidèlement  sans  lui  être  enchaînée,  et  consent 

1.  Suif  le  récit  (lue  j'ai  rapporté  ci-dessus,  p.  351. 


I' 


376  LE   NÉPAL 

volontiers  à  partager  son  culte  avec  d'autres  associés. 
Aucun  des  dieux,  si  grand  qu'il  soit,  n'a  jamais  obtenu 
l'honneur  de  porter  dans  le  panthéon  hindou  le  titre  exclu- 
sif de  Deva,  de  Dieu  par  excellence.  Devî  seule  n'a  pas 
besoin  d'une  autre  désignation;  tous  les  cultes  la  recon- 
naissent comme  la  Déesse.  Elle  n'en  aime  pas  moins  à  être 
adorée  sous  de  multiples  noms,  qui  expriment  la  variété  de 
ses  attributs  ou  de  ses  fonctions,  ou  qui  rappellent  les 
innombrables  épisodes  de  sa  vie  accidentée.  Sous  le  vo- 
cable de  Guhyeçvarî^  Notre-Dame-du-Secret,  elle  est  la 
patronne  antique  du  Népal.  .Maùjuçrî  la  découvrit  et  la 
vénéra,  cachée  dans  la  racine  du  lotus  qui  portait  Svayam- 
bhû,  manifestée  pourtant  dans  la  source  limpide  qui 
s'échappait  du  sol.  La  ville  de  Deva-pattana  (Deo  Patan) 
séleva  plus  tard  sur  l'emplacement  merveilleux;  mais 
la  déesse  ne  cessa  pas  d'y  recevoir  un  culte  consacré 
par  l'antique  tradition.  Les  brahmanes,  qui  n'admettent 
pas  l'histoire  de  Maîijuçrî,  n'en  ont  pas  moins  une  raison 
d'adorer  la  Déesse  au  même  lieu.  Quand  Devî,  dans  une 
existence  antérieure,  était  la  fdle  de  Daksa,  son  père  man- 
qua grossièrement  d'égards  à  Çiva  son  époux  ;  froissée 
dans  son  amour  et  dans  sa  dignité,  la  déesse  se  donna  la 
mort  en  demandant  de  renaître  avec  une  meilleure  parenté  : 
elle  devint  alors  la  fille  d'Himalaya.  Instruit  du  suicide  de 
sa  bien-aimée,  Çiva  s'arracha  à  ses  macérations  ascétiques 
pour  voler  vers  le  bûcher  où  Devî  était  montée  volontaire- 
ment, donnant  aux  épouses  vertueuses  un  éclatant  exemple  ; 
il  recueillit  dans  ses  bras  le  corps  à  demi  consumé  et 
retourna,  chargé  de  son  précieux  fardeau,  vers  la  cime 
du  Kailàsa;  mais  les  membres  brûlés  tombèrent  un  à  un 
le  long  de  la  route.  L'organe  secret  Içn/it/a)  de  la  déesse 
vint  tomber  sur  le  bord  de  la  Bagmati  ;  le  sol  se  referma 
jalousement  sur  la  sainte  relique  ;  mais  un  temple  marque 
le  site,  et  dans  le  sanctuaire  un  lotus  à  huit  pétales  déco- 


LES    DIVINITÉS    LOCALES  377 

rés  de  syllabe?  mystiques  porte  un  triangle  emblématique 
que  les  brahmanes  adorent  comme  le  symbole  de  la  vulve 
génératrice,  tandis  que  pour  les  Bouddhistes  il  exprime  la 
Triade  sacrée,  le  Triple-Joyau,  h' Alphabetum  Tlbetanum 
(p.  194)  donne  une  image  de  ce  lotus,  due  aux  Capucins 
du  Népal,  et  décrit  aussi  d'après  leur  témoignage  la  mul- 
titude des  fidèles  qui  se  presse  à  toute  heure  dans  le  temple  ; 
indigènes  ou  pèlerins  venus  de  loin,  hommes  et  femmes 
répandent  à  pleines  mains  leurs  otrrandes  sur  la  cavité 
profonde  qui  s'ouvre  en  triangle  ;  mais  les  offrandes,  absor- 
bées par  un  artifice  aisé,  disparaissent  sous  les  yeux  des 
fidèles  émerveillés;  et  Devî  reste  insatiable,  sans  se  lasser 
d'être  fécondée  non  plus  que  de  produire.  L'exégèse,  à 
vrai  dire,  varie  avec  les  sectes;  les  Bouddhistes  instruits, 
si  tant  est  qu'il  en  reste,  saluent  (iuhyeçvarî  comme  une 
incarnation  de  Prajfiâ,  la  science,  ou  de  Dharma-devî,  la 
déesse  de  la  Loi,  et  comme  identique  à  Ârya-Târà;  mais 
le  vulgaire  qui  ne  raffine  point  apporte  à  la  déesse,  de 
l'hindouisme  comme  du  bouddhisme,  le  même  hommage 
ardent. 

Un  des  noms  de  Devî  les  plus  populaires  dans  l'Inde 
entière,  c'est  Darcja ,  la  Mal-accessible  ;  soit  que  ce  vocable 
exprime  la  nature  mystérieuse,  inconcevable,  de  la  Mère 
Universelle,  soit  qu'il  indique  l'aspect  terrible  de  cette 
divinité,  aussi  formidable  aux  méchants  que  favorable 
aux  bons  ;  pour  combattre  les  démons  et  pour  en  triom- 
pher, elle  n'a  pas  hésité  à  lutter  avec  eux  d'horreur  et  de 
férocité.  Durgà  est  souvent  adorée  sous  la  désignation  de 
Nava-Durgà  «  Neuf-Durgàs  »  comme  une  sorte  d'être  col- 
lectif oii  se  combinent  neuf  personnalités.  Le  Népal  a 
adopté  ce  vocable,  mais  il  a  glissé  sous  cette  rubrique 
d'emprunt  une  combinaison  locale  de  neuf  «  Notre-Dame  » 
qui  diffèrent  de  la  liste  usuelle.  Ce  sont:  Vajreçvarî, 
Koteçvarî,  Jhahkeçvarî,  Bhuvaneçvari,  Mangaleçvarî,  Vat- 


378  LE    NÉPAL 

saleçvarî,  Ràjeçvarî,  Jayavàgîç-vaiî  el  onliii  (iuhyeçvarî. 
Elles  n'ont  pas  toutes  acquis  une  égale  notoriété,  quoi- 
qu'elles prétendent  à  une  égale  aiiti(piité  :  Çivadevale  Sù- 
ryavamçi  aurait  institué,  ou,  pour  parler  le  liingage  des 
chroniques,  ressuscité  ces  neuf  cultes.  La  j^remière  après 
Guhyeçvarî  est  à  coup  sûr  Vatsaleçvarî  (Vacchleçvarî)  que 
Çivadeva  adorait  déjà  comme  «  la  principale  divinité  du 
Népal  »  ;  il  institua  même  en  son  honneur  un  sacrifice 
humain  qui  devait  se  renouveler  tous  les  ans;  un  de  ses 
successeurs,  Viçva  deva,  voulut  supprimer  cette  cérémonie 
harhare,  mais  les  hurlements  de  la  déesse  le  ramenèrent 
hien  vite  au  respect  de  la  tradition.  Jaya  Vàgîçvarî  est  la 
divinité  tutélaire  de  Deo  Patan  :  elle  passe  pour  venir  du  lac 
Mànasa,  sur  le  plateau  tihétain. 

Mais  la  nomenclature  des  Nava-durgàs  est  loin  d'épuiser 
la  liste  des  Notre-Dame  Népalaises;  à  l'époque  de  la  fon- 
dation de  Katmandou,  le  roi  (iunaUàmadeva  «  ressuscita  » 
une  autre  série  de  Nava-durgàs.  Les  plus  notables  des 
Içvarîs  hors  cadre  sont  :  Ksetrapàlegvarî,  divinité  protectrice 
du  sol;  Kaiikeçvarî,  adorée  aussi  sous  le  nom  de  Hakta- 
Kàlî  et  honorée  annuellement  d'un  sacritice  humain  ;  Kuli- 
çeçvarî;  ALaheçvarî;  Cançleçvarî,  qui  ;i  pour  résidence 
originelle  (pîtha) la  vallée  de  Banepa,  à  l'Lst  du  Népal; 
c'est  de  là  que  Guna  kàma  deva  l'amena  au  Népal;  c'est 
là  aussi  qu'elle  répandit  sa  protection  sur  les  premiers 
Mallîis.  Màueçvarî  est  la  protectrice  des  Liéchavis,  prédé- 
cesseurs des  Mallas  ;  mais  en  recueillant  la  couronne,  la 
nouvelle  dynastie  ne  négligea  pas  d'adopter  la  patroime 
du  clan  royal  qu'elle  remplnçait.  La  dynastie  de  Harisimha 
deva  introduisit  encore  par  surcroît  une  nouvelle  forme 
de  Devî;  son  nom,  soigneusement  tenu  secret,  s'est  trans- 
mis avec  des  altérations  embarrassantes  :  Tulasî,  Tulajà, 
Taleju,  Talagu.  Entre  les  titres  usuels  de  Devî,  on  lui  don- 
nait de  préférence  celui  de  Bhavànî.  L'image  authentique 


LES    DIVINITÉS    LOCALES  379 

de  la  déesse,  qui  se  confond  avec  la  personne  même, 
passait  pour  être  venue  du  ciel  ;  enlevée  par  Ràvana,  elle 
avait  échappé  à  ce  démon;  Uàma  l'avait  retrouvée,  instal- 
lée àAyodhyà;  elle  avait  ensuite  passé  à  Simàngarh,  d'où 
elle  avait  conduit  Harisimha  à  la  conquête  du  .\epal.  Son 
prestige  était  si  grand  que  les  Tibétains,  impatients  de  se 
procurer  cette  auxiliaire  puissante,  tentèrent  de  la  ravir 
à  main  armée.  Léguée  par  la  dynastie  de  Harisimha  deva 
aux  -Mallasde  Bhatgaon,  elle  excita  l'envie  des  .Mallas  de 
Katmandou,  jusqu'au  jour  oîi  Mahîndra  .Malla  eut  la  satis- 
faction d'élever  dans  sa  capitale  un  temple  à  Tulajà  Bha- 
vànî  (1549).  La  formule  magique  qui  asservit  Tulajà  à  sou 
dévot  passait  régulièrement  avec  les  insignes  du  pouvoir 
du  roi  à  son  héritier:  mais  le  roi  Laksmî  Narasiniha,  père 
de  Pratàpa  Malla,  mourut  fou,  et  la  puissante  formule  se 
perdit.  Le  temple  de  Tulajà  ne  s'ouvrait  qu'au  roi  seul. 

Sous  son  aspect  le  plus  horritique,  Devi  prend  le  nom 
et  les  attributs  de  Kàli  ou  Mahà-Kâli  «  la  Grande  Noire  ». 
Son  teint  sombre,  ses  traits  grimaçants,  ses  mains  rouges 
de  sang,  garnies  d'armes  et  de  débris  funèbres,  sa  langue 
pendante,  ses  allures  échevelées  inspirent  au  fidèle  la 
terreur  et  l'épouvante.  La  chronique  brahmani([ue  signale 
quatre  Kàlîs,  au  Népal  :  (iuhya  Kàli,  Vatsalà  Malià  Kàlî, 
DaksinaKàlî  et  Kàlinge  sthàuamàlvo  (?j  Kàlikà.  La  première 
est  identique  à  Guhyeçvarî,  et  c'est  pourcpioi  l'étang  j)ri- 
mordial  (pii  couvrait  la  mystérieuse  déesse  re(;ut  le  nom 
de  Kàlî-hrada,  l'étang  de  Kàlî.  Vatsalà  s'est  déjà  rencon- 
trée dans  la  liste  des  Neuf  Durgàs.  l)ai<sina-Kàlî,  la  Kàlî  du 
Sud,  est  la  patronne  de  l*hirping,  au  Sud  du  Népal.  Mais 
les  quatre  Kàlî  n'épuisent  pas  la  liste.  Il  faut  mentionner 
encore  Lomrî-Mahâ-Kàlî,  qui  fut  instituée  par  Candra 
ketu  deva,  et  dont  le  temple  situé  à  l'Lst  de  Katmandou 
est  très  fréquenté. 

Kumàrî,  la  Vierge,  est  encore  un  autre  nom  de  la  Grande 


380  LE    NÉPAL 

Déesse,  mais  en  relation  particulière  avec  les  rites  des 
Tantras  et  leur  sensualisme  mystique.  Kumârîest  moins  la 
déesse  transcendante  que  ses  incarnations  officielles  en 
d'obscures  fillettes,  reconnues  et  proclamées  par  les 
prêtres  après  des  épreuves  terrifiantes,  et  offertes  à  l'ado- 
ration des  fidèles.  Le  Népal  a  ses  quatre  Kumârîs  réparties 
aux  quatre  points  de  l'horizon  ;  la  principale  est  Bâla- 
Kumàri,  la  déesse  tutélaire  deïhemî. 

Plus  encore  que  les  Kumàrîs,  les  Yoginîs  expriment 
l'inspiration  des  Tantras.  La  Yoginî  est  la  compagne  du 
Yogin,  autrement  dit  du  Sàdhaka,  qui  se  propose  de  réa- 
liser par  l'union  charnelle  l'union  de  l'âme  avec  Dieu  ;  soit 
insuffisance  de  ressources  verbales,  soit  analogie  réelle  et 
profonde,  l'amour  divin  et  l'amour  sexuel  parlent  volon- 
tiers la  même  langue  et  laissent  parfois  l'esprit  embarrassé 
de  les  distinguer.  La  Vierge,  étant  compagne  de  Çiva,  le 
grand  ascète,  devient  naturellement  la  Grande  Amoureuse; 
leur  union  féconde,  éternellement  nouvelle,  éternelle- 
ment renouvelée,  montre  l'exemple  aux  âmes  éprises.  Les 
Yoginîs  du  Népal  sont  quatre',  comme  les  Kâlîs  et  les  Ku- 
mârîs.  Vajra-yoginî  est  la  plus  illustre  ;  elle  est  la  déesse 
du  Vajra-yoga,  de  l'union  de  diamant,  inestimable  et 
infrangible  comme  lui  ;  elle  est  aussi  la  patronne  delà  ville 
de  Sankou.  Son  nom  rappelle  un  épisode  des  luttes  entre 
le  Tantrisme  bouddhique  et  le  Tantrisme  çivaïte  ;  c'est 
Çankara  Àcârya,  l'invincible  docteur  de  l'orthodoxie 
brahmanique  qui  a  substitué  ce  vocable  à  l'antique  dési- 
gnation de  Mani-Yoginî,  consacrée  par  les  traditions 
locales:  Mani-Yoginî  avait  favorisé  dans  leurs  œuvres  ma- 
giques les  vieux  rois  légendaires,  Yikramajit  et  Vikmanti  ; 
elle  avait  décidé  le  roi  Mâna  deva  à  édifier  en  expiation 

1.  Bhagvanlal  Indraji,  The  Bauddha  Mythology  of  Népal,  p.  103,  en 
énumère  six  :  Vajra".  Mani»,  Dhvaja°,  Àdarra",  Piccha'',  Puspa-yogini, 
ainsi  désignées  d'après  les  attributs  qui  les  distinguent. 


LES    DIVINITÉS    LOCALES  381 

d'un  parricide  le  grand  temple  de  BLiddha-Nâtha(Biiclhiiàlh). 
Sous  sa  nouvelle  appellation,  Yajra-Yoginî  n'en  reste  pas 
moins  indulgente  et  même  bienveillante  au  Bouddha. 
Quand  le  Bouddha  s'est  concilié  à  force  de  pénitences  la 
faveur  de  Devî,  elle  lui  apparaît  sous  la  forme  de  Yajrayo- 
ginî'.  Elle  continue  à  porter  le  nom  d'Ugra-Târà.  qui  l'as- 
socie aux  Bouddhas  et  aux  Bodhisattvas .  Une  autre  des  quatre 
Yoginîs,  Nila-Tàrà-Devî,  appartient  à  titre  égal  aux  deux 
églises  du  Tantrisme.  En  plein  xvn'  siècle,  un  roi  d'une 
dynastie  brahmanique,  Pratàpa  Malla,  montre  aux  sacris- 
tains né  vars  de  Paçupati,  sur  les  indications  d'un  Svàmin 
du  Sud  de  l'Inde,  «  une  Devî  dans  l'Àdi-Buddha  »,  une 
déesse  du  civaisme  dans  le  Dieu  suprême  du  Bouddhisme 
népalais,  et  les  Névars  convaincus  par  la  démonstration 
royale  honorent  la  déesse  d'un  rite  annuel.  D'autre  part  le 
Svayambhû-Purâna,  en  exaltant  la  déesse  appelée  Khagà- 
nanà  qui  siège  sur  le  diadème  des  cinq  Bouddhas,  la  recon- 
naît pour  une  Çakti  de  Çiva,  une  des  énergies  féminines 
que  les  Tantras  adorent.  «  Elle  est  la  perfection  de  la 
sagesse  et  comme  telle  la  mère  des  Bouddhas;  pour  les 
Bouddhistes  elle  est  Yajrinî,  pour  les  Yogins,  Yoginî  :  elle 
est  la  mère  multiforme  de  tous  les  êtres.  Pour  les  Çivaites, 
c'est  une  forme  de  Çiva;  pour  les  Visnuites,  de  Visnu  ; 
pour  les  Brahmanes,  elle  est  Brahmânî'.  »  Enfin  Kuraârî, 
la  Yierge,  et  Kàlî,  la  Noire,  apparaissent  réunies  dans  une 
autre  combinaison  avec  Mahà-Laksmî,  l'épouse  même  de 
Yisnu,  sous  le  nom  de  Tripura-Sundarî:  assise  sur  un  tau- 
reau, un  trident,  une  couronne  et  un  crâne  dans  les  mains, 
elle  a  le  corps  roux.  Elle  est  le  matin  Kumàrî,  la  vierge 
compatissante  ;  à  midi,  .Mahâlaksmî,  la  courtisane  de  grand 

1.  Tapasyâm  kurvatas  tasya  Buddhasya  girijâ  tadâ  | 
tustâ  babhOva  prakatâ  nàmiiâ  sa  Vajrayoginï  [1 

Nepâla-mûhàlrnya,  l. 

2.  Svayambhù-P.,  Il(,  p.  179  et  180. 


382  LE   NÉPAL 

amour;  le  soir,  Kàlî,  une  vieille  décrépite,  de  grande 
ci'uauté,  mangeuse  vorace  d'hommes  et  de  créatures 
vivantes'. 

Li:s  Bhaihavas.  —  Derrière  les  protagonistes  se  presse 
une  masse  innombrable  de  divinités  secondaires,  imaginées 
à  plaisir  par  les  religions  rivales.  Au  premier  rang  se  pla- 
cent les  Bhairavas,  avec  leurs  compagnes  les  Bhairavîs 
((  les  Terribles  )).  On  désigne  sous  ce  nom  inquiétant  les 
esprits  émanés  soit  de  Mahà-Deva,  autrement  dit  Çiva, 
soit  de  Devî,  les  énergies  mâles  ou  femelles  oii  se  manifeste 
la  loute-puissance  divine.  Le  territoire  du  Népal,  tout  res- 
treint qu'il  est,  sert  d'asile  à  5  600UUO  Bliairavas  et  Bhai- 
ravîs. On  représente  généralement  les  Bliairavas  avec  la 
bouche  ouverte,  des  dents  proéminentes,  une  chevelure  en 
désordre,  un  œil  de  surcroît  au  front;  ennemis  des  démons, 
ils  les  foulent  sous  leurs  pieds  ;  leurs  images  rappellent 
ainsi  les  Saint-Georges  et  les  Saint-Michel  du  christia- 
nisme. Comme  la  plupart  des  divinités  népalaises,  les  Bhai- 
ravas  vont  volontiers  par  quatre,  sans  doute  pour  faire  face 
aux  quatre  directions  ;  c'est  une  disposition  stratégique  de 
ce  genre  que,  par  exemple,  le  bhiksu  Çàntikara  adopte, 
après  avoir  consacré  le  sol  de  Svayambhû'.  Le  nombre 
immense  des  Bliairavas  permet  une  infinie  variété  de  com- 
binaisons. Il  n'est  pas  jusqu'au  Bouddha  et  jusqu'au  voyant 
Yasistha  qui  ne  figurent  parmi  les  Bhairavas'.  Le  groupe 
de  Bhairavas  le  plus  célèbre,  et  tenu  pour  le  plus  ancien, 
est  formé  par  les  Bhairavas  de  Nayakot,  de  Bhaktapura 
(Bhatgaou),  deSanga  (à  l'Est,  hors  de  la  vallée),  et  de  Panca- 
lifiga  ;  un  autre  groupe  réunit  les  Bhairavas  Harasiddhi, 
Hayagrîva,  Lutàbàhà  et  Tyàngà.  Leurs  noms  mêmes  dé- 
cèlent en  général  leur  origine  et  leur  fonction  strictement 

1.  Nolizie  Laconlche ,  lig.  10. 

2.  Svaij.  Pur.,  XII. 

ù.   Tdrâ-tanlra,  cité  sup.  p.  346. 


LES    DIVINITÉS    LOCALES  383 

locale.  Le  plus  populaire  est  le  Bhairava  IVifiralinga,  pro- 
tecteur du  sol  (Kselra-pàla)  des  régions  méridionales  de 
l'univers,  et  par  suite  du  Jambii-Dvîpa  tout  entier,  l'Inde 
comprise.  Le  fondateur  de  Katmandou,  Guna  kàma  deva, 
l'a  établi  à  l'Ouest  du  Népal.  Le  Bhairava  de  Harasiddhi  est 
venu  dLjjayinî,  amené  par  Vikrainàditya;  il  est  associé  à 
îNîla-Tàrà-Devî.  Le  Prayâga-Bhairava  vient  de  l'Est;  Amcu- 
varman  l'a  introduit. 

Les  Bhairavas  sont,  par  leur  puissance  divine,  des  auxi- 
liaires aussi  précieux  que  difticiles  à  manier.  Il  faut,  pour 
s'en  servir,  une  rare  sûreté  de  doigté.  Le  sage  Jaya  Slliili 
Malla,  voulant  apaiserla  rage  de  Çîtalà,  déesse  de  la  variole, 
institua  l'Unmatta  Bhairava;  mais  il  eut  soin  de  placer  au- 
dessus  du  Bhairava  une  Âgama-devatà,  chargée  de  con- 
trôler ses  écarts  et  de  le  maintenir  dans  son  rrjle.  Bhùpa- 
tîndra  Malla  de  Bhatgaon  eut,  au  contraire,  le  tort  d'établir 
dans  un  temple  neuf  un  Bhairava  sur  lequel  il  comptait 
pour  protéger  le  i^ays.  Le  Bhairava  s'émancipa,  fit  des 
siennes,  jusqu'au  jour  où  des  conseillers  avisés  indiquèrent 
le  remède  :  il  suffil  d'installer  auprès  du  Bhairava  une 
«  Notre-Dame  »  (îçvarî)  du  Tantra  ;  sa  présence  imposa  le 
respect  au  Bhairava,  qui  s'apaisa  désormais.  L'autorité 
royale  se  voit  môme  obligée  d'intervenir  parfois  pour  réta- 
blir l'ordre  dans  ce  monde  de  dieux.  Jagat  Jyotir  Malla  de 
Bhatgaon  s'aperçut  qu'un  Bhairava  entretenaitde  coupables 
pensées  à  l'égard  d'une  Çakli  ;  pour  l'en  punir,  il  ordonna 
dans  une  procession  de  heurter  violemmeut  le  char  du 
Bhairava  contre  le  char  de  Kàli. 

Les  du  minores.  —  Ganeçaneèi  pas  moins  populaire  au 
Népal  que  dans  l'Hindoustan.  Prince  des  obstacles,  il  pré- 
side à  toutes  les  entreprises,  les  plus  humbles  et  les  plus 
banales  même  ;  sans  son  concours  point  de  succès  pos- 
sible. En  outre,  sa  physionomie  singulière  et  bonhomme 
force  l'attention  et  la  sympathie  ;   son  corps  ventru  cou- 


384  LE   iNÉPAL 

ronné  d'une  têtcd'éléphaut  aux  gros  yeux  ronds,  ses  mains 
qui  portent  une  guirlande  et  une  hache,  le  serpent  sus- 
pendu à  son  cou,  la  souris  tapie  à  ses  pieds  composent 
l'ensemble  le  plus  amusant.  Partout  associé  au  culte  des 
autres  divinités,  il  a  aussi  ses  sanctuaires  propres.  Le  pre- 
mier de  tous  est  Sùrya-Vinâyaka  [viilgo  Suraj-Binaik),  au 
Sud  de  Bhatgaon.  Le  nom  rappelle,  d'après  le  Nepida-mâ- 
hàlmya  (VI)  un  miracle  du  dieu.  Le  fils  d'un  brahmane  qui 
résidait  à  l'Ouest  du  Doleçvara,  dans  un  bois,  tomba  sou- 
dain mort  ;  ses  parents  et  les  munis  voisins  invoquèrent 
Paçupati  qui  les  renvoya  au  bosquet  de  Prakânda.  Arrivés 
là,  ils  virent  Ganeça  se  manifester  dans  un  rayon  de  soleil 
(sûrya),  et  l'enfant  ressuscita.  La  chronique  bouddhique  rap- 
porte une  légende  différente:  immédiatementavantle règne 
d'Amçuvarman,  Ganeça,  sous  la  forme  de  Sûrya-Vinâyaka, 
apparut  au  roi  Vikramajit  et  lui  lit  don  de  richesses  fabu- 
leuses qui  lui  permirent  de  fonder  son  ère.  Les  Ganeças 
du  Népal  se  classent  volontiers,  eux  aussi,  en  groupes  de 
quatre;  après  Sûrya-Vinâyaka,  les  plus  populaires  sont: 
Rakta-Vinàyaka  (le  Rouge)  à  Paçupati  ;  Candra-Viuâyaka 
(la  Lune),  à  Chobbar  ;  Siddhi-Vinâyaka  (le  Succès),  à 
Sankou  ;  Açoka-Vinâyaka  {vulgo  Assu-Binaik)  à  Katmandou. 

Ganeça  a  fréquemment  comme  pendant  Mahà-Kàla  [vulgo 
Mahankâl)  «  le  Grand-Noir  »,  qui  est  identique  à  Çiva  et 
qui  correspond  à  la  Devî  Mahà-Kàlî,  mais  qui  a  pris  une 
personnalité  distincte.  Maliâ-Kâla  porte  un  trident  garni 
au  manche  de  crânes  humains. 

Indra  est  une  figure  classique  du  panthéon  hindou  ;  mais 
au  Népal  l'influence  des  légendes  bouddhiques  où  il  figure 
souvent  a  modifié  son  caractère.  Ancien  maître  de  la  foudre 
(vajra),  il  a  suivi  l'évolution  qui  a  transformé  son  arme 
bruyante  en  emblème  religieux  et  en  symbole  métaphy- 
sique. La  fête  d'Indra,  Indra-yâtrâ,  une  des  solennités  les 
plus  populaires  du  Népal,  n'a  rien  de  commun  avec  les  fêtes 


LES    DIVINITÉS    LOCALES  385 

d'Indra  consacrées  par  les  Purânas  hindous.  Indra  est  la 
divinité  patronale  de  Katmandou. 

Il  faut  encore  mentionner  parmi  les  dii  minores  Bhîma- 
sena,  le  héros  épique,  qui  a  lui  aussi  changé  singulièrement 
en  route  ;  d'après  les  Notizie  Laconiche,  il  préside  mainte- 
nant au  trafic'  !  On  trouve  ses  temples  et  ses  chapelles  le 
long  du  chemin  qui  mène  de  l'Inde  au  Népal;  Bhimpedi, 
au  pied  des  montagnes,  lui  doit  son  nom.  Son  culte  est  si 
répandu  qu'un  esprit  sensé  comme  Hamilton  a  pu  le  croire 
antérieur  au  Bouddhisme  :  il  aurait  le  premier  pénétré  au 
Népal  et  y  aurait  introduit  un  essai  de  civilisation  ^  La 
Chronique  pourtant  ne  lui  accorde  pas  tant  d'honneur; 
sans  l'instituer  en  concurrent  de  Mafijucrî,  elle  raconte 
seulement  que  Bliîmasena  vint  de  Dolkhà,  oii  il  possède 
un  temple  célèbre,  sur  la  Tamba-Kosi,  à  l'Est  du  Népal,  et 
s'amusa  à  canoter  dans  une  barque  de  pierre  sur  les  eaux 
du  lac  qui  recouvrait  la  vallée,  au  temps  qu'un  démon  s'en 
était  rendu  maître. 

Balbala  (Le  Bègue)  est  un  héros  local,  associé  à  des  lé- 
gendes et  à  des  rites  agraires.  Avant  lui  personne  n'avait 
osé  ouvrir  le  sol  pour  cultiver  ;  il  fallait  apporter  du  dehors 
le  grain  nécessaire  à  la  subsistance.  Le  roi  Vrsa  dévale  Sû- 
ryavamçi,  ou  son  frère  Bàlàrcana  deva,  offrit  à  l'audacieux 
qui  voudrait  donner  l'exemple  une  part  régulière  de  la 
récolte  annuelle.  Balbala  n'avait  pas  de  famille  ;  il  se  risqua. 
Puis,  avant  de  mourir,  il  s'éleva  une  statue  de  ses  propres 
mains;  Bàlàrcana  honora  cette  statue  d'un  culte  et  décida 
qu'on  lui  présenterait,  chaque  année,  à  la  pleine  lune  de 
Màgha,  un  pain  de  riz.  La  tradition  montre  encore  à  Patan, 
près  du  temple  de  Matsyendra  Nàtha,le  champ  oii  Balbala 
donna  le  premier  coup  de  pioche  ;  il  est  interdit  de  le 
labourer  avec  des  bœufs. 

1.  Isot.  Lac,  fig.  19. 

2.  Hamilton,  p.  25  el  p.  10. 

25 


386  LE   NÉPAL 

Les  seules  déesses  qui  méritent  d'être  citées  pour  leur 
fonction  locale,  en  dehors  des  multiples  incarnations  de 
Devî,  sont  les  Huit  Mères  [Asta-mâtrkâ)  qui  passent  pour 
les  gardiennes  des  villes  népalaises.  Ce  sont,  dans  l'ordre 
de  hiérarchie  :  Brahmànî,  Maheçvarî(ou  Rudrànîj,  lîumârî, 
\  aisnavî,  Vârâhî,  Indrânî,  Camundâ,  Mahàlaksmî,  épouses 
ou  énergies  (Çaktis)  des  trois  grands  dieux,  réductibles 
cependant  à  l'unité  puisque  aussi  bien  nous  avons  trouvé 
déjà  Mahàlaksmî,  la  Çakti  de  Yisnu,  confondue  dans  une 
personne  avec  Kumârî  et  Ivâlî.  Gunakàma  deva,  le  fonda- 
teur de  Katmandou,  passe  pour  avoir  adoré  Mahàlaksmî 
et  établi,  sur  ses  indications  et  sous  son  patronage,  la  nou- 
velle capitale. 

Qu'elles  empruntent  leur  nom  officiel  au  panthéon  boud- 
dhique ou  au  panthéon  brahmanique,  les  divinités  du  Népal 
n'en  gardent  pas  moins  un  cachet  manifeste  d'origine 
locale.  Chaque  ville,  chaque  village,  chaque  source,  chaque 
étang,  chacun  des  accidents  du  sol  a  son  patron  spécial, 
déesse  ou  dieu  n'importe  ;  et  chacun  de  ces  patrons  a  un 
sanctuaire  propre,  si  modeste  qu'il  soit,  dédié  à  sa  gloire. 
Il  n'est  pas  étonnant  dès  lors  que  le  Népal  se  flatte  de  pos- 
séder 2  500  temples,  ou  même  2  733.  A  dire  vrai,  le  Népal 
religieux  dépasse  les  limites  de  la  vallée  :  pris  dans  son 
acception  la  plus  large,  il  s'étend  au  Nord  jusqu'à  Nîla- 
kantha,  le  lac  sacré  de  Gosain-than,  à  8  jours  de  marche 
de  Katmandou;  au  Sud,  il  va  jusqu'à  Nateçvara,  à  2  jours 
de  distance  ;  à  l'Ouest,  il  s'arrête  à  Kaleçvara,  également 
éloigné  de  2  jours  de  Katmandou;  enfin  à  l'Est,  il  se  pro- 
longe jusqu'à  Bhîmeçvara,  à  4  jours  de  marche,  sur  la  rive 
droite  de  la  Tamba-Kosi  ;  le  temple,  élevé  en  l'honneur  de 
Bhîmasena  le  Pàndava,  dans  la  petite  ville  de  Dolkha,  a 
comme  prêtre  (pûjârî)  un  Névar^  Mais  le  total  donné  ne 

1.  Hamilton,  p.  192;  cf.  aussi  p.  167,  et  Kirkpatrick,  p.  164. 


LES    DIVINITÉS    LOCALES  DST 

prétend  pas  s'appliquer  aux  temples  dispersés  sur  ce 
vaste  domaine  ;  il  se  restreint  à  un  périmètre  rigoureu- 
sement défini,  qui  embrasse  outre  la  vallée  du  Népal 
deux  annexes  peu  étendues:  à  FEst,  la  vallée  de  Hanepa 
jusqu'au  confluent  de  deux  ruisseaux,  la  JNîrâvatî  (ou 
Lîlâvatî)  et  la  Rosamatî  ;  à  l'Ouest,  une  bande  de  terrain 
située  sur  le  versant  occidental  du  mont  Deochok  (ou  Indra 
Than). 

Le  circuit  du  pèlerin.  —  C'est  une  œuvre  infiniment 
méritoire  et  recommandable  que  de  visiter  les  lieux  sacrés 
disséminés,  comme  des  repères,  au  long  de  ce  circuit.  Le 
Nepâla-màhàtmya  en  donne,  dans  sa  XXLX"  section,  une 
liste  détaillée,  et  enseigne  les  prescriptions  à  suivre  dans 
ce  long  pèlerinage.  Le  point  de  départ,  c'est  Paçupati  ; 
c'est  aussi,  naturellement,  le  point  d'arrivée,  puisqu'il  s'agit 
d'un  circuit  fermé.  Le  pèlerin  doit  cheminer  en  tenant  con- 
stamment la  vallée  à  sa  droite,  en  signe  de  respect  :  c'est 
là  la  cérémonie  du  pradaksina.  Bien  entendu,  l'origine  du 
rite  remonte  aux  dieux. 

Le  premier  qui  s'en  servit,  sur  le  conseil  même  de  Çiva, 
n'était  autre  que  Gunâdliya,  l'immortel  auteur  de  la  Brhat- 
katlià.  Le  Mâhàtmya  ne  manque  pas  l'occasion  de  rap- 
porter tout  au  long  l'histoire  si  populaire  de  ce  conteur 
que  la  tradition  tenait  pour  un  génie  déchu  ;  mais  sur  plu- 
sieurs points  le  récit  du  Mâhàtmya,  comparé  avec  Ksemen- 
dra  et  Somadeva,  présente  des  divergences  assez  considé- 
rables pour  qu'il  soit  utile  de  les  signaler,  soit  qu'elles 
tiennent  à  la  fantaisie  ou  à  l'ignorance  de  l'auteur,  soit 
qu'elles  décèlent  une  source  indépendante.  Le  génie  déchu 
n'est  plus  Puspadanta,  mais  Rhrngin  ;  il  s'est  transformé 
en  abeille  pour  s'insinuer  dans  la  chambre  oii  Çiva  contait 
à  Pàrvalî  ses  contes  merveilleux.  Reconnu  coupable,  quand 
il  sollicite  du  dieu  qui  l'a  maudit  de  fixer  un  terme  à  sa 
malédiclion,  Çiva  lui  impose  comme  première  condition 


388  LE   NÉPAL 

do  publier  sur  la  terre,  en  900  000  vers,  les  contes  qu'il  a 
surpris  indiscrètement  ;  puis  il  doit  élever  un  linga  sur  un 
sol  sacré  qu'il  est  difficile  d'atteindre  ;  alors  seulement  il 
retournera  au  montKailâsa.En  conséquence,  Bhrngin-Gunâ- 
dhya  naît  à  Matliurà  ;  puis  il  se  rend  à  Ujjayinî  où  règne  le  roi 
Madana,  marié  à  Lîlâvatî,  fille  du  roi  de  Gauda,  et  qui  a  pour 
ministre  Çarvavarman.  Le  roi  Madana  commet  la  fameuse 
confusion  de  modaka  <(  gâteau  »  avec  modaka  «  pas  d'eau  »  ; 
humilié  de  son  ignorance  qui  l'a  rendu  ridicule,  il  demande 
une  grammaire  sanscrite  ;  Çarvavarman  compose  le  Ka- 
lâpa.  Gunâdliya  se  retire  de  la  cour,  rencontre  l'ascète 
Pulastya  qui  lui  rappelle  sa  vraie  condition  et  l'engage  à 
écrire  ses  contes  en  dialecte  paiçâcî;  qu'il  parte  ensuite  au 
Népal.  Gunâdhya  suit  ces  conseils,  refuse  de  retourner 
auprès  du  roi  Madana  auquel  il  remet  le  manuscrit  de  son 
œuvre,  et  se  rend  au  temple  de  Paçupati.  Il  décrit  un  pra- 
daksina  autour  de  la  vallée,  convoque  tous  les  religieux 
des  environs,  et  avant  de  remonter  au  ciel  dresse  un  linga 
qui  porte  le  nom  de  Bhnigîçvara.  «  Et  aujourd'hui  encore, 
à  chaque  nœud  de  la  lune,  Bhrngin  revient  sous  la  (orme 
d'une  abeille  (bhrnga)  pour  revoir  son  liiiga.  » 

Le  pèlerin,  ayant  rendu  ses  hommages  à  Paçupalîçvara, 
prend  un  bain  dans  la  Bagmati,  sort  du  temple  par  la  porte 
du  Sud,  se  rend  vers  Bâjarâjeçvarî,  visite  Bhairava  et  Vat- 
salâ,  va  ensuite  adorer  Guhyecvarî,  traverse  la  Bagmati, 
puis  la  Celagangà,  il  passe  successivement  par  Gokarneç- 
vara,  qui  rappelle  la  sainte  métamorphose  de  Çiva  en 
gazelle  ;  Kârunikeçvara,  le  linga  commémoratif  élevé 
par  Buddha-Visnu  le  Compatissant  au  confluent  de  la 
Bagmati  et  de  laManimatî  ;  Sundarî,  où  la  Bagmati  pénètre 
dans  la  vallée.  De  là  à  Vajrayoginî  (la  déesse  tutélaire  de 
Sankou)  ;  puis  visite  à  Garucla  et  Nârâyana  (de  Cangu),  au 
Valeçvara,  au  Vâgîçvara  (au  confluent  de  la  Vîrabhadrâ) 
et   au  Yâlmîkeçvara,    qui    rappelle   le    séjour    de    Vâl- 


LES    DIVINITÉS    LOCALES  389 

mîlvi'.  Près  cUi  linga  de  Vàlmiki  s'en  dresse  un  autre 
consacré  par  Hanumat  ;  c'est  là  que  se  reposa  le  singe 
héroïque,  auxiliaire  de  Ràma,  quand  il  revint  de  THimà- 
lava,  chargé  de  rochers  destinés  à  former  un  pont  entre 
rinde  et  Lanka. 

Après  cette  journée  si  lahorieuse,  le  pèlerin  doit  passer 
la  nuit  à  veiller,  distrait  par  le  chant  et  la  danse;  il  doit 
aussi  donner  à  manger  aux  brahmanes.  Le  matin,  dès 
Faube,  il  se  baigne  à  l'étang  voisin,  prend  congé  du  liiiga, 
et  continue  sa  route  vers  TEst.  11  atteint  d'abord  le  lac 
Tricampaka,  oi^i  Mâdhava  (Visnu)  repose  sur  les  anneaux  du 
serpent  Çesa;  il  répand  dans  l'eau  sainte  des  offrandes  aux 
Dieux  et  aux  Pères.  Entré  daus  la  vallée  de  Banepa,  il  va 
adorer  Candeçvarî,  protectrice  de  Banepa,  et  Candeçvara 
son  compagnon,  puis  visite  le  Dhanecvara-linga  élevé  par 
le  dieu  des  richesses,  le  Gokhurakeçvara,  «  qui  porte 
encore  l'empreinte  d'un  sabot  de  vache  »  et  qui  fut  fondé 
par  Kàmadhenu,  la  Vache  d'Abondance;  l'Indreçvara, 
établi  par  hidra  au  contluent  de  la  Mràvatî  (ou  Lîlàvatî)  et 
de  la  Rosamatî;  rÀçàpùreçvara  établi  par  les  Trente-Trois 
dieux.  Il  rentre  dans  la  vallée  du  Népal,  qu'il  longe  dès 
lors  par  le  Sud,  et  visite  le  Doleçvara  (ru  Sud  de  Bhatgaon) 
qui  rappelle  un  miracle  deÇiva.  Ln  brahmane  de  Bénarès, 
mauvais  sujet,  coureur  de  filles,  buveur  d'alcool,  se  sentit 
tout  à  coup  pris  de  remords  ;  il  consulta  les  ascètes  de  Viç- 
veçvara,  qui  lui  donnèrent  un  bâton.  «  Pars,  lui  dirent-ils, 
en  pèlerin  ;  quand  ton  bâton  poussera  un  rameau,  tu  seras 
purifié.  »  11  se  mit  en  route  en  multipliant  ses  austérités  ; 
parvenu  au  Népal,  sur  le  site  actuel  du  Doleçvara,  il  planta 
en  terre  son  bâton  de  pèlerin,  et  voici  qu'il  en  sortit  un 
rameau.  Telle  est  l'origine  du  Doleçvara.  C'est  là  la  seconde 
halte  du  pèlerin  :  il  se  baigne  dans  le  Dhàrà-tîrtha,  passe 

l.  V.  sup.,  p.  328. 

25. 


390  LE    NÉPAL 

encore  la  nuit  au  chant,  à  la  danse  et  à  écouter  la  lecture 
des  Purànas.  Le  matin  il  prend  congé  du  Doleçvara,  en  lui 
annonçant  son  intention  de  poursuivre  le  pradaksina  entre- 
pris, et  se  remet  en  route.  Il  voit  d'abord  Siirya-Yinâyaka, 
puis  l'Ananta-linp^a,  se  baigne  dansTétang  voisin,  présente 
dans  l'eau  une  offrande  aux  Pères,  distribue  des  cadeaux 
aux  brahmanes  (comme  à  toutes  ses  étapes,  du  reste)  ;  il 
visite  Vajra-Vàràhî  dans  sa  ville  de  Phirping,  monte  sur 
une  montagne  élevée  pour  adorer  Ganeca  qui  réside  dans 
une  grotte  accessible  par  une  fente  étroite;  qu'il  se  garde 
d'y  entrer,  et  qu'il  jette  les  yeux  seulement  sur  le  Bhàra- 
bhûteçvara!  De  là  il  se  rend  au  Manah-çiras  thiha  où  il 
adore  Hari-Hara,  puis  au  Mâtj-tîrtha  (Màtàtîrtha),  où  les 
offrandes  funéraires  sont  si  eflicaces,  et«  où  l'on  voitencore 
aujourd'hui  des  poissons  d'or  ».  Halte  de  nuit  à  Gopàleca 
(Çesa-Nàrâyana ?j .  Le  pèlerin  passe  encore  cette  nuit,  la 
troisième  du  voyage,  au  chant  et  à  la  danse  ;  et  le  qua- 
trième matin,  rafraîchi  par  un  bain,  prenant  congé  de  (îo- 
pàleça,  il  se  rend  à  Pàndukecvara,  se  baigne  danslaPàndu- 
nadî,  passe  la  montagne,  va  à  Caturvaktreçvara,  à  Indreç- 
vara,  franchit  encore  une  fois  la  montagne  et  rentre  dans 
la  vallée  du  Népal  par  le  Nord-Ouest.  11  se  rend  alors  auprès 
du  Nàràyana  de  l'Ouest  (Icangu")  et  y  passe  la  quatrième 
nuit  à  écouter  des  légendes  qui  ont  trait  à  Visnu.  A  l'aube 
du  cinquième  et  dernier  jour,  il  se  baigue,  prend  congé  du 
dieu  et  se  rend  au  séjour  du  Bouddha  (Buddhasthàna,  la 
colline  de  Svayambhù).  C'est  là  qu'en  arrivant  de  Chine 
(Mahâ-Cîna)  le  dieu  Bouddha  s'arrêta  volontairement  ;  c'est 
là  qu'habitent  des  moines  (bhiksus)  qui  ont  abandonné  fils 
et  famille,  par  désir  de  voir  le  Bouddha,  tout  pénétrés  de 
science  et  de  béatitude.  Il  honore  Bouddha  d'un  pradak- 
sina spécial,  descend  se  baigner  dans  la  Visnumatî  où  il 
fait  des  offrandes  aux  Pères,  et  se  rend  à  Luntikeça(Budhà- 
Nîlakantha,  Jalaçayana)  où  Hari-Visnu  est  couché  sur  le 


LES    DIVINITÉS    LOCALES  391 

serpent  Ananla.  11  se  dirige  ensuite  au  Nord  jusqu'au  pied 
des  montagnes  de  façon  à  rejoindre  l'origine  du  circuit, 
redescend  alors  au  Sud  vers  Jaya-Vàgîçvarî  (à  Deo  Patan) 
et  «  tout  en  pensant  à  Visnu  »  il  se  présente  devant  Pacu- 
pati.  Il  répand  sur  le  linga  les  cinq  ambroisies  :  lait,  petit- 
lait,  beurre,  urine  et  bouse,  il  lui  offre  des  parfums,  de 
Tencens,  nourritdes  brahmanes,  leur  paie  un  digne  salaire, 
et  informe  F*açupati  que  le  pradaksina  est  achevé.  Pour 
clore  son  vœu,  il  descend  se  baigner  dans  la  Bagmati,  y 
fait  des  offrandes  funéraires,  retourne  saluer  Vatsalà, 
puis  Vàsuki  le  Nàga  à  la  porte  du  Sud,  Yinàyaka  à  la 
porte  de  l'Est,  et  rentre  alors  chez  lui,  lil)éré  de  tous  ses 
péchés. 

Je  ne  connais  pas  le  Guide  du  pèlerin  bouddhiste  autour 
de  la  vallée  ;  mais  il  n'est  pas  douteux  que  ce  chapitre  du 
Nepàla-màhàtmya  ait  eu  sa  contre-partie  bouddhique.  Un 
grand  nomhre  des  sites  énumérés  sont  également  sacrés, 
à  des  titres  divers,  au  regard  des  deux  religions  ;  chacune 
des  montagnes  mêmes  a  pour  la  consacrer  le  souvenir  d'un 
saint  bouddhiste  :  Vipaçyin  a  demeuré  sur  le  Nagarjun  (Jàt 
Màtrocchaj,  Çikhin  sur  le  Champadevi  (Dhyànoccha),  Kra- 
kucclianda  sur  le  Manichur  (Çankhagiri),  Manjuçrî  sur  le 
Svayambhù  (Goçrnga),  Çàkyamuni  sur  le  Pucchàgra,  en 
arrière  de  Svayamiîhii.  Le  territoire  sacré  empiète  égale- 
ment sur  les  alentours  de  Ja  vallée  et  embrasse  la  vallée  de 
Banepa  ;  c'est  en  dehors  du  Népal  même,  à  trois  lieues  Est 
de  Bhatgaon  que  sont  situés  le  village  de  Panàvatî  et  le 
mont  Namobuddha,  témoins  de  la  charité  sublime  de  Çà- 
kyamuni ;  c'est  laque,  pris  de  compassion  pour  une  tigresse 
affamée  qui  allaitait  ses  petits,  il  lui  offrit  généreusement 
son  corps  à  manger  '. 

Il  serait  puéril,  autant  qu'oiseux,  de  prétendre  énumérer 

1.  C'est  le  sujet  du  Vyàghrî-jàtaka,  si  fameux  dans  la  légende  boud- 
dhique. 


392 


LE    NÉPAL 


les  2  500  ou  2  733  lemples  compris  à  l'intérieur  du  circuit 
sacré.  Je  me  bornerai  donc  à  décrire  les  types  généraux 
des  monuments  sacrés  qu'on  rencontre  au  Népal  et  à 
signaler,  s'il  y  a  lieu,  les  principaux  représentants  de 
chaque  espèce. 


Autel  de  Krsna. 


TABLE  DES  MATIÈRES 

DU  PREMIER  VOLUiME 


Page3_ 

[ntroductiox.  Quel  intérêt  présente  l'histoire  du  Népal.  L'histoire 
de  l'Inde  s'y  reproduit  en  rédaction  dans  ses  phases  essen- 
tielles. Esquisse  comparative  des  deux  pays,  au  point  de 
vue  de  leur  développement  politique,  religieux  et  social.    .  1 

I.  Le  Népal.  Géographie  sommaire  du  royaume.  Le  Népal  pro- 
prement dit.  Description  delà  vallée  du  Népal  :  montagnes, 
cours  d'eau,  villes,  bourgades.  Les  cartes  du  Népal  ;  cartes 
européennes  et  cartes  indigènes 41 

II.  Les  documents.  Trois  catégories  de  matériaux 75 

Les  documents  européens.  DAndrada.  Grueber.  Tavernier. 
La  mission  du  Tibet  ;  les  capucins  au  Népal.  Le  P.  Giuseppe. 
Marco  délia  Tomba.  L'Alphabetum  Tibetanum.  Kirkpatrick. 
Ilamillon.  Hodgson.  Smith.  Oldfield.  Voyages  récents.  .     .         79 

Les  documents  chinois  et  tibétains.  Hiouen-tsang.  Wang 
Hiuen-ts'e.  Pèlerins  de  passage.  Les  Annales  des  T'ang. 
Ati(;a.  Les  Ming.  Les  ^Mandchous.  Invasion  des  Gourkhas 
au  Tibet.  Le  traité  gourkha-chinois.  Le  Népal  et  la  Chine 
au  MX*"  siècle Ii9 

Les  dnrumcnis  indigènes.  I^es  Vamràvalis.  Le  Nepàha-màhà- 
tmya.  Le  \'àgvali-màhàtmya  du  Paçupati-Purâna.  Le 
Svayambhù-puràna.  Les  inscriptions.  Les  manuscrits.  Les 
monnaies 193 


394  TABLE    r3ES    MATIÈRES 

IH.  La  population. 

Les  Névars.  Origine.  Introduction  du  bouddhisme  et  de  Ihin 
douisnie.  L'organisation  sociale  de  Jaya  Sthiti  ^lalla.  L'or 
ganisation   moderne  :   Çiva-mârgis  et  Buddha-màrgis.  Le 
caractère.  Le  costume.  Les  usages.  La  langue 

Les  Gourkhas.  Origine.  Les  Khas.  Les  usages.  Le  costume 
Le  caractère.  Les  classes  sociales.  La  langue 


■219 


253 


IV.  Organisation   politique,  judiciaire,   économique.  La  période 

névare  et  la  période  gourklia.  La  royauté,  les  hauts  fonc- 
tionnaires. La  justice.  L'armée.  Le  régime  du  sol.  Les 
métiers.  Le  commerce 279 

V.  Les  divinités  locales.  Difficulté  d'une  classificalion.  LesNcàgas; 

les  Tîrthas;  les  rivières.  Divinités  bouddhiques  :  IVIanjuçri; 
Matsyendra  Nâtha.  Paçupati.  Nàrâyana.  Çiva.  Visnu,  le 
Bouddha.  Devi.  Les  Bhairavas.  Les  dii  minores.  Le  circuit 
du  pèlerin 316 


TABLE  DES   ILLUSTRATIONS 


Portrait  du  mahârùja  Chander  Sham  Sher En  face  Ju  titre. 

Divinités  et  lieux  saints  du  Népal 1 

Bronze  népalais 39 

La  vallée  du  Népal 49 

Un  hameau  népalais  :  llaltsok 59 

Carte  du  Népal  jointe  à  la  Relation  de  Kirkpatrick 69 

Carte  du  Népal  jointe  à  la  Relation  de  Hamilton 71 

Fragment  de  l'inscription  de  Pratâpa  Malla  sur  la  façade  du  palais 

de  Katmandou 89 

Le  Népal  et  les  pays  voisins  sur  la  carte  de  l'Inde  de  Nicolas 

Visscher 91 

Épitaphe  du  P.  Horace  de  Penna 107 

Temples  de  Manjucri  et  de  Sarasvatî  sur  le  liane  du  mont  Ma- 

hadeo-Pokhri.     .^ 129 

Stûpa  de  Budhnàth,  le  grand  temple  des  Tibétains  au  Népal.  .     .  151 

Stûpa  de  Svayambhû  Nâtha.  Entrée  de  la  terrasse 173 

Temple  et  couvent  de  Mahâbuddha  (Mahâ-bodhi)  à  Patan.  .     .     .  195 

Vue  d'ensemble  du  temple  de  Paçupati 210 

Entrée  du  temple  de  Changu  Narayan 231 

Visnu  flottant  sur  les  eaux  (Jala-çayana)  à  Budha-Nilkanth.     .     .  245 

Un  des  quatre  stupas  d'Açoka  à  Patan  (stûpa  du  Sud) 263 

Restes  de  monuments  bouddhiques  à  Kirtipur 273 

Kukhri,  couteau  gourkha 278 

Temple  de  Mahâbuddha  à  Patan.  Détail 287 

Temple  de  Mahenkal  à  Katmandou.      .     .          305 

Un  des  quatre  stupas  d'Açoka  à  Patan  (stùpa  du  Nord) 331 

Temple  de  Paçupati.  Cour  d'entrée  avec  la  statue  de  Nandi.  .  .  359 
Temple  de  cinq  étages  construit  à  Bhatgaon   par  Bhûpatîndra 

Malla  en  1703 373 

Autel  de  Krsna 392 

Carte  indigène  de  la  vallée  du  Népal.  .     .     .        Hors  texte,  à  la  fin  du  volume. 


CHARTRES.    —   IMPRIMERIE    DURAND,    RUE    FULBERT. 


i 


LA     PROCESSION     DE     MATSYENDRA     NATHA 

Dessin   de   la  Collection    Hodgson 

Bihliollieque  de  l'Institut  cVc  France  . 


v|i.v;  ;:; 


'{]:k^ 


'^^^ 


LA     LÉGENDE     SACRÉE     DU     NÉPAL 

pL-inturc    Népalaise   de   la   Collection    Hodgson 

:HtbUolhequc    de    l'hislilui    df    l-'rcvuc  . 


^*|[«j!fljjMSi;flïi(0«*«flHin»ii^ii 


jSjsgJIsgJg  mi  Lk\  «3a.,^.-  s>-:-^ 


^'^>?^< 


"IS 


lsii^ilS^,Mf  '^^g  US  jyTigi-i'  ji^,fg;gif  '.^%|^^^f  i'r^^p^?SSlSi  1^^ 


T77^.'''^i&K'f^^^î*<^ 


j^K^ 


m^. 


'^^-■^kt^ 


i 


IB) 


UNieSIÏÏOF  TORONTO 
LIBRARY 


DO  NOT