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r*-j
'7
MINISTÈRE DE L'INSTRUCTION PUBLIQUE
ANNALES
DU
MUSÉE GUIMET
BlBLlOTIlKOUli IVKTLDES
TOME SEIZIEME
LE CULTE ET LES FÊTES
D'ADÔNIS-THAMMOUZ
DANS L'ORIENT ANTIQUE
CHALON-SUR-SAONE
IMI'KIMKKIE FRANÇAISE ET ORIENTALE E. BERTRAND
APHRODITE ET ADONIS
Miroir étrusque.
M ■
LE CULTE ET LES FETES
D'ADÔNIS-THAMMOUZ
DANS L'ORIENT ANTIOUK
PAR
CHARLES YELLAY
Docteur es lettres
PARIS
ERNEST LEROUX, ÉDITEUR
28, RUE BONAPARTE, VI®
lUOl
215152
BIBLIOGRAPHIE
Il est assez malaisé de donner une bibliographie scrii-
pideusement complète du mythe et des fêtes d'Adonis.
Les témoignages des auteurs anciens consistent, la plu-
part du temps, en des fragments é[)ars, dont la valeur
réside souvent plus dans Tautorilé morale qu'ils im-
posent que dans leur propre valeur documentaire. D'autre
part, chez les historiens modernes, Adonis n'a jamais été
le sujet de recherches et d'études spéciales, et n'a été
étudié que dans des travaux plus généraux relatifs à la
Phénicie ou aux relioions orientales.
La Ijibliographie que nous donnons ici est divisée en
trois catégories de documents : 1° les auteurs anciens,
dont le classement a été établi par ordre alphabétique,
pour faciliter les confrontations et les recherches ; 2° les
historiens modernes, classés dans l'ordre chronologique
de leurs travaux; 3" les archéologues, dont les ouvrages
nous ont servi à établir la liste des monuments figurés
qui se rapportent au mythe d'Adonis.
I. — AUTEURS ANCIENS
Alcée. — Fragments, xxxiv.
ALCiPHitON. — EpistoL, \, 30.
Ammu-n-Mauci-lmx. — Ilist., XIX, 1 ; XXII, 2, 9.
AxTlMAoCF, . — Frairincnt ll^i.
VI DIBLIOGR.VPHIE
Apollodoke. — 111, 14.
Apulée. — Métam., VIII, c. xxiv.
Aristophane. — Lysistmta, v. 387-398; La Paix, v. 418-420.
AusONK. — Epigronim., XXIX.
BiON. — IdijlL, 1. Epilaphc cV Adonis.
Bin-LE. — Troisiciiic livre des Rois, c. xi, v. 5, 7, 33 ; Quatrième
livre des Rois, xxiii, v. 13; Ezéchiel, c. viir, v. 14; Zacharie,
XII, 11 ; Baruch.
Callimaque. — (V. Athénée, II, p. GO).
CoiiNUTUS. — De Natiira Dcoruni, 28, p. 103 sq.
DiOGÈXE. — Cenlitr., 14.
DiODOiiE DE Sicile, I.
I^LIEN. — I-e Natitra Ani/n., IX, c. xxxvi ; XII, xxxiil.
EusÈBE. — Pra'parni. evang., passiin.
Etienne de Bvzaxce. — v, 'A[j.aOoo:;, etc.
EusTATHius. — Ad Iliade m, XI, 20 ; XXII, 499.
JuLius FiRMicus. — De err. prof, rel/g., p. 14.
IlÉLlODOIiE. — j'Et/liop., V, XI, 11.
IlÉiiODOTE. — IJisL, I, 181, /;a5s//;2.
HÉSIODE. — (apiid Apollodore, 111, 14).
IlÉSYCHius. — V. "Aotovc;, 'AowvîaajJLo;, "Acpaxa, etc.
Hyginus. — Fabulœ.
lly Dînes Orp/iiques, LVI, 4.
Saint Jérôme (Hieronymus). — Epist. ad Paiilinnm ; Coinni. in
Ezéchiel, 111, 8.
Lucien (?). — De Dca Syria, passiin.
Jean Lydus. — De Mensibus, IV.
Macrore. — Saturnalia, 1, 21.
Martianus Capella. — De Nupt. Mer. et Pliil., II.
jNIusÉE. — Iléro et Lcandre, v. 42-50.
NoNNUS. — Dionysiaca, XLl, 5.
Ovide. — Mctam., X, 298 sq.
Panyasis. — Fragm. 23 (rapporté par Apollodore, III, 14).
Pausanias. — "EÀXaoo; Il£pt/,Yr)7ti;, II, c. xx ; VI, c. xxvii; IX, c. xxvi,
XXIX, XLF.
Platon. — Phèdre, lxi.
BIBLIOGRAPHIE VII
Plaute. — Mcncc/im ., I, ii, v. 34-35.
Plutarquk. — Nicias, XIII ; Alcibiade, XVIII ; Provcrb. Alexand.,
CXVIII ; Script. Mor., Prob. E, 17; Sympos., IV, 5; De Iside et
Osiride, 5 ; Arnat., 13.
JuLius PoLLUX. — Onomasl., IV, 7.
Praxilla. — (V. Zenobius, Cent., IV, xxi) .
Ptolé.mée Héphestion. — i, vu.
Sapphô. — (V. Pausanias, IV, xxxix, 3).
ScoLiAsiE de Théocrite, Idyll , xv, v. 103 ; d'Aristophane,
Pair, 419.
SozomÈNE. — Ilist. ccclésiast.
Strabox. — Géogr., XVI, II, 18-19; XIV.
Suidas. — Lcxicon.
Tacite. — Annal., III, G2.
Théocrite. — Idylles, I, XV, XXX,
ThÉophraste. — Hist. Plant., VI, c. vu.
Thucydide. — Ilist., VI, 30.
Zexobius. — Centur , , I, 49.
II. — AUTEURS MODERNES
Meursius. — Gvrccia ferata, sive de festis Grxcoruni libri VI, 1 vol.
Leyde, 1G19.
Abbé Banier. — Mémoire sur le culte d'' Adonis (Mémoires de
l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, tome III). — 1723.
Id. id. — La Mytliologie et les Fables e.rpliquécs par Vhistoire,
3 vol. in-4°. Paris, 1738-1740.
CoRsixi. — Fasti altici, 4 vol. in-S". Florence, 1744-1756.
Dupuis. — Origine de tous les cultes ou Religion universelle. Paris,
Agasse, éditeur, an III de la République.
HuG. — Untersucliungen i'iber dcn Mytlius der beriihmtcsten Vôlkcr
der alten Wclt. Fribourg, 1812.
De Saixte-Croix. — Rccherclies liistoriques et critiques sur les
Mystères du Paganisme (2° édition, revue et corrigée par SiL-
vestre de Sacy), 2 vol. Paris, De Bure frères, 1817.
VIII BIBLIOGRAPHIE
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lement dans leurs formes symboliques et mytholoi^iques^ ouvrage
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4 tomes en 10 volumes. Paris, 1825-1841.
Pierre Bayle. — Dictionnaire historique et critique (article Adonis).
Amsterdam, 18.34 (cinquième édition),
Félix Lajard, — Recherches sur le culte, les symboles, les attributs
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1 vol, in-4o. Paris, 1837.
Roulez. — Notice sur un bas-relief en terre cuite représentant Vénus
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Movers. — Die Phônizier, 4 vol. Bonn, 1841.
Engel. — Kypros^ 2 vol. Berlin, 1841.
Otto Jahn . — Lettre à M. J . de Witte sur les représentations
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Instituto archeologico, tome XVII, p. 347-380. Rome, 1845).
J. DE Witte. — Lettre à M. Otto Jahn sur les représentations
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418. Rome, 1845).
Ch. Lexormant. — Lettre ii M. J. de Witte (Annali dell' Instituto
archeologico, tome X\'II, p. 419-432. Rome, 1845).
Raoul PiOCHETTE. — Mémoire sur les Jardins d'Adonis (Revue
archéologique, p. 97-123, année 1851).
Brugsch. — Die Adonisklage und das Linosliedc. Berlin, 1852.
Wilhelm Friedrich Rinck. — Die Reli<^ion der Uellenen, aus den
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E. Renan. — Mission de Phénicie, 2 vol. Paris, Iiriprimeric Na-
tionale, 18G4-1871.
De Vogué, — Mélanges d'archéologie orientale, 1 vol, in-8". Paris,
Imprimerie Nationale, 18G8.
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Paris, 1873.
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Philippe Berger, — Les Origines orientales de la Mythologie
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III. — ARCHÉOLOGIE
GiuSTixiAXi. — Galleria del inarchese Vincenzo Giustiniani, 2 vol.
Rome, 1631-1640.
Bernard de INIoxtfaucgx. — L'Antiquité expliquée et représentée
en figures, 15 vol. in-folio (dont 5 de supplément). Paris, 1719.
GIOVAXXI PiETRO Bellori. — Picturse antiquse cryptaruin roina-
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Giuseppe Antonio Guattani, — Monumenti antichi inediti. Rome
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D'Haxcarville. — Antiquités étrusques, grecques et romaines, 5 vol.
in-8°. Paris, 1785-1788.
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Raoul Rochette. — Choix de Peintures de Pompéi, 1 vol. in-folio.
Paris, Imprimerie royale, 18441851.
E. Bbaun. — Zivôlf Basrcliefs gricchischer Erfindung aus Palazzo
Spada, deni Capitolinischen Muséum und Villa Albani. Rome, 1845.
W^ILHELM Fbôhner. — Die griecliischen Vasen und Terracotten der
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E. Petersen. — Sarcofago di via Latina (Annali dell' Instituto di
correspondenza archeologica, vol. XXXIV, p. 161-176. Rome,
1862).
I
HIBLIOGH'APHIE XI
Roux et Bauhé. — Uerculanum et Poinpéi^ recueil général de pein-
tures, bronzes, mosaïques, 8 vol. in-S". Paris, 18U3.
J. Roulez. — Un miroir et deux trépieds (Annali dell' Instituto di
correspondenza archeologica, vol. XXXIV, p. 177. Rome, 1862].
H. HiRZEL. — Due Sarcophagi riferibili al mito di Adone (Annali
deir Instituto di corrispondeuza archeologita, vol. XXXVI, p. 68-
76. Rome, 1864).
J. DE WiTTE. — Description des collections d antiquités conservées «
l'hôtel Lambert J 1 vol. in-fol. Paris, 1886.
Ernest Bauelox. — Le Cabinet des Antiques à la Bibliothèque
nationale, 1 vol. in-folio. Paris, 1887.
A. Venturi. — Museo e Galleria Borghese. Rome, 18î)3.
Ernest Babelon. — Catalogue des Camées antiques et modernes de
la Bibliothèque nationale, 2 vol. Paris, 1897.
Salomon Reinach. — Répertoire de la Statuaire grecque et romaine,
3 vol. in-16. Paris, Leroux, édit., 1897-1898.
— Aphrodite et Adonis, groupe en marbre du Musée de Sofia (Gazette
des Beaux-Arts du 1" août 1898, p. 107-117).
W. Helbig. — Fiihrer durch die ôffcntlichen Sammlungen klassiscfien
Altertiimer in Rom, 2 vol. in-16 Leipzig, 1899 (2* édit.j.
Salomon Reinach. — Répertoire des vases peints grecs et étrusques,
2 vol. in-16. Paris, Leroux, édit., 1899-1900.
LE CLiLTE ET LES FÊTES
D'ADÔNIS-THAMMOLZ
DANS L'ORIENT ANTIQUE
INTKODUCÏION
Sous les expressions les plus diverses, il esL facile de
retrouver, dans les religions orientales de l'antiquité, un
principe identique, une source primitive et immuable
d'où découlent les mythes, les cultes, les cérémonies, les
plus opposés en a|)parence et soumis pourtant aux mêmes
lois d'origine et d'évolution. En réalité, dans cette
immense région de l'Asie Moyenne et de la Basse-Asie,
enfermée dans le cercle des hauts plateaux, delà Méditer-
ranée, des déserts Arabiques et de la mer Noire, dès les
premiers temps du monde, une vie spéciale a pris nais-
sance, s'est élaborée, s'est formée, a éclos en une floraison
merveilleuse de religions, de philosophies, de mythes ;
et peu à peu, dans cette terre ardente et tumultueuse, les
civilisations les plus éclatantes et les plus différentes se
sont constituées et heurtées, dans le renouvellement iné-
puisable des empires et des races. Nés du même sol,
grandissant et se fortifiant sous les mêmes influences, ces
peuples de l'Orient méditerranéen, malgré les divergences
de vie et de besoins qui les distinguent, ont gardé, dès
l'aube des temps historiques, le respect des mèm(^s priii-
1
1 LE CULTE ET LES FETES D ADONIS-THAMMOUZ
cipes et le culte des mêmes forces naturelles. Subissant
plus directement que tous les autres les influences favo-
rables ou défavorables de la lumière et de la chaleur
solaires, ils ont pris l'habitude instinctive de ramènera ces
influences immédiates les phénomènes de leur vie.
D'Egypte en Assyrie, de Perse en Asie Mineure, le même
culte solaire forme le fond essentiel et commun des
théogonies populaires; c'est là, en somme, l'idée centrale
d'où rayonnent les mythes et les innombrables cosmogo-
nies, aux formes toujours diverses, aux principes toujours
identiques. Une fatalité plane sur cette évolution reli-
gieuse ; l'idée mythique est si vivante, si énorme, qu'elle
domine l'homme, l'assujettit, l'écrase, et peu à peu le
réduit à n'être plus que le vague reflet des divinités qu'il
a conçues, à ne plus vivre par lui-même, mais au con-
traire à abdiquer sa propre force et sa propre conscience
dans la force et dans la conscience de ses dieux. C'est là
un caractère commun à tous les peuples orientaux de
l'antiquité. La même fatalité inébranlable triomphe dans
l'architecture dogmatique de l'Egypte, dans la philosophie
théologique de Zoroastre, dans la conception artistique
des Assyriens et dans les mœurs phéniciennes. Il faut
arriver jusqu'à la civilisation grecque pour voir l'homme
se libérer enfin des formes extérieures qui l'asservissent,
se retrouver et se comprendre lui-même, et garder dès
lors en face de ses dieux, comme en face de ses créations
artistiques ou philosophiques, le respect attendri, mais
libre et souriant, qui convient à un peuple alfiné et doux,
conscient de sa force et de son génie.
Pour se rendre d'ailleurs un compte exact de cette
élaboration ardente de formes religieuses qui s'épanouit
Introduction à
dans les plaines de l'Asie Moyenne, il suffit de suivre
attentivement la marche historique des peuples, qui, per-
pétuellement, ont sillonné cette région et ont imprimé
en elle les mille caractères de leur propre vie. Du bassin
mésopotamien', qui semble bien être le centre actif, le cœur
même de celte Asie Occidentale, naissent des mouvements
périodiques d'idées et de croyances, qui s'ébranlent, se
mettent en marche, commencent leur lente migration, dans
le même sens et par les mêmes routes. Cette migration,
arrêtée par les premiers contreforts des hautes montagnes
de l'Asie Centrale, reflue vers l'Ouest, longe les fleuves
transversaux qui descendent vers le Sud, inonde les dé-
serts, escalade les plateaux de l'Arabie et de l'Asie Mineure,
et, heurtée de tous côtés à la mer, côtoie les rivages, jus-
qu'au moment oîi elle envahit peu à peu les îles méditerra-
néennes. Les mythes et les légendes suivent les chemins
des caravanes dans les déserts, s'éparpillent et se mêlent, et
dès lors germent et s'épanouissent sous des figures nou-
velles, sans rien perdre de leur sens primitif. Car, sem-
blable à un organisme vivant, chacune de ces religions,
née dans les ténèbres préhistoriques, se développe, se
constitue, s'établit, puis décline et revit encore dans des
ramifications innombrables. Chaque culte a sa vie propre,
se propage par les migrations et les conquêtes, se trans-
forme, évolue, et mêlé par une destinée inévitable aux
1. Le bassin mésopotamien est la dernièi'e source certaine à laquelle
puisse remonter l'histoire. A l'orient de la Chaldée et de l'Élam, il n'y
a place que pour les hypothèses ou pour les conclusions incertaines de
l'étude comparée des langues. Mais il demeure évident toutefois que
les premières civilisations chaldéennes ou élamites ne sont elles-
mêmes qu'une étape d'une migration orientale, sortie vraisemblable-
ment de l'un des massifs montagneux de la Ilaule-Asie.
4 LE CLLTI': KT I,I-.S IKIKS |t Alto.M S-I" Il \ AI MO L/
cultes voisins, y puise des éléments et des attributs nou-
veaux.
Mais lorsque Thistorien eherche à suivre, dans cet
amalgame obscur, les traces de chacun de ces cultes, à
déterminer les caractères distinctifs de chacun d'eux, il se
trouve en face d'une telle confusion d'influences et de
courants contraires, d'une telle accumulation de divinités
aux dénominations diverses et aux attributs identiques,
qu'il se voit contraint de retourner aux idées génératrices
qui ont enfanté cette mythologie inépuisable, et d'enfer-
mer en somme la foule de ces dieux dans les principes
naturels d'où ils sont sortis. De l'Osiris égyptien à l'Iahveh
juif, de la Cybèle phrygienne à l'Asthoreth phénicienne, il
y a place pour un panthéon sans limites, mais dont le
mythe primitif est assez simple et peut se condenser en
formules assez précises. Ce qui a produit cette diversité des
manifestations cultuelles, c'est non seulement la pénétra-
tion mutuelle de ces religions destinées à se rencontrer
très vite et à se mêler, mais aussi le renouvellement inces-
sant des couches ethniques, qui, modifiant les formes
extérieures sans pouvoir ébranler tout à fait les idées fon-
damentales, a peu à peu accumulé les unes sur les autres
les traces de chaque migration et de chaque constitution
sociale. En réalité, tout cela se résume au total dans un
mythe à la fois tellurique et solaire : la terre, modifiée et
fécondée sous l'influence solaire, se déployant avec ses
saisons, ses lois, ses phénomènes, puis, par une compré-
hension plus large, le monde avec ses astres, leur marche
et leur influence, c'est là à peu près l'unique source de
toute cette théogonie orientale, qui semble de prime abord
si complexe et si confuse. Si l'on oublie un instant tous ces
INTRODUCTION 5
noms divers qui dispersent la pens«^e et la tienneiil allacliée
à la fois à mille images différentes, et si Ton considère
seulement l'idée essentielle qui en i'orme comme la struc-
ture intérieure, la substance vivante, on parvient vite à se
convaincre à quel point toutes ces religions se fondent
l'une dans Tautre, sous la grande action d'une force supé-
rieure, inévitable comme une loi cosmique. Tout s'enferme
dans ce culte solaire, qui demeure l'inépuisable source
mythique de l'Asie ancienne, le centre d'oii tout émane
et oii tout revient.
« On ne peut vivre dans un rapport intime avec la
nature, dit Jules Soury, sans se sentir pénétré de terreur
ou d'admiration, sans exalter les forces de l'univers. Entre
toutes ces forces, la plus puissante est sans contredit le
soleil, le feu du ciel, le père de notre feu terrestre, cause
unique et suprême du mouvement et de la vie sur cette
planète. Xul besoin de raisonner pour comprendre que
c'est la vie même et comme le sang de notre père céleste
qui court dans les veines de la terre, notre mère. C'est
elle qui tressaille dans les plaines où l'air humide et chaud
courbe mollement les heibes; c'est elle qui rampe dans
le buisson, qui s'élève dans le chêne, c|ui jette aux soli-
tudes les petits cris joyeux des oiseaux sous la nue ou
dans les nids feuillus; c'est elle qui, dans les mers ou
dans les eaux courantes, sur les monts, dans les bois,
palpite dans tous les corps, aime avec tous les êtres. Toute
cette vie terrestre, toute cette chaleur et toute cette
lumière ne sont qu'efïluves du soleil. « Nous sommes,
» a dit Tyndall, non plus dans un sens poétique, mais
» dans un sens purement mécanique, nous sommes des
» enfants du soleil. » Ce que la science, de nos jours, a
b LK CULTE KT LES FETES D ADONIS-THAMMOUZ
constaté, la raison des anciens hommes Tavail compris
d'instinct.
» Loin, bien loin dans le passé, alors que n'existait
aucune métaphysique, les hommes adoraient le feu et ren-
daient un culte au soleil. Au fond des religions sémitiques
comme au fond des religions indo-européennes, les prin-
cipaux mythes sont des mythes solaires. Avant de cher-
cher à deviner, on contempla, on décrivit, on chanta
l'univers dans des hymnes et dans des cosmogonies dont
quelques parties sont venues jusqu'à nous.
» Le soleil, la lune, les planètes et les étoiles fixes, les
montagnes, les rivières et les végétaux, Torage, le vent, la
foudre, le feu, toutes les forces de la nature furent divi-
nisées, adorées, surtout redoutées, et devinrent pour
l'homme, comme aujourd'hui encore pour certaines races
inférieures, des créatures douées de vie, de sentiment et
d'intelligence.
)) De plus, ce qui naît, se développe et n'arrive à la
maturité que pour décroître et mourir (la terre et ses pro-
ductions, par exemple), fut regardé comme dépendant de
ce qui subsiste éternellement, sans altération ni vieillesse,
comme le ciel et les astres. On distingua donc dans la
nature une cause active et une cause passive, et la divi-
nité, d'après une analogie tout humaine, fut conçue
comme mâle et femelle. Ainsi, chez les Sémites, Baal et
Baalath, la force active qui crée, conserve et détruit, la
force passive qui conçoit, engendre et enfante. Le sym-
bole delà puissance créatrice de la nature fut universelle-
ment représenté dans les sanctuaires et sur les monu-
ments religieux. L'unité fondamentale des deux genres de
la divinité fit souvent passer les attributs de la divinité
INTRODUCTION 7
mâle à la divinité femelle^ et réciproquement : de là les
divinités hermaphrodites ou androgynes de la Syrie et de
la Phénicie, Parfois même, comme dans le temple d'Iliéra-
polis de Syrie, un troisième être symbolisait Tunité des
dieux '. »
C'est là, en effet, que se résume, dans son schéma pri-
mitif, toute la floraison religieuse qui s'est épanouie dans
riiémicycle de la Méditerranée orientale. Ammon, Phtah,
Osiris, Melkarth, Baal, Eshmun, Adônia-Thammouz,
Ormuzd,Atys, toutes les déesses correspondantes, et toutes
les divinités qui gravitent autour de ces divinités princi-
pales, tout ce peuple innombrable de dieux, qui a rempli
de sa vie les races sémitiques, s'absorbe et s'unifie dans
cette religion primordiale du soleil générateur et du feu
terrestre. Toutes ces émanations divines apparaissent à la
surface de l'histoire (^omme les fruits divers d'une même
terre ; mais leur origine est identique, et dès lors il devient
aisé d'en saisir l'idée mythique et la signification précise.
Aucun des peuples qui se sont répandus sur le littoral
de la Méditerranée ne semble être autochtone. Il suffirait,
d'ailleurs, pour s'en convaincre, de se rapportera la tradi-
tion commune, qu'on retrouve chez chacun d'eux, et qui
les fait venir d'un Orient plus lointain et plus mystérieux,
où l'histoire ne pénètre pas. Partis sans doute du cœur des
régions chaldéennes ou peut-être même des pentes monta-
gneuses qui bornent l'Asie Moyenne, ils se sont peu à peu
avancés, suivant la marche du soleil, vers des terres plus
attirantes, et à mesure que de nouvelles couches ethniques
naissaient derrière eux, leur migration s'accomplissait,
1. Jules Soury, Jâsus ci la Relif/ion d'Israi'-J, p. 1.53-156.
8 I.K Cl T.TE ET LES TÈTES ri\\nÙM S-T II \M M OU/
devenait plus forte, plus ( oiiipacle, (Jus léclle, cl linale-
nient couvrait, au delà des déserts, les grandes contrées
fécondes où allaient s'asseoir et fleurir les premières civi-
lisations. Dans ce voyage qui dura des siècles et cjui, avant
de peupler le littoral asiatique, avait peuplé l'Afrique
entière \ les croyances primitives de ces races nomades,
leurs dieux, leurs cultes, leurs légendes, leurs traditions
avaient marché avec eux et s'étaient répandus, eux aussi,
comme une semence, plus imprécise, mais aussi forte et
aussi vivace. Les vieux dieux oubliés, que les premières
tribus avaient adorés sous des images grossières,
renaissaient et s'épanouissaient dans les cultes somp-
tueux de l'Assyrie, de la Phénicie et de la Phrygie.
C'étaient la même foi et la même mythologie, mais élar-
gies, amplifiées, raisonnées et comme dogmatisées par le
lent travail instinctif des générations. En réalité, au milieu
de ces religions multiples, quelques grands types divins
demeuraient immuables, et parmi les fluctuations des
formes cultuelles subsistaient comme l'âme même de la
tradition mythique, L'isis égyptienne, l'Aschera syrienne,
l'Isthar babylonienne, la Gybèle phrygienne, la Baalath
giblite, ne sont que des émanations différentes d'un même
principe, d'un même type primitif, et ne font, en somme,
1. L'isthme de Suez a été, d'Asie en Afrique, le chemin naturel
d'une multitude de migrations. Les premiers arrivés ont été peu à peu
refoulés, par des invasions successives, jusqu'au sud de l'Afrique, et
ont constitué ainsi, à des latitudes diverses, une série de couches
ethniques, dont la plus méridionale, et par conséquent la plus an-
cienne, semble avoir été la race hottentote. Les derniers installés ont
gardé la vallée du Nil, et délivrés des perpétuelles guerres défensives
et de l'instabilité nomade de leurs prédécesseurs, ont réalisé la belle
civilisation de l'Egypte antique.
INTROlilCTION 9
que multiplier, avec des variations peu importantes, la
même idée. Il en est de même du mythe de THéraklès
grec, qui, avant d'aboutir à cette dernière forme, avait été
simultanément Typhon en Egy|)te, Adar-Samsân en Assy-
rie, Melkarth en Phénicie, Schimschôn chez les Hébreux.
Mais celui de tous ces types divins qui possède la vie et
la signification les plus intenses, celui auquel viennent
aboutir toutes les traditions religieuses de ce premier
cycle de civilisations, c'est celui de FAdôn-Thammouz phé-
nicien, confondu à la fois avec l'Osiris égyptien et TAtys
phrygien. C'est là le Baal suprême, le dieu aux mille
formes, identifié à toutes les émanations solaires, à toutes
les évolutions de la terre et des saisons. 11 ( ontient, dans
son universalité même, tout le polythéisme oriental^ et
l'on retrouve dans ses attributs, ses dénominations et ses
transformations successives, depuis le redoutable dieu
babylonien jusqu'au jeune et gracieux héros grec, la suite
logique des circonstances et des conditions au milieu
desquelles il s'est développé. Après un exode déjà long et
dont l'origine se confond avec les premières migrations,
il se fixe, avec les races chananéennes, sur les côtes de
Syrie et dans la vallée de l'Oronte. Cette région va dès
lors devenir le centre d'un culte célèbre qui, peu à |)eu,
prendra dans le bassin méditerranéen une place prépon-
dérante et s'imposera à tous les peuples riverains, jus-
qu'aux lointaines colonies phéniciennes de l'Ibérie.
Pour bien comprendre les caractères de ce culte et
toutes les conditions qui en ont déterminé l'évolution, il
faut se rendre un compte exact de ce qu'était ce pays dans
lequel il allait, pendant plus de vingt siècles^ se déve-
lopper et prospérer avec tant d'éclat.
10 LE CULTE ET LES FÊTES DADÔNIS-THAMMOUZ
Le pays, en effet, détermine et explique la race, comme
la race elle-même explique la religion et en dévoile l'évo-
lution naturelle. Il y a là une marche logique, un déve-
loppement historique et rigoureux, Tenchaînement des
faits sociaux aux influences morales et le retour incessant
de ces influences sur les faits. La religion est l'aboutissant
des premiers eff'orts humains, le dernier terme de la pen-
sée collective d'un peuple et la glorification de son propre
labeur. Ce n'est pas la moindre gloire de la critique histo-
rique moderne que d'avoir reconnu et éprouvé la vérité
de cette méthode. En 1863, Michelet la définissait en ces
termes : « Une critique nouvelle commence, plus forte et
plus sérieuse. Les religions, si profondément étudiées
aujourd'hui, ont été subordonnées au genius qui les fît, à
leur créatrice, l'âme, au développement moral dont elles
sont le simple fruit. — Il faut d'abord poser la race avec
ses aptitudes propres, les milieux où elle vit, ses mœurs
naturelles; alors on peut l'étudier dans sa fabrication des
dieux, qui, à leur tour, influent sur elle. C'est le circulas
naturel. Ces dieux sont effets et causes. Mais il est fort
essentiel de bien établir que, d'abord, ils ont été effets, les
fils de l'âme humaine. Autrement, si on les laisse domi-
ner, tomber du ciel, ils oppriment, engloutissent, obscur-
cissent l'histoire. — Voilà la méthode moderne, très
lumineuse et très sûre. Elle a donné récemment et ses
règles et ses exemples \ » C'est, d'ailleurs, par l'appli-
cation méthodique de cette loi jusqu'en ses développe-
ments les plus lointains que Taine a renouvelé les études
historiques. Sa Philosophie de l'Art est, en ce sens,
l'œuvre la plus symétrique et la plus parfaite.
1. Michelet, Bible de l'Humanité, p. 64, note.
INTRODUCTION 11
La terre syro-phénicleiiiie ne répond guère, dans son
ensemble, aux fastueuses descriptions de la Bible. Le pays
est montagneux, aride, desséché par un soleil impitoyable,
et d'une constitution géographique qui ne permet que des
relations difficiles et longues. Il se compose de deux
régions parallèles, La première est formée par l'étroite
bande de terre qui sépare les montagnes de la mer, elle
suit exactement les contours des côtes et se trouve maintes
fois interrompue par les saillies des rochers qui se pro-
longent en falaises jusqu'à la mer ; c'est plutôt une suc-
cession de criques et de plages où s'installeront à l'aise
les villes phéniciennes ; mais là il ne faut guère songer à
l'agriculture, et les habitants de cette région devront
demander au commerce maritime la fortune que la terre
est impuissante à leur donner \ Au delà des montagnes
qui longent la côte s'étend la seconde région, parallèle
à la première, et enfermée, elle aussi, du côté de l'Orient,
par d'autres chaînes rocheuses. Elle est formée de deux
vallées successives, coupées et entremêlées de déserts
sablonneux. Au sud, c'est la vallée du Jourdain, la terre
biblique conquise par Josué, et oîi se sont déroulés les
événements de l'histoire juive. Au nord, c'est la vallée de
rOronte, jonchée aujourd'hui de ruines gigantesques, de
Baalbeck à Antioche, vallée mystérieuse dont l'histoire ne
se mêle à l'histoire du monde qu'à intervalles irréguliers
et lointains. C'est la Cœlé-Syrie, aujourd'hui nommée
1 . On peut comparer cette situation géographique à celle de l'Algérie
par exemple, où les chaînes de montagnes courent le long de la mer,
ne laissant qu'une étroite bande de terre d'un accès facile. On peut se
souvenir aussi que cette constitution du pays y a développé le besoin
des navigations aventureuses, et que l'Algérie a été, jusqu'au XIX^ siècle,
la terre d'élection des pirates et des corsaires.
12 LE CULTE ET LES FÊTES d'aDÔMS-THAMMOUZ
Bekaa, où naquirent et disparurent, dans un égal mystère,
des villes glorieuses et puissantes, comme Emèse et
Hamath, remplacées aujourd'hui pardes villes modernes,
qui, par une destinée étrange, demeurent, comme leurs
devancières, et malgré leur importance réelle, privées
de toute vie extérieure et presque de toutes relations
avec les contrées voisines \ A l'est de cette vallée et au
delà de l'Anti-Liban, s'étend le désert, marqué de nom-
breuses et riches oasis.
La disposition des montagnes est un obstacle aux longs
cours d'eau. L'Oronte et le Jourdain, qui ne valent d'être
mentionnés que par rapport aux ruisseaux qui vont du
Liban à la mer, coulent parallèleinent aux montagnes et
par conséquent à la côte, et ne doivent qu'à cette circons-
tance la longueur relative de leur cours \ Ils sont d'ailleurs
insuffisants pour arroser un pays dont les étés torrides
sont desséchants et redoutables. Jamais donc [)lus qu'en
cette contrée Tinfluence de la chaleur et de la lumière
solaires ne devait prendre dès l'origine, sur l'existence, les
mœurs et la civilisation humaines, une prépondérance
absolue. Là en effet cette force solaire qui s'exerce sans
limites façonne et distribue à son gré les conditions dans
lesquelles se déroulera la vie des peuples de cette région.
1 . M. Ary Renan, dans une tiès intéressante relation de voyage
dans la Cœlé-Syrie, a donné une description saisissante de cette région,
qui semble séparée du reste du monde, et des deux villes Honis et
Hamath, dans lesquelles toute la vie commerciale s'est ramassée.
(V. Pui/sagcs /tistoriques, par Ary Renan. Paris, Calman-Lévy.)
2. Ce phénomène hydrographique n'est d'ailleurs pas spécial à la
Syro-Phénieie, et là encore, on peut se reporter, comme terme de
comparaison, à l'Algérie, où les fleuves, le Chéliff par exemple, coulent
longtemps parallèlement à la mer, à laquelle ils n'aboutissent que par
une échancrure de la montagne.
INTHODLCTlOiN 13
Le soleil domine tout et exerce non seulement sur les
productions de la terre, mais aussi sur la vie commerciale,
une action toute-puissante. C'est lui qui, en desséchant
les torrents qui tombent du Liban, permet aux habitants
de la côte de pénétrer, par ces gorges naturelles et acces-
sibles seulement à certaines époques de Tannée, jusqu'au
cœur des vallées intérieures, et réciproquement met celles-
ci en rapport avec le commerce maritime ; c'est lui aussi,
qui, en calcinant les plages sablonneuses de la Phénicie
et de la Syrie, en les rendant impropres à toute culture,
a, de concert avec la conformation géographique de cette
contrée, obligé les peuplades riveraines à chercher sur la
mer des destinées plus favorables. Il n'est pas surprenant
qu'en jouant un rôle aussi considérable dans les mœurs
et dans l'existence quotidienne de ces races, en détermi-
nant avec tant de rigueur les lois mêmes de leur déve-
loppement social, en les enveloppant d'une influence
permanente et profonde, ce soleil, qu'adorait déjà Tantique
Chaldée, ait pris dans les cultes phéniciens la place
suprême que nous le voyons occuper dès les origines de
l'histoire et qu'il ne quitte plus désormais. Il y devient le
dieu pres(|ue uni([ue, la puissance centrale autour de
laquelle gravitent les innombrables divinités secondaires,
il s'y manifeste sans cesse dans ses émanations et ses
influences les plus diverses. Il y triomphe dans sa double
action fécondante et épuisante, bienfaisante et néfaste.
Tantôt il est le Baal-Thammouz, TAdônis souriant et bon
(jui apporte à la terre la fécondité qui nourrira les hommes,
qui veille sur les villes et les protège, qui enseigne aux
peuples, comme l'Osiris égyptien, les arts et les sciences ;
il est alors l'amant rayonnant de l'Asthoreth terrestre, il
14 LE CULTE ET LES FÊTES d'aDÔNIS-THâMMOUZ
la féconde, il l'entoure de soins et d'amour, et de leur
union mystique et puissante naissent les saisons bienfai-
santes, les moissons, les fruits et la joie. Tantôt au con-
traire, il estle Moloch dévorateur et terrible, personnifiant,
après Taction vivifiante du printemps, Faction redoutable
et brûlante des extrêmes chaleurs de l'été. Il occupe dès
lors, sous cette double forme, toute l'imagination mytho-
logique des Phéniciens. On l'aime et on le redoute
alternativement ; mais toujours on Tadore avec une véné-
ration sans égale. Byblos devient la ville sacrée où des
fêtes incomparables, à des époques fixes, éblouissent le
monde. Peu à peu, à mesure que la civilisation phénicienne
se disperse le long de la mer, et après avoir nourri les
nations les plus lointaines, finit par s'effacer elle-même,
le culte solaire, centre des mythes sidéraux, s'élargit, se
répand, mais demeure, au milieu d'une civilisation finis-
sante, aussi florissant et aussi ardent, tellement il s'est
confondu avec les aspirations et les rêves du monde
antique.
C'est là qu'il faut aller chercher le principe de mille
phénomènes sociaux et de mille formes d'art et de vie.
Cette conception religieuse est éminemment propre à
multiplier dans l'imagination humaine les mythes et les
créations théogoniques ; elle a été, dans tout l'Orient
antique, la source d'une philosophie et d'une morale dont
l'action combinée a constitué ces civilisations dont les
épaves nous étonnent aujourd'hui. C'est elle qui a été le
véritable élément créateur de ce monde eifacé et dont
quelques traditions seules ont survécu. Dans cet immense
mouvement où s'entremêlent, pour se combattre ou pour
se corroborer, tant de forces, confuses ou précises, tant
INTRODUCTION
15
d'idées éclatantes ou ténébreuses, ce mythe, qui nous
apparaît comme le plus ancien et le plus vivant à la fois,
est une sorte de fil conducteur qui permet de retrou-
ver, au milieu des ténèbres que Thistoire est parfois
impuissante à éclairer, les grands chemins queThumanité
a parcourus, depuis les plateaux de la Haute-Asie, pour
aboutir aux races modernes. Les voyageurs ont raconté
Tétonnante impression (jue produit la contemplation des
ruines gigantesques du temple du Soleil à Baalbeck.
Debout au milieu du désert, dans une désolation et une
mort sans limites, quelques colonnes, dont les dimensions
énormes déconcertent les visiteurs les plus blasés, se
dressent, inébranlables et comme revêtues d'éternité.
Elles sont là le symbole même du culte qu'elles abritèrent,
et qui demeure, au milieu des ruines des civilisations
orientales, comme un souvenir lumineux dont l'image
immortelle suffît à faire revivre, à travers les temps, le
génie des peuples qui le conçurent.
PREMIÈRE PARTIE
LE CULTE D'ADÔMS-THAMMOUZ
CHAPITRE PREMIER
LA LÉGENDE DADONIS
Si le culte d'Adônis-Thanimouz, devenu un des princi-
paux cultes phéniciens, a dû à cette circonstance son
rayonnement universel à travers le monde antique, c'est
à cette même circonstance qu'il faut attribuer l'ignorance
et l'oubli qui l'ont enveloppé longtemps à travers les
temps modernes. Les Phéniciens, propagateurs mer-
veilleux d'idées, de mythes, d'arts et de sciences, ont
épuisé les ressources de leur génie dans le commerce et
les navigations aventureuses; ils ont conduit certaines
industries au point le plus élevé qu'elles aient pu atteindre,
ils ont présenté le spectacle à peu près unique d'un
peuple qui, pour s'être fait le transmetteur infatigable des
arts des autres peuples, est resté lui-même si stérile qu'il
n'a survécu de lui ni une forme d'art spéciale, si primitive
fùt-elle, ni un nom de poète ou d'écrivain. C'est à peine
si le nom de l'historien Sanchoniathon, né à Béryte, a été
tiré de l'oubli. On n'a de lui aucun texte certain, et on ne
le connaît que par les fragments de son Histoire pJiéiii-
2
iS LE CULTE d'aDÔNIS-THAMMOUZ
cieniie cités par Porphyre et reproduits par Eusèbe [Pré-
paration évangélique, X). Il vivait, croit-on, vers l'époque
de la guerre de Troie. Au témoignage de Philon de Byblos,
Sanchoniathon avait écrit une sorte d'histoire universelle,
depuis les origines du monde. 11 avait minutieusement
étudié les archives des villes phéniciennes et les inscrip-
tions des monuments, et c'est à l'aide de ces deux princi-
pales sources (ju'il était parvenu à mener à bonne fin un
ouvrage qui fut, bien avant Hérodote, le premier monu-
ment historique. Porphyre ajoute qu'il dédia son Histoire
phénicienne à Abibal, roi de Béryte, et que les savants
assyriens eux-mêmes l'étudièrent et témoignèrent pour
elle d'une grande admiration. Philon de Byblos la tra-
duisit en «rec. Renan a consacré à Sanchoniathon et aux
vestiges qui nous restent de son œuvre une intéressante
étude\
Les monuments qui pourraient éclairer d'un jour précis
l'histoire intérieure des Phéniciens sont fort rares et
d'une importance secondaire, et leur histoire extérieure
elle-même ne nous est guère connue que par l'his-
toire des peuples qui furent en relations avec eux. Cette
absence de monuments a jeté longtemps sur l'histoire de
la civilisation phénicienne une incertitude qui se dissipe
peu à peu sans doute, mais qui n'en laisse pas moins une
certaine obscurité sur un des pays les plus vivants de
l'antiquité. Il en résulte que nous ne pouvons guère
aujourd'hui étudier les mythes et les cultes phéniciens
qu'à travers des chroniques étrangères qui souvent en
dénaturent le caractère ou la signihcation. Les monuments
1. Mémoires de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, tome
XXIII, 2' partie, p. 241-334 (année 1858).
La lkgende d'adonis 19
des peuples voisins ou les historiens anciens, peu fami-
liers avec les mœurs syriennes, ont la plupart du temps
identifié les dieux de la Phénicie avec leurs dieux natio-
naux. C'est ainsi qu'Hérodote désigne Thammouz sous le
nom de Zeus-Bélos \ De là est venue, à une époque plus
tardive, une confusion inévitable, grâce à laquelle les dieux
primitifs de la Phénicie se sont peu à peu amalgamés
avec les dieux de l'Egypte ou de l'Asie-Mineure. C'est
pourtant là, dans ce mélange souvent obscur des cultes et
des traditions, qu'il faut rechercher les éléments mêmes
de l'histoire de chacun d'eux. Ce n'est guère que dans
les sources inépuisables de la littérature gi-ecque que
nous commençons à trouver des documents précis, et c'est
même par elle que des documents plus anciens et pré-
cieux entre tous, comme la Cosmogonie de Sanchonia-
thon par exemple, nous sont parvenus. A partir d'Héro-
dote, le nom d'Adonis, le récit de sa légende, l'étude
même de son mythe, se retrouvent et se multiplient à
travers les textes grecs. INIais quelle valeur documentaire
faut-il attribuer à ces textes, et cette légende d'Adonis,
rapportée pour la première fois par le poète Panyasis ' et
transformée et augmentée jusqu'à Ovide, peut-elle vrai-
ment nous offrir une image exacte du mythe de l'antique
Thammouz ?
En réalité, ces textes sont des guides peu sûrs. 11 est
nécessaire de ne les consulter qu'avec prudence. Dans les
récits des écrivains grecs, le mythe primitif de Thammouz
1. Hérodote, HIst.. 1. I. 181. C'était là une coutume que l'ou
retrouve chez tous les écrivains grecs. I/ouvrage du pseudo-Lucien,
De Dea Suria, peut en fournir une nouvelle preuve.
2. C'est-à-dire au cinquième siècle avant l'ère moderne.
20 LE CULTE D'ADÔNIS-THAMMOUi5
se transforme et se corrompt, des circonstances essen-
tielles s'effacent et disparaissent, des légendes nouvelles
surgissent, la physionomie elle-même du dieu s'adoucit et
se simplifie jusqu'à abandonner ses traits les plus caracté-
ristiques. Mais, cette réserve faite et la méfiance mise en
éveil, il est certain que Tensemble des textes grecs nous
offre une source importante de renseignements, et que
c'est là qu'il convient tout d'abord de s'arrêter avec soin.
Malgré les déformations successives qu'ils ont pu subir, les
mythes primitifs, éclos dans les plaines de la Haute-Asie,
gardent encore, vingt siècles plus tard, quelques élé-
ments essentiels, qui, dégagés de toutes les traditions
postérieures, représentent^ dans sa structure la plus
simple, la conception religieuse des premiers peuples. Il
ne reste plus, dès lors, qu'à suivre cette trace, à en relier
et à en coordonner les vestiges, pour reconstituer, autant
qu'il est possible, les idées centrales des croyances popu-
laires de l'Asie ancienne.
Tel est le sort qu'a subi la légende mythique du dieu
Adonis. Ce nom éveille tout d'abord dans la mémoire la
gracieuse et touchante image du jeune héros aimé
d'Aphrodite et mourant à la fleur de sa jeunesse, dans une
chasse au sanglier. Mais c'est là une conception d'une
époque relativement récente et où l'influence hellénique
domine presque exclusivement. Avant d'aboutir à cette
forme d'une mythologie déjà figée et sans vie intérieure,
le nom et l'histoire du dieu Adonis ont rempli l'Orient
antique d'une destinée toute différente.
Ce nom lui-même d'Adonis, répandu sur les côtes
méditerranéennes et dans la plupart des pays de l'Asie
Moyenne, porte en lui une signification de puissance
LA LÉGENDE d'aDÔNIS 21
suprême que les Grecs semblent avoir ignorée ou ouljliée.
La plupart des grands dieux phéniciens recevaient la
dénomination générique d'Aclân^ qui signifiait « mon sei-
gneur )), ou de Baal, qui signifiait « maître ». Ce n'était
donc pas le nom spécial d'une divinité, mais bien une
appellation uniforme ajoutée comme un terme de respect
au nom du dieu. C'est ce sens générique et imprécis
qu'il faut donner aux mots Adôn et Adonis dans un certain
nombre de textes, comme celui de ^Nlartianus Capella :
Sol vocat.ur Biblius Adôn, « le soleil reçoit le nom de sei-
gneur de Byblos' ». Aussi disait-on Baal-Thamar, Baal-
Hermôn, Baal-Samaïn, Baal-Zéboud, ou bien Adoni-Zé-
dek, Adoni-Bézek, Adoniram-Adoram. Il en était de
même du nom divin de El, dont la signification était iden-
tique, et d'où est venu le nom d'Eloim donné souvent à
l'Iahveh juif*. Le nom spécial du dieu solaire, désigné
dans des temps postérieurs par la seule épithète à^Adôn
ou seigneur, était Thammouz, et c'est d'ailleurs sous ce
nom que les plus anciens textes nous en parlent. Nous
lisons dans Ézéchiel : « Et il m'introduisit par la porte de
la maison du Seigneur, qui regardait l'aquilon ; et là étaient
des femmes assises pleurant sur Thammouz'. » Tham-
mouz était un des principaux Baalim phéniciens, honoré
d'un culte spécial dans certaines villes, dont il était une
sorte de divinité poliade^ comme Byblos sur la côte et
Aphaca dans l'intérieur, qui sont les deux centres impor-
1. Martianus Capella, De nupt. Merc. etPh., II.
2. Ce n'est pas seulement Eloim, c'est aussi EUoun, Elieus, etc.,
qui, nés du mot El, en ont gardé le sens de suprématie et de toute-
puissance.
3. Ezéchiel, vin, 14.
22 LE CULTE d'aDÔNIS-THAMMOUZ
tants de la région où la légende plaçait les divers événe-
ments de la vie du dieu.
Les noms de cette divinité se multiplient, d'ailleurs, en
proportion du nombre des peuples qui Tadoraient ou qui
avaient reçu quelque pratique de son culte. Xous le trou-
vons en Laconie sous le nom de Ktppt^ ou Kûptç. Hésy-
chius le désigne sous le nom de Aû/voç, lumière. Les
anciens Doriens l'appelaient Ao), d'Aw^ , aurore. Ces
dénominations de lumière et d'aurore concordent, d'ail-
leurs, exactement avec le sens solaire et lumineux du
mythe d'Adonis. Il faut remarquer à ce propos que
Bacchos, dont le mythe et le culte offrent tant de simili-
tudes avec ceux d'Adonis, a aussi, parmi ses noms, celui
de (pavoç, lumière.
Adonis avait aussi reçu le nom de Gingras, du nom de
la flûte phénicienne qui servait aux lamentations des
Adônies,et aussi, en Pamphylie, celui d'/lZ>Oi^ft.ç, également
un nom de flûte. Cette tendance à identifier les noms
d'Adonis aux noms des flûtes qui servaient à ses fêtes
rappelle l'usage qui s'est établi en Grèce de donner les
noms de certaines divinités telluriques aux chants mêmes
dont elles étaient l'objet ; c'est le cas, par exemple, du
Liiws, dont nous aurons à parler plus loin.
Au témoignage d'Hésychius, Adonis était aussi nommé
'IxaToç, et fpepeyX'qç. U dit catégoriquement : ^zpàKkeoL :
TÔv ".Vôwvtv. C'est encore le même auteur qui nous
apprend qu'Adonis était désigné à Cypre sous le nom de
nuyiJiatcov. U dit : Hvyiiaib^v à 'Aôcovtç Tuapa Kuirptoiç:
(( Pygmée, c'est Adonis en Cypre. »
En Syro-Phénicie, il a conservé très longtemps son nom
primitif de Thammouz. 11 y portait encore un nom carac-
LA LÉGENDE d'aDÔNIS 23
téristique, celui d'Hadad-Rimmon. Movers, qui, le pre-
mier, a établi l'importance et la véritable signification de
ce nom, dit à ce sujet : « Nous avons obtenu un autre nom
d'Adonis par une explication excellente et fort plausible
d'un double passage, tout d'abord mal interprété, de
Zacharie (c. xii, v. 10), où il parle d'une plainte de Hadad-
Rimmon, de l'ancienne Maximianopolis. — Hadad est le
nom d'une divinité syrienne; d'après Sanchoniathon, c'est
celui du roi des dieux, comme dans la mythologie
syrienne; d'après Macrobe [Saturii., 1, 13), c'est celui du
premier et du plus grand des dieux, le Soleil. Les noms
de cette divinité inspirèrent, comme le raconte Nicolas
Damascène, ce nom de Hadad à dix rois syriens, au temps
de David, et les renseignements bibliques, qui concor-
dent parfaitement avec ceux-ci, nous font connaître trois
rois de Damas nommés Ben-Hadad (Amos, i, 4; Jérémie,
49, 27) et font mention d'un Hadad-Ezer de Soba... De
même Rimmon a fourni le nom d'un roi, Tabrimmon,
dont parle Damascène... Par son symbole, la grenade,
Hadad-Rimmon se rapprochait par plusieurs côtés des
divinités analogues à Adonis. C'est du fruit de la erenade
qu'est né l'Attis pleuré : le fruit sacré naquit subitement
du sang de l'Acdestis châtré par Bacchus, et Nana, la fille
du roi Sangarius, ayant placé ce fruit dans son sein,
devint enceinte de lui et mit au monde le malheureux
amant de la mère des dieux (Arnobius, Ach>. Gentes, lib.N',
p. 199, éd. Herald). De même Jupiter Casius ou Agreus
tenait à la main la grenade, dont la signification se trouve
clairement dévoilée par la peinture numidienne où Baal
laisse échapper de ses mains des grenades et des grappes
de raisin, que l'on considérait comme une émanation de
24 LE CULTE d'aDÔJJIS-THAMMOU/
la divinité. Hadad, dieu solaire, avec la grenade pour
image, pouvait naturellement n'être que le soleil de la fin
de Tété, qui fait miunr les grenades et les fruits ; et par
Tanalogie de la conception qui nous montre Adonis comme
la production des champs arrivée à sa maturité, nous
pourrons appeler lladad-Rimmon la grenade mûre, le
fruit mùr, ou plutôt le dieu qui s'éteint dans sa force de
production et dont on pleure la mort. De même, la fête du
Thammuz, dont parle Ézéchiel, tombe au commencement
du sixième mois, qui correspond à septembre, au moment
même où se cueillent les fruits : au cinquième jour du
mois, le prophète rencontrait les pleureuses au Temple
(viii, 1-14). Ce dernier point confirme encore l'identité
d'Hadad-Rimmon et d'Adonis, et leur commune origine
syrienne \ »
A l'époque où l'influence phénicienne disparaît de l'his-
toire et où, au contraire, la civilisation et les idées grec-
ques commencent à se répandre et à déborder sur l'Orient,
les pays syriens, d'où était parti le dieu^ le reçoivent à
leur tour, mais transformé par la mythologie hellénique.
C'est là un phénomène mille fois constaté. La Syro-Phé-
nicie a été, en effet, l'une des principales sources du pan-
théon hellénique. Par la voie naturelle des échanges
commerciaux, les Grecs ont reçu des Phéniciens et des
Cypriotes un certain nombre de mythes religieux et de
conceptions divines qu'ils ont rapidement dénaturés et
pour ainsi dire nationalisés. Ce qui s'est passé pour
Adôn-Thammouz, devenu l'Adonis grec, s'est également
produit dans les mythes d'Héraklès, né du Melkarth tyrien,
1 . Movers, Die Phônider, tome I", c. vu.
LA LÉGENDE d'aDÔNIS 25
de Pygmalion, né du Pugni phénicien, de Zeus et de Dio-
nysos Zagreus, venus de Crète, d'Européia, d'Helléetde
Perseus, héros de fables syro-phéniciennes. Le jour où ces
divinités, transformées par Tesprit populaire et par les
poètes de la Grèce, revenaient aborder sur les rives qui
les avaient vues naître, elles apparaissaient vraiment
comme des formes nouvelles dont les origines et la filia-
tion demeuraient indécises. Certains traits primitifs ne
pouvaient cependant s'effacer tout à fait, et les analogies
que les écrivains et les philosophes grecs, depuis Héro-
dote jusqu'à Fauteur du De Dea Syi'ia, retrouvaient entre
leurs divinités nationales et les dieux de la Syro-Phénicie,
n'étaient pas imaginaires. Mais ils aboutissaient à croire à
l'antériorité des dieux grecs^ dont les divinités asiatiques
n'étaient, à leurs yeux, que des reproductions plus ou
moins fidèles.
Soumis à cette évolution laborieuse, Adonis reparaît
sur les rivages phéniciens avec des traits nouveaux : on
reconstitue alors la légende primitive, on l'applique,
rajeunie et transformée, aux pays oii elle était née, et dès
lors s'établit la tradition qui est parvenue jusqu'à nous et
qui nous représente Adonis, fils d'un roi de Cypre, aimé
d'une déesse et mourant dans les forêts du Liban, en tei-
gnant de son sang le fleuve qui, depuis, a gardé le nom
divin. C'est sous ce dernier nom à^ Adonis que les Grecs
l'ont toujours connu, transformant ainsi la dénomination
générale à.'Aclôii en un nom particulier, et le dieu tout-
puissant des peuples syriens en un jeune et gracieux
héros, qui n'est plus qu'une image effacée et lointaine de
Thammouz.
La légende d'Adonis nous est révélée pour la première
26 LE CULTE d'âDÔNIS-THAMMOUZ
fois par un poète grec du cinquième siècle, Panyasis \
D'après son récit, Adonis était le fils d'une princesse
d'Assyrie, Myrrha ou Smyrna, à laquelle Af)hrodite avait
inspiré un ardent amour pour son père Théias. Elle pro-
fita de l'ivresse de celui-ci pour s'offrir à lui, au milieu de
l'obscurité, où Théias, ne pouvant reconnaître sa fille,,
s'unit à elle et la rendit mère. Mais, revenu à la raison
et ayant eu la révélation de son inceste involontaire, il fut
pris d'une colère violente et s'élança sur sa fille, l'épée
à la main. Myrrha s'enfuit et supplia les dieux, qui seuls
étaient la cause de sa faute, de la dérober à la vue et à la
vengeance de son père. Sa prière fut exaucée : elle fut
subitement métamorphosée en l'arbre qui, depuis, a gardé
son nom\ Neuf mois plus tard, l'arbre s'ouvrit pour
donner naissance à un enfant d'une merveilleuse beauté,
qui fut Adonis. Aphrodite le recueillit et l'enferma dans
un coffret qu'elle confia à Proserpine. La déesse des en-
fers ouvrit le coffret, et séduite par la beauté de l'enfant,
refusa de le rendre. Zeus, choisi comme arbitre entre les
deux déesses, décida qu'Adonis appartiendrait à Aphro-
dite pendant quatre mois de Tannée, pendant quatre
autres mois à Proserpine, et ((u'il disposerait lui-même
des (juatre derniers mois. Adonis donna ces quatre der-
niers mois à Aphrodite et passa ainsi huit mois avec
Aphrodite et quatre avec Proserpine.
1. ApoUodore, III, 14, 4. — Panyasis, fragment 23.
2. Cet arbre était, dans l'Orient antique, consacré au Soleil. Le
mythe d'Adonis était en effet, comme nous le verrons plus loin, un
mythe essentiellement solaire ; et il faut rappeler à ce sujet, avec
Dupuis {Origine des Cultes, tome III, 2' partie, p. 906), le rôle que
joua la myrrhe dans l'adoration des Mages, à la naissance du Christ,
qui est, lui aussi, une image solaire.
LA QUERELLE DES DEESSES
Peinture duii vase du musée de Naples
LA LÉGENDE d'aDÔNIS 27
C'est là une première légende d'Adonis, où la signifi-
cation calendaire et solaire du mythe transparaît aisément.
11 en est une autre, quelque peu différente, et qui semble
avoir été plus populaire. Les détails y sont d'ailleurs plus
abondants et le sens mythique du récit s'y voile davantage.
C'est celle qu'Ovide nous a transmise V L'action passe
d'Assyrie en Cypre. Kinyras, roi de Cypre, par un amour
incestueux, a de sa fille Myrrha un fils nommé Adonis.
L'enfant, d'une beauté extraordinaire, est élevé par les
nymphes, et à peine adolescent, devient l'amant d'Aphro-
dite. Un jour, le jeune dieu part à la chasse dans les forêts
du Liban, malgré les supplications de la déesse, qui pres-
sent un dénouement fatal. En effet, un sanglier, envoyé
par Ares, jaloux d'Adonis, blesse le chasseur à la cuisse.
A l'annonce de cette nouvelle, la déesse remplit les
forêts de ses gémissements, elle accourt, étend son amant
sur un lit de laitues, mais ne peut, malgré ses soins, con-
jurer la mort. Du sang d'Adonis mourant naissent des
anémones % le fleuve Adonis se rougit de ce sang divin,
et, dès lors, dans cette contrée montagneuse, le culte du
jeune dieu s'établit et se propage.
Telle est, dans ses lignes essentielles, la légende popu-
laire. Le Baal phénicien y disparaît sous le jeune dieu
d'une mythologie plus récente. Les peuples syriens, sans
doute, n'avaient pas orné de tant de détails et de tant de
poésie l'histoire symbolique de leur dieu. Il n'était alors
que la forme religieuse sous laquelle se cachait la crainte
1. Ovide, Métamorphoses, X.
2. L'anémone était, aux yeux des anciens, un symbole de jouissance
fragile et brève, de vie courte. Voir, à ce sujet, plus loin, 2' partie,
chap. II.
28 LE CULTE d'aDÔNIS-THAMMOUZ
superstitieuse des forces de la nature, l^eu à peu, dépouillé
de sa divinité redoutable, il se réduit à un personnage de
fable mythique, qu'un peuple énervé et sceptique ne
comprend plus.
On peut, toutefois, sous ces récits poétiques, retrouver
les principaux éléments des premières traditions relatives
cà ce culte. La naissance, la vie et la mort tragique
d'Adonis présentent des traits caractéristiques qui sont
assurément les vestiges d'une légende plus ancienne.
De plus, malgré les transformations inévitables qu'a subies
cette légende, en se répandant chez des peuples si diffé-
rents de civilisation et de génie, les mêmes traits demeu-
rent communs aux diverses versions. Cet inceste qui
donne naissance à Adonis, cet amour passionné d'une
déesse dont le symbole n'est que le complément du sym-
bole du dieu, cette mort d'Adonis, tué soudainement dans
la fleur de sa jeunesse, ces quelques éléments, qui sont
l'essence et l'âme même du mythe, marquent assez bien
le sens primitif de ce culte. Tout le reste a été peu à peu
ajouté en ornements inutiles par l'imagination et la fan-
taisie des poètes.
Il est cependant utile de remarquer les divergences qui
existent dans certains récits. Ces divergences, en effet, ne
sont pas nées au hasard. Souvent elles indiquent l'influence
et la pénétration d'un mythe analogue à celui d'Adonis,
souvent aussi elles précisent certains faits historiques et
par cela même valent d'être signalées.
La naissance même d'Adonis est un premier sujet de
variations. Tandis que les uns, comme Panyasis, le font
naître de Théias et de sa fille Smyrna, d'autres rapportent
qu'il était né d'un Kinyras, venu de Syrie en Cypre, et de
La légende d'adonis 29
la fille d'un roi de cette île, Métharmé. Hésiode raconte
encore qu'il serait né de Phœnix et d'Alphesibœa \ Toute-
fois, la plupart des récits s'accordent à donner au père
d'Adonis le nom de Kinyras. Bien souvent, d'ailleurs, sui-
vant une tendance fréquemment constatée dans les mythes
antiques, Kinyras et Adonis se confondent et ne sont plus
qu'une même divinité sous deux noms différents. La lé-
gende se plaît à représenter Kinyras établissant dans le
monde le culte d'Adonis, fondant la ville et le temple de
Byblos, et parcourant les mers pour porter aux peuples
lointains le culte du dieu; il devient alors le héros de mille
récits, analogues à ceux qui remplirent le mythe du Mel-
karth phénicien et de l'Héraklès grec. Mais, en réalité, c'est
là encore une création postérieure, et le mythe distingue
mal le père du fils. Nous retrouvons donc ici ce dogme, à
peu près universel dans les religions orientales, du dieu
s'engendrant lui-même, du dieu androgyne, possédant à la
fois le principe mâle et le principe femelle, et adoré en
Phénicie sous la double dénomination de Baal, le dieu, et
Baalath, la déesse. Et l'inceste de la légende n'est assu-
rément qu'une corruption de cette idée primitive.
On trouve également différentes versions au sujet de la
mort d'Adonis. Suivant la croyance la plus répandue, le
sanglier qui devait donner la mort à Adonis aurait été
envoyé par Artémis, selon d'autres, par Apollon. Ovide, se
conformant à des légendes postérieures, le dit envoyé par
Mars dans un accès de jalousie K D'autres encore estiment
que le sanglier n'est qu'une forme prise par Mars pour se
1. Hésiode, opad Apollodore, III, 14, 4, et apud Probum ad Virgil.,
Eclog. X, 18.
2. Ovide, Mctamorph., X, v. 290 sq.
30
LE CULTE D ADONIS-THAMMOUZ
défaire de son rival et identifient le dieu et le sanglier.
Quant au récit qui nous montre Adonis tué par les Muses
et retrouvé par Aphrodite dans le temple d'Apollon à Argos ^ ,
ce n'est là qu'une vei-sion isolée et de peu d'importance :
LA MORT D ADONIS
(Montfaucon)
il suffit seulement d'y remarquer les rapports de plus en
plus étroits qui s'établissent entre le dieu solaire des
Phéniciens et le dieu solaire des Grecs.
Ces divergences de détails s'expliquent aisément, si l'on
songe que le culte d'Adonis, répandu dans plusieurs con-
trées, devait naturellement revêtir des caractères différents
dont la légende s'altérerait. Les cultes d'Atys en Phrygie,
d'Osiris en Egypte, d'Adraste dans le Péloponèse, de Linos
en Grèce, sont étroitement liés à celui d'Adonis et aident
l'historien à reconstituer avec quelque certitude la marche
et les étapes successives du mythe primitif. Le génie des
1. Ptolémée Héphestion, lib. I.
LA LÉGENDE d'aDÔNIS 31
peuples se marque sur ces formes diverses que remplit
une pensée identique, et à travers la terre classique des
migrations et des grands mouvements ethniques, ce sont
des éléments précieux et dont il est difficile de négliger
Tappui, Ce n'est donc pas seulement au point de vue
mythologique ou ethnologique qu'il faut considérer la
légende d'Adonis; elle est aussi, à un point de vue plus
spécialement historique, la source de mille observations
fructueuses. C'est en elle que nous trouvons pour la pre-
mière fois les traces des premières aventures maritimes
des Phéniciens, le souvenir de leur établissement en Cypre;
et ce Kinyras, roi de Cypre, venant installer à Byblos le
culte adonique, n'est qu'un des nombreux vestiges légen-
daires des navigations phéaiciennes, et dont le cycle à la
fois le plus complet et le plus précis se rattache au mythe
de Melkarth. C'est elle encore qui nous révèle, mieux que
les autres légendes des religions phéniciennes, le carac-
tère et les tendances de ce peuple à demi fabuleux et dont
les traits essentiels demeurent malgré tout presque insai-
sissables. Cet z\donis-Thammouz, qui enferme en lui tout
un faisceau d'idées mythiques, reste donc, par la légende
et par la physionomie de son culte, une des divinités les
plus vivantes et les plus précises de ce monde de l'an-
tique Syrie, sans cesse agité par les invasions, les guerres
et les mouvements ethniques de toutes sortes. C'est à lui
qu'aboutit la longue filiation des dieux de l'Asie Occiden-
tale, et il a gardé, de ces religions qui ont précédé ou
pénétré la sienne, ce caractère de dieu universel et suprême
qui contribuera à maintenir son culte à une époque oii les
autres dieux phéniciens seront depuis longtemps oubliés.
CHAPITRE II
L'EXODE DU CULTE
Les fortunes diverses des cultes et des mythes ont leur
principale cause, non dans l'excellence de leur conception
religieuse, mais dans l'appui plus ou moins favorable que
leur ont prêté les événements historiques au milieu des-
quels ils ont vécu. C'est un phénomène intéressant à
observer que cette propagation d'une idée religieuse, qui
suit fidèlement les fluctuations historiques, qui se plie aux
circonstances extérieures, qui se ralentit ou s'accélère
suivant des événements sans relations apparentes avec
elle, et dont le développement s'établit suivant la logique
précise des faits. Les grands mouvements religieux n'ont
dû leur succès qu'à la faveur des circonstances. Si l'ensei-
gnement de Jésus n'avait pas été considéré dès l'origine
comme une prédication d'opposition à la suprématie
romaine, et si tous les révoltés politiques n'étaient pas
venus s'unir et se fondre en lui pour multiplier leurs
efforts, le christianisme serait resté au rang infime des
nombreuses sectes juives, sans jamais rayonner au delà
de l'étroite contrée où il avait pris naissance. Si l'islamisme
n'avait pas été servi par la conquête, si tous les vieux res-
sentiments germaniques contre Rome et la Papauté
n'avaient pas trouvé dans le protestantisme une arme
puissante pour servir leur cause, jamais la religion de
Mahomet ni celle de Luther n'auraient eu une fortune si
l'exode du culte 33
brillante. C'est donc avec un soin attentif et prudent qu'il
convient de déterminer la marche de ces anciens dogmes
qui, éclos dans les ténèbres des temps, apparaissent dans
l'histoire, non pas au moment de leur origine, mais à une
époque où ils sont déjà épanouis et forts. Aux vagues
croyances idéologiques qui ont seules peuplé l'esprit
des races primitives a peu à peu succédé, grâce à un besoin
naturel d'organisation logique et précise, tout un système
de légendes coordonnées, tout un enchaînement de
mythes et de récits sacrés, qui, répandus par la diffusion
des peuples, ont donné naissance à des religions diverses,
mais où les analogies des dogmes restent nombreuses
et apparentes. C'est pourquoi il serait imprudent de les
séparer les unes des autres, et de les considérer succes-
sivement, au lieu de les étudier simultanément et dans
leur ensemble : il y a en elles, au moment oii nous les
trouvons dans l'histoire, toute une lente et formidable
élaboration qui s'est accomplie pendant des siècles et qui
a abouti à une diversité de mythes et de cultes, au cœur
desquels réside une inspiration identique.
L'établissement du culte d'Adonis à Byblos, loin d'être
une des phases primitives de son évolution, n'est au
contraire que Faboutissant d'un long voyage à travers la
Haute-Asie et l'Asie Moyenne. On le trouve pour la pre-
mière fois en Assyrie. Dans Bion^^ Adonis est qualifié
ôî Assyrien^ àaGvpiov. Toutefois, comme les Grecs con-
fondaient souvent les noms d'Assyrie et de Syrie, c'est
sans doute à ce dernier pays, d'où le culte est venu en
Grèce, que Bion a voulu faire allusion. Lucien, de son
1. Bion, Idylle I, v. 24.
34
LE CULTE D ADOîSlS-THAMMOUZ
côté, donne à Adonis le même qualificatif à^ Assyrien'.
« Ne m'a-t-il pas fait descendre, tantôt sur le mont Ida
pour Anchise d'Ilion, tantôt sur le Liban, vers ce jeune
Assyrien qu'il a rendu également aimable aux yeux de
Proserpine, si bien qu'il m'a ravi la moitié de mes amours ^ ? » .
Il est probable, en tous cas, qu'Adonis venait déjà
d'une contrée plus orientale. Mais, lié aux autres cultes
babyloniens, il a été considéré par les Phéniciens comme
originaire de cette région. Macrobe l'affirme \ Guigniaut
rapporte, à l'appui de cette affirmation, le très curieux
récit, conservé dans les livres Sabéens, « d'un prêtre des
idoles, appelé Thammus, que son roi mit à mort parce
qu'il lui prêchait l'adoration des planètes et du zodiaque,
et qui, la nuit suivante, fut pleuré par tous les dieux de la
terre, réunis dans le temple du Soleil, àBabylone^ ». Faut-
il voir là une des versions originelles du mythe d'Adônis-
Thammouz? Il est probable, en effet, que, même au
milieu des divinités assyriennes, ce culte a subi une
évolution analogue à celle qu'il subira plus tard dans le
bassin méditerranéen, et que les Assyriens eux-mêmes
ont cherché à le rattacher à une légende nationale. Aussi
l'identifie-t-on fort rapidement avec le Soleil lui-même,
comme l'indiquent ces lamentations divines sur le prêtre
Thammus qui ont lieu dans le temple du Soleil. Tham-
mouz devient vite un symbole solaire, et c'est avec cette
physionomie définitive qu'il se répand vers l'Occident.
1. Lucien, Dialogues des Dieux, XI. Voir aussi Apollodore, lU,
14, 4. A consulter le Dictionnaire de Jacobi.
2. Macrobe, SaturnaUa, I, 2L
3. Creuzer, Religions de V Antiquité (traduction Guigniaut), tome II,
p 92U, note de Guigniaut.
L EXODE DU CULTE 35
Il faut noter ici le mythe connexe d'Adar-Sàmdan,
THéraklès assyrien, qui s'associe à Thammouz, comme
Melkarth à El, et Héraklès à Adonis. Déjà, parmi les dieux
parèdres de la déesse chaldéenne Isthar se trouve Dou-
mouzi, qui est sans doute la plus ancienne forme de
Thammouz ; Adar-Sâmdan est, lui aussi, mêlé aux mythes
et aux allégories d'isthar. Comme Thammouz, il voyage
vers l'Occident: dans le Liban, Adar devient le dieu
parèdre d'Atergatis, c'est-à-dire d'Astoreth, considérée au
moment de son veuvage et de sa douleur. Dieu solaire, il
devient le point de départ de toute une succession de
mythes et de légendes solaires : Sardanapale, Crésus,
Hamilcar, Didon . Comme Adônis-Thammouz, Sâmdan
meurt et ressuscite ; et, dans certaines régions, il est
malaisé de le distinguer du dieu de Byblos. Son culte se
répand surtout dans l'Asie-Mineure : en Cilicie, en Cap-
padoce, en Lycie et en Lydie ; on le trouve associé soit à
celui d'Atys et de Cybèle, soit à celui de l'Artémis
d'Ephèse. Sur un bas-relief de Ptérium, on voit Isthar
traînée par des lions et ayant auprès d'elle Adar-Sâmdan,
armé d'un bâton et d'une hache à deux tranchants. On
pourrait d'ailleurs suivre la filiation de ce dieu assyrien :
depuis ses origines chaldéennes jusqu'à la forme grecque
d'Héraklès, on le verrait passer par les mêmes avatars
et les mêmes expressions intermédiaires que le Tham-
mouz babylonien aboutissant à Adonis. En tous cas, il
n'est pas inutile de remarquer la connexité et la parenté
d'Adar et de Thammouz, qui fortifient encore, pour ce
dernier, l'hypothèse d'une origine assyrienne.
On peut dès lors suivre avec assez de précision l'exode
thi dieu. Remontant le cours de TEuphrate, traversant en-
36 LE CULTE d'aDÙNIS-THAMMOU/
suite le désert, il aborde dans la riche vallée de l'Oronte et
s'y installe en maître. 11 envahit la Gœlé-Syrie, et c'est pour
lui que se dresse à Baalbeck le célèbre temple du Soleil,
Continuant sa marche vers le Sud, et longeant les mon-
tagnes qui le séparent de la côte, il entre dans la vallée du
Jourdain, où plus tard les Hébreux le trouvent et l'adop-
tent. Ézéchiel parle des femmes qui pleurent, à la porte
du Temple, la mort de Thammouz '. Un mois du calendrier
hébreu portait également le nom de Thammouz. Saint
Jérôme, de son côté, nous donne un témoignage précis,
dans une lettre à saint Paulin : « Bethléem, dit-il, qui est
pour nous aujourd'hui le lieu le plus auguste de toute la
terre, fut ombragé jadis par un bois sacré de Thammouz,
c'est-à-dire d'Adonis ; et dans la grotte où le Christ petit
enfant a vagi, on pleurait l'amant de Vénus \ »
Mais avant que les Hébreux eussent conquis la terre de
Chanaan, le culte du Baal Thammouz avait franchi les
montagnes et s'était établi le long de la mer. A partir de
ce moment, de nouvelles destinées vont commencer pour
lui. L'activité commerciale des Phéniciens va le répandre
dans le monde occidental, et en même temps que les
comptoirs phéniciens, les temples du dieu se multiplieront
sur les côtes méditerranéennes. D'ailleurs, dès les pre-
miers temps de la civilisation phénicienne, il semble avoir
pris une importance toute spéciale. Il acquiert, dans la
région deByblos, le caractère d'un culte prédominant. Là,
Byblos devient peu à peu la ville sacrée du dieu % la cité
unique où l'on retrouvait les décors de la légende divine.
1. Ezéchiel, vm, 14.
2. S. Jérôme, Epist. ad Paulin.
3. 'Aôwviôoc Upy. (Strabon, XVI, 2); B-jg/ou îepiç, sur des monnaies.
l'exode du culte 37
a GoubloLi, que les Grecs appelèrent Byblos, se vantait
d'être la ville la plus vieille du monde. Le dieu El l'avait
fondée, à l'aurore des siècles, contre le flanc d'une colline
qu'on apercevait d'assez loin en mer. Une anse, aujour-
d'hui comblée, lui permettait d'entretenir une marine
nombreuse'. » Byblos fut, en effet, une des villes les plus
puissantes de la Phénicie. Elle étendait sa domination jus-
qu'au cœur des forêts du Liban, et si elle n'eut pas le
renom maritime de Tyr et de Sidon, ses ouvriers, ses
charpentiers et ses maçons passaient pour être d'une habi-
leté merveilleuse: c'est de Byblos que^ sur la foi de cette
renommée, le roi Salomon fit venir les ouvriers qui édi-
fièrent le Temple de Jérusalem*. La ville s'étendait, sans
doute, non seulement le long du rivage, mais aussi sur
les pentes douces qui formaient comme un cirque de
faibles hauteurs \ Un texte de Strabon a môme fait croire
que la ville ne confinait pas à la mer, mais s'en trouvait à
une légère distance : « Byblos, dit Strabon, eut pour pre-
mier roi Kinyras; elle est consacrée à Adonis. Elle est
située sur une hauteur, à quelque distance de la mer*. »
En réalité, il est hors de doute, après les recherches de
Renan, que Byblos fut une ville maritime, au même titre
que les autres grandes villes de la Phénicie. Mais la par-
tie sainte de la ville, où se dressait le fameux temple
1. Maspero, Histoire ancienne des peuples de l'Orient classique,
tome II, p. 172-173.
2. Bible, Lib.Reg.
3. Renan s'est efforcé d'établir, par de minutieuses et longues re-
cherches, la topographie de Byblos. On consultera à ce sujet, avec
beaucoup de fruit, son volume Mission de Phénicie, et les cartes e t
planches qui l'accompagnent.
4. Strabon, Géographie, livre XVI, c. 2. Syria,
38 LE CULTE d'aDÔNIS-THAMMOUZ
d'Adonis et d'Aschera, se trouvait sur une éminence
assez faible qui est, en effet, quelque peu distante de la
mer et qui porte aujourd'hui le nom de Kassouba. « Le
temple couronnait la hauteur, et quelques débris de mu-
raille en indiquent encore l'emplacement : peut-être est-ce
le même dont le plan est gravé au revers de certaines
monnaies impériales. Deux escaliers y conduisaient des
quartiers bas, mais l'un accède à une chapelle de style
grec surmontée d'un fronton triangulaire et bâtie au plus
tôt sous les Séleucides; l'autre aboutit à une longue colon-
nade de même époque, appliquée en devanture sur un
monument plus ancien, pour le rajeunir au goût du jour.
Le sanctuaire qui se cachait derrière ce placage disparate
conserve un air d'archaïsme prononcé et ne manque ni
d'originalité ni de grandeur. 11 consiste en une vaste cour
rectangulaire bordée de cloîtres. Au point même où les
lignes tirées par le milieu des deux portes semblent se
croiser, une pierre conique se dresse sur un cube de ma-
çonnerie, le bétyle que l'esprit de la divinité anime : une
balustrade à jour l'enveloppe et le garantit contre les
attouchements de la foule. La construction ne remontait
peut-être pas au delà de l'âge assyrien ou persan, mais le
plan général reproduit évidemment les dispositions d'un
édifice antérieur \ » Tel était ce fameux Temple, autant
qu'il est permis de le reconstituer d'après les monnaies de
Byblos frappées sous Macrin. Une stèle phénicienne,
découverte par Renan et connue sous le nom de stèle de
Yehawmelek, peut servir à jeter quelques clartés sur
l'architecture et les dispositions de ce temple. Cette stèle
1, Maspero, Histoire ancienne des peuples de l'Orient classique,
tome II, p. 173.
l'exode du culte 39
marque le souvenir d'une sorte de consécration et d'hom-
mage du roi Yehawmelek à la déesse de Byblos, et elle fai-
sait sans aucun doute partie du temple lui-même. On y
voit Yehawmelek, dont les vêtements royaux rappellent
ceux des rois de Perse, offrir des libations à la déesse,
qui, elle-même, présente absolument, dans son attitude,
ses ornements, ses attributs, la physionomie d'une Isis-
Hathor. Au-dessous des sculptures se trouve une inscrip-
tion phénicienne, dont Renan a donné la traduction
suivante :
« C'est moi, Yehawmelek, roi de Gebal, fils de leharbaal, petit-
fils d'Adommelek, roi de Gebal, que la dame Baalath Gebal, la
reine, a fait (roi) sur Gebal.
» J'invoque ma dame Baalath Gebal (car elle m'a toujours exaucé)
et j'offre à ma dame Baalath Gebal cet autel de bronze qui est dans
(l'atrium), et la porte d'or qui est en face de (l'entrée), et l'uraeus
d'or qui est au milieu du (pyramidion) placé au-dessus de ladite
porte d'or. Ce portique, avec ses colonnes et les (chapiteaux) qui
sont sur elles, et avec sa toiture, c'est aussi moi, Yehawmelek, roi
de Gebal, qui l'ai fait pour ma dame Baalath Gebal, conformément à
l'invocation que je lui ai faite, car elle a écouté ma voix, et elle m'a
fait du bien .
» Que Baalath Gebal bénisse Yehawmelek, roi de Gebal; qu'elle
le fasse vivre, qu'elle prolonge ses jours et ses années sur Gebal,
car c'est un roi juste, et que la dame Baalath Gebal lui donne
faveur aux yeux des dieux et devant le peuple de cette terre, et la
faveur du peuple de cette terre (sera toujours avec lui).
» Tout homme de race royale ou simple particulier qui se per-
mettra de faire un ouvrage quelconque sur cet autel d'airain, et sur
cette porte d'or, et sur ce portique où moi, Yehawmelek... et de
faire cet ouvrage soit... soit... et sur ce lieu-ci... que la dame
Baalath Gebal maudisse cet homme-là et sa postérité^ ! »
1. Cette stèle date vraisemblablement du V' siècle. Jules Soury fait
remarquer avec raison qu'elle est postérieure à la conquête de Cyrus,
40 LE CULTE D^\DÔ^'IS-THAMMOUZ
En outre de son extrême importance épigraphique, cette
inscription giblite nous présente quelques détails caracté-
ristiques sur le temple de Byblos. Ce sont là des indica-
tions précieuses, qui, « rapprochées des figures des mon-
naies frappées sous Macrin, permettent de se représenter
assez nettement Téconomie du sanctuaire. L'édifice domi-
nait la ville et s'apercevait sans doute de la mer. Le sanc-
tuaire même était précédé ou entouré d'une enceinte
sacrée, au milieu de laquelle était un autel de bronze; on
y avait accès par une porte d'or accompagnée de por-
tiques à colonnes; une petite pyramide s'élevait au-dessus
de la porte d'or. Des portes d'or, c'est-à-dire en bois doré,
brillaient aussi à lentrée du parvis du temple d'Hiérapolis,
si bien décrit par l'auteur de la Déesse syrienne. Le fauve
éclat de l'or resplendissait partout, aux voûtes du sanc-
tuaire comme sur les symboles et les vêtements des dieux;
enfin il est fait mention d'un grand autel d'airain qui s'éle-
vait au dehors ^ . »
Autour de Byblos s'étend une région à la fois sauvage
et douce, mystérieuse et pleine de lumière, où le culte
d'Adonis s'est rapidement installé avec une suprématie
absolue. Cette région de Byblos était renommée comme
un des sites les plus délicieux de la côte méditerranéenne.
car les sculptures dévoilent l'intluence de la Perse. D'autre part, les
rois de Byblos dont il est fait mention dans la preoaière phrase de
l'inscription sont antérieurs aux rois Og, Azbaal, Aïnel, qui furent les
derniers rois de Byblos, Aïnel aj^ant été détrôné par Alexandre. C'est
donc entre la conquête persane et le règne du roi Og, c'est-à-dire dans
la première moitié du V siècle, qu'on peut placer la date des sculp-
tures et de l'inscription de cette stèle.
1. Jules Soury, la Phénicie {Revue des Deux-Mondes, 15 décembre
1875).
l'exode du culte 41
Les anciens poètes se plaisent à la chanter et à en célé-
brer le charme. Nonnus l'appelle la «demeure nuptiale de
la déesse de Paphos », na(pÎ7]ç d6[L0ç yafJiTjXtoç ' , et le même
poète l'appelle ailleurs la « demeure des Grâces », XapÎTCOv
^ôiioç'. Le Liban abrupt et sombre, couvert d'épaisses forêts
de cèdres, peu accessible, même aux époques les plus fa-
vorables de l'année, devient peu à peu la montagne sainte
dont chaque site rappelle un des traits de l'histoire
d'Adonis : « Byblos entière, dit Maspero, et la partie du
Liban à laquelle elle s'appuie restaient comme hantées de
toute antiquité par les souvenirs de cette histoire. On
savait à quel endroit la déesse avait entrevu le dieu pour la
première fois, à quel autre elle s'était dévoilée devant lui,
à quel autre enfin elle avait déposé le corps mutilé et
entonné les lamentations des funérailles. Un fleuve qui
coule à quelque distance vers le Sud portait le nom d'Ado-
nis, et la vallée qu'il arrose avait été le théâtre de cette
idylle tragique ^ » Les vallées, les forêts, les torrents du
Liban deviennent ainsi les décors naturels de la légende
adonique. C'est là en effet que s'abrite, avec cette
légende, tout un cycle de récits sacrés, de mythes divers,
et qu'éclosent et se développent mille pratiques religieuses
contre lesquelles se heurtera longtemps le christianisme
naissant. « Les cultes du Liban, dit Renan, vieux comme
le monde, mais plusieurs fois transformés et mêlés d'élé-
ments de toute provenance, prirent, dans les premiers
siècles de notre ère, une vogue extraordinaire. Byblos
1. Dionysiaques, XLI, 4.
2. Ici., III, 110.
3. Maspero, Histoire ancienne des peuples de l'Orient classique,
tome II, p. 175.
42 LE CULTE d'aDÔNIS-THAMMOUZ
devint, vers cette époque, une ville toute religieuse, et la
région du Liban située au-dessus joua le rôle d'une vraie
Terre Sainte où l'on venait de toutes parts en pèlerinage.
Les traces de ce curieux mouvement, dernier effort du
paganisme, qui a déterminé la forme sous laquelle l'ido-
lâtrie se présenta à l'imagination des auteurs chrétiens et
même du moyen âge, sont fort nombreuses. Chaque sommet
du Liban était couronné d'un temple dont les débris, por-
tant avec évidence la marque d'une destruction violente
et poussée jusqu'à la minutie, se voient encore. L'avène-
ment du christianisme fut marqué en Syrie par de nom"
breuses destructions de temples. Le Liban exerçait sur les
imaginations un grand charme. Ces montagnes, par un
rare privilège, réunissent à un haut degré la majesté et la
grâce : ce sont des Alpes riantes, fleuries, parfumées.
Les temples qui les couronnaient contribuaient à leur
beauté; un paganisme très dangereux et très difficile à
déraciner s'y défendait à outrance. Déjà, dans les écrits
des anciens prophètes hébreux, on trouve à chaque page
l'horreur des cultes qui se pratiquaient sur les a hauts
lieux » et sous les « arbres verts ». Le Liban se présentait
à l'imagination des Chrétiens comme le dernier refuge
des crimes d'Athalie et de Jézabel; on le découronna sys-
tématiquement. Détruire les temples passa pour une
œuvre des plus méritoires; nous voyons les moines d'An-
tioche et plusieurs pieux personnages, saint Maron, par
exemple, se donner à cet égard une sorte de mission et
courir le pays en destructeurs \ »
On comprend dès lors avec quelle force s'était implanté
1. Renan, Mission de Phénicie, p. 219-220.
L EXODE DU CULTE 43
dans cette région le culte d'Adonis. A chaque pas, on y
rencontre encore quelque souvenir, quelque débris de
temple, quelque inscription, quelque tombeau du dieu.
Un temple, célèbre dans tout le monde antique, s'élevait
près de la source du fleuve Adonis \ C'est à propos de ce
temple que Sainte-Croix rapporte un détail intéressant,
emprunté à Sozomène ^ : « Ce temple, dit-il, était voisin
de la rivière nommée Adonis, et il était célèbre par une
merveille qui s'opérait dans ses environs. A un certain
jour de l'année, après quelques invocations, un feu, sem-
blable à une étoile, paraissait se précipiter du haut du
mont Liban dans les eaux de l'Adonis. Ce météore,
disait-on, n'était autre chose que Vénus-Uranie elle-
même', » Ce qui, d'ailleurs, avait contribué puissamment
à faire de cette contrée une terre sainte, vénérée de
toutes les nations anciennes, c'était ce fleuve Adonis, qui
se jetait dans la mer à quelque distance au sud de Byblos
et dont les flots, par un phénomène singulier, devenaient
d'un rouge brun à une certaine époque de l'année : on
disait alors que le sang d'Adonis blessé rougissait les
eaux du fleuve, et ce miracle annuel^ régulièrement repro-
duit, amenait à Byblos un extraordinaire concours de
peuple *. A plus d'une journée de marche de Byblos, en se
1. Voir De Dea Syria, 9.
2. Histoire Ecclésiastique.
3. Sa,inte-Cvoix, Recherches historiques et critiques sur les mystères
du paganisme, tome II, section 8, article 1", p. 115. Sur ces prodiges
que l'on attribuait au fleuve Ad«)nis, on peut consulter aussi Zosime,
Hist., I, Lviii.
4. La jonction du fleuve Adonis avec la mer était regardée comme
l'image de l'union du dieu avec Aphrodite (Jean Lydus, De Mensibus'>
IV, 44, p. 80; Movers, Die Phôni^ier, tome I, chap. vin).
44 LE CULTE d'aDÔNIS-THAMMOUX
dirigeant vers le Levant, on rencontre dans la montagne
la ville d'Aphaca, nommée aujourd'hui Afka. C'était là
encore une ville sainte d'Adonis, et un grand nombre de
récits attestent que c'est en ce lieu qu'avait été dressé le
tombeau du dieu. C'était là d'ailleurs que, d'après la
légende, il avait trouvé la mort. La ville d'Aphaca joue un
grand rôle dans cette légende. La solitude de la vallée
du fleuve prêtait trop au recueillement mystique pour ne
pas donner abri aux circonstances les plus expressives
des récits mythiques. Le nom même de la ville signifie
baiser. On en avait rapidement conclu qu'elle marquait le
lieu où Adonis et la déesse avaient échangé leur premier
et leur dernier baiser ' .
Près d'Afka se trouve la source du fleuve Adonis,
nommé aujourd'hui Nahr-Ibrahim. C'était une coutume
assez répandue dans l'Orient antique de donner un nom
divin aux sources, aux fleuves ou aux montagnes. « Le fait
d'un fleuve portant le nom d'une divinité ne doit pas sur-
prendre. La même chose a lieu pour le fleuve Bélus, près
de Saint-Jean-d'Acre. Le nom actuel du Nahr-Ibrahim
n'est peut-être pas sans connexion avec le nom antique.
On sait que, par un syncrétisme bizarre, Abraham fut
identifié avec Bel, comme Israël avec El. La tradition des
Maronites sur un émir merdaïte nommé Ibrahim, qui
aurait construit le pont situé près de l'embouchure et
donné son nom au fleuve, paraît empreinte de ce goût
évhémériste, qui est en général le caractère des traditions
syriennes et dont les meilleurs esprits parmi les ]Maro-
nites, les Assémani par exemple, n'ont pas su se défendre.
1. Etijmolog. Magn., "Açaxa.
l'exode du culte 45
C'est ainsi que le nom de Kabélias (pour Kabr-Elias) est
maintenant considéré par les hommes un peu instruits
du pays, qui ne peuvent y voir le tombeau du prophète
Élie, comme désignant le tombeau d'un prince maronite
nommé Elias. L'application du nom de Nahr-Ibrahim au
fleuve Adonis est, du reste, assez ancienne '. » Autour de
la source du Nahr-lbrahim s'étend un paysage merveil-
leux et sauvage. C'est encore à Renan que nous en em-
pruntons le plus saisissant tableau : « Afka, dit-il, est un
des sites les plus beaux du monde. Il rappelle le paysage
du col des Cèdres, avec moins d'ampleur, mais avec plus
de variété et de vie. L'espèce d'entonnoir d'où sort le
fleuve est comme le point central d'un vaste cirque formé
par des tours de rochers d'une grande hauteur. Le fleuve
se précipite ensuite de cascade en cascade à d'effrayantes
profondeurs, au-dessus desquelles règne une sorte de toit,
et sur ce toit serpente la route d'Akoura. La fraîcheur des
eaux, la douceur de l'air, la beauté de la végétation ont
(|uelque chose de délicieux. L'enivrante et bizarre nature
qui se déploie à ces hauteurs explique que l'homme, dans
ce monde fantastique, ait donné cours à tous ses rêves'. »
De son côté, Maspero donne la description suivante de la
source du fleuve Adonis : « L'Adonis, dit-il, naît près
d'Aphaka, au bas d'un cirque étroit, à l'entrée d'une grotte
irrégulière qui fut très anciennement retaillée de main
d'homme; il s'engouffre en trois bonds dans une sorte de
cuve circulaire, où il rallie les eaux des fontaines voisines,
puis il se précipite sous un pont romain d'une seule
arche et s'épanche de cascade en cascade jusqu'au ras de
1 . Renan. Mission de Phùnicic, p. 283.
2. Renan, iOidcia., p. 296.
46 LE CULTE D'ADÔNIS-THAMMOttZ
la vallée. Le temple se dressait en face de la source, sur
u|ie butte artificielle, au lieu même qu'une pierre chue du
ciel avait signalé à l'attention des fidèles. La montagne
tombe et se dérobe à pic, rouge et nue dans ses parties
hautes, rongée alternativement et délitée par les feux de
Tété et par les frimas de l'hiver. A mesure qu'elle plonge
dans le vallon, ses flancs se couvrent de végétations sau-
vages, échappées de toutes les fissures, accrochées à
toutes les saillies : ses pieds disparaissent sous un fouillis
de verdures intenses que le soleil du printemps, secondé
par l'humidité, fait jaillir partout où les pentes sont assez
douces pour retenir un peu de terreau nourricier. On trou-
verait difficilement, dans les recoins les plus pittoresques
de notre Europe, un paysage plus sauvage à la fois et plus
gracieux, ou mieux préparé par la douceur de l'air et par
la fraîcheur des eaux à servir de cadre aux cérémonies
d'un culte d'amour. Et partout, dans le bassin du fleuve
ou des torrents qui le grossissent^ c'est une succession
de sites grandioses ou charmants, gorges béantes à peine
entre deux parois d'ocre fauve, petits champs suspendus
en étages le long des versants ou étirés en traînées d'éme-
raude sur les berges rougeâtres, vergers encombrés
d'amandiers mystiques et de noyers, grottes sacrées où
les hiérodules assises au tournant des routes entraînaient
les dévots qui venaient implorer la déesse, sanctuaires et
mausolées d'Adonis, à Janoukh, au plateau de Mashnaka,
sur les hauteurs de Ghineh \ » Sous l'eff'et des pluies vio-
lentes du printemps, les terres rouges qui forment les
rives de l'Adonis et de ses affluents se détrempent, et
1. Maspero, Histoire ancienne des peuples de l'Orient classique
tome II, p. 174.
L*EXODE DU CULTE 47
Teau du fleuve prend une couleur rougeâtre qui donnait
aux populations riveraines Tillusion mystique que le
fleuve roulait le sang du dieu. Ce phénomène, considéré
comme un miracle divin aux premiers temps du culte
adônique, était déjà expliqué d'une façon rationnelle au
temps de Lucien. Cette explication, telle que la donne
l'auteur du De Dea Syria^ mérite d'être citée :
« Chaque année, dit-il, l'eau du fleuve Adonis se change
en sang, et après avoir perdu sa couleur naturelle, il se
répand dans la mer, dont il rougit une partie considérable,
ce qui indique aux habitants de Byblos le moment de
prendre le deuil. Or, on dit que, dans ces mêmes jours.
Adonis est blessé sur le Liban, que son sang change la
couleur de Teau et que de là vient le surnom du fleuve.
Voilà la tradition. Mais un habitant de Byblos, qui m'a paru
dire vrai, m'a donné une autre raison de ce phénomène.
Voici ce qu'il m'a dit : « Le fleuve Adonis, étranger, tra-
» verse le Liban. Le Liban est composé d'une terre extrè-
» mement rouge. Des vents violents, qui s'élèvent à jour
» fixe_, transportent dans le fleuve cette terre chargée de
» vermillon, et c'est elle qui donne à l'eau la couleur du
» sang : ce n'est donc pas le sang qui est, comme l'on dit, la
» cause de ce phénomène; c'est la nature du terrain. »
Telle est l'explication de l'habitant de Byblos. Si elle est
véritable, le retour périodique de ce vent ne me paraît pas
moins une intervention divine \ »
Aujourd'hui, ce phénomène se reproduit encore avec
a même fidélité. Maundrell , au commencement du
xviii^ siècle, en fut témoin \ Renan, de même, put le con-
1 . De Dm Sijria, 8.
2. Maundrell, Vof/agc (1706), p. 57-58.
48 LE CULTE d'adÔNIS-THAMMOUZ
templer de ses propres yeux. « L'embouchure du fleuve
Adonis, raconte-l-il, est un endroit charmant, et Ton s'ex-
plique pleinement les mythes dont il fut l'objet dans l'anti-
quité. De la hauteur d'Amschit, au commencement du
mois de février, je vis s'y produire le phénomène du sang
d'Adonis. A la suite de pluies très fortes et subites, tous
les torrents versaient dans la mer des flots d'eau rou-
geâtre qui, par suite de la direction du vent, perpendicu-
laire au rivage, ne se mêlaient que très lentement à l'eau
de la mer et formaient, surtout vus obliquement, une bande
rouge le long des côtes. ^ »
C'est au milieu de cette nature si favorable aux légendes
religieuses que le culte d'Adonis se développa plus dura-
blement que partout ailleurs. Tandis qii'il s'affaiblit et
s'efface dans certaines contrées, ici, au contraire, où tout
concourt à lui donner et à lui maintenir une influence pré-
pondérante, il acquiert une force assez vivante pour le
prolonger pendant plus de quatre siècles, malgré les per-
sécutions les plus violentes, à travers le monde chrétien.
Constantin fait détruire les temples de la région de Byblos,
les cultes païens se réfugient dans les montagnes et dans
les champs, les adeptes des anciens dieux se cachent, les
pratiques religieuses deviennent secrètes et humbles ;
mais à travers cette haine des pouvoirs publics, les vieilles
croyances se maintiennent longtemps, jusqu'au jour où,
épuisées plus par l'indiff'érence publique que par les vio-
lences impériales, elles dépériront peu à peu. La persé-
cution, ou plutôt la véritable campagne militaire menée
contre les derniers fidèles du culte d'Adonis eut lieu, à
1. Renan, Mission de Phcnicic, p. 283.
49
plusieurs reprises, vers la fin du iv* siècle et le commen-
cement du V*. Déjà Constantin avait englobé le culte
d'Adonis dans les diverses pratiques païennes dont il
avait ordonné l'abolition; mais cette pratique avait été de
peu d'effet, et il avait suffi du court règne de Julien pour
restaurer le culte d'Adonis dans toute sa gloire. Après la
mort de Julien, dans les dernières années du iv® siècle,
plusieurs événements vinrent disperser et détruire les
derniers vestiges du culte giblite. En 399, les évèques
réunis au cinquième concile de Carthage demandent à
l'empereur d'ordonner la destruction des temples que les
païens avaient édifiés dans des lieux déserts et dans les
retraites des montagnes, notamment dans le Liban, et où
s'étaient réfugiés les derniers mystères d'une religion
mourante : Templa quas in agris in iocis abditis constituta
liullo oniamento siint,jiil)eantur oninino destrui. La même
année, l'empereur Arcadius rend un décret où il est dit :
Si qiia in agris templa siuit, sine turba et tumultu diruan-
tar ; his enini dejectis atqiie sublatis, oninis superstitionis
materia consiunetur . Ces mots sine turba et tumultu
diruantur montrent combien on pouvait encore redou-
ter quelque mécontentement populaire, et combien, par
conséquent, l'amour du vieux culte local demeurait encore
vivant au fond des âmes. Mais c'est à Jean Chrysostôme
qu'il faut rapporter la brutale persécution qui eut lieu en
Syrie contre les derniers cultes païens. L'historien Théo-
doret dit catégoriquement, en parlant du Liban et de la
Syrie : « C'est l'évèque Chrysostôme qui fit abattre les
temples de cette contrée païenne, n'y laissant pas pierre
sur pierre.» En effet, sous l'impulsion de Jean Chrysostôme^
il s'étaitorganiséen Syrie de véritables armées de moines pil-
4
50 LE CULTE d'aDÔNIS-THAMMOUZ
lards, fanatiques etviolents, analogues à ceux qui devaient,
quelques années plus tard, envahir Alexandrie sous la con-
duite de Févêque Cyrille et massacrer Hypatie. Pour résis-
ter à ces attaques, les païens, eux aussi, s'étaient armés,
et dans les villages, il en résultait parfois de réelles et
sanglantes batailles. Peu à peu, excités par les proclama-
tions enflammées de Jean Chrysostôme, qui voyait dans
cette œuvre de destruction violente une sorte de mission
céleste, les moines, auxquels se joignaient les nouveaux
convertis, ravagèrent et détruisirent tous les édifices qui
servaient à quelque culte païen. La silencieuse et solitaire
vallée d'Aphaca, cette sorte de Thébaïde païenne, n'échappa
pas aux fanatiques : le temple d'Aphaca fut rasé et chacune
des étroites vallées du Liban porta la trace de cette per-
sécution impitoyable. Les païens, traqués, pourchassés,
n'eurent plus qu'une ressource, celle à laquelle avaient eu
recours, à Rome, les chrétiens eux-mêmes; ils se réfugiè-
rent dans ces cavernes souterraines qui ne sont pas rares
dans le Liban, ils y transportèrent leurs mystères et leurs
pratiques religieuses, et cachés enfin à la colère de leurs
ennemis, ils y adoraient leurs dieux et en sculptaient les
images sur les parois des rochers. Le culte d'Adonis se
prolongea ainsi dans les montagnes syriennes pendant
un demi-siècle environ; puis il se dispersa et mourut
avec ses derniers fidèles.
Mais celte région de Byblos, quelque importance
spéciale que le culte adonique y eût revêtue, n'avait pas
été le terme de sa course errante. Tandis que la terre
giblite devenait peu à peu le lieu sacré oii la légende du
dieu allait se déployer dans toute sa gloire, par une
marche sans arrêt, le mythe et le culte dWdonis se répan-
L EXODE DU CULTE
51
daient dans les régions voisines. Ils longeaient la mer,
remontaient vers le Nord et descendaient vers le Sud,
en un double courant qui se multipliait en s'accélérant.
Peu à peu, par la route des caravanes, le culte
d'Adonis envahissait les régions méridionales de l'Asie-
Mineure. Bientôt, dans les villes maritimes comme dans
les montagnes de l'intérieur, le voici installé, vivant,
rayonnant. Tantôt il apparaît dans sa simplicité primitive,
identique au culte syro-phénicien, tantôt il se transforme
sous l'influence des mythes auxquels il se trouve mêlé. En
Phrygie, il donne naissance au culte d'Atys et de Cybèle,
dont l'idée mythique reproduit scriipuleusementla légende
d'Adonis, (^omme Adonis, Atys est un jeune chasseur mon-
tagnard aimé d'une déesse qui symbolise elle-même la terre
avec ses phénomènes et ses saisons. Comme l'Aschera gi-
blite, Cybèle pleure Atys mutilé et le cherche à travers mille
souffrances ; la déesse syrienne et la déesse phrygienne
se sont, en Phrygie, confondues à un tel point qu'on y
voyait un temple aux deux déesses unies en une seule,
Aphrodite-Cybèle\ Pratiques religieuses, légendes, sym-
boles, tout est analogue entre ces deux cultes, et s'il
subsistait quelque doute, un passage de l'Idylle I de
Théocrite suflirait à le dissiper. Dans ce passage, en eff'et,
Théocrite, sur la foi des récits de son époque, transporte
Adonis sur l'Ida, c'est-à-dire le confond avec Atys, tout
en lui conservant son nom phénicien: « Va vers l'Ida, où
le montagnard Adonis fait paître ses brebis...^ »
Les pratiques sanglantes qui se mêlaient au culte du
Thanimouz phénicien se retrouvent en Phrygie avec le
1. Nonnus, Dioni/a., lib. XLVIII, v. 654.
2. Théocrite, Idj/Ues, I, v. 105-107.
52 LE CiJLTE o'ADÔNIS-THAMMOUîi
même caractère et la même signification. Entre la Baalath
phénicienne et Cybèle, la déesse amoureuse d'Atys, il n'y
a point de différence bien profonde. Toutes deux ont la
même physionomie à la fois mystérieuse et ardente; le
même sentiment les anime, la même conception les
révèle^ .
Vers le Sud, le mythe d'Adonis ne tarda pas à se
heurter au culte d'Osiris et d'Isis. Cette rencontre
et l'espèce de fusion qui s'ensuivit eurent lieu sans
doute à une époque fort ancienne ; mais déjà à ce
moment le culte d'Osiris avait atteint sa forme définitive
et s'y était fixé depuis longtemps. C'est donc naturelle-
ment le culte adonique, encore informe et malléable, qui
se modifia à ce contact, et cette action fut si marquée, si
profonde, qu'on put croire, quelques siècles après, que
l'Adonis de Byblos était une importation égyptienne*. Il
serait d'ailleurs superflu d'insister longuement sur les
analogies qui existent entre les deux légendes et les deux
mythes. Osiris, tué traîtreusement par Typhon, est
enfermé dans un coffre que les conjurés jettent dans le
x\il. Après une longue navigation, le coffre aborde sur la
côte phénicienne, près de Byblos. Pendant ce temps,
l'inconsolable Isis court à travers le monde, à la recherche
de son époux mort, et retrouve enfin le coffre sacré
dans le palais de Byblos. La douleur fait alors place à la
1. Sur l'identiflcation d'Adonis et d'Atj^s, voir Maury, Rclif/ions de
la Grèce antique^ tome III, p. 205-207.
2. D'une façon plus générale, au IIP siècle de l'ère chrétienne, les
dogmes de la religion phénicienne passaient pour avoir une origine
égyptienne. C'est cette opinion, assurément très répandue alors,
qu'exprime Jamblique (De Pytliagor. Vita, 14).
l'exode du culte 53
joie: rOsiris retrouvé anime de nouveau le monde de sa
force vivifiante. On voit déjà quel rôle important joue
Byblos dans cette légende d'Osiris. Il était donc naturel
qu'on en vînt à considérer TAdônis mort dans les forêts
du Liban, pleuré par une déesse et ressuscité par ces
larmes divines, comme une forme phénicienne de rari-
tique dieu égyptien. Cette confusion était d'ailleurs rendue
plu s inévitable encore par la conception symbolique des deux
divinités, qui les identifiait tout à fait. Toutes deux, force
et lumière du monde, principe de la vie et de la fécondité,
succombent sous l'action de Tété torride et desséchant,
puis renaissent à l'automne avec une nouvelle vigueur.
Les déesses parèdres suivent naturellement ici les desti-
nées des deux dieux. De même qu'Adonis s'identifie à
Osiris, Astoreth s'identifie à Isis. Le témoignage le plus
saisissant en est certainement cette stèle du roi Yehaw-
melek, que nous signalions plus haut, où l'on voit la
déesse de Byblos, « Baalath Gebal », avec la coiffure, le
costume, les attributs et l'attitude d'une Isis-Hathor.
D'après Etienne de Byzance, c'était Osiris que les habi-
tants d'Amathonte adoraient sous le nom d'Adonis'.
Suidas rapporte, d'après Damascius, que les Alexandrins
identifiaient Osiris et Adonis'. D'autre part, l'auteur du
De Dea Syria apporte ce témoignage formel : « Quelques
habitants de Byblos prétendent que TOsiris égyptien est
1. Steph. Byzant., voc. 'Afxaôoûç.
2. D'autres auteurs rapprochent aussi Osiris d'Adonis et de Dionysos
(Plutarque, De Iside H Osiridc, V, XV, XVI ; Ausone, Epigrammata,
XXIX). Voir aussi, à ce sujet, Maury, Histoire des Religions de la
Grèce antique, tome III, c. xvii, note; Hug, Untersuchungen ûber den
Mythos, p. 82, sq. ; Sainte-Croix (annoté par Silvestre de Sacy),
Recherches sur les Mgstùres du oaganisiae.
54
LE CULTE D ADONIS-THAMMOUZ
enseveli chez eux, et que le deuil et les orgies ne se
célèbrent point en l'honneur d'Adonis, mais que tout cela
s'accomplit en mémoire d'Osiris\ »
Un autre exemple précisera davantage encore la péné-
tration mutuelle des religions de l'Egypte et de la Syro-
Phénicie. 11 s'agit du dieu Horus, dont une des formes est
si près d' Vdônis qu'elle semble se confondre avec lui.
Dans une note sur le culte isiaque, M. Guimet écrit :
« Parmi les figurines enterre cuite de l'époque romaine
que l'on trouve en Egypte, surtout au Fayoum, on ren-
contre fréquemment un jeune dieu, un enfant, qui porte
sur sa tête, en forme de cornes, deux bourgeons.
» On a proposé de qualifier ces protubérances de « bou-
tons de lotus », mais la fleur sacrée n'a pas de boutons de
cette forme, et Isis, sous sa forme romaine, qui emprunte
souvent ses attributs au petit dieu, les porte parfois
développés en manière de véritables frondaisons. Ce sont
donc bien des bourgeons.
» Horus enfant se confond souvent avec le dieu auxbour-
geons, tantôt lui prenant ses attributs, tantôt lui donnant
les siens : la tresse sur le côté, le pschent sur la tête, ou
le geste du doigt sur la bouche.
» Je n'ai pas encore déterminé le nom de ce dieu enfant.
C'est certainement une personnification du printemps, du
renouveau de la nature, de la résurrection des êtres après
le sommeil de l'hiver. Peut-être est-ce une forme d'Adonis,
le dieu qui ressuscite en même temps que les plantes
repoussent'?»
Toutefois les rapports des cultes égyptiens et des
1. De Dea Sr/ria, 7.
2. Note de M. E. Guimet sur le culte isiaque.
l'exode du culte 55
cultes giblites ne sonl pas bornés à une influence primi-
tive. Au moment où la civilisation grecque, exilée
d'Athènes, se réfugie à Alexandrie et donne naissance à
lin nouvel épanouissementde la philosophie platonicienne
et des études attiques, nous trouvons le culte d'Adonis
installé triomphalement dans la nouvelle capitale, non
plus transformé et éloigné de son idée primitive, mais
dans son intégralité absolue, tel qu'il était alors célébré à
Byblos. C'est l'époque des Ptolémées, où les Adonies
deviennent une fête publique, d'une magnificence incom-
parable, où les rapports qui existent déjà dans la légende
entre Byblos et le delta du Nil se précisent dans les céré-
monies : pour symboliser en eff'et la navigation du coff're
d'Osiris, une tète « faite de papyrus » était jetée dans la
mer, à Alexandrie, au cours des fêtes d'Adonis ; cette tête,
emportée par le môme courant qui avait autrefois conduit
le coff're divin, abordait, après sept jours de navigation,
dans le port de Byblos, où le peuple venait la recueillir
pieusement et fêtait alors la résurrection du dieu. L'au-
teur du De Dea Syria affirme avoir été témoin de ce fait \
11 y a donc à ce moment entre Byblos et l'Egypte des
relations religieuses très étroites, et qui ne cesseront dans
la suite qu'avec les cultes qui en font l'objet.
Ce n'était pas seulement vers les contrées avoisinantes
du Sud et du Nord que se propageait le mythe phénicien.
Par une ondulation régulière il s'étendait dans un cercle
toujours grandissant et dont Byblos constituait le centre
lumineux. Pour le suivre dans cette nouvelle expansion
qui, désormais, ne serpente plus par les routes des cara-
\, De Dca b'i/ru(, 7.
56 LE CULTE d'aDÔNIS-THAMMOUZ
vanes, à travers les montagnes et les déserts, mais
rayonne, par une action simultanée, dans toutes les direc-
tions maritimes, il suffît de songer à cette navigation
phénicienne, qui, dès le début de l'histoire, sillonne la Mé-
diterranée, peuple les îles et les côtes de mille influences
diverses, et installe dans chaque comptoir l'image et le
culte des dieux auxquels elle avait remis ses destinées.
Les Phéniciens emportaient avec eux, sculptées grossiè-
rement à la proue de leurs navires, les divinités dont ils
invoquaient la protection pour leurs voyages. C'étaient le
plus souvent le dieu El, de Byblos, c'est-à-dire Adonis,
et le dieu Melkarth, de Tyr, dont les courses aventureuses
restaient légendaires parmi les Phéniciens : « Ils explo-
rèrent à la longue la Méditerranée entière, et ils en
sortirent; mais l'histoire de leurs capitaines a péri, et
nous en sommes réduits aux conjectures pour tracer le
tableau de leurs voyages. On raconta par la suite que les
dieux, après les avoir instruits aux choses de la mer,
leur avaient montré les voies du Couchant et leur avaient
donné l'exemple de naviguer par delà les bouches mêmes
de l'Océan. El de Byblos quitta le premier la Syrie : il con-
quit la Grèce et l'Egypte, la Sicile et la Libye, civilisa les
aborigènes, fonda des villes de droite et de gauche. La
Sidonienne Astarté vagua ensuite par la terre habitée, la
tète parée des cornes d'un taureau. .. Melkarth acheva de
découvrir et de soumettre les pays qui avaient échappé
aux entreprises de ses prédécesseurs. Mille traditions
locales, recueillies sur tous les points de la Méditerranée,
subsistèrent jusqu'aux temps romains, pour attester aux
peuples de fortune récente l'intensité de la vieille coloni-
sation cananéenne. C'était à Cypre le culte d un roi de
l'exode du culte 57
Byblos. Kinyras, le père d'Adonis; c'était la fille d\m
souverain de Sidon, Europe, enlevée par Zeus métamor-
phosé en taureau, puis transférée aux rivages de la Crète;
c'était Kadmos, dépêché à la recherche d'Europe, visitant
Cypre, Rhodes, les Cyclades, avant de bâtir la Thèbes
de Béotie, mourant enfin aux forêts d'Ulyrie. Où les
Phéniciens avaient posé le pied, l'audace de leurs opéra-
tions laissa dans l'esprit des indigènes une impression
ineffaçable... Ils n'hésitaient pas à s'aventurer au large
s'il le fallait, et ils se guidaient sur la Petite-Ourse : ils
franchissaient ainsi de vastes espaces, sans apercevoir
aucune terre, et ils ramenaient des voyages jadis longs
et coûteux à n'être que des traversées assez courtes... La
Méditerranée s'enveloppa peu à peu d'une ceinture presque
ininterrompue de comptoirs et de citadelles phéniciennes.
Aradiens ou Giblites, gens de Béryte, de Sidon et de Tyr,
tous avaient leur marine et faisaient la course^ dès avant
la conquête égyptienne\ »
La première station que les Phéniciens rencontrèrent
dans leurs voyages fut l'île de Cypre. A une distance rela-
tivement peu considérable de la côte, d'une beauté, d'une
fertilité et d'une richesse étonnantes, l'île merveilleuse
que les Grecs surnommaient « l'île embaumée » (éucaâvjç) ou
l'île bienheureuse (•/] [JLaxapîa) devait rapidement exciter les
convoitises des villes continentales. Ce furent les marins
de Byblos qui y abordèrent les premiers. La région
qu'ils explorèrent tout d'abord et où ils s'installèrent
le plus fortement fut la partie méridionale de l'île. De
cette époque sans doute date la fondation de Kition,
1. Maspero, Histoire ancionup des: oeuples de l'Orient classique,
tome II, p. 194-197.
58 LE CULTE d'aDÔNIS-THAMMOUZ
d'Amathonte et de Paphos. Aussi, dans ces villes d'origine
giblite, au milieu de cette nature ardente qui favorisait,
plus encore que les pentes du Liban, Téclosion de mythes
voluptueux et doux, le culte d'Adonis et d'Astarté, sa
déesse parèdre, prend rapidement un développement
considérable. Amathonte et Paphos^ deviennent alors des
villes saintes, dont la renommée se répand à travers le
monde, et où s'édifient les innombrables temples de la
déesse et du dieu, qui, par un syncrétisme remarquable,
ne sont plus représentés que sous une seule image à la
fois masculine et féminine. D'ailleurs, ici comme pour
l'Egypte, nous voyons Tile de Cypre, dès l'origine, jouer
un rôle dans les légendes d'Adonis. Le père d'Adonis,
Kinyras, est un roi de cette île, et c'est lui qui court le
monde pour instaurer le culte du dieu. Mille traditions
rattachent Cypre à Byblos. Outre l'histoire de Kinyras, on
racontait que la rose, la fleur mystique née du sang d'Ado-
nis, avait été apportée à Cypre par l'Astarté phénicienne.
La rose est en effet une des fleurs les plus communes de
l'île, et elle y possède une beauté spéciale. Aujourd'hui
comme aux temps antiques^ les jardins d'Amathonte font
l'admiration des voyageurs. L'île tout entière devint bien-
tôt un vaste sanctuaire du dieu de Byblos ; les pèlerins y
affluaient et y apportaient des offrandes d'un grand prix.
Lorsque le christianisme commença à s'étendre, le culte
s'émietta et subsista longtemps sous la forme de pratiques
locales qui disparurent peu à peu, dans le cours des pre-
miers siècles de l'ère chrétienne.
1. Sur les sanctuaires d'Astarté à Paphos, voir Tacite, Histoires,
II, 3; Pausanias, IX, c. xli, § 2.
l'exode du culte 59
Tout en s'installant à Cypre, les Phéniciens exploraient
des terres plus lointaines. Presque à la même époque, ils
s'établissaient à Rhodes, qui devint très vite une de leurs
plus florissantes colonies. Les mœurs, les coutumes, les
cultes de la métropole s'y implantèrent profondément. Là
encore, le mythe d'Adonis trouva une population prête aie
recevoir et à le comprendre. C'est alors que se forma
dans l'île la fameuse congrégation des 'A§cavtaaTaî\ qui
subsista fort longtemps, malgré les persécutions dont elle
fut parfois l'objet. Dès lors, de ville en ville, d'île en île,
de contrée en contrée, le dieu voyage, assis à la proue
des navires phéniciens. Avec eux, il remonte les côtes de
l'Asie-Mineure, traverse l'Hellespont' et la Propontide,
pénètre dans le Pont-Euxin et en explore les rivages.
Avec eux, il visite l'Archipel, s'arrête à Lesbos, où Alcée
et Sapphôle connaissent et le chantent % aborde à Cythère
où les matelots phéniciens élèvent à l'Astoreth nationale
le temple célèbre où viendra bientôt s'abriter l'Aphrodite
grecque. Avec eux enfin, il entre dans les ports du Pélo-
ponèse et pénètre dans l'intérieur des terres. Nous le
retrouvons à Argos*, puis à Athènes".
A cette époque, la mythologie grecque était encore
informe^ sans contours arrêtés, sans idées nettement
définies. Elle était donc susceptible d'accueillir des mythes
étrangers et de les introduire, modifiés ou non, dans son
1. V. Foucart, Associations religieuses chez les Grecs.
2. Musée, Hèro et Lcandre, v. 42-50,
3. Alcée et Sapphô, fragm. cit.
4. Pausanias, II, 22, 6.
5. Platon, Phèdre, lxi; Théophraste, Hist. Plant., VI, c. vn ;
Aristophane, Lysistrata, v. 387-398; La Paix, v. 420.
60 LE CULTE D'ADÔ^'IS-THAMMOUZ
panthéon. En effet, de TAsie-Mineure, de la Syrie, de
Cypre, des courants mythiques envahissent la Grèce, la
peuplent de dieux et de récits légendaires ; une infiltration
continue installe peu à peu dans les îles de l'Archipel et
dans la Grèce continentale les mythes les plus divers, si
bien qu'au temps où commencera à se constituer la civi-
lisation hellénique, les poètes n'auront qu'à coordonner
et à harmoniser les traditions populaires pour donner à la
mythologie nationale sa forme définitive. Dans ce mou-
vement, l'influence syro-phénicienne s'est exercée plus
que tout autre. « La Grèce, dit M. Philippe Berger, a
personnifié ses attaches avec le monde oriental en Cad-
mus, ce roi ou ce marchand phénicien, fils d'Agénor et de
l'Eléphassa, suivant les uns, de Tyro, suivant les autres,
qui fut l'époux d'Harmonia et le père de Sémélé. On a
cherché de divers cotés au nom de Cadmus une étymo-
logie grecque ; mais ces étymologies n'ont pas plus de
valeur que celles que les Grecs eux-mêmes fabriquaient
pour expliquer les noms des dieux qu'ils ont reçus de
l'étranger. Les Grecs ont donné à leurs étymologies un
air de vraisemblance par les altérations qu'ils ont fait
subir à ces noms, pour les plier aux exigences de leur
langue, et ils ont greffé sur elles des mythes gracieux
qui les ont popularisées : mais au fond elles sont de
même ordre que celles dont abonde l'ancienne littérature
du peuple juif. Le nom de Cadmus est un nom sémitique :
de quelque façon qu'on l'explique, il est hors de doute
qu'il se rattache à la racine Kedem, « Orient ». C'est
Cadmus qui a donné aux Grecs l'alphabet, qu'ils ont
appelé de son nom les « caractères cadméens », ou les
(poivîxeta^ les «caractères phéniciens». Ses rapports avec
l'exode du culte 61
1 ancienne civilisation tliébaine sont établis par l'accord
unanime des auteurs grecs. Il est le fondateur de Thèbes,
dont la citadelle a porté, jusqu'aux derniers temps de
l'indépendance, le nom de Gadniée. Le dieu souverain de
Thèbes lui-même, Éiieus, est l'équivalent exact d'Elioun,
le grand dieu phénicien que Sanchoniathon traduit par
Hypsistos\)) Les mythes d'Hellé', d'Européia',dePerseus',
de Phaéthon',ont incontestablement une origine syro-phé-
nicienne. Il en est de même de cet Héraklès grec qui,
comme le Melkarth tyrien, court le monde, accomplit de
gigantesques travaux et meurt sur le bûcher qu'il a
allumé de ses propres mains. Qu'y a-t-il dès lors de sur-
prenant à ce que le dieu suprême de Byblos, déjà installé
à Gypre, à Rhodes, en Pamphylie, où, notamment à
Perge, on l'invoque sous le surnom d"Aêcoêà<;, à Lesbos,
à Cythère, et dans les principales îles de l'Archipel, ait
envahi la Grèce elle-même, par la voie naturelle ouverte
au Sud, remontant le Péloponèse de port en port, et soit
venu enfin s'établir, avec ses temples, ses fêtes et sa
déesse parèdre Astoreth, dont le nom devient par corrup-
1. Philippe Berger, Les Origines orientales de la Mythologie
grecque {Revue des Deux-Mondes, du 15 novembre 1896).
2. Au sujet du mythe d'Hellé. voir ApoUodore, I, 9, 1; Apollonius
de Rhodes, Les Argonauti(/ues, II, 1140 sq. ; Diodore de Sicile, IV, 47;
Hyginus, Fables, 1, 22,14.
3. Au sujet du mythe d'Européia, voirDeZ)e«5///7'rt, 4-5; Lucianus,
DcAstrolog.; ApoUodore, 111,1; Hyginus, Fables, 178; Homère,
7 /rade, XIV, 321 ; Moschus, Idj/lles, 11,1; Pline, Histoire naturelle,
XII, 5; Ovide. Métamorphoses, II, 850 et sq.
4. Pausanias (IV, c. xxxv, § 5) rapporte que le culte de Perseus
existait près de Joppé.
5. Sur le mythe de Phaéthon et ses rapports avec celui d'Adonis
voir Maury, Religions de la Grèce antique, tome III, p. 201-202.
62 LE CULTE d'aDÔNIS-THAMMOUZ
tion Aphrodite, jusqirau cœur même de la Grèce ? On le
suit à la trace de ville en ville. Les Laconiens Tinvoquent
sous le nom de Kûptç ou de Kî(5ptç\ les Doriens sous
celui d'Ao). Nous le retrouvons à Argos, et Pausanias
nous dit: Kal Traptoûatv éaTcv ol'Kr][JLa é'vOa tôv "Aôwvtv
al yuvatxeç 'Apyetcov ôôùpovTat\
Nous le retrouvons à Gorinthe, à Athènes, en Macé-
doine. Mais il semble bien toutefois que ce n'est pas
sans une assez longue résistance que le culte d'Adonis,
ainsi que ses fetes^ se sont établis en Grèce. C'est ce qui
ressort de l'histoire rapportée par le scholiaste de Théo-
crite : Héraklès, dit-il, ayant rencontré à Dium, en Ma-
cédoine, une grande multitude qui revenait de la fête
d'Adonis, s'écria avec colère : « Je ne connais pas plus une
solennité de ce nom qu'un Adonis parmi les dieux ^ »
D'autre part, un texte très précis de Plutarque proteste
contre l'intrusion d'Adonis dans le panthéon hellénique :
« Comment mettre en doute l'opinion de Jupiter ou de
Mercure, ou celle de l'Amour ? Ce n'est point d'hier que
ce dieu demande des autels et des sacrifices. Ce n'est
point un dieu étranger, enfanté par quelque superstition
barbare, comme je ne sais quel Atys ou Adonis, qui s'est
glissé clandestinement dans l'adoration des hommes, par
le moyen de quelques hermaphrodites ou de quelques
femmes, et qui a usurpé à la dérobée des honneurs qui
ne lui appartiennent pas ; de sorte qu'il peut être accusé
de bâtardise et d'avoir été à faux titre mis au catalogue
1. Suivant VEtymolog. niagn., Kifpt;, ainsi écrit, serait un nom
proi^re aux Cypriens.
2. Pausanias, II, xxii, 6.
3. Voir aussi Suidas, oJSèv bpôv.
l'exode du culte 63
des dieux \ «Cependant les poètes le chantent, les femmes
célèbrent ses fêtes en grande pompe. Mais, par une des-
tinée fatale qu'ont subie en Grèce la plupart des dieux
venus des pays étrangers, son caractère se modifie, s'at-
ténue et ne présente plus qu'une image très affaiblie du
mythe et du culte primitifs. La déesse, avec laquelle il
se confond encore à Rhodes et à Gythère, se sépare peu
à peu de lui. Le dieu passe au second plan, et, tandis que
l'Aphrodite paphienne devient dans les villes grecques une
divinité des plus puissantes et des plus adorées, le Tham-
mouz phénicien se réduit rapidement à un héros mytho-
logique que la déesse entoure de sa protection et de son
amour. A cet état, il se confond avec une multitude
d'autres dieux secondaires, nés peut-être de lui, en tous
cas fruits d'une conception identique. Sans parler de
Phaéton qui^ bien que d'une origine semblable à celle
d'Adonis, demeure le centre d'un mythe solaire spécial,
on retrouve la légende adônique dans cet Adraste^ argien,
tué comme Adonis par un sanglier, pleuré comme lui à
certaines époques de l'année, et dont le symbole tellurique
s'identifie à celui d'Adonis. On peut retrouver les mêmes
analogies dans le culte de ^laneros ainsi que dans celui
de Linos, dont Pausanias nous parle avec assez de dé-
tails ^ Ce sont là encore des héros morts jeunes et que
l'on pleure dans des lamentations solennelles. On peut
1 . Plutarque, 'EpwTt/.o;, XIII.
2. Adraste, roi d'Argos et de Sicyone, était lils de Talao^, ancêtre de
Crétheus, personnification de la Crète, et à ce titre époux de Tyro (Tyr).
Au sujet d'Adraste et de ses rapports avec Adonis et Zagreus, voir
Maury, ReU(jions de la Grèce antique, tome III, c. xviii, p. 326-327.
3. Pausanias, "iv.Xaoo; ]l£p'.v,'r,7iç, IX, c. xxix, 6-9.
64 LE CULTE d'aDÔMIS-TRAMMOUSÎ
même dire, d'une façon générale, que tous les héros
morts dans la fleur de Tàge, ont été, chez les Grecs,
l'objet d'un culte plus ou moins précis: Achille, mort en
pleine jeunesse, et qu'on peut aussi rapprocher de cer-
tains personnages mythiques, était pleuré par les femmes
d'Olympie, comme Thammouz était pleuré par les femmes
de Byblos et de Jérusalem. A un jour fixé, et au moment
du coucher du soleil — détail caractéristique qui révèle
immédiatement une analogie avec Adonis et un symbole
solaire — , les femmes d'Olympie pleuraient sur Achille,
en se frappant la poitrine et en appelant le héros'. Les
chants funèbres composés pour ces circonstances prirent
bientôt le nom même du héros, et nous trouvons déjà
dans Homère le tableau d'un enfant qui, au milieu des
travaux de la moisson, chante un « beau linos », xâXov
Xîvov".
Dionysos lui-même, par de nombreux traits de son his-
toire, par le caractère même de sa divinité, se rapproche
étroitement d'Adonis. Il a, comme Adonis, sa passion et
sa mort tragique. Gomme lui aussi, il est le symbole des
fruits de la terre et de l'action solaire. Il est d'ailleurs,
comme Kinyras, mêlé étroitement au mythe d'Adonis. Le
poète Phanoclès le représente ravissant Adonis : « Dio-
nysos, qui aime les montagnes, comme il passait à Gypre,
vit le bel Adonis et l'enleva. » Plutarque, qui cite ces vers de
Phanoclès, est plus catégorique encore, et affirme, d'après
le témoignage des fables poétiques elles-mêmes et la simili-
tude descérémonies des deuxcultes, l'identification absolue
1. Voir à ce sujet Philippe Berger, Les Origines orientales de la
mythologie grecque {Reçue des Deux- Mondes du 15 novembre 1896;.
2. Homère, Iliade, XVIII, v. 561-572.
l'exode du culte 65
de Dionysos et d'Adonis : « On dit que le bel Adonis fut tué
par un sanglier, et que cet Adonis n'est pas autre chose
que Dionysos lui-même. C'est là une chose confirmée par
la similitude des cérémonies qui s'accomplissent au cours
des sacrifices de l'une et de l'autre de ces divinités. D'autres
disent encore qu'Adonis était le favori de Dionysos \ »
Dans une peinture murale que nous signalons plus
loin% Adonis est représenté en Dionysos. Bellori, qui
reproduit cette peinture ancienne ', rapporte à ce sujet
ce vers d'Ausone : « Je suis Bacchus chez les vivants,
Adonis chez les morts*. » On considérait donc Adonis
comme la forme infernale et funéraire de Dionysos. Voici
d'ailleurs, du même auteur, une autre épigramme qui
indique, plus largement encore, l'étroite similitude morale
qui unissait Adonis à Dionysos et au panthéon antique :
<' ^gygis m'appelle Bacchus; l'Egypte me désigne
sous le nom d'Osiris;... l'Inde sous celui de Dionysos,
Rome sous celui de Liber, l'Arabie sous celui d'Adonis ^ »...
Ainsi, dès les commencements de la mythologie hellé-
nique, Adonis, sous son nom primitif ou sous des noms
dérivés, se trouve installé en Grèce, mêlé aux coutumes
religieuses du peuple, déjà intronisé dans l'Olympe.
Désormais, il fait partie des divinités nationales, il a sa
place parmi elles, place peu considérable sans doute,
mais qu'il occupera avec d'autant plus de persistance que
ses fêtes deviennent plus universelles et plus éclatantes.
1. Plutarque, Scripta inoralia, IlpogXrifAa E.
2. V. Appendice III, p. 270.
3. Picturœ antiquœ cryptaruia ronianarurn, tab. IV.
4. Ëplf/r., 28.
5. Epù/r., 29.
66 LE CULTE d'adÔNIS-THAMMOUZ
Et, de môme que les Phéniciens avaient transporté son
culte d'île en île, de cité en cité, les Grecs, le reprenant à
leur tour, lui tracent une route nouvelle, et lui donnent
une nouvelle vie. Mais, autour de lui, les conceptions
divines dont il est le principe et la source^ et qui présen-
taient une déviation, une déformation plus complètes de
son mythe primitif, ont toujours passé, aux yeux des
Grecs, pour des conceptions plus nationales, et se sont
développées, dans la mythologie hellénique, aux dépens
du dieu phénicien, que son origine, trop évidente, con-
damnait à un rang secondaire. Cette évolution est très
sensible dans le dieu Érôs, par exemple. A l'origine, rien
ne le différencie d'Adonis. C'est un éphèbe gracieux, fils
et amant d'Aphrodite. Peu à peu, son caractère se modifie,
jusqu'au moment oii il aboutit à cette forme de dieu-en-
fant, dont les attributs sont l'arc et les flèches. Mais sous
cette forme, qui le sépare nettement d'Adonis, il prend
une importance soudaine, et, dégagé de son origine orien-
tale, devient pour les Grecs une sorte de dieu autochtone
et national. Et nous aboutissons à cet exemple curieux de
Plutarque opposant précisément, dans une page citée plus
haut, Érôs pris comme type de dieu national, à Adonis
pris comme type de dieu étranger.
D'ailleurs, bien avant l'époque où il s'installe en Grèce,
le culte d'Adonis s'était épanoui dans la colonie tyrienne
de Carthage, où, depuis l'origine, s'étaient conservés, avec
leurs noms et leurs significations primitives, les cultes de
la métropole. Les Baalim phéniciens y régnaient sans
dieux rivaux. Les Carthaginois avaient de tous temps
traité les peuples voisins en peuples inférieurs, auxquels
ils n'empruntaient ni mœurs sociales ni coutumes reli-
L EXODE DU CULTE
6?
gieuses. Ils avaient édifié leur république à l'image des
cités phéniciennes, dont ils prolongeaient jusqu'aux extré-
mités occidentales de la mer la civilisation et la religion.
Là se retrouvait, avec la même diversité de dénomina-
tions, ce dieu suprême, El, Adôn ou Baal, qui régnait sur
Byblos et Tvr. !Mais il s'y retrouvait aussi sous son nom
plus spécial de Thammouz, avec sa déesse parèdre
Salambô. Ces deux noms, Fun d'une divinité mâle, l'autre
d'une divinité femelle, se répondaient, comme Baal et
Baalath, Adonis et Aschera. Dans les mythes chananéens,
ce nom de Salambô s'appliquait à Astarté éplorée et cher-
chant Adonis. C'est avec ce sens précis qu'on le retrouve
en Syrie et à Babylone. Hésychius dit : « Salambô, c'est
Aphrodite chez les Babyloniens \ » La Grande Etymo-
logie explique le mot l!aXa[j,5âç d'après le mot grec,
aàXoç, £v Gokto elvac... oTt r.zpiipyjE.-ïa.i 6pYjvoû(7a tôv
"Aôojvcv. Bien que cette étymologie soit de pure fantai-
sie, car Forigine de ce mot est certainement sémitique,
elle revêt une certaine importance en nous éclairant sur
la signification même du mot. C'est d'ailleurs la même
signification que lui donne Lampride : « Salambonem
etiam exhibait omiii planctii etjactatione Syriacicultus » '.
Peu à peu il s'était constitué en Syrie un culte spécial en
Thonneur d'Aphrodite pleurant sur Adonis. C'est à ce
culte qu'il faut rattacher les sculptures de Ghineh', où on
voit la déesse, la tête couverte d'un voile, et dans l'atti-
tude de la plus profonde douleur. Sous cette forme, elle
recevait aussi le nom d'Atergatis.
1. Hésychius, V° Sa),a[xoo5.
2. Lampride, Vie d'Héliogabale, c. vu.
3. Voir Iir partie, c. ni.
68
LE CULTE D ADONIS-THAMMOU/
Ce fut sans doute vers Fépoque de la seconde Guerre
Punique que des influences religieuses nouvelles^envahi-
rent l'Italie à la suite des armées carthaginoises. Déjà les
dieux phéniciens avaient, dans des temps antérieurs,
abordé en Sicile. Placée sur la route de la navigation
ATIIP. ODITE ET ADONIS
Miroir clrusque.
phénicienne, cette île avait vu, comme Malte'sa voisine, se
bâtir sur ses cotes des villes et des temples phéniciens,
et les premières légendes tyriennes et giblites racontaient
déjà la conquête de la Sicile par le dieu El. C'était dans
l'exode du culte 69
cette île que se trouvait le mont Eryx, sur lequel avait été
édifié le temple célèbre de Vénus Erycine, dont Cicéron,
dans ses Verrines^ raconte les cérémonies religieuses,
empreintes d'un culte tout oriental'. Sur l'emplacement
de ce temple, on a découvert une inscription phénicienne,
longtemps inexpliquée, et où Ernest Renan a lu une dédi-
cace à Astoret Erek-hayim, « Astarté qui prolonge la vie ».
Il est logique de penser que cette Astoret phénicienne
n'était pas adorée seule, et que là, comme dans les autres
contrées où elle était parvenue, elle restait unie au dieu
sans lequel son symbole même demeurait inintelligible.
Dans la péninsule elle-même. Adonis s'était tout à fait
confondu avec le dieu phrygien Atys, et leur culte était lié
à celui de Cybèle, la Grande Déesse. Les Mégalésies, ou
fêtes de la Grande Déesse et d'Atys, représentent, d'ail-
leurs, le mythe d'Adonis dans ses traits les plus caracté-
ristiques. La déesse a perdu son fils chéri, et elle se
lamente, tandis qu'on pleure avec elle autour du cadavre
du jeune homme. Alors se déroule la période de deuil,
pendant qu'Atys est au tombeau. Durant cette période, les
prêtres, les Galli, suivant l'usage oriental, se mutilaient
et se faisaient de terribles blessures. C'était ensuite la
résurrection du dieu, et une période de joie succédait au
deuil et à la douleur. Ces fêtes ne furent tout d'abord à
Rome que des fêtes d'une importance très réduite, mais
au moment où Rome, par ses conquêtes, se trouva la domi-
natrice du monde et s'ouvrit à toutes les religions, à toutes
les sectes, les Mégalésies devinrent rapidement l'objet de
l'enthousiasme populaire. « Vers la fin de la République^
1. Cicéron, In Cwcilluin uratio de accusatore in Verrem consti-
tuendo, xvn.
70
LE CULTE D ADONIS-THAMMOUZ
dit Preller, la religion phrygienne fit beaucoup de progrès
parmi le menu peuple, et, du temps d'Auguste, les poètes
s'occupent si volontiers et si souvent de décrire le culte
phrygien, ses usages étrangers et les transports de ses
prêtres, que nous comprenons sans peine la popularité
toujours croissante de ce culte^ . »
Au delà de l'Italie, les cultes orientaux avaient envahi
la Sardaigne, la Corse, les côtes de l'Ibérie. En Sardaigne,
on a retrouvé une inscription phénicienne analogue à celle
trouvée en Sicile, et portant aussi une dédicace à Astoret
Érek. Dans cette même île, le général La Marmora', et
après lui des savants comme Guigniaut', affirment avoir re-
trouvé Tantique coutume religieuse des Jardins d'Adonis.
Il n'est, d'ailleurs, nullement inadmissible qu'un usage qui
entra si profondément dans les coutumes de divers peuples
ait survécu parmi l'un d'eux, comme ces innombrables
usages populaires qui se transmettent de génération en
génération et dont on ne connaît plus les origines. En
Corse, où les Phéniciens abordèrent aussi, et où on a
retrouvé quelques-uns de leurs anciens tombeaux, sur les
côtes de l'Espagne, où s'établirent de nombreuses villes
phéniciennes, il est à présumer qu'Adonis vit aussi s'éta-
blir son culte, avec les fêtes éclatantes qui en faisaient la
gloire.
Si, au delà de la Sardaigne, nous ne trouvons plus que
des vestiges insignifiants ou douteux, il ne faut pas en
conclure que là s'est arrêté l'exode du dieu. Nous savons
1. Preller, Dieux de V ancienne Rome, traduction Dietz, p. 483.
2. La Marmora, Voyage en Sardaigne, tome I, p. 263-265.
3. Creuzer, Religions de l'antiquité, traduction Guigniaut. Note de
Guigniaut, vol. II, S*" partie, note 5, p. 936-937.
l'exode du culte 71
par mille exemples que partout où les Phéniciens ont mis
le pied, ils ont installé, en même temps que leurs comp-
toirs, leur religion et leurs divinités. Ces divinités, dont
les images se dressaient à l'avant des navires, les avaient
protégés dans leur course, et, de même qu'ils en avaient
invoqué la protection avant le départ, de même, abordés
heureusement sur une terre nouvelle, ils avaient pour
premier soin de rendre grâce à la puissance céleste qui
les avait guidés et de lui dresser un sanctuaire nouveau.
Ainsi, sur toutes les côtes méditerranéennes, et au delà
même de ce détroit où leur Melkarth national avait dressé
les colonnes légendaires, sur certaines rives de l'Atlan-
tique, les peuples, à un moment de leur histoire, ont dû
recevoir et connaître quelque chose du culte d'Adonis.
Ce fut vraiment, des monts de la Haute-Asie aux îles
Baléares, des rives de la mer Noire à l'Atlantique, une
transmission continue qui reste une des plus admirables
de riiistoire. Mêlé à des peuples tout à fait différents d'ori-
gine et de génie, entraîné à tous les coins du monde par
un ensemble de circonstances historiques, relié enfin par
une concordance de croyances primitives à des religions
étrangères, avec lesquelles il se confond peu à peu, le
mythe d'Adonis a traversé la mêlée des races antiques,
sans rien perdre de sa force ni de son éclat. Modifié parfois
sous l'action d'influences religieuses plus puissantes, il
n'en a pas moins subsisté avec ses principaux traits dis-
tinctifs, et, au moment de la décadence antique, dans le
dernier éclat de la civilisation alexandrine, nous le
retrouvons, sous les Ptolémées, avec la même signifi-
cation symbolique et le même caractère religieux, atté-
nués peut-être, mais non transformés, qu'au temps de
72 LE CULTE d'aDÔNIS-THAMMOUZ
sa première gloire phénicienne. C'est ainsi, jusqu'aux
derniers jours du paganisme, un triomphe persistant;
triomphe facilement explicable d'ailleurs, si l'on songe
que ce culte portait en lui une des croyances les plus natu-
relles et les plus vivaces de l'humanité : l'adoration de la
force vitale qui anime l'univers et l'homme lui-même.
Parce qu'ils croient, malgré la mort, à l'éternité de la vie,
les peuples anciens voient dans Adonis le symbole de cette
vie sans cesse renaissante : le dieu devient à leurs yeux le
principe même de leurs espoirs et de leurs croyances. Ils
se tournent vers ce dieu qui est assez fort pour vaincre la
mort, et rêvent de s'absorber en lui. C'est pour cela qu'à
travers des âges barbares, après la mort des Olympiens
grecs. Adonis demeure encore, pendant quatre siècles,
l'image et le symbole divins qu'on ne peut se résigner à
oublier.
CHAPITRE III
LA SYMBOLIQUE DU MYTHE ET DU CULTE
Le caractère de suprématie qu'il a revêtu dès l'origine
a permis au culte d'Adonis de conserver, à travers ses
évolutions dans le temps et dans l'espace, la signification
essentiellement solaire et zodiacale qu'il enfermait. Si on
le débarrasse de tout le fatras mythologique dont les
récits populaires l'ont incessamment orné, si on le consi-
dère dans la pureté, dans la simplicité primitive de son
idée mythique, il devient aussitôt d'une intelligence facile
et d'une lumière sans confusion. Toutefois, pour bien en
déterminer les limites, pour en préciser les contours, pour
en extraire, si l'on peut dire, la substance même, il est
essentiel de fixer tout d'abord la physionomie du dieu lui-
même, son caractère historique et légendaire, son action
et ses attributs. Le nom d'Adonis, avons-nous dit, n'est
pas une dénomination spéciale^ il n'implique, pour le dieu
qui le porte, aucun caractère précis. C'est un terme
général d'adoration, s'appliquant indifféremment à des
divinités fort diverses. Sans doute, il est devenu, à une
certaine époque, la propriété presque exclusive du dieu
de Byblos, et, à l'époque grecque, le nom d'Adonis dé-
signe un dieu tout à fait précis. Mais ce n'est là qu'une
désignation tnrdive et due à l'ignorance dans laquelle se
trouvaient les Grecs des mythologies primitives. H est
impossible d'en conclure qu'il existait, antérieurement au
74 LE CULTE d'aDÔNIS-THAMMOUZ
mythe grec, un dieu Adonis, doué d'une physionomie
propre et d'attributs spéciaux. Adôn, le a seigneur » phé-
nicien, n'est même pas, à l'origine, la personnification
divine d'une toute-puissance absolue, régissant les êtres
et les choses. C'est là déjà une transformation de cette
idée de « seigneurie» qui n'est primitivement qu'une qua-
lité donnée au dieu. Peu à peu, par l'usage, cette déno-
mination qualificative suffit pour désigner le dieu; enfin
elle se substitue définitivement à la dénomination primi-
tive et propre de la divinité. On peut assez justement
comparer cette évolution de termes à celle qui s'est pro-
duite, mais d'une façon moins absolue, dans la religion
chrétienne. Pour désigner Jésus-Christ d'une façon plus
respectueuse, on ajouta à son nom les mots « Notre-
Seigneur». Et bientôt il devint d'un usage courant de
substituer au terme « Jésus-Christ » ou même au terme
« Notre-Seigneur Jésus-Christ », le terme plus absolu de
« Notre-Seigneur ». La même comparaison pourrait s'établir
aussi pour le terme chrétien de « Notre-Dame».
On peut donc s'étonner de voir Ernest Renan essayer
de séparer le nom d'Adonis du nom de Thammouz, et
trouver dans cette double dénomination le résultat d'une
fusion de deux cultes différents. « Le culte d'Adonis, dit-
il, paraît renfermer, à l'état de combinaison syncrétique,
deux éléments fort divers : 1° le culte du Dieu suprême
de Byblos [Adonaï] ; 2° le culte orgiastique de Tammuz,
culte bizarre fort antique et, ce me semble, d'une prove-
nance non sémitique, mais correspondant à un ordre
d'idées et de sensations fort en harmonie avec le Liban \ » A
1. Renan, Mission de Phènicie, p. 216.
LA SYMBOLIQUE DU MYTHE ET DU CULTE 75
en croire Renan, il faudrait donc renoncer à identifier
Adonis et Thammonz. Le premier représenterait ce dieu
suprême qui a suivi les migrations sémitiques et qui est
devenu Adonaï chez les Hébreux, El ou Adôn à Byblos ;
le second au contraire serait une divinité locale et séden-
taire, non pas syrienne, mais spécialement libaniote, dont
les pratiques religieuses se seraient confondues avec
celles d'Adonis. Il y aurait donc là non seulement deux
divinités distinctes, mais deux courants mythiques et
même ethniques, et en somme la fusion, à Byblos, d'un
culte étranger et d'un culte indigène. Il est regrettable
que cette opinion de Renan_, qui se trouve en contradic-
tion avec l'opinion générale des historiens et avec les
textes les plus sûrs et les plus anciens qui puissent nous
éclairer, ne soit pas présentée avec les arguments qui ont
dû la faire adopter par Renan, et qui pourraient la justifier.
Renan lui-même avoue en effet qu'il ne se base guère
que sur une impression, car il ajoute, en continuant sa
pensée : « Le charme infini de la nature du Liban y con-
duit sans cesse à la pensée de la mort, conçue non comme
cruelle, mais comme une sorte d'attrait dangereux où l'on
se laisse aller et où l'on s'endort. Les émotions reli-
gieuses y flottent ainsi entre la volupté, le sommeil et les
larmes. Encore aujourd'hui, les hymnes syriaques que
j'ai entendu chanter en l'honneur de la Vierge, sont une
sorte de soupir larmoyant, un sanglot étrange \ » Le culte
de Thammouz semble ainsi, aux yeux de Renan, être le
fruit naturel de ce pays, dont la nature est en parfaite
harmonie avec les idées et les pratiques religieuses qui
1. BejQan, Mission de Phénicie, p. ?16.
76 LE CULTE d'aDÔNIS-THAMMOUZ
s'y sont développées. Mais cette impression — puisqu'il
n'y a là qu'une impression — ne semble confirmée ni par
les textes ni par les découvertes historiques. Saint Jérôme,
assez bien placé pour juger de la question, et à une
époque où subsistaient encore en Phénicie mille documents
perdus depuis, atteste sans hésitation, dans une lettre à
saint Paulin, en 396, l'identification d'Adonis et de Tham-
mouz\ Le même auteur, dans ses Commentaires, écrit
ceci : « Quem nos Adonidem interpretati sumus, et
Hebrseus et Syrus Thamuz vocat. — Celui que nous appe-
lons Adonis, et que les Hébreux et les Syriens appellent
Thamuz, «^ D'autre part, si l'on admet que le culte de
Thammouz est un culte spécialement libaniote, comment
expliquer le récit des livres Sabéens relatif à ce Thammuz
qui fut pleuré par les dieux réunis dans le temple du
Soleil, à Babylone ? Il faut rappeler aussi le mythe d'Ishtar,
la déesse chaldéenne, dont le dieu parèdre se nomme
Doumouzi, nom qui s'apparente étroitement à celui de
Thammouz, de môme que les deux m3'^thes se joignent et
se confondent '. Il faut songer encore à la légende
mythique, venue d'Egypte, à une époque postérieure, et
qui faisait du pilote Thamus le héros d'une aventure
divine. Il serait aisé de multiplier les textes et les preuves
de toutes sortes qui infirment l'opinion de Renan. Mais,
outre la claire signification du nom d'Adôn, qui déter-
mine nettement la valeur conventionnelle de ce terme, la
1. Voir plus haut, p. 36, le texte très catégorique de saint Jérôme.
2. S. Hieronym., Comment, in Esech.
3. Sur les rapports de Thammouz et de Doumouzi, voir François
Lenormant, Sovra il mito d'Adone Tammus (Extrait des Actes du
Congrès des Orientalistes, réuni à Florence, 1878).
LA SYMBOLIQUE DU MYTHE ET DU CULTE 77
seule impossibilité de reconstituer la physionomie et le
caractère de cette prétendue divinité, alors qu'on est
parvenu à déterminer d'une façon assez exacte la nature
des autres divinités contemporaines, suffirait à écarter
l'hypothèse de Renan, sinon comme erronée, du moins
comme absolument gratuite. En effet, si cet Adôn ou
Adônaï a été un dieu distinct, d'une physionomie et d'une
action tout à fait spéciales, il doit être possible de retrou-
ver, si vagues et si rares soient-ils, quelques linéaments
de son culte, quelques vestiges distinctifs des pratiques
religieuses qui marquaient ses cérémonies. Or, rien dans
ce sens n'a jamais été révélé, ni par les fouilles archéolo-
giques, ni par les textes. Dès l'origine, nous trouvons ce
nom d'Adonis appliqué à divers dieux comme un terme
de respect et d'adoration, appliqué même à des rois pour
marquer la suprématie de leur rang. Rien ne rappelle
une divinité spéciale, et si plus tard le Thammouz giblite
n'a été désigné et adoré la plupart du temps que sous cette
seule dénomination, ce n'est qu'un effet naturel de la supré-
matie que son culte avait conquise. En le désignant sous
le nom général d'Adonis, il ne pouvait y avoir méprise : à
travers cette invocation de « mon seigneur », les fidèles
savaient fort bien à quelle divinité allaient leurs prières ;
et d'ailleurs, le nom même de Thammouz ne disparaît
qu'à une époque très postérieure au grand développement
du culte de Byblos, au moment même où le dieu prend
dans la mythologie grecque la physionomie du jeune
héros dont la légende nous est restée. Il faut donc, sem-
ble-t-il, en revenir à l'identification absolue d'Adonis et
de Thammouz. Ce dieu migrateur venu avec les ra(;es
cananéennes du fond de la Chaldée, ce n'est pas rAdonai
78 LE CULTE d'aDÔNIS-THAMMOUt;
auquel Renan donne une existence spéciale, c'est le Tham-
mouz babylonien^ dont la présence et le rôle dans le
mythe d'Ishtarsuffisentà prouverles origines chaldéennes.
Antérieurement à Renan, et par des considérations diffé-
rentes, Chwolsohn ^ et Corsini ' sont aussi parvenus à sépa-
rer Adonis de Thammouz. Mais la presque unanimité des
historiens, Sainte-Croix, Silvestre de Sacy, Movers,
Creuzer, Maury, Jules Soury, Lenormant, etc., s'appuyant
sur des textes précis et sûrs, ont définitivement démontré
que ces deux noms doivent être attribués à une même
divinité, comme les autres dénominations que nous avons
eu à signaler : Aoos, Luchnos, Abobas, Hadad-Rimmon,
etc. D'ailleurs, Renan lui-même, dans un autre passage de
sa Mission de Phénicie, avoue que les raisons qui portent
à identifier Adonis et Thammouz sont fort sérieuses. C'est
incontestablement à l'identification la plus absolue qu'il
faut revenir. Ce qui a pu porter Renan à des conclusions
différentes, c'est sans doute l'opposition qui semble se
manifester entre les usages et les mœurs du culte libaniote
de Thammouz et ceux du culte d'Adonis dans les pays
voisins. « Mais, dit Jules Soury, répondant à ce qu'il
appelle les répugnances de Renan, c'est le cas de ne point
juger les vieilles religions de l'humanité avec nos raffine-
ments de moralistes modernes. D'ailleurs les dernières
découvertes dans le domaine de l'assyriologie ne permet-
tent plus de douter que Tammouz, qui donna son nom à un
des mois du calendrier commun aux Assyro-Babyloniens,
aux Syriens et aux Juifs, ne soit le nom accadien ou pro-
tochaldéen d'Adonis. La signification primitive de son
1 . Die Ssabier und der Ssahisinus.
2. Fasti Attici, tome II, p. 297 sq.
LA SYMBOLIQUE DU MYTHE ET DU CULTE 79
nom est : « fils de la vie »; en Chaldée comme en Syrie, il
était l'époux d'Astarté \ »
Son caractère de dieu suprême a d'ailleurs été, pour
Adônis-Thammouz, le principe de toute une série d'ava-
tars et de transformations successives, déterminés par
l'indécision qui résultait de sa suprématie même. Consi-
déré comme une toute-puissance supérieure aux autres
manifestations divines et les enfermant dans son propre
rayonnement, il apparaissait plus dénué que tout autre
des caractères distinctifs et des attributs spéciaux qui
s'attachent à chaque dieu et en déterminent la physio-
nomie propre. Ses émanations secondaires se spécifiaient,
plus que lui, dans la représentation symbolique de telle
ou telle force naturelle et prenaient en conséquence, aux
yeux des populations, un caractère divin, sinon plus
important, du moins plus précis et plus vivant. Sans vou-
loir insister ici sur ces mille formes mythologiques qui,
à mesure qu'elles s'éloignent du Thammouz primitif,
apparaissent plus vagues, plus indécises, et finissent par
s'absorber et se fondre dans des mythes voisins^ il con-
vient d'en signaler les manifestations qui se distinguent
par leur importance spéciale, ou par la clarté qu'elles
apportent dans la conception d'Adonis lui-même.
Le mythe d'Adonis enferme, dans une signification très
large, plusieurs interprétations particulières, suivant le
caractère que l'on envisage dans le dieu. Il est à la fois le
symbole de la puissance solaire, le dieu protecteur des
expéditions maritimes, et le principe fécond qui fait naître
et mûrir les moissons et les fruits. Pourtant, considéré
1. Jules Soury, La Phènicie {Revue des Deux-Mondes, 15 décembre
1875, p. 811).
80 LE CULTE d'aDÔNIS-THAMMOUZ
comme le soleil et an simple point de vue astronomique,
il est Eshmùn, le huitième des Kabircs; considéré comme
le dieu des navigateurs, il est Pugm; considéré comme le
père des produits de la terre, il est Priape, dont le nom
même signifie en langue phénicienne « père des fruits »,
et il donne naissance au culte phallique, nommé aussi, de
son nom, culte priapique.
Au sujet de Pugm, d'Eshmùn et des Kabires, voici ce
que dit M. Réville, dans une page où il a condensé, avec
beaucoup de clarté et de précision, les données un peu
confuses que la science moderne a pu recueillir : « Le
nom des cabires est sémitique « kebirim », les êtres de
grande taille, les robustes ou les héros. C'est un groupe
de grands dieux réunis en un système. Le nom de patè-
qiies^ qu'ils portent aussi parfois, est égyptien et indique
l'idée de sculpter,, former, marteler. Les Grecs en firent
les pygmées, mot qui trahit son origine phénicienne — car
Pugm est le nom d'un dieu phénicien — ; mais, en grec,
pygmé signifiait poing, et les Grecs en conclurent que
les pygmées étaient des nains, gros comme le poing. Peut-
être furent-ils fortifiés dans cette erreur par le pygmé que
tout navire phénicien portait en guise de talisman sur son
gaillard d'avant. Ce qu'ils étaient eux-mêmes, bien que
leurs noms personnels nous soient inconnus, n'est pas
douteux. Ils étaient les architectes, les tormateurs du
monde et par extension les fauteurs de la civilisation.
C'est aussi pourquoi ils passèrent pour les inventeurs de
la navigation et de l'art de guérir. Ils étaient au nombre
de sept, ce qui suppose un emprunt aux idées astronomi-
ques. Les planètes connues dans l'antiquité orientale, en
y adjoignant le soleil, formaient ce nombre sacré. Ou sup-
LA SYMBOLIQUE DU MYtHE ET DU CULTE 8i
posait donc que chacun de ces astres, régnant sur une
partie du ciel, étendait sa domination sur une partie cor-
respondante du reste du monde; mais toujours à côté et
même au-dessus d'eux se trouve Eshmùn, celui que les
Grecs adoptèrent sous le nom d'Esculape, un des princi-
paux dieux de Carthage, et dont le nom phénicien a formé
celui du roi Eshmunazar. Il personnifie la sphère céleste
suprême, inaccessible, qu'on adore sur le sommet des
édifices sacrés ou des montagnes. Ce nom signifie « le
huitième », par conséquent le plus haut, le dernier des
cabires. Les malades se rendaient à ses temples pour être
guéris. Il portait des serpents, symboles du feu céleste
révélé dans l'éclair, et qui naguère encore passait dans
les superstitions populaires pour l'agent et le restaurateur
de la santé. Un mythe bizarre s'associe à son nom. Beau
comme le jour, mais chaste comme la lumière, il était aimé
d'Astronoé Aphrodite), mais ne répondait pas à son amour.
Poursuivi par elle à la chasse et voyant c[u'il ne pouvait
lui échapper, il se mutila avec sa propre hache et mourut;
mais la déesse eut recours à la force vivifiante de la cha-
leur cosmique, le ressuscita et l'introduisit parmi les dieux.
C'est toujours la même représentation mythique qui meurt
pour revivre; seulement nous devons plutôt voir ici l'op-
position de l'hiver et de l'été. C'est le même fonds d'idées
qui se retrouve dans le mythe d'Atys en Phrygie ; nous le
découvrons aussi dans le mythe classique de Pygmalion
auimant par ses baisers la belle femme de marbre qu'il a
sculptée : il y a toutefois interversion dans le rôle attri-
bué ici aux deux sexes. C'est à Eshmùn que les prêtres
eunuques faisaient le sacrifice de leur virilité dans l'espoir
d'obtenir par cette conformité la renaissance perpétuelle
6
82 LE CULTE U ADOMS-THAMMOU/
des forces vitales. Les mystères dont par la suite les
cabii'es furent les divinités patronnes roulaient régulière-
ment sur ridée de résurrection et d'immortalité \ »
On voit par là quelle étroite connexité relie les mythes
d'Eshmùn et de Pugm, devenu Pygmalion, au mythe
d'Adonis. Ce sont des manifestations, à peine distinctes
entre elles, du même cycle mythique et du même idéal
|)rimitif. Il en est de même du mythe et du culte de Priape,
celte divinité étrange et composite où paraissent être venus
se mêler des élémeatsfort divers. Priape est le personnage
mythologique où se sont fondus les traits communs d'Ado-
nis, de Dionysos et d'Hermès. Son action spéciale est la
fructification de la terre, et en général il est le symbole
des principes fécondants et se présente à l'adoration des
fidèles sous la forme d'un phallus. Ses images nous mon-
trent un dieu grêle aux membres difformes, à l'allure ridi-
cule, mais toujours orné d'un membre viril de dimensions
exagérées, comme pour bien révéler le caractère spécial
de sa divinité. C'est là, d'ailleurs, l'idée essentielle où
viennent se rejoindre la plupart des divinités sémitiques,
et même l'on peut dire que c'est autour d'elle que gravi-
tent la plupart des dogmes et des formes religieuses de
l'antiquité orientale.
En somme, toutes ces émanations diverses d'Adonis ne
servent qu'à accentuer davantage et à préciser plus nette-
ment la signification de son mythe. Ce mythe^ aboutissant
direct des rêves cosmogoniques et des croyances primi-
tives des populations de la Haute-Asie, en reflète, avec plus
de clarté que tout autre, les préoccupations morales et les
1 . Albert Réville, La Rd'ujiua des P/ièniciens (Reçue des Deux-
Mnndrs, 15 m.-ii 1873).
La symbolique dl mythe et du culte 83
idées religieuses. Ce culte presque instinctif des peuples
de la Chaldée et de l'Elam pour les astres, les phénomènes
naturels, les lois cosmiques, se retrouve ici dans une de
ses manifestations les plus vivantes et les plus complètes.
En réalité, c'est sur la conception de la vie physique, con-
sidérée dans son origine et son action, et dans le double
principe qui ranime,que repose tout le cycle religieux des
peuples orientaux de l'antiquité. C'est par l'explication
cosmogonique du monde que se forment et se précisent
les religions. C'est par elle aussi que les mythes gardent,
à travers les fluctuations politiques et sociales, leur
puissance primitive et leurs significations s[)éciales. Par
une application logique de cette disposition d'esprit,
les croyances populaires ont fatalement et rapidement
abouti à la divinisation des forces naturelles, qui est
en effet un caractère commun aux religions de l'Orient
antique. Les phénomènes de la nature, les saisons et
les productions de la terre, la marche et l'influence des
astres, tel est le fond essentiel et primitif des dogmes
anciens. Au cœur de chaque religion réside une pensée
puissante, un mythe aux sens cacliés et toujours vivants.
L'homme s'unit aux éléments, les enferme dans un culte
quotidien, les joint à sa vie propre. La nature n'est
que l'extension et l'exaltation de l'àme humaine, de la
force vitale qui anime la pensée et le corps. L'esprit de
l'homme et le souffle qui meut la matière sont deux puis-
sances de même nature; elles se retrouvent donc, et, divi-
sées dans leur action, se rejoignent dans l'unité primitive
(h)nl elles émanent. Cette Asie aux couleurs chaudes et
vivantes, aux contrées ensoleillées et fécondes, est un
cadre admirable à la vie des êtres supérieurs, à riiistoire
84 LE CLLTt; d\vdù>'is-tiiam.mouz
mythique de rhumanité. La terre classique des fécondités
merveilleuses est la génératrice des dieux. La divinité
rayonne dans les choses^ ou plutôt elle se confond avec
les choses, éclate en formes diverses dans les lois cosmi-
ques; et c'est ainsi, par une éclosion toute naturelle, que
naît le panthéisme oriental, profond et magnifique, enve-
loppant la nature d'un rayonnement divin.
Adonis-Thammouz est une image puissante de cette
force intime qui meut le monde. Son mythe déborde de
signification. Le sens éclate sous l'enveloppe de la fable.
Il est le dieu-soleil, aux forces vivifiantes, illuminant les
formes ténébreuses de la terre. 11 est l'amour qui enflamme
et bouleverse les champs, immortel, ardent, faisant surgir
les fleurs du printemps et les fruits de l'été. La vertu du
soleil déborde de son cœur universel ; il se répand sur
le monde pour l'aimer et le féconder. C'est cette forte
conception (|ue Macrobe a comprise et exprimée dans un
passage essentiel qui vaut d'être reproduit tout entier :
« On ne doutera pas non plus qu'Adonis ne soit le
soleil, si l'on considère la religion des Assyriens, chez
lesquels florissait autrefois le culte de Vénus Architis et
d'Adonis, lequel est passé maintenant chez les Phéniciens.
Or les physiciens ont attribué le nom de Vénus à la partie
supérieure, que nous habitons, de l'hémisphère terrestre;
et ils ont appelé Proserpine la partie inférieure de cet
hémisphère. Voilà pourquoi Vénus, chez les Assyriens
et chez les Phéniciens, est en pleurs lorsque le soleil,
parcourant dans sa course annuelle les douze signes du
zodiaque, entre dans la partie inférieure de l'hémisphère;
car, des douze signes de zodiaque, six sont réputés infé-
rieurs et six supéri(uirs. Lorsque le soleil est dans les
LA SYMBOLIQUE DU MYTHE ET DU CULTE 85
signes inférieurs, et que, par eou.sécjueul, les jours sont
plus courts, la déesse, dit-on, pleure la mort momen-
tanée et la privation du soleil, enlevé et retenu par Pro-
serpine, que nous considérons comme la déesse de
rhémisphère inférieur, auquel nous avons donné le nom
d'antipode. On admet qu'Adonis est rendu à Vénus, quand
le soleil, ayant accompli le parcours annuel des six signes
inférieurs, commence à parcourir le circuit de ceux de
notre hémisphère, et qu'alors la lumière s'accroît et le jour
se prolonge. Adonis fut, dit-on, tué par un sanglier : on
veut ainsi symboliser l'hiver par cet animal au poil rude
et hérissé, qui se plaît dans les lieux humides, fangeux,
couverts de glace, etquise nourrit de glands, fruit d'hiver.
Or, l'hiver est pour le soleil comme une blessure : il en
diminue pour nous la clarté et la chaleur, ce qui est aussi
l'effet produit par la mort sur les êtres animés. Vénus est
représentée sur le mont Liban, la tête voilée, l'attitude
éplorée, soutenant son visage dans les plis de sa robe,
avec la main droite, et paraissant verser des larmes. Ce
n'est pas seulement là l'image de la déesse pleurant pour les
raisons dont nous parlions plus haut, c'est encore l'image
de la terre pendant l'hiver, quand, voilée de nuages, privée
du soleil, elle est plongée dans l'engourdissement. Les
fontaines, qui sont comme les yeux de la terre, coulent
abondamment, et les champs, dépouillés de leurs orne-
ments, n'offrent plus qu'un aspect lamentable. Mais au
moment où le soleil dépasse les régions inférieures
de la terre, quand il franchit l'équinoxe du printemps,
et prolonge la durée du jour, alors Vénus est dans la
joie. Les champs s'embellissent de leurs moissons, les
prés de leurs herbes, les arbres de leur feuillage. C'est
86 LE CULTE d'aDÔINIS-THAMMOUZ
pour cela (jne nos pères ont consacré le mois d'avril à
Vénus\ »
Adonis, image solaire, devient ainsi le centre et le
principe de toute l'action terrestre. Tout vient de lui, tout
s'absorbe en lui. La terre, amante éperdue, râle de passion
sous l'étreinte du dieu qui se dresse triomphant dans
l'éclosion soudaine de la vie. « Ce que l'on adorait, à
Paphos comme à Byblos et à Eryx, c'était l'énergie meur-
trière et féconde de la nature toujours occupée à détruire
et à créer, à réparer, par l'union des sexes et par un éternel
enfantement, les pertes que la mort fait subir à la vie.
Les péripéties de ce drame sans dénouement, qui recom-
mence toujours pour ne jamais tinir, les âmes s'y
associaient avec une sincérité de sympathie et une sensi-
bilité passionnée que nous avons aujourd'hui quelque
peine à comprendre. L'hiver, elles s'attristaient sur l'alan-
guissement et le deuil de la nature ; elles pleuraient la
mort d'Adonis, du jeune dieu solaire que la dent du
monstre avait retiré de ce monde dont il était le charme
et couché dans la tombe ; mais, une fois le printemps
revenu, dans les premiers jours d'avril, elles éclataient,
avec des transports plus vifs encore et plus effrénés, en
cris de joie, en danses et chansons, en bruyantes et folles
orgies; elles célébraient le soleil qui s'était réveillé,
l'amour qui coulait à nouveau dans les veines de tout ce
qui a vie^ »
Le culte d'Adonis est tellurique et solaire. Adonis
meurt et ressuscite, de même que le soleil a son apogée
1. Mac robe, Saiurmalia, I, 21.
2. Perrot et Chipiez, Histoire de l'art dans l'antiquité, tome III,
p. 321.
LA SYMBOLIQUK DU MYTHE ET DU CULTE 87
et son déclin. Le soleil s'iinil à la [erre, et Adonis s'unit
à Aphrodite dans une étreinte radieuse. C'est la saison
bienheureuse où la vie triomphe et resplendit, Adonis
rayonne dans la gloire de son immortel amour. Puis vient
l'heure de la l'alale destinée. Le soleil semble se refroidir
et s'immobiliser dans une brume lourde et glaciale. Adonis
est blessé par le sanglier. Son sang coule, germe suprême
de vie, d'où naîtront des fleurs. Le fleuve se teint de ce
sang divin. Les peuples s'attristent. Les femmes sanglotent
aux portes des temples, et la nuit écoute leurs chants de
deuil. Adonis est mort: Aphrodite se livre éperdùment
au désespoir, et la terre revêt une grande teinte funèbre.
La vie s'arrête dans son œuvre éternelle, tout semble
mort, le dieu a emporté avec lui l'âme joyeuse du monde.
A travers les déserts, un vent luoubre traîne des
lamentations, et les êtres pleurent avec effroi le soleil
éteint.
Mais l'heure de la résurrection arrive enfin. Quelque
eff'ort que fassent les hommes, la nature entraîne les reli-
gions dans un tourbillon inévitable. Les idées primitives,
et par suite les mêmes symboles et les mêmes expressions,
se représentent dans chacune d'elles, avec une similitude
et une régularité chronique presque parfaites. C'est ainsi
que cette idée de résurrection est commune à la plupart
d'entre elles, car elle vient de la nature, elle en est le
symbole le plus vivant et le plus complet, et persiste
latente ou dévoilée, dans les croyances les plus diverses.
Brahm, l'âme du monde, s'incarne et revit en des formes
nouvelles: il est Brahma, il est Vishnou, il est Siva, et,
sous ces trois formes, il est toujours le dieu unique et
suprême, âme du monde. Osiris dort dans le coffre où l'a
88 LE CULTE d'aDÔNIS-THAMMOUZ
enfermé Typhon, et le cod'i e, an delà des mers, est à ja-
mais caché dans le tronc d'un tamaris. Mais Isis a retrouvé
son époux, le dieu revit, et la joie fleurit de nouveau
dans le cœur des hommes. Le Christ est mort, on Ta
couché dans le lourd tombeau de pierre ; mais la tombe
s'ouvre d'elle-même, et le Christ ressuscite, victorieux de
la mort.
A ces trois formes divines, on peut ajouter d'autres
dieux des mythologies syriennes et grecques, qui ont, eux
aussi, leur passion, leur mort et leur résurrection: Dio-
nysos-Zagreus, Melkarth, et tant d'autres. En réalité,
c'est là une sorte de tradition humaine, conservée à la fois
chez la plupart des peuples anciens. Cette longue tradition
aboutit, chez les peuples sémitiques, à la conception
chrétienne du rédempteur de l'humanité, mort et ressus-
cité, dans lequel sont venus se combiner et se confondre,
par un syncrétisme tout naturel, les traits communs
des Atys, des Osiris, des Dionysos, des Adonis et des
Mithra. « Dans toute religion de la nature, dit Hegel,
on rencontre la passion d'un dieu ; dans la mythologie du
Nord, c'est celle de Baldur. Mais par la mort de ce dieu,
qui périt dans la fleur de sa jeunesse avant d'être parvenu
à l'âge d'homme, qui est ravi à l'existence au sein du
suprême bonheur, il se fait dans la vie humaine comme
une rupture subite, une contradiction avec les lois de la
nature, qui produit dans l'âme une immense douleur;
cette douleur, elle ne saurait être consolée sur la terre, et
l'espoir d'une vie nouvelle peut seule rapaiser\ »
Cette croyance à la résurrection se trouve être ainsi une
1. Hegel, Philos, der Gesch., p. 200, cité par Engel, Kijpros, II
p. 619.
LA SYMBOLIQUE DU MYTHE ET DU CULTE 89
des idées communes à des reliu'ions fort différentes. L'im-
manité ne vent pas monrir. Un grand souffle de vie anime
sa volonté et crée l'immortalité. Les temples sont encore
tleboLit dans les déserts, et les statues dominent les
siècles. Les peuples sont morts ; mais les formes qu'ils
ont créées et auxquelles ils ont confié le principe et la force
de leur existence, de leur pensée^ de leur civilisation, de
leurs conquêtes, ces formes qui, à leur tour, les inspi-
raient et les guidaient, subsistent pour témoigner de leur
génie, et les statues colossales à demi enfouies dans les
sables de la Haute-Egypte tiennent encore à la main,
comme pour défier le temps^ la croix ansée, le symbole
mystérieux de la vie. Les peuples se survivent dans leurs
dieux. Comment croiraient-ils eux-mêmes à la mort de
ces dieux, entre les mains desquels ils ont remis leurs
destinées ? L'humanité s'immortalise en se divinisant :
elle se projette dans des formes indestructibles. Adonis
n'est pas mort : il dort, comme Osiris, dans le cercueil
où il est enfermé ; mais il va surgir de son sommeil, et
de nouveau la vie va triompher avec lui. Les femmes qui
l'avaient pleuré et qui l'avaient accompagné à sa tombe
parfumée vont chanter son apothéose. Le soleil renaît,
comme le phénix, et sa mort n'est qu'un moment de som-
meil. 11 est ressuscité, l'Adonis aux beautés puissantes et
fécondes, et il déploie sur le monde le nouvel éclat de sa
gloire.
Et c'est ainsi qu'il nous apparaît. Principe immortel des
forces de la nature, il est le générateur des choses. C'est
par son action que les êtres et les végétaux croissent et
se reproduisent, c'est lui qui agit dans le travail et l'éclo-
sion des germes. Il unit en lui les deux principes de la
90 LE CULTE d'aDÔNIS-TIIAMMOUZ
vie: il est bisexuel et androgyne. Il est à la fois Baal
et Baalath, dieu et déesse. Les Orphiques l'appellent Kouprj
xat Kôpoç\ En se lamentant sur sa mort, les femmes de
Byblos criaient: « Hélas! mon frère, hélas! ma sœur;
hélas ! mon seigneur, hélas ! ma seigneurie ! » Ce dua-
lisme sexuel n'est d'ailleurs pas spécial à Thammouz.
Dogme étroitement rattaché à celui de la résurrection, il
est, comme lui, commun à la plupart des religions orien-
tales. Dans la Haute-Asie, il est le premier dogme religieux,
et il éclôt en une idée sublime : la toute -puissance divine
se suffît à elle-même, la divinité se contemple en soi, elle
contient tous les principes générateurs et elle engendre
le monde. L'Inde etl'Egypte voient dans le lotus l'image
delà divinité créatrice. Plante mâle et femelle à la fois, le
lotus est le symbole le plus parfait de l'union mystique des
dieux. Dieu et la nature se confondent, puisque celle-ci
n'est que l'émanation de celui-là; mais il y a dans cette
dualité un principe actif et un principe passif, et le lotus
est l'image sacrée de cette union mystérieuse. Ainsi
s'explique le culte de cette plante que les dieux de
l'Inde et de l'Egypte portent à la main comme un gage
de vie immortelle.
Ce dualisme sexuel permet de comprendre aisément les
incestes symboliques que nous trouvons dans un grand
nombre de légendes. Osiris et Isis, frère et sœur, s'unis-
sent dans le ventre de leur mère, et, quand ils naissent à
la lumière, ils sont déjà à la fois époux et frères. La
légende d'Ammon-Ra et de Neith, en Egypte, celle de
Sémiramis et de Ninyas en Assyrie, celle de Zeus et
1. Hi/iiiiies Orp/ilciues, lvi (55).
LA SYMROLTQUE DU MYTHE ET DU CULTE 91
d'Héra en Grèce, présentent des mythes analogues. En
réalité, on peut aussi retrouver là l'influence d une coutume
fort en honneur chez la plupart des anciens peuples orien-
taux. L'inceste s'y pratiquait, non seulement entre les
dieux, mais aussi entre les mortels : il était d'un usage
courant d'épouser sa mère, sa sœur ou sa fille. Euripide
attribue cette coutume à toutes les nations étrangères :
« Telle est la coutume de toutes les nations étrangères :
le père épouse sa fille, le fils sa mère, la sœur son
frère \ »
Dans le mythe d'Adonis, c'est à une influence de cette
sorte qu'il faut rattacher l'histoire de l'origine du dieu, né
de l'amour de Kinyras et de sa fille Myrrha. A travers
cette légende, nous retrouvons l'Adonis androgyne des
Phéniciens, identifié à la déesse dont il est aimé. D'ail-
leurs, chez les Grecs, la passion d'Aphrodite pour Adonis
n'est qu'un souvenir atténué de l'image primitive. Et cette
Aphrodite elle-même, dans la plupart des villes méditer-
ranéennes, apparaît souvent avec le même caractère
bisexuel, qui se manifeste jusque dans ses statues et ses
images. Elle est, elle aussi, par suite de son union avec
Adonis, la déesse-dieu, enfermant en elle le double prin-
1. Euripide, Andromaque, v. 173 sq. Cet usage était notamment
très répandu chez les Perses. Voir à ce sujet : Clément d'Alexandrie,
Struinat., III; Sextus, H(/poti/poses pijrrhonieiincs, 1, 14; 111,24;
Tertullien, Apologétique, IX; Strabon, XV, c ui, § 20; Catulle,
Êptgrammes, 90; Athénée, lib. V; Quinte-Curce, lib. VIII, n, 19 ;
Agathias, lib. II; Plutarque, Fortune d'Alexandre, c. v; Hérodote,
III, 31 ; Philon le Juif, 2' traité de l'Examen des lois particulières ;
Eusèbe, Préparation èvangélique, lib. VI, c. x; Théodoret, Thérapeu-
tique; S. Jean Chrysostôme, De Virginitate, 8; S. Jérôme, Adr. Joci-
nianuin, 1. 11; iMinutius Félix, 31; Servius, ad ^En., v. 623 du
6' livre.
92 LE CULTE d'aDÔMS-THAMMOUZ
cipe delà vie, avec prédomiiiaïu'c du principe l'éminin, au
contraire d'Adonis, où domine le principe masculin. Les
statues de Gypre sont fort intéressantes à ce sujet.
Astarté y est représentée avec de la barbe au visage et un
membre viril \ symbole de la force fécondante et du
principe actif qui sont en elle ^ Renan, dans sa mission
de Phénicie', a découvert à Tyr une inscription phéni-
cienne où Astarté est désignée paj' des expressions essen-
tiellement masculines. Il rapporte à ce sujet le passage
suivant de Macrobe :
« Aterianus affirme qu'on trouve dans Calvus les mots
Pollentemque deuiii Venerem^ au lieu de deam. En Cypre,
il y a une statue de Vénus, ornée de barbe ; elle a un
vêtement de femme, un sceptre et une allure d'homme, et
on pense qu'elle est en effet homme et femme. Aris-
tophane l'appelle 'AçppoôtTOV. Lœvinus dit aussi Venerem
almum. Quant à Philochorus, il affirme que, pour offrir
un sacrifice à la Vénus lunaire, les hommes prennent des
vêtements de femme, les femmes des vêtements d'homme,
parce qu'on considère la divinité comme femme et homme
à la fois \ »
Symbole de l'union du Soleil et de la Terre, le mythe
d'Adonis se développe, jusque dans ses moindres détails,
conformément à cette idée première. Les jardins d'Ado-
nis en sont une expression populaire. Les plantes qui
1. Macrobe, SaturnaUa, III, 8; Servius, ad ÂLn., 11,62; Suidas,
V° 'AcppoStTy).
2. C'est de là sans doute qu'est née l'idée grecque d'Hermaphrodite,
sorte de déesse mâle, qui, comme l'Aphrodite paphienne, préside à la
fécondité (Pausanias, c. xix, § 2).
3. Mission de P/iénicie, p. 726 sq.
4. Macrobe, Saturn., I, 21.
La symbolique du mythe et du culte 93
poussent en quelques jours et se fanent avec la même
rapidité sont l'image du dieu mourant dans le resplendis-
sement de sa jeunesse. Le soleil parcourt les signes infé-
rieurs du Zodiaque, et Adonis abandonne Aphrodite pour
aller passer les mois d'hiver auprès de Perséphone. Adonis
meurt, blessé par le sanglier, privé de sa force virile, et
les prêtres se châtrent pour perpétuer l'image du dieu
dépouillé de son action créatrice. Cette pratique de la
castration parait d'ailleurs avoir été fort répandue dans
les religions antiques de l'Orient, et elle s'est perpétuée
jusqu'à nos jours, dans l'Inde par exem[)le et dans quelques
régions de l'Asie Centrale. Les anciens écrivains, même
les écrivains grecs, ne semblent pas s'être étonnés beau-
coup de cette coutume. C'est qu'en effet elle était presque
inévitablement inhérente aux mythes solaires, et les
prêtres d'Atys et d'Adonis, en se -dépouillant de leur
virilité, offraient ainsi aux foules l'image sanglante, d'un
réalisme ardent et barbare, de leur dieu privé de sa force
fécondante.
L'auteur du De Dea Syria nous a transmis une longue
et minutieuse description de ces fêtes sanglantes où,
dans une exaltation mystique toujours croissante, ce n'é-
taient pas seulement les prêtres, mais aussi un grand
nombre de spectateurs fanatisés, qui se châtraient et se
consa(U'aient à la divinité androgyne, mâle et femelle,
Adôiiis-Astarté '. La légende d'Adonis, malgré les alté-
rations qu'elle a subies, a d'ailleurs gardé des traces évi-
dentes de cette conception du mythe. Le sanglier frappe
et blesse Adonis aux parties génitales, car la cuisse n'est
1. De Dca Siji'io, §§ 51-5li.
94 LE CULTE D ADÔNIS-THAMMOUZ
ici qu'un euphémisme, dont on peut trouver d'autres
exemples dans la cuisse de Jacob, dans la cuisse de Zeus
donnant naissance à Athéna, et dans des mythes ana-
logues.
Adonis est donc la personnification divine de la puis-
sance solaire qui féconde le sol. Le phallus devient son
symbole, comme le cône devient celui d'Aphrodite à
Paphos. Les femmes de Byblos donnaient aux hommes
qui les avaient possédées durant les Adônies un phallus
symbolique. De même, dans les Jardins d'Adonis que font
encore les femmes en Sardaigne, ce même phallus rem-
plaça les petites idoles d'Adonis dont on ornait ces jardins.
En Phénicie, le dieu était glorifié en des phçillophories
somptueuses, où le culte ithyphallique se déployait dans
tout son éclat . Là encore, nous rejoignons les pratiques
religieuses de l'Inde, où le lingam de Siva représente
toutes les forces génératrices de la vie. En Egypte, le
culte d'Osiris possède aussi ce symbole phallique de la
puissance fécondante du soleil, qui s'atténue et meurt
pour renaître encore.
Toutefois, la conception de l'Adonis solaire n'est pas
tout entière enfermée dans cette simple image d'un dieu
principe de fécondité. Il faut aussi le considérer, comme
l'ont d'ailleurs considéré ses adorateurs, à la fois au point
de vue astronomique et calendaire et au point de vue
agraire et tellurique. Les Syro-Phéniciens ont en effet,
par une analogie toute naturelle, rapporté à leur dieu les
influences diverses et l'action multiple du soleil. Non
seulement le soleil est la source de toute fécondité, de
toute vie, non seulement il est l'àine, le principe vital des
A'éoi'éfation'^. dr>s moissons et des fruits, mais c'est lui
LA SYMBOLIQUE DU MYTHE ET DU CULTE 95
aussi qui détermine les alternatives de lumière et
d'ombre, la nuit et le jour, c'est lui qui fixe les saisons et
l'influence de chacune d'elles. Il n'est donc pas surpre-
nant de voir le mythe d'Adonis prendre, dans les mytho-
logues syriennes, un sens étroitement calendaire et zodia-
cal : « Les anciens nous ont indiqué l'idée mère du mythe
d'Adonis par celte remarque bien simple, c'est que Vénus
désigne l'hémisphère supérieur, et Proserpine l'hémis-
phère inférieur. Quand le soleil ou Adonis parcourt les
six signes inférieurs du Zodiaque, il est sous l'empire de
Proserpine ; à son retour aux signes supérieurs, il se
trouve dans celui de Vénus. De là la décision de Jupiter.
De même on disait en Egypte, d'Osiris ravi à son Isis,
(|u'il reposait dans les bras de Nephthys. Le sanglier qui
fait périr Adonis est l'hiver; l'âpreté de cette saison trouve
une image naturelle dans l'animal hérissé, qui d'ailleurs
se nourrit de ses fruits. Dupuis' donne aussi à la fable
d'Adonis un sens astronomique quelque peu différent.
Pour lui, Astarté est la planète de Vénus ; suivant les
idées des anciens, le soleil passe, chaque année, dans
l'hémisphère supérieur, lorsqu'il entre au signe du Tau-
reau, lieu de l'exaltation de la lune et domicile de la
planète de Vénus ^ ; en hiver, il passe dans l'hémisphère
inférieur, en quittant le signe de la Balance, autre domicile
de cette planète. Ainsi, les limites de la course solaire
1. Dupuis, Orif/ine (/('S Cnltcs, livre III, chap. xii, tome II.
2. « Dupuis, après avoir hésité longtemps entre la planète de Vénus
et la lune, souvent coniondues dans les persounificatious mythologiques,
liiiit par renoncer à sa première opinion en ce qui concerne Astarté, et
se détermine à voir exclusivement la lune dans cette Vénus, amante
d'Adonis, qui lui paraît identique avec Isis, portant comme elle les
cornes du taureau sur sa tète. » (Note de Ci'cuzer).
96 LE CULTE DADÔISIS-TIIAM.MOUZ
apj)aiiiennent également à Vénus, épouse crAdônis. ^lais
quand le soleil abandonne Thémispère supérieur, il entre
dans le Scorpion, domicile de ^lars, et qui a pour para-
natellon le sanglier d'Erymanthe : c'est Mars qui envoie
le fatal sanglier \ » Dès les origines de la légende, cette
conception calendaire du mythe d'Adonis est nettement
précisée. Les douze mois de Tannée sont divisés, selon
l'usage phénicien, en trois saisons de quatre mois cha-
cune : l'hiver, le printemps et l'été, dont l'action et la
durée sont déterminées par la présence ou l'absence du
dieu. Toutetois, certains auteurs affirment que l'action
solaire sur l'année était divisée en deux périodes égales
de six mois. « D'après les Phéniciens, Adonis passe six mois
sur la terre et six mois dessous », dit Cornutus^ Quoi
qu'il en soit, il est hors de doute que, plus que tout autre,
et même presque seul, le mythe d'Adonis offre, à côté de
sa signitication cosmogonique et tellurique, un caractère
tout spécial de culte zodiacal et calendaire, Dans toutes les
nations de race sémitique, un mois de l'année portait le
nom de Thammouz et était consacré aux fêtes et à la mé-
moiie du dieu.
C'est par ce caractère de cidte calendaire que s'explique
tout à fait l'épisode de la légende relatif au sanglier
envoyé contre Adonis par un dieu jaloux. Les Grecs attri-
buaient cette jalousie à Lamour d'Aphrodite pour le jeune
chasseur; c'était donc Ares, époux d'Aphrodite, (jui
envoyait le sanglier, ou, selon certaines légendes, qui
1. Creuzer-Guigniaut, Religions de l'antiquitc, volume II, 1^° partie,
chap. m, article 2.
2. Cornutus, De iiaiara Dcoruin, c. xxviu, p. 163 sq. (Édition
Osann).
LA SYMBOLIQUE DU MYTHE ET DU CULTE 97
revêtait lui-même cette forme anii)iale pour se venger de
son rival. En réalité, sous cette forme poétique, se cache
ridée primitive de Tété et du soleil succombant sous les
brumes de l'hiver. Le sanglier, qui donnait également son
nom à un mois de Tannée syro-phénicienne, représente
cette force ennemie, analogue au Typhon égyptien, (|ui
détruit Faction bienfaisante des chaleurs solaires. Malofré
la diversité des légendes qui nous montrent le sanglier
envoyé tantôt par Artémis, tantôt par Ares, tantôt par
Apollon, le caractère symbolique de Tanimal demeure le
même. Les Phéniciens l'appelaient alpha, c'est-à-dire le
sauvage, le cruel; c'était, à leurs yeux, l'animal ennemi des
récoltes, des fruits de la terre, et, par suite, des saisons
OLi mûrissent ces récoltes et ces fruits. La lutte de ces deux
puissances divines, dont chacune est alternativement vic-
torieuse et vaincue, est l'image des alternatives zodiacales
et des vicissitudes du soleil.
Cette force d'opposition, force de mal et de destruction,
se retrouve ailleurs. Dans la plupart des mythologies, on
voit, sous la forme de tel ou tel animal, apparaître la puis-
sance néfaste, meurtrière d'un dieu bon, et qui fait suc-
céder à la joie le trouble et la douleur. Dans les mythes
orientaux, c'est presque toujours le sanglier ou le porc
qui joue ce rôle, ce qui d'ailleurs en fait l'animal maudit,
dont il est interdit de manger la chair. Il faut signaler,
toutefois, une curieuse exception, relative précisément au
mythe d'x\dônis : sur le rocher sculpté de Ghineh, dans le
Liban, c'est un ours, et non un sanglier, qui attaque Ado-
nis. Dans la mythologie Scandinave, c'est également un
sanglier (jui blesse Odin. Chez les Siamois, Sommona-
kodoin, le dieu de la lumière, est tué j)ar un géant traiis-
7
98
LE CULTE D ADÔNlS-THAMMol/
formé en sanglier. Il ne faut pas oublier non plus que la
monture ordinaire du dieu japonais Mârissi (en sanscrit
Mârici) est le sanglier : ce dieu est le dieu de la guerre, Il
a même plus d'un rapport avec
le Mars occidental; c'est lui
qui, dans l'Inde, est la personni-
fication divine de la planète Mars
(en sanscrit Mangâla). En réalité,
dans toutes les traditions an-
'^ ti([ues, le porc joue un rôle
fort important : Movers en a
résumé les principaux traits
dans un passage que nous avons
reproduit en appendice.
Le sangliei", ainsi introduit
dans les légendes divines, conti-
nuait à figurer dans les céré-
monies rituelles. Près des
images d'Adonis mort, qu'on
exposait au cours des fêtes, on
plaçait souvent l'image du san-
glier. Au témoignage de Jean
Lydus, le deuxième jour du
mois d'avril, on immolait à Aphrodite des porcs sau-
vages, en mémoire de la mort tragique d'Adonis \
Symbole de l'action fécondante de l'été, Adonis devient,
par une identification plus précise, le symbole de la végé-
tation elle-même, des moissons, des fruits, des plantes.
Ce n'est pas sans motif que la légende a associé à la mort
ADONIS
Statuette en bronze (Cabinet
des Antiques)
1. Jean Lydus, De Mcnsibas
LA SYMHULIQLE L)L MVTHH: ET DL CULTE 99
d'Adonis des plantes symboliques comme l'anémone et la
laitue. Le rite des jardins d'Adonis suffît à lui seul pour
révéler cette conception nouvelle et logique du dieu :
« Adonis, dit Ammien-Marcellin, est un symbole des
fruits de la terre parvenus à leur maturité, selon ce qu'en-
seignent les religions mystiques'. » Les graines de blé, de
fenouil, de laitue, semées dans les vases des jardins
d'Adonis, germaient en quelques jours, et comme elles, le
dieu offrait aux lamentations des peuples la brièveté d'une
existence radieuse. C'est par là encore que s'explique le
caractère androgyne d'Adonis, qui, en même temps qu'il
féconde la terre et la couvre de sa force virile, se trouve
être cette terre elle-même, fécondée et mère. Comme les
grands dieux des mythologies primitives de l'Egypte, de
l'Inde et de l'Asie Occidentale il porte en lui le double
principe de la vie, les deux forces contraires, de l'union
desquelles naîtront le monde et les êtres.
Ainsi, de l'aspect multiple que présente ce mythe, des
formes, des conceptions, des rapports, des significations
innombrables qu'il enferme, de l'indécision même de
quelques-unes de ces conceptions et de ces formes, de ce
formidable entassement d'idées m3'stiques, édifié par des
civilisations et des races diverses, il devient possible de
dégager les tendances et les réalisations caractéristiques
du culte lui-même et la ligne conductrice de son dévelop-
pement historique et moral. Déjà la signification à la fois
solaire, calendaire et végétale de ce mythe fait prévoir
1. •< ... In solleranibus Adonidis sacris, quod simulacrum aliquod
esse frugum adultarum religiones mysticse doeent. » (Ammien-Mar-
cellin, Hist., XIX, l.j "Aôwvt; [jiv in-.vi ô 7.af,7rôç. (Jean Lydus, De
Mens Ut us.)
lOO LE CULTE DADÙMS-ïnA.M.MULZ
dans quel sens il se développera et quelles formes
rituelles il revêtira. Ses cérémonies, qui ne sont tout
d'abord que la célébration symbolique des phénomènes
naturels, prennent peu à peu un caractère plus spécial,
plus mystique, plus caché. Après la grande période phéni-
cienne, où toute la vie active du monde semblait se con-
centrer entre les rives de TOronte et le delta du Xil, le
culte d'Adonis, dispersé de port en port, d'île en île, revêt
bientôt l'allure mystérieuse, le caractère ésotérique de
certains cultes auxquels son mythe l'identifiait rapide-
ment. Déjà l'auteur du De Dea Syria nous représente les
cérémonies de Byblos comme une sorte de mystères ana-
logues à ceux d'Eleusis. On se faisait initier aux mystères
d'Adonis, comme, ailleurs, à ceux de Dionysos. C'est ce
qu'affirme catégoriquement l'auteur du De Dea Syria, qui
dit avoir subi lui-même l'initiation : « J'ai vu, à Byblos, un
grand temple d'Aphrodite byblienne, dans lequel on célèbre
des mystères en l'honneur d'Adonis; je me suis fait ini-
tier à ces mystères ' . »
■ C'est là, en effet, le caractère qu'a pris le culte adônique
à cette époque : les fêtes publiques n'en sont qu'une
parade extérieure et comme artificielle, sans que les fidèles
en comprennent toujours le sens philosophique ou reli-
gieux ; mais, au delà, le sens ésotérique, l'essence mythique,
pour ainsi dire, s'y cristallise dans la tradition rituelle des
prêtres. Dès lors, comme les mystères de la Diane
d'Éphèse, de la Cybèle d'Eleusis, de Bacchos, de Zagreus,
de Sabazius, comme les cultes secrets de Philae et de la
Haute-Egypte, le culte du dieu de Byblos est devenu une
1 . Df Dna Siir'w. ^ 6.
LA SYMBOLIQUE nU MYTHK ET DU CUl.TE 101
sorte de docLriiie |)liilosoplii(|ue el eo.siiiogoiiique qui pré-
tend conserver la signification première et essentielle du
mythe; et, d'autre part, à mesure que cette conception se
forme et s'accentue en prenant le caractère d'une tradition
supérieure et ésotérique, les fêtes d'Adonis se popula-
risent de plus, deviennent la grande célébi'ation religieuse
des peuples méditerranéens, qui semblent alors n'en plus
comprendre ni la signification ni le caractère primitifs , En
somme, il se produit à ce moment une sorte de divorce
dans le sein du culte lui-même : un double courant se mani-
feste, Fun ésotérique, qui est celui de la tradition sacrée,
l'autre populaire, qui est celui des fêtes. C'est là, d'ail-
leurs, un phénomène historique facilement explicable.
L'époque où apparaît et se précise cette divergence de
tendances est celle d'une renaissance philosophique d'une
nature particulière. Les Orphiques ont remis en honneur
les anciennes croyances, les anciens mythes, les légendes
des premiers temps de la Grèce, en leur donnant un carac-
tère profondément symbolique et mystérieux, en y enfer-
mant, sous des formes diverses, les sciences naturelles
des germes de la terre, des éléments, de la fécondation du
sol et de l'évolution des êtres. D'autre part, un courant
nouveau a porté vers Alexandrie le vieux génie philoso-
phique et poétique de la Grèce; au contact des religions,
des mœurs, des légendes mythiques de l'Egypte, il s'est
renouvelé et a pris un caractère plus subtil et plus mys-
tique. Enfin, sous la menace croissante des cultes étran-
gers, qui envahissent le monde grec et s'apprêtent à le
submerger, les formes religieuses léguées par l'époque
glorieuse de la Grèce, transmises par la tradition, se con-
centrent sur elles-mêmes, se replient et se ferment, pour
102 LE CULTE d'aDÔNIS-THAMMOUZ
s'opposer à la pénétration des dogmes nouveaux. Dans de
semblables conditions historiques, le vieux mythe adô-
nique devait naturellement, lui aussi, revêtir de plus en
plus ce caractère mystérieux et compliqué qui pouvait
seul le préserver de toute atleinte. En réalité, il n'a pas
suffi à le préserver tout à fait, et, comme les autres reli-
gions orientales, le culte d'Adonis s'est disloqué, puis
dissous, dans la grande élaboration d'idéologie mythique
d'où naîtront bientôt définitivement des formes synthé-
tiques et précises.
Renan a fort bien résumé cette évolution historique en
quelques lignes intéressantes : « D'abord naturaliste et
sensuel, dit-il, le culte d'Adonis, ou plutôt de Tammuz,
devint, à l'époque philosophique des Antonins, spiritua-
liste et symbolique. Ce fut la sanctification et l'idéalisa-
tion de la mort, tout un cycle d'idées fondées sur les
mystères d'une autre vie, en rapport avec les croyances
égyptiennes sur Osiris et Agathodémon. Le mouvement
de la philosophie néo-platonicienne, s"y compliquant d'un
retour sympathique aux vieux cultes indigènes, produisit
une renaissance religieuse et mystique, parallèle au
mouvement chrétien, et qui devait être fort hostile à ce
dernier \ »
Sous l'influence de son propre sens mythique, le culte
d'Adonis a pris, dès l'origine, aux yeux des populations
de l'Asie Occidentale, un caractère semblable à celui des
religions analogues de la Chaldée et de l'Assyrie. La con-
ception androgyne et tellurique d'Adonis imprime à ses
fêtes, aux rites divers de son culte, la même tendance qui
1. Renan, Mission de Phènicir, p. 215.
LA SYMBOLIQUE DU MYTHE ET DU CULTE 103
se manifeste dans les cérémonies babyloniennes, et, plus
tard, dans les mystères d'Eleusis et dans ceux de Bacchos.
Dans ces mystères, une puissance femelle particulière
représente l'union mystique d'oii sort la végétation univer-
selle ; comme elle, Adonis porte en lui cette semence de
vie d'où naissent toutes choses. Aussi est-il entre tous le
dieu adoré des femmes. De son caractère d'homme-femme,
de dieu-déesse, son culte a pris une teinte de mollesse et
de douceur, une sorte de tendresse voluptueuse s'épand
dans son mythe. L'amant d'Aphrodite est entouré de par-
fums et de fleurs, il resplendit de beauté et de jeunesse,
et, lorsqu'il meurt soudainement dans sa gloire, ce sont
les femmes qui le pleurent et qui l'accompagnent à sa
tombe. Elles sanglotent éperdùment durant les nuits, et
elles font au dieu un décor de chev^eux épars et de fleurs
languissantes. C'est leur dieu, plus que tout autre, et
seules, elles veulent pleurer sa mort et chanter sa résur-
rection. Aussi une grande langueur féminine passe dans
ce mythe, en est comme l'âme, l'empreint d'une mollesse
voluptueuse et enivrante. Les poètes chantent Adonis en
modulations plaintives et douces. Le son lamentable des
flûtes pleure la destinée fatale du dieu, et c'est toute une
mystérieuse douleur qui s'exhale en un chant grêle et
triste, où palpite l'âme attendrie des femmes. Cette impres-
sion caractéristique se dégage très nettement de la lecture
de YÉpitaphe (T Adonis de Bion, par exemple, ou même
de celle du chant de l'aède, dans l'idylle xv de Théocrite.
C'est là, d'ailleurs, un caractère d'autant plus remar-
quable que les nombreux mythes analogues à celui d'Ado-
nis n'ont pas subi la même évolution. Car, en dehors
des innombrables conceptions religieuses formées par les
104 LE CILTE d'aDÔMS-TIIAMMOUZ
transloniialloiis siiccfssivc's du ciillc (rAdùnis et par son
expansion sur les côtes méditerranéennes, il y avait, dans
l'Asie Occidentale, plusieurs religions locales dont l'idée
dominante offre une analogie précise avec le mvthe ado-
nique. Conçues et grandissant hors de son cercle d'action,
elles présentent une vie spéciale, qui leur est propre, et
lorsque quelques-unes d'entre elles se heurtent au dieu de
Byblos, elles sont déjà assez puissantes et assez formées,
sinon pour résister à l'influence nouvelle, du moins pour
ne pas disparaître devant elle, pour s'amalgamer avec
elle et parfois la modifier assez profondément. En Phénicie
même, les mythes de Dionysos-Zagreus et de Perseus
expriment, comme celui d'Adonis, une idée tellurique et
solaire : l'Atys phrygien, l'Adraste et le Phaéthon de la
mythologie grecque sont aussi des conceptions religieuses
analogues. Et pourtant, dans aucun de ces cultes divers,
pas plus que dans les mystères auxquels ils aboutissaient,
nous ne retrouvons l'évolution très marquée qui s'est pro-
duite dans le mythe d'Adonis, Les mystères de Dionysos-
Zagreus, de Cybèle et d'At} s demeurent sombres, revêches,
obstinément enveloppés d'une sorte d'épouvante divine.
Le culte d'Adonis, au contraire, quoique identique dans
son principe, quoique se renfermant lui-même dans un
ésotérisme particulier, s'épanouit, pour la foule des fidèles,
en des fêtes somptueuses, éclatantes, universelles, mêlées
de volupté et de sang. Au lieu de rester le domaine reli-
gieux d'une catégorie de prêtres et de fidèles fanatiques,
le culte adônique abonde en manifestations extérieures,
en cérémonies, en réjouissances, en fêtes de toutes sortes.
Le dieu de Byblos devient la divinité suprême du bassin
méditerranéen, et, au moment où s'écroule l'Olympe
L\ SYMBOLIQUE DV MYTHE ET DU CULTE 105
antique, il garde encore, pour les populations cpii Font
adoré, toute sa jeunesse et tout son charme.
Du cœur même de ce mythe est né tout un mouvement
à la fois philosophique, religieux et social, dont Tempreinte
profonde a marqué le monde ancien. Le Thammouz aux
formes innombrables a exercé sur la civilisation orientale
une action continue et puissante. Plus qu'aucun autre dieu,
il a gardé, au milieu des évolutions des peuples, son carac-
tère tvrannique et dominateur, et cette force d'influence
qui n'a cessé de se répandre et de façonner à son gré les
mœurs, les idées, les arts des races sémitiques et des races
aryennes. C'est pour cela qu'on ne saurait examiner avec
trop d'attention les idées cosmogoniques et philoso-
phiques qui ont concouru à former son mythe et qu'on
ne saurait trop rechercher les tendances ethniques et
sociales qui en ont déterminé le développement et la
marche. Entre le jeune chasseur grec aimé d'Aphrodite
et le Doumouzi ])abylonien, il y a place pour tant de
formes, pour tant d'idées, pour tant de crovances et de
symboles, que seule, l'intelligence complète des significa-
tions profondes du mythe peut en déterminer les rapports.
Mais le symbole une fois brisé, le sens mis à nu, c'est
dans les manifestations cultuelles qu'il convient mainte-
nant de suivre le mouvement et les vicissitudes de cette
forme religieuse. Après en avoir compris l'âme, nous en
comprendrons mieux la vie extérieure et l'action multiple.
DEUXIÈME PARTIE
LES FÊTES D'ADONIS
CHAPITRE PREMIER
LE RÔLE HISTORIQUE DES ADONIES
Si le culte d'Adonis-Thammouz, après s'être délivré des
obscurités de son mythe primitif, est devenu rapidement,
non seulement sur la côte phénicienne, mais dans toutes
les régions de l'Asie Antérieure et de l'Europe Orientale,
une sorte de religion commune, acceptée et comprise de
tous les peuples, c'est surtout par ses fêtes, solennelles
célébrations du dieu, que cette propagation a pu se déve-
lopper sans trop d'obstacles. C'est, en effet, surtout par
leurs manifestations extérieures, par leurs cérémonies
rituelles, que les cultes frappent l'imagination des hommes
et s'imposent à eux. Ces formes sensibles, plus ou moins
grandioses, plus ou moins brillantes, revêtent, aux yeux
des fidèles, quelque chose de la majesté et du caractère
de la divinité, et déterminent, par une conséquence natu-
relle, la place de cette divinité elle-même dans l'adoration
et le respect des peuples. Dès lors, on peut aisément com-
prendre quelle influence, quelle action prépondérante
devaient exercer sur l'imagination ardente des foules orien-
tales ces fêtes d'Adonis, qui, par leur éclat^ leur solennité
et leur durée, surpassaient toutes les autres manifes-
tations religieuses du monde antique. Dans tous les pays
108 LES FÊTES d'aDÔNIS-THAMMOUZ
OÙ était parvenu le culte du dieu, depuis U;.s montagnes
de la Haute-Asie jusqu'aux Iles Baléares, les Adônies
avaient peu à peu acquis ce caractère de fêtes prédomi-
nantes que les Phéniciens leur avaient donné dès l'ori-
gine. Elles traînaient avec elles, dans les lamentations
des flûtes, l'âme même de l'antique et radieux Thammouz,
et elles en répandaient le mythe sacré dans les nations
les plus diverses et les plus lointaines. Inséparables du
culte lui-même, c'était par elles qu'il se révélait, gran-
dissait et triomphait, dans une sorte de magnificence,
malgré les influences contraires, et l'on ne peut guère
imaginer quel destin obscur et étroit eût été celui du
dieu de Byblos, si le cortège bruyant et éclatant de ses
pleureuses, de ses courtisanes et de ses prêtres n'avait pas
célébré la commémoration régulière de sa passion, de sa
mort et de sa résurrection.
Les Adônies de Byblos sont célèbres entre toutes.
C'est là la ville sainte d'Adonis, près du fleuve aux eaux
sanglantes, la ville centrale vers laquelle convergeaient
tous les courants mythiques de la Syrie et de la Phénicie,
où les peuples accouraient pour prendre part aux solen-
nités. Ce port de Phénicie présentait le double aspect
d'une ville commerciale où vivait toute une population de
marchands et de marins, et d'une ville religieuse, peuplée
de temples vénérés, pleine de souvenirs et de légendes
mythologiques, et où, chaque année, une foule immense
se pressait pour assister aux fêles du Thammouz. Le fleuve
Adonis, qui se teignait de sang et marquait ainsi la
mémoire de la mort du dieu et la date à laquelle le deuil
commençait, était pour ces foules mystiques le miracle
évident qu'elles venaient contempler et vénérer. A l'ho-
LE RÔLE HISTORIQUE DES ADÔNIES 109
1-izon, s'étageaieiit les hauteurs sombres du Liban, et les
forêts mystérieuses où Ton racontait qu'Adonis était mort
formaient un décor austère et religieux à la ville sacrée.
Avec les navires phéniciens, les Adonies passèrent la
mer, envahirent les îles, et bientôt, dans tout le bassin
méditerranéen, à des époques fixes, une même fête se
célébrait dans le deuil et dans la joie. Dans TAssyrie, dans
TAsie-Mineure, dans la Judée, dans FEgypte, à Cypre,
dans les îles grecques, et jusque sur les côtes occiden-
tales de la mer, un même enthousiasme, un même délire
soulevait les foules. Ce fut vraiment la conquête pacifique
du monde. De port en port, le long de la côte méridio-
nale de l'Asie-Mineure, puis d'ile en île, à travers l'Archi-
pel, les chants de deuil traînaient leurs rythmes doulou-
reux et voluptueux. Certaines villes étaient célèbres par la
magnificence de leurs Adônies ou par certaines particu-
larités du culte. A Antioche, sur TOronte, ces fêtes avaient
un éclat spécial : c'est dans c'ette ville que Julien, arrivant
pour y préparer son expédition contre les Perses, fut salué
par les lamentations de toutes les femmes qui célébraient
bruyamment la mort d'Adonis. A Elymaïs, on nourrissait
des lions dans un temple célèbre d'Adonis \ et cet usage
n'est peut-être pas sans rapport avec l'espèce de fusion qui
s'était opérée, précisément dans la région d'Elymaïs, entre
le culte d'Adonis et d'Aphrodite et celui d'Atys et de
Cybèle, à laquelle, comme l'on sait, les lions étaient tra-
ditionnellement consacrés. A Sestos, en Thrace. il sem-
blerait, à en croire Musée, que les Adônies eussent été
parmi les plus brillantes du monde grec. L'auteur de
1 vElian., Hist. uniinaliuin, XII, 33.
i 10 LKS FÈTKS DVDÔNIS-THAMMUL/
Héro et Léaiidre affirme qu'on y venait de Cypre, de
(^ythère, de Phrygie, et même du Liban : « Bientôt revint
le jour solennel oii dans Sestos on célèbre Adonis et
Aphrodite. De toutes parts se rendirent à cette fête sacrée
les peuples qui habitaient les îles que la mer couronne ;
ils arrivaient, les uns d'Emonie, les autres des rivages de
Cypre. Aucune femme ne demeura dans les villes de
Cythère : ceux qui dansent au sommet du Liban parfumé,
les habitants de Phrygie, ceux d'Abydos, ville voisine, tous
vinrent à la fête \ » Il faut certainement faire ici la part de
l'exagération et de l'emphase poétiques; mais il n'en reste
pas moins ce témoignage formel que, même dans les villes
de la Thrace, les Adonies avaient un éclat assez grand pour
attirer un nombreux concours de peuples. A Jérusalem,
où Salomon avait introduit le culte d'Astarté et des divers
dieux phéniciens, les femmes passaient les nuits, selon le
rite, à pleurer sur Thammouz le long de la muraille du
temple ^ Faut-il rappeler encore les Adônies de Cypre,
alors que cette île tout entière semblait un vaste sanctuaire
du dieu de Byblos, celles d'Alexandrie, si étroitement
liées à celles de Phénicie, comme le culte d'Osiris s'était
lié à celui d'Adonis, celles enfin des côtes grecques, celles
d'Athènes? En réalité, pendant plusieurs siècles, il n'était
pas une ville de quelque importance qui n'eût reçu, soit
dans sa tradition primitive, soit mêlé à des éléments étran-
gers, le culte d'Adonis, et, par suite, la coutume de ses
fêtes. Par la signification même de son symbole, à la fois
large et puissante, le culie d'Adonis ne heurtait aucun
des usages religieux des peuples voisins et se prêtait, au
1. Musée, Hèio et Léandi-e, v. 42-50.
2. Ézéchiel, vni, 14.
Le rôle HJSTOIUQLE DES ADOMES 1 il
contraire^ aux adaptions les plus diverses. C'était en
quelque sorte le point moral où pouvaient se rencontrer et
se mêler des courants d'idées, de civilisations et de races,
à un moment où les événements historiques précipitaient
la décomposition de l'ancien monde en le morcelant et le
reformant. A ce moment, l'Orient tout entier connaissait
Adonis : « Dans un grand nombre de villes, dit Julius
Firmicus, s'est prolongée jusqu'à nos jours la coutume
déplorable de pleurer Adonis, considéré comme 1 époux
de Vénus \ » Les villes de l'Hellespont, du Péloponèse,
de la Grèce Continentale, des îles, suivaient les mêmes
usages et célébraient la même fête.
Mais, dans ce culte universel, trois villes surtout, par
leur situation géographique et leur importance historique,
religieuse et politique, semblent marquer les trois grands
foyers des fêtes d'Adonis : Byblos, Athènes, Alexandrie.
Dès l'origine des siècles, Byblos est la ville sacrée d'Ado-
nis : la légende du dieu et l'histoire de la ville se confon-
dent; et, même à travers les premiers siècles chrétiens,
Byblos demeure le centre de ce culte, le lieu marqué du
souvenir et de l'esprit du dieu, à ce point que les nou-
velles doctrines philosophiques ou religieuses, l'évhémé-
risme ou le christianisme, ne pourront qu'après de longs
siècles en effacer les traces. C'est donc là, plus qu'en tout
autre lieu, une tradition mémorable et respectée : le
fleuve Adonis, le temple, les monts du Liban concouraient
à donner aux fêtes de Byblos une réalité mythicjue j)lus
précise et plus vivante. Au temps où le culte d'Adonis,
après s'être installé dans les Iles de l'Archipel et sur les
1. Julius Firmicus, De crrure profan. rcliij., cité par Movers, Die
l'hôni^iof, tome I", chap. vu.
112 LKS FÊTES u'aDÙNIS-THAMMOUZ
côtes ioniennes, pénètre dans la Grèce proprement dite et
s'établit, avec tout son cortège oriental, au cœur môme de
l'Attique, Athènes le reçoit et le célèbre à son tour. Sans
doute, la célébration de ces fêtes fut laissée, à Athènes,
aux femmes, et plus spécialement aux courtisanes et aux
prêtresses d'Aphrodite, et les Adônies n'y ont jamais pris
le caractère d'ime fête nationale; mais le seul fait de
l'introduction et du maintien des Adônies parmi le peuple
grec, si glorieux de ses propres cultes et si inditférent aux
cultes étrangers, du moins à l'épocpie où sa mythologie
est définitivement fixée, montre la puissance d'extension
et la marche irrésistible des fêtes du Thammouz phénicien.
Enfin, au moment où la civilisation grecque abandonne
une terre et un peuple qui semblent épuisés de trop
d'efforts et de trop de gloire, émigré dans les îles, et,
déplaçant son centre même, l'établit au delà de la mer, à
Alexandrie, c'est dans cette ville que nous retrouvons
encore les fêtes adôniques, aussi vivantes et plus éclatantes
que jamais.
Ainsi, dans la Grèce, dans la Phénicie et dans l'Egypte,
le culte et les fêtes d'Adonis, sous des formes variables,
mais pénétrées d'une idée religieuse toujours idenlicpie,
se sont enracinés dans la foi et dans la tradition populaires.
A Athènes et à Alexandrie, comme à Byblos, les Adônies
sont devenues un usage fidèlement suivi, une fête célébrée
en grande pompe, une sorte de coutume nationale. Ces
trois villes, centres de trois civilisations différentes, s'unis-
sant pour la célébration d'une môme fête et l'adoration
d'une même divinité, tout en donnant chacune au culte et
aux cérémonies l'empreinte de son propre génie, niôleni
ainsi trois vies différentes, trois caractères ethniques
LE RÔLE HISTORIQUE DES ÂDÔ>'IES J 13
presque opposés, dans une idée commune et dans un
mythe fondamental. C'est un spectacle étrange et à peu
près unique dans l'antiquité que celui de ces trois civilisa-
tions si diverses dans leurs origines, dans leurs marches
et dans leurs conceptions de la vie, venant ainsi se rejoindre
et s'unir dans une forme religieuse. En réalité, c'est là un
des effets les plus remarquables de ce syncrétisme qui a
envahi le monde ancien, au moment où les races sémi-
tiques et aryennes, où les nations de l'Europe et de l'Asie
Occidentale, mises en contact permanent par le commerce
ou par les guerres, ont échangé leurs dieux en même
temps que leurs richesses et leurs sciences. Une sorte de
confusion s'établit alors entre les mythes et les légendes
religieuses des divers peuples, et chacun d'eux croit retrou-
ver ses propres divinités dans les divinités analogues des
peuples voisins. Les mythologies se pénètrent l'une l'autre,
des éléments étrangers modifient les récits primitifs, et
de ces multiples combinaisons syncrétiques sortent des
dieux, non pas nouveaux en eux-mêmes, mais rajeunis par
des formes et des caractères nouveaux et pour ainsi dire
cosmopolites, ce qui leur permettra de voyager de nation
en nation, sans qu'aucune d'elles puisse les renier tout à
fait. C'est ce phénomène qui, en se produisant pour le
mvthe d'Adonis, a facilité la propagation de son culte et
de ses fêtes jusqu'aux extrémités du bassin méditerranéen.
Et cette sorte de combinaison syncrétique, imprimant
au culte d'Adonis le caractère universel et commun des
grandes théogonies primitives, n'est ni artificielle ni
momentanée ; elle ne consiste pas dans une apparence
plus ou moins réelle, dans une juxtaposition, sans raison
et sans logi({ue, d'éléments divers; elle est au contraire
8
Il4 LES FÊTES d\vI>ÔNIS-THAMMOL/
profonde, essentielle, venue de Tâme même du m^'^the.
Les croyances telluriques des populations agricoles, les
mythes solaires, les souvenirs et les récits légendaires
des civilisations antérieures et des premiers efforts
humains se fondent ici dans un dogme unique, réalisé lui-
même sous une forme expressive et large; et ainsi cons-
titué, ce dogme, par la force même de toutes les tendances
religieuses qui ont concouru à le former, acquiert une
puissance et une influence souveraines sur les peuples,
qui peuvent tous y retrouver quelque trace de leur
propre génie national. Chez la plupart d'entre eux, cette
influence se révèle dans toutes les formes de leur dévelop-
pement : dans leur philosophie, dans leur histoire sociale,
dans leurs usages et dans leurs mœurs. Et, comme le
mythe d'Adonis est essentiellement solaire, c'est dans le
calendrier de ces peuples qu'on en trouve les vestiges les
plus précis. Le calendrier syro-phénicien et le calendrier
hébreu portent un mois du nom de Thammoiiz^ qui corres-
pond à juillet^ et qui formait le quatrième mois de Tannée
syro-chaldéenne, commençant elle-même à Féquinoxe du
printemps, et le dixième mois de l'année syro-macédo-
nienne, dont Tisri (octobre) était le premier. A Paphos,en
Cypre, un mois était appelé Aôos^ un des noms d'Adonis.
A Séleucie, le mois Adoiilsios tombait à l'automne et
correspondait à août et septembre.
Toutefois, malgré ce mois consacré à Adonis, il est
difficile de déterminer d'une façon exacte l'époque des
Adônies. La question est très controversée, et les docu-
ments historiques qui pourraient la résoudre présentent
des affirmations et des témoio-na2:es contradictoires. A
Byblos, la fête devait commencer avec la saison des pluies,
LE HÔLt; HISTOIUQLE DES AUÔMES 115
qui détrempaient la terre rougeàtre des rives du fleuve
Adonis et semblaient ainsi Tensanglanter, — c'est-à-dire
vers la fin d'octobre ou le commencement de novembre.
Pourtant le voyageur Maiindrell fut témoin du phénomène
le 17 mars', et Renan au commencement de février*. A
Cypre et dans un grand noml^re de villes, la fête de deuil
commençait à l'équinoxe d'automne — 23 septembre — et
la fête de la résurrection huit jours après — l*"" octobre.
Or, dans le calendrier syro-macédonien, le 1^"" octobre
étant le premier jour de l'année, les Adônies étaient célé-
brées durant les huit derniers jours de l'année, et cette
date serait confirmée par les témoignages d'Ammien-
Marcellin', déclarant que les Adônies se célébraient à
Antioche après l'entier accomplissement de l'année, et de
Théocrite, qui met dans la bouche d'une aède ces paroles
significatives : « Après le douzième mois, les Heures aux
pieds délicats ont ramené Adonis des bords de l'Akhé-
rôn*. )) C'est encore à l'appui de cette même opinion
que vient s'ajouter un autre texte d'Ammien-Marcellin,
qui nous rapporte que l'empereur Julien arrivant à An-
tioche à l'automne, pour y passer l'hiver et préparer son
expédition contre les Perses, entendit à son entrée dans
la ville les lamentations des Adônies'. De son côté, l'au-
teur du De Dea Syria affirme que les grandes fêtes
syriennes — et il s'agit là évidemment des Adônies —
1. Maundrell, Fo//o^(', p. 57-58. '
2. Mission de Phcnicir, p. 283.
3. « Evenerat autem iisdem diebus annuo ciirsu complcto Adoiiia
ritu veteri celebrari. . . » f^Ammien-Marcellin, Hist., XXII, 9.)
4. Théoci'ite. Ich/lles, XV, v. 102-10.3.
5. Aimui(Mi-Marcellin, Histoii-rs, XXII, 9.
116 LES FÊTES d'aDÔNIS-THAMMOUZ
avaient lieu au commencement du printemps: « Mais de
toutes les fêtes que j'ai vues, dit-il, la plus solennelle est
celle qu'ils célèbrent au commencement du printemps.
Les uns rappellent le bûcher, et les autres la lampe '. »
Une troisième opinion, basée sur de nombreux témoi-
gnages, place Tépoque des Adônies au solstice d'été.
Maimonide' affirme qu'elles se célébraient le premier
jour du mois de Thammouz. Le mois de Thammouz, com-
paré au calendrier grégorien, commençait le 25 juin et se
terminait le 24 juillet, ce qui place alors la date des Adô-
nies au commencement de l'été. Saint Jérôme est égale-
ment fort affirmatif : «Au mois de juin, on célèbre la mort
du beau jeune homme, amant de Vénus, qui, dit-on,
ressuscita ensuite ; on donne son nom à ce mois de juin,
et on y célèbre pour lui une fête anniversaire'. » Il
n'est peut-être pas inutile de rappeler que les Sabéens,
d'après le Fihrist el-Ulihn, célébraient, dans le courant du
mois de Thammouz, une fête nommée El-Buqàt, au cours
de laquelle les femmes pleuraient sur la mort du dieu
Tâ-Uz\
C'est, en tous cas, en été que les Adônies avaient lieu
en Grèce, et en particulier à Athènes, car il ne paraît pas
possible de justifier l'opinion de Corsini^, qui estime
que les Adônies d'Athènes étaient célébrées au début du
printemps, concordant ainsi avec l'époque que l'auteur du
1 . De Dea Syria, 49.
2. Maimonide, III, 20.
3. Saint Jérôme, Commentaire sur Ezèchiel, livre III (Ezéchiel,
VIII, 14).
4. Chwolsohn, Die Ssahicr und dcr Ssabismus, tome II, p. 27.
5. Fasti Attici, tome II, p, 298-299.
LE RÔLE HISTORIQUE DES ADÔNIES 117
De Dea Syrla iixe aux ièLes syiieiiiies. 11 siiKil, en effet,
de juxtaposer et de confronter deux textes, également
précis, de Thucydide et de Plutarque, pour s'en con-
vaincre. Thucydide^ rapporte qu'Alcibiade partit en été
pour son expédition de Sicile ; Plutarque^ raconte que
ce départ s'effectua au milieu des lamentations et des
sanglots des femmes, qui célébraient les fêtes d'Adonis.
Platon^ et Théophraste* rapportent aussi que c'était dans
cette saison de l'été qu'on semailles «jardins d'Adonis' ».
Comment concilier tant d'opinions différentes? Faut-il
en conclure que les Adônies ne se célébraient pas à la
même époque chez tous les peuples, ou faut-il admettre
qu'il y avait chaque année plusieurs célébrations des
fêtes d'Adonis ? C'est à cette seconde explication que
s'est arrêté Movers, qui pense qu'une double conception
d'Adonis avait dû créer deux fêtes distinctes : l'une ayant
lieu au printemps, en l'honneur du dieu jeune et beau
qui va périr dans l'été trop brûlant, l'autre à l'automne,
en l'honneur du dieu des fruits, victime de l'hiver. « Plu-
sieurs raisons, dit-il, font croire à l'existence de deux et
même de trois fêtes différentes d'Adonis : la première
vers la fin du printemps, la deuxième à l'automne, et la
troisième — du moins à une époque postérieure — à la
fin de l'année. Si l'on ne croit pas — avec raison du reste
— que les fêtes de divers dieux syriens ou phéniciens
soient ici confondues, on trouve donc plusieurs manières
1. Thucydide, Histoires, VI, 30.
2. Plutarque, Nicias, xiii; Alcibiade, xviii.
3. Platon, Phèdre, Lxi.
4. Théophraste, Hist. Plant., 11b. VI, cap. vu.
5. Sur les Jardins d'Adonis, voir : Hesj^chius, 'ASmviSoç -/.r^Tioi. ; Meur-
sius, Grœcia ferata lib. I, tome III; Platon, Phèdre, lxi..
118 LES FÊTES d'aDONIS-THAMMOUZ
de comprendre Adonis : 1" c'est un dieu du printemps
(pii succombe sous la chaleur ardente de Tété oriental et
le perfide simoun ; 2" c'est un dieu de l'automne, dont
l'activité cesse au début de l'hiver; 3° c'est un dieu de
l'année qui meurt à la fin de chaque année pour renaître
au commencement de l'année nouvelle. Cette dernière
conception d'Adonis, considéré comme dieu de l'année,
ou plutôt comme le soleil de l'année, conception qu'ex-
prime nettement Théocrite: « Après le douzième mois, les
Heures aux pieds délicats te ramènent Adonis, des bords
de l'intarissable Akhérôn\ » ressort surtout de l'obser-
vation suivante : les Adônies syriennes étaient célébrées
à Antioche, d'après Ammien-Marcellin, vers la fin de
l'année, aniiiio cursu compléta, et, comme nous l'avons
déjà dit, vers la fin de l'année orientale, c'est-à-dire vers
l'équinoxe d'automne, ce qui nous ramène au mythe
qui place Adonis pendant la moitié de l'année — de
l'équinoxe du printemps à celui d'automne — chez
Aphrodite, et pendant la seconde moitié — de l'équinoxe
d'automne à celui du printemps — chez Perséphone^
Comme Adonis mourait le 23 septembre et était pleuré
pendant sept jours, le huitième jour, c'est-à-dire celui de
sa résurrection, tombait précisément le premier Tisri ou
octobre, premier jour de la nouvelle année syrienne, qui
était célébré partout par des cris de joie. On est donc
autorisé à croire que cette résurrection d'Adonis le
premier jour de l'année représentait le rajeunissement du
soleil après le cours d'un an. C'était donc tout simple-
1. Théocrite, IdijUcs, XV, v. 103.
2, Macrobe, Saturnalia, I, 21; Cyrill. Alexandr., tome II, p. 275.
LE RÔLE HISTORIQUE DES ADÔNIES 119
ment une fête de l'année, qui commençait avec le deuil à
la fin de Tan et se terminait dans l'allégresse au début de
l'année nouvelle, où l'idée de la mort et de la résurrec-
tion du dieu du soleil donnait lieu au deuil et à la joie ^ »
Movers a condensé avec beaucoup de précision et de
logique les témoignages et les preuves morales que Ton
peut alléguer pour démontrer soit l'existence d'une fête
d'Adonis au printemps, soit celle d'une autre fête à l'au-
tomne. Faut-il en conclure, comme il le fait lui-même,
qu'Adonis était célébré deux fois, à deux époques distinctes
de l'année, en deux fêtes de cérémonies et de conceptions
différentes ? Nous ne le pensons pas.
En réalité, si l'on examine avec quelque attention la
signification symbolique du mythe d'Adonis, on en vient
vite à se convaincre qu'elle peut évoquer soit l'idée de
la mort du printemps sous les ardeurs brûlantes de l'été,
soit celle de la mort de l'été et des fruits de la terre dans
l'âpreté de l'hiver. Quant au sens purement calendaire,
auquel Movers semble donner tant d'importance, il semble
|)liis juste de penser qu'il a été juxtaposé, à une époque pos-
térieure, à l'une des deux idées précédentes. Il est hors de
doute, si l'on prend pour témoignages les fêtes d'Athènes
et les textes de Platon, de Théophraste, de saint Jérôme
et de tant d'autres, qu'une partie du monde ancien a
considéré Adonis comme la personnification même du
printemps. Jeune et beau, présidant à l'éclosion des
semences, à l'épanouissement de la vie, victorieux des
ombres qui le retenaient dans les domaines souterrains,
Adonis représente bien le printemps sous sa forme la
1. Movers, Die Phônùicr, tome I", ehap. vu.
120 LES FÊTES d'aDÔNIS-THAMMOUZ
plus expressive el la plus gracieuse. « Adonis, dit Gui-
gniaut, était par-dessus tout, en Orient comme en
Occident, le dieu jeune et beau du printemps, le dieu
moissonné dans sa fleur ; il dut être, en Phénicie ou
à Babylone, l'un des membres d'une triade divine,
composée avec lui du dieu viril de l'été, fort et ter-
rible, funeste ou favorable tour à tour, répondant à la
fois à Mars, à Hercule, à Apollon, et du dieu vieilli,
du dieu caché de l'hiver, Cronos ou Saturne, se reti-
rant en lui-même et recueillant ses forces épuisées
pour des générations nouvelles. Ce furent là, selon toute
apparence, trois formes différentes et corrélatives du
même grand dieu solaire et planétaire, de Baal ou
Bélus, formes représentant les trois grands pouvoirs de
la nature et les trois saisons de l'année, formes impli-
quées par le mythe même d'Adonis tel que le racontait
Panyasis. C'est là en même temps ce qui explique qu'Ado-
nis, incarnation de la divinité révélée non seulement sous
des formes mais à des degrés divers, ait pu être regardé
tour à tour comme le dieu du printemps, le dieu de
l'agriculture et le dieu suprême, comme le soleil dans
son influence bienfaisante sur la terre et sur ses produc-
tions, ou comme le principe même de la lumière et de la
vie\ » Personnification du printemps. Adonis s'efface
dans les tempêtes brûlantes de l'été. De même que le
fenouil, l'orge et la laitue semés dans les pots d'argile de
ses jardins, le jeune dieu mourait sous l'action dévorante
d'un soleil trop ardent!
1. Creuzer-Guigniaut, Religions de l'Antiquité, note de Guigniaut,
dans le tome II, p. 922,
LE RÔLE HISTORIQUE DES ADÔNIES 121
D'autre part, les diverses circonstances des fêtes de
Byblos et d'Antioche, les textes très précis d'Ammien-
Marcellin, de Théocriteetde Macrobenous présentent une
tout autre idée dWdônis. Personnifiant la force fécondante
et active du soleil, il est le dieu protecteur des moissons
et des fruits de la terre, il répand sur toutes choses la
chaleur et la vie solaires. C'est donc Fhiver, qui sera,
pour ainsi dire, son meurtrier, c'est sous la brume et le
froid de la nouvelle saison qu'il succombera. Cette image
LA MORT d'adonis (Montfaucon)
concorde d'ailleurs avec l'idée que les anciens attachaient
au sanglier, qui pour eux symbolisait la force mauvaise
et destructive de l'hiver : en racontant qu'Adonis avait
péri sous la dent d'un sanglier, c'était cette conception de
l'été succombant à l'approche de l'hiver, qui se présentait
naturellement à l'esprit des foules'.
C'est pour concilier ces deux conceptions que Movers
a supposé l'existence d'une double fête d'Adonis, célébrée
1. Macrobe, Satumalia, I, 21.
122 LKS FÊTES d'aDÔNIS-THAMMOUZ
à la fin du printemps et à Tautomne. L'hypothèse est ingé-
nieuse et n'a rien (rinvraisemblable. Elle expliquerait
môme avec raison la plupart des contradictions des
écrivains anciens à ce sujet. Mais il faut remarquer
qu'aucun des nombreux textes que nous possédons,
à quelque époque de l'année qu'ils placent les Adô-
nies, ne fait une allusion, si discrète soit-elle, à une
double fête d'Adonis. Tous s'accordent au contraire
pour désigner sous ce nom une fête unique, et d'autant
plus solennelle qu'elle ne se célébrait qu'une fois chaque
année. D'autre part, si l'on admettait l'explication de
Movers, il serait bien surprenant que l'usage ne se fût
pas répandu — et cela dès la plus haute antiquité — de
distinguer les deux fêtes l'une de l'autre, et de désigner,
sous des dénominations spéciales, les Adônies du prin-
temps et celles de l'automne. Mais tous les auteurs anciens,
même les plus explicites, restent muets sur cette question,
et aucun d'eux, pas plus d'ailleurs que les considérations
tirées des usages populaires ou de l'étude du mythe lui-
même, ne nous permet d'adopter la conclusion de Movers.
Si un historien aussi amoureux de logique et de préci-
sion que ]Movers a pu en arriver à une hypothèse pure-
ment gratuite, c'est qu'il semble bien en effet que celte
question exige, pour être résolue d'ime façon satisfai-
sante, des documents historiques que nous ne possédons
pas. On pourra discuter indéfiniment et opposer les uns
aux autres des textes également catégoriques, on n'arri-
vera en somme qu'à édifier des hypothèses plus ou moins
plausibles, parmi lesquelles celle de Movers demeurera
encore la plus raisonnable et la plus vraisemblable . A
défaut d'indications plus claires, il faut donc s'en tenir aux
LE RÔLE HISTORIQUE DES ADÔ^'IES 123
renseignements que nous fournissent les anciens, et sans
y voir plus qu'il ne s'y trouve, déterminer d'après eux,
non pas l'époque des Adônies en général, mais les dates
diverses auxquelles elles se célébraient, suivant le lieu et
le temps. La seule conclusion logique et à peu près cer-
taine que l'on puisse en effet tirer des textes anciens,
c'est que les fêtes d'Adonis ne se célébraient pas à la
même époque dans toutes les villes. Acceptons donc la
date de l'automne pour les Adônies de Byblos, d'An-
tioche, d'Alexandrie, etc., puisque des témoignages
formels nous la proposent, et d'autre part acceptons de
même la date de Tété pour les Adônies d'Athènes et des
pays grecs. Bien que ses fêtes eussent conservé l'idée
essentielle du mythe adônique, il est en effet fort pro-
bable qu'en s'adaptant aux mœurs et aux religions des
peuples étrangers, en entrant dans des mythologies bien
différentes de sa mythologie originelle, le dieu de Byblos
modifiait quelques-uns de ses caractères mythiques et se
prêtait, par sa nature même, à des conceptions nombreuses
et variables. Considéré sans doute à l'origine comme le
Baal solaire et suprême, d'où découlent toute force, toute
vie et toute volonté créatrice, il a fort bien pu, en péné-
trant en Grèce, abandonner quelques-uns de ses traits qui
ne convenaient pas à la mythologie hellénique, et devenir
ainsi, par une transformation peu profonde et toute
naturelle, le dieu gracieux et léger du printemps. De là
une chronologie différente pour ses fêtes, une date nou-
velle en conformité avec le symbole nouveau. Les Athé-
niens auraient ainsi pris l'habitude de célébrer la mort
d'Adonis vers le commencement de l'été, et au moment
où l'influence grecque envahit les îles et les rivages de
124 LES FÊTES d'aDÔNIS-THAMMOUZ
l'Asie, cet usage aurait peu à peu pénétré dans plusieurs
villes orientales. Telle est, semble-t-il, la seule solution
possible de cette ténébreuse question. D'ailleurs, s'il y a
certainement eu, dans la célébration des fêtes d'Adonis,
des variations de dates, déterminées par des circonstances
spéciales, il est de même certain que ces variations n'ont
en rien altéré l'idée maîtresse du culte, et que, fêté à
l'automne ou au printemps, Adonis garde, aux yeux des
divers peuples, le môme symbole solaire, tellurique et
zodiacal qu'il présente dès l'origine.
11 ne faut en effet jamais oublier, dans l'étude du culte
d'Adonis, que son extension continue le destinait fatale-
ment à des modifications incessantes, à des transformations,
peu importantes sans doute, mais par cela même d'autant
plus nombreuses et plus fréquentes. Car ce n'est pas
seulement dans l'époque des fêtes, mais aussi dans leur
durée que nous trouvons des usages différents. Bien que
ce point semble plus clair et moins complexe que le pré-
cédent, il faut admettre, là aussi, une certaine prédo-
minance des coutumes locales et une adaptation étroite
de ces coutumes au thème religieux d'Adonis. Un ancien
usage de l'Orient, communément adopté dans la Judée,
dans l'Egypte, dans la Syro-Phénicie, en Cypre et dans
les îles phéniciennes, fixait à sept jours le temps pendant
lequel on pleurait les morts \ On pleurait donc Adonis
pendant ce même temps, car on s'appliquait à rendre au
dieu les mêmes honneurs funéraires qu'aux mortels
illustres. Ce temps de deuil était encore déterminé à
Byblos par une autre raison. Le deuil y commençait le
1. Gen., L, 10; Sam., xxxi, 13 ; Judith, xvi, 29. — Heliodor.
yËthiop., VII, 11. — De Dea St/ria, 52-53. — Ammien-Mareellin, XX, 1.
LE RÔLE HISTORIQUE DES ADÔMES 125
jour oii les femmes crAlexandrie jetaient dans la mer une
tète de papyrus, qui , naviguant pendant sept jours, et sui-
vant la route parcourue par le coffre antique d'Osiris,
venait fidèlement aborder sur la côte de Byblos, C'est ce
que nous rapporte Tauteur du De Dea Syria : « Tous les
ans, dit-il, il vient d'Egypte à Byblos une tête qui nage
sur les flots pendant sept jours ; les vents la poussent par
une puissance mystérieuse ; elle n'est jamais emportée
d'un autre côté, et elle ne manque jamais d'arriver à
Byblos. C'est une vraie merveille, qui arrive chaque année,
et dont je fus témoin lors de mon séjour à Byblos, où
j'ai vu cette tète faite de papyrus'. » Dans d'autres
auteurs-, au lieu d'une « tète de papyrus », X£(paX7] jSuêXtVT),
il est question d'un vase de terre dans lequel étaient
enfermées des lettres « écrites sur du papyrus », èv:i(jTokàç
jSuêXîvaç, et annonçant qu'Adonis était retrouvé. Cette tête
ou ce vase, recueilli à Byblos par les fidèles, devenait dès
lors le symbole du dieu ressuscité : le deuil se terminait
pour faire place à la joie de la résurrection. Ce deuil de
sept jours est d'autre part assez en conformité avec le
caractère solennel et excessif des fêtes orientales et par-
ticulièrement des Adônies. Mais on peut penser que
lorsque le fanatisme ardent des antiques fêtes du Tham-
mouz se fut affaibli, lorsque ces cérémonies religieuses
n'apparurent plus que comme une sorte de manifestation
extérieure et de parade symbolique, la longueur de ce
deuil s'abrégea, même à Byblos. A Athènes et à Alexan-
drie, la double fête de la douleur et de la joie se célébrait
1. De Dea Syria, 7.
2. Cyrill. Alexandrin., Coimneiu. in Isaiain ; Procope de Gaza,
Ad Isd.iaiii, cap. ii.
i26 LES FÊTES D AUÔMS-THAMMOL/
en deux jours. Dans la plupart des villes de TOrient, les
Adônies, d'après les premières coutumes, se célébrèrent
longtemps encore pendant huit jours, durant lesquels les
plantes des jardins d'Adonis, par leur germination, leur
épanouissement et leur mort, constituaient le symbole
entier de la vie brève du dieu. Antioche, Elymaïs, Perge,
les villes de la Pamphylie, de Rhodes, de Gypre et de
Crète semblent avoir, sur ce point, suivi les usages syro-
phéniciens. Les Adônies, toujours considérées, dans la
Grèce proprement dite, comme des fêtes étrangères et
réservées seulement aux femmes, et plus spécialement aux
courtisanes et aux prêtresses d'Aphrodite, avaient gardé
en Asie leur caractère de fête suprême et solennelle. Là,
pendant sept jours, à Jérusalem comme à Byblos, dans
les vallées de l'Oronte et du Jourdain, et le long des
rivages de la mer, les femmes pleurent le dieu bien-aimé,et,
comme Isis, l'épouse éplorée, elles cherchent son cadavre
pour l'entourer de leur amour et le ramener à la vie.
Et si l'on songe à l'immense concours de peuples qui
affluaient à Byblos, à Antioche, à Alexandrie, pour la célé-
bration des Adônies, si l'on considère surtout quel
caractère ardent et fanatique leur avait donné l'exaltation
sans mesure de ces foules qui retrouvaient dans leur dieu
mort et ressuscité toute leur histoire et tout le cycle
mythique dont les figures merveilleuses peuplaient leurs
imaginations d'enfants, si l'on imagine toutes ces foules
pleurant et se lamentant dans les rues, et mêlant aux
bruits de la mer le retentissement de leurs sanglots, on
comprendra quelle grandeur tragique enveloppait ces
fêtes, quelle impression aiguë et poignante devait s'en
dérraçrer, et on trouvera moins invraisemblables les pra-
LK RÔLE HISTORIQUE DES AUÔMES 127
tiques sanglantes et les voluptés sans limites qui y
régnaient. Et quand, au premier jour de l'année —
l^"^ tisri ou octobre, — qui marquait la fin du deuil, cette
douleur se changeait en une réjouissance universelle, la
même violence qui s'était manifestée dans le deuil se
manifestait dans la joie, et par là s'accentuaient plus pro-
fondément encore le contraste des deux parties de la fête
et le symbole du mythe lui-même. C'est là que se con-
dense non seulement le caractère spécial d'un peuple,
mais aussi le caractère plus général de tout l'Orient
antique. Cette ivresse extérieure, tumultueuse, exaltée,
qui déborde en des manifestations sans fin, enferme toute
l'âme orientale, à la fois profonde et ingénue, voluptueuse
el mystique. Le dieu Adonis, mort, comme Melkarth, dans
ime sorte de sacrifice de lui-même, abandonnant la vie
et la joie pour en enfermer c symbole et la promesse, en
même temps que lui-même, ('ans le cœur et l'esprit des
hommes, puis ressuscitant des ombres de la mort et rap-
portant une nouvelle vision de beauté et de fécondité, est
assurément la personnification divine la plus réelle, la
plus vivante, des aspirations et des rêves dés peuples de
la Méditerranée orientale et des plaines de l'Asie Moyenne.
Ce qu'il représente, dans les variations de sa destinée et
les alternatives de sa gloire, c'est la palpitation même de
ce monde antique, qui se trouve ici comme incorporé à
son dieu, et c'est pour cela que, vivant de sa vie et
mourant de sa mort, ce monde tout entier manifeste, avec
tant de force, sa douleur et sa joie, dans les fêtes écla-
tantes, où se renouvelle, chaque année, le symbole
mystique, la mort et la résurrection d'Adonis.
CHAPITRE 11
LA CÉLÉBRATION DES ADONIES
« L'originalité de la religion phénicienne est surtout
dans le caractère violent et passionné de ses rites et dans
les contrastes qu'ils présentent, A des scènes de luxure
comme celles qui se répétaient sans cesse dans les parvis
du temple d'Astarté succédaient, à bref délai, les funèbres
accès d'une dévotion barbare et les immolations meur-
trières qu'ils provoquaient. Pour ne pas parler de ce que
nous trouverons en Grèce, comme les âmes sont ici
moins douces et les sentiments moins tempérés qu'ils ne
l'étaient en Egypte! C'est que les Phéniciens étaient sur-
tout des commerçants et des marins; il n'y avait point de
place dans leur vie pour cette culture littéraire et philo-
sophique ni pour ces jouissances de l'art qui élèvent
l'esprit, qui attendrissent et qui modèrent les cœurs. Ces
âmes, toujours tendues par l'âpre désir et par l'inquiète
espérance du gain, avaient de brusques détentes: à peine
échappées au péril de la mer, elles se jetaient dans le
plaisir avec emportement; puis, assouvies et reposées,
elles se redonnaient tout entières au souci des affaires '! >i
Les fêtes religieuses de Phénicie, qui marquaient une
trêve de quelques heures au négoce d'une ville ou d'un
peuple, prenaient en effet, par cela même, un caractère
1. l'eiTot et Chipiez, Histoire de l'Art dans [' antiquité, tome III,
p. 75-76,
La célébration des adônies 129
d'autant plus violent et plus excessif. Délivrés des soucis
de leur besogne journalière, ces marchands se précipi-
taient dans les fêtes avec une sorte de fureur fanatique, et
leurs manifestations religieuses en revêtaient une nature
et un éclat spéciaux. Voilà ce qu'il ne faut pas oublier si
l'on veut se faire une idée exacte des fêtes phéniciennes
d'Adonis. Les textes sont unanimes à nous représenter
celles de Byblos comme des cérémonies d'une magnifi-
cence et d'une solennité incomparables. Tout nous porte
à croire en effet que, dans ce centre même du culte adô-
nique, les fêtes du dieu étaient célébrées avec une pompe
sans égale et un déploiement tout oriental de manifesta-
tions diverses et bruyantes, (^uand le fleuve Adonis se
teignait du sang du dieu mort, les femmes de Byblos se
racontaient entre elles que le chasseur divin venait d'être
frappé par le sanglier, et dans toute la ville le deuil com-
mençait. C'était la période des lamentations, des plaintes,
des sanglots et des cérémonies funèbres. Les femmes
parcouraient les rues en se frappant la poitrine; elles
cherchaient Adonis et l'appelaient. Elles se lamentaient sur
lui et criaient : « Hélas! mon seigneur; hélas! ma sei-
gneurie, » pleurant à la tois le dieu et la déesse, xoûp'/j
xaL y.ôpoç, enfermés dans le même symbole. Pendant les
sept jours que durait ce deuil tumultueux, une sorte de
frénésie les agitait, et elles épuisaient toutes les formes de
la douleur. Les cheveux épars, les robes flottantes et sans
ceinture, elles sanglotaient, pendant les nuits entières,
sur le seuil de leurs portes ou le long des murailles des
temples ' . Pour accentuer davantage la signification de ce
1. Cf. Ezéchiel, vui. 14.
130 LES FÊTES d'aDÔNIS-THAMMOUZ
deuil où, en pleurant Adonis, on pleurait la mort de toute
force et de toute fécondité, les rapports conjugaux eux-
mêmes étaient interrompus, comme en témoigne ce texte,
cité par Movers : « Cumque suos célébrant ritus his esse
diebus se caslos memorant. — Pendant le cours des fêtes,
ils ont soin de demeurer chastes. » C'était là, d'ailleurs,
une coutume très répandue, La continence, l'abstinence
et le jeune étaient observés, en de fréquentes occasions,
comme un témoignage de deuil. Ainsi, chez les Sabéens,
les femmes qui célébraient la fête du dieu Tâ-Uz et qui
se lamentaient sur sa mort, ne se nourrissaient, pendant
tout le cours des fêtes funèbres, que de fruits séchés, et
devaient rigoureusement s'abstenir de farine moulue'.
Ces sacrifices et ces privations se traduisaient^ dans les
Adônies, par un usage très fidèlement observé : beaucoup
de femmes, en signe de deuil, se rasaient la tète et fai-
saient au dieu le sacrifice de leur chevelure. Celles qui
ne consentaient pas à ce sacrifice étaient tenues de se
prostituer, pendant toute une journée, aux étrangers
venus à Byblos pour participer aux fêtes : « Les femmes
qui ne veulent pas sacrifier leur chevelure, dit l'auteur du
De Dea Syria, payent une amende qui consiste à prostituer
leurs charmes pendant une journée. Les étrangers seuls,
du reste, ont droit à leurs faveurs, et le prix du sacrifice est
offert àVénus".» C'était là, d'ailleurs, une coutume en usage
dans toute l'Asie Moyenne et répandue jusqu'en Cypre.
1. Chwolsohn, Die Ssabicr uiid der Ssabisimis, tome II, p. 27.
2. De Dea Sijria, Q. A ce sujet, cl'. Hérodote, Clio, cxix; Justin,
livre XVIII, chap. v; — Athénée, livre XII, § 11; — Élien, Hlst. Dii\,
livre IV, 1; — Pomponius Mêla, liv. I, chap. vni; — Valère-Maxime,
II. V], 15.
LA CÉLÉBRATION DES ADÔNIES l31
Le deuil se continuait donc au milieu de ces pratiques
diverses. Chaque jour, les prêtres conduisaient des danses
funèbres au son de l'antique et grêle flûte phénicienne,
nommée ytyypaç, d'un des noms d'Adonis. Dans ces céré-
monies funéraires, l'exaltation des foules montait à un
tel degré, revêtait un tel caractère de fanatisme ardent
et sanglant, que de nombreux fidèles, enivrés par les par-
fums, les chants et les musiques, et surtout par le contact
même d'une frénésie semblable, se mutilaient et se châ-
traient pour rappeler la mort tragique du dieu, mutilé et
châtré lui-même par les défenses du sanglier. D'ailleurs,
les prêtres de l'hermaphrodite Adonis, comme ceux du
dieu analogue Atys, étaient châtrés, représentant ainsi,
jusque dans leur chair torturée, le mystère de la passion
douloureuse de leur divinité. C'étaient les Galles sacrés,
parmi lesquels prenaient place ceux qui, au cours des
fêtes, s'étaient infligé le même supplice ^ .
Pendant les premiers jours du deuil, on dressait, en divers
endroits de la ville, et aux abords des temples, des catafal-
ques funéraires sur lesquels était placée l'image d'Adonis
mort. Autour de ces catafalques se déroulaient toutes les
cérémonies en usage dans les funérailles : les chants, les
plaintes, les présents funèbres. Le dernier jour du deuil,
on envoyait à Adonis les offrandes que, selon la coutume
orientale, on faisait aux morts : « Quand il y a assez de
plaintes et de larmes, ils envoient des présents funèbres à
Adonis, en sa qualité de mort '. » Puis venaient, en grande
pompe, les funérailles mêmes du dieu. On emportait
1 . Voir, pour tout ce qui a rapport aux mutilations et aux Galles,
le De Dea Syria, 27, 50-53.
2. Dr Dca S[/ria, 6.
132 LES FÊTES d'aDÔNIS-THAMMOU/
l'image d'Adonis, suivie d'un immense cortège de pleu-
reuses, de prêtres et de fidèles, vers le lieu de sa sépul-
ture. C'était, d'ordinaire, un caveau souterrain ou une
sorte de grotte : on y déposait le dieu, au milieu des
lamentations de la foule, et l'on en refermait l'entrée.
Cette image du dieu, à laquelle on rendait les mêmes
devoirs qu'à un cadavre, était le plus souvent une statue
en bois, comme en témoigne ce passage d'Ammien-
Marcellin : « Des cadavres simulés par des statues de bois,
peintes avec soin, de sorte qu'elles ressemblaient à des
corps ensevelis \.. » Sur cette statue, on avait marqué
et on montrait aux assistants la blessure du dieu : « On
montre aux assistants le meurtrier et la blessure ■'. » On
représentait, près du cadavre, le sanglier meurtrier
d'Adonis: «C'est Mars, en effet, qui, sous la figure et
l'apparence d'un sanglier, a frappé le jeune dieu \ »
Cette statue de bois était lavée et parfumée, comme un
cadavre. On répandait sur elle des parfums et des
aromates, on l'enveloppait de linges fins et de bande-
lettes de laine.
En réalité, tous ces soins donnés à l'image d'Adonis
n'avaient pas seulement pour but d'honorer le jeune dieu
mort : il y avait là aussi un souvenir des soins que la Baa-
lath éplorée avait, disait la légende, prodigués à Adonis
blessé. On ornait le cercueil d'Adonis d'anémones et
de roses, parce que ces fleurs étaient mêlées au récit
tragique de sa mort et qu'elles étaient, disait-on, nées de
1. Ammien-Marcellin, XIX, 1.
2. Julius Firmicus, De Errorc profan. rclig., p. 14.
3. Julius Firmicus, ibidem.
LA CÉLÉBRATION DES ADÔNIES 133
son sang\ D'ailleurs, jusque dans les moindres détails
de ces cérémonies funèbres, on s'efForçait de rappeler,
d'évoquer, avec la plus minutieuse précision, les diverses
circonstances de la tradition mythologique. La chasse du
dieu, sa blessure et sa mort, les soins et la douleur de la
déesse, les mille épisodes qui se rattachaient à ces don-
nées essentielles, tout se retrouvait dans les dispositions
et la célébration des fêtes. C'est en mémoire de la Baa-
lath douloureuse, analogue en cela à l'isis égyptienne et à
la Cybèle phrygienne, que les femmes de Byblos, au début
du deuil, cherchent Adonis et le demandent à tous les
échos. Dès lors, le cercueil du dieu devient Timage du
coffre dans lequel, racontait-on, la déesse l'avait enfermé,
détail analogue encore à celui du coffre où Typhon avait
enfermé Osiris et quTsis avait retrouvé à Byblos ; de même,
les lamentations des femmes, les soins qu'elles donnent
au cadavre divin, la castration des prêtres, tout cela avait
pour but de rappeler quelque point spécial de la concep-
tion mythique ou du récit légendaire. Il est donc néces-
saire de ne néglig-er aucun des détails extérieurs de ces
fêtes, d'autant plus intéressants et plus importants qu'ils
se retrouvent, facilement reconnaissables, dans les pra-
tiques de TAsie-Mineure et de la Grèce,
Les bruyantes démonstrations par lesquelles se mani-
festait le deuil n'ont rien qui doive étonner. C'était l'usage
oriental de pleurer les morts avec toutes les marques exté-
rieures d'une tumultueuse douleur. Dans les repas de
deuil qui avaient lieu à cette occasion — et qui se retrou-
1. Aî!J.a pôûov t;-/.tî'., -ri Sk Sâzp-ja -.vi àvîixojvav. — « Le sang enfante la
rose, les larmes enfantent l'anémone ». (Bien, Idylles, I, Épitaphe
d'Adonis, v. 66.)
134 LES FÊTES d'aDÙNIS-THAMMOUZ
vaient aussi aux fêtes funéraires d'Adonis — , les convives
se répandaient en pleurs et en gémissements. On sait
aussi quel rôle important jouaient les pleureuses des cor-
tèges funèbres. Cet usage, généralisé dans tout l'Orient,
se trouve déjà relaté dans les textes les plus anciens.
Movers cite ce texte biblique, relatif précisément à une
fête de Thammouz à Babylone : « Dans les maisons des
dieux, les prêtres sont assis, les vêtements déchirés, les
cheveux et la barbe coupés, la tête nue ; ils hurlent et
crient devant leurs dieux comme on le fait à un repas de
deuil \ » D'autre part, il est facile de concevoir que les
usages qui, primitivement, étaient propres aux Adônies,
se répandirent bientôt dans les fêtes quotidiennes en
l'honneur des morts. On en était venu à célébrer, dans la
plupart des funérailles, et plus spécialement dans les
funérailles des jeunes hommes, dont la destinée pouvait
rappeler celle d'Adonis, de véritables Adônies. Voici la
description que donne Ammien-Marcellin d'une fête de
ce genre célébrée en l'honneur d'un jeune homme : « Les
hommes, groupés par tentes et par manipules, passèrent
les sept jours suivants en banquets entremêlés de danses
et d'hymnes lugubres en l'honneur du jeune héros. De
leur côté, les femmes éclataient en gémissements et en
sanglots, et se frappaient la poitrine en s'écriant que
l'espoir de la patrie avait été tranché dans sa fleur, imitant,
dans les démonstrations de leur douleur, les prêtresses
de Vénus quand elles célèbrent les fêtes d'Adonis, sym-
bole mystique de la reproduction des biens de la terre '. »
1. Cité par Movers, Die Phôniziei\ liv. I, chap. vu.
2. Ammien-Marcellin, Hist., XIX, 1.
LA CÉLÉBRATION BES ADÔNIES 135
Dans les cérémonies funéraires, on répétait la lamen-
table plainte qui, à l'origine, ne pouvait s'adresser qu'à
Adonis, l'appellation de « frère et sœur », de « dieu
et déesse », qui ne convenait qu'au dieu androgyne,
confondu avec sa Baalath : « Hélas! mon frère; hélas! ma
sœur; hélas! mon seigneur; hélas! ma seigneurie! »
criait-on dans les Adônies. C'est avec la même lamenta-
tion que se célébraient les fêtes funèbres des Hébreux et
des autres peuples de la Syro-Phénicie : « C'est pourquoi,
dit Jérémie, voici ce que dit le Seigneur à Joachim, fils de
Josias, roi de Juda : Ils ne le pleureront point, en disant :
Ah! frère malheureux! Ah ! sœur malheureuse! Ils ne le
plaindront point en criant : Ah! prince déplorable! Ah!
grandeur bientôt finie^ ! »
Ainsi fêté par sept jours de lamentations et de deuil
public, le dieu Adonis, descendu au tombeau, en sortait,
le jour suivant, pour être l'objet d'une seconde fête, mais
celle-ci toute de joie et de triomphe. Le matin du hui-
tième jour, les femmes de Byblos se rendaient sur le port
et venaient y recueillir la tête de papyrus jetée dans la
mer à Alexandrie et qu'un courant avait poussée jusqu'à
Byblos. C'était un souvenir fidèle de la légende d'Osiris
dont le culte s'était rapidement mêlé à celui d'Adonis.
Osiris, par la trahison de Typhon, avait été enfermé dans
un coffre de bois; et ce coffre, jeté dans le Nil et entraîné
jusqu'à la mer, avait, après une navigation de huit jours,
abordé à Byblos, où, miraculeusement conservé dans le
tronc même d'un tamaris, il avait été retrouvé par Isis ^
1. Jérémie, xxii, 18.
2. Voir Plutarque, De Iside et Oriside.
136 LES FÊTES d'aDÔînIS-THAMMOUZ
En mémoire de cet événement, les femmes d'Alexandrie
jetaient à la mer une tête de papyrus, symbole du dieu,
et cette tète venait aborder à Byblos, où on la recueillait
avec vénération et où elle devenait Fimage du dieu
retrouvé, de l'Adonis ressuscité \ Celte cérémonie, dans
laquelle Adonis et Osiris avaient tous deux leur part d'hon-
neurs, avait fait croire à une partie de la population
de Byblos que leur Adonis n'était autre chose que FOsiris
égyptien. C'est ce qu'explique l'auteur du De Dea Syria :
« Quelques habitants de Byblos, dit-il, prétendent que
FOsiris égyptien est enseveli chez eux, et que le deuil et
les orgies ne se célèbrent point en l'honneur d'Adonis,
mais que tout cela s'accomplit en mémoire d'Osiris. Je
vais dire comment ils semblent avoir raison. Tous les ans,
il vient d'Egypte à Byblos une tète qui nage sur les flots
pendant sept jours. » L'arrivée de cette tête à Byblos y
marquait le commencement de la fête de joie. De même
qu'à l'époque du deuil, les femmes, en se rencontrant, s'é-
taient demandé les unes aux autres où était caché Adonis,
de même maintenant elles s'abordaient en s'annonçant la
résurrection du dieu, coutume qui s'est conservée jusque
dans les rites chrétiens, puisque, au jour de Pâques,
c'était par une parole toute semblable : « Resurrexit Do-
minus! n que se saluaient les fidèles. On disait qu'Adonis
était ressuscité et qu'il revivait : « Le jour suivant,
ils racontent qu'il est vivant et ils le placent dans le ciel *. »
Saint Jérôme dit de même ; « Ils célèbrent chaque année
sa fête commémorative, au cours de laquelle les femmes
1. De Dea Syvia, 7. Voir aussi Cyrill, Alexand., Comment, in
Isaïam; Procop. Gaz., ad Isaiam^ cap. ii.
2. De Dea Syria, 6.
LA CÉLÉBRATION DES ADÔNIES 137
le pleurent comme mort et ensuite le chantent et le glori-
fient comme ressuscité '. » Alors, autant le deuil avait été
bruyant, autant la joie Tétait à son tour. La foule célébrait
la victoire de son dieu sur les ombres, et chantait des
hymnes en son honneur. Ainsi se complétait le symbole
solaire, image de toute la révolution astronomique de
l'année. La mort d'Adonis avait été la figure de la mort
de Fastre, car, chez les anciens, la disparition du soleil
était regardée comme sa mort. A leurs yeux, les éclipses
n'étaient autre chose que la mort même du soleil : « Le
soleil du ciel mourut, » dit Homère -. En sortant du tom-
beau, Adonis ramenait donc avec lui la lumière et la cha-
leur, sources de toute vie, et c'était ce principe de fécon-
dité et d'amour que la population de Byblos adorait en
lui. Les réjouissances et les fêtes orgiastiques ne connais-
saient plus de limites, et dans cette journée d'ardente
joie, où se retrouvaient toutes les formes de la volupté,
c'était la fête même de la vie qui se déroulait. Cette sorte
de « dies natalis solis invicti » marquait ainsi l'exaltation
suprême de la fête, en même temps que sa fin.
Telles étaient, dans leur ensemble, les Adônies de
Byblos, ainsi que nous les montrent les textes anciens.
C'était aussi par des cérémonies semblables, avec quelques
variations de détails, qu'elles étaient célébrées en Cypre,
à Antioche et dans toute la Syrie. Pour trouver des modi-
fications plus importantes, il faut pénétrer jusqu'en Grèce.
A Lesbos, à Cythère et dans la plupart des îles grecques,
à Argos, à Corinthe, à Athènes, et dans beaucoup d'autres
1. Saint Jérôme, Coinmentawe sur É<cchiel (liv. VIII, 14), livre III
2. Homère, Odyssée, XX, v. 35.
138 LES FÊTES d'aDÔNIS-THAMMOUZ
villes du continent, les Adônies sont devenues une fête
traditionnelle dès les premières relations commerciales
de la Grèce et de la Phénicie. Partout cette fête nous est
présentée comme une fête du deuil, marquée par les
plaintes et les lamentations bruyantes des femmes.
Vers laXLlV^ olympiade, Alcéede Mytilène connaissait
Adonis et ses fêtes : « 0 Kythérée, il est mort, le bel
Adonis; lamentez-vous, jeunes filles, et frappez vos
poitrines ^ ! »
A la même époque, et dans la même ville, Sapphô' le
chantait aussi. A Argos, au témoignage de Pausanias, des
fêtes semblables avaient lieu^ Vers le v® siècle, les Adô-
nies avaient pris rang parmi les principales fêtes athé-
niennes. Les écrivains grecs font de fréquentes allusions,
non seulement au dieu, mais aussi à diverses pratiques
de ses fêtes. Aristophane cite les Adônies en même temps
que les Panathénées et les fêtes d'Hermès :
« Et nous célébrerons en ton honneur les grandes
Panathénées et toutes les fêtes des autres dieux, les mys-
tères d'Hermès, les Diipolies, les Adônies"... »
Au mois de Scirophorion — juin-juillet — , les femmes
d'Athènes semaient dans des pots de terre ou dans des
vases, ordinairement peu luxueux, quelques graines,
qui, sous l'influence de Tété, germaient en peu de jours.
C'était du fenouil, du blé, de la laitue, des anémones. Ces
plantes n'étaient pas choisies au hasard. Le blé symbo-
1 . Alcée, Fragment XXXIV, édit. Matthise, p. 70.
2. Sapphô, Fragment LXII.
3. Kai Ttaptoûffiv àat'-v oty.-/i|ji.a k'vôa xov "ASwvtv ai yyvaïy.s; 'Apyctwv ôS-jpovTai
(Pausanias, "EUaSoç IleptriYriaiç, liv. II, C. XX, 6).
4 . Aristophane, *I1 Elp-ow), vers 418-420.
LA CELEBRATION DES ADÔNIES
139
lisait l'Adonis protecteur des champs et image lui-môme
des moissons et des fruits de la terre. Certains textes
nous représentent même Adonis comme le symbole divin,
non de toutes les productions de la terre, mais spécia-
lement du blé. On choisissait aussi la laitue, parce que,
FEMME PORTANT UN JARDIN D ADONIS
Peinture de Pompéï
disait-on, c'était sur un lit de laitues qu'Aphrodite avait
couché Adonis mourant'. D'autre part, on attribuait à la
laitue une action déprimante sur la puissance génératrice,
et elle trouvait dès lors une place naturelle dans cette fête
d'un dieu privé de sa force créatrice. L'anémone était
consacrée à Adonis ; on la disait née de son sang % et cette
fleur que le vent, selon les anciens, développait et flé-
1. On donnait à la laitue le nom d''AgwviV,;.
2. Selon d'autres auteurs, l'anémone était née des pleurs d'Aphrodite
(Bion, Idylles, I, v. 66).
140
LES FETES D ADONIS-TH.VMMOUZ
ti'issait avec une égale rapidité', devenait, elle aussi, une
image du jeune dieu. Mais la fleur propre d'Adonis est
celle connue sous le nom à\Adonis sestivalis. nommée
vulgairement la goutte de sang. Elle croît en Grèce, en
Italie, et dans quelques autres contrées. Elle aussi, on la
disait née du sang d'Adonis ou, selon d'autres, des pleurs
d'Aphrodite. On attribuait aussi à la rose une origine
semblable*.
Ces jardins d'Adonis — 'Aôwvt^oç x^ttoi — s'épanouis-
saient et dépérissaient en huit jours, et cette brièveté avait
donné naissance à un proverbe populaire\ On disait
« éphémère comme les jardins d'Adonis d, et c'est pour
une comparaison de ce genre que Platon rappelle, dans le
Phèdre., cet usage des jardins d'Adonis.
(( Un jardinier intelligent^ qui aurait des graines
auxquelles il attacherait du prix, et qu'il voudrait voir
fructifier, s'aviserait-il sérieusement de les semer en été
dans les jardins d'Adonis pour avoir le plaisir de les voir
devenir de belles plantes en huit jours ; ou bien, si jamais
il le faisait, ne serait-ce pas en manière d'amusement ou
à l'occasion de la fête d'Adonis? Mais pour celles dont il
s'occuperait sérieusement, sans doute il suivrait les règles
de l'aariculture, et les sèmerait dans un terrain conve-
nable, et il se contenterait de les voir éclore huit mois
après les semailles*. »
Au milieu des plantes on plaçait souvent de minuscules
1. Pline, Hist. natur., XXI, 23, 94.
2. Bion, Idylles, I, Èpitaphe d'Adonis, v. 66.
3. Zénobius, Centur., I, n° 49 ; Diogen., Ccntur., n"14; Suidas,
V° àzapTiÔTEpo;-
4. Platon, Phèdre, lxi.
LA CELE'^RATIO>' DES ADONIES
141
ADOMS MOKT
Statuette en terre cuite de Toscanella
slaliieltes du dieu. Les pots de terre et les vases, dès (jue
les graines avaient été semées, étaient [)lacés sur les
toits' ou devant les portes des maisons, afin d'être exposés
au soleil, dont la chaleur activait Téclosion des plantes.
Près d'eux on mettait
des statues du dieu,
plus ou moins gran-
des, et faites de cire
ou de terre cuite-. Il ^ ^ ^^
nous reste quelques- » . i\ t\V>C^s-^v=^'' ^ \< ^r.-\
unes de ces statues, i>?^7^^^
mais fort peu en com-
paraison de l'énorme
quantité d'images de
ce genre qui s'expo-
sait chaque année. Cette disparition est facilement
explicable. Ces statues, faites de matières peu précieuses,
étaient destinées à être jetées, à la fin des fêtes, dans les
fontaines, les fleuves ou la mer. Le plus souvent, elles
représentaient Adonis mourant, blessé à la cuisse, et
tenant encore à la main ses armes de chasseur'. Quand, à
l'expiration delà fête, venait le moment des funérailles, ces
statuettes, de même que les jardins d'Adonis, étaient portées
dans les cortèges, avant d'être jetées dans les fontaines^
1. Aristophane, Li/sistrata, v. .389; La Paix, v. 412.
2. PlniSirqxie. Al cibiade, §16; Ammien-Marcellin, XIX, 1 ; Alci-
phron, EpistoL, I, 39. On désignait ces images sous le nom de àôwv.a
ou y.opàX/ta.
3. La statue, en terre cuite, trouvée à Toscanella et actuellement au
Musée étrusque du Vatican, suffit à donner une idée exacte de ce
qu'étaient ces images d'Adonis (Voir plus loin, III" partie, chap. i").
4. Zenobius, De Pi-ocerb., Cent. I, § 49.
142 LES FÊTES d'aDÔNIS-THAMMOUZ
Nous avons noté précédemment quelques-unes des
nombreuses analogies qui relient le culte d'Adonis au
culte de rOsiris égyptien. 11 faut encore remarquer ici
qu'en Egypte une coutume semblable existait. De même
qu'il y avait, en Grèce et en Syrie, les jardins cf Adonis, il
y avait en Egypte les jardins d'Osiris. C'étaient de grandes
cuves de pierre, semblables à des sarcophages de granit,
dans lesquelles on mettait de la terre et où on semait du
blé. Car c'était la fête osirienne du blé, qui se célébrait
à la fin du printemps, le 20 du mois de Chaiak. Le blé
germait, s'épanouissait et mourait en quelques jours. Au
milieu de ces jardins, on plaçait la statuette d'Osiris.
Après la moisson, l'image du dieu, qui mourait avec la
plante, était placée dans un cercueil ; autour du catafalque
se déroulaient des scènes de gémissements, de douleur
et de larmes.
D'autres jardins d'Os iris, de dimensions réduites, étaient
déposés dans les tombeaux. On peut en voir encore, au
Musée du Caire, un curieux exemple. Il se trouve dans
le mobilier funéraire du prince INIaiharpiri, qui vivait pro-
bablement sous Aménophis III. Il se compose d'une toile
sur cadre, couverte de grains germes. Le catalogue dit :
« Sur une grossière toile attachée à l'un de ces lits bas que l'on
nomme angarebs, on avait disposé un semis de grains de blé dont
le contour représentait la figure ordinaire de VOsiris-inomie ; on
avait arrosé cette plantation d'un nouveau genre jusqu'à ce qu'elle
germât, et lorsque l'herbe avait atteint la hauteur de dix ou quinze
centimètres, on l'avait couchée et fait sécher au feu, puis enfermé
le tout au tombeau de Maiharpiri. C'est l'expression matérielle de
l'idée d'après laquelle la vie sortait delà mort comme le blé nouveau
sort du grain de blé ancien enfermé en terre.
» Osiris avait végété de la sorte pour ressusciter, ainsi que le
LA CÉLÉBRATION DES ADÔNIES 143
prouvent les tableaux tracés sur les parois des temples gréco-
romains.
» Aux époques antérieures, on rendait ce concept de deux ma-
nières : par les figures des quatre enfants d'Horus en cire remplies
de grains de blé ; par la figure osirienne en blé germé dont nous
avons ici un exemple unique jusqu'à présent. «
M. Guimet,qui a vu ce jardin crOsiris^fail observer :
1° Que la silhouette représente plutôt le défunt que le
dieu ; la tête est ronde et n'a pas la haute coiffure d'Osiris;
2" Que l'objet a dû être mis au tombeau à l'état de
gazon à brins courts, mais que Fhumidité des graines
arrosées à dû faire pousser Therbe, comme la barbe sur
les morts, jusqu'à une longueur de 12 à 15 centimètres ;
la sécheresse pendant des siècles a seule amené la des-
siccation.
Comme en Orient, le trait caractéristique des Adônies
athéniennes était les lamentations, les plaintes, les cris
de deuil des femmes et des prêtresses. Les hommes ne
prenaient pas part à ces manifestations de douleur. Le
culte d'Adonis, venu de l'Orient, avait gardé, aux yeux
des Athéniens, une sorte d'infériorité vis-à-vis des cultes
nationaux, ou prétendus tels. Son origine étrangère le
reléguait au rang de culte secondaire, laissé aux femmes
et plus spécialement aux courtisanes, qui, le plus sou-
vent, étaient elles-mêmes d'origine étrangère. D'ailleurs,
les fêtes n'en étaient pour cela ni moins solennelles ni
moins bruyantes. La ville tout entière retentissait de
gémissements et de sanglots'. Les femmes, sur le toit de
leurs maisons ou devant leurs portes, se répandaient en
plaintes et en cris, en s'accompagnant de tympanons et de
1. Plutarque, Alcibiadc, 18; Nicias, 13.
144
LES FETES D ADONIS-THAMMOUZ
flûtes funèbres, et chantaient des hymnes en rhonneurdu
dieu mort. Aristophane a piLtoresc|uement dé|)eint, dans
quelques vers de Lysistratn, ces cris assourdissants, ces
plaintes des femmes, et la liberté de mœurs qui régnait
dans ces fêtes :
« Le train que font ici les femmes, et le bruit des
tambours, s'entendent de toutes paris. 11 semble qu'on
célèbre de continuelles bacchanales ou les folles lamen-
tations des fêtes d'Adonis. .J'en ai été troublé au milieu
de la harangue qu'on prononçait dans l'assemblée générale.
Démostrate, digne en vérité du dernier supplice, disait
qu'il fallait envoyer des vaisseaux en Sicile ; et sa femme
en dansant s'écrie : Aï, Aï, Adonis ! Ce Démostrate ajoutait
qu'il fallait tirer de Zacynthe des hoplites; et sa femme,
pleine de vin, répète du haut de sa maison : Pleurez
Adonis! Et, pendant ce temps, l'impie et scélérat Cho-
lozyge en abusait indécemment. Telles sont pourtant les
chansons obscènes des femmes' . »
Ces lamentations des femmes — xottstoc yuvaiKCÔv — se
prolongeaient pendant lesjours de deuil, jusqu'au moment
où avaient lieu les funérailles solennelles du dieu. Ces
funérailles, ainsi qu'à Byblos, se faisaient en grande
pompe, au milieu d'un immense concours de pleureuses et
de musiciennes. Les sons grêles de la flûte phénicienne
y accompagnaient la marche du cortège. On y accom-
plissait toutes les cérémonies propres aux funérailles.
Dans ce jour de deuil, qui recevait le nom de xa8£Ôpa,on
faisait la toilette funèbre d'Adonis, on recouvrait sa statue
d'ornements précieux, eton l'exposaitsur un lit — xXtvr^ — .
1. Aristophane, Ljjslstrafa, v. 387-398.
LA CÉLÉBRATION DES ADÔNIES i45
Ce moment du deuil s SLppelsiitTipôBeuiç, exposition. C'était
pendant Vexpositioii que se chantaient les ââcoviôia ou
chants funèbres en l'honneur d'Adonis. Les femmes étaient
rangées autour du catafalque et psalmodiaient des sortes
de thrènes, en tenant dans leurs mains les bandelettes de
deuil, ou xatvîa. Venait ensuite le transport — èy.'^opà.
Après les libations et les sacrifices prescrits, on emportait
l'image du dieu, suivie de femmes en pleurs, sans ceintures,
la robe flottante, les cheveux épars, qui se frappaient la
poitrine et exprimaient, par des gestes désordonnés, le
plus violent désespoir. Mais, au lieu d'enfermer la statue
divine dans un tombeau, comme c'était la coutume à
Byblos, on la précipitait dans une fontaine, et avec elle
toutes les statuettes analogues de cire et de terre cuite,
ainsi que les tessons et les vases des jardins dWdônis^
Ainsi se terminaient les Adônies d'Athènes. Quelles
que soient les présomptions que l'on puisse tirer des
Adônies de Byblos et d'Alexandrie, rien ne nous permet
d'allirmer que la fête de deuil était, à Athènes, suivie ou
précédée d'une fête de joie. Les textes sont unanimes à
nous représenter ces fêtes comme une sorte de deuil
public, dont la tristesse écrasait d'un présage malheureux
les entreprises ou les événements qui coïncidaient avec
elles' ; mais rien ne nous laisse entrevoir qu'une fête de
joie venait, comme à Byblos, s'opposer aux démonstra-
tions douloureuses des premiers jours. D'autre part,
Movers remarque avec assez de justesse que l'usage qui
s'est établi dans le monde grec de célébrer des Adônies
1 . Zenobius, De Prooorb., Cent. I, § 49.
2. Plutarque, Alcibiade, 18; Nicias, 13.
10
i46 LES FÊTES d'aDÔNIS-THAMMOUZ
en l'honneur des morts eût été incompréhensible, si les
Adônies avaient été simultanément des fêtes de deuil et
de joie'. C'est donc avec ce seul caractère authentique de
cérémonies funèbres, marquées par des lamentations et
des manifestations de douleur, qu'il nous est permis de
reconstituer et d'imaginer les Adônies athéniennes. En
réalité, le symbole restait le même et gardait sa significa-
tion primitive. Adonis apparaissait aux Grecs comme le
héros d'un mythe solaire, semblable à Phaéthon, ou, sous
certains de ses aspects, à Héraklès et à Perseus. Le caractère
proprement tellurique et agricole du même mythe sem-
blait s'être attaché plus spécialement à d'autres héros
analogues, d'une mythologie antérieure à la mythologie
classique, comme Adraste, Manéros, Linos. Ce dernier
nom surtout se retrouve fréquemment chez les auteurs
anciens, et était devenu le nom môme de certains chants ou
refrains des laboureurs et des moissonneurs, le terme
sous lequel on désignait des chansons lentes et tristes,
où étaient célébrés la mort et l'ensevelissement des
semences, sous l'image d'un jeune héros victime d'une
mort prématurée, mais promis à une résurrection pro-
chaine. Nous avons déjà signalé plus haut, dans Homère,
une scène de ce genre, qui nous montre un enfant chan-
tant un beau linos, KaXov Xivov, au milieu des laboureurs
1 . « In Griechenland wurde keiue Auferstehung des Gottes gefeiert,
was gewisz angedeutet wàre, und auch die Adonisgàrtchen gestatten
gar nicht, dièses anzunehmen. Ferner wurden Adonien zu Ebren frùh
verstorbener lùnglinge gefeiert (Ammian-Marcell., XIX, 1) : eine Sitte,
die ganz unpassend sich ausnehmen wùrde, wenn die Freudentage hier
auf die Zeit der Trauer gefolgt wàren. » (Movers, Die Phônùicr, I,
chap. VII, )
LA CÉLÉBRATION DES ADÔ>'IES 14?
assemblés^. Ces linos se chantaient aussi dans les ven-
danges, ce qui nous reporte au mythe de Dionysos, dont
la parenté avec celui d'Adonis est demeurée si étroite,
même dans la mythologie hellénique!
Il est certain que le symbole d'Adonis ne se présentait
plus à l'esprit affiné et sceptique de la Grèce du v® siècle
avec la même violence un peu sauvage, avec la même
raideur dogmatique qu'il revêtait chez les peuples de
la Syro-Phénicie. Par une évolution toute naturelle, à
mesure qu'il pénétrait, avec les générations nouvelles,
dans des civilisations plus modernes, il perdait quelque
chose de son âpreté originelle et de la vigueur même de
sa conception. Il se mêlait à tant de formes religieuses
plus douces, plus atténuées, plus superficielles aussi, il
se pliait et se prêtait aux mœurs et aux usages de tant de
populations diverses, qu'au cours de cette évolution dans
l'espace et dans le temps, le symbole même du mythe et
la pureté de sa signification primitive devaient naturelle-
ment s'atténuer et s'altérer. Les Adônies d'Athènes, au
y® siècle, ne sont déjà plus qu'une image lointaine et
affaiblie des fêtes orientales de Thammouz. Le dieu
suprême de Byblos, maître des dieux, principe de toutes
choses, a déjà fait place au héros mythologique, plus
humain que divin ; la violence de sa gloire s'efïace et
s'oublie dans le refrain plaintif d'un chant funèbre. Dès
lors, à mesure qu'apparaissent des générations moins
simples et moins croyantes, les Adônies deviennent plus
théâtrales, plus extérieures, et, pour ainsi dire, plus déco-
ratives ; la foi diminue, mais par un phénomène souvent
I. Homère, Iliade, XVIII, v. 061-573.
148 LES» FÊTES DADÙMS-THAMMOUZ
observé, la pompe et l'éclat des cérémonies aiigmenlent.
Le monde grec du ii^ et du i*"" siècle se plaît à ces solen-
nités toutes en parades, en cortèges, en manifestations
extérieures, multipliées pour remplacer ou pour cacher
l'insignifiance du symbole et de la pensée.
C'est avec ce caractère peu profond et sans reliefs net-
tement dessinés que nous apparaissent les Adônies
d'Alexandrie. Le cosmopolitisme de la jeune et grande
cité se prêtait tout naturellement à une forme religieuse
devenue extrêmement vague et dont le principe même ne
subsistait plus qu'à l'état de légende poétique. L'histoire
des amours d'Aphrodite et d'Adonis se présentait à cette
population très mêlée, faite de Grecs, de Juifs, d'Egyp-
tiens, de Libyens et d'Asiatiques, avec une clarté et une
facilité d'intelligence que ne pouvait avoir le vieux mythe
thammouzique, compris dans toute sa vérité et sa lo-
gique par les seuls Syro-Phéniciens. Ainsi châtré,
effacé, mutilé, le mystère d'Adonis se célébrait dans des
fêtes d'une prodigieuse beauté. Théocrite, dans sa
quinzième Idylle, nous en a laissé une pittoresque des-
cription. La fête de joie s'y célébrait avant la fête de deuil
et portait le nom d'Eupsatç, découverte. Elle ne durait
qu'un jour et différait peu des fêtes analogues. On y cé-
lébrait l'action bienfaisante du dieu solaire, sa gloire
et sa fécondité. Et, pour préciser davantage ce triomphe
de la vie elle-même, sous toutes ses formes, on faisait
dans Alexandrie d'immenses processions ithyphalliques,
où il est facile de retrouver^ mêlé au culte d'Adonis, un
souvenir, à peine atténué, du mythe et du culte d'Osiris.
Une estrade ornée de tapis et de fleurs avait été dressée
au milieu d'une enceinte. Là, sur un lit de pourpre, était
LA CÉLÉBRATION DES ADONIES 149
étendue la statue d'Adùnis, et, auprès de lui, celle
d'Aphrodite, ou, souvent même, une actrice vivante qui
exprimait, par une vive pantomime, la joie de retrouver
son amant. Autour de ce lit « plus moelleux que le som-
meil » étaient placés, dans des corbeilles d'argent, les
jardins d'Adonis, « des vases à parfums, en or, et pleins
des essences syriennes, et tous ces mets que les femmes
font en mêlant, dans la poêle, des fleurs à la farine
blanche, et ceux qu'elles composent de doux miel et
d'huile, imitant tous les oiseaux et tous les autres ani-
maux », La fête que décrit Théocrite avait lieu dans le
palais d'Arsinoé, femme de Ptolémée-Philadelphe, et rien
n'en pouvait égaler la magnificence. Les deux femmes
que Théocrite met en scène s'extasient devant la richesse
des décorations et l'éclat des peintures :
Gorgô : Praxinoa, viens ici. Regarde ces broderies; qu'elles sont
légères et charmantes ! On dirait des vêtements divins.
Praxinoa : Vénérable Athanaia, quelles ouvrières ont fait ces bro-
deries? quels peintres ces belles peintures? Comme elles sont
vraies de pose et de mouvement ! Certes, les hommes sont habiles.
Et Adonis, qui fut trois fois aimé, qui est aimé par delà l'Akhé-
rôn même, qu'il est beau, reposant sur son lit d'argent, avec cette
barbe toute jeune !
Près du lit d'Adonis, une aède chantait la gloire du dieu,
la joie de son retour et la splendeur de ses fêtes. C'est
un cha'nt de cette nature que nous retrouvons dans l'idylle
de Théocrite. 11 vaut d'être cité tout entier, non seulement
parce qu'il fixe une des circonstances les plus impor-
tantes des Adônies, mais aussi parce qu'il nous offre un
tableau précieux de tous les détails de ces fêtes :
« 0 maîtresse, qui aimes Golgos et Idalios et la haute Eryx,
Aphrodita, qui joues avec de l'or, après le douzième mois, les
150 LES FÊTES d'aDÔNIS-THAMMOUZ
Heures aux pieds délicats te ramènent Adonis, tel que le voilà, des
bords de l'intarissable Akhérôn. Les Heures amies, les plus lentes
des déesses, mais les plus désirées, car elles apportent toujours
quelque chose aux mortels. Kypris Dionoia ! toi qui rendis Bérénika
immortelle en versant de l'ambroisie dans son sein, voici que dans
sa reconnaissance, ô Déesse dont les noms et les temples sont
innombrables, la fille de Bérénika, Arsinoa, semblable à Héléna,
orne Adonis des plus riches parures. Auprès de lui brillent autant
de fruits mûrs que les arbres en ont portés; de frais jardins en fleurs
dans des corbeilles d'argent ; des vases à parfums, en or, et pleins
des essences syriennes, et tous ces mets que les femmes font en
mêlant, dans la poêle, des fleurs à la farine blanche, et ceux qu'elles
composent de doux miel et d'huile, imitant tous les oiseaux et tous
les autres animaux.
)) De verts feuillages d'anis flexible ont été domptés et reployés,
et par-dessus volent de petits Érôs, semblables aux jeunes rossi-
gnols qui vont de branche en branche, essayant leurs ailes. 0 ébène !
ô or ! ô vous deux, aigles d'ivoire qui portez à Zeus,fils de Kronos,
l'enfant-échanson !
» En haut, des tapis de pourpre plus moelleux que le sommeil,
comme on dirait à Milatos ou à Samos, forment le lit du bel Adonis, et
Kypris s'y couche auprès de son jeune époux Adonis aux bras roses.
Ses baisers ne piquent pas, car ses lèvres sont encore imberbes.
Que Kypris se réjouisse, puisqu'elle a son jeune époux ! Pour nous,
dès l'aurore, à l'heure de la rosée, nous irons en foule vers les flots
du rivage; et, la chevelure déliée, les ceintures dénouées et les seins
nus, nous dirons un chant éclatant.
» Seul entre tous les demi-Dieux, ô cher Adonis, tu vois tour à
tour la terre et l'Akhérôn. Agameranôn n'a pas eu cette destinée, ni
le grand Aias, héros aux fureurs terribles ; ni Hektôr, le plus admiré
des vingt fils de Hékaba ; ni Patroklos, ni Pyrrhos qui revint de Troia ;
ni même ceux qui vivaient longtemps auparavant, les Lapithes et les
Deukaliônes et les Pélasges, ancêtres des Pélopéides et d'Argos.
» Sois-nous maintenant propice, ô cher Adonis, et sois heureux
jusqu'à la nouvelle année. Tu as été le bienvenu, ô Adonis, et quand
tu reviendras, tu le seras encore ! »
LA CÉLÉBRATION DES ADONIES 151
Le lendemain de cette fête de joie, on célébrait la
fête de deuil, qui recevait le nom d"A(pavtO"[JLÔç, dis-
parition. Le lit d'amour d'Adonis et d'Aphrodite devenait
le lit funèbre du jeune dieu, autour duquel les corbeilles
d'argent, fleuries la veille, ne présentaient plus que le
lamentable spectacle de leurs végétations flétries. Alors se
déroulaient autour du catafalque toutes les cérémonies
des funérailles, et les chants de joie de la veille étaient
remplacés par des hymnes de deuil. Les femmes d'Alexan-
drie, les cheveux épars et la robe flottante, parcouraient
les rues en pleurant le dieu. Auprès du corps d'Adonis
mort, parmi les gémissements des pleureuses, on chan-
tait une sorte de thrène funèbre, analogue à la triste lamen-
tation qui forme la première idylle de Bion. Ce chant de
Bion est d'un charme étrange : c'est une plainte douce et
pénétrante, pleine de langueur et d'une sorte de tranquil-
lité divine, où transparaît cette expression de douleur
voluptueuse qui semble bien être la caractéristique la plus
exacte des Adônies de la décadence grecque :
« Je pleure Adonis. — Il est mort, le bel Adonis; il est mort,
le bel Adonis! pleurent les Erôs.
» Ne dors .plus, ô Kypris, sur des lits de pourpre. Debout,
malheureuse! Vêtue de noir, frappe ta poitrine et dis à tous :
— Il est mort, le bel Adonis !
» Je pleure Adonis, et les Erôs pleurent aussi.
» Le bel Adonis gît sur les montagnes. Sa cuisse blanche a été
frappée d'une dent blanche, et Kypris est accablée de douleur. Il
respire à peine, et le sang noir coule sur sa chair neigeuse, et, sous
ses sourcils, ses yeux s'éteignent, et îa couleur rose de ses lèvres
disparaît, et, avec elle, meurt le baiser auquel Kypris ne veut point
renoncer, car le baiser de Celui qui ne vit plus est doux encore à
Kypris; mais Adonis ne sent point qu'elle l'embrasse mourant.
» Je pleure Adonis, et les Erôs pleurent aussi.
152 LES FÊTES d'aDÔ>'TS-THAMMOUZ
« Une amère, amère blessure est dans la cuisse d'Adonis,
mais Kythéréia a dans le cœui' une blessure plus large. Autour du
Jeune homme les chiens amis ont hurlé et les nymphes Oréiades
ont pleuré. Aphrodita elle-même erre par les bois, désolée, les che-
veux épars et les pieds nus; et les ronces la blessent, tandis qu'elle
marche, et font jaillir le sang sacré. Elle hurle à pleine voix, errant
par les longues vallées, redemandant l'Époux Assyrien, appelant le
Jeune Homme. Mais le sang noir s'échappe avec force de la cuisse
d'Adonis, jusqu'à son nombril et jusque sur sa poitrine, et ses flancs
qui étaient de neige sont maintenant rouges de sang.
» — Hélas! hélas! Kythéréia! pleurent les Erôs.
)) Elle a perdu son bel Epoux, et, en même temps, sa beauté sacrée.
Tant qu'Adonis vivait, la beauté de Kypris était grande. La beauté
de Kypris est morte avec Adonis. Hélas! hélas! Toutes les mon-
tagnes et les chênes disent : — Hélas! Adonis! — Les fleuves
pleurent le deuil d' Aphrodita; et les sources pleurent Adonis sur
les montagnes, et les fleurs rougissent de douleur, et Kypris crie
lamentablement ses peines par les collines et la vallée.
» Hélas! hélas! Kythéréia! 11 est mort, le bel Adonis! Ekhô a
répété : — Il est mort, le bel Adonis 1 — Qui ne gémit pas sur
l'amour malheureux de Kypris? Hélas! hélas!
» Dès qu'elle vit, dès qu'elle connut l'inguérissable blessure
d'Adonis, dès qu'elle vit le sang pourpré sur la cuisse languissante,
elle dit, se lamentant et tendant les bras : — Reste, Adonis! Reste,
malheureux Adonis! Que je te retrouve une dernière fois, que
je t'embrasse, que j'unisse mes lèvres à tes lèvres! Soulève-toi un
peu, Adonis! Embrasse~moi, embrasse-moi encore, tandis que ton
baiser est vivant; que ton souffle coule de ton âme dans ma bouche
et dans mon cœur ! Que je boive ton amour, et je conserverai ce baiser
comme si c'était toi, Adonis, puisque tu me fuis, ô malheureux! Tu
fuis au loin, ô Adonis! Tu vas vers l'Akhérôn et vers le Roi lugubre
et inhumain, et moi, misérable, je vis, et je suis déesse, et je ne
puis te suivre !
» Perséphona! Reçois mon Epoux, car tu es bien plus puissante
que moi, et tout ce qui est beau descend vers loi! Je suis très
malheureuse et dévorée d'une douleur implacable; je pleure Adonis
LA CÉLÉRRATTON DES ADÔNIES 153
qui n'est plus, et je te ri-ains. Tu meurs, ô très regretté! et uion
amour s'est envolé comme un songe. Voici que Kythéréia est veuve,
et les Erôs restent inoccupés dans sa demeure. Ma ceinture a péri
avec toi. 0 imprudent! Pourquoi as-tu chassé? Etant si beau, pour-
quoi as-tu osé attaquer les bêtes sauvages ?
» Ainsi se lamentait Kypris, et les Erôs se lamentaient : — Hélas '
hélas! Kythéréia! Il est mort, le bel Adonis!
« Paphié répand autant de larmes qu'Adonis a répandu de sang;
et, sur la terre, ces larmes se changent en fleurs. Le sang enfante
la rose et les larmes enfantent l'anémone.
» Je pleure Adonis, Il est mort, le bel Adonis !
)/ Dans les forêts, ne pleure pas plus longtemps TEpoux, ô Kypris !
Déjà le lit est dressé, le lit d'Adonis est préparé. 0 Kypris, Adonis
mort est couché sur ton lit, et, bien que mort, il est beau cependant,
il est beau, bien que moi^t, et comme endormi.
» Dépose-le, afin qu'il soit couché sur ces vêtements moelleux, où,
pendant la nuit sacrée, il dormait avec toi, étendu, sur un lit doré.
Recherche le malheureux Adonis, et dépose-le entre des couronnes
et des fleurs. Toutes choses sont mortes avec lui, comme il est
mort lui-même, et les fleurs aussi se sont desséchées. Couvre-le de
baumes odorants, couvre-le de baumes. Que tous les parfums
périssent! Ton parfum. Adonis, est mort! Il est couché, le délicat
Adonis, sur des vêtements pourprés, et autour de lui les Erôs
pleurent avec des gémissements, ayant coupé leurs cheveux à
cause d'Adonis. L'un foule aux pieds ses flèches, un autre son
arc; un autre brise son carquois emplumé; cet autre dénoue les
sandales d'Adonis, celui-ci apporte de Teau dans des vases d'or; un
autre lave sa cuisse, un autre par derrière réchauffe Adonis avec
ses ailes.
)) Les Erôs pleurent aussi sur Kythéréia. Hyménaios éteint sa
torche sur le seuil, et il arrache la couronne nuptiale, Hyménaios ne
chante plus comme auparavant, mais il chante : — Hélas ! hélas !
Adonis! — et plus encore : — Hélas! hélas! Hyménaios! — Les
Kharites pleurent le fds de Kinyras, se disant entre elles : — Il est
mort, le bel Adonis ! — Elles le disent d'une voix plus aiguë que la
tienne, ô Diôna ! Et les Moires pleurent Adonis, et elles l'évoquent
154 LES FÊTES d'aDÔNIS-THAAIMOUZ
par leur chant; mais il ne les entend pas, non qu'il s'y refuse, mais
Perséphona ne le renvoie pas.
)) Mets fin à tes lamentations, ô Kythéréia ! Cesse pour aujourd'hui
tes plaintes, car de nouveau il te faudra gémir et pleurer une autre
année ^ »
Leconte de Lisle, s'inspirant de ces chants antiques, en
a donné une sorte de traduction ou de transposition, que
nous citons aussi, à la fois pour l'ampleur et la beauté du
poème, et pour la précision et la vie de l'inspiration
mythique :
Maîtresse de la haute Eryx. toi qui te joues
Dans Golgos, sous les myrtes verts,
0 blanche Aphrodita, charme de l'univers,
Dionaiade aux belles joues!
Après douze longs mois Adonis t'est rendu,
Et, dans leurs bras charmants, les Heures,
L'ayant ramené jeune en tes riches demeures,
Sur un lit d'or l'ont étendu.
A l'abri du feuillage et des fleurs et des herbes.
D'huile syrienne embaumé,
Il repose, le Dieu brillant, le Bien-Aimé,
Le jeune homme aux lèvres imberbes.
Autour de lui, sur des trépieds étincelants,
Vainqueurs des nocturnes Puissances,
Brûlent des feux mêlés à de vives essences,
Qui colorent ses membres blancs;
Et sous l'anis flexible et le safran sauvage,
Des Erôs, au vol diligent,
Dont le corps est d'ébène et la plume d'argent.
Rafraîchissent son clair visage.
Sois heureuse, ô Kypris, puisqu'il est rerenu
Celui qui dore les nuées!
Et vous, Vierges, chantez, ceintures dénouées,
Cheveux épars et le sein nu.
1 . Bien, Idylles, I.
LA CÉLÉRRATION DES ADÔNIES 155
Près de la mer stérile, et dès l'aube première,
Joyeuses et dansant en rond,
Chantez l'Enfant divin qui sort de l'Achérôn,
Vêtu de gloire et de lumière ^ !
Vers le soir de cette journée, un immense cortège de
femmes, parmi lesquelles figuraient des femmes de la plus
haute distinction, échevelées, les seins nus, sans ceintures,
sans parures ni bijoux, accompagnaient le simulacre du
dieu mort, que Ton transportait vers le mer et que Ton
précipitait dans les flots. C'était là la dernière cérémonie
de ces fêtes alexandrines, à la fois si éclatantes et si peu
imprégnées de Tantique dogme chaldéen.
Image parfaite d'une civilisation qui ne comprenait
plus que le culte de la beauté extérieure, les Adônies
d'Alexandrie présentent un caractère de somptuosité et
de faste moins barbare qu'en Phénicie, et plus excessif
qu'à Athènes. Les croyances du peuple ne s'adressent
plus qu'à des héros dénués de tout leur symbole primitif
et à des déesses presque humaines. Les fidèles conversent
avec leurs dieux comme avec des amis supérieurs ou
d'une destinée plus heureuse ; on a oublié les cultes tra-
giques de l'Orient, les sacrifices sanglants de la Phénicie
et des îles ; tout est devenu souriant et superficiel, à
l'image même d'une époque de scepti(ûsme et d'ironie.
Les antiques figures mythologiques se profilent encore
confusément et plus effacées chaque jour, dans cette
société composite, où se sont mêlées tant de races, de
religions et de mœurs, mais elles n'apparaissent plus que
comme des hochets sans âme et sans vie dont s'amuse
l'imagination puérile des foules. De Byblos à Alexandrie,
1. Leconte de Lisle, Poèmes antiques, Le Retour d'Adonis.
156 LES FÊTES d'aDÔMS-THâMMOUZ
Adonis a perdu son auréole de grand dieu, de dieu
suprême ; il n'est plus Yû^iuTOç redouté, roi des divinités
et des nations, mais le héros d'une fable gracieuse et tou-
chante, et c'est à ce titre qu'on l'honore et qu'on le fête.
Cette évolution est logique et fatale, mais il est nécessaire
de ne pas en oublier l'importance pour comprendre quels
caractères différents revêtaient les Adônies de Byblos,
d'Athènes et d'Alexandrie.
Après avoir rayonné dans cet espace semi-circulaire
formé par les villes grecques, les côtes d'Asie-Mineure,
de Syrie, de Phénicie et d'Egypte, les Adônies se répan-
dirent vers l'Occident, Sans nous arrêter à en rechercher
les traces dans les villes ou les comptoirs phéniciens,
nous les retrouvons à Rome et en Sicile, étroitement
mêlées et confondues avec les fêtes de la Grande-Déesse
et d'Atys, ou Mégalésies. Ce culte d'ailleurs avait pénétré
à Rome au moment de la seconde Guerre Punique, c'est-
à-dire j)ar l'intermédiaire des Carthaginois ; on comprend
ainsi aisément l'intime similitude qu'il présente avec le
culte du dieu phénicien. Il nous suffira, pour en déter-
miner nettement le caractère, de citer la courte et précise
description qu'en donne Preller : « Ce fut, à ce qu'il
paraît, l'empereur Claude, qui permit le premier de célé-
brer à Rome la grande fête phrygienne du mois de mars,
la fête de la Magna Mater et d'Attis. L'esprit de cette
solennité est au fond celui que nous trouvons dans les
fêtes d'Isis, d'Aphrodite et de Déméter (chez les Romains) :
c'est une mère qui a perdu son fils chéri et qui se désole,
qui le retrouve et se réjouit. La fête durait du 22 au
27 mars. Le premier jour, le 22 mars, s'appelait Arbor
intrat, parce qu'alors le sapin, symbole d'Attis trépassé,
LA CÉ].ÉBRATION DES ADÔNIES l57
était porté, au milieu des gémissements et des pleurs,
dans le temple delà Grande Déesse, et là, enveloppé de
bandelettes et orné de fleurs. C'était un souvenir de ce
jouroiila déesse, trouvant sous un sapin le cadavre encore
saignant de son fils, l'avait porté dans sa caverne et avait
versé sur lui des larmes amères. Du 22 au 24 mars s'éten-
dait une période de jeûne et de deuil qui atteignait son
plus haut période le 24, jour d'horribles mutilations,
qu'on appelait en conséquence le jour du sang. Alors
éclataient dans toute leur fureur les transports des prêtres,
des Galli, et souvent ils se faisaient de telles blessures
qu'ils en mouraient; on les enterrait alors en grande
pompe. Mais le 25, jour où pour la première fois le jour
reprend le dessus sur la nuit, Attis ressuscité était rendu
à sa mère, et plus la douleur de sa perte avait été vive,
plus éclatait désordonnée la joie de sa réapparition. Le 26
était un jour de repos ; et enfin le 27, on célébrait une
grande procession, accompagnement obligé de tous les
cultes de ce genre. C'était le jour où la déesse allait se
baigner dans l'Almo. On en avait fait une sorte de car-
naval, où régnait la gaieté la plus libre. Rome entière se
pressait autour du char qui menait au bain la déesse, la
pierre noire de Pessinonte \ »
Nous ne rappelons que pour mémoire les fêtes célèbres
du mont Eryx, en l'honneur de l'Astoreth phénicienne,
ainsi que la curieuse coutume sarde des jardins d'Adônis^
Sans contredit, à une certaine époque, dans tout le bassin
occidental de la Méditerranée, les Adônies étaient célé-
1. Prelier. Dieux de l'anciciiac Rome, trad. Dietz, p. 483-485.
2. Sur le culte d'Adonis en Sardaigne, voir plus loin, p. 189.
158 LES FÊTES d'aDÔNIS-THAMMOÙZ
brées avec des rites et une solennité analogues à ceux de
rOrient, et c'est là, au cœur de la Sardaigne, qu'en réside
la dernière flamme encore vivante. Mais en somme, c'est
aux noms des villes orientales, Byblos, Antioche, Alexan-
drie, Athènes, Corinthe, Paphos, Amathonte, et tant
d'autres, que reste lié le souvenir des Adônies. Là, le
dieu est en quelque sorte dans son royaume, dans sa terre
de prédilection où on sait l'honorer et le comprendre.
Sans doute, il en a franchi les bornes, et de la Libye à la
Scythie, du golfe Persique à la Macédoine, de la Chaldée
aux Colonnes d'Hercule, il a répandu son nom et ses fêtes.
Mais c'est au cœur de cet Orient antique qu'il a pour ainsi
dire abrité sa gloire et son culte : c'est là que, pénétrant
chaque jour dans les mœurs, dans les fêtes, dans les
récits et les légendes, se façonnant à l'existence quoti-
dienne des peuples et devenant le symbole supérieur et
l'imaoe divine de leur vie et de leur immortalité, entrant
dans tous les panthéons et s'amalgamant aux dieux natio-
naux, c'est là qu'il a établi son empire. Tous les dieux
telluriques et solaires de ces régions ont subi en quelque
manière son influence : Atys, Osiris, Manéros, Linos,
Perseus, Phaéthon, Dionysos, tous lui doivent quelque
chose de leur caractère et de leur symbole. Et, ainsi
mêlé, jeté, répandu dans toutes les imaginations des
hommes, le Thammouz solaire, tout en conservant sa
puissance morale et sa signification ésotérique, s'identifie
à toutes les manifestations des forces de la nature, à
toutes les formes de la vie.
CHAPITRE III
LE CULTE PHALLIQUE DANS LES FÊTES D'ADONIS
Pour déterminer d'une façon à la fois plus complète et
plus précise le caractère des fêtes d'Adonis, il faut
mesurer quelle place prépondérante y occupaient les
diverses pratiques du culte phallique. Toute la symbolique
religieuse de l'antiquité orientale, basée sur la divinisation
des forces productrices de la vie, se résume et se dévoile
dans ce culte suprême du phallus, adapté à tant de
divinités différentes et consacré par tant de traditions
primitives. AdôniSj le dieu solaire et fécond, soudainement
dépouillé de sa puissance génératrice, se rattachait trop
étroitement à cet ordre de conceptions pour ne pas
devenir, dans son symbole et dans ses fêtes, une des
principales divinités phalliques. C'est en effet là le
caractère essentiel de ses fêtes. Non seulement, comme
beaucoup d'autres divinités, il devient l'objet de phallo-
phories solennelles et de bruyantes processions ithyphal-
liques, mais encore il accueille, dans la célébration de ses
fêtes, les pratiques plus spéciales de la castration et de
la prostitution.
Comme la plupart des principales conceptions reli-
gieuses, le culte du phallus est commun à tous les peuples
de l'Orient antique. Dans iTnde même, le lingam de Siva
est une conception identique. Dans la Chakléeet l'Assyrie,
le phallus est considéré comme un symbole divin, el, eu
160 LES FETES d'aDÔMIS-THAMMOUZ
l'honneur du dieu Bel, ou célèbre des orgies phalliques.
Dès lors, dans toutes les régions de l'Asie Moyenne et de
TAsie Antérieure, le même usage s'établit. L'auteur du
De Dea Syria raconte qu'à l'entrée du temple d'Hiérapolis
étaient dressés deux énomes phallus : « En outre, dit-il,
on voit dans le vestibude deux énormes phallus avec celte
inscription : « Ces phallus ont été élevés par moi, Bacchus,
en l'honneur de Jiuion, ma belle-mère. » Cette preuve
(que le temple est l'œuvre de Bacchus) me paraît sui-
fisante. Voici pourtant dans ce temple un autre objet
consacré à Bacchus. Les Grecs lui dressent des phallus
sur lesquels ils représentent de petits hommes de bois
qui ont un gros membre : on les appelle névrospastes. On
voit, en outre, dans l'enceinte du temple, à droite, un
petit homme d'airain assis, qui a un membre énormes »
Plus loin, le même auteur raconte que sur l'un des deux
phallus des propylées, un homme monte deux fois par an
et y demeure pendant sept jours.
Cet usage de glorifier une divinité en dressant devant
ses temples d'immenses phallus, faits souvent de pierres
précieuses, était répandu dans toute la Syro-Phénicie
et sur les côtes d'Asie-Mineure. C'est l'image même
du dieu puissant et fécond, source de vie, et Adonis n'eut
longtemps d'autre symbole, comme Aphrodite n'eut long-
temps d'autre expression matérielle que le cône de
pierre ou de bois, auquel on ajouta plus tard une tète
humaine. A Gypre, à Alexandrie, dans les îles grecques,
on retrouve les mêmes coutumes, coutumes facilement
explicables, si l'on songe à la tendance habituelle,
1. De Dea Sijria, 16.
ADOMS ET Al'IIliOOrrE
Cfoiiiir (le iiKirljio (lu imiséo de Sofia
LE CULTE PrtALLiQUE DAMS LES FETES d'aDÙNIS IGI
commune à tous les peuples primitifs de l'Orient, de
concrétiser les idées religieuses sous des images vivantes
et précises. Chez eux, la conception dogmatique, l'abstrac-
tion divine se réalisaient en des expressions ordinaire-
ment empruntées à la nature et aux fonctions naturelles.
De là cette universalité de l'image phallique comme
symbole mystique de la puissance créatrice et de la
fécondité solaire.
Le mythe d'Adonis est tout entier composé d'un enchaî-
nement d'idées analogues. La naissance du dieu, sa mort,
sa résurrection, les vicissitudes de sa destinée ne sont
que les expressions poétiques d'un symbole immuable,
dont la révolution solaire et les alternatives des saisons
et des productions terrestres forment le fond essentiel.
Tout le culte adonique se développe autour de cette idée
centrale, comme les cérémonies religieuses elles-mêmes
se déroulent autour du phallus. Pour perpétuer le sou-
venir du dieu privé de sa virilité^ les prêtres se châtrent,
et cet usage de la castration devient une des cir-
constances les plus expressives et les plus importantes
des fêtes d'Adonis. Il ne faudrait pas d'ailleurs y voir une
coutume spéciale au culte du dieu de Byblos. Dès les
origines des mythes religieux de l'Asie Moyenne, nous
la trouvons mêlée aux fêtes sanglantes de l'Assyrie, où
déjà le culte de Doumouzi et d'Isthar avait pris le caractère
farouche et cruel qu'il conservera à Byblos et dans toute
l'Asie Antérieure.
11 est cependant assez difRcile de déterminer l'origine
de cet usage, et, s'il est aisé d'en comprendre la signi-
fication symbolique, il n'est guère possible de rattacher
cette coutume à un ensemble de faits historiques el
11
162 LES FÊTES d'aDÔNIS-THAMMOUZ
précis. Nous ne pouvons consulter que certaines tradi-
tions, assez vagues elles-mêmes. La plus curieuse est
celle que rapporte l'auteur du De Dea Sijria. D'après
ce récit, une reine d'Assyrie, nommée Stratonice, avait
eu un songe, dans lequel Héra lui avait ordonné de lui
édifier un temple à Hiérapolis, en Syrie. Elle partit donc
pour Hiérapolis, accompagnée d'un jeune courtisan,
nommé Gombabus, auquel son mari l'avait confiée. Com-
babus, redoutant qu'une absence prolongée n'éveillât la
jalousie du roi, n'avait accepté cette mission qu'après
s'être infligé le supplice de la castration, pour se mettre
désormais à l'abri de toute accusation. Durant les trois
années qui furent employées à la construction du temple,
Stratonice s'éprit de Gombabus, et le jeune courtisan fut
accusé auprès du roi d'adultère avec la reine. Rappelé en
toute hâte, Gombabus se justifia aisément, puis retourna
achever le temple d'Hiérapolis et y passa le reste de ses
jours. La tradition ajoute que ses plus intimes amis
allèrent se joindre à lui dans sa retraite, et, comme lui,
se firent eunuques, pour le consoler en partageant sa
douleur'. L'origine de cet usage ainsi exposée, l'auteur
du De Dea Si/rla ajoute, pour expliquer l'habitude
qu'avaient les Galles de porter des vêtements de femmes :
« Une fois cette coutume introduite, elle s'est perpétuée,
et tous les ans un assez grand nombre de jeunes gens se
réduisent à l'état de femmes, soit pour consoler Gom-
babus, soit pour faire plaisir à Héra. Dès qu'ils sont
eunuques, ils ne portent plus d'habits d'hommes, mais
des vêtements de femmes, et s'appliquent aux ouvrages
1. De Dea Sijria, 17-27.
LE CULTE PHALLIQUE DANS LES FÊTES d'aDÔNIS 163
de ce sexe. On attribue à Combabiis la cause de ce chan-
gement d'habits, et voici à quel propos : Une femme
étrangère, qui était venue pour assister à une fête solen-
nelle, le voyant en habits d'hommes, et si beau, en devint
éperdûment éprise ; puis, quand elle sut qu'il était
eunuque, elle se donna la mort. Combabus, désolé d'être
si malheureux en amour, s'habilla en femme, pour éviter
qu'une autre ne tombât dans la même erreur. Voilà
pourquoi les Galles sont habillés en femmes ' . » D'après
ce récit, l'origine de la castration remonterait donc au
temps de cette Stratonice, reine d'Assyrie, qui semble
être elle-même une sorte de personnage légendaire et
mythologique confondu avec la Sémiramis babylonienne.
Quoi qu'il en soit, cet usage, venu d'Assyrie, s'était
répandu dans les fêtes syriennes de Thammouz et d'As-
toreth.
Voici, d'après la description que donne le De Dea Syria
des cérémonies d'Hiérapolis, comment se pratiquaient les
mutilations des Galles ' :
Au moment où commençaient les fêtes, les prêtres,
à l'extérieur du temple, s'excitant mutuellement, se
tailladaient les bras et se frappaient les uns les autres
de coups de couteau. La vue du sang, au lieu de les
apaiser, les excitait davantage. Près d'eux, des musiciens
jouaient de la flûte, et, à l'aide de tambourins et d'ins-
truments divers, entretenaient la frénésie sacrée. On
chantait des hymnes, des cantiques ; on brûlait des
parfums. Dès lors, l'orgie sanglante ne connaissait plus de
1. De Dea Syria, 27.
2. Ibidem, 51-52.
164 LES FÊTES d'aDÔMS-THAMMOUZ
bornes . Beaucoup de spectateurs, saisis eux-mêmes par
cette sorte d'ivresse née de la musique, des parfums et
des chants, fanatisés par l'exemple des prêtres, se pré-
cipitaient au milieu d'eux, s'emparaient du couteau sacré,
réservé à cet usage, et, après s'être châtrés, parcouraient
la ville en portant dans leurs mains les parties génitales
dont ils venaient de faire l'ablation. Ils les jetaient ensuite
à l'intérieur d'une maison, et les habitants de cette
maison leur fournissaient des vêtements et des parures
de femmes. Us devenaient alors Galles eux-mêmes,
attachés au temple, et soumis à des habitudes de vie
spéciales. Le Galle en effet était considéré dans toute la
Syrie, ainsi qu'en Cypre et en Asie-Mineure, comme un
être en dehors de la foule commune des hommes.
Lorsqu'il venait à mourir, les autres eunuques le portaient
hors de la ville et abandonnaient son cercueil après l'avoir
couvert d'un amoncellement de pierres. Pendant toute
sa vie, il était l'objet d'une sorte de respect craintif de la
part de la foule, qui voyait en lui un homme que la
déesse avait élu. Souvent aussi, des femmes se sentaient
prises pour eux d'une violente passion, et s'aban-
donnaient à un amour qui, en raison de son inassouvis-
sement même, aboutissait à d'inexprimables fureurs
sensuelles ^
Le couteau réservé pour ces sortes de sacrifices était
parfois en métal précieux, or ou argent, mais le plus
souvent en pierre précieuse, onyx ou agathe. Là encore,
nous rejoignons la coutume sémitique de la circoncision,
1. Pour ces divers détails de l'existence et des mœurs des Galles,
voir De Dca Syria, 51-53.
LE CULTE PHALLIQUE DAT«S LES FÊTES d'aDÔNIS 165
que Ton peut, par divers détails, rapprocher de la cas-
tration des fêtes de Thammouz. Jusqu'à notre époque,
Fusage s'est maintenu, dans l'orthodoxie juive, de pra-
tiquer la circoncision à l'aide d'un couteau en pierre
précieuse, d'ordinaire en onyx : c'est une survivance
fidèle de l'usage antique. Quant au motif qui faisait
choisir, pour la castration des fêtes orientales, un couteau
en pierre, la tradition l'attribuait à un trait de la légende
d'Atys. Poursuivi par Gybèle, le jeune dieu, en s'en-
fuyant, s'était châtré au moyen d'une pierre tranchante.
La confusion des mythes d'Atys et d'Adonis avait étendu
l'usage né de ce souvenir à toutes les cérémonies ana-
logues de la Syro-Phénicie et de la Phrygie.
En Gypre, la même coutume se retrouvait. A Ama-
thonte, à Paphos, et dans les principales villes de l'île, le
service des temples d'Adonis et d'Astarté était réservé
aux eunuques. Dans l'vVsie-Mineure, oi^i le culte d'Atys
représentait le même symbole, les prêtres du dieu se
châtraient également. La Gappadoce était renommée pour
le caractère particulièrement sanglant qu'y revêtaient les
fêtes de Gybèle et d'Atys. En Egypte, les prêtres d'isis et
d'Osiris se rasaient la tête et se mutilaient, pour exprimer
leur douleur de la mort du dieu. En Grète et dans les
îles grecques, cet usage s'établit aussi, mais demeura
confiné dans certaines villes où le culte phénicien s'était
transmis sans altération. Vers l'Ouest, dans cette Garthage,
qui avait gardé, au delà de la mer phénicienne, tous les
usages, les coutumes religieuses, les mœurs sociales des
races cananéennes, il n'est pas surprenant de retrouver
chez les prêtres cette habitude de la castration, si for-
tement enracinée dans la tradition populaire qu'au temps
166 LES FÊTES d'aDÔNIS-THAMMOUZ
même de saint Augustin elle est encore en pleine vigueur :
« Quant à ces hommes sans nom, dit-il, consacrés à la
Grande Mère par une profanation qui outrage également
les deux sexes, que Ton a vus encore de nos jours dans
les places et les rues de Carthage, les cheveux parfumés,
le visage fardé, avec une démarche molle et lascive,
demander publiquement de quoi soutenir leur infâme
existence ' ... » A Rome, les fêtes de la Bonne Déesse
étaient de même marquées par les mutilalions et la cas-
tration des prêtres.
C'est donc un usage religieux fort répandu dans le
monde antique. Le caractère exalté des fêtes orgiastiques
de l'Orient avait peu à peu fait prédominer ces pratiques
sanglantes. La volupté sensuelle la plus ardente s'unit au
plaisir cruel du sang versé. Par là s'expliquent non seu-
lement ces mutilations des prêtres et des fidèles, mais
aussi les sacrifices humains et les hécatombes d'enfants,
dont les races sémitiques gardaient jalousement la tra-
dition.
D'ailleurs, sans en chercher les motifs dans les ten-
dances morales et les conditions psychologiques des
peuples orientaux, ces pratiques s'adaptent trop étroi-
tement aux conceptions mythiques pour qu'il soit difficile
d'ensuivre le développementnormal Les diverses mytho-
logies de l'Asie, de l'Egypte et de la Grèce présentent
toutes cette image d'un dieu privé de sa force virile et de
sa fécondité. Le Doumouzi babylonien, comme le Tham-
mouz giblite, comme l'Adonis sémitique et grec, est soudai-
nement dépouillé de sa puissance créatrice. La dent du
1. Saint Augustin, De Cicitate Dei, VII, 26.
LE CULTE PHALLIQUE DANS LES FÊTES d'aDÔNIS 167
sanglier blesse Adonis aux parties génitales, car la cuisse
dont parle la légende n'est ici, comme nous l'avons dit
plus haut, qu'une expression euphémique. C'est de cette
blessure qu'il meurt, malgré les soins et les lamentations
de la déesse. Il en est de même d'Atys, dont la légende
présente pourtant quelques variations de détail. Poursuivi
par Cybèle, amoureuse de lui, le dieu phrygien se mutile
pour ne pas céder à cet amour.
Mais c'est dans le mythe égyptien d^Osiris et dans le
mythe grec d'Ouranos que le symbole apparaît avec le
plus de clarté et de précision.
Après avoir retrouvé à Byblos le coffre dans lequel
Typhon avait enfermé Osiris, Isis rapporte en Egypte le
corps de son époux. Elle confie à son fils Horus le soin
de venger son père, et elle-même cache dans un lieu
désert le cercueil d'Osiris. Mais Typhon, chassant à la
clarté de la lune, le découvre et le reconnaît; il morcelle
le corps de son frère en quatorze parties, qu'il disperse
de tous côtés. Isis ne se laisse pas abattre par cette nou-
velle douleur, et aussitôt elle recommence ses recherches.
Elle visite, dans une barque de papyrus, les sept bouches
du Nil, et retrouve, l'un après l'autre, treize des membres
d'Osiris. Mais il manque le quatorzième, l'organe de la gé-
nération, que des poissons du Nil, nommés oxyrrhinques,
ont dévoré. Avec ces morceaux épars, Isis recompose le
corps du dieu et remplace le membre disparu par un
simulacre en bois de sycomore. Ce simulacre devient un
symbole divin, le Phallos, consacré par Isis elle-même,
en mémoire de son époux \
1. Pour tout ce qui concerne le mythe d'Isis et d'Osiris, voir Plu-
tarque. De Iside et Osiridc; Diodore de Sicile, I.
168 LES FÊTES d'aDÔNIS-THAMMOUZ
Le récit grec, bien que différent du mythe égyptien,
renferme la même signification. Ouranos hait ses enfants,
et, à mesure qu'ils naissent, les replonge dans les flancs
de Gœa, son épouse. Celle-ci arme le bras de Kronos et
tend un piège à son époux. Quand Ouranos, sans méfiance,
se couche dans les bras de Gaea, Kronos le mutile, et du
sang du dieu naissent des races et des végétations. Les
parties génitales tombent dans la mer, et de Técume qui
s'amasse autour d'elles nait Aphrodite Anadyomène, la
déesse de la beauté et de ramour\ En réalité, ce mythe
d'Ouranos présente tous les caractères d'un mythe phéni-
cien, et, là encore, il existe certainement un lien d'in-
fluence entre la Syro-Phénicie et la Grèce.
D'ailleurs, celte idée d'un dieu sacrifié, soit par un évé-
nement accidentel ou l'attentat d'un dieu ennemi, soit par
une immolation volontaire, est commune à toutes les races
sémitiques. Outre le Thammouz de Byblos, et divers
exemples bibliques, nous en trouvons une image frap-
pante dans le Melkarth tyrien, s'immolant lui-même pour
les hommes, sur un bûcher, d'où, métamorphosé en aigle,
il s'envolera, vainqueur de la mort. C'est à ce même
cycle d'idées qu'il faut rattacher la mort de l'fléraklès
grec, et les légendes primitives des sacrifices d'Iphigénie,
d'Isaac et, dans les récits hindous, de Çunacépa. A une
époque plus moderne, c'est d'une conception semblable
qu'est né le mythe de Zagreus, nom sous lequel on
désigne le premier Dionysos, fils de Zeus et de Per-
séphonê. Cette succession de types divins aboutira enfin
au Christ, sacrifié pour le salut du monde, et ressuscitant
1. Voir Hésiode, Théogonie,
LE CULTE PHALLIQUE DA^S LES FÊTES d'âDÔNIS 1G9
du tombeau, comme Adonis, comme Melkarth, comme
Osiris.
C'est sur cet ensemble de traditions mythologiques
qu'est basée la coutume, dès lors facilement explicable,
de la castration des prêtres d'Adonis et des divinités ana-
logues. Le mysticisme ardent et réaliste de TOrient en
favorisait encore l'extension, et, aujourd'hui même, c'est
à un semblable besoin d'excès dans les manifestations
religieuses qu'il faut attribuer l'usage persistant des lacé-
rations volontaires chez diverses peuplades du Caucase,
de l'Arabie et de l'Afrique.
A cette coutume de la castration, qui rappelait la vic-
toire de la stérilité et de la mort sur le dieu de la fécon-
dité et de la vie, s'opposait un autre usage qui rappelait
en retour le triomphe définitif de l'amour. Dans toutes les
religions orientales, la prostitution des vierges ou des
femmes, dans certaines fêtes, était devenue une loi uni-
verselle^ . Plus répandu encore que celui de la castration,
cet usage se rattachait au culte d'Aphrodite, sous toutes
ses formes étrangères ; et, à Babylone comme en Cypre,
en Asie-Mineure comme en Syrie et en Grèce, partout où
une ]\Iylitta% une Baalath, une Astarté ou une Aphrodite
était adorée, on retrouvait, jointe au culte, la pratique
spéciale de la prostitution, considérée comme un hom-
mage à la déesse ^ Primitivement, c'était là sans doute
un usage propre aux races cananéennes, mais, en même
temps qu'elles, il se propagea vers l'Occident, en Phénicie,
1. Baruch, cap. vi, 42-43; Selden, De Diis Syviis, II, 7.
2. Hérodote, 1,131; Hésychius, v. MvAtTTav.
3. Voir Baruch, vi, 42-43; Selden, De Dits Syriis, II, 7.
170 LES FÊTES d'aDÔNIS-THAMMOUZ
en Syrie, en Lydie, en Grèce, à Garthage' et en Numidie',
à Rome et en Sicile. Toutefois, c'est dans son foyer ori-
ginel, à Babyione, que la prostitution sacrée paraît avoir
eu son plus intense développement. Elle avait lieu en
l'honneur de la déesse de la fécondation, Zarpanit, invo-
quée plus tard sous le nom générique et commun de
Mylitta \ Cette Mylitta babylonienne, si étroitement appa-
rentée avec les Baalath phéniciennes, leur avait transmis
les usages de son culte. Aussi, dès que la période d'émi-
gration fut accomplie, nous trouvons la prostitution
établie dans toute l'Asie Moyenne et la Basse-Asie. En
Lydie*, en Cypre, dans un grand nombre de villes de
l'Asie-Mineure, les jeunes filles faisaient à la déesse le
sacrifice de leur virginité, et devaient, en se prostituant,
amasser une dot pour leur mariage ^: a Mos erat Cypriis
virgines ante nuptias statutis diebus dotalem pecuniam
quaesituras in quaestum ad littus maris mittere pro reliqua
pudicitia libamenta soluturas**. » Maury voit une allusion
à cette coutume dans l'inscription trouvée à Palaepaphos,
où l'on peut lire la consécration faite par Démocrate, fils
de Ptolémée, chef des Kinvrades' — ô àp)(Oç tcov Kivu-
1. Valère-Maxime, II, 6, 15.
2. Valère-Maxime, II, 6, 15.
3. Hérodote, 1,199; Strabon, XVI, p. 745; voir aussi Baruch, vi,
42; Justin, XVIII, 5.
4. Élien, HisLvar., IV, 3.
5. Cette coutume se retrouve encore dans la Byzance des derniers
siècles païens.
6. Justin, XVIII, 5.
7. Sur les Kinyrades et leur dynastie en Cypre, voir Hésychius,
voc. Ivivvjpai; et KcvvupàSai ; Sctioliaste de Pindare, Pt/flu'qiins, ode II,
ad versum 27.
LE CULTE PHALLIQUE DANS LES FÊTES d'aDÔNIS 171
paÔcbv, — et sa femme Eunice, de leur fille à la déesse de Pa-
phos \ En Phénicie et en Syrie, les fêtes d'Adônis
étaient marquées par la même obligation. Les femmes qui,
pendant le deuil des Adônies, n'avaient pas consenti à
couper leur chevelure, devaient se prostituer aux étran-
gers pendant toute une journée. Seuls, ces étrangers
avaient droit à leurs faveurs, et le prix de la prostitution
était offerte la déesse'. Les Carthaginois avaient conservé
cet usage de leur pays d'origine et Pavaient répandu
dans la Numidie. En Grèce, la prostitution religieuse
était liée au culte d'Aphrodite, à Gylhère et à Gorinthe,
et au culte de la déesse du plaisir, IlopVT], à Abydos. En
Sicile, au mont Eryx, le culte phénicien d'Astoreth avait
de même conservé cette particularité. A Rome même, la
grande liberté de mœurs des Saturnales n'était que le
souvenir d'usages plus anciens, où survivaient des pra-
tiques analogues. En réalité, le monde antique tout entier
a connu cette prostitution sacrée. Cet usage, né de la
religion, a, avec elle, survécu à toutes les vicissitudes des
empires et des races, il s'est prolongé, avec des dieux
nouveaux, jusqu'au cœur de l'Occident et jusqu'aux extré-
mités des temps païens.
Ce caractère même d'universalité donne à cette coutume
sa véritable importance historique. Elle était née avec les
premières manifestations religieuses des peuples de la
Haute-Asie, chez lesquels les grands phénomènes de la vie
humaine, comme ceux de la vie universelle des choses,
formaient un ensemble d'idées mythiques d'autant plus
1. Maury, Hist. des relie/ ions de la Grèce antique, III, p. 22j, note.
2, De Dea Syria, 6.
172 LES FÊTES d'aDÔNIS-THAMMOUZ
puissantes et plus vivantes qu'elles se liaient à la nature
même et à l'existence quotidienne de ces peuples. D'ail-
leurs, cette conception religieuse s'est manifestée dans des
formes et dans des théogonies telles, que la prostitution
en devenait comme l'aboutissant logique et la réalisation
la plus précise. Des religions de l'Asie Centrale jusqu'à
celles de l'Occident, durant des milliers d'années, sous des
formes et des figures mythologiques toujours différentes,
tantôt cruelles et difformes, tantôt douces et gracieuses,
ce qui règne, ce qui domine, ce qui apparaît à l'esprit des
fidèles comme un principe primordial, c'est l'idée d'une
divinité sacrifiée, tantôt par un destin supérieur, tantôt
par sa propre volonté, au salut et au bonheur des hommes.
L'Isthar chaldéenne comme la Baalath phénicienne, l'Atys
phrygien comme le Melkarth tyrien, mais surtout l'Osiris
et risis d'Egypte, les dieux et les déesses, protecteurs et
pères des hommes, souffrent et meurent pourfaire régner
la paix et la joie parmi les peuples. Livrés aux hommes,
les dieux s'abandonnent et se répandent dans les foules
comme des éléments de vie supérieure et meilleure :
Melkarth parcourt le monde pour établir la justice et la
bonté, Osiris enseigne à ses peuples les lois des cités et
les règles des gouvernements, Isis douloureuse erre de
ville en ville, de porte en porte, et, dans le palais de
Byblos, décide, comme l'Iahweh juif dans TÉden, d'en-
tourer l'enfant d'une race, et avec lui l'humanité tout
entière, d'une immortalité et d'une félicité que les hommes
perdent par leur faute.
C'est en somme cette idée première qui, à travers d'in-
nombrables avatars, aboutit chez des peuples d'une sensua-
lité ardente, amoureux de symboles vivants et expressifs,
LE CULTE PHALLIQLE DANS LES FÊTES d'aDÔNIS 173
à la pratique, devenue rapidement universelle, de la
prostitution. Pour fêter et glorifier des types divins dont
le trait essentiel est précisément de se donner à tous les
hommes et de se sacrifier à leur joie, il semblait naturel
et logique que les femmes, vierges et épouses, se prosti-
tuassent dans les cérémonies religieuses.
Mais il y avait encore là un autre symbole. Sur la plu-
part des fêtes orientales flottait l'image merveilleuse d'une
déesse d'amour et de volupté, éternelle comme le monde
et puissante comme le destin. Tantôt c'était la divinité
mystérieuse et féconde de la Cappadoce et de la Phrygie,
tantôt la divinité cruelle et sanguinaire de la Phénicie
méridionale, tantôt la forme harmonieuse et voluptueuse
créée par le génie des îles grecques, d'Amathonte et de
Paphos, tantôt Tlsthar grave et douloureuse, tantôt enfin
l'épouse divine, veuve d'un dieu, et répandant, avec ses
larmes, les enseignements de sa bonté infinie. L'amour,
sous toutes ses formes, avec tous ses sacrifices, toutes ses
voluptés, toutes ses tyrannies, se manifestait dans chacune
des réalisations symboliques des fêtes. La toute-puissance
de l'Aphrodite paphienne, de la Baalath giblite,de l'Aschera
sidonienne, éclatait dans les chants mystiques, dans les
récits mythologiques, dans les cérémonies du culte. Et
c'était pour exprimer cette loi universelle de l'amour
cette domination de la nature et de la vie, que les vierges
de Babylone et de Paphos, ainsi que les femmes de Byblos,
se livraient aux étrangers. Le symbole de la fête d'Adonis,
l'union féconde du soleil et de la terre, se réalisait et se
manifestait dans les accouplements et les étreintes des
femmes et des visiteurs pieux. Le prix de cette prostitu-
tion retournait à la déesse, comme une offrande. Xulle ne
174 LES FÊTES d'adôms-thammoùz
pouvait se soustraire à cette coutume, fatale et tyrannique
comme la loi même de l'amour.
La prostitution des fêtes d'Adonis était donc la conclu-
sion logique de cette double conception religieuse. Peu à
peu, avec l'énervement de la religion et l'affaiblissement
graduel des expressions mythologiques et cultuelles, elle
tendit à disparaître, mais se prolongea longtemps encore
dans des formes nouvelles et diverses. Dans les premiers
siècles de l'ère chrétienne, on pouvait la retrouver, à
Byzance, dans certaines pratiques locales, et les mystères
païens,, qui se multiplièrent au moment même du triomphe
du christianisme, en conservèrent longtemps le souvenir
et l'usage fort atténués. En réalité, cette survivance s'ex-
plique et se justifie aisément par la force, l'influence et la
persistance de la religion elle-même. En même temps que
la conception et le culte d'Adonis et d'Aphrodite, perpé-
tuellement unis et confondus dans leur mystique et fécond
amour, se prolongeaient les coutumes inhérentes à leurs
fêtes, et qui n'étaient plus que la dernière expression d'une
religion expirante.
C'est d'ailleurs sous des formes à peine modifiées que
se sont perpétués longtemps la plupart des images et
des symboles divins qui se rattachent à ces pratiques du
culte d'Adonis. L'image du cône, la forme phallique, le culte
des « hauts-lieux », se retrouvent à une époque où les
derniers vestiges de la religion phénicienne sont depuis
longtemps effacés. En ce qui regarde la prostitution
sacrée, ne faut-il pas voir encore un dernier souvenir de cet
usage dans ces pratiques de la grotte de Saint-George, en
Phénicie, dont parle Renan\ et, après lui, M. Jules Soury:
1. Renan, Mïsston dePhènicir, p. 329.
LE CULTE PHALLIQUE DANS LES FETES d'aDÔNIS 175
« Les « hauts-lieux « dWschera, les cavernes d'Astarté
où avaient lieu les prostitutions sacrées se voient encore
à Sarba, à Sayyidet el-Mantara, à Moghâret el-Magdoura,
aux grottes de la Casmie et d'AdIoun, à Belat. Sur la
hauteur de Belat gisent les ruines pittoresques d\in
temple dédié à quelque Baalath, peut-être à cette déesse
céleste dont M. Renan a lu le nom sur un précieux monu-
ment^ ou à la déesse de Syrie assise sur un siège orné de
deux lions. Quoi qu'il en soit, le sanctuaire de cette
(( \otre-Dame » est le plus bel exemple de « haut-lieu »
cananéen. Le petit bois de lauriers fleurit encore : c'est à
l'ombre de ces arbres verts que les prêtresses de la
bonne déesse dressaient leurs tentes peintes', j)
S'il faut faire à ces coutumes de la prostitution et de la
castration une place aussi importante dans l'étude du
culte adônique, c'est que c'est véritablement par elles et
en elles que nous retrouvons les vestiges les plus
expressifs, les plus vivants, les plus complets, de tout un
cycle mythique dont a vécu, pendant des milliers d'années,
l'imagination religieuse des peuples de l'Asie Anté-
rieure. L'Adonis androgyne, participant à la fois à la
nature du dieu et à celle de la déesse, l'Adonis châtré
et mutilé, mort sous les coups du sanglier hivernal,
puis renaissant dans une gloire nouvelle, le dieu
fécond, répandu sous mille formes dans les multiples
phénomènes de la vie et des saisons, le dieu symbole
simultané de la jeunesse, de l'amour, de la joie, et aussi
(le la mort et du désespoir, éternellement mêlé à une
1. inles SovLTj, La Phènicie (Revue des Deux-Mondes, 15 décembre
1875).
176 LES FÊTES D^\D6^'1S-THAMM0C/-
déesse parèdre, à la fois sœur, épouse et mère, synthétise,
pour ainsi dire, toutes ses formes, toutes ses images,
toute son action, dans des manifestations d'une expres-
sion farouc-he et forte, comme la castralion et la prostitu-
tion. C'est à travers les usages de cette sorte «ju'apparaîL
vraiment la réelle physionomie du Thammouz solaire,
résumant en lui toutes les énergies de la nature, victime
des vicissitudes des saisons, et père de la fécondité et
de l'amour.
CHAPITRE IV
LES SURVIVANCES DU CULTE
ET DES FÊTES D ADONIS
A 1 heure même où le culte d'Adonis, troublé, dénaturé,
épuisé, se survivait dans la parade tout extérieure de ses
fêtes, le christianisme étendait sur le même monde une
influence chaque jour plus pénétrante. A mesure que le
dieu antique défaillait et s'etfaçait, le dieu nouveau con-
quérait à son tour les mêmes terres, les mêmes îles, les
mêmes cités, et substituait aux formes usées de la mytho-
logie orientale une inspiration plus jeune et plus active.
Mais dans cette révolution religieuse, c'étaient encore les
mêmes principes, les mêmes dogmes, les mêmes pra-
tiques, qui, sous des apparences nouvelles, allaient se
continuer et reprendre vie pour de longs siècles. Dans
chaque ville où passait la marche triomphale du christia-
nisme, il se heurtait à un temple d'Adonis, au tourbillon
de ses fêtes, à la persistance de son symbole et de son
culte. Au milieu de la déchéance et de Toubli du vieux
panthéon hellénique, le dieu oriental avait gardé une
dernière vigueur, et, plus que tout autre, cette forme
religieuse pouvait encore agiter et enflammer les âmes
désenchantées et meurtries de cet âge de décadence. La
grande défaillance morale qui permit au christianisme de
vivre, de se répandre et de grandir, c'était elle déjà qui
12
178 LES FÊTES d'aDÔMS-TH.VMMOU/,
avait permis an culte morbide et déformé d'Adonis
d'assurer, sur chacune des terres du monde ancien, son
influence toute-puissante.
Entre ces deux conceptions mythologiques, il n'y a
point de limite historique. Elles s'enchaînent, se pro-
longent, se succèdent, elles s'expliquent l'une par l'autre;
et, du jour où l'image religieuse du Christ prend consis-
tance, chacun de ses traits se trouve d'avance fixé et
comme déterminé par les générations des dieux qui l'ont
précédée. Adonis, douloureux et persécuté, revit dans
Jésus; ou plutôt, à travers les premiers siècles chrétiens,
les deux divinités vivent côte à côte, se pénètrent, se
heurtent, se confondent, jusqu'au moment où la plus
antique s'efFace et se disloque sous l'eflort d'une société
nouvelle qui ne se reconnaît plus que dans des images
rajeunies. Mais seules, les formules extérieures ont été
modifiées : sous la liturgie qui s'élabore, dans les céré-
monies et les traditions du nouveau culte, la face sou-
riante et éternelle d'Adonis reparaît et triomphe. La
passion, la mort et la résurrection de Jésus reproduisent
fidèlement, servilement, chacune des circonstances qui,
depuis des siècles, ornaient les récits mystiques de la
Syro-Phénicie.
Adonis meurt dans la gloire de sa jeunesse, il dort
dans le tombeau, il ressuscite, il se symbolise dans toutes
les forces et les défaillances de la vie; et voici Jésus,
l'Adonis renouvelé, mais qui n'a rien oublié du mythe
antique, le voici qui meurt et ressuscite dans des condi-
tions analogues et qui s'identifie, lui aussi, à la vertu du
soleil et aux énergies de la nature. Tous deux roulent
ensemble dans le cortège des saisons, ils portent avec
LES SL'RVIVANCKS DU CLLTE ET DES FÊTES d'aDÔNIS 179
eux l'âme tumultueuse et confuse de la terre, ils se dis-
tinguent mal des éléments et du panthéisme universel. Le
même phénomène, la même évolution logique qui trans-
forme le Thanimouz indécis de l'antique Phénicie en une
divinité aux formes arrêtées, aux contours précis, se
retrouve dans la conception chrétienne, où le dieu se
dégage peu à peu, avec lenteur, avec effort, delà mytho-
logie païenne, pour condenser, dans ses traits personnels,
par un syncrétisme instinctif, les traditions qui sur-
nagent encore dans le scepticisme alexandrin.
Ainsi, il n'y a point de secousse, point de transfor-
mation brutale, point de fin ni de commencement
nettement marqués. C'est une lente, insensible défor-
mation, une religion qui se prolonge et se modifie sans
arrêt, et dont la décomposition enfante, avec les mêmes
éléments, une forme religieuse nouvelle. Dans la Syrie
où règne Adonis, la grotte de Bethléem est le théâtre des
mystères et des fêtes du dieu androgyne. Les femmes
viennent y pleurer sa mort mystique ; c'est un lieu
consacré àAstorethet à Thammouz; dans le bois sacré
qui l'entoure, les prêtresses de la déesse mènent, au son
des flûtes, l'orgie divine ; la prostitutioa, les chants et les
danses s'y entremêlent et s'y confondent comme dans les
temples de Byblos .
D'année en année, de génération en génération, la
coutume religieuse se transmet fidèlement, et le jour où
le dieu disparaîtra dans l'oubli, le lieu de ses fêtes n'en
demeurera pas moins sacré, et si profondément marqué
de l'empreinte mystique que le christianisme le choisira à
son tour pour y placer la naissance de son dieu. La grotte
d'Adonis devient la grotte de Jésus : une divinité succède
180 LES FÊTES d'aDÔNIS-THAMMOU/
à l'autre sans que la croyance populaire en soit sensi-
blement troublée, et sans qu'elle puisse même distinguer,
dans cette succession de formes divines, les éléments
d'une religion qui s'élabore. La même foule qui était
venue célébrer Adonis dans la grotte de Bethléem, y vint
célébrer Jésus avec le même enthousiasme, la même foi,
sans y voir autre chose que l'éternel symbole solaire (jui
ressuscitait sous un nom nouveau.
Saint Jérôme lui-même avoue implicitement cet héri-
tage mythique'. Ainsi, pendant des siècles, l'antique
Thammouz revit et se prolonge sous la figure du Christ :
dans la grotte sacrée, on pleure et on exalte le dieu mort
et ressuscité, et c'est toujours le même dieu, Thammouz,
Adonis ou Jésus, sous des formes tour à tour épuisées et
rajeunies.
La légende qui, de sa naissance à sa mort, accompagne
Jésus, s'inspire tout entière des traditions antérieures,
dont le christianisme se nourrira, et qui vont se conti-
nuer jusqu'au seuil du monde moderne. Les fêtes de
deuil qui marquaient l'ensevelissement d'Adonis, la
semaine de désolation, la bruyante démonstration de joie
qui célébrait la résurrection, se retrouvent, avec leurs
circonstances et leurs détails les plus menus, dans les
cérémonies de la « semaine sainte ». Le jour où Adonis
sortait du tombeau, les femmes de Byblos se saluaient
par ces paroles : « Adonis resurrexit ! » le jour de
Pâques, les premiers chrétiens s'abordaient avec la même
formule: « Ghristus resurrexit! » C'était là le salut mys-
tique^ l'expression heureuse que les fidèles du dieu phé-
1. S. Jérôme, Epiai, ad Paulin. V, plus haut, p. 36.
LES SURVIVANCES DU CULTE ET DES FETES d'aDÔNIS 181
nicien avaient transmis aux adoialeiiis du dieu chrétien,
et que ceux-ci recevaient et perpétuaient avec le souvenir
et le symbole de la divinité giblite.
Avec le même zèle, la même minutie, la même piété,
les fidèles d'Adonis ou de Jésus reconstituent la scène et
les circonstances de leur mort. Tous deux, on les ensevelit,
on les met au tombeau, on refait avec eux le chemin de
leur passion et de leurs souffrances. Là encore, la tradition
adônique s'est prolongée sans altération ; elle est devenue
la cérémonie funèbre du Vendredi-Saint. En Orient, ce
jour-là, on enterre le Christ avec le même appareil, la
même pompe, les mêmes soins que les Syriens mettaient
à ensevelir Adônis-Thammouz. Un long- cortège de fidèles
accompagne jusqu'au tombeau un cercueil symbolique ;
dans la nuit, à la lueur des torches, la procession se
déroule au milieu des sanglots et des plaintes. C'est
Tenterrement du Christ. M. Guimet a eu l'occasion
d'assister, à Patras, à l'une de ces célébrations funéraires,
et nous devons à son obligeance de pouvoir la relater ici :
A dix heures du soir, j'arrive à Patras par le bateau que j^ai pris
à Itéa.
En débarquant, j'entends dans la ville des accords de fanfare et
des pétards. Je trouve que pour un Vendredi-Saint, on s'amuse
beaucoup à Patras,
En me couchant, je perçois toujours les réjouissances lointaines.
A trois heures du matin, je suis réveillé par le bruit qui s'approche.
Je me mets à la fenêtre et je vois la rue très large et très longue
entièrement remplie d'une foule compacte, qui marche lentement,
chacun tenant à la main un cierge allumé ou une lampe antic{ue à
petite flamme : c'est comme un fleuve de feu qui coule tranquille à
travers la ville et dont on ne voit ni la source ni l'embouchure.
La fanfare est encore loin. Elle joue des marches funèbres.
182 LES FÊTES d'aDÔNIS-THAMMOUZ
Malgré les pétards qui éclatent dans les rues adjacentes, la foule est
recueillie, silencieuse.
Maintenant j'entends des voix, des cantiques qui alternent avec la
musique. Et bientôt s'avance une partie du cortège beaucoup plus
e.i lumière. Voilà les musiciens et, derrière, un cercueil drapé de
noir.
J'ai vu des enterrements à Athènes. Toujours le mort est promené
dans sa bière sans couvercle, afin qu'on voie son costume et sa
figure. On lui fait une vraie toilette : on lui met du fard, on efface
les rides, on cache la couleur jaune avec de la poudre de riz ; il y a
des grimeurs pour cadavre. Et je m'apprête à voir le visage de ce
grand personnage qui est l'objet de cette cérémonie importante à
laquelle prend part toute la population de Patras.
Mais le cercueil est fermé et le di'ap noir le recouvre entiè-
rement.
Un prêtre qui suit, vêtu de l'étole grecque, tient dans ses mains
la tête du sarcophage. Ce geste, la position du pope par rapport au
défunt, m'expliquent pourquoi quand on a trouvé à Antinoé le corps
d'Apollon Eupsuchi dans son beau cartonnage peint, son nom écrit
au-dessus de son portrait était tracé à l'envers; c'était afin que le
prêtre, pendant les cérémonies funéraires, puisse lire le nom du
mort pour l'introduire dans les prières rituelliques.
Peu à peu, la foule s'écoula.
Le cortège lumineux continua sa route à travers tous les quar-
tiers, chantant tristement malgré les éclats de la fanfare et les déto-
nations des pétards.
Au matin, je demandais quel était ce grand dignitaire à qui on
avait fait des funérailles si importantes, si grandioses ?
On me répondit : (( C'est l'enterrement de Jésus-Christ^ ! »
Il serait fastidieux de suivre, dans chacune des mani-
festations chrétiennes, la trace de la légende d'Adonis, Il
suffît de se souvenir à quel degré elle est restée vivante
et précise dans les premiers siècles de l'ère nouvelle pour
1. Note d'un voi/age en Grèce (E. Guimet, 1901).
LES SURVIVANCES DU CULTE ET DES FÊTES d'aDÔNIS 183
comprendre rinfluence et Taction qu'elle pouvait exercer
sur une mythologie encore fluctuante qui se livrait d'elle-
même à toutes les invasions morales du paganisme syro-
phénicien. De plus loin encore, l'inspiration des mythes
assyriens pénètre la religion naissante. Le poisson divin
Oannès, c'est Jésus, l'iyBûç des premiers chrétiens,
représenté sous cette figure mystique du poisson^ dont le
nom même n'est que la formule anagrammatique du dogme
de l'Incarnation ; la colombe divine Sémiramis, c'est
l'Esprit-Sacré qui voltige, sous cette forme ailée, à travers
les traditions chrétiennes^ comme l'isis de la légende de
Byblos. Et si l'on songe aux rapports étroits qui unis-
saient à Oannès leThammouz giblite et le Doumouzi baby-
lonien, aux liens qui rattachaient l'Astoreth syrienne à
la Sémiramis orientale, toute la filiation, toute la généa-
logfie des divinités de l'Asie Antérieure s'éclaire et
s'explique.
Ainsi Adonis s'avance dans les temps modernes à
l'ombre du christianisme. Les coutumes de ses fêtes se
perpétuent, déformées, atténuées, mais reconnaissables
encore et plus vivantes que jamais. Ce sont elles que l'on
retrouve dans le fanatisme sanglant de certaines peuplades
du Caucase et de l'Arabie. Les mutilations qui s'accom-
plissaient au cours des fêtes de Byblos ou d'Hiérapolis \
la castration par laquelle on s'unissait mystiquement au
dieu défaillant, ce sacrifice humain qui accompagnait le
sacrifice divin, le voici encore dans les blessures volon-
taires, dans les effroyables pratiques fidèlement trans-
mises et conservées dans certaines contrées de l'Asie
1 . Y. De Dca Syria,
184 LES FÊTES d'aDÔMS-THAMMOUZ
Occidentale. Au cours de la semaine sainte, dans plusieurs
villes du Caucase, se déroulent la procession de la Croix et
la commémoration de la Passion divine. Dans le délire
religieux, les fidèles se frappent d'armes tranchantes, se
blessent et se mutilent. Là encore on s'unit à la divinité
expirante, à ses douleurs et à sa mort. C'est le même
principe, le même désir, la même foi. Adonis et Atys
n'ont changé que de nom. La même furie qui poussait les
Galles au sacrifice d'eux-mêmes se retrouve aussi ardente,
aussi profonde, aussi terrible, dans l'âme tumultueuse et
passionnée des orthodoxes orientaux.
Tout d'ailleurs est fait pour favoriser cette survivance
des mœurs antiques. Le dieu Adonis n'a point changé ;
sa vie tranchée dans sa fleur, ses souffrances, sa mort
et le symbole de son action terrestre se perpétuent sans
effort. 11 était, aux yeux des Syro-Phéniciens, le symbole
de l'épi qui meurt dans la moisson fauchée et reverdit
avec la saison nouvelle, le symbole des fruits de la terre
qui naissent, meurent et revivent avec les saisons. Et
n'est-ce pas Jésus qui apparaît encore, sous la figure de
l'épi et du raisin, ramenant sous cette double image les
deux mythes connexes et parallèles d'Adônis-Atys et de
Dionysos-Zagreus ? Le prêtre, en consacrant le pain et le
vin, y enferme son dieu, et le manipule qu'il porte à son
bras n'est que la déformation liturgique du linge qui
essuie la sueur des moissonneurs au travail. Le dieu
nouveau garde donc, dans son attitude, dans son symbole,
dans son action sociale, dans ses cérémonies rituelles,
les formes essentielles que lui ont léguées les mythes
anciens.
11 n'est pas jusqu'aux personnages secondaires de
VENUS ET ADONIS MOURANT
Peinture de la Maison du chirurgien, à Pompéï
LES SUBVIYAÎSCES DU CULTE ET DES FÊTES d'aDÔNIS 185
la mythologie chrétienne qui ne portent la trace de la
transmission héréditaire. Voici la Yierge-Mère qui rap-
pelle, avec une précision étonnante, avec une imitation
presque servile, l'Isis égyptienne et TArtémis d'Ephèse.
Elle a, de cette dernière, non point le caractère de fécon-
dité universelle, mais l'allure accueillante et douce. Le
type le plus fréquent, le plus convenu et le plus connu
de la Vierge, dont la tète est voilée, les mains ouvertes
et tendues, n'est que la copie d'un des types de l'Artémis
d'Ephèse , qu'on retrouve encore dans les statues
archaïques. Le type de la Mater clolorosa chrétienne, de
la Vierge douloureuse et pleurante, c'était déjà, aux temps
d'Adonis, le type de la Vénus voilée du Liban. Qu'on
examine minutieusement l'attitude de la Vénus voilée,
telle qu'elle nous est transmise par diverses statues de
terre cuite et par les sculptures des rochers du Liban.
C'est l'allure accablée et ployée, le geste traditionnel,
immuable, fixé, de la Vierge chrétienne, pleurant, au pied
de la Croix, sur le cadavre de son fils. C'est ainsi que
Cybèle pleurait sur Atys, Astoreth sur Thammouz. Dans la
plupart des peintures de Pompéi qui ont rapport au
mythe d'Adonis, le jeune dieu mourant est étendu sur
les genoux de Vénus assise. La déesse est vêtue de longs
vêtements; elle se penche sur le corps nu et sanglant de
son amant, dont elle soutient la tête pendante. C'est là,
jusque dans les détails des gestes, le tableau exact des
groupes que l'art chrétien désignera sous le nom de
Pietà, où l'on verra la Vierge-Mère se lamenter sur le
cadavre de son fils, étendu sur ses genoux.
Tout concourt donc à perpétuer, dans le christianisme
encore informe, les vestiges du culte antique, qui s'y cris-
186 LES FÊTES d'aDÔNIS-THAMMOUZ
talliseront el s'y fixeront à mesure que la nouvelle religion
se constituera dans sa précision définitive. Mais, dans la
Syro-Phénicie, en dehors même des dogmes passagers,
les usages et les croyances populaires circulent à travers
les mythes, se mêlent et s'attachent à eux. Sans jamais
s'effacer, ils obéissent à la succession des dogmes, et se
moulent, pour ainsi dire, sur chacun d'eux. Les grottes
sont consacrées à Astoreth ; vienne le christianisme, les
usages religieux s'y continueront en l'honneur de la
Vierge. Les mêmes coutumes et les mêmes miracles se
renouvellent fidèlement, quelle que soit la divinité qui y
préside. « Près de Djouni, au village de Sarba, qui est
sûrement une ancienne localité cananéenne, existe une
a grotte de saint George », sorte de salle au niveau de
la mer, où les femmes viennent se baigner dans l'espoir
de devenir mères. Le rituel veut qu'avant de s'éloigner,
elles offrent une pièce de monnaie à saint George. On
peut y voir, avec M. Renan, un reste des anciens tarifs
phéniciens pour les sacrifices, ainsi qu'un souvenir
éloigné du rachat de la prostitution sacrée. « Je ne doute
» pas, écrit ce savant, que la grotte de saint George n'ait
» abrité les rites que nous savons avoir été pratiqués à
» Babylone, à Byblos, à Aphaca, et qui venaient d'une idée
» répandue chez certaines races de la haute antiquité, idée
» d'après laquelle la prostitution à l'étranger, loin d'être
)) honteuse, était considérée comme un acte religieux. Des
n traces de cette idée se retrouvent encore en certains pays
» orientaux et en Algérie. » A Sayyidet el-Mantara, aNotre-
Dame-de-la-Garde » est une chapelle de la Vierge qui fut
à l'origine une grotte cananéenne d'Astarté. La « Caverne
de la possédée », Moghâret-el-lNIagdoura, au village de
LES SURVIVANCKS DU CULTE ET DES FETES d'aDÔNIS 187
Magdousché, présente sur la paroi de gauche une hideuse
figure de femme sculptée. La plus authentique de ces
cavernes à prostitution se trouve près de la Casmie : on
voit à l'intérieur des sortes de sièges et une niche pour
la statue de la déesse ; à l'entrée, qu'une porte fermait,
on distingue nettement, comme au temps d'Hérodote,
ainsi qu'à Byblos, à El-Biadh, à Adloun, le naïf symbole
du sein divin d'où sont sortis les hommes et les dieux \ »
A côté de ces grottes saintes existait le culte des Hauts-
Lieux, c'est-à-dire des sommets consacrés à l'Aschera
sidonienne ou à l'Astoreth giblite. Toute montagne dont
la forme pouvait évoquer quelque image phallique ou le
cône, symbole de la déesse, devenait un « haut-lieu »,
un endroit marqué pour les cérémonies et les orgies
^ituelles^ On y édifiait un temple, entouré d'un bois de
lauriers sacrés, et les prêtresses de la divinité androgyne,
de Baal-Baalath, y venaient mener leurs fêtes bruyantes
et passionnées. Le christianisme, en s'installant en Syrie,
hérite de la tradition des Hauts-Lieux et la continue; lui
aussi, il recherche ces mêmes emplacements pour y édi-
fier ses sanctuaires, et il se trouve ainsi que c'est préci-
sément sur les ruines d'un temple antique, ou même
dans un monument païen désaffecté, que fleurit le nou-
veau culte .
1. Jules Soury, La Phénicie {Rckuc. des Deux-Mondes, 15 décembre
1875).
2. Transporté jusqu'en Occident, l'usage de consacrer les sommets
des montagnes à Aphrodite s'est perpétué longtemps. On peut en citer
mille vestiges. A Montvendre (Drôme), le nom de cette localité n'est
que la dénomination du mont aigu et conique qui la domine : c'est
l'aneien inons Veneris, tel qu'il avait été consacré à la déesse, en raison
de sa forme symbolique.
188 LES FÊTES d'aDÔNIS-THAMMOUZ
Les l'êtes d'Adonis ne confondent pas toute leur histoire
avec rimage troublée du dieu de Byblos. Elles se séparent
d'elle et continuent à se répéter chaque année, à une
époque où le dieu Adonis n'est plus qu'un souvenir
confus. Elles concordent avec la marche et la signification
des saisons, et ce lien naturel les prolonge et les vivifie
encore, à un moment oii le symbole solaire et tellurique
d'Adonis s'est efiacé pour faire place à de nouvelles
figures mythiques. Les sanglots qu'Ezéchiel ' entendait
retentir contre la muraille du Temple n'ont point cessé.
A travers les siècles, la même coutume s'est perpétuée
fidèlement, inébranlablement, et aujourd'hui encore, les
femmes et les vieillards de Jérusalem viennent se lamenter
et pleurer contre l'épaisse muraille qui reste à leurs yeux
le dernier vestige du temple antique. Qui pleurent-ils ?
Ils ne le savent pas eux-mêmes, mais la tradition est plus
fidèle que leur mémoire. C'est encore la fête douloureuse
de Thammouz qui traîne ici sa dernière image, et, comme
aux jours d'Ezéchiel, les plaintes des femmes se répondent
dans la nuit. Les dieux se sont succédé, mais la coutume
a persisté, comme le symbole lui-même s'est transmis,
éternellement identique, dans les formes changeantes des
divinités.
A Alexandrie comme à Athènes, la fin des Adônies
était marquée par un détail caractéristique. A Alexandrie,
la statue d'Adonis était précipitée dans la mer; à Athènes,
on jetait dans les fontaines tous les « jardins d'Adonis »,
et les statuettes de cire ou de terre cuite dont on avait
orné les maisons. Cet usage lui-même a laissé des traces.
1. vin, 14,
LES SURVIVANCES DU CULTE ET DES FETES d'aDÔNIS 189
Movers rappelle à ce sujet que, dans certaines contrées
de la Pologne, la statue delà déesse Marzana était préci-
pitée dans un étang, aux approches du printemps'.
L'Europe Méridionale offre de nombreux exemples des
survivances du culte d'Adonis. 11 n'est peut-être pas
téméraire, par exemple, de rapprocher de l'usage des
fêtes d'Adonis certaines coutumes caractéristiques. Dans
le Piémont et dans toute l'Italie du Nord, l'ancien culte
phallique, qui est si vivant et si intense dans le mythe
d'Adonis, se retrouve dans un usage fidèlement observé:
dans la nuit du 2 août, les femmes ornent les parties géni-
tales de leurs époux ou de leurs amants, pendant leur som-
meil, de rubans et de fleurs, honorant ainsi, par cet hom-
mage, la loi et la force de la fécondité universelle. Et, à ce
propos, il faut noter la curieuse image de Priape, sculptée
dans le roc d'un tombeau de l'ancienne Tarquinies, et
accompagnée d'une inscription en caractères étrusques.
Une bandelette, offrande pieuse, est nouée autour du
phallus du dieu. C'est là, en quelque sorte, le seul
exemple ancien d'une coutume encore vivante ^
En Sardaigne, le culte et les fêtes d'Adonis sont de-
meurés si vivants qu'aujourd'hui l'antique usage des
« jardins d'Adonis » s'y transmet encore d'année en année,
sans altération sensible. « Quelques jours avant la Saint-
Jean, raconte le général La Marmora, on sème du blé
dans un vase ou muid fait d'écorce de liège et rempli de
terre, de sorte que, dans la nuit qui précède le 24 juin, il
se forme une touffe d'épis. On le place alors sur les
1. Movers, Die Phônuier, I, vu.
2. On peut voir la reproduction de cette figure dans Creuzer-Gui-
gniaut. Rch'ijions de l'Anti'iui(c', planche CLV, n" 595 a.
190 LES FÊTES d'adÔNIS-THAMMOU/
fenêtres, après l'avoir paré de lambeaux d'étoffes de soie
et de rubans de diverses couleurs. On y ajoute des
espèces de poupées habillées en femmes; jadis même
c'étaient des simulacres faits de pâte de farine (des
phallus) ; et l'on forme des danses aux flambeaiix, et puis
en plein air autour d'un grand feu^ . »
11 existe en Provence une survivance très curieuse et
très fidèle de l'usage des « jardins d'Adonis ». A l'époque
de Noël, dans chaque maison, on dépose, devant les
crèches, une soucoupe ou un petit vase, remplis d'eau et
de graines de blé, quelquefois des lentilles ; les graines
germent rapidement, et forment de minuscules jardins,
hâtifs et presque aussitôt flélris. Oti sait, d'autre part, que
la symbolique chrétienne de la fête de Noël n'est qu'une
expression nouvelle de l'ancienne symbolique des fêtes
célébrées en l'honneur du retour des dieux calendaires.
En Provence, on désigne la fête de Noël sous le nom do
festo de Calèndo . Le blé semé à cette occasion s'appelle
blé de Sainte-Barbe, en raison du jour approximatif des
semailles : « Deux semaines auparavant, en sa présence,
sœur Nanon avait mis germer le blé de Sainte-Barbe,
dont la précoce verdure, symbole de renouveau, doit dé-
corer la table où se sert le repas de Noël. Pour cela, on
met simplement une pincée de blé au fond d'une assiette
que l'on humecte d'un peu d'eau, et voilà les semailles
faites. Patience ! Au bout de quelques jours, dans la tiédeur
du logis clos, sur le coin de la cheminée, le blé de Sainte-
Barbe germera \
1. La Marmora, Voyage en Sardaigne, tome I, p. 263-265.
2. Paul Arène, Dnmnlnc, IV.
LES SURVIVANCES DU CULTE ET DES FETES d'aDÔNIS 191
C'est encore en Provence qu'il faut signaler un culte
local étroitement rattaché aux traditions syro-phéni-
ciennes. Cette région a tout entière subi l'influence pro-
fonde de la civilisation et de la religion phéniciennes.
Adônis-Thammouz y dut avoir de nombreux temples. Le
culte des Hauts-Lieux et des grottes sacrées s'y retrouve
fidèlement. Tout rocher était dédié à Baal (en celtique
Bail) ; toute grotte à Baalath (en celtique Baiimo). De là
le nom de Sainte-Baume donné aune grotte célèbre et à
un lieu de pèlerinage très fréquenté dans le département
du Yar, où, raconte-t-on, Marie-Magdeleine acheva sa vie
de solitude et de pénitence. Mais, bien avant la courtisane
de Magdala, dès l'antiquité la plus reculée, les femmes
venaient en pèlerinage à la Sainte-Baume, afin d'obtenir de
la déesse delà fécondité^ des enfants, et les jeunes filles un
mari. La tradition chrétienne a substitué Marie-Magde-
leine à l'Astoreth phénicienne, et la coutume s'est pro-
longée de génération en génération. Il y a peu d'années
encore, les jeunes filles de Provence exigeaient, dans le
contrat de leur mariage, un pèlerinage à la Sainte-Baume.
Actuellement, au cours des pèlerinages qui s'accom-
plissent à la grotte sainte, un usage, que les pèlerins ne
peuvent expliquer, consiste à faire des castellets ou petits
châteaux. Ces castellets se composent de trois petites
pierres disposées en triangle et d'une quatrième placée
au milieu des trois autres. Les jeunes filles et les femmes,
en se conformant scrupuleusement à cet usage, continuent,
là encore, une coutume antique. Le triangle ou cône
symbolise iVstoreth, comme la ([uatrième pierre, symbole
d'Adonis, rappelle le phallus déformé que l'on plaçait au
milieu dos jardins d'Adonis. Récemment encore, on rap-
192 LES FÊTES d'aUÔNIS-ÏHAMMOU^
portait, des pèlerinages de la Sainte-Baume, des rameaux
d'if. De toute antiquité, Fif a été Tarbre consacré à
Aphrodite : or, il jouait et joue, à la Sainte-Baume, un
rôle si important qu'on Ta surnommé loii boues de la
Santo-Baumo .
C'est donc jusqu'au cœur de nos traditions modernes,
de nos usages d'aujourd'hui, (ju'on peut voir le vieux
culte d'y\dônis-Thammouz se prolonger et survivre mysté-
rieusement. Grâce à ses fêtes éclatantes, grâce aussi à la
profonde et large conception de son symbole religieux,
il s'est avancé dans un monde nouveau sans s'y trouver
absorbé ou vaincu par les religions qui s'y développaient
avec violence.
Ainsi, le pèlerinage, la lente marche des symboles
antiques, continue à travers les mille usages du chris-
tianisme, et, avec eux, la vieille lumière théogonique, qui
éclairait l'origine des mondes orientaux, prolonge ses
derniers rayons sur un peuple qui ne la comprend plus.
TROISIÈME PARTIE
LES MONUMENTS DU CULTE D'ADÔNlS
CHAPITRE PREMIER
LA STATUAIRE
Quand, après avoir reconstitué la physionomie synthé-
tique du dieu Adonis et de ses fêtes, l'historien, délaissant
les textes, cherche à rassembler et à coordonner les ves-
tiges d'un mouvement religieux aussi vaste, aussi intense,
aussi durable, il se trouve en présence d'un phénomène
(|uelque peu déconcertant. De ce culte d'Adôn-Tainmoiiz,
(|ui s'est répandu jusqu'aux extrémités du monde antique,
(jui a façonné tant de civilisations, qui s'est mêlé à tant de
mouvements ethniques, historiques et sociaux, il ne reste
plus que des traces si rares et si incertaines, que des ves-
tiges si dispersés et si mutilés, qu'on dirait vraiment que
le temps s'est particulièrement acharné à en effacer le
souvenir.
Mais il sufïit de rétablir par la pensée les cir('onstances
de lieux et d'époques au milieu desquelles s'est déve-
loppé ce culte, pour comprendre que cette absence
de monuments et d'images, dans les contrées même
où ht suprématie d'Adonis s'est établie sans conteste,
n'est duc <(u';( une silualioii liistori([U(> spéciale. \){-
194 LES MONUMENTS DU CULTE d'aDÔNIS
Babylone à Byblos^ les étapes des peuples et des religions
ne sont marquées aujourd'hui que par des ruines informes,
parmi lesquelles émergent encore quelques bas-reliefs,
oîi les rois de Ghaldée et d'Assyrie se sont plu à éterniser
leurs triomphes de conquérants, mais qui restent muets
sur les conceptions théologiques, les cultes et les formes
religieuses de ces diverses contrées. Seules, la Phénicie
et la Grèce ont gardé des indications plus précises et plus
utiles.
Adonis dut avoir en Phénicie, et particulièrement dans
la Phénicie septentrionale, dans les gorges du Liban et
dans la plaine fertile de la Gœlé-Syrie, de nombreux et
riches sanctuaires, où on Tadorait en môme temps qu'As-
toreth. Mais il ne reste aujourd'hui de ces temples ni
une ruine ni un vestige. La tradition rapporte que
Kinyras, père d'Adonis, avait construit, dans les îles et sur
les rives de la mer, plusieurs temples en l'honneur de
son fils. Parmi eux, le plus célèbre était celui de Byblos,
dont une reproduction nous a été conservée sur une
monnaie giblite d'une date relativement récente \ Ge
temple, qui passait dans l'antiquité pour un monument
remarquable autant par ses dimensions que par son luxe^
a disparu sans doute dès les premiers siècles chrétiens,
et d'une façon si absolue que ce n'est que par une étude
topographique très attentive et très minutieuse que Renan
a pu en établir l'emplacement probable ^
D'autre part, indépendamment de ces temples, l'art
phénicien, pour des raisons cent fois expliquées, est
1. Frappée sous Macrin. En voir une reproduction dans Renan,
Mission de Phénicie, p. 177.
2. lAonnn. Missioi) de l'/ic/iicic. p. 174-178.
LA STATUAIRE 195
demeuré trop pauvre en manifestations de toutes sortes,
pour qu'on ait jamais pu espérer retrouver, non seule-
ment dans la région de Byblos, mais même dans la
Phénicie tout entière, des vestiges de statues, d'inscrip-
tions, de monuments divers, assez nombreux et assez
complets pour aider à Fintelligence du dieu, de son
mythe et de ses fêtes. D'ailleurs, là encore, Tart phénicien,
sans originalité, formé d'éléments étrangers et disparates,
s'est contenté de recopier de froides et banales formules,
sans leur donner une vie et une empreinte spéciales.
(( Cet art s'évanouit en quelque sorte sous le regard du
critique qui cherche à en saisir le principe. Comme
ces composés chimiques qui ne sont pas stables, il se
décompose en ses éléments, que l'on reconnaît les uns
pour égyptiens, les autres pour chaldéens ou assyriens
et parfois même, lorsque nous avons affaire aux monu-
ments les plus récents, pour grecs. Lorsque l'on a séparé
et classé tous ces éléments d'emprunt, il ne reste pour
ainsi dire plus rien au fond du vase où s'est faite l'ana-
lyse, et la seule chose que la Phénicie puisse reven-
diquer comme sienne, c'est la formule même et le titre
du mélange^ . » Ce jugement, qui est vrai pour toutes
les manifestations de l'art phénicien, Test plus parti-
culièrement pour les représentations figurées d'Adonis.
Là, en effet, en raison même de l'intronisation d'Adonis
en Grèce, les traits du dieu phénicien ne sont plus que
le redet des réalisations du génie grec, et on y surprend,
dans sa marche, son travail, et, pour ainsi dire, dans son
1 . Perrot et Chipiez, Histoire de l'Art dans l'antiquité, tome III,
p. 883-884.
196 LES MONUMENTS DU CULTE d'aDÔNIS
œuvre d'absorption et de combinaison, rinfluence
hellénique.
Cette influence paraît d'autant plus naturelle, d'autant
plus logique, que, dès les premiers siècles de la civili-
sation grecque, Adonis était devenu un des sujets favoris
de la statuaire d'Ionie, des îles et de la Grèce. Ce qui
avait contribué puissamment à la multiplication des images
d'Adonis, c'étaitla coutume, observée fidèlement au cours
des fêtes, de représenter le dieu par une statuette de pierre
ou de terre cuite, exposée au seuil des maisons. C'est donc
sous une nouvelle forme, plus artistique, plus humaine,
et en quelque sorte hellénisée, que le dieu, repassant les
mers, réapparaît dans les régions d'oîi il était venu. 11 y
revient, transformé par le génie et Tart de la Grèce,
dépouillé de son caractère de divinité farouche et toute-
puissante^ devenu le jeune héros aimé d'Aphrodite, gra-
cieux et doux, et dont la mort même n'évoque qu'une
sorte d'attendrissement et de paisible pitié. C'est avec ce
caractère nouveau que nous le retrouvons dans les rares
images gravées sur les rochers du Liban, à une époque
où toute la contrée syro-phénicienne avait reçu, avec
l'influence intellectuelle de la Grèce, les images précises
et définitives de ses dieux.
Toutefois, si les fêtes d'Adonis avaient contribué à peu-
pler les cités grecques d'une foule de statues et d'images
du dieu, il ne faut pas se hâter d'en conclure que nous en
pos<^édions de nombreux vestiges. Au contraire, c'est
à peine si, de cette énorme quantité de figures divines qui
ornaient les Adônies, il nous reste quelques groupes ou
quelques statues, monuments sporadiques, échappés, par
une sorte de hasard heureux, à une destruction presque
LA STATUAIRE 197
absolue. Cette pénurie de statues grecques d'Adonis^
lient à deux causes. Destinées à une fête de quelques
jours, elles étaient pour la plupart laites de terre cuite,
de cire ou d'autres matériaux de peu de valeur; on ne
prenait aucun soin de leur conservation, et la matière
même dont elles étaient faites semblait les promettre à
une destruction inévitable. Mais bien plus : cette des-
truction, le rite lui-même l'ordonnait, puisque à l'issue
des cérémonies, on précipitait dans les fontaines ou dans
la mer ces images éphémères d'Adonis. Il n'est donc nulle-
ment surprenant qu il ne reste, de toute cette statuaire
religieuse, que fort peu d'exemplaires, d'autant plus
précieux qu'ils sont plus rares.
Nous ne signalerons que pour mémoire le groupe de
Vénus et Adonis, œuvre de Praxitèle, qui se voyait dans
l'Adonion d'Alexandrie du Latmos, au temps d'Etienne
de Byzance. Un groupe plus connu, et qui reste à peu
près l'unique type que nous connaissions des statuettes
de terre cuite exposées pendant les Adônies, est con-
servé au musée étrusque du Vatican. C'est une terre
cuite de style gréco-étrusque et de grandeur demi-nature,
trouvée dans les fouilles de Toscanella. Elle donne une
idée précise des images d'Adonis qui ornaient les céré-
monies : le dieu mourant est étendu sur un lit funèbre;
il est presque entièrement nu et chaussé de bottines de
chasse ; à sa cuisse gauche, une légère entaille représente
la blessure mortelle; son chien est couché au pied duliV.
Ce groupe, admirablement conservé malgré la fragilité de
la matière, est remarquable non seulement par ses
1. Voir plus haut, p. 141, la reproduction que nous en donnons.
198 LES MONUMENTS DU CULTE d'adÔNIS
dimensions inusitées \ mais encore par le fini du travail
^t le caractère artistique de l'ensemble = .
Une autre statue, en marbre, également au musée du
Vatican, est généralement considérée comme une statue
d'Adonis, conformément à Topinion de Visconti ; d'autres
archéologues ' y voient une image de Narcisse.
Un groupe de Vénus et Adonis, en terre cuite peinte,
a été trouvé dans un tombeau de Tîle de xNisyros. « Ce
groupe a été savamment expliqué par son possesseur,
M. Thiersch, qui reconnaît dans le petit éphèbe debout,
la tête ceinte d'une guirlande, et appuyant sa main droite
sur l'épaule gauche de Vénus assise, Adonis de retour
des sombres demeures, au printemps, et retrouvant sur la
terre fleurie sa divine épouse '. « M. Guigniaut, dans une
note de sa savante traduction de Creuzer, ajoute : « La
petite taille d'Adonis n'est pas plus une objection pour
M. Creuzer, qui pense à l'Adonis Pymœon de Cypre,que
pour M. de Witte^ qui cite contre M. 0. Jahn plusieurs
exemples analogues sur les monuments, notamment un
autre groupe de terre cuite publié par le baron de
Stackelberg% sans parler d'un troisième où, dans l'enfant
ressemblant à un hermaphrodite, qui s'approche d'une
femme demi-nue % on a soupçonné Adonis androgyne et
1 . Les statuettes exposées dans les Adônies étaient d'ordinaire de
dimensions très réduites.
2. C'est peut-être cette circonstance qui l'a protégée contre la des-
truction traditionnelle.
3. M. Gerhard.
4. Creuzer, Religions de l'antiquité, traduction Guigniaut. Note de
Guigniaut, tome II, 3' partie, p. 930.
5. Die Grœber don Hellenen, tab. LXVIII.
6. Die Grœber den Hellenen, tab. LXI.
LA STATUAIRE 199
Vénus. Mais dans le bas-relief, également déterre cuite,
sur lequel M. Roulez' a vu aussi Adonis et Vénus accom-
pagnés de TAmour, M. de Witte, qui croit distinguer la
peau de lion, reconnaît Hercule embrassant une de ses
amantes, soit Auge, soit lole, soit même Omphale *. »
C'est en effet cette ressemblance de divers mythes grecs
qui rend douteuse Tauthenticité d'un grand nombre de
statues, de groupes, d'images de toutes sortes, où on a cru
reconnaître Adonis. Représenté le plus souvent en com-
pagnie d'Aphrodite, il se confond aisément avec Hélène
et Paris, \'énus et Anchise, et toutes les reproductions de
divinités et de héros accouplés. Une multitude d'images
de ce genre ont donné lieu à de longues controverses,
chaque critique y distinguant une divinité différente.
Nous ne pouvons relater ici que celles dont l'opinion
unanime des savants a consacré l'authenticité et où il a
été reconnu, sans conteste possible, une image d'Adonis ;
mais, à côté de ce petit nombre, beaucoup d'autres pré-
sentent, avec le caractère, la légende et le culte du dieu,
mille affinités, mille rapports. Il semble bien d'ailleurs
qu'il faille admettre, avec M. Raoul Rochette, qu'en outre
des statues de cire et de terre cuite, faites à l'occasion
des cérémonies et brisées ensuite, Adonis a dû être le
sujet de toute une plastique spéciale, et le groupe mutilé
de l'Adonion d'Alexandrie, dû au ciseau de Praxitèle,
montre que des statues d'Adonis ont été faites aux plus
belles époques de l'art grec.
1. Bulletin de l' Académie i^oyale do Bruxelles, tome VIII, partie 2,
p. 537.
2. Creuzer, Relùjions de l'antiquité, trad. Guigniaut. Note de Gui-
gniaut, tome II, 3° partie, p. 930.
200 T.ES MONUMENTS DU CUI,TE d'aDÔNIS
Toutefois, convnic les statues religieuses étaient des-
tinées la plupart du temps à l'ornementation des temples,
et qu'Adonis, en raison de son caractère étranger, n'avait
en Grèce aucun temple qui lui fût spécialement consacré,
il est vraisemblable aussi que ces images de marbre ou de
métal furent moins nombreuses que celles de la plupart
des autres dieux. Aussi n'est-ce pas là qu'il faut chercher
les indications précieuses que peuvent fournir les repré-
sentations figurées. Nous trouverons une source plus
féconde de documents historiques et mythologiques dans
les inscriptions, les bas-reliefs, les vases, les peintures,
les monuments funéraires. C'est là véritablement la réali-
sation d'art dans laquelle les artistes de l'antiquité se sont
plu à représenter Adonis. Ce dieu est devenu rapidement
le sujet préféré des bas-reliefs funéraires : tout un cycle
artistique est né de sa légende, et c'est dans cette suc-
cession de monuments divers que nous le verrons
s'épanouir dans le domaine de l'art, avec ses attributs,
ses attitudes, les vicissitudes de son mythe, et ses mul-
tiples symboles.
CHAPITRE II
LES VASES, LES MIROIRS, LES PEINTURES MURALES
Les indications archéologiques les plus précieuses,
celles que recherche tout d'abord Thistorien, sont celles
qui proviennent des inscriptions lapidaires ou des textes.
Nous avons signalé les principaux textes relatifs au mythe
et au culte d'Adonis. Quant aux inscriptions, elles sont
d'une telle rareté qu'à peine peut-on en citer deux ou trois
exemples. La Phénicie seule aurait pu être à ce sujet
d'une véritable richesse ; mais les Phéniciens, comme les
Hébreux, ont peu écrit. « Le corps entier des écritures
hébraïques, quoiqu'il suppose l'usage d'écrire sur la
pierre ou sur le roc \ ne mentionne pas expressément une
seule inscription dans le sens complet que nous attachons
à ce mot, et, avant la découverte de l'inscription moabite
de Dibon, on pouvait douter que l'épigraphie fût dans
l'usage d'aucun peuple chananéen. Les stèles comme
celles de Dibon durent être rares; quant à l'habitude de
mettre des inscriptions sur les monuments, les tombeaux,
les monnaies, elle ne fut peut-être pas chez ces peuples
antérieure à l'époque où ils commencèrent à imiter les
Grecs. La numismatique phénicienne suit la même loi;
il n'y a pas de monnaie phénicienne antérieure aux mon-
nayages grecs ou persans. Il n'est pas sur que l'inscrip-
1 . Job, XIX, 23, 24 (Note de Renan).
202 LES MONUMENTS DU CULTE d'aDÔMS
tion d'Eschmimazar soit beaucoup plus ancienne, et, en
tout cas, le tour gauche, pénible, fastidieux, de cette
inscription, est bien loin du ton simple et ferme des
peuples qui écrivirent beaucoup sur la pierre... Certes,
il est inadmissible que le fait d'Eschmunazar soit un fait
absolument isolé, et la seule possibilité de trouver des
textes d'un intérêt aussi élevé justifiera tous les sacrifices
et tous les efforts; mais il ne faut pas concevoir d'espé-
rances exagérées ; en somme, les inventeurs de Técriture
paraissent n'avoir pas beaucoup écrit. On peut affirmer du
moins que les monuments publics chez les Phéniciens
restèrent anépigraphes jusqu'à l'époque grecque. Nous
sommes loin de croire qu'on ne trouvera pas après nous
de nouvelles inscriptions, nous sommes sûrs même qu'il
y en a parmi les débris d'Oum el-Awamid ; mais une riche
épigraphie nous aurait livré plus de trois ou quatre
textes, et, si Ton suppose que le sort nous a peu favo-
risés, citons le témoignage de M. Thomson, l'homme qui
a le plus parcouru la Syrie et qui déclare avoir cherché
vingt ans sans avoir trouvé en Phénicie un seul mot en
caractères phéniciens ^ »
Il serait donc puéril d'espérer trouver dans les inscrip-
tions phéniciennes des documents décisifs sur le culte
du dieu de Byblos. En aucune d'elles on ne trouve le nom
d'Adonis ou le nom de Thammouz. Ces noms, nous les
trouverons en d'autres régions, sur des miroirs étrusques.
Il faut toutefois signaler en Phénicie diverses inscrip-
tions grecques, dont la plus intéressante date de l'an 43
de l'ère chrétienne ; elle a été trouvée à Fakra ' et porte
1. Renan, Mission de Phénicie, p. 832-833.
2. Corpus, n" 4525. V. Renan, Mission de Phénicie, p, 337-338.
LES VASES, LES MIROIRS, LES PEINTURES MURALES 203
ces mots : « 'Ex tcov toû (JLsytcJTOU Geoû » . Ce (xéytaTOç ôso^
est la désignation ordinaire du dieu de Byblos, dont le
nom spécial est remplacé ici, comme dans toutes les
inscriptions de la région giblite, par des épithètes de
grandeur et de domination : û^iai:oç, oûpàvtoç, etc.
Dans une inscription latine, trouvée en Afrique, le dieu
est désigné par son nom précis. Dans toute la région de
Garthage, et bien au delà sans doute, Adonis avait ses
temples, ses prêtres et ses fidèles. L'inscription signalée
par M.Guérin' a, au double point de vue de l'épigraphie
et de l'histoire, une importance considérable. En voici le
texte :
MVTHVMBAL • BALI
THOiNlS LABREGO
HISITANVS
SAGERDOS ADONI
S VIX ANNIS LXXXXII
Gette inscription ornait une pierre tumulaire, décou-
verte à la zaouia Sidi-Mansour-ed-Daouadi (Tunisie). Elle
constituait l'épitaphe d'un vieux prêtre d'Adonis, mort à
l'âge de 92 ans. Il y avait donc dans cette région, à
Hisita, ou plus probablement Thisita, un temple d'Adonis.
Malgré cet exemple, d'ailleurs unique, les inscriptions
ne fournissent point à l'histoire du mythe d'Adonis une
contribution vraiment utile. En Phénicie, c'est seulement
à l'époque grecque, c'est-à-dire au moment où se multi-
plient les efforts de l'art, qu'il est possible de retrouver
quelques monuments intéressants. G'est sans doute de
1. Guérin, Voyage archéologique dans la région de Tunis, II, p. 27.
204 LES MONUMENTS DU CULTE d'aDÔNIS
celte époque que datent la plupart des gemmes et des
pierres précieuses sculptées, sur lesquelles on peut
retrouver quelques souvenirs de Thistoire d'Adonis. Ce
travail des pierres précieuse, les Phéniciens semblent
en avoir fait une de leurs principales préoccupations artis-
tiques, et, bien qu'un grand nombre de ces vestiges
accusent une indéniable influence hellénique, ce sont
néanmoins les mythes et les traditions indigènes dont
ils retracent les épisodes. La glyptique phénicienne est
riche en figures mythologiques; elle est une source im-
portante d'observation et d'indication.
Une intaille, qui provient de la Phénicie proprement dite,
représente un sanglier ailé. C'est là une allusion évidente
au meurtrier d'Adonis. Le sanglier divin se distingue,
par ses ailes, des autres animaux ; il est en quelque sorte
le représentant d'une puissance néfaste et fatale sous
laquelle succombe le jeune dieu. Plusieurs intailles ana-
logues ont été trouvées en Syrie et en Sardaigne. Sans
nous arrêter à chacune de ces images, nous en signalerons
une d'une importance toute particulière, car elle nous
révèle une divinité phénicienne, le dieu Bès, qui présente
une telle ressemblance avec Adonis qu'il est à peu près
certain que nous nous trouvons en face d'une de ces mille
déformations locales du dieu de Byblos, qui s'adaptaient
à des traditions voisines et parallèles. Voici d'ailleurs la
description de cette pierre remarquable, telle qu'elle est
donnée ^2^yV Histoire de lArtàe MM. Perrot et Chipiez
« La glyptique s'est souvent emparée de ce même type
(de Bès); nous l'avons déjà rencontré sur le côté convexe
d'un scarabée en terre vernissée ; on le retrouve aussi sur
la face plane d'un scarabée en jaspe vert, ouvrage très
LES VASES, LES MIROIRS, LES PEINTURES MURALES 205
soigné et d'un beau travail, que possède le Louvre ; on ne
sait où cette pierre a été ramassée^ mais ce qui a permis
de l'attribuer à un graveur phénicien, c'est, plus sûrement
encore que le caractère du style, le symbole du disque et
du croissant qui y paraît, gravé sur le champ. Le dieu,
couronné de plumes, est vu de lace ; il a une queue de
taureau ; il tient suspendu, de la main droite, un sanglier ;
il porte sur ses épaules un lion énorme, qui a la gueule
béante, et dont il serre de la main gauche une des pattes
de derrière. Xous ne savons ni quel nom ce dieu portait
en Phénicie, ni quelles fonctions lui assignaient et quelles
aventures lui prêtaient les croyances populaires ' ; mais,
dans l'image que nous venons de décrire, comme dans
celle qui est gravée sur le plat d'un scarabée trouvé en
Sardaigne, oii ce même dieu, couronné de plumes, paraît
entre deux lions, il y a certainement une allusion à des
mythes où ce personnage jouait le rôle de dompteur de
monstres. Nous avons peut-être là, sous sa forme indigène
et vraiment phénicienne, le héros dont les Grecs ont fait
plus tard le jeune et beau chasseur, l'amant d'Aphrudite,
cet Adonis que tue la dent du sanglier*. »
La Grèce et l'Italie nous fournissent une autre série de
reproductions d'Adonis et des détails de sa légende, dans
1. On peut se demander si ce n'est pas le dieu Poumai. dont
M. Philippe Berger, dans son travail Pj/gmée, Pj/gmalion, note sur
le nom propre Baal Melee {Mémoires de la Société de Linguistique,
tome IV, p. 347-356), a retrouvé le nom dans les Inscriptions phéni-
ciennes et tenté de faire l'histoire. Les mots Pygmée et Pygmalion
seraient les dérivés de cette appellation sémitique. (Note de Perrot et
Chipiez.)
2. Pei-rol et Chipiez, Hisf. de l'Art dans l'(inli</uité, tome III,
1.. 422-423.
206 LES MONUMENTS DU CULTE D ADONIS
les sculptures et les peintures qui ornaient les flancs des
vases. Un cratère de marbre de la collection du prince
Ghigi offre deux scènes en relief, séparées par les anses
du vase. Une seule a trait au mythe d'Adonis. Aphro-
dite, à demi courbée, tient dans une main son pied gauche
blessé et entouré de bandelettes; de l'autre main, elle
s'appuie contre une colonne ionique, dressée sur le
tombeau d'Adonis. Une femme, la nymphe de Byblos, se
tient debout, de l'autre côté du tombeau, et oflVe à la
déesse un baume pour sa blessure. Plus loin, un satyre
rieur montre du doigt une statuette de Priape, placée sur
un tronc d'arbre, à gauche ^.
Un vase de Vulci représente, selon l'opinion de
M. Raoul Rochette, Adonis assis sur un char traîné par
deux cygnes. Un manteau parsemé d'étoiles couvre ses
genoux sur lesquels est assise Aphrodite nue. M. Gui-
gniaut voit dans cette scène une représentation de cette
sorte d'enlèvement d'Adonis par Aphrodite, auquel Plante
fait allusion, à propos d'une peinture murale :
« Dis-moi, n'as-tu jamais vu le tableau où Catamitus
est représenté enlevé par l'aigle, ou Adonis par
Vénus * ? »
Sur d'autres vases, on voit les deux amants échangeant
un baiser. Mais la plus connue et la plus complète des
peintures de vases est celle que l'on trouve sur une
péliké du musée Sant' Angelo, à Naples. Trois tableaux
superposés occupent un des côtés du vase. Le tableau
supérieur représente probablement la dispute des deux
1 . Voir une reproduction de la scène de ce beau vase dans Les
Religions de l'antiquité, trad. Guigniaut, planche CV'"'s, n" 409 «*.
3. Plnuto, Mi'n-r/imi^s, I, 2. vprs 34-85.
LES VASES, LES MIROIRS, LES PEIÎSTURES MURALES 207
déesses au sujet d'Adonis. Aphrodite, à genoux, tient
Érôs dans ses bras, et supplie Zeus, qui est assis au
milieu, et derrière lequel sont debout Hermès, et,
tenant à la main une flûte, la muse Calliope, qui, selon
certaines traditions, aurait prononcé la sentence \ Le
second tableau représente Adonis couché sur un lit
funèbre, au pied duquel se tient Hécate, portant une
torche dans chaque main. A droite, au chevet du lit,
Proserpine tient une branche de myrte, et près d'elle
est Aphrodite voilée'. Au-dessous de ces deux tableaux,
un troisième représente six Muses ou Nymphes. Sur
l'autre côté du vase, on voit Adonis, dans une sorte
d'apothéose, entouré d'une foule de femmes qui célèbrent
sa résurrection.
On retrouve les mêmes scènes, avec quelques variantes,
sur un autre vase, de la collection Amati. Le nom
d'Adonis s'y trouve écrit auprès du jeune homme étendu
sur le lit.
Sur un vase du musée de Carlsruhe, on voit Aphrodite
elle-même préparant avec Erôs les fêtes d'Adonis, et lui
présentant un de ces « jardins d'Adonis » qui ornaient
les cérémonies. A droite et à gauche, se tiennent deux
Heures ou Saisons. M. Creuzer qui, le premier, a pénétré
le vrai sens de ce tableau, en donne le commentaire
suivant: « Si nous donnons aux deux femmes debout et
1. M. de Witte, dont l'opinion à ce sujet diffère quelque peu de
l'opinion commune, voit, dans les personnages de ce premier tableau,
Démêter tenant un flambeau, Ganymède, Hermès, Pitlio assise, Aphro-
dite, tenant Érôs dans ses bras, à genoux devant Zens assis.
2. Dans ce second tableau, M. de Witte voit, dans le personnage
d'Aphrodite voilée, une Parque accompagnant Proserpine qui tient la
branche lusfiale.
208 LES MONUMENTS DU CULTE d'aDÔNIS
priant, qui se voient à droite et à gauche de Vénus et de
TAmour, les noms des deux Heures ou Saisons, Thallo,
celle qui fleurit, et Carpo_, celle (|ui produit les fruits,
ces noms seront dans un rapport intime avec le mythe
d'Adonis. (]e sont elles, en effet, ({ui, au temps marqué,
ramènent Adonis sur la terre, le reconduisent aux enfers.
Peut-être, en ce moment même, avec une crainte respec-
tueuse, annoncent-elles à Aphrodite la mission ([u'elles
viennent d'accomplir, d'après les décrets de Jupiter. La
nouvelle de la blessure d'Adonis avait surpris Vénus dans
son sommeil; et, sans prendre le temps de se vêtir, les
pieds nus, elle s'était précipitée à la recherche de son
amant. C'est dans ce désordre et dans cette nudité
presque complète que la montre notre peinture, quoique
le riche diadème qui pare sa tête signale la déesse, comme
les pommes d'or dont il est décoré caractérisent la fête
d'Adonis. Nous savons que ce dieu, chez les Grecs,
avait été fréquemment mis sur la scène; nous savons
combien de peintures de vases ont été exécutées d'après
les représentations scéniques ; la plupart des poètes dra-
matiques, auteurs des pièces dont Adonis était le héros,
vivaient à une époque où ses fêtes étaient souvent célé-
brées par leshétères. On dut y rechercher plus d'une fois
les contrastes dont nous venons de voir un exemple. Des
figures d'Amours, entre autres, avaient place dans les
tentes de feuillage dressées pour la fête funèbre
d'Adonis ; et d'ailleurs Érôs, d'après la tradition mythique,
comme sur les peintures des vases, est un médiateur
nécessaiie entre Vénus et Adonis. Il ne pouvait donc
man(|U('r dans la scène de noire tableau. Une grande
cnu|)C, remplie des fruits les plus beaux, est déjà prêle.
LES VASES, LES MIROIRS, LES PEINTURES MURALES 209
aussi bien qu'un vase à gros ventre, où des plantes et des
semences diverses ont visiblement germé. Un vase sem-
blable, avec un jardin d'Adonis, est reçu par l'Amour des
mains de sa mère, qui vient peut-être de cueillir, au toit
de feuillage d'en haut, une partie des fleurs que l'on voit.
La scène entière offrirait donc aux yeux les apprêts de la
fête d'Adonis ; elle aurait un caractère erotique en même
temps que sépulcral, si bieh que Ton pourrait lui appli-
quer les paroles suivantes d'un vers de Gœthe : « Les
» païens savaient répandre une parure de vie sur les sar-
» cophages et les urnes'. »
Les miroirs étrusques nous offrent aussi diverses images
d'Adonis, et non des moins intéressantes. Sur le revers
d'un de ces miroirs, qui est à Paris, au Cabinet des
Médailles, on voit Adonis, sous la figure d'un enfant ailé
et nu, semblable à Erôs, avec lequel il serait aisé de le
confondre, si on ne lisait au-dessus de lui son nom, écrit
AtLinis. Il prend une colombe des mains d'Aphrodite, au-
dessus de laquelle on lit le nom Tiphanati. C'est d'ailleurs
généralement sous ce nom à^ Atiinis que le dieu est désigné
sur les miroirs étrusques : on le voit, sur un autre de ces
miroirs, tenant entre ses bras la déesse, qui porte ici le
nom de Turan.
Un des miroirs les plus connus du Musée Grégorien
du \'atican ^ représente, suivant l'opinion de M. de Witle,
Adonis, désigné sous son nom phénicien de Thammouz,
écrit ici Tliamii. De chaque côté de lui se tiennent Euturpa
(Vénus), vers laquelle il tourne la tête comme pour lui
1. Creuzer. Rdi'/.do l'antiquité (tra.d. Guigniaut). Creuzer, cité
dans une note de Guigniaut, tome II. p. 936-937.
2. Musciiin Etruscuin Greyorianuin, tome II, tabl. XXV, 4.
14
210 LES MONUMENTS DU CULTE d'adÔNIS
adresser un adieu, et Alpnu (Proserpine), qui s'approche
du jeune homme et lui met la main sur l'épaule pour
l'entraîner aux enfers. Derrière Alpnu, on voit un de ses
compagnons, Archate ou Archase (Orcus). Une autre divi-
nité, qui porte le nom d'Eris, donne à toute cette scène
son caractère et sa signification : elle préside à la querelle
des deux déesses, qui se disputent le jeune dieu.
Cette même scène se trouve reproduite, mais d'une
façon plus simple, sur un miroir trouvé à Orbetello. Les
divinités y sont désignées par des inscriptions latines.
Jupiter est assis sur son trône, et, à sa droite et à sa
gauche, Vénus et Proserpine Fimplorent et lui exposent
leurs griefs. Aux pieds de Jupiter est déposé l'objet du
litige^ le coffret dans lequel est enfermé Adonis. Ce
miroir est vraisemblablement d'une date beaucoup plus
récente que les précédents, et Toeuvre artistique y semble
moins inspirée par des traditions primitives que par les
récits postérieurs des poètes grecs.
D'autres miroirs encore représentent Adonis et Aphro-
dite, tantôt seuls, tantôt entourés d'autres personnages
mythologiques, et bien qu'on ne trouve d'inscriptions que
sur ceux que nous avons cités, il n'est pas difficile, à la
similitude des personnages et des scènes, d'y reconnaître
les divei'S détails de la légende d'Adonis.
Tandis qu'on trouve assez fréquemment, sur les mi-
roirs, la scène de la querelle des déesses, dans les pein-
tures murales, au contraire, les artistes semblent avoir
préféré les autres scènes de l'histoire du dieu et parti-
culièrement la chasse et la mort d'Adonis dans les
montagnes du Liban. Les Romains se plaisaient à orner
les murs inléricurs de leurs villas des tableaux mytho-
LES VASES, LES MIROIRS, LES PEINTURES MURALES 211
logiques les plus connus et les plus gracieux, et le mythe
d'Adonis^ avec ses détails délicats et touchants, a été le
sujet d'une foule de reproductions picturales.
Mentionnons tout d'abord les peintures des Thermes
de Titus, qui nous montreul en plusieurs tableaux les
principaux épisodes de la vie et de la mort d'Adonis.
Dans la même salle, quatre tableaux, avec une orne-
mentation identique, se répondaient. Le premier repré-
sente la naissance du jeune dieu, sortant de Myrrha
métamorphosée en arbre, et reçu par Vénus. Dans le
deuxième de ces tableaux, Adonis est représenté déguisé
en Bacchus, pendant que, de chaque côté, deux nymphes,
déguisées en Bacchantes, jouent de la flûte et du tym-
panon. Le troisième tableau représente un chœur de
nymphes dansant; le voisinage des autres tableaux peut
seul faire rapporter cette scène au mythe d'Adonis, que
rien n'indique nettement. Enfin, dans un quatrième
tableau, on voit Adonis partant pour la chasse et adres-
sant ses adieux à Vénus affligée, pendant qu'une vieille
femme essaie de le dissuader de partir.
Dans une peinture de la villa Negroni, on voit Adonis,
que le sanglier a blessé à la cuisse, expirant dans les bras
de Vénus. Le jeune homme porte une chlamyde, qui,
rejetée en arrière, laisse voir son corps. La déesse est
vêtue, mais le sein gauche est découvert. A leurs pieds,
le chien d'Adonis lève la tète vers son maître, qui tient
dans sa main un long épieu de chasse. Au second plan,
on aperçoit les montagnes du Liban, qui forment le fond
du tableau ' .
1 . Voir une reproduction de cette peinture dans Creuzer-Guigniaut,
RcU'i. de l'iuit., planche CV, n" 398.
212 LES MONUMENTS DU CULTE d'aDÔNIS
Plusieurs peintures de Pompéi reproduisent des scènes
analogues. Sur l'une d'elles, Vénus présente une couronne
de fleurs à son amant, assis sur ses genoux; autour d'eux
voltigent des Amours, dont l'un tient dans sa main une
pomme, symbole d'amour et de fécondité. Une stèle
funèbre est dressée derrière les deux amants, dans le
fond du paysage.
Une autre peinture, sur un pilier de Pompéi, montre
le tombeau d'Adonis, reconnaissable à la stèle dressée
sur des rochers et que surmonte une couronne ornée de
rayons. Contre la stèle, on voit une petite statue de Priape,
dont le mythe n'était qu'une déviation du mythe d'Adonis.
Au premier plan du tableau, Mercure annonce à Vénus
la volonté du destin^ qui la sépare de son amant.
Nous avons déjà trouvé cette image de Priape dans la
scène du vase Ghigi, où un satyre montre du doigt, en
riant, la statuette du dieu. Nous retrouvons maintenant,
dans une autre peinture, le même satyre accompagné
d'une nymphe et formant un contraste au groupe idyllique
de Vénus et d'Adonis.
Mais la plus célèbre des peintures de Pompéi relatives
à l'histoire d'Adonis est un grand tableau découvert
en 1835. Nous ne saurions en donner une description à
la fois plus précise et plus complète que celle qu'en donne
M. Guigniaut : a Adonis s'y montre expirant entre les bras
de Vénus et environné de toutes les circonstances, de tous
les attributs principaux de son mythe et de son culte, mêlés
d'éléments asiatiques et grecs : ni la nymphe de Byblos
n'y manque, ni les rochers du Liban; Antéros, représen-
tant la vengeance de Mars outragé, y est opposé aux
amours du cortège de la déesse; Priape y paraît non loin
VENUS ET ADONIS BLESSE
Peinture de la maison de Méléagre, à Pompéï
LES VASES, LES MIROIRS, LES "PEINTURES MURALES 213
d'un autel chargé de pommes de grenades, emblèmes de
fécondité; et s'il était permis,, avec le célèbre archéologue
que nous citions tout à Theure (M. Gerhard), de voir dans
le chien du chasseur, portant un collier hérissé de pointes,
une allusion à l'astre radieux de Sirius, ce serait une
raison de plus pour fixer la mort et la fête d'Adonis au
solstice d'été, époque où la végation, parvenue avec le
soleil à son point culminant, se flétrit dans ses fleurs ou
bien est moissonnée dans ses fruits \ »
En somme, dans ces diverses peintures, il y a peu de
variété dans les sujets. C'est presque toujours la scène
de la mort d'Adonis; les circonstances et les détails seuls
varient parfois. Les personnages et les décors se suc-
cèdent avec une monotonie qui fait songer à l'habitude
des peuples orientaux de reproduire les scènes divines
dans des lignes et des attitudes identiques. Vénus, Ado-
nis, le chien du jeune chasseur, le mont Liban, tels sont
les traits essentiels de chacun de ces tableaux. Il est évi-
demment difficile et imprudent de tirer des conclusions
certaines des quelques peintures qui nous restent et qui
forment une partie bien minime des innombrables pein-
tures murales des villas romaines. Mais tout au moins
pouvons-nous remarquer avec quelle prédilection l'imagi-
nation des artistes ou le désir des patriciens revient, dans
les reproductions mythologiques, à un ordre d'idées
spécial qui semble se plaire dans un tableau, toujours le
même, de mort et de désolation.
Vases, miroirs, peintures, voilà donc ce qui forme la
1. Creuzer-Guigniaut, Les RcWj. de l\mti<iuitù. Note de Guigniaut
dans le tome II, p. 941.
214 LES MONUMENTS DU CULTE d'aDÔNIS
catégorie la plus riche des vestiges relatifs au culte
d'Adonis. Nous allons le retrouver encore sur les sarco-
phages et les tombeaux; mais, avant de le voir passer
dans ces monuments funéraires, où le dieu, mort dans sa
jeunesse et pleuré par tous les dieux et tous les êtres,
est devenu très rapidement le symbole préféré et le plus
parfait des douleurs et des regrets de la mort, il faut
signaler quelques autres œuvres d'art qui trouvent une
place naturelle à la suite des vases et des peintures.
C'est d'abord une plaque de marbre du palais Spada, à
Rome, qui représente Adonis blessé, appuyé des deux
mains sur un épieu de chasse. Lesanglier a frappé la
jambe droite du dieu : elle est entourée de bandelettes.
Les deux chiens d'Adonis sont immobiles auprès de lui et
prennent part à la douleur de leur maître : l'un penche
la tête, l'autre regarde tristement la blessure. Au fond se
dresse un sanctuaire d'Artémis, allusion aux traditions
d'après lesquelles le sanglier avait été envoyé par cette
déesse.
Sur un bas-relief en stuc du Musée étrusque du
Vatican, on voit Vénus et Adonis, ainsi que sur une bulle
de collier en or, également au Musée Grégorien.
Ainsi, tous ces divers monuments, les vases, les miroirs,
les bas-reliefs, les peintures, ont simultanément servi à
représenter quelque circonstance de la poétique légende.
Par la mythologie hellénique, le dieu phénicien entre
dans le domaine de l'art, devient un des sujets favoris
des artistes de la Grèce et de Rome : ses amours, sa
chasse et sa mort s'étalent en lignes sobres et pures
sur les riches murailles des villas de la Campagne
romaine; et dans ce peuple des derniers siècles païens,
LES VASES, LES MIROIRS, LES PEI>'TURES MURALES 215
qui n'a conservé que la forme et, pour ainsi dire, l'appa-
rence des vieux mythes primitifs, le nom du jeune dieu
n'évoque plus qu'une destinée douloureuse et brève dont
on se plaît à ressusciter le souvenir à propos d'un amour
brisé ou d'une mort prématurée.
CHAPITRE III
LES MONUMENTS FUNÉRAIRES
Nous venons de signaler la prédilection des peintres
et des artistes de l'antiquité pour les scènes de la légende
d'Adonis qui évoquent des idées de désespoir et de mort,
pour les tableaux où le dieu se montre expirant dans les
bras de son amante désolée. C'est qu'en effet, par le
caractère même de sa légende, le mythe d'Adonis était
devenu le mythe funéraire par excellence, celui où l'on
recherchait d'ordinaire les symboles et les images de la
mort. C'est là le véritable point de vue auquel il faut le
considérer, si Ton veut comprendre de quelle influence
et de quelle popularité il a joui pendant les derniers
siècles de la civilisation gréco-romaine. De même que,
par une première évolution, le Thammouz phénicien était
devenu chez les Grecs le héros d'un thème mythologique
sans éclat et sans portée, de même, par un prolongement
de (-ette même évolution, son importance et sa significa-
tion mythiques se restreignent encore et se réduisent à
un symbole funéraire, à une image de deuil, superficielle
et conventionnelle.
Mais il ne faudrait pourtant pas pousser à l'extrême cette
constatation et croire que le mythe d'Adonis était, dans
LES MONUMENTS FUNERAIRES 217
les derniers siècles du paganisme, complètement dépouillé
de son rayonnement et de son ampleur originels. En
réalité même, le sens dans lequel s'est faite cette évolution,
la forme sèche et aride à laquelle elle a abouti, tout en
figeant ce mythe vivant dans une formule étroite, n'en
indiquent pas moins l'idée maîtresse, qui reste une idée
de destruction et de mort, avec une image opposée de
résurrection et de vie. A mesure que la foi naïve et
l'imagination aisément surexcitée des peuples orientaux
s'effaçaient dans des civilisations plus raffinées, plus
complexes, plus sceptiques, le mythe d'Adonis, comme
d'ailleurs l'ensemble des croyances mythologiques, se
condensait en formules immuables, en légendes sou-
riantes, en thèmes fabuleux, qui n'avaient plus, pour les
contemporains des Césars, qu'une valeur toute relative
de curiosité et d'érudition. Fixé ainsi en symbole funé-
raire, le dieu Adonis se perpétuait et se reproduisait à
l'infini sur les monuments funèbres et sur les murailles
des columbaria, dans les mêmes attitudes traditionnelles
et convenues.
Cette habitude devait naturellement enç^endrer tout un
style funéraire spécial, dont Adonis serait la principale
figure. Déjà, à une époque antérieure, le même usage
s'était établi dans la terre sainte du dieu, en Phénicie
même. De tout temps, d'ailleurs, les Phéniciens semblent
avoir eu pour les sépultures une sorte de soin et de culte
respectueux. L'idée delà mort, ses symboles, ses mystères,
les enveloppent et les hantent. Dans toute leur civilisa-
tion, c'est là un des traits marqués avec le plus de relief,
et de toute l'archéologie phénicienne les tombeaux for-
ment la part lf\_^ plus belle et la plus riche.
218 LES MONUMENTS DU CULTE d'aDÔNIS
Ce fut sans doute à une é(3oque déjà tardive que Tusage
se répandit en Syro-Phénicie d honorer Adonis par des
images et des sculptures funéraires. Déjà les diverses
légendes qui plaçaient le tombeau d'Adonis tantôt à Byblos,
tantôt à Aphaca, avaient fait de ces divers emplacements
des objets de la vénération publique. En imitation de ces
tombeaux primitifs, l'habitude s'établit de sculpter plus
ou moins grossièrement à l'entrée des cavernes quelque
scène du mythe adônique ; cet endroit devenait dès lors
un nouveau tombeau d'Adonis, sorte de cénotaphe pieux,
vénéré des pèlerins et des voyageurs. Placés le plus sou-
vent le long des routes, ces monuments sacrés excitaient
la dévotion des passants, de la même façon que les croix,
les statuettes et les symboles religieux placés, dans les
pays chrétiens, à l'intersection des routes et aux angles
des maisons.
Dans cet ordre de monuments phéniciens, nous cite-
rons seulement les deux principaux, signalés par Renan :
à Maschnakha et à Ghineh. Tous deux offrent à peu près
la même scène, ce qui prouve à quel point déjà le mythe
s'était enfermé en des formules conventionnelles, éter-
nellement recopiées : un homme (Adonis) combat et cherche
à terrasser un animal qui l'attaque, et plus loin une femme
(Aphrodite) est assise, voilée et pleurante.
Les sculptures de Maschnakha sont peu précises. Elles
se composent de sept tableaux placés sur deux parois de
rochers qui se font face. De chaque côté, deux médaillons
cintrés encadrent une figure de plus grandes dimensions
et placée elle-même dans une cella ornée d'un fronton et
de colonnes ioniques. Le septième tableau se trouve
isolé un peu plus loin, Dans riin des deux gjands tableaux,
LES MONUMENTS FUNERAIRES 219
on voit un homme debout, dans une attitude héroïque.
En face, dans une figure plus effacée, plus indécise, on
finit par distinguer assez nettement une femme pleurant,
dans une attitude douloureuse. Les médaillons latéraux,
ainsi que le tableau isolé, sont fort vagues et ne présen-
tent que des figures Lout à fait indistinctes \
Quant au monument de Ghineh, voici la description
qu'en donne Renan :
« C'est un grand rocher équarri sur deux pans, et ayant
à son pied un caveau d'une exécution peu soignée. Les
deux pans équarris sont couverts de sculptures formant
trois sujets ou panneaux.
» Le pan du rocher au pied duquel est le caveau, et qui
forme la face du monument, renferme deux sujets : 1° un
homme vêtu d'une tunique atteignant à peine les genoux
et serrée par une ceinture, reçoit, la lance en arrêt (la
lance ne se voit pas tout entière^ mais se conclut avec
beaucoup de probabilité), l'attaque d'un ours. Les pieds,
la tête sans crinière, le poil et surtout le mouvement d'at-
taque ne peuvent convenir qu'à cet animal ; 2° à côté de
ce tableau, dans un cadre plus réduit, est une femme
assise sur un siège aux courbes élégantes, dans l'attitude
de la douleur, et qui rappelle le médaillon B de Masch-
nakha. La tête a été martelée.
» Le deuxième panneau, qui est à gauche du précédent,
occupe à lui seul un côté du rocher et est plus maltraité.
On voit se dessiner clairement à droite un personnage
debout, appuyé sur une lance ou sceptre, et d'une atti-
1 . On peut voir une reproduction de ces sculptures de Maschnakha
dans Renan, Mission de Phènicic, planche XXYIV.
220 LES MONUMENTS DU CULTE d'aDÔNIS
tude calme. A gauche de la composition, sont deux chiens
se profilant l'un derrière l'autre. »
Après avoir conclu que ce sont évidemment là des «repré-
sentations relatives au culte d'Adonis », Renan ajoute :
« Un texte capital de Macrobe lèverait tous les doutes,
s'il pouvait en rester, sur la signification des sculptures
de Maschnakha et de Ghineh : Simulacrum hujus dea&
[Veneris) in monte Libano fingitiir capite obnupto, specie
t/'isti, facieni manu lazva intra aniictiun. Lacrymœ. visione.
conspicienlinm manare creduntiir . Voilà sans contredit
l'explication des deux figures assises de Maschnakha et de
Ghineh. C'est l'image de Vénus pleurant. Que le héros
soit Adonis, c'est ce qu'on pourrait conclure a priori
sans crainte de se tromper. Mais Macrobe lui-même nous
l'apprend; car un peu avant le passage précité nous
lisons : Adonin quoqiie solem esse non diibitabitur^
inspecta religione Assyriorum, apud quos Veneris Archi-
tidis (lisez Aphacitidis^ correction proposée par Selden,
De Diis Syris, p. 188) et Adonis maxima olim veneratio
vigait^ quam mine Phœnices tenent. Macrobe vivait au
v° siècle. A cette époijue, les cultes de Maschnakha et
de Ghineh existaient donc encore ; nous savons, en effet,
que le culte d'Aphaca se releva, après avoir été aboli par
Constantin. Ces cultes populaires, s'attachant à des images
tracées sur le roc, survivaient souvent aux temples et aux
établissements offîciels\ »
Cette sorte de monuments lapidaires consacrés à Adonis
ne se retrouve d'ailleurs ni en Grèce ni en Italie. Ici, le
1. Renan, Mission de Phèmcle, p. 291-294. On peut voir dans la
planche XXXVIII du même ouvrage une reproduction des sculptures
de Ghineh.
LES MONUMENTS FUNERAIRES 221
(lien étranger est honoré d'une façon plus discrète et plus
intérieure. Toutefois, c'est en souvenir de sa mort et en
vénération de son mythe que les peuples grecs avaient
pris l'habitude de céiéljrer des Adônies en l'honneur des
jeunes hommes morts prématurément et analogues en
cela au jeune dieu. Les Adônies étaient donc devenues
à la longue de simples fêtes mortuaires, cérémonies de
lamentations et de deuils indistinctement célébrées pour
tous les jeunes hommes d'une certaine naissance, dont la
destinée pouvait évoquer quelque similitude avec celle
d'Adonis. Certaines scènes du mythe d'Adonis étaient
assez fréquemment reproduites, non seulement sur les
vases funéraires, mais aussi sur les sarcophages eux-
mêmes et sur les tombeaux. Cette prédilection «témoigne
du goût constant des anciens pour les allusions qui voi-
laient l'idée de la mort, et de l'influence croissante des
mystères où les initiés apprenaient à lire dans ces sym-
boles les espérances de la vie future' ».
Ce sont non seulement les scènes de la mort d'Adonis,
mais aussi celles de ses amours, qui forment le sujet de
ces sculptures funéraires. Un bas-relief du Musée du
Louvre donne une idée assez complète de ce que pouvaient
être ces représentations figurées, où le sculpteur essayait le
plus souvent de grouper en tableaux successifs l'ensemble
d'un mythe et les diverses images de la vie d'un dieu. A
droite, on aperçoit le jeune dieu quittant Aphrodite pour
aller à la chasse fatale ; puis Adonis tombant, blessé, et
tendant les bras dans un geste de défense, tandis que le
1. Daremberg et Saglio, DlctAonnairc des and'qnàcs grecr/ues et
i-umaiiifs, article Adônies, par E. Saglio.
'2'>'^
LES MONUMENTS DU CULTE D ADONIS
sanglier se retire dans son antre en écrasant du pied le
chien du chasseur ; enfin, à gauche, Adonis mourant dans
LA CHASSE ET LA MORT D ADONIS
Sarcophag-c en marbi-e (Louvre)
les bras de la déesse, entouré de femmes et de jeunes
gens qui s'empressent pour le secourir.
Un sarcophage du Musée de Latran présente à peu près
le même tableau. Voici la description qu'en donne
Helbig : « A gauche, on voit Adonis quittant Vénus
(Aphrodite) et partant pour la chasse fatale. La déesse est
assise; un Amour, debout derrière elle sur le dossier du
siège, arrange les boucles de sa chevelure ; hantée de
sombres pressentiments, elle essaie de retenir le jeune
homme qui veut s'éloigner. Un second Amour, debout
à côté de Vénus, jette sur le couple un regard inquiet;
comme Thanatos, il appuie ses bras sur une torche ren-
versée ; cette attitude indique sans doute que la mort va
bientôt séparer les deux amants. Logiquement après ce
premier motif devrait venir la scène de la chasse. Mais
le sculpteur a représenté ici Adonis blessé et soigné ; il
pouvait ainsi grouper au milieu du bas-relief Adonis et
Vénus, auxquels il a donné les traits des deux époux,
dont los corps reposaient dans ce sarcophage. Adonis
LES MONUNENTS FUNERAIRES 223
blessé à la cuisse droite et Vénus sont assis Fun à côté de
l'autre ; le jeune homme entoure de son bras gauche le
cou de la déesse et tient sa jambe blessée au-dessus
d'un bassin. Un serviteur ou un médecin éponge la bles-
sure, tandis qu'un Amour agenouillé par terre essuie le
sang qui coule le long du mollet. Vient ensuite la scène
de la chasse. Adonis est tombé sur le genou droit devant le
sanglier qui est sorti furieux d'une caverne. Un Amour
qui vole au-dessus du chasseur lève la main droite
comme pour efFrayer l'animal. Vénus, épouvantée, s'ap-
proche de son favori en danger. A droite, au fond, on
voit le dieu de la montagne qui lève la main droite avec
un geste d'étonnement '. »
Ces monuments funéraires, tombeaux, bas-reliefs et
sarcophages, forment comme l'aboutissant et le dernier
terme de la plastique inspirée par le mythe d'Adonis.
C'est à ces œuvres d'un caractère spécial et d'une expres-
sion nettement définie que viennent aboutir les rêves et
les tendances des artistes. Après le dieu symbolique des
productions de la terre, le jeune héros mort à la chasse
apparaît seul. Et c'est pour s'unir à sa mémoire que les
patriciens de Rome se plaisent à en évoquer l'image dans
les sculptures de leurs tombeaux, image à la fois doulou-
reuse par sa nature même et réconfortante par l'idée de
résurrection et de revie qu'elle laisse transparaître.
De tous les ordres de monuments que nous a légués
l'art ancien, on peut en réalité dire que le mythe d'Adonis
n'est demeuré étranger à aucun. Vases, peintures, sculp-
tures de toutes sortes, statues, bas-reliefs, tout a servi à
1 . Helbig, Masccs de Rome, I, p. 506.
224 LES MONUMENTS DU CULTE d'adÔNIS
perpétuer jusqu'au cœur du monde moderne la légende
touchante et Timage du dieu Adonis. Et, si certaines
circonstances ont concouru mallieureusement à la destruc-
tion d'un grand nombre de ces œuvres, il faut reconnaître
aussi que bien peu de cultes antiques ont eu la bonne
fortune d'une telle variété et d'une telle richesse de repré-
sentations figurées.
CONCLUSION
L'imagination enfantine et simple des peuples orientaux
a conçu et créé ses dieux sous un caractère et des propor-
tions, sinon toujours harmonieux, du moins toujouis
expressifs et précis, de telle sorte que le principe,
ridée, le dogme enfermé dans cette figure divine y
demeure comme distinct et y transparait dans toute sa
clarté et toute sa nudité. Il nous aura donc sufïi d'avoir
indiqué, dans leurs contours les plus marqués, les aspects
multiples d'Adônis-Thammouz, pour que, de tous les
symboles métaphysiques de ce mythe, de toutes les formes
de ce cidte et de tous les vestiges artistiques qu'il nous a
laissés, se dégage d'elle-même et sans effort une concep-
tion synthétique du dieu dont les images flottantes
et les incarnations diverses semblent tout d'abord
voiler la véritable expression. En réalité, c'est à cette
expression profonde et vivante qu'il nous faut revenir;
c'est elle que doivent concourir à mettre en lumière tous
les témoignages historiques, tous les monuments d'art
(ju'il est possible de grouper et d'ordonner autour d'une
divinité. C'est là le but unique du savant et de l'historien,
et c'est avec raison que Jules Soury écrivait, à propos des
fouilles de Phénicie, ces lignes judicieuses : « Uni-
quement occupé en apparence à déblayer des nécropoles,
à dessiner des bas-reliefs, à mesurer des sarcophages et
à estamper des inscriptions, le savant digne de ce nom sait
15
226 CONCLUSION
retrouver sous la cendre des civilisations les plus loin-
taines quelques étincelles du feu sacré, certains vestiges
des choses saintes à jamais évanouies. Le succès d'une
mission archéologique peut même se mesurer au nombre
ou à l'importance des découvertes de cette nature. Ce
n'est certes point pour en extraire des blocs de pierre
sculptés qu'on remue en tout sens le sein de la terre :
c'est pour rendre à la lumière l'idée humaine qui s'y est
empreinte \ » Nous voudrions donc qu'au delà des
images brillantes, mais purement extérieures, de ce culte
d'Adonis, on put apercevoir la prodigieuse, multiple et
universelle expression d'une divinité qui résume en elle
des siècles d'efforts et de constitutions théogoniques, et
qu'au delà encore de cette l'évélation religieuse, on put
deviner et sentir toute une humanité en marche, la voir
s'agiter et s'organiser dans les ténèbres de ses premières
luttes et de ses premiers travaux, prendre conscience
d'elle-même et se hiérarchiser selon des lois naturelles et
harmonieuses, pour se réaliser et s'incarner enfin dans ses
arts, ses sciences et les images de ses dieux. Ainsi, par
une évolution fatale, c'est dans cette physionomie divine,
façonnée par l'incessant travail des générations succes-
sives, que vient se synthétiser et se condenser le code
moral et social, non seulement d'un peuple, mais de tout
un ensemble, de toute une famille de peuples, non seu-
lement d'une époque, mais de tout un cycle, de toute
une longue suite de siècles. Dans l'étroite perspective
d'un temple se déroule, en formes vivantes, en évocations
1. Jules Soury, La Pkènicie {Revue des Deux-Mondes, 15 décembre
1875, p. 807-808).
co^'CLUSION 22^
précises et passionnées, toute une civilisation pleine de
lumières et dont les croyances, les idées, les mythes, les
sciences, les arts palpitent encore dans des vestiges
éternels. De cet amas de poussières, de choses mortes,
l'historien peut, à la clarté d'une légende divine dont il a
pénétré le sens profond, faire resurgir toute une vie
antique, avec son rayonnement, son labeur et sa joie.
A travers les lentes et dures recherches des archéologues
et des historiens, au delà des rares textes d'une épi-
graphie souvent obscure, s'ouvre l'éclatant spectacle
d'une terre morte que la vie a reconquise, où s'agite et
fourmille de nouveau, sous le regard émerveillé du
savant, toute la fermentation féconde et superbe de
l'Asie ancienne.
Voici Adonis, avec ses formes et ses noms innombrables,
avec ses déesses parèdres, avec son cortège d'attributs
et de symboles. Le héros hellénique s'est effacé. Fidèle à
sa tradition mythique, l'antique Thammouz, dont l'origine
se confond avec les origines des premiers peuples, res-
suscite de nouveau, dissipe les brumes dont l'avait enve-
loppé une mythologie tardive et déjà inconsciente, et
réapparaît dans sa forme élémentaire de dieu solaire.
Principe éternellement agissant et éternellement rajeuni,
il sort des entrailles mômes de la terre, se confond avec
les forces vitales de l'univers, avec les lois directrices des
énergies de la nature. Il déploie dans toutes les familles
des êtres, de l'homme à la matière la plus inerte, sa
féconJité infatigable, sa force de reproduction et d'éter-
nité. Il est la matière vivante, où s'unissent le principe
actif et le principe passif de toute création, il est le dieu
dont riiiilialive victorieuse impose aux éléments sa
228 CO>'CLUSION
volonté toute-puissante ; mais — et c'est là l'explication
de sa prodigieuse vertu sociale — il est aussi l'homme,
l'homme actif, fécond, nourri de génie et d'espoir,
l'homme fondateur de cités, et édifiant, sur les assises de
ses temples, les lois équitables qui multiplient les pros-
pérités, l'homme pacifique et laborieux, dont les Phéni
ciens semblent avoir voulu réaliser l'idéal. Dès lors, le
voici mêlé à toutes les entreprises et à toutes les actions
des hommes : il préside aux industries des villes, il
protège les travaux des campagnes, il s'assied à la proue
des navires phéniciens et s'installe, porté par eux, dans
les comptoirs et dans les îles. 11 est devenu, par l'univer-
salité de son action bienfaisante, une sorte de puissance
favorable, associée aux tentatives humaines ; aussi l'en-
toure-t-on d'une vénération quotidienne et souveraine,
d'un culte permanent dont chaque symbole apparaît
comme une image de la vie du dieu. Ses temples se
dressent, ses fêtes se déploient ; par l'immensité même
de sa conception, il emplit d'une sorte d'ivresse vertigi-
neuse l'imagination syro-phénicienne. Semblables aux
premières pleureuses qui ensevelirent le dieu dans les
plaines de la Chaldée, les femmes de Byblos se déchirent
le sein, et troublent de leurs lamentations et de leurs
prières le silence des nuits tragiques. Au seuil des tem-
ples, aux portes des maisons, dans les campagnes, le
long de la mer, les cris et les plaintes se |)rolongent et
se répondent de ville en ville : tout un peuple pleure son
dieu mort. Dans les bois sacrés, à l'ombre des pins sym-
boliques, dans le délire d'une musique douloureuse, la
grande prostitution mêle aux hymnes les gémissements
voluptueux des prêtresses et des courtisanes ; ailleurs,
CONCLUSION 229
les pèlerins, saisis d'une frénésie divine, se jettent au
milieu des danses des prêtres et s'unissent au dieu par
le sacrifice de leur virilité. Epuisés par l'exaltation de
leur propre rêve, les fidèles s'anéantissent dans la con-
ception sublime d'un mystère divin auquel ils participent,
où ils pénètrent, et par lequel ils communient avec la
divinité. Etpendantce temps^ au cœur du Liban, dans la
vallée sombre et délicieuse d'Aphaca, Adonis ensan-
glanté expire sur le cœur d'Aphrodite, le fleuve roule le
sang divin, et le sacrifice se consomme dans la douleur
universelle. Puis, comme le flux et le reflux d'une vie
intarissable, la joie et la lumière resplendissent de nou-
veau avec la divinité ressuscitée. La nature et les êtres
brisent les ténèbres qui les enveloppent, les sèves gon-
flent les arbreset les plantes, le monde entier se délivre
de la mort et semble renaître. Adonis rayonnant est sorti
du tombeau, et il emporte les âmes des hommes dans
l'ouragan de sa gloire.
Ainsi se déroule, dans des transports de joie et des
accablements de douleur, la fête symbolique d'Adonis.
Et voici le dieu maître du monde, étendant sur tous les
peuples sa domination religieuse. Du Tigre à l'Ibérie, de
l'Egypte à la Cappadoce, la même plainte rituelle fait gémir
le monde antique. Les civilisations s'ouvrent à cette in-
fluence puissante : les mythologies, les philosophies, les
mœurs, les traditions se transforment sous l'action nou-
velle. D'ailleurs, à son étendue, à sa durée, à son éclat,
il est aisé de mesurer l'influence sociale du culte d'Adonis.
Il a façonné des nations entières dont il a été comme le
génie intérieur : c'est ainsi que Byblos a peu à peu aban-
donné sa gloire maritime pour devenir la ville sacrée du
230 CONCLUSION
dieu, la « sainte Byblos », le lieu de pèlerinage vénéré
de toute la terre et où affluaient les étrangers de tous
pays. Ailleurs, le dieu a marqué son passage par des
vestiges plus superficiels, mais toujours liés étroitement
aux coutumes de la race et aux traditions populaires.
11 n'est pas un rivage de la Méditerranée qui n'ait vu
quelque jour Adonis aborder en conquérant. Et on peut
suivre encore cette marche éclatante aux traces qu'elle a
laissées.
Le soin pris par le christianisme naissant de faire
concorder ses dogmes et ses fêtes avec les dogmes et les
fêtes du paganisme a singulièrement favorisé la trans-
mission et la persistance de ces dernières traditions. Non
seulement le christianisme a si habilement confondu ses
cérémonies et ses mystères avec ceux des cultes anté-
rieurs que ceux-ci semblaient survivre et se prolonger
dans un rajeunissement triomphant, mais encore il leur
a, le plus souvent, emprunté leurs formules et leurs sym-
boles : la résurrection du Christ, les époques des fêtes
chrétiennes, la concordance du mythe chrétien et des an-
ciens mythes solaires, le sacrement du baptême, les
divers symboles de la croix, de l'auréole, du poisson
image de Jésus-Christ, etc., en somme, tout ce que l'on
pourrait appeler l'architecture de la religion nouvelle a
été, presque sans modification, transposé d'un monde
dans l'autre. C'est d'ailleurs par cette transpositionmême
que s'expliquent les rapides progrès d'une religion qui,
loin de paraître détruire les anciennes croyances, les
rajeunissait, et conduisait les esprits, par une pente insen-
sible et un chemin comme voilé, vers une nouvelle
conception divine.
CONCLUSION 231
Dans sa migration incessante, Adonis promenait à tra-
vers le monde l'âme ardente et voluptueuse de l'Asie. Par
une sorte de syncrétisme obscur et instinctif, les divers
mythes de l'Asie antique avaient peu à peu confondu
leurs dogmes essentiels, et, à travers TAdônis giblite, il
était facile de deviner et de retrouver les lignes princi-
pales des croyances de la Haute-Asie, de l'Asie-Mineure
ou de l'Egypte. Mais, dans sa physionomie générale, le
culte du dieudeByblos représentait vraiment l'expression
la plus vivante, la plus solennelle, la plus complète du
mysticisme oriental. L'exaltation religieuse de l'Orient
antique s'y retrouve tout entière, avec sa frénésie sen-
suelle et sanglante, ses images de mort et de résurrection,
de deuil et de lumière. Les contrastes les plus violents
s'y heurtent comme à plaisir, la joie la plus exubérante
succède sans transition à la plus profonde douleur, et,
durant le même jour de fête, la prostitution des courti-
sanes et les voluptés sensuelles se mêlent aux mutilations
des prêtres et des fidèles. Jamais nulle forme religieuse
n'a plus étroitement embrassé la signification intime de
son mythe et n'a porté à un plus haut degré le sens de sa
réalité extérieure. Il ne s'y trouve aucun symbole, aucun
geste, aucune parole, qui ne soit l'expression d'une idée
cachée, laquelle ne se dévoile précisément que sous cette
forme à demi ésotérique. C'est pour perpétuer l'image de
la mort de Thammouz que les prêtres se châtrent, c'est
pour célébrer l'éternelle puissance de la déesse que les
vierges et les femmes de Byblos se soumettent à la règle
inflexible de la prostitution. Le sang et la volupté,
l'amour et la mort, ce sont les deux pôles de cette religion,
comme ce sont ceux de bien d'autres formes religieuses,
232 CONCLUSION
et comme ce soûl aussi ceux de la vie et de la destinée
humaines.
C'est qu'en effet, par son réalisme même, le culte
d'Adonis aboutissait logiquement à n'être plus qu'une glo-
rification de la nature et de la vie, qu'une divinisation de
l'effort humain et des lois qui le régissent. 11 suffit de rap-
peler cela pour montrer la vanité et le non-sens des
reproches que certains historiens ont l'habitude d'adresser
aux fêtes religieuses du monde ancien. Ces usages de la
prostitution obligatoire et de la castration, si éloignés des
habitudes modernes, leur apparaissent comme une mons-
trueuse souillure de ces cérémonies antiques. Mais
n'est-ce pas là surtout qu'il faut prendre un soin attentif
de ne juger une civilisation que d'après les règles qu'elle
s'est choisies à elle-même, et non d'après les usages et les
mœurs de la société moderne ? N'est-ce pas le cas de se sou-
venir que, depuis les Adônies de Byblos, le monde médi-
terranéen a été traversé et transformé par des influences
nouvelles? Sur les mêmes terres où avait fleuri Adonis, le
christianisme a inauguré une morale et une conception
de vie où étaient préconisés et proposés des règles et des
principes nouveaux. Le christianisme a créé la notion du
péché, en opposant à la morale naturelle du monde païen
une morale artificielle et arbitraire, c'est-à-dire conçue et
formulée en dehors de la nature. Les peuples anciens,
qui avaient pour unique souci moral de se développer
et d'agir le plus harmonieusement possible dans le
sens indiqué, tracé, voulu par la nature, ne s'inquiétaient
guère de se construire des règles de vie qui, œuvre d'un
homme, eussent été plus injustes et moins certaines. Il
est donc bien difficile de juger les fêtes antiques au nom
CONCLUSION 233
de la morale chrétienne, et Ton peut dire que pour com-
prendre et juger sainement les divers phénomènes de la
vie païenne, il faut avoir en quelque sorte l'âme païenne.
Celui qui entre dans cette civilisation si multiple, si
vivante, si harmonieuse, et dont les formes diverses,
ébauchées dans les ténèbres des premiers temps sur les
pentes de la Haute-Asie, ont abouti aux incomparables
réalisations de Fart et de la philosophie helléniques, celui
qui mesure cette prodigieuse évolution d'une m3^thologie
aussi riche et aussi belle avec les sentiments qu'a déposés
en lui le lourd héritage de vingt siècles de christianisme,
commet non seulement une inévitable série d'erreurs,
mais, ce qui est plus grave, une série d'injustices volon-
taires. Il faut parcourir le monde ancien comme le vieil
Hérodote visitait les peuples barbares : bien que nourri
et fier des traditions de son pays et de sa race, il allait de
ville en ville en contemplant toutes choses avec une
curiosité infatigable, mais sans rien blâmer, comprenant
qu'il lui était impossible de juger sans injustice, d'après
les usages d'Halicarnasse, les coutumes et les mœurs de
l'Egypte ou de la Perse.
Enfermant ainsi toutes les tendances naturelles dans le
cadre étroit d'un mythe religieux, le culte d'Adonis prend
l'ampleur d'une théogonie primitive. Déjà on y voit trans-
paraître le grand principe de la philosophie antique, que
tout ce qui vient de la nature est bon et beau, qu'il faut
l'écouter et la suivre, adorer le monde tel qu'il est, avec
toutes ses forces et tous ses dieux, car la nature ne se
trompe pas, elle ne pèche pas, elle est la mère et la con-
ductrice de l'humble humanité^ elle seule connaît les lois
mystérieuses de la vie. Mais voici encore, au delà même
234 CONCLUSTOK
de cette Q^rande loi, se dessiner et o-pandir la lente élabo-
ration, non plus d'un peuple, non plus d'une nation, mais
de tout un ensemble, de toute une famille de peuples, de
toute une race. Quand les premiers adorateurs du Tham-
mouz babylonien émigraient vers TOccidenl en emportant
dans leurs bras les images de leurs dieux, ils apportaient
à des terres nouvelles, en même temps qu'une religion,
toute l'âme de leur civilisation et tout le souffle et la
volonté de leur génie. Et dans les ramifications succes-
sives qui propageaient son nom et son culte jusqu'aux
confins du vieux monde, Adonis demeurait le symbole
divin de toute une humanité en marche. Ainsi ce n'était
plus seulement un temps ou un pays qui se révélaient
dans cette forme religieuse. Tel qu'il avait été conçu par-
les pâtres de la Chaldée, le dieu se transmettait, avec sa
légende, ses attributs et ses symboles, comme un héritage
humain.
Plus éternel que les temples, les dieux et les peuples, le
fleuve sacré de Byblos roule encore, aux jours marqués,
le sang d'Adônis-Thammouz, perpétuant ainsi, indifférent
à l'oubli des hommes et à l'indifférence même, l'ancien
miracle qui se renouvelle chaque année avec la régularité
d'une loi cosmique. Ce qui subsiste avec lui, au milieu
de la même lumière et de la même nature vibrante et
douce, c'est l'esprit du dieu, dans sa gloire, sa volonté et
son action. Dans le soleil du printemps flotte encore le
sourire de la divinité ressuscitée, image admirable d'une
humanité qui se succède à elle-même sans s'épuiser
jamais, et qui, à travers les siècles, ressuscite encore
dans la face rayonnante de son dieu.
APPENDICES
i
APPENDICE I
LA COSMOGONIE DE SANCHONIATHON
(Tirée de la Pi-èpavatioii ccan(jèlique, d'Eusèbe)
« Il (Philoii de Byblos) suppose qu'un air sombre et
venteux, ou un souffle d'air sombre et un chaos bour-
beux et infernal étaient infinis en temps comme en éten-
due, loi'sque ce vent, dit-il, tomba en amour de ses
propres principes, d'oii résulta une conjonction, et ce
rapprochement fut appelé iroGoç (désir). Tel fut le principe
de la création de toutes choses. Ce vent n'avait pas la
connaissance de ce qu'il avait jjroduil. De cette cohabi-
tation du vent est provenu Mot (Il en est qui rendent ce
terme par Résidu ; d'autres l'interprètent Putréfaction
d'une mixtion aqueuse). Tel a été l'unique germe de la
création et de l'origine de toutes choses. Il survint des
animaux, mais dépourvus de sensibilité ; ceux-ci donnèrent
naissance à des animaux raisonnables, nommés Zopha-
sémin, c'est-à-dire observateurs du Ciel. Mot avait la
forme d'un œuf lorsqu'il fut formé : il devint lumineux
et produisit le soleil, la lune, les étoiles et les grandes
constellations. »
Telle est cette cosmogonie des Phéniciens qui introduit
ouvertement l'athéisme, ^'oyons maintenant comment il
fait commencer la oénération des animaux. Il dit donc :
238 APPENDICE i
« Lorsque Tair fut devenu lumineux par inflammation,
de la mer et de la terre il survint des vents, des nuages,
de e-randes chutes et immersions des eaux célestes, de
telle sorte qu'après avoir été divisées et séparées de leur
propre lieu par l'ardeur du soleil, toutes ces choses se
rencontrèrent de nouveau dans Tair, et se heurtèrent
avec fracas: il en sortit des tonnerres et des éclairs, et
au bruit de ces tonnerres les animaux raisonnables, dont
on a déjà parlé, s'éveillèrent pénétrés d'effroi. Le mâle et
la femelle furent émus sur la terre et dans la mer. Voici
donc leur Zoogonie. » Le même écrivain (Philon) ajoute
de son chef, en disant : « Ces choses ont été trouvées
écrites dans la cosmogonie de Taautos, et d'après ses
mémoires, appuyés sur les conjectures et les convictions
que, par sa pénétration, Sanchoniathon avait entrevues et
fait connaître. » Après ces choses, il donne le nom des
vents : Notus, Borée et les autres. Ce sont eux à qui les
plus anciens consacrèrent les produits de la terre; ils les
appelèrent dieux et les adorèrent comme ceux de qui ils
tenaient l'être, ainsi que leurs prédécesseurs et leurs
successeurs dans la carrière de la vie : ils leur faisaient
agréer les libations qu'ils répandaient pour eux.
Il ajoute : « Telles étaient les inventions de culte reli-
gieux, alors conformes à la faiblesse et à la pusillanimité
de leurs auteurs. »
11 dit ensuite « que du vent Kolpia et de sa femme
Baau, qu'il interprète par le mot Nuit, naquirent les
hommes mortels Mon et Protogone. ^Eon découvrit la
nourriture que fournissent les arbres. Ceux-ci furent
les parents de Génos et Généa qui habitèrent la Phénicie.
De grandes sécheresses survinrent, et ils tendircnl les
APPENDICE i 239
mains vers le ciel et le soleil ». 11 dit qu'ils regardaient
celui-ci comme le Dieu maître du ciel, et le nommèrent
Béelsamen, ce qui chez les Phéniciens signifie maître du
ciel. C'est le Zeus des Grecs. Ensuite de quoi Philon
attaque l'erreur des Grecs, « Ce n'est pas sans fondement
que nous faisons connaître cette distinction, c'est pour
établir la véritable acception, sur laquelle on s'est mépris,
de ces noms appliqués aux objets; ce que les Grecs ne
connaissant pas, ils les ont pris dans une autre valeur,
égarés par l'incertitude de la traduction. » 11 continue :
« De Génos, fils d'vEon et de Protogone, naquirent de
nouveaux enfants mortels, qui se nommèrent Phos, Pyr
et Phlox (lumière, feu et flamme). Ce sont eux qui inven-
tèrent le feu, en frottant des morceaux de bois l'un contre
l'autre, et qui en enseignèrent l'usage; ils eurent des
enfants d'une grandeur et d'une supériorité marquées, et
qui donnèrent leurs noms aux montagnes dont ils étaient
souverains. C'est d'eux que prirent nom le Casius, le
Liban, l'Antiliban, le Brathy. C'est de ceux-là que tint le
jour Samemroumos, le même que Hypsouranios (hauteur
céleste). » Il observe que les hommes étaient dénommés
d'après leurs mères, les femmes se livrant alors sans
pudeur au premier venu. Ensuite, il dit : « qu'Hypsoura-
nios habita Tyr, et inventa les cabanes de roseaux, de
joncs et de papyrus. 11 entra en dispute avec son frère
Ousous, qui le premier imagina de rassembler les peaux
de bètes qu'il parvint à prendre, pour en faire une cou-
verture pour son corps. Des pluies excessives et des vents
impétueux ayant dévasté Tyr, brisé les arbres, le feu
piit à la foret et l'incendia; Ousous prit un arbre, le
dépouilla de ses branches, cl osa le premier se hasarder
2-40 APPENDICE t
sur la mer; il consacra deux stèles au feu et au vent, et
les adora, en y répandant le sang des animaux qu'il avait
pris dans ses chasses. Lorsque ceux-ci furent morts,
dit-il, ceux qui leur survécurent leur consacrèrent des
rameaux et des stèles, devant lesquels ils firent des
adorations : ils instituèrent des fêtes annuelles en leur
honneur.
« Bien des siècles s'écoulèrentdepuis Fâge d'Hypsoura-
nios, lorsque Agreus et Alieus, inventeurs de la pèche et
de la chasse, naquirent. Ce sont eux qui ont donné leurs
noms à ces arts. D'eux provinrent deux frères inventeurs
du fer et de toutes les fabrications qui s'en servent, dont
Tun, Chrysor, se livra à la composition des discours, des
sortilèges et aux prédictions. C'est le même qu'Héphaestus
(Vulcain) qui trouva le hameçon et Fappât, la ligne de
pêcheur et le radeau. 11 navigua le premier de tous les
hommes; c'est pourquoi, après sa mort, il reçut le culte
de la divinité. On l'appelle Zeus Michius. Ils disent que
ces frères inventèrent les constructions en briques. —
Ensuite, il dit que de cette race sortirent deux jeunes
gens, dont l'un fut nommé Technitès, artisan, et l'autre,
(terrestre) Autochthone. Ceux-ci imaginèrent de mêler
de l'argile détrempée avec du foin, de la faire sécher au
soleil, pour en faire des briques; ils trouvèrent aussi la
construction des toits. Il en vint d'autres après eux au
nombre desquels fut Agros ainsi nommé, puis Agroueros
ou Agrotès, dont la statue et le temple portatif sont en
grande vénération en Phénicie. Les habitants de Byblos
le considèrent surtout comme le plus grand des dieux.
(]e sont eux (|ui ont conçu l'idée de placer des (."ours en
avant des maisons, de former des enceintes et des
APPENDICE I 241
grottes. Ce sont eux dont descendent les chasseurs avec
des chiens. On les nomme tribus errantes et Titans.
« Ceux-ci procréèrent Amunon et ^Nlagon, c|ui tra-
cèrent les bourgs et les bergeries, desquels naquirent
jNIisor et Sydyc : c'est-à-dire dégagé et juste; ils décou-
vrirent l'usage du sel. De Misor, naquit Taautos, {|ui
découvrit l'écriture et forma le premier les lettres. Les
Egyptiens le nommèrent Thoor, les Alexandrins Thouth,
les Grecs Hermès.
» De Sydyc sont nés les Dioscures ou Cabires, ou
Corybantes, ou Samothraces. Ils inventèrent les premiers
le navire. De ceux-ci naquirent d'autres hommes qui
trouvèrent les simples pour guérir des morsures empoi-
sonnées, et inventèrent les paroles magiques.
)) C'est contemporainement à eux que naquit un nommé
Elioun, Iiypsistos, et son épouse nommée Bérouth, f[ui se
fixèrent dans la contrée de Byblos. C'est d'eux que na(juit
Epigeios, ou Autochthon, qu'on nomma depuis Uranos
(le ciel). C'est d'après son nom Oûpavoç qu'ils ont dési-
gné l'élément qui est au-dessus de nos têtes, qui l'em-
porte sur tous par sa beauté. 11 eut une sœur des mêmes
parents qui se nommait Ghé (la terre), et c'est d'après sa
beauté, dit-il, qu'ils nommèrent comme elle son homo-
nyme. Hypsistos, père de ceux-ci, ayant terminé ses
jours dans une rencontre avec les bêtes féroces, reçut de
ses enfants les honneurs de l'apothéose : ils lui offrirent
des libations et des sacrifices.
1) Uranus ayant recueilli son royal héritage, épousa sa
sœur Ghé dont il eut ((uatre enfants: Ilus, dit Cronus,
Bétyle et Dagon, qu'on nomme Siton, et Atlas. Uranus
eut aussi d'autres épouses qui lui donnèrent une nom-
16
242 AFPEiSDICE I
breuse descendance. C'est pourquoi Ghé, poussée par la
jalousie, chercha à nuire à LJranus au point de se séparer
Tun de l'autre . Uranus s'étant donc séparé d'elle, s'en
rapprochait avec violence chaque fois qu'il en avait le
désir et finit par la quitter de nouveau. 11 essaya de
détruire les enfants qu'il en avait eus. Ghé les défendit sou-
vent, avec l'aide d'auxiliaires qu'elle rassembla autour
d'elle. Enfin Gronus étant parvenu à l'âge viril, elle le
confia à Hermès trismégiste pour lui servir de conseiller
et de défenseur. Celui-ci, devenu son secrétaire, l'aida à
repousser son père, en vengeant sa mère.
)) Gronus eut pour filles Proserpine et Minerve. La
première mourut dans la virginité ; et, par le conseil de
Minerve et d'Hermès, Gronus fabriqua avec du fer une
faulx et une lance. Ensuite Hermès ayant proféré des
paroles magiques aux alliés de Gronus, les enflamma du
désir de combattre Uranus pour l'honneur de Ghé. C'est
ainsi que Gronus, livrant bataille à Uranus, le bannit de
son empire, en succédant à sa puissance. Dans ce combat,
la concubine chérie d'Uranus fut prise étant enceinte et
donnée par Gronus en mariage à Dagon. Elle donna le
jour à l'enfant qu'elle avait conçu d'Uranus, qui fut nommé
Démaroun.
» Sur ces entrefaites, Gronus enferma sa demeure
d'une muraille, et fonda la jiremière ville de Phénicie,
(|ui fut Hyblos. Ensuite, ayant suspecté son propre frère
iVllas, par les avis d'Hermès, il le précipita dans les pro-
fondeurs de la terre, et éleva sur son corps un amas de
teri-e. \^ers cette époque, les descendants des Dioscures,
ayant combiné toutes les parties des radeaux et des
navires, se mirent à naviguer. Lesfjuels ayant été poussés
APPENDICE 1 243
vers le mont Gasius, y consacrèrent un temple. Les
alliés de Ilel (Cronus) furent surnommés Eloim, ce qui
répond à Croniens. Ce sont eux qui furent ainsi nommés
d'après Cronus.
» Cronus ayant eu un (ils nommé Sadid, il le tua avec
son propre fer; ayant conçu des soupçons à son égard,
et assassin de son propre enfant, il le priva de la vie. Il
trancha également la tète d'une de ses filles, en sorte que
tous les Dieux; conçurent un grand effroi des projets de
Cronus. A la suite des temps, l'ranus envoya du lieu de
son exil sa fille Astarté avec deux de ses sœurs, llhéa et
Dionè, pour faire périr Cronus en lui tendant quelque
embûche; mais Cronus les prenant pour épouses en
même temps qu'elles étaient sœurs, il se les attacha.
Uranus ayant apris l'issue de son projet, fit marcher
contre Cronus Ileimarmène et Ilora (la fatalité et la
beauté) avec d'autres alliés; mais Cronus ayant su se les
concilier, il les retint près de lui. » Il dit encore : « Le
dieu Uranus inventa et composa des bétyles ou pierres
animées.
» Cronus eut d'Astarté sept (illes, qui s'ap[)elèrent
Titanides ou Artémides; il eut encore de Rhéa sept fils,
dont le jdus jeune fut divinisé dès sa naissance; il eut
des filles de Dioné, et d'Astarté encore deux fils, Pothos
et Eros (désir et amour . Dagon, après avoir découvert le
blé et la charrue, l'ut surnommé Jupiter laboureur.
Sytiyc, dit le Juste, s'étant uni à l'une des Titanides, donna
le jour à Asclépius (Esculape). Il naquit h Cronus dans la
contrée de Péraia, trois fils : Cronus, homonyme de son
père, Jupiter Belus et Apollon. Vers le même temps, on
vit apparaître Pontus, Typhon et Xérée, père de Pontus.
244 APPENDICE I
Pontus fut père de Sidon, qui, par rexcellence de sa voix,
l'ut la première à découvrir le chant des hymnes, et de
Poséidon (Neptune). Melcarth, qui est aussi le même
qu'Hercule, fut fils de Démaroun.
» Cependant, Uranus fit de nouveau la guerre à Pontus,
car après s'être éloigné de lui, il s'était attaché à Déma-
roun. Démaroun commença l'attaque contre Pontus; mais
ayant été mis en fuite, il fit vœu d'offrir un sacrifice s'il
lui échappait. Dans la trente-deuxième année de son
gouvernement et de son règne, Ilus, qui est le même que
Gronus, ayant surpris dans une embuscade son père
Uranus, dans un lieu au milieu des terres, s'en saisit et
le priva de sa virilité, près des sources et des fleuves,
dans le lieu où son culte fut établi; il exhala son dernier
souffle, et le sang qui découla de ses plaies dégoutta dans
les fontaines et l'eau des fleuves. On en montre encore
aujourd'hui la place. »
Voici donc les actes de ce Grenus, et les vénérables
traits de cette vie sous Saturne, tant célébrée })ar les
Grecs, qu'ils déclarent avoir été le premier âge, l'âge d'or
des hommes doués de l'organe de la voix et l'époque
de cette félicité des anciens dont on fait tant l'éloge.
L'historien, après avoir dit plusieurs autres choses,
continue :
(( Astarté la Très-Grande, Jupiter Démaroun et Adad,
roi des dieux, régnèrent sur la terre avec le consentement
de Cronus.
» Astarté plaça sur sa tête, en signe de sa royauté,
une tête de taureau. Ayant parcouru l'univers, elle trouva
un astre qui fend l'air, et l'ayant ramassé, elle le consa-
cra dans la sainte île de Tyr. Gelle que les Phéniciens
APPENDICE I 245
nomment Astarté est pour nous Vénus. Cronus, en par-
courant Funivers, donna à sa fille Athène (Minerve) le
royaume de l'Attique. Une peste et une grande mortalité
étant survenues, Cronus immole en holocauste à son
père L ranus son fils unique, il se circoncit^ et oblige
tous ses alliés à en faire autant. Peu de temps après, il
consacra étant mort le fils qu'il avait eu de Rhéa, appelé
Mouth; c'est ainsi que les Phéniciens nomment la mort
et Pluton. Après quoi Cronus remit à la déesse Baaltis,
la même que Dioné, la possession de Byblos; Béryte à
Poséidon (Neptune) et aux Cabires laboureurs et pêcheurs.
Ce sont eux qui consacrèrent les reliques de Pontus dans
la ville de Béryte.
» Avant ces choses, Taautos, ayant imité Uranus, traça
en relief les expressions de visage des dieux Cronus,
Dagon et des autres, qui sont les sacrés caractères des
lettres. Il imagina aussi, en faveur de Cronus, l'emblème
de la royauté : ce sont quatre yeux distribués dans les
parties antérieures et postérieures du corps, deux se
ferment lentement; puis sur les épaules quatre ailes,
dont deux sont déployées et deux repliées. Le sens de ce
symbole est que Cronus voyait en dormant, et dormait
éveillé ; également pour les ailes, qu'il volait en se repo-
sant et se reposait en volant. Quant aux autres dieux, il
leur a placé deux ailes sur les épaules, pour indiquer
qu'ils accompagnent Cronus dans son vol. Il lui a encore
attribué deux ailes sur la tête, l'une pour marquer l'intel-
ligence qui commande, l'autre, indice de la sensation.
» Cronus étant venu dans les régions du Midi, donna
toute l'Egypte au dieu Taautos, pour qu'elle fût son
empire.
246 APPENDICE I
» Les sept Cabires, fils de Sydyc, sont les premiers de
tous les hommes qui aient consigné ces faits pour en
conserver le souvenir, ainsi que leur huitième frère
Asclépius, comme le leur avait prescrit le dieu Taaulos.
Ensuite, le fils de Thabion est le premier hiérophante de
tous ceux cpii ont jamais été en Phénicie, qui les ayant
traduits allégoriquement dans leur ensemble, et les ayant
entremêlés avec les mouvements physiques de l'univers,
les transmit aux directeurs des orgies et aux prophètes
des mystères. Ceux-ci voulant augmenter Tobscurité de
toutes ces traditions, y ajoutèrent de nouvelles inventions,
qu'ils enseignèrent à leurs successeurs et à ceux qu'ils
initièrent. De ce nombre fut Isiris, Tinventeur de trois
lettres, frère de Chna, le premier qui changea son nom
en celui de Phénicien. » Et sans interruption, il ajoute
encore : a Les Grecs qui excellent entre tous les peuples
par leur brillante imagination, se sont d'abord approprié
la [)lupart de ces choses, qu'ils ont surchargées d'orne-
ments divers, pour leur donner une forme dramatique, et
se proposant de séduire, par le charme des fables, ils les
ont comnlètement métamorphosées. De là Hésiode et les
poètes cvcliques si vantc'-s ont fabriqué les théogonies,
les gigantomachies, les titanomachies qui leur sont
propres, et des castrations qu'ils ont portées de lieux en
lieux, et ont éteint toute vérité. x\os oreilles, habituées
dès nos premières années à entendre leurs récits menson-
gers, et nos esprits, imbus de ces préjugés depuis des
siècles, conservent comme un dépôt précieux ces suppo-
sitions fabuleuses, ainsi que je l'ai dit en commençant.
Le temps étant encore venu corroborer leur ouvrage, il
a rendu cette usurpation presque imperturbable, en sorte
APPENDICE I 247
de faire apparaître la vérité comme une extravagance,
et de donner à des récits adultères la tournure ''de la
vérité. « Bornons ici la cilation de l'ouvrage de Sancho-
niathon, interprété par Philon de Byblos, et reconnu vrai
après examen parle témoignage du philosophe Porphyre.
{La Préparation Évajigélique d'Eusèl)e Pamphile, traduite
du grec par Ségi.ier de Saint-Brisson. Paris, 1840
Tome I, p. 34-41).
APPENDICE II
LE ROLE DU SANGLIER DANS LES RELIGIONS
DE L'ORIENT ANTIQUE
D'après les idées religieuses de Fantiquité qui ont
quelque rapport avec les religions syro-phéniciennes, le
sanglier est un animal démoniaque. La terreur religieuse
qu'il inspire est déjà répandue dans l'antiquité la plus
reculée. Ou connaît les prescriptions de la loi de Moïse',
et on sait que les pieux Israélites acceptaient la mort la
plus affreuse plutôt que de manger de la viande de porc; ;
les Phéniciens et les Cypriens" s'en abstenaient également,
ainsi que les Syriens', les Libyens d'Afrique', les Arabes
et les Sarrazins% les Phrygiens®, les Scythes', et surtout
les Egyptiens, qui se croyaient souillés s'ils touchaient
un porc\ Lorsque, comme les théologiens, on voit la
cause de cette répulsion dans l'impureté de l'animal ou
1. Cf. Lecif.,xi,l; £>«</., xiv, 8.
2. Porphyrius, Dr Abstiiiotitui, lib. I, p. 26. Rhœr. Hepodian., V, 6.
DioCassius, LXXIX. 11.
3. Lucian., De Dca Sf/ria, 54.
4. Herodot., IV, 186.
5. Uievonymus, Adc. Jorinmii, liv. IV, 0pp. Tom. IV, p. 200 sq.
6. Cf. Pausanias, VII, xvii, 5 ; Jiilian., Ovat., V, p. 177.
7. Herodot., IV, 186.
8. Cf. Herodot., II, 47.
APPENDICE II
249
clans des considérations de jeûne, on méconnaît les idées
religieuses de l'antiquité, et surtout celle qui a rapport au
caractère sacré des animaux, qui leur venait de leur consé-
cration à une divinité dont ils reflétaient le caractère.
Le porc était un animal sacré ; et, comme il était consacré
à une puissance infernale, il fut l'objet d'une religieuse
terreur, qui n'avait pas complètement disparu chez les
Juifs d'une époque moins reculée\ Le caractère sacré du
porc dans les religions syro-phéniciennes est indiqué
dans Lucien : « Le porc est à leurs yeux un objet dhor-
reur ; ils ne l'offrent pas en sacrifice et ne mangent pas sa
chair. Toutefois, quelques-uns prétendent que c'est un
animal sacré. » Les deux opinions semblent contra-
dictoires ; mais on les retrouve également au sujet
d'autres animaux sacrés, comme par exemple les colombes
et les poissons de la Déesse syrienne, et elles sont aussi
notées dans la quœstio 5 du liu[JiTroaîaxov de Plutarque :
a utrum suem vénérantes Judgei, aut potius aversantes,
carne eius abstineant ? » Les Cretois considéraient aussi
le porc comme un animal sacré, ce qui s'explique aisément
par la domination phénicienne dans cette île'. En Cypre,
les porcs étaient consacrés à Aphrodite; ils ne devaient
point manger d'immondices, alors qu'au contraire on y
contraignait les bœufs à certaines époques; on les nour-
rissait avec des figues^ Quand on dit que les Phéniciens,
les Syriens, les Cypriens et les Egyptiens s'abstenaient
de manger la chair du porc, il faut faire une restriction ;
en effet, à des époques déterminées, on sacrifiait des
1. Cf. Matth., VIII. 28.
2. Cf. Athenseus, lib. IX, pag. 375.
3. Athenfeus, lib. III, p. 95. Cf. en outre Meursius Cyprus. p. 150.
250 APPKîs'DICE II
porcs, et on en mangeait la chair, le sang ou le jus'. On
mangeait cette viande en même temps que des souris
offertes en holocauste'. Et les souris n'étaient pas des
animaux sacrés ; les mages bnhyloniens en avaient horreur,
ils les tuaient'. Dans Fîle de Cypre, on ofTiait, le 2 avril,
un porc à Aphrodite ; ce porc représentait le sanglier qui
avait tué Adonis*. Souvent on faisait à la même déesse des
sacrifices de porcs' ; à Argos, ces sacrifices s'appelaient
Hystéries^ Ils avaient lieu aussi devant les temples de
l'Héraklès tyrien'. Antiochus Epiphane fit offrir des
sacrifices semblables à Jupiter Olympien ou au Baalsamin
tyrien, et obligeait les Indiens à manger la chair des vic-
times*. Ces sacrifices ont sans aucun doute un rapport
avec le sanglier érymanthique, de même que les chiens
qu'Héraklès abhorre en ont un avec Cerbère, et les sacri-
fices de porcs en Egypte avec Typhon'.
Je ne puis m'empècher de parler ici d'un usage qui a
passé de la religion phénicienne dans les Thesmophories.
Ce sont les [JLSyapa, dans lesquelles on conduisait les
porcs. Il en est question dans plusieurs passages des
auteurs anciens, encore insufiisamment expliqués. Les
porcs étaient chassés dans un précipice souterrain, et la
1. Cf. Jes., Lxv, 4; lxvi, 3.
2. Cf. Jés., Lxvi, 17.
3. Plutarch., Sj/mposiacon, IV, v, 2.
4. Lydus, De Mensibus, p. 218.
5. Cf. Eustath. ad Dionys., 852.
6. Athenseus, lib. III, p. 96.
7. Silius Italicus, 111,23.
8. IIMacchab., ii, 4, 5. Cf. avec i, 18, 19, 20. .Joseph., Antv/nl/.,
XII, V, 4. Diodore dans les Fragments de Photius, p. 379,
9. Cf. Herodot., II, 47.
APPENDICE II 251
croyance populaire, en Béotie, affirmait que, Tannée
suivante, ils arrivaient au lieu de leur destination, dans le
Hadès. C/est ainsi que j'entends le passage falsifié de
Pausanias^ : èç ih. [jiyapa /aXoù[JL£va à'ptâcrtv Oç twv vsopycov
Toùç ôà uç TOUTOU- £ç T'/]v ÈTUioûcav TOÛ £T0uç côpav £V Aco-
ôcbvri 'paatv èttI Xoyco twÔs àXXoç ttoû tiç UEtcrG'/jcsTai,
où, au lieu de év Acoôcôv(]. je lis év 'AîÔy] slvat. Méyapa,
ce sont les abîmes souterrains, consacrés aux puissances
infernales, le séjour, dans le Hadès, des deux déesses,
Gérés et Proserpine, auxquelles les porcs sont envoyés
en holocauste : Méyapa^ xaTayeta oî/v7][J.aTa, TaTatvGsaïv,
TÎyouv A'/][JLy]Tpoç xal n£pa£(p6v7]ç\.. C'était au cri de
Meghara, Meghara ! qu'on précipitait les porcs dans
l'abîme. C'est le [JL£yapt^£iv' que Sainte-Croix traduit,
dans ses Recherches sur les mystères^ par : « en pro-
nonçant quelques mots du dialecte Mégarique (!) » ; dans
Suidas, Hésychius, Photius (Lexique), nous trouvons :
M£yap i^ovT£ç , piéyaXa (pour piéyapa) X£yovT£ç. Le mot s'est
formé de la même façon que d'autres mots également
empruntés à des cultes étrangers, par exemple àôovtà^£tv,
eùà^eiv, ôXoXù^£iv... Ce cri de meghara et cette coutume
sont des vestiges du culte phénicien, conservés dans la
Béotie kadméenne.
Quant aux raisons pour lesquelles on sacrifiait les porcs,
les écrivains anciens ne nous les révèlent pas plus que
celles pour lesquelles ils inspiraient tant d'horreur. C'est
1. IX, vm, 1.
2. Hésychius, tome II, p. 554. Alberti. Cf. Porphyrius, De Aniro,
cap. VII.
3. Clem. Alex. Prot., cap. ii,17; cap. xi.
4. Tome II, p. 18.
252 APPENDICE II
pour eux un ispôç Xôyoç, sur lequel ils gardent un silence
plein de mystères^ Ou bien ils ne savent que citer un
quid pro qiio : ils disent, à propos du temple d'Hémithéa —
à Castabus — , que les Perses reconnaissent comme leur
déesse nationale, que nul mortel ne devait pénétrer dans
le sanctuaire s'il avait touché un porc ou mangé de sa
chair, parce que les porcs avaient un jour gâté le vin du
père de la déesse^ Les Egyptiens avaient^ dit-on, cet
animal en horreur, parce qu'il mange ses propres petits',
parce que son lait fait venir des boutons, parce qu'il
s'accouple à la lune décroissante*, parce qu'il nuit aux
fruits de la terre'. On disait encore que c'était en chassant
un sanglier que Typhon avait trouvé le cadavre d'Osiris
et l'avait déchiré en morceaux ; mais, ajoute Plutarque, se
basant sur l'opinion d'autres auteurs, cette explication
n'est pas juste. Maintenant encore, les Orientaux ont
horreur de la chair du porc, qui est considéré comme un
animal païen, car, d'après une tradition turque, tous les
animaux ont été convertis par Mahomet, à l'exception du
sanglier et du buffle ; aussi ces deux animaux sont-ils
fréquemment appelés chrétiens^
Ces diverses explications jettent une lumière défavo-
rable sur la signification du dieu dont le sanglier est
l'animal sacré et le symbole. Le sanglier est considéré
comme le meurtrier d'Adonis'; le plus souvent c'est
1. Cf. Herodot., 11,47.
2. Diodor., V, 62.
3. ^lian., Hist. anim., c. xvi.
4. Plutarch., De Isido, c. viii.
5. Lydus, De Mensibus, p. 212. Clemens Alexandr., p. 849 sq.
6. Burckhardt, Voj/a(/cs on Palestine, I, Th. S., 234.
7. Apollodor., III, xiv, 4. Lucian., De Dea Si/ria, 6. Bion, Idi/ll.,!,!.
APPENDICK II 253
Mars lui-même, qui, jaloux du favori d'Aphrodite, s'est
changé en sanglier pour le luer et posséder seul la déesse'.
Une autre version, rapportée par Ptolémée Héphestion-,
est d'une grande importance pour le mythe d'Adonis et pour
celui d'Héraklès. Erymanthe, fils d'Apollon, avait aperçu
Aphrodite au bain, sortant des étreintes d'Adonis ; en
punition, il fut changé en ce sanglier érymanthique, qui,
par vengeance, tua Adonis, et fut tué à son tour par Héra-
klès. Mais, sans môme tenir compte de cette version,
qui incorpore plus intimement encore le sanglier au
mythe phénicien, nous voyons que les Grecs connaissaient
aussi ce symbole de Mars : sous la ligure d'un porc,
Mars est la cause de tous les maux'. En Egypte, où le
rôle de ]Mars est reporté sur Typhon, celui-ci est repré-
senté sous la forme d'un sanglier^ et les sacrifices de
porcs offerts à Osiris ^ avaient certainement un rapport
avec Typhon. La coutume, qui existait en Gypre, de nour-
rir avec des figues les porcs consacrés à Aphrodite %
de les empêcher de manger des immondices, et de
forcer les bœufs à prendre la nourriture ordinaire des
porcs, se rapproche de la conception qui représente Mars
sous la forme d'un porc, et obligé, pour s'approcher
d'Aphrodite, de quitter cette forme, tandis qu'Adonis,
1. Lydus, De Mensibus, 1. c, Nonnus, Diomjs., XLI, 208. Julius
Firmicus, De Errore prof, vol., p. 14. Cyrill. Alexandr., Op., tom. II,
p. 257.
2. Photius, p. 149 sq.
3. Plutarch., AmatoriuSj c. xii, p. 481.
4. Cf. Hug, Mr/t/ws, S. 90.
5. En usage aussi chez les anciens peuples du Nord. Gi'imni.
Mijlkologie allemande, S. 139.
6. Etymol. Mayn., p. 371.
254 APPENDICE il
dont le symbole est le bœuf de labour, et qui parcourt
Byblos sur un char attelé de bœufs, est condamné à man-
ger la nourriture des porcs. Il n'y a qu'une seule manière
d'expliquer comment on est arrivé à donner pour sym-
bole à Mars un animal aussi immonde : c'est que Mars
est le principe du mal et de la ruine. On peut rapprocher
les raisons données pour expliquer l'horreur qu'inspire
le porc — qu'il mange ses petits, nuit aux fruits de la
terre, s'accouple lorsque la lune décroit — de la concep-
tion mythique de Mars, à qui on saciifie des enfants, qiu,
par son feu, nuit aux fruits de la terre, et qui se trouve
aux côtés de la lune, la méchante déesse, à la décrois-
sance du jour. La crainte respectueuse qu'inspiraient les
divinités du mal empêchait qu'on parlât mal du dieu au
Grec étranger, ou bien celui-ci ne répétait pas ce qui lui
avait été raconté, soit parce qu'il y croyait à peine, soit
parce qu'il craignait d'être raillé par ceux qui n'y ajou-
taientpas foi, ou de donner une fausse idée de la divinité
(Hérodote n'aurait jamais parlé de Mars dieu-porc !). C'est
ainsi qu'on peut s'expliquer la forme ancienne du mythe
grec, où Adonis était tué, non par Mars, mais par un
sanglier. De même que, dans les temps reculés, on n'ai-
mait pas à parler, en Egypte, du meurtre d'Osiris par
Typhon \ et qu'on se taisait, par une crainte pieuse, sur
le triste culte des Gabires, à Samothrace, de même, en
Phénicie et dans l'île de Gypre, on désignait comme le
meurtrier d'Adonis, non le dieu lui-même, mais, par
euphémisme, son symbole, le sanglier. Les physiciens
plus modernes, qui ont dépouillé la religion populaire
1. Diod., 1,21.
ÂppE>Dicb: II 255
du caractère qui lui était propre et ont transformé les
idées mylhiques en de froides généralités, explicjuent la
nature et l'origine de cette conception du dieu Mars ^ :
Tôv "AÔcovcv àvaipcGfjvai i)~o toO "Apcco^ fjLSTaêXrjGévTOç
£Î- ùv, olovcî, TÔ è'ap ÙTzo -ou hipovz àv^LpstaBat. 0£p[ji.'/j
yàp 7] '^ÙGiz Toû ÙQÇ, /.al àvil toD Oépou; aÛTÔv oi [xuOcxoi
XafxêàvoucTLV. Pendant l'été, le sanglier aime à se plonger
dans les marais, oii il refroidit son sang ardent, oii il reste
enfoncé dans la vase, ne laissant apercevoir qu'une partie
de sa téte\.. Mais, pour donner au sanglier de Mars sa véri-
table signilication, il faut aussi le considérer comme Tiinage
mythique du Samoun, qui souffle en Syrie à partir de la
mi-juin jusqu'au 21 septembre et accomplit ses ravages
surtout la nuit, comme le sanglier. Le Typhon égyptien
et phénicien se trouve être tantôt Mars, tantôtle Samoun,
le ventbrùlant, et Harrur, qui tua aussi en Libye Ttiercule
tyrien. Les Juifs donnent également à ^lars le nom de
Samaël, poison de dieu, qui est sans doute le vent em-
poisonné, le Samoun, Samieli, le poison. Ce vent noc-
turne et brûlant représente, je crois, le sanglier que
T3'phon poursuit au clair de lune à travers les plaines des
bords du >.'il\ le sanglier érymanthi([ue qui tua Adonis et
dont la dénomination sémitique, « feu de la mort », dési-
gnerait à merveille le vent ardent du désert syrien, (|ui
souvent donne la mort.
Le sanglier joue aussi un rôle important tlans des
1. Ljdus, 1. c, p. 212.
2. Apollon. Rhod., Anjonaut., II, 818. Ovid., Mètaïa., VIII, 333.
Macrob., Satura., I, 21. Voi/acjes de Burckhardt, I, B. S., 234.
3. Plutarch., De Isidc, cap. vin.
256 APPENDICE II
mythes analogues : Attis périt, comme Adonis, sous la
dent d'un sanglier\ Dans un autre mythe, Attis meurt dans
une chasse au sanglier, tué par Adraste, le Mars lydique,
qui avait autrefois tué son frère Agathon% à propos d'une
caille, comme Typhon tua THercule syrien. Le mythe de
Pygmalion, le meurtrier d'Eljon, qui tua Sichaiis, dans
une chasse au sanojier, offre aussi une analoQ-ie évidente
avec le mythe d'Adonis.
(Movers, Die Phônizier, chap. vu. Bonn., 1841.)
1. Pausanias, VII, xni, 5.
2. Cf. Ptolemyeus Hepliïestiou, dans Photiu.s, p. 14(3, avec Herodot.,
I, 43.
APPENDICE 111
LE BLÉ DE SAINTE-BARBE
Xous avons signalé' une survivance curieuse de la
coutume des jardins cV Adonis dans Tusage provençal du
« blé de Sainte-Barbe », qui, placé, à Tépoque de Nocl,
dans des soucoupes humides, des siéto/is, germe et se
dessèche en quelques jours.
Cet usage^ très vivant encore, mérite d'être expliqué et
commenté.
C'est le 4 décembre, jour consac^ré à Sainte-Barbe,
(ju'on met des grains de blé, et parfois des lentilles, avec
un peu d'eau, dans des assiettes et des soucoupes (|ue
Ton dispose sur les tables, les bahuts, les armoires, les
commodes, les consoles et les cheminées, et quelquefois
sur les fenêtres. Les magasiniers leur font même un
autel de leur comptoir et de leur vitrine. Plus tard, on
place ces petits jardins devant la crèche. D'ordinaire ils
ont aussi une place d'honneur, le jour de Noël, sur la
table du « gros souper ». C'est ce (|ue chante un ancien
noël provençal :
Lou blad de Santo-Barbo
Que pcr aquéu jour si gardo,
A taulo lou fau bouta
Mai aco's un pla per arregarda.
La croyance populaire attribue au blé de Sainte-Barbe
1. P. r. 0.
258 APPt;>"DiGt; m
un pronostic pour les moissons, qui seront avantageuses
si le l)lé a bien poussé, mauvaises si les graines de Noël
ont mal germé. Aux premiers jours de janvier, on met en
terre le blé de Sainte-Barbe, comme on enterrait Adonis,
comme on jetait ses jardins dans les fontaines d'Athènes.
C'est, en somme, le symbole du renouveau de la terre,
etTimage des espérances de Tannée nouvelle.
Dans une brochure publiée à Marseille en 1903\ nous
trouvons, sur cet usage antique, quelques appréciations
diverses, qu'il convient de signaler.
Aux yeux de Frédéric Mistral, le blé de Sainte-Barbe
représente les prémices de la moisson, ce qui, d'ailleurs,
est parfaitement conforme à la tradition païenne, où
Adonis apparaît comme l'image de la moisson et parti-
culièrement du blé^ Voici ce qu'écrit Mistral :
« Per que lou blad en erbo posque figura sus la taulo
de Calèndo. fau que siegue d'uno certano autour; e pèr
avé l'autour vougudo, fau (jue lou blad fugue mes din
Taigo très semanos avans Nouvé. Or se vai capita ([u'acô
toumbo justamen lou jour de Santo Barbo (perqué se dis,
Santo Barbo la barhiido
Très semano avant Nadau),
« E coume aquéu noum de Barbo rappello tout d'un
tèms la barbo de Fespigo, // barbeiio dou gran en terre e,
basto, lou blad barbu, noste pople galejaire apello blad
de Santo Barbo aquéu que représente li premice de la
meissoun. ))
1. Fleurs de Noël : Le Blé de la Sainte-Barbe, Marseille, 1903.
2. V. plus haut, p. 138 et sq.
APPENDICE III 259
Voici, d'autre part, ro})inioii d'un érudit provençal,
M. Séverin Icard :
« Avant de couvrir le sillon, avant de cacher la se-
mence au sein de la terre où elle doit y mourir pour y
ressusciter^ la religion qui a divinisé toutes les forces de
la nature, a voulu garder de cette semence le symbole
vivant pour l'entourer d'un rite sacré, et le blé de la
Sainte-Barbe, cultivé religieusement sous l'œil tutélaire
des dieux lares, n'est que le pendant de la lampe perpé-
tuellement entretenue dans le temple de Vesta, sym-
bole (]ue nous retrouvons dans la lampe toujours allu-
mée de nos sanctuaires et dans le modeste luminaire
qui veillera bientôt nuit et jour devant la petite crèche.
Le blé de la Sainte-Barbe est un hommage rendu au
principe humide, comme le feu des Vestales est un hom-
mage rendu au principe igné, . . .
« Le principe igné, figuré par le Soleil, triomphe pen-
dant l'été, et les feux de la Saint-Jean que nous allumons
au Solstice proclament sa victoire; l'eau, figurée par la
lune « astre femelle et mou, qui résout les humidités
nocturnes et les attire » (Pline), par la Diane Syriaque
aux cent mamelles gonflées de lait, l'eau, principe hu-
mide, triomphe pendant l'hiver, et l'hommage que nous
rendons au blé de la Sainte-Barbe, emblème des futures
moissons, marque sa victoire. Tout ce qui a été, tout ce
qui est et tout ce qui sera n'est que de l'eau volatilisée
j)ar le Soleil... Les religions anciennes, sous mille formes
différentes, sous diverses allégories, n'étaient qu'une
adoration rendue à ces deux principes, et les initiés de la
doctrine secrète en savaient [)lus que nos savants sur le
260 APPENDICE 111
rôle (lu principe igné et du principe humide dans Tépa-
nouisseinent des forces de la Nature.
« Et nous ne devons point nous étonner de retrouver
ces pratiques païennes dans la religion chrétienne : celle-
ci les a acceptées en les christianisant, et de même
qu'elle transformait les temples en églises, elle transfor-
mait les cérémonies païennes en cérémonies chrétiennes ,
pour faciliter les conversions et pour ne pas trop offus-
quer les nouveaux venus, surtout parmi les habitants de
la campagne, les pagani^ si profondément attachés au
culte extérieur de leurs dieux et restant païens quand
même, malgré leur conversion, |)ar atavisme, par tradi-
tion. Tout est païen et antique, depuis les jeux de l'enfant
jusqu'aux patriarcales cérémonies des familles, dans
notre Provence restée toujours ardente et belle comme
une jeune Grecque, forte et puissante comme une vigou-
reuse Romaine. Dans quelques jours, le soir du grand
souper, l'aïeul, religieusement, videra son verre dans
l'àtre qui flambe. Le bon vieillard ne se doutera pas de
la grandeur et de la solennité de son geste : le geste
pourtant est celui du prêtre de Mithra enfonçant le poi-
gnard rituel dans le flanc du taureau symbolique; ce geste
ne fait que répéter en petit le grand acte créateur de la
Natui'e, par le feu et par l'eau. L'époque de la naissan(;e
de l'Enfant-Dieu a été admirablement choisie pour con-
sacrer par un culte familier la naissance de toutes choses,
et les deux grands principes de cette naissance, le prin-
cipe humide et le principe igné, le princi[)e femelle et le
principe mâle, le blé de la Sainte-Barbe et la veilleuse de
la (>rèche, se trouvent synthétisés dans la bûche de Noël,
APPENDICE m 261
SA'mbole dont la signification est encore plus nettement
frappante. »
Voici encore, à ce sujet, quelques vers d'un poète pro-
vençal, ^I. Clément Galicier :
Ero lou souar de Santo-Barbo.
Diguères : « Fau que samenen
Quauquei grain. Quand raeissounaren
Faren de raita de la garbo! »
E risies, e, subran, dins ieu,
Fugue coumo'n rai toun idèio
De veire, sus la cliamineio,
Erbeja lou blad dôu bouen Dieu.
Un pau d'aigo "m "uno pouegnado
De béu gran rous dins un sietoun,
Lou tout béni "me dous poutoun
Vaquit la semenc^o jitado.
E, jour pèr jour, dins ren de tems,
Tremudado en un béu clôt d"ei"l)o,
La samenaio èro superbe
Coumo n sourire de printems...
On comprend dès lors quelle étroite filiation relie le
blé de la Sainte-Barbe aux jardins d'Adonis. La coutume
s'est transmise sans modification sensible, et le symbole
même de cette végétation hâtive aux fêtes de Noël ne se
sépare point nettement du symbole de l'Adonis antique.
Mistral indique très bien l'identité des deux usages, en
disant que le blé de la Sainte-Barbe représente les pré-
mices de la moisson. N'est-ce pas avec le même sens,
avec la même intention, que le blé semé dans les jardins
d'Adonis symbolisait le jeune dieu, image lui-même de la
262 APPENDICE III
moisson, et des fruits de la terre ? Quant à l'eau, qui rem-
place la terre dans les siétons du blé de Sainte-Barbe, il
serait peut-être imprudent de suivre jusqu'au bout les
commentaires de M. Séverin Icard. 11 n'y faut probable-
ment voir qu'un agent de fermentation plus rapide, choisi
de préférence à la terre qui, en cette saison et sous un
pâle soleil, n'aurait pu faire germer les grains assez
rapidement pour leur conserver leur symbole de végé-
tation hâtive et éphémère.
APPENDICE IV
NOMENCLATURE DES PRINCIPAUX MONUMENTS
RELATIFS AU CULTE D'ADONIS-THAMMOUZ
I. — Statuaire
Adonis mort, statuette en terre cuite trouvée à Toscanella,
actuellement au Musée du Vatican. Adonis, mort, est
étendu sur un lit de parade ; ses pieds sont chaussés de
bottines de chasse ; une blessure est marquée à la
cuisse. — Mnseo Gregoriano, tome I, tabula 93; Da-
REMBERG et Saglio, Dictionnaire des Antiquités grecques
et romaines, article Adonis, figure 112.
Adonis, statue en marbre, au Musée du Vatican. Adonis
est debout et nu. Le bras gauche est légèrement
replié, la main tendue en avant, au-dessus d'un tronc
(rar])re. La main droite, pendante à hauteur de la cuisse,
tient un tronçon de flèche. — Visconti, // Mtiseo Pio-
Cleinentino ed il Museo Chiaranionti, tome 11, pi. 32 ;
Salomon Reinacii, Répertoire de la Statuaire grecque et
romaine, tome 1, pi. 633, n°3, page 346.
Adonis et Aphrodite, groupe en terre cuite, trouvé dans
l'île de iSisyros, actuellement au Musée de Garlsruhe.
Adonis^ debout, s'appuie sur l'épaule d'Aphrodite assise.
— HouLK/, IJullefin de l'Académie de Bruxelles, VIII,
n» 12.
'2C)^{ APPENDICK IV
Adonis, slaliielle eu bronze, dans la collection de Janzé,
au Caljinet des Antiques (Bibliothèque Nationale). —
Adonis, les cheveux longs, la tête penchée sur Tépaule
droite, tient sa main droite tendue; le bras gauche est
replié sur la poilrijie ; il lient dans sa main gauche un
petit objet rond, grain de myrrhe, pomme de pin ou
grenade. — Babelon, Le Cabinet des Antiques, pi. 36;
Salomon Reinach, Répertoire de la Statuaire grecque et
romaine, tome II, p. 101.
Adonis et Vénus, groupe en terre cuite. Originaire de
FArchipel grec, ce groupe faisait partie, en 1851, de la
collection Raoul Rochette. Adonis et Vénus se tiennent
embrassés ; Vénus tient dans ses bras une oie. — Raoul
Rochette, Les Peintures de Pompéi, p. 135.
Adonis, statue en marbre, datant d'Hadrien, trouvée dans
ramphithéâtre de Capoue, actuellement au Musée
Borghèse, à Naples, Adonis s'appuie de la main droite
sur un long épieu de chasse, qui a disparu ; près de
lui, un arc et des flèches. — Reale Museo Borbonico,
tome II, tab. xxiv ; Conforti, Le Musée National de
Naples, p. 18, pi. 85 ; Salomon Reinach, Répertoire,
tome I, p. 247, pi. 484, n'' 1.
Adonis blessé, statue en marbre, au Musée du Vatican.
Adonis, nu et sans armes, étend le bras droit, la main
à hauteur de la cuisse; le bras gauche est replié, lamain
ramenée vers l'épaule, dans un geste de surprise ou
d'effroi ; à la cuisse droite, une longue blessure est
marquée sur le marbre. — Visconti, Il Museo Pio-Cle-
mentino ed il Museo Chiaramonti, tome II, pi. 31 ; Salo-
mon Reinach, Répertoire, tome I, planche 632, n° 3,
p. 340. — Cette statue est quelquefois désignée sous le
ADONIS ET A P H |{ O D I T E
(Groupe de Miuitraucon)
APPENDICE IV 265
nom de Narcisse ; mais la blessure de la cuisse rend
cette interprétation fort improbable.
Adonis, statue en marbre, au Musée royal de Madrid.
Adonis est debout et nu ; ses che\eux sont longs et
bouclés ; la main droite s'appuie négligemment sur un
tronc d'arbre, la main gauche à la hanche. — Salomon
Reinach, Répertoire, tome I, p. 344, pi. 632 H, n° 3.
Aphrodite et Adonis, groupe. en marbre, autrefois au
]Musée de Dresde, aujourd'hui disparu. A gauche,
Aphrodite nue s'appuie de la main droite sur un dau-
phin, ou plutôt elle en tient la queue dans sa main ; cà
droite, Adonis, tourné vers la déesse, l'entoure de ses
bras ; il a de longs cheveux, une légère écharpe tra-
verse sa poitrine ; les deux amants sont debout. —
Salomon Reinach, Répertoire, tome l, p. 346, pi. 634,
n» 2.
Aphrodite et Adonis, groupe. Aphrodite, assise, entoure
de ses bras la taille d'Adonis debout et habillé en chas-
seur ; derrière Adonis se trouve son chien ; à ses pieds,
un sanglier mort.— Montfaucon, V Antiquité expliquée,
tome I, pi. 106, n° 1 ; Salomon Reinach, Répertoire, tome
I, p. 343, pi. 632 E, n" i.
Adonis, statue mutilée, au Musée de Naples. Adonis,
revêtu d'une chlamyde, n'a ni tète, ni bras droit. Le
bras gauche est mutilé à partir du coude, la jambe
droite à partir du genou. La jambe gauche est intacte.
Adonis semble se trouv^er dans une attitude de défense
conti-e le sanglier, la lance en arrêt ; derrière lui, un
tronc de palmier, — Salomon Reinach, Répertoire,
tome 11, p. 789.
Aphrodite et Adonis, sculpture étrusque, au Musée du
266 APPENDICE IV
Louvre. Adonis pose son bras gauche sur l'épaule gauche
de Vénus, qui est vêtue d'une longue robe et coiffée d'un
bonnet conique; Adonis est vêtu d'une draperie qui lui
couvre la poitrine ; la déesse entoure Adonis de son
bras droit, de son bras gauche elle soutient sa robe. Le
bras droit d'Adonis manque. — Salomon Reinach,
Répertoire^ tome II, p. 374, n° 5.
Adonis et Vénus, groupe en terre cuile peinte. Vénus
est assise ; elle est nue jusqu'aux cuisses ; les jambes
et le dos sont recouverts d'une draperie bleue ; ses
bras sont brisés aux coudes ; près d'elle, debout à sa
droite, Adonis est représenté en hermaphrodite : les
deux bras manquent; la tête d'Adonis est appuyée
contre le sein droit de Vénus. — De Stagkelberg,
Die Grâher der Hellenen, pi. 61.
Adonis et Vénus, groupe en terre cuite peinte. Adonis et
Vénus sont couchés tous deux sur un lit; à droite.
Adonis, la chevelure entourée d'une sorte de bandeau,
tient dans la main droite une sorte de vase ; le bras
gauche est brisé au coude ; la partie inférieure du
corps est vêtue d'une étoffe bleue ; Vénus est coiffée
d'un bonnet conique, peint en rose ; elle contemple sa
main gauche, où devait se trouver un objet qui a dis-
paru ; le bras droit est brisé au coude ; les jambes sont
couvertes d'une étoffe blanche ; au pied du lit, se tient
debout un Amour, dont la tête manque : il tient une
sorte de vase dans sa main droite, une pomme dans sa
main gauche ; le pied gauche manque — De Stagkel-
berg, Die Gràber der Hellenen, pi. 68.
TÈTE d'Adonis, marbre. — Guattani, Monumenti antichi
inediti^ année 1785, juillet, p. 58, tab, III.
APPENDICE IV 267
Aphrodite et Adonis, groupe en marbre blanc, trouvé dans
les ruines d'Odessos, actuellement au Musée de Sofia.
Aphrodite, vêtue, a le bras droit appuyé sur Tépaule
gauche d'Adonis nu; tous deux sont debout; dans sa
main gauche, Adonis tient un objet rond, proba-
blement une pomme ; Aphrodite tient, dans sa main
gauche, un objet semblable ; entre les tètes des deux
amants, un petit Erôs étend ses ailes, couvrant de son
aile droite la tête d'Adonis, et de son aile gauche la tête
d'Aphrodite ; le bras droit d'Adonis manque. — Gazette
des Beaux-Arts, l^"" août 1898, planche en face de la
page 110.
Adonis, statuette en bronze, trouvée dans les environs de
Sidon, actuellement au Musée du Louvre. Adonis, orné
de longs cheveux bouclés, incline légèrement la tête à
droite, dans un geste gracieux ; il tend les bras en avant.
La partie inférieure de la statuette manque.
n. — Miroirs
VÉNUS, Adonis et Iris, miroir étrusque, au Musée du
Vatican. Adonis, debout, à demi vêtu, la tête surmontée
d'une couronne à pointes, écoute Iris, qui, ailée et nue,
l'avertit en levant vers lui sa main droite. A droite,
Aphrodite, ornée d'un diadème et d'un collier, est assise ;
elle repose son menton sur l'index de sa main droite, et
écoute. — Miiseo Gregoriano, I, 27, 2 ; Gerhard, Etrus-
hische Spiegel^ vol. IV, pi. 321, n° 2.
La Querelle de Vénus et de Proserpine, miroir trouvé à
Orbetello, actuellement au Musée du Louvre. Vénus et
268 APPENDICE IV
Proserpine se disputent, devant Jupiter, le coffre
contenant Adonis; Jupiter (Diovem), assis, tient la
foudre dans sa main gauche, et, de la droite, il menace
ou avertit Proserpine, qui, à la droite du tableau, montre
de la main le colTret où est Adonis; elle tient dans la
main gauche un rameau; dan^ la partie gauche du
tableau, Vénus, vêtue, pleure et cache son visage dans
son vêtement. — Monumenti delV Instituto, VI, 24, 1 ;
Gerhard_, Etruskische Spiegel^ vol. \\\ pi. 325.
VÉNUS ET Adonis, miroir étrusque, au Cabinet des Antiques
(Bibliothèque Nationale). Vénus est assise sur les genoux
d'Adonis ; des deux côtés du lit, des branches de mvrte ;
à gauche, une caille ; Adonis est couronné de myrte ; il
tient dans sa main droite un j)etit objet rond, graine de
myrrhe ou boule de pin résineux. — Gerhard, Etrus-
kisclie Spiegel, tome I, pi. 114 ; de AA'itte, Nouvelles
Annales de VInstitut archéologique^ tome I, p. 107,
planche 12, n° 1.
VÉNUS ET Adonis, miroir étrusque. Vénus et Adonis y sont
désignés sous les noms de Tudan et Alunis ; ils se
tiennent embrassés; deux autres personnages sont
assis : l'un, à gauche, est Apollon tenant la lyre, l'autre,
à droite, est une déesse ; derrière Apollon, un cygne ;
sous les pieds d'Adonis, des poissons. — Gerhard,
Etraskische Spiegel, tome I, pi. 111; Gazette des Beaux-
Arts, 1«' août 1898, p. 116.
Adonis, Vénus et Minerve, miroir étrusque, de la collection
du marquis de Xorthampton, à Londres. Adonis nu
embrasse Vénus, qui est vêtue ; tous deux sont debout ;
à droite, debout, Minerve tenant l'égide de la main
gauche et portant sur la poitrine la tête de Méduse ; à
Ain^ENDlCE IV 269
gauche, une déesse assise tient un sceptre. — Gerhard,
Etruskische Spiegel, tome I, pi, 112; Gazette des Beaux-
Arts, P^ aoùr 1898. p. 117.
YÉNUs ET ADà>is, miroir étrusque, à Rome, \'énus accroupie
tend le bras droit vers Adonis nu et debout devant elle ;
Adonis est couronné ; derrière lui, un Amour ailé met
sur sa tète une autre couronne, — Maseiun Kircher,
tab. XIV, 2 ; Gerhard, Etruskische Spiegel, pi. 113.
VÉNUS ET Adonis, miroir étruscjue, de la collection Borgia,
au Musée de Xaples. Vénus présente une branche de
myrte à Adonis assis, qui s'appuie de la main gauche
sur un bâton noueux ; à droite, un Amour ailé et vêtu
lève la main droite derrière l'épaule gauche de Vénus ;
entre N'énus et Adonis est suspendue une sorte de
coffret carré. — RealeMuseo Borboiiico,\.on\eX\\\, tab. 53;
Gerhard, Etruskische Spiegel, tab. 115; Ixghirami,
Monuments étrusques, II, 15.
VÉXLs et Adonis, miroir étrusque. Avenus, assise, est
vêtue ; elle lève la main droite, d'où s'échappe une
('olom])e ; Adonis nu et ailé est penché vers \'énus, il
lève la main droite, et de la main gauche il s'appuie sur
le siège de la déesse ; entre les deux amants est un
arbuste de myrte, dont on ne voit que le tronc et
quelques feuilles. — Gerhard, Etruskische Spiegel,
pi. 116.
VÉNUS ET Adonis, miroir étrusque. Adonis, représenté en
Amour ailé, est assis sur les genoux de Vénus et tient
un cerceau dans sa main droite ; sur le haut du siège de
la déesse, une colombe. — Gerhard, Etruskische
Spiegel, pi. 117; Raoul Rochette, Monuments inédits,
pi. 76,3; Guattam, Motiunienti a)itichi incdili, pi. 29.
270 AfPENblGE IV
VÉNUS ET Adonis, miroir étrusque de la collection Cam-
pana, actuellement à Saint-Pétersbourg. Vénus (Turan)
debout, vêtue, ornée d'un diadème, tient dans ses bras
Adonis (Atunis), plus petit qu'elle; le dieu, vêtu, dé-
couvre sa poitrine, de sa main droite ; il porte au cou un
collier; derrière lui, un immense cygne dresse la tète
jusqu'à atteindre celle de la déesse; sur la droite, une
femme ailée et assise tient une épingle à cheveux et un
vase de toilette. — Gerhard, Etruskische Spiegel, IV,
pi. 322; Monumenti delV Instituto di correspondenza
archeologica, vol. VI et VII, pi. 59.
Adonis, VÉNUS ET Proserpine, miroir étrusque du Musée
du Vatican. Adonis, désigné sous son nom phénicien,
Thamu, tourne la tête vers Vénus (Euturpa), pendant
que Proserpine (Alpnu) cherche à l'entraîner en lui
mettant la main sur l'épaule ; derrière Proserpine, un
personnage nommé ArcJiate ou ArcJiase ; au-dessus de
cette scène, une divinité nommée Eris. — Gerhard,
Etruskische Spiegel, IV, pi. 323; J. de VVitte, Nouvelles
Annales de V Institut archéologique, I, 507 sq.
III. — Peintures de Vases
La Querelle des Déesses, peinture d'un vase du Musée
Sant'Angelo, à Naples. Dans la partie supérieure du
tableau, Vénus et Proserpine entourent Jupiter et
tendent la main vers lui; à côté de Vénus, l'Amour;
derrière Jupiter, Mercure et la muse Galliope ; un
enfant, probablement Adonis, saisit le sceptre de Jupiter.
Dans la partie inférieure du même tableau, on voit une
APPENDICE IV 271
seconde scène, complètement distincte de la précédente :
Adonis est étendu sur un lit, près duquel se tiennent
Vénus voilée et Proserpine tenant à la main un rameau
de myrte; au pied du lit, Hécate, portant des flambeaux. —
Dà.\\embei\g etS\GLio,Di'cfionnairedes Antiquités grecques
et romaines (article Adonis, figure 114.)
La Querelle des Déesses; le Deuil d'Adônis; sur un vase
de la collection Amati. Les mêmes scènes que dans la
peinture précédente se retrouvent ici, sans variation
sensible; on peut lire le nom d'Adonis auprès du jeune
homme étendu sur le lit.
Les Jardins d'Adonis, peinture d'un vase du Musée de
Carlsruhe. Aphrodite et Erôs préparent ensemble les
Jardins d'Adonis; à droite et à gauche, deux Heures ou
Saisons, — Annali delU Instituto di correspondenza ar-
cheologica, tome XVll, année 1845, pi. N ; Daremberg et
Saglio, Dictionnaire des Antiquités grecques et romaines,
article Adonis (dans cette dernière reproduction, les
deux personnages secondaires n'ont pas été repro-
duits).
VÉNUS et Adonis, peinture d'un vase provenant du Musée
de Capo di Monte et faisant partie, en 1808, de la collec-
tion Edward, à Londres. Vénus et Adonis, entourés de
femmes ; au-dessus d'eux vole un Amour ou génie ailé ;
la déesse porte une couronne tourellée ; elle tient dans
sa main un long thyrse ou sceptre ; le dieu a une cou-
ronne radiée. Interprétation douteuse . On y voit
quelquefois Gybèle et Bacchus. — Millin, Peintures de
Vases antiques, tome I, pi. 50.
VÉNUS ET Adonis, peinture d'un vase appartenant, en 1808,
au roi de Prusse. Vénus assise se retourne vers Adonis
272 Ai'i'KNuict; IV
debout, qui lui lencl un miroir; devant la déesse, une
femme lui tend un vase oii il y a des fleurs et des fruits;
au premier plan, un coffret à demi ouvert. Interpréta-
tion douteuse. — Millin, Peintures de Vases antiques^
tome II, pi. 57.
Adonis et Vénus, peinture d'un vase du Cabinet Durand,
originaire de Vulci, et actuellement au Brilish Muséum.
Adonis, assis sur un char traîné par deux cygnes, tient
sur ses genoux Vénus, entièrement nue, qu'il embrasse.
— Catalogue Durand, n° 115; Annali delU Inslituto di
correspondenza archeologica , tome XVI l, année 1845,
pi. ^I; Salomon Reinach, Répertoii'e des vases peints
grecs et étrusques^ l, p. 271.
VÉNUS ET Adonis, peinture d'un vase d'Apulie, au British
Muséum. Vénus est assise sur les genoux d'Adonis ;
derrière eux, Erôs debout tient, dans sa mainlevée, un
lécythus; devant eux, Pithô ; aux pieds de Vénus, une
colombe. — Annali delC liistituto di correspondenza
archeologica^ tome XVII, année 1845, pi. O.
Aphrodite et Adonis, sur l'une des faces d'un vase pro-
venant de la Basilicate^ actuellement au musée de Cra-
covie. Aphrodite, assise, se tourne vers Adonis debout
et appuyé sur un épieu de chasse. Adonis est nu,
Aphrodite est vêtue. Au-dessus de la déesse, un Erôs
voltige et pose une couronne sur la tète d'Aphrodite.
— Lenormant et de V\^itte, Elite des monuments céra-
mographiques, tome IV, pi. 69; J. de Witte, Description
des collections d'antiquités conservées à V Hôtel Lambert
(1886), n° 124, pi. 33; Salomon Reinach, Répertoire des
vases peints grecs et étrusques, ], j). 119.
Proserpine et Adonis ; Aphrodite et Adonis ; deux
APPENDICE IV 273
scènes superposées, sur une amphore provenant de
Lucanie, et aujourd'hui disparue. Dans la scène infé-
rieure, un éphèbe couronné et demi-nu, probablement
Adonis, s'avance vers Proserpine, assise et couronnée,
et tient dans la main droite une strigile ; près de la
déesse, une servante porte une sorte d'ombrelle. Dans
la scène supérieure. Adonis, assis et couronné, tient un
sceptre ou une lance, et regarde venir vers lui Aphro-
dite, traînée dans un char par deux génies ailés. —
Monameiiti deW Iiistituto di correspondeiiza arcJieolo-
gica, IV, pi. 15; Salomon Reinagh, Répertoire des vases
peints grecs et étrusques, I, p. 124.
Aphrodite et Adonis, peinture d'un vase du musée Blacas,
dans laquelle J. de Witte a reconnu Aphrodite et
Adonis. La déesse est assise, couronnée et entièrement
vêtue; dans sa main droite, elle élève un miroir. Devant
elle, Adonis, debout et nu, lui offre une guirlande. Au-
dessus, un Erôs voltige, et pose sur la tète d'Aphrodite
une autre guirlande. A gauche, une femme tient sur sa
main une colombe; adroite, deux femmes, dont l'une,
debout, tient un éventail, et l'autre, assise, tient une
coupe. — Moiiumeiiti delV Iiistituto, IV, pi. 23; Salo-
MON Reinagh, Répertoire des vases peints^ I, p. 127.
Adonis et Vénus, peinture d'une péliké du musée de
Berlin. Vénus, entièrement vêtue,, et assise, caresse de
la main droite un lièvre posé sur ses genoux; devant
elle, debout, Adonis, nu, lui présente de la main droite
une couronne, et de la main gauche tient un coffret,
A droite, une suivante; au-dessus, Erôs ailé. — Monu-
menti delV Instituto, IV, pi. 24; Salomon Reinagh, Ré-
pertoire des vases peints, l, p. 128.
18
274 APPKNDICE lY
La Querelle des Déesses, sur une amphore de Naples,
aujourd'hui disparue. Zeus, assis sur son trône_, tient
dans la main droite un sceptre. De chaque côté de hii,
les deux déesses, debout et vêtues, parlent en gesticu-
lant. Celle de gauche est voilée, un génie ailé sou-
tient son voile, tandis qu'un autre génie ailé soutient
la coiffure de celle de droite. A gauche, Hermès, assis,
attend Tordre de Zeus. — Dubois-Maisonneuve, Intro-
duction à V étude des vases antiques, pi. 67; Monumenti
deir Instituto, VI-Vll, pi. 42, B; Salomon Rei>ach, Ré-
pevloire des vases peints, I, p. 155.
Adonis endormi, fragment d'une scène bachique, sur un
vase provenant de Capoue et actuellement au musée de
Wiirzbourg. Adonis endormi est surpris par un Silène.
A droite, Aphrodite donne le sein à Erôs. — Monumenti
deir Instituto, X, pi. 3; Salomon Reinagh, Répertoire
des vases peints, I, p. 197.
Adonis et Aphrodite, sur un vase trouvé à Anzi (Basi-
licate), aujourd'hui disparu. Aphrodite, assise et vêtue,
lient dans la main gauche un miroir; elle se retourne
vers Adonis, qui, debout, nu et couronné, lui présente
un lièvre. Au-dessus, Erôs vole en tenant dans la main
droite une couronne et dans la main gauche un alabas-
tron, A droite, une suivante, ou Pithô, tient une guir-
lande et un instrument de musique. — Annali delV
Instituto, année 1843, tab. A; Salomon Reinach, Réper-
toire des vases peints, I, p. 265.
Adonis et Aphrodite, peinture d'un vase de Ruvo, au
Museo Gaputi. Les deux amants sont enlacés, sur une
kliné. Autour d'eux, divers personnages; au-dessus,
Erôs, ailé, leur tend une couronne. — - Annali delC Ins-
APPENDICE IV 275
titato, année 1870, pi. S; Salomon Reinacii, Répertoire
des vases peints, I. p. 325.
Adonis devant Hadès, peinture d'un vase de Gampanie,
au musée de rErmitage^ à Saint-Pétersbourg. Dans la
deuxième scène de cette peinture, Adonis nu se tient
debout devant Hadès, qui est lui-même assis et tient
un sceptre. Autour de Hadès, on voit Aphrodite, Kora,
Hécate et une Erinys. — Balletino iiapolitaiio, nouvelle
série, III, pi. 3; Salomon Reinach, Répertoire des vases
peints, I, p. 479.
Adonis et Aphrodite, sur un aryballe de Basilicate.
Aphrodite assise tient de la main gauche un coffret
dont le couvercle est entr'ouvert. Elle est vêtue. De-
vant elle se présente Adonis, nu, qui touche de la main
droite le couvercle du coffret. Il tient dans la main
gauche une Stéphane; un bâton est appuyé contre son
corps. Erôs ailé s'approche de lui et lui pose une cou-
ronne sur la tête. Derrière Aphrodite, un candélabre,
et Pithô debout. — Décrit par J. de Witte, Description
des collections d' antiquités conservées à V Hôtel Lambert
(1886), p. 131, mais sans reproduction.
IV. — Peintures murales
Adonis blessé, peinture de la villa Negroni. Adonis nu
est assis sur un rocher ; il est blessé à la cuisso gaïudie;
sa chlamyde est tout entière rejetée deriière lui ; il
penche la tète en avant et fei-me les yeux. Sa main droite
est posée sur sa (misse droite ; dans sa main gauche, il
tient négligemment une longue lance de chasse. Der-
276
Al'PEISDlCK IV
rière lui, debout et vêtue, Vénus le soutient et Tencou
rage. Aux pieds du dieu, son chien tourne la tête vers
lui. Dans le fond, une perspective de sommets et de
campagnes. — Millin, Galerie mythologique, pi. 49,
n° 170; Creuzer-Guigniaut, Religions de l'antiquité,
pi. 105, n« 398.
Myrrha fuyant son père. Cette peinture murale faisait
partie de la décoration d'une chambre de la villa de
Munatia Procula, sur l'ancienne voie romaine qui con-
duisait à Ardée. — Raoul Rochette, Peintures antiques
inédites, pi. 4.
VÉNUS ET Adonis blessé, peinture de Pompéi. — Roux et
Barré, Herculanuni et Pompéi, vol. 11, pi. 55.
Adonis assis, peinture de Pompéi. Adonis, assis, s'appuie
sur un épieu de chasse, pendant qu'un Amour verse de
l'eau dans un vase. — Roux et Barré, Herculanuni et
Pompéi, vol. II, pi, 76.
VÉNUS ET Adonis mourant, peinture de Pompéi. Deux
Amours prodiguent des soins à Adonis ; près d'Adonis
se trouve son chien. — Roux et Barré, Herculanuni et
Pompéi, vol. III, pi. 105.
VÉNUS et Adonis, peinture de Pompéi. Les deux amants,
assis l'un près de l'auLre, sont adossés à un édifice rond
qui se termine par plusieurs étages en retrait, et qu'un
arbre abrite ; Vénus, vêtue, tient une lance ; quatre
Amours s'empressent autour d'eux. Quelquefois, celte
peinture est désignée sous le nom de Mars et Vénus. —
Roux et Barré, Herculauum et Pompéi, vol. III, pi, 139 ;
Gell, Pompeiana, vol. II, pi. 12.
Le Temple de Vénus, peinture de Pompéi. Une colon-
nade, au centre de laquelle se dresse une pierre conique;
APPENDICE IV 277
à droite, Adonis (?) s'enfuit, pendant qu'à gauche
Artémis, qui est accompagnée de deux chiens, fait un
geste de menace ; au premier plan, une femme assise
et un fleuve dans lequel boit un cerf. Interprétation
douteuse. — Roux et Barré^ Herciilanum et Pompéi,
vol. III, pi. 7 de la 5® série.
La Toilette d'Adôms, peinture de Pompéi. Adonis est
assis au milieu de femmes et d'Amours ; un Amour pré-
pare de Teau dans un vase ; à gauche, une femme porte
un miroir dans lequel se reflète le visage d'Adonis.
Cette peinture est ordinairement nommée la Toilette
de r Hermaphrodite. — Raoul Rochette, Choix de
Peintures de Pompéi^ pi. 10,
Adonis mourant dans les bras de Vénus, peinture de
Pompéi. La déesse soutient le corps du jeune chasseur,
que des Amours s'empressent à soigner; à gauche, au
deuxième plan, une femme voilée représente la nymphe
de Byblos ; à droite, derrière Vénus, Antéros; au pre-
mier plan, deux épieux brisés et le chien d'Adonis,
dont le collier est orné de pointes ou rayons. — Raoul
Rochette, Choix de Peintures de Pompéi, pi. 9;Gus>ian,
Pompéi, p. 394.
Le Tomreau d'Adônis, peinture de Pompéi, qui ornait un
pilier, près du Forum. Vénus, Mercure et Priape ;
Priape est adossé au tombeau d'Adônis, haut monument
surmonté d'une couronne radiée. — Reale Museo Bor-
bonico, vol. I, pi. 22.
VÉNUS ET Adonis mourant, peinture de la maison du
Chirurgien, à Pompéi. Adonis, couché sur les genoux
de Vénus, tient dans sa main gauche un épieu ; son vi-
sage exprime la souffrance ; de sa cuisse droite, qu'en-
278 APPENDICK IV
toure un bandage, le sang coule goutte cà goutte ; au fond,
un Amour pleure ; au premier plan, un autre Amour
est assis à terre, en face du chien couché d'Adonis ; au
loin, dans les rochers du Liban, un tombeau carré ; la
tête diadémée de Vénus est entourée d'une auréole. —
Reale Museo Borboiiico, vol. IV, pi. 17.
VÉNUS ET Adonis mourant, peinture de la maison de
Méléagre, à Pompéi. Aphrodite, assise et vôtue, pose
sa main droite sur l'épaule d'Adonis, qui, à demi cou-
ché sur un rocher, s'appuie contre la déesse ; elle tient
dans sa main gauche ia tête du héros ; Adonis, nu, et
la jambe droite seulement recouverte d'une draperie,
est chaussé de bottines de chasse ; il pose son coude
droit sur le genou gauche de la déesse. Derrière le
groupe, un Amour soutient le bras d'Adonis, dont la
cuisse gauche est marquée d'une large blessure, d'où
le sang: coule. Dans le fond, les rochers du Liban, des
cèdres et un tombeau en forme de pilier carré. — Reale
Museo Borhonico, tome IX, tabula xxxvii.
VÉNUS ET Adonis, peinture de Pompéi. Adonis et Vénus
sont assis sur des rochers, dans le Liban ; Adonis tient
dans sa main gauche deux épieux de chasse ; Vénus, la
tête voilée, présente à son amant une branche de myrte.
En face d'eux, deux Amours, dont l'un tient dans sa
main droite une pomme, les contemplent. Au fond, les
rochers du Liban, des pins, des cèdres et un monu-
ment funéraire en forme de pilier carré. — Reale Museo
Borboiiico, tome XI, tabula xlix.
Femme portant un jardin d'Adonis, peinture de Pompéi.
Une femme porte une sorte de vase plat, dans lequel
sont des plantes diverses ; au milieu des plantes, se
APPENDICE IV 279
dresse un concombre, ou peut-être un phallus. Inter-
prétation incertaine. — Roux et Barré, Hercalanum et
Pompéi, tome V, pi. 60, n" 3.
Naissance d'Adônis, peinture des Thermes de Titus, à
Rome, Sous une large draperie, qui forme le fond du
tableau, on voit un arjjre duquel sort y^dônis, qu'une
nymphe, à demi ag-enouillée, reçoit dans ses mains,
Vénus, debout, à demi nue, tient un sceptre dans la
main droite, et de la main gauche saisit l'arbre, qui est
Myrrha ; elle regarde l'enfant. A gauche, une autre
nymphe parle à la déesse, en levant la main gauche. —
Bellori, Pictu/'œ antiqux Cvyptarinn romanarum ^
tabula III.
Adonis représenté en Bacchus, peinture des Thermes
de Titus, à Rome. Sous une draperie semblable à celle
qui forme le fond du tableau précédent, Adonis nu est
debout, le bras gauche relevé et ramenant sur sa tête
un long manteau qui pend derrière lui. De la main
droite il tient un sceptre. A droite et à gauche, deux
femmes vêtues, probablement deux Bacchantes, jouent:
celle de droite, d'un tympanon, celle de gauche^ d'une
douljle llùte. — Bellori, Piciarae anliquœ. Cnjptannn
romanarum^ tabula iv.
DÉPART d'Adonis pour la chasse, peinture des Thermes
de Titus, à Rome. Vénus, vêtue, est assise sur un trône ;
à demi détournée, elle pose sa main droite sur le
dossier de son siège, et de la main gauche elle soutient
sa tête, qui porte un diadème radié. Derrière elle, une
nymphe. Une femme plus âgée, peut-être Pithô, saisit
le bras d'Adonis et essaie de le retenir. Mais le jeune
homme se détourne ; il est vêtu d'une chlamyde et
280 APPENDICE IV
tient de la main droite un long cpieii de chasse. Au
fond du tableau, deux colonnes et un portique. —
Bellori, Picturae antiqiiœ Cryptannn romanarum,
tabula VI.
V. — Bas-Reliefs et Sarcophages
La chasse et la mort d'Adonis, sarcophage du Musée du
Louvre. A droite, Adonis part pour la chasse, malgré
les supplications de la déesse, qui essaie de le retenir ;
le tableau suivant représente Adonis frappé par le
sanglier : le jeune chasseur, à demi agenouillé, tente
de se protéger contre les attaques de Tanimal, qu'on
aperçoit, à l'entrée de son antre ; à gauche, Adonis
expire dans les bras de Vénus. — Daremberg et Saglio,
Dictionnaire des Antiquités grecques et romaines^ article
AnÔNis, fig. 115.
Adonis; Vénus pleurant; sept panneaux de sculptures
placés sur deux parois de rochers, à Maschnakha. De
chaque côté, une cella enferme une figure assez effacée :
on distingue cependant, dans l'une un homme debout,
dans une attitude de combat, dans l'autre une femme
voilée et pleurante. Les autres médaillons sont très
indécis. — Renan, Mission de Phénicie, pi. 34.
Adonis ; Vénus pleurant ; trois panneaux de scultpures
placés sur deux pans de rochers, à Ghineh, dans le
Liban. Adonis, vêtu en chasseur, repousse de la lance
Tattaque d'un ours : tel est le sujet du premier panneau.
Le second représente la déesse assise et pleurante. En
face, dans le troisième tableau, on voit un chasseur
(Adonis), appuyé sur un épieu de chasse et ayant près
APPENDICE IV 281
de lui ses deux chiens. — RL;^■A^", Mission de PJiénicie,
planche 38.
YÉiNUs ET Adonis blessé, bas-relief du Musée Saint-Jean-
de-Latran, à Rome. Ce marbre est brisé dans sa partie
supérieure gauche. Vénus, Adonis blessé et deux
Amours. La tète d'Adonis et la partie supérieure du
corps de Vénus manquent. — Raoul Rochette, Pein-
tures de Pompéi, page 109, vignette 7.
Chasseur pt-eurant Adonis, marbre de Paros, de la col-
lection Borghèse, au Musée du Louvre. Le même
personnage, dans la même attitude, se retrouve sur le
sarcophage d'Adonis, du Musée du Louvre.
Adonis blessé, plaque de marbre du palais Spada, à Rome.
Adonis, blessé, s'appuie sur un épieu de chasse.
La chasse et la mort d'Adonis, sarcophage du Musée
de Latran, à Rome. A gauche, Adonis quitte Vénus,
qui essaie de le retenir; à droite, on voit Adonis
tombant blessé sous les coups du sanglier ; entre ces
deux tableaux, se déroule la scène de la mort du jeune
chasseur : Vénus soutient et embrasse Adonis, que des
Amours s'empressent à soigner. — Robert, Die antiken
Sarcophag-ReLiefs, III, tab. v, n" 21.
Adonis et Vénus, bas-relief en terre cuite, sur un cou-
vercle d'urne, de la collection Pizzatti. Adonis assis
tient Vénus sur ses genoux ; à droite du groupe, on voit
une figure ailée qui étend le bras droit derrière la
déesse, et qui porte dans la main gauche une chlamyde
pliée en guise d'écharpe : c'est probablement Erôs.
Sur l'épaule gauche de la déesse, on distingue une
branche de myrte qu'Adonis tient sans doute dans
sa main gauche. Monument endommagé : la figure
282 APPENDICE IV
d'Érôs a disparu. — Bulletin de V Académie royale de
Bruxelles, tome Mil (aimée 1841), 2" partie, p. 539.
Adonis moura>'Tj bas-relief en stuc du Musée Chiaramonti,
au Vati(;an. A gauche. Vénus est debout, le dos tourné ;
elle est nue jusqu'aux cuisses, et, de son bras gauche
replié, elle retient le pan de la draperie qui lui couvre
les jambes ; dans sa main gauche, elle porte une lance
ou un sceptre ; son front est orné d'un haut diadème.
Elle étend le bras droit sur la poitrine d'Adonis qui,
à demi couché, tourne vers elle un visage douloureux ;
il est nu, de sa main gauche il s'appuie sur sa lance ;
sur sa cuisse gauche, qui est blessée, un Amour ramène
un pan du manteau du chasseur, pour arrêter le sang. —
YiscoNTi, Museo Chiaramonti, tome 1, pi. A, n° 9.
La chasse d'Adônis, sarcophage du Casino Rospigliosi.
On y voit deux scènes séparées : à gauche. Adonis
adresse ses adieux à Vénus, avant de partir pour la
chasse, pendant que les compagnons du jeune chasseur,
dont l'un tient un cheval^ l'attendent; à droite, Adonis,
entouré de ses compagnons, tombe à genoux sous les
coups du sanglier. — Anaali delV Instituto di corres-
pondenza archeologica, tome XXXVI (année 1864),
tabula d' acyo-iunta DE.
La chasse et la mort d'Adonis, sarcophage de la galerie
lapidaire du Vatican. Trois tableaux : à droite. Adonis
fait ses adieux à Vénus, qui est assise et vêtue ; au
milieu, chasse et mort d'Adônis; à gauche, Vénus se
livre au plus violent désespoir. — Annali delV Instituto
di correspondenza archeologica, tome XXXVI (année
1864), tabula DE, n» 2.
La chasse d'Adônis, sarcophage connu sous le nom de
APPENDICE IV 283
« sarcophage de la voie Latine». Au milieu de la com-
position, ^"énus est assise sur un trône. A gauche, se
déroule la scène des adieux : Vénus est assise, un
diadème sur le front, un vêtement sur Tépaule droite :
près d'elle, un Amour ; Adonis est debout devant elle, et
accompagné de deux serviteurs, dont Tun tient par la
bride le cheval du jeune chasseur. A droite, la scène
de la chasse d'Adonis. — Monumenti delC Instîtuto di
correspondenza archéologie a, vol. VI et Vil, tab,
LXVIII.
Adonis et Vénus; la chasse d'Adônis ; bas-relief de la
façade sud du casino de la villa Pamfili. Quatre tableaux :
1" Adonis et Vénus s'embrassant : près d'eux se tient
Érôs ; 2° un groupe de trois chasseurs; 3" Adonis est
renversé par le sanglier; 4° Vénus assise. — Welcker,
Annali delV Instituto di correspondenza circlieologica,
tome V, p. 155, n° 1.
La chasse d'Adonis, sarcophage de la villa Giustiniani,
aujourd'hui au Vatican. Trois tableaux : 1° Adonis,
Erôs et Pitlîô ; près d'Adonis se tient son chien;
2° départ d'Adonis pour la chasse; le jeune chasseur tient
son cheval par la bride ; 3° Adonis est renversé par le
sanglier; sept chasseurs s'empressent autour de lui,
pour le secourir. — Welcker, Annali delV Instituto di
correspondenza archeologica, tome V, p. 155, n" 5.
La chasse et la mort d'Adônis, sarcophage du casino
Rospigliosi. Cinq tableaux : 1<^ Adonis et Vénus sont
assis sur un trône et entourés d'Amours ; près d'eux,
un vieillard (Kinyras ?) et un chasseur ; 2" départ
d'Adônis, qui tient son cheval par la bride ; des chasseurs
l'accompagnent ; un peu plus loin se tiennent Vénus et
284 APPENDICE IV
les Amours; 3° Adonis est renversé par le sanglier;
4° Adonis se relève ; une femme le console, un homme
panse sa plaie ; 5° Adonis, évanoui, est assis sur un
rocher; Vénus le caresse. — Welcker, Annnli deW
Instituto di correspondenza archeologica, tomeV, p. 156,
n°6.
La chasse d'Adônis, bas-relief de la villa Borghèse. Deux
tableaux : l'' Vénus et Adonis sont assis à côté l'un de
l'autre ; près d'eux se tiennent Erôs, quatre person-
nages armés de javelots, et un chien ; 2° Adonis est
renversé parle sanglier; près de lui, son chien et deux
chasseurs. — Welcker, Annali delV Instituto di corres-
pondenza archeoiogica, tome V, p. 156, n° 6.
VÉNUS ET Adonis, bas-relief en bronze. Vénus et Adonis
sont couchés ; près d'eux Pothos et Himéros ; à leurs
pieds, un chien de berger. — Schorn, Monuments
homériques.
VI. — Divers
VÉNUS ET Adonis, bulle de collier en or, trouvée en 1837,
à Vulci, actuellement au Musée du Vatican. Un groupe
en relief y représente Vénus et Adonis . — Museo
Gregoriano, I, tab, lxxviii, 2 et 3.
Adonis assis, camée du Musée de Naples. — Louis Con-
FORTi, Le Musée national de Naples, pi. 152, n" 6.
Thâmmouz, monnaie d'ord'Evagoras, roi de Citium(Gypre),
appartenant, en 1868, à la collection du comte de VogOé.
Sur une des faces, la tète de Thammouz ; sur l'autre,
celle d'Aphrodite. — De Vogué, Mélanges d'archéolo-
gie orientale, pi. 11, n° 19.
ÂPrEisDicE IV 285
Aphrodite et Adonis, manche de miroir, au British
Muséum. Adonis, le genou droit à terre, défaillant, lève
la tète vers Aphrodite, qui le soutient. 11 est en cos-
tume de chasseur. Aphrodite se penche sur lui ; le vent
soulève sa draperie ; elle ramène sa main gauche vers
sa tète. — Sâlomon Reinach, Répertoire de la statuaire
grecque et romaine, tome II, p. 374, n^ 4.
La Mort d'Adonis, figure tirée du Cabinet de Brande-
bourg. Adonis est étendu dans la forêt; il vient d'être
blessé. A gauche, entre les arbres, le sanglier s'enfuit,
pendant que les deux chiens d'Adonis s'élancent à sa
poursuite. Au-dessus de cette scène, Vénus apparaît au
milieu des nuages, dans son char traîné par deux
colombes. Derrière les chiens d'Adonis, on voit un petit
Amour. — Montfaucon, Antiquité expliquée, tome I,
pi. 106, n° 3.
La Mort d'Adônis, figure citée par Montfaucon. Adonis
meurt, la tète pendante, les yeux fermés, dans les bras
de Vénus. Un Amour soutient la jambe gauche du jeune
chasseur. A gauche du tableau, les deux chiens
d'Adonis. Derrière Adonis, les troncs de deux arbres.
— MoNTFAL'GON, Antiquité expliquée, tome I, pi. 106,
11° 4.
Adonis frappé par le sanglier, urne étrusque de Vol-
terra. Adonis est renversé par terre sous le sanglier,
qui est attaqué par deux Amours ailés.
VÉNUS ET Adonis, camée de la Bibliothèque Nationale.
Les deux amants sont assis côte à côte, sur un rocher,
au-dessus d'une grotte. Adonis est vêtu d'une chlamyde
nouée sur son épaule gauche et qui lui couvre le bras
droit; ses jambes sont croisées. Vénus est nue; une
286 APPENDICE IV
draperie lui enveloppe les jambes; elle pose la main
droite sur l'épaule d'Adonis. A côté de ce dernier, un
tertre sur lequel on voit, au pied d'un arbre, l'Amour
ailé, debout, tenant un javelot qu'il s'apprête à lancer. —
E. Babelon, Catalogue des camées antiques et modernes
de la Bibtiolhèqiie Nationale, planche VII, figure 45.
VÉNUS ET Adôa'is, camée antique, trouvé à .\icopolis
d'Epire, sur la voie des Tombeaux^ et donné à la Biblio-
thèque Nationale, par M. Champoiseau, consul de
France, en 1867. Le sujet est une réplique de celui qui
figure sur le camée précédent. Vénus et Adonis sont
assis, côte à côte, sur un rocher. Mais toute la partie
gauche du monument, c'est-à-dire celle où se trouvait
l'Amour, a disparu par suite d'une cassure. — E. Ba-
belon, Catalogue des camées antiques et modernes de
la Bibliothèque Nationale, planche VI, figure 46.
Aphrodite, Adonis et Erôs, bronze en relief d'une boîte
à miroir, trouvé à Corinthe, acquis en 1891 par le
Musée du Louvre. Aphrodite tient Erôs dans ses bras
tendus ; elle est vêtue. En face d'elle, Adonis , égale-
ment assis, lève la main droite. Près de lui se trouve
son chien.
Aphrodite, Adonis et Erôs, relief en bronze d'une ap-
plique de miroir, trouvé à Corinthe, acquis en 1884 par
le Musée du Louvre. Aphrodite, Adonis, Erôs et une
colombe.
VII. — Monuments annexes
Le Temple de Byblos, représenté sur une monnaie frap-
pée sous Macrin. A l'avers, la tête de Macrin ; au revers,
APPENDICE IV
287
le temple. — Miokket, Description des Médailles an-
tiques grecques et romaines, supplément, vol. VIII,
pi. 17, n° 2 ; Renan, Mission de Phénicie, p. 177.
Le Temple de Byblos, sur une monnaie également
frappée sous ^lacrin^ et à peu près semblable à la pré-
cédente. — Renan, Mission de Phénicie, p. 177.
Sanglier ailé, intaille sur la face plane d'un scarabée,
provenant de la Phénicie, actuellement dans la collec-
tion de Luynes, à la Bibliothèque Nationale. Le san-
glier, meurtrier d'Adonis, dont la forme cache un
dieu. — Perrot et Chipiez, Histoire de IWrt dans
Vantiquilé^ tome ÏII, p. 653, fîg. 463.
Vénus du Liban, statuette en pierre calcaire, au Cabinet
des Antiques (Bibliothèque iVationale), collection de
Luynes. Vénus, pleurante et voilée, y est représentée
dans la même attitude douloureuse que sur les sculp-
tures de Mashnakha et de Ghineh. — E. Babelon,
Le Cabinet des Antiques, pi. X.
VÉNUS DU Liban, sur un chaton d'anneau d'or, au Cabinet
des Antiques (Bibliothèque Nationale). Voilée et assise,
Vénus pleure Adonis, dans la même attitude d'afflic-
tion qu'elle a dans la statuette précédente. — Ernest
Babelon, Le Cabinet des Antiques^ p. 164, pi. 47, n° 17.
VÉNUS pleurant Adonis, plaque ronde en argent mas-
sif, sorte de bouclier votif. Une femme assise
pleure, pendant qu'une autre femme la console ; un
Amour triste s'appuie sur ses genoux; à gauche, une
autre femme éplorée ; à gauche également, une colonne
entourée de myrte, portant une statuette d'Aphro-
dite. On a vu dans ce tableau une Cléopâtre mourante.
Avec infiniment plus de raison, on peut y voir Vénus
288
APPENDICE IV
pleurant Adonis et consolée par Pithô ; près d'elle, la
nymphe de Byblos, ou une pleureuse des Adônies, se
lamente. L'ensemble de la scène et la présence de
FAmour affligé donnent assez à ce tableau sa véritable
signification. — Roux et Barré. Herculanum et
Pompéi, vol. VII, p. 209, pi. 100.
TÈTE DE Baal radiée, figurée en relief sur une des faces
d'un petit autel trouvé par Renan à Byblos. actuelle-
ment au Musée du Louvre. C'est le dieu solaire, jeune
et beau, et très certainement l'image de l'Adonis de
Byblos, à une époque relativement récente. Il faut
rapprocher de l'auréole radiée qui se trouve ici la cou-
ronne radiée que porte Adonis sur plusieurs miroirs
étrusques. — Renan, Mission de Phénicie.
Les Fêtes de Paphos, peinture de vase. Vénus est figurée
par une de ses prêtresses ; elle est sur un trône sur-
monté d'une couronne de myrte, sur laquelle est posée
une colombe. Le vêtement du porte-flambeau semble
fait pour marquer Adonis. — D'Hancarville, Antiquités
étrusques, grecques et romaines, tome II, p. 121,
planche 28.
La Déesse de Syrie, cornaline qui a fait partie de la col-
lection de Félix Lajard. La déesse a la tête tourellée ;
elle est placée entre deux lions ; à la hauteur de ses
mains, dont l'une s'appuie sur un globe, on voit deux
croissants ; sur le dossier du trône oli elle est assise,
deux colombes. — F. Lajard, Recherches sur le culte de
Vénus, planche V, n° 3 ; Greuzer-Guigniaut, Religions
de l'antiquité, planche 54, n° 207.
VÉNUS blessée, sur un cratère de marbre, de la collection
du prince Ghigi. La déesse debout s'appuie d'une main
APPENDICE IV 289
contre une colonne ionique dressée sur le tombeau
crAdônis ; elle porte la main droite à son pied gauche,
qui est blessé. En face d'elle, la nymphe de BybJos lui
présente un remède. Derrière la nymphe, un Satyre
montre du doigt une petite image de Priape placée sur
un arbre, à gauche — Guattani, Monumenti antichi
inediti, année 1784, page 25, pi. 2 et 3 ; Creuzer-Gui-
GNiAUT, Religions de Vantiqaité^ planche 105 bis,
n« 409 a.
19
INDEX ALPHABÉTIQLE
Aribai., roi de Bérvte. p. 18.
Abobas, nom d'Adonis en Pam-
phylie, pp. 22, 61. 78.
Abiiaham. p. 44.
Abydos, pp. 110, 171.
ACDESTIS, p 23.
Achille, p. 64.
Adar-Samsan, pp, 9, 35.
Adôn . dénomination divine ,
pp. 21, 25, 67, 74. 75, 76, 77.
Adôxaï, pp. 74. 75, 77.
'Aoiov'.a-Tai, p. 59.
Aoojv'T,;, surnom donné à la lai-
tue, p. 139.
Adoxion, pp. 197. 199,
Adonis, fltuve, pp. 27, 41, 43.
44, 45, 47, 48, 115, 129, 234.
Adonis .estivalis, fleur, p. 140.
Adôxisios, nom d'un mois de
l'année, à Séleucie, p. 114.
Adraste, pp. 30, 63, 104, 146.
Afka, pp. 44, 45.
Ag.^thodémon, p. 102.
Agénor, p. 60.
Agreus, p. 23,
Akolra, p. 45.
Alcée, pp. 59, 138.
Alciriadk, p. 1 17.
Alciphron, p. 141.
Alexandrie, pp. 55. l'Jl. 110.
111. 112, 123, 125. 126. 135.
145, 148, 151. 155. 156. 158,
160, 188; — Alexandrie du
Latmos, pp. 197, 199.
Alphesibœa, nom donné par Hé-
siode à la mère d'Adonis, p. 29.
Alpxu, p. 210.
Amathoxte, pp. 53. 58, 158,
165, 173.
Amati, p. 207.
Ammiex-Marcellix. pp. 99, 115,
118, 121. 124, 1.32. 134. 141,
146.
Ammox. p. 7 ; — Amnion-Ra.
p. 90.
Amschit. p. 48.
AxÉMoxE. pp. 27, 99. 132, 138;
— son usage dans les Jardins
dAdônis, p. 139.
AxTiocHE. pp. 11, 109, 115, 118.
121, 123, 126. 137, 158.
Aôos. nom d'Adonis et d'un mois
de l'année, à Cypre, pp. 78,
114.
.Aphaca. ville du Liban, pp. 21,
44, 45, 50, 186, 218. 229.
Asâv'.Tijioc, p. 151 .
Aphrodite, pp. 26, 59, 62, 63,
66, 67, 81, 87, 91, 92. 93,94,
96, 98, 100, 103, 105, 109,
292
I>'DEX ALPI1AI5KTIQUK
110, 112, 118, 12G, 139, 140,
148, 140, 151, 156, 160, 168,
169, 171, 173, 174, 187, 192,
196, 206, 207, 210, 222, 229;
— Aphrodite-Cybèle, p. 51.
Apollodore, pp. 26, 29, 34, CL.
Apollon, pp. 29, 30, 97, 120.
Apollonius de Rhodes, p. 61.
Ahcadius, p. 49.
Archate, p. 210.
Ares, pp. 27, 96, 97.
Argos, pp. 30, 59, 02, 63, 137,
138.
Aristophane, pp. 59, 92, 138,
141, 144.
Arnobius, p. 23.
Arsinoé, p. 149.
Artémis, pp. 29, 35, 97, 185,
214.
AscHERA, pp. 8, 38, 51, 67, 173,
175, 187.
AsTARTÉ, pp. 56, 58, 67, 69, 79,
92, 93, 95, 110, 128, 105,
169, ilô {\oiv Astoret/i].
AsTOiiETH, pp. 4, 13, 35, 53, 59,
61, 69, 70, 157, 163, 171, 179,
183, 185, 186, 187, 191 (voir
Asiarté).
ASTRONOK, p. 81.
Aterianus, p. 92.
Atergatis, surnom donné à
Aphrodite pleurant Adonis,
pp. 35, 67,
Athalie, p. 42.
Athénée, pp. 91, 130.
Athènes, pp. 55, 59, 62, 110,
111,112, 116, 119, 123, 125,
137, 145, 155, 156, 158, 188.
Attis,pp.23, 156, Ibl {v oïr A ty s).
Atunis, p. 209.
Atvs, dieu plirygien analogue à
Adonis, pp. 7, 30, 35, 51, 52,
62, 69,81, 93, 104, 109, 131,
156, 158, 165, 167, 172, 184,
185.
Augustin (saint), p. 166.
AusoNE, pp. 53, 65.
'Aoj, nom d'Adônis, pp. 22, 62.
Baal, pp. 6, 7, 23, 27, 29, 36,
67, 90, 120, 123,187, 191, 205.
Baalath, pp. 6, 8, 29, 39, 52,
53,90,132, 133, 135,169,170,
172, 173, 175, 187, 191.
Baalbeck, pp. 11, 15, 36.
Babylone, pp. 34, 67, 76, 120,
134, 169, 170, 173, 186, 194.
Bacchos, pp. 22, 100, 103; —
Bacchus, pp. 23,65, 160, 211.
Baruch, pp. 169, 170.
Bekaa (Cœlé-Syrie), p. 12.
Bel, pp. 44, 160.
Bellori, p. 65.
Bélos [voir Zeiis-Bélos).
Bélus, fleuve, p, 44.
Berger (Philippe), pp. 60, 61,
64, 205.
BÈs, p. 204.
Bethléem, pp. 36, 179, 180.
Bible, p. 37.
BioN,pp. 33,103,133,139,140,
151, 154.
Blé, pp. 99, 138, 139, 189; —
blé de Sainte-Barbe, pp. 190,
257-262.
Brahm, p. 87.
Brahma, p. 87.
Byblos, pp. 14, 21, 29, 31, 33,
INDEX ALPHABETIOUh;
29:
35, 36, 37, 38,39,40, 41, 43,
47, 48, 50, 52, 53, 55, 56, 57,
58, 61, 64, 67, 73, 74, 75, 77,
86, 90,94,100, 104, 108, 110,
111, 112, 114, 121, 123, 124,
125, 126, 120, 130, 133, 135,
136, 137, 144, 145, 147, 155,
156, 158, 161, 167, 168, 172,
173, 179, 183, 186, 187, 188,
194. 195, 202, 203, 206, 218,
228, 230, 231,232, 234.
Cadmus (Kadraos), p. 60.
Calliopk, p. 207.
Calvus, p. 92.
Carpô, p. 208.
Carthage, pp. 49, 66, 81, 165,
166, 170, 203. ,
Casius (voir Jupiter).
Casthatiox, pp. 9.'!, 131, l.'>î,
161, 165, 169, 183.
Catulle, p. 91.
Chigi (vase), pp. 206, 212.
Chipiez (Perhot et), pp. 80,
128, 195, 204, 205.
Christ, pp. 36, 88, 168, 178,
180, 230.
Chrysostô.me (Jean), pp. 49, 91.
Chavolsohn, pp. 78, 116, 130.
CiCÉRON, p. 09.
Cixyras (voir Kinyras).
Clé.ment d'Alexandrie, p. 91.
Cœlé-Syrie, pp. 11, 36, 194.
Co.MBABUS, pp. 162, 163.
Constantin, pp. 48, 49, 220.
CoRiNTHE, pp. 62, 137, 158, 171.
CORNLTUS, p. 96.
CoRsiM, pp. 78,^116.
Crésus, p. 35.
Crète, pp. 63, 126, 165.
Crétheus, p. 63.
Creuzer, pp. 34, 70, 78, 95, 96,
120, 189, 198, 199, 207, 209.
ÇUNACÉPA, p. 168.
Cybèle, pp. 4, 8, 35, 51, 52, 69,
100, 104, 109, 133, 165, 167,
185.
Cypre, pp. 57, 58, 59, 60, 61,
64, 92, 109, 110, 114, 115,
124, 126, 130, 137, 160, 164,
169, 170.
Cyrille d'Alexandrie, pp. 118,
125, 136.
CYTHiiRE, pp. 59, 61, 63, 110,
137, 171.
Da.mascius (Damascène), pp. 23.
53.
Dé.mèter, [)}). 156,207.
Démocrate, p. 170.
De WiTTE, pp. 198, 199, 207, 209.
Diane, p. 100 (voii- Artémis).
DiDON, p. 35.
DiODOREDE Sicile, pp. 6J, J67.
DlOGÎîNE, p. 140.
Dionysos, pp. 53, 82, 100, 158,
1(58 ; — SOS rapports avec
Adonis, pp. 64, 65, 147; —
Dionysos-Zagreiis, pp. 25, 88,
104, 168, 184.
Dupuis, pp. 26, 95.
DouMOUzi, pp. 35, 76, 105,
161, 166, 183.
El, pp. 21, 35, 37, 4'i, 5(), 67,
68, 75.
Kl-Buqai", (èlechez les Sabécns,
1). 116.
29^
INDEX ALPHABETIQUE
Éléphassa, p. GO.
Eleusis, pp. 100. 103.
Élien, pp. 109, 130, 170.
Elieus, pp. 21, 61.
Elioun, pp. 21, (il.
Éloïm, p. 21.
Elymaïs, pp. 109, 126.
Emèse, p. 12.
Éphèse, p. 100.
ÉRÔs,pp. 66, 207, 208.
Erycixe (voir Vénus).
Erymanthe, p. 96.
]']nYX, montagne de Sicile, pp. 69,
86, 157, 171.
EsCULAPE, p. 81.
EsHMÛN, le huitième des Ka-
bires, pp. 7, 80, 82 ; — son
mythe, p. 81.
EsHMUNAZAR, pp. 81, 202.
Etienne de Byzance, pp. 53,
197.
E'jpEcjtç, p. 148.
Euripide, p. 91.
Europe, p. 57 (voir Luropcia).
Européia, pp. 25, 61.
EusÈBE, pp. 18, 91, 237, 247.
Eutukpa, p. 209.
ÉzÉCHiEL, pp. 21, 24, 36, 110,
129, 188.
Fakra, p. 202.
Fenouil, pp. 99, 120, 138.
FOUCART, p. 59.
G.EA, p. 168.
Galles, pp. 69, 131, 157, 163,
164, 184.
GHixKH.pp. 46,67, 97,218,219,
220.
GiNGUAS, nom d'Adonis, p. 22.
GouiîLOU (Byblos), p. 37.
Grenade, symbole d'Hadad-
Rimmon, pp. 23, 24; — sym-
bole de fécondité, p. 213.
GuiGNiAUT, pp. 34, 70, 96, 120,
189,198, 199, 206, 209, 212.
Guimet, pp. 54, 143, 181.
Hadad-Rimmon, pp. 23, 24, 78.
Hamath, p. 12.
Hamilcar, p. 35.
Harmoxia, p. 60.
HÉCATE, p. 207.
Helrig, pp. 222, 223.
Héliodore, p. 124.
Hellé, p. 25, 61.
IIÉRA, pp. 91, 162.
Héraklîîs, pp. 24, 29, 35, 61,
62, 146, 168.
Hercule, p. 120 (voir Héraklès).
HerxMÎîs, pp. 82, 138, 207.
Hérodote, pp. 18, 19, 25, 91,
130, 169, 170, 233.
Hésiode, pp. 29, 168.
Hésychius, pp. 22, 67. 117,
169, 170.
Hiérapolis, pp. 7, 40,160, 162,
163, 183.
Homère, pp. 61, 64, 137, 146,
147.
HoRUs, pp. 54, 167.
HuG, p. 53.
Hyginus, p. 61.
Hypsistos, p. 61.
Iahveh, pp. 4, 21, 172.
Ita, p. 51.
Inceste, })p. 29, 91.
INDEX ALPHAUKTIQUfc;
295
Iphigéxie, p. 168.
ISAAC, p. 168.
Isis, pp. 8, 52, 53, 88, 90, 95,
126, 133, 135, 156, 165, 167,
172,183, 185; — Isis-Hathor,
pp. 39, 53.
IsTHAR , déesse babylonienne,
pp. 8, 35,76,78,161, 172,173.
IiaToç, nom d'Adonis, p. 22.
Jamblique, p. 52.
Janoukh, p. 46.
Jardins d'Adôxis, pp. 70, 92,
94, 99, 117, 120, 126, 140,
141, 145, 188, 189, 191, 207,
209.
Jérémie, pp. 23, 135.
JÉRÔME (saint), pp. 36, 76, 91,
116, 119, 136, 137, 180.
Jérusalem, pp. 37, 64, 110, 120.
Jézabel, p. 42.
Jourdain, pp. 11, 12, 36, 126.
Julien, pp. 49, 109, 115.
JULIUS FiRMICUS, pp. 111. 132.
Jupiter, pp. 62, 95, 208; — Ju-
piter Casius, p. 23.
Justin, pp. 130,170.
Kaiîires, p. 80.
Kadmos (Cadmus), p. 57.
IVASSOUIiA, p. 38.
KiNYRAS, père d'Adonis, pp. 27,
28, 29, 57, 58, 64, 91, 194;
— roi de Byblos, p. 37 ; —
confondu avec Adonis, p. 29;
— fondateur du culte d'Adonis,
pp. 29,31.
Klppi; ou KjO'.;, nom d'Adonis en
Lai onie, pp. 22, 62.
KiTiON, p. 57.
Kronos, pp. 120, 168.
K'jp'.ç (voir K'.ppi^).
Laitue, pp. 27, 99, 120, 138 ;
— son usage dans les Jardins
d'Ad(5nis, p. 139.
La MARMORA,pp. 70, 189, 190.
Lampride, p. 67.
Leconte de Lisle, pp. 154,155.
Lenormant (François), pp. 76,
78.
Lesbos, pp. 59, 61, 137.
Liban, pp. 12, 13, 25, 27, 34,
35, 37, 41, 42, 43, 47, 49,
50,53,58, 74, 75,85, 97, 109,
liO, 111, 185, 194, 196, 212,
213.
Lingam, pp. 94, 159.
Lixos, divinité champêtre ana-
logue à Ad(5nis, pp. 30, 03,
158; — chant, pp. 22, 64, 146,
147.
Lœvinus, p. 92.
LucnNOS, nomd' Adonis chez Hé-
svchius, pp. 22, 78.
Lucien, pp. 33, 47, 61.
LYDUs(Jean),pp. 43, 98, 99.
M.\CRiN, pp. 38, 40, 194.
Macrobe, pp. 23, 84, 86, 92,
118, 121, 220.
Maimonide, p. 116.
Maneros, pp. 63, 146, 158.
Marissi, dieu japonais, p. 98.
Marox (saint), p. 42.
Maronites, p. 44.
Mars, pp. 29, 96,98, 120, 132.
Martlanus Gapella, p. 21.
29(3
INDEX ALPHABETIQUE
Maschnakha, pp. 46, 218, 220.
MAspERO,pp. 37, 38, 41, 45, 46,
57.
ISIaundrell, pp. 47, 115.
Maurv, pp. 52, 53, 61, 63, 78,
170,171.
Mégalésies, pp. 69, 156.
Melkaiîth, pp. 7, 9, 24, 29, 31,
35, 56, 61, 71, 127, 168, 169,
172.
Mercure, pp. 62, 2J2.
Métharmé, mère d'Adonis, p. 29.
Meursius, p. 117.
MiNUTius Félix, p. 91.
MiTHRA, p. 88.
MOLOCH, p. 14.
Monuments relatifs au culle
d'Adonis (nomenclature des),
pp. 263-289.
MoSCHUS, p. 61.
Movers, pp. 23, 24, 43, 78, 98,
111, 117, 119, 121, 122, 1.30,
134, 145, 146, 189, 256.
Musée, pp. 59, 109, 110.
Muses, p. 30.
Mylitta, pp. 169, 170.
Myrrha, mère d'Adonis, pp. 26,
27, 91, 211.
Myrrhe, p. 26.
Nahr-Ii!rahim, pp. 44, 45.
Nana, p. 23.
NiiiTii, p. 90.
Nephthys, p. 95.
Nil, pp. 52, 55, 100, 135, 1()7.
NlNYAS, p. 90.
NOKL, p. 190.
NoNNUs, pp. 41, 51.
Oannès, p. 183.
Odin, blessé par un sanglier,
p. 97.
Olympie, p. 64.
Orge, p. 120,
Ormuzd, p. 7.
Oronte, fleuve, pp. 9, 11, 12, 36,
100, 109, 126.
Orphiques, pp. 90, 101.
OsiRis, pp. 4, 7, 9, 13, 30, 52,
53, 55, 65, 87, 88, 89, 90.
94, 95, 102, 125, 158, 165,
167, 169, 172; — jardins
d'Osiris,pp. 142, 143; — ses
rapports avec Adonis, pp. 52,
53, 54,55, 110, 133, 135, 136,
148.
OuRANOs, pp. 167, 168.
Ovide, pp. 19, 27, 29, 61.
Pal.epaphos, p. 170.
Pamphylie, pp. 61, 126.
Panyasis, pp. 19, 26, 28, 120.
PAPHOs.pp. 41,58, 86, 94,114,
158, 165, 171, 173.
PatÈ;ques, nom des Kabires,
p. 80.
Paulin (saint), pp. 36, 76.
Pausanias, pp. 58, 59, 61, 62,
03,92, 138.
Perge, pp. 61, 126.
PERROT(et Chipiez), pp. 86, 128,
195, 204, 205.
Perskphone, pp. 93, 118, 168.
Pkrseus, pp. 25, 61, 104, 146,
158.
I^HALLOPHORIKS, p. 94.
i'iiALLOS, Phallus, culte phal-
LiQUK, pp. 80, 82, 94, 159,
INDEX ALPHABETIOUli:
297
IGO, 161, 167, 174, 187, 180,
191.
Phanoclès, p. 64.
^spÉxXr^ç, nom d'Adonis, p. 22.
PniLiE, p. 100.
Philochorus, p. 92.
Philox de Byblos, p. 18.
Phœnix, nom qu'Hésiode donne
au père d'Adonis, p. 29.
Phtah, p. 7.
Platon, pp. 59, 117, 119, 140.
Plauïe, p. 206.
Pline, pp. 61, 140.
Plutarque, pp. 53, 62, 63, 64,
65, 66,91, 117, 135, 141, 143,
145, 167.
PoMPÉi, pp. 185, 212.
PoMPONius Mêla, p. 130.
PoiiPHYRE, p. 18.
PkaxitÎîle, pp. 197, 199.
Preller, pp. 70, 156, 157.
PRiAPE,pp. 80,82,189,206,212.
Procope de Gaza, pp. 125, 136.
Proserpine, pp. 2,6, 34, 95,207.
Prostitution, pp. 169,171, 173,
174.
Ptolémée-Héphestion, p. 30.
PuG.M,pp. 25,80, 82.
n'jyjJt^'-wv, nom d'Adonis, à
Cypre, p. 22.
Pygmalion, pp. 25, 81,82, 205.
Pyg.mée, pp. 22, 80, 205.
QuiNTE-CURCE, p. 91.
Renan
pp. 18, 37, 38, 41, 42,
'-- '■" 48, ()9, 74, 75, 76, 77,
17/<
40, 1/ , is, \yj, /4,
78, 92, 102, 115, i/i,
I8(), l'.l'i, 202, 2Ii), 220.
175.
Réville, pp. 80, 82.
Rhodes, pp. 59, i)[, 63, 126.
RocHETTE (Raoul), pp. 199, 206.
Rose, pp. 58, 132.
Roulez, p. 199.
Sarazius, p. 100.
Sabéens, pp. 116, 130; — livres
sabéens, pp. .)'», 76.
Sainte-Croix, pp. 43, 53, 78.
Salambô, p. 67 .
Salomon, pp. 37, 110
Sanchoniathon, pp. 17, 18, 23,
61; — sa cosmogonie, d'après
Philon de B^^blos, cité par
Eusèbe, pp. 237-247.
Sangarius, p. 23.
Sanglier, pp. 27, 29, 63, 85, 87,
93, 9o, 98, 129, 131, 132, 167,
175,204,205,214,222; — sym-
bole de l'hiver, pp. 85, 95, 97,
121 ; — son rôle dans les re-
ligions de l'Orient antique,
pp. 248-256.
Sapphô, pp. 59, 138.
S.\R DAIGNE, pp. 70, 94, 189.
Sardaxapale, p. 35.
Sciir.AiscHÔx, p. 9.
Selden, p. 169.
Sémélé, p. 60.
Sémira.mis, pp. 90, 163, 183.
Servius, pp. 91, 92.
Sestos, ville de ïhrace, pp. 10;),
110.
Sextus,'p. 9! .
SiCYOXE, p. 63.
Si DON, pp. 37, 57.
SiLVEsrRE DE Sacy, pp. 53,^8.
SivA, PI). 87,94, 159.^
298
INDEX ALPH.VBKTIQUE
SMYnxA, mère d'Adonis, pp. 2G,
28.
SoMMONAKODOM, dieu de la lu-
mière chez les Siamois, p. 97.
SouKY (Jules), pp. 5, 7, 39, 40,
78, 79,174,175,187,225,220.
SOZOMÈNK, p. 4o.
Strabox. pp. 30,37,91, 170.
Stratonice, pp. 102, 103.
Suidas, pp. 53, 02, 92, 140.
Tacite, p. 58.
Talaos, p. 03.
Ta-Uz, dieu des Sabéens ,
pp. 110, 130.
Tertulliex, p. 91.
Tète de papyrus, pp. 125, 135.
130.
Thallo, p. 208.
TiiAMMUS, prêtre babylonien,
p. 34.
Thamu, p. 209.
Thamus, pilote égyptien, p. 70.
Thkias, père d'Adonis, pp. 20,
28.
Théociutk, pp. 51, 02, 103,
115, 118, 121, 148, 149.
Théodoret, pp. 49,91.
Théophraste, pp. 59, 117, 119.
Thucydide, p. 117.
TlPHAXATI, p. 209.
Toscaxella (statuette de),
pp. 141, 197.
TuRAX, p. 209.
Typhox, pp. 9, 52, 88, 97, 133,
135, 107.
Tyr, pp. 37, 50, 57, 03, 07, 92.
Tyro, pp. 00. 03.
Valîîre-Maxime, pp. 130, 170.
Véxus, pp. .30, 85, 80, 92, 95,
90, 111, 110, 130, 134, 197,
208, 212 ; — Vénus Architis,
p. 84; — Vénus Erycine,
p. 09 ; — Vénus Uranie, p. 43 ;
— Vénus voilée, p. 185.
ViscoxTi, p. 198.
VisHxou, p. 87.
VuLCi (vase de), p. 200.
Yehaw.melek (stèle de), pp. 38,
39, 53.
Zacharie, p. 23.
Zagreus, pp. 25, 03, 100, 104,
108 (voir Dioni/sos).
Zarpaxit, p. 170.
ZÉxoBius, pp. 140, 141, 145.
Zeus, pp. 25, 20, 57, 90, 94, 108,
207; — Zeus-Bélos, p. 19.
Zosime, p. 43.
TABLE DES GRAVURES
Aphrodite et Adonis, miroir (Hrusque III
La Querelle des Déesses, peinture de vase 26
La Mort d'Adôms 30
Aphrodite et Adonis, miroir étrusque 68
Adonis, statuette en bi-onze 08
La Mort d'Adôxis 121
Femme portant un jardin d'Adonis, peinture de Poinpéï.. 139
Adonis mort, statuette en terre cuite 141
Adonis et Aphrodite, groupe de inarl)re 160
Vénus et Adonis mourant, peinture de Pompéï 185
Vénus et Adonis blessé, peinture de Pompéï 213
La chasse et la momt D'Ai)ôxis, sarcophage en niarhre... 222
Ad«)Nis et Aphrodite 265
TABLE DES MATIERES
Bibliographie V
INTRODUCTION
Le principe des religions orientales : le Soleil-Dieu. — La migra-
tion des dogmes et des croyances. — L'unité de l'évolution : la
nature, l'influence de la terre et des phénomènes telluriques. —
Adônis-Thammouz. — Le pays phénicien, son caractère et son in-
fluence. — La suprématie du culte solaire 1
PREMIÈRE PARTIE
LE CULTE D'ADÔNIS-THAMMOUZ
CHAPITRE I
La Légende d'Adonis
L'insuffisance des sources phéniciennes. — Les textes grecs. —
Les modifications de la légende. — Les divers noms d'Adonis et
leurs significations. — Le récit de Panyasis et les additions posté-
rieures. — Divergences des versions. — Identité de l'expression
mythique 17
CHAPITRE II
L'Exode du Culte
Oi'igine assyrienne du culte d'Adonis. — Son expansion vers
l'Occident. — Byblos : sa gloire, son importance, son temple. —
La région de Byblos : le Liban. — Le théâtre de la légende :
Aphaca, le fleuve Adonis. — Byblos sous les persécutions chré-
tiennes. — La marche ininterrompue du culte adonique : en
Phrygie, en Egypte. — La pénétration en Grèce et dans les îles. —
Cypre. — Les colonies sémitiques : Carthage, la Sicile, les rives de
ribérie. — Le culte d'Adonis à Rome 32
302 TABLE DES MATIÈRES
CHAPITRE III
La Symbolique du Mythe et du Culte
L'exacte signification du mot Adonis. — Les objections de Renan
contre ridentilication d'Adonis et de Tharamouz. — L'évidence de
cette identilication. — Adonis dieu suprême. — Le double symbole
du dieu giblite : soleil et terre, principe actif et principe passif de
la fécondité terrestre. — Les émanations d'Adonis : Eshmûn, dieu
astronomique; Pugm, dieu delà navigation; Priape, dieu des fruits.
— Adonis, image complète de la vie physique : la mort et la résur-
rection du soleil. — Le dualisme sexuel de Tharamouz. — La cas-
tration des prêtres. — Le sens zodiacal du mythe : le rôle et la
signification du sanglier. — Troisième avatar d'Adonis : symbole
de la végétation. — Influence de ces diverses conceptions sur le
caractère du culte 73
DEUXIÈME PARTIE
LES FÊTES D'ADONIS
CHAPITRE I
Le Rôle historique des Adônies
L'importance et l'influence des Adônies. — Les Adônies célébrées
dans toutes les parties du monde ancien, — Byblos, Athènes,
Alexandrie. — La fusion syncrétique qui s'opère dans la célébration
des fêles. — L'époque des Adônies : opinions diverses. — Obscurité
delà question; la réponse de M. Movers. — La durée des Adônies.
— L'exaltation populaire au cours des fêtes 107
CHAPITRE II
La Célébration des Adônies
Les Adônies de Byblos : les lamentations des femmes, le deuil, les
funérailles du dieu, la résurrection. — La tête de papyrus.— Les
Adônies d'Athènes : les jardins dAdônis, les cérémonies funéraires ;
absence de toute fêle de joie. — Les Adônies d'Alexandrie : l'Eupicri;
et l"Acpavtj[jLÔ;. — Les chants de Théocrite et de Bion. — La statue
du dieu précipitée dans la mer. — Les Mégalésies romaines.. . 128
TARLK DES MATIERES 303
CHAPITRE III
Le Culte phallique daxs les Fêtes d'Adonis
Importance du culte phallique dans les fêtes d'Adonis. — La cas-
tration des prêtres et des fidèles. — Les Galles. — Le récit du De
Dea Syria. — Le symbole mythique de la castration. — Univer-
salité de la défaillance divine : Atys, Osiris, Kronos. — La prosti-
tution : sa pratique universelle. — La prostitution au cours des
Adônies. — Son symbole 159
CHAPITRE IV
Les Survivances du Culte et des Fêtes d'Adonis
Le mythe et les fêtes d'Adonis dans les temps chrétiens. — La
grotte de Bethléem. — L'enterrement du Christ. — Les symboles
de la liturgie chrétienne. — La grotte de Saint-George. — Les
jardins d'Adonis en Sardaigne. — La Noël provençale. — La Sainte-
Baume 177
TROISIÈME PARTIE
LES MONUMENTS DU CULTE D'ADONIS
CHAPITRE I
La Statuaire
La pauvreté de l'cirt phénicien. — Les images grecques d'Adonis.
— Faites de matière sans valeur, elles sont détruites. — Le groupe
en terre cuite de Toscanella. — La statue en marbre du Vatican. —
Le groupe de l'île de Nisyros 193
CHAPITRE II
Les Vases, les Miroirs, les Peintures murales
Rareté des inscriptions. — Absence totale du nom d'Adonis ou
de Thammouz en Phénicie. — L'inscription de Fakra. — En
Tunisie, — La glyptique. ^- Le dieu Bès. — Le sanglier ailé. —
Le vase Chigi. — Le vase de Vulci. — Le vase de Sant'Angelo. —
Le vase de Carlsruhe. — Le vase Amati. — Les miroirs étrusques
de Paris et du Vatican. — Le miroir d'Orbetello. — Les pein-
tures murales de la villa Negroni et de Pompéï 201
304 TABLE DES MATIERES
CHAPITRE III
Lks Monuments FUNÉRAinES
Le mythe d'Adonis considéré comme symbole funéraire. — En
Syro-Phénicie : les sculptures de Maschnakha et de Ghineli. — Le
bas-relief du musée du Louvre. — Le sarcophage du musée de
Latran 21G
CONCLUSION
La conception synthétique d'Adônis-Thammouz. — L'évolution du
dieu couvre et accompagne l'évolution humaine. — - Adonis âme et
expression de l'Orient. — Le réalisme de son culte et de ses fêtes.
— Caractère universel et absolu du dieu 225
APPENDICES
I. La religion phénicienne : La Cosmogonie de Sanchoniathon,
d'après Eusèbe de Césarée [Préparation éi'angélique.) 237
II. Le rôle et le symbole du sanglier dans le mythe d'Adonis et
dans les autres mythes orientaux (traduction d'un fragment de Die
Pliônizier de Movers, I, vu) 24(S
III. Le blé de Sainte-Barbe 257
IV. Nomenclature des principaux monuments relatifs au culte
d'Adônis-Thammouz 263
Index 291
Table des guavures 299
Table des MATiiiRES 301
CHALONS-SAÛNE. IMP. FRANÇAISE ET ORIENTALE E. BERTRAND
ANNALES Dr MISÉE OUIMET
BIBLIOTHEQUE D'ETUDES
TOME XVII
LE NÉPAL
PAR
SYLVAIN LÉVI
VOLUME I
Maharaja Chander Sham Sher Jang Raria Bahadur,
Premier Ministre et Maréchal du iNcpal.
LE NÉPAL
ÉTUDE HlSTOPxIOUE D'UN ROYAUME HINDOU
SYLVAIN LEVI
PROFESSEUR AU COLLÈGE DE FRANCE
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VOLUME
PARIS
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1905
rrfPR?^ TTn^FT STc^T^T ^^^ÎT^^TT I
f^f^ nf^f^TST^T^r ^ffR?r f?T5Tmf?r: ii
yTJTJtirrj^jn':
Aux Malinrûjas
BIR SHAM SHER JANG
DEB SHAM SHER JANG
CHANDER SHAM SHER JANG
Oal ont tour à tour soutenu et encouragé
ces recherches.
Un hôte reconnaissant.
lUM.MIh? Kl l.ll-l\ SAIMS lil .NLl'M.
Svayaiubhû Paçupati Vacchleçvarî
Vàgmatî et Gangà
( Frontispice d'un manuscrit de la Vamçâvcdl brahmanique.)
Daksina-
ciuacàna
INTRODUCTION
Le nom du Népal n'est pas inconnu, même en dehors
du cercle étroit des érudits. Le prestige de l'Himalaya s'est
réfléchi, pour ainsi dire, sur le royaume hindou que la
grande chaîne abrite ; le Gaurisankar et les autres pics
géants qui donnent le vertige à l'imagination des écoliers,
évoquent à la mémoire l'image du Népal, allongé sur la
carte au pied de ces colosses. Entre le Tibet au Nord, et
l'Inde britannique qui le presse au Sud, à t'Est, à l'Ouest,
le royaume du Népal occupe peu de place ; le Népal propre-
ment dit en tiendrait moins encore. Lusage local, d'accord
avec la tradition, réserve exclusivement la dénomination de
Népal à une vallée oblongue, située au cœur même du pays,
à mi-chemin de l'IIindoustan brûlant et des hauts plateaux
l
2 LE NEPAL
glacés, riante, féconde, ])opuleuse, acquise de longue date
à la civilisation et qui n'a jamais cessé d'exercer Thégé-
monie sur les rudes montagnes d'alentour. C'est l'histoire
de cette humble vallée que j'ai tenté de retracer ici.
Faut-il m'exciiser d'avoir consacré tant d'efTorts à un
sujet si restreint? Je ne le crois pas. Une suite de
faits qui s'enchaînent, quelle qu'en soit la portée apparente,
est mieux qu'une distraction d'esprit curieux; elle provoque
la réflexion et lui apporte un aliment. Si les destinées du
genre humain ne sont pas un vain jeu du hasard, s'il est
des lois conscientes ou aveugles qui les gouvernent,
l'histoire d'une communauté humaine intéresse l'humanité
entière puisqu'elle fait apparaître l'ordre et le plan dis-
simulés sous la masse confuse des événements. C'est
l'inconnu, toujours dangereux, qui recule, si on parvient à
découvrir comment une vallée perdue s'est peuplée d'habi-
tants, s'est organisée, s'est policée, comment les cultes,
les langues, les institutions s'y sont lentement transformés.
Sur le domaine hindou, l'étude prend plus d'importance
encore. L'Inde, dans son ensemble, est un monde qui n'a
pas d'histoire: elle s'est créé des dieux, des dogmes, des
lois, des sciences, des arts, mais elle n'a pas livré le secret
de leur formation ni de leur métamorphose. Il faut être
initié à l'indianisme pour savoir au prix de quels patients
labeurs les savants de l'Europe ont établi de rares repères
dans l'obscurité d'un passé presque impénétrable, quelles
étranges combinaisons de données hétéroclites ont permis
d'édifier une chronologie chancelante, encore criblée
d'énormes lacunes.
Les peuples civilisés se sont préoccupés en général de
transmettre à la postérité un souvenir durable ; organisés
en communauté, ils ont directement étendu au groupe
les sentiments instinctifs de l'individu; ils ont voulu dé-
chiffrer le mystère de leur origine et se survivre dans
INTRODUCTION 3
l'avenir. Les prêtres, les poètes, les lettrés se sont offerts
à satisfaire ce besoin puissant. Les Chinois ontleurs annales,
comme les Grecs ont Hérodote, comme les Juifs ont la
Bible. L'Inde n'a rien.
L'exception est si singulière qu'elle a dès l'abord provo-
qué la surprise et suscité des explications. On a surtout
allégué, comme une raison décisive, l'indifférence trans-
cendantalo de la pensée hindoue: pénétré de l'universelle
vanité, l'Hindou assiste avec un dédain superbe au défilé
illusoire des phénomènes; pour mieux humilier la petitesse
humaine, ses légendes et ses cosmogonies noient les années
elles siècles dans des périodes incommensurables qui con-
fondent l'imagination, saisie de vertige. Le trait est exact ;
mais, dans l'Inde comme ailleurs, les doctrines les plus
hautes ont dû s'accommoder aux faiblesses incurables de
l'humanité. Les inscriptions commémoratives et les pané-
gyriques sur pierre qui jonchent le sol de l'Inde prou-
vent que de longue date les rois et les particuliers ont
pris soin de leur gloire future. Les longues et pompeuses
généalogies qui servent fréquemment de préambule aux
actes royaux montrent même que les chancelleries dres-
saient dans leurs archives un historique officiel de la dynas-
tie. Mais le régime politique de l'Inde condamnait ces maté-
riaux à une disparition fatale. Si les peuples heureux n'ont
pas d'histoire, l'anarchie aussi n'en a pas; et l'Inde s'est
épuisée dans une perpétuelle anarchie. Les invasions étran-
gères et les rivalités intestines n'ont jamais cessé d'en
bouleverser la surface. Parfois, à de lointains intervalles, un
maître de génie pétrit dans ses mains robustes la masse
amorphe des royaumes et des principautés, et fait de l'Inde
un empire, mais l'œuvre meurt avec l'ouvrier; l'empire se
disloque et des soldats de fortune s'y (aillent des états de
rencontre. Trop grande pour se prêter à une monarchie,
l'Inde manque de divisions naturelles qui assurent un
4 LE NEPAL
parlago slablo ; Thégémonie erre au hasard sur rélendiie
de cet immense territoire, et passe de l'indiis au Gange,
du Gange au Deliklian, Les capitales surgissent, res-
plendissent, s'éteignent; les marchés, les entrepôts, les
ports de la veille sont déserts le lendemain, vides,
oubliés. De temps en temps, sur ce bouillonnement,
une vague passe, retombe, et brise tout de proche en
proche. Alexandre entre au Penjab, et le Gange lointain
échappe à ses puissants maîtres ; les Anglais débarquent
sur les côtes, et le Mogol est ébranlé. L'hide qu'on se
représente communément absorbée dans son rêve mer-
veilleux et détachée du reste du monde est en réalité la
proie banale où se rue la cupidité de l'univers fasciné. Après
les Aryas védiques, les Perses de Darius ; puis les Grecs,
etlesScyllies, et les Huns, et les Arabes, et les Afghans, et
les Turcs, et les Mongols, et les Européens déchaînés à
l'envi : Portugais, Hollandais, Français, Anglais. L'histoire
de l'Inde se confond presque tout entière avec l'histoire
de ses conquérants.
Si l'Inde, par l'excès de son instabilité, était condamnée
à manquer d'une histoire politique, elle aurait pu du moins
posséder une histoire religieuse. Le bouddhisme faillit la
lui donner. Née d'une personnalité vigoureuse que les
travestissements du mythe n'avaient pu masquer entière-
ment, propagée par une succession de patriarches, régle-
mentée par des conciles, patronnée par d'illustres souve-
rains, l'Église du Bouddha se remémorait les étapes de sa
grandeur croissante ; parue et publiée au cours des temps,
elle ne se promettait pas une stupéfiante éternité ; elle
fixait à sa durée un terme fatal, et pressée de conduire
les hommes au salut, elle mesurait avec mélancolie les
siècles parcourus, et les siècles encore ouverts devant elle.
Retirés dans leurs couvents, les moines bouddhiques con-
templaient sans doute les tempêtes du monde, comme les
INTRODUCTION 5
mirages décevants du néantuniversel; néanmoins, membres
d'une communauté et solidaires de ses intérêts, ils tenaient
soigneusement registre des donations et des privilèges
octroyés par la faveur des rois. L'Eglise avait ses annales ;
le couvent avait son journal. Mais un ouragan formidable
balaya le bouddhisme, les monastères et les moines, avec
leur littérature et leurs traditions. Le brahmane, resté
seul en face de l'Islam envahissant, opposa au fanatisme
du vainqueur les ressources de sa souplesse insaisissable;
dédaigneux de l'histoire qui contrariait son idéal et démen-
tait ses prétentions, il se créa des héros à son goût et se
réfugia avec eux dans le passé des légendes.
Trois pays seulement ont gardé la mémoire de leur passé
réel: tout au Sud, Ceylan, dans la mer; tout au Nord, le
Cachemire et le Népal, dans les montagnes. Tous trois ont,
en contraste avec l'Inde, un caractère commun: la nature
leur a tracé un horizon défini, que la vue embrasse sans
pouvoir le franchir. Solidaires de l'Inde, ils ne se confon-
dent jamais avec elle, et poursuivent leurs destinées à
l'écart, enfermés dans un cercle fatal.
Ceylan , métropole antique et toujours florissante du boud-
dhisme, s'enorgueillit d'une chronique continue qui couvre
plus de deux mille années ; depuis qu'un tils de l'empereur
Açoka vint y fonder le premier monastère, vers 250 avant
l'ère chrétienne, ses moines n'ont pas cessé de rédiger en
vers didactiques les annales de l'Eglise singhalaise. Leur
exactitude, soumise au contrôle des Grecs et des Chinois,
s'est tirée brillamment de cette double épreuve. Mais Ceylan
est un petit monde à part ; la politique, qui parfois exprime
la réalité, sépare encore aujourd'hui Ceylan de l'Empire
anglo-indien pour la rattacher directement à la couronne
brilanni([ue. La péninsule est à Uània, le héros des brah-
manes ; mais l'île, soumise un instant par ses armes, n'en
reste pas moins h son antagoniste, le démon Râvana. Les
b LE NEPAL
routes maritimes de l'Orient, qui s'épanouissent toutes en
éventail autour d'elle, y ont déversé toutes les races du
monde, Arabes, Persans, Malais, et nègres d'Afrique, et
blancs d'Europe, et jaunes de la Chine. L'Inde s'allonge
vers elle, presque à la toucher, mais quelle Inde? l'Inde
noire, l'Inde dravidienne oii le brahmanisme a toujours dû
partager l'empire, avec les cultes indigènes, avec le boud-
dhisme, avec l'islam, avec les chrétiens de Saint-Thomas,
avec les Jésuites du Madouré. Ceylan est une annexe de
l'Inde ; elle n'en est point une province, moins encore une
image réduite.
Le Cachemire, dans les terres, fait pendant à la grande
île. La montagne l'entoure et ne l'emprisonne pas ; des cols
praticables le relient au Tibet, au Kachgar, aux vallées
du Pamir ; des passes faciles descendent au Penjab, vers ce
seuil historique de l'Inde où tous les envahisseurs ont dû
livrer leur premier combat. Ceylan est la sentinelle avancée
au carrefour de l'océan Indien ; le Cachemire s'enfonce
comme un coin, sous la poussée de l'Inde, au cœur de
l'Asie. Mais, soudé à l'Inde, il en partage les destinées ;
conquis, comme elle, parles Turcs de Kaniska et les Huns
de Mihirakula, il traverse comme elle une période de splen-
deur et de force entre le vi" et le x" siècle, ensuite, épuisé
par ses luttes contre les barbares de rOccident, il succombe
sous l'effort de l'Islam. Une chronique, composée au xr
siècle, rappelle seule aujourd'hui les gloires du passé ; mais
elle a suffi à les rendre immortelles. La littérature sanscrite
que les rois du Cachemire avaient protégée et souvent môme
cultivée a su payer dignement leurs bienfaits ; laRâja-taran-
ginî du poète Kalhana a sauvé de l'ouiîli leurs noms et leurs
exploits. D'autres ont voulu plus tard reprendre et pour-
suivre l'œuvre de Kalhana ; mais l'intérêt du sujet s'était
évanoui. Le Cachemire avait échappé au génie hindou, et
n'était plus qu'une annexe obscure de l'Inde musulmane.
INTRODUCTION 7
Si le Népal a une histoire, comme le Cachemire et Cey-
lan, son histoire est bien modeste. Retranché entre ses gla-
ciers et ses marécages, isolé comme un domaine indécis
entre THindoustan et le Tibet, il n'a jamais connu la civilisa-
tion raffinée des cours cachemiriennes, ni Factivité opulente
de la grande île bouddhique. Ses annales ne rappellent ni le
Mahâvamsa pâli, ni la Ràja-taranginî sauscrite : leur forme
même accuse le contraste ; elles consistent dans des listes
de dynasties (Yamçàvalîsi, combinées avec des listes de
fondations et de donations royales ; les compilateurs qui
les ont réunies et fondues n'ont pas même essayé de les
élever à la dignité d'une œuvre littéraire : la langue usuelle
leur a suffi, qu'ils aient emprunté le parler càdemi tibétain
des Névars ou le dialecte aryen des Népalais hindouisés.
Leur récit, maigre et desséché d'ordinaire, ne s'arrête avec
complaisance que sur les miracles et les prodiges : il
ne prend d'ampleur qu'à l'époque fabuleuse et l'époque
moderne. La vigueur des souvenirs récents résiste seule à
l'éclat éblouissant du passé légendaire. Héros et dieux,
enfantés par la croyance populaire, passent de siècle en
siècle, toujours plus vrais et plus réels à mesure que chaque
génération y verse son âme et sa foi. On les voit, on les
sent partout présents: Ihommo est l'instrument aveugle
de leurs volontés ou de leurs caprices. La révolution de
1768 qui donne le Népal aux Gourldias n'est encore, pour les
chroniqueurs, que la suite d'un pacte conclu d'abord au
ciel. L'histoire ainsi entendue se réduit à une épopée
pieuse, montée sur un appareil de chronologie suspecte.
La science, heureusement, dispose d'autres matériaux pour
contrôler et pour compléter la tradition : l'épigraphie,
déjà riche, et qui remonte jusqu'au y* siècle ; les manu-
scrits anciens, nombreux au Népal où le climat les a mieux
préservés que dans l'Inde ; la littératui'c d'origine locale ; les
notices des pèlerins et des envoyés cbinois ; les informa-
8 LE NÉPAL
lions tirées de l'histoire et de la littérature indiennes ; enfin
les renseignements amassés par les voyageurs européens
depuis le xvn" siècle.
Tous ces documents, si divers d'âge, d'origine, de lan-
gue, d'esprit, une fois comparés, critiqués et coordonnés,
composent un tableau d'ensemble où le regard peut
embrasseraisément les destinées d'une peuplade asiatique
soumise au contact de l'Inde, pendant une durée d'au moins
vingt siècles. A l'aube des temps, le Népal est un lac ; l'eau
([ui descend des sommets voisins s'endort, captive, au pied
des montagnes qui l'enferment. xMais un glaive divin fraie
une brèche; la vallée se vide, le sol s'assèche ; les premiers
colons arrivent. Ils viennent du Nord, conduits par Man-
juçrî, le héros de la sagesse bouddhique, qui trône en
Chine, et qui s'y manifeste encore aujourd'hui sous les
traits du Fils du Ciel. L'âge fabuleux s'ouvre alors ; l'ima-
gination des conteurs népalais n'a pas eu de peine à peu-
pler ce passé lointain, abandonné tout entier à leur fan-
taisie ; mais leurs inventions, solidaires de la réalité qui
les inspire en dépit d'eux, n'aboutissent qu'à reproduire
l'histoire dans une sorte de prélude symbolique. Les dynas-
ties qu'ils créent viennent l'une du monde chinois, une
autre de l'Himalaya oriental, une autre de l'Inde. Après des
myriades d'années oi^i les dieux et les héros légendaires
occupent la scène, des personnages plus modestes y fenl
tout à coup leur entrée. Un ermite, le patron et l'éponyme
du Népal, installe sur le trône de simples bergers; c'est
l'histoire qui commence, ou du moins les temps histo-
riques. Les Gopâlas, les Abhîras représentent les premiers
pasteurs qui s'aventurèrent avec leurs troupeaux dans les
herbages solitaires des montagnes. Leurs noms, sanscrits,
ne doivent pas faire illusion; précurseurs des Gurungs et
des Bhotiyas qui vivent maintenant dans les hautes alpes
du royaume Courkha, ils venaient comme eux des plateaux
INTRODL'CTIOX 9
tibétains. Des récils pittoresques, recueillis dans le voisi-
nage du Népal, montrent les pâtres de jadis arrêtés long-
temps sur l'autre versant par les neiges et les glaces ; mais
un d'entre eux, parti à la recherche d'une bête disparue,
se laisse entraîner sur les neiges, franchit une passe et
découvre un nouveau monde verdoyant et fertile. Il revient,
l'heureuse nouvelle se communique de proche en proche ;
une multitude de conquistadors s'élance sur le chemin du
Sud.
La peuplade des Névars qui prenait possession du Népal
appartenait à une race d'hommes que la nature a marqués
d'une empreinte vigoureuse. Accoutumés à des altitudes
qu'on croirait impraticables, exposés aux rigueurs gla-
ciales d'un long hiver, mais fouettés par une bise vivi-
fiante, ragaillardis par un été souriant, éloignés du com-
merce du monde, bornés dans leur horizon comme dans
leurs ambitions, associant les jouissances de la vie nomade
aux plaisirs rustiques de la vie sédentaire, ces bergers
d'une Arcadie démesurée mêlent la douceur à la barbarie,
l'églogue à la férocité: le rire sonore et large, la gaieté
franche et joviale, ils s'amusent comme des enfants, rêvent
comme des sages, et frappent comme des brutes. Hordes
de pillards sous un chef de bandes, armée disciplinée sous
un maître de génie, la doctrine du Bouddha en a fait aussi
des moines, des savants, des penseurs. Leur langue, fruste
et rude, s'est pourtant accommodée sans effort à la poésie,
à la science, aux spéculations abstruses. Issu de cette
souche robuste, le rameau Névar, le plus rapproché de
l'Inde, fut le premier à fleurir.
Le Névar eut d'abord à triompher d'im péril décisif. A
l'Orient des bergers du Népal, une tribu parente avait
occupé le bassin des sept Kosis ; répandue sur ce vaste ter-
ritoire, que la nature elle-même avait découpé en étroites
vallées par des barrières de hautes montagnes, la tribu des
10 LE NÉPAL
Kirâtas s'était divisée en principautés ; mais fatigués peut-
être de s'épuiser à des rivalités stériles, instruits peut-être
par l'exemple de l'Inde voisine, ils s'organisèrent en con-
fédération, comme les Mallas ou les Vrjjis du pays aryen,
et forts de leur union ils fondèrent un empire qui déborda
sur la plaine au Sud, s'étendit vers la mer jusqu'au delta du
Gange, imposa son souvenir à l'épopée hindoue, tandis
qu'à l'Ouest leur expansion triomphante arrachait le Népal
aux rois bergers. La Vamçàvalî enregistre une longue série
de rois Kirâtas de qui les noms barbares semblent porter un
cachet d'authenticité. C'est au cours de celle période que
le Bouddha d'abord, l'empereur Açoka ensuite auraient
visité le Népal. Pris à la lettre, les deux faits sont au moins
douteux, sinon improbables ; ils expriment toutefois une
pari de vérité. Le bouddhisme était né au pied des mon-
tagnes népalaises, au débouché des roules qui mènent du
Népal aux plaines, sur les confins du monde aryen ; l'Hima-
laya tout proche a pu tenter les premiers apôtres, impa-
lienls de propager les paroles du salut. Et plus tard, vers
250 av. J.-C, quand Açoka entreprit son pieux pèlerinage
aux lieux saints, sa route, reconnaissable encore aux piliers
qu'il dressa, le conduisit au moins dans cette sorte de zone
mixte où le montagnard népalais rencontre l'Hindou des
plaines.
Soutenu par la puissance du grand empereur bouddhiste,
ou seulement par son propre zèle, le missionnaire du boud-
dhisme avait pris pied au Népal. L'Inde y montait avec lui.
Sous l'influence de la religion nouvelle, les grandes familles
cherchaient à se rattacher par des liens ou fictifs ou réels
à la noblesse bouddhiste de l'Inde ; une d'entre elles gagna
assez de crédit pour renverser les Kirâtas, un siècle environ
après l'ère chrétienne, et pour fonder une dynastie qui
devait durer près de huit siècles. Les successeurs des
Kirâlas se prétendaient issus du clan Licchavi qui domi-
INTRODL'CTION 1 1
nait à l'époque du Bouddha sur la ville opulente de Vaiçàlî,
et qui continuait à compter parmi les noms les plus glo-
rieux de l'aristocratie indienne. Le Népal sous le régime
des Licchavis entre dans le système des Étals hindous,
mais sans compromettre son indépendance. Le plus puis-
sant des empereurs Guptas, suzerain de l'Inde presque
entière, inscrit le Népal parmi les royaumes d'outre-marche
qui entretiennent avec lui des relations d'amitié. Enfin, au
début du vj' siècle, l'histoire positive commence avec l'épi-
graphie. Le premier document connu montre la civilisation
de l'Inde parvenue déjà dans la vallée à son complet épa-
nouissement. La langue littéraire, le sanscrit, qui atteint à ce
moment même la perfection classique dans l'Inde des JDrah-
manes, est maniée sans difficulté au cœur des montagnes par
des poètes instruits, élégants, délicats, au service de la cour
ou des simples particuliers. Le bouddhisme et le brahma-
nisme, séparés et depuis longtemps rivaux dans l'Inde,
voisinent, se pénètrent, se confondent presque au Népal.
Les moines ont consacré au culte des Bouddhas la colline
de Svayambhù et ils y ont élevé un sanctuaire de forme
antique que la tradition rapporte à l'empereur Acoka : dis-
persés dans la vallée, des hémisphères de terre et de bri-
ques, construits sur le type rudimentaire des monuments
primitifs du bouddhisme indien, attestent la date déjàloin-
taine de la conversion du pays. Sur deux autres éminences,
Giva et Visnu ont fixé leur séjour: Çiva, l'hôte reconnu
des retraites et des sommets de l'Himalaya, est adoré ici
sous le nom de Paçupati, Maître du Bétail; et ce vocable,
heureusement adapté d'abord à une population de bergers,
imposé ensuite par un long usage, désigne encore aujour-
d'hui le dieu comme le protecteur de la dynastie et le
patron du Népal. Visnu, populaire sous l'appellation de
Nâràyana, est uni moins intimement que son émule à la
vie du pays. Autour d'eux, les divinités inférieures, corn-
12 LE NÉPAL
mîmes en partie aux bonzes et aux brahmanes, avaient leurs
temples, leurs prêtres et leurs fidèles. La royauté, hérédi-
taire, se transmettait de père en fils; le pouvoir du roi
s'étendait en dehors de la vallée, h l'Est et à l'Ouest ; mais
une féodalité remuante, indocile, réduisait presque à rien
le domaine royal et l'autorité du suzerain. Pas encore de
grandes villes; les villages où se groupent les cultivateurs
et les marchands ne portent que des noms indigènes, pure-
ment névars. Les inscriptions et la chronique permettent
de suivre le développement du Népal jusqu'au vn" siècle,
oi^i il atteint son apogée. La fortune alors semble élargir
brusquement l'horizon politique du petit royaume. Pétris
et disciplinés par un de ces manieurs d'hommes que l'Asie
centrale enfante par intervalles, les clans tibétains s'unis-
sent; un Etat se crée, s'organise, qui menace, à peine né,
le vieux colosse chinois. La Chine à son tour rappelée par
ses agresseurs au souvenir des « Pays d'Occident » qu'elle
avait presque oubliés depuis les Han, cherche par la ferveur
de ses pèlerins et l'adresse de ses mandarins à se frayer
une route vers l'Inde. L'Inde du Nord elle-même, unie un
instant sous l'empire d'un monarque instruit et curieux,
répond à l'appel de la Chine et tente de forcer le cordon
de barbares qui ferme ses frontières : au Nord-Ouest, les
tékins turcs sont installés en maîtres, tout près d'être sup-
plantés par les Arabes.
Le Népal semble promettre une voie facile à ce com-
merce des nations ; il est le trait d'union naturel de deux
mondes. L'Inde l'a converti, l'a civilisé ; le Tibet, qui parle
sa langue, le compte parmi ses vassaux ; mais le Népal
subjugué a donné une reine à ses vainqueurs. Une prin-
cesse népalaise est assise sur le trône de Lhasa; boud-
dhiste ardente, elle a installé dans son palais ses dieux, ses
prêtres et ses livres saints. Clotilde, une fois encore, a
converti Clovis ; le roi barbare s'entoure de moines, apprend
IXTRODUCTIOX i 3
la théologie au sortir des combats. Des ambassades chi-
noises, envoyées vers l'Inde, passent par le Tibel, s'arrê-
tent au Népal en hôtes officiels ; entraîné par la fortune
politique du Tibet, le Népal gravite dans l'orbite de la
Chine; il adresse au Fils du Ciel des envoyés et des pré-
sents; une armée de soldats népalais descend même dans
les plaines de rinde, sous la conduite d'un général chinois,
pour venger un affront que la Chine a subi. Des moines chi-
nois viennent s'établir, s'instruire, s'éteindre dans les
monastères du Népal.
Cette intensité d'échanges provoque une prospérité
inouïe. Les vieilles résidences royales, trop pauvres ou trop
mesquines, sont désertées ; des palais s'élèvent qui abritent
avec le roi toute une cour de dignitaires ; les couvents, les
temples s'embellissent, s'enrichissent, s'accroissent ; la
sculpture, la peinture décorent les ouvrages des architectes.
L'art du Népal émerveille même les Chinois raffinés. Des
villes se fondent ; les capitales sortent de terre coup sur
coup. La science encouragée, soutenue par des donations
libérales, fleurit ; la royauté donne l'exemple : Amçu-
varman compose une grammaire sanscrite. Dans les cou-
vents, les moines instruits multiplient les copies des
saintes Ecritures et des traités canoniques, égayant leur
travail austère d'enluminures et de miniatures finement
exécutées.
Mais le Népal n'a point de ressources pour se suffire; privé
du mouvement qui le traversait, il entre en décadence.
L'Inde est bicntùt retournée h l'anarchie; le Tibet et la
Chine engagés dans les guerres continuelles s'affaiblissent
l'un et l'autre. Las d'un vasselage qui fausse ses destinées,
le Népal se révolte, lutte contre ses maîtres tibétains ; dis-
puté par les influences diverses qui prétendent y prévaloir,
le royaume se divise, s'émiette, s'engloutit dans un chaos
féodal. Les Licchavis disparaissent, emportés par la tour-
\ 4 LE NÉPAL
menle. Une date pr^M'ise, posilive, se dégage de ce brouil-
lard et s'inscrit au fronton d'une période nouvelle. L'an 880
de J.-C. inaugure l'ère du Népal.
Depuis longtemps déjà le Népal avait été initié par l'Inde
à l'usage d'une ère locale. L'amijitiondes dynastes indiens,
empereurs ou roitelets, allait à fonder une ère propre, qui
perpétuât leur souvenir ; l'emploi d'une ère distincte était
tenu pour un symbole d'indépendance, de puissance fière
et libre ; c'était une sorte de drapeau national, marqué aux
armes d'une dynastie. Parmi tant de difficultés oii se débat
l'histoire de l'Inde, la multiplicité des ères est un principe
de confusion inextricable. Une série de rois oscille souvent
dans la chronologie, au hasard de la mode, en attendant le
synchronisme décisif. Les Guptas, qui dominent l'histoire
indienne pendant cent cinquante ans, étaient tiraillés, il y a
quinze ans encore, entre le i" et le iv" siècle de l'ère chré-
tienne. L'origine même des ères les plus populaires échappe
à l'historien ; nous ignorons encore les ciiconstances qui
firent naître en 57 av. J.-C. l'ère Vikrama, en 78 ap. J.-G.
l'ère çaka, aussi répandues cependant dans l'Inde contem-
poraine que dans l'Inde du moyen âge. Les Licchavis du
Népal avaient fondé ou introduit dans la vallée une ère qui
partait, si mes calculs sont exacts, de l'an 111 J.-C; au
début du vïf siècle, ils avaient dû accepter comme une
marque de vassalité l'ère des conquérants tibétains. L'an
880 consacre officiellement la rupture du lien devasselage;
le Népal échappe au Tibet que déchirent les passions reli-
gieuses ; et une nouvelle dynastie se substitue aux Licchavis :
les Mallas.
Les Mallas, comme les Licchavis, sont les héritiers plus
ou moins légitimes d'un nom antique, consacré par la
biographie du Bouddha. Au temps où vivait le Maître, les
Mallas formaient une confédération de tribus encore peu
avancées en civilisation; c'est sur leur territoire que les
INTRODUCTION 1 0
fondateurs des deux grandes doctrines schismatiques, le
Bouddha et le Jina, étaient venus mourir. Ils disparaissent
ensuite de l'histoire, absorbés dans l'empire du Magadlia
ou refoulés dans lesmontag^nes. Ils paraissent au Népal dans
le premier des monuments épigraphiques du pays ; leur nom
se retrouve ensuite dans d'autres inscriptions des Licchavis.
Établis en dehors et à l'Ouest de la vallée, ils refusent de
reconnaître l'autorité de la dynastie népalaise et semblent
même lui imposer parfois une sorte de tribut.
Maîtres du Népal à leur tour, les Mallas y transportent
une sorte de fédération féodale qui rappelle la constitution
des anciens Mallas. A la fin du xi" siècle (1097 J.-C), une
secousse soudaine annonce à la petite vallée l'ébranlement
de l'Inde voisine et présage les révolutions futures ; à la
faveur du désordre qu'ont provoqué de l'Indus au Gange
les invasions musulmanes, un Hindou authentique et ortho-
doxe, natif du Dekkhan, entre à main armée au Népal et
occupe le trône qu'il lègue à ses descendants. Mais la con-
quête est prématurée ; la nouvelle dynastie ne règne que
de nom. L'anarchie est au comble ; chaque bourgade a son
seigneur, qui tranche du monarque ; les capitales ont des
rois de quartier. Les rivalités de couvents s'ajoutent aux
rivalités des partis. Un prince des montagnes, soutenu par
la faction brahmanique, croit l'heure venue; devancier des
Gourkhas, il s'élance de Palpa sur le Népal, s'en empare,
mais se reconnaît trop faible pour le conserver, et se retire
précipitamment. Malgré leurs échecs successifs, ces essais
répétés attestent l'ascendant continu de l'influence brah-
manique.
En 1324, une troisième tentative réussit et installe une
dynastie brahmanique au Népal ; le vainqueur Hari Simha
Deva, victime des musulmans qui l'ont chassé du Tirhout,
cherche dans la montagne un refuge et une compensation.
Il amène avec lui une académie de juristes brahmaniques
^6 LE N'ÉPAL
qu'il patronne et qui s'emploie ardemment à codifier la
tradition, menacée de disparaître sous l'Islam qui triomphe.
Les complications subtiles de l'organisation brahmanique
se propagent et gagnent du terrain ; mais il était réservé
aux Mallas, mieux qualifiés pour ce rôle, d'opérer une con-
ciliation harmonieuse entre l'usage local et les exigences
des brahmanes. Dans la seconde moitié du xiv" siècle, Jaya
Sthili le Malla, assisté des docteurs hindous, arrête les lignes
définitives de l'organisation sociale et religieuse : la popu-
lation tout entière est partagée en deux catégories, paral-
lèles aux deux églises ; les fidèles des dieux hindous sont
assujettis aux règles sévères des castes brahmaniques; les
sectateurs des divinités bouddhiques sont répartis en
groupes professionnels, calqués sur les castes. Des lois oh
se marque le tour méticuleux du génie hindou stipulent
les détails du costume, de la maison, des cérémonies assi-
gnées à chacun des groupements. Une réforme profonde
du système des poids et mesures témoigne aussi la trans-
formation économique du Népal.
L'œuvre de Jaya Sthiti le Malla rend au Népal un équi-
libre durable et prépare une époque de prospérité. Les
circonstances sont propices. Le zèle religieux du Mongol
Khoubilai KhanatiréleTibetdel'anarchie, donné le pouvoir
aux lamas, enrichi et multiplié les couvents, restauré les
études, ranimé l'activité commerciale. La dynastie des
Ming, qui succède aux Mongols en Chine, reprend les tra-
ditions des Han et des T'ang, lie sa fortune au boud-
dhisme, rêve d'unir sous son patronage les membres
dispersés de l'Église. Ses ambassades voyagent sur les
grands chemins de l'Asie ; le Népal échange des missions
et des présents avec la cour impériale ; le roi du Népal,
pris par confusion pour un lama, reçoit à ce titre l'investi-
ture de la Chine. Le roi Yaksale Mallaréduitàl'obéissance
les vassaux et les rivaux récalcitrants, et rétablit un instant
INTRODUCTION i t
limité ; mais ce Charlemagne finit comme Louis le Débon-
naire ; soit faiblesse paternelle, soit aveu d'impuissance en
face des jalousies locales surexcitées, il partage lui-même
son empire entre ses fils. La petite vallée devient le siège
permanent de trois royaumes, le champ de bataille de trois
dynasties.
L'émulation d'abord est glorieuse et féconde. Bhatgaon,
la création des Mallas, s'orne de monuments splendides
élevés par une dynastie de constructeurs; ses palais et ses
temples étalent les splendeurs et les hardiesses de l'art
népalais. Katmandou s'enorgueillit de rois poètes, littéra-
teurs, et même polyglottes ; un d'entre eux, qui couvre de
ses élucubrations les dalles de la ville, trace sur la façade
de son palais deux mots français: AUTOMNE LHIVEKT en
1654! Patan, la métropole du bouddhisme et la forteresse
de la foi, a un roi mystique qui vit en ascète et disparaît
unjoursousle costume anonyme du mendiant religieux.
C'est le moment où l'Europe entend parler du Népal ;
comme au temps du fabuleux .Maùjuçrî, l'accès s'ouvre par
la voie du xNord. Un jésuite, le P. d'Andrada, recueille au
Tibet en 1626 les premières informations; en 1662, deux
héros de l'exploration asiatique, le P. Grueber et le P. Dor-
ville, partis de Pékin pour l'Inde, traversent le Népal. A la
même époque le Français Tavernier qui visite en commer-
çant avisé les États du Grand Mogol s'enquiert de la route
qui mène, par le Népal, de l'Inde à l'Asie centrale. Offert
en même temps aux deux forces de l'expansion européenne,
le Népal échappe au trafiquant pour échoir au mission-
naire. Mais les Jésuites qui l'ont découvert s'en voient
frustrés par la malveillance du pape. Les Capucins en
reçoivent la charge; ils installent au Népal et au Tibet des
missions non moins charitables que stériles. Seul, le
P. Horace délia Penna, qui meurt à Patan en 1745 mérite
un hommage de la science. Expulsés du pays après un
2
18 LE NÉPAL
séjour de soixante ans, les Capucins emportent pour se
consoler la satisfaction d'avoir détruit des milliers d'an-
ciens manuscrits.
Le départ des Capucins est le contre-coup d'une révolu-
tion qui couronne et parachève en un moment Tœuvre
lente et sinueuse des siècles. Les royaumes Mallas ont suc-
combé tous les trois à la fois, épuisés par leurs querelles et
leurs guerres incessantes, minés par les discordes intes-
tines, par l'indiscipline d'une aristocratie jalouse de ses
droits et de ses libertés, parles sourdes menées des brah-
manes. Les Gourklias sont les maîtres du Népal. Venus
d'une petite bourgade juchée dans les montagnes de
l'Ouest, et qui leur a donné son nom, ils se prétendent
originaires de l'Inde propre, descendants légitimes des
anciens Ksalriyas, égaux des plus authentiques Rajpoufes.
Pourtant leurs traditions n'arrivent pas à dissimuler leur
véritable origine, inscrite aussi sur les traits de leur visage.
Ces représentants orgueilleux du brahmanisme intégral
sont nés d'un croisement réprouvé: les uns sont issus
d'aventuriers brahmaniques, les autres d'aventuriers
liajpoules que la conquête musulmane a rejetés hors de
l'Inde et qui sont venus chercher fortune dans les mon-
tagnes. Les réfugiés ont contracté avec les filles indigènes
des unions irrégulières; les enfants qui en sont sortis ont
réclamé et obtenu dans la société un rang digne du sang
paternel, mais que l'Inde plus scrupuleuse refuse de sanc-
tionner. Servis parles dissensions de leurs adversaires, les
Gourkhas n'en ont triomphé cependant qu'après de longs
combats ; l'honneur du succès revient h leur chef, Prithi
Narayan, politique cauteleux, soldat vaillant, tacticien
perspicace, prudent à former ses plans, opiniâtre à les con-
duire, froidement barbare ou généreux par calcul. La
prise de Kirtipour caractérise sa méthode : assise sur son
rocher à pic, défendue avec bravoure, la ville repousse les
INTRODUCTION 1 9
assauts des Gourkbas. Insensible aux échecs, Prithi Nara-
yan lève le siège, revient l'an suivant, bloque encore la
ville, écboue encore, et ne se décourage pas; la trabison
lui bvre la place qu'il n'a pu emporter de force. Il publie
une amnistie, désarme les habitants, et leur fait couper à
tous les lèvres et le nez, sans distinction d'âge ou de sexe.
L'Europe, qui doit payer en partie les frais de la victoire,
en a fourni les moyens : les troupes britanniques de la
Compagnie, qui promènent déjcà leurs bannières victo-
rieuses à travers le Bengale et jusqu'au pays d'Aoudb, ont
appris au roi de Gourkba la valeur de la discipline, et les
négociants européens lui ont procuré les armes à feu qui
ont décidé du succès.
Dans leur élan irrésistible, les Gourklias étendent bien-
tôt leur domination au delà de la vallée, jusqu'aux fron-
tières que la nature impose à leur expansion. De la Kali
au Sikkim, du Téraï aux passes tibétaines, les principau-
tés vassales, tributaires, autonomes s'absorbent et dispa-
raissent dans le royaume Gourkba ; francs ou déloyaux, le
Gourklia surpasse ses adversaires en perfidie comme en
forces. Grisé de ses triomphes, le conquérant convoite
même le Tibet ; le pillage des trésors entassés dans les cou-
vents promet une honnête récompense à la croisade du
brahmanisme contre l'hérésie. Mais la Chine, suzeraine et
protectrice des lamas, se préoccupe du voisin inconnu qui
vient de surgir; elle prend des mesures énergiques,
ramasse une armée, chasse du Tibet les Gourkbas, les
poursuit sur leur propre territoire ; puis, fatiguée de son
effort et satisfaite de la leçon qu'elle a donnée, elle se con-
tente d'imposer aux vaincus une soumission de pure forme :
le Népal, enregistré comme vassal, s'engage à envoyer
solennellement tous les cinq ans un tribut à l'empereur,
incarnation du divin Manjuçrî.
Hamcnés h une juste idée de leurs forces, les Gourkbas
20 LE NÉPAL
évitent désormais de rompre ouvertement avec leurs voi-
sins trop puissants, les Chinois au Nord, les Anglais au
Sud ; ils comptent sur la diplomatie et la ruse pour com-
penser Finfériorilé de leurs forces, et rêvent d'opposer la
Chine àFAngieterre pour les annuler toutes deux. Fatiguée
des intrigues et de la mauvaise foi des Gourkhas, l'Angle-
terre leur déclare la guerre en 1814 : deux années de cam-
pagnes également honorables, également glorieuses de
part et d'autre, également signalées par des revers désas-
treux, mènent enfin les armées britanniques à la porte du
Népal. Le traité signé à Segowlie en 1816 trace entre les
deux Etats une frontière définitive et règle les relations du
Népal avec le dehors : le Népal s'engage à ne prendre à son
service aucun sujet britannique, aucun sujet d'un État
européen ou américain sans le consentement du gouverne-
ment britannique ; un représentant du gouvernement bri-
tannique doit résider à demeure auprès de la cour népa-
laise.
Pour arracher d'une part ces concessions, en apparence
médiocres, et d'autre part pour y souscrire, Anglais et
Gourkhas avaient soutenu avec la même obstination une
guerre de deux ans, meurtrière et ruineuse. L'Angleterre
voulait ouvrir à son commerce la voie de l'Asie centrale,
que Tavernier avait entrevue; les Gourkhas n'étaient pas
moins résolus à écarter tous les étrangers. Un incident
malencontreux avait éveillé de bonne heure la méfiance
des Gourkhas : pendant qu'ils poursuivaient la conquête
du Népal, les Anglais, appelés par les Mallas, avaient tenté
une diversion militaire ; mais le climat du Téraï et les dif-
ficultés des montagnes les avaient obligés à battre en
retraite. Maître du pays, Prithi Narayan s'était empressé
d'en chasser les missionnaires chrétiens et les marchands
hindous qui auraient pu provoquer une intervention
anglaise. Cependant, en 1792, quand l'invasion chinoise
i>;troductio>: 21
menaçait les Goiirkhas jusque dans leur capitale, les suc-
cesseurs de Pritlii Narayan cherchèrent un appui du coté
des Anglais, et, pour les amorcer, ils leur proposèrent de
négocier un traité de commerce; puis, effrayés d'une
démarche qui compromettait leur indépendance, ils s'em-
pressèrent de conclure la paix avec la Chine. Le colonel
Kirkpatrick, envoyé de la Compagnie, arriva trop tard au
Népal ; il y fut accueilli avec une froideur dédaigneuse, et
dut se retirer après deux mois de séjour. Il en rapportait
une magnifique collection de notes sur la géographie,
l'histoire, les antiquités, la religion, l'agriculture, le com-
merce et les institutions du pays qui, rédigées par une
main étrangère, furent publiées en 1811.
Kirkpatrick inaugurait au Népal une phase nouvelle de
l'expansion européenne. Le zèle de l'apostolat avait amené
d'abord dans l'Himalaya les missionnaires, uniquement
préoccupés de prêcher et d'étendre leur doctrine, obstiné-
ment fermés aux curiosités profanes. Avec Kirkpatrick la
politique moderne prend pied au Népal, inspirée par l'am-
bition commerciale et l'esprit d'entreprise, fécondée et
ennoblie par le concours de toutes les connaissances
humaines. En 1802, les Anglais tirent à nouveau parti des
circonstances pour essayer d'installer un résident au Népal ;
l'essai avorte encore, mais il a pu se prolonger une année;
Hamilton, qui accompagnait le résident, a repris et étendu
les recherches de Kirkpatrick ; sa Relation parue en 1818
jette une nouvelle lumière sur ce pays encore si peu connu.
Enfin, après le traité de 1816, la résidence britannique est
définitivement établie; dès 1820, Ilodgson y est attaché.
Pendant vingt-cinq années d'une carrière qui se développe
tout entière au Népal, Brian Houghton Hodgson explore
avec le même bonheur, la même divination, la même
patience, la même sûreté tous les domaines de la science ;
il est grammairien, géographe, ethnographe, géologue,
22 LE NÉPAL
botaniste, zoologiste, archéologue, juriste, philosophe,
théologien; partout il crée, et partout il excelle. L'india-
nisme français ne peut pas oublier que sans les matériaux
découverts par Hodgson et mis généreusement au service
de l'érudition, le grand Burnouf n'aurait pas composé son
admirable Introduction à l'histoire du bouddhisme indien.
Le nom de Hodgson reste indissolublement lié dans la
science au nom du Népal. Récemment encore (1877) un
médecin de la résidence, le D' Wright, perpétuant la
noble tradition des fonctionnaires britanniques au service
de l'Inde, a enrichi la bibliothèque de Cambridge d'un
trésor d'anciens manuscrits, surtout bouddhiques, et a
rendu la chronique locale, la Vamçâvalî commodément
accessible aux savants européens par une traduction an-
glaise.
Les conditions du traité de Segowlie, d'accord avec la
méfiance prudente des Gourkhas, réservent presque exclu-
sivement au personnel de la résidence britannique l'étude
du Népal sur place. En dehors du résident, de son assistant
et du médecin, aucun Européen n'est autorisé à pénétrer
au Népal, encore moins à y séjourner. Au reste, le résident
lui-même est astreint à des conditions de vie assez déplai-
santes ; il vit, en dehors et à distance de la capitale, dans
un enclos qui lui est assigné, sous la protection d'une
compagnie de cipayes britanniques, et sous la garde d'un
poste népalais tenu d'interdire l'accès à tout indigène qui
n'est pas muni d'un permis du Darbar; ses promenades,
toujours sous la garde et la surveillance d'un soldat
gourklia, sont circonscrites au périmètre de la vallée ; ses
excursions, h quelques districts du Téraï. Ses relations
officielles avec le Darbar se bornent à un échange pério-
dique de visites de cérémonie et à la discussion des affaires
courantes.
En dehors de ces hôtes officiels, admis et subis à contre-
INTRODUCTION 23
cœur, quelques rares privilégiés qui doivent à leur bonne
fortune de n'effaroucher ni les susceptibilités des Anglais,
ni celles des Gourklias, obtiennent un permis temporaire de
séjour. C'est aux hommes de science qu'échoit surtout cet
avantage honorable. « Le marchand, dit un adage gourUha,
amène la Bible ; la Bible amène la bayonnette. » La grande
puissance d'Europe et le petit royaume asiatique s'enten-
dent à reconnaître et à proclamer la neutralité de la science,
qui appartient à l'humanité entière. Des Anglais, des
Russes, des Allemands, des Français ont été autorisés à
étudier ou à rechercher sur le territoire népalais les mo-
numents du passé que le climat des montagnes et les in-
stitutions politiques ou religieuses du pays ont préservés
contre toutes les causes de destruction qui sévissent dans
l'hide propre. Il y a six ans encore, le gouvernement
gourkha a donné une nouvelle preuve du bienveillant
intérêt qu'il porte à la science, en autorisant dans le Téraï
les investigations archéologiques qui ont abouti à la décou-
verte de Kapilavaslu, l'antique berceau du Bouddha.
Ces concessions individuelles, accordées toujours à bon
escient, après une enquête minutieuse, et contrôlées par
une surveillance sévère, n'entament pas le principe de l'iso-
lement systématique que le gouvernement gourkha suit
avec une fidélité séculaire. Depuis la double épreuve de la
guerre chinoise et de la guerre anglaise, les Gourkhas
instruits de leur force réelle se sont assigné pour pro-
gramme de maintenir l'indépendance de leur pays et de se
réserver pour un avenir plus favorable. Ils n'ont pas renoncé
à s'emparer du ïibet, comme l'atteste la grande guerre de
1856; vainqueurs, ils ont obtenu du Tibet plus qu'ils
n'avaient accordé, vaincus, à l'Angleterre; suivant
l'exemple donné par les nations européennes dans l'I^^v-
trôme-Orient, ils ont exigé une concession de teri-ain à
Lhasa et l'installation d'un agent diplomatique chargé de
24 LE ^'ÉPAL
représenter les intérêts des résidents népalais ainsi que
d'observer les affaires et les intrigues locales. Du côté de
l'Inde, on a pu deviner leur main dans les machinations
ourdies contre le pouvoir britannique, mais rien ne Fa
dénoncée; en 1857 quand la révolte des Cipayes semblait
augurer la chute du régime anglais, ils ont mis au ser-
vice du gouverneur général près de dix mille hommes de
troupe qui ont contribué à éteindre la rébellion ; leur loya-
lisme ou tout au moins leur clairvoyance a reçu comme
paiement plusieurs des riches districts du Téraï perdus
en 1816.
C'est à l'intérieur de leurs frontières que les Gourkhas
ont surtout, depuis la conquête, dépensé leur énergie ; l'or-
ganisation d'un nouvel empire en a réclamé la plus grande
partie; les intrigues de palais ont consommé le reste. En
vertu de la loi fatale qui pèse sur les dynasties asiatiques,
les héritiers de Prithi Narayan appartiennent plus à la
pathologie qu'à l'histoire, dégénérés de types divers, ner-
veux, irritables, sanguinaires, impulsifs, alcooliques, ero-
tiques, idiots; une longue série de minorités laisse l'enfant-
roi sous la tutelle redoutable d'un oncle, d'une mère ou
d'un ministre jaloux du pouvoir, intéressés à prolonger
jusqu'à l'épuisement prématuré les débauches précoces du
souverain. Le roi fainéant fait le maire du palais. Deux
clans, les Thapas et les Panrés, se sont disputé l'autorité
réelle; tous deux se sont montrés dignes de l'exercer.
Damodar Panré et son père Amar Singli comptent parmi
les gloires militaires dos Gourkhas, chez qui la bravoure
est pourtant banale. Depuis le commencement du xix"
siècle, les Thapas ont réussi à garder presque constam-
ment le pouvoir; Bhim Sen (Bhîmasena) se maintint plus
de trente ans dans les fonctions de premier ministre ; tombé
brusquement en disgrâce, il fut jeté dans les fers, et se
trancha la gorge dans sa prison. Son neveu, Jang Balladur,
INTRODUCTION 25
soutint mieux sa fortune: il est le héros du Népal moderne,
l'idéal du Gourkha nouveau style ; la littérature et la presse
ont rendu ses aventures et ses prouesses populaires, même
en Oceident. Brave autant que dissimulé, le coup d'œil
rapide, l'esprit perspicace, toujours sur ses gardes et
maître de lui, expert aux mœurs des bêtes et des hommes,
chasseur de fauves sans rival, cavalier incomparable, il
endort ou déconcerte ses adversaires, frappe sans scrupule
le coup décisif, et fait face partout à la fois. S'il le faut, il
pirouette à cheval sur une planche au-dessus d'un abîme,
il passe une journée accroché de ses ongles crispés au mur
d'un puits, suit le tigre dans les hautes herbes, abat d'uu
coup de feu ses concurrents au pouvoir ou les livre à la
tuerie d'une soldatesque effrénée, il ne craint pas de
heurter les préjugés de la caste, si rigoureux chez les
Gourkhas, ou de laisser vacant un poste convoité ; il se
rend en Europe, est « le lion » de la saison à Londres et à
Paris, et rentre au Népal avec un prestige doublé. Par
prudence, il n'usurpe pas le trône ; il est premier ministre,
dictateur; il se fait octroyer le titre de maharaja, joue la
comédie de l'abdication pour éprouver son entourage et
reconnaître ses forces, et reparait plus puissant que jamais.
Après lui la dictature échappe à sa lignée directe et passe
à ses neveux par un drame de famille sanglant. Le premier
ministre actuel, Chander Sham Sher Jang (Candra Çama
Çera Jafiga) Rana Bahadur, a succédé à ses deux frères
Bir (Vîra) Sham Sher et Deb (Deva) Sham Sher, l'un mort,
l'autre déposé; il porte les titres de maharaja, premier
ministre et maréchal du Népal. Le roi, Pithvî Vira Vikrama
Sâha porte le titre d'Adhiràja (vulg. Dhiràj) ; il vit confiné
dans son palais, livré aux femmes et à la boisson, exhibé
comme une poupée inconsciente aux jours de grande céré-
monie.
Ce régime despotique, qui concentre tous les pouvoirs
26 LE NÉPAL
dans la main du maharaja, se complète et se corrige par
une institution singulière où se manifeste le vieil esprit
féodal ; toutes les charges de l'État, du maharaja jusqu'aux
plus humbles, sont annuelles. Chaque automne, une com-
mission désignée par le roi revise la liste de tous les em-
plois, raye les incapables, les indignes, les suspects, pour-
voit à tous les postes, licencie la classe et choisit parmi les
candidats gourkhas les soldats appelés à servir dans l'armée.
Le Gourkha en effet par goiit et par dignité laisse aux
JNévars assujettis l'exercice des autres professions ; il est
né seulement pour porter les armes et pour remplir les
fonctions de l'Etat. Son ambition la plus modeste est de
recevoir en fîef un des lopins de terre que l'État concède
aux soldats en service. Pour satisfaire tant d'appétits
déchaînés, le Darbar gourkha a dû recourir au procédé
ingénieux du roulement annuel qui tient en haleine les
bonnes volontés et permet d'exclure les autres. Le sceau
rouge du roi est nécessaire pour investir le maharaja aussi
bien que le simple soldat ; afin de défendre son pouvoir
incessamment menacé, et de prévenir un caprice aveugle
du fantoche royal, le maharaja prend soin de composer à
son gré la maison du souverain, lui donne pour serviteurs
ses créatures, pour femmes ses filles ou ses parentes. Mais
malheur si une rivalité de sérail déjoue ses calculs et détache
de ses intérêts, à l'heure critique de la signature annuelle,
la favorite du roi !
En dépit des révolutions de palais et des luttes de partis,
le régime gourkha poursuit avec continuité son œuvre de
réorganisation. La conquête créait une situation difficile :
Au sommet, une peuplade himalayenne, mais matinée de
sang indien, façonnée par les brahmanes qui lui avaient
appris leur langue, inculqué leurs préjugés, imposé leurs
institutions, leurs cérémonies et leurs divinités, experte au
métier des armes, mais incapable de vivre autrement que
INTRODUCTION 27
par la guerre et les razzias ; au-dessous, une nation déjà
compacte, amalgame de races étrangères à l'Inde, sorties
d'un commun berceau dans les montagnes du iXord, enta-
mée à peine par le brahmane, en passe de se convertir à
un hindouisme bâtard, mais fidèle encore aux croyances,
aux lois, aux pratiques du bouddhisme indien, que l'Inde
avait déjà désavoué ; initiée par les moines et les savants à
la langue littéraire de l'Inde aryenne, le sanscrit, mais
attachée dans l'usage réel à des idiomes de souche tibé-
taine ; éprise des arts de la paix, de la culture, des pompes
et des fêtes religieuses, mais indocile et remuante par goût
d'indépendance autant que par frivolité. La main de fer
du Gourkha comprima toutes les résistances ; le nouveau
maître n'eut pas à réprimer une seule révolte. Des exem-
ples formidables enseignèrent aux vaincus, d'un bout à
l'autre du royaume, les lois fondamentales du régime
gourkha: dans l'ordre politique, l'obéissance servile au
Gourkha, détenteur unique du pouvoir; dans l'ordre social,
le respect de la vache et du brahmane, créatures sacrées
et intangibles. Les rudes pasteurs des alpes qui menaient
à coup de fouet leur bétail, et les Névars de la vallée qui
aimaient à se régaler de viande succulente, apprirent à
honorer Je symbole de l'orthodoxie triomphante. Le boud-
dhisme, suspect à deux titres, comme doctrine d'hérésie
et comme église nationale des Névars, perdit son influence
et ses privilèges ; les couvents, les temples se virent dépos-
sédés de leurs biens, privés des donations accumulées qui
servaient à leur entretien ; appauvris, négligés, ils tom-
bèrent en décadence ; les pandits bouddhistes, réduits à
vivre des aumônes d'une communauté réduite, cessèrent
de recruter et de former des élèves. Les faveurs publiques,
réservées aux fidèles de l'hindouisme, amenèrent aux dieux
brahmaniques des croyants que la prédication n'aurait pas
suffi à convertir. La langue des Névars, et ses congénères
28 LE NÉPAL
des autres vallées, battirent en retraite devant la langue
des Gourklias, le Ivhas ouParbatiya, né, comme les Gour-
khas eux-ftiêmes, d'une fusion entre les éléments hima-
layens et les éléments hindous, graduellement envahi par
l'Hindi des plaines au détriment du vieux fonds indigène,
et colporté dans les districts les plus retirés par l'admi-
nistration et par l'armée. Les corporations des Névars,
déjà réglementées à l'hindoue par les conseillers de Jaya
Sthiti le Malla, furent assimilées aux castes orthodoxes,
et soumises comme elles à la juridiction d'un prêtre
brahmanique.
La victoire des Gourklias a consommé l'annexion du
Népal h l'Inde brahmanique. Peuplé par des races an-
aryennes, converti et civilisé par le bouddhisme indien,
conquis et absorbé par le brahmanisme hindou, le Népal
a déjà parcouru les trois premières étapes de l'histoire de
rinde ; entré tardivement dans le cycle, il lui reste encore
à connaître la dernière phase, qu'il entrevoit dès mainte-
nant, mais oùFInde est depuis longtemps engagée : la lutte
contre l'Islam et la mainmise de l'Europe. C'est là juste-
ment le trait original et l'intérêt essentiel de l'histoire du
Népal. Ceylan est Flnde arrêtée au stage du bouddhisme
et déviée par la force prépondérante des influences étran-
gères ; le Cachemire est Fhide même. Le Népal, c'est l'Inde
qui se fait. Sur un territoire restreint à souhait comme un
laboratoire, l'observateur embrasse commodément la suite
des faits qui de l'Inde primitive ont tiré l'Inde moderne. Il
comprend par quel mécanisme une poignée d'Aryens portée
par une marche aventureuse au Penjab, entrée en contact
avec une multitude barbare, a pu la subjuguer, l'encadrer,
l'assouplir, l'organiser, et propager sa langue avec tant de
succès que les trois quarts de l'Inde parlent aujourd'hui
des idiomes aryens: un d'entre eux, l'hindi, est pratiqué
par plus de quatre-vingt millions d'hommes !
INTRODUCTION 29
La religion dans ce progrès a joué le rôle essentiel : le
brahmanisme a défendu d'abord Finlégrité aryenne, et
laissé l'offensive aux hérésies. Le formalisme magique du
culte avait favorisé de bonne heure la naissance d'une caste
sacerdotale, où les connaissances héréditaires se trans-
mettaient du père aux fils. Les prétentions croissantes du
clergé provoquèrent l'aristocratie féodale à s'unir pour
défendre son pouvoir menacé: l'imitation fit le reste. Ln
réseau de castes se créa, consacré parle prêtre, fermé par
la barrière de la pureté rituelle.
Cependant, sur les confius du groupe élu, une avant-
garde interlope rompait l'isolement rêvé : aventuriers, écu-
meurs, forbans, pionniers venaient y confondre leurs goûts
d'émancipation et reliaient par une chaîne suspecte l'Aryen
à l'aborigène. Vers le vi^ siècle avant l'ère chrétienne,
quand l'expansion brahmanique avait entamé déjà plus
qu'à moitié la vallée du Gange, le « Piémont » himalayen
bordait les communautés orthodoxes ; c'est là que le Boud-
dha et le Jina conçurent le rêve généreux et hardi d'une
doctrine de salut ouverte à tous les hommes, sans accep-
tion de naissance. Leur prédication recueillie avec enthou-
siasme par des disciples ardents suscita des missionnaires
impatients d'éclairer et de délivrer les âmes. Les révolu-
tions politiques de l'Inde servirent leur zèle : les grands
Etats naissants réclamaient des cadres religieux élargis.
Après le passage d'x\lexandre, le premier empereur qui
régna sur l'Inde entière fut aussi le premier patron du
bouddhisme. Poursuivant sa carrière, l'Église du Bouddha
se répand en dehors de l'Inde, catéchise les Grecs de Bac-
triane, range un Ménandre au nombre de ses saints, aborde
les Scythes qui descendent du Pamir, prêche à ces rudes
pillards des paroles de douceur et de charité, gagne à ses
intérêts leur roi Kaniska qui ouvre aux missions l'Asie
centrale: la Chine, la Corée, le Japon, l'Indo-Chine, l'Ar-
30 LE NÉPAL
chipel indien, le Tibet entendent les vérités sublimes
venues de l'Inde et nourrissent leur foi des saintes écri-
tures et des saintes légendes que Tlnde leur envoie.
Mais, tandis qu'il triomphe en dehors de l'Inde, le
bouddhisme recule, bat en retraite, expire dans l'Inde. Le
brahmanisme s'est insinué derrière le rejeton qu'il désa-
vouait, et recueille son héritage. Il se réclame des dieux
communs que le bouddhisme lui a empruntés, du prestige
séculaire de sa caste, dépositaire de sagesse et de puis-
sance surnaturelles. Seigneurs, chefs, rois l'accueillent
avec bienveillance, presque avec faveur; il apparaît comme
un contrepoids et comme une sauvegarde. Les couvents
du bouddhisme, sans cesse enrichis de pieuses donations,
puissants par leur durée, leur stabilité, leur hiérarchie,
maîtres des âmes et maîtres de vastes domaines, tiennent
en échec l'autorité laïque et risquent de l'annuler. Le
brahmane est moins redoutable ; il n'a pas contracté de
vœux ni d'engagement ; il est libre, indépendant, isolé ; il
se mêle au siècle, il ne fonde pas d'ordre, il ne vit pas en
communauté. Mais ce solitaire se trouve être l'ouvrier
patient et sûr d'une tâche méthodique qui traverse les
siècles: façonné par un long passé d'ancêtres plies tous à
la même doctrine comme aux mêmes pratiques, modelé par
une éducation traditionnelle, contenu dans ses rapports
sociaux par les prohibitions de la table et du lit, le brah-
mane incarne un idéal uniforme. Il ne rêve pas de la fra-
ternité humaine ni du salut universel ; il ne vise qu'à la
suprématie, et pour la fonder il lui faut le système des
castes; sa personne fait corps avec ses institutions, ses
croyances, ses lois.
Poussé par le hasard ou les nécessités de la vie sur la
terre des barbares, le brahmane tout d'abord consacre son
nouveau domaine. Les docteurs de l'orthodoxie ont eu beau
tracer autour des Aryens, comme un fossé, d'étroites limites
INTRODUCTION 31
OÙ cesse la pureté rituelle ; la froutière a toujours avancé du
Penjab au Gange, du Gange à la mer; le pays aryen a fini
par se confondre avec l'Inde. Les juristes modernes n'exi-
gent plus, comme garantie, que la présence de l'antilope
noire en liberté ; et l'antilope noire attend encore le Buffon
hindou qui viendra la définir. La zoologie complaisante
laisse le champ large aux casuistes. En 18o4, au fort d'une
guerre contre le Tibet, l'interprète officiel de la loi brahma-
nique au Népal eut à se prononcer par raison d'État, sur la
nature du yak, bovidé authentique, cousin germain de la
vache, ho^ grunniens des naturalistes ; il le rangea hardi-
ment dans la famille des cervidés; les soldats gourkhas,
affamés, purent alors sans scrupule égorger l'animal et
s'en nourrir.
La terre annexée, les dieux suivent. Le panthéon brah-
manique, toujours ouvert, accueille volontiers les hôtes de
rencontre ; les uns, moins favorisés, vont à l'aide d'une
filiation hasardeuse grossir les rangs pressés de la plèbe
divine ; les autres, mieux traités, s'absorbent sans s'y perdre
dans les divinités suprêmes : la pierre, le fétiche, l'image
consacrés par le culte local sont reconnus pour des avatars,
et leurs légendes pieusement remaniées vont enrichir la
littérature des récits édifiants et des miracles. Les pèlerins
se mettent en branle, marchands, charlatans, mendiants,
vagabonds, ascètes qui sillonnent incessamment l'Inde en
quête de foires, d'âmes crédules, d'aumônes ou de graves
méditations, tous férus d'orthodoxie et prompts à se scan-
daliser des infractions aux bonnes règles. Activée par des
échanges plus fréquents, l'imitation de llnde se précipite ;
la dynastie indigène ne se contente plus des ancêtres sus-
pects qui suffisaient à son orgueil ; elle veut frayer de pair
avec les princes de l'Inde. Le brahmane, toujours conci-
liant, sait greffer une branche adventice sur la souche anti-
que des races du Soleil et de la Lune. 11 ne réclame pour
32 LE NÉPAL
prix de cette promotion qu'une adhésion expresse aux lois
de la caste. Prisonnière de sa grandeur, ambitieuse aussi
de la consacrer par de hautes alliances, la famille royale
multiplie les gages de son orthodoxie, s'isole dans les bar-
rières qu'elle a consenties. Parti d'en haut, le mouvement
gagne de proche en proche ; le brahmane, réaliste, spé-
cule à jeu certain sur les sentiments mesquins de l'huma-
nité, la vanité, le dédain, le goût des distinctions ; groupe à
groupe, la société se scinde en castes, professionnelles
d'abord, satisfaites d'une hiérarchie qui laisse presque à
tous des inférieurs à mépriser. La bataille est dès lors
gagnée. Le jour où les bonzes du Népal réclamèrent les
droits et les privilèges des brahmanes, ils abdiquèrent et
se vouèrent à la ruine; le droit divin n'admet pas de par-
tage ; si les brahmanes étaient admis à régner, ils devaient
régner seuls. L'événement le prouva.
Les Occidentaux, hantés de leurs préjugés et des sou-
venirs de leur histoire, se sont plu en général à expliquer
l'anéantissement du bouddhisme indien par des persécu-
tions imaginaires ; aucun document positif ne les a jamais
attestées. Que, dans leurs rivalités intéressées, les bonzes
et les brahmanes aient appelé jamais la violence à leur
aide, on n'en saurait équitablement douter, et les légendes
des deux partis ne cherchent pas à donner le change ;
souvent dans leurs récits, une controverse de doctrine a pour
enjeu l'expulsion des vaincus. Mais ces incidents n'ont
jamais pris le caraclère d'une persécution méthodique,
systématique ; l'esprit hindou s'y opposait ; l'état politique
ne l'eût pas permis. Tolérance ou fanatisme sont des notions
qui manquent à l'Inde ; l'Hindou croit volontiers à tous les
dieux ; sa foi, comme sa raison, est assez large pour embras-
ser les contradictions. Il a ses préférences ; mais sa pru-
dence ménage les divinités qu'il ignore, et prend garde
de les déchaîner contre lui. En outre l'Inde, morcelée à
INTRODUCTION 33
rinfiiii vers le x' siècle, se prêtait alors moins que jamais
à des mesures d'ensemble contre une église. La volonté
consciente, que nous aimons par orgueil à considérer
comme le ressort de Thistoire, ne joua qu'un rôle médiocre
dans la catastrophe du bouddhisme. Le bouddhisme dis-
parut de rinde quand il y perdit sa raison d'être. Ses cou-
vents et ses missions avaient pénétré, relié l'Inde entière,
l'avaient initiée à l'unité par la foi et par le clergé ; ils
avaient pu créer une communauté mondiale, « FÉglise des
quatre points cardinaux ». Leur œuvre s'arrêtait là; leur
discipline, uniforme et rigide, n'allait qu'à des moines ; la
société laïque, trop souple, trop diverse, leur échappait.
Pour préparer un nouveau progrès, il fallait le brahma-
nisme, ondoyant comme le monde hindou, apte à toutes
les transformations, immuable seulement dans sa Loi
sociale comme le bouddhisme dans sa Loi monastique ;
c'est par lui que l'Inde allait réaliser l'unité sociale. Le
bouddhisme, il est vrai, pouvait rendre encore à l'Inde un
autre service à la veille d'une nouvelle invasion : pendant
dix siècles il avait eu la gloire d'arrêter, d'adoucir, d'apai-
ser, d'absorber les conquérants barbares. Mais les nouveaux
venus ne ressemblaient pas à leurs devanciers ; ils ne
venaient ni de l'hellénisme élégant, ni des steppes cré-
dules ; ils sortaient de l'Arabie farouche, soldats d'un dieu
jaloux qui ne souffrait pas de rival. Au premier choc, la
Perse, le Turkestan épouvantés avaient abjuré leurs vieilles
croyances ; les avant-postes du bouddhisme avaient capi-
tulé ; les couvents étaient incendiés, les moines dispersés ;
avec eux l'Église du Bouddha s'était évanouie. Pour résis-
ter à cet élan furieux, le brahmanisme était un rempart
plus solide. La rage de l'Islam devait s'épuiser en vain
contre un adversaire insaisissable, sans chef, sans cohésion,
invincible par sa dispersion même. Elle allait même le
servir, grandir son prestige et sa force : la haine de
3
34 LE NÉPAL
l'étranger où s'exallc l'orgueil du brahmane allait éveiller
rinde à la conscience, obscure et rudimentaire, il est vrai,
de l'unité nationale.
Déjà, sous les auspices des religions aryennes, l'Inde
savante avait réalisé l'unité linguistique ; le sanscrit, tiré
des dialectes aryens, élaboré par les écoles grammaticales,
réservé d'abord à l'orthodoxie brahmanique, avait été
adopté ou usurpé par toutes les églises, s'était étendu à la
littérature profane, s'était imposé aux chancelleries comme
une langue officielle, et avait créé dans le chaos des parlers
de l'Inde un moyen de communication universel entre les
hommes d'étude et les « honnêtes gens » ; véhicule d'une
pensée robuste et d'un art délicat, il avait propagé dans
toutes les contrées de l'Inde un idéal commun de raison,
de sentiment et de beauté. Côte à côte avec le sanscrit,
d'autres langues, issues comme lui de la souche aryenne,
mais qui ne prétendaient pas comme lui à la « perfection » ,
avaient cheminé parmi les peuples, délogé les idiomes
d'une grande moitié de l'Inde ; nourries de la sève aryenne,
mais nées et grandies sur le sol hindou, elles étaient natu-
rellement adaptées à servir de trait d'union entre les Aryas
victorieux et les indigènes soumis.
Ainsi le génie aryen se manifeste, dans l'histoire du
Népal aussi bien que dans l'histoire générale de l'Inde,
comme l'agent essentiel du progrès, et le brahmanisme
comme le représentant le plus authentique et le plus
accompli du génie aryen. Mais, son œuvre à peine achevée,
le brahmane voit surgir des concurrents qui prétendent la
reprendre et la continuer. D'autres Aryens, parents oubliés
et reniés, arrivent des extrémités de l'Occident, portant
comme un signe de reconnaissance, après une séparation
tant de fois séculaire, leur langage, frère germain du sanscrit,
et leur soif fiévreuse de conquêtes. L'Inde impassible les a vus
déjà se disputer entre eux par les armes le droit d'y répandre
INTRODUCTION 35
les bienfaits de leur civilisation. Le Népal retardataire leur
échappe encore, mais il n'a plus longtemps à les attendre.
Le triomphe du brahmanisme présage la crise prochaine.
Déjà les Anglais sont installés en protecteurs plus qu'en
voisins sur les frontières du Sud, de l'Est et de l'Ouest ;
pour leur faire équilibre, le Gourkha comptait sur la Chine
suzeraine, qu'il croyait toute-puissante ; les ambassades
envoyées tous les cinq ans à Pékin ne voyageaient-elles pas
pendant neuf mois sans interruption sur les domaines du
Fils du Ciel? Mais les derniers événements, suivis de près
à Katmandou, y ont ébranlé le prestige de la Chine. La
décadence de l'Empire du Miheu semble ouvrir au Népal
la route convoitée de Lhasa, comme un débouché pour
écouler le trop-plein de ses forces militaires. Soldat, et
rien autre que soldat, le Gourkha vainqueur étouffe dans
son cercle de montagnes ; la terre, trop rare, ne suffit pas
h l'entretien d'une population tout agricole, et d'une
nation armée toujours sur le pied de guerre. Serviteur
dévoué de sa patrie, ami clairvoyant du Népal, l'Anglais
Hodgson se préoccupait dès 1830 d'un danger menaçant
pour la paix britannique ; il proposait pour remède
d'embaucher les soldats gourkhas comme mercenaires au
service de l'Inde ; ses conseils, écoutés, ont valu aux
Anglais ces magnifiques régiments qui seuls rivalisent de
bravoure et d'endurance avec les redoutables Sikhs. Mais
un contingent de 15 000 hommes à peine, engagé sous les
bannières britanniques, ne soulage pas assez les charges
du Népal et prépare peut-être un autre péril : quel que soit
le loyalisme éprouvé de ces mercenaires, ils restent,
comme les Suisses d'autrefois, fidèles avant tout à leur
patrie. Ils y rentrent, leur service accompli, formés à la
discipline et la tactique de l'Europe, ayant appris à lire, à
écrire, à calculer, à reconnaître et lever le terrain, et ren-
forcent les troupes gourkhas d'un supplément précieux.
36 LE NÉPAL
Avec eux, avec l'armement et les mimitions que les arse-
naux népalais ne cessent pas de produire, le pillage du
Tibet ne serait pas impossible, malgré les formidables
obstacles dressés par la nature.
Mais à défaut du Chinois affaibli, une autre puissance,
la Russie, qui refait l'Empire des Mongols, se charge de
veiller sur le Grand-Lama. La vieille division des deux
Églises bouddhiques reparaît en Asie, manifestée par le
jeu de la politique Européenne : au Sud, l'Angleterre,
maîtresse de Ceylan, tient sous son autorité directe la Bir-
manie, sous son influence le Siam, les deux grandes
annexes de l'Église pâlie ; au Nord, la Russie réunit sous
sa domination ou sa protection les tronçons épars de
l'Église lamaïque, attachée au Grand Véhicule; déjà, sous
les tentes des Mongols, la grande Catherine passe pour
une incarnation de la déesse Tara, et le tzar pour un
Bodhisattva. Le moindre mouvement des Gourkhas met-
trait la Russie en branle, et provoquerait au Tibet une
intervention que l'Angleterre veut en écarter à tout prix.
Le Tibet entamé par les Russes, l'Angleterre serait entraî-
née à mettre aussitôt la main sur le Népal pour assurer au
moins sa frontière. Voudra-t-elle devancer les événe-
ments, céder aux invitations pressantes des chauvins
exaltés et succomber à la tentation d'arrondir par une con-
quête son domaine hindou? On peut en douter. Le Népal
n'a pas de quoi payer les frais d'une conquête. « Le jeu
n'en vaut pas la chandelle », déclare expressément un
familier du Népal, le D'" Wright. Le pays n'a d'intérêt que
par ses cols, comme la voie de commerce la plus directe
entre l'Hindoustan et l'Asie centrale ; mais la clientèle du
Tibet, misérable et disséminée, ne promet à ses fournis-
seurs que de maigres bénéfices, et le jour n'est pas encore
venu où l'industrie européenne mettra en exploitation les
métaux précieux enfouis dans le sol tibétain.
INTRODUCTION 37
L'indépendance du Népal est ainsi liée en partie aux
combinaisons de la politique européenne ; elle dépend en
partie de la sagesse de ses gouvernants. La famille des
Sham Sher, qui détient le pouvoir effectif, est restée
fidèle aux traditions de Jang Balladur et de Bhim Sen
Thapa ; elle a su préserver l'intégrité du pays par une atti-
tude de réserve prudente, écarter l'étranger sans le repous-
ser brutalement, isoler le royaume sans s'isoler elle-
même. Le maharaja actuel, comme ses aînés, lit et parle
l'anglais, reçoit les journaux apportés de la frontière
anglaise par un coureur de poste, descend à l'occasion
dans l'Inde, rend visite au vice-roi ; il s'intéresse aux
affaires d'Europe, cause sans embarras de l'empereur
Guillaume et de la revanche. Pénétré de ses devoirs de
chef et de Gourkha, il passe ses journées sur le champ de
manœuvres à dresser les troupes, rend la justice, contrôle
l'administration. Mais une tragédie de palais, comme le
Népal en a tant vu, peut brusquement porter au pouvoir le
parti de l'isolement à outrance, hostile aux gens comme
aux idées du dehors, entêté d'orgueil intraitable et de
mépris insultant. A l'extérieur une guerre, à l'intérieur
une révolution, et c'en est fait peut-être du dernier État
indépendant de l'Inde.
Amené au Népal en 1898 par la recherche des antiqui-
tés et des manuscrits bouddhiques, j'ai senti sur place l'in-
térêt imprévu du drame qui s'y joue. Familier par mes
études avec le passé de l'Inde, j'ai cru le voir ressusciter
dans ce duel de races, de langues, de religions qu'abrite
une vallée perdue de l'Himalaya. Avant l'heure incertaine
du dénouement probable, j'ai cru opportun de tracer dans
un tableau d'ensemble les singulières destinées de ce coin
de terre oîi semblent se répéter en réduction les destinées
générales de l'Inde. L'histoire du Népal ainsi conçue
m'apparaît moins comme une monographie locale que
38 LE NÉPAL
comme un prélude h cette histoire générale de Tlnde qui
décourage les meilleures volontés par son étendue, et ses
lacunes, mais qu'il serait injuste et fâcheux de négliger :
à voir les problèmes que pose et que résout en partie
l'étude d'une simple vallée, on devine ce que promet l'élude
d'un pays immense, peuplé de deux cents millions d'hom-
mes, berceau d'une civilisation originale, sol d'élection du
sentiment religieux, trésor convoité par tous les conqué-
rants. J'ai abordé ma tâche en philologue, par l'examen
du passé, des inscriptions, des textes, des manuscrits;
mais j'aurais failli à mon dessein si je n'avais pas poursuivi
le passé jusque dans le présent, qui en est le prolongement
logique et réel ; la division d'un bloc de temps en époques
successives, ancienne, moyenne, moderne, contemporaine,
tout arbitraire qu'elle est, peut se justifier en certains cas
par des raisons de pratique ou de pédagogie ; sur le
domaine indien, où la littérature a par principe esthétique
préservé si peu de souvenirs de la vie réelle, le passé isolé
du présent reste une énigme indéchiffrable. J'ai dû faire un
appel constant aux travaux de mes devanciers ; les noms
de Kirkpatrick, de Hamilton, de Hodgson, d'Oldfield, de
Wright, de Bendall reviendront presque h chaque page ;
mon livre est en grande partie un index méthodique de
leurs ouvrages, complété par des connaissances nouvelles
et contrôlé dans une faible mesure par mes propres obser-
vations. Deux mois passés au Népal en compagnie des
pandits indigènes m'ont donné la sensation de la vie locale;
mais je n'ai pas pu entreprendre sur place une enquête
approfondie. Admis à visiter le pays comme archéologue,
j'aurais abusé de l'hospitalité en sortant du programme
convenu, et la faute n'aurait pas même eu pour excuse le
profit; j'ai dit quelles difficultés insurmontables paraly-
saient la' curiosité trop éveillée du voyageur. J'ai tenu à
répondre par une loyauté sans réserve à la confiance
INTRODIXTIOX 39
bienveillante du Darbar. Mon journal de voyage que j'ai
reproduit sous sa forme un peu fruste, complétera peut-
être, comme une suite de photograpbies instantanées,
Fimpression qui se dégage lentement des matériaux accu-
mulés. Le lecteur y saisira, notés au hasard des rencontres,
les menus incidents de la vie népalaise, telle qu'elle s'offre
au regard d'un philologue en mission, tenu par profession
de fréquenter surtout les princes et les pandits, arrêté au
seuil de la société par les préjugés formidables delà caste,
mais qui du dehors observe avec passion le défilé des
hommes et des choses comme le commentaire animé des
âges évanouis.
Bronze népalais.
LE NÉPAL
LE ROYAUME
Le Népal est un royaume indépendant situé au Nord de
rinde, sur le versant méridional de l'Himalaya ; il consiste
en une bande étroite de terrain qui suit fidèlement la direc-
tion de la chaîne. Il mesure environ 800 kilomètres de
longueur et 160 kilomètres de largeur moyenne. Il s'étend
du 78" au Sô*" degré de longitude Est, touche à son extré-
mité Sud-Est 26°2o' de latitude Nord, et dépasse à son
extrémité Nord-Ouest le 30" degré. Il est compris entre
les possessions britanniques, le Sikkim et le Tibet. Depuis
le traité de Segowlie (1816) et la convention de 1860, la
limite entre le Népal et l'Inde anglaise suit à l'Ouest le
cours de la Kali, au Sud les Collines de Grès parallèles à
l'Himalaya et les terres marécageuses du Téraï découpées
en trois tronçons, à l'Est le cours de la Mechi et les pics
élevés du Singalila, qui bordent le Sikkim. Au Nord, la
frontière du Tibet, à peu près inconnue, semble être
assez mal définie ; elle se perd dans les solitudes inacces-
sibles des glaciers et ne prend de précision qu'aux envi-
rons des passes, tantôt en avance, tantôt en recul sur le
plateau tibétain, au hasard des circonstances.
42 LE NÉPAL
En dépit des révolutions et des conquêtes qui ont bou-
leversé les pays voisins, Inde et Tibet, le Népal est resté
depuis de longs siècles presque immuable dans ses limites
traditionnelles. La nature même les avait tracées en lignes
nettes. Au Nord, l'Himalaya dresse ses murailles colos-
sales, couronnées de cimes géantes. Les rares passes qui
traversent le massif et qui escaladent le plateau du Tibet
ne sont praticables que de mai à septembre ; la neige les
obstrue sept mois par an, et le voyageur qui s'y aventure
en bonne saison court encore mille risques. L'avalanche
le menace, le précipice le guette ; il lui faut s'accrocher
aux roches, se suspendre à des cordes tendues au-dessus
des abîmes, gravir des altitudes de 4000 à 5 000 mètres.
Au Sud, sur les confins de l'Hindoustan, les terres basses
du Téraï sont plus redoutables encore ; les eaux entraînées
des pentes voisines s'arrêtent, stagnantes, dans leur
cuvette d'argile creusée au pied des monts, chargées de
pourritures végétales. La malaria, mortelle, rampe dans
l'air humide huit mois par an, de mars à novembre, et
chasse l'homme, aussi bien l'Hindou des plaines que le
montagnard du Népal ; en hiver les troupeaux des districts
voisins viennent brouter l'herbe grasse ; mais, le prin-
temps arrivé, la jongle appartient aux bêtes fauves. Derniers
vestiges de l'humanité, des groupes clairsemés de races
maudites ont pu seuls s'accommoder à ce séjour de pesti-
lence et de mort. En arrière du Téraï, la nature a préparé
d'autres lignes de défense : une forêt continue de sais
rejoint les Collines de Grès et en couvre les pentes ; les
hauts fûts des arbres vigoureux jaillissent du sol poussié-
reux et blanchâtre, et sous leur ombrage opaque pullu-
lent à l'aise éléphants, tigres et rhinocéros ; l'homme n'y
paraît qu'à la saison froide pour chasser ou pour couper
le bois précieux. Entre les Collines de Grès et les premiers
soulèvements de l'Himalava, le terrain se recourbe et se
LE ROYAUME 43
creuse en vallées parallèles à la chaîne ; Faltitude en varie
de 700 à 800 mètres ; la malaria les ravage et les empoi-
sonne. Des villages éphémères et des garnisons s'y instal-
lent de novembre à mars ; à la date fatale, tout fuit devant
Vaoïil, la fièvre meurtrière.
Passé le creux des Dhouns et des Maris, la montagne se
dresse d'un bond brusque, et s'étage en gradins puissants
jusqu'au rempart de glace qui ferme l'horizon. C'est, au
premier coup d'œil, un chaos formidable de sommets, de
plateaux, de ravins, sans unité, sans ordonnance, sans
système. Le Népal n'est encore qu'une région géogra-
phique, définie par des frontières naturelles. Une obser-
vation plus attentive découvre sous cette robuste et mas-
sive ossature la charpente harmonieuse d'un organisme
réel. Les innombrables cours d'eau qui semblent ruisseler
à l'aventure dans ce dédale montagneux se répartissent en
trois grands bassins, qui reproduisent uniformément le
même type : un torrent vigoureux, né sur les hauteurs du
plateau tibétain, force par l'érosion la ligne des grandes
cimes, pénètre au Népal, y recueille une partie du drai-
nage local ; arrivé au seuil des Collines de Grès, il rencontre
un éventail d'affluents trop faibles pour s'ouvrir isolément
un passage, les absorbe, franchit le défilé, puis le Téraï, et
va s'étaler majestueusement dans les plaines en nappes
fécondantes. A l'Ouest, la Karnali ou Kauriala, qui adosse
ses sources aux sources delaSatledj, entre au Népal par
la passe de Takla Khar ou Yari, sort des collines à Gola
Ghat, rejoint sur le territoire britannique la Kali ou Sarda,
prend alors le nom de Gogra, et va porter au Gange
toutes les eaux qui descendent entre le Nandadevi
(7 820 m.) et le Dhaulagiri (8180 m.). Les sept branches
de la Gandaki rayonnent entre le Dhaulagiri elle Gosain-
than (8 050 m.); la Tirsuli, la plus orientale, est aussi la
plus forte ; elle sort du Tibet par la passe de Kirong, et,
44 LE NÉPAL
grossie des six autres rivières, ses sœurs de nom et de
sainteté, traverse les collines à Tribeni Ghat pour tomber
dans le Gange en face de Patna. Tout le Népal oriental, du
Gosainthan au Kanclianjanga (8 580 m.), verse ses eaux
dans les sept branches de lu Kusi ; deux d'entre elles nais-
sent au Tibet, la Bhotia Kusi, qui entre au Népal par la
passe de Kuti, et l'Arun qui draine un bassin étendu sur
le plateau tibétain avant de pénétrer au Népal par la passe
de Hatia. Réunies en un seul lit, les sept Kusis tombent en
cataractes des Collines de Grès dans la plaine et poursui-
vent leur course impétueuse dans un réseau de bras capri-
cieux jusqu'à leur confluent avec le Gange.
Entre la région des sept Gandakis et la région des
sept Kusis s'insère un bassin médiocre d'étendue et de
drainage, mais original d'aspect. La Bagmati (Vâgmatî)
qui en recueille les eaux ne sort pas de la chaîne princi-
pale ; elle naît à mi-chemin entre le haut Himalaya et les
Colhnes de Grès, dans les replis d'un contrefort qui sur-
plombe la rive droite de la Malamchi Kusi et la rive gau-
che de la Tirsuli Gandaki, échappe à l'attraction de ses
puissantes voisines, et va porter elle-même au Gange le
tribut de ses eaux sacrées. A peine née, la Bagmati baigne
une vallée spacieuse, longue de vingt-cinq kilomètres,
large de seize, unie comme la plaine, mais close à l'entour
par des murailles de 2 500 à 3 000 mètres ; seule une brèche
étroite, ouverte au Midi, laisse une issue aux eauxd'amont.
Fertile, riante, la vallée nourricière abrite sans en être
encombrée trois cent mille habitants, une capitale pros-
père, deux grandes villes, des bourgs populeux, de gros
villages, des plantations, des champs, des bosquets.
L'altitude, de 1300 à 1400 mètres, est trop haute pour
l'aoul, trop basse pour la neige; en hiver la bise y souffle,
salubre, sans âpreté ; en été les forêts voisines et les gla-
ciers au delà tempèrent la chaleur tropicale ; la moyenne
LE ROYAUME 45
y oscille entre 10° en janvier et 23" en juillet, sans fortes
variations diurnes. Des ruisseaux sinueux, limpides et
fécondants, fouillent le sol d'alluvion et s'y creusent un lit
souvent trop vaste. Le riz largement arrosé donne de
splendides moissons ; les autres céréales réussissent à
souhait. L'oranger, l'ananas, le bananier y donnent des
fruits exquis. La vie, simple et douce, laisse à l'esprit le
loisir de s'affiner. Au Sud, les barrières qui ferment l'accès
aux armées de l'Inde laissent passer par une lente et sûre
infiltration les bienfaits de la civilisation hindoue, les
arts, les lettres, les religions, l'ordre social. Au Nord,
deux passes, l'une praticable même aux chevaux, ouvrent
la voie la plus aisée et la plus fréquentée entre l'Inde et
Lhasa. A l'Est et à l'Ouest, des cols faciles mènent aux
vallées latérales des Gandakis et des Kusis. Là, le con-
traste est brutal : des districts montagneux, des ravins
profonds, des gorges sauvages, des pentes rapides oîi
le sol est rare, oii l'eau roule en torrents et dévaste sans
irriguer; en été l'aoul désole les bas-fonds; en hiver la
neige recouvre le haut pays. La population dispersée au
hasard des maigres cultures vit en hameaux, souvent à
demi nomade. Les villes, accrochées aux fiancs des monts,
y sont des bourgades avec un bazar et un château fort.
Une féodalité oppressive morcelé le pays : le basshi de la
Karnali est le territoire des vingt-deux Râjas (Baisi Raj);
les Sept-Gandakis, le territoire des vingt-quatre Râjas
(Chaubisi Raj). Les tribus des Sept-Kusis, à demi barbares,
n'ont qu'une organisation rudimentaire de clans. La vallée
centrale était naturellement désignée pour être le siège
de l'hégémonie ; le pouvoir qui en dispose est sûr de s'im-
poser, par la supériorité de ses ressources, à la masse
chaotique et indisciplinée des principautés voisines. Il est
maître de s'étendre, vers l'Orient et l'Occident, aussi loin
que le permettent la nature du sol, les nécessités du ravi-
46 LE NÉPAL
taillement et les difficultés des communications. Ces limi-
tes, en pratique, sont restées constantes, et les efforts
tentés par les Gourkbas au début du xix" siècle pour absor-
ber le Sikkim d'une part et le Kumaon de l'autre ont
échoué. Vallée et royaume sont si étroitement solidaires
que le même nom sert couramment à les désignerl'une et
l'autre ; mais la pratique officielle plus précise les dis-
tingue, elle donne au royaume le nom de Gorkliâ râj
«royaume des Gourkbas » et, d'accord avec l'usage local,
réserve exclusivement à la vallée la désignation de Népal.
Hors du Népal proprement dit, le pays n'est connu que
par ouï-dire ; jamais Européen n'a visité les régions de
montagnes qui s'étendent à l'Est et à l'Ouest de la val-
lée centrale. Un simple coup d'œil jeté sur la carte du
royaume, telle que l'a dressée le Service trigonométrique
de l'Inde, révèle l'état des connaissances actuelles. De
vastes espaces restent blancs: les cotes d'altitude qui les
jalonnent indiquent les sommets qu'on a pu mesurer par
le calcul en les visant du territoire britannique ; les lignes
capricieuses, oii s'écbelonnent à des distances probléma-
tiques les noms des localités, traduisent les informations
recueillies par le service d'espionnage anglo-indien à
l'aide des pandits bindous qu'il emploie comme agents
secrets, ou des mercenaires embauchés dans les régiments
britanniques. Le passé de ces régions interdites n'est
guère mieux connu que le sol même ; l'archéologie, l'épi-
graphie sont encore à créer ; les rares informations
recueillies jusqu'ici viennent d'indigènes suspects et de
documents tardifs. La vallée seule, visitée, observée, étu-
diée depuis un siècle, appartient à la science.
LA VALLÉE DU NÉPAL
La vallée du Népal (Nepdia) s'ouvre à mi-chemin entre
les plaines de FHindoustan et les hauts sommets de l'Hi-
malaya. Elle dessine un ovale assez régulier, allongé dans
le même sens que la chaîne ; le grand axe, de l'Est à l'Ouest,
mesure environ vingt-cinq kilomètres ; le petit axe, du Nord
au Sud, seize kilomètres. Les pentes septentrionales s'arc-
boutent contre une arête transversale de l'Himalaya pro-
jetée par le Gosainthan (7 714 m.) et qui culmine au Daya-
bhang ou Jibjibia(7 244 m.) à distance égale des passes
de Kirong et de Kuti, entre les eaux des Kosis et les eaux
des Gandakis. Jadis un vaste lac couvrait, dit-on, toute la
vallée ; l'intervention d'une divinité aurait ouvert une brèche
aux eaux et livré le sol aux hommes. L'aspect du Népal
exphque la légende. Les montagnes, dressées à l'entour en
cirque continu, dissimulent mêmela passe étroite qui laisse
échapper au Sud le drainage local. Leurs sommets, com-
parés aux géants de l'Himalaya, n'ont qu'une altitude
modeste de 2 000 à 3 000 mètres. Une puissante végétation
les couvre jusqu'au faîte: les arbres d'Europe, et surtout
les chênes, s'y étagent au-dessus des arbres tropicaux. Le
mont Manichur [Manicùda) occupe l'extrémité Nord-Est de
la vallée ; une chaîne de hauteurs secondaires le relie vers
l'Ouest au mont Sheopuri {Çivapurî) haut de 2 500 mètres,
et par delà, au mont Kokni ou Kukani ; derrière ce rideau
se creusent des vallées inexplorées que couronne au loin la
48 LE NÉPAL
ligne blanche des neiges et des glaces. La masse impo-
sante du Nagarjun [Ndgdrjuna) se dresse vis-à-vis du
Kokni, vers l'Ouest-Sud-Ouest; la dépression qui se creuse
dans l'intervalle offre un chemin commode enlre le Népal
et la vallée de Nayakot (Navakùla)^ son annexe naturelle.
A rOuest, le Dhochôk, rangée de collines onduleuses, qui
n'atteint pas \ 800 mètres, réunit les contreforts occiden-
taux du Nagarjun aux épaulements du Chandragiri {Can-
dragiri). Les affluents de la TirsuliGandaki,qui descendent
de son versant occidental, ouvrent une seconde voie de
communication entre Nayakot et le Népal. Le Chandragiri
élève ses pentes abruptes à Fangle Sud-Ouest de la vallée ;
la route de l'Inde gravit ses escarpements, franchit la ligne
de faîte à peu de distance du sommet (un peu moins de
2 500 m.) et redescend sur le versant méridional au village
de Chitlaung, dans la vallée du Petit-Népal. Le Chandra-
giri se soude vers le Sud-Est au Champadevi {Campàdevî).
La vallée latérale qui longe leur revers méridional a été
fréquemment parcourue par les voyageurs européens jus-
qu'à la fin du xvm' siècle ; leur témoignage unanime la
représente comme une gorge étroite, pénible, misérable.
Entre le Champadevi et le mont iMahabharat [Mahà-
bhdratd) s'ouvre la brèche de Ivotpâl (ou Kotvâl), unique
fissure de ce vaste mur de montagnes, et juste assez large
pour douner passage à la rivière Bagmati. Le Mahabharat
n'est lui-même qu'un contrefort du Phulchôk. LePhulchôk
est la plus élevée des cimes qui regardent la vallée ; son
altitude est exactement de 3000 mètres. Enfin, du côté de
l'Est, le mont Mahadeo-pokhri (Mahàdeva-puskirinî) s'étale
entre le Phulchôk et le Manichur. Une passe facile, qui se
creuse entre le Phulchôk et le Mahadeo-pokhri, mène du
Népal oriental à la vaUée de Banepa, que les souvenirs
historiques rattachent directement, comme Nayakot, à
l'histoire du Népal.
50 LE NÉPAL
La Bagmali (Vâgmati) recueille toules les eaux qui des-
cendent de ces pentes pour arroser le Népal. Elle naît sur
le versant septentrional du Sheopuri, coule d'abord dans
une gorge profonde entre le Sheopuri et le Manichur,
tombe en cascade dans la vallée, y serpente ; puis, grossi
de nombreux affluents, le torrent se transforme en rivière,
force une première fois le passage au pied des collines qui
portent Chobbar, se dirige vers le renflement méridional
da la vallée, s'échappe par la brèche étroite de Kolpal, et
pénètre alors dans une région entièrement inconnue, que
des rapports contradictoires représentent tantôt comme
impraticable, tantôt comme aisément accessible; elle
atteint les Collines de Grès à Hariharpur, traverse le Téraï,
entre en territoire britannique, traîne ses eaux ralenties en
des canaux inconstants, et va s'unir au Gange en aval de
Monghyr, entre le confluent de la Gandaki et le confluent
de la Kosi.
Le principal des affluents népalais de la Bagmati est la
Bitsnumati [Yimt(matî) qui naît sur le flanc méridional du
Sheopuri, suit assez fidèlement le pied des montagnes et
va se déverser dans la Bagmati presque au centre de la
vallée. Les autres cours d'eau ne sont, pendant la saison
sèche, que d'humbles ruisselets ; leur importance religieuse
oblige pourtant à les mentionner: sur la rive droite le
Dhobi-Khola et le Tukhucha, sur la rive gauche la Man-
haura [Manoharâ) ou Manmati {Manimatl) qui sort du mont
Manichur, la Hanmatî {Hanumatl) qui sort du Mahadeo-
pokhri, etlaNikhu qui vient du Phulchôk.
Tous ces cours d'eau présentent le même caractère; nés
en dehors de la région des neiges, nourris par des sources,
ils s'enflent brusquement à la saison des pluies ; le ruis-
seau de la veille devient alors un torrent impétueux qui se
fraie sans effort un vaste lit dans le sol d'alluvions ; à la
longue, le lit, creusé toujours plus profondément, prend
LA VALLÉE DU NÉPAL 51
l'aspect crun fossé, bordé sur ses deu\ rives de hautes
parois. Les pluies passées, il ne reste plus qu'un filet d'eau
perdu dans les sables. Seule la Bagmati remplit toute
l'année son lit de ses tlots bruyants qui lui ont valu son nom,
a la Parlante. »
Sur ce terrain heureux, l'humanité pullule. Des passes
qui découvrent brusquement la vallée, l'œil surpris con-
temple un immense jardin égayé de constructions pitto-
resques. Parmi les champs riants et les bosquets toutrus,
les hameaux, les bourgs, les villes étalent leurs toitures
aux angles retroussés que dominent les pyramides étagées
des temples en bois, avec leur flèche d'or éblouissante.
Le charme du spectacle est inoubliable. Les missionnaires
capucins du xvnr siècle paraissent eux-mêmes l'avoir res-
senti. Le P. Marco délia Tomba, qui n'avait pas visité le
pays, mais qui avait recueilli les informations et les impres-
sions de ses confrères, écrit : « Passé d'autres petits monts
couverts d'arbres, on découvre la vallée du Népal « valle
bellissima » qui semble au premier regard être d'or, avec
toutes ses pagodes et ses palais dorés... La vallée jouit
d'un air doux et très sain, elle abonde en toutes sortes de
vivres ; on y trouve à peu près tous les fruits que nous
avons en Europe '. » Ln siècle plus lût le jésuite Grueber
s'était contenté d'observer, en esprit pratique, que le Népal
« abonde en toutes les choses qui sont nécessaires pour
soutenir la vie ». Sur une surface de 700 kilomètres carrés,
le chiftVe de la population approche de 500 000 âmes*,
1. Gli ScrUti..., p. 50 sq.
2. Le C/<en^-ou-Â/ attribue au Népal une population de 54 000 familles
estimation que .M. Hockhill (r/6e/ from Chinese sources, p. 129) juge
beaucoup trop basse. Mais il ne s'agit évidemment dans ce nombre que
des habitants du Népal proprement dit, et le chiffre semble avoir une
origine officielle, car il correspond exactement au total des 3 nombres
donnés séparément par les Capucins pour la |)opulalion des trois villes
(autrement dit, des trois royaumes) : Katmandou 18 000 -f t*atan
24 000 -f Bhatgaon 12 000 = 54 000. Rirkpatrick d'aiilie pari aJmet une
o2 LE NEPAL
soit une densité de 700 habitants ]my kilomètre carré, dans
une région sans industrie. Une moitié de la population vit
rassemblée dans les villes elles bourgs ; l'autre moitié est
dispersée dans d'innombrables hameaux, qu'il serait fasti-
dieux et vain de prétendre énumérer.
La ville principale du Népal est Katmandou, séjour du
gouvernement et capitale du royaume. Katmandou n'est
pas la plus ancienne des villes du Népal ; sans parler des
capitales antérieures qui ont disparu. Patan dépasse en
antiquité sa rivale triomphante. I^a tradition tlxe la fonda-
tion de Katmandou en l'an 3824 écoulé du Kali-yuga
= 724 J.-C); et cette date semble plausible. Un jour, à
en croire la chronique, comme le roi Gunakâma jeûnait en
l'iionneur de Mahâ-Laksmî, la déesse lui apparut en songe,
et lui prescrivit de bâtir une ville au confluent de la
Yisnumatî et de la Vâgmatî, sur un emplacement qu'avait
consacré déjà la présence de nombreuses divinités. La ville
devait avoir la forme recourbée du « khadga», le cimeterre
que la sanguinaire Devî brandit dans une de ses multiples
mains contre ses ennemis teirifiés* ; elle contiendrait
18 000 maisons, et tous les jours il devait s'y traiter un
chiffre d'affaires de 100000 roupies! La nouvelle cité
reçut d'abord le nom de Kdnti-pura « Ville de Grâce" ».
Elle eut à souffrir de la longue période d'anarchie féodale
que le Népal traversa durant le moyen âge, et forma pen-
dant plusieurs siècles une sorte de fédération oligarchique,
moyenne de 10 personnes par maison ou famille. L'évaluation officielle
du siècle dernier parait donc bien se rapprocher de la A'érité.
1. Les Bouddhistes prétendent que le ciineleire proposé connne
modèle au roi était celui de MaùjucrL
2. La Brhat-Samhità de Varàha-Mihira mentionne une ville du même
nom, mais située dans le Dekkhan, car elle parait dans la même énumé-
ration que Konkana, Ivuntala, Iverala, Dandaka (X\'l, II). — LeKàrtika-
mùhàtmya du Padmapuràna cite également une ville de Ivàntipura ;
Aufrecht (O.y". Ms^. 16'') substitue par coriection Kàfici-pura « Conje-
veram ».
LA VALLÉE DU NÉPAL 53
comme la célèbre Vaiçâlî au temps du Bouddha ; douze
nobles (Thâkurisj y exerçaient l'autorité à titre de ràjas.
Katna Malla s'empara de la ville à la tin du xv siècle,
grâce au pouvoir magique d'une formule qu'il avait déloya-
lement apprise de son père et surtout grâce à une perfidie
sans scrupules ; il gagna le principal fonclionnaire (« Kâj? »,
cadi) des Tliâkurîs, les fit empoisonner au cours d'un ban-
quet, assassina son complice et se proclama roi. Il fonda la
dynastie Malla de Katmandou, qui dura jusqu'à la conquête
Gourkha. Un siècle après Ratna MalJa, sous le règne de
Laksmî Narasimha Malla, un éditice miraculeux s'éleva
dans la capitale : un simple particulier avait reconnu, dans
la foule qui suivait la procession de Matsyendra Nâtha,
l'Arbre-aux-Souhaits [Kalpavrksa) en personne vemi
comme un vulgaire badaud pour admirer le spectacle ; il
bondit sur le visiteur divin, le maintint prisonnier et réclama
comme rançon une faveur singulière ; son ambition était
de bâtir avec un seul arbre un abri pour les religieux
errants. L'Arbre-aux-Souhaits donna sa parole et la tint ;
avec le bois d'un seul arbre on put construire un édifice
spacieux, qui subsiste encore aujourd'hui et reste affecté à
son usage primitif; il est voisin des temples élégants qui
font vis-à-vis au Darbar, le long d'une rue pavée qui mène
à la Bitsnumati. La célébrité légitime de ce hangar mira-
culeux valut à la ville un cli.mgement de nom ; on l'appela
dès lors Kmtha-Mandapa (Halle-de-bois) en sanscrit, en
langue vulgaire Kàthmando^ d'où les Européens ont tiré
Cadmetidu ((irueber), Katmaiidù ((leorgi) Khàtmdndù
(Kirkpatrick), Kathniaiidu (Hamilton), etc. En dehors des
langues indiennes, la ville est désignée sous des noms tout
différents. Les Névars l'appellent Yin{-daise), d'après Kirk-
patrick; Tinya, d'après Bhagvanlal ' ; les Tibétains, d'après
I. 1)1(1. An/. I\, 1:1, n. -29.
54 LE NÉPAL
Georgi, Jang-bu ou Jà-he; j'ignore à quelle forme réelle
correspond Jà-he \ Jang-bu n'est qu'une transcription
altérée de Yam-pif « nom de l'ancienne capitale du Népal,
appli([ué aussi dans l'usage du Tibet oriental à Katman-
dou ' » . C'est ce nom que les Chinois ont transcrit par Yang
pou\ Katmandou est également désigné en tibétain sous
le nom de Kho ôd/?r\ En outre Jàschke cite comme une
périphrase employée parfois au lieu de Kho-bôm : Kluipho-
brâh^ « le palais du JNâga » ; il explique ce nom par les
trésors de métaux précieux qu'on croit abonder dans la con-
trée ; mais, en étudiant la religion du Népal, nous verrons
quelle place considérable les Nâgas occupent dans la légende
et dans les croyances actuelles. Le souvenir des Nâgas repa-
raît dans le nom a4tribué par le Bodhimôr mongol au
palais d'Amçuvarman, roi du Népal au vn" siècle: Kukmn
glui '' ; et le premier élément de cette désignation figure,
dans une histoire chinoise, comme le nom même de
Katmandou : Kou-Uou- mou '\ Ce mot peut être en rapport
avec le nom de Gongool-putten (Gongul-pattana) qui désigne
Katmandou « dans les anciens livres » d'après les informa-
teurs de Kirkpatrick.
1. S.vRAT Chandra Das, Tibetan-EngUsh dictionary, s. v. Yam-pu.
2. M. Parker a rapproché, avec plus d'ingéniosité que de vraisem-
blance, le nom Yang-pou du sanscrit Svagambhil. C'est sans doute le
même nom qui se retrouve dans le colophon du ms. du Pingalà mata, Br.
Mus. 550, écrit en sam. 313 sous le règne de Laksmîkâma deva « cri
Yambukramâyàm ». Cf. la désignation « Lalita-hramàyàm » qui se
rapporte sans doute à LalitaPattana dans un ms. du règne de Çivadeva
sam. 240. Le nom de Yang-pou (Yan-pu) rappelle, au moins par une
ressemblance frappante, le nom de Yapu-nagara donné à une ville du
royaume de Campa, en indo-Chine (aujourd'hui Po-Nagar, sans doute) ;
cf. Bergaigne, Inso'iJS. sanscrites du Canipâ, n»« xxvni, xxxi-xxxiu.
3. Khobôm rappelle d'assez près le nom névar de Bhatgaon : Khôpô
(daise) dans Kirkpatrick, Kui-pà dans Georgi.
4. V. inf. vol. H, (Histoire.)
5. RocKHiLL, Tibet from Chinese sources, p. 129. — M, Parker, qui
reproduit le même passage, relatif à l'ambassade de 1732, écrit seule-
ment : Kou-mou.
LA VALLÉE DU ^'ÉPAL 55
Sous les Mallas, Katmandou s'enrichit et s'étendit rapide-
ment. Au xviir siècle les Capucins lui attribuent un total
de 18 000 maisons ou familles' ; c'est exactement, trop
exactement même, le chiffre prédit par la déesse Laksmî.
Kirkpatrick rapporte sans l'admettre un chiffre plus élevé
encore : sous le dernier Malla de Katmandou, Jaya Pra-
kâga, la ville aurait compté 22 000 maisons. Si on tient
compte du grand nombre des enfants dans les familles
népalaises, et des habitants dans chaque maison, il faudrait
multiplier les nombres donnés par 10 (c'est la moyenne
qu'accepte Kirkpatrick) ; mais il est évident qu'une popu-
lation aussi considérable n'aurait pu vivre à l'intérieur
d'une ville qui couvre à peine un kilomètre carré et qui
est encombrée de temples innombral)les : les habitants
des bourgs et villages (au nombre de 97 ", sans compter les
lieux subalternesj soumis à Katmandou et situés dans la
vallée ont été certainement compris dans ce recensement
approximatif.
A l'heure présente, la population de Katmandou peut
s'élever à 40 000 âmes ; adoptée comme capitale par les
rois Gourkhas, depuis le fondateur de la dynastie, elle a
gagné au nouveau régime tout ce qu'y perdaient ses
anciennes rivales. La ville des Mallas n'a pas cependant
changé d'aspect dans l'intérieur de son enceinte blanche :
elle a gardé le vieux darbar qui forme une ville au centre
de la ville avec ses bâtiments restaurés ou agrandis, les
hautes pagodes dorées qui s'en dégagent et les dominent,
ses cinquante cours séparées par des portes basses et par
des corridors obliques, atfectées chacune en propre aux
princes, aux femmes, aux chevaux, aux éléphants, aux
spectacles, aux cérémonies, aux prêtres, aux serviteurs ;
1. Georgi et le P. Marc donnent exactement les mêmes chifTres (Cf.
Slip., p. 51, n. 2). Le P. Marc spécifie « 18 000 fuochi o siano famiglie ».
2. Gli Scritli.., p. 51.
56 LE NÉPAL
elle a gardé les temples pittoresques élevés par les Mallas
ou sous leur règne ; elle a gardé ses ruelles étroites,
obscures, malpropres et grouillantes, où la chaussée n'est
guère qu'un sentier entre deux fossés d'immondices sta-
gnantes. La seule rue pavée de pierres traverse en oblique
la ville de l'Est à l'Ouest, jusqu'au pont de la Bitsnumali,
en longeant le darbar. Les maisons décrépites étalent
encore sur leur façade de briques nues leurs balcons et
leurs loges de bois ouvragé, où la verve truculente d'une
imagination joyeuse a prodigué les paons, les nymphes, les
nâgas, les éléphants, les fleurs, les feuillages et les mon-
struosités erotiques. Au rez-de-chaussée, surélevé, les
boutiques, ouvertes à même sur la rue ; le marchand ou
l'artisan, accroupi, en attendant laclientèle, cause, travaille,
fume sa courte pipe ; au-dessus, deux ou trois étages, que
desservent en guise d'escalier des échelles et des trappes ;
là, des chambres surbaissées qu'éclaire et qu'aère une
étroite fenêtre, avec un volet de bois plein qui la calfeutre
dans les temps froids ; pêle-mêle, dans la confusion de ces
intérieurs misérables, des familles nombreuses, sordides,
en loques, nourries d'ail et de radis fermenté. La ville
garde aussi ses monastères d'autrefois, construits en rec-
tangle autour d'une cour intérieure, prudemment reliée à
la rue par un corridor étroit et bas. Enfin la voirie a con-
servé la division traditionnelle en « tols », îlots déniaisons
groupés sous un seul nom et qui formaient jadis une unité
de combat ; chacun des tols était chargé d'une porte de la
cité en temps de guerre. Comme jadis, et plus sévèrement
encore, les basses castes et les hors-castes sont exclus de
la ville ; bouchers, corroyeurs, balayeurs, et tout le groupe
des corporations méprisées entourent la ville d'une cein-
ture nauséabonde.
Le nouveau Katmandou a poussé plus loin, dans les fau-
bourgs et la banlieue. A l'angle Nord-Est, le roi {Dhirâj =
LA VALLÉE DU >'ÉPAL 57
adhirâjd) demeure clans un palais neuf, stuqué, peintur-
luré, combinaison hybride de la Grèce, de Rome, de l'An-
gleterre et de rinde. Le maire du palais [maharaja] s'est
fait élever, à côté du prince qu'il tient en tutelle, un palais
du même goût, éclairé à l'électricité ; de vastes jardins
enclos de murs dérobent ces édifices auxregards indiscrets.
A l'angle Sud-Est s'étendent les bâtiments compliqués de
Thapathali, le palais édifié par le célèbre ministre Jang
Balladur au milieu du xix'' siècle. Entre ces deux groupes
de constructions, un immense terrain découvert : c'est le
champ de manœuvres où tous les jours, et la journée
entière, les recrues gourkhas font l'exercice, initiés à
des commandements soi-disant anglais par des insiructeurs
qui ne sont pas linguistes ; au Nord de ce Champ^-de-Mars
hindou, l'étang de Rani-Pokhri, creusé au xvn" siècle et
jadis bordé de petits temples ; Jang les a rasés, a empri-
sonné l'étang dans une maçonnerie profonde ; une étroite
chaussée mène du bord Ouest au pavillon central, qui
découvre une des plus belles perspectives du monde. Des
pagodes, des chapelles, des caityas, anciens ou récents,
monumentaux ou rudimentaires, s'égrènent au long de ce
quadrilatère énorme. Le nouveau régime a marqué ici en
traits éloquents son empreinte bienfaisante ; en face de
Rani-Pokhri, vers l'Ouest, le Darbar a fondé une sorte de
collège népalais [Darbar Sc/iool) où sont enseignés côte à
côle le sanscrit et l'anglais, la tiadilion et la vie moderne.
En arrière et au iNord l'hôpital. Les casernes, les atehers
militaires, l'arsenal font pendant, vers le Sud, au\ insti-
tutions d'éducation et de charité ; dans l'intervalle se
dresse la blanche colonne de pierre, haute de 7o mètres,
que le ministre Bhim Sen fit élever vers 1835 ; on y monte
par un long colimaçon; mais la vue qui s'offre brusque-
ment au sommet paie largement l'ennui de la montée.
La route qui longe le champ de manœuvres mène, vers
08 LE NEPAL
le Nord, à la résidence britannique par le faubourg de
Thamel et par une grande prairie où les jeunes Gourkhas
aiment à exercer leurs chevaux. La résidence est située
sur un plateau qui s'incline doucement à l'Est vers le
Tukhucha, à l'Ouest vers la Bitsnumati. La maison du
résident, une sorte de cottage en style indo-gothique, est
entourée d'un parc magnifique oii domine la verdure
sombre de pins gigantesques; sur ce terrain que les Népa-
lais avaient tenu pour insalubre, stérile et hanté, la persé-
vérance britannique a su créer un coin d'Europe : le pota-
ger même donne en abondance tous les légumes de
l'Occident. Le médecin de la résidence demeure dans un
autre cottage, plus petit, à côté du résident. Une compa-
gnie de cipayes au service du gouvernement britannique
est installée dans des baraquements ; elle est chargée de
protéger la personne et les biens du résident et de défendre
l'accès du territoire concédé. Les bureaux de la résidence,
logés dans une petite annexe, emploient un personnel
restreint : deux scribes hindous et un interprète névar, qui
traduit en hindoustani les pièces et les documents rédigés
dans les langues indigènes du Népal. Le poste eut jadis
pour titulaire Amrtânanda, le célèbre pandit bouddhiste
qui instruisit Hodgson et l'assista dans ses recherches ;
depuis, ses descendants l'ont occupé de père en fils, mais
sans hériter du savoir de l'aïeul ; j'ai seulement entrevu en
1898, dausle camp du colonel Wylie qu'il accompagnait,
Indrânanda, fils de Gunànanda ; le bonhomme n'a pas
même essayé de me donner le change sur ses connais-
sances. Son fils, son coadjuteur et son successeur désigné,
Mitrânanda (Maitreyànanda) est certainement plein de zèle
et de bonne volonté ; il a même étudié l'alphabet latin !
Mais pour porter le titre de pandit, il a bien fait de naître
au Népal et dans la communauté bouddhiste.
La résidence possède encoie trois dépendances : l'hô-
LA VALLÉE DU NÉPAL
59
pital. la poste, le bangalow. Lhopital. desliné en principe
au personnel de la résidence, s'ouvre cependant aux
malades du dehors ; le médecin britannique y a pour assis-
tant un docteur bengali, qui concilie dans un large éclec-
tisme la science occidentale et les méthodes ayourvédiques.
Un hameau népalais : Haltsok.
Le bureau de poste est runique intermédiaire entre le
Népal tout entier et les pays de l'union postale ; il est dirigé
par un babou hindou ([ui se débrouille à merveille dans la
confusion presque inextricable des adresses polyglottes et
polygraphiques. Des coureurs à grelots {ddk-runners)^
disposés de relai en relai, transportent joui nellenient dans
un sacle courrier entre kalniandou et iSegauli, le dernier
60 LE NÉPAL
bureau du leniloiri! hrilunui([ue sur Jo chemiu du ^é|»Hl.
Le Darbar a lou jours refusé l'autorisation d'installer le télé-
graphe'. Le i»ani:alow, modeste, mais suftisant, loge les
hôtes de passage, indianistes en mission ou fonctionnaires
envoyés de la plaine pour les besoins accidentels de la
résidence : ingénieurs, architectes, etc. Un corps de garde
gourkha surveille l'entrée de la résidence, à l'entrée du
seul chemin carrossable qui y mène.
Ln pont de briques jeté sur la Bagmati, au Sud de Kat-
mandou, tout près de Tliapatali, relie le faubourg de la
capitale au faubourg de Patan. En face de Katmandou,
active, rajeunie, grandissante, Patan est la capitale du
passé, des splendeurs éteintes et des souvenirs mourants ;
c'est la ville des Névars subjugués et du bouddhisme
vaincu. Ses origines remontent à des siècles lointains. Le
roi Vira deva, qui passe pour l'avoir fondée, fut couronné,
dit-on, en l'an 3 'jOO de l'ère Kali Yuga (= 300 J.-C). Mais,
dans la hste traditionnelle des rois népalais, \ îra deva suit
Amçu varman qui régnait vers 630 de J.-C. et précède
rs^arendra deva qui reçut des ambassadeurs chinois vers
646. Les détails du récit en valent la chronologie : Un
brave homme, pieux et dévot, qui gagnait sa vie à vendre
des herbes, s'en allait chaque jour les cueillir au Joli-Bois
[Lalita-vana)^ puis il s'en retournait à la capitale, où régnait
Vira deva. Sa laideur l'avait rendu populaire ; on le saluait
comme une connaissance au passage. Un beau jour, tandis
qu'il cueillait ses herbes, il se sent pris d'une soif ardente ;
il jette bas la perche où pendaient ses paniers, pour courir
chercher de l'eau. Il aperçoit un petit étang frais et lim-
pide ; il s'y abreuve, il s'y baigne, et, ragaillardi, reprend
\. Deraièremenl encore (l'.»02), faute d'être avisé en temps opportun,
le Népal a célébré par les salves de canon usuelles le couronnement d'E-
douard VU au jour primitivement fixé. Le Darbar n'a su qu'après coup la
remise de la cérémonie, et a tenu la politesse pour faite.
I
LA VALLÉE DU NÉPAL 61
la besos^ne interrompue. Il tire à lui sa perche. Elle est
collée au sol ! Tant pis ; il s'en passera. 11 ramasse ses
herbes dans les mains et rentre en ville. Vh'a deva, qui le
voit passer, ne le reconnaît plus. La laideur s'est muée en
beauté merveilleuse. Le ràja est ébahi: sois désormais le
Joli {Lalita)\ s'écrie-t-il, et il l'adopte pour favori. La
même nuit, une vision prescrit à Vira deva de fonder sur
l'emplacement enchanté une ville qui sera nommée la
Ville-Jolie [LalUa-pattana). 11 obéit, remet à Lalila une
somme énorme, et l'envoie fonder une ville assez grande
pour loger 20000 habitants. Mais la ville surpassa encore
ces ambitieuses espérances : sous Vara deva, fils de iNaren-
dra deva, Lalita-pattana remplaça Madhyalakhu désertée
comme capitale et comme résidence royale. Le vu' siècle
était alors un peu plus qu'à demi écoulé. La chronique
semble avoir dédoublé les personnages et les événements.
Vira deva, qui fonde Patan, et Vara deva qui y établit sa
capitale, ne doivent faire au total qu'un seul roi. La nou-
velle ville atteignit le faîte de la gloire : elle perdit son
nom ; la ville de Lalita ne fut plus que la ville, la ville par
excellence (Pattana, Pàtan). Les Névars. dans leur langue,
lui donnent toutefois un autre nom : l'épitaphe en névari
d'Horace de Penna, reproduite par Georgi, représente ce
nom en caractères dévanagaris par Elâ desa ; la transcrip-
tion en lettres latines douîiée par Georgi porte Helà des;
la traduction latine rétablit la désignation commune : in
Civitate Patanœ. KirkpatricU écrit: Yulloo dam\ Wright.
Yelio}î-desi. Les T'ihéia'm?» ont emprunté cette appellation,
qu'ils écrivent Ye-raiV ; les Chinois, à l'imitation des Tibé-
tains, emploient la forme Ye-leny . Bhagvanlal mentionne
une autre désignation névarie : Tinya-Ia qu'il interprète
1. Jâschke, Tib. Dici. s. V. Ye-ran: name oiacih nexl to Klio-bom
( Kahaaiulii) the fiisl in Népal. Et il cite comme référence Milaraspa.
02 LE NÉPAL
ainsi : « dans la direclion Ua) de Katmandou [Tinya) [en
venant de Bliatgaon]^ ».
Patan leste, à travers toute l'iiistoire du Népal, la for-
teresse d'une aristocratie turbulente et indocile. Vers le
xii^ siècle, elle avait autant de rois que de tols (îlots de mai-
sons). La dynastie des Mallas en expulsa Toligarchie des
ïhâkurîs veis le milieu du xir*" siècle ; à la fin du xvf siè-
cle, elle eut une dynastie locale, issue des rois Mallas de
Katmandou ; mais l'aristocratie qui avait longtemps gou-
verné la vieille cité resta fidèle à ses souvenirs et à ses
espérances. Les luttes de la noblesse et du pouvoir royal,
exaspérées au cours du xvni" siècle, aboutirent à la con-
quête gourkha. Maître de Katmandou, Prithi Narayan
s'empara aussitôt de Patan sans coup férir, en 1768. A ce
moment-là, Patan était encore la plus grande ville du
Népal, et le royaume de Patan possédait le domaine le plus
étendu dans l'intérieur de la vallée. Les Capucins, se con-
formant à l'estimation courante, attribuaient à la ville (avec
ses dépendances, comme dans le cas de Katmandou) une
population de 24 000 familles". Le bouddhisme y dominait.
Tandis que le brahmanisme lui faisait équilibre à Katman-
dou, et le tenait en échec à Bhatgaon (d'après les informa-
tions de Georgi), à Palan les bouddhistes formaient les
trois ({uarts de la population. Le pillage de la ville se
recommandait en même temps à la rapacité et au fana-
tisme des (jrourkhas. Patan ne s'est pas relevée du désastre
qu'elle subit alors. La déchéance se lit sur le visage des
habitants comme sur la façade des édifices. Le Névar boud-
dhiste, industrieux, délicat, affiné, courbe la tête sous le
joug, et assiste impuissant, appauvri, à l'écroulement
1. Ind. And. IX, 171, u. 29. Cette désignation semble bteii conlenir
les mêmes éléments que les précédentes : [Tin] Ya-la (E-lû, Ye-ran, etc.)-
2. La Vamçàvali donne le même chitTre au temps de Siddhi Narasimha
Malla, au xvn^' siècle (Wright, p. 238).
LA VALLÉE DU NÉPAL 63
lamentable de ses temples, de ses monastères, de ses
palais. Le temps achève l'œuvre des hommes. Mais les
derniers restes d'impasse qui meurt évoquent encore des
visions éblouissantes. La place du darbar est une merveille
qui défie la description ; sous la vive clarté d'un ciel qui
n'éblouit pas, le palais royal étale sa façade ouvragée,
sculptée, bariolée à plaisir, oii les ors, les bleus, les
rouges éclairent le ton sombre des boiseries ; vis-à-vis,
comme enfanté par un caprice d'artiste, un monde de
pierre rayonnant de blancheur, piliers que couronneut des
images de bronze, colonnades ajourées, temples de rêves,
légers et frêles, sous la garde d'une armée de chimères et
de griffons. Je reviendrai dans la suite aux monuments de
Palan qui intéressent surtout Ihistoire et l'étude du boud-
dhisme '.
Bhatgaon, la troisième ville du Népal, est située à qua-
torze kilomètres Est de Katmandou. Elle est construite
sur un plateau onduleux qui s'incline au Nord-Est vers la
Kansavati, au Sud-Ouest vers la Hanmati, un peu en amont
du confluent des deux ruiss-eaux. Une grande et large route,
trop irrégulière et trop raboteuse pour être praticable aux
voitures, la relie à Katmandou. Elle est la dernière en date
des grandes villes népalaises. Elle eut pour fondateur
Ànanda Malla, frère de Jaya Deva Malla qui régnait sui-
Patan et Katmandou, et que la tradition associe à l'insti-
tution de l'ère népalaise, en 880 J.-C. .Mais la date
d'Ànanda Malla soulève de graves difficultés chronolo-
giques. M. Wright, sans indiquer la source de son infoi-
mation, place la fondation de Bhatgaon en 865, quinze ans
avant le point de départ de l'ère népalaise. En tout état
de cause, c'est là une date vraisemblable. Le fondateur
1. Les Bouddhistes de l'alan prétendent que la forme originale de la
ville représentait le cakra « roue » du Bouddha.
04 LE NÉPAL
de Bhatgaon passe pour avoir fondé on outre sept autres
villes, toutes situées dans la vallée de Banépa, l'annexe
orientale du Népal ; la fondation de la nouvelle capitale
marque donc l'expansion de la civilisation indo-névare
vers l'Est de la vallée ; Bhatgaon est la métropole d'une
sorte de colonie orientale. Elle a conservé ce rôle à travers
toute l'histoire du Népal. Pendant (pie l'anarchie sévissait
à Katmandou et à Patan, Bhatgaon restait le siège de
dynasties régulières qui étendaient leur autorité à l'Est, en
dehors de la vallée. La famille de Nânya deva, qui exerça
la suzeraineté sur le Népal du xn'" au xiv'' siècle, passe
pour avoir régné à Bhatgaon ; mais il est probable que le
pouvoir réel appartenait aux Mallas comme vassaux
tandis que Nànya deva et ses successeurs régnaient à
Simraun-garh dans le Téi'aï. Après la mort de Yaksa
Malla (1472) qui avait réuni sous son sceptre le Népal tout
entier, Bhatgaon et Banépa devinrent les capitales de
deux royaumes ; le royaume de iîanépa n'eut qu'une
existence éphémère, et s'absorba au bout d'une génération
dans le royaume de Bhatgaon. Les rois de Bhatgaon
s'aperçurent par la force des circonstances qu'ils devaient
renoncer à s'étendre dans la vallée ; ils n'y possédaient
qu'une seule bourgade (Timij, mais ils poussèrent leur
domaine en dehors de la vallée jusqu'à la Dudh-Kosi à
l'Est, et au Nord jusqu'à la passe de Kuti (que Katmandou
leur enleva au commencement du xvn' siècle). Quand le
Népal fut conquis par les Gourkhas, Bhatgaon eut moins
à souffrir que ses deux rivales : la ville livrée par trahison
n'eut pas à soutenir de siège ; Prithi xNarayan qui avait
vécu plusieurs années à la cour du roi Banajit Malla le
traita avec respect et lui proposa môme de conserver le
trône ; enfin la population aux trois quarts brahmanique
avait au moins les sympathies religieuses des Gourkhas.
Aussi la ville a gardé un aspect tlorissant et prospère. Les
LA VALLÉE DU ^ÉPAL 65
rues sont propres, bien entretenues, régulièrement pavées
de briques ; les bazars sont achalandés ; les places déco-
rées de temples splendides ; le darbar, moins grand qu'à
Katmandou, est plus somptueux ; la célèbre « porte d'or »
qui en orne l'entrée est un pur chef-d'œuvre del'orlevrerie
népalaise.
Bhatgaon porte dans la langue littéraire le nom de
Bhakiapura ; on Tappellc aussi Dharma-pattana « la Ville
delà Loi ». L'un et l'autre nom fait sans doute allusion à
l'orthodoxie brahmanique des habitants. Les Névars la
nomment Kui-po (Georgi), Khôpô[daise\ (Kirkpatrick)'. Le
plan de Bhatgaon reproduit, soit le « damaru », le tam-
bourin de Mahâ-Deva ; soit le « çankha » la conque de
Yisnu. Son fondateur entendait en faire une ville de
12 000 maisons; les Capucins, au xvni'' siècle, répètent le
même chiffre, qui doit s'interpréter comme dans les cas
précédents. La population réelle de la ville est estimée à
30000 ou 40 000 âmes.
Outre ces trois grandes villes, la vallée du Népal con-
tient encore une soixantaine de fortes bourgades, sans par-
ler des simples villages. Cependant, malgré l'activité des
relations dans la vallée, le nombre des routes y est déri-
soire. De Katmandou, une chaussée carrossable de 14 kilo-
mètres mène h Thankot, au pied de la passe du Chandra-
giri ; une autre, d'une lieue environ, mène h Balaji, au
pied du mont Nagarjun, et permet au roi de se rendre en
voiture à la villa et aux tirés qu'il y possède ; une autre
encore va jusqu'au pied de Syambunath ; une chaussée
1. Ce nom rappelle étroUemenl le nom de Kho-h(Jm que Jàschke
et Sarat Charulra Das donnent comme Féquivalent tibétain de Kat-
mandu (v. sup. p. 5'i). On est tenté de croire que les lexicographes
ont par erreur substitué Katmandou à Bhatgaon. — Si Ye-leng est
Patan, et Kou-k'ou-mou Katmandu, Pou-yen cité comme le troi-
sième royaume du Népal dans le Wei-tsang fou ki doit représenter
lihati'aon.
66 LE NÉPAL
empierrée conduit au temple de Paçupati ; j'ai déjà signalé
la route qui relie Katmandou à Bhalgaon. Le reste des
chemins se réduit, en général, à des sentiers, à des foulées
dans l'herbe, à des levées de terre entre les champs : les
meilleurs ne sauraient se comparer à nos plus humbles
chemins vicinaux.
La plus occidentale des bourgades du Népal est Tlian-
kot, oii la route de l'Inde entre dans la vallée. A droite de
la route qui joint Thankot à Katmandou se dresse sur une
hauteur abrupte la petite ville de Kirtipur qui a trop bien
mérité par ses malheurs la célébrité que lui promettait
son nom [Kirti-pura, Ville de Gloire). Fondée au milieu du
IX* siècle par le roi Sadâ Çiva deva, elle dépendait du
royaume de Patan, mais elle avait sans aucun doute son
roitelet local ; le sonmiet de la colline porte encore les
débris d'un darbar ruiné de fond en comble. Prithi
Narayan voulut, pour préludera la conquête du Népal,
s'emparer de Kirtipur ; les habitants, soutenus par des
contingents accourus du reste de la vallée, repoussèrent
tous les assauts ; un des chefs gourkhas fut tué ; le frère
de Prithi Narayan eut un œil crevé ; le roi même ne dut
son salut qu'à la fuite. Renouvelée trois ans de suite, l'at-
taque échoua toujours ; entln la trahison livra la ville aux
Gourkhas ; mais retranchés dans la citadelle, les gens de
Kirtipur tenaient encore : il fallut leur promettre une
amnistie générale pour les décider à cesser le combat.
Puis le Gourkha, parjure une fois de plus, ordonna de
couper le nez et les lèvres à toute la population ; on
recueillit, dit-on, près de 80 livres de ces dépouilles san-
glantes. Un pillage féroce dévasta la ville (1767). Après un
siècle et demi, Kirtipur ne s'est point relevée de sa ruine ;
ni la fraîcheur de l'air, ni la pureté des sources n'ont pu
ramener la prospérité sur ce champ des martyrs. Kirtipur,
qui comptait jadis 6 000 familles sous sa juridiction, n'a
LA VALLÉE DU NÉPAL 67
plus que 4 UOO liabilauts à peine. Près de Kirtipur, Cliau-
babal ou Chobbar (1000 habitants environ) occupe le
sommet d'un plateau (jui surplombe la gorge de la Bagmati.
En aval, à une lieue, sur la rive gauche, Bugmati, une des
localités les plus populaires de la religion népalaise. Plus
au Sud, dans le fond de la vallée, Phirphing, au débouché
de l'ancienne route de l'hide.
De Palan partent deux routes: Tune se dirige vers le
Sud et mène par Sonagutti et Thecho à Chapagaon ; l'autre,
vers le Sud-Est, traverse Harsiddhi, Thyba, Bandegaon et
aboutit à Godavari, au pied du mont Phulchôk.
La route qui conduit de Katmandou à Bhatgaon passe
par Nadi. Budi et Timi. petite ville qui doit sa richesse à
la fabrication des objets en terre cuite. La route de Kat-
mandou à Paçupati dessert Navasagar, Nandigaon, Hari-
gaon, Chabahil et Deo-Patan [Deva-pattana) la plus vieille
des villes du Népal, car elle se flatte d'avoir été fondée au
temps d'Açoka. par le gendre môme du puissant monarque
qui gouvernait llnde entière. La sainteté de Paçupati,
consacrée par une tradition immémoriale, a dû, en effet,
grouper de bonne heure dans le voisinage immédiat du
temple les premiers habitants de la Ville des Dieux.
De Paçupati un chemin de six kilomètres mène vers l'Est
à La colline et au village de Changu-Narayan, presque aussi
vénéré que Paçupati même. Au Nord-Est de Changu-
Narayan, et à une petite lieue, la ville de Sauku fondée au
début du \\\\° siècle par Çankara deva ou par son succes-
seur Vardhamàna deva ; la route du Tibet par la passe de
Kuti quitte la vallée à Sanku. En retournant de Sanku vers
lOuest, on trouve à une lieue et demie le village de
Gokarna fréquenté par les pèlerins et situé sur la Bag-
mati, non loin de son entrée au Népal. Entre Gokarna et
Paçupati, le village de Budhnath groupe ses maisons
autour de son temple tibétain. En continuant à longer le
68 LE iNÉPAL
bas des montagnes, on rencontre d'abord au pied du
Sheopuri Barâ-Nilkanth u le Grand Nilkanth » et au pied
du Nagarjun Bâla-Nilkanth ou Bâlaji « le Petit Nilkanth »,
lieux de pèlerinages célèbres. Bàlaji fait pendant à
Sanku ; le chemin du Tibet par la voie de Kirong part de
là. Enfin, sur un contrefort du Nagarjun, aune demi-lieue
de Katmandou, S\(imhunsii\\{Svai/amb/iù-îidf/ia)^ l'honneur
et la gloire du bouddhisme népalais, appartient par excel-
lence à l'histoire religieuse de la vallée.
LES CARTES
Je n'ai pas pu songer à donner ici une carte originale du
Népal. Les conditions du séjour et du travail dans le pays
interdisent la plus modeste entreprise de topographie
locale. Miuayeff rapporte à ce sujet une anecdote signifi-
cative qu'il a évidemment recueillie à la résidence. « U y
a quelques années on a voulu dans l'Inde publier une carte
du Népal ; pour la préparer on envoya au Népal un topo-
graphe ; c'était un Hindou, un Bengali, paraît-il ; on comp-
tait qu'à ce titre il pourrait circuler dans le pays sans res-
triction et observer à son aise. Mais il n'eut pas le temps
de voir beaucoup. Arrivé à Katmandou, il se présenta
chez le résident. L'affaire était gâtée. Le gouvernement
népalais apprit la visite que l'Hindou avait rendue au rési-
dent ; il soupçonna qu'il ne s'agissait pas d'un Hindou
quelconque, ni d'un simple pèlerin. On le surveilla, et
bientôt après on le renvoya dans l'Inde. Le topographe
rentra chez lui sans avoir rempli sa tâche. Les Anglais
n'en éditèrent pas moins une carte du Népal ; reste à savoir
ce qu'elle vaut. » (Voyage, p. 254). La carte en question
est probablement la feuille ix des Transfrontier Maps
publiée par le Service Trigonométrique ; elle est datée de
70 LE NÉPAL
Dehra Diiii 1873, el aulérioure de qiiolqiies années seule-
ment au voyage de Minayeff, Tl en a paru une seconde édi-
tion, datée de Dehra Dun, mars 1882. La légende qui l'ac-
compagne la déclare « compilée d'après les relevés de
route et les observations astronomiques émanant d'explo-
rateurs anglais et asiatiques du côté de l'Inde, et basée sur
le grand Relevé du Service Trigonométrique ». J'ai déjà
signalé le caractère franchement hypothétique de cette
carte oii les données positives se réduisent aux altitudes
mesurées par le calcul en deçà de la frontière, aux régions
du Téraï visitées par le résident, à la grande route trans-
versale qui va de Darjiling à Pitoragarh en passant par Kat-
mandou, enfin à la vallée centrale. Mais l'échelle étant
au j-^i^oi 1^ vallée n'y tient que peu de place et manque de
détails.
M. Markham a donné dans son « Tibet » une liste des
cartes du Népal qu'il peut être utile de reproduire en partie
ici. La première, manuscrite, est conservée au Service
géographique de l'India Office; elle est datée de 1793 et
représente (4' au pouce) l'itinéraire de la mission Kirkpa-
trick. Elle est accompagnée d'un mémoire manuscrit
« illustrant l'esquisse géographique du iXépal et des pays
voisins » par Kirkpatrick, en 400 pages. C'est sur ces
matériaux qu'est basée la carte publiée dans la Relation de
Kirkpatrick et que je reproduis. Le major Crawford a
laissé diverses cartes manuscrites qui ont trait au xNépal:
l'une, de la vallée de Népal Q au pouce) ; une autre de la
route qui conduit au Népal, y compris la vallée ; une des
territoires népalais, avec les sources du Gange ; une autre
du territoire népalais avec un grand nombre de cimes
(7g-milles au pouce), datée 1811. La campagne du Népal
(1814-1816) a produit la carte du lieutenant Lindesay,
doimant la marche du général Ochterlony sur Makwanpur.
Les travaux de délimitation ont naturellement abouti à des
T-'
( i
t
-«Ria<llS>«S9IS^>>
72 LE NÉPAL
cartes assez nombreuses de la frontière, dues à Garden,
Boileau, J.-A. Hodgson, Pickersgill et Andersen (1861).
La carte de Ilamilton (181 9) jointe à sa Relation est fondée
en partie sur ses observations personnelles, en partie sur
des matériaux et des informations indigènes. Hodgson a
donné une carte physique du Népal, illustrant son mé-
moire sur riiydrograpliie, dans les Sélections from the
Records of the Government of Bengal, n° 27 (1857). Enfin
le Bureau du Surveyor General de l'hide a publié, en
1856, une « Esquisse préliminaire du Népal et des pays
voisins » datée d'octobre 1855.
Je me suis contenté de reproduire la carte de Kirkpa-
trick et celle de Hamilton, comme des documents histo-
riques et aussi parce qu'elles suffisent encore à donner
une idée sommaire de la vallée et du royaume. Pour une
représentation plus délaillée de la vallée, j'ai reproduit
une carte indigène, acquise par MinayefT, et dont je dois
la communication à l'obligeante amitié de M. Serge
d'Oldenbourg. Cette carte pose le problème, intéressant,
mais obscur, des origines de la cartographie indigène.
Wilford décrit dans les Asiatic Rcsearches (j'emprunte
cette citation à l'excellent ouvrage de M. Pullé : Dhegno
délia cartografia antlca deWhuUa, Firenze, 1901 ; p. 13)
une carte du royaume de « Napal » qui avait été présentée
à llastings (donc entre 1772 et 1785). « C'est, dit-il, la
meilleure carte d'origine hindoue que j'aie jamais vue ;
ces cartes ont pour caractères communs qu'elles négligent
latitude et longitude, et qu'elles n'emploient pas d'échelle
régulière; les côtes, les rivières, les montagnes sont
représentées en général par des ligues étroites. La carte
du (( Napal » avait à peu près 4 pieds de long sur 2 et
demi de large, en carton ; les montagnes faisaient un relief
d'un pouce environ, avec des arbres peints tout autour.
Les routes étaient représentées par une ligne rouge, et les
23. Nâràyana hetî (fosse à ablutions),
et résidence des Cautarijas.
24. Guhya Kàll.
25. Temple de Viçvarùpa.
26. Mrgasthalî.
27. Temple de Paçupati.
28. Bazar.
29. Devapâtana, bourg (Deo Patan).
30. Temple de Bhairava Mahâkâla.
31. Lunidi CZow7-j^-Devî.
32. Thùnî khet (Tundi kliel).
33. Bazar.
34. Thàpàthali.
35. \ içamku INàràyana.
36. Ville de Pàtan.
37. Çankhamùla tirtha.
38. Route Nord, direction de Jitpur,
4 Yi kos de Katmandou.
39. RouteEst, direction de Nagarkot,
5 kos de Katmandou.
40. Route Sud, direction de Godà-
vari, 5 kos de Katmandou.
4 1 . Route Ouest, direction de Than-
kot, 4 Yi kos de Katmandou. ,
• i. page 72).
M, Sylvain Lévi. Népal. — Tome I.
1. Icarnku Nàrâyana.
2. Bàlà Nilakantha.
3. Résidence britannique.
4. Budhà iMlakantha.
5. Temple de Gokarne(;\ara.
6. ^ ille de Sâkhii (Sankoii).
7. Temple de Ugra Tara.
8. Temple de Càïigu Nàrâyana.
9. Ville de Bhâdgâum (Bhntgaoti).
10. Godàvarî du Nord.
11. Çikliara Nàrâyana.
12. Daksina Kàlî.
13. Ghàt (Escaliers de bains sa-
crés).
\'i. Temple de Tripureçvara.
15. Temple de Pùrneçvara.
16. Pacaulî Bhairava.
17. Laksmeçvara.
18. Dikudobliâna, confluent.
19. Tâhacala. résidence.
20. Étang.
21. Palais du gouvernement.
22. Kântipura. capitale (Katman-
dou).
HORti
•n:-^ ^.-M '"'-' -v< '• '-il ^ ^^^^
CARTL I.NDK.IM
i
LA VALLÉE DU NÉPAL 73
rivières par une ligne bleue. Les diverses chaînes étaient
nettement distinctes, avec les passes étroites qui les tra-
versent; il n'y manquait que l'échelle. La vallée de Napal
était soigneusement tracée ; mais vers les bords de la carte
tout était embarrassé et confus. » Hamilton, pendant son
séjour à Katmandou (1802-1803) s'était procuré cinq
cartes indigènes du Népal et du Sikkim qu'il déposa plus
tard à la bibliothèque de TEast India Company. Malheu-
reusement, elles se sont perdues.
Les Népalais avaient-ils appris cet art des missionnaires
européens ? Les Capucins ne semblent guère avoir contri-
bué à développer les connaissances des Népalais. Les mo-
dèles sont-ils venus des Jésuites qui levaient la carte offi-
cielle de l'Empire chinois? Dès 1704, le pape Clément XI
se faisait montrer la route de l'hide à Lhasa sur des cartes
conservées au Vatican. ( « At PP. Capuccini Lhassam
profecti sunt per Indorum terras ea plane via quam nos
hucusque descripsimus quamque ex Tabulis Geographicis
in Vaticanis aedibus asservatis sibi ostenderat an. 1704
Pontifex SS. Clemens XI ». Georgi, Alph. Tibet., p. 455).
Les Musulmans de l'Inde ont-ils été les intermédiaires, et
les caries népalaises dérivent-elles de la cartographie
arabe et persane ? ou nous trouvons-nous en présence
d'une tradition plus ancienne encore, sinon autochtone?
Dès l'année 648, le roi du luimarùpa, voisin oriental du
Népal, offrait en présent à l'empereur de Chine, par l'en-
tremise de Wang Hiuen-ts'e, « une carte du pays ». L'art
de dresser des cartes avait donc pénétré dès cette époque
dans les régions indiennes de l'Himalaya. S'agit-il d'une
création nationale ? Les Hindous avaient aussi pu recevoir
l'impulsion soit des Grecs, à qui ils avaient emprunté le
système astronomique de Plolémée, soit des Chinois, qui
pratiquaient depuis longtenjps la cartographie (cf. Cha-
VANNES, Bulletin de r Ecole Française d' Extrême-Orient , III,
74 LE NÉPAL
236 sqq.). 11 ne me paraît pas inadmissible, en tout cas, que
les longues listes du Maliâ-Bhàrata, celles des Purânas et
des Castras astronomiques dérivent en principe de tables
géographiques qui accompagnaient des cartes, comme
c'est le cas chez Ptolémée. — Je signale ici, comme nn
élément utile à la solution, l'emploi sur la carte indigène
d'une main avec l'index étendu pour marquer la direction
des cours d'eau.
LES DOCLAJENTS
I. Européens. — II. Chinois et Tibétains.
III. Indigènes.
L'étude des matériaux disponibles doit naturellemeul
précéder Félude historique du Népal ; il est indispensable
avant de mettre les documents en œuvre, d'en fixer la
nature, la portée et la valeur. La solidité éprouvée des
matériaux garantit la stabilité de Féditice. L'examen des
matériaux offre encore un autre avantage : il laisse entrevoir
d'avance les traits saillants de l'histoire à étudier, et dénonce
les grandes époques ou les grandes crises qui donnent
naissance aux documents. Les documents sont de deux
catégories: les uns, indigènes; les autres, étrangers. Si
claire que semble cette division, elle ne laisse pas de créer
un léger embarras. Les matériaux fournis par ITnde peu-
vent être considérés soit comme des documents étrangers
puisque le Népal est politiquement séparé du reste de
l'Inde, soit comme des documents indigènes puisque le
Népal fait régulièrement partie du monde hindou. En fait
le débat serait oiseux, tant l'apport de l'Inde est insigni-
fiant ; il se borne à de rares et brèves indications, éparses
au cours des siècles.
La logique semble appeler en première ligne les docu-
ments indigènes, qui par leur nombre, leur étendue et leur
76 LE N'ÉPAL
importance forment le corps et la contexture de Fliistoire
népalaise. J'ai préféré cependant passer d'abord en revue les
documents d'origine étrangère, issus des peuples qui sont
entrés en rapport avec le Népal. Les Tibétains et les Chinois
sont les premiers en date : leurs premières relations avec le
Népal datent du début du vu* siècle. Les Européens n'ont
connu le Népal que très tard, après le milieu du xvn" siècle.
Je les ai néanmoins classés au premier rang, pour des
raisons fort diverses. Une raison de clarté, d'abord : avant
d'exposer les menus détails d'une histoire locale où rien
n'est familier à l'esprit occidental, j'ai cru opportun de
tracer un historique des découvertes et des recherches qui
relient la période la plus récente de l'histoire népalaise à
des noms et des faits connus de l'Europe. Une raison de
méthode et de conscience à la fois: les matériaux dont j'ai
fait usage sont, en dehors de mon apport personnel,
empruntés à mes devanciers ; j'étais tenu de déclarer ce
que je leur dois et de marquer nettementla part qui revient
à chacun d'eux dans ce travail que j'ai conçu et tâché de
réaliser comme une véritable collaboration. Le tableau de
l'œuvre poursuivie au Népal depuis deux siècles et demi
par les Européens sert en outre à définir l'état actuel des
connaissances ; il explique, il excuse peut-être les incer-
titudes, les lacunes, les erreurs mêmes ({ui pourront être
constatées dans ce livre. Le Népal n'est pas encore un
domaine banal, ouvert à toutes les curiosités, librement
exploré par une armée de chercheurs. Depuis le xvii" siècle,
il n'a vu passer qu'un nombre minime d'Européens, pres-
que toujours traités en suspects, tenus à l'écart, et para-
lysés dans leurs recherches. Ces rares visiteurs, amenés
les uns par le zèle rehgieux, d'autres par la politique,
d'autres par le goût de l'érudition, n'ont guère songé à se
contrôler entre eux. On est ainsi réduit à se fonder souvent
sur un témoignage isolé. Le danger serait grave, jusqu'à
LES DOCUMENTS 77
rendre l'entreprise impossible, si les témoins ne s'appe-
laient pas KirkpatricU, Hamilton, et par-dessus tout
Hodgson.
La liste des Européens qui ont visité et étudié le Népal
depuis le xvn" siècle illustre et confirme par un nouvel
exemple l'idée qui a inspiré ce livre et qui le pénètre : de
même que l'enchaînement des faits au Népal reproduit, sur
une échelle restreinte, la succession des grands phéno-
mènes de l'histoire hindoue, le défilé des personnages qui
passent au Népal réfléchit les mouvements et les transfor-
mations de l'Europe, de Louis XIV au xx' siècle; ainsi,
pour emprunter à l'hide une de ses comparaisons classiques,
une flaque d'eau mire le soleil tout entier. La Société de
Jésus, toute-puissante en Europe, presque aussi puissante
en Chine, lance à travers l'Asie ses missionnaires trans-
formés en explorateurs. Un Père jésuite, au Tibet, entend
parler du Népal: deux autres, partis de Pékin pour l'Inde
et l'Europe, traversent le Népal du Nord au Sud et croient
préparer le terrain pour une mission prochaine. Presque
en même temps, un voyageur français, entraîné par l'acti-
vité commerciale jusqu'aux Etats du Grand-Mogol, signale
au trafic européen la route du Népal pour pénétrer au centre
de l'Asie. Les désastres et les fautes de Louis XIV au déclin
arrêtent brusquement l'expansion de la France ; le siècle
du Grand Roi s'achève, comme Voltaire le représente, dans
les disputes sur les cérémonies chinoises. C'estàtort qu'on
a mis en cause l'ironie ou l'impiété de l'historien ; les évé-
nements eux-mêmes out parfois de l'esprit. Condamnés à
la cour de Rome, les Jésuites en disgrâce cèdent le pas aux
ordres rivaux; la volonté du Saint-Père assigne la mission
du Népal aux Capucins. L'Eglise a fait son choix; elle s'est
prononcée en faveur du passé con tre les tendances modernes .
Héritiers d'une tradition surannée, les Capucins restent
soixante années en pure perle dans l'Himalaya; la conquête
78 LE NÉPAL
Gourklia les rejette dans riiide, où les Anglais fondent
leur empire.
Une ère nouvelle s'ouvre alors dans la connaissance de
rOrient. Déjà, sans doute, l'esprit d'apostolat, cultivé par
une congrégation d'élite, avait enrichi la science d'un nou-
veau domaine; les Jésuites ont révélé à l'Europe les anti-
quités chinoises. Mais leur œuvre, toute méritoire qu'elle
est, poursuit un intérêt pratique qui en restreint la portée ;
les apùtres de la Chine se sont mis à l'école des lettrés
chinois pour apprendre à les combattre. Les Encyclopé-
distes du xvni" siècle usent à leur tour de la même tactique
contre les Jésuites, leurs adversaires ; ils leur demandent
des armes pour ruiner leurs dogmes. Insurgés contre la
révélation, ils fouillent avec une passion généreuse les
archives suspectes des races que l'histoire universelle se
croyait en droit de négliger jusque-là ; il leur tarde de
mettre eu lumière la solidarité de l'espèce humaine. Sous
leur impulsion féconde, les découvertes jaillissent partout;
la France marque son passage dans l'Inde par Anquetil et
l'Avesta retrouvé, en Egypte par Champollion et les hiéro-
glyphes déchiffrés. Maîtresse de l'Inde à son tour, l'Angle-
terre y enfante les Wilkins, les William Jones, les Cole-
brooke, créateurs glorieux de l'érudition sanscrite. Par le
sanscrit, un Allemand, Bopp, fonde la grammaire com-
parée, et brisant les cadres factices qu'avait consacrés
l'éloquence thôologique de Bossuet, il montre les ancêtres,
longtemps privilégiés, des Grecs et des Romains confondus
dans une seule famille avec les Celtes, les Germains, les
Slaves, les Perses, les Hindous. Le génie de l'Europe a
élargi la conscience du monde. Détaché des légendes qui
l'avaient bercé, l'homme scrute dans le passé le secret de
son histoire et de ses origines. Le Népal voit alors des
Européens, que les Capucins n'avaient point annoncés,
interroger ses annales, ses traditions, ses inscriptions, ses
LES DOCUMENTS EUROPÉEXS 79
manuscrits. Les Hindous mêmes, gagnés parla contagion,
entraînés surtout peut-être par ce goût d'imitation (oiXo"/vta)
que Néarque olDservait cliez eux dès le temps d'Alexandre,
secondent la curiosité de l'Occident et prennent une place
honorable dans l'étude des antiquités népalaises.
LES DOCUMENTS EUROPEENS
Le Népal ne semble pas avoir été visité par des Euro-
péens avant 1662. Cependant dès 1626, un missionnaire
jésuite, le P. d'Andrada, avait recueilli de vagues indica-
tions sur le pays. Parti d'Agra en 1624 pour porter
l'Évangile au Tibet, il remonta la haute vallée du Gange,
gravit les passes redoutables qui dominent les sources du
fleuve céleste, et fonda une église à Chaprang, sur la rive
gauche de la Satledj supérieure. Ce succès fut de courte
durée ; deux ans plus tard, d'Andrada qui avait réussi à
pénétrer jusqu'en Chine par la voie de Rudok et du Tangut
retournait définitivement dans l'Inde. Au cours de son
séjour à Chaprang, d'Andrada eut occasion d'entrer en
rapport avec des artisans népalais émigrés au Tibet. « Le
roi d'ici [de Caparangue, c'est-à-dire Chaprang] a trois ou
quatre orfèvres natifs d'un pays éloigné d'ici de deux mois
de marche et soumis à deux rois, chacun en particuher
plus puissant que celui-ci, mais de la même religion. Je
donnai à ces orfèvres de l'argent pour en faire une croix,
d'après un modèle que je leur montrai. Ils m'assurèrent
qu'il s'en trouvait beaucoup de semblables dans leur pays
natal, et que l'on en faisait de différentes grandeurs en bois
et en divers métaux. Elles sont ordinairement placées dans
les temples, et pendant cinq jours de l'année on les plante
sur les chemins publics où le peuple vient en foule les
80 LE NÉPAL
adorer, y jette des fleurs el y allume une innombrable
quantité de lampes. Ces croix se nomment dans leur langue
landar \ »
Le nom du Népal n'est pas prononcé ici ; mais il ne sau-
rait être question d'un autre pays. La profession même des
orfèvres dénote leur origine ; le Népal alors comme aujour-
d'hui excellait au travail des métaux, et ses ouvriers comme
ses produits étaient recherchés par les peuples plus bar-
bares du Nord ". La distance de deux mois de chemin cor-
respond bien àl'éloignement réel. Le partage du royaume
entre deux souverains est une autre caractéristique du
Népal : depuis la fin du xv^ siècle jusqu'au début du xvn%
la dynastie de Katmandou et celle de Bhatgaon régnèrent
simultanément sur les deux moitiés du pays; la dynastie
de Katmandou, il est vrai, se scinda vers 1600, et Patan
devint le siège d'une troisième dynastie. Mais en fait les
rois de Katmandou et de Patan ne formaient qu'une famille
et qu'un groupe, comme l'atteste trente-cinq ans après
d'Andrada la relation du P. Grueber. Enfin les prétendues
croix désignées sous le nom à' landar appartiennent en
propre, et exclusivement, à la religion du Népal; les mis-
sionnaires capucins installés au Népal pendant le xvnr
siècle ne manquèrent pas d'en être frappés ; leur historien,
Georgi, en donne même la description et le dessin à l'ap-
pui de ses théories sur l'origine manichéenne du boud-
dhisme ^ Le moi landar reproduit assez exactement le nom
sanscrit du dieu Indra (vulg. Inder)^ en l'honneur de qui
ces images sont dressées.
En 1661 deux des missionnaires jésuites établis à Pékin,
1. Voyages au Thibet faits en 1025 et 1626, par le Père d'An-
drada, el en 1774, 1784 et 1785, x>ar Bogle, Turner et Poirl'nguir,
traduits par Parraud et Billecocq. Paris, l'an IV; p. 65 (Relation
du deuxième voyage du P. d'Andrada).
2. Cf. Hue, 11, p. 262, cité plus bas, sur les Pé-boun de Lhasa.
3. Alphab. Tibet., p. 203.
LES DOCUMENTS EUROPÉENS 81
le p. Grueber et le P. Dorville', recevaient l'ordre de
retourner en Europe pour prendre à Rome les instructions
de leur général. La flotte hollandaise bloquait les ports
chinois ; ils résolurent de s'acheminer par terre. Partis en
juin 1661 -, ils passèrent par Si-ning, le Tangout, Lhasa oii
ils résidèrent deux mois, et de là gagnèrent l'Inde par la
voie du Népal. Dorville mourut en arrivant à Agra après
214 journées de route efiective ', au commencement de
l'année 1662. L'infatigable Grueber poursuivit désormais
seul sou voyage par Laliore, l'Indus, le golfe Arabique,
Ormus, Smyrue. Il ne s'arrêta à Rome que le temps d'ac-
complir sa mission ; mis en goût par un succès sans précé-
dent, et qui reste aujourd'hui saus rival après deux siècles
et demi d'explorations asiatiques, il tenta d'ouvrir des voies
nouvelles vers la Chine, en traversant la Moscovie. Obligé
par les circonstances de battre en retraite, il se rejeta sur
Constantinople et finit par mourir en 1665 sur la roule de
Chine. Malheureusement tant de courses intrépides
n'avaient pas laissé au P. Grueber le loisir de rédiger ses
souvenirs ; les rares informations qu'il ait pu communiquer
se trouvent dispersées dans plusieurs lettres adressées à
des confrères, un résumé condensé par le P. Athanase
Kircher\ et le compte rendu d'une sorte à' interview prise
au P. Grueber à Rome en janvier 1665.
1. La Lettre au P. J. Gamans porte, au fieu de Dorviîle, « Albert de
Bouville ».
2. C'est la date donnée par le résumé de Kirclier. La Lettre au P.
Gamans fixe la date du départ de Pékin au 13 avril 1661.
3. Et onze mois écoulés depuis le départ de Pékin, d'après la même
lettre. Leur arrivée à Agra tombe donc en mars 1662. Le résumé de
Kircher dit, d'autre part, qu'en tenant compte des arrêts des caravanes,
il faut environ un an et deux mois de Pékin à Agra.
4. China Illustrata, eh. n, 2« partie. — Les diverses pièces relatives
au voyage de Grueber sont rassemblées dans les Relations de divers
Voyarjes curieux... données au public par les soins de Melchissédec
TiiLVENoT. Paris, 1663-1672, t. 11. I'^ partie.
6
82 LE NÉPAL
Le résumé de Kircher donne un itinéraire assez détaillé
de Lliasa à Agra. « De Lossa ouBarantola, situé par 29° 6',
ils vinrent en quatre jours au pied du mont Langiir. Le
mont Zff/?^i/r est d'une hauteur incomparable, si bien que
les voyageurs peuvent à peine respirer au sommet, tant
l'air y est subtil ; en été on ne saurait le traverser sans
exposer gravement sa vie, à cause des exlialaisons empoi-
sonnées de certaines herbes. Ni voiture, ni cheval ne peu-
vent passer par cette montagne, en raison des précipices
horribles et des étendues de rochers, mais il faut faire tout
le chemin à pied ; on met ainsi presque un mois jusqu'à
Cuthi, la première ville du royaume de Nerbal. Quoique
cette région montueuse soit difficile à traverser, la nature
y fournit cependant des eaux abondantes qui jaillissent,
tant chaudes que froides, de tous les creux des montagnes,
et beaucoup de poissons pour les liommes, beaucoup de
pâturages pour les bêtes... De Cuthi en cinq jours de route
on arrive à la ville de Nesii, du royaume de Necbal, dans
lequel tous vivent enveloppés par les ténèbres de l'idolâ-
trie, sans aucun signe de la foi chrétienne; pourtant il
abonde en toutes les choses qui sont nécessaires pour sou-
tenir la vie, à ce point qu'on a couramment pour un écu
30 ou 40 poulets. De Nesti on parvient en 6 jours de route
à la capitale du royaume de Necbal qui est appelée Cad-
mendu, située par 27° 5'. Le roi qui y demeure est puissant;
il est païen, mais n'est pas opposé à la loi du Christ. De
Cadmendu en une demi-journée de chemin on parvient à
la ville de Necbal qui est le siège de tout le royaume, et
qu'on appelle aussi Baddan. De Necbal après cinq jours de
chemin on rencontre Hedonda, bourgade du royaume de
Maraiiga, par 26" 36'. De Hedonda en huit jours on arrive
à Mutgari qui est la première cité du royaume de Mogor.
De Mutgari \\ y a dix jours jusqu'à Baftana, qui est une
ville du royaume de Bengale, sur le Gange, par 25° 44'.
LES UOCCMËNTS EUROPÉENS 83
(De Batlana h Bénarès, 8 jours ; de Bénarès à Catampor,
1 1 jours ; de Catampor à Agra, 7 jours...) Voici une cou-
tume du pays de Necbal : quand un liomme boit à la même
coupe qu'une femme pour lui faire honneur, d'autres per-
sonnes, hommes ou femmes, leur versent trois fois à boire
du c/id [thé] ou du vin, et tandis qu'ils boivent collent au
bord de la coupe trois morceaux de beurre ; les buveurs
les y prennent et se les plaquent au front \ 11 y a encore
dans ces royaumes un usage d'une cruauté monstrueuse :
si un malade touche à la mort et ne laisse plus d'espoir, on
le transporte hors de sa maison dans les champs ; on l'y
jette dans une fosse déjà pleine de moribonds ; il y reste
exposé aux intempéries, sans piété ni pitié, on le laisse
mourir, et on donne ensuite son cadavre à dévorer aux
oiseaux de proie, aux loups, aux chiens et autres bêtes
pareilles. Ils se persuadent que l'unique monument d'une
mort glorieuse, c'est d'obtenir une sépulture dans le ventre
des animaux vivants. Les femmes de ces royaumes sont si
horribles qu'elles ressemblent plutôt à des démons qu'à
des êtres humains: en effet, par idée religieuse elles ne se
laventjamais à l'eau, mais bienavec une huile fort puante;
ajoutez-y qu'elles ont une odeur fétide ; avec l'huile en
plus, on ne dirait pas des êtres humains, mais des goules.
« D'ailleurs, le roi montra aux Pères une bienveillance
notable, surtout à cause d'un télescope, olîjet dont ils ne
1. Pour col usage, cf. Alj^Ji. Tibet, p. 458-459: « Matrinioniuni liis
ritibiis confrahunt. Juvenis, comité genitore, vel, si genitor desit, avo,
palruo aiit alio quovis e familiœ senioribus, domum adit designataî
sponsa'. Ibi dalis obiatisque conditionibus pro uxorio l'œdere ineuado
labula' iiialriinoniales conficiuntur. Mox genitor petitoris rogat puellam
an nubere consenliat filio ? Annuit iila. Tum sponsus portiunculam
accipit bulyri, eoque linit frontem annuentis puell.T. Eodem ritn filiœ
genitor de consensu interrogat juvenem. Ut iile assensmn prœbuit, ado-
lescentula accepto butyro verticem sponsi et ipsa linit. » L'auteur de
l'Alphabetum Tibetanum rapporte cet usage comme propre au Tibet ; sa
descri])lion éclaire le témoignage plutôt obscur de Gruel)er.
84 LE xNÉPAL
savaient encore rien jusque-là, et des autres instruments
curieux de matliématiques, dont il fut séduit à ce point
qu'il voulut absolument retenir les Pères près de lui, et il
ne leur permit de partir qu'après avoir exigé d'eux renga-
gement de revenir ; il leur promettait en ce cas d'y con-
struire une maison à l'usage et service des nôtres, fournir
de larges revenus, et de les autoriser à introduire la loi du
Christ dans son domaine. »
L'interview de Rome nous renseigne mieux sur l'épisode
du télescope et sur l'état politique du Népal. « De Baran-
tola le P. Grueber passa dans le royaume de Nekpal, qui a
un mois de chemin d'étendue. U y a deux villes capitales
dans ce royaume, Catmandlr Q,[Patan, qui ne sont séparées
que par une rivière qui les divise. Le roi de ce pays s'ap-
pelle Partasmal, il fait sa résidence dans la ville de Cat-
mandir, et son frère nommé Nevagmal (qui est un jeune
prince fort bien fait) dans celle de Palan : il a le comman-
dement de toute la milice du royaume ; et dans le temps
que le P. Grueber était dans cette ville, il avait une grande
armée sur pied pour opposer à un petit roi nommé yar-
cam, qui incommodait son pays par de fréquentes courses
qu'il y faisait. Le Père présenta à ce prince une petite
lunette d'approche, avec laquelle il avait découvert un lieu
oii Varcam s'était fortifié, et le fit regarder avec la lunette
de ce côté-là ; ce prince le voyant si proche cria aussitôt
qu'on marchât contre l'ennemi et n'aperçut pas que cet
approchement était un effet des verres de la lunette. 11 ne
serait pas aisé de dire combien ce présent lui fut agréable.
De Nekpal en cinq jours de temps, il vint au royaume de
Moranga\ il n'y vit aucune ville, mais des maisons de
paille ou plutôt des huttes et entre autres une douane. Le
roi de Moranga paye tous les ans au Mogol un tribut de
250 000 richedales et de sept éléphants. »
Au sujet de ce dernier royaume, la notice de Kirclier
LES DOCUMEXTS EUROPÉENS 85'
ajoute : « Le royaume de J/«r«/z^« s'insère dans le royaume
de Tebet; sa capitale, i?«f/oc^ est la dernière station atteinte
autrefois par le P. Dandrada dans son voyage au Tebet ; ils
y retrouvèrent de nombreux indices de la foi chrétienne
qui y avait été plantée, dans les noms d'homme encore en
usage: Dominique, François, Antoine. »
Les noms géographiques cités dans ces documents sont
en général aisés à reconnaître. Le mont Langur, à quatre
jours de Lhasa, désigne la longue série de chaînes qui se
succèdent dans la direction de FOuest-Sud-Ouest à partir
de la passe de Khamba (Kambala des Capucins) que l'ili-
néraJre de Georgi place à trois jours de distance de Lhasa'.
Georgi, il est vrai, donne le nom de Lhangur à la première
des hautes montagnes qui se rencontrent vers l'Est, en
allant du Népal à Lhasa, à 50 mille pas de Kuti. Le désac-
cord n'est qu'apparent; car Langur est un nom générique
qui signifie, en langue parbatiya, « une chaîne de monta-
gnes ». En abordant les hauts massifs qui se dressent entre
Kuti et Lhasa, Jésuites et Capucins ont entendu aux extré-
mités opposées le même cri sortir de la bouche de leur
guide : Langur ! « La montagne ! » Ainsi, tandis que le Lan-
gur de Grueber est le Khamba-la (passe de Khamba), le
Langur de Georgi est le Thang-la ou Nya-nyam-thang-la
(passe de Thang). Cuthï n'a changé que de forme graphique ;
l'influence savante a fait prévaloir l'orthographe Kuti.
JSe^tï, entre Kuti et Katmandou, est sur les cartes modernes
écrit Listi, en vertu d'une confusion fréquente entre la
nasale et la liquide dentale. Cai^m<?/zf/^Uranscrit aussi bien
que notre Katmandou le nom de la capitale ; l'interview
présente une autre forme, Gatmaiidir, d'apparence plus
sanscrite (Kdsiha-manclira) et qui peut être un doublet de
la première, si elle ne résulte pas d'une simple erreur.
1. Alph. Tibet, p. 'lôl et 452.
86
LE NEPAL
Baddan, désigné comme la seconde capitale du pays, ne
peut pas être Bhatgaon qui s'adapterait pourtant mieux à
la distance indiquée de Katmandou. Grueber ne connaît au
royaume de Népal que deux capitales, et les détails qu'il
donne sur les deux rois qui y résident prouvent au-dessus
de toute contestation qu'il s'agit de Katmandou et de Patan ;
c'est même sous cette dernière forme que la seconde capi-
tale est désignée dans l'interview. L'alternance de Baddan
eiPatan, danslesrécitsdu Jésuite, en facedumot indigène
Pattan(a), semble déceler la persistance de l'accent allemand
chez Grueber qui était né à Linz en Autriche. Hedonda est
chez les modernes Hetaura. La difTérence entre les deux
formes est plus apparente que réelle ; elles notent toutes
deux, eu l'exagérant dans des sens opposés, le son des
cérébrales indiennes, intermédiaires entreles dentales et l'r^
et qui se retrouvent dans le nom même de Katmandou
(dont la prononciation réelle se rapproche de Kârmanrô).
Le nom du Népal, qui paraît ici pour la première fois en
Europe, prend un aspect inattendu : Nekpal ou Necbal (avec
l'alternance du p et du b, comme dans le cas de Baddan
et Patan). On serait tenté de croire à une erreur d'écri-
ture ou d'imprimerie; justement la lettre au P. Gamans
porte Neopal, d'où Necpal aurait pu sortir par une con-
fusion graphique entre les deux lettres c et o. Tavernier,
contemporain de Grueber, écrit Nupai. Nupal d'une part,
Neopal de l'autre sembleraient ramener à un original
voisin à la fois du son n et du son eo. Mais il faut renoncer
à cette conjecture, car la forme Nekpal, avec une série
de dérivés, reparaît dans plusieurs pubhcations du xvm"
siècle, indépendantes de la tradition du P, Grueber, et
issues des missionnaires capucins. Cependant, ni la pro-
nonciation savante ni la prononciation vulgaire du mot
Népal ne peuvent rendre raison de cette lettre adventice ;
il semble que ce soit une notation trop vigoureuse du temps
LES DOCUMENTS EUROPÉENS 87
qui sait Yé du mot NèpâUa). Le royaume de Maranga ou
Moranga est sans aucun doute le royaume de Makwanpur,
comme les Capucins l'ont bien reconnu ; mais le nom qui
lui est donné ici surprend, car il désigne en fait la région
orientale du Téraï comprise entre la Kosi et la Tista'.
Les rois mentionnés par le P. Grueber sont parfaitement
connus. Le roi de Katmandou Partasmal est eu réalité
Pratàpa .Malla ; son frère, le roi de Patan, JSevaginal est
[Çrî] Nivàsa Malla. Pratàpa Malla était un esprit curieux, féru
de poésie ; plus jaloux de la gloire littéraire que de la gloire
militaire, il avait pris avec conviction le titre de « Kavîndra »
« prince des poètes » ; ambitieux d'immortaliser son nom
et ses œuvres, il les fit soigneusement graver sur des pierres
dans toute l'étendue de son domaine. Avant le passage des
Pères, il avait entendu parler des lointains pays de l'Occi-
dent ; une inscription encore encastrée dans la façade du
palais de Katmandou, qui porte une prière à la déesse Kàlikâ,
montre des spécimens de quinze écritures que Pratàpa
Malla se flattait de connaître, entre autres l'écriture /j/^?;v/^,^/^
qui vient la dernière, aussitôt après la kaspiri (cachemi-
rienne). Le spécimen de l'écriture « phiringi » consiste en
ces trois mots :
AVTO.M
NE WIXTERLHIVERT
« Automne, Winter, L'Hiver. » L'inscription est datée
1. H.vMiLTOX, p. 151. Le P. Horace de Penna mentionne « Maronga et
Xekpal » comme formant la limite occidentale du royaume de Bra-
tnashon (Sikkim). Œrève notice du royauine de Tibet.) En réalité
Morang e-^t comme Téraï un terme générique appliqué aux terres
basses qui bordent l'Himalaya au Sud ; mais Morang est plutôt en usage
dans la partie orientale et Téraï dans la partie centrale. — S'il est diffi-
cile de s'expliquer pourquoi le nom de Maranga est attribué dans notre
texte au pays de Makwanpur, il est impossible de comprendre comment
une confusion a pu se produire entre ce pays et le i-oyaume de Radoo
(Rulok) évangélisé par d'Andrada. Quel que soit l'auteur responsable
de celte confusion, ou Grueber en personne ou Kircher son interprète,
elle n'en est pas moins déconcertante.
88 LE NÉPAL
du vendredi 14 janvier 1654 (Sarrival 774 màgha ç.ukla cri
pancami çukravâi^e). Ces Irois simples mots, où l'indigène
croit lire une sorte de Maiié Técel Phares tracé dans un gri-
moire mystérieux, évoquent dans leur émouvante naïveté la
première entrée en contact de FEurope avec ce coin d'Hi-
malaya ; et la présence de deux noms français sur un total
de trois vocables rappelle comme par un symbole expressif
la prépondérance universelle de la langue française au
xvn" siècle. Qui donc les avait enseignés à Pratâpa Malla?
Peut-être un des marchands arméniens que mentionne
Tavernier, et qui servaient alors de courtiers entre l'Occi-
dent et la Haute-Asie.
Le récit du P. Grueber confirme au moins sur un point
l'exactitude de la chronique népalaise. La Vamçâvalî rap-
porte en détail la guerre oii les Jésuites se trouvèrent un
instant mêlés. Depuis les derniers jours de Tan 1659, Pra-
tâpa Malla et Çrî Nivâsa Malla s'étaient alliés pour repousser
les incursions de Jagat Prakâça Maha, roi de Bhatgaon.
Suspendues en novembre 1660, les hostilités avaient repris
un an plus tard, en novembre 1661 , et Jagat Prakâça Malla
avait subi revers sur revers. Enfin le 19 janvier 1662
(18 mâglia sudi 782), Çrî JNivâsa Malla, qui commandait en
effet les forcés alliées, prit le bourg de Themi (Timi) à son
adversaire ; le 20 janvier, Pratâpa Malla et Çrî Nivâsa Malla
retournèrent dans leurs capitales respectives. Le passage
des Jésuites a donc précédé, mais de peu de jours, la date
du 20 janvier, et la lunette d'approche qu'ils mirent au ser-
vice des deux rois coalisés hâta peut-être au détriment du
prince de Bhatgaon le dénouement de cette campagne. Le
« petit roi Varr.am » est sans aucun doute Jagat Prakâça
Malla (prononciation vulgaire : Parkas Mail) ; le changement
du p en Vj par l'intermédiaire du ù, est constant ; l'alter-
nance des formes Népal et Névar en montre un autre
exemple. Si le P. Grueber ne parle pas de Bhatgaon, qui
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90 LE NÉPAL
poLirtaat ég^alait en importance les deux autres capitales,
c'est que la guerre avait obligé les deux; voyageurs à éviter
le territoire de Jagat PraUâça.
Les résultats du voyage du P. Grucber ne tardèrent pas
à s'inscrire sur les cartes géographiques. Nicolas Visscher
semble avoir été le premier à les mettre en œuvre dans son
Ind'un Orientalis acr non hisulamm adjacenthnn nova des-
criptio, qui fait partie de V Atlas Minor sive totius orbis ter-
ranun contracta dellneatio, ex conatlbas Nie. Visscher.
(Amst. Bat. apud Nlcolauni Visscher.) L'Atlas Minor ne
porte pas de date. L'éditeur des Remarkahle ma\is of the
A'F-A'V//"' century\ qui reproduit cette carte, prétend
qu'elle est extraite du Novus Atlas- de Janson, daté de
1657-1658. Cette assertion est inacceptable. La carte est
manifestement fondée sur les données de Grueber, et ne
peut pas être antérieure à l'arrivée de Grueber en Europe;
elle date au plus tôt de 1663. Les étapes du P. Grueber s'y
échelonnent comme une illustration de son itinéraire ; les
noms de localités y gardent les particularités de forme qui
tiennent à Grueber lui-même ; les positions sont détermi-
nées par ses observations. Les erreurs commises accusent
encore l'origine de l'emprunt. Cutlu {^\iu['\) ^ la station
entre Lassa et (7«û?me/?âfa;, doit manifestement son existence
à une confusion de lettres fondée sur la graphie de Grueber:
Cntlii. Cadmenda Russ'i n' est qu'une modification graphique
de Cadniendn. 11 y a mieux: Visscher, trompé par la nota-
tion germanique du P. Grueber, n'a pas reconnu Patna
dans la ville de Battana, étape intermédiaire entre Mutgari
(Motihari) et Bénarcs ; il a porté sur sa carte Patna et
Battana en les séparant même par une longue distance. De
plus, obligé d'encadrer les connaissances nouvelles dans
\. Publié par Fréd. Muller, Amsterdam, 1895. Part. 1I[, n" 4.
2. Xovic.s Atlas, das ist WeHbeftchreibKnr/, 5« vol. Grosse Atlas,
8« part. Wasserioelt. Amsterdam, 1657-1658, fol.
LES DOCUMENTS EUROPÉENS 91
les données traditionnelles de la cartographie antérieure,
Vissclier a logé le Necbal entre le Gange à l'O., et à TE.
un des 5 fleuves par où le lac Chiamay épanche ses eaux
dans Xlndia extra Gangem. Le pays de Bengala le limite
au Sud, le pays à'Udessa ' (Orissa) au Nord-Ouest! Cirote,
situé juste au Sud de CmJmenda, entre le Necbal et le
pays de Venna (Birmanie) est le pays des Kirâtas, qui
ÎV A r^ >^— ' -j^ -y^ ^.^
DU AN A _;-- •^•, - »- • -^^f^^
o^Pitan
^ Tl B £ T
Rama Mujf '»
Ma I O R
Le Népal et les pays voisins sur la carte de l'Inde de Nicolas Visscher.
occupent les vallées à TE, de Katmandu. Caor, placé entre
Lassa e{ Cat/ii [Cuih'i^ Kuti), vient également des géogra-
phes antérieurs.
Peu de temps après le voyage de Grueber à travers l'Asie,
1. « Udezà, che riconosce per luogo piu célèbre lekanar ». Tosi,
Belle India Orientale descriltione... Roma, 1669, t. 1, p. 45. — Irha-
nar n'est autre que le célèbre temple de Jagannath ; Udezà, comme
Udessa, est la reproduction approxiuiative de Udadcça. Udessa se
trouve ici, comme il arrive fiéiiucmuicnl à la même époque, distingué
de rUrixa, autre désignalion du uièuic pays.
92 LE NÉPAL
le Français Tavernier prenait pour la sixième fois la roule
de rOrient. Joaillier du Grand-Mogol et de ses principaux
officiers, déjà familier avec les langues, les mœurs, le cli-
mat de rilindoustan, il put atteindre les derniers confins
de l'Inde orientale. Il eut l'heureuse fortune de descendre
le cours du Gange en compagnie d'un autre Français, éga-
lement illustre, Bernier, qui était depuis cinq ans engagé à
la solde d'Aureng-Zeb en qualité de médecin. Le 13 décem-
bre 1665, ils étaient à iJenarès ; le 20, à Patna ; le 4 janvier
1666, à Rajmahal. Au cours de ce long etlent voyage, Taver-
nier ne négligeait pas de se renseigner sur le pays; obser-
vateur judicieux et commerçant avisé, il arrêtait de préfé-
rence son atlention sur les questions d'affaires. Il fut ainsi
le premier à recueillir des détails précis et minutieux sur le
commerce entre ITnde et le Tibet par la voie du Népal. « A
cinq ou six lieues au delà de Gorrochepour (Gorakhpur) on
entre sur les terres du Raja de Nupal qui vont jusqu'aux
frontières du royaume de Boutan (Tibet). Ce prince est vas-
sal du Grand-Mogol et lui envoyé tous les ans un éléphant
pour tribut. Il fait sa résidence dans la ville de Nupal de
laquelle il prend le nom et il y a fort peu de négoce et d'ar-
gent dans son païs qui n'est que bois et de montagnes'. »
Les informateurs indigènes de Tavernier n'avaient pas man-
qué de lui signaler comme une abomination les croyances
religieuses qui distinguaient ces populations montagnardes
des gens de la plaine. « Au delà du Gange, en tirant au
Nord vers les montagnes de Naugrocot, il y a deux
ou trois Rajas qui comme leurs peuples ne croyent ni
Dieu ni diable. Leurs Bramins ont un certain livre qui
contient leur créance et qui n'est rempli que de sottise,
dont l'auteur qui s'appelle Baudou ne donne point de
1. Les six Voyages de Jean-Baptiste Tavernier... A Paris, MDCXCll,
2" partie, ch. xv.
LES DOCUMENTS EUROPÉENS 93
raison ^ » Telle est la première notion qui parvint en Eu-
rope sur le bouddhisme népalais.
La description tracée par Tavernier du trafic entre Flnde
et le Tibet par le Népal est à la fois si pittoresque, si
exacte, et si peu différente des conditions actuelles du
même trafic qu'il est utile de la reproduire presque tout
entière.
« Le royaume de Boutan (Tibet) est de fort grande
étendue, mais nous n'avons pu encore en avoir une exacte
connaissance. Voicy ce que j'en ay pu apprendre dans
plusieurs voyages que j'ay faits aux Indes de quelques gens
du païs qui en sortent pour trafiquer; mais je m'en suis
mieux inslruit cette dernière fois que je n'avais fait aupa-
ravant, m'étant trouvé l\ Patna, la plus grande ville de
Dengala et la plus fameuse pour le négoce, dans le temps
que les marchands de Boutan y viennent pour vendre leur
musc. Pendant les deux mois que j'y demeuray, je leur en
achetay pour vingt-six mille roupies... et n'étaitles douanes
qu'il faut payer des Indes jusqu'en Europe, il y aurait un
grand profit sur le musc... Pour ce qui est du musc, pen-
dant les chaleurs le marchand n'y trouve pas son compte
parce qu'il devient trop sec et qu'il perd de son poids.
Comme cette marchandise paye d'ordinaire vingt-cinq
pour cent de douane cà Gorrochepoiir {(jOYdk\\^uv) , dernière
ville des estais du Grand-AIogol du côté du royaume de
Boutan, bien qu'il s'étende encore cinq ou six lieues plus
loin, quand les marchands indiens sont en cette ville, ils
vont trouver d'abord le douanier et lui disent qu'ils vont au
royaume de Boutan^ l'un pour acheter du musc, l'autre de
1. Ib.. cil. XIV, (in. — Les mont.s de Naugrocol sont l'Himalaya.
Naugrocot, sous la l'orme moderne : Nagarkot, est un temple et un pèle-
rinage célèbre du pays de Kangra, qui est situé à l'Ouest de Simla, au
Sud Est du Cachemire. Auxvu« siècle, on étend ce nom à toute la chaîné
qui sépare l'Inde du Tibet.
94 LE NÉPAL
la rhubarbe, chacun déclarant la somme qu'il veut employer,
ce que le douanier met sur son registre avec le nom du
marchand. Alors les marchands au lieu de vingt-cinq pour
cent que l'on devrait donner accordent à sept ou huit et
prennent un certificat du douanier ou du cadi afin qu'à leur
retour on ne leur demande pas davantage. S'il arrive qu'ils
ne puissent obtenir du douanier une honneste composition
ils prennent un autre chemin qui est véritablement bien
long et bien incommode, à cause des montagnes qui sont
presque toujours couvertes de neiges, et que dans le pais
plat il y a de grands déserts à traverser. 11 faut qu'ils aillent
jusqu'à la hauteur de soixante degrez, puis qu'ils tournent
vers le couchant jusques à Caboul qui est au quarantième,
et c'est en cette ville-là que la caravane se sépare, une
partie allant à Balch, et l'autre dans la grande Tartane.
C'est où ceux qui viennent de Boutan troquent leurs mar-
chandises contre des chevaux, des mulets et des chameaux ;
car il y a peu d'argent en ces païs-là. Puis ces Tartares
apportent ces marchandises dans la Perse jusqu'à Ardeidl
et à Tauris... Une partie des marchands qui viennent de
Boutan et de Caboul va à Candahav et de là à Ispahan, et
ceux-cy d'ordinaire remportent du corail en grains, de
l'ambre jaune et du lapis travaillé en grains quand ils en
peuvent trouver. Les autres marchands qui vont du côté de
Multan, de Lalior et (ÏAgra remportent des toiles, de l'in-
digo et quantité de grains de cornaline et de crystal. Enfin
ceux qui retournent par Gorrochepour et qui sont d'accord
avec le douanier remportent de Patna et de Daca du
corail, de l'ambre jaune, des brasselets d'écaillé de tortue
et d'autres de coquilles de mer, avec quantité de pièces
rondes et carrées de la grandeur de nos pièces de quinze
sols qui sont aussi d'écaillé de tortue et de ces mêmes
coquilles. Comme j'estois à Patna, quatre Arméniens qui
avaient déjà fait un voyage au Royaume de Boutan venaient
LES DOCUMENTS EUROPÉENS 9a
de Dantzic où ils avaient fait faire quantité de figures
d'ambre jaune qui représentaient toutes sortes d'animaux
et de monstres qu'ils allaient porter au Roy de Boutan, qui
de mesme que son peuple est grandement idolâtre, pour
mettre dans ses pagodes. Où les Arméniens trouvent
quelque chose à gagner, ils ne font point de scrupule de
fournir de matière à l'idolâtrie et ils me dirent que s'ils
avaient pu faire l'idole que le Hoy leur avait recommandé
ils se seraient enrichis. C'estait faire faire une teste en
forme de monstre qui eut six cornes, quatre oreilles, et
quatre bras avec six doigts à chaque main, le tout d'ambre
jaune, mais qu'ils n'avaient pas trouvé des pièces assez
grosses pour cela'. Je crus plutôt que l'argent leur avait
manqué, car il ne paraissait pas qu'ils en eussent beaucoup,
et d'ailleurs c'est un infâme commerce de fournir des
instruments d'idolâtrie à ce pauvre peuple,
« Venons maintenant au chemin qu'il faut tenir pour se
rendre de Patna au royaume de Boutan à quoy la caravane
employé trois mois. Elle part d'ordinaire de Patna sur la
fin de décembre et arrive le huitième jour à Gorrochepour .
C'est comme j'ay dit la dernière ville de ce costé-là des
estais du Grand-.Mogol, et où les marchands font leurs
provisions pour une partie du voyage. De Gorrochepour
jusques au pied des hautes montagnes il y a encore huit
ou neuf journées pendant lesquelles la caravane souffre
beaucoup parce que le pais est plein de forests où il y a
quantité d'éléphants sauvages, et il faut que les marchands
au lieu de se reposer la nuit se tiennent sur leurs gardes
en faisant de grands feux et tirant leurs mousquets pour
épouvanter ces animaux. Comme l'Éléfant marche sans
bruit, il surprend le monde et est auprès de la caravane
1. Tout rëcemmtMit (1902), un joaillier de Paris a fabriqué un objet
de culte destiné au grand-lama du Tibet et fait eu corail de Naples. La
pièce a été exposée au Musée Guimet.
96 LE NÉPAL
avant qu'on s'en soil aperçu. Ce n'est pas qu'il vienne
pour faire du mal à riiomme, et il se contente d'emporter
les vivres dont il se peut saisir, comme un sac de ris ou de
farine, ou un pot de beurre dont il y a toujours grande pro-
vision. On peut aller de Patna jusqu'au pied de ces mon-
tagnes dans les carrosses des Indes ou ewPallekk ; mais on
se sert ordinairement de bœufs, de chameaux et de chevaux
du païs. Ces chevaux de leur nature sont si petits que quand
un homme est dessus il s'en faut de peu que ses pieds
n'aillent à terre, mais d'ailleurs ils sont forts et vont tous
Famljle, faisant jusqu'à vingt lieues d'une traite et ne
mangeant et ne buvant que fort peu. Il y a de ces chevaux
qui coûtent jusques à deux cents écus, et quand on entre
dans les montagnes, on ne peut plus se servir que de cette
seule voiture, et il faut quitter toutes les autres qui y
seraient inutiles à cause de quantité de passages qui sont
trop étroits. Les chevaux mesmes, quoy que forts et petits,
ont souvent de la peine à en sortir, et c'est pour cette
raison, comme je diray bien tost, qu'on a ordinairement
recours à d'autres expédions pour traverser ces hautes
montagnes.
<( [On traverse le « Napal », puis] la caravane estant
donc arrivée au pied des hautes montagnes connues aujour-
d'hui sous le nom de Naugrocot et que l'on ne peut passer
en moins de neuf ou dix jours, comme elles sont fort
hautes et fort étroites avec de grands précipices, quantité
de gens descendent de divers heux, et la plus grande partie
est de femmes et de filles qui viennent faire marché avec
ceux de la caravane pour porter les hommes, les marchan-
dises et les provisions au delà de ces montagnes. Voicy la
manière dont elles s'y prennent. Ces femmes ont un bourlet
sur les deux épaules, auquel est attaché un gros coussin
pendant sur le dos sur lequel l'homme est assis. Elles sont
trois femmes qui se relayent pour porter un homme tour à
LES DOCUMENTS EUROPÉENS 97
tour, et pour ce qui est du bagage et des provisions on les
charge sur des boucs qui portent jusqu'à cent cinquante
livres. Ceux qui veulent mener des chevaux dans ces mon-
tagnes sont souvent obligés dans des passages étroits et
dangereux de les faire guinder avec des cordes ; c'est
comme j'ay dit pour cette difficulté qu'on ne se sert mesme
guère de chevaux dans ce païs-là. On ne leur donne à
manger que le matin et le soir. Le matin on prend une
livre de farine avec demi-livre de sucre noir et demi-livre
de beurre, et on pétrit tout cela ensemble avec de l'eau
pour le donner au cheval. Le soir, il faut qu'il se contente
d'un peu de poids cornus cassez et trempez demi-heure
dans l'eau ; et voilà en quoy consiste toute leur nourriture
en vingt-quatre heures. Ces femmes qui portent les hommes
ne gagnent chacune que deux roupies en ces dix jours de
traverse, et l'on en paye autant pour chaque quintal que
portent les boucs ou les chèvres et pour chaque cheval
que l'on veut faire mener.
« Après qu'on a passé ces montagnes on a pour voi-
tures jusques à Boiitan des bœufs, des chameaux et des
chevaux, et mesme des Pallekh pour ceux qui veulent
aller plus à leur aise. »
On ne sait en vérité ce qu'il convient d'admirer le plus
dans cette longue notice, de l'art et de l'adresse de Taver-
nier à s'enquérir, de l'exactitude et de la précision de ses
informations, et de sa fidélité scrupuleuse à reproduire les
informations obtenues. La véracité parfois contestée du
grand voyageur français sort triomphante de cette épreuve.
Le commerce français ne sut pas profiter des routes que
Tavernier lui avait en partie frayées, en partie indiquées
vers l'Extrême-Orient et l'Asie centrale. Les missionnaires
du Christ, plus entreprenants, et mieux dirigés, ne per-
dirent point de vue les régions ouvertes à la foi par le zèle
du P. d'Audrada, et que le voyage du P. Grueber avait
98 LE NÉPAL
rendues plus aisément accessibles. Le Tibet, avec ses
dépendances, n'offrait pas seulement un nouveau domaine
à l'activité des missions. Les notions acquises sur la reli-
gion des lamas, et qui se précisaient sans cesse par les
recherches des Jésuites de Chine, représentaient le Lama
de Lhasa comme une figure de l'Antéchrist ; la ressem-
blance des rites, des pratiques, des offices s'expliquait
comme une contrefaçon de l'Église catholique inspirée par
le démon même. Cliacun des ordres aspirait à l'honneur
de remporter sur Satan une victoire difficile ; c'est aux
Capucins qu'échut cette lourde charge.
En 1703 la Congrégation de la Propagande confia le
Tibet aux Capucins. Sur les six religieux qui furent expé-
diés, deux seulement atteignirent le but : le P. Joseph
d'Ascoli et le P. François Marie de Tours'. Ils débarquèrent
à Chandernagor en juin 1 707 et s'acheminèrent vers Lhasa.
Les circonstances étaient particulièrement défavorables ;
le Tibet était travaillé par des luttes intestines, des rivalités
1. A défaut (l'indication spéciale, les renseignements sur la mission
des Capucins au Tibet sont empiuntés à l'ouvrage suivant: Missio Apos-
tolica thibelano-seraphica, clas ist Neue diirch PàhslJichen Geioalt
in deni Grossen Thibetanischen Reich von denen P. P. Capticinern
aufgerichtete Mission iind ûber solche von R. P. Francisco Horatio
délia Penna prœfecto niissionis der heil. Congrégation de Propa-
ganda Fide anno 1738 beschchene Vorslellung von Rev"'° et Illust""'
D. P. Philippo de Monlibiis dainahligen S. Congregat. Secretarioin
Rom zîctn off'entlichen Druck beforderet... aus deni Welschen in
dus Teutsche und dise Geschichts-Fonn iibersetzt. Mûnchen, 1740.
— Je dois la communication de ce volume très rare à l'obligeance ami-
cale de M. Cordier, professeur à l'École des Langues Orientales. — Le
texte allemand est la traduction d'un original italien qui a pour titre:
Alla sagra Congregazione de Propaganda Fide, deputala sopra la
missione del Gran Thibet, rapprezentanza de' Padri Capuccini
missionari, dello stato présente délia medesima e de' provedimenti
per mantenerla ed accrescerla, 1738, gi-. in-4, s. 1. ni nom d'impri-
meur ni d'éditeur. — Mon ami, M. Félix Mathieu, a bien voulu e.xaminer
pour moi l'exemplaire de cet ouvrage qui se trouve à Grenoble, Bibl. de
la ville, G 1491 (Catal., 2" vol., n° 20438) et constater l'accord des deux
rédactions sur les points qui mintéressent.
LES DOCUMENTS EUROPÉENS 99
religieuses et des compétitions politiques. Ln régent ambi-
tieux, installé à côté du Grand-Lama, avait confisqué le
pouvoir ; menacé par les empereurs mandchous et par les
chefs des hordes mongoles, qui tous entendaient mettre au
service de leurs intérêts particuliers la puissance spirituelle
du Grand-Lama, il les avait tous subtilement joués, et
longtemps il avait réussi à lancer ses adversaires les uns
sur les autres. Cependant, en 1706, La-tsan Khan, chef de
lahorde mongole des Khosivhotes, s'empara par une attaque
soudaine de Lhasa, tua l'usurpateur, et fît élire un nouveau
Grand-Lama pour remplacer celui que le régent avait
imposé et qu'il refusait de reconnaître. Mais le protégé du
vainqueur se heurta aux résistances d'une partie de l'Église ;
le Lama dépossédé vit se grouper autour de lui les adver-
saires des Khoskhotes, et des Chinois leurs alliés. Le pays
fut bouleversé ; à Lhasa, la vie était si précaire que les deux
Capucins durent quitter la ville, où les vivres manquaient,
et retourner dans llnde. Ils passèrent à Patna, et de là au
Bengale. Isolés, réduits à l'impuissance, ils adressèrent à
Rome un appel de secours, en 1 71 2. La Propagande décida
d'afTecter douze religieux à la mission tibétaine, avec une
allocation annuelle de 1 000 écus, et de leur attribuer cinq
paroisses: u Chandernagor (i\i Bengale, Patk/ia en Béhar,
Nekpal, capitale du royaume ainsi nommé, Lhasa, et
Trogn-gne en Tak-po. » Chaque paroisse recevait deux
capucins, sauf Lhasa qui en recevait quatre. Les prêtres
désignés pour prêcher l'Evangile (( à Kalinandù, dans le
royaume de iNekpal », étaient le P. François Félix deMoro
et le P. Antoine Marie de Jesi. Des six Pères destinés au
Tibet, un, le W Grégoire de Pedona, mourut en chemin à
Katmandou. Les cinq autres étaient : le P. Dominique de
Fano, préfet de la mission; le P. Joseph d'Ascoli, le P.
François Marie de Tours, le P. François Horace de Penna,
le P. Jean François de Fossenbrun.
100 LE NÉPAL
Les Capucins, à peine installés, eurent à lutter contre des
rivaux'. Deux Jésuites, le P. Desideri et le P. Freyre,
gagnaient Lhasa en 1 715-1716 par le Ladakh et la passe de
Mariam-la. La pieuse émulation des deux ordres ne profita
guère à la foi. Jésuites et Capucins se targuent à l'envi
d'être accueillis en amis et se promettent à brève échéance
de splendides triomphes ; en fait leur zèle se brisait devant
l'indifférence rieuse des Tibétains. Après de longs et rudes
efforts, ils n'avaient converti qu'un petit nombre de Népa-
lais, établis à Lhasa pour y faire le commerce". Les Capu-
cins s'en prirent aux Jésuites de leur échec, réclamèrent à
Rome. Les Jésuites, à la suite des affaires de Chine, étaient
alors mal en cour. Desideri reçut en 1721 un ordre de
rappel. Il prit pour redescendre dans l'Inde le chemin du
Népal, que les Capucins lui avaient enseigné, passa par
Katmandou et Bhatgaon, visita longuement l'Inde et rentra
dans sa patrie en 1727 ^ Débarrassés de leurs concurrents,
les Capucins n'en continuèrent pas moins à végéter misé-
rablement ; le pouvoir temporel leur refusait même le
1. Plusieurs des dates que j'indique diffèrent de celles que donne
M. Markham dans l'excellente introduction de son volume sur le Tibet.
D'après M. Markham, Desideri serait resté à Lhasa jusqu'en 1729. C'est
certainement une erreur, car l'extrait de son journal, cité par M. de
Gubernatis {Gli Scritti del Padre Marco della Tomba, p. xvni, note)
marque qu'il partit de Katmandou, en revenant du Tibet pour rentrer
définitivement dans l'Inde, le 14 janvier 1722, ce qui concorde bien avec
toutes les autres données (V. Carlo Puini, dans BoUetino Italiano degli
sludi orientaVt, 1876, p. 33). — D'autre part, M. Markham place l'ar-
rivée du P. Horace de Penna et de ses compagnons à Lhasa en 1719,
parla voie du Népal. J'ignore d'où cette date est tirée ; mais je constate
que l'épitaphe d'Horace de Penna porte qu'il mourut en 1747, « après
33 ans de séjour en ces contrées »; ce qui fixe son arrivée à 1714. De
môme la Missio Apostolica... mentionne le retour du même Père à
Rome en 1738, après vingt-quatre ans de pratique apostolique, ce qui
ramène au même point de départ: 1714. Entin d'après le même ouvrage,
l'hospice de Katmandou avait été fondé parles Capucins en 1715.
2. Missio Apostolica..., 11, p. 49 et aussi p. 172.
3. Sur le voyage de Desideri. v. Puim, Rivista Geografica Italiano.
décembre 1900.
LES DOCUMENTS EUROPÉENS 101
prestige de la persécution. En 17161e « roi du Tibet Ginghir
Khagn le Tartare ' » avait rendu un édit qui les exemptait
de taxes. En 1725, après la défaite des Dzoungares qui
avaient renversé '< Ginghir Khagn » , le nouveau roi installé
parla Chine triomphante, <' Telcihin Bathur », confirma ce
privilège. En 1732, le P. Horace de Penna, qui descendait
au Népal, se vit octroyer un passeport qui prescrivait « k
tous Gabeliers de n'exiger aucun impôt du Lama Européen
qui était venu à Lassa, capitale du riche royaume de Tibet,
pour aider et pour faire du bien à tous^ ». Mais leur succès
s'arrêtait à ces politesses officielles d'une valeur banale.
La succursale népalaise de la mission du Tibet avait eu
une existence un peu plus agitée, un peu moins terne aussi.
En 171.3 les Capucins avaient fondé un hospice à Katman-
1. Ginghir Khagn (Gengis Khan) n'est autre que Latsan Khan, chef
des Khoskhotes, mentionné plus haut. — V. Koeppen, Die Religion des
Buddha. II, 190, n. 1. — Telcihin Bathur (Teldjin Bagathur) était un
ancien ministre de ce prince. Cf. Koeppen, II, 196, n. 3.
2. Le passeport tout entier est publié dans : Relazione del principio
e stato présente délia niissione del vasto Regno del Tibet ed altri
due Regni confinanti, raccomniandata alla Vigilanza e Zelo de
Padrl Capuccini, délia Provincia délia Marca nello Stato délia
Chiesa. — In Ronia, nella Stamperia di Antonio de Rossi, 1742,
12 pages petit in-4. — Je n"ai pas vu l'ouvrage original; mes citations
sont empruntées à la traduction presque intégrale insérée dans Nou-
velle Bibliothèque ou Histoire littéraire des principauo: écrits qui se
publient. T. XIV. janvier-février-mars MDCGXLIII, à la Haye, chez
Pierre Gosse, p. 46-97. — La plaquette, publiée par les soins de la Pro-
pagande, à l'aide des informations fournies par le P. Horace de Penna,
avait pour objet, comme la Missio Apostolica citée plus haut, d'attirer
des souscriptions à la mission du Tibet. Le P. Cassien (Relazione inedita,
Riv. Geogr. Ital., IX, 112) montre bien à quoi se réduisaient dans la pra-
tique ces privilèges si facilement octroyés. Le roi du Tibet avait donné
à la petite troupe des Pères qui se rendait à Lhasa une réquisition qui les
autorisait à s'approvisionner de combustible et de fourrage partout et
chez tous, exempts ou non exempts, privilégiés ou non privilégiés. Mais,
dans presque toutes les localités qu'ils traversèrent, les Pères trouvèrent
les chefs nantis de documents également authentiques et formels qui
les dispensaient expressément de toute obligation à l'égard des réquisi-
tions; si bien que de Kuti à Lhasa les Pères ne furent approvisionnés
que six ou sept fois.
102 LE NÉPAL
dou: mais « reffioyablo perséculion soulevée par les
Brahmanes » les contraig-nit à fuir pour chercher ailleurs
un asile. Ils mirent à profit la rivalité constante entre les
rois de Katmandou et ceux de Bhatgaon. Bhûpatîndra
Malla, qui régnait alors à Bhatgaon, les accueillit avec
bienveillance; en 1722, les missionnaires substituèrent
officiellement Bhalgaon à Katmandou comme siège de la
succursale du Népal ; mais ils ne renoncèrent pas définiti-
vement à leur premier poste. Le P. Horace de Penna,
appelé de Lhasa au Népal avec le titre de a Préfet de la
mission », réussit à force d'adresse et d'énergie àreprendre
possession de la place. Arrêté, mis en prison, réduit comme
tous les prisonniers à la condition d'esclave royal et astreint
aux plus dures besognes, il sut faire parvenir au roi de
Katmandou un catéchisme en langue uévare qu'il avait sans
doute composé lui-même, car il possédait à la fois le tibé-
tain et le névari. La lecture de l'opuscule dissipa les pré-
ventions du roi ; il autorisa les Capucins à s'établir dans sa
capitale el à y prêcher.
La mort réduisait le nombre des Pères. En 1727, il n'en
restait plus que neuf; trois autres succombèrent peu de
temps après, suivis d'un autre encore. La mission ne
comptait plus au total que cinq Capucins usés et vieillis.
En 1731 le P. Joachim de Santa Natoglia (de Lhasa), le
P. Horace de Penna, (( Préfet de la mission du Nekpal
(de Battgao) », et le P. Pierre de Serra Petrona (de Chan-
dernagor), expédièrent une supplique à Home pour deman-
der du renfort. En 1735, la Propagande autorisa un nouvel
envoi de missionnaires, mais au nombre de trois seulement.
Le P. Vito de Recanati fut désigné pour en être le supé-
rieur. Les pauvres Capucins de l'Himalaya durent éprouver
une déception à se voir si pauvrement secourus. Le P.
Horace de Penna, qui comptait 24 ans de séjour continu
dans ces régions, s'embarqua pour l'Europe, et arriva à
LES DOCUMENTS EUROPÉENS 103
Rome en 1738. Il multiplia ses efToiis pour intéresser les
bonnes âmes à la mission du Tibet, inspira plusieurs
publications de propagande, et rédigea nombre de notes
qui servirent plus tard à la compilation de \ Alphabetum
Tihetamnn. Puis il s'en alla courageusement, à soixante ans
passés, rejoindre son poste de combat'.
La mission, grâce à l'impulsion qu'il lui avait donnée,
n'avait pas souffert de son absence. Le V. de Recanati avait
obtenu du roi de Rhatgaon, Ranajita Malla, les mêmes
faveurs que ses devanciers ^ « Se trouvant avec deux de
ses compagnons à Népal, la capitale, la doctrine qu'ils y
prêchèrent touchant notre sainte Loi plut si fort au monarque
qu'après leur avoir accordé, par instrument public, pour
leur habitation un grand Palais qu'il avait confisqué sur un
de ses Grands, il leur octroya encore pour la liberté de
conscience un privilège qu'il fit publier dans son Royaume
et que le Père Supérieur fit remettre au Père Procureur
Général de son ordre. La traduction en est ainsi conçue :
(( Nous Zaervanegitta Malla, Roi de Ratgao dans Népal,
accordons en vertu de ces présentes à tous les Pères Euro-
péens de pouvoir prêcher, enseigner et attirer à leur Reli-
1. Il ramenait avec lui une escouade de nouveaux missionnaires:
P. Cassiano da ^Macerata, P. Floriano da Jesi, P. Innocenzo d'Ascoli, P.
Tranquillo d'Apecchio, P. Daniele da Morciano, P. Giuseppe Maria de'
Bernini da Gargnano, P. Paolo di Firenze. Partis en mars 1739 de
Lorient, ils arrivèrent à Pondichéry en août, à Chandernagor le 27 sep-
tembre, à Patna en deux groupes le 8 et le 16 décembre, à Bhatgaon le
6 février 1740. Le P. Horace dut y attendre les passeports tibétains jus-
qu'au 4 octobre ; il se mit alors en route et entra à Lhasa le 6 janvier 1741
{Memorie Istoriche, p. 3-16).
2. A en croire le P. Cassien (Me7norie Istoriche, p. 16) le roi de
« Batgao » avait envoyé un de ses parents à la maison de Patna pour
demander des Capucins. Le P. .Joachim da Santa Natoglia et le P. Vito
da Recanato étaient venus à son appel, et avaient « rouvert l'hospice
abandonné depuis plusieurs années », en 1739. En 1740, il autorisa les
Pères à dresser sur la façade de leur maison une croix en fer. Les Pères
de la maison étaient alors Vito da Recanati et Innocenzo d"Ascoli, avec
le F. Liborio da Fermo.
104 LE NÉPAL
gion les peuples qui nous sont soumis, ei femmes sembla-
blement. Nous permettons à nos sujets de pouvoir embrasser
la Loi des Pères Européens sans crainte d'être molestés
ni par nous ni par ceux qui ont quelque autorité dans notre
Royaume. Les Pères ne recevront de ma part aucun dégoût
et ne seront point empêchés dans leur ministère. Cepen-
dant tout ceci doit se faire sans violence et d'une pure et
libre volonté. Il est ainsi. Casinat, le Docteur, a été l'Écri-^
vain. Grisnanfrangh, gouverneurgénéral, le confirme. Biso-
rage, grand prêtre, le confirme et l'approuve. Donné à
Népal l'an 861 au mois de Margsies. Bonjour. Salut'. »
L'occasion s'offrit même au P. de Recanati de fonder
en dehors du Népal une succursale nouvelle. Le raja de
Bettia ((ui possédait un petit domaine au débouché des
montagnes, sur la route de l'Hindoustan, sollicita l'éta-
blissement d'une mission par une lettre « donnée àBattia,
l'an 184, au mois de Busadabi ^ ». Cette lettre, l'édit de
Ranajita Malla, et d'autres pièces analogues, « furent
envoyées au Procureur Général afin que, comme il le fit,
il les rendît au Pape qui en reçut une grande consolation
et remit tous ces paquets à la Sacrée Congrégation de la
Propagande. S. S. a décidé d'envoyer à ses frais propres
quelques religieux. Elle a écrit au roi de Battia un très beau
bref..., et il lui a aussi paru convenable d'écrire un autre
bref au roi de Batgao en Népal pour le remercier du Privi-
lège rapporté ci-dessus et pour lui adresser la même
exhortation [qu'au roi de Battia] ^ » .
1. Le mois de Margsies, c'esl-à-dire Mârgarirsa de Tan 861 (écoulé,
selon l'usage) correspond à peu près à novembre 1740. Le nom du roi,
ZaervanegilLa Malla, transcrit assez fidèlement .laya Ranajita Malla. —
.J'ai emprunté ce document et la citation qui le précède à la Relazione
del principio e stato présente.
2. La date de 184 se rapporte clairement à l'une des deux ères
fondées par Akbar et qui partent de son avènement, ère Fazli ou ère
llâhi. L'une et l'autre donnent comme équivalent 1740-1741 A.-D.
3. Relazione del principio..., etc.
LES DOCUMENTS EUROPÉENS 105
La mission de Battia fut, en effet, fondée en I743etconriée
au P. Joseph Marie di Bernini da (iarignano, qui la dirigea
jusqu'à sa mort, en 1761 '. La nouvelle mission allait
bientôt servir de refuge à ses aînées. En 1 745 - les Chinois
1. Les faits qui en amenèrent la fondation sont racontés en détail par
le P. ]\Iarco délia Tomba. V. Gli Scriiti del Padre Marco della Tomba,
missionario nelle Indie Orientali, ntccolti ordinafi ed illustrati
sopra gli autofjrafi del Museo Borgiano da Angelo de Gubernatis.
Firenze, 1878, p. 1* sqq. — Sur le chef de la mission, v. l'ouvrage du
P. Cassien que j'ai déjà cité sous le litre abrégé de Memorie istoriche.
Le titre plein est : Memorie islorlche délie Virlù, Viaggj, e fatlche
del P. Giiiseppe Maria de' Berfiini da. Gargnano, Cappuccino della
provincia di Brescia e Yice-prefetto délie missioni del Thibet,
scrittc ad un arnica dal P. Cassiano da Macerata, stato suo compagno
e data alla luce con una Prefazionc... del P. Silvio da Brescia del
inedesiino ordine. In Verona, MDCCLXVII, xxxi et 277 pages. (Test
également à l'extrême obligeance de M. Cordier que je dois la commu-
nication de cet ouvrage si difficile à trouver. — Le P. Giuseppe-Maria
da Gargnano était arrivé dans l'Inde avec le P. (Cassien en 1739. 11 résida
six mois au Népal, au cours de l'année 1745, en descendant du Tibet,
mais sans apprendre la langue indigène. Il mourut à Bettia le 17 jan-
vier 1761. Cest le P. Marco della Tomba qui lui ferma les yeux. Le P.
da Gargnano avait désiré traduire les quatre « Bed » (Védas), mais il ne
put se les procurer. Il traduisit doncVAd'i adnià RatnaJifn (Âdhyàtma
Ràmàyana), leLhalecc (? qui décrit la huitième incarnation de Visenù) :
le Visenù Purana (Visnu Puràna), et le Ghian Sagher (Jiiàna Sàgara).
2. Le P. Gassien (Relazione inedita) donne des dates précises: le
13 août 17Î2. en présence des mauvaises dispositions du roi du Tibet, le
Préfet de la mission se décide à renvoyer quelques Pères; trois mission-
naires, avec le P. Gassien, retournèrent au Népal. De nouvelles exi-
gences obligèrent le reste de la mission à quitter Lhasa le 20 avril 1745 ;
les voyageurs atteignirent Patan le 4 juin 1745. Le P. Cassien répète les
mêmes dates dans ses Memorie Istoriche, p. 43. — Marco della Tomba
donne une date très légèrement différente : « Prima avevamo un ospizio
aperto in Lassa, dopo il 17 44 non l'abbiamo piu. Nell' anno dunque
sopradetto il Re del Gran Tibel, vicino alla sua morte, voile rimettere
la corona al primo de' suoi llgli, etc. » En dehors de la date, tous les
détails rapportés par della Tomba sont parfaitement exacts. Le roi dont
il s'agit est P'o-lo-nai. nommé aussi Mi-Wang, qui mourut en 1746. et
qui eut en effet pour héritier son second fils à défaut de l'ainé qui s'était
récusé comme le raconte della Tomba. D'après M. Markham {loc. laud...
p. Lxvi) les Capucins furent expulsés de Lhasa, « in about 1760 ». Cepen-
dant la Relation de P)Ogle, éditée par M. .Markwam lui-même, rapporte
que le Teshu Lama, dans une conversation avec Bogie en avril 1775 :
« told that the missionaries were expelled Tibet about forty years ago,
ou account of some disputes with the fakirs. » (p. 167). U est vrai que
106 LE NÉPAL
installés on maîtres à Lhasa après avoir écrasé le soulève-
ment de 1736 inauguraient leur politique d'exclusion
systématique à l'égard de tous les étrangers. Les mission-
naires durent se retirer au Népal, et la route de Lhasa à
Katmandou par Kuti vit passer pour la dernière fois des
Européens. Les voyageurs de cette triste caravane étaient
le P. Horace, préfet de la mission, le P. Tranquillo
d'Apecchio ', le P. da Gargnano (qui avait temporairement
quitté Bettia), et le F. Paolo de Florence'. On ne permit
pas même aux malheureux Pères d'emmener avec eux les
indigènes qu'ils avaient convertis. Aussitôt après leur
départ, leur maison fut démolie de fond en comble. Le
vénérable P. Horace de Penna, qui était depuis tant d'an-
nées l'âme de la mission tibétaine, vécut assez pour assister
à l'avortement douloureux de ses pieux et patients efforts.
Sorti de Lhasa malade et déjà moribond, transporté à dos
d'homme, et souvent par ses compagnons mêmes, au travers
desmontagnes, il arrivale4 juin au Népal, et quarante-cinq
jours après ^ il expira à Patan, le 20 juillet 1745, à l'âge de
les Capucins durent tenter plus d'un effort pour rentrer au Tibet. Georgi
(p. 441) semble l'impliquer clairement : « Kal. novembris 1754, quo
anno Lhasam adibant Pater Cassianus aliique missionarii ex ordine
Capuccinorum... »
1. Le P. Tranquillo avait rédigé un itinéraire du Népal et du Tibet que
Marco délia Tomba a utilisé (« P. Tranquillo che molto a percorse quelle
parti da Népal al Tibet... », p. 55). Après son expulsion de Lhasa, il resta
dix-huit ans au Népal, et ne quitta ce pays qu'en 1763 pour rentrer en
Europe (Marco della Tomba, p. 19).
2. Memorie Istoriche, p. 46.
3. L'inscription latine publiée par Georgi et que je reproduis à la
page 107 indique comme date de la mort du P. Horace : XX Julii
MDCCXLVTI. Le névari d'autre part porte : Samvat 865 asâ 8badi 6 agâm,
mots qui sont traduits ainsi dans Georci : « Anno a solutis debitis 865,
Cycl. (Aacha)8Lun. déficient. 6 novembr. (quo die Balgobinda scripsit). »
Les derniers mots entre parenthèses sont une annotation destinée à faire
disparaître la contradiction évidente des dates indiquées de part et
d'autre. Mais la date exprimée en comput indigène me semble inintelli-
gible au.ssi bien dans le texte que dans la traduction de Georgi. Il ne me
parait pas douteux qu'il faut lire dans le texte même : âsâdha. badi 6. au
LES DOCUMENTS EUROPÉENS 107
65 ans. Il fut enterré dans le cimetière chrétien, qui était
A R. p. FRANCIJCVS HORATXVS A PINNA BïLLORVM
PICENiE PROVINCIiE CAPVCCINORVM ALVMNVS
MDCLXXX. NATVS
INFIDELIVM CONVERSZONES OPTANS
A S. C. D. P. F. AD TIBETt MISSIONES MISSVS
XXXIII. AN. INTER INFIDELES VERSATVS
XX. EISDEM MISSIONIBVS PR^FVIT
TANDEM
SENIO KC MORBO CONFECTVS ET MERITIS CVMVLATVS
LXV. AN. AGET^S "SECESSIT E VIVIS
XX. JVLII MDCCXLVII.
SVPERSTITES MISSIONARU
M. H. P.
A. M. D. G.
Sambat 8ff;. Akhi g. badî 6". Agan
Balkunha Padtî Phtancerco Votacio
Dajamhao PLiinghi
Taoà bari kahnufa fuja fuoidatô jj- iabjaœhan
Parmefuor ja Marg bakhalha
JTt?[ YÏÏT ^?T t?ÎHI! U
danll Helà Des {cita .
Épitaphc du P. Horace de Penna (d'après VAlpImbelum Tihefanum).
situé en dehors des murs de la ville, au Nord, et qui a com-
lieu de : âsâ^S. La letlrf dha a pu très facilement être prise pour le chiffre
8 qui lui ressemble beaucoup flans l'écriture devanâgarî du Népal. La
date doit alors être traduite : An 865, mois âsâdha, 6^ tithi de la quin-
108 LE NÉPAL
plèlement disparu sans laisser même un souvenir local. Les
Pères de la Mission firent graver sur sa tombe une double
épitaphe, en latin et en névare; le brahmane Bâlagovinda,
qui était attaché à la mission comme professeur de langue
indigène, rédigea l'inscription névari. V Alphabetum Tibe-
tanwn reproduit une copie de ce double texte, digne de
figurer au premier rang des curiosités du Corpus népalais.
Malgré leur prédilection pour Fatan, les Pères n'y avaient
pas encore obtenu le droit de propriété quand le P. Horace
y mourut. A Katmandou', ils occupaient depuis 1742
« lin beau jardin et un immeuble grand comme quatre
maisons moyennes, avec une cour centrale ». La charte de
concession rédigée en névari, mais toute farcie de sanscrit,
vaut d'être reproduite ici pour son intérêt particulier et
zaine noire. Or le mois d"àsàdha répond en gros à juillet. L'indication du
mois concorde bien de part et d'autre. Mais Samvat 865 du Népal ne peut
pas correspondre à l'an MDCCXLVIl ; il y a là une contradiction formelle;
865 écoulé (les années, en ère népalaise, étant régulièrement comptées
comme telles) répond à l'année comprise entre octobre 1744 et octobre
1745 : àsàdha 865 répond, en gros, à juillet 1745. L'erreur, a priori,
semble plutôt imputable au texte latin qu'au texte névari, car le
copiste était plus apte à modifier les signes qui lui étaient le plus fami-
liers,- mais nous pouvons atteindre ici mieux qu'une probabilité. Le
texte latin dit formellement que le P. Horace était né en 1680 (MDCLXXX
natus) et qu'il mourut dans le cours de sa 65« année (LXV an. agens) ;
65 ans ajoutés à 1680 font 1745 de J.-C. 11 n'est donc pas douteux qu'il faut
lire MDCCXLV au lieu de MDCCXLVIL — Au reste le P. Cassien (Rela-
zione inedita et Meniorie Istoriche) donne comme date le 20 juillet
1745. Cependant cette date du 20 juillet soulève elle aussi une difficulté;
en 1745, le 20 juillet correspond à samedi, 3" tithi de la quinzaine claire
du mois de çràvana, tandis que le 6 àsàdha badi répond au 8 juillet.
1. D'après le récit du P. Cassien (Mernorle Istoriche, p. 20), le roi de
Katmandou avait sollicité l'établissement d'un « hospice » quand le
P. .loachim da Santa Natoglia avait traversé la ville en descendant de
Lhasa pour porter au Saint-Père une réponse du roi et du Grand-Lama.
« Le P. .loachim n'osa pas refuser, par crainte d'exposer à des périls
certains les missionnaires du Tibet, car les Pères de la mission devaient
passer par le Népal, comme aussi le vin nécessaire à la messe, et bien
d'autres choses indispensables. Il assigna donc cet hospice au P. Innocent
d'.^scoli: et le roi du pays donna aux Pères une maison, un puits, et un
jardin, et il fit graver sa donation sur cuivre pour la rendre irrévocable. »
LES DOCUMENTS EUROPÉENS 109
aussi comme un excellent spécimen de la précision méti-
culeuse réalisée par les arpenteurs népalais :
« Salut ! Le roi Java Prakâça Malla — sa tête est poussié-
reuse du pollen des lotus qui sont les pieds du divin Paçu-
pati ; la sainte Màneçvarî, sa divinité favorite, lui a octroyé
la faveur de ses grâces qui portent au plus haut point de
splendeur sa dignité ; il descend de la race de Râma; il est
le grain de beauté de la dynastie solaire ; il porte Hanumat
comme étendard ; il est souverain du Népal, roi suzerain
des grands rois, empereur et triomphateur — consent à
assigner pour rétablissement des Pâdris Kâpûcinis (Capu-
cins) un beau jardin situé dans le Çromtu Toi, à Sithali,
dans un endroit inoccupé, et de plus une maison quadran-
gulaire à deux étages. Les limites du terrain sont Ouest de
la maison de Jaya Dharma Siniha, Sud des maisons de
Dhumju et de Çùryadhana et de Pûrneçvara, Est et Nord
du grand chemin. Et voici Tétendue du terrain assigné:
pour la maison elle-même, la mesure fixée pour quatre
maisons plus 16 coudées 7 doigts en largeur, et pour la
cour à l'intérieur de la maison, trois quarts du terrain régu-
lier dune maison, plus 12 coudées et demie, sans compter
un chemin d'accès, privé, qui mesure les trois quarts d'un
terrain de maison en superficie, plus 22 coudées. Pour le
jardin, la superficie allouée équivaut à celle de 13 maisons
trois quarts, plus 3 coudées et 4 doigts de largeur. Telles
sont les limites. Était témoin Râjya Prakâça Malla Deva,
l'an 862, mois mârgaçira, quinzaine claire, 10* jour. »
C'est seulement douze ans plus tard, en 1754, que les
Pères purent obtenir la même faveur à Patan, sous le règne
éphémère du malheureux Râjya Prakâça Malla, qui avait
justement servi de témoin dans l'acte précédent. Par une
charte datée de l'an 874. au mois de caitra, rédigée par
l'astrologue Kotirâja, avec Candra çekhara Malla Thâkura
comme témoin, le roi Hàjya Prakâça (aux mêmes titres que
ilO LE >'ÉPAL
ci-dessus) « donne pour rétablissement des Pâdris Kâpû-
cinis un beau jardin situ6 dans un terrain libre en dehors
et au-dessus de la fontaine de Tânigra Toi, et aussi une
maison quadrangulaire de quatre étages. Les limites sont:
Ouest de la Route du char (de Matsyendra Nâtlia), Nord
du chemin de Tava Bahâl, Est du terrain du Kâyastha
Kaciingla, Sud de la maison et du terrain d'Amvarasim
Babil. En tout, pour la maison, la superficie régulière de
6 maisons plus 38 coudées carrées, et pour le jardin la
superficie de 14 maisons plus 21 coudées' ».
1. C'est Hodgson qui a découvert ces deux chartes chez le D"" Hart-
mann, évèque catholique de Patna, et qui les a publiées dans le
Journ. of Ùie Bengal As. Soc. X\'I1, 1848, p. 228. Comme ce volume
est assez difficile à trouver, on me saura peut-être gré de reproduire ici
le texte des deux chartes, tel qu'il est donné par Hodgson.
I. — Svasti çrlmat Paçupati carana kamala dhOli dhOsarita çiroruha çriman
Mâneçvarlstadevatâvara labdhaprasàda dedivyamâna mânonnata çrT Raghu vam-
çàvatàra ravikulatilaka Hanumaddhvaja Nepàleçvara mahârâjàdhirâjarâjendra
sakalarâjacakrâdhïçvaranijestadevadeveçvarikrpâkatâksabalitavikiamopârjita pâ-
lanakarasamudbhuta gajendrapati çrl çrTçrljaya JayaPrakâçaMalla deva parama
bhattârakânâm samaravijayinâni pramûthakulasana vanarayata sacodam Pâdri
kâpûcini âkrâktatrocibane nâma prasâdîkrtam çromtutolasithalilanattàjâbagrha-
nàma samjnakam Jayadharma simhayâgahanapaçcimatah Dhumju ÇQr\'adhana
Pûrneçvarathva patisyahnasyâgrhana daksinatah mârganr pDrva uttaratah
etesâm madhye thvatecâtrâghatanadusaptâmgulisârdhasodaçahastâdhika catuh
khaparimitani cQkâpâtâla sàrdliadvadaçahastâdhikatripâdaparamita lavopàtâla
dvâvimçati hastâdhika tripâdaparimita puspavâtikâ caturamguli trihastatripâda-
dhika trayodaçakhâparimitam amkato vicchakâ 4 ku 16 amgula 7 cûkapâtâla
cûla 3 ku 12 lavopàtâla cOla 3 ku 22 kavakhà 13 cOla 5 ku 3 amgu 4 tuthiso-
vogulo II prattaita çrT çrl navakasisaprasannajuyâ tatra patrârthe drstasâksi çrî çrT
RàjyaPrakàça MaHa Deva Sanivat 862 mârgaçira çudï 10 çubham j .
II. — Svasti (Protocole comme ci-dessus jusqu'à) Hanumaddhvaja Nepà-
leçvara sakala ràjacakràdhiçvara mahàràjàdhiràja çrî çrïjayaRàja Prakàça Malla
Deva paramabhattàrakànàni sadâ samara vijayinàm j pramûthakurasana bana-
rayata sacodani Pàdri kàpOcini çvàkràkvamgre gochibane nàmne prasâdîkrtam
Tànigratola îti phusacàkalamcautàjàvagrhasamjfiakam rathamârgana paçcimatah
tabavàhàra one mârgana uttaratah kacimgla kàyastyayâ bhûmyâ pQrvatah
amvarasim vàvuyà grhabhûmyà daksinatah etesàm madhye thvate câtrâ ghâ-
tana du astatrimsahastàdhika sasthikhàparimitarn puspavâtikâ ekaviipçati has-
tàdhikacaturdaçakhàparimitam j arpkato pi chekhàsu 6 kusuyacmâ 38 keva-
kliàçlaram api 14 kuniyàche 21 bâte yulo | pratTtaçrTçrinavakasTsaprasannajuyâ
atra patrârthe drstasâksi çrl Candra Çekhara Malla Thàkurasatii 874 caitra badi
daivajna kotirajena likhitam | çubham | .
LES DOCUMENTS EUROPÉENS 1 \ 1
La fortune semblait sourire aux Capucins ; la catastrophe
cependant était procliaine. La révolution politique de 1768
qui renversa les petites dynasties des trois capitales et qui
fît passer le pouvoir aux mains des Gourkhas entraîna pour
la mission népalaise les mêmes conséquences que la révo-
lution du Tibet pour la mission de Lhasa, par l'application
du même système de politique. Ouandle roi des Gourkhas
Prithi Narayan vint mettre le siège devant Katmandou, les
Pères de la Mission étaient : le P. Séraphin de Côme, le
P. Michel-Ange de Tabiago, le P. Jean-Albert de Massa et
le P. Joseph de Rovato *. Ils avaient déjà dû évacuer Patan,
ojj leur maison était trop exposée au feu des assiégeants ".
Réfugiés à Katmandou, les Pères et leurs chrétiens n'y
eurent pointa souffrir des rigueurs d'un blocus rigoureux ;
Prithi Narayan leur permit de faire entrer dans la ville les
subsistances nécessaires à leur entretien ; il récompensait
par ce privilège les services médicaux rendus par les
missionnaires. Le P. Michel-Ange avait réussi à guérir le
frère même de Prithi Narayan, Surûparatna, d'une blessure
reçue à l'assaut de Kirtipur^ ; ce Père était en outre lié
d'amitié avec un fils de Prithi Narayan*. Il avait essayé,
mais sans succès, d'intervenir en faveur des habitants de
Kirtipur, quand le farouche conquérant eut donné l'ordre
de couper le nez et les lèvres ta toute la population de la
ville, sans distinction d'âge ni de sexe ; il dut se borner,
avec ses confrères, à soigner les lamentables victimes de
cette vengeance barbare.
L'intervention des Anglais dans les affaires du Népal,
l'envoi d'une colonne sous les ordres du major Kinloch
changèrent les dispositions du roi Gourkha à l'égard des
1. D'après DEUX Tomba, p. 23.
2. Description, \i. 359.
3. /&., p. 358.
4. Dei.ia TuMiiA, j). 23.
H 2 LE NÉPAL
missionnaires ; il confondit dans la même suspicion tous les
Européens, commença par intercepter les lettres destinées
aux Pères *, et quand il fut devenu le maître du Népal tout
entier, en 1769, il enjoignit aux Capucins de quitter le pays
avec leurs convertis. Ce suprême exode conduisit les der-
niers débris de la mission tibétaine h Bettia, par delà le
Téraï, sur le seuil de l'Hindouslan. La montagne se fermait
à jamais derrière eux '. Après tant d'efforts poursuivis pen-
dant soixante ans. les pasteurs ne ramenaient qu'un nombre
dérisoire d'ouailles. Le capitaine Alexandre Rose qui visita
la mission de Bettia vers le milieu de l'année 1769, y trouva
le préfet de la mission entouré u de deux misérables familles
qu'il appelait ses convertis ^ ».
Pour soixante ans de prédications, de dépenses, de
voyages entre Rome et l'Himalaya, le résultat était au
moins médiocre. La science n'y avait pas gagné beaucoup
plus que la religion. Les Capucins avaient trouvé sous la
dynastie des Mallas une situation exceptionnellement favo-
rable, la route de Lhasa ouverte, le Népal accueillant, le
bouddhisme florissant, le pays prospère, la science et l'art
en honneur, les lettres en faveur. Tant d'avantages demeu-
rèrent pourtant stériles. Pour mesurer ce que coûte à la
science l'impéritie ou l'incurie des Capucins, qu'on se
rappelle les circonstances où, vers 1820, l'Anglais Hodgson
1. Ib., p. 25.
2. En 1857, deux missionnaires français, MM. Bernard el Desgodins
essayèrent d'oblenir l'autorisation de passer par le Népal pour gagner le
Tibet ; ils sollicitèrent à cet eft'el le frère du maharaja qui se trouvait en
même temps qu'eux à Darjiling. Le jeune prince répondit carrément :
« Pour le moment, c'est impossible »,et il se refusa à donner aucune
raison de son refus. Le Thibet d'après la correspondance des mis-
sionnaires^ par C.-H. Desgodins, 2>^ éd. Paris, 1885, p. 35.
3. Rose, Briefe iiber das Kônigreich Népal, t. 111 des Beitràge
znr Vulker und Liinderhtinde hersggb. von J.-R. Forster iind M. C.
Sprengel. I^eipzig, 1783, 12°. — La lettre que je cite ici est la seconde:
elle est datée de Muradabad. Bengale, 20 août 1769.
LES DOCUMENTS EUROPÉENS 1 1 'A
entreprit ses travaux sur le Népal : le pays, conquis par les
Gourkhas, était sévèrement fermé, le bouddliisme disgracié
et déchu ; la suspicion, la violence, la brutalité régnaient
en souveraines ; les ruines du pillage continuaient à encom-
brer les villes mises à sac ; et cependant le labeur persé-
vérant d'un seul homme, entrepris et poursuivi sous d'aussi
fâcheux auspices, révélait à l'Europe une littérature, une
religion, un chapitre considérable de l'histoire humaine.
Une bizarre fatalité, qui n'est peut-être pas sans rapport
avec la désastreuse négligence des communautés francis-
caines, s'est encore acharnée sur les rares monuments de
leur médiocre activité. Le P. Horace de Penna, le mieux
doué de tous, u avait traduit en italien des livres tibétains
sur la transmigration, et composé des livres en tibétain
comme aussi ennivarrais ou nekpalais, à savoir un diction-
naire tibétain-français de 35 000 mots, avec un dictionnaire
français-tibétain, une adaptation du Manuel du Cardinal
Bellarmin et du Trésor du Christianisme de Turlot ' » ; il
ne subsiste" que les lettres sur le Tibet, si précieuses au
reste, recueillies et publiées par Klaproth'. Le P. Constantin
d'Ascoli avait compilé en 1747 des a Notices sur quelques
usages, sacrifices, et idoles du royaume de Népal » qui
étaient encore conservées à Rome en 1792 dans la bibho-
thèque de la Propagande '*. Le manuscrit, qui était orné de
1. Missio Aposlolicd , 11, p. 80 81. — Georgi mentionne le dictionnaire,
p. Lvni : « Lexicon libelanuni tiiginla tria niillium vocabulorum jacet
ms. in hospitio PP. Cappucinonnn, Nekpal. »
2. Outre la traduction d'un petit traité sur les voies de la sagesse
inséré dans la publication de 1738 : Alla sacra Congregazione...
3. Journal asiatique, 2^ série, vol. XIV.
4. Le P. Paulin de Saint- Barthélémy en signale un m?,. àdM^V Examen
Historico-crilicuin Codicutn Indicorum Blbliothecœ Sacrœ Congre-
gationis de Propaganda Fide. Home, 1792. Avant lui, Amaduzio dans
la préface de VAlphabetum Bra}imanicutn,Kome, 1771, signale égale-
ment ce ms. « Al lios dein codices omnes pro sui munificentia una cum
allero co(lic(; ex cliarla radicis arborea* in (|uo Indira idola, lilus, vcsics,
alia([ue liujusmodi Nepalensibus characlcribus et expositionilni-; illus
8
114 LE NÉPAL
dessins, a disparu depuis. M. de Gubernatis, qui l'a recher-
ché sans succès, a trouvé à la Bibliothèque Victor-Emma-
nuel un résumé de ce mémoire, réduit à une simple table
des matières; il l'a publié à la suite des papiers de Marco
délia Tomba \ Le P. Joseph d'Ascoli et le P. François de
Tours, qui étaient montés les premiers à Lliasa en 1707-
1 709 , avaient écrit une relation de leur voyage ' ; le P. Tran-
quillo d'Apecchio, qui était Préfet de la mission en 1757^
avait également rédigé un journal de route \ La Relation
et le Journal se sont perdus. Le P. Cassien de Macerata
avait recueilli « des notes abondantes sur les Népalais elles
Tibétains, leurs mœurs, leur littérature, leur religion "" » ;
ces notes se sont aussi perdues ^ Le seul ouvrage issu
trata (quibus ad calcem nepalense insuper alphabetum additnm est) in
laudatain Collegii Uibani Bibliothecam illatos voluit Pi'cesul beneme-
rentissimus » (p. xviii).
1. Gli Scritli, p. 300-304.
2. L'auteur de la Missio Apostolica connaissait cette relation et l'avait
sous la main ; il annonce au vol. H, p. 5 son intention de la publier en
tète du troisième volume, qui n'a jamais paru.
3. Gli Scritli, p. 3.
4. Le P. Marco délia Tomba se sert de ce journal pour décrire la
route du Bengale à Lhasa. Gli Scritti, p. 55.
5. Au témoignage de Georgi, A Zp/i. Tib., p. 11.
6. M. Alberto Managhi en a retrouvé une partie à la Bibliothèque
communale de Macerata. Le manuscrit a pour titre : Giornale di Fra
Cassiano cla Macerata nella Marca di Ancona, missionario aposto-
lico Cappucino nel Tibet e Regni adiacenti délia sua partenza da
Macerata seguita gli 17 agosto 1738 /îno al suo ritorno nel 1756
diviso in due libri. Il se composait de deux livres; mais il n'en reste
plus que le premier, qui traite spécialement de l'itinéraire entre l'Inde
et Lhasa, avec quelques indications sur les coutumes et les fêtes de la
capitale tibétaine ; le manuscrit est orné de dessins et d'aquarelles qui
se rapportent aux objets et aux pratiques du culte tibétain, et d'une
carte qui marque la position relative des trois capitales du Népal. C'est
au P. Cassien que Georgi a emprunté les illustrations de son Alphabetum
Tibetamnn. Le deuxième livre contenait une autre série de notices sur
les coutumes tibétaines, le récit de la persécution qui chassa les Capu-
cins du Tibet, et la description du Népal avec la religion et les coutumes
du pays. Malheureusement ce livre, qui aurait intéressé spécialement
nos recherches, a disparu. M. Managhi a en partie analysé, en partie
LES DOCUMENTS EUROPÉENS i 1 5
directement de la mission du Xépal qui se soit conservé
jusqu'à nous est la Description du royaume de Népal par le
P. Giuseppe, Préfet de la mission romaine ; elle fut commu-
niquée par John Sliore àla Société asiatique du Bengale, et
publiée dans le second volume des Asiatic Besca/r/ies en
1790 '. La Description a été composée quand les Capucins
avaient déjà quitté le Népal ; l'auteur rapporte en témoin
oculaire les événements qui ont préparé et amené la con-
quête du pays par les Gourklias jusqu'à la prise de Patan,
« Nous obtînmes alors, ajoute-t-il, de nous retirer avec tous
les Chrétiens dans les possessions britanniques. » Le P.
Giuseppe de Garignano, à qui on attribue souvent cette
notice, est forcément hors de cause ; nous savons par le
P. Marco délia Tomba qu'il était mort en 1760", dans la
mission de Bettia qu'il avait fondée. Le personnage désigné
simplement comme le P. Giuseppe, en tête de la Descrip-
tion, est sans aucun doute le P. Joseph de Rovato \ un des
édité le premier livre dans la Rivista Geografica Italiana, nov. 1901-
inai 1902 sous ce titre: Relazione 'médita cli un viaggionl Tibet.
1. Langlès, dans la note bibliographique qu'il a jointe à ce mémoire
dans la traduction française des Asiatic Researches {Recherches asia-
tiques, vol. II, p. V^^) zonionàldi Description du Népal diXecXii?, Notizie
îaconiche du P. Constantin d'Ascoii, qu'il connaissait seulement par les
indications du P. Paulin de Saint-Bartiiélemy. L'erreur a été assez fré-
quemment répétée depuis, en dépit de l'évidence même. Le titre des
Notifie, rapporté par le P. Paulin, signale qu'elles furent recueillies en
1747 ; la Description raconte les événements qui se sont accomplis entre
1765 et 1769.
2. Gli Scritti, p. 12.
3. L'auteur de la Description à\i qu'il a fait à Patan « un séjour d'en-
viron quatre ans » et que « Delmerden Sâh » gouvernait la ville quand
il arriva au Népal. Dala Mardana Sâh règne à Patan de 1761 à 1765 :
or le P. Marc (Gli Scritti, p. 19) nous apprend que, en décembre 1763,
le P. Michel-Ange partit de Bettia pour le Népal avec le Père Préfet (P.
Tranquillo d'Apecchio ?) et le P. Joseph de Rovato. La mission dut
évacuer Patan pendant le siège de cette ville pour se retirer à Kat-
mandou au cours de l'année 1767 (avant l'intervention désastreuse du
capitaine Kinloch, octobre-décembre 1767). Le nombre des années
écoulées correspond bien au temps indiqué par l'auteur de la Descrip-
tion. Les « douze années de séjour » mentionnées par le capitaine
116 LE NÉPAL
quatre missionnaires qui assistèrent au désastre tînal et
ramenèrent dans Tlnde les débris de lamission. Le P. Josepli
n'était pas homme à s'intéresser aux antiquités du pays;
il n'entendait pas pactiser avec le démon. Le capitaine Uose
en a tracé un portrait cruel : « Je rencontrai par hasard les
quelques missionnaires italiens qu'on avait récemment
chassés du Népal ; je me flattais d'en tirer des renseigne-
ments utiles ; je fus bien déçu. Leur préfet, qui semblait
être le plus intelligent, ne put pas me donner la moindre
information sur une localité ou un objet situés en dehors
de la ville où il demeurait. Et pourtant il y avait douze ans
qu'il vivait dans le pays ! Mais, pour me montrer son zèle
missionnaire, il me raconta qu'il avait brûlé 3 000 manus-
crits pendant son séjour Là-bas'. » C'est une heureuse for-
tune que le pauvre Capucin n'ait pas eu l'occasion d'exercer
plus longtemps sur les collections népalaises ses pieux
ravages. La rencontre du P. Joseph et du capitaine Rose,
sur ce coin de terre perdu, opposait dans un épisode piquant
les deux tendances du xvni" siècle. Rose représentait l'En-
cyclopédie et annonçait la génération, déjà prochaine, des
premiers indianistes. Chargé d'un relevé topograpln'quedu
Téraï, il avait aussitôt cherché à arracher au passé encore
mystérieux de Tlnde une part de son secret. « J'ai trouvé
chez les montagnards, mandait-il à un ami, divers manus-
crits, entre autres une histoire vieille de 3 000 ans. Je suis
convaincu que pour arriver à la véritable histoire ancienne
de ce pays, il faut résolument s'adresser aux livres qui sont
écrits dans la langue du pays. Je m'efforce en ce moment
de m'en faire traduire plusieurs. » Le P. Joseph aurait
condamné ces paroles, mais William Jones les eût volon-
tiers contresignées.
Rose comprennent probablement le temps passé par le P. Joseph de
Rovato à Bettia.
1. Rose, Briefe, n" 2.
LES DOCUMENTS EUROPÉENS 1 1 7
Le P. Joseph écrivait en dehors du .Népal, mais sur des
souvenirs personnels. Le P. Marc délia Tomba n'eut pour
Iraiter du Népal et du Tibet que les informations recueillies
et communiquées par les autres Capucins de la mission.
Arrivé dans Fhide en 1756, le P. Marc resta attaché à la
maison de Bettia de 1758 à 1768 ; il l'avait déjà quittée
quand les chrétiens du Népal vinrent y chercher asile'.
Malgré son vif désir de visiter le Népal, auquel il était destiné
dès 1762, il dut s'arrêter sur le seuil de la Terre-Promise,
sans avoir le bonheur de le franchir. Il aurait pu y rendre
service à la science, car il aimait à s'instruire et n'avait pas
voué aux manuscrits la haine intransigeante du P. Joseph,
Il lut et analysa un certain nombre d'ouvrages indiens,
choisis avec assez de goût ou de bonheur ; un de ces textes,
intéressant pour l'étude du bouddhisme népalais, le Buddha-
Purâna, n'est connu jusqu'ici que par la notice du P. Marc.
De Bettia il passa d'abord à Patna, puis à Chandernagor
où il s'embarqua en 1773 ; en 1774 il arrivait à Paris, d'où
il retournait à Rome. Ses papiers conservés au Musée
Borgia ont été retrouvés et publiés par le maître de l'india-
nisme en Italie, M. A. de Gubernatis.
Mais c'est un Augustin, en résidence à Rome, à qui
revient l'honneur d'avoir su mettre en œuvre les rensei-
gnements sur le Népal et le Tibet dus aux missions des
Capucins. Le P. Georgi les a fait entrer dans cette bizarre
machine de guerre dirigée contre le Manichéisme, qui
porte le nom inattendu d'A/p/iabeti/m Tibetanuin ^, fatras
1. Gli Scritli, p. 27.
2. Alphabetiim Tibetanuni Mii^sionum Aposfolicarum commodo
edilum. Prœmissa est disquisitio qua de vario litterariim ac regio-
nuni nominc, cjentis origine, inoribus, supemlitione ac Manl-
chœlamo fuse disseritur. Bcausobrii calumnlœ in Sanctum Augus
tininn aliosqiip Ecclesiœ Patres refutantnr. Studio et labore Fr. Au-
gustin! Anfonii CiFoiicii Eremitm Augusli/tiani. lionuc, MDCCLXll.
Tgpis Sacrœ Cong regntionls de Projiaganda Fide. 4».
118 LE NÉPAL
polyglotte où la linguistique prend un air de grimoire, où
la scolastique manie et fausse l'érudition. C'est dans ce
pot-pourri déconcertant que se retrouvent un routier com-
plet de Chandernagor à Lliasa par le Népal et nomljre de
détails, jetés au liasard de la controverse, touchantles divi-
nités et le culte du Népar.
De Chandernagor à Patna, l'itinéraire est double : par
eau et par terre. Le missionnaire, ou le voyageur, arrivant
d'Europe fait escale à Calcatà et prend terre à Chander-
nagor, où il se rembarque sur un bateau plus petit pour
remonter le Gange. Les étapes valent d'être rapportées une
à une ; elles n'ont pas trait directement, il est vrai, à notre
sujet, mais ce défilé de noms a la mélancolie éloquente des
ruines ; il résume en traits saisissants les jeux capricieux
de la nature et de la politique sur le sol de l'Inde. II n'a
fallu qu'un siècle et demi pour abolir tant de grandeurs.
Que restera-t-il, après un siècle et demi, des splendeurs
d'aujourd'hui?
Chandernagor, colonie française, était une paroisse des
Jésuites ; mais un décret de la Propagande y avait concédé
un couvent et une église aux Capucins pour leurs relations
avec les missions tibétaines. De là à Chmvïurat [Chinsurah],
colonie hollandaise, avec un couvent et une église d'Au-
gustins ; puis Bandel et le fort A'Hiigli, jadis aux Portu-
gais, avec un couvent ruiné d'Augustins ; Saedabat [Sayyi-
dabad], comptoir français ; Calcapur, comptoir hollandais ;
Casimbazar, comptoir anglais [aujourd'hui désert] ; Moxu-
dabat [Maksudabad appelé surtout Murshidabad], résidence
du nabab, marché opulent, avec une population de 1 500000
habitants [aujourd'hui 40 000 h. ; le tleuve a déserté le lit
1. Le routier du P. Georgi est emprunté au moins pour la plus
grande partie (et aussi pour les illustrations) à la Relation du P. Cassien,
comme le démonlro lanalyse donnée par ]\1. Managhi, Rivisla Geogra-
ficaltaliana, 1901, p. 611, scp]. Cf. sup. p. ll'i, n. 6.
LES DOCUMENTS EUROPÉENS 119
de la Bhagirathij ; Bagankolà [Bhagwangola ; en amont on
rejoint le lit présent du Gange] ; puis Godagari « magna
ac celebris » [un village de batellerie] ; Mortumhanadi ;
Raggmol [Rajmahal], à la limite entre le nabab d'Hugli et
le nabab de Béhar; Sacrigali [Sikrigali], forteresse à la
frontière du royaume de Bengale ; Galïagali, en Béhar ;
i?r/^/«('///;ô/' [Bhagalpur] ; Glanklrà ; Gorgàt (( Gangisimpetu
pêne dirutum » ; confluent de la Bagmati ; Mongher
[Mongliyr] ; Sita Kun a sive Sitae Kunnus » [Sitakund] ;
Surggaraha [Surajgarha] ; Deriapur; Caladirà « oppidum
incolis frequentissimum », en aval du confluent àwKandok
ou Kandak [Gandaki], qui vient du Turut [Tirhul] ; Patna,
avec un couvent de Capucins, des comptoirs français,
anglais, hollandais, et une population de 1 million d âmes.
Au total 900 M. P. [milliers de pas] ; 8 jours de navigation
pour descendre, 40 jours pour monter de Chandernagor.
La route de terre bifurque à Casimbazar, passe par
Moxudabat M. P. H, Saraïdivan XIV, Aurangabad XXII,
SarcebadWl^ Raggmoi Wl^ SacrigailXWW^ Sa?ibadX\lU,
Cols?ion XXIV [Colgong], Basa/pur XXIV [Bhagalpur],
Sultan-smisè XVIII, SafiesevadWWl^ jSaimbgansàWWW,
Tersanpiir W\\, Bahr XX, Daicentpur X [Baikanthpur],
Patna X ; au total 360 milliers de pas.
De Patna part la route du Népal et du Tibet.
Tout d'abord on remonte le Kandac [Gandaki] en bateau
presque une journée entière, jusqu'à Singhia [Singeah]
sur la rive gauche de la Gandaki, comptoir hollandais.
Toute la suite du voyage se fait par voie de terre. A mille
pas de Singhia, LaJganj ; puis Patara VII, Dubiai VI,
Shaia XII, Messl XIV [Alaisi, sur la rive droite de la Buri
Gandaki]. Les Capucins mettaient cinq jours pour y aller
de Patna. C'est la dernière ville de l'Hindoustan quand on
se rend au Népal. Le raja de Bettia la possède à cliarge de
payer un li-ibul de 10 000 roupies au Mogol. [Georgi pro-
120 LE NÉPAL
pose h tort de ridentifier avec Motigar de l'itinéraire de
Grneber, car Mutigar est Motiliari situé au N.-N.-O.] Ensuite
Kalpafihur XIY ; Barvihuk XVI, qui est ]a frontière de
l'Empire du Mogol'. On passe ensuite sur le territoire du
raja de Maqu<:unpur\ on traverse une forêt épaisse large
de 28 mille pas, longue de 100 del'E. àFO. ; les éléphants,
les rhinocéros, les tigres, les buftles y gîtent, et bien
d'autres bêtes sauvages, si bien qu'on y court risque de
mort. La nuit on porte sur les quatre côtés du palanquin
de grands feux, on crie, on bat le tambour, on fait du bruit
avec les armes pour écarter les tigres. Mais les porteurs et
les guides qui sont idolâtres font usage surtout de figures
superstitieuses et de charmes magiques. La chasse des
fauves donne de gros profits au raja de Maquampur. Au
milieu de la forêt on voit nombre de ruines ; c'est, dit-on,
les restes de la grande et antique ville de Scimangada. On
rapporte bien des histoires sur cette ville, et on en
montre un plan gravé sur une pierre kBaigao [Hhatgaon],
sur la grande place. On trouve aussi, mais rarement, de
vieilles monnaies qui la représentent de même construite
en forme de labyrinthe.
[Schnajigada est la ville de Simraun ou Simraun-garh,
où le roi Harisimha régnait avant de conquérir le Népal,
et d'où il fut chassé parles Musulmans.]
Hetoridà ou Hedondà est une ville célèbre et une gar-
nison à la limite du royaume de Maquampur. Le pays de
1. Le P. Cassien écrit: Barikuà. Au témoignage du P. Cassien {Riv.
Geogr. liai., 1901, 614), l'itinéraire dans cette région avait pour objet
principal d'esquiver les douaniers « qui cherchaient à extorquer le plus
possible aux Népalais chaque fois qu'ils descendaient dans l'IIindoustan ;
aussi les frères évitaient soigneusement les lieux habités pour se
soustraire aux rigueurs des ciolii (douaniers) ; mais à chaque lieu où ils
passaient, ils h;s ti'ouvaient toujours là, et ils devaient toujours soutenir
des contestations et des disputes sans fin ».
LES DOC.rMENTS EUnOPÉENS 121
Maq II (impur, tout en forêts, s'étend de TE. à 10. entre les
deux royaumes de Nekpal et de Bctfia.
Giorgiur [Jurjur] au i)ied des montagnes de Maquam-
pur. XV.
Les chars et les muletiers s'arrêtent là. Jusqu'aux
confins du royaume des Tibétains on ne peut employer
que des porteurs au transport des marchandises et de tout
le matériel de route. On les appelle en Hindoustan Bonn.
Tous les ans, au retour d'avril, une maladie nommée Ollà
(aoul) sévit sur l'indii^ène comme sur l'étranger ; elle se
déchaîne sur tout le pays qui s'étend de lUindoustan aux
frontières du Nekpal; et elle ne cesse complètement qu'à
la fin de novembre. Beaucoup de p:ens, surtout dans les
lieux bas et marécageux, périssent frappés de cette mala-
die ; il faut se tenir toute la nuit dans les maisons, les
fenêtres closes, et pendant toute la durée du fléau émigrer
ailleurs et monter assez haut sur les montagnes pour y
respirer un air salubre. Encore avec tous ces moyens on
n'échappe pas toujours au mal ; il en est qui ont beau
changer de séjour et chercher un ciel plus clément, ils
emportent avec eux le germe morbide et sont en fin de
compte atteints. Ceux qui ont échappé une fois peuvent
habiter impunément le pays en toute saison et circuler sur
les routes en pleine période de contagion. Le mal, dès son
premier assaut, secoue le corps entier, abat toutes les
forces ; on souffre d'un affreux mal de tête ; on a des hémor-
ragies, et la fin ne tarde pas ' ,
1. Pour contrôler le témoignage de Georgi, il faut lire la description
de la Grande Forêt et de l'aoul qui y sévit, telle (jue la rapporte le
P. Desideri (cité dans GJi Scritti, p. xviii-xix). Le P. Desideri traversa
le Ter aï en janvier-février 1722. Le P. Marc a également dépeint les
dangers formidables de la région (GH Scritti, p. 48): il les connaissail
par expérience, car il faillit en être victime. Pour avoir traversé le Téraï
en décembre, afm de rejoindre le major Kinloch qui le mandait avec
insistance (1767) il attrapa une lièvre pulride ([ui le tini mabule six mois
et dont il ptMi-a mourir (/Ui Scritti. p. 25). Les précaulions (pril indi([ue
122 LE NÉPAL
En outre le royaume du Nekpal est sujet pendant toute
l'année à des épidémies de varioles ou rougeoles, en langue
indigène Sizi/ci Pour empêcher la contagion de se pro-
pager au Tibet, le gouverneur de la province limitrophe
prend de sévères mesures ; c'est que le mal une fois intro-
duit fait des ravages dans cette population, qui n'y est pas
naturellement sujette.
On voit tout le long du chemin des singes, des paons,
des perroquets, des tourterelles et des pigeons verts et
d'autres oiseaux qui amusent les yeux et adoucissent les
difficultés du chemin. Qu'on se garde de tuer les singes ;
tuer un singe, c'est un sacrilège, comme de tuer une vache;
pour l'expier il faut la vie et le sang du meurtrier.
Fossé : aldea. YI.
Maquampur est en dehors du chemin à 10 mille pas de
Possè. (( ïter plane horridum. »
Thegam : castrum. X.
C'est la limite du domaine du raja de Maquampur.
Bayinat'i : fleuve sacré du royaume de Nekpal.
Kakokù : cours d'eau.
Kkuà : bourg qui dépend du raja de Patan. XIV.
On peut comparer la construction des édifices et des
murs à ce qui se fait chez nous.
Le royaume de Nekpal est tout entier divisé entre trois
dynasties : Patan, Batgao et Katmandù. Les trois rois
régnent chacun sur leur territoire propre; mais ils se
haïssent si fort qu'ils se font constamment la guerre et se
portent une inimitié implacable. Les marchands et autres
voyageurs qui viennent de l'IIindoustan en passant par
valent d'èti-e signalées : il ne faut pas boire d'eau de la région ; il faut
avoir un morceau de camphre à la bouche. Au reste, le pays n'a guère
changé d'aspect depuis le xvni° siècle ; mais, grâce aux Anglais, on y
peut voyager plus vite et rester moins longtemps exposé aux dangers
de la roule.
LES DOCUMENTS EUROPÉENS 1 23
Khuà avec rintenlion d'aller à Batgao sont avertis par le
Pardan [Praclhàna], qui est le maire, d'avoir à se diriger
sur Pa fan. Les gens de Palan pensent ménager ainsi, en
temps de guerre, et la sécurité publique et la rentrée des
impôts. Entre Khuà et Batgao la route est facile et déli-
cieuse, par des collines charmantes.
Il y a six tourelles le long de la route jusqu'à Patan,
avec des corps de garde '.
Le P. Marc décrit un autre itinéraire qui mène égale-
ment au Népal, mais en parlant de Bettia. « On va vers le
N.-E. ; pendant trois jours on traverse un terrain déliantes
herbes qui servent de repaire aux tigres, aux ours, aux
rhinocéros, aux buffles. On n'y trouve pas de grandes
routes, mais de tout petits sentiers qu'on a peine à recon-
naître. On arrive enfin au pied des monts oii se trouve un
petit fort de montagne appelé Parsa, qui est dans les
forêts; c'est là que les voyageurs doivent payer le tribut.
De Parsa on traverse encore ces forêts et on arrive le soir
à Bisciacor, qui est à lencontre d'un petit ruisseau qui
descend des montagnes ; on y reste la nuit pour être à
l'abri des tigres ; à cet effet on allume de grands feux et on
fait bonne garde. De là commencent les montagnes. La
seconde nuit on fait halte à Etondà, o\\ finit le royaume de
Macuampiir, qu'on laisse à droite. C'est là qu'en 1763
l'armée de Casmalican, voulant aller prendre furtivement
le Népal, se trompa de chemin. A Etondà ils prirent à
droite, se trouvèrent en Macuampur, assaillirent une des
trois forteresses qui défendent iMacuampur. Ils ne purent
la prendre parce qu'un seul homme et deux femmes qui s'y
trouvaient se défendirent vaillamment. Avec des pierres
seulement ils forcèrent 10 000 personnes à se retirer. Deux
jours après il entra dans la forteresse cinq autres hommes,
I. Alph. Tihcl. 'ilb-'i.Vi.
124 LE ]\ÉPAL
et un mois après cinq autres. Et alors ces 12 hommes seuls
firent une sortie de nuit, tombèrent sur les postes des
-Musulmans, tuèrent mille personnes ; les autres se préci-
pitèrent par les roches, tant que l'armée de Casmalican
perdit cette nuit-là 6 000 personnes, des plus braves, et
fut obligée de se retirer le jour après, sans que ces gens
leur fissent aucun mal : ils leur avaient promis que s'ils
sortaient des montagnes dans le délai de trois jours ils ne
les molesteraient pas, mais que s'ils tardaient davantage,
personne ne sortirait, car ils fermeraient les passes et les
massacreraient tous.
« De Bettia au Népal, le chemin est de huit journées. [Le
1*. Marc décrit en détail les dangers de la malaria qui rend
la traversée du Téraï impossible de la mi-mars à la mi-
novemI)re.] \)' E fonda, qui consiste en quelques paillottes
pour la garde dudit lieu et d'oii commence le royaume de
Népal, en poursuivant le voyage il n'y a pas d'autre chemin
que par le lit d'un ruisseau qui vient du Nord et s'écoule
vers l'Occident ; ce ruisseau, ou plutôt ce fossé, qui se
creuse entre des escarpements très élevés, roule deux pieds
d'eau en saison sèche ; aux autres saisons il est imprati-
cable. Il est rempli de rocs et de grosses pierres qui
s'éboulent journellement d'en haut; l'eau est très rapide.
11 faut passer une journée entière dans ce lit de ruisseau en
le passant et le repassant trente-cinq fois. Au bout du
ruisseau, on monte une montagne vers le milieu de laquelle
se trouve le premier lieu du Népal, appelé Bimpedi, et à la
cime dudit mont se trouve un autre fort appelé Sisapani
oîj se trouve une eau très limpide et froide, que les gens
appellent « eau de plomb » ; puis montant et descendant
pendant deux jours on arrive au dernier lieu des mon-
tagnes, nommées Tamhacani (mines de cuivre considé-
rables), lieu fort difficile à passer et bien fortifié pour
observer attentivement les voyageurs; la situation en est
LES DOCUMENTS EUROPÉENS 125
telle que dix hommes peuvent facilement en repousser
20 000 avec des pierres seulement. En passant encore
d'autres petites montagnes bien couvertes d'arbres, on
découvre la vallée du NépaP. »
La route de FHindoustan au Népal a, depuis le temps
des Capucins, été parcourue assez fréquemment par des
Européens ; la route du Népal au Tibet est demeurée, au
contraire, obstinément fermée aux Européens depuis le
passage des missionnaires. Les informations qu'ils ont
laissées sur cette partie du chemin sont donc particulière-
ment précieuses et méritent d'être recueillies avec soin.
C'est la compilation de Georgi qui en a préservé l'essen-
tieP ; les détails empruntés par le P. Marc au Journal du
P. Tranquille n'ont qu'un médiocre intérêt.
De Katmandù à Sankù, \I[ Mille Pas. Tous ceux qui
veulent aller de THindoustan au Tibet doivent nécessaire-
ment passer par Saiikà. [« Aussi Sankù est la pomme de
discorde entre les rois du Népal », dit le P. Cassien.] De
Sankù à Langur (une ferme) VIII M. P. Le chemin, orienté
vers le N.-E., est très difficile ; il faut passer la rivière de
Koskd en bateau [évidemment la Malamcha ou Indravati,
la plus occidentale des sept Kusis ; Koskù est peut-être
Kuçika ou Kauçika]. De Langur à Sipa (une ferme), XVIII
M. P. ; d'oii à Cio[jra (une ferme) XVIII M. P. [Ciopra est
certainement une erreur d'écriture pour Ciotra, c'est-à-dire
Chautara ou Chautariya, première étape après Sipaj ; on
passe la rivière de Kitzhik [Miangdia Kola de la carte de
Kirkpatriclv] et on arrive au bangalow de Xogliakot, W
M. P. ; on y voit beaucoup de caityas, beaucoup de pierres
1. Gli Scritii, 46-50.
2. Cette section de l'itinéi-aire est traduite par Georgi presque exclu-
sivement de la Ilelazioiie du P. Cassien ; l'original est un puu plus
étendu, mais sans addition importante. V. Riv. Geogr. Ital.. 1901,
p 623-627.
120 LE NÉPAL
OÙ on a ^ravé la formule oni manl padme hum, et une
pagode où une religieuse bouddhiste tourne la roue à
prière.
Puis Paldù à VIIl M. P. ; le chemin va plus au Nord.
Enfin Nesti [Listi], bangalow, fort et garnison à la limite
du Népal, VI M. P.
Puis une campagne habitée par des Tibétains, au pied
des roches, H M. P. A deux milles de là, on grimpe et on
descend par des échelles très étroites, faites de pierres
taillées et mobiles, le long de roches très hautes et constam-
ment au bord d'un affreux précipice. Au bas, des vallées,
des pâturages, des champs marécageux où on cultive le
riz. Puis Dunnà, bangalow [Dhoogna de Kirkpatrick,
Tuguna des itinéraires indigènes], XIV M. P. Le chemin
va directement au Nord. Les routes sont très étroites, sur
des pentes abruptes, et tournent constamment autour de
montagnes extrêmement élevées. Souvent des roches écar-
tées sont réunies par des ponts suspendus sans appui latéral.
11 faut traverser douze fois par ces petits ponts étroits et
tremblants faits de perches et de branchages. La terreur
du voyageur s'accroît encore à voir au-dessous de lui
d'immenses abîmes à pic et à entendre le fracas des eaux
qui dévalent au fond parmi les pierres. Il y a surtout un
endroit particulièrement difficile, qui épouvante au plus
haut degré les timides ou les novices, tant que la peur de
tomber augmente encore pour eux le risque d'une chute.
C'est un rocher saillant, en énorme déclivité, ouvrant sur le
précipice, long d'environ 16 pieds, et d'autant plus ghssant
que les eaux découlant du sommet le lavent et le polissent.
On y a gratté et excavé de pas en pas des creux où le voya-
geur peut poser, sinon le pied entier, au moins la plante
du pied.
La rivière Nohothà s'élance d'une poussée impétueuse
entre deux montagnes. Le lit en est large de 100 pieds et
LES DOCUMENTS EUROPÉENS 127
plus. On traverse sur un jjout fait de grandes chaînes très
solides. Les gens vont en sécurité sur le tablier en se sou-
tenant, de droite et de gauche, à deux chaînes fortement
attachées au rocher des deux parts. Mais le mouvement
d'ondulation, surtout s'il se combine avec des secousses
fréquentes comme c'est le cas quand plusieurs personnes
passent en même temps sans aller du même pas, les unes
allant, les autres venant, inspire une terreur à peine suppor-
table.
Kansà, bangalow [Khasâ, Khangsa], XYI M. P. Le che-
min va droit au Nord, aussi étroit que la veille et plus
horrible encoi-e. AMngt-neuf passerelles à traverser sur des
crevasses énormes de rochers, et les parois à grimper sont
aussi vertigineuses et plus nombreuses encore. Ici commen-
cent les montagnes couvertes de neige. [Le traité de 1792,
entre la Chine et le Népal, avait fixé la frontière à ce point
sur la route de Kuti.]
Sciascha, ou Chuscha, localité d'environ vingt familles
[Chôsyâng]. Région très froide ; elle est baignée par une
rivière sur la rive orientale de laquelle est une source
jaillissante d'eau chaude ; l'eau chaude est recueillie en
plusieurs fosses, comme dans des thermes. Les indigènes
s'y tiennent longtemps plongés pour réchauffer leurs
membres raidis. La route est, comme la veille, abrupte et
exposée aux périls, car on monte sans cesse des montagnes
presque chauves et neigeuses, avec la rivière Nohothà
coulant au fond parmi les roches. Enfin on arrive à Kuti,
ou peut-être aussi Kut, limite et garnison septentrionale
du Népal. Elle appartenait autrefois au royaume de Népal' ;
mais les trois roitelets Font cédée aux Tibétains quand le
chemin de l'Hindoustan par le Népal a été ouvert. Car
1. En effet, les Népalais avaient acquis Kuti sous le règne de Laksmi
Narasimlia Malla, aux environs de l'an 1600. V. Vamçcîv., p. 211, 212 et
237.
128 Li: NÉPAL
auparavant le chemin du Tibet passait par le Bramascio?i
[Sikkim], et cet ancien chemin était plus facile et plus
commode. Les gens deTIIindoustan pouvaient y passer avec
des bêtes de somme et porter leurs marchandises au Tibet
par une voie plus courte. Mais les voyageurs périssaient en
plus grand nombre des atteintes de Voila [aoul, malaria]
qui sévissait avec vigueur et constamment par toute saison.
La voie ouverte par le iS^épal permet d'échapper à ce danger
quatre mois de l'année, ou même cinq, de novembre à
avril. Les porteurs qui retournent au Népal sont tenus de
rapporter une mesure fixe de sel, dans l'intérêt du pays,
carie sel y manque '.
A partir de Kuti on chemine sur des bêtes de somme ou
à cheval, quoique en approchant de Lhasa les hauteurs
aillent toujours en se relevant vers le Nord. La seule diffi-
1. La RelazioneAxx P. Cassien donne ici, sur le commerce du Népal
cl du Tibet, des détails précis et importants queGeorgi n'a pas recueillis.
« Pour fermer le chemin du Brhamasciô on a créé undioit de douane du
1/10, de sorte que si un marchand passe par Brhamasciô avec dix charges
de marchandises, le douanier prend pour droit une des di\ charges ad
j)lacitum sans pourtant l'ouvrir; un si gros droit, ajouté au danger de
mourir par l'Ollà, a détinilivement établi le chemin du Tibet par le
Népal : et à l'occasion de ce changement de roule les Népalais ont cédé
Kuti au roi du Tibet sous de nombreuses conditions avantageuses pour
les deux parties, comme ])ar exemple de charger tous les porteurs
(barià) qui y vont d'un mandarmeli [la valeur d'un mahendramalla] de
sel, lequel ne se trouve pas au Népal ; aussi que les Népalais auront a
Kuti, Gigazé, Gianzè et Lhassa un chef de leur religion pour chacun des
trois royaumes respectifs du Népal, qui juge les causes civiles des Népa-
lais de leurs royaumes respectifs, c'est-à-dire un de Katmandù, un de
Batgao, et un de Patan ; que la monnaie du Népal soit l'argent frappé
([ui aura cours au Tibet: et autres conditions semblables, spécialement
(|ue le roi du Népal choisira les chefs des lieux situés entre le Népal et
Kuti, quoique les gouverneurs de Kuti aient cherché à usurper ce droit
spécialement pour les lieux du côté de Kuti après Nesti. Le roi du Népal
se contente de conhrmer la nomination du gouverneur de Kuti en le
nommant encore pour chef t't d'en retirer ce qu'il peut, allendu que la
situation des lieux ne rend pas possible l'usage de la force. ])uisqu'il
suffit de lever un pont ou de retirer une passerelle pour empêcher toute
communication d'une nation à l'autre. « {Rie. Geogr. Ital.. 1902,
p. 40-41.)
LES DOCUMENTS EUROPÉENS
129
culte qui subsiste tientà rextrème altitude qui affecte aussi
bien les bêtes que les gens, chaque fois qu'on traverse une
chaîne de montagnes ; mais les vallées sont étendues, ver-
doyantes et peuplées. L'n mois de route mène de Kuti à
Lhasa ' .
Temples de Miiùjiu'rî et de Sarasvafî sur le flanc du mont Mahadeo-pokliri
élevés, dit-on, sur le site où Manjucrî s"arrèta en arrivant de la Chine.
La description du P. .Marc, d'après le P. Tiauquille,
néglige les indications d'étapes, et insiste sur les dangers
du voyage: « Du Népal, pour aller à Lassa, capitale du
Grand-Tibet, et où nous avions un hospice, le chemin se
1. Alphab. Tibet. 'i36-452.
130 LE NÉPAL
dirige vers le N.-E. par des montagnes, des rivières et des
forêts si diffîciles qu'en bien des endroits ni bœufs ni ânes
n'y peuvent passer. C'est pourquoi les marchands du Népal,
qui ont grande correspondance avec Lassa, n'ont pas
d'autre moyen de transporter leurs affaires que sur leurs
propres épaules, ou sur certains boucs qui sont très grands
et qui portent un poids médiocre. On va en montant et en
descendant les montagnes, passant avec difficulté les cours
d'eau qui, parmi de telles montagnes, ont une violence très
grande, tout pleins de roches et de grosses pierres, parti-
culièrement en deux endroits oij il faut passer sur des
chaînes qui sont assez mal attachées de part et d'autre,
d'un roc à l'autre, tandis que le torrent roule à une pro-
fondeur telle que la tête tourne à le regarder. Et bien des
voyageurs se bandent les yeux et se font lier sur une planche
qu'on assujettit bien aux chaînes, et ils se font ainsi passer
par quelque indigène expert. En cheminant ainsi pendant
dix jours, en ne trouvant que peu de lieux habités, on arrive
à la fin à une ville nommée Cuti, située sur un mont aride
où finit la terre du Népal et commence celle du Tibet, de
sorte que la ville même est divisée par le milieu, une moitié
faisant partie du Népal, une moitié du Tibet'. A cette ville
de Cuti finissent les montagnes ; on sent en cet endroit un
changement complet et subit de climat ; on a brusquement
des froids très intenses, de la glace et de la neige. De ce
lieu cheminant encore un mois, par d'autres montagnes
petites et remplies de neige toute l'année, mais avec une
route assez facile et habitée, si bien que chaque jour on
trouve des endroits habités oii on peut avoir tout le néces-
saire, etqu'on peut aller à àne ou à cheval, etc., la route est
sûre, et à peu de frais on peut faire commodément le voyage.
1. Ainsi, au inoiiieiiL du passage du P. Tranquille, la fronlière du
Népal dépassait iVe.ç<z, indiquée par Georgi comme la limite du royaume,
et attei";nait Kuti.
LES DOCUMENTS EUROPÉENS 131
Il faut seulement prendre bien garde aux eaux qui causent
ordinairement l'hydropisie ; c'est pourquoi il faut les bouillir
ou les mêler avec quelque liqueur'. »
Outre Tancieune route de l'Inde au Tibet par le Sikkim,
que Georgi mentionne, les missionnaires avaient eu con-
naissance d'une autre route parle pays des Kirâtas. « Plu-
sieurs des anciens missionnaires y avaient passé plusieurs
fois^ », au témoignage du P. Marc; « mais ils ont laissé
par écrit que c'est une route très difficile, inconnue et
périlleuse, et c'est pourquoi depuis bien des années on ne
la tente plus. » Il s'agit probablement de la passe de Hatia,
par où l'Aran entre dans le Népal, ou de la passe plus
orientale de Wallanchun, appelée aussi Tipta-la. Mais les
Capucins semblent avoir entièrement ignoré la passe de
Kirong (tibétain Kyi-roh « gorge du chien ») qui n'a, du
reste, jamais été franchie par aucun explorateur, soit
européen, soit indien. Elle est cependant réputée pour
la route la plus facile entre Katmandou etLhasa; elle ne
s'élève qu'à 3 000 mètres et même elle est praticable aux
chevaux. L'ambassade népalaise qui va porter tous les cinq
ans le tribut à la cour de Pékin passe au départ par Kuti et
revient par Kirong afin de ramener à Katmandou les poneys
offerts en cadeau par l'empereur de Chine. C'est aussi parla
passe de Kirong que les troupes chinoises, déjà maîtresses
de Kuti, pénétrèrent au Népal en 1792. La méfiance réci-
proque des Népalais et des Tibétains s'est trouvée d'accord
pour fermer cette passe, en raison de sa commodité même,
afin de parer des deux côtés à des tentatives trop faciles.
La mort de Prithi Narayan, en 1775, huit ans après
l'expulsion des Capucins, ne changea rien à la politique
d'isolement rigoureux adoptée par les Gourkhas. De Bettia,
1. Glî Scritli, 55-57.
2. iô., 55.
132 LE NÉPAL
leur retraite, les missionnaires suivaient inutilement les
révolutions de palais qui se succédaient à Katmandou.
L'occasion souhaitée persistait à se dérober. Un jour pour-
tant les Pères crurent l'avoir trouvée. Balladur Sâh, qui
faisait fonction de régent pendant la minorité de son neveu
Rana Balladur Sali, petit-fils de Pritlii Xarayan. fut ren-
versé par une intrigue de cour et se retira en exila Bettia.
Il s'intéressait à la minéralogie et à la métallurgie, à cause
des avantages pratiques qu'il en espérait tirer. Les Pères
s'offrirent à l'instruire s'il se faisait chrétien. Il répondit,
avec une bonhomie narquoise, que son rang l'empêchait
absolument d'accepter cette condition, mais qu'il était
tout prêt à donner en compensation deux ou trois hommes
qui feraient, après tout, d'aussi bons chrétiens que lui. Les
Pères, àleurtour, n'acceptèrent pas l'échange ; et le régent
en conclut qu'ils avaient voulu le duper en se larguant
d'une science qu'ils ne possédaient pas '.
Vingt-quatre ans s'écoulèrent sans qu'un seul Européen
fût admis à visiter le Népal. Cependant, la Compagnie Bri-
tannique des Indes Orientales, déjà maîtresse d'un immense
domaine et souveraine dans l'Hindoustan depuis la ruine
de sa rivale française, se préoccupait du royaume mysté-
rieux qui commandait les passes entre l'Inde et le Tibet, et
que sur de vagues rumeurs on tenait pour « un nouvel
ElDorado" ». Déjà une première tentative d'intervention
avait échoué ; en 1768 les trois rois du Népal, menacés par
les Gourkhas, avaient sollicité le secours des Anglais ;
mais le détachement envoyé à leur aide sous les ordres du
capitaine Kinloch, décimé par la malaria du Téraï, errant
1. KiKKPATRicK, 120. — Cependanl, en 1802, Hamiltuii à .son anivée
trouva « l'église réduite à un Padre italien et à un indigène portugais,
qui avait été attiré de Patna par de belles promesses, promesses qui
n'avaient pas été tenues, et qui aurait été bien heureux d'être autorisé
à ([iiitter le pays » (Account of Népal, p. 'S8). — Et cf. inf. p. 149. note.
2. KlRKPATRICK, p. ni.
LES DOCUMENTS EUROPÉENS 133
sans guide dans le dédale des premières vallées, s'était vu
finalement contraint à une retraite désastreuse. Warren
Hastings, le premier et le plus glorieux des Gouverneurs
Généraux de l'Inde, aspirait à ouvrir au commerce bri-
tannique l'Asie Centrale sans recourir à la force des armes ;
il noua des relations diplomatiques avec le Bhoutan et le
Tibet. Le Népal resta impénétrable. Lord Cornwallis(1786-
1793) s'appliqua à continuer l'œuvre de Hastings. En 1 792,
un premier résultat fut atteint : le résident britannique à
Bénarès, Jonathan Duncan, signait avec les représentants
du Darbar népalais un traité de commerce, destiné à rester
toujours lettre morte (1" mars 1792)'. Les marchandises
passant d'un des pays à l'autre devaient payer un droit
d'entrée de 2 et demi pour cent. Peu de temps après, une
guerre éclatait entre le Népal et le Tibet ; le Datai Lama
appela à son aide l'Empereur de Chine, son défenseur tem-
porel. Les Gourkhas durent battre en retraite devant une
immense armée accourue du fond de la Tartarie et implo-
rèrent l'assistance du gouvernement du Bengale. Lord
Cornwallis était perplexe : il voyait avec satisfaction l'hu-
miliation des Gourkhas et l'affaiblissement d'un pouvoir
qu'il redoutait ; mais il ne se souciait pas de laisser un état-
tampon disparaître, et l'autorité chinoise s'installer à la
lisière même des possessions britanniques ; enfin il crai-
gnait de compromettre, par une intervention trop active,
le commerce anglo-indien avec Canton. Il s'arrêta à un
parti moyen ; il chargea le capitaine Kirkpatrick de se
rendre au Népal et d'agir comme médiateur entre les deux
adversaires. Mais les Chinois et les Gourkhas répugnaient
1. Le recLii'il de Sir Charles Aitchison, Treolios and Enijagcmcnls
(éd. 1876, vol. Il, p. 159) donne la date, lonjours et partout reprodiiile,
du l'^'" mars 1792. Cependant les articles additionnels proposés |»ur
Kirkpatrirk et imprimés en appendice à son ouvrage (p. 377-;]79) poin-
tent deu.\ t'ois l'indication « the commercial treaty of Mardi, 1791 ».
134 LE NÉPAL
également h introduire un tiers dans leurs débals ; ils se
hâtèrent de conclure la paix en septembre 1 702. La mission
Kirkpatrick n'était pas même en route encore. Lord
Cornwallis ne voulut pas pourtant perdre tout le profit de
Toccasion qui s'était offerte ; il somma les Gourkhas de
recevoir officiellement son plénipotentiaire, en retour des
bonnes dispositions qu'il leur avait témoignées au temps
de leur détresse. Les Gourkhas essayèrent en vain de traîner
l'affaire en longueur; ils durent s'exécuter. Le 13 février
1793, la mission Kirkpatrick pénétrait sur le territoire
népalais, accompagnée d'une escorte d'honneur sous le
commandement de Bhîma Sâh et Rudra Vira Sâh, membres
de la famille royale ; elle s'acheminait à petites journées
vers Nayakot, où le roi résidait en quartiers d'hiver, y
séjournait du 2 au 15 mars, passait ensuite dans la vallée
du Népal, campait du 18 au 23 à Syambhunath, près de
Katmandou, prenait le 24 la voie du retour, et rentrait dans
les possessions britanniques àSegauli le 3 avril 1793. Elle
était restée un mois et demi en terre népalaise ; sur ces
cinquante jours, elle en avait passé trente à voyager, et ne
s'était arrêtée à demeure que vingl jours, quinze à Nayakot,
cinq à Syambhunath-Katmandou. Elle se composait, outre
Kirkpatrick lui-même, du lieutenant Samuel Scott, assis-
tant, du lieutenant W. D. Knox, commandant de l'escorte
militaire, du lieutenant J. Gérard, attaché, du chirurgien
Adam Freer, et de Maulvi Abdul Kadir Khan qui avait déjà
pris part à la préparation du traité de commerce de 1792,
et résidé pour cet objet à Katmandou. La Compagnie avait
à son service tant d'hommes remarquables, et le choix du
personnel avait été si heureux que la mission put rapporter
de cette courte visite un trésor d'informations substantielles
et précises. L'ouvrage où elles sont rassemblées ne parut
que dix-huit rus plus tard, en 181 1, et dans des conditions
qui risquaient de lui nuire ; Kirkpatrick rentré en 1803 en
LES DOCUMENTS EUROPEEXS 1 .{o
Angleterre avait remis ses notes toutes brutes à un éditeur,
qui les confia à un homme de lettres pour en faire un livre ' .
L'homme de lettres mourut avant linipression du volume ;
Kirkpatrick n'en vit pas les épreuves. L'éditeur, Miller,
dut s'en tirer tout seul. Pourtant, en dépit d'erreurs mani-
festes qui défigurent surtout les noms propres, l'ouvrage
garde encore une valeur considérable ; il atteste une curio-
sité générale, la sagacité de l'observation, la sûreté de
l'information. Il embrasse toutes les questions relatives au
Népal : religion, langue, institutions sociales, administra-
tion, histoire, géographie ; il fait état de sources qui ont
malheureusement disparu depuis, et dont la valeur a été
mise en évidence par les recherches postérieures. De plus
il contient un itinéraire, relevé et décrit avec soin, des
routes suivies à l'aller et au retour, et une carte du Népal'
dressée parle lieutenant Gérard, en partie sur les relevés
de la mission, en partie sur les indications des indigènes.
Le chemin de la mission se lit clairement sur cette carte :
à l'aller, il est d'abord parallèle à l'itinéraire de Georgi
qu'il suit de près, franchit le Téraï aux environs des ruines
de Simraun-garh, passe par Jhurjhury [Giurgiur de G.],
Makwanpur-màri ; puis il rejoint à Etonda [Hetaura] l'iti-
néraire donné par le P. Marc, et le suit jusqu'à Chitlong et
la passe du Chandragiri ; mais au lieu de redescendre dans
la vallée du Népal, il s'engage à l'Ouest, longe par le
dehors la ligne de hauteurs qui sépare le Népal de la
Tirsuli-Gandak, et aboutit à Noakota (Nayakot) ; de là, par
un chemin facile, il passe dans la vallée du Népal, la tra-
verse du Nord-Ouest au Sud, par Katmandou, Patan et
1. An Accounl of Ihe Kingdom of Xepaul, being the substance of
observations made diunng a mission to thaï countvy in the year
1793 by Colonel Kirkpatkick. Itlustrated loith a map and other
('mirovinfjs. Londoii, ISII, 4". Prinlcd for Williain Miller, Albc-
niarle Strppl.
■2. Cf. sup. p. 69.
136 LE NÉPAL
PhirphiiJg, coutourne extérieurement la vallée au Midi,
rejoint à Marku la route d'aller et se confond alors avec la
route actuellement en usage jusqu'à Segauli, dans les pos-
sessions britanniques.
En 1800, le roi Rana Balladur Sâh vint se retirer à Béna-
rès; ses excentricités, ses violences, ses impiétés avaient
soulevé la haine et l'horreur universelles ; pour échapper à
la vengeance des dieux et des hommes, il avait dû abdi-
quer, sous prétexte de folie. Mais le prestige de la nais-
sance, les intérêts de clan, et surtout les adroites manœuvres
de la mahârânî, sa femme, lui conservaient encore au Népal
un groupe redoutable de partisans. La faction maîtresse du
pouvoir crut urgent de s'assurer l'appui, ou du moins la
bienveillance des Anglais. Le gouverneur général. Lord
Wellesley, saisit l'occasion ; il proposa au Népal de renou-
veler le traité négocié par John Duncan, en stipulant que
chacune des puissances contractantes aurait un représentant
permanent près de l'autre puissance. En conséquence, le
capitaine Knox, qui avait fait partie de la mission Kirkpa-
trick, fut envoyé comme ministre britannique à la cour de
Katmandou. Knox entra au Népal en février 1802 ; en mars
1803, il retournait dans l'Inde avec tout son personnel. Les
Gourkhas n'entendaient pas plus que la première fois
prendre au sérieux le traité signé ; sans se compromettre
officiellement, ils laissèrent leurs agents inférieurs multi-
pher les vexations à l'égard de la Compagnie, de son
représentant et de ses protégés. Le 24 janvier 1804, Lord
Wellesley annula expressément le traité de commerce et
d'alliance avec le Darbar. Mais les onze mois passés à
Katmandou par la légation britannique n'étaient point per-
dus ; un des auxiliaires de Knox, Francis (Buchanan)
Hamilton, une des gloires du Service Civil et « le père de
la statistique indienne », avait employé l'année à une
enquête patiente et minutieuse sur le royaume de Népal et
LES DOCUMENTS EUROPÉENS I 37
|)arf iculièrementsurles régions, encore entièrement incon-
nues, situées à l'Est et à FOuest de la vallée centrale.
Hamilton profita, pour compléter ses notes, d'un séjour de
deux ans qu'il tit plus tard comme fonctionnaire de la Com-
pagnie sur la frontière du Népal, et ne se décida qu'en
1819 à publier le livre qu'il avait si laborieusement pré-
paré ^ La carte jointe au volume', comparée à celle de
Kirkpatrick, marque clairement les progrès dus à Hamilton.
L'itinéraire adopté d'un commun accord pour le passage de
la mission coïncide entièrement avec la route actuellement
en usage à partir de Bichako, à l'entrée des premières
hauteurs ; il ne s'en écarte, et de très peu, qu'à travers le
Téraï où il passe par Galpasra, légèrement à l'Ouest du
tracé actuel.
L'ouvrage de Hamilton avait paru depuis un an seulement
quand la Résidence britannique, rétablie au Népal, vit
arriver à titre d'assistant un jeune homme de vingt ans,
qui devait associer son nom au nom du Népal dans la
mémoire des hommes et conquérir à la science un pays,
une littérature et une religion. Depuis le passage de Knox
et de Hamilton, les circonstances avaient changé. L'inso-
lence croissante des Gourkhas, leurs empiétements conti-
nus sur la frontière britannique avaient fini par rendre une
guerre inévitable; elle éclata en novembre 1814. Elle se
prolongea deux hivers, héroïque des deux parts; mais la
stratégie du général Ochterlony triompha de la vaillance des
Gourkhas, et le Darbar dut signer le 4 mars 1816 le traité
de Segauli qui marquait au Népal ses limites définitives.
En outre le Rajadu Népal s'engageait « à ne jamais prendre
1. An Account of the Kingdoni of Nex'tal and of thc terriiorics
anne-i'ed to thia doniinion by the House of Gorhha hy Francif^
Hamilton (fortncrly Buchanan) M. D., etc. Illuslrated loith ençjra-
vincffi. Erlinburg, 1819, 4°. Prlnted for Archibald Constable.
2. Cf. sup. p. 71,
nS LE NÉPAL
ni retenir à son service aucun sujet britannique, ni aucun
sujet d'un État d'Europe ou d'Amérique, sans le consente-
ment du Gouvernement Britannique » (art. VII). « En vue
d'assurer et de consolider les relations d'amitié et de paix
établies entre les deux Etats, il était convenu que des
ministres accrédités de chacun d'eux résideraient à la
cour de l'autre » (art. VIII). Edward Gardner fut désigné
par Lord Hastings comme résident britannique à la cour du
Népal. Quatre ans plus tard, Brian Houghton Hodgson vint
l'y rejoindre à titre d'assistant ; mais la vie oisive de la
résidence et l'isolement dans ce coin montagneux ne répon-
daient pas plus à ses goûts d'activité juvénile qu'à ses ambi-
tions légitimes. Il réussit à obtenir un poste à Calcutta en
1822 et prit congé du Népal sans espoir de retour ; mais la
constitution de Hodgson — qui mourut centenaire — ne
pouvait s'accommoder au climat du Bengale ; les médecins
lui donnèrent à choisir entre « un poste dans les hauteurs
ou une tombe dans la plaine ». Il se résigna à retourner
dans les montagnes. L'emploi qu'il avait quitté à Katmandou
était occupé ; il se contenta d'y rentrer comme directeur du
bureau de poste, en 1824. Un an après, il était appelé pour
la seconde fois aux fonctions d'assistant de résidence ; en
1833, il fut promu résident et conserva ces fonctions jusqu'à
1843. Une révocation brutale et injuste interrompit à ce
moment une carrière déjà merveilleusement féconde en
résultats, et qui promettait encore d'autres fruits. Mais la
retraite de Hodgson ne fut pas moins laborieuse que sa
période de service actif; installé à Darjiling, sur la frontière
du Népal, il poursuivit ses recherches et ses observations,
consulté comme un trésor d'expérience par les hommes
d'Etat, salué par les savants comme un bienfaiteur et
comme un créateur. Son œuvre, considérable, reflète la
souplesse et la variété de son intelligence ; elle n'embrasse
pas moins de 4 volumes et 184 articles dispersés dans les
LES DOCOrENTS EFROPÉENS 1 30
journaux savants : les uns ont trait à la géographie et la
topographie, d'autres à lethnographie et l'anthropologie,
d'autres à la linguistique, d'autres au bouddhisme, d'autres
aux institutions, d'autres à l'économie politique, d'autres
enfin (127) à l'histoire naturelle du Népal'. C'est à sa clair-
voyance et à son initiative pressante que l'Angleterre doit
ses contingents Gourkhas, les troupes les plus solides et
les plus sûres de Tarmée indienne ; c'est à sa patiente
sagacité que Fhistoire des religions doit la découverte des
originaux sanscrits de la littérature bouddhique ; c'est à sa
libéralité que la Société Asiatique de Paris doit cette masse
de manuscrits qui fournirent à Eugène Burnouf la matière
de ses immortels travaux. Avant Hodgson, presque tout
restait à faire; après lui, ses successeurs ne trouvent qu'à
glaner.
Trois ansaprèslamalencontreuse révocation de Hodgson.
une effroyable tragédie de palais amenait au pouvoir un
ministre de vingt-quatre ans, Jang Bahadur. L'ne période
nouvelle s'ouvrait avec lui dans l'histoire du Népal. Héros
d'épopée ou de roman, mais en même temps esprit pra-
tique. Jang comprit nettement le rôle qu'imposaient au
Népal les circonstances nouvelles. La politique d'isolement
farouche avait fait son temps ; il n'était plus permis d'igno-
rer de parti pris la puissance formidable qui exerçait déjà
sa souveraineté sur l'Inde presque enlière et qui avait fait
sentir à son voisin montagnard le poids écrasant de ses
armes. Une attitude d'amitié loyale et réservée valait mieux
pour rassurer les Anglais et les tenir à l'écart qu'une bou-
derie morne et suspecte. Jang resta fidèle jusqu'à sa mort
1 On trouvera la liste complète de ce? travavix. comme aussi le cata-
logue des manuscrits distribués par Hodgson aux sociétés savantes, dans
Texcellent livre de Sir William Humer: Life of Brian Houghlon
Hodgson, British Résident at the Court of Népal, Member of Ihc
Institute of France, felloïc of the Royal Asiatic Society, etc. London.
18%.
1 40 LE NÉPAL
au principe politique qu'il avait adopté dès son avènement.
La révolte des cipayes en 1857 lui donna l'occasion de
prouver sa sincérité : tandis que l'Inde s'ébranlait et que
les Etats vassaux hésitaient, Jang offrit résolument à l'An-
gleterre le concours des troupes népalaises contre les
mutins, et les Gourkhas descendirent dans les plaines
enviées de l'Inde en auxiliaires des soldats britanniques.
Jang ne s'était engagé à fond qu'après avoir reconnu en
personne la valeur et le crédit de l'Angleterre. Dès 1850,
il était parti visiter l'Europe au mépris des règles intransi-
geantes de la caste et des prohibitions formelles du code
brahmanique. Sept officiers népalais l'accompagnaient. Le
gouvernement de l'Inde désigna pour être attaché à la
mission que la cour de Katmandou adressait à Sa Très
Gracieuse Majesté, le capitaine 0. Cavenagh, de l'infanterie
indigène du Bengale. Cavenagh accompagna la mission à
Londres et à Paris, et la ramena jusqu'à Katmandou. Au
cours des longues conversations qu'il eut en route avec les
officiers Gourkhas, il ne négligea pas de se renseigner sur
le Népal ; soldat, il s'intéressait surtout à l'armée, et cher-
chait à s'instruire, en vue d'une guerre éventuelle, sur le
pays, sur les ressources, sur les routes, sur les partis, sur
les races, etc. .. Ses notes, réunies sans prétention, forment
un excellent petit volume'. Au même épisode de l'histoire
népalaise se rattache la relation d'Oliphant : Voyage à
Katmandou' . C'est une simple collection d'anecdotes de
chasse ou de sport relatives à Jang contées par un « repor-
ter » amusant. Le voyage de Jang, qui avait été le lion de
1. Rough Notes on the State of Nex>al, its government, army and
resources by Captain 07'feurC\vEy\GH... late in political charge of a
mission froni the court at Kath^nandhoo to Her most Gracions
Majesty. Calcutta, 1851, W. Palmer.
2. Oliphant. A Journey to Kalmandu. London, 1852, in-16. On peut
y ajouter encore: Hon. Capt. F. Egerton, Journal of a Winter's Tour in
India, witha Visit to the Court of Nepaul. London, 1852, 2 volumes.
LES DOCUMENTS EUROPÉENS 1 4 1
la saison à Londres en 1850, avait mis le Népal à la mode.
En même temps qu'Oliphant, le capitaine Smith pubhait
sur le Népal un ouvrage en deux volumes'. Le capitaine
Smith avait séjourné cinq ans à Katmandou comme assistant
du résident; il y avait servi deux ans sous Hodgson. Peut-
être il n'avait pas été étranger à la disgrâce brutale de
Hodgson sous le gouvernement de Lord Ellenborough-.
Adroit, actif, intrigant, beau parleur, beau conteur, il ne
lui manquait guère que le sens de rhonnêteté. Son livre
est un monument de vantardise, de hâblerie, d'ignorance,
de plagiat et d'erreur \
L'année même où Jang s'embarquait pour l'Europe, le
D' Oldfield était nommé chirurgien de la résidence, sous les
ordres du résident Erskine. Il conserva ce poste Ireize ans
(1850-1803). Épris de dessin et d'aquarelle, il se plut à
courir la vallée et à en reproduire les paysages elles monu-
ments jusqu'au jour où ses yeux affaiblis le condamnèrent
au repos. Rentré en Angleterre en 1866, il charma les
loisirs de sa retraite à rédiger ses souvenirs ; mais ses notes
ne parurent qu'après sa mort, par les soins de ses héri-
tiers, en 1880. Ses deux volumes d'Esquisses comprennent
un Essai sans originalité sur le bouddhisme népalais, plu-
sieurs articles empruntés, et parfois textuellement, à Hodg-
1. Narrative of a Five Yeors' Résidence al Neptiul hy Caplain
Thomas Smith assistant pol'itical-resiclent al Nepaiil from 1841 to
1845. London, 1852. Colburn and C°. 2 volumes. — La traduction
française que les éditeurs se réservaient de publier n"a jamais paru.
2. Hodgson, à qui sa santé interdisait de traverser le Téraï hors de la
saison froide, avait dû envoyer Smith pour expliquer sa conduite à Lord
Ellenborough.
:j. L'exemplaire de Tlndia Office que j'ai pu consulter à loisir grâce à
lobligeance de !M. Tawney est criblé de notes marginales, dues sans
aucun doute à Hodgson. qui critiquent et anéantissent le livre pièce à
pièce. Une indication en tète du second vokune nous apprend ([ue Smith
« après avoir gravement induit en erreur Lord Ellenborough et .Major
(Sir H.) Laurence fut à la fin éventé par ce dernier qui le lit partir du
.Népal fl juger par une cour martiale ». L'homme \alai[ le. Ii\re.
142 LE NÉPAL
son, des récits de chasse et des fragments de Journal où la
forte personnalité de Jang Balladur occupe la première
place, mais surtout un véritable guide de la vallée, tel qu'on
pouvait l'attendre d'un amateur de dessin. Oldfield voit ce
qui frappe les yeux et ne va pas plus loin ; il esquisse avec
précision la surface du pays, de la religion et de la société,
catalogue les ruisseaux, les montagnes, les fêtes, les
castes, les temples, les villes. Il convient de reconnaître
que ces indications sont exactes et sûres ; tel qu'il est,
l'ouvrage est indispensable pour une étude complète du
Népar.
Après Oldfield, un autre chirurgien de la résidence, le
Dr Wright, s'est acquis des titres éclatants à la reconnais-
sance des indianistes. Ce n'était point un Hodgson, mais
il continua utilement l'œuvre de Hodgson. Pendant un
séjour de dix années au Népal (1866-1876), il eut l'adresse
et la patience de recueillir un à un les manuscrits originaux
que Hodgson avait pu seulement faire connaître à l'Europe
par des copies ; grâce à ses efforts persévérants, la Biblio-
thèque de l'Université de Cambridge est entrée en posses-
sion d'une admirable collection de manuscrits sanscrits
bouddhiques. De plus il fit traduire par les interprètes indi-
gènes de la Bésidence la Chronique du Népal, et il joignit
à leur traduction une introduction substantielle sur le pays
et le peuple népalais. Les spécialistes eurent désormais
entre les mains un instrument de travail indispensable, et
1. Sketches fro'ïn Nipal, histoHcal and descriptive loith anecdotes
of the court life and loild sports of the country in the time of
Maharaja Jang Bahadur G. C. B. to ichich is added an Essay on
Nipalese Buddhism and illustrations of religions inomiments,
architecture and scenery front the author's oion draioings. by the
late Henry Ambrose Oldfield M. T). of. H. M. Indian Army, many
y ears residency surgeon at Kotmandu, Nipal. London. 1880, W. H.
Allen and C", 2 vol.
LES DOCUMENTS EUROPÉENS 143
qui leur était interdit: jusque-là par le dialerte de l'original
autant que par la rareté des manuscrits '.
Le personnel de la Résidence fait vraiment honneur à
l'administration britannique. Sans parler même des mérites
de Kirkpatrick et de Cavenagh, chargés l'un et lautre de
missions temporaires, les noms de Hamilton, Hodgson,
Oldfield et Wright forment une noble chaîne à travers le
XIX' siècle. Leur œuvre paraît plus digne encore d'estime
et de respect si on songe aux conditions où elle s'est pour-
suivie, isolés à l'écart de Katmandou dans un enclos gardé
par un poste népalais, oii les indigènes ne pénètrent
qu'avec une autorisation expresse, espionnés et surveillés
par le gouvernement gourkha, occupés par la paperasse
formaliste des bureaux britanniques, emprisonnés dans une
vallée que les hautes montagnes ferment de toutes parts,
et que les traités ne leur permettent pas de franchir,
entravés jusque dans leurs promenades par la suspicion du
Darbar toujours en éveil, condamnés à passer leurs journées
dans un tête-à-tête obsédant, le résident, l'assistant et le
chirurgien de la Résidence seraient aisément excusables de
se laisser aller à l'indolence, à l'inertie et à rindifférence.
Mais l'énergie britannique tient bon ; l'enclos môme de la
Résidence en fait foi. Quand le Darbar le lui assigna, l'en-
droit était stérile, et passait pour malsain et hanté. Aujour-
d'hui la vallée n'a pas de jardin plus fleuri, de potager plus
fertile, ni de parc plus ombreux.
Une nouvelle période s'ouvre alors dans l'histoire de la
connaissance du Népal. Le terrain est reconnu, les cadres
sont tracés, les notions indispensables à la pratique des
1. History of Népal, transitif ed from the Parbatiyâ hy MunsJil
Sheio Shunker Singh and Pandil Shrï GunCinand ; loith an intro-
ductory sketch of the Coiintry and People of Népal by the Editor,
Daniel Wright, M. A. M. D. late surgeon-majoi^ H. M.' s Indian
médical service, and Residency Surgeon nt Kd/h/itanJti. Cambridge,
1877. University Press.
144 LE NÉPAL
affaires sont acquises. Les savants de profession viennent
reprendre le travail en sous-œuvre, contrôler les résultats,
explorer le passé mort. L'Inde si longtemps étrangère
au sentiment historique eut ici le piquant honneur de
prendre l'initiative et de donner l'exemple. Le petit Étal de
Jounagadh en Kathiavar, qui s'enorgueillit de posséder le
roc de Girnar où trois antiques dynasties ont gravé leurs
souvenirs, chargea le Pandit Bhagvanlal Indraji de recher-
cher les monuments de l'épigraphie népalaise. Élève de
Bhau Daji qui lui avait communiqué sa passion enthousiaste
de l'archéologie, Bhagvanlal excellait par un instinct cri-
tique et une sûreté de méthode qui le classent en dehors
des pandits hindous. Jang Balladur comprit le réel intérêt
de ces recherches; il accueillit Bhagvanlal, l'encouragea,
l'aida ; Bhagvanlal put recueillir parmi la masse encomhrante
des inscriptions népalaises vingt inscriptions qui condui-
saient l'histoire authentique du Népal jusqu'au iv" siècle de
l'ère chrétienne (si du moins on admet ses théories chrono-
logiques). Le pandit les publia avec la collaboration de
Biihler et ce double patronage leur valut de provoquer
aussitôt l'attention que leur importance méritait '.
En 1875, M. Minayeff, professeur de sanscrit à l'Univer-
sité de Pétersbourg, qui portait à l'étude du bouddhisme
indien un zèle ardent et une compétence sans rivale, obtint
au cours d'un voyage dans l'Inde l'autorisation de visiter
le Népal. Il y acquit un grand nombre de manuscrits impor-
tants qu'il utilisa dans ses travaux ultérieurs. L'impulsion
qu'il avait donnée aux études bouddhiques ne s'est heureu-
sement pas ralentie à sa mort ; l'Académie des sciences de
1. Twenty-lhree inscripti07is f'rom Népal coUected al the eocpense
of H. H. the Naval) of Jundgadh. Edited under the patronage of the
Government of Bombay by Pandit Bhagvanlal Indrâjî, Ph. D. etc.,
toyether toUh some considérations on the Chronology of Népal.
T}-anslated from Gujardli by. Dr. G. Biihler. — Indian A?itiquary,
vol. iX, p. 160 sqq. : vol. Xlil, p. 'ill sqq.
LES DOCUMENTS EUROPÉENS 1 45
Pétersboiirg, sur la demande de .M. Serge d'Oldenbourg,
élève eL successeur de Minayeff, a créé la collection de la
Bibliotheca BuddJtica où doivent être imprimés tous les
textes encore inédits du bouddhisme népalais. Les notes de
voyage recueillies au Népal par Minayeff ont été réunies
dans une notice substantielle sur le Népal publiée d'abord
dans le Vyestnl/i Evropi, et réimprimée dans les Esquisses
de Ceylan et de VJnde '.
L'Université de Cambridge, qui avait acquis la collection
de manuscrits népalais réunie par Wright, confia en 1884
une mission à M. Cecil Bendall à l'effet de rechercher les
manuscrits et les inscriptions qui auraient échappé à Wright
ou à Bhagvanlal. M. Bendall avait déjà fait ses preuves
comme spécialiste es Népal. Chargé de classer les manus-
crits sanscrits bouddhiques de Cambridge, il en avait pubhé
dès 1883 un Catalogue excellent ' ; dans une double intro-
duction, historique et paléographique, il avait coordonné
les nombreuses informations apportées parles manuscrits,
et comblé en partie les lacunes de la chronologie établie
par Bhagvanlal. Les nouvelles inscriptions découvertes par
M. Bendall au cours de l'hiver 1884-1885 parurent ruiner
le système chronologique du pandit \ et conduisirent
M. Fleet à proposer un nouvel arrangement des anciennes
1. V Nepalye iz' putevyich' zamyetoli' Russkago, dans Vyeslnlk
Ecropi, 1875, n» 9 ; — Népal, dans 0:erki C'eilona i Liclii. Petersburg,
1878, vol. I. p. 231-284. Une partie de cette notice se retrouve encore
dans : Népal i ego istoru/a (compte rendu de VHislory of Népal,
publiée par Wright) dans le Jurnal Ministerstva Narodnago Prosv-
yec'enia, 1878.
2. Catalogue of Ihe Budd/iist Sanskrit Manuscrlpls in the Uni-
veraity Library, Cambridge, with introductory notices and illustra-
tions of the palœography and chronology of Népal and Bengal. by
C'eci^ Bendall, 3/. A., etc. Cambridge, 1883. University Press.
3. A Journey of Lilerary and Archœoloyical Research in Népal
and Northern India during the lointer of 1884-1885, by Cecil
Bendall. M. A., etc. Cambridge, 1886. University Press.
10
146 LE I\ÉPAL
dynasties du Népal'. M. Bendall a fait un nouveau voyage
au Népal pendant l'hiver 1898-1899 ; les résultats, connus
seulement jusqu'ici par un rapport sommaire, intéressent
en iiarliruliei' la paléographie, où M. Bendall est passé
maîli-e etjouil d'une autorité incontestée".
En 1885, le D' Le Bon, chargé d'une mission du Minis-
tère de l'Instruction puhlique en vue d'étudier les monu-
ments de l'hido, ohtint l'autorisation de visiter le ]\épal.
Il y resla une semaine, occupé à reproduire les plus remar-
quables monuments de la vallée ; opérateur habile et
amateur éclaiié, il rapporta du Népal un choix de photo-
graj)iiies excellentes qui forment encore le meilleur recueil
relatif à l'architecture népalaise \
Le capitaine Vansittarta visité Katmandou en 1 888, mais
sans y séjourner. Il a étudié le Népal surtout en deçà de la
frontière, et néanmoins il peut se flatter de connaître
les Gourkhas presque comme un Gourlvha. Officier de
recrutement, il a eu l'occasion d'examiner et d'interroger
longuement les robustes et vaillants montagnards qui
1. Corpus Inscriptionum Indlcarum, vol. 111: The Inscriptions of
the Guptas. Introduction: On the chronology of Népal, by J. F.
Fleet.
2. Outline Reijort on a Tour in Northern India in the ivinter
1898-1899; dans le Cambridge Universlty Reporter, 5 décembre 1899.
— Kt cf. aussi Proceedings Asiat. Soc. Beng. for February, 1899.
3. Voyage au Népal, par le D'' Gustave Le Bon. Tour du Monde,
1886, l»"" semestre. — M. Le Bon n'était pas, comme il se l'imagine, le
piemier Français qu'on vit au Népal. Sans remonter au xvni'' siècle et
au P. François de Tours, Capucin, la musique militaire du Népal a été
organisée vers 1850 par un Français, Ventnon, (|ue le Darbar avait
engagé (Uldfield, 1, 219). En outre, d'après Cavenagh, « tout ce que les
Népalais savent de la fabrication de l'artillerie leur a été communiqué
en toute probabilité par des oi'liciers français ; deux en particulier
auraient été engagés par le Népal subséquemment à la ratilication du
présent traité avec les Anglais ; je suis porté à le croire. » {liough
Notes, p. 15.) 11 s'agissait sans doute de quelques-uns de ces officiers de
fortune qui se répandirent à travers le monde après la chute de Napo-
léon, et dont plusieurs (Court, Allard, Ventura) ont laissé un souvenir
duiable dans les fastes de l'Inde.
LES DOCUMENTS EUnOPÉEXS 147
vieiiiionl iiagner sous les haimières anglaises une solde et
une pension ; attaché au\ fusiliers gourkhas, il a vu à
l'œuvre ces soldats résistants et loyaux qui sont la force et
Tàme de Tarmée indigène. Les Notes du capitaine Van-
sittart, à écouterTaveu candide de l'auteur, consistent poui"
moitié en extraits empruntés çà et là et cousus bout à bout :
mais il reste une large moitié d'informations originales et
neuves sur les peuplades, les trilms et les classes du Népal,
leurs usages, leurs mœurs, leurs religions. La modestie
exagérée de l'auteur ne doit pas donner le change sur la
sérieuse valeur du livre '.
En mai 1897, le Pandit (depuis: Mahàmaliopàdhyàya)
lïaraprasad Shastri, un des secrétaires de la Société Asia-
tique du 13engale, chargé parle Gouvernement du Bengale
de rechercher les manuscrits sanscrits sur toute l'étendue
de la Présidence, sollicita et obtint d'étendre ses recherches
au Népal. Le Pandit Haraprasad, bi'ahmano orthodoxe
autant que savant, avait déjà rendu de précieux services
à l'étude du bouddhisme népalais; il avait été le principal
collaborateur du Catalogue des ouvrages sanscrits bouddhi-
ques du Népal publié en 1882 sous la direction et sous le
nom de Hajendra Lala .Mitra', on se trouve analysée en
détail la niasse vraiment colossale des manuscrits décou-
verts par llodgson et adressés par ses soins à la Société du
Bengale. Haraprasad Shastri retournaau Népal endécembre
1808 ; il y accompagnait M. Bendall qui y venait aussi
pour la seconde fois. Les manuscrits les plus intéressants
découverts au cours de ces deux voyages sont décrits dans
1. Nolca on Gourhha's, dans /o;<;*«. Roy. As. Soc. Bencjal, 1889. —
Nouvelle édition remaniée el augmentée, sous le titre : Xotes on Xepal,
h}/ Captain Eden Vansittaut i'/,5"' Gurkhd Jii/îes (laie dlslrict recrui-
ting officer). Wilh an inlroduclion bi/ U. H. liislei/, Indian Civil
Service, etc. Calcutta. 1896. Government Printing, India.
t. The Sanskrit Buddhist lilerature of Xrpal. bij Ràjem)kal.\la
MiTKK, LL. D., C. I. E. Calcutta. 1882. Bajjlist Mission Press.
148 LE >;ÉPAL
un rapport sommaire, que doit suivre un catalogue détaillé,
fâcheusement retardé jusqu'ici*.
Moi-même enfin, chargé par le Ministère de l'Instruction
publique et l'Académie des hiscriptions et Belles-Lettres
d'une mission scientifique dans l'Inde et au Japon, j'ai pu
séjourner deux mois au Népal en 1898. Le haut patronage
de Sir Alfred Lyall et la bienveillance active du Résident,
Colonel H. Wylie, me valurent d'obtenir l'indispensable
passeport d'admission. Installé à Katmandou, en l'absence
du personnel européen de la Résidence, je rencontrai au
Darbar un accueil gracieux, un intérêt amical, une aide
incessante. J'ai déjà eu l'occasion d'en témoigner pubhque-
ment ma reconnaissance et de signaler sommairement les
principaux résultats que j'avais obtenus ^
1. Report on the search of scmskrit Manuscripts (1895 to 1900)
hy Mahâmahopâdhyûya Haraprasad Shàstrî, honorary joint Philolo-
gical Secretaj'y, Aaiatic Society of Bengal. Calcutta, 1901, 4".
2. Rapport de M. Sylvain Lévi sur sa mission dans l'Inde et au
Japon ; dans les Comptes rendus de l'Académie des Inscriptions et
Belles-Lettres, 1899.
Parmi les visiteurs du Népal, je dois encore mentionner Schiagintweit
qui (d'après Wright, p. 63) y vint en 1856 et y fit un certain nombre
d'observations. — L'ouvrage de Sir Richard Temple: Journals Kept in
Myderabad, Kashniir, Sikhini and Népal. Londres, 1887, 2 vol., ne
lient pas pour le Népal au moins ce que le titre semble promettre.
M. Temple a passé une semaine en touriste à la résidence de Katmandou,
et les quarante pages qu'il a écrites sur le Népal se partagent en une
introduction banale, qui occupe 26 pages (vol. II, 221-247) et des remar-
ques « on a tour through Népal » qui tiennent en 14 pages (249-262). —
Je ne connais que par la bibliographie un article de Mrs. Lockwood de
Forest: a little hnoion country of Asia. A Visit to Nepaul, paru
dans le Century, LXii, 1901, p. 74-82. —Je mentionne enfin, pour n'être
pas suspect de les ignorer, les articles de M. Saleure dans les Missions
catholiques, W, 1888, p. 550-551, 560-562, 573-574, 583-584, 593-596, 605-
608 : Un coin des Himalayas. Le royaume de Népal. 11 n'y a rien à tirer
de cette compilation sans originalité et sans critique. — Le livre de
M. Henry Ballanti^e : On India's frontier, or, Népal, the Gorkhas'
m^ysterious land, New-York, 1895, n'a rien de commun avec la science.
— Durch Indien ins verschlosscj'ie Land Népal, Efhnographische
und photographische Studienblutter, par Klrt Boeck, Leipzig, 1902,
DOCUMENTS CHI>'OIS ET TIBÉTAINS 149
II. _ DOCUMENTS CHINOIS ET TIBÉTAINS
Les voyages des Européens au Népal ont déjà mis en
lumière les attaches qui lient ce royaume aux pays trans-
himalayens. C'est delà Chine, par la voie du Tibet, que les
premiers voyageurs européens sont arrivés au Népal ; c'est
Lhasa que la Congrégation de la Propagande avait désignée
comme la métropole de la mission franciscaine au Népal ;
c'est pour ouvrir des relations commerciales avec le Tibet
est un récit de voyage sans intérêt pour la science, mais qui vaut par
les illustrations.
D'après un article anonyme des Missions Catholiques, XXXIII, 1901,
p. 451-455, 464-466, 475 ; 485-492 : 502-504 ; 514 sur la Misslo)l de Betliah
et du Népaul, la Sacrée Congréiiation de la Propagande a confié le 20 avril
1892 aux Capucins du Nord du Tyrol la mission de Bettiah, en y joignant
les districts de Champaran, de Saran. de Mozafl'arpur et de Darbhanga,
et en partie ceux de Baghalpur et de Monghir ; le 19 mai 1893, elle y a
encore adjoint le royaume du Népal. S'il faut en croire l'auteur de
Tarticle, le Népal est à la veille de se convertir car « récemment le roi
du Népaul a tout à fait renoncé aux faux dieux ». L'assertion est au moins
inattendue; mais la preuve suit. « En 1898, sa femme qu'il chérissait
tendrement fut atteinte de la petite vérole. Elle guérit heureusement,
il est vrai, mais son visage garda les traces indélébiles de cette alTreuse
maladie. Vaniteuse comme elle l'était, la reine ne put se résigner à être
ainsi déhgurée, et dans un moment de désespoir elle se donna la mort.
Le roi en fut profondément affligé : sa colère se déchaîna d'abord contre
les médecins. Cela ne lui suffit point. Dans sa fureur il ordonna qu'on
sortit toutes les idoles de leurs temples et qu'on les laissât exposées en
plein air. Puis il fit amener des canons cliargés et commanda le feu
contre ces statues des faux dieux. Les canonniers devinrent pâles de
stupeur en entendant cet ordre criminel. Ils refusèrent d'obéir. Alors
le roi porta contre plusieurs d'entre eux la sentence de mort et les fit
pendre sur-le-champ. La résistance des autres fut vaincue. On entendit
unr formidable détonation. Les idoles volèrent en miettes et retombèrent
pulvérisées sur le sol. Cet événement est peut-être poin- le Népaul le
|)remier pas de sa conversion au christianisme ». L'histoire est exacte, à
un détail près : Tucte sacrilège raconté ici, et resté célèbre dans les
traditions du Népal, ne date pas de 1898, mais de 1798!
130 LE NÉPAL
el la Chine inlôiieure que la Compagnie Brilanni([ue des
Indes Orientales envoyait à Katmandou son premier agent.
La légende indigène exprime la môme orientation: c'est
de la Chine que les premiers colons du Népal arrivent sous
la conduite du Bodhisattva Mafijuçrî. En fait, les premières
relations positives entre le Népal d'une part, le Tibet et la
Chine de l'autre datent du vu" siècle ; elles commencent le
jour même oi^i les peuplades du Tibet émergent à la civili-
sation et s'organisent en État. Suspendues, reprises, inter-
rompues encore pour être à nouveau renouées, elles
inscrivent régulièrement leur empreinte dans les Annales
chinoises. Les notices sur le Népal insérées dans l'Histoire
des T'ang et dans l'Histoire des Ming sont des modèles de
précision et d'exactitude ; elles réfléchissent le génie pra-
tique de la race impériale qui a pétri et formé l'Extrême-
Orient avec autant de vigueur et de bonheur que le génie
romain a fait l'Occident. Les pèlerins, les fonctionnaires
complètent par leurs observations les documents officiels.
Tous ces textes, disséminés sur un espace de treize siècles,
éclairent à la fois du dedans et du dehors l'histoire du
Népal. Sans une indication expresse de Hiouen-tsang, la
chronologie ancienne du Népal resterait encore le jouet des
spéculations fantaisistes ; il a suffi d'une date insérée dans
l'histoire des T'ang pour renverser un échafaudage de
combinaisons savantes. Aux temps modernes, la guerre de
1792 qui brisa l'expansion des Gourkhas au Nord de l'Hi-
malaya n'est connue que par les sources chinoises ; la
chronique népalaise se garde bien d'entrer dans les détails
d'une entreprise qui aboutit à une humiliation durable.
Les rapports chinois révèlent les sourdes menées du gou-
vernement gourkha au cœur même du xix^ siècle, et
trahissent les secrets d'État que le Darbar se flattait de
dissimuler. La littérature tibétaine, si mal connue encore,
réserve certainement de précieuses informations aux
DOCUMENTS CHINOIS ET TIBÉTAINS
151
chercheurs à venir; je n'ai pu lui emprunter que de trop
rares données.
Les rapports du Népal avec la Chine et le Tibet reflètent
dans leur vicissitudes les grands mouvements de l'Asie
Centrale. Le Népal, en effet, marque l'extrême limite où
Le slùpa de Budlmàth, le .crand temple des Tibétains au Népal.
rinlliionce chinoise peut alteindre, à l'apogée de son
expansion. Les grandes dynasties impériales, les T'ang, les
Ming, les Mandchous, réussissent seules à inscrire le Népal
parmi les royaumes tributaires. Dès que l'empire s'affai-
blit, son action s'épuise et se perd sur la vaste étendue des
plateaux tibétains. Pour rattacher les documents entre
eux, j'ai dû par conséquent retracer sommairement dans
152 LE NÉPAL
ce chapitre les destinées du Tibet, dans la mesure où elles
intéressent les destinées mêmes du Népal ; mais cet exposé
ne vise qu'à rétablir rencbaînement des faits au point de
vue de l'histoire népalaise ; il n'est ni oiiginal, ni complet,
et n'a pour objet que d'encadrer les données tirées des
textes chinois ou tibétains sur le Népal.
Le célèbre pèlerin Hioucn-tsang, qui visita les pays
d'Occident de 629 à 644, paraît être le premier voyageur
chinois qui ait recueilli des informations sur le Népal. Son
devancier Fa-liien, venu deux siècles plus tôt dans l'Inde,
ne mentionne pas le Népal dans sa brève Relation des
Royaumes bouddhiques; et pourtant sa tournée pieuse
l'avait conduit au pied même de l'Himalaya, dansceTéraï,
mi-hindou, mi-népalais, oii foisonnent les souvenirs du
Bouddha ; il y avait adoré les « vestiges sacrés » à Kapila-
vastu, h Çrâvastî. Mais il avait laissé le Népal en dehors de
son itinéraire et de ses recherches.
Hiouen-tsang n'a pas visité lui-même le Népal ', mais il
1. Stanislas Julien (Préface de la Vie de Hiouen-tsang, p. xxxvii) a
eu le mérite de signaler et de mettre en pleine lumière la phrase déci-
sive du Ki-tsan, Eloge des Mémoires (de Hiouen-tsang) qui permet de
distinguer avec certitude les pays que le pèlerin a visités en personne
et ceux qu'il a décrits sur la foi d'autrui. « Quand le texte emploie le
mot hing <- marcher», c'est que Hiouen-tsang est allé lui-même dans
le pays ; quand il emploie tcheic « aller » c'est quil en parle d'après les
traditions et les on-dit. « # fr # Ijl Jl i^ -tlL ^ ^ ^^ f$ fM
lOi -É* (é^- J^P- X^^^ » ^- P- 6'"' col. 11). D'après la notice bibliogra-
phique sur le Si-yu-ki extraite du Catalogue de la Bibliothèque de Kien-
long que Julien a traduite en tète des Mémoires (I, xxni sqq.) le Ki-tscm a
pour auteur le moine Pien-ki, contemporain de Hiouen-tsang, qui vivait
dans le même couvent, et que les catalogues désignent comme le « rédac-
teur » des Mémoires composés par Hiouen-tsang. Pien-ki était mieux
qualifié que personne pour indiquer la valeur précise des conventions
admises dans le texte. Or Julien, dans la liste qu'il a dressée à la fin de la
Vie (p. 463 sqq.) et où il se fonde sur ce principe de critique pour distin-
guer les deux catégories de notices insérées dans les Mémoires, classe le
Népal (n" 76) parmi les royaumes où Hiouen-tsang est allé en personne.
Il ajoute cependant : « De Fo-li-chi Hiouen-tsang retourne à i^e?-c7ie-^i et
arrive à Mo-kia-t'o. » Fo-ll chi (n° 75), c'est-à-dire le pays des Vrjjis
DOCUMENTS CEilNOIS ET TIBÉTAINS 153
a trouvé plus d'une fois l'occasion de s'en informer, soit
auprès des moines qui lui servaient de guides entre
Ayodliyâ et Vai('âlî, dans la région qui borde l'Himalaya,
soit au couvent de Nàlanda où il séjourna près de deux ans
et où se rencontraient des religieux venus de l'Inde entière,
soit auprès des princes qui briguèrent riionneur de le
recevoir, Harsa Çîlàditya et Kumâra BhâsUara varman.
Kumâra, roi du Kàmariipa, touchait de près au Népal ; des
rapports n'avaient pu manquer de s'établir entre les deux
précède immédiatement le Népal, et Fei-che-Ii, r'est-à-dire Vaiçàlî
(n" 74), précède Fo-li-chi. Si Julien avait cru que liiouen-tsang était allé
réellement au Népal, il n'aurait pas manqué de dire, par une formule
analogue à celle qu'il emploie en pareil cas (n"* 94, 108, 113, 125, 127,
138) :« Delà, Hiouen-tsang revient a Fo-li-cfii el a Fei-che-li y> ;\l n'au-
rait pas repris l'itinéraire en arrière du Népal, à Fo-li-chi. Je suis donc
porté à croire que Julien a péché par inadvertance, et qu'il se proposait
en réalité de désigner le Népal, par des lettres capitales, comme un des
pays que Hiouen-tsang n'avait pas visités. Comme toujours, l'erreur
consacrée par la haute autorité de Julien a fait fortune ; Cunningham
dans la liste qu'il a dressée à son tour (Ancient Geography of IncUa,
p. 563) conduit Hiouen-tsang au Népal du 5 au 15 février 637. J'ai à mon
tour répété l'assertion si précise de Cunningham dans ma Note sicr la
chronologie du Népal (Journ. aaiat., 1894, 2, p. 57) au risque d'ébranler
par là même la chronologie rectifiée que je proposais (cf. p. ex. Kielhorn,
A List of Inscriptions of Northern India, dans Epigraphia Indica,
vol. V, Appendix, p. 73, note 3). L'examen du texte des Mémoires de
Hiouen-tsang écarte définitivement ce semblant de difficulté. Tandis que
la route de Vaiçâli est indiquée en ces termes : « De là il marcha (hing)
140 à 150 li et arriva à Vaiçàli » et celle de Vrjji de même : « De là il
marcha (hing) 500 li et arriva à Vrjji », pour le Népal le mot caracté-
ristique/un^ est omis :« De là, 1400 li au Nord-Ouest, passant des
montagnes, entrant dans une vallée, on arrive (tcheu) au Népal. »
L"absence du mot hing atteste que Hiouen-tsang n'est pas allé au Népal.
On peut observer au surplus que la Vie de Hiouen-tsang laisse de
côlé le Népal, et conduit directement le pèlerin du royaume des Cancùs
à N'aiçâli, et de N'aiçàlî au Magadha. Julien lui-même signale cette
omission et complète l'itinéraire, dans une note (p. 136) à l'aide des
Mémoiies. qu'il rend ainsi : « De là, à 1 400 ou 1 500 li au Nord-Ouest,
on franchit des montagnes, on entre dans une vallée, et l'on arrive au
Népal. » Je ne veux pas faire état en ma faveur de la forme employée
ici par Julien : « On franchit..., on entre..., on arrive... « car ill'emploie
également dans le cas du royaume de Vrjji, alors que le texte emploie
formcllemeni le mol hing.
04 LE NEPAL
États. Quand Narendra deva, contemporain de Hiouen-
tsang, installa au Népal le culte de Matsyendra Nâtha, il y
amena le dieu « par le chemin du Kàmariipa » selon le
témoignage de la Chronique. La notice de Hiouen-tsang
confirme pleinement par sa nature l'indication expresse du
texte, qui la déclare fondée sur des informations de seconde
main. Si Hiouen-tsang était monté au Népal, il y aui-aitvu
davantage, et mieux ; il aurait constaté la prospérité du
bouddhisme, que les inscriptions mettent hors de doute,
et il aurait remarqué les anciens stupas élevés dans la
vallée, et tout d'abord le fameux stûpa de Svayambhû
Nâtha. Comparée aux fragments de Wang Hiuen-ts'e, qui
traversa le Népal au moment même où Hiouen-tsang quit-
tait l'Inde, la notice du pèlerin manifeste plus clairement
encore sa sécheresse et sa pauvreté. Elle réfléchit avec
fidélité les préjugés malveillants de la plaine contre la mon-
tagne ; pour l'Hindou délicat, les rudes habitants de l'Hi-
malaya sont des brutes épaisses, laides et grossières.
Néanmoins, en dépit de ses imperfections, ce court cha-
pitre est la clef de voûte de l'histoire népalaise, grâce au
nom du roi Amçuvarman qui s'y trouve cité.
« Le royaume de JSl-po-lo (Nepàlai a environ quatre mille
li de tour. Il est situé au milieu des montagnes neigeuses.
La capitale a une vingtaine de li de circuit. Ce pays offre
une suite de montagnes et de vallées ; il est favorable à la
culture des grains et abonde en fieurs et en fruits. On en
tire du cuivre rouge, des yaks et des oiseaux du nom de
miny-ming (jîvamjîva). Dans le commerce on fait usage de
monnaies de cuivre rouge. Le climat est glacial ; les mœurs
sont empreintes de fausseté et de pertidie ; les habitants
sont d'un naturel dur et farouche ; ils ne font aucun cas de
la bonne foi et de la justice et n'ont aucunes connaissances
littéraires; mais ils sont doués d'adresse et d'habileté dans
les arts. Leur corps est laid et leur figure ignoble. Il y a
DOCUMENTS CHINOIS ET TIBÉTAINS 153
parmi eux des hérétiques et de vrais croyants. Les couvents
et les temples des Devas se touchent les uns les autres. On
compte environ deux mille religieux qui étudient à la fois
le Grand et le Petit Véhicule. On ne connaît pas exacte-
ment le nombre des brahmanes et des dissidents. Le roi
est de la caste des 2'"sa-ti-l/ (Ksatriyas) et appartient à la
race des Li-tch'e-p'o (Licchavis). Ses sentiments sont purs
et sa science éminente. Il a une foi sincère dans la loi du
Bouddha. Dans ces derniers temps il y avait un roi appelé
Yang-c/wu-f(i-mo (Amçuvarman) qui se distinguait par la
solidité de son savoir et la sagacité de son esprit. Il avait
composé lui-même un Traité sur la connaissance des sons
(Çabda vidyà çâstra). il estimait la science et respectait la
vertu ; sa réputation s'était répandue en tous lieux.
« Au Sud-Est de la capitale, il y a un petit étang. Si Ton
y jette du feu, une tlamme brillante s'élève aussitôt à la
surface de l'eau ; si l'on y jette d'autres objets, ils changent
de nature et deviennent du feu '. »
Tandis que Hiouen-tsang, lié par un engagement ancien,
rentrait en Chine par la voie détournée du Pamir, une
ambassade chinoise s'acheminait vers l'Inde h travers le
Tibet". Li I-piao la commandait, avec Wang Hiuen-ts'e
pour second, et vingt-deux hommes d'escorte. Elle rame-
nait dans l'Inde un brahmane, venu comme hôte officiel de
l'Empire. La route qu'elle suivait n'avait pas encore été
frayée ; des événements récents, et considérables, l'avaient
presque soudainement ouverte. A la fin du vT siècle, le
Tibet barbare et sauvage s'était organisé en nation ; le
second roi du Tiiiet, Srong-tsan Gam-po, avait fondé Lhasa,
étendu son empire au loin, passé l'Himalaya, essayé sur le
1. HioL'EN-TsANG. Mémoires sicr les contrées occidentales. Trad.
Stanislas Julien, t. I, p. 407.
2. Sylvain Lt\i. Les unissions de Wang Hiiien-ls'e dans flnde, dans
le Journ. asial. 1900. mais-avril t't luni-jtiin.
156 LE NÉPAL
Népal la force j:^randissante de ses armes ; vainqueur, il
avait exigé du roi Amçuvarman la main de sa fille. Puis il
s'était retourné contre les Chinois, avait osé réclamer à la
famille des T'ang- une princesse de sang impérial comme
épouse, et avait fini par l'obtenir à force de victoires. Les
deux reines, qu'une môme fortune amenait des bouts de
l'horizon à la cour d'un barbare de génie, avaient de com-
mun un zèle ardent pour la foi bouddhique ; elles avaient
l'une et l'autre apporté de leur patrie leurs idoles, leurs
rites, leurs livres saints. Srong-tsan Gam-po se laissa
gagner à leur influence, qui servait en réalité ses ambi-
tions. Converti au bouddhisme avec son peuple, il frayait
de pair avec ses voisins de l'Inde et de la Chine. Désormais
une route continue, jalonnée de monastères et de chapelles,
alla de l'Empire du Milieu à l'Hindoustan en passant par
Lhasa. La mission de Li Lpiao suivit d'abord la route
qu'avait foulée en 641 le cortège de la princesse Wen-
tch'eng ; après Lhasa elle rejoignit l'Himalaya et le franchit
à la passe de Kirong par le chemin qu'avait pris le cortège
de la princesse népalaise \ Elle atteignit ainsi le Népal.
Li I-piao et ses compagnons y furent accueillis, soit à l'aller,
soit au retour, par le roi Narendra deva qui se plut à leur
en montrer les curiosités, entre autres la source flambante
dont la description avait émerveillé déjà Hiouen-tsang.
La mission est à peine de retour que l'empereur T'ai-
tsoung, satisfait des résultais obtenus, envoie une nouvelle
mission au Magadha. Wang Hiuen-ts'e en est cette fois le
chef, assisté de Tsiang (^heu-jenn comme second ; il
dispose d'une escorte de trente cavaliers. Mais Harsa Çflâ-
1. Au témoignage du BodJilmor, « les grands Népalais accompa-
gnèrent la princesse jusqu'à la ville de Dschirghalangtu du pays de
Mangjul, et s'en retournèrent » (Irad. Schmidt, p. 335). Mangjul est
d'après Jâschke et Sarat Chandra Das, le pays où se trouve la passe de
Kirong (Tibet. Dlct. s. v. Man yul).
DOCUMENTS CHINOIS ET TIBÉTAINS 157
ditya meurt avant l'arrivée de l'ambassade ; le ministre qui
a usurpé le trône vacant ne se soucie pas de demander
l'investiture aux T'ang ; il se méfie du pouvoir lointain qui
cherche à intervenir dans les affaires de Tlude. 11 attaque
la mission, massacre l'escorte, pille le trésor ; l'envoyé et
sons econd s'échappent à la faveur de la nuit. Heureusement
pour Wang Hiuen-ts'e, et pour l'honneur de la Chine, le
Népal est proche ; Srong-tsan Gam-po, l'allié de la famille
impériale, est vite prévenu. Le Tibet donne à Wang Hiuen-
ts'e 1 200 soldats, le Népal 7 000 cavaliers. A la tête de cette
petite armée, l'envoyé chinois fond sur le Magadha, défait
les troupes indiennes, emporte la capitale, s'empare de
l'usurpateur et le ramène triomphalement en Chine, où il
arrive en 648. Wang fut encore chargé d'une troisième
mission dans «les pays d'Occident » (l'Inde) et passa encore
une fois au Népal en 657. Rentré définitivement dans sa
patrie, il publia vers 665 une Relation de ses voyages,
malheureusement perdue. Parmi les rares fragments con-
servés par des citations, plusieurs ont trait aux merveilles
du Népal et montrent avec quelle attention l'ambassade
avait visité le pays.
I. — « Le Si-kouo-huig-tchoan de Wang Hiuen-ts'e dit:
La seconde année Hien-king (657) un ordre impérial envoya
Wang Hiuen-ts'e et d'autres dans les royaumes d'Occident
pour offrir au Bouddha un kasâya. Ils allèi^ent au Ni-po-lo
(Nepcàlai vers le Sud-Ouest. Arrivés à P'ouo-lo-tou, ils
vinrent à l'Est du village au fond d'une dépression. Il y
avait là un petit lac d'eau en feu. Si l'on prend en main du
feu allumé pour l'éclairer, soudain à sa surface paraît un
feu éclatant qui sort du sein même de l'eau. Si on veut
l'éteindre en l'arrosant avec de l'eau, l'eau se change en
feu et brûle. L'envoyé chinois et sa suite y déposèrent une
marmite et firent cuire ainsi leur nourriture. L'envoyé
interrogea le roi du pays; le roi lui répondit: Jadis, en
158 LE .NÉPAL
frappant à coups de bâton, on fit paraître un coffret d'or;
ordre fut donné à un homme de le tirer au dehors. Mais
chaque fois qu'on le retirait, il replongeait. La tradition
dit que c'est l'or du diadème de Mi-le P'ou-sa (Maitreya
Bodliisattva), lequel doit venir parfaire la voie. Le Nâga du
feu le protège et le défend ; le feu de ce lac, c'est le feu du
Nâga du feu \ »
IL — <( Au Sud-Est de la capitale, à une petite distance,
il y a un lac d'eau et de feu. En allant à un li vers l'Est, on
trouve la fontaine A -/(7-/?o-/?' \\.q F a-youen-t chou-Un porte :
A-ki-po-mi ; même alternance que dans les deux rédactions
de V Histoire des Tang\. Le tour en est de 20 pou (40 pas).
Au temps sec comme à la saison des pluies, elle est pro-
fonde ; elle ne s'écoule pas, mais bouillonne toujours. Si
l'on tient en main du feu allumé, l'étang tout entier prend
feu ; la fumée et la flamme s'élèvent à plusieurs pieds de
haut. Si l'on arrose alors ce feu avec de l'eau, le feu devient
plus intense. Si on y lance de la terre en poudre, la flamme
cesse et ce qu'on y a jeté devient de la cendre. Si l'on
place une marmite au-dessus de l'eau pour y faire cuire des
aliments, ils sont bien cuits. Il y avait jadis dans cette fon-
taine un coffre d'or. Un roi ordonna d(î tirer ce coffre au
dehors. Quand on l'eut amené hors de la bourbe, des
hommes et des éléphants le hâtèrent sans réussir ta le
faire sortir. Et dans la nuit une voix surnaturelle dit: Ici
est le diadème de Maitreya Bouddha ; les créatures ne
peuvent assurément pas l'obtenir, car le Nâga du feu le
garde.
« Au Sud de la ville, à plus de 10 li, se trouve une mon-
tagne isolée couverte d'une végétation extraordinaire ; des
1. Missions de Wang... Fragment IV, tiré du Fa-youen-tchou-lin,
chap. XVI, p. 15'', col. 17. — J'ai depuis retrouvé le même passage repro-
duit littéralement dans le Tchou-king yao-lsi, par Tao-che, auteur du
Fa-youcn-tchoit-lin, édil. japon., XXXVl, 1, p. S".
DOCUMENTS CHINOIS ET TIBÉTAINS 159
temples s'y disposent en étages nombreux qu'on prendrait
pour une couronne de nuages. Sous les pins et les bam-
bous, les poissons elles dragons suivent l'homme, appri-
voisés et confiants. Ils approchent de l'homme et viennent
recevoir à manger. Qui leur fait violence cause la ruine
des siens.
(( Récemment les ordres de l'Empire passaient par ce
royaume et de là se répandaient au loin. Maintenant il
dépend du T'ou-fan (Tibet)*. »
III. — (( Dans la capitale du Népal il y a une conslruction
à étages qui a plus de 200 tcli'eu de hauteur et 80 pou
(400 pieds) de tour. ])i\ mille hommes peuvent trouver
place dessus. Elle est divisée en trois terrasses, et chaque
terrasse est divisée en sept étages. Dans les quatre pavillons,
il y a des sculptures à vous émerveiller. Des pierres et des
perles les décorent". »
En même temps que la Cour hiipériale, l'Eglise boud-
dhique de Chine profitait de la voie qui venait de s'ouvrir
sous les auspices de deux reines dévotes. Entraînés par
l'exemple de Hiouen-tsang, que sa patrie avait salué au
retour, après seize ans d'absence, comme un héros et
comme un saint, emportés vers les Lieux Saints du Boud-
dhisme par un élan de ferveur qui évoque à la mémoire
l'Europe des croisades, défendus contre les risques d'une
longue route par le prestige encore récent d'une nouvelle
1. Les fragments II et III ne sont pas cités expressément sous le nom
(le Wang Hiuen-ls'e, mais il est peu douteux qu'ils lui soient empruntés
par le Fa-youen-tchoii-lin, chap. xxix, p. 96, col. 14 et le Cheu-kia-
fang-tchi, chap. i, p. 97, col. 13. Cf. Missions de Wang..., p. 440 sqq. ;
aussi pour les identifications, .le pense que la colline décrite est celle de
Svayamhhù. L'étang est peut-être représenté aujourd'hui par l'étang de
Taudàli, au S.-O. de la vallée. VA. Wright, p. 178, n. « During flie pré-
sent i-eign an unsuccessful atlempt was inade to draw ofl" th(! water with
the view of getting tlie wealth supposed to he sunk in il. » Mais la
superstition du trésor caché se retrouve partout au Népal.
2. Cheu-hia-fa/tg-lchi. comme ci-dessus.
160 LE NÉPAL
dynastie, iino multilude de pèlerins foulaient alors tous les
chemins qui vont de la Chine à l'Inde, ouvriers obscurs de
l'expansion chinoise. Le Népal en vit passer plusieurs, et
leur fut hospitalier. Le plus mystérieux de tous et le plus
considérable était Hiuen-lchao ; parti de Chine vers 640,
il avait pris par le Tokharestau et le Tibet ; la princesse
chinoise qu'avait épousée Srong-tsan Gam-polui donna une
escorte pour le conduire dans l'Inde du Nord. Wang
Hiuen-ts'e, au cours d'une de ses missions, avait entendu
vanter les vertus de ce religieux ; il les signala dans son
rapport au trône, et il reçut mandat de ramener Hiuen-tch'ao
à la capitale. Hiuen-tch'ao rappelé par l'empereur « passa
par le royaume de Népal ; le roi de ce pays lui donna une
escorte qui l'accompagna jusque chez les Tibétains ; il y
retrouva la princesse Wen-tch'eng [la reine] qui lui donna
beaucoup de présents, le traita avec honneur, et lui pro-
cura les moyens de revenir dans le pays des T'ang. » Il mit
neuf mois pour se rendre de l'Inde du Nord à Lo-yang, où
il arriva en 664-665.
Il avait dû traverser le Népal h la fin de l'an 663. Un
ordre de l'empereur le renvoya presque aussitôt dans
l'Inde ; il passa cette fois sur les traces de Hiouen-tsang par
le versant occidental du Pamir, franchit l'Indus, et s'en alla
séjourner à la grande Université bouddhique de Nâlanda,
en Magadha. C'est là qu'il fut rencontré, entre 675 et 685,
par l'illustre émule de Hiouen-tsang, I-tsing, qui y pour-
suivait de laborieuses et fécondes études. Mais quand
Hiuen-tch'ao songea au retour, l'Asie Centrale avait brusque-
ment changé de face. L'Islam à peine fondé venait d'entrer
en scène : « sur le chemin du Kapiça, les Arabes arrêtaient
les gens. » Le Tibet s'était brouillé avec la Chine : « sur le
chemin du Népal, les Tibétains s'étaient massés pour faire
obstacle et empêcher de passer. » De toutes les routes de
la veille, il ne restait plus que la voie de mer, Hiuen-tch'ao
DOCUMENTS CHINOIS ET TIBÉTAINS 164
n'eut pas le temps de l'entreprendre. Il tomba malade et
mourut dans l'Inde du Centre.
D'autres religieux avaient encore réussi à passer eu
temps opportun. Entre 650 et 655, un moine natif d'outre-
Chine, parti de Corée, Hiuen-t'ai, traversa le Népal pour
atteindre l'Inde Centrale. Vers le même temps, Tao-fang
se rend au Magadha par la voie du Népal ; il séjourne plu-
sieurs années au couvent de Maliâbodhi, puis retourne au
Népal où il se fixe. Il y demeurait encore vers 690. Peut-
être il aimait à y retrouver le dieu de son berceau, Mafiju-
çrî, adoré sur les hauteurs de l'Ou-t'ai clian, dans l'arron-
dissement de Ping où il était né, et que le bouddhisme
népalais vénère aussi comme une sorte de divinité patronale.
C'est aussi du même arrondissement de Ping que venait le
religieux Tao-cheng qui s'achemina vers Nâlanda, peu de
temps avant Fan 650, par le Tibet et le Népal. Sur le che-
min du retour, il ne revit le Népal que pour y mourir, à
l'âge de 50 ans. Le Népal fut encore funeste à Matisimha,
natif de Tch'ang-ngan, qui vint mourir au Népal à 40 ans,
tandis qu'il rentrait dans sa patrie, et aussi à Hiuen-hoei,
qui revenaitdu couvent de Mahâbodhi, et n'avait que 30 ans
quand il mourut au Népal. Sans doute affaiblis déjà par le
climat de l'Inde, ils contractaient au passage du Téraï des
fièvres mortelles. Les couvents népalais recurent encore
comme hôtes deux Chinois à demi tibétains déjà ; leur
mère était la nourrice de « la princesse tibétaine ». L'un
d'eux résidait encore au Népal dans le Çiva-vihàra, quand
I-tsing était dans l'Inde '.
Dès que le Népal avait connu la puissance de l'Luipire
1. \. sur ces divers personnages : I-tsing. Les religieux éminenlsi (/in
allèrent chercher la loi dans l'Occident sous la dynastie des Tang,
trad. lîdouai-d Cliavannes. Paris, 1894; ^ l(Hiuen tchao); §6(Hiuen-l'ai) ;
§ 11 (Tao-lang); S 12 (Tao-cheng) : ^ 15 (Matisimlia) '• ^ ^6 (Hiuen-hoei);
§ 18 et 19 (les deux derniers).
11
162 LE NÉPAL
Chinois, il s'était cmprossô de rechercher la protection du
suzerain lointain qui pouvait le défendre contre les convoi-
tises des Hindous et des Tibétains, sans menacer de trop
près son indépendance. Le roi Narendra deva, qui avait
accueilli avec déférence la mission de Li 1-piao vers 644.
envoya en 651 une ambassade porter au Fils du Ciel ses
présents respectueux. L'Inde et la Chine à ce moment sem-
blaient se chercher, s'appeler, et vouloir se fondre pour
élaborer en commun une forme supérieure de civilisation ;
l'œuvre patiente des apôtres et des pèlerins qui sillonnaient
depuis cinq siècles le centre de l'Asie allait porter ses
fruits. Un voisin du Népal, un prince hindou qui préten-
dait sortir d'une dynastie vieille de quatre mille ans, le
plus puissant vassal de l'empereur Harsa Çîlâditya, Kumâra
Bhâskara varman, roi de Kàmarûpa, comblait de préve-
nances les Chinois qui passaient dans l'Inde, quils fussent
des envoyés officiels comme Li I-piao et Wang Hiuen-ts'e
ou des moines comme Hiouen-tsang et Tao-cheng. Tout
attaché qu'il était aux doctrines orthodoxes du brahma-
nisme, il sollicitait de la faveur impériale une traduction
sanscrite des œuvres de Lao-tzeu '. Le mysticisme méta-
physique de l'Inde et le réalisme vigoureux de la Chine mis
en contact pouvaient créer dans l'Extrême-Orient un monde
harmonieux de croyance et d'action. Les Arabes et les
Tibétains surgirent tout à coup pour anéantir à l'envi ce
beau rêve. Un demi-siècle avait suffi pour porter la vague
furieuse de l'Islam jusqu'au pied du Pamir, un demi-siècle
avait suffi pour créer sur les plateaux glacés du Tibet une
puissance rivale des T'ang, La Chine, humiliée, recule.
C'est en vain que trois fois, entre 713 et 741, le Centre et
le Sud de l'Inde sollicitent le secours de l'Empereur, qu'ils
croient encore tout-puissant, contre les deux ennemis qui
l. Les missions de Wang Hiuen-ts'e, p. 308, n. 1.
DOCUMENTS CHINOIS ET TIBÉTAINS 163
menacent leurs frontières. Le descendant de T'ai-tsong,
Hiuen-tsong, se contente d'octroyer aux armées liiudoues
un titre d'honneur. L'Inde a compris cet aveu d'imj)uis-
sance. « A daler de 760, les rois de l'Inde cessèrent de venir
à la cour'. »
A la chute de la dynastie T'ang, vers le début du x' siècle,
les relations entre le Népal et la Chine étaient suspendues
depuis deux cent cinquante ans ; mais les archives impé-
riales avaient conservé les informations quon avait pu
recueillir sur le petit royaume de l'Himalaya, soit par
les rapports officiels, soit par les récits des voyageurs.
Quand la nouvelle dynastie entreprit, selon l'usage, d'écrire
l'histoire des T'ang qu'elle avait remplacés, on y inséra
dans la section géographique une notice sur le Népal,
compilée à l'aide de ces matériaux. La Relation de Wang
Hiuen-ts'e en a sans doute fourni la plus grande paitie".
« Le royaume de Ni-po-io (Népal) est droit à l'Ouest du
Tou-faa (Tibet) '\ Les habitants ont coutume de raser leurs
cheveux juste au niveau des sourcils ; ils se percent les
oreilles et y suspendent des tubes de bambou ou de la corne
de bœuf'; c'est une marque de beauté que d'avoir les
oreilles tombant jusqu'aux épaules. Ils mangent avec leurs
1. Ma Toan-i.in, NoUcp sirr l'Inde, Irad. Slaiiislas Julien, dans Journ.
asiat., 1847, 2.
2. Je r(!produis ici la traduction que j'ai déjà publiée dans ma Xote
sitr l(( chronologie du XéjMil, dans le Journ. asial.. 1894, 2, j). 65.
Les Annales des T'ang existent en deux rédactions, désignées respecti-
vement comme l'Ancienne et la Nouvelle Histoire. ,J'ai traduit le texte
(jue donne VAnclenne histoire, chap. 221. Des Annales, la notice sur
le Népal a passé avec quelques variantes dans le T'ong-tien et dans l'en-
cyclopédie de Ma Toan-lin ; lîémusat a traduit le texte de ce compilateur
dans ses Nouveaux mélanges asiatiques, t. 1, p. 193. .l'indiquerai
dans les notes les variantes de la Nouvelle histoire, et aussi celles du
T'ong-tien rédigé au x*^ siècle et copié par Ma Toan-lin.
3. La Noiiv. hist. insère ici : « Dans la vallée de Lo-ling. dans ce |jays
on ti'ouve en abondance le cui\ re rouge et le yak ». Cf. Hiouen-lsang,
sup. p. 154.
4. Le T'ong tien sup[)iinie « la corne tle bœuf ».
164 LE NÉPAL
mains, sans employer de cuillers ni de bâtonnets. Tous
leurs ustensiles sont faits de cuivre. Les marchands, tant
ambulants qu'établis, y sont nombreux ; les cultivateurs,
rares \ Us ont des monnaies de cuivre qui portent d'un
côté une figure d'homme, et au revers un cheval ■. Ils ne
percent pas les narines des bœufs. Ils s'habillent d'une
seule pièce de toile qui leur enveloppe le corps. Ils se
baignent plusieurs fois par jour. Leurs maisons sont con-
struites en bois ; les murs en sont sculptés et peints. Ils
aiment beaucoup les jeux scéniques, se plaisent à souffler
la trompette et à battre le tambour '. Ils s'entendent assez
bien au calcul des destinées et aux recherches de philoso-
phie physique. Ils sont également habiles dans l'art du
calendrier ^ Ils adorent cinq'^ esprits célestes, et sculptent
leurs images en pierre ; chaque jour ils les lavent avec une
eau purifiante. Ils font cuire un mouton et l'offrent en
sacrifice.
(( Leur roi Na-Ung ti-po (iNarendra deva) se pare de
vraies perles, de cristal de roche, de nacre, de corail,
d'ambre "^ ; il a aux oreilles des boucles d'or et des pendants
de jade, et des breloques à sa ceinture, ornées d'un Fou-
tou (Buddha). 11 s'asseoit sur un siège à lions (simhâsana);
à l'intérieur de la salle on répand des fleurs et des parfums.
1. La Nouv. hist. ajoute : « Parce qu'ils ne savent pas labourer avec
les bœufs. »
2. La Nouv. hist. change le sens par suite d'une ponctuation erronée :
« Ils ont des monnaies de cuivre qui portent d'un côté une figure
d'homme, et au revers un cheval et un bœuf, et (jui n"ont pas de trou
au milieu. »
3. La Nouv. hist., le Tong-tien et M\ Toan-lin suppriment cette
dernière proposition.
4. La Nouv. hist. dit seulement : « Ils s'entendent à raisonner, à
mesurer, à faire le calendrier. »
5. La Nouv. hist. omet le mot « cinq ».
(■). Le Tong-tien remplace cette énumération par ces simples mots :
« Le roi porte im grand nombre d'ornements, de pierres précieuses et
de pei'Ies. »
DOCUMENTS CHINOIS ET TIBÉTAINS 165
Les grands et les officiers et toute la cour sont assis à
droite et à gauche par terre ; à ses côtés sont rangés des
centaines de soldats en armes,
« Au milieu du palais il y a une tour de sept étages,
couverte de tuiles en cuivre. Balustrades, grilles, colonnes,
poutres, tout y est orné de pierres et de pierreries. A
chacun des quatre coins de la tour est suspendu un tuyau
de cuivre ; en bas il y a des dragons d'or qui jettent Teau.
En haut de la tour on verse de l'eau dans des auges ; de la
bouche des dragons elle sort en jaillissant comme d'une
fontaine.
« Le père de Na-ling ti-po fut renversé du troue par son
frère puîné ' ; Na-linf/ ti-po s'enfuit pour échapper à son
oncle. Les T'ou-fan lui donnèrent refuge et le rétablirent
sur son trône ; il devint en conséquence leur vassal. Dans
la période Tcheng-koan (627-649) Li I-piao, officier mili-
taire de l'empereur envoyé en ambassade dans l'Inde, passa
par ce royaume. Na-ling ti-po le vit avec une grande joie ;
il sortit avec Li I-piao pour visiter l'étang A-ki-po-l.i " ;
cet étang a environ vingt pas de circonférence ; l'eau y
bouillonne constamment. Quoiqu'elle s'écoule en courant,
elle entraîne pêle-mêle les pierres brûlantes et le métal
échauffé. Elle n'a jamais de crues ni de maigres. Si on
y jette un objet, il en sort de la vapeur et de la flamme ; si
on y met un chaudron, la cuisson se fait en un instant.
Dans la suite', quand Wang Miuen-ts'e fut pillé par les
Indiens, le Népal envoya de la cavalerie avec les T'ou-fan ;
1. Le texte de la Noitv. hist. prouve qu'il sagit du frère puîné du
père de Narendra deva. La Nouv. hist. substitue à tchouen « rebelle
usurpateur» le mot « cha » « mettre à mort ».
2. Le T'ong -tien \)orie A-hi-po-mi. Cf. Wang Hiuen-ts'e, siip. p. 158.
3. La Nouv. hist. passe sous silence Taffaire de Wang Hiuen-ts'e et
intercale ici : « La 21e année (647) il envoya un ambassadeur présenter
(des objets que je ne puis identifier, 7 caractères). Dans la période
Yong-hoei..., etc. »
166 LE >ÉPAL
ensemble ils mirent les Indiens en déroute et remportèrent
un succès. La seconde année de la période Yong^-hoei
(65 1) leur roi Chi-ii Na-Hen-to-lo (Çrî Narendraj envoya de
nouveau une ambassade offrir ses hommages et ses pré-
sents. »
Isolé de la Chine ' dès la fin du vu" siècle, le JNépal reste
attaché au Tibet comme vassal et comme précepteur reli-
gieux. Converti à la doctrine du Bouddha, le Tibet en son
zèle veut la connaître et l'étudier tout (uitière ; il demande
aux couvents népalais des traducteurs (lotsavas) initiés aux
arcaues des Tantras. Maislalittératme tibétaine est presque
inexplorée encore ; son histoire est tout entière à faire.
Elle ne saurait manquer d'enrichir un jour nos connais-
sances sur le passé du Népal. Le seul missionnaire dont
nous puissions suivre l'itinéraire à travers le Népal est le
célèbre ])andit Atîça qui passa de l'hide au Tibet vers le
milieu du xr siècle. Atîça, le premier en date des fonda-
teurs du lamaïsme tibétain, venait du monastère de Vikrama
çîla, en Magadha. Mandé par le roi Llia Lama Jiiàna raçmi
(ou Gurei), qui régnait sur la province de Ngari, à l'extrême
Occident du Tibet, Atiça choisit la route du Népal, malgré
le détour qu'elle lui impose afin d'adorer le très saint
sanctuaire de Svayambhii Nâtha, dans le voisinage de
Katmandou. Il franchit la frontière entre l'Inde et le Népal
près de Cindila l\rama, monte au Népal ; puis il se dirige à
1. Peu de lemps encore après la chute des T"an^% vers la lin du
x" siècle (964-976) une dernière mission de prêtres chinois passa encore
au Népal. Ki-ye, parti en compagnie de trois cents çramanas pour
chercher dans Tlnde des textes sacrés, se rendit à Pàtaliputra, Vaiçâli,
Kuçinagara; puis du bourg de To-lo franchissant plusieurs rangées de
montagnes, il arriva au royaume de Népal. De là il passe au royaume
de Mo-yu-li (le pays de Mayûratô de rinsciiption de Svayambhû Nâtha,
WvKjkt, p. 2;^0), franchit les montagnes neigeuses, arrive au temple
San-ye, et rejoint la route de Khotan et Kachgar. V". Edouard Huber,
V Itinéraire du pèlerin Ki-ye dans Vlnde dans le Bulletin de V École
française d'Extrême-Orient^ 11, 3,256 sqq.
DOCUMENTS CHINOIS ET TIBÉTAINS 107
rOuest vers Palpa, pour aller y saluer le roi souverain du
Népal, qui y tenait sa cour. Le roi le reçoit en grande
pompe, lui fait cadeau de son propre éléphant, et lui donne
une escorte de 425 personnes pour Faccompagner jusqu'au
lac Mànasa (Manasarovar), probablement par les passes de
Mastang'.
L'anarchie qui déchira le Tibel jusqu'au xiir siècle avait
interrompu les relations politiques avec le Népal ; l'orga-
nisation du lamaïsme vers le milieu du xiir siècle con-
somma la séparation rehgieuse des deux pays. Le clergé
népalais, jaloux de ses privilèges et de ses prérogatives,
repoussait avec énergie la suprématie du Grand-Lama du
couvent de Sa-skya que le petit-fils de Gengis khan voulait
imposer aux bouddhistes. L'intérêt monarchique avait pu
décider le Mongol Khoubilai khan à créer une sorte de pape ;
le Népal était assez loin pour sauvegarder son indépendance
religieuse avec son indépendance politique. La ruine des
Mongols et l'avènement d'une dynastie nationale en Chine
en 1368 anéantirent le système de politique religieuse
inauguré par Khoubilai. Les Ming travaillèrent avec vigueur
à supprimer un pouvoir qui finissait par faire échec à la
puissance temporelle ; ils multiplièrent les dignités et les
honneurs à côté du Grand-Lama pour affaiblir son pres-
tige et lui susciter des concurrents. Le fondateur de la
dynastie, Hong-wou (1368-1399), semble avoir élevé au
même rang que le Lama lui-même trois autres patriarches
tibétains; le second de ses successeurs, Young-lo (1403-
1425), conféra le titre de roi (wang) à huit lamas du Tibet.
Le xXépal pouvait servir les desseins de la politique chi-
noise: les relations directes entre les deux pays avaient, il
est vrai, cessé depuis de longs siècles, mais le panboud-
1. Life of Ali'-d, trad. Sai'al (vhandra Das, dans Joarn. Baddhist
Text Soc, 1, 25-30.
168 LE NÉPAL
dhisme mongol avait rappelé l'attention sur le dernier
survivant des royaumes JDouddhiques de l'Inde. Justement
le bruit courait que « ses souverains étaient tous des
bonzes » ; c'était une rivalité de plus à provoquer contre
Lhasa. Seize ans après l'expulsion des Mongols, l'empereur
Hong-wou « ordonna au bonze Tcheu-koang d'aller au
Népal porter au roi un sceau qui lui conférait l'investiture
officielle, une lettre, et des soieries, et de se rendre égale-
ment dans le royaume de (Ti) Yong-ta, vassal du Népal ».
11 fallait de sérieuses et graves raisons pour décider le
Fils du Ciel à prendre les devants et à honorer un petit
potentat d'une amitié qui n'avait pas été sollicitée. « Grâce
à la connaissance profonde qu'il avait des livres bouddhi-
ques, Tcheu-koang sut répondre aux intentions de l'em-
pereur et manifester sa vertu. Le roi du Népal nommé
Ma-ta-na lo-mo envoya un ambassadeur à la cour porter
des présents consistant en petites pagodes d'or, livres
sacrés du Bouddha, chevaux renommés et productions du
pays. Cet ambassadeur arriva à la capitale la vingtième
année de Hong-wou (1387). L'Empereur en fut très content
et lui conféra un sceau d'argent, un cachet de jade, une
lettre, des amulettes et des soieries. » L'arrière-pensée de
Hong-wou se marquait clairement au titre de « lo-mo »
Lama, que les Annales accolent au nom du roi Ma-ta-na ;
mais le souverain du Népal dut en être surpris, car la
dynastie à laquelle il appartenait se piquait d'orthodoxie
et de pureté brahmanique. En 1390 un autre ambassa-
deur vint apporter le tribut. L'Empereur lui fit cadeau d'un
cachet de jade et d'un dais rouge. Pendant les dernières
années de Hong-wou, il ne vint qu'un seul ambassadeur
pour une période de plusieurs années. L'empereur Young-lo
suivit l'exemple de son aïeul. « Il ordonna au bonze Tcheu-
koang de retourner en ambassade au Népal ; ce pays
envoya son tribut la septième année (1409). La onzième
DOCUMENTS CHINOIS ET TIBÉTAINS 169
année, l'Empereur ordonna à YangSan-pao d'aller offrir en
présent au nouveau roi du Népal Cha-ko-sin-ti et au roi
de (Ti) Yong-t'a, Ko-pan, des lettres, des cadeaux en
argent et en soie. L'année suivante (1414) Cha-ko^ sin-i
ayant envoyé son ambassadeur porteur de son tribut, Tem-
pereur lui conféra le titre de roi du Népal (Ni-pa-la kouo-
wang) et lui fit présent d'un diplôme contenant cette investi-
ture, un sceau en or et un sceau en argent. La seizième
année (1418) Cha-ko-sin-ti ayant envoyé de nouveau un
ambassadeur porteur de son tribut, l'Empereur ordonna à
l'eunuque Teng-tch'eng de se rendre au Népal et d'offrir
au roi un cachet et des pièces de soie et de satin. Teng-
tch'eng distribua des présents aux princes des différents
pays qu'il traversa. » Le second successeur de Young-lo,
Hiuen-te (1426-1435), essaya de continuer la tradition.
« La seconde année (1427) l'eunuque Heou-hien fut envoyé
de nouveau faire au roi du Népal des cadeaux consistant
en pièces de soie et de lin. » Mais la cour de Pékin attendit
en vain une politesse de retour. « Dès lors nul ambassa-
deur ne vint à la cour et nul tribut n'y fut envoyé '. »
C'est que l'Asie Centrale, perpétuellement en effer-
vescence, recommençait à traverser une série de crises.
Le descendant spirituel d' Atîça, Tsong kha pa (1 335 à 1 41 7
envirou), venait de réformer l'Église tibétaine en créant la
secte des Bonnets Jaunes ; héritier accompli des deux civi-
lisations qui l'avaient formé, il avait fondé sur le dogme
métaphysique delà transmigration une constitution hiérar-
1. Depuis le passage « les souverains du Népal étaient tous des
bonzes », les extraits cités sont tirés àe?, Annales des Ming, chap. cccxxi
(= Pieni-tien, ch. lxxxv). Je reproduis en général la traduction don-
née par M. C. Imbault-Hlart, dans une note de son Histoire de la
conquête du Népal, dans le Journ. asiat.. 1878, 2, p. 357, n. 1. —
.M. Bretschneider a également donné une traduction de cette notice dans
Medirpval rcsearrhn.s froin Eastern Asiatic sources. 1888 (Londres,
Triibncr's séries), vol. 11. p. 22J.
170 LE NÉPAL
chique du clergé qui combinait dans un compromis har-
monieux les avantages contradictoires de l'élection et de
l'hérédité : deux papes, lun à Lhasa, l'autre à Ta-chi-
loun-po, se partageaient à des titres divers l'autorité
suprême sur le clergé tout entier. L'organisation tentée par
Khoubilaï, renversée laborieusement par les Ming, se
reconstituait en dehors du contrôle impérial, prêle à s'in-
surger contre lui. Les Ming, affaiblis déjà, durent pactiser
avec cette nouvelle puissance. Le huitième empereur de la
dynastie, Tch'eng-hoa (1465-1487), conféra le diplôme et le
sceau aux deux pontifes des Bonnets Jaunes, et leur
reconnut un droit de suprématie sur les autres dignitaires
de l'Eglise. Il pensait acheter à ce prix leur concours ou
leur neutralité, tandis qu'une rébellion sévissait sur les
confins septentrionaux du Tibet, au bord du Fleuve Jaune.
Mais la souveraineté accordée aux deux Grands-Lamas
souleva des résistances ; la secte des Bonnets-Rouges,
échpsée par l'École de Tsong kha pa, n'avait pas cependant
disparu devant sa jeune rivale ; elle recourut au bras
séculier, et n'eut pas de peine à gagner la féodalité tibé-
taine, menacée par le même adversaire. La guerre civile
se déchaîna sur toute l'étendue de la contrée : elle durait
encore quand le Jésuite d'Andrada arriva à Chaparangue,
en 1625, et quand les Pères Grueber et Dorville passèrent
à Lhasa en 1661 ; elle se prolongeait encore quand les pre-
miers (Capucins arrivèrent à Lhasa en 1709. Mais elle s'était
alors compliquée d'interventions étrangères.
Les Mongols, soumis par les Ming et chassés dans la
Terre des Herbes, n'avaient pas oublié leur grandeur
passée : ils attendaient la revanche : l'appui du clergé tibé-
tain leur parut un appoint décisif ; ils se rangèrent solen-
nellement sous l'autorité du Grand-Lama en 1577, et se
déclarèrent les champions de l'Église à la fois contre les
rebelles et contre les Chinois. L'empereur Wang-li (1573-
DOnCMENTS CHINOIS ET TIBÉTAINS 171
1620) s'empressa d'adresser an (Iraiid-f^ama une ambas-
sade, des titres et des honneurs considérables ; sa précipi-
tation trahissait sa faiblesse. En 1644,1e dernier des Ming,
traqué dans son propre palais, se donnait la mort. Depuis
dix ans déjà, le chef des Mandchous, T'ai-tsong, avait
usurpé le titre impérial. Le Dalai-Lama de Lhasa suivait
avec intérêt les progrès du nouveau pouvoir qui surgissait
à l'horizon dans le voisinage des Mongols déchus. En 1642,
avant la chute même de Pékin, une ambassade venait à
Moukden saluer ï'ai-lsong le Mandchou (Manju) sous le
nom de Maîijuçrî: la tlatterie prenait un tour ingénieux.
Un jeu de mots, qui semblait l'écho delà destinée, élevait
le triomphateur au plus haut rang du pantbéon bouddhique.
Les relations entre le Grand-Lama elles premiers Mand-
chous se bornèrent longtemps à un échange de politesses;
les nouveaux maîtres de la Chine étaient trop occupés chez
eux pour se soucier du Tibet. Un ministre audacieux alla
même jusqu'à dissimuler pendant quinze ans la mort du
Dalai-Lama, engagé, disait-il, dans une méditation surna-
turelle, et sous ce couvert il exerça sans être inquiété un
pouvoir absolu (1682-1697). 11 en profita pour exciter les
Mongols à la guerre sainte contre la Chine et pour soutenir
sans se compromettre la grande rébelhon des Dzoungares.
Mais l'empereur K'aug-hi, l'illustre contemporain de
Louis XIV (1 662-1 722), réussit à réduire ces ennemis redou-
tables. Toutefois, avant d'intervenir en personne au Tibet,
il lança sur la capitale des Lamas le prince des Khoskhotes,
son allié, Latsan khan. La ville fut prise et le ministre
usurpateur tué (1706). Peu d'années après, les Capucins
fondaient leur mission népalaise (1707-1709). Un nouveau
mouvement des Dzoungares amena l'intervention directe
de l'Empire : les troupes de K'ang-hi, au nombre de 130000
hommes, occupèrent Lhasa. Le pouvoir spirituel fut laissé
au iJalai-Lama ; mais un conseil de gouvernement futchargé
172 LE NÉPAL
de radministration sous le contrôle chinois. Le Tibet per-
dait son autonomie ; la Chine s'étendaitjusqu'aux frontières
du Népal.
Les trois rois qui se partageaient le iNépal crurent sage
de se concilier au plus vite un voisin dangereux. « Durant
la neuvième année Yong-tcheng (1731), les trois tribus
(pii composaient le pays de Pa-lo-pou (Népal), celles deF^-
Icng (Patan), de Pou-yen (Bhatgaon) et de K ou\-kou\-mou
(Katmandou) adressèrent chacune à l'Empereur une pétition
écrite sur feuilles d'or et offrirent en tribut des productions
du pays'. » Le résident chinois au Tibet informa la cour
de Pékin que a les trois khans d'outre-Tibet désiraient
envoyer le tribut ». L'Empereur répondit que, vu la lon-
gueur du voyage, les choses devaient se faire au Tibet ■.
Sept ans plus tard, un nouveau rapport officiel annonce
(( que les trois khans du Népal sont en guerre ' ».
Des relations commerciales unissaient le Népal etle Tibet
depuis le début du xvn" siècle. Vers l'an 1600, quand Çiva
Simha Malla régnait à Kalmandou, le voyage du Népal à
Lhasa passait encore pour une entreprise difficile. Mais
sous son successeur, Laksmî Narasimha Malla, Bhîma
Malla, membre de la famille royale et ministre d'État,
envoya des trafiquants au Tibet, puis il y alla en personne,
et il en expédia des quantités d'or et d'argent à Katman-
dou. Il négocia même une sorte de traité de commerce
en vertu duquel les biens des Népalais décédés à Lhasa
devaient faire retour au gouvernement du Népal. Enfin
il rangea la ville de Kuti sous la juridiction du Népal \
1. Eistoi7-e de la conquête du Népal, trad. Imbault-Huart, loc. laitd.
2. Nepavl and China, by E.-H. Parker; dans A.çi«^ Quart. Revieic,
1899, p. 64-82.
3. Ib. Cf. Vamçàv., 197 : « At lliis time [Népal Sam. 857 =1737 A. D.]
the Rajâs of Bhàtgâon. Lalif-patan, and Kântipur Avere on bad terms
with each other. »
4. Vamçâv., 209 et 211.
DOCUMENTS CHINOIS ET TIBÉTAINS 173
Le trafic devint si actif que vers 1650 le pieux Sicldhi
Narasimha Malla, roi de Palan, se préoccupa d'assurer
par un règlement spécial la purification des marchands
indigènes qui revenaient du Tibet souillés par nn
voyage hors des pays orthodoxes et par le contact d'une
Stùpa de Svayambhù Nâtha. Entrée de la terrasse.
race que les brahmanes déclaraient imjHU'e'- Lf Népal
devint le monnayeur du Tibet : Mahendra .Malla, roi de
Katmandou, avait obtenu des Mogols de Delhi (vers 1550-
1560) l'autorisation de battre monnaie enargenl ; les pièces
frappées à son effigie ou copiées sur ce type devinrent,
1. Ib., 237.
1 / '( LE NEPAL
SOUS le nom de Mahendra-mallî , la seule monnaie en cours
au Tibel. LeNépal échangeait sa monnaie conire des espèces
brutes, et y gagnait gros. Le dernier roi de Bliatgaon,
Ranajita Malla, « qui était prudent et entendu, envoyait à
Lhasa de grandes quantités d'argent monnayé, et recevait
en échange de grandes quantités d'or et d'argent ^ ». Tenté
par l'appât d'un gain facile, il ne craignit pas d'altérer le
titre de ses monnaies.
La conquête du Népal par les Gourkhas (1765-1768)
interrompit tout à coup ce commerce lucratif. Les nouveaux
maîtres du royaume se méfiaient de leurs sujets autant
que des étrangers ; il leur fallait rester sous les armes, et
les ressources naturelles du pays ne suffisaient pas à entre-
tenir une multitude de soldats. Prithi Narayan établit des
taxes écrasanles sur les transactions ; sous les prétextes les
plus frivoles, les marchands étaient frappés de lourdes
amendes. Les religieux errants [Gosâins] qui colportaient
les marchandises entre l'Hindoustan et le Tibet furent
chassés du royaume ; les plus gros trafiquants du Népal
s'empressèient de chercher ailleurs une patrie^plus accom-
modante. Il ne restait plus en 1774 au Népal, pour com-
mercer avec le Tibet, que deux maisons tenues par des
Cacliemiriens ; pour les empêcher de déserter à leur tour,
le roi Gourkha ne les laissait sortir du pays que sous cau-
tion. Les rares marchands qui osèrent se risquer désormais
au Népal en pâtireni : Piilhi Narayan leur fit couper les
oreilles ; puis, il les expulsa. Le Teshu-F^ama de Ta-chi-
loun-po, le second du Dalai-Lama, pouvait écrire au roi du
Népal : « Tous les marchands, Hindous aussi bien que
Musulmans, ont peur de toi ; personne ne veut entrer dans
ton pays ». On chercha d'autres voies entre l'Inde et le
Tibet ; on en revint à la route du Sikkim, que le commerce
L Ib., 19G.
DOCUMENTS CHINOIS ET TIBÉTAINS 175
avait désertée depuis que le Népal s'était ouvert ; mais elle
était décidément trop insalubre ; il fallut y renoncer. Au
surplus, le Sikkim à son tour tomba sous la domination des
Gourkhas. Le Bhoutan était en proie à des dissensions et
ne se prêtait pas à un trafic régulier. Warren Hastings,
qui voulait faire du Bengale le marché maritime de l'Asie
Centrale, envoya en 1774 George Bogie en mission à
Ta-cbi-loun-po pour négocier un arrangement commercial
entre la Compagnie, le Bboutan et le Tibet.
Prithi Narayan en prit ombrage ; il voyait ses revenus se
tarir. Il adressa une lettre officielle aux autorités tibétaines :
« 11 proposait d'établir à Kuti, Kerant (Kirâta ou Kirong ?)
et dans un autre endroit, sur les frontières du Népal et du
Tibet, des comptoirs où les marchands du Tibet pourraient
acheter les produits du Népal et du Bengale ; il laisserait
transporter à travers son royaume les articles ordinaires
de commerce, à l'exclusion du verre et d'autres curiosités.
Il désirait en retour que le Tibet n'eût pas de rapports avec
les Fringhis ou les Mogols et leur interdît l'entrée du pays,
comme c'était l'ancien usage et comme il était résolu à
faire: unFringhiétaitjustementprès de lui, à ce moment-là
même, à propos d'une affaire, mais il avait l'intention de
le renvoyer le plus tôt possible. » La suite de sa dépêche
traitait une (piestion qui le touchait plus vivement: maître
(kl Népal, il avait fait rentrer toute la monnaie en circula-
tion, l'avait fondue pour la frapper à son nom, et s'était
empressé d'expédier au Tibet ses nouvelles roupies ; il
entendait poursuivre à son compte les procédés d'exploi-
tation inaugurés par les .Mallas. Mais les marchands du
Tibet avaient refusé la nouvelle monnaie ; le conquérant
avait donné assez de preuves de sa mauvaise foi et de sa
bi'utalité pour justifier leur méfiance et provoquer des
représailles. Ils offrirent comme transaction d'échanger
les roupies du Gourkha contre les roupies des Mallas qui
176 LE NÉPAL
circulaienl au Tibet. Prithi Narayanne gagnait rien à cette
combinaison. Il déclara que l'argent de Ranajita Malla,
étaut falsifié, ne valait pas son propre argent, et il rejeta
Tarrangement. Le commerce entre les deux pays cessa. La
mort de Prithi Narayan en 1775 n'améliora pas les rela-
tions des deux États ; le Teshu-Lama prit l'initiative de
nouvelles démarches, qui n'eurent pas d'effet '.
Le Népal ne bougea pas ; mais le Teshu-Lama s'était
compromis. 11 avait accueilli en ami l'agent de Warren
Hastings et du gouvernement britannique ; il s'occupait
d'ouvrir le Tibet au commerce étranger, et même au
commerce anglais. Il agissait en chef indépendant, comme
s'il avait oublié les événements accomplis depuis 1750.
Les Chinois se chargèrent de les lui rappeler. Une der-
nière et formidable révolte avait coûté au Tibet les derniers
vestiges de son autonomie ; deux commissaires chinois
résidaient à Lhasa et surveillaient les ministres du Lama,
qu'on avait rétabli dans son pouvoir temporel ; une garnison
chinoise occupait un faubourg de Lhasa ; des postes chinois
gardaient toutes les passes des frontières. Le Teshu-Lama,
coupable d'imprudence, était un personnage trop vénéré
pour qu'on pût agir brutalement à son égard. L'empereur
K'ien-long imagina un subterfuge ingénieux, digne de son
adresse politique. Il allégua son grand âge, et demanda en
termes pressants au Teshu-Lama de lui apporter avec sa
bénédiction les instructions sublimes de la sainte doctrine.
Le Lama s'excusa longtemps ; mais il dut enfin céder,
quitta son monastère en 1779, gagna la Mandchourie par
la voie plus courte et plus pénible du Koukou-nor, suivit
l'Empereur de Jéhol à Pékin, traité comme un dieu plus
que comme un homme, et mourut soudainement dans la
1. La plupart des détails sont empruntés à la Relation de George
Bogie publiée par M. Mahkham dans le volume déjà cité : Tibet, etc.. en
particulier, p. 127-159.
DOCUMENTS CHINOIS ET TIBÉTAINS 177
capitale impériale, en 1780, soit de la petite vérole, soit du
poison. En attendant la majorité de l'enfant où il s'était
réincarné, comme il sied aux Lamas, la cour confia la
direction des affaires de Ta-cbi-loun-po à un frère du
Teshu-Lama, qui l'avait accompagné à Pékin et qui offrait
les meilleures garanties.
Mais le défunt avait un autre frère, qui demeurait à
Ta-chi-loun-po, et qui passait pour une mauvaise tête ; on
y B.\)\)e\ai[ C ha-?nar-pa «le Bonnet-Rouge », soit qu'il appar-
tînt en effet à cette secte, soit par mépris. Quand il apprit
la mort du Lama, Cha-mar-pa mit la main sur le trésor du
couvent et s'enfuit au Népal ; Là, il peignit aux Gourkhas
éblouis un Tibet de fantaisie avec un sol rempli de métaux
précieux et des monastères bourrés de ricliesses. 11 n'en
fallait pas tant pour enflammer la cupidité insatiable des
Gourklias : une troupe forte, dit-on, de 7 000 hommes
franchit les passes à l'improviste en avril 1790, sous pré-
texte de devancer une agression imminente des Tibétains,
d'exiger une convention monétaire, enfin de protester
contre une élévation des tarifs de douane et contre la mau-
vaise qualité du sel fourni par les Tibétains : trop déraisons,
et de raisons trop incohérentes pour être sérieuses. Ils
avancèrent à marches forcées et parurent sous les murs de
Shikar-Jong, à mi-cliemin de Lhasa. Les Tibétains affolés
essayèrent en vain de secourir la place. Les commissaires
chinois, épouvantés de leur responsabilité, voulurent à tout
prix régler l'affaire avant que l'Empereur en fût avisé : ils
promirent aux Gourkhas un règlement avantageux ; les
Gourkhas se retirèrent, et s'installèrent àKuti, à Kirong et
à Phullak, en possession des passes. Kirong fut choisi
comme siège des négociations. Les Gourkhas réclamaient
une indemnité de guerre de cinq millions de roupies, ou la
cession de tout le territoire qu'ils avaient conquis au Sud
du mont Langour, ou un tribut annuel de 100 000 roupies.
12
178 LE NÉPAL
Après de longues résistances, les k'an-po (prieurs) tibétains
cédèrent aux menaces des Gourkhas et aux instances pres-
santes des commissaires chinois; ils promirent solennelle-
ment un tribut annuel de 50 000 roupies (ou loOOOtaëls),
La première annuité payée, les Gourkhas évacuèrent les
passes et rentrèrent au Népal. Pour se prémunir contre
une rétractation éventuelle, ils s'empressèrent d'envoyer
à l'Empereur deux ambassadeurs avec une escorte de
vingt-cinq personnes, sous prétexte d'ofl'rir le tribut et de
solliciter l'investiture officielle du royaume. K'ien-long les
reçut, souscrivit à leur demande et envoya de plus au roi
du Népal un costume splendide. L'ambassade rentra au
Népal après quatorze mois d'absence.
Mais, tandis que le commissaire chinois ïchong-pa
annonçait triomphalement à l'Empereur la soumission des
ennemis, et représentait l'ambassade des Gourkhas comme
un acte de contrition, le Dalai-Lama refusait de souscrire
aux engagements pris. Les Gourkhas frustrés réclamèrent
en vain l'exécution du traité ; ils portèrent plainte au com-
missaire chinois qui, fidèle à sa tactique, intercepta la
plainte et se garda d'en aviser le gouvernement de Pékin.
Les Gourkhas enhardis reprirent en armes la route du Tibet
(1791), pénétrèrent par la passe de Kuti et marchèrent
droit sur Ta-chi-loun-po. Terrifié, le résident chinois vou-
lait évacuer le Tibet : il n'essaya pas même de défendre le
couvent du Tesliu-Lama. Le Teshu-Lama, qui était tout
jeune encore, ne dut son salut qu'à une fuite précipitée ;
un fonctionnaire chinois fut pris et envoyé au Népal. Les
Gourkhas pillèrent le couvent et se replièrent en arrière
pour mettre leur butin en sûreté, sans profiter du désarroi
général qui leur ouvrait le chemin de Lhasa. L'Empereur
cependant avait sommé le gouvernement gourkha, par un
envoyé spécial, de lui remettre le bonze Cha-mar-pa tenu
pour l'instigateur etl'auteur de ces troubles. L'envoyé chi-
DOCUMENTS CHINOIS ET TIBÉTAINS 179
iiois fui traité grossièrement ; sans respect des rites com-
pliqués de l'étiquette chinoise, un simple huissier prit
livraison de la lettre impériale. La mesure était comble
(janvier 1792). K'ien-long donna Tordre à 5 000 soldats des
principautés et des colonies militaires du Kin-tchoan de
rallier les 3 000 réguliers en garnison au Tibet ; et pour
opposer à la valeur éprouvée des Gourkhas de solides adver-
saires, il leva parmi ses fidèles Mandchous une troupe de
2 000 hommes recrutés parmi les tribus belhqueuses des
Solon, sur les bords de l'Argoun ; il fallait gagner du temps ;
on leur fit prendre la route du Koukou-nor, plus courte de
trente jours que la voie de Ta-tsien-lou, mais hérissée de
difficultés et d'obstacles. En mai 1793, les trois contingents
étaient réunis sous le commandement de Fou-k'ang ; l'ar-
mée chinoise ne comptait que 10000 hommes, au témoi-
gnage de l'historien chinois; la relation tibétaine lui attribue
70 000 hommes, partagés en deux divisions.
Une première rencontre se produisit à Tingri Meidau,
entre Shikarjong et Kufi ; les Gourkhas, vaincus après une
lutte acharnée, battirent en retraite ; Fou-k'ang occupa
sans lutte la passe de Kirong (juillet 1 793), mais la montagne
coûta aux envahisseurs plus d'hommes que la bataille ;
l'avalanche et le précipice étaient plus meurtriers que les
Gourkhas. Une à une les positions des Gourkhas tombèrent
aux mains des Chinois ; Fou-k'ang avait à son service une
artillerie légère qui fit merveille : des canons de cuir qui
tiraient cinq ou six bombes, et qui éclataient ensuite. Enfin
l'armée chinoise apparut sur la hauteur de Dhebang, au-
dessus de Nayakot, à une journée de Katmandou (30 kilo-
mètres), le 4 septembre 1792. Les Gourkhas massés ten-
tèrent un suprême effort ; mais Fou-k'ang lança sur eux
ses troupes, soutenues et maintenues par son artillerie
qu'il avait fait installer en arrière, à la manière chinoise,
contre les ennemis et contre les fuyards. Le Népal était
180 LE NÉPAL
définilivemenl vaincu ; il ne restait comme ressource que
de recourir aux voisins délestés qui occupaient le Bengale.
Le roi Gourkha sollicita le secours des Anglais ; mais Lord
Cornwallis, en date du 15 septembre, se refusa à une inter-
vention armée : il alléguait les goûts pacifiques de la Com-
pagnie et l'intérêt du commerce anglais à Canton. Il s'offrait
toutefois en médiateur entre les deux parties et annonçait
l'envoi d'un représentant autorisé (Kirkpatrick), Le Népal
n'avait plus qu'à choisir entre les ennemis de son indé-
pendance ; il préféra s'arranger avec les Chinois. Fou-k'ang
ne se montra pas trop exigeant ; son armée était réduite
en nombre, épuisée par la fatigue et par le climat; l'hiver
approchait, qui allait fermer les passes ; une fois bloqués
au ?sépal, sans ravitaillements et sans base d'opération, ses
soldats étaient perdus. L'Empereur, il est vrai, avait d'abord
eu l'intention de diviser le Népal en plusieurs principautés,
à la façon des pays tartares et conformément aux traditions
du pays. Fou-k'ang n'alla pas jusqu'à cette extrémité : les
Gourkhas rendirent les conventions signées en 1790 et
désavouées parle Dalai-Lama, les richesses : bijoux, sceaux
d'or, boules dorées du faîte des pagodes, qu'ils avaient rap-
portées du pillage du Tibet, et aussi deux lamas : Tau-tsing
et Pan-tchou-eul, qu'ils avaient faits prisonniers. Cha-
mar-pa s'était empoisonné, de gré ou de force ; son cadavre
fut remis aux Chinois. Enfin les Gourkhas offrirent en tribut
des éléphants domestiques, des chevaux indigènes et des
instruments de musique, demandant qu'il leur fût éternelle-
ment permis de vivre sous les lois de la Chine. L'Empereur
profita de la victoire pour consolider l'autorité chinoise au
Tibet : il y établit une garnison régulière de 3 000 soldats
indigènes et de 1 000 soldats chinois et mandchous ; des
postes chinois furent répartis tout le long de la frontière
sous prétexte de veiller à la loyauté des échanges, mais
avec la mission réelle d'interdire l'entrée du pays aux
DOCUMENTS CHINOIS ET TIBÉTAINS 181
Européens ou même à leurs sujets asiatiques. \Jn nouveau
règlement sur Félection du Grand-Lama restreig'nit encore
les droits féodaux de l'Eglise. Le succès des Chinois coûta
plus cher au Tibet qu'au Népal. L'Empereur avait appris
par les rapports officiels le courage indomptable du petit
peuple qui avait osé lui faire échec ; l'ambassadeur (Macart-
ney) envoyé par les Anglais à la cour de Pékin» pour porter
le tribut» en 1795 confirma et compléta ces informa-
tions. K'ien-long se le tint pour dit. Sur le point d'abdiquer
après soixante ans de règne (1736-1796), il recommandait
à son successeur de ne point intervenir sans nécessité
absolue dans les affaires des (lourkhas*.
11 est piquant de placer en face des faits le récit de la
chronique gourkha : « Le roi Ran Bahâdur Sâh, ayant appris
les détails du pays septentrional de la bouche de Syâmarpâ
Lâmâ, qu'il avait mandé, envoya des troupes à Sikhârjun
qui pillèrent Digarcliâ et ne respectèrent pas l'autorité chi-
noise. L'Empereur de Chine, ne pouvant admettre cette
insulte, envoya une grande armée sous le commandement
du Kâjï Dhurïn et du ministre Thumthâm. Cette armée
atteignit Dhëbun ; alors le Raja chargea un Lrdvhyâ Bândâ
de Rhinkshë Bahâl d'une cérémonie expiatoire ipuraçcarana)
tandis que Mantrinâyak Dâmôdar Pânde taillait les ennemis
en pièces et obtenait une grande gloire. Après cela l'Em-
pereur de Chine, pensant qu'il valait mieux vivre en amitié
avec les Gourkhas, fit la paix avec eux". »
1. Lhistoire de la guerre entre le Népal et la Chine est fondée sur :
1" KiRKPATRicK, appendice I (récit gourkha): 11 (récit tibétain et corres-
pondance de Lord Cornwallis avec le Dalai-Lama et le Raja du Népal);
■1" TiRNEH, Etnbas.'ii/ fo Thibet, p. 437 ; 3" Markham, Tibet, p. lxxvi lxxvu
(fondé sur les souvenirs de Hodgson c[ui s'était enquis auprès de Bhim
San Thapa) ; 4° Cheng-ou ki, trad. Imbault-Huart, loc. laitd. ;
5" Parker. Nepaul and China (d'après les documents chinois), loc.
laud. — Ilamillon est seul à prétendre {Népal, p. 249) ([ue les (iourkhas
durent remettre aux Chinois cinquante jeunes lilles et des provisions de
route, el qu'ils gardèrent leur butin.
2. Yamr.dv.,2%Q-\.
182 LE NÉPAL
Le traité de 1792 est encore en vigueur, et le Népal n'a
pas cessé de payer tous les cinq ans un tribut à la Chine.
Les Tiourklias en sont venus à tirer vanité de ce vasselage
qui les rattache à un empire dont ils s'exagèrent la puis-
sance actuelle, sans autre charge qu'une formalité indiffé-
rente. Leur esprit mercantile a su en tirer un avantage de
lucre.
Tous les cinq ans, le Népal doit envoyer à Pékin une
ambassade composée de plusieurs hauts dignitaires assistés
d'une escorte ; elle va saluer le Bodhisattva Manjuçrî dans
la personne de l'Empereur, et déposer entre les « cinq
griffes du Dragon » un placet écrit sur des feuilles d'or avec
des cadeaux variés. Le nombre des personnes qui com-
posent l'ambassade est tîxe et constant ; il ne doit pécher
ni par défaut ni par excès. Si par un fâcheux hasard un des
membres de la mission tombe gravement malade en route,
on ne lui permet pas de s'arrêter ou d'abandonner le
voyage ; on le transporte en palanquin ; à défaut de palan-
quin, on le lie à la selle de son cheval. Le voyage doit
s'effectuer en un temps donné, par des étapes déterminées :
la complication des relais à organiser le long d'un parcours
immense explique cette rigueur intransigeante. Au reste,
on s'applique à rendre la route aisée, agréable même autant
que possible ; on prend soin de ménager aux membres de
la mission des distractions d'ordre intime qu'ils ne mépri-
sent point. En douze étapes, la mission atteint la frontière
du Tibet à Kuti (ou Nilam) dont les Gourkhas sont maîtres
depuis 1853. Un officier chinois prend alors charge du
convoi et le conduit en vingt-huit étapes jusqu'à Lhasa par
Tingri et Shigatze. A Lhasa, un mois et demi de halte. Le
commissaire impérial procède à l'inventaire des cadeaux,
constate qu'ils sont conformes aux stipulations de 1792 et
les fait soigneusement emballer. Il instruit ensuite les délé-
gués des rites à suivre en présence de l'Empereur, leur
DOCUMENTS CHINOIS ET TIBÉTAINS 183
délivre leur indemnité de voyage, et leur donne de menus
présents à titre personnel (soie, satin, vêtements fourrés);
les délégués lui remettent en écliange, ainsi qu'au Datai
Lama, les présents personnels du roi népalais. De Lhasa à
Ta-tsien-lou, frontière de la Chine et du Tii3et. en 64 étapes,
par Detsin dzong, Gya-la, (lyamdo dzong, Artsa, Lliari,
Alamdo, Chor-kong-la, Lhatse, Xganda, Lagong, Tcliamdo,
Tag yab, Xyeba. Batang, Litang. L'escorte venue de Lliasa
s'arrête à Ta-tsien-lou, et les mandarins du Sse-tclioaii
prennent alors la direction avec la responsabilité de l'am-
bassade. En soixante-douze étapes, elle arrive parla route
du Ho-nan à Pékin, après huit grands mois de chemin.
Elle séjourne quarante -cinq jours dans la capitale, et ses
chefs sont admis une fois à se prosterner devant l'Empereur
en personne. Puis elle s'en retourne par la même voie,
mais elle traverse l'Himalaya à la passe de Kirong. La terre
barbare a souillé les envoyés gourkhas ; il leur faut s'arrêter
trois jours à Nayakot, pour y subir les expiations rituelles
qui leur rendront, avec la pureté légale, la caste perdue.
Comme une consécration publique de leur pureté recouvrée,
le roi leur offre de l'eau avec sa propre aiguière. Une pro-
cession d'état va recevoir ensuite la missive impériale que
rapporte l'ambassade. Le roi marche en tête, accompagné
de cinquante nobles à cheval ; les conseillers du roi sont
montés sur des éléphants ; trois mille soldats encadrent le
cortège. A une lieue de la capitale, le roi descend de son
éléphant ; il prend la missive que l'envoyé portail à son
cou, suspendue dans un étui couvert de brocart : la canon-
nade salue ce moment solennel. Le roi suspend de nouveau
la lettre au cou de l'envoyé. L'envoyé monte alors sur un
éléphant et prend à son tour la tête du défilé jusqu'à l'en-
trée du palais.
L'honneur d'aller à Pékin est très recherché. Ce n'est
pas que la passion du voyage sévisse au Népal ; mais les
184 LE NÉPAL
Gourklias, esprits pratiques, apprécient un autre avantage.
Le personnel de la mission est entretenu, pendant les
dix-huit mois d'absenre, aux frais du trésor chinois, logé,
nourri, transporté gratuitement; et de plus il est tant à
l'aller qu'au retour exempté des droits d'entrée ou de sortie
sur ses colis : c'est une occasion de trafic lucratif. Un des
articles qui laisse le plus de profit, c'est les conques de
l'ïnde ; elles sont peu encombrantes et se paient au poids
de l'or, de 3 000 à 4 000 francs. On les emploie surtout dans
les lamaseries; les esprits des tempêtes passent pour y
résider ^
Les Gourkhas ont toujours cherché à tirer parti de leurs
relations avec la Chine: en 1815, au cours de la guerre
qu'ils soutenaient contre les Anglais, ils pressèrent l'em-
pereur d'envoyer des troupes chinoises à leur secours.
Fidèle aux leçons de Ivien-long, l'Empereur refusa d'in-
tervenir. En 1841, ils ofl'rirent à la Chine, en guerre avec
les Anglais, d'opérer une diversion sur les frontières de
l'Inde ; la Chine repoussa cette aide compromettante ; les
Gourkhas n'hésitèrent pas à réclamer une compensation
pour le profit qu'ils auraient pu faire. En 1853, tandis que
la Chine luttait contre la révolte des T'ai ping, les Gourkhas
vinrent encore offrir leurs services sans plus de succès. Ils
réclamèrent alors, comme en 1 841 , une compensation, pour
se dédommager, et se saisirent de Kirong et de Kuti, qu'ils
gardèrent; ils poursuivirent leurs empiétements, mais se
virent contraints d'accepter un arrangement en 1858. Le
premier ministre du Népal, Jang Balladur, reçut à cette
1. Sur la mission à Pékin, j'ai utilisé: Cavenagh, 63-66 (après les
officiers népalais) ; Hodgso', Miscellaneous Essaya, 11, 167-190 (itiné-
raires népalais) ; Humer, Life of Hodgson, p. 78 (réception de Tam-
bassade à Katmandou) ; Imbault-Huart, Un épisode des relations
diplomatiques de la Chine avec le Népal en 1842, dans Revue de
l'Extrême-Orient, 111 (1887), 1-23 ; Rockhill, The land of the Lamas.
London, 1891 (rencontre avec l'ambassade).
DOCr.MENTS CHINOIS ET TIBÉTAINS 185
occasion, avec un boulon de mandarin, le titre de « Tong
Unpimmahohang irang sgcin», général en chef de l'armée,
prince vraiment brave et premier ministre. Bir Shamsher
Jang, qui exerça les fonctions de premier ministre de
1886 à 1901, reçut la même distinction, et il n'en tirait pas
médiocrement vanité.
Une convention conclue en 1856, complétée en 1860 à
la suite d'une guerre sanglante entre le Népal et le ïibet
(1854-1856), applique aux relations commerciales des deux
paysles mêmes règlements qu'au commerce chinois-russe
via Kiakhta. Une foire se tient tous les ans, au printemps,
à Kuti et à Kirong ; les Tibétains viennent y échanger sous
le contrôle officiel le thé et le sel contre les marchandises
du Népal. Enfin le Népal, en vertu de ses droits tradition-
nels, conserve à Lhasaune concession administrée par un
agent népalais, sous la garde d'un poste gourkha. Le gou-
vernement tibétain s'engage à payer aux Gourkhas un tribut
annuel de 10000 roupies.
Par ses démêlés avec la Chine et par ses ambassades au
trône impérial, le Népal a deux fois acquis le droit de
figurer un jour dans les Annales de la dynastie mandchoue.
Quand une tourmente aura fait disparaître les héritiers
dégénérés de K'ang-hi et de K'ien-long, une commission
officielle sera chargée, conformément à la tradition, de
compulser les archives des Ta-Tsing et de rédiger leur
histoire. Sans attendre une éventualité qui ne paraît plus
éloignée, il est aisé d'anticiper sur la notice qui sera con-
sacrée au Népal dans la description géographique de
l'Empire mandchou. Les documents chinois qui sont dès
maintenant accessibles en contiennent presque toute la
substance : tels le Wei-tsang fou ki\ composé par un
1 . Traduit en russe par le moine Hyacinthe ; mis en français et enrichi
de notes nombreuses par Klm'rotii, Nouveau jouvJi. asiat., IV, p. 81 ;
Vi. p. 161 ; \'ll. p. 161 et 185. — Nouvelle traduction en anglais, par
186 LE NÉPAL
fonctionnaire de l'intendance attaché au corps d'armée qui
envaliit le Népal; le Cheiuj-ou ki\ qui raconte les cam-
pagnes de la dynastie présente, et qui a pour auteur Wei
Yuen, auquel on doit un traité classique de géographie, le
Hai kouo t'ou tchi ; le Si-tsang tseou soii^, Rapports et
mémoires de Meng-Pao, commissaire chinois au Tibet de
1842 à 1850 ; et les pièces analysées par M. Pariver ',
Les Annalistes des Ming n'avaient pas reconnu dans le
Ni-pa-la des documents contemporains le Ni-po-io des
T'ang; les Annalistes des Ta-Tsing ne retrouveront pas
davantage le Népal des histoires antérieures sous les noms
modernes du pays. Certains textes reproduisent la dési-
gnation de Bal-po, attribuée au Népal par les Tibétains,
en la figurant par des transcriptions diverses: Pa-le-pou''
{^W]^)\ P(('ei(l-pou{ I M 1 ); Pel-pou{^ ^); on trouve
encore le nom de Pic-pang qui semble transcrire (comme
l'indique Imbault-IIuart) le V\hè[?àn h' bras s pu hs, prononcé
Préboung, nom qui désigne un monastère célèbre dans le
voisinage de Lliasa, mais qui s'est étendu aux populations
de l'Himalaya. Enfin le motGourkha est transcrit A^'o-e?//-/t''«
[M W "§)• Egai'^''^ par ces noms, les historiens de la
période mandchoue affirment que « de temps immémorial,
ce pays n'a pas eu de relations avec la Chine », que « le
royaume des GourUhas, bien plus éloigné que les tribus
maliométanes (du Turkestan cliinois) est cette contrée que
les troupes des dynasties des Han et des T'ang ne purent
W.-W. RocKniLL : Tibet from Chinese sources dans Joicm. Boy. As.
Soc, 189L
\. Histoire de la conquête du Népal {tirée du Cheng vou tçi) par
Imbault-Huart, dans/oMm. asiat., 1878, II; 348-377.
2. Un épisode des relations diplomatiques. .. , par Imbault-Huart
(v. sup. p. 184, note).
3. S. sup., p. 172, note 2.
4. M. Rockhill rapproche à tort cette désignation du nom de « Par-
batiya », et le nom de Pie-pang du nom de la ville de Patan.
DOCUMENTS CHINOIS ET TIBÉTAINS 187
atteindre » (Cheng-ou ki). 11 est situé au Sud-Ouest du Tibet
et touche par le Sud-Ouest aux cinq Indes. Il est à deux
mois de route de Lhasa ; la frontière passe par Ni-lam
(Kuti) et par le pont de fer de Ki-long (Kirong), lequel est
à sept ou huit jours de marche de la capitale Gourkha. La
longueur du royaume, de l'Est à l'Ouest, est de plusieurs
centaines de lieues; sa largeur, du Nord au Sud, est de
cent lieues environ. La population s'élève à cinquante-
quatre mille familles. Jadis il portait le nom de Pa-/e-pou,
et il était divisé en trois tribus: Ye-leng, Pou-yen, Kou-
\JiOu-\mou\ mais les Gourkhas ont réuni toutes les tribus
sous leur autorité. La capitale s'appelle Kia-ic-man-tou
[M f# ^ W) ou Yang-pou (Fi :^).
Il y a dans cette contrée des empreintes du Bouddha ;
aussi les habitants du Tong-kou-tn (Tangut) y vont chaque
année visiter les pagodes. Les gens y sont d'un naturel
intraitable. Ils se rasent la tête, et tressent leur chevelure
d'une tempe à l'autre en une petite queue. Ils ont des
barbes courtes comme les Maliométans de Si-ning. Ils
tracent avec de l'argile blanche deux traits verticaux sur
leur front et font un cercle rouge entre leurs sourcils
[tilaka). Ils ont aussi des pendants d'oreille de perles ou
d'or. Ils portent des turbans de colon, blancs s'ils sont
pauvres, rouges s'ils sont riches ; leur tunique est bleu
sombre ou blanche, avec des manches étroites ; ils mettent
des ceintures de coton et des chaussures de cuir en pointe.
Ils ont toujours sur eux un petit couteau dans une gaine
[kitkri), en forme de corne de bœuf. Les soldats marchent
nu-pieds ; ils fixent d'avance un jour (propice) pour se ren-
contrer avec leurs ennemis; nos soldats, qui n'agissaient
pas ainsi, tombaient toujours sur eux à l'improviste. Les
femmes laissent pousser leur chevelure, vont pieds nus,
portent des anneaux d'or et d'argent au nez. Elles se pei-
gnent, se baignent, et sont fort propres. Les chemins dans
188 LE NÉPAL
le pays sont si étroits que trois personnes peuvent difficile-
ment y cheminer de front. Le roi envoie tous les cinq ans
un tribut qui consiste en éléphants, chevaux, paons, tapis,
ivoire, cornes de rhinocéros, plumes de paon et autres
objets indéterminés.
Les Annales énuméreront à la suite de cette description
les ambassades qui ont paru à la Cour depuis 1732 (ambas-
sade des trois Khans) ; 1 790 (Ran Balladur demande et reçoit
l'investiture); 1793 (un envoyé du nom de Ma-mou-sa-yeh
apporte le tribut après la conclusion de la paix); 1799
(Ran Balladur demande et obtient le rang royal pour son
fils Gh'vân Yuddha Alkrani Sàh) ; 1813 (tribut de Girvân) ;
1818 (tribut de Surendra Vikram Sâh, à qui Fempereur
envoie « un aimable message » en 1821) ; 1822 (Bhîm Sen
Thâpâ annonce sa régence) ; 1837 (le tribut, adressé delà
partdelaRânî, est refusé comme venantd'une femme), etc. '.
1. M. l.MBvuLT-HuART (v. sup., p. 186, iiote 2) a étudié, à l'aide des
rapports et inémoires de Meng Pao, lainbassade népalaise de 18i2. Elle
se place au moment où l'Angleterre venait de faire la guerre à la Chine.
C'est à la fois un spécimen excellent du cérémonial de l'ambassade, du
style des placets adressés par le vassal au suzerain, comme aussi des
manœuvres ordinaires aux Gourkhas. J'en reproduis ici les documents
essentiels. On trouvera de plus, dans l'excellent article de M. Imbault-
liuart, une pétition adressée en 1840 parle roi Vikram Sâh: sur le faux
bruit que les Anglais auraient été battus, il offre de partir en guerre
contre eux. Les commissaires impériaux du Tibet jouent au plus rusé ;
ils refusent officiellement la pétition comme inutile, mais ils la com-
muniquent officieusement à Pékin. Le conseil impérial ne se lai.sse pas
prendre aux avances intéressées du Gourkha et charge les commissaires
de communiquer à Vikram Sàh cette instruction pacifique : « Restez
siu" la défensive, vivez en bonne harmonie avec vos voisins, et vous
jouirez éternellement des bienfaits de la cour céleste (de Pékin). »
Placet du roi des Gourkhas a l'empereur de la Chine
Moi, le roi Erdeni des Gourkhas, Jô-tsoiin-ta-eul-pi-'ko-eul-ma-sa-ye
(Surendra Vikrama Sàh) je présente à genoux et en faisant les neuf
prosternations le placct suivant : Votre empire est comme le Ciel, il
nous élève et nous nourrit ; votre intelligence nous éclaire aussi bril-
DOCUMENTS CHINOIS ET TIBÉTAINS 180
lanimenl que le Soleil et la Lune ; votre sollicitude s'étend à tous les
États; votre âge est aussi durable que la montagne Siu-7ni (Surneru)-
Ô très grand et très vénéré Wcn-cltou Fou-sa (Manjuçri lîodhi-
saltva), nous nous présentons avec respect devant le trône de Notre
Majesté et nous demandons de vos saintes nouvelles.
En conformité des règlements, je devais déléguer spécialement celte
année-ci des ko-tsi (kàji) pour aller à la cour vous offrir mes hommages.
En me reportant aux précédents, je viens donc de faire préparer les
objets destinés à être offerts en tribut et de déléguer le Tio-tsi Tso-ko-
to-pa-monng-pang-tcho, petit-fils du ko-tsi Ta-mou-ta-jo-pang-tcho
(Dàmodar Pànde) qui possède toute ma confiance, et Sa-eul-ta-eul
(Sardàr) Pi-jo-pa-ta-jo-ho-joko, ainsi que divers officiers de tous
grades, pour porter avec respect le placet et le tribut, et aller à la capi-
tale demander audience à Voire Majesté.
Je me suis rappelé avec respect que l'un de nos prédécesseurs, après
sa soumission, avait reçu un décret impérial ainsi conçu :
« Vous êtes souverain d"un petit État ; vous viendrez à la cour une
fois tous les cinq ans. S'il y a des gens du dehors qui vous troublent ou
envahissent votre territoire, vous pourrez rédiger un placet pour porter
ces faits à ma connaissance : j'y enverrai alors des hommes et des che-
vaux ou je vous ferai don d'une certaine somme d'argent pour vous
venir en aide. Respectez ceci. »
Près de cinquante ans se sont écoulés depuis que mon grand-père
La-t'o-na-pa-toic-eul-sa-ye (Rana Bahàdur Sàh) a reçu, dans le courant
du huitième mois de la cinquante-huitième année K'ien-Iong (sep-
tembre 1793), le décret impérial précédent.
Les trois générations qui se sont succédé depuis mon grand-père ont
été protégées par la puissance céleste des empereurs de Chine : encore
que le pays des Gourkhas soit pressé, à l'Ouest, par les Cfien-pa, au Sud
par les Pï-leng. ses frontières ont pu cependant, grâce aux bienfaits
célestes (de la Chine), rester à l'abri de toute insulte.
Quand j'étais jeune, j'ignorais que mon grand-père, après avoir fait
sa soumission, avait reçu un décret de l'empereur de Chine lui accordant
l'investiture du royaume du Népal : car toutes ces affaires avaient été
primitivement traitées par le JiO-tsi Ta-mou-ta-jo-jxing-tcho (Dàmodar
Pànde) qui avait toute la confiance du souverain (il était premier
ministre): nul, dans la suite, n'occupa le même poste: un petit fonc-
tionnaire nommé Pi-mou-ching-fa-pa (Bhimasena Thàpà) remplit
seulement les fonctions de ko-tsi, et s'occupa des affaires : ce fonction-
naire entretint secrètement des relations amicales avec les P'i-le?ig et
permit à deux individus de ce pays, les nommés Ko-jen (Gardner) et
Pa-lou (Boileau), de résider dans la ville de Yang-pou (Katmandou).
[1 donna ensuite aux P'i-leng trois endroits au Sud, à l'Ouest et à
l'Est du royaume des Gourkhas, où les P'i-leng ont résidé jusqu'à pré-
sent. La dix-septième année Tao-koiicmg (1838), je dégradai ce fonc-
tionnaire et le fis mettre en prison.
D'après une lettre que les P i-leng viennent de m'adresser, il paraîtrait
qu'ils se sont emparés de divers endroits de la province du Koang-toung.
Les P'i-leng veulent que j'aie des relations amicales avec eux et que je
190 LE NÉPAL
me soumette à eux afin de pouvoir saisir le territoire des Tangouts, et,
disent-ils, si je ne nie conforme pas à leurs ordres, ils viendront envahir
le pays des Gourkhas. JMais je ne me suis nullement conforiué à ce
qu'ils demandaient et j'ai renvoyé la lettre. D'après ce que les P'i-
leng ont fait dans la province du Koang-toung et ce qu'ils viennent de
m'écrire. il est facile de voir qu'ils veulent insulter à la puissance isolée
des Gourkhas et qu'ils désirent que je me joigne à eux pour créer des
difficultés. J'avais songé à faire part de ces circonstances au commissaire
impérial en priant celui-ci d'adresser un rapport à la cour à ce sujet
(mais je ne l'ai point fait), craignant la colère de Votre Majesté. Gomme
c'est maintenant le moment d'envoyer le tribut exigé parles règlements,
je ne puis que supplier Votre Majesté de vouloir bien venir à mon aide
en m'envoyant des troupes ou en me faisant don d'une somme d'argent
afin que je puisse être à même d'expulser les P'i-leng, et que je sois en
état de protéger le pays. Je suis intimement persuadé que Votre Majesté
aura pitié de mon peuple, en butte aux insultes des P'i-leng, surtout
si Elle veut bien considérer que depuis le règne de mon grand-père, qui
a fait sa soumission à la Gour céleste, jusqu'à ce jour, les souverains
du Népal n"ont jamais été animés que d'un seul esprit, d'une seule
pensée, et n'ont jamais cessé d'être sincèrement respectueux et obéis-
sants.
Trouvant en outre que le pays de Ta-pa-ho-eul, dépendant du Tan-
goût, est limitrophe de mes frontières, je désirerais l'échanger contre
le territoire de Mo-tse-tang (Mastang). S'il arrive que des gens de
Chen-pa attaquent le Tangout, je suis tout disposé à aider ce dernier
de mes armes. Quant au pays de La-ta-ho (Ladak), dont les gens de
Chen-pa se sont autrefois emparés, s'il était placé aujourd'hui sous ma
juridiction, il offrirait tribut, conformément aux règlements, à Votre
Majesté.
Depuis longtemps les P'i-leng désirent le pays de Tangout : ils sont
déjà sur les frontières de Tcho-moung-chioung (Demojong ou Sikkim)
où ils font des routes, établissent des camps et construisent des mai-
sons pour que les leurs s'y installent. Je supplie Votre Majesté de vou-
loir bien me faire don de dix lis de territoire pris dans les environs du
Pou-lou-ko-pa (Bruk-pa ou Bhoutan) afin que j'y fasse camper des
troupes: jepouiTais de la sorte garantir la sécurité de la frontière du
Tangout, et adresser des rapports sur les affaires, de quelque importance
qu'elles soient, qui surviendraient. G'est dans ce dessein que j'adresse
le présent rapport à Votre Majesté en la suppliant de vouloir bien l'ap-
prouver. Toutes les circonstances que je viens de relater sont parfaite-
ment vraies.
Songeant que j'ai toujours mis mes efforts à obéir respectueusement
aux ordres de la Gour, j'ose prier ^'otre Majesté de vouloir bien m'ac-
corder ces nouveaux bienfaits qui me permettront d'assurer la sécurité
des pays méridionaux : j'ai déjà écrit dans mon placet le récit de mes
malheurs. Je supplie Votre Majesté de m'octroyer cette grâce, afin que
je puisse me conformer en tout à ses instructions.
Dans ce dessein, moi, le roi Erdeni des Gourkhas, Jo-tsoun-ta-eul-
pi-ko-eul-maaa-ya ai rédigé le présent placet, en faisant à genou.x les
DOCUMENTS CHINOIS ET TIBÉTAINS 191
neuf prosternations, à Yang-x^ou, le 23« jour du 5<^ mois de la 22" année
Tao-kouang (^\" juillet 1842). »
A la suite de ce placet. on trouve, dans la correspondance de Meng-
Pao, la minute des instructions envoyées en réponse au roi des Gourkhas
par les commissaires impériaux : en marge de ce texte sont les observa-
tions de l'empereur écrites au pinceau vermillon (tchou-pi). Ces
instructions sont suivies d'un décret impérial qui les ajjprouve entière-
ment. Voici la substance de la réponse des commissaires :
« D'après les règlements, tout vassal qui adresse un placet à l'empe-
reur ne doit pas parler de ses affaires particulières : le devoir des com-
missaires eût donc été, cette fois-ci, de renvoyer le placet du l'oi des
Gourkhas: cependant, à la prière des ambassadeurs népalais les repré-
sentants de la cour de Pékin ont bien voulu ne pas refuser celui-ci
afin d'éviter des retards.
« Quant à la demande d'argent, ces derniers font observer qu'aucun
règlement n'autorise des dons de cette nature ; l'empereur regarde du
même œil bienveillant tous les pays qui sont soumis à sa domina-
tion, mais il n'a jamais envoyé de troupes pour protéger le pays des
barbares étrangers.
Pour ce qui regarde l'échange des territoires, les commissaires font
remarquer que le pays de Ta-pa-ko-eul a de tout temps appartenu au
Tangout. que l'échange de cette contrée entraînerait de nombreux
inconvénients, et que jusqu'à présent on n'avait du reste jamais autorisé
de tels actes : il est donc difticile d'accéder à la demande du roi des
Gourkhas.
« Quant à l'affaire du La-ta-ho. les troubles qui s'y étaient élevés
ayant été apaisés et les chefs du pays ayant fait leur soumission, il est
inutile d'en parler.
« Il est impossible également de céder au roi dix lis du territoire de
Pou-lou-ko-pa, car cet État ne dépend pas du Tangout et est en quelque
sorte indépendant.
« Le l'efus que le roi a opposé aux demandes des P'i-leng est une
nouvelle preuve de la sincérité et de la fidélité de ce souverain ; les
affaires du Kouang-toung sont d'ailleurs terminées et la tranquillité
règne de nouveau dans la province. »
Liste des personnes composant l'amb.\ss.\de envoyée par le roi des Gourkhas
A l'empereur Tao-Kouang :
— l"^"" ambassadeur, Tsa-ko-tn-pa-inoung-pang-tcho (... Pànde).
— 2« ambassadeur, Pi-jo-pa-ta-joko-joho (général de l'armée népa-
laise).
— Huit grands fonctionnaires:
Soiipi-la (Subahdâr) josou-jo-toun-pang-tcho (Pànde ; officiel' népa-
lais) ;
Pl-na-tnan-jo-loun (ofticier népalais);
Ha-je ho ssmc-lang (officier népalai'^ (jui comprend le chinois) ;
192 LE NÉPAL
Chi-ti-la-cJiing (offirior népalais qui sail écrire les caractères népa-
lais):
-. ..-p?-^rt (Subahdé.. ,^- .- ,^ ^- ^
Sou-pt-tu (Subahdài-) jo-hig-leou-ta-ching (officier).
— Six petits fonctionnaires :
Tsa-ma-ta (Jemadâr) -jo-ti-pi-x>a-sa-eiil-ta-pang-lcho (Pânde, offi-
cier) ;
Tsa-ma-ta (Jemadâr) -jo-tsaha-pi-k'ia-ti (officier) ;
Tsa-ma-la (Jemadâr) -jo-ing-ta-ching-Kia-ti (officier) ;
Tsa-ma-ta (Jemadâr) -jo-hi-ti-tna (officier) ;
Tsa-ma-ta (Jemadâr) jo-p^-Za-wia (officier);
Tsa-ma-ta (Jemadâr) -jo-sou-lou (officier).
— Dix-neuf soldats népalais.
— Dix domestiques.
En tout quarante-cinq personnes.
Liste des objets envoyés en tribut a l'empereur Taû-Kouang
par le roi des gourkhas :
Un collier de corail (de cent neuf boules ; renfermé dans la boîte qui
contient le placet du roi).
Deux pièces de satin doré (dans la même boite).
Treize rouleaux de tapis de diverses couleurs.
Vingt pièces de satin de K'ia-tsi.
Quatre pièces de soie de K'ia-tsi.
Quatre défenses d'éléphant.
Deux cornes de rhinocéros.
Quatre épées.
Quatre sabres.
Deux poignards.
Deux épées ornées de nuages.
Un fusil à deux coups.
Deux canardières.
Une boite de cannelle (trois cents onces).
Mille haricots médicinaux.
Six cents onces de bétel roulé.
Trois cent soixante onces de bétel plat.
m. — LES DOCUMENTS INDIGÈNES
Chroniques. — Purânas. — Inscriptions. — Manuscrits.
Monnaies.
Le Népal a une chronique locale, la Vamçdrait\ L'ou-
1. V^aniçâvalî : — Wright, History of Népal translate d from Ihe
Parbatii/à. Cambridge, 1877. — MinayefF a publié un long compte rendu
de cette traduction dans le Journal du Ministère de l'Instruction
picblique (de Russie), 1878 ; il reproche à Wright (et non sans raison)
d'avoir dans son Introduction complètement passé sous silence le nom
et l'œuvre de Hodgson. En outre « les (laducteurs indigènes ont moins
traduit que rapporté l'original » (p. 8). iMinayelï" signale aussi des rap-
prochements inattendus, reproduits dans son article sur le Népal {Ocerki
Zeilona i McZ/y, Petersbourg, 1878, 1, 231-284), entre certains récits de
la Vamçàvali et des récits bibliques qui en auraient donné l'idée. Ainsi
Krakucchanda qui trappe du doigt le rocher pour faire jaillir la Bagmati
(\V. p. 80) serait une copie de Moïse ; N'irûpàksa qui arrête d'une main
le soleil (\V. p. 92) ne serait que Josué travesti. C'est crier un peu vite
à lemprunt, à propos de données qui peuvent appartenir au folk-lore
universel. — Sur la Vamçàvali et. Bendall, Cat. mss. Cambridge. Add.
1160 et add. 1952. — Bhagwànlàl Indrâjî, Soine Considérations on
theHistory of Népal dans Ind. Antiq. XIII (1884), p. 411-428. — Fleet.
Ib. XXX, p. 8.
Aucun des mss. de la Vamçàvali n'a encore été décrit. Voici la des-
cription du nis. de la Vamçàvali brahmanique que m'a communiqué
S. Exe. Deb Sham Sher :
Ms. de 83 feuilles réunies en livre. 0,27x0,15; 9 ou 10 lignes à la
page. Caractère devanàgarî. Sur la couverture, images peintes (v. la
reproduction au frontispice de ce volume) de « Syambhu, Paçupati,
Çrï Vacchlesvarî, Daksina çmaçâna. çrï \'âgmati, Gamgâmàtâ, Asvattha-
saipynkla-Sveta-Vinâyaka, Hâjâ Dliarmadalta, Kalpavrksa ».
Licip. — Çn Ganeçaya namah |
13
194 LE NÉPAL
vrage est de date assez récente ; il existe en deux recen-
sions : l'une, bouddhique, a pour auteur un moine qui
résidait eH Patan, dans le couvent de Mahâbuddha, au com-
mencement du XIX* siècle ; elle a été traduite en anglais
sous la direction de M. Wright par l'interprète indigène
{mimshï) de la résidence britannique, Çiva Çamkara Simha
(Shew Shunker Singh), assisté du Pandit Gunânanda.
L'autre, d'inspiration brahmanique, est seule reconnue
comme authentique par le gouvernement Gourkha. Le
aviralamadajalanivaham bhramarakulânekasevitakapolam |
abhiraataphaladâtâram kâmeçam Ganapatim vande |j
atha naipàlike devân pràdurbhâva râjabhogamâlâ. yathâkramena vartamâna.
vidhau sakaladuhkhârtajanânàm narebhyah çrnvante sati pâpànâm haranarn
hetukâranât dine dine smaranena sakalatîrthadevarâjamâlâ vamçâvalîsam-
graham kuryàt.
Histoire divine jusqu'à Vikramâjîta, comme dans Wright.
Atha nararâjamâlâ.
[Quelques vers en sanscrit. Puis] : Nïlakanthaprakâçakramena vartamânena
Kaliyugabhùpâlasamastamàlikâcaranâmbujasya râjya çrïmat prthvîrâjno Hima-
vatah çailamadhve vartate mahârathibhùtamandale Bhrngeçvarabliattarake
pràdurbhutâh. tadanu Nemunyadibhih rsiganais tatra Gautamâdayo devà
tena Nepâlaprathamarâjnâm bhunijitâ GopâLuiâni kramena râjvam bhogani
praçaçâsa.
Suit riiisloire des rois, sur le même plan (jue Wiiglit, jusqu'à N'ikrama
Sâha (avènement en 1816).
DesUi. — Svasti çrî Samvat 1891 Sâlani iti jyesthamâse çukiapakse çrî Daça-
harâparvadinesomavâre Devapattanavâsï Siddhi Nârâyanadvijavarena idam Vaip-
sâvallràjopàkhvàna apùrvagranthani sanipùrnani lisitvâ munsi gunàkara. paro-
pakàri. supurusâya. çrî Laksmidâsanâmne. saippradattani | yasmai kasmai na
datavvani. çubham |1
L'inventaire sunnnaire des papiers de Hodgson, oH'erts pai' l'auleur à
rindia (Jflice en 1864, indique : « Vingt-trois Vasavalis, ou Chroniques
indigènes, en partie traduites et disposées chronologiquement à laide
des monnaies et des inscriptions. » L'ensemble est divisé en deux
séries: 1° chroniques névaries : 2° chroniques gourkhalies. La premièie
comprend des chroniques générales des dynasties névaries, des chro-
niques particulières (la dynastie Gopâla), et des biographies royales
(Pratàpa Malla, Visnu Malla, Mahendra Malla, Siddhi Narasimha Malla);
la seconde se rapporte uniquement aux Gourkhas (W.-W. Hunter, Life
of Brian Uoughton Hodg.son. London, 1896. Appendi.K B, p. 357-359).
Temple et couvent Je Mahàbuddha ^Mahà-bodhi) ù Patan.
J96 LE NÉPAL
maharaja Deb Sliam Sher m'en a communiqiK' un bel
exemplaire, daté de 1891 samvat (= 1834 J. C.) et qui a
pour rédacteur le brahmane Siddhi Nârâyana, habitant de
Deo Patan ; le manuscrit en fut remis « à un excellent
homme, nommé Laksmî Dâsa » ; mais il ne devait « être
donné à personne ». Je n'en sais que plus de gré au maha-
raja d'avoir violé cette prescription en ma faveur. Sur la
demande du maharaja Chander Sham Sher, le grand
prêtre [guru) du royaume m'a confié son exemplaire per-
sonnel, qui est simplement une copie fidèle du même
texte.
Le brahmane et le bouddhiste pouvaient opter entre
trois langues pour écrire leur Vamçâvalî : le sanscrit,
recommandé par son prestige religieux et littéraire, mais
réservé aux savants ; le névar, la vieille langue indigène ;
enfin le parbatiya (ou: khas), nouveau venu dans la vallée,
où la conquête Gourkha venait de l'introduire. L'un et
l'autre ont choisi le parbatiya, et par là trahi la même
préoccupation. Ils ne visent point un succès d'école ; ils ne
s'adressent pas aux Névars assujettis; ils veulent atteindre
les nouveaux maîtres du pays, également redoutés du
bouddhisme qu'ils détestent comme une hérésie, et des
brahmanes qu'ils dépouillent au nom de l'orthodoxie. Ce
n'est pas une curiosité de dilettante (jui porte les deux
auteurs à. recueillir les souvenirs et les traditions du passé;
ils se soucient moins encore d'élever un monument à l'in-
dépendance perdue. Ils ne cherchent ([u'à détourner des
temples et des couvents la rapacité malveillante des vain-
queurs ; ils rappellent la longue suite des miracles qui
consacrent l'origine des fondations religieuses, comme une
menace salutaire de la vengeance divine prête à châtier les
convoitises criminelles. La Vamçâvali, malgré ses appa-
rences historiques, n'est qu'un rameau de la littérature
des Purànas.
LES DOCUME>'TS INDIGÈNES 197
Le compilateur de la Vamçâvalî bouddhique se flatte
d'avoir « et vu et ouï bien des choses du passé en vue de
son œuvre ». Le brahmane, d'autre part, se targue d'écrire
« un ouvrage sans précédent ». 11 est impossible cepen-
dant de croire à l'indépendance absolue des deux rédac-
tions. La Vamçâvalî brahmanique n'ajoute rien d'original
à la bouddhique ; elle se contente d'éliminer les récits et
les épisodes qui tendent à glorifier l'église rivale. Klle
adopte le même système de chronologie, les mêmes dates
fondamentales. Elle indique, il est vrai, la durée du règne
des Abhîras et des Kirâtas, omise dans la Varnçâvalî boud-
dhique ; mais il s'agit de dynaslies légendaires où l'imagi-
nation esllibrede se donner carrière ; l'invention arbitraire
peut y suppléer aisément aux matériaux absents.
Le titre de l'ouvrage en marque expressément l'origine.
Le mot Vamçâvalî (littéralement: « généalogie-en-file »)
désigne dans l'usage des chancelleries royales les listes
dynastiques oi^i chacun des souverains vient successivement
prendre place, enchâssé dans un panégyrique en général
aussi pompeux que banal et vide. La collection de ces
panégyriques, qui va naturellemen t en s'allongeant tant
que dure la dynastie, figure souvent en tête des chartes et
fournit à l'histoire de l'Inde un précieux appoint. La
dynastie des Calukyas Orientaux en est le plus parfait
exemple ; elle s'est perpétuée durant six siècles ; les Vam-
çâvalîs inscrites en tête de ses donations ne donnent pas
seulement la succession des princes à travers une si longue
période ; elles énoncent encore la durée précise de chaque
règne.
Au xNépal même , la pratique d<'s Yamgâvalîs est ancienne :
l'inscription de .Mâna deva à Changu Narayan, la première
en date des inscriptions connues, s'ouvre par une vamçâ-
valî: rinscriplion de Jaya deva à Paçupati retrace les ori-
gines de la famille royale jusqu'aux dieux. Le roi Pratâpa
198 LE NÉPAL
Malin fleva « prince des poètes » applique formellement le
nom de vamçâvaU à un historique de la dynastie Malla
qu'il a composé \m-\neix\Q\Bhafjr. n" 19, 1. 1). Les Névars
aftirment qu'il existe encore aujourd'hui àPatan de longues
bandes oii sont inscrits dans l'ordre de succession tous
les rois du Népal. Bhagvanlal et Minayeff n'ont pas réussi
à les voir, et je n'ai pas été plus heureux qu'eux. Il n'est
pas douteux cependant que de pareils documents existent,
ou qu'il en ait existé: la Vamçâvalî qui fut communiquée
à Kirkpatrick, à la fin du xvni^ siècle, surpassait en valeur,
en richesse, en exactitude les Vamçâvalîs dont nous dispo-
sons.
Une récente trouvaille, due comme tant d'autres à
M, Bendall', jette un peu de lumière sur les origines obs-
cures de la Vamçâvalî. M. Bendall a découvert à la biblio-
thèque du Darbar un recueil de trois manuscrits tracés
sur feuilles de palmier et datés, par leur contenu comme
par leur écriture, de la fin du xiv siècle. Le premier (V)
est une chronique rédigée dans un sanscrit incorrect, sans
aucun souci de la syntaxe classique. Le compilateur y a
mis bout à bout la suite des rois népalais, avec la durée de
chaque règne, les faits principaux, et leur date. Les dona-
tions aux temples y tiennent une telle place que M. Ben-
dall croit l'ouvrage en rapport avec les archives du sanc-
tuaire de Paçupati. La seconde pièce du recueil (V^) est
une liste où sont enregistrées les naissances des rois et
des grands personnages; elle est entièrement rédigée en
langue névare ; elle embrasse la période de 177 à 396 N.-
S. (ère névare de 880 J.-C). Le troisième document (V)
continue le second, mais il en modifie le caractère; il
introduit d'autres détails, et tend à transformer la liste en
1. C. Bendall. The historjj of Népal and surrounding kingdoms
(1000-1600 A. D.) compiled chiefly froin 7nss. lately discovered, dans
Journ. As. Soc. Beng., LXXll, I, 1 (1903).
LES DOCUMENTS INDIGÈNES 199
annales. Il est également rédigé en névar, et s'étend de
379ào08 (ère névare). M. Bendall rattache l'origine de ces
annales (V et V") à la révolution politique qui porta au
pouvoir souverain Jaya Slhiti -Malla, et à la renaissance
littéraire qui suivit.
Si l'histoire du Népal s'était déroulée sans accident.
sans révolution, sous l'autorité continue d'une seule
dynastie, les Vamçàvalîs auraient pu fournir à l'histoire
un enchaînement solide de noms et de faits. Mais jusqu'au
xvr siècle, l'anarchie semble être le régime régulier du
Népal ; les familles suzeraines exercent un pouvoir éphé-
mère ou illusoire; les roitelets locaux pullulent et rare-
ment arrivent à faire souche. Fidèles à la méthode ordinaire
de l'hide, telle qu'elle se manifeste déjà dans la chrono-
logie des Purànas, les Vamçàvalîs disposent à la file, en
ordre de succession, tous les noms dont le souvenir s'est
conservé, sans se préoccuper de leur rapport réel. Ce
système de déviation, déplorable pour l'histoire, s'accom-
mode parfaitement aux exigences de la chronologie hin-
doue. II faut que le passé réel aille s'accrocher, sans
solution de continuité, au passé fabuleux; les seuls faits
qui comptent sont les exploits des héros épiques ou mythi-
ques que la poésie a consacrés. Il est donc indispensable
de remonter, coûte que coûte, jusqu'au début du quatrième
âge du monde, en l'an 3000 av. J.-C. Aussi le poète de la
Râja-taranginî cachemirienne, qui se pique pourtant d'in-
troduire la critique dans le classement des faits, trans-
porte au second millénaire avant l'ère chrétienne l'empereur
Açoka, petit-fils de ce Candra gupta qui connut Alexandre
le Grand; l'Attila de l'Inde, le Hun Mihira kula, passe du
VI* siècle de l'ère chrétienne au vir av. J.-C. La Vamçâvalî
du Népal fait de même: elle place 100 ans avant l'ère
chrétienne le couronnement d'Arnçuvarman qui régnait
au vil" siècle de J.-C. J'étudierai dans un chapitre spécial
200 LE NÉPAL
les obscurités de la chronologie népalaise; j'aurai à y
signaler en détail les principes d'erreur qui vicient la
Vamçàvalî, et surtout la multiplicité des ères, si désastreuse
dans tous les domaines de l'histoire indienne.
L'auteur de la Vamçàvalî bouddhique ne s'est pas con-
tenté de transcrire les listes dynastiques; il s'en est servi
pour encadrer un résumé des Purânas et des Màhâtmyas
locaux. Il rapporte parfois des vers traditionnels qui fixent
(ou déforment) le souvenir des événements considérables :
l'introduction du dieu Matsyendra Nàtha, l'invasion de
Nânya deva, la disparition de Siddhi Nara Simha. Il va
même jusqu'à citer des inscriptions d'Amcuvarman, de
Jaya Sthiti Malla, de Yaksa Malla et de ses successeurs. Il
consulte aussi des archives de famille ; sa complaisance à
relater les aventures de certains personnages assez insigni-
fiants, comme Abhayarâja et Jîvaiâja, décèle un de leurs
descendants ; l'auteur est sans aucun doute un des Anan-
das, prêtres du Mahâ Buddha vihâra à Patau, qui exercent
de père en fils la profession de pandit-interprète à la
résidence britannique; peut-être Amrlânanda, la gloire de
la famille, qui composa plusieurs ouvrages en sanscrit et
en névar, et qui initia Hodgson à la connaissance du
bouddhisme.
Nous possédons plusieurs des ouvrages pouraniques que
le rédacteur de la Vamçàvalî a mis en œuvre ; j'en ai moi-
même rapporté deux du Népal ; il en existe encore bien
d'autres qu'on se procurera quelque jour. Ces ouvrages,
intéressants pour l'étude de la religion, du culte, des
légendes populaires et de la géographie historique, ne
procèdent pas en général d'une inspiration élevée ; ils ser-
vent les intérêts financiers de la religion et du prêtre.
L'Inde est sur toute son étendue couverte de lieux saints
qui se disputent la faveur du public pieux. Chacun d'eux a
sa clientèle locale; mais l'ambition des prêtres et des
LES DOCUMENTS INDIGÈNES 201
princes convoite au delà de ce cercle restreint la multi-
tude ambulante des pèlerins qui foulent sans répit les che-
mins de rinde en quête de menus prolits. Un pèlerinage à
la mode est une grande foire ; les brahmanes y vendent
leurs prières, les fakirs y exploitent leur ascétisme truqué,
les marchands y débitent des chapelets et de la mercerie,
le chef y perçoit des impôts et des taxes. Et comme la
concurrence suscite la réclame, la rivalité des sanctuaires
enfante les mâhdtmyas. Le mot « màhâtmya » signifie au
propre : grandeur d'àme, noblesse, éminence. Dans la lit-
térature religieuse, il s'applique aux ouvrages versifiés qui
servent à la fois d'amorce, d'amusement, d'édification et
de guide pratique aux fidèles. Le Màhâtmya raconte l'ori-
gine du pèlerinage, l'apparition divine et le miracle qui
l'ont consacré ; il énumère les points à visiter, les mérites
à gagner, avec l'indication des jours spécialement pro-
pices. Le Màhâtmya ne se présente pas comme un
ouvrage humain ni comme une œuvre isolée ; il prétend se
rattacher à quelqu'une des compilations nommées Purânas,
traités versifiés d'histoire sainte, de cosmogonie, de théo-
logie et de mythologie que l'hindouisme moderne tient
pour révélés et vénère à l'égal des Védas. Parmi les dix-
huit Purânas canoniques, le Skanda-Purâna a servi le plus
fréquemment à couvrir la pieuse fraude des auteurs de
Mâhâtmyas. Le Kâçî-khanda et l'Utkala-khanda qui glo-
rifient les deux sites les plus sacrés de l'Inde : Bénarès et
Jagannath (Jugernaut), se donnent comme des sections du
Skanda-Purâna, et c'est au même ouvrage que le Màhâ-
tmya du Népal se flatte d'appartenir.
Le NepcUa-mdhâtmycr est divisé eu trente lectures,
2. Le Catalogus Catalogorum d'Aufrechl signale deux mss. du
Nepâlamàhâtmya : l'un d'eux est à la bibliothèque du Queen's Collège à
Bénarès, où je l'ai examiné. J'ai rapporté de Katmandou une excellente
202 LE NÉPAL
groupées dans un cadre factice, à la manière des Purânas.
Le célèbre sacrifice du roi Janamejaya, qui entendit parmi
tant d'autres rhapsodies la récitation complète du Mahâ-
Bhàrata, a rassemblé une multitude de saints personnages.
copie, exécutée sur ma demande par les pandits de la bibliothèque du
Darbar. Le ms., sur papier népalais, a 77 feuillets, de M à l'i lignes àla
page.
hicip. : cri Ganeçiya namah | om namah Sarasvatyai dev_yai | Nàrâyanam
namaskrtya Naram caiva (le vers usuel) | sùta uvàca |
jananiejayasya yajfiânto niunayo brahmavàdinah |
I. iti çn Skanda-puràne Himavat-khande Nepàla-màhàtmye Paçu-
patiprâdurbhavo nâma prathamo 'dhyâyah. 4».
IL iti narâyana-pràdurbhâvo nâma dvitïyo 'dhyàyah. 6^.
IIL iti "mahâtmye trtiyo 'dhyavah. ç)^.
IV. iti Içvaripradurbhàvo nàma caturtho 'dhyayah. 12^.
V. iti Doleçvarapradurbhâvo nama pancamo 'dhyâyah. i)».
VI. iti çrï SûryaVinayakaprâdurbhavo nâma sastho 'dhyàyah. 18'.
VII. iti "mâhâtniye saptamo 'dhvâyah. 21".
VIII. iti Mahcndradamanopâkhvâne 'stamo 'dhyâyah. 24''.
IX. iti "mâhatmye navamo 'dhyâyah. 27''.
X. iti "mâhàtmye daçamo 'dhyàyah. 29'\
XI. iti. ... "mâhâtmye ekâdaço 'dhyâyah. 35».
XII. iti... . "mâhâtmye dvàdaço 'dhyàyah. 37''.
XIII. iti «mâhâtraye trayodaço 'dhyàyah. 4I'''-
XIV. iti omâhâtmye caturdaço 'dhyàyah. 45".
XV. iti "màhàtmye pancadaço 'dhyâyah. 47-' .
XVI. iti omâhàtmye sodaço 'dhyàyah. 48''.
XVII. iti Sukeçavarapradànanàma saptadaço 'dhyàyah. 51^.
XVIII. iti omâhâtmye 'stàdaço 'dhyàyah. 53''.
XIX. iti "màhàtmye ûnavimçatitamo 'dhyàyah. 54''.
XX. iti "màhàtmye vimçatitamo 'dhyàyah. 57».
XXI. iti Mâlino vadho namaikaviniçatitamo 'dhyàvali. 59^.
XXII. iti "màhàtmye dvàvimçatitamo 'dhyàyah- 60^.
XXIII. iti "màhàtmye trayovimçatitamo 'dhyâyah. 62a.
XXIV. iti "màhàtmye caturviniçatitamo 'dhyâyah. 63''.
XXV. iti omâhàtmye pancaviniçatitamo 'dhyàyah. 65''.
XXVI. iti "màhàtmye sadviniçatitamo 'dhj'âyah. 6^*.
XXVII. hi "màhàtmye saptavimçatitamo 'dhyâyah. 6<^^\
XXVIII. iti "màhàtmye astàvimçatitamo 'dhyâyah. 71'''.
XXIX. iti "màhàtmye ùnatrimço 'dhyàj^ah. 74".
XXX. iti "màhàtmye trimço 'dhyàyah. 77".
çubham | bhuyàt | sarvajagatàm |
La Vamçâvalî raconte que le roi Girvâna Yuddha. au commencement
du xix« siècle, se fit expliquer le sens du liimavat-khanda.
LES DOCUMENTS INDIGÈNES 203
Un d'entre eux, Jaimini, au nom de la compagnie tout
entière, interroge le vénérable Mârkandeya sur les lieux
saints du Népal ; et Mârkandeya répond avec une infatigable
complaisance à l'inlassable curiosité de son auditoire. Il
glorifie d'abord le bois de Çlesmàntaka où Çiva se méta-
morphosa en gazelle pour dépister les dieux lancés à sa
recherche (I), puis le Dolâgiri où un brahmane irrité coupa
la tête de Visnu (II), le Vâlmîkîçvara érigé par l'auteur du
Ràmàyana sur le lieu même où il composa son poème (III),
le bois de Rakta- andana (Santal-Rouge) où Pârvatî triom-
pha du démon Canda (IV), et les lingas élevés par tous les
dieux témoins de la victoire (Y), le Doleçvara sorti mira-
culeusement du sol (Y), le Mangaleçvara qui commémore
la résurrection d'un enfant (YI), le Tila-Mâdhava qui rap-
pelle une apparition et un prodige de Yisnu, le Svarnaçrn-
geçvara et le Kîleçvara fondés par Krsna. A propos de cette
double fondation, Mârkandeya narre longuement en style
d'épopée la guerre engagée entre le démon Mahendra
damana et le fils de Krsna, Pradyumna; cette rhapsodie
intercalaire, où le galant alterne avec l'héroïque, se ter-
mine en bon roman par un doul3le mariage ; Pradyumna
épouse et la sœur du démon vaincu, Prabhàvati, et la fille
du dévot Sùryaketu nommée Candravati (YI-XII). Le
Someçvara sert d'occasion à une autre rhapsodie déve-
loppée ; Soma a érigé ce linga sur les conseils d'Agastya
pour se purifier de l'inceste qu'il avait commis avec Tara,
la femme de son précepteur Rrhaspati ; en vertu d'un pro-
cédé cher au génie hindou, un récit secondaire se trouve
inséré dans cet épisode ; Agastya y raconte à Soma l'ori-
gine des Râksasas, de Lanka leur séjour, et les austérités
prodigieuses qui valurent à Râvana de devenir leur roi
(XIII-XXYI). Enfin le mâhâtmya introduit, en l'adaptant à
son but, la légende célèbre de Gunâdhya : l'auteur de la
Bfhatkathâ, après avoir remis au roi Madana l'original de
204 LE NÉPAL
ses contes en dialecte paiçâcî, vient an Népal, y donne
l'exemple du pèlerinage circulaire [ksetra-pradaks'ma) et
dresse le Bhrngîçvara (XXVIl-X\X).
Le style et la langue du Xepàla-mâhâtmya n'appellent
pas d'observation particulière; le poète manie sans embarras
et sans incorrection les formules banales qui servent à tous
les ouvrages du même genre. Mais son inspiration reli-
gieuse le classe à part; elle rétléchil fidèlement le syncré-
tisme éclectique qui a presque toujours prévalu au Népal.
Les mâhàtmyas en général, comme toute la littérature
pouranique dont ils se réclament, aftichent une sorte de fana-
tisme sectaire ; le dieu local y est exalté aux dépens de
tousses rivaux. Le Nepàla-mâhàtmya au contraire, en dépit
de son origine clairement brahmanique, met sur le même
rang Çiva, Visnu et le Bouddha. Le poète fait proclamer
l'identité de Yisnu et de Çiva par la voix de Nemi, comme
au nom du Népal tout entier dont Nemi estle saint patronal.
Au reste, l'orthodoxie brahmanique de l'Inde n'a-t-elle pas
admis le Bouddha parmi les avatars de Visnu? Ici le
Bouddha n'est qu'une « forme » de Krsna; toutefois ils ne
se confondent pas entièrement tous les deux. Si le Bouddha
réside parfois, comme Krsna, dans le Kathiawar {Saiirâ-
stra)^ il lui arrive aussi de passer en Chine [Mahâ-Cîna), où
la présence de Krsna serait inattendue. Les divinités con-
currentes ne rivalisent que de politesse aimable : Çiva-
Paçupati félicite Nemi qui l'a reconnu identique à Visnu ;
l'épouse de Çiva oiîre au Bouddha une faveur à choisir et
consent à lui laisser partager avec Çiva les honneurs du
culte. Et « le Compatissant )>,qui ne veut pas être en reste
de courtoisie, dédie à Çiva le linga de la Compassion
(Kârunikeçvara).
Le Nepâla-mâhâtmya, comme la plupart de ses congé-
nères, échappe à toute chronologie; l'ouvrage est si com-
plètement impersonnel qu'il semble flotter en dehors du
LES DOCUMENTS INTUGÈNES 205
temps. Ni nom, ni date, ni indice qui permette même la
plus vague approximation.
Le Vâgvati-mâhatmya' , ou, pour reproduire le titre dans
toute son ampleur, la Vdgratl-ynâhâimya-praçamsd^e donne
comme une section du Paçupati-purâna; j'ignore si ce
Puràna. complètement inconnu par ailleurs, existe dans
son intégralité ; je n'ai réussi à me procurer au Népal que
3. Mon ins. du Vàgvalî-màhâtinya est écrit sur papier népalais de
petit format : il a 71 feuillets, de c\m\ lignes à la page. Il a été copié,
sous la surveillance du pandit Vaikuntha Nàtha Çarman, d'après un
exemplaire ancien, et il est tracé en beaux caractères népalais archaïques.
Incip. — om namah çrîpaçupataye |
yasya vaktrâd viniskrântâ Vâgvatï lokapâvanï |
namâmi çirasâ devam Çankarani bhuvaneçvaram ||
I. iti çrî VâgN'atîmâhâtmyapraçanisâyàm tïrthavarnane Prahlâdatapahsid-
dhir nâma prathamo 'dhyàyah. 7''.
II. iti çrî» opraçarnsâyâm tïrthavarnane Vibhîsanâstrasiddhir nâma. 11^.
III. iti çrï» opraçarnsàyârp tîrthavarnanam nâma. la^*.
IV. iti çrïo °praçariisâyàrn tîrthavarnanam nâma caturthah. 14a.
V. tîrthavâtrâkhandah samâptah. 14'^.
VI. iti çrï" opraçamsâyâm Pradyumnavijaye maharsisanidarçanani nâma
sastamalî (sic). i9=>.
VII. iti çrî° «vijaye Prabhâvatïvivâho nâma saptamah. 22*».
VIII. iti çïx" "vijaj'e ratnopahâro nâma. 2y->.
IX. iti çrî° "vijaye ud3^ogasanivarnano nâma. aS".
X. iti çrî" °vijaye Prabhâvativinodo nâma. 31^.
XI. iti çri° "vijaye Nâradâlâpo nâma. 37^.
XII. iti çrî» ovijaye Virodhadarçano nâma. 39».
XIII. iti çrî» «vijaye Indradamanavadho nâma. 42''.
XIV. iti çrî» "praçamsâyàm Pralilâdavijavakhandah nâma samâptah. 49a.
XV. Iiicip. — orn namah Çivâya |
pranamya çirasâ bhaktyâ paçùnâm patim avyayam |
purànani sampravaksyâmi munibhih pQrvavarnitam ||
iti çrî Vâgvatîmàhàtmyapraçariisâyâm Paçupatipurâne Çlesmàntakava-
nâvatamano (sic) nâma. si"-
XVI. Sanatkumâra uvâca | etasminn antare...
iti çri"^ "purâne harineçvaraçrngaharano nâma. 54a.
XVII. iti çrî° °purâne Tçvaravâkyani nâma. 59-''.
XVIII. iti çrï° "purâne Gokarneçvarapratisthàpano nâma. 61*".
XIX. iti cri» «purâne Gokarneçvarapraiisthàpane pûrvàrdhakhandah. 63''.
XX. iti cri" "purâne daksinaGokarneçvarapratisthàpano nâma. 65a.
XXI. iti çrî" "purâne tîrthânandapurâne pûrvàrdhakhandah. 67-'.
XXII. iti çrî Paçupatipurâne Vâgvatimâhàtmyapraçamsâyâni Vâgvatistotram
samaptam. 71".
206 LE r^ÉPAL
les chapitres consacrés à la gloire de la Vâgvatî (Bagmati).
Ces chapitres, au nombre de trente, se répartissent exté-
l'ieuremont en deux divisions ; l'une, formée des quatorze
premières lectures, a pour interlocuteurs Bhîsma qui inter-
roge et Pulastya qui enseigne; elle débute par une invoca-
tion triple : à Çankara, dont la bouche donne naissance à la
Vâgvatî, à Pulastya lui-même qui a récité le Purâna, à
Vyâsa qui l'a recueilli. Les lectures qui la composent por-
tent régulièrement comme suscription : iti rrl-Vâgrati-
mdhàtmya-praçamsâyùm. . . La seconde division, qui consiste
en huit lectures, commence par une invocation àPaçupati ;
elle a pour narrateur Sanatkumâra ; chacune des lectures
porte comme suscription: iti çrl-Vûyvatl-mâhâtmya-pra-
çamsàyâm Paçupati-purâne.
La première division s'analyse d'elle-même en deux
parties : le tîrtha-varnana « le panégyrique des baignades
sacrées », appelé aussi tîrtha-yâtrâ-khanda « section du
pèlerinage aux baignades sacrées » (I-V) et \^Pradyumna-
vijaya-khanda « la victoire de Pradyumna » (VI-XIIl).
Questionné par Bhîsma, Pulastya lui révèle la sainteté du
Mrga-çildiara, où iNarasimha parut sous la forme d'une
gazelle ; de la Vâgvatî, issue de la bouche de Çiva riant de
plaisir aux pénitences de Prahlâda; des tîrthas d'Indra-
mârga, oii Vibhîsana pratiqua des mortifications et entendit
réciter par son père Viçravas le Râmâyana « qui était
encore à venir » ; d'Umâ; d'Agastya, etc. (I-V). Suivent
les aventures amoureuses et guerrières de Pradyumna,
sa campagne contre Indradamana, son mariage avec
ses deux amantes (VI-XIV). Le récit est parallèle à
l'épisode du Nepâla-mâhâtmya, mais il en est indépen-
dant.
Les huit dernières lectures, qui forment la seconde
division, rapportent la métamorphose de Çiva en gazelle
daus le bois de Çlesmàutaka (XV), les recherches des
LES DOCUMENTS INDIGÈNES 207
dieux et la rencontre (XVÏ). le discours de Çiva aux dieux
qui l'ont découvert (XVÏl), l'érection du triple (joUarneçvara
par Bralima, Visnu et Indra (XVllI), l'histoire de Dhanada
[Kuvera] qui sur les avis de son père V içravas renonça à
régner sur Lanka et s'en alla s'établir sur le Kailâsa (XIX),
l'érection du Gokarneçvara de l'Inde méridionale par
Râvana, frère de Kuvera et son successeur à Lanka (XX).
L'ouvrage se termine par un catalogue de rivières, de
contluents, de baignades sacrées, avec l'énumération des
avantages qui leur sont respectivement attachés (XXI), et
par une exaltation de la Yâgvatî (XXII).
Les deux mâhâtmyas, on le voit par celte brève analyse,
mettent en œuvre à peu près le même fonds de légendes ;
ils représentent deux rédactions d'un groupe de traditions,
de récits et de contes locaux qui peuvent remonter à un
passé assez éloigné. Le Vagvati-mâhâtmya n'est pas mieux
daté que le Nepâla-mâhàtmya ; cependant, comparé à
celui-ci, il donne l'impression d'une composition plus
récente. Il semble avoir éliminé à dessein les noms des
personnages qui rattachaient encore d'un lien, si vague
qu'il fût, le Nepàla-mahàlmya à la réalité humaine, à l'his-
toire. Vâlmîki, Gunâdhya eu ontdisparu pour laisser toute
la place aux dieux et aux démons. D'autre part, la diffé-
rence de facture éclate aux yeux. La narration du Nepàla-
mahàtmya est sobre, alerte, presque dramatique ; celle du
Vâgvatî-mâhâtmya est lente, encombrée de longues des-
criptions par énumération qui sont parfaitement oiseuses.
Enfin, de l'un à l'autre, l'esprit religieux a changé. Le
Vâgvatî-mâhâtmya attribue à Çiva le premier rang sans
partage ; les autres dieux sont ses inférieurs, et le Bouddha
est résolument tenu à l'écart soit comme un suspect, soit
comme un ennemi.
Le bouddhisme népalais a, tout comme le brahmanisme,
cultivé le geme du màhâtmya ; il a célébré, et recommandé,
208 LE NÉPAL
ses lieux sacrés dans le Srayainlilià-PurûmC. La désigna-
4. Svayambhû-Purâna. — The Yrihat Svayambhû Purânam^ con-
taining the traditions of the Svayambhû-kshetra in Népal, edited by
Pandit Haraprasâd Çâstrî. Calcutta, 1894 (Bibliotheca Indica, 6 fasci-
cules). — Svaya?nbhi(-PirnJHa, dixième chapitre, publié par L. de la
Vallée-Poissin. Gand. 1893 (dans le Recueil de travaux publiés par la
Faculté de philosophie et de lettres de l'Université de Gand, 9»^ fascicule).
— Analvses dans : IIodcson, Essays on the languages, literattire and
religion of Népal. London, 1874, p. 17 sqq. ; Rajendralala Mitra, The
sanskrit BuddJiist literature of Népal. Calcutta, 1882, p. 249-259. —
Hxraprasad (Jastri, Notes on the Svayambhû-Purâna, dans le Journal
of the Buddhist Te.vl Society of India, vol. Il, part. Il, 33-37. —
Manuscrits décrits dans : Cowell and Eggeling, Journal of the Royal
Asiatic Society, 1875, VIU, p. 2-53, n"^ 17, 18, 23. — Pischel, Katalog
der Handschriften der Deutschen Morgenlàndischen Gesellschaft,
2-3. — Bendall, Catalogue oftJie Buddhi.'it Sanskrit Manuscripts in
the Vniversity Library. Cambridge, add. 870, 871, 1468, 1469, 1536.
La brève analyse que je donne est fondée sur la recension intitulée
Svâyambhuva-purâna. Comme ce texte (déjà signalé, je le rappelle, par
M. (le Lavallée-Poussin) n'a pas été décrit, je crois utile d'en donner une
description sommaire.
Bibliothèque Nationale, mss. sanscrits. D, 78, 152 feuillets: 0,33X0,107,
9 lignes à la page. Caractère devanâgarî.
I. Om namo ratnatrayâya |
pancavarnân samuccârya pancabhûtâny abhâvayat |
pravrttau paiïcatatvâtmâ paiicabuddhâtmane namah ||
Longue introduction en prose : Jinaçrî interroge Jayaçrf à Gayâ sur la Sva-
yambhùtpattikathâ. Açoka et Upagupta. Récit de la visite de Çâkj'amuni au
Népal. Les vers remplacent la prose :
lumbinîvad ram\-am âlok3'a vadatâm varah |
vaktuni Nepùlatnâhàtniyanj cakânksa dhârmyam âsanam 1| 7'*.
(L'expression Neprila-viâhiltiiiya revient encore p. 8=»).
iti svâyambhuve puràne çrîjvotïrùpasvayamutpannasya svayambhùmâhât-
myavarnanani nâma prathamo 'dhyâyah. m'' (=:Vrhat" I, II).
IL Ananda demande :
çrotum samutsuko Guhyeçvarîdeçidisambhavam |
kadâ khagânanâ devî prakâçam âgamad vibho ||
deçànàm racanâni nrnâni hradaviçosanam tathâ |
iti çrï svâyambhuve purâne dhanàdaharudagopucchaguhyeçvarîprakâçaman-
juçrïcaityanirmitam nâma dvitïyo 'dhyâyah. 26-> (^ Vrhat° III).
III. iti çrï svâ3'ambhuve purâne Krakutsand^bhigamanabhiksucaryàcarana
Vàgmati Keçavatïprabhàvam nâma trtîyo 'dhyâyah. 41» (=: Vrhat» IV).
IV. Manirohinîbhavakathàrn bruve smanmahimâtmikâm |
iti çrï svâyambhuve mahàpurâne Manicùdatadâgâdimakâradaçasambhavam
nâma caturtho 'dhyâyah. 63» (= Vrhat» suite du IV).
V. Gokarncçvaramukhyânâni samkathàm vïtarâginam |
LES DOCUMENTS INDIGÈNES 209
lion de Purâna n'a sans doiile (Hé appliquée à cet ouvrage
qu'en vue de donner le change et de faire concurrence, par
une heureuse confusion, aux prétendus extraits des Purânas
mis en circulation par les brahmanes. Le Svayambhû-
Purâna ne contient aucun des cinq éléments constitutifs
d'un Purâna ; il ne traite ni de la cosmogonie, ni des créa-
tions secondaires, ni des généalogies divines et héroïques,
ni des grandes périodes fabuleuses, ni de la géographie
universelle; il se borne à magnifier Svayambhû, et la col-
line qui le porte, et d'une manière générale, toute la vallée
iti çrî svàyambhuve puràne vîtarâgasamutpattikathanam nâma pancamo
'dhyâyah. 73^ (=; Vrhat»fin du IV).
VI. atho vaksyâmi tîrthânâm mâliâtmyaip kâmadâyinâm |
santi bahûni tîrthâni tesana mukhyâni dvâdaça |1
iti çrï svàyambhuve purâne punyatïrthâdidvàdaçatîrthavarnanam nâma sas-
tho 'dhyâyah. loi'' (= Vrhat» V).
VII. çrnu bhûpcpatïrthânâm kathâm atha samâsatah |
kundakûpatadâgâdipranâliracitâtmanâm ||
iti çrî svàyambhuve mahâpurâne upatïrthamâtrkâpithaçmaçânavarnanam
nâma saptamo 'dhyâyah. 106'' (= Vrhat" V).
VIII. iti çrî svàyambhuve purâne çrîdharmadhâtuvâgîçvaramandalâbhidhâna-
pravartanani nâmâstamo 'dhyâyah. 119» (== Vrhat° VI).
IX. pravaksyàmy atha bhùpeça svayambhùguptasamkathâm.
iti çrî svàyambhuve mahâpurâne Pracandadevabhiksucaryâjyotîrùpaguptïiva-
ranani nâma navamo 'dhyâyali. 1 29'' (= Vrhat° VII).
X. (Publié par M. de Lavallée-Poussin.)
iti çrî svàyambhuve mahâpurâne nâgaçâdhanadurbhiksâdiçânti Çântikaravar-
nanam nâma daçamo 'dhyâyah. 138'' (= Vrhat° VIII).
XI. atha pûjâphalam vaksye çrnu bhùpâla uttama |
iti çrî svàyambhuve purâne pûjâphalavarnanam nâma ekâdaço 'dhyâyah. 145'*
(= Vrhato VIII, suite).
XII. Reprise de la prose. Açoka quitte Pâtaliputra pour se diriger vers le
Nord, va jusqu'au Népal, puis rentre à Pâtaliputra, au Kukkutârâma. Upagupto
râjânam svâçisâ samvardhya punah kathayâmi çrnu bhùpâla ] tatra punah
kâlântare çrîmadâryâvalokiteçvaramùrtir bhavisyati tathâ Trailokyavaçamkara
Lokeçvaramùrtir Yaksamaileçvaramùrtir upadravaçântau tathâ bahavo devâ-
nâni sambhavisyanti bahavas tirthâç ca câturdigîyair bhùmipâlair moksyante iti
bhavisyakathâm upadiçya dhyânâgâram âviçat | Râjâçokah svarâjyam upâga-
mat I atha bhiksur Jayaçrîh sajinaçrîrâjapramukhani samyalokam âçîrvacobhir
anvamodat |
yatra sûtraratnam idatn dharmasâmkathyam Eloge du Purâna. iti çrî
svàyambhuve mahâpurâne 'çokatîrthayàtràphalastutikathanam nâma dvâdaço
14
210 LE NÉPAL
du Népal. Le nom de « mâhâtmya » le caractérise si bien
que ce mot y reparaît sans cesse, soit dans les titres des
chapitres, soit au cours de l'exposition ; en son ensemble,
c'est un Nepâla-mâhàtmya à l'usage des bouddhistes, et
son auteur n'hésite pas lui-même à se servir de cette dési-
gnation.
L'ouvrage a eu tant de succès qu'il a dû se pherà toutes
sortes de remaniements pour s'adapter aux goûts variés
de ses lecteurs. Il n'en existe pas moins de cinq recensions
actuellement connues. La plus longue porte le titre de
Svâyambhuva-Purâna ou Svâyambhuva-mahâ-purâna ; elle
est en douze chapitres ; une autre, la Svayambhûtpatti-
kathâ, a dix chapitres (elle est appelée aussi Madhyama-
Sva° pu°) ; trois autres sont divisées en huit chapitres, mais
elles sont néanmoins de longueur très inégale. Tandis que
le Vrhat-Sv° pu" couvre en manuscrit plus de 3 000 lignes,
et le Mahat-Sv pu" plus de 2 000, le Svayambhucaitya-
bhattârakoddeça n'en compte que 250 environ. Les ditï'é-
rences ne portent du reste que sur la forme ; le fond est
partout identique ; l'ampleur des descriptions et la pieuse
accumulation des épilhètes oiseuses déterminent seules
l'étendue du poème. La rédaction la plus satisfaisante au
point de vue de la correction et de la composition est celle
du Svâyambhuva-(mahâ)-purâna ; elle contraste totalement
avec le style barbare et la métrique abominable du Yrhat-
sv° pu", imprimé dans la Bibliotheca Indica. La date de
chacune des recensions n'est pas connue, et il est difficile
de fixer autrement que par des raisons de goût leur ordre
chronologique. Le nom du roi Yaksa malla paraît aussi bien
à la fin du Svâyambhuva que du Vrhat°dans une prophétie
prononcée par le Bouddha; Yaksa malla étant mort vers
1460, nos rédactions ne peuvent guère être antérieures au
xvi^ siècle, si la mention de ce roi n'est pas due aune inter-
polation, toujours facile dans une prophétie et surtout à la
212 LE NÉPAL
fin d'un ouvrage. Les autres rois nommés et glorifiés dans
le poème, Gunakâma deva et les deux Narendra deva, datent
d'une époque bien plus lointaine. Deux Gunakâma deva
ont régné sur le Népal; la tradition place le second
au début du \nf siècle; mais la désignation de Narendra
comme le fils de Gunakâma deva fixe le choix sur le plus
ancien de ces deux rois. L'autre Narendra deva, associé à
un événement capital de l'histoire religieuse au Népal,
régnait vers le milieu du vn^ siècle. Voilà les seuls repères
qu'on puisse tirer des recensions du Svayambhù Purâna\
Un travail de critique comparative, réservé à l'avenir, per-
mettra sans doute de reconnaître la forme originale du
.Purâna ou de la restituer.
Le Purâna bouddhique a tout au moins reproduit le cadre
traditionnel des purânas brahmaniques ; il est agencé en
1. Le pandit tlARAPR.vsAD Çastri (dans le Journal Buclclh. Teœt. Soc,
loc. laud.) prend à tort le second des deux Narendra deva mentionnés
dans le Purâna pour le roi qui régnait à Bhalgaon vers le milieu du
xvn'= siècle. L'épisode où paraît Narendra deva est trop célèbre pour
autoriser la moindre confusion; le héros en est bien un des successeurs
d'Aipçu varman, le même Narendra deva qui entretint des relations
d'amitié avec la Chine. Si le Vrhat-Sv° place ce Narendradeva « un long
temps après Yaksa malla », il serait vain d'attacher la moindre impor-
tance à cette apparence de classement chronologique ; le compilateur
du Pnràna se sert simplement de cette formule commode pour mettre
bout à bout les événements qu'il veut raconter. — Du reste l'épisode
de Narendra deva et de Bandhu datta n'est pas mentionné par le Svâyani-
bhuva-(mahâ)-puràna. Je n'y ai pas retrouvé non plus d'indication qui
corresponde aux vers du Vrhat-Svo signalés par Haraprasad et où se
trouve une allusion à la destruction du Viçveçvara de Bénarès (dans la
desciiption de Bénarès comme la patrie du Bouddha Kàçyapa). Tout
semble attester que le Svàyambhuva est antérieur au Vrhat°. II est
regrettable que la Blbliolheca Indica ait imprimé de préférence cette
dernière recension, et que l'éditeur du texte ait cru devoir farcir à
plaisir de barbarismes et de solécismes le sanscrit macaronique de son
auteur ; il n'est pas conforme au « fair play » même entre brahmane et
bouddhiste, de choisir, comme de parti pris, les leçons les plus incor-
rectes et d'éliminer les autres.
Le procédé de développement en ([uelque sorte mécanique pratiqué
par le Vrliat" rapiudle tout à fait la manière des Vaipulya-sûtras.
LES DOrUMEXTS INDIGÈNES 213
satsamvâda, en « conversation à six », c'est-à-dire que
trois groupes d'interlocuteurs se superposent; le premier
dialogue est emboîté dans un second qui est inséré dans le
troisième. Deux Bodhisattvas, Jayaçrî et Jinaçrî, s'entretien-
nent àGayâ; Jayaçrî interrogé sur l'origine de Svayambliù
rapporte à son compagnon une conversation engagée sur
le même sujet entre le roi Aeoka et son maître spirituel
Upagupta. Pour satisfaire la curiosité du souverain, Upa-
gupta lui-même n'avait trouvé rien de mieux que de lui
répéter le dialogue échangé jadis sur le même thème entre
le Bouddlia Çâkyamuni et le Bodliisattva Maitreya qui l'in-
terrogeait. Çâkyamuni y narre les visites à Svayambhû des
Bouddhas antérieurs, Vipaçyin, Çikhin, Viçvabhù, Krakuc-
chanda, Kanakamuni, Kàçyapa, leurs prédictions, leurs
adorations, le culte qu'ils ont rendu aux lieux sacrés, les
vertus qu'ils leur ont reconnues, le voyage de Mafijuçrî au
Népal, la vallée conquise sur les eaux, la civilisation
introduite, l'ordre établi, le culte des Nâgas institué
comme un remède contre la sécheresse par le roi Guna-
kâma deva. Ebloui par tant de merveilles, Açoka s'empresse
d'aller lui-même au Népal, élevant partout sur sa route
des stupas; puis, son pèlerinage achevé, il rentre k Pàtali-
putra, oii son maître Upagupta lui annonce brièvement les
destinées futures du culte d'Avalokiteçvara. El Jinaçrî,
enchanté à son tour, remercie Jayaçrî de ce récit instructif
et édifiant.
Pour contrôler les données suspectes de la tradition et
(le la légende, le Né|)al offre à l'hisloire deux catégories
de documents : les inscriptions et les manuscrits. L'épigra-
phie du Népal est loin de remonter aussi haut que l'épigra-
phie de l'Inde. Si l'empereur Açoka visita jamais la vallée,
comme le Svayambhû Purânal'aftirme, aucun monument ne
commémore expressément son passage; un intervalle de sept
siècles et demi sépare les piliers à inscriptions élevés par
214 LE NÉPAL
Açoka dans le Téraï népalais et les inscriptions de .Mâna
deva qui ouvrent l'épigraphie népalaise. Cette épigraphie
s'étend sur un espace de quatorze siècles, mais elle est
loin de présenter une succession continue de documents.
Des lacunes inexplicables la découpent en séries irrégu-
lières. A partir de Mâna deva, elle se prolonge jusqu'au
ix' siècle de J.-C, et s'interrompt alors pour reprendre
avec la fin du xiv" siècle. J'ai déterré à Harigaon une
inscription du xi* siècle (139 de l'ère népalaise) ; mais par
une étrange fatalité, l'inscription avait disparu quand je
retournai pour l'estamper. Les inscriptions découvertes
par Bhagvanlal, Bendall et moi émanent toutes des mêmes
princes; celles que j'ai reçues du Népal depuis mon retour
restent, quelle qu'en soit la provenance, enfermées dans
ce cercle fatal de noms et de dates.
Les inscriptions' anciennes du Népal sont toutes gravées
exclusivement sur la pierre ; on n'a pas encore trouvé
d'anciennes donations inscrites sur des plaques de cuivre
(tâmra-pattrà), comme l'usage en était répandu dans
l'Inde dès les origines de répigraphie (témoin les plaques
deSohgaura, qui remontent sans doute à l'époque Maurya).
Et cependant le Népal a des mines de cuivre, exploitées de
longue date, et ses bronziers jouissent d'une antique répu-
tation. La Vamçâvalî mentionne, il est vrai, un règlement
du Cârumatî-vihâra qui fut gravé sur cuivre sous le règne
de Bhâskara varman, personnage légendaire plutôt qu'his-
torique et qui précède de vingt générations le roi Mâna
deva. Le maharaja Chander Sham Sher m'a envoyé la
copie des plaques actuellement conservées dans ce couvent;
elles n'ont rien à voir avec Bhâskara varman; elles sont
1. Inscriptions. — Pandit Bhagvânlàl IndrâjI. Ticenty-three Inscrip-
tions from Népal : dans Ind. Antiq. IX, 163- 19i : Sojne Considérations
on the Chronology of Xepàl ; translated from Gujaràtî by Dr. Bûhler,
if). XIU, 411-i28. — Cecil Bendall. A Journey of Literary and Archœo-
logical Research in Népal and Northern India. Cambridge, 1886.
LES DOCUMENTS INDIGÈNES 213
modernes, elmême rédigées en langue névarie. Les tâmra-
paltras qu'on trouve souvent cloués à la façade des temples
datent tous des trois ou quatre derniers siècles.
Les inscriptions sur pierre (dlâ-pattras) sont gravées
tantôt sur des piliers que surmonte une image sacrée, par
exemple àChangu Narayan, à Harigaon, tantôt sur l'objet
même auquel elles se rapportent, tantôt, et le plus souvent,
sur des tablettes dressées. La pierre est soigneusement
polie, les caractères tracés avec soin et avec goût; le fronton
de la stèle est généralement décoré d'une sculpture en
relief, soit le disque de Visnu entre deux conques, soit le
taureau de Çiva, soit encore une fleur de lotus. Le texte
des anciennes inscriptions est toujours en sanscrit, les for-
mules du protocole sont empruntées au formulaire général
de rinde, mais Tinvention des poètes locaux s'exerce
volontiers dans les invocations liminaires ou dans les
panégyriques. Les rois mêmes ne dédaignent pas d'entrer
en lice et de montrer leur adresse à manier les vers.
La seconde série des inscriptions népalaises s'ouvre avec
la restauration des Mallas, vers la fin du xiv*" siècle. Il est
difficile de croire qu'on ait cessé pendant cinq cents ans
de graver des inscriptions au Népal ; il est surprenant que
des rois aussi glorieux dans la ti'adition que le fondateur de
Katmandou, Gunakâma deva, n'aient pas cherché à s'im-
mortaliser par la pierre. Les stèles laborieusement effacées
et grattées qui se rencontrent parlout en grand nombre
sont peut-être les témoins, réduits au silence, de cette
période obscure. La croyance populaire les tient toutes
pour antérieures à l'ère népalaise (880 de J.-C); un fon-
dateur d'ère doit payer toutes les dettes du pays avant
d'inaugurer un comput nouveau; à la fondation du Nepâla-
samvat, on aurait donc détruit tous les engagements
antérieurs et les documents qui les portaient. M. Wright
s'est fait l'écho de ce préjugé [Vamrdv., p. 246). Il suffit,
216 LE NÉPAL
pour en constater l'inanité, d'observer que la première
série des inscriptions népalaises est tout entière antérieure
au Nepâla-samvat.
A partir du XYU" siècle, l'épigraphie des Mallas abonde
jusqu'à l'encombrement. Pratâpa Malla inonde de sa prose
et de ses vers l'étendue de ses domaines ; ses successeurs
et les princes des dynasties rivales, à Patan et à Bhatgaon,
étalent partout la pompe déclamatoire de leurs vains
titres. L'écriture tend à l'arabesque; elle s'assouplit, se
contourne en lignes fantaisistes, se marie à la pierre
qu'elle prétend décorer. En même temps, le sanscrit
recule: la langue vulgaire, le névari, pénètre dans l'épi-
graphie ; sans se hausser jusqu'à la littérature, elle exprime
les réalités banales ou triviales que la langue sacrée ne sait
plus ou ne veut plus rendre, les stipulations, les clauses,
les limites des concessions, etc. Le parbaliya, depuis la
conquête gourkha, se substitue par degrés au névari ; mais
le sanscrit garde encore son prestige et continue à s'em-
ployer dans les invocations et le protocole des inscrip-
tions.
Malgré le voisinage du Tibet et les fréquentes relations
des deux pays, les inscriptions tibétaines sont rares au
Népal; je n'en ai pas trouvé d'anciennes, ni à Syambu
i\ath, ni à Budnath. Les Tibétains se contentent de graver
avec une surprenante habileté de main la formule sainte:
om maiiipadme hvm sur les roches qui bordent la roule. Le
seul texte considérable est Tinscriplion bilingue de Syambu
Nath qui commémore la restauration de l'édifice au xvm'
siècle. J'espérais retrouver aussi un souvenir des Chinois
qui visitèrent à plusieurs reprises le Népal ; je n'ai vu que
trois caractères chinois gravés sur une petite chapelle
moderne à Syambu Nath.
Les suscriptions des copistes sont une ressource origi-
nale de l'histoire népalaise. Les couvents et le climat du
LES DOCrMEXTS INDIGÈNES 217
Népal ont prt^servé un assez grand nombre de manuscrits
anciens, tracés sur des feuilles de palmier (tâla-pattra) \ il
faut sortir de l'Inde pour rencontrer des documents de
paléographie indienne dignes d'être opposés à ceux du
Népal : le Dhammapada de Kachgar et le manuscrit Bower,
les trouvailles du D' Stein dans le Takla-Makan,les feuilles
de palmier d'Horiuji au Japon. La plupart des anciens
manuscrits népalais actuellement connus sont déposés,
soit à la bibliothèque du Darbar, à Katmandou, soit à la
Bibliothèque de l'Université de Cambridge, qui a acquis
la collection du LV Wright. Les vieux stupas, les couvents,
les bibliothèques des particuliers recèlent encore d'inap-
préciables trésors qu'une exploration méthodique pourra
rendre un jour à la science. Fidèles à un usage répandu
dans rinde, mais plus spécialement observé au Népal, les
scribes népalais indiquent à la suite de l'ouvrage terminé
la date d'achèvement, souvent avec des détails qui permet-
tent d'en calculer l'équivalent européen sûr et précis : jour
de la semaine, constellation lunaire, angles du soleil et de
la lune, etc.. Souvent aussi ils mentionnent le nom elles
titres du roi régnant, si bien qu'une partie de la chrono-
logie népalaise est fondée sur ces signatures de scribes'.
1. Mss. du Népal. — Cecil Bendall, Catalogue of the Buddhist Sans-
krit Manuscripts in the Vniversity Library, Crtm&?'/<:?£re. Cambridge,
1883. — R.uENDRAi.ALA MiTRA. Tlie Sanslivit Buddhist Literature of
Népal. Calcutta, 1882. — Haraprasad Siiastri, Report on the search of
sanskrit >nanuscripts, 1895 to 1900. Calcutta. 1901. — V^ aussi : Kata-
log der Bibliothek der Deutschen Morgenlàndischen Gesellschaft,
tome II: liandschriften, Inscliriflen, Mùnzen, etc. Leipzig, 1881 (n»'' 1-6:
mss. donnés par Wright). — Coavell a>d Eggeling, Catalogue of the
Hodgson Colleclion of Buddhist Sanskrit Mss., dans le Journal of
the Royal Asiatic Society, new séries, vol. VIII, 1-52. London, 1876. —
Les mss. envoyés par Hodgson à la Société Asiatique et à Burnouf,
et conservés à la Bibliothèque Nationale, n'ont jamais été Tobjet d'un
catalogue scientifique. — V. Sir W.-W. Hunter, Catalogue of Saiiskrit
Mss. collected in Népal hy Brian Houghton Hodgson. London 1881
(réimprimé à la fin de: X//e of Brian Houghton Hodgson. London,
1896. p. 33/-356).
2t8 LE NÉPAL
La numismatique ', qui fournil un appoint si utile à cer-
taines sections de l'histoire indienne, fait à peu près entiè-
rement défaut au Népal. Les spécimens anciens qui ont
été retrouvés jusqu'ici sont frappés par des princes de la
première série épigraphique (vf-vn' siècles de J.-C).
1. Numismatique népalaise. — Prinsep, Essays, l, p. 61-62, et pi. III.
n° 12. — CuNMNGHAM, Coins of Aiicicnt Inclia, p. 112. — Journal of
the Asiatic Society of Bengal, 1865, p. 124. — Bendall, Z. D. M. G.,
XXXVI, p. 651. — V. Smith, Proceeclmgs A. S. B., 1887, p. 144. —
Hœrnle, ib., 1888. p. 114.
LA POPULATION
LES ^'EVARS
La population du Népal se divise, comme c'est le cas
ordinaire, en deux groupes: les maîtres et les sujets, les
vainqueurs et les vaincus. Les maîtres, ce sont les Gourkhas
qui ont conquis le Népal en 1768. Les sujets, ce sont les
Névars, les maîtres de jadis, dépossédés par la conquête
Gourkha. Si on en croit la Varnçâvalî, les Névars eux-
mêmes n'étaient entrés dans la vallée qu'après l'institution
de l'ère népalaise (an 9 = 889 J. G.; date rectifiée: 1096
J. C.); ils y étaient venus de ITnde méridionale sous la
conduite de Nânya deva, un râja originaire du Karnâtaka
(le plateau central du Dekkhan) ; ils avaient pour berceau
le pays de Nâyera. La géographie classique de l'Inde ignore
ce pays; le chroniqueur, ou plutôt la tradition qu'il suit,
désigne évidemment sous ce nom la contrée des Nâyars ou
Nairs, la côte de Malabar. Des légendes, confirmées par
des indications positives, rattachent, en effet, l'histoire reli-
gieuse du Népal à l'extrémité méridionale de la presqu'île.
Quand les Névars, entrés définitivement dans la civilisation
hindoue, se préoccupèrent de trouver des ancêtres sur le
sol de l'Inde orthodoxe, les Nairs se présentèrent tout
naturellement à l'imagination complaisante des généalo-
220 LE NÉPAL
gisles nationaux. Lanalog^ie des deux noms: Nâyera,
Nevâra, démontrait déjà jiis(|ii';i révidence la parenté
orij^^inolle des deux peuples; en outre, si les Névars scan-
dalisaient les brahmanes par leur indifférence au sacrement
du mariage, les Nairs à l'autre bout de l'Inde pratiquaient
la même doctrine, et quoiqu'admis dans l'organisation
brahmanique, ils conservaient fidèlement l'usage de la
polyandrie, commune aux tribus himalayennes. Le's svdmrns
du Dekkhan, de passage comme pèlerins ou installés
comme prêtres au Népal, durent constater et signaler au
premier abord ces rapports entre les Nairs et les Névars,
puisque le colonel Kirkpalrick en fut également frappé an
premier coup d'œil'. L'amour-propre des Névars se trou-
vait flatté du rapprochement, puisque les Nairs, en dépit
de leurs pratiques irrégulières, sont rangés comme Ksatriyas
parmi les castes nobles.
Mais l'histoire n'a rien à tirer de ces fantaisies :les traits,
les mœurs, la langue des Névars révèlent une tout autre
origine ; c'est au Nord de l'Himalaya qu'il faut chercher
leur berceau. Et c'est aussi de là que les traditions locales,
consignées dans les Purânas et les Chroniques, amènent
les premiers habitants de la vallée : Le BodhisattvaMaûjuçrî,
qui ouvrit une issue aux eaux emprisonnées et qui changea
l'ancien lac en terre habitable, vint au Népal du Mahâ-
Cîna, la Chine; les disciples qui l'accompagnaient, et qui
furent les premiers colons, étaient aussi des gens du Maliâ-
Cîna; le roi qu'il installa, Dharmâkara, était originaire de
ce même pays. Plus tard seulement, avec le Bouddha
Krakucchanda, précurseur de Çàkyamuui, des brahmanes
et des ksatriyas montèrent de THindoustan ; et ce fut un
1. « Il is reiiiarkable cnough Ihal Ihe Newar women like lliosc ainonp;
the Nairs may in facl hâve as inany hiisbands as Ihey please. » Kirk-
PA.TRICK, p. 187. — Sur les Nairs, cf. Alfred Nijndy, The Nairs of the
Malabar Coasl dans la revue EasL and West, I, 1264-1275.
LA POPIT-ATIOX. — LES NÉVARS 221
raja hindou, Dharmapàla, (\m sucrodn à IMiainiàUara le
Chinois. Rois et saints acoouriiront dès lois on foide de
rinde ; cependant le Népal éelia|)pa encore aii\ u gens des
quatre castes ». Les barbares Kii'àlas, venus des vallées
orientales, s'emparèreiil du pays cl le douiiiu'M'(>ul long-
temps. Un ràja venu de l'Inde du Sud, Dliarnuulatta de
Kâficî (Conjeveram), les chassa et rétablit les quatre castes.
Mais les temps déplorabb^s de Tàge de ter, du Kali Vuga,
étaient venus, et les ksalriyas authentiques avaient (lis|»aru.
Le parrain et le |)atron du Népal, Ne Mnni, dut se résigner
à choisir mi roi parmi des bergers; ces bergers, il est vrai,
valaient bien des princes, car ils étaient venus an Népal
dans la suite de Krsna, le dieu pasteur. Après les bergers,
une nouvelle dynastie de pâtres (Abhîras) gouverna le pays ;
puis les Kii'àtas s'en rendirent encore nm^ fois les maîtres.
Cependant il restait au Népal des personnages de sang
ksatriya; le })nissant empereur A(;oka put y trouver un
gendre. Enlhi j)aruient des dynasties légitimes de véri-
tables Rajpoutes. \euus de l'Ouest : la Race de la Lune, la
Race du Soleil, les Thàlvurîs.
Dégagé des travestissements de la légende, le récit se
réduit à un petit nombre de faits acceptables : une [)re[nière
immigration arrive du Nord de l'Himalaya; elle est suivie
d'une autre immigration (pu' vient du Sud. L(^ jiays aj)par-
tient d'abord à des tribus l)elli([ueuses établies dans les
montagnes de l'Kst; la population de pasteurs qui l'occupe
essaie à plusieurs reprises de secouer leur joui;, lùilin, des
familles guerrières issues des pays rajpoutes ari'ivent à
rendre l'indépendance an Népal, et sous leur autorité le
royaume se civilise.
Les Névars sont les compagnons de Manjuçrî ; leurs traits
comme leur langage marquent leur parenté avec les
peuples du Tibet, aussi bien ([u'avec les autres clans indi-
gènes qui se partagent le territoire du royaume gourlilia.
999
LE NEPAL
Les tribus orienlales, les moins pénétrées par rinfluence
hindoue, gardent encore des souvenirs positifs de leur
origine. Ainsi les Limbus, qui forment un rameau des
Kirâtas, se divisent en deux clans: le clan de Kâçî ou
Bénarès et le clan de Lhasa; ils racontent que dix frères,
nés à Bénarès, se séparèrent en deux groupes et se retrou-
vèrent au Népal où ils étaient venus, les uns directement
de rinde, les autres par un détour, en passant par le Tibet.
Une autre légende recueillie par Sarat ChandraDas mérite
d'être rapportée comme un document historique, tant elle
contient de vérité générale ; elle pourrait aisément s'appli-
quer à la plupart des vallées népalaises : Un jour, un berger
tibétain qui faisait paître son troupeau vers le col de Kaug-
la, à l'Ouest du Kanchanjanga, constata qu'un de ses yaks
avait disparu. Il suivit les traces, passa le col, et retrouva
son yak paresseusement étendu, l'estomac bien rempli. Le
berger fatigué s'endort; au réveil, le yak manquait encore
une fois; nouvelle recherche, qui conduit le berger sur les
traces de la bête à un vallon verdoyant. Il sème par jeu
quelques grains d'orge, retourne à son pays, raconte sa
découverte; personne ne veut le croire, moins encore y
aller voir. Un peu plus tard, notre berger conduit son trou-
peau dans la vallée qu'il avait visitée: il y retrouve son
orge germée, avec des épis mûrs. Il les cueille et les montre
à ses voisins. Cette fois ils durent le croire et le suivirent.
Ainsi fut fondé le village de Yangma '.
Les lointains ancêtres des Névars vinrent sans aucun
doute, eux aussi, des régions septentrionales, et leur nom,
qui n'a rien à faire avec le pays plus ou moins authentique
de Nâyera, est en rapport immédiat avec le nom même
du Népal, soit qu'il tire son origine du mot Népal [Nepâla),
soit que le Népal doive au contraire son nom à une adap-
1. (jité par \'a>sittakt, 130.
LA POPULATION. — LES NÉVARS 223
talion sanscrite de l'ethnique locar. La date de leur migra-
tion ne se laisse pas déterminer avec précision; aucune
histoire ne l'a enregistrée. Hodgson cependant a constaté
que les légendes des races dominantes indiquaient un
intervalle de 35 à 45 générations, soit de t 000 à 1 300 ans,
depuis leur entrée dans le pays; il accordait la préférence
à la date la plus ancienne, en se fondant sur la compa-
raison des idiomes locaux avec le tibétain ; leur rudesse et
leur pauvreté contrastent avec la souplesse et l'abondance
delà langue tibétaine, telle que l'ont façonnée les apôtres et
les docteurs du bouddhisme à partir du vu" siècle. Un si
long espace de temps, et les infusions accidentelles de sang
hindou n'ont pas suffi à oblitérer les traits primitifs de la
race. Le type mongolique, décrit par Hodgson sur la foi
d'observations nombreuses, se reconnaît encore sur la
physionomie des Névars et des populations qui les entourent,
Magars, Gouroungs, Sounwars, Kachars, Haiyous, Che-
pangs, Kasoundas, Mourmis, Kirants, Limbous et Lepchas :
tête et face très large, particulièrement large entre les
pommettes; front large, souvent étréci du haut; menton
fuyant; bouche grande et saillante, mais les dents verti-
cales et les lèvres sans épaisseur excessive ; mâchoires
1. M. Waddell (Frog-ioorship amongst the Nevars icHIl a note on
the edjfnoîogy of the tcorcl Népal dans Ind. Antiq. XXll. 1893, 292-
294) a proposé une élymologie du mot névar par le tibétain. La première
syllabe, ne, correspondrait à la forme écrite gnas qui signilie « lieu,
place )' et par excellence « lieu sacré, lieu de pèlerinage ». Les Lepchas
donnent le nom de Ne au Népal oriental et au Sikkim, et ils l'interprè-
tent par « lieu de cavernes poin- abri ou résidence ». Dans la plupart
des dialectes indo-chinois apparentés, ne signifie « résidence ». Les
Névars seraient les habitants du iYe, du pays des lieux sacrés par excel-
lence dans l'Himalaya.
La syllabe pdl serait l'équivalent de Bal, nom que les Tibétains don-
nent au Népal (Bal-po. Bal-yvl : pays de Bal): le luot hal en tibétain
signifie « la laine ». Ne-pal signilierait donc : « les lieux sacrés du
Bal. » Toute cette combinaison étymologique me semble inliniment
suspecte.
224 LE NÉPAL
épaisses; yeux largement séparés, plantés à fleur déjoue,
plus ou moins en oblique; nez pyramidal, assez long et
élevé, sauf à la racine où il est souvent écrasé au point de
laisser les yeux se rencontrer, mais de forme grossière,
épais surtout du bout, avec de grandes narines rondes ; les
cheveux abondants et plats; la face et le corps sans poil;
la stature plutôt basse, mais musclée et vigoureuse. Com-
parés à leurs voisins moins civilisés, les Névars se distin-
guent pourtant par un visage plus long, des yeux plus
grands, et un nez mieux détaché du front ; c'est là l'em-
preinte du croisement avec l'Inde.
La civilisation a fait disparaître l'organisation sociale
des Névars primitifs ; on peut s'en faire une idée au moyen
des autres peuplades de même race, établies dans les val-
lées retirées et mieux soustraites aux influences du dehors.
Toutes, elles sont divisées en tribus, partagées en clans et
en sous-clans ; l'idée de caste leur est étrangère ; l'égahté
de naissance est absolue. Des règles d'endogamie et d'exo-
gamie gouvernent les mariages ; l'épouse doit appartenir
à la tribu, mais ne doit pas être issue du même clan ; la
fraternité par le sang, l'amitié comptent autant que les
liens de clan. La nourriture n'est réglée par aucune loi;
seul le totem, l'animal éponyme du groupe, est prohibé.
Le bœuf est un aliment particulièrement apprécié ; les
Gourkhas ont dû livrer de rudes combats pour imposer à
leurs sujets le respect de la vache <( à l'hindoue ». Les morts
sont parfois brûlés, le plus souvent enterrés. La religion
pour ainsi dire offlcielle est un bouddhisme rudimentaire.
La sorceflerie, la croyance aux esprits, les pratiques du
chamanisme sont universellement admises.
Des missionnaires bouddhistes de l'Inde furent sans
doute les premiers à porter un évangile dans la vallée du
Népal. Après l'installation des colons amenés de Chine par
Manjuçrî, le symbolisme des traditions amène au Népal
LA POPULATION. — LES NÉVARS 225
les Bouddhas préhistoriques et Câkyamuni leur successeur.
La frange du Téraï, propice à l'éclosion des Bouddhas,
bordait aussi les montagnes du Népal; du jardin de Lum-
bini, l'œil embrasse un horizon de hauteurs verdoyantes et
de cimes glacées qui sont FHimalaya népalais; la séduction
obsédantedes retraites prochaines apualtirerles Bouddhas,
amateurs de sites alpestres : témoin le cirque montagneux
de Râjagiha, si cher à Câkyamuni. Les Jainas, qui parta-
geaient ce goût des paysages accidentés et cette fièvre de
l'apostolat, semblent avoir essayé de disputer au bouddhisme
la conquête de l'Himalaya: une de leurs légendes montre
le dernier des grands apôtres, Bhadrabâhu, en roule sur le
chemin du Népal, au moment où se réunissait le concile
de Pâtalipulra, un demi-siècle avant l'entrée des Macédo-
niens dans l'Inde '.
Le bouddhisme, malléable et accommodant, avait pu
s'introduire dans l'organisation des Névars sans la boule-
verser; il semait discrètement les idées elles doctrines de
l'Inde et laissait lentement mûrir la moisson. Dès qu'elle
fut mûre, un adversaire brutal vint la lui disputer. Le
brahmanisme sacerdotal, menacé de mort par le triomphe
des hérésies, avait habilement cherché son refuge dans les
cultes populaires ; il les avait adoptés, consacrés, et repre-
nait la lutte avec des dieux rajeunis et un panthéon remis
à neuf. La tradition, au Népal comme dans l'Inde, aincarné
cette crise dans Çankara àcàrya, le plus redoutable cham-
pion de l'hindouisme brahmanique. Elle le fait paraître
deux fois au Népal, en employant deux fois le même pro-
cédé de rattachement factice : la présence de deux Çankara
(deva) sur les listes généalogiques des rois Sùryavamçi et
des rois Thâkuris y est interprétée comme un souvenir
I. Wkiu.i'., Incl. St., X\'l. 214. La légende se Irouvt' dans le Parirista
parvaii, liv. IX.
15
226 LE NÉPAL
positif du double passage de Çankara à ârya. Çafikara arrive
au Népal ; il y trouve les « quatre castes » converties à la Loi
du Bouddha. Il triomphe sans combat des moines (Ijhiksus
et çrâvakas) qui vivaient dans les couvents, remporte sur
les pères de famille (grhasthas) une victoire éclatante,
massacre une partie des vaincus, impose de cruelles humi-
liations aux autres, supprime les marques qui distinguaient
les religieux des laïques, contraint les religieuses au
mariage, et substitue au Bouddha le dieu Çiva.
En fait, de gré ou de force, le Bouddhisme s'était trans-
formé : le culte de Çivalui avait ravi un cerlainnombre de ses
fidèles, et ses moines avaient rejeté l'obligation stricte du
célibat. Installés dans leurs anciens couvents, les prêtres
ne trouvaient plus dans le culte des ressources suffisantes
pour faire face à leurs nouvelles charges de famille: il leur
fallait pour vivre adopter des professions séculières. Ainsi
se constitua une classe sociale nettement définie, les
Baudyas (bonzes). Les conditions matérielles de leur
existence, jointes à une imitation voulue des brahmanes,
leurs concurrents, eurent vile changé la classe en caste :
investis des plus hautes fonctions du culte, ils se tenaient
pour une aristocratie religieuse et regardaient comme des
inférieurs les simples fidèles; nantis de privilèges avanta-
geux et propriétaires des couvents par droit d'occupation,
ils ne se souciaient pas de réduire leur portion par un
accroissement du nombre des participants ; enfin les métiers
exercés dans les couvents du nouveau style s'y transmet-
taient de père en fils, avec les secrets et les perfectionne-
ments techniques, el, par l'exclusion des artisans du dehors,
se transformaient en monopoles. La caste était née, dans
la société bouddhique, autour d'une tontine et d'une pro-
fession ; le bouddhisme avait ses brahmanes.
De leur côté, les familles royales, venues de l'Inde ou
qui prétendaient en venir, n'étaient pas d'une noblesse à
LA POPULATION. — LES NÉVARS 227
s'imposer sans discussion. Licchavis ou Mallas, leur nom
brillait d'un éclat inquiétant dans les annales du boud-
dhisme. Au iv'" siècle, Samudra Gupta, empereur de THin-
doustan, pouvait encore tirer vanité de sa parenté avec les
Licchavis'. Les préjugés brahmaniques avaient fait du
chemin depuis, et le code dit de Manu, qui donnait à l'or-
thodoxie ses articles de foi, classait les Licchavis et les
Mallas (avec les Khasas appelés à recueillir un jour leur
succession) parmi les castes illégitimes issues des ksa-
triyas^ Leurs ancêtres étaient bien des ksatriyas authen-
tiques, unis avec des femmes de même caste; mais un
d'entre eux avait négligé ses devoirs sacrés, et son fils
avait été par suite exclu de la Sâvitrî, la formule d'initia-
tion qui « régénère » les hautes castes, rabaissé à la con-
dition de ksatriya dégénéré {vrâtya), et la tache indélébile
s'était transmise à sa descendance. Pour reconquérir
l'honneur perdu, et frayer en égal avec les vrais Rajpoutes,
Licchavis et Mallas durent être portés, comme les Khasas
après eux, à afficher un rigorisme sévère, et à repousser
les alhances de rang inférieur. Le Népal eut ainsi ses ksa-
triyas locaux, adorateurs à la fois des dieux bouddhiques et
des dieux brahmaniques, et qui servirent naturellement de
trait d'union entre les deux confessions.
Enfin les missionnaires qui avaient apporté de l'Inde le
culte de Çiva avaient introduit en môme temps le régime des
castes qui en était inséparable ; les adeptes qu'ils avaient
gagnés étaient aussitôt embrigadés dans des groupes défi-
nis, établis à l'instar de l'Inde, mais sans la copier toute-
fois; la vallée était trop profondément séparée de l'Inde
par son passé, par ses traditions, par ses usages pour
qu'elle pût s'agréger immédiatement aux communautés
1. V. inf. vol. Il (Histoire).
2. Mânava-dJwrma-çâstra, X, 22.
228 LE iNÉPAL
hindoues. Il s'élabora ainsi au Népal une double société:
l'une sous le contrôle des brahmanes, répartie tout entière
en castes régulières, caractérisées par les lois intransi-
geantes de la table et du lit: pas de mariage légitime en
dehors de la caste; interdiction, sous peine de déchéance
et d'exclusion irrémédiable, de manger en commun avec
d'autres castes. L'autre, hérétique, hostile en principe au
système des castes, mais déjà entamée par la contagion :
à sa tête, une aristocratie religieuse et une aristocratie
militaire organisées à l'image des brahmanes et des ksa-
triyas hindous. La puissance de l'exemple donné par les
classes supérieures, la mode, l'esprit d'imitation assu-
raient dès lors le triomphe de l'organisation brahmanique;
de proche en proche, chaque classe de la société boud-
dhique s'enferma dans des barrières infranchissables.
La conquête du Népal par Harisimha deva eu 1324 pré-
cipita l'élaboration du système des castes. Elle amena pour
la première fois à demeure dans la vallée un roi hindou,
de sang et d'origine irréprochablement authentiques, et
consciencieux observateur des lois de pureté brahmanique.
Il passe pour avoir amené à sa suite sept castes : Brah-
manes, Bliadelas (Bandyas ?), Àcâryas, Jaisis, Yaidyas,
Rajakas et Khadgis. L'énumération est expressive; Hari-
simha, expulsé par les Musulmans des régions du Téraï où
il régnait, avait eu soin d'amener, dans l'asile suspect qui
lui restait seul ouvert, les auxiliaires indispensables de la
vie sainte: les maîtres de la science sacrée, les prêtres
des divinités locales pour le service de l'âme, et pour le
service du corps les médecins, les blanchisseurs et les
bouchers ; les uns n'étaient pas moins nécessaires que les
autres. Confier ses membres, son linge, sa viande à des
serviteurs que la loi n'autorise pas à ces divers emplois,
n'expose pas à de moindres risques que la néghgence des
devoirs les plus solennels. Harisimha deva ne voulait ni
LA POPULATION. — LES XÉVARS 229
perdre son âme, ni perdre son rang. Ses blanchisseurs et
ses bouchers hindous, introduits dans la société népalaise,
y portèrent la même morgue intransigeante que les brah-
manes et les ksatriyas ; relégués par la loi brahmanique à
un rang infâme, ils savouraient cependant l'honneur d'y
être classés; et leur exemple influa sur les couches infé-
rieures de la population au profit de la formation des
castes, comme celui des brahmanes agissait au sommet de
l'échelle sociale.
La conquête de Harisimha hâta encore par ses résultats
politiques l'éclosion du nouveau régime. Survenue à la
suite d'une longue crise d'anarchie féodale, elle courba
sous un joug commun les partis et les clans rivaux, et
rétablit l'ordre; bientôt après, la restauration des Mallas
rendit au pays une monarchie nationale, apte à comprendre
et à satisfaire les intérêts locaux. Le règne de Jaya Sthiti
Malla tombe dans cette période de recueillement fécond
qui suit les convulsions violentes et qui en dégage les résul-
tats durables. Justement Harisimha deva et sa dynastie
avaient introduit au Népal les préoccupations sociales qui
agitaient l'Inde à cette époque. Le triomphe écrasant de
l'Islam, la ruine des derniers empires brahmaniques mena-
çaient d'un écroulement brusque les institutions que le
génie sacerdotal avait patiemment édifiées. Pour parer à
une catastrophe aussi formidable, les rares princes qui
gardaient avec l'indépendance le culte du passé attirèrent
à leur cour des jurisconsultes éminents et les chargèrent
de rédiger des « Sommes » destinées à compléter la loi
écrite, depuis longtemps immuable, à l'aide de la loi orale,
constamment rajeunie pour s'accommoder au présent.
La famille de Harisirnha deva se distingua par son zèle.
Le ministre de Ilarisindia, le ThaUkura Candeçvara, com-
posa ou fit composer sous son nom deux encyclopédies de
jurisprudence religieuse: le Smrti-Ratnâkara et le Kiiy^^-
230 LE NÉPAL
Cintâmani; parmi les princes de la branche qui régna sur
le Tirhout, à la frontière méridionale du Népal, Narasirnha
deva patronna Vidyàpati, auteur de la Dâna-Vàkyâvalî;
Madanasirnhade\ a fit écrire le Madana-Hatna-Pradîpa; (^an-
drasimha deva protégea Miçara Migra, auteur du Vivâda-
Candra, et Hari Nârâyana favorisa Vâcaspati Miçra, auleur
du Yivâda-Cintâmani'. Jaya Stliiti Malla se piqua d'ac-
complir la môme œuvre au Népal. 11 appela à son aide cinq
pandits de l'Inde: Kirti Nàtha Upàdhyàya Kâuyakubja,
Raghunâtha Jliâ Maitliilî, Çrî Nâtha Bliatta, Mahî Nâtha
Bhatta et Rama Nâtlia Jhà, qui compilèrent les Castras et
en tirèrent une série de lois sur les castes, les funérailles,
les maisons, les champs. « Il y en avait déjà bien eu de
pareilles dans le temps passé, ajoute le chroniqueur, mais
elles s'étaient perdues faute d'emploi. »
La besogne était délicate ; il s'agissait d'adapter les in-
stitutions sociales du brahmanisme à une population parta-
gée en deux communautés autonomes, et oi^i dominait le
bouddhisme. Il était donc essentiel de ménageries senti-
ments et les traditions de la majorité, si on voulait faire
une œuvre durable. La question des bandyas se posa dès
l'abord ; la solution adoptée devait exercer son influence
sur tous les autres problèmes. Les pandits s'en tirèrent
galamment. Ils admirent sur la foi des traditions que les
bandyas étaient les descendants authentiques des brah-
manes et des ksatriyas convertis par le Bouddha Krakuc-
chanda pendant Tâge Tretâ ; le malheur des temps et l'in-
tervention de Çankara âcârya les avait obligés à déserter
la vie monacale, à vivre en famille et à exercer des pro-
1. Sur ces divers personnages, v Jolly, Redit und Sit.te (Grundriss
d. I. A. Phil.), p. 36 sqq; et Griebson, Vidijàpall and hls cotenipora-
ries, Ind. Antiq., XIV, 182-196; Aufrecht, Cat. Mss. Oxon., p. 296,
n° 718; Bhandarkar, Rep.. 1883/4, p. 52 et 352; Eggeling, Cat. Ind.
Off., pcart. m, n"^ 1387, 1390, 1398, 1621.
LA POPUL.\T[ON. — LES NEVARS
231
fessions ; mais les « quatre castes » ne les en honoraient pas
moins. On décida de les classer, d'après leur généalogie,
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comme jjralimanes ou comme ksatriyas, mais sans établir
de subdivisions. » Les Bandyas sont pareils aux Samnyâsis
qui sont tous d'une seule classe, sans aucune distinction de
caste. » L'égalité des deux cultes se trouvait ainsi reconnue
232 LE NÉPAL
en principe; mais elle se réalisait au profil du brahma-
nisme, qui fournissait le point de dépari du classement.
La population fut répartie au total en 64 castes :
1) Brahmane, ou Dvija, ou Vipra : caste sacerdotale.
Ils appartenaient aux deux grandes familles brahma-
niques : Panca-Gauda, brahmanes de l'Hindoustan, montés
des plaines voisines au Népal ; Panca Dravida, brahmanes
du Dekkhan, amenés et installés par Çankara àcârya,
d'après la tradition, mais renouvelés ou multipliés en fait
par les fréquentes relations politiques ou religieuses du
Népal avec le Sud de l'Inde.
2) Bhûpa, Râja, Narendra, ou Ksatriya: caste militaire.
3) Lekhaka : écrivain.
4) Kâyastha : scribe.
L'exaltation des castes de l'écriture était un signe des
temps ; elle consacrait le triomphe de l'administration
régulière, ou, comme nous dirions, des bureaux. Leur puis-
sance était récente, mais elle n'a fait que grandir depuis,
et les Kâyasthas du Bengale disputent aujourd'hui le pre-
mier rang aux brahmanes.
5) Mantrin : conseiller.
6) Saliva : camarade.
7) Amdtya : ministre.
Ces trois castes comprenaient le haut personnel de la
cour.
8) Pûjita \ Ces trois castes comprenaient proba-
9) Devacmta[\)\emQwi les prêtres de rang divers qui
10) Acârya ) s'employaient au culte des dieux locaux
ou à des fonctions tenues pour compromettantes. Le Pûjita
est sans doute le pûjârî qui officie dans les temples de
Çiva et des Çaktis ; l'Acârya est le brahmane desNévars hin-
douisés, auxquels il sert d'instituteur spirituel et de prêtre
à certaines cérémonies. Le Devacinta est une variété du
même genre.
LA POPULATION. LES .XÉVARS 233
11) Gra hacin taka : Q-sironome. Quatre castes de pro-
12) J(/otisa: astronome. /fession analogue, mais
13) Ganika: calculateur. ^classées à des rangs dif-
14) Daivajna : devin. férents de Féchelle so-
ciale, d'après la nature de leur spécialité et de leur clien-
tèle.
L'abondance des classes d'astrologues répond au goût
passionné des Népalais pour l'astrologie ; les Chinois ont
constaté ce goût aussi bien que les Européens. Novar ou
Gourkha, le Népalais consultera l'astrologue en toute circon-
stance, qu'il s'agisse de prendre médecine, de prendre
femme ou de livrer bataille ; l'horoscope règle tous les
détails de la vie.
15) Âlama : ?
16) Srîchànte :?
1 7) Sajakâra : ?
1 8) Sùpika : ?
19) Cûhaka-.l
20) Mankâra : ?
2 1 ) Ç'dpikâra : artisan.
22) Bhônka : porteur?
23) i\V^/;?A'«: barbier. Un des personnages considérables
de la société hindoue, qui a constamment recours à ses
soins; il est le digne pendant du Figaro occidental, avec
la même variété d'emplois accessoires : chirurgien, entre-
metteur, etc.
24) Lepikff : stuqueur, plâtrier.
25) Dârukâra : ouvrier en bois.
26) Tnksdka : charpentier.
27) Snàkhrf ,'/:•?
28) Ksetrakàra : arpenteur. La réforme des poids et
mesuies opérée par Jaya Sthiti Malla rendait sa tâche, déjà
fort compliquée, plus difficile encore. L'évaluation d'une
surface ou d'un poids n'était pas une médiocre affaire,
234 LE NÉPAL
car l'unité de mesure variait avec la qualité de l'objet à
mesurer. (V. inf. p. 299).
29) Kumhhakàra: potier. Encore un des éléments les
plus indispensables d'une communauté hindoue, les lois de
pureté religieuse exigeant une consommation formidable
de pots de terre. L'accumulation des débris de poterie et la
masse des pots d'argile qui cuisent au soleil signalent l'en-
trée d'un village hindou.
30) Tulâdhara-.T^QaeuY. (Cf. sup. 28.)
31) Karnika: tisserand?
32) Kâm-^yakâra : fondeur d'alliages de métaux com-
muns et fabricant de cloches.
33) Suvarnakâra : orfèvre.
34) Tâmrakâra: bronzier.
35) Gopâla : berger.
36) BhâyaJâcancu -.l
37) Kamjïkâra : ?
38) TayonUa : ?
39) Taiikâdhâri : ?
40) Vimâri : ?
4 i ) Sûrpakàra : ?
42) ISatebaruda : ?
43) Bâthahom : ?
44) Gâyana: chanteur.
45) Citrakâra : peintre.
46) Surâbîja : ?
47) Natîjiva: acteur qui prostitue sa femme.
48) Blândhura : ?
49) Yyanjanakâra: faiseur de brouet, cuisinier ?
50) Màlï : jardinier.
51) Mâmsavikn: boucher.
52) Kïrâta: chasseur?
53) Badî : ?
54) Dhânyainârï : ?
LA POPULATION. — LES NÉVARS 235
55) Tandukâra: tisserand?
56) Nadîchedi : coupeur de cordon ombilical?
57) Kundnkâra: tourneur d'ivoire.
58) Lohakàra : forgeron, ferronier.
59) Ksatnkâra : ?
60) Dhob'i : blancliisseur.
61) Rajakn: tcinlurier-neltoyeur.
62) Xhjofji : ?
63) Màtnnfii t .
^ ( , , corroveurs et peaussier.-.
64) Cormakarn ^
11 fallut en outre pourvoir à la situation légale d'un
groupe déjà considérable, et qui réclamait un traitement
spécial. Les brahmanes montés des plaines s'étaient sou-
vent laissé séduire, sans essayer de résistance, aux charmes
peu farouches des montagnardes ; mais les populations qui
les avaient accueillis et qui vénéraient leur prestige
n'étaient pas disposées à accepter pour les enfants issus
de ces unions irréguhères la condition dégradée que leur
imposait l'orthodoxie des codes. Le brahmane, toujours
accommodant avec le ciel, imagina des transactions diverses:
dans le pays des Gourkhas, il ressuscita, comme nous
verrons, la caste disparue desKhasàFusage de sa progéni-
ture illégitime. Au Népal, chez les ?Sévars, il inventa le
groupe des Jaisis, classe indéterminée qui prétendit s'élever
même au rang des Bandyas. Au moment oii les Bandyas
étaient assimilés aux brahmanes, il fallut écarter les pré-
tentions des Jaisis. On les répartit donc, d'après la condi-
tion sociale de leur mère, en quatre catégories: Àcârya,
Daivajna. Yaidya, Çrestha. Les Jaisis Àcàryas, nés d'une
mère de la classe Àcàrya, devaient remplir les fonctions de
l'Àcârya pour le groupe des Jaisis; les Jaisis Daivajnas
devaient être leurs astrologues. Les Çresthas représentaient
les ksatriyas dans cette communauté particulière. Les
Jaisis Àcâryas fin-enl encore subdivisés en trois classes,
236 LE NÉPAL
les Jaisis Daivajnas en quatre, les Çresthas en un grand
nombre ; le cordon brahmanique, la marque d'honneur
enviée, fut concédée à tous les Jaisis Àcâryas etDaivajnas,
et auK dix premières classes des Çrestlias. La variété d'occu-
pation des Çresthas expliquait cette inégalité de traitement :
les uns étaient soldats, d'autres marchands, d'autres
encore, porteurs ou cultivateurs. Les règlements des Pan-
dits réservèrent en outre aux Jaisis l'exercice de la méde-
cine, et groupèrent en une caste avec quatre subdivisions
ceux d'entre eux qui s'y livraient.
Les paysans, Jyapùs ou JafTus, qui forment la moitié de
la population indigène, furent rangés parmi les Çûdras et
formèrent 32 divisions ; les Kumhâl(Kumbhakâra), potiers,
formèrent quatre autres divisions de la même classe. La
caste ou plutôt l'exlra-caste des Pocihyas, qui réunissait les
professions les plus viles: exécuteurs, tueurs de chiens,
ramasseurs d'ordure, etc. fut répartie en quatre divisions.
L'eau, dans la société hindoue, marque la frontière delà
pureté ; une caste est honorable si les castes supérieures
peuvent, sans déchoir, accepter de ses mains l'eau à boire.
Les Podhyas, les Carmakâras et les trois castes qui les
précèdent furent exclues de l'eau ; cependant au début du
xvn'' siècle, le roi Laksmî Narasimha Malla de Katmandou,
en paiement de servicespersonnelsetintimes qui lui avaient
été rendus par un blanchisseur de la caste Rajaka et par
ses fdles, s'engagea à « faire passer l'eau de la main des
Hajakas », c'est-à-dire à les introduire de sa propre auto-
rité dans le groupe des castes pures.
Le système des castes exige, comme condition préala-
ble, la fidélité scrupuleuse des femmes ; l'adultère, entre
individus dont la loi n'autorise pas l'union, est une souil-
lure qui risque par contagion de s'étendre aux plus inno-
cents. Les Gourkhas, scrupuleux orthodoxes, ont édicté
contre une pareille faute des peines terribles. Les Névars
LA POPULATION. — LES NÉVARS 237
avaient hérité de leurs ancêtres mongoliques une indiffé-
rence de philosophes h la vertu des femmes. Les conseil-
lers de Java Sthili .Malla se contentèrent de décider que si
une femme avait des relations avec un homme de caste in-
férieure, elle serait dégradée et prendrait rang dans la caste
de son séducteur.
Le célèhre « Chapitre des chapeaux » a sa place mar-
quée dans les codes de llnde; toutes les manifestations
extérieures, tous les insignes de la caste ont le précieux
avantage de prévenir des confusions cuisantes. LesPodhyas,
les parias du Népal, n'eurent pas le droit de porter la
calotte nationale ; la veste, les souliers, les ornements d'or
leur furent aussi interdits. Les Ivasàis (bouchers) furent
obligés à porter des vêtements sans manches. Les toitures
de tuiles furent prohibées sur les maisons des Podhyas, des
Kullus (corroyeurs) et des Kasâis.
Les « quatre castes » y compris les Çiidras furent tenues
d'observer les règles du Yâstu-prakarana et de l'Asta-varga
sur la construction des maisons. Les Brahmanes et lesKsa-
triyas devaient employer des brahmanes aux cérémonies
de fondation ; les Vaiçyas et les Çùdras ne pouvaient y em-
ployer que des Daivajfias.
Les rites funéraires furent traités avec autant de détails :
ainsi la mélodie du Dîpaka-ràga fut réservée à la cérémo-
nie de crémation des rois ; certaines castes eurent le privi-
lège de l'emploi des Kàhalas (longues trompettes) pendant
la crémation de leurs morts.
La savante construction des Pandits de Jaya Sthiti Malla
n'a pas résisté aux siècles ; le temps sans en modifier le
fond en a altéré la façade. C'est que la caste, aussi bien
dans Thide qu'au Népal, est en dépit de ses airs immua-
bles soumise à la loi commune des organismes vivants: elle
se développe, elle se multiplie, elle meurt. Un travail con-
tinu de reproduction par scission, sous l'influence du temps.
238 LE NÉPAL
des lieux, des hommes, des événements, tire sans cesse de
chaque caste actuelle des castes secondaires qui prolon-
gent leur caste d'origine, l'enveloppent et finissent par
l'élouffer. Les Névars d'aujourd'hui, isolés de la société
Gourkha, sont divisés en deux grandes communautés, cor-
respondant aux deux confessions rivales: les Buddha-
mârgis ou Bouddhistes, les Çiva-mârgis ou Çivaites^
Les Çiva-mârgis, appartenant à une des religions de
l'hindouisme, entrent naturellement dans le cadre général
de classification brahmanique ; les quatre castes régulières :
Brahmanes, Ksatriyas, Vaiçyas et Çûdras, y sont représen-
tés chacun par plusieurs groupes, enfermés dans une bar-
1. J'emprunte les deux tableaux qui suivent à Oldfield, 1, 177 sqq. en
les complétant par Hamilton, 29 sqq. Leurs indications sont plus d'une
fois en désaccord, en particulier pour les castes Buddha-mârgis ou bien
mixtes : Ainsi Hamilton range les Jopu (^^ Jairus) avant les Ucla, tandis
qu'Oldfield renverse cet ordre; à leur suite il place les BJiat, les bardes
et panégyristes de l'Inde qu'Oldfield ne mentionne pas; puis les Go^
(jardiniers = Gar/d^/io), les Karml (charpentiers = S/Ziarm/), les iVfli<
(barbiers == iVapi^rt) qui sont loin de se suivre dans Oldfield (n" 33) 13)
et 27). Viennent ensuite les <Sow^a< (blanchisseurs = Sanghar), en deçà
de la limite de l'eau, tandis que Oldfield les classe au dernier rang des
castes impures ; puis les Japi/ (? potiers), les Hial ou Sial (vachers,
sans doute les Nancla-gaoïoah, 43)), les Dhui ou Putaul (= Duân ou
Putvâr, 39)). Au delà commencent les castes impures, avec les Salhn
(huiliers = Sarmi, 28)), placé en deçà par Oldfield, peut-être parce que
leur situation sociale s'est modifiée dans l'intervalle ; puis les Kasidia
(musiciens = /o^/ii ou Dhicnt), les Cliipi (leïnluriers =: Chippah, 25)
et les Koio, (forgerons = Kauu, 26), placés cote à côte à un rang bien
plus élevé dans Oldfield, les Gotoo (ouvriers de cuivre = Thambat 14)),
puis deux tribus militaires : les Kosar, qui étaient jadis des brigands à
ce qu'on dit, et les Tepai, qui peuvent épouser ou prendre pour concu-
bines les femmes hindoues qui ont perdu leur caste en mangeant des
choses impures ; et en dernier lieu les Furia et les Chamhal (= Puriya
[Podhiya] et Chamakallak d"01dfield, au môme rang) et les Bala,
ramasseurs d'ordures.
Je n'ai pas eu le temps de procéder pendant mon séjour à une
recherche personnelle sur les castes ; dans les cas douteux, j'ai suivi de
préférence Oldfield, plus récent et plus complet ; mais je l'ai naturelle-
ment corrigé ou complété chaque fois que mes données me l'ont
permis.
LA POPULATION. — LES NÉVARS 239
rière commune, et de plus séparés entre eux par les lois
fondamentales de la table et du lit.
A. Les castes brahmaniques sont:
1) Upâdhyâya, la plus haute classe de brahmanes. Ils ont
droit d'entrer dans les temples de Talejù, la déesse tuté-
laire du Népal, divinité mystérieuse introduite par Hari-
simha deva. Ils remplissent les fonctions de maîtres spiri-
tuels gurusj et de chapelains purohitaSy à l'usage des
Brahmanes et des Rajpoutes (ou Ksatriyas).
2) Laicar-ju, de rang inférieur, servent de gurus et de
purohitas aux classes inférieures.
3) Bha-ju ; on leur demande, en cas de maladie, des
conseils religieux ; mais ils ne donnent jamais un avis mé-
dical.
B. Les castes ksatriyas :
4) Thâkiir ou Malla, descendants des anciennes familles
royales ; ils sont admis à ce titre dans larmée (iourkha, et
n'entrent jamais dans le commerce ni dans le service
privé.
5) Nikhu, peintres d'articles religieux exclusivement ;
ils ont un rôle assez important dans la procession de Mat-
syendra INâtha, l'antique divinité patronale du Népal.
J^ r.1 ■ 'i les Cresthas de l'oreranisation antérieure.
7) Shensta,) " "
Les deux groupes ne forment qu'une seule caste, liée par
la commensalité etlaconnubialité ; ils fournissent à l'armée
anglo-indienne des recrues excellentes ; plusieurs y ont
gagné la médaille militaire.
C. Castes de Vaiçyas :
8) Josi, les Jaisis de l'organisation antérieure ; ils expo-
sent les Castras, mais ne remplissent pas de fonction sacer-
dotale.
9 ) Âcâr, les Âcâryas d'autrefois ; ils sont les prêtres des
temples de Talejù à Katmandou et à Bhatgaon.
240 LE NÉPAL
10) Bhanni: ils cuisinent pour les divinités des temples
de Talejû.
11) Gao/ai (Gulcul) Âcàr : prêtres des petits temples, oii
ils accomplissent les rites du homa expiatoire pour ceux qui
meurent à des jours néfastes ; mais ils ne prennent aucune
part aux funérailles proprement dites. Par les rites du
borna, le Gaoliu Âcâr prend sur lui les péchés du mort;
mais s'il commet une erreur dans l'accomplissement des
rites, il est lui-même perdu. Le Gaoku Acâr sert aussi de
prêtre aux Névars d'origine incertaine ou suspecte.
D. Castes de Çûdras :
12) Makhï : cuisiniers et serviteurs de table.
[3) Lakhipar : auxiliaires des précédents. Toutes les
castes acceptent la nourriture des mains de ces deux castes.
\A) Bagho Shashit: domestiques pour le service ordi-
naire.
La communauté bouddbique se répartit en trois grandes
catégories : aj les Banras (Bandyas) qui ont la tête rase ;
b) les Udas, adorateurs des dieux bouddhiques exclusive-
ment, comme les Banras, mais qui portent au sommet de
la tête un toupet de cheveux, (câdâ) ; c) les castes mixtes,
qui adorent à la fois les dieux du bouddhisme et ceux des
dieux çivaïtes que le bouddhisme n'a pas adoptés.
A) Les Bandyas, qui sontles brahmanes du bouddhisme,
se divisent en neuf groupes professionnels :
\) Gnbhar-ju (Giibal, Gubâhâl, Guru-bhâju): la plus
haute classe, la seule qui fournisse le haut clergé boud-
dhique, les Vajrâcâryas, et qui possède des Pandits. Pen-
dant les cérémonies religieuses, ils portent un cordon
sacré comme les brahmanes et les Acârs.
2) Barrha-ju \ ils travaiUent l'or et l'argent, mais n'en
3) Bikliu I font que des parures. Le bhiksu est, en
4) Bhiksu i surplus, un prêtre de rang inférieur qui
5) Nebhar ] sert d'auxiliaire au Vajrâcàrya.
LA POPULATION. — LES NÉVARS 241
6) JSibharbhar'i : ils travaillent le bronze et le fer, en
fabriquent des images divines et de la vaisselle, et sont éta-
meurs.
7) Tâmkarmi: ils fabriquent les fusils et les canons,
soit de fer, soit de bronze.
8) Gamsabarhi \ travaillent le bois, cbarpentiers \ et
9) Chïvarharhï ) aussi plâtriers et stuqueurs.
Ces neuf groupes forment une seule caste, au point de
vue du mariage et des repas.
B. Le groupe des Udas emprunte son nom à la plus
haute des classes qui le constituent; il est divisé en sept
sections, mais qui forment comme les Bandyas une seule
caste, au sens strict du mot.
10) IJda : ils ont été longtemps les grands commerçants
du Népal ; le commerce avec le Tibet et le Bhoutan était
entre leurs mains. Mais leur richesse et leur situation
sociale ont décliné au profit d'une classe tenue pour
infime, les Sarmis.
1 1) Kassar (kâmsyakâra) : ils travaillent les alliages de
métaux.
12) Lohankarmî '. tailleurs de pierre et constructeurs,
aussi bien pour l'usage religieux que pour l'usage privé.
13) Sikarmi: charpentiers.
14) Thambat {tàmrakâra) \ travaillent le cuivre, le
bronze et le zinc.
15) Âtvâl : tuiliers et couvreurs.
16) Maddikaiini : boulangers.
C. Castes mixtes, à la fois Buddha-mârgis et Çiva-mâr-
gis.
Les six premiers groupes, qui forment à eux seuls la
1. Les Bandyas doivent à l'intervenlion du roi Siddhi Narasimha de
Patan. au xvif siècle, la pratique de cette profession. « Comme il voyait
que la ville n'avait pas assez de charpenliers, il fit prendre ce métier
aux bandyas » (Vamç.. 234).
16
242 T.E NÉPAL
moitié de la population névare, portent le nom collectif de
Jaffus (Jyâpus) qui appartient en propre à la cinquième
classe ; ils ne forment qu'une caste au sens légal.
17) Mi( : ils cultivent exclusivement une seule espèce
d'herbe aromatique, qui sert à la coiffure et qu'on présente
aussi en offrande aux dieux.
18) Danghu: arpenteurs.
19) Kwiihar {Kumhhakâra) : potiers.
20) Karbujha : musiciens de funérailles.
21) Ja^'u ou Kissini) . ,,. ,. ,
' ^11^. I paysans qui cultivent le sol.
Les vingt-quatre classes qui suivent ne forment un groupe
que par opposition aux précédentes ; mais elles se subdi-
visent en véritables castes :
23) Chitrakar (Citrakâra) : peintres en tout genre : bâ-
timents, tableaux, etc.
24) Bhat : teinturiers en rouge pour tout genre d'étoffe,
linge excepté.
(25) Chippah (Ksipana) : teinturiers en bleu.
26) Kaua ou Nekarmi: travaillent le fer, fabriquent fers
à cheval, couteaux, etc.
27) Nau (Nâpita) : barbiers et chirurgiens.
28) Sarmi (ou Scilmî) : huiliers et tresseurs de guir-
landes pour la parure. C'est eux qui ont supplanté lesUdas
dans le grand commerce.
29) Tippah : maraîchers.
30) Pulpid: portent les lanternes et les torches aux
funérailles.
31) Kaussa: pratiquent les inoculations contre la petite
vérole.
32) Konar: fabriquent exclusivement les objets qui
servent à tisser.
33) Garhtho (Got) : jardiniers.
34) Katthar: rebouteurs et infirmiers.
LA POPULATION. — LES NÉVARS 243
35) Tatti: font les linceuls et aussi les bonnets de nuit
que portent les enfants en bas âge quand on vient de leur
couper en cérémonie les cheveux à l'entour de la cùdâ
(toupet au sommet de la tête).
36) Balhaiji: fabriquent les roues du char pour la pro-
cession de Matsyendra Nâtha.
37) Yungvar : fabriquent le char lui-même.
38) Ballah.
39] Lamu, porteurs des palanquins royaux. Ils sont
donc identiques aux Duân que les Gourkhas désignent
sous le nom de Putvâr. C'est à Prithi Narayan que cette
caste doit ce nom, ou plutôt ce titre d'honneur: avant de
réussira s'emparer de Kirtipur par ruse en 1767, le roi
Gourkha subit sous les murs de la ville une défaite désas-
treuse ; sa vie fut en danger, il ne dut son salut qu'au
dévouement d'un i)i<rm qui, avec l'aide d'un Kasài {ho\i-
cher) transporta en une nuit le palanquin du roi jusqu'à
Nayakot, hors de la vallée. Prithi Narayan remercia son
sauveur en ces termes: « Bien, mon fils! (Syâbâs pûtl) La
caste entière s'empressa de recueillir l'appellation hono-
rable échappée à la gratitude du Gourkha, et garda le
nom de Putvâr (« les filiaux »). Maître du Népal, en 1770,
Prithi Narayan confirma le titre, accorda aux Piz/yrtV^ la
faveur d'approcher le roi et de porter les palanquins
royaux.
40) Dalli: classe de cipayes.
41) Fihi: vanniers.
42) Gaowah (Gopa) ] les deux classes de
43) Nanda-Gaowah (Nanda-Gopaj j bergers ne forment
qu'une caste pour la table et le lit.
44) Ballahini: Bûcherons et livreurs de bois.
45) Nalli: ils peignent les yeux de la figure de Bhairava
sur le char de Matsyendra Nâtha.
Les membres des castes bouddhiques, toul hérétiques
244 LE NÉPAL
qu'ils sont, n'en sont pas moins « gens de caste » ; un Hin-
dou qui les tient pour des êtres diaboliques et pervers,
recevra sans scrupule Feau de leurs mains ; ils prolongent
la société hindoue en dehors de l'église brahmanique, à
mi-chemin du bouddhisme étranger.
Huit castes exclues de l'eau, et repoussées avec une égale
aversion par les Bouddhistes et les Çivaïtes, réunissent les
parias des deux confessions.
1 ) Kasâi : bouchers et porteurs de palanquins ordinaires.
Prithi Narayan a relevé un peu leur condition sociale ; en
même temps qu'il concédait un titre et une fonction hono-
rable aux duâns il a donné aux kasâis^ comme témoignage
de sa gratitude, des terres et leur a attribué un service de
domesticité au temple de Guhyeçvarî.
2) Joghi: musiciens de fêtes.
3) Dhunt: musiciens de fêtes.
4) Dhauivi : fabriquent le charbon de bois.
5) A'^///w : corroyé urs.
6) Puriya (Podhya) : pêcheurs, exécuteurs, tueurs de
chiens.
7) Chamakallak (Carmakâra, Chamâr) : peaussiers et
balayeurs.
8) Sanghar (Songat) : blanchisseurs.
Mais ces castes mêmes, ou plutôt ces hors-castes, toutes
dégradées qu'elles sont, refuseront de manger et de boire
avec des Musulmans ou des Européens ; et si une femme
de ce groupe venait à forniquer avec les uns ou les autres,
la loi la frapperait de peines terribles : impures au point de
vue de l'eau et du contact, ces castes n'en font pas moins
partie intégrante de l'hindouisme, et elles y ont à remplir
des fonctions sociales d'un ordre déterminé qui les rend
solidaires de l'ensemble ; la privation de droits n'emporte
pas pour elles la suppression des devoirs.
Créée de toutes pièces àl'imitalion de la caste hindoue,
LA POPILATIOX
LES NÉVARS
245
la caste bouddhique a pris comme unique noyau de forma-
tion la profession. Elle isole de la communauté et réunit
entre eux par les liens du lit et de la table tous les indi-
vidus que le droit de naissance qualifie pour l'exercice
exclusif d'un métier héréditaire ; c'est une compagnie
Visnu tlotlant sur les eaux (Jala-çayana} à Budha-Nilkanlh.
constituée pour l'exploitation d'un monopole légal et
ouverte seulement aux descendants des fondateurs. Le
monopole, il est vrai, n'est pas toujours lucratif: tel le pri-
vilège de peindre les yeux à l'image de Bhairava ; les béné-
fices en seraient souvent maigres pour faire vivre un
nombre toujours croissant d'intéressés. Heureusement la
liste des professions héréditaires, si longue qu'elle soit,
246 LE NÉPAL
n'épuise pas toutes les catégories de gagne-pain ; la cou-
tume et la loi n'ont pas créé de petits marchands
(bauyans), de tailleurs, de coolies, de portefaix privilégiés;
à l'exception de quelques spécialités, la culture n'est pas
un monopole réservé ; autant de débouchés qui restent
perpétuellement ouverts au trop-plein des carrières de
caste. La profession de médecin, réservée par le code de
Jaya Sthiti Malla aux Jaisis, est tombée dans le domaine
public; et l'exercice en est fructueux au Népal, autant et
plus qu'ailleurs; les bonnes familles y ont en général un
médecin attaché à leur service ; la vieille tradition des ocu-
listes bouddhiques a été perpétuée, dans ce suprême asile
du Bouddhisme indien, par des spécialistes distingués'.
Ainsi la caste réserve à ses membres une profession
spéciale, mais elle ne la leur impose pas, elle les laisse
volontiers s'échapper dans le terrain vague des métiers qui
n'appartiennent en propre à personne.
La caste, bouddhiste ou çivaïte, est à la fois un orga-
nisme professionnel et un organisme religieux ; chacune
de ces deux fonctions se trouve placée sous le contrôle
d'une autorité spéciale. La corporation, avec tous ses res-
sortissants, est administrée par un comité analogue au
Panch hindou et qui porte au Népal le nom de Gatti. La
Gatti répartit et contrôle les charges qui incombent à
la caste en vertu de son monopole; dans celte vallée
enchantée oi^i la religion n'a pas encore complètement
cessé d'êtie un enchaînement continu de fêtes pui^liques,
\. Cf. le récit de Vamç. 178: un métiecin de Harisimha deva, sollicité
par le roi des Nâgas, Karkotaka, sous le déguiseuieut d'un brahmane,
le suit dans son palais souterrain, y guérit par une application de
collyre les yeux de la reine des Nàgas, et Karkotaka lui promet en
récompense que ses descendants seront de bons oculistes. « Les des-
cendants de ce Baid (Vaidya) furent renommés en conséquence comme
d'excellents oculistes. » — Et cf. d'autre part : D'" Cordier, Vâcjbhata,
dans Jonrn. Xsial., 1901, 2, p. 170, n.
LA POPULATION. — LES NÉVARS 247
chacune des castes est tenue de concourir pour sa part
aux solennités; \digatti désigne à tour de rôle les familles
qui rempliront à chaque occasion la tâche prescrite et elle en
surveille l'exécution. Les fêtes corporatives viennent
encore s'ajouter aux fêtes religieuses; chacun des membres,
effectifs ou virtuels, delà corporation doit successivement,
et à des périodes déterminées, offrir une fête à tous les
autres, et quels qu'en soient les trais, nul n'est autorisé à s'y
dérober. Enfin, si une personne de la caste meurt, toutes
les familles de la caste sont rigoureusement obligées de se
faire représenter à ses funérailles ; la mort est encore un
prétexte à processions. La loi confère à \-à gattl le droit de
punir tout manquement ; la peine ordinaire est l'amende pro-
portionnée à la gravité du délit ; mais, dans les cas où la faute
d'un seul engage et compromet la communauté entière,
\digutfi peut prononcer l'expulsion hors de la caste; l'indi-
vidu déchu, rejeté de la société, ne trouve plus d'asile que
dans les groupes infâmes dont le contact est une souillure.
Mais la ^fa/Zi ne connaît que des actes corporatifs; les
fautes contre la pureté lui échappent, car elles sont du
domaine de la loi religieuse, et c'est un juge religieux qui
leur convient. Quiconque est prévenu d'avoir mangé ou
forniqué en compagnie prohibée, d'avoir accepté de l'eau
de mains interdites, d'avoir commis un acte d'inadvertance,
de négligence ou de licence qui entraîne la perte de caste,
en un mot d'avoir péché contre la loi, est déféré au dharm-
âdhikâri ou iage suprême du royaume, et le cas est porté
devant le Bàja-guru, le brahmane qui sert de directeur
spirituel au roi. Le Uâja-guru examine l'affaire, consulte
les castras, la littérature de la casuistique qui s'est déve-
loppée avec tant d'abondance depuis le xiv" siècle, et pro-
nonce le verdict. La [)eine est à la fois juridique et reli-
gieuse : elle varie entre l'amende, la prison, la confiscation
des biens et la déchéance de caste ; l'amende perçue est
248 LE MÉPAL
partagée entre le gouvernemeut, le râja-guru et certaines
familles privilégiées de brahmanes; de plus le coupable
est condamné à entretenir un nombre de brahmanes fixé
par le jugement. La sentence indique l'expiation à accom-
phr; si le péché est rémissible, le coupable est tenu à un
acte de contrition {prâyaçcitta)\ si le coupable perd sa
caste, la collectivité tout entière est solidaire delà souillure
et doit s'en laver; comme représentant légal et religieux
du pays, le roi en personne est responsable de l'expiation
(candrâyana), et les frais qu'elle entraîne, au profit des
brahmanes, peuvent s'élever à des milliers de roupies.
La juridiction du Râja-guru, avec les sanctions d'ordre
brahmanique qu'elle entraîne, n'est pas limitée aux castes
çivaïtes; une assimilation inévitable a introduit aussi dans
sa compétence les castes bouddhiques. Le bouddhisme,
théoriquement étranger à l'idée de caste, n'a pas prévu
d'autorité chargée d'en surveiller et d'en contrôler l'appli-
cation. Le jour où les Bouddhistes du Népal ont adopté
l'organisation hindoue, ils se sont rangés naturellement
sous l'autorité du seul juge qui eût qualité pour rendre des
arrêts. La constitution de Jaya Sthiti Malla sert, paraît-il,
de base juridique aux décisions du Râja-guru dans les cas
de castes bouddhiques.
Le trait dominant du caractère névar, c'est le goût de la
société. Le Névar ne vit jamais isolé; il aime à loger, un
peu comme le Parisien, dans des maisons à plusieurs étages
et grouillantes de population, quitte à demeurer à l'étroit,
aussi bien en ville qu'au village. Il sait jouir de tous les
plaisirs que la nature lui donne; il chante, il cause, il rit,
il goûte finement le paysage, se plaît aux piqueniques
de gaie compagnie, dans un site ombragé, près d'un
ruisseau ou d'une source, à l'abri d'un vieux sanctuaire,
en face d'un spectacle aimable ou grandiose. Cultivateur
adroit et soigneux, il excelle aussi à tous les aits manuels.
LA POPULATION. — LES XÉVARS 249
même les plus délicats ; il est orfèvre et forgeron de talent,
sculpteur fantaisiste, teinturier et peintre de goût, commer-
çant avisé sans rapacité, artiste né. ïl a transformé les
arts de l'Inde, bâti des temples et des palais qui ont servi
de modèles aux Tibétains, aux Chinois ; la pagode classique
vient du Népal. La réputation des artisans népalais consa-
crée par les siècles est encore établie dans toute l'Asie cen-
trale. Le P. Hue, qui visita la colonie névare de Lhasa,
affirme qu'on vient les chercher du fond de la ïartarie
pour orner les grandes lamaseries, et il partage l'admira-
tion des Asiatiques pour leurs bijoux « qui ne feraient pas
déshonneur à des artistes européens », pour « ces belles
toitures dorées des temples bouddhiques, qui résistent à
toutes les intempéries des saisons et conservent toujours
une fraîcheur et un éclat merveilleux*.» Les Gourkhas qui
les repoussent de l'armée leur ont fait une réputation de
couardise; mais le souvenir des assauts livrés à Kirtipour
atteste leur bravoure; leurs castes militaires servent avec
honneur dans l'armée britannique de l'Inde.
L'ancien costume des Névars a presque entièrement
disparu; il ne se conserve que dans de rares localités, par
exemple à Harsiddhi, S. de Patan, et dans certaines céré-
monies religieuses oh les prêtres le portent par exception:
il consistait dans une sorte de jaquette collante, avec une
jupe tombant aux chevilles, et ramassée à la ceinture en
plis nombreux ; une pièce d'étoffe roulée en écharpe
recouvrait le bas de la jaquette et le haut de la jupe. Mais
aujourd'hui la population a presque partout adopté le
costume gourkha. Les femmes portent un corsage collant,
et en guise de jupe une pièce d'étoffe, aussi amjjle que
1. lire, Souvenirs d'un voijage clans la Tartarle, le Thibel et la
Chine pendant les années 1844, 1843 et 1846. Paris, 1850, l. Il,
p. 263 sqq. Cf. inf. p. 307. note 2.
250 LE NÉPAL
possible, serrée à la ceinture en plis abondants, et retroussée
par derrière jusqu'aux chevilles. Elles ramassent leurs
cheveux en chignon au sommet de la tête, et ne portent
jamais de coiffure ; en revanche elles s'ornent à profusion
de fleurs, surtout de soucis, et aussi de joyaux, en particu-
lier d'un disque en or posé à plat sur le chignon. Comme
les femmes de l'Inde, elles se passent des anneaux aux
bras, aux jambes, aux oreilles, au nez. Elles vivent dès le
jeune âge dans une liberté sans réserve, A huit ans, on les
mène au temple et on les marie avec toutes les cérémo-
nies requises à un fruit de bilva, qu'on jette ensuite à l'eau;
l'époux disparu est toujours censé vivant, et son épouse
est en droit de mettre à profit son absence ; car la loi auto-
rise la femme, en l'absence du mari, à prendre un amant
de sa caste ou d'une caste supérieure; elle ne doit pas
choisir au-dessous d'elle, c'est la seule restriction qui lui
soit imposée. Arrivée à l'âge nubile, on lui donne une dot
et on la marie ; en dehors de la haute société, qui affecte
les préjugés de l'Inde, la jeune fille peut courir à son aise
les galants avant le mariage ; après le mariage, son indé-
pendance n'est guère moindre; si elle veut quitter son
mari, elle n'a qu'à mettre sur le lit deux noix de bétel ;
elle peut dès lors s'en aller tranquillement. Le Névar n'a
qu'une femme légitime, elle doit être de la même caste
que lui, mais il peut lui adjoindre des concubines de caste
inférieure, sans dépasser toutefois la limite de l'eau.
L'adultère, monstrueux aux yeux des Gourkhas, n'est pas
pris au tragique par les Névars; le divorce est alors de
droit, et le complice doit restituer au mari les frais occa-
sionnés par le mariage; sinon, il est puni de la prison.
Les Névars sont très friands de viande ; ils mangent de
la chèvre, du mouton (mais du mouton de montagne seule-
ment, car le mouton de l'Inde est tenu pour une nourriture
interdite), du canard, de la volaille, mais surtout du buffle.
LA POPULATION. — LES NÉVARS 251
Ils ont inventé une légende pour justifier ce goût qui fait
horreur aux Hindous, respectueux de la vie animale : quand
le conquérant Harisimha deva monta au Népal, en 1324,
son armée faillit mourir de faim en route; le roi invoqua
la déesse Talejii, sa protectrice : elle lui apparut en vision,
et lui permit de manger tout ce qui se rencontrerait le
lendemain matin. Au lever du jour, le roi vit un buffle, le
fit prendre et présenter à la déesse qui donna des instruc-
tions détaillées pour le choix d'un abalteur qualifié. On
trouva l'homme, et ce fut l'ancêtre des Kasàis; il immola
la bête, et la déesse permit d'en manger la chair'. Les
Çiva-màrgis des plus hautes castes tuent sans scrupule des
animaux ; mais les Banras s'abstiennent de verser le sang,
et ne mangent pas de porc. Le riz, les lentilles, les légu-
mes bouillis sont le fond de la nourriture. L'ail, cru ou cuit,
et les radis sont le régal des Névars; ils aiment surtout le
radis enfoui jusqu'à fermentation puis séché au soleil; il
est impossible d'imaginer une odeur plus fétide. La tradi-
tion rattache l'invention de cette délicatesse à l'invasion de
Mukunda Sena, peu de temps avant la conquête de Hari-
simha deva. Us boivent aussi l'alcool {raksî) extrait du riz
et du froment, mais ils ne s'enivrent qu'aux jours de grande
fête.
Les Névars comme les Hindous brûlent les cadavres.
Les Névars ont une langue particulière et qui porte le
nom de Névârî. Les Capucins s'en servaient au xvui* siècle
pour prêcher l'Evangile au Népal, mais ils ont négligé de
l'étudier scientifiquement, et leurs travaux ont disparu
sans laisser aucun fruit. Le névari est encore très peu et
très mal connu; Hodgsou en a démontré la parenté avec le
tibétain, mais sans pousser les recherches à fond'; derrière
1. Vainr. 176.
2. Notices of llif lamjiuifjes, lileralure and religion of Népal and
252 LE NÉPAL
lui M. Conrady seul les a reprises, et avec succès. Il a
publié une excellente étude sur la grammaire névarie et
édité un petit vocabulaire sanscrit-névari rapporté jadis par
Minayeff'.
Le névari de la belle époque réalise un équilibre harmo-
nieux entre les parlers himalayens restés au stage primitif
en raison de leur isolement, encore pauvres, grossiers,
impuissants à traduire les pensées élevées et les notions
abstraites, et les dialectes entièrement hindouisés à force
d'emprunter aux langues aryennes de la plaine. Le névari
a développé son lexique par un travail interne, et s'il a dû
emprunter aux langues néo-sanscrites, il a su assimiler ces
emprunts et en tirer des forces nouvelles à son service. Il
subsiste encore un assez grand nombre de commentaires
sur les textes sanscrits bouddhiques ou même de traductions
en névari. A partir de la restauration Malla (xiv siècle),
le névari s'introduit dans l'épigraphie et y prend rapide-
ment aux dépens du sanscrit une extension croissante. La
conquête gourkha, en renversant les dynasties névares,
a décrété la déchéance du névari. De génération en géné-
ration, la langue névarie recule et perd du terrain au profit
du parbatiya, le parler des vainqueurs.
Le névari a emprunté son écriture à l'Inde; il s'écrit avec
les mêmes caractères que le sanscrit; les variétés d'écriture
introduites par les scribes se rapprochent toutes du deva-
nâgarî, mais avec des formes plus archaïques.
Tibet, publié d'abord dans Asiat. Researches XVI (1828), p. 409; réim-
primé dans les Essays on the languages, etc. London, 1874, p. J.
1. August CoNRADV. Dus Newâvî. Grammatik iind Sprachproben
dans la Zeitschr. cl. D. Morg. Ges., XLV (1891) t-35. — Ein Sanshrit-
Newârî Wôrterbuch, aus dem Nachlass Minayefï's herausgegeben. 76.,
XLVII (1898) 589-573. — M. Conrady s'est surtout appliqué à mettre en
relief les rapports du névari avec l'ensemble des langues dites « indo-
chinoises » : chinois, tibétain, siamois, dialectes himalayens.
LES GOURKHAS
Les Gourkhas, qui se sont établis en maîtres au Népal
depuis 1768, continuent à porter avec orgueil le nom du
pays qui fut le berceau de leur puissance : avant la con-
quête de Prithi Narayan, ils habitaient la principauté de
Gourkha, un des petits états qui constituaient le territoire
des Vingt-Quatre Rois (Chaubisi Râj), dans le bassin des
Sept Gaudakis, à l'Ouest du Népal. Naturellement, la prin-
cipauté variait sans cesse d'étendue, dans le chaos d'une
féodalité ambitieuse et remuante. En général elle atteignait
à l'Est la Tirsuli Gandak, la plus orientale des Sept Gan-
dakis, qui baigne la seigneurie de Nayakot, et que les
mamelons du Deochok séparent seuls des eaux népalaises.
Au temps des trois royaumes (xvn'-xvnr siècles), le royaume
de Katmandou s'étendait vers l'Ouest jusqu'à la rive droite
de la Tirsuli Gandak. Le Gourkha avait pour limite régu-
lière à l'Ouest la Marsyandi qui séparait la principauté
des états minuscules de Lamjung, Tanahung et Pokhra.
La capitale, Gourkha, unique ville de la région, est con-
struite sur une haute colline, le Hanuman-ban-jang, qui
tombe du côté de l'Ouest dans la Darandi. Elle est située
à 100 kilomètres environ de Katmandou. Elle passe pour
254 LE NÉPAL
contenir 2 000 maisons, soit de 15 000 à 20 000 habitants,
avec ses dépendances. L'ancien darbar, le berceau de la
dynastie actuelle du Népal, tombe en ruines. La ville et la
principauté ont pris le nom de leur divinité tutélaire,
Goraksa Nâtha, en langue vulgaire Gorakh, Gorkha, patron
des Yogis qui fréquentent l'Himalaya ; nous le retrouverons
associé, dans la littérature et dans les traditions du Népal,
à Matsyendra Nâtha, patron de la grande vallée.
Les premiers habitants du pays de Gourkha étaient appa-
rentés aux Névars, et comme eux d'origine tibétaine ; ils
portaient et gardent encore en partie le nom de Magars.
Leurs rois étaient de la même race, mais avec un mélange
de sang hindou ; ils se flattaient d'être des ksatriyas de
montagne, des Khas ; ils appartenaient au clan des Khadkas
ou Kharkas. Mais en 1559 (mercredi, 8 bhâdon badi çâka
1481 , naksatra Rohinî '), le fils du râja de Lamjung, Dravya
Sâh, s'empara par surprise de la ville, avec la complicité
des clans hindouisés, tua de sa main le roi, et monta sur
le trône. Il estlancêtre de la dynastie Gourkha.
Dravya Sâh se piquait d'une origine illustre. La tradi-
tion, pieusement et fièrement maintenue par ses descen-
dants, le rattachait aux plus authentiques et aux plus purs
desclans rajpoutes. L'empereur Alâu-d-I)în(quelalégende
désigne par confusion sous le nom d'Akbar) furieux contre
les Rajpoutes de Chitor qui lui avaient refusé la main
d'une femme de leur caste, marcha contre la forteresse
qui passait pour imprenable, et s'en empara (1303). Treize
cents Rânîs (femmes de caste Ksatriya) s'immolèrent volon-
tairement sur le bûcher ; la princesse convoitée par le
musulman se jeta dans une cuve d'huile bouillante, mar-
tyre de la pureté brahmanique. Une partie des survivants
se retira à Ujjayinî (Ogein) sous la conduite de Manmath,
1. La date, telle qu'elle est donnée, est cerlainenieut inexacte, auss
bien pour 1481 çaka présent qu'écoulé.
LA POPULATION. — LES GOURKHAS 255
dernier fils du râja de Cliitor, tandis que l'ainé allait fonder
Udaypur; la maison d'LMaypur est regardée depuis lors
comme le parangon des Rajpoutes. Le plus jeune fils de
Manmatli, Blnipài, quitta Ujjayinî et sur les indications de
sa divinité personnelle [ista-devatâ)^ alla s'établir au Nord,
dans les collines, à Ridi ou Riri, petite bourgade située
à 260 kilomètres de Katmandou, à 160 kilomètres de
Gourkha. 11 y arriva en 1495, près de 200 ans après la
cbule de Cliitor dont son père aurait été témoin! De Ridi
il passa à Sarghâ, puis, continuant vers l'Est, à Rhirkot. Il
s'y fixa, défricha le sol, eut deux fils, Khànchà et Michâ,
dont on se garde bien de désigner la mère ; il les fit initier
comme ksatriyas, leur procura des femmes rajpoutes de
la plaine. Le second fils Michâ conquit Nayakot, petite
ville au Nord-Ouest de Gourkha, distincte de la ville du
même nom sur les confins du Népal. Un de ses descen-
dants, Kulmandan, devint roi de la principauté de Kaski,
près de Nayakot, et reçut de l'empereur de Delhi le titre
de Sâh. Les gens de Lamjung, un village voisin blotti dans
les montagnes, vinrent lui demander un de ses fils comme
roi ; quand ils l'eurent, ils le prirent pour cible, sous pré-
texte de viser du gibier, et l'accablèrent de flèches empoi-
sonnées. Mais incapables de se gouverner sans roi, ils
allèrent demander au roi un autre de ses fils ; ils finirent
par triompher de ses résistances légitimes par les engage-
ments le plus solennels; autorisés à choisir entre les cinq
fils qui restaient, ils attendirent la nuit, observèrent les
princes endormis, virent la tête du plus jeune se relever
sur le coussin, et convaincus des hautes destinées qui
l'attendaient, le prirent pour chef. C'est ce prince qui eut
à son tour comme second fils Dravya Sâh, conquérant de
Gourkha'.
1. Wright. 273 sqq.
256 LE NÉPAL
Le colonel Tod, l'infaligable compilateur des traditions
rajpoutes, a recueilli une autre légende sur l'origine de la
dynastie Gourkha\ Elle aurait eu pour fondateur le troi-
sième fils du roi Samarsi de Chitor, qui alla vers la fin du
xiv^ siècle s'établir à Palpa, la capitale actuelle des pro-
vinces occidentales du Népal. Samarsi n'est autre que
Samara Simlia, le prédécesseur de Ratna Simha qui fut
vaincu et fait prisonnier par Alâu-d-Din. Samara Simha
est connu par plusieurs inscriptions datées de 1275 (?),
1278 et 1285 J. G. ^ Une troisième tradition recueillie au
Népal par Hamilton^ attribue la fondation de Palpa à
Rudra Sen, descendant de Ratna Sen de Chitor, autrement
dit de Ratna Simha, le successeur de Samara Simha.
L'époque indiquée de part et d'autre ne s'éloigne pas
beaucoup du temps où Harisimha deva envahit et conquit
le Népal.
La prise de Chitor et la dispersion des Rajpoutes sont
des faits historiques bien établis; l'histoire des ancêtres de
Dravya Sâh qui s'y est greffée, est au moins douteuse, et
leur généalogie n'est pas rassurante. Les sceptiques
peuvent observer que chacune des branches et des sous-
branches de la famille a pour point de départ le dernier-né
des fils comme si la descendance des fils aînés était trop
connue et trop sûre pour se prêter à des altérations ou à
des interpolations frauduleuses. Les successeurs de Dravya
Sâh n'ont pas réussi du premier coup à se faire admettre
comme desksatriyas authentiques dans la société hindoue.
Râma Sâh, qui régna de 1606 à 1633 et qui donna un
code au pays de Gourkha, envoya un ambassadeur au prince
rajpoute d'Udaypur, avec mission d'exhiber sa généalogie
1. Tod (Annaîs of Râjaslhan), cité par Vansittart, p. 84.
2. V. les références réunies par M"i« Mabel Duff, Chronologif of
India, Westminster, 1899, p. 205 et 206.
3. Ha.milto.n, [). 130 sq.
LA POPULATION. — LES GOURKHAS 257
et d'obtenir la reconnaissance expresse de son rang. Le
chef du clan Sisodliiya, le Rajpoiile par excellence, se
laissa éblouir par Farbre généalogique de Râma Sâh ; il
était sur le point de faire droit à la requête quand un con-
seiller avisé lui suggéra d'interroger l'ambassadeur sur sa
propre caste. On verrait bien si les bruits qui couraient sur
l'horrible impureté des gens de la montagne étaient simple
médisance. L'ambassadeur, qui s'était donné comme
ksatriya, dut reconnaître à bout de faux-fuyants qu'il était
du clan Pânde ; or les Pânde de l'Inde sont un clan de
brahmanes ! La cause était entendue, et l'ambassadeur dut
s'en retourner penaud'.
Cet accouplement monstrueux d'un nom de clan brahma-
nique avec le titre de ksatriya, qui scandalisait les puritains
de l'Inde, s'était pourtant réalisé dans les vallées de
l'Himalaya sous le patronage et sous le contrôle des
brahmanes. Leur ingéniosité, toujours prête à seconder
leur intransigeance, avait créé, sous l'apparence d'une
^ simple résurrection, une caste nouvelle qui combinait deux
traits théoriquement inconciliables : C'était les Khaças,les
Khas.
Les Khas étaient le résultat local d'un groupe de phéno-
mènes déjà constaté dans la vallée du Népal, mais qui y
avait suivi un autre développement. Les Brahmanes montés
de l'Inde orthodoxe en pèlerins, en missionnaires ou en
aventuriers, avaient usé de leur prestige aristocratique et
sacerdotal sur le beau sexe ; accueillis avec honneur et
avec vénération par ces rudes tribus de montagnards, qui
saluaient et redoutaient en eux la magie des formules
toutes-puissantes, ils avaient fondé des familles irrégu-
lières ; les enfants de ces unions, réprouvées par les codes
1. HoDGSoN rapparie cetU; anei'clûte comme aulli(,'iiti(iiu' : L'inguages
and Literal are of Népal, part. Il, p. 38.
17
258 LE NÉPAL
brahmaniques, étaient admis légitimement dans la société
hindoue; mais ils devaient y occuper un rang infime. Le
mal n'étai t point grave , s'ils avaient seuls avec les brahmanes
représenté Tordre social de l'Inde dans FHimalaya. Mais le
brahmane ne passe pas en terre barbare sans opérer de
conversions; les chefs à demi-sauvages aspirent à s'enca-
drer dans l'organisation supérieure que le brahmane règle
et dispose à son gré ; les obligations mêmes que la caste
impose ilattent l'orgueil du néophyte: elles l'isolent par
une barrière rigoureuse et transforment en un fossé infran-
chissable la mince ligne de démarcation qui le séparait
des classes inférieures. En échange de cette adhésion aux
lois fondamentales de l'Eglise qui prescrivent le respect
du brahmane et le respect de la vache, le brahmane ima-
ginait un artifice de généalogie qui lui permettait d'intro-
duire son prosélyte dans la caste enviée des Ksatriyas:
une vague consonance dans les noms des ancêtres bar-
bares, la lointaine ressemblance d'une légende suffisaient
pour jeter un pont entre l'aspirant ksatriya et l'un des ,
innombrables héros de la tradition hindoue. Mais le nou-
veau Ksatriya n'était pas encore au bout de ses peines; il
avait beau porter le cordon brahmanique et prendre un
brahmane comme guru, les Rajpoules authentiques tenaient
à distance sa noblesse trop récente et ne se décidaient pas
à lui donner leurs filles en mariage ; il était réduit àchoisir
ses femmes parmi les indigènes, et les fils nés de pareilles
unions ne pouvaient plus se maintenir au rang paternel.
La vieille théorie sociale des dharma-çâstras leur assignait
une condition dégradante, mais elle s'appliquait à une
société idéale, régulière et docile, et n'avait que faire dans
les vallées de l'Himalaya; les nouveaux Ksatriyas n'étaient
pas disposés à payer leur titre d'une humiliation imposée
à leur progéniture. Le brahmane sut concilier la lettre et
l'esprit, la doctrine et la pratique.
LA POPULVTIOX. — LES GOL'RKHAS 250
Parmi les classes irrégulières issues des Ksatriyas, Manu
désignait les Khasas (ou Khaças) ; ils figuraient côte à côte,
dans le code classique', avec les Licchavis et les Mallas
qui constituaient l'aristocratie militaire au Népal; comme
eux, les Khasas passaient pour les descendants réguliers,
nés en mariage légitime, d'un Ksatriya qui avait été
excommunié pour avoir négligé les devoirs sacrés. Le nom
des Khasas s'était perpétué dans les codes ; mais aucune
notion positive ou réelle ne s'y rattachait". D'autre part, la
géographie épique et littéraire de l'Inde appliquait depuis
longtemps cette désignation aux populations qui hordaient
l'Inde au Nord, sur la frontière du hrahmanisme ; le nom
flottait comme la plupart des vieux ethniques dans des
limites ondoyantes et pouvait s'étendre jusqu'aux plateaux
tibétains '.
1. Mdnava-dh.-ç. X, 22. — Cf. aussi Harivamça, XIV, 784 ; XCV, 6440.
2. D'après Uçanas, cité par le commentateur Govardhana, les Khasas
sont porteurs d'eau et distributeurs d'eau aux fontaines (Mdn. clh. ç.,
Irad. BuHLER, loc. land., note).
3. Le Mahd-Bhdrata mentionne fréquemment les Khasas, et toujours
en compagnie des populations montagnardes du Nord-Ouest. Ainsi 11,
51, V. 1858 :
Maru-Mandarayor niadhve Çailodâm abhito nadfm | ye te kïcakavenûnâm
châyâni rani}'âm upâsate | Kbasâ ekàsana hy arhâh pradarâ dïrghaveiiavah |
Pâradâç ca Kulindàç ca Tanganâh Paratanganâh |
Les Khasas habitent entre le mont Meru et le mont Mandara, vers la
rivière Çailodà, autrement dit dans le nœud de montagnes de l'Hindou-
Kouch et du Pamir ; ils apportent avec les peuplades voisines un tribut
en (c or de fourmis », extrait du sol par les fourmis. Au livn; Vil, 121,
v. 4845, ils sont nommés avec les Daradas (Dardistan), Tanganas, Lam-
paka (Lamglian), Pulindas; au Vlll, 44, v. 2070, avec les Prasthalas,
Madras, Gàndhâras, Arattas, Vasàtis, Sindluisauviras. — Cf. aussi Màr-
kandeya-Pur. LVll, 57 ; LVlll, 7. Bharata, dans son Nàtya-çàstra, les
cite à côté des Bâhlikas (Balkh) :
Bâhlïkabhâsodîcyânârn Khasmiâm ca svadeçajâ | XVII, 52.
Le Vibhàsà castra, conim seulement dans sa \('rsion chinoise (due à
Samgliabhûti, en 38:5 J.-C.) mentionne la langue des Khasas avec celle
des To-le, Mo-le, Po le, Po-k'ia li dans un passage (éd. jap., XX, 9, 59'»)
que j'ai déjà fait connaître {Notes aur les Indo-Scythes, \). 50, n.) : les
260 LE NÉPAL
Les vieux dbarma-çùslras, en enregislranl le nom des
Kliasas, comme aussi le nom des Yavanas, des Pahlavas, des
Cînas et de tant d'autres peuples réels, avaient eu simple-
ment pour objet de définir leur situation sociale au regard
de la hiérarchie brahmanique. Les Brahmanes, fidèles
à leur tactique constante, ressuscitèrent un vieux nom
tombé en déshérence, et s'en servirent pour couvrir une
création nouvelle. Ils reconnurent les fils issus d'unions
entre les Ksatriyas et les femmes indigènes comme les
représentants authentiques des Khasas anciens, et ils leur
accordèrent, comme aux vrais Ksatriyas, le cordon brali-
manique.
La solution était si ingénieuse et si satisfaisante qu'elle
put servir à deux fins. Les fils issus d'unions entre les
brahmanes et les femmes indigènes, et déchus du rang
To-le sont les Daradas ; les Po-le, les Paradas ,; Mole suppose un original
Maladas, et Po-k'ià-li répond à Bukharî. Le dictionnaire Fan-fan-yu
dont je possède une copie, rapporte une interprétation (section Vill)
qui traduit Khasa (K'ia-chu) par « langage incorrect ». ^ jH f §^ Cette
explication semble se fonder sur une étymologie analogue à celle qui
est en cours aujourd'hui et qui prétend dériver le nom des Khas de
« Kliasnu » tomber, déchoir.
Je rajipelle qu'on a voulu souvent établir un rapprochement entre
le nom des Khas et celui de Kashgar, interprété par l'iranien Khasa-gairi
« mont des Khas » (cf. les Casii montes de Prolémée) ou Khasâgâra
« demeure des Khas ». Hiouen-tsang donne K'ia-c/ia (= Khasa) comme
un autre nom de Kachgar.
Enfin les Khas sont souvent mentionnés dans la Râja-tarangini. Cf. la
note, très vieillie, de Trover, vol. 11, p. 321, et celle de Stein, II, 430 : ils
n'interviennent dans l'histoire du Cachemire que comme « des monla-
gnai'ds maraudeurs et turbulents » (Stein).
Un document épigraphique daté de l'an 629 de J.-C. (380 de l'ère
Kalacuri, donation du roi Gurjara Dadda II Praçànta râga, trouvée à
Khedâ) prouve ([u"au vu" siècle les Khasas passaient pour habiter à l'en-
tour de l'Himalaya: « Le roi ressemblait à î'IIimâcala parce qu'il était le
séjoui' des Vidyâdharas (ou : des savants), mais il n'avait pas, comme
lui, un entourage de Khasas (dégradés) » [yaç copamîyate... «vidyâdha-
râvâsatayâ Himâcale na Kiiasa[)arivaratayâ] Ind. Antiq., XIII, 83. Le
même passage est répété dans une donation du même roi, postérieure
de cinq ans à la première (Ib., 89).
LA POPULATION. LES GOURKIL^S 20 I
paternel par la faute d'une naissance irrégulière, ne pou-
vaient pas tomber au-dessous des fils irréguliers de Ksa-
triyas ; ils ne pouvaient pas s'élever au-dessus des nou-
veaux Khas qui confinaient de si près à la seconde caste. Ils
furent également reconnus pour Khas, reçurent aussi le
cordon brahmanique, et conservèrent en même temps le
nom du clan brahmanique auquel appartenait leur père.
On essaya bien de les distinguer des autres Khas par la
désignation de Ksattris ou Khattris, empruntée aussi à la
terminologie complaisante des codes ' ; mais l'usage refusa
d'admettre ces distinctions subtiles, et les Ksattris s'amal-
gamèrent avec les Khas. Les Raj pontes authentiques qui
vinrent de l'Hindoustan et qui s'unirent avec des femmes
indigènes prétendirent, eux aussi, classer à part sous le
nom d'Ekthariahs leurs descendants privilégiés ; la masse
des Khas les absorba dans son chaos hétérogène. Les clans
de noblesse locale, convertis à la suite des rajas monta-
gnards, vinrent à leur tour s'y confondre. La puissante
famille des Khas couvrit ainsi de ses tribus le vaste espace
de montagnes qui s'étend du Népal propre] usqu'au Cache-
mire.
La petite principauté militaire de Gourkha était peuplée
surtout de Khas. Ils étaient les uns vassaux du roi, les
autres officiers ou soldats. C'est grâce à la complicité des
clans Khas que Dravya Sâh s'était emparé de Gourkha en
1559, c'est grâce à leur fidélité et à leur dévouement que
les rois Gourkhas purent maintenir et étendre leur pou-
voir, sans s'affilier à aucune des ligues qui se formaient à
chaque instant entre les princes du Territoire des Vingt-
Quatre najas ; c'est grâce à leur courage inlassable que
Prithi Xarayan réussit à conquérir le Népal. Les Khas
1. Manu, X, 12 et 16 définit los Ksattris romme les enfants nés d'un
Çûdra avec une femme Ksatriya: leur profession est daltraper et de
tuer les animaux qui vivent dans des trous (/&., 49).
262 LE NÉPAL
avaient déjà fii^iii'é, avant relie conquêle, dans riiisloire
du Népal ; ils y parurent pour la première fois, en même
temps que les Magars et les radis fermentes, peu de temps
avant rcxpédition et la conquête de Ilarisimha deva.
C'était le moment où les Rajpoutes, refoulés parles Musul-
mans, se retiraient dans les montagnes, s'engageaient au
service des princes barbares, les renversaient, et sur les
ruines de la féodalité indigène fondaient des états hindous,
lîudra Sena qui passe pour un descendant de lîatna
Simha, dernier roi indépendant de Cliitor, avait fondé la
ville de Palpa. Son successeur Mukunda Sena étendit le
domaine paternel. Le Népal était en anarchie; le roi ilari
deva n'y exerçait qu'un pouvoir nominal. Un indigène
Magar renvoyé du Népal dépeignit à Mukunda Sena la
vallée comme une sorte de Terre-Promise ; les maisons y
avaient des toits d'or; les conduites d'eau y étaient en or.
Le roi de Palpa accourut, mit en déroute les troupes népa-
laises ; ses soldats brisèrent et défigurèrent les images des
dieux, et même ils enlevèrent le Bhairava placé devant
l'image de Matsyendra Nâtha comme un gardien, et l'en-
voyèrent à Palpa. En vain Mukunda Sena offrit, comme une
sorte d'expiation, à Matsyendra Nâtha la chaîne d'or qui
ornait le cou de son cheval. « La figure de Paçupati qui
s'appelle Aghora (celle du Sud) montra ses dents effroyables
et envoya une déesse nommée Mahâ-mârî (Peste) qui dé-
blaya le pays, en quinze jours, des soldats de Mukunda
Sena. Le roi s'enfuit sous le déguisement d'un Samnyâsi ;
mais arrivé à Devi-ghât, en aval de Nayakot, il mourut.
Tel est le récit népalais ; mais la tradition de Palpa raconte
que Mukunda Sena ruina lui-môme l'empire qu'il avait
fondé en le partageant entre ses quatre fils'. Mukunda
Sena, comme plus tard Prithi Narayan, commandait une
1. Uamilto.n, p. 131.
LA POPULATION.
LES GOURKHAS
263
armée de Khas ; plusieurs d'entre eux restèrent établis
dans la vallée, si vite conquise et si tôt perdue ^ D'après
Kirkpatrick « un grand nombre de familles Khassias (c'est-
à-dire Khasiyas ou Khasas) qui sont une tribu de l'Ouest,
Lu des quatre stupas d'Aroka a Paum. .^mpa du Sud).
émigrèrent au Népal et s'y installèrent en !\évar /4O8 ou
Samvat 1344 (1287/8 J.-C), sous le règne d'Anwant Miill
2. Wright, 172. — L'avant-dernier roi Névar de Katmandou,. lagajjaya
Malla, avait à son service des soldats Khas, qui provoquèrent la rluite
de la dynastie (Wright, 222 sq.). — La \'am(;. désigne (p. 150) le Népal
comme « le pays Khas » sous le règne de IS'arendra deva le Thàkini, dès
le vu" siècle. Mais on ne saurait tirer aucun argimient (comme fait à
tort Vansittart, p. 82) d'ime simple périphrase littéraire employée
dans le récit d'un fait ancien par un auteur moderne.
264 LE NÉPAL
Deo (Ananta Malla deva); et trois ans plus tard, en Névar
41 1 , un nombre considérable de familles du Tirhoutyémi-
grèrcnt à leur tour^ ». L'immigration des Kliasas rappor-
tée par Kirl<patrielv a précédé de peu leur invasion sous la
conduite de Mukunda Sena, si même elle ne se confond
pas avec cette invasion. De part et d'autre, il s'agit d'un
fait qui se passa vers la fin du xuT siècle ou le commence-
ment du XI v".
A cette époque, les tribus indigènes de l'Ouest, malgré
la parenté de race et de langage, passaient aux yeux des
Névars policés pour de simples démons. Le Gurung, le pâtre
qui occupait les régions alpestres à l'Ouest du Népal, au
Nord des Magars, servait comme l'ogre de nos contes à
menacer et à épouvanter les enfants ; pour les faire taire,
on leur criait : Attends un peu ! Gurung Mâpâ va venir te
prendre ! Gurung Mâpâ ne tarda pas à prendre une vie
réelle dans l'imagination populaire ; on se le représenta
comme un Râksasa. On l'avait vu venir et manger des en-
fants. Et on lui concéda la propriété du Tudi-Khel à con-
dition qu'il n'en mangerait plus ; il s'engagea d'autre part,
moyennant une offrande régulière, à empêcher de bâtir
sur ce terrain, qui reste encore un terrain vague. (Il sert
maintenant comme champ de manœuvres.) "
Les Khas ne sont pas tous Gourkhas ; les provinces népa-
laises à l'Ouest de Gourkha et les districts britanniques à
l'Est du Cachemire ont une population nombreuse de Khas,
membres de la même caste ; mais seuls les Khas originaires
du pays de Gourkha sont Gourkhas. Inversement, tous les
Gourkhas ne sont pas des Khas: Tous les habitants du
Népal qui y sont venus, avec Prithi Narayan, à un titre
quelconque, grands seigneurs aussi bien que parias, sont
des Gourkhas et ont droit à ce nom privilégié.
1. KlRKPATRICK, p. 264.
2. "WrtiGHT, p. 169.
LA POPULATION. — LES GOURKHAS 265
Le premier des Gourkhas, le Gourkha par excellence,
est le roi : Maharaja Adliirâja. Le roi, et la famille royale
qui comprend tous les- descendants légitimes de Dravya
Sâh se piquent d'être des ksatriyas pur sang. La présence,
d'un Kliànchà et d'un Miclià, insérés dans la généalogie
royale entre Bhiipâla et Jayana, n'inquiète que les esprits
portés à la criti([ue ; ces deux noms anaryens, qui relient
les ascendants de Prithi Narayan aux descendants des
Haj poules de Chitor, et aussi les traits, plus magars qu'hin-
dous, des membres de la fiimille royale, ne les empêchent
pas de compter comme des Thâkurs, c'est-à-dire comme
Bajpoutes incontestables. La caste des Thâkurs est subdi-
visée en quinze à vingt clans. Le roi est du clan Sàhi ou
Sâh. Les Mallas, qui donnèrent longtemps des rois au
Népal, forment un autre clan des Thâkurs.
Les Khas, qui se rangent immédiatement au-dessous
des Thâkurs, passent aujourd'hui pour valoir les Ksatriyas
authentiques, et depuis un demi-siècle ils tendent à sub-
stituer à leur ancienne désignation, qu'ils portaient avec un
orgueil affecté, le nom de Chettris ou Ksatriyas; les rela-
tions avec l'Inde, devenues plus fréquentes, ont fait éclater
les désavantages d'un titre trop estimé jusque-là. Fils de
brahmanes, de Rajpoutes ou de convertis unis avec des
femmes indigènes, Ksattris, Ekthariahs, ou Khas d'origine,
une seule caste les comprend et les confond. Dans une
fraternité instructive, mais peu édifiante, se rencontrent
et se coudoient les noms vénérés des clans brahmaniques,
les noms glorieux des clans ksatriyas, et les noms barbares
des clans indigènes. En vain les brahmanes, estimant
que l'heure des concessions était passée, ont essayé d'in-
troduire dans leurs relations avec les Khas une rigidité
plus conforme à l'orthodoxie ; les Khas du Népal conti-
nuent à exiger que les enfants nés des femmes de leur
caste unies avec des brahmanes portent le cordon sacré.
266 LE .NÉPAL
prennent rang de Ivhas, et reçoivent le nom du clan
paternel.
Il existe cependant une calégorie de Khas dégradés, qui
ont droit au titre de Khas, mais qui n'ont pas droit au
cordon brahmanique : ce sont les enfants issus d'unions
entre des Khas authentiques et des veuves du même rang
ou des concubines de rang inférieur. Ils suivent les mêmes
règles de pureté que les Khas, mais ils sont réduits à des
occupations plus humbles ; ils peuvent se marier librement
entre eux, quel que soit le clan paternel.
Les Khas Gourkhas professent la religion hindoue, et
s'en posent volontiers comme les champions; mais, en
dehors des innombrables superstitions qu'ils partagent
avec les Hindous, ils ont réduit les dogmes à un seul
article de foi : le respect de la vache résume pour eux la
doctrine brahmanique. Au Népal, le meurtre d'une vache
est puni de la peine de mort ; une simple violence commise
sur une vache se paie de l'emprisonnement à vie. Les Gour-
khas ont entrepris des guerres répétées contre les Kirâtas,
établis à l'Est du Népal, pour les obliger à s'abstenir de la
vache qui était jadis leur nourriture de prédilection. Ils
ont interdit l'accès de la vallée aux Murmis, voisins des
Kirâtas, parce que ces « Tibétains de charogne » [Siyetia
Bholiija) mangent la viande des vaches mortes de mort
naturelle maintenant qu'il leur est interdit d'en tuer.
Le Brahmane est moins bien partagé que la vache, en
dépit du respect superstitieux qu'il inspire ; Prithi Narayan
et ses successeurs ne se sont pas gênés de confisquer
maintes fois les biens des brahmanes. Toutefois la peine
capitale ne saurait être, au Népal, appliquée à un brah-
mane ; il y conserve l'antique privilège que lui conféraient
les codes brahmaniques. La peine la plus grave qu'on
puisse lui intliger est l'emprisonnement perpétuel, avec la
déchéance de caste.
LA POPULATION. LES GOURKHAS 267
Superstitieux jusqu'à l'enfantillage, les Khas Gourkhas
ne se sont pas empêtrés des formalités prescrites par les
règles de pureté hindoues. Manger est pour un Hindou
une grave affaire ; il doit se déshabiller des pieds à la tête,
se baigner, adorer la divinité i/>>{/à), purifier ses acces-
soires, et surtout éviter le contact des castes inférieures.
Le Gourlvha, fùl-il même un Kbas, se contente de retirer
sa calotte et ses chaussures, et mange en compagnie des
Gourkhas de toute classe toute espèce de nourriture, sauf
le riz et le dâl (espèce de lentilles), que les castes supé-
rieures refusent de manger avec les basses castes : encore,
sileriz est cuit dans du (//li (h eurve fondu), toutes les castes
le mangent ensemble. Même les Tliàkurs acceptent de man-
ger en commun avec des Hindous aussi suspects que les
Magars et les Gurungs, tant qu'ils n'ont pas adopté le
cordon brahmanique, et ils sont libres de s'en dispenser
jusqu'au mariage. Ils boivent tous sans difficulté de l'eau à
la même outre, pourvu qu'elle soit faite en peau de chèvre.
A la différence des Hindous, qui professent un respect
scrupuleux de la vie, les Gourkhas sont grands mangeurs
de gibier, et de poisson surtout. Ils partagent le goût de
leurs sujets Névars pour les légumes, et l'ail en particu-
lier, comme pour l'alcool de riz ou de froment (raksî) elle
thé en briques ; ils aiment également à se parer de fleurs.
Leur costume, simple et pratique, est aussi fort seyant:
il s'est même rapidement imposé au\ Névars. Les moins
fortunés portent en guise de culotte à la manière hindoue
une pièce d'étoffe passée autour des reins et ramenée entre
les jambes ; de plus ils ont une veste collante, fermée sur
la poitrine par une longue rangée de boutons qui va de la
taille jusqu'au cou ; ils se chaussent de sabots de cuir à
bouts carrés, qui prennent bien le pied et montent jusqu'aux
chevilles; ils se coiffent d'un petit bonnet qui emboîte le
sommet du crâne. En lin ils s'enroulent autour de la taille
268 LE NÉPAL
une pièce d'éloffe, qui sert de ceinture el qui s'accommode
aisément en turban quand le soleil est trop vif. Dans cette
ceinture ils passent Farme nationale, le compagnon insé-
parable et l'outil universel du Gourkha: le Kukhri. Le
kulvhri est un couteau large, lourd, recourbé qui mesure de
la pointe à l'extrémité du manche environ cinquante centi-
mètres. Le kukhri à la main, Gourkha le tailleet tranche
sans merci ses adversaires, attend de pied ferme et abat
les plus redoutables fauves, ou s'ouvre un chemin avec
facilité dans la jongle la plus impénétrable.
Les classes aisées portent le même bonnet, les mêmes
chaussures, la même ceinture avec le kukhri ; mais leur cos-
tume consiste en un véritable pantalon, qui tombe sur les
chevilles, colle au mollet ; le haut est ample et flottant; on
le serre à la taille au moyen d'une coulisse ; en outre, une
redingote à basques très amples croisée sur la poitrine et qui
prend exactement le buste ; elle se ferme à l'aide de huit
cordons, quatre à l'intérieur fixent le croisement ; quatre au
dehors fixent la partie rabattue. La redingote et le panta-
lon sont faits d'une étoffe de coton légère, cousue en dou-
ble ; dans l'intérieur est disposée une épaisseur de ouate
qui varie avec le goût de chacun ; pour fixer la ouate, les
deux couches d'étoffe sont réunies par des coutures en dia-
gonale étroitement rapprochées l'une de l'autre. Sous la
redingote, ils passent une chemise courte qui doit débor-
der sur le col. Souvent aussi ils mettent par-dessus la
redingote un véritable veston, de coupe européenne, et
bordé pour l'hiver de fourrures tibétaines.
Les Gourkhas ont adopté, avec les rites, les préjugés
hindous sur le mariage. Les tilles peuvent être mariées
après sept ans, et doivent l'être avant treize ans. Au con-
traire des Névars, les Gourkhas sont d'une jalousie féroce :
la femme adultère est punie de la prison perpétuelle, sans
compter la bastonnade et les autres sévices oià s'exerce la
LA POPULATION. — LES GOURKHAS 269
vengeance du mari ; jusqu'au temps de Jang Balladur, la
loi laissait au mari outragé le soin de châtier le complice ;
il avait le droit de l'abattre d'un coup de kukhri, en tout
temps et en tout lieu, si ancienne ou si douteuse que fût
l'offense. La police se gardait d'intervenir dans ces cas de
vendetta. Aujourd'hui le coupable est arrêté, passe en juge-
ment, et s'il est reconnu coupable, le tribunal l'abandonne
au mai"i, qui bonditsur lui, le kukhri àla main, et l'exécute;
cependant le coupable peut fuir, et pour lui ménager
une chance de salut, on lui donne quelques pas d'avance ;
mais en général les amis du mari l'entourent et le renver-
sent d'un croc-eu-jambe. La loi lui offre encore une autre
ressource ; il peut sauver sa vie en acceptant de passer sous
la jambe levée du mari: mais du même coup il perd la
caste et l'honneur. Pareille lâcheté est presque sans
exemple.
Les femmes de la bonne société vivent eu général reti-
rées dans l'intérieur de la maison et ne se montrent qu'aux
jours de fête, aux temples et aux pèlerinages : embarras-
sées dans leurs amples jupes, elles sont incapables de mar-
cher et ne se déplacent que portées à dos d'homuies. La
polygamie est universelle ; les hauts personnages s'entou-
rent, par affectation, d'un sérail très nombreux. L'abus des
aphrodisiaques, qui en est la conséquence, exerce une
action déplorable sur le développement des Gourkhas. Les
veuves conformément à la loi hindoue quêtes Anglais inter-
disent de suivre dans l'Inde, sont autorisées à monter sur
le bûcher conjugal; les petits monuments élevés en l'hon-
neurdesu satis» se rencontrent encore couramment. Pour-
tant la coutume tend à s'affaiblir; Jang Balladur a inter-
dit aux veuves qui ont des enfants en bas âge de monter
sur le bûcher, et la veuve qui fail)lit au dernier moment
|>eut renoncer à son sacrifice sans que les jjarents assem-
blés l'obligent à tenir son engagement. Un second mariage
270 LE NÉPAL
est naturellement interdit aux veuves ; la loi brahmanique
est intransigeante sur ce point ; mais au lieu de la condi-
tion misérable et désespérée qui les attend dans l'Inde,
elles peuvent chez les Gourkhas contracter sans déshon-
neur une union irrégulière.
Autant le Névar goûte la vie de société, autant le Gour-
klia la fuit. 11 aime à vivre dans une maison isolée, au mi-
lieu des champs, sans autre occupation que les cérémonies
religieuses. « C'est un mystère insondable, déclare le
D' Wright, que de comprendre à quoi les Gourkhas s'amu-
sentet passenlleur temps \ «Leurdistraclionpréférée, c'est
la chasse, où ils sont prodigieux d'adresse et de courage ;
mais ils ne peuvent guère s'y livrer que dans le Téraï, pen-
dant l'hiver.
Les appréciations sur leur caractère varient jusqu'à la con-
tradiction. Hamilton, qui vécut un an parmi eux au début
du XIX' siècle, en trace un portrait terrible : « Ils sont per-
fides et traîtres, cruels et arrogants contre les plus faibles,
platement bas quand ils attendent une faveur. Les hautes
classes passent leurs nuits en compagnie de danseurs, de
danseuses, de musiciens et de musiciennes, et ont bientôt
fait de s'épuiser à force d'excès. Leur matinée se passe à
dormir et la journée à accomplir des rites, et il leur reste
peu de temps pour les affaires ou pour s'instruire. A part,
quelques brahmanes, ils sont ivrognes, et de plus extraor-
dinairement soupçonneux^ ». Trois quarts de siècle plus
tard, le D"" Wright ne les juge pas avec plus de bienveil-
lance ou de sympathie. « Ils n'ont pas d'affaire, excepté
déjouer au soldat ; ils n'ont pas de jeux de grand air; ils
n'ont pas de littérature pour les occuper à la maison.
En somme ils n'ont rien pour remplir leurs longues heures
1. Wright, p. 73.
2. Hamilton, p. 22.
LA POPULATION. — LES GOCRKHAS 271
de loisir; en conséquence ils s'adonnent aux potius, au
jeu, à la débauche sous toutes les formes'». En revan-
che, le capitaine Vansittart apprécie et exalte, en soldat,
les qualités des recrues Gourkhas. « Comparés aux autres
Orientaux, les Gourkhas sont hardis, endurants, fidèles,
francs, indépendants, confiants en soi... Ils méprisent les
natifs de 1 Inde, et fraternisent avec les Européens, qu'ils
admirent pour leur supériorité de connaissances, de force
et de courage et qu'ils cherchent à imiter... Il peut paraître
étrange, mais c'est un fait indubitable, que chaque année
un grand nombre de recrues déclarent s'enrôler unique-
ment pour apprendre à lire, à écrire et à calculer dansnos
écoles de régiment". » 11 convient d'observer que M. Van-
sittart juge le peuple sur les recrues d'humble condition
qui viennent annuellement s'engager sous les drapeaux
britanniques et qui consistent plus en indigènes Magars et
Gurungs qu'en ïhâkurs et en Khas, tandis que Hamilton
et le D' Wright avaient surtout en vue la haute société
Gourkha du Népal. Je dois avouer cependant que mes im-
pressions, au Népal même, ont concordé avec le sentiment
de M. Vansittart. Les préventions défavorables que j'appor-
tais des plaines se sont évanouies k mesure que mon séjour se
prolongeait; et j'ai dû constater que si les Gourkhas sont en
effet soupçonneux et méfiants, comme on le leur reproche,
dans les relations officielles aussi bien que dans les rapports
privés, les Européens (et je ne dis pas seulement les An-
glais) ont rendu le soupçon et la méfiance trop légitimes.
Moins affinés, moins bien doués que les Névars, ils ont au
plus haut degré l'amour de la liberté etl'amour de la patrie,
deux sentiments que l'Inde n'a pas connus. Leur héros
national, Prithi Narayan, a donné l'cNemple, trop facile-
1. Wright, p. 73 sq.
2. Vansittart, p. 76 sq.
272 LE NÉPAL
ment suivi par ses descendants, de l'astuce, de la déloyauté,
du parjure, de la rapacité, de la barbarie ; les grands
lionunes de la politique occidentale seraient mal venus à
lui en faire grief. La vertu (îourkha par excellence, c'est
l'honneur militaire. « Plutôt la mort qu'une lâcheté », dit
leur proverbe ; et de fait un Klias qui fuit devant l'ennemi
dans la bataille est rejeté de sa caste; ce n'est plus qu'un
paria, sa femme même ne peut plus manger avec lui.
Les Khas sont le fond de la population Gourkha ; mais
elle comprend encore d'autres éléments. Les brahmanes
de Gourkha ont accompagné les conquérants du Népal :
ils sont du clan Kanyâkubjîya, adonnés aux rites çâktas
et reconnaissent l'autorité des Tantras. Les lettrés y sont
rares ; l'astrologie est la science la plus cultivée. Ils sont
divisés en trois catégories séparées par la barrière du ma-
riage ; la plus élevée porte le titre à'Upùdhijâija ; ils appar-
tiennent aux écoles du Yajur Veda ; ils servent de guriis
(directeurs spirituels)etde/?z/ro/i27f^.y(chapelainsdomestiques)
aux Brahmanes et aux Hajpoutes. Le premier en dignité estle
directeur spirituel du roi (Uàja-guru) qui connaît de toutes
les questions de caste ; une partie desamendes infligées à ce
titre lui revient; de plus il est, par les donations pieuses,
propriétaire de vastes domaines qu'il afferme. Sa charge,
comme toutes les fonctions au Psépal, est renouvelable
chaque année ; mais à moins de scandale oii de révolution
politique, il en reste titulaire à vie. Ouelques autres brah-
manes, attachés à de grandes maisons, se font également
des revenus importants. Les autres, qui sont le plus grand
nombre, vivent surtout des sommes distribuées par les fi-
dèles à l'occasion des naissances, des mariages, des morts,
des grands événements. Le maharaja Deb Sham Sher qui a
exercé un pouvoir éphémère du 3 mars au 25 juin 1901 a
fêté son avènement par une distribution de 1 000 vaches aux
brahmanes.
LA POPULATION.
LES GOURKHAS
273
Les Upâdhyâyas mangent delà chèvre, du mouton, mais
s'interdisent le gibier. Les deux autres classes, dénom-
mées Kam'iya et Purubi, servent de gurus et de jjurobitas
aux classes inférieures, mais non intimes. Ceux-ci vont
jusqu'à élever des porcs et de la volaille destinés à leur
table.
18
274 LE -NÉPAL
Au-dessous du Brahmane, mais à une longue dislance,
se classent les Jaisis. Malgré l'identité du nom, ils ditrè-
rent totalement des Jaisis Névars; ceux-ci sont issus de
l'union des brahmanes avec les femmes Névares. Les Jaisis
de Gouridia sont issus des unions illégitimes des brahmanes
Upâdhyâyas avec les veuves de leur caste ; ils s'occupent
d'agriculture et de commerce et forment une classe nom-
breuse.
Les conquérants ont aussi amené de Gourkha à leur
suite un groupe de basses castes dont les services leur
étaient indispensables. Ces castes, même les plus viles,
jusqu'aux balayeurs et aux corroyeurs, ont droit pourtant
au titre de Gourkhas, et passent comme leurs maîtres pour
être venues de Chitor. Leur soi-disant origine hindoue
donne en quelque sorte une base plus solide aux préten-
tions des clans militaires.
La première en dignité de ces classes est celle des K/ivùs
ou Khavcifi, esclaves ou affranchis royaux qui sont les
hommes de confiance du palais ; c'est l'emploi qu'ils
tenaient déjà, dit-on, à Chitor. Les bâtards de la famille
royale, les enfants nés d'un ïhâkuret d'une esclave sont
rangés dans cette caste. 11 faut se garder de confondre les
Khvâs avec les Ketas ou Kamâras [Karmakâras) qui sont
les esclaves ordinaires. L'esclavage est en effet une des
institutions du Népal; le nombre des esclaves s'y élève à
vingt ou trente mille. La provenance en est variée ; les uns
sont nés en servitude, les autres, en punition d'un crime,
ont été dégradés et vendus ; d'autres, et les plus nombreux,
ont été vendus par des parents nécessiteux. Les parents
essaient d'abord de les vendre à des gens de bonne caste
qui respectent les obligations de caste de leur esclave;
s'ils n'y réussissent pas, ils se résignent à les vendre à des
parias ou à des infidèles. L'enfant perd dès lors sa caste, mais
les parents conservent la leur, à moius qu'ils reprennent
L\ PvOPCLATloN. — LES GOURKHAS 275
chez eux leur eufant, même affranchi. Le prix d'un esclave
va de 150 à 200 francs pour un garçon, de 200 à 300 pour
une fille. Les filles esclaves, môme les esclaves de la reine,
sont toutes légalement des prostituées; leurs maîtres ne
leur assurent que la nourriture la plus frugale, et les
laissent pourvoir à leur vêtement par leurs propres res-
sources. Une esclave qui a un enfant de son maître peut
réclamer son affranchissement.
Derrière les Khvàs vient le Xâi (Xàpita), le barbier, qui
appartient encore aux castes pures, en deçà de l'eau. Au
delà sont:
Le Kami (Karmi), forgeron ;
Le Damâi^ tailleur et musicien ;
Le Sarki, tanneur et cordonnier ;
Le B/iùt ou Bhânr, musicien qui prostitue sa femme ;
Le Gain (Gâyana), chanteur ambulant;
Le Dhobi, blanchisseur.
Ces castes n'ont pour prêtres que des gens de même caste.
Tous les Gourkhas parlent la langue Klias ou Parbatiya '.
1. Cette langue est aussi désignée sous le nom de Naipàli, Gorkhiyâou
Goikliàll. M. Grierson (Classifiecl List of tlie Languagcs of Inclia) la
range, dans Je groupe des dialectes paliàris ou montagnards, sous la
rubri(|ue du Pahàri oriental. Elle a été l'objet dune grammaire pure-
ment pratit|ue : A. Tlrnbull. Nepall graitiinar, and etiglis/i-nepall
and ni'pall-englisJi vocabulurg (about 4 000 words). Darjiling, 1888.
M. Aug. CoNRADY, qui a créé l'étude scientitiiiue du névari, a publié un
drame en naipàli composé au xvii«= siècle et inauguré ainsi l'étude histo-
rique de cette langue: Bas Hariçcandra-nrli/ani, Ein aUnepalesisches
Tanzspiel. Habilitationsschrifl. Leipzig, 1891. Je dois à mon jeune ami
Bhuvan Sham Sher Jang l'envoi d'un « jjrhner a à la manière anglaise
récemment publié à l'usage des élèves népalais qui veulent apprendre
l'anglais, mais aussi très commode inversement aux Européens pour se
familiaiiser avec le parbatiya : Gangadhar Siiastri Dravid. English guide
for thf use of Xepali Stiidenls. Bénarès, 1901. C'est à Bénarès, où
vivent un grand nombre d'exilés et de réfugiés népalais, que s'impri-
ment les ouvrages destinés aux lecteurs gourkhas, au Gorkhàyantràlaya,
au Bliàrala jivana Près, au Ilitacintaka yantràlaya, etc. La plupart des
publications sont des traductions : [{àmàyana. Virùtaparvan du .Mahà
Bhàiata, Bhâgavala, Cànakya, Caurapaùcàçikà. Je signale aussi un recueil
276 LE NÉPAL
Pârbatîya, dérivé de parbala ou jjarvala, inoiilagne, est
le nom de tous les montagnards du Népal qui, sans être
Gourkhas, prétendent également être d'origine hindoue.
Le Khas ou Parbatiya (ce dernier nom est le plus usuel)
est mieux que toutes les légendes et les généalogies le
témoignage probant de l'émigration hindoue dans les mon-
tagnes. Sa construction, et aussi son vocabulaire pour les
huit dixièmes, sont exactement identiques à Thindi, le lan-
gage des Hindous de Delhi, d'Agra et de Bénarès. Intro-
duit par les émigrés de l'Inde, il a refoulé les langues
tibétaines des vallées, et couvrait déjà tout l'Himalaya
inférieur, à l'Ouest du Népal, au temps de Prithi Narayan.
La conquête Gourkha Fa introduit dans la vallée centrale,
où le névari, plus vigoureux que ses voisins, le tient encore
en échec; mais la centralisation du gouvernement assure
son triomphe ; il est la langue des rares écoles, et aussi des
communications officielles; s'il n'est pas encore parlé par-
tout, il est compris plus ou moins d'une extrémité à l'autre
du royaume; les soldats gourkhas l'ont porté jusqu'à la
frontière du Sikkim, jusqu'aux abords de Darjiling.
La nation des Gourkhas comprend en outre deux anciens
peuples que Prithi Narayan et ses successeurs ont associés
à la fortune de leurs armes, mais qui, admis sous caution
dans la société hindoue, n'y ont pas encore reçu de situa-
tion définitive; ce sont les Magars et les Gurungs. Les
Magars sont de longue date associés aux Khas ; Khas et
Magars entrent en même temps dans l'histoire du Népal
aux environs du xiv siècle.
Leur origine est clairement tibétaine ; leurs traits et
leur langage, moins modifiés que ceux des Névars, décèlent
au premier abord leur parenté avec les races mongoliques.
de proverbes: Ukhân ko bakhàn ra jànnekathâ ko samgraha (Bhàrata
jîvanaPres, 1951 sainval).
LA POPULATION. — LES GOURKHAS 277
Installés de longue date entre les Collines de Grès et les
hautes vallées, dans le bassin des Sept Gandakis, autour
de Palpa comme centre, ils furent les premiers à entrer en
contact avec les Rajpoutes qui fuyaient devant l'invasion
musulmane ; ils les accueillirent amicalement, les retinrent
et finirent par les accepter comme chefs. La plupart des
Khas, sinon des ThàUurs, ont en réalité du sang magar
dans les veines. Les .Magars étaient originellement, comme
tous les rejetons himalayens de la race tibétaine, grands
mangeurs de viande et grands buveurs d'alcool. Les pre-
miers d'entre eux qui se convertirent à Thindouisme ne
firent guère sans doute que renoncer à la viande de vache,
et gagnèrent par ce sacrifice d'être diplômés Ksatriyas ou
Khas parles brahmanes. Le mouvement de conversion n'a
pas cessé de se propager ; mais les brahmanes moins accom-
modants depuis qu'ils sont plus forts refusent aux nouveaux
prosélytes les avantages accordés à leurs devanciers. Les
Magars qui ne sont pas Khas n'ont pas droit encore au
cordon brahmanique; la plupart des clans se divisent en
deux branches qui portent en commun le même nom, mais
Tune convertie de longue date a le titre de Khas ; l'autre,
fraîchement convertie, parfois même encore rebelle à l'hin-
douisme, continue à porter une désignation indigène jointe
au nom du clan: tels, par exemple, les Thàpâs Khas, qui
jouent un rôle si considérable dans l'histoire contempo-
raine du Népal, et les Thâpàs Rangus. Pour se consoler,
les nouveaux prosélytes s'attribuent les noms les plus ron-
flants de la noblesse hindoue : Surajbansi, Chandra-
bansi, etc. (Race-du-Soleil, Race-de-la-Lune), mais ce
sont là des appellations de pure fantaisie. Leur langue, de
plus en plus imprégnée d'éléments empruntés au Khas, tend
à disparaître rapidement devant la langue des Gourkhas'.
1. Cf. John Reames, On the Mf/gar l'/nf/uaf/e of Neiril, dans Joxrn.
Roy. Asial. Soc. neio. ser., t. IV, p. 178 sqq.
278
LE NÉPAL
Les Guruijgs sont une race pastorale, de la même origine
que les Magars et les Névars, et qui parlent une langue de
la même famille; mais établis dans les hautes vallées au
Nord des Magars, ils ont été moins entamés par les
influences hindoues. Leur stature est splendide ; les deux
régiments gurungs de Farmée gourkha n'admettent que
des hommes au-dessus de cinq pieds six pouces; ils sur-
passent en taille et en vigueur les Khas et les Magars. Ils
ont encore pour prêtres des lamas et adorent les dieux
bouddhiques dans leurs vallées ; mais en pays hindou ils
ont recours aux brahmanes pour leurs cérémonies reli-
gieuses et invoquent le panthéon brahmanique.
Kukhri, couteau gourkha.
ORGAiMSATION POLITIOUE, JUDICIAIRE,
ÉCONOMIQUE.
L'histoire des institutions se divise en deux périodes : la
période Névare et la période Gourkha. La période Névare
s'étend des origines de Ihistoirc positive jusqu'à l'an 1 768,
qui marque la ruine définitive des vieilles dynasties indi-
gènes ; elle couvre un espace de douze ou treize siècles.
Les inscriptions qui jalonnent à des intervalles inégaux
cette longue suite d'années sont à peu près les seuls docu-
ments utiles ; la chronique ne s'intéresse guère qu'aux
souvenirs de la tradition religieuse. Les inscriptions mêmes
ne fournissent que des informations indirectes; elles com-
mémorent en général des fondations puhliques ou privées,
des donations de terrains, des concessions de privilèges.
Les missionnaires Capucins qui évangélisèrent le Népal au
xvm° siècle auraient pu recueillir de précieuses observa-
tions sur le régime du pays avant la conquête Gourkha,
mais leur zèle préféra s'enfermer dans une œuvre de prédi-
cation stérile.
Je ne prétends pas que les institutions pohtiques soient
restées immuables pendant une durée de treize siècles. Le
pays est tantôt soumis à l'autorité d'un empereur, tantôt
partagé entre plusieurs rois, tantôt morcelé à l'intini en
280 LE NÉPAL
prinripaut(''s féodales. La première des dynasties histo-
riques, les Licchavis. se pique d'appartenir au clan glo-
rieux qui gouvernait, du vivant du Bouddha, la plus
opulente des cités de l'Inde, Vaiçâlî, mais les Licchavisdu
Népal n'avaient pas copié la constitution oligarchique de
l'antique métropole, avec sa singulière royauté élective et
annuelle. La royauté est héréditaire, et se transmet de
père en fils. Le roi porte le titre assez modeste encore de
ffhattdî'aka ma/iârdja ii soiiYevain vo\ ». 11 est entouré de
harons {sâmantas) turbulents et indociles qui consentent
seulement à le reconnaître comme primus inter pares et
qui profitent de chaque occasion favorable pour refuser
l'hommage. Le roi n'impose son autorité que parla force.
Le fondateur de la dynastie Thâkuri, Amçuvarman, se
contente du titre de mahâ-sâmanta « Grand iMarquis »,
équivalent atténué de maharaja ; mais son successeur Jisnu
gupta lui décerne déjà le titre pompeux de bhaltâraka
mahdrâjtldhirdja «souverain Roi des Rois » et le titre ainsi
enflé s'amplifie encore dans la suite; à partir du vnf siècle,
le roi est désigné officiellement comme « le maître suprême,
le Souverain Suprême, le Roi des Rois » paramecvara
parama hhattdraka mahdrdjâdhirdja.
L'exagération de ces titres ne va pas jusqu'au mensonge ;
les princes de cette époque menaient grand train et
faisaient vraiment figure de rois. Les relations chinoises
nous décrivent le palais du roi Narenda deva, au milieu du
A^i*" siècle, splendide, éclatant d'ornements en cuivre,
décoré et sculpté à plaisir, rehaussé de perles et de pier-
reries; au milieu se dresse une haute tour de sept étages,
qui forme à sa base un château d'eau. Le roi lui-même
porte des parures de grand prix, des boucles d'oreille en
or et des pendants de jade, et des bijoux en ambre, en
corail, en nacre, en cristal de roche. 11 prend place sur un
trône que soutiennent des lions ; on répand à l'entour des
ORGANISATION POLITIOl'E, .irOIClAIRE, ÉCONOMIQUE 281
fleurs et des parfums. Les grands et les officiers sont
assis par terre à droite et à gauche ; des centaines de
soldats armés sont rangés à l'entour. Un peu plus tôt, au
début du Yii- siècle, Çivadeva avait construit un palais à
neuf étages.
Le personnel de la maison royale se trouve, en partie
du moins, énuméré dans une inscription d'Amçuvarman,
datée de l'an (325 J.-C. et qui semble être en rapport avec
la cérémonie du sacre de ce prince. En tète vient le grand
« inspecteur des armées » mahâbalddhyaksa; puis le « pré-
posé aux donations » pramdddhikrta ; ensuite, à quelque dis-
tance le « porte-émouchoir » cdmara-dliura\ «. le porte-
étendard » dhraja-manmija ; le « fournisseur d'eau à boire »
pdniya-karmântika ; Y « inspecteur du siège (royal) » pîihd-
dhyaksa; le « porteur de Puspa-patàka ^)puspa-patdka-vdha\
le (( tambour et le sonneur de conque » nandiçahkha'Vdda;
et même la « balayeuse » sammarjayitri. D'autres inscrip-
tions de la même époque nomment encore le « comman-
dant en chef » sarvadanda-ndyaka ; le « grand huissier »
mahd-pratihdra ; le « ministre des cultes » dharma-rdjikd-
màtya ; le u directeur spirituel » guru.
En face du roi et delà cour, exposés aux vicissitudes des
révolutions qui balaient par intervalles une dynastie et ses
partisans, la population garde une organisation immuable,
dans ses cadres traditionnels. Que les Thàkuris supplantent
les Licchavis ou que les Mallas montent sur le trône, que
le pouvoir souverain se concentre aux mains d'un
empereur ou se disperse entre des chefs rivaux, la com-
mune, yrdma, demeure toujours aux yeux du peuple la
véritable et la seule unité politique, au Népal aussi bien
que dans l'hide. Le village indien forme une république à
part, un système administratif régulier et complet, sous la
direction du maire ipaita-ktla, yrdma-kù\a, grdma-pati,
pradluina), assisté généralement du secrélaire, du garde
282 LE XÉPAL
champêtre, du chef (rirrigalion qui règle la distribution
d'eau entre les champs, de l'astrologue [jyotim^ josîj qui
fixe les époques de la culture et qui connaît les jours ou
fastes ou néfastes. Les besoins du village exigent encore
comme éléments intégrants un charpentier, un forgeron,
un potier, un blanchisseur, un barbier ; le maître d'école
et le bijoutier sont des utihtés sans caractère indispen-
sable. Les maîtres de maison ikulitmbin), qu'ils soient
propriétaires de maisons {grhin) ou de champs [ksetrin)
sont les citoyens de cet État élémentaire. L'administration
souveraine n'intervient guère qu'en matière d'impôts et de
justice criminelle, ou de conflit entre plusieurs villages.
Les villages du Népal sont, à l'époque ancienne, groupés
en districts [adlnkaram) ; district de l'Ouest [paçcimà-
dhiknrana), district du Nord (/ kuôervati)eic.^ sous l'autorité
d'officiers de la couronne [adhikrta) qui semblent exercer
les fonctions de fermiers-généraux {vrltibhuj, vdrttd). Ces
officiers commandent h des forces de police armée {cdta-
bhala), (jui prêtent leur concours à l'exécution des ordres.
Mais la tradition, aussi forte et plus respectée qu'une
charte, défend la commune contre l'envahissement du
pouvoir central. Les officiers et la police du roi ne doivent
pénétrer sur le territoire communal que pour lever les
impôts {kara-sàdhana), remettre des documents écrits
[lekhya-dâna]^ instruire les cinq grands crimes qui relèvent
directement de la justice souveraine [pancâparâdha)^
Dans un pays presque exclusivement agricole, comme
l'est le Népal, et l'Inde tout entière, le principal revenu
du roi est l'impôt foncier. Le principe de répartition n'est
pas indiqué nettement dans les inscriptions. Au temps des
Licchavis, il semble que l'unité d'évaluation adoptée est la
charrue igohaki)^ c'est-à-dire la, surface qu'un paysan peut
1. V'. inl'. p. 295 sij., la lislc de; cr^ ciiui giamls crimes.
ORGANISATION POLITIQUE, JUDICIAIRE, ÉCONOMIQUE 283
cultiver avec une paire de boeufs. L'unilé monétaire qui y
correspond est le karsdpaiia (environ 3s%80 d'argent,
d'après l'évaluation communément admise) ; il se divise en
\ {S panas. L'Etat perçoit encore deux autres impôts sur la
terre : le simha (?)-kara et le malla-kara, qui semblent fixés
l'un et l'autre à \ panas de cuivre [^X^'^' \ environ) par
« charrue ». Le roi reçoit en outre une part {bhdga) des
récoltes ( le | , le 4 , le i^ , selon les codes ) ; il perçoit une
taxe sur les objets de luxe {bhoga)., sur l'or ihiranya). C'est
là l'ensemble des trois impôts [trikara). Enfin le village
est tenu à la prestation annuelle de certaines corvées, par
exemple, il doit fournir des porteurs pour le transport au
Tibet iBhotta-visfi).
La royauté n'est pas attachée à ces privilèges avec une
jalousie intraitable ; elle les aliène à l'occasion, au profit
d'une divinité ou d'un temple, ou même en échange
d'autres obligations. La plupart de nos inscriptions enre-
gistrent des transactions de ce genre. Le formulaire définit
d'une manière expressive les rapports du roi avec les com-
munes; c'est le régime paternel, tempéré de despotisme,
que l'Orient en général a connu et pratiqué. Le roi adresse
directement son édit a aux maîtres de maison du village,
en suivant l'ordre de préséance » ; il s'informe de leur
santé et ne manque pas de les avertir qu'il est bien portant
lui-même. Le plus souvent, le roi désigne, pour veiller à
l'exécution de sa volonté, un missus dominicus (dù(aka)
choisi parmi les principaux fonctionnaires; c'est même,
dans un grand nombre de cas, l'héritier présomptif (>/«î;«-
râja) qui est investi du mandat royal.
A travers toutes les transformations, la commune atteste
sa vitalité persistante ; les groupements où elle entre, de
gré ou de force, se disloquent au hasard des événements;
elle survit toujours. Onand lapi'os|)érité croissante du Népal
y fait écloie de grandes villes, qui absorbent dans leurs
284 LE ^ÉPAL
miH S des communes autrefois séparées, les villes nouvelles
rontinuciit à former une agglomération de petits états ;
dès que le pouvoir central s'alfaiblit, la ville se dissout en
quartiers, en îlots indépendants. Pendant tout le moyen
âge, Katmandou est partagé entre douze rois ; l'autre
capitale, Patan, a autant de rois que de tols (îlots de mai-
sons). L'empire Népalais se reconstitue nn instant avec
Yaksa Malla, au xv' siècle ; après lui, la vallée est découpée
en trois royaumes qui se jalousent, se taquinent et se com-
battent jusqu'à l'arrivée des Gourkhas.
Même sous le régime des .Mallas, qui se (lattentd'ètre une
dynastie régulière, la transmission du pouvoir ne va pas par-
fois sans heurts. Vers l'an 160(3, le peuple de Katmandou,
fatigué des débauches du roi Sadâ Çiva, le chasse du trône
et du royaume à coups de triques. Quelques années avant
la conquête Gourkha, les six notables citoyens [pradhànas)
de Patan font crever les yeux au roi RâjyaPrakâça, refusent
d'ouvrir les portes de la ville au roi Jaya Prakâça sorti en
promenade, et exécutent de leurs propres mains le roi
Viçvajit. En cas de vacance accidentelle ou de déshérence,
les procédés en usage varient. Quand la lignée d'Arnçu
varman se trouve éteinte, à la fin du vnf siècle, les Thâ-
kuris de Nayakot passent la montagne, descendent au
Népal, et ils élisent un d'entre eux pour roi. C'est un droit
qui semble leur être dévolu comme au clan le plus noble
et le plus pur du pays. Après l'invasion de Mukunda Sena
vers le xni' siècle, quand le pays bouleversé succombe à
la guerre, à la peste, à l'anarchie, les Thâkuris de Naya-
kot reparaissent ; les petits rois qui se partagent alors les
villes et les villages du pays sont tous des membres de ce
clan. A Katmandou, quand Sadâ Çiva est expulsé, « le
peuple » lui désigne un successeur. A Patan, le choix du
roi semble appartenir aux notables [pradhànas] ^ qui repré-
sentent la noblesse.
ORGANISATION POLITIQUE, JUDICIAIRE. ÉCONOMIQUE 285
Les énormes lacunes de l'épigraphie, qu'aucun aulre
document ne vient compenser, empêclient de suivre l'his-
toire des institutions au moyen âge. Les inscriptions ne
reprennent qu'avec la dynastie des Mallas, nombreuses il
est vrai pour la période la plus récente, mais bourrées de
littérature prétentieuse et presque vides de faits. Le san-
scrit n'est plus qu'une langue d'école, propre à composer
des centons ou des pastiches ; les données réelles et posi-
tives s'expriment dans la langue indigène, la névari, et
l'étude de l'épigraphie en névari reste encore à créer. Il
faut arriver à la période Gourkha poui- reh ouver des docu-
ments utiles.
La conquête Gourkha bouleverse le régime traditionnel
du Népal. Les nouveaux maîtres du pays, jaloux de leur
autorité, n'entendent la partager avec personne ; ils brisent
toutes les résistances, absorbent les ])rincipautés et les
baronies et substituent au morcellement ancien un gouver-
nement fort, résolument centralisé. Il est difficile d'en étu-
dier le fonctionnement exact et détaillé, j'ai déjà dit les
raisons qui s'y opposent.
L'indépendance jalouse et soupçonneuse des GourUhas
s'inquiète et s'effarouche de la moindre indisciétion; la
curiosité du voyageur, qui prend si facilement en Europe
un air d'espionnage, ne s'en distingue pas au Népal. Cha-
cun s'y croit volontiers responsable des ressorts de l'État;
on tient pour un devoir de les soustraire aux regards pro-
fanes, ou malveillants, c'est tout un. Les réponses aux
questions posées s'enveloppent de réticences, ou n'abondent
que pour induire en erreur. Le plus prudent est encore de
réunir les informations obtenues par ceux que leur situa-
tion ou leurs ressources mettaient en état de s'instruire et
d'observer, Kirkpatrick, Hamilton, Hodgson, Cavenagh,
Wright. Aucun d'eux, il est vrai, n'a tracé un tableau
d'ensemble, et les données qu'on leur emprunte, si on
280 LE NÉPAL
les met bout à bout, deviennent inexacles ou contra-
dictoires, puisqu'elles se rapportent à des périodes bien
différentes, depuis la régence de Balladur Sali jusqu'à la
dictature de Jang Balladur. La description que j'entre-
prends sera donc forcément sujette à caution sur plus
dun point.
La royauté est héréditaire. Le roi est le descendant
légitime de Pritlii Narayan et des anciens rois de Gourklia.
Il porte le titre de Mahânîjâdhirdja « roi au-dessus des
grands rois » réduit dans l'usage courant à la forme DJùrâj.
En principe il possède le pouvoir absolu. Cependant la
tradition confèie un droit de remontrance à trente-six chefs
de clans, dénommés Thargars (habitants de nids) ; ces
clans qui se prétendent les uns ksatriyas, les autres brah-
maniques, ont leurs fiefs situés dans le domaine patrimo-
nial de Prithi Narayan. C'est entre eux que le gouverne-
ment doit répartir les principaux emplois, mais tous n'ont
pas des droits égaux ; ils forment une hiérarchie à
trois degrés ; le groupe le [)lus élevé en dignité comprend
six familles qui reçoivent à raison de leur nombre le nom
de Chattra, Les Chattras ont une sorte de droit de préfé-
rence pour les premiers emplois du royaume. Au temps
de Ivirkpalrick, les Thargars passaient pour les défenseurs
autorisés des intérêts dynastiques ; s'ils croyaient ces
intérêts en danger, leur droit et leur devoir allaient jusqu'à
renverser le prince r(^gnant pour lui donner un successeur
plus digne. Les clans les plus puissants des Chattras à
l'époque d'Hamilton étaient les Panrés (Pàmle) et les
Viçvanaths ( Viçvamltha). Mais l'autorité réelle des Thargars
a disparu depuis longtemps, avec l'autorité réelle des rois.
En 1843 quand les intrigues du roi, du prince héritier et
de la reine semblaient précipiter l'État à sa ruine, les
chefs et les officiers de l'armée prirent l'inilialive de
\di Pétition des Droits qui fut signée par les ministres, les
ORGANISATION POLITIQUE, JUDICIAIRE. ÉCONOMIQUE 287
officiers et les corporations municipales de la vallée et
portée au palais |tar une immense délégation. Le roi
Temple Je MahàbudJha à Palan (cf. p. 19o). Détail. Angle du premier étage.
accueillit et signa la charte qu'on lui aj^porlait et qui garan-
tissail à tous les sujets de la couronne leurs droits élémen-
taires trop souvent violés.
288 LE NÉPAL
En fait, le roi n'est plus aujourd'hui qu'une sorle d'entité,
de fiction nominale, le seul représentant du pays reconnu
par les puissances étrangères. Son cachet rouge [Idl mohar)
est nécessaire pour donner une valeur officielle aux instru-
ments diplomatiques; mais son action est nulle. Depuis le
fils et le successeur de Pritlii Narayan, une implacahle
fatalité porte sur le trône ou des enfanls en has âge ou des
princes émasculés déjà par une débauche jjrécoce; cloîtrés
dans leur palais par le parti au pouvoir, ils sont rigoureu-
sement tenus à l'écart de la vie réelle et des affaires pu-
hliques. Leurs rares sorties, quand elles leur sont per-
mises, sont surveillées par des agents sûrs qui ne laissent
approcher personne et qui leur multiplient les ennuis, sous
prétexte de vains et vagues dangers, pour les amener à se
confiner spontanément en reclus par persuasion.
C'est qu'un réveil du roi, durât-il un seul instant,
peut anéantir le parti le plus solidement campé au pou-
voir. Le Népal est, tous les ans, à la veille d'une révolution
légale. Tous les emplois sont annuels ; depuis le premier
ministre jusqu'au plus humble soldat, tous attendent la
paijni ou panj'am qui doit les confirmer ou les rejeter bru-
talement du service de l'État. Cette cérémonie qui accom-
pagne périodiquement la fête du Daçârha (ou Dasâîn,
en septembre-octobre) suppose au préalable une déléga-
tion initiale des pouvoirs royaux. Le Grand Conseil est
d'abord constitué, comme une émanation immédiate de
l'autorité royale; et c'est lui qui passe en revue la con-
duite des fonctionnaires, prononce sur leur sort, distribue
les récompenses et les châtiments. Le parti prépondérant
à l'heure de la Paijnî est donc en droit et en état de faire
table rase ; il est fibre de peupler exclusivement tous les
emplois de ses seules créatures, et il ne s'en fait pas
faute.
Sous les premiers successeurs de Pritlii Narayan, le
ORGANISATION POLITIQUE, JUDICIAIRE, ÉCONOMIQUE 289
Grand Conseil, appelé Bharadar, comprenait douze mem-
bres : un Chautra ou Chautariya, quatre Kàjis, quatre
Sivdars, deux Khardars, un Kapardar. Le Chautra ou
Ghaulariya était un parent du roi qui faisait fonction de
premier ministre, et spécialement de contrôleur général.
C'est à lui qu'étaient transmises toutes les communications,
écrites ou verbales, louchant la conduite du personnel
civil et militaire. Les quatre Kdjis n'avaient pas d'attribu-
tion parliculière ; ils recevaient une délégation générale
du roi pour intervenir ou agir dans tous les cas oii ils le
jugeaient nécessaire, en guerre comme en paix. Comme
emblème de leur puissance, ils gardaient le sceau royal.
Les Sirdars, à la différence des Chautras et des Kâjis,
pouvaient être choisis sans acception de naissance ; ils
exerçaient les grands commandements militaires. Les
Khardars étaient les secrétaires d'Etat, chargés de la cor-
respondance et de la chancellerie. Le Kapardar était le
ministre de la maison du roi.
Cette organisation du Bliaradar a disparu depuis long-
temps. Les pouvoirs successivement conliés à Damodar
Panre, à Bhim Sen, à Jang Bahadur ont fait du premier
ministre un dictateur. D'une pafijanî à l'autre, il est maître
absolu. Depuis 1856, il a droit au titre de maharaja, et
c'est sous ce nom qu'il est communément désigné. Le
maharaja est le chef d'un immense syndicat d'intérêts qui
englobe sa famille, sa clientèle, ses protégés les plus
humbles et les plus lointains. 11 a tous les pouvoirs, civils
et mililaires ; il commande l'armée, il rend la justice; il
distribue les emplois. Il lui faut tenir tête aux partis
adverses, qui attendent toujours l'heure de la revanche,
aux ambitions rivales qui se déchaînent même dans sa
propre famille, enfin aux intrigues de harem engagées
autour du roi, et qui ont pour enjeu le pouvoir suprême.
Wmv se prémunir contie tant d'ennemis, le mahànlja
19
290 LE NÉPAL
choisit les femmes du roi dans les familles les plus sûres,
en particulier dans ses propres filles comme faisait Jang
Balladur; cl à chaque panjanî il n'appelle aux emplois
publics que les serviteurs les plus dévoués.
Chez les Gourkhas, le service de l'État se confond à
peu près avec le service militaire. Le métier des armes est
la seule profession digne d'un véritable Gourkha; arti-
sans, commerçants, paysans sont le bélail humain qui
sert à faire vivre l'armée. A part les Névars, toujours sus-
pects et tenus à l'écart, l'armée est ouverte à toutes les
castes. Aussi chaque année, à la panjanî, les postulants
ne manquent pas et le choix est aisé. En principe, tout
sujet népalais doit un an de service militaire au roi ; mais
le nombre d'hommes obtenu serait supérieur aux besoins ;
en outre, le système du recrutement au choix oifre plus
de garantie au pouvoir. Pendant son année de service, le
soldat ou l'officier touche une solde qui n'est pas réglée en
espèces, mais payée par une concession de terrain (jagir) ;
un simple soldat de dernière classe reçoit un jagir de
100 roupies ; un capitaine de première classe, un jagir
de 4 000 roupies. Les grades supérieurs sont réservés aux
parents du maharaja; ses frères, ses fils, ses neveux sont
colonels, lieutenants généraux, généraux, commandants
en chef, sans aucune considération d'âge ou de mérite ;
ils touchent à ces titres des émoluments élevés, et de
plus un cadeau régulier qui leur est dû par tous leui's
subordonnés.
Le nombre des hommes en service régulier est évalué à
25 000 ou 30000; mais il est facile, en cas de besoin, de
doubler immédiatement ce chiffre par l'appel des hommes
exercés mis en congé (dàkria) après une année de service.
En 185i, le Népal mit sur pied pour la campagne du Tibet
27 000 hommes de l'armée réguhère, 29 000 coolies armés,
et 390000 porteurs de bagages.
ORGANISATION POLITIQUE, JUDICIAIRE, ÉCONOMIQUE 291
Les hommes étaient autrefois versés pêle-mêle dans
les régiments, sans distinction d'origine ; mais Jang Balla-
dur a inauguré le système des bataillons homogènes, Raj-
poutes, Gurungs, Magars, Kirâts, etc. Les régiments
sont désignés par le nom d'une divinité ou d'un soldat
illustre. La tenue de service consiste en général dans une
tunique de coton bleue et un jjyjama de la même couleur;
la grande tenue, dans une tunique de drap rouge et un
pantalon foncé avec une bande rouge. Comme coiffure,
un bonnet collant qui emboîte le crâne ; on roule à l'entour
un turban très serré qui porte, piquée à la manière de nos
pompons, une plaque d'argent, circulaire, ovale, en crois-
sant, selon les régiments ; les sous-officiers y ajoutent une
chaînette, et les officiers des joyaux et des plumes selon
leur rang. La coiffure du maharaja, tout ornée de perles
en pendeloques, passe pour valoir plus de 300 000 francs.
Les fusils sont des Enfield ou des Martini-Henry fabriqués
dans les arsenaux népalais ou d'origine europénne, et
introduits au Népal par contrebande. Tous les soldats sont
en outre armés du couteau national, le Kukhrï. L'artille-
rie est nombreuse ; les canons sont fabriqués à la machine
à l'arsenal de Katmandou. Cavenagh prétend que le Népal
doit ses connaissances techniques en artillerie à des offi-
ciers français engagés sous main par le gouvernement.
Patan et Bhatgaon sont chacun le siège d'une division ;
Bhatgaon possède un arsenal, comme Katmandou. La
cavalerie se réduit à une poignée de Pathans (Afghans) au
service du maharaja.
Les auteurs anglais signalent comme les faiblesses
essentielles de l'armée gourkha l'absence d'intendance, la
défectuosité des fusils et des canons, la mauvaise prépara-
tion de la poudre, le caractère puéril des exercices, em-
pruntés à l'armée anglaise, mais traités seulement comme
une parade de revue, sans aucune application |)i'atique,
292 LE NÉPAL
enfin et surtout la déplorable insuffisance du haut com-
mandement. Mais tous rendent hommage à la vaillance
des soldats, à leur endurance, à leur héroïsme, attestés par
tant de combats; sur leur propre sol, bien commandés,
ils seraient invincibles. Sans accumuler les témoignages
rendus à leur valeur par les meilleurs juges, il suffit de
constater que le gouvernement anglo-indien a tenu h
s'assurer leurs services. L'armée de l'Inde compte actuel-
lement 15 régiments de Gourkhas, qui forment un total de
14 000 hommes. Hodgson dès 1832 signalait dans un rap-
port célèbre quel parti le gouvernement de l'fnde pourrait
tirer de ces précieuses recrues: confinées dans le Xépal,
sans emploi, sans profit, les tribus militaires ne pouvaient
manquer de provoquer une explosion ; admises dans
l'armée indienne, sous la conduite d'officiers anglais, elles
trouveraient aisément l'occasion de satisfaire leurs goûts
belliqueux au profit de l'Angleterre.
Il fallut dix-huit ans à Hodgson pour triompher des
esprits timorés qui refusaient de croire au loyalisme des
Gourkhas; en 1850, lord Dalhousie autorisa la formation
de trois régiments. Et depuis « pendant un quart de siècle,
partout 011 les troupes de l'Inde ont dû frapper un grand
coup, partout où il y a eu de l'honneur à gagner, les régi-
ments gourkhas ont paru en première ligne'! » Tout
récemment encore, le contingent gourkha a figuré bril-
lamment parmi les troupes de l'expédition de Chine.
Les fonctions civiles se réduisent à peu de chose : le
gouvernement des provinces est attribué, naturellement,
aux parents du maharaja qui exercent à la fois les pouvoirs
civils et militaires. Les percepteurs d'impôts « soubahs »
sont en général des fermiers généraux qui traitent directe-
1. W. H. lluNTER, Life of B. II. Hodgaon, p. 259 (où se Imuve une
noie sur le (lévelopixsinent des régiments gourkhas dans l'armée anglo-
indienne, établie d'après les données olficielles).
ORGANISATION POLITIQUE, JUDICIAIRE, ÉCONOMIQUE 293
inciil avec FÉtat. Les principales ibiiclions civiles sont les
fondions judiciaires.
Le directeur spirituel du roi, \q Ràjya guru (Bnjgiiru)
connaît de toutes les infractions qui entraînent une impu-
reté légale ou religieuse, prononce les peines et reçoit une
partie des amendes, à titre de Dharmàdhikàrî « Préfet de
la Loi». Si Taffaire concerne des Çivaites ou des Hin-
douistes, il se réfère au « Çâstra», c'est-cà-dire aux ou-
vrages de date tardive qui prétendent se fonder sur les
codes anciens: Manu, Yâjùavalkya, etc.; s'il s'agit de
Névars ou de Tibétains, il suit les coutumes établies au
temps de Java Sthiti Malla (xv' siècle).
Quatre tribunaux jugent à Katmandou les affaires civiles
et criminelles : le Kôt Linga exerce la plus haute juridic-
tion. Des cours annexes tranchent les questions de solde
militaire ou les procès d'immeubles. Cliacune des cours
est présidée par un ditha qui n'est pas un légiste de
métier, mais qui se recommande par son honorabilité. Il
est assisté de deux bihhis (vïcârin) qui sont censés au cou-
rant des lois et des coutumes, et qui procèdent aux
enquêtes, aux interrogatoires, à toutes les formalités néces-
saires. Le ditha rend ensuite son verdict; mais le con-
damné peut toujours en appeler au roi, c'est-à-dire en fait
au maharaja, qui prononce en dernier ressort, ou qui
désigne une commission spéciale chargée d'instruire
l'affaire et de présenter un rapport. La justice a le grand
mérite d'être expédilive. Il n'y a pas d'action publique. Le
plaignant se présente au tribunal, porte sa plainte ; des
soldats vont ensuite quérir l'accusé à son domicile. Les
parties discutent à leur aise en présence des juges, sans
intervention d'avocats, citent leurs témoins, fournissent
leurs preuves. L'aveu de l'accusé est nécessaire pour abou-
tir à une condamnation ; si, malgré des charges écrasantes,
il s'obstine à niei', les juges recourent à des menaces, et
294 LE NÉPAL
même à des violences positives : bastonnade, fouet, etc.
Si tous les moyens échouent, le prisonnier reste confiné
dans une sorte d'emprisonnement préventif à perpétuité.
Sur la demande des parties, la cour peut transmettre
l'affaire à une assemblée de simples particuliers choisis
par le demandeur et le défendeur, et où l'État peut se
faire représenter; c'est le Pahhujat. Le Paficayat est une
juridiction de conciliation qui ne dispose d'aucun moyen
de coercition et qui se contente de donner un avis à la
cour; encore cet avis doit-il être exprimé à l'unanimité.
Les membres du paûcayat doivent être choisis dans
cinq clans gourivhas ou cinq clans névars exactement spé-
cifiés, selon que l'affaire concerne des Gourlvhas ou des
Névars.
Enfin, si le procès présente des difficultés insolubles, ou
si les parties en expriment le désir, avec l'assentiment
préalable du roi, il est procédé à l'épreuve par l'eau. Les
noms des parties respectives sont tracés sur deux mor-
ceaux de papier qu'on roule en balles et qu'on adore (pûjâ).
Chacune des parties verse un droit d'une roupie. Les
balles sont alors attachées à des tiges de roseau. Nouveau
versement de deux annas. Les tiges sont remises à deux
sergents de la cour qui les portent à l'Étang de la Reine
(Rânî pokhrî); un bicâri, un brahmane et les parties les
accompagnent, ainsi que deux individus de caste infime
(Chamakallak ou Camàr). En arrivant à l'étang, le
bicâri engage encore les parties à chercher d'autres
moyens avant de recourir à l'ordalie. Si les parties s'obsti-
nent à réclamer l'épreuve, les deux sergents, portant cha-
cun une lige, vont l'un à l'Est, l'autre à l'Ouest de l'étang,
et pénètrent dans l'eau jusqu'à mi-jambo. A leur tour, le
brahmane, les parties, les Camârs entrent un peu dans
l'eau; le brahmane adore Varuna au nom des parties et
récite un texte sacré qui fait appel à Sùrya (soleil), Can-
ORGANISATION POLITIQUE, JUDICIAIRE, ÉCONOMIQUE 295
dra [\uiw)^ Varmia (dieu des Eaux) et Yama (dieu des
Morts), lesquels lisent la pensée des vivants. Le rite achevé,
le brahmane marque au front les Camârs et leur dit : « Que
le champion de la vérité triomphe, et que le champion de
la fausseté perde ! » Alors le brahmane et les parties se
retirent de l'eau, et les Camârs vont chacun séparément à
la place où se dresse une des tiges; ils entrent dans l'eau
profonde, et à un signal plongent tous deux en même
temps. Le premier qui sort, on détruit aussitôt la tige et
la balle le plus proches de lui. On rapporte l'autre tige,
on ouvre la balle, et on lit le nom ; c'est le nom du
gagnant. Gagnant et perdant ont encore à payer l'un et
l'autre une série de taxes '.
La pratique des ordalies a été introduite ou du moins
multipliée par lesGourkhas, amateurs de solutions nettes,
et de plus superstitieux. L'ancienne jurisprudence se con-
tentait de déférer le serment, sur le Harivarnça pour les
Hindous, sur la Panca-raksâ pour les Bouddhistes, ou
plutôt sous ces livres, car on mettait le texte sacré sur la
tête de la personne qui jurait.
En dehors de Katmandou, à i>hatgaon, à Palan, dans
les provinces siègent des juges de rang inférieur qui sont
considérés comme les délégués des bicâris et des dithas
de lacapitale. Mais, quelle que soit leur compétence, il est
cinq crimes qui leur échappent ot ({ui appartiennent exclu-
sivement à la juridiction immédiate du roi ; c'est ce qu'on
appelle, d'un terme indo-arabe, les pane khclt, et ce que
les inscriptions anciennes dénomment paîicâparâdha : le
meurtre d'un hrahmsmc (brakma /lati/dj ; \e meurtre d'une
1 . Surtout d'après [lonr.soN : So7ne accounl oflhe syatcviii of laio and
police as recogniacd in Uie stale of Népal, paru d'abord dans les Sélec-
tions front tlie Records of Bençjal,n" XI, republié dans les Miscella-
neous Essays relaiinr/ lo Indian subjecls, vol. Il (Trùbner's Oriental
Séries, 1880), p. 211-250.
206 LE NÉPAL
vache (go hatyâ) ; le meurtre d'une femme [strî hatyà) ; le
meurtre d'un enfant [bala hatyà); les fautes qui entraînent
la perte de caste [patlii: anciennement, mahâ pf)taka)\
L'ancienne liste des peines s'ouvrait par cinq grands
châtiments : confiscation des biens, bannissement de la
famille ; dégradation de la famille remise entre les mains
des tribus les plus viles; mutilation; décapitation. Les
Gourkhas y avaient ajouté la pendaison et l'écorchement à
vif. Pour les femmes, on leur coupait communément le nez.
I^'auteur d'un vol important avait la main coupée ; en cas
de récidive, on coupait l'autre. Jang Balladur a adouci ce
code barbare : seuls le meurtre d'un homme ou d'une
vache sont punis de la peine capitale. La plupart des
crimes et délits sont punis de l'amende, au profit des juges
et de l'État.
Pour soutenir les lourdes charges d'un Etat militaire, le
Népal dispose de revenus bien modestes. En 1792, Kirk-
patrick évaluait les revenus à 25 ou 30 lakhs (centaines
de mille) de roupies: 3 ou 4 lakhs fournis parles douanes,
les droits sur le sel, le tabac, le poivre, la noix de bétel et
la vente des éléphants du Téraï; 7 ou 8 lakhs, parle mon-
nayage; 15 à 18 lakhs, par les monopoles (sel, salpêtre),
les mines de cuivre et de fer, et les impôts fonciers. Avant
l'invasion gourkha les revenus étaient supérieurs, car le
cuivre du Népal n'était pas encore chassé des marchés de
l'Hindoustan parle cuivre d'Europe ; le Tibet exportait au
Népal des quantités d'or et d'argent qui retournaient au
Tibet en espèces monnayées, laissant aux Mallas un profit
1. La liste de Kirkpatrick est difTérente : Gohatyâ ; strîhatyâ ;
âlma hatyâ, « mutilation personnelle avec intention magique »; para
hatyâ, « mutilation d"autrui » ; toona ou kool, « sorcellerie ». — Le
nmnslii de Wright donne p. 189, n. 1, une liste pareille à Hodgson,
mais disposée dans un ordre di lièrent : brahma", strî*', bâta", sagotra^,
go". Le quatrième, meurtre d'une personne du même clan, tient la
place du palhi de Hodgson.
ORGA>;iSATio>; i>()LmnuE, judiciaire, économique 297
considérable. En 1875, le Dr. Wright évalue les revenus à
96 lakhs de roupies (environ 2 millions et demi de francs),
fournis principalement par l'impôt foncier, les douanes, le
produit des forêts de çâlas (bois de tek) du Téraï, et les
monopoles d'État (sel, tabac, ivoire, bois de construction).
Le système ingénieux des jagirs annuels permet au\
Gourkhas de compenser rinsuffisance du numéraire.
Comme la solde de l'armée, les traitements civils sont
payés en concessions de terrains. Chaque année, à la
panjanî, le roi comme propriétaire absolu du sol octroie
aux serviteurs qu'il engage ou qu'il maintient un fief dont
la valeur et l'étendue varient naturellement avec l'impor-
tance de la fonction ; l'année écoulée, le fief retourne au
roi qui en dispose de nouveau à son gré. Ces fiefs portent
le nom persan àQ jagirs, et les concessionnaires sont iy\)\)e-
\esjagirdars. Le gouvernement évite autant que possible
de laisser plus d'un an le même jagirdar en possession de
son fief, afin de mieux marquer le caractère provisoire de
la concession, d'empêcher l'attachement de l'individu au
sol et de rappeler la toute-puissance du roi. La plupart du
temps, les traitements sont payés exclusivement en jagirs ;
dans certains cas, le trésor verse un complément en numé-
raire. Le jagir ne remplace pas seulement les traitements;
il tient aussi lieu de pension. Les veuves, les orphelins des
serviteurs de l'État reçoivent des jagirs, l'épartis avec la
plus sévère équité. Le jrigir peut se bornera un champ, ou
comprendre une ville entière. La ville de Sankou, au N.-E.
de la vallée, est le jagir de la première reine [mahd rdnî] ;
au temps d'Hamilton, le revenu en était estimé à 4 000
roupies.
Au jagir peuvent encore s'ajouter des sources de revenus
supplémentaires. Les officiers reçoivent une commission
royale qui les autorise à administrer la justice et à infliger
des amendes jusqu'à concurrence de 100 roupies aux
298 LE NÉPAL
paysans établis sur leurs terres ; la tentation est trop forte
pour qu'elle ne fasse pas tort à la stricte justice. Mais les
appels (les victimes au maharaja provoquent de temps en
tenq)S des disgrâces éclatantes qui rappellent au devoir les
cupidités surexcitées. Les juges, de même, louchent con-
jointement avec l'État des droits fixes sur les affaires et
sur les opérations judiciaires. D'après Kirlvpatrick, le
Clmuti'a ou Chaulai'iya (premier ministre) touchait, outre
sonjagir, un droit de huit annas sur chaque champ de
riz, les terres des Tliargars et des soldats exceptées ; les
Kâjis se partageaient un droit d'une roupie par champ ; les
quatre Sirdars recevaient chacun deux annas par champ;
les deux Kliardars touchaient également deux annas cha-
cun par champ; le surintendant de la monnaie percevait
pour son compte un droit énorme de 7 tôlas d'or sur
chaque marchand népalais établi au Tibet et qui rentrait
au pays. Hamilton indique une autre répartition : le chef
de l'Etat recevait les deux tiers du revenu ; le tiers restant
était partagé entre les grands officiers ; le Chautariya en
avait un cinquième ; autant, le Kâji ; autant, le fils aîné
du roi ; autant, la première reine, si elle avait des enfants ;
le dernier cinquième de cette tierce portion allait aux sïr-
duva, S.II conse'iWerQ' et/iabudhdjj a.u secrétaire. Le dharmâ-
dhilvârî continue à percevoir les amendes qu'il prononce
dans les questions de pureté légale.
La répartition des jagirs, pour être équitable, suppose
un cadastre bien établi. Et de fait les Mallas ont transmis
aux Gourkhas c un admirable système de cadastre, qui
pourrait faire honneur au gouvernement britannique de
l'Inde* ». C'est à Jaya Sthiti Malla que la tradition attribue
ce grand travail. Les terrains furent alors divisés en quatre
classes, et leur valeur fut déterminée par le nombre de
1. IloDGSo.x, Journ. Roy. As. Soc. Bengal XVII (1848), p. 229, n.
ORGANISATION POLITIQUE, JUDICIAIRE, ÉCONOMIQUE 209
Karkhas ou de ropnis qu'ils contenaient. Pour la quatrième
classe, la ropnî était de 125 hâllis (coudées) en circoufi'-
rence; pour la troisième classe, de H2 hâths; pour
la seconde, de 109; pour la première 05. La lon-
gueur (\[\h(ithh\{ fixée à 24 fois la longueur de la pre-
mière phalange du pouce. La perche d'arpenteur était
auparavant longue de 10 4 hâths; Jaya Sthiti .Malla la
réduisit à 7 4-haths. On fit une o|)ération analogue sur les
terrains construits ou à construire ; on les divisa en trois
classes, selon qu'ils étaient situés au centre de la ville, ou
dans une rue, ou dans une ruelle. Le khi) fut adopté
comme unité de mesure. Pour les terrains de première
classe, le khâ avait 85 hâths en circonférence ; pour la
seconde classe, 95 ; pour la troisième, 101 . Les arpenteurs
de cultures formèrent la caste des Ksetra kiiras\ les arpen-
teurs de terrains à bâtir, la caste des Taksa kàras.
Ainsi l'unité de mesure n'est pas une unité de superficie,
mais une unité de valeur. En fait les prix assignés aux
quatre catégories de terrains de culture variaient pour la
même superficie, selon les classes, comme 1 : 0,87 : 0,83:
0,76 ; pour les terrains bâtis ou à bâtir, comme 1 : 0,80 :
0,84. La réduction de la perche d'arpentage de 10 4 cou-
dées à 7 Y coudées prouve que depuis l'institution de cette
mesure jusqu'à Jaya Sthiti Malla, la valeur des terrains
avait augmenté du quart ( 104 : 7 ^^ 1 ,4 : 1 ). A' ers 1702,
Hahâdur Sâh, régent sous la minorité dé Hana Balladur,
donna l'ordre de dresser un nouveau cadastre ; on en tint
les résultats secrets; mais le peuple, h (jiii une opération
de ce genre est toujours suspecte, ne manqua pas d'attri-
buer la soudaine disgrâce du régent, en 1795, au péché
qu'il avait commis « de vouloir mesurer les limites de la
terre ». Balladur Sâli s'était contenté d'appliquer la
méthode des Mallas ; la valeur des terrains était de même esti-
mée en ropiiîs; vingt-riiuj rnpnîs en moyenne faisaient un
'?00 LE NÉPAL
champ, /7z^/ V.:se/r«) '. Dans les bons terrains, on faisait usage
d'une perclie longue de 7 4 coudées; c'était la perche
de Jaya Stliili Malla; dans les mauvais terrains, la perche
avait une longueur de 9 4 coudées. La même estimation,
dans les terrains de la seconde catégorie, supposait donc
une superficie d'un quart en plus.
Le champ, khet, est l'unité de paiement en usage dans
les concessions de jagirs. Un khet est un terrain de pre-
mière qualité, bien arrosé par des sources ou des ruisseaux,
avec un sol riche, et qui donne pour un travail moyen tous
les grains de qualité supérieure. Les terrains à khet sont
surfout situés dans les vallées ; mais il s'en trouve aussi sur
les plateaux. La moyenne de rendement du khet, pris
comme unité de valeur, est de 100 murU de riz en balle
(près de 7000 kilogrammes) estimés environ 150 roupies ;
la superficie en varie naturellement avec la qualité de la
terre .
Le concessionnaire dujagir, le jagirdar, est libre d'ex-
ploiter par lui-même le terrain qui lui est octroyé ; mais en
général ses occupations et son goût l'en détournent égale-
ment. 11 le confie à un métayer qui lui paie la moitié du pro-
duit, et qui lui verse de plus un droit de deux ou trois roupies
par khet. Le jagir peut comprendre, outre des kliets, des
terrains de la catégorie kohrya ou barhi, c'est-à-dire qui ne
sont arrosés ni par des sources ni par des cours d'eau. Un
pareil terrain exige beaucoup de travail et rend peu ; on n'y
peut faire venir que des grains médiocres, bons tout juste
pour le fermier ou pour les basses castes. Le métayer du
jagirdar ne lui paie sur ces terrains qu'un droit propor-
tionnel au nombre des labours.
En outre des jagirs annuels, certains terrains [birtds] sont
1. Réduit plus tard à 20 ropnîs dans la vallée du Népal. Campbell,
Notes..., p. 75.
ORGANISATION POLITIQUE, JUDICIAIRE, ÉCONOMIQUE 301
concédés en donation perpétuelle, mais rarement, et
presque exclusivement à des brahmanes, soit que le roi
veuille effacer par une œuvre pic un péché commis, soitqu'il
veuille simplement récompenser un dévot ou un savant
d'élite ; dans le premier cas, le terrain ne peut plus faire
retour à la couronne, et s'il tombe en déshérence, il est
attribué au temple de Paçupati ou de Changu Narayan ;
dans le second cas, la couronne le reprend en l'absence
d'héritiers. La cérémonie de donation est exactement con-
forme au type traditionnel : on apporte au roi une motte
de terre prise sur le terrain concédé, le roi l'arrose, y mêle
de l'herbe sacrée (kuça) et du sésame, tandis qu'un prêtre
prononce des formules, et il la remet au donataire qui
reçoit aussi le plus souvent une charte gravée sur cuivre
(tdmra pattrd). Les terrains ainsi concédés sont nommés
kuça-birtds ; ils sont libres de charges, aliénables et hérédi-
taires ; mais certains crimes entraînent la déchéance. 11
est des kuça-birtâs qui remontent au règne des Mallas et
que les Gourkhas ont confirmés par l'apposition du sceau
rouge, moyennant un droit proportionnel. Du reste le
bénéficiaire d'un pareil don ne manque pas à l'occasion
d'assurer à son titre de propriété une garantie de plus en
offrant au roi un présent convenable ; la formalité est
presque de règle à l'avènement d'un nouveau roi. Ouelques
Névars ont obtenu, par une faveur exceptionnelle des rois
gourkhas, d'être confirmés dans la possession de terrains
concédés par les Mallas aux mêmes conditions que les
kuc.'a-birlàs ; mais la confirmation doit en ce cas être
renouvelée à chaque avènement, et contre le versement
d'un droit élevé.
Les domaines immédiats de la couronne, dispersés dans
tout le royaume, sont les uns affermés h des métayers,
les autres exploités directement; le travail est fourni
par des réquisitions et des corvées imposées aux paysans
302 LE NÉPAL
des environs. Le procluil du niélayage sert à la consom-
mation de la cour; le surplus est distribué aux religieux
mendiants,
L'agricullure ', les métiers et le commerce du Népal
sont tout entiers aux mains des INévars. 11 n'y a pas de
Gourkha qui cultive ; il n'y a pas de Névar qui ne cultive
pas. Outre la classe rurale des Jyâpus, les artisans et les
marchands établis en ville ont tous un lopin de terre qu'ils
exploitent personnellement. Le goût des Névars pour la
culture, combiné avec les besoins d'une populalion prodi-
gieusement dense, a su tirer un parti magnilique des res-
sources naturelles de la vallée. Les indigènes répartissent
les terrains de culture en deux catégories, tout à fait indé-
|»endantes de la richesse propre du sol : la première com-
|)rend tous les terrains situés à proximité d'une rivière ou
d'un cours d'eau, par conséquent surs d'être inondés à la
saison des pluies et susceptibles d'être irrigués dans la sai-
son sèche; la seconde comprend les terrains qui n'offrent
pas par leur situation la même sécurité ni la même com-
modité. Les ruisseaux qui descendent sur les flancs des
montagnes sont captés à tous les étages de leur course, et
contraints départager leurs eaux entre les menus canaux
d'irrigation. Grâce à ce système, la culture du riz, qui est
parexcellence laculture du pays, apu escalader les pentes;
les hauteurs qui encadrent le fond de la vallée présentent
l'aspect d'un amphithéâtre énorme taillé en gradins
réguliers. La patience et l'ingéniosité des habitants ont
i. Sur l'agricullure au Népal, le document fondamental est toujours:
A. Campbell, iVo^es on the AgricuUure nncl Rural Economy oflhe
Valley of Nepaul. Compiled diiefly from verhal Information and
Personal observaiion: access lo aulhenlic docmnenla not being
oblatnable. Calhviandu, January Ist 1837. Publié dans les Transac-
tions of ihe Agricullural and Horticultural Society of India,\o\.
IV, (Calcutta, 1839, p. 58-175. Camplx'll était l'assistant de Hodgson, ce
beau travail sort donc en quelque sorte de l'école de Ilodgson.
ORGANISATION POLITIQUE, JUDICIAIRE, ÉCONOMIOUE 303
multiplié les terrasses bordées de petites levées en terre
battue pour retenir les eaux précieuses. Dès les premiers
siècles de lliistoire népalaise, les inscriptions montrent le
développement des canaux d'irrigation (tilamaka) régle-
mentés par des cliartes royales. Une inscription plus tar-
dive et datée du xvii* siècle, sous le règne de Jitàmitra
Malla, vaut d'être rapportée pour la précision des détails ;
le texte en est inséré dans la Vanicâvalî bouddhique : « Les
inspecteurs du canal ne donnent pas honnêtement l'eau
au peuple, et c'est pourquoi le présent arrangement est
pris. Au moment oîi on plante le riz. le peuple doit faire
un canal d'irrigation, et quiconque y travaille doit après
une journée de labeur venir réclamer une attestation
royale, qui lui donnera droit à l'eau. Quiconque ne pourra
pas produire cette attestation sera puni d'une amende
maximum de 3 dâms ( 1 4anna). Les inspecteurs ne de-
vront pas prélever de droits pour laisser prendre l'eau du
canal. Le rang des individus ne sera pas pris en considéra-
tion dans la distribution de l'eau, mais chacun doit rece-
voir sa part à son tour. Si les inspecteurs ne laissent pas
chacun à son tour prendre l'eau, l'inspecteur en chef sera
condamné à six mohars d'amende. » Le procédé de répar-
tition varie ; tantôt l'irrigation commence par le champ le
plus rapproché du cours d'eau ; tantôt, chacun à tour de
rôle, a l'eau à sa disposition un nombre déterminé d'heures.
Un roulement analogue s'établit pour les canaux
disposés le long du même cours d'eau, à des altitudes
différentes, si le débit ne suffit pas à ahmenter simultané-
ment un grand nombre de prises.
L'abondance de l'eau ajoute encore à la richesse inépui-
sable d'un sol formé d'alluvions et qui rend communément
trois récoltes par an : orge, blé, ou moutarde en hiver;
radis, ail ou pommes de terre au printemps, riz ou maïs à
la saison des pluies. Et cependant le Névar ne dispose
304 LE NÉPAL
point de fumier (sauf les déjections humaines et certaines
terres siliceuses) pour engraisser les champs. Les exigences
de la culture tiennent le bétail en dehors de la vallée, soit
dans les pâturages marécageux du Téraï, soit sur les alpes
du haut pays. L'élevage se réduit aux canards que le Névar
soigne avec tendresse, comme des auxiliaires et des pour-
voyeurs ; chaque jour on les porte dans des paniers jus-
qu'aux champs pour y extirper la vermine de la boue, et
le soir on les rapporte à la maison. En outre, leurs œufs
sont très appréciés des gourmets et valent presque le
double des œufs de poule. Le seul bétail qui se rencontre
couramment dans la vallée consiste dans les vaches sacrées
mises en liberté par des Hindous pieux ; donner la liberté
à une vache passe pour un acte infiniment méritoire et
pour une source de bénédictions. La loi des Gourkhas inter-
dit de tuer ces vaches, sous peine de mort, ou même de
les frapper sous peine des plus graves châtiments. Elles
vont par les champs, broutant où leur plaît, et les brah-
manes enseignent que leur visite est une faveur insigne.
Le pauvre Névar qui les redoute défend ses récoltes par
des haies de roseaux qui opposent au divin maraudage une
barrière bien frêle.
Le matériel agricole des Névars est assez rudimentaire ;
les éléments essentiels en sont une espèce de houe qui
tient lieu de pioche, de bêche et même de charrue (car le
Névar ne laboure pas, il fait à la main tous les travaux) ; —
et le double panier suspendu aux extrémités d'une perche
qui pose sur l'épaule comme les deux plateaux au fléau
de la balance, et que le Névar utilise à toutes tins.
Les principales cultures de la vallée sont: d'abord le riz,
en nombreuses variétés, depuis le riz transj)lanté jusqu'au
riz des hauts plateaux qui n'a pas besoin de chaleur ni
d'humidité ; le blé, cultivé surtout en vue de la distillation
de l'alcool ; le maïs et le murva (sorte de millet) que la
Temple de Mahenkal (Mahd-kùla commun aux himJouistes et aux boaddliistes,
à Kataiandou.
20
300 LE NÉPAL
cherté croissante de la vie a introduits dans l'alimentation
courante ; les diverses espèces de farineux : iirid, mas, etc. ;
le phofur (blé noir) ; la moutarde, pour l'huile qu'on en
tire, ainsi que le sésame, l'ail elle radis, qui sont le pain
du Mévar. Au Népal, l'air sent l'ail; on mange l'ail cru,
cuit, en assaisonnement, en conserve dans l'huile, le
vinaigre, le sel. Le radis n'est pas moins indispensable, ni
moins diversement traité; un procédé spécial de conser-
vation, par la fermentation dans le sol, le transforme en
sinki, le régal le plus puant dont jouisse l'humanité. Enfin,
la canne h sucre, et une délicieuse variété de fruits, depuis
ceux de l'Inde: ananas, banane, jacquier, etc., jusqu'aux
fruits de l'Europe : oranges, citrons, pommes, etc. L'année
agricole se divise en cinq saisons : trois mois et demi d'hi-
ver, à partir du 15 novembre; deux mois de printemps à
partir du 1" mars ; un mois et demi d'été à partir du 1" mai;
3 mois de pluie, à partir du 15 juin; 2 mois d'automne, à
partir du 15 septembre.
Comme ouvriers, les Névars excellent dans le travail du
bois et du bronze et dans l'orfèvrerie. Les voyageurs chi-
nois admiraient dès le vn^ siècle les ciseleurs et les sculpteurs
du pays. Les Mallas, artistes d'instinct et de tradition à la
fois, bâtisseurs infatigables, encourageaient et mainte-
naient les arts nationaux; les Gourkhas indifférents les
laissent se perdre. Les darbars et les temples anciens,
même les maisons des simples particuliers étalent aux yeux
des merveilles de goût et de fantaisie, oii les influences
multiples de l'Inde, du Tibet et de la Chine, se mêlent et
se fondent dans une invention harmonieuse. La porte d'or
du darbar de Bhatgaon, la porte de Changu Narayan sont
de véritables chefs-d'œuvre. Les Névars sont également
très habiles à fondre les cloches; on en montre une à Bhat-
gaon qui a cinq pieds de diamètre. Katmandou aussi a sa
cloche monumentale. Le Népal fabrique encore un
ORGANISATION POLITIQUE, JUDICIAIRE, ÉCONOMIQUE 307
grand nombre d'idoles, tant bouddhiques que brahma-
niques, qui se répandent au Nord et au Sud de l'Himalaya.
A cause de leur adresse au travail des métaux, les ouvriers
népalais sont très recherchés dans le monde tibétain. Le
P. d'Andrada trouva en 1626 des orfèvres népalais au ser-
vice du roi de Chaparangue, dans le Tibet'. Au milieu du
xix° siècle, le P. Hue trouva établis à Lhasa un grand
nombre de Névars. 11 les décrit sous le nom de Pé-boim
qui s'applique mieux aux gens du Bhoutan ; mais le portrait
qu'il en trace, étincelant de verve et de vie, ne permet pas
d'hésitation ^ La peinture a été cultivée avec succès au
1. V. Slip., p. 79.
2. Hue, II, 262 sqq. « Parmi les étrangers qui constituent la population
fixe de Lha-Ssa, les Pé-boun sont les plus nombreux. Ce sont des Indiens
venus du côLé du Boutan par delà les monts Himalaya. Ils sont petits,
vigoureux, et d'une allure pleine de vivacité ; ils ont la figure plus
arrondie que les Thibétains ; leur teint est fortement basané, leurs
yeux sont petits, noirs et malins ; ils portent au front une tacbe de
rouge ponceau qu'ils renouvellent tous les matins. Ils sont toujours
vêtus d'une robe ç^npoulou violet et coitîés dun petit bonnet en feutre,
de la même couleur, mais un peu plus foncée. Quand ils sortent, ils
ajoutent à leur costume une longue écharpe rouge qui fait deux fois le
tour du cou, comme un grand collier, et dont les deux extrémités sont
rejelées par-dessus les épaules.
Les Pé-boun sont les seuls ouvriers métallurgistes de Lha-Ssa. C'est
dans leur quartier qu'il faut aller chercher les forgerons, les chaudron-
niers, les plombiers, les étameurs, les fondeurs, les orfèvres, les bijou-
tiers, les mécaniciens, même les physiciens et les chimistes. Leurs
ateliers et leurs laboratoires sont un peu souterrains. On y entre par
une ouverture basse et étroite, et avant d'y arriver il faut descendre
trois ou quatre marches. Sur toutes les portes de leurs maisons, on voit
une peinture représentant un globe rouge, et au-dessous un croissant
blanc. Évidemment cela signifie le soleil et la lune. IMais à quoi cela
fait-il encore allusion? C'est ce dont nous avons oublié de nous informer.
Un rencontre, parmi les Pé boun, des artistes très distingués en fait
de métallurgie. Ils fabrii[uenl des vases en or et en argent pour l'usage
des lamaseries, et des bijou.x de tout genre qui certainement ne feraient
pas déshonneur à des artistes européens. Ce sont eux qui font aux
temples bouddhiciues ces belles toitures en lames dorées qui résistent à
toutes les intempéries des saisons, et conservent toujours une fraîcheur
et un éclat merveilleux. Ils sont si habiles en ce genre douvrages qu'on
vient les chercher du fond de la ïartarie pour orner les grandes lauui-
series. Les Pé-boun sont encore les teinturiers de Lha-Ssa. Leurs cou-
308 LE NÉPAL
Népal. Târanâtha, dans sa classification des écoles hin-
doues, distingue une école népalaise de peinture et de fon-
derie. L'ancienne école se rattachait à l'art du Nord-Ouest
de l'Inde ; l'école suivante ressemblait plutôt à l'école de
l'Est. Les écoles postérieures n'ont pas de caractère spé-
ciar. M. Foucher a confirmé par l'analyse délicate des
miniatures de deux manuscrits népalais la justesse des
appréciations de Târanâtha".
Le papier qui porte le nom de népalais, et qui a pour
principal marché Katmandou, n'est pas une production
de la vallée même ; il se fabrique dans la région plus sep-
tentrionale du royaume, au milieu des forêts oii se ren-
contrent les arbustes (daphne) dont l'écorce sert à sa ma-
nufacture '.
Le commerce du Népal ne doit pas son importance au
marché local, très restreint, mais à la situation géogra-
phique du pays qui se trouve sur la seule voie directe des
échanges entre l'Inde d'une part, le Tibet et la Cbine de
leurs sont vives et persistantes, leurs étoffes peuvent s'user, mais jamais
se décolorer. 11 ne leur est permis de teindre que \espou-lou. Les étoffes
qui viennent des pays étrangers doivent être employées telles qu'elles
sont; le gouverneuient s'oppose absolument à ce que les teinturiers
exercent sur elles leur industrie. Il est probable f[ue cette prohibition a
pour but de favoriser le débit des étoiles fabriquées à LhaSsa.
Les Pé-boun ont le caractère extrèmeuient jovial et enfantin; aux
moments de repos, on les voit toujours rire et folâtrer; pendant les
heures de travail ils ne cessent jamais de chanter. Leur religion est
le bouddhisme indien. Quoiqu'ils ne suivent pas la réforme de Tsong-
Kaba, ils sont pleins de respect pour les cérémonies et les pratiques
lamanesques. Us ne manquent jamais, aux jours de grande solennité,
d'aller se prosterner aux pieds du Bouddha-La et d'offrir leurs adorations
au Talé-Lama. »
1. T\RANATHA, p. 280.
2. Foucher, Iconographie bouddhique, 34 39, 182, 184.
3. HoDGsoN a décrit le procédé de fabrication dans un court article :
On the Native method of mahing the paper denominated in Hiadu-
stan Neixilese, dans Journ. As. Soc. Bengal, I; Trans. Agric. Soc.
India, V, réimprimé dans le recueil des Miscellaneous Essays rela-
ting to Indian subjects, vol. II, p. 251-254.
ORGANISATION POLITIQLE, JUDICIAIRE, ÉCONOMIQUE 309
l'autre. Dès le vu' siècle, au temps du roi Srong-tsangam-
po et de ses premiers successeurs, les pèlerins et les
ambassadeurs chinois avaient reconnu et exploré la route.
L'anarchie persistante au Népal et au TiJDet la tint ensuite
longtemps fermée. Au milieu du xvi' siècle, le roi Malien-
dra Mallade Katmandou semble avoir renoué les relations
entre les deux pays ; il obtint le privilège de fournir au
Tibet l'argent monnayé. Au début du xvii" siècle, le
minis tre du roi Laksmî Nara sirpha Malla, BhîmaMalla établit
un trafic régulier; il alla en personne à Lhasa et y installa
une colonie névare. Les Mallas encouragèrent ces échanges
qui profitaient à leur trésor* ; mais les temps troublés qui
précédèrent l'occupation Gourkha et la méfiance l)rutale
des nouveaux maîtres du Népal arrêtèrent le commerce.
Les trafiquants qui résidaient dans les trois capitales s'em-
pressèrent de déguerpir. Prithi Narayan essaya en vain de
la diplomatie et de l'intimidation pour conserver à sa
monnaie la clientèle du Tibet ^ Les négociations, traînées
en longueur, aboutirent en 1792, pendant la minorité de
Kana Balladur, à la guerre avec le Tibet et avec la Chiue.
Déjà les Anglais entraient en lice. La Compagnie, maî-
tresse incontestée du commerce de l'Hindoustan depuis
l'écrasement de la concurrence française, commençait à se
préoccuper des vastes régions presque inexplorées qui
s'étendaient au Nord de l'Himalaya, et se préparait à les
disputer aux trafiquants russes. Lamission de Kirkpatrick,
en 1792, avait pour objet essentiel l'ouverture de rapports
commerciaux entre l'Inde britannique et le Tibet par la
voie du Népal, et Kirkpatrick, avec sa conscience et son
exactitude habituelles, dressa un tableau détaillé des
articles importés ou exportés de part et d'autre. Mais la
1. V. sup. p. 172.
2. V. sup. p. 175.
310 LE iNÉl'AL
méfiance obstinée des Gourkhas condamna celte œuvre
de statistique à demeurer stérile. Dix ans plus tard, flamil-
ton constatait la décadence lamentable du commerce
népalais due aux défauts du gouvernement, au manque
absolu de crédit, à la faiblesse de la loi et à la fausseté du
peuple ; il dressait à son tour une liste des articles d'échange
qui se rapportait seulement au passé. La longue dictature
de Bhim Sen rendit au INépal l'ordre et la prospérité. De
J8I6 à 1831, au témoignage des marchands indigènes, le
commerce népalais avait triplé '. L'enchérissement du prix
de la vie au Népal dans la même période confirme l'enri-
chissement du pays. Entre 1792 et 1816, on avait pour une
roupie 25 pattis (84 kilogrammes) de riz; de 1832 à 1835,
5 |)attis seulement (17 kilogrammes); la valeur du riz avait
quintuplé daiis ce court espace de temps. La valeur des
graines communes : maïs, millet, avait presque décuplé :
1 roupie les 4 mûris (200 kilogrammes) de maïs en 1792-
1816; 1 roupie les 9 pattis (30 kilogrammes) en 1832-35.
La valeur de l'argent, comparée à celle du cuivre, montre
une diminution de 10 0/0 entre 1816 et 1832'.
A ce moment-là même, Hodgson multipliait ses efforts
pour augmenter le mouvement commercial entre l'Inde, le
Népal et le Tibet ; il servait en même temps par là les inté-
rêts de la patrie britannique et les intérêts du Népal qu'il
aimait comme une autre patrie. Il espérait que le Népal,
enrichi par son commerce, renoncerait à ses ambitions de
conquête brutale et reprendrait les traditions paisibles et
prospères des Mallas. Du même coup, le marchand russe
serait écarté des régions où son intluence constituait
un danger et une menace. Hodgson condensa les infor-
mations qu'il avait recueillies officieusement auprès des
1. Hodgson, The Comînerce of Népal, p. 92.
2. Campbell, Agriculture, p. 107-109.
ORGANISATION FOLlTlOrK, JUDICIAIRE, ÉCONOMIQUE 311
marchands de Katmandou dans un rapport adressé au
Political Secretary en 1831 et qui futpublié en 1857'. Pour
en rendre la lecture possible et même aisée aux marchands
indigènes de Calcutta, qu'il voulait entraîner à des rapports
commerciaux avec le Népal, Hodgson avait de propos déli-
béré donné à son mémoire une tournure pratique et popu-
laire ; il souhaitait de le publier dans une grande revue
pour communiquer au public sa confiance personnelle dans
l'avenir du commerce népalais. Il y dressait une compa-
raison méthodique enh^e l'itinéraire suivi par les marchan-
dises russes et le nouvel itinéraire qui s'offrait aux
marchandises de l'Angleterre et de l'Inde, indiquait les
précautions à prendre, la nature et la qualité des articles à
offrir en vente, et surtout leur répartition en colis d'un
poids fixe, susceptibles d'être transportés directement à
travers les rudes passes de l'Himalaya sur le dos vigoureux
des porteurs tibétains. Enfin, il y avait joint un tableau
complet des marcliandises qui avaient passé par le Népal
en 1830-1831, dans les deux sens du trafic, avec les prix
d'achat et de vente. Pour apprécier l'importance et le
mérite de ce travail, il faut se rappeler que Hodgson avait
dû procéder à cette enquête par ses seuls moyens, sans le
concours du gouvernement népalais. Les résultats furent
magnifiques. En 1831, le total des importations et des
exportations du Népal s'élevait à 3 millions de roupies ; en
1891,1e commerce du Népal avec l'Inde britannique seule,
à l'exclusion du Tibet, atteignait 33 millions de roupies.
Le commerce avec l'Inde se fait à des marchés situés
tout le long de la frontière. Le gouvernement népalais, indif-
férent aux questions économiques de hbre-échange ou de
protection, ne demande aux douanes qu'un aliment pour
1. Dans [e^Sclcclions from Ihe Records of the Government ofBen-
gal, n» XXVII, 1857. Réimprimé dans les Essaya on the Languages^
etc.. London, 187'j, part H, p. 91-121 : The commerce of Népal.
312 LE NÉPAL
le Trésor ; il perçoit donc sur tous les articles des droits
en rapport avec leur valeur pratique; les objets de luxe
paient clier, les objets de première nécessité paient peu.
A cbaque marché et sur chacune des routes ouvertes au
commerce est établi un poste de douane. Parfois les
douanes sont affermées à l'enchère. Les droits perçus
varient de marché à marché, mais en verlu d'un tarif connu
et autlientique. Sur la roule de Katmandou, un certain
nombre d'articles paient un droit 0/0 ad valorem; mais en
général, les marchandises paient en raison du poids, de la
charge ou du nombre, selon leur caractère.
Les principaux articles d'exportation du Népal sont : le
riz, les grains communs (millet, etc.), les graines oléagi-
neuses, le ghi (beurre clarifié), les poneys, le bétail, les
faucons de chasse, les mainas de volière, le bois de char-
pente, l'opium, le musc, le borax, la térébenthine, le caté-
chou, le jute, les peaux et fourrures, le gingembre séché,
la cannelle, le piment, le safran, les chauris (émouchoirs
en queue d'yak).
Les principaux articles d'importation sont: le coton
brut, le coton tissé, les cotonnades, les lainages, les châles
et couvertures, la flanelle, la soie, le brocart, la broderie,
le sucre, les épices, l'indigo, le tabac, la noix d'arec, le
vermillon, la laque, les huiles, le sel, les buffles, les mou-
tons, les boucs, le cuivre, la verroterie, les glaces, les
pierres précieuses, les fusils et la poudre de chasse \
Dans ce mouvement de marchandises, la part des impor-
tations et des exportations tibétaines ne peut être précisée,
si considérable qu'on doive la supposer. Rien n'est venu
s'ajouter depuis 70 ans aux indications réunies par
Hodgson; et cependant le commerce entre le Népal et le
Tibet a dû s'accroître considérablement depuis que le traité
1. Ces trois paragraphes sur le commerce avec l'Inde sont à peu près
traduits de Humer, Impérial Gazetteer of India, art. Népal, p. 281 sqq.
ORGANISATION POLITIQUE, JUDICIAIRE, ÉCONOMIQUE 313
de 1856 a donné au Népal le droit d'entretenir un résident
{mkîl) à Lhasa et a défini la situation légale des commerçants
népalais au Tibet. En 1875, d'après Wright, Lhasa, sur une
population totale de 15000 âmes environ, comptait 3 000
Népalais. Les droits de donane sur les marchandises à desti-
nation ou en provenance du Tibet sont perçus directement
par le gouvernement, et non pas affermés. Chaque charge
de porteur, quelle qu'en soit la nature, est soumise à un
droit fixe d'une roupie, perçu à la Monnaie de Katmandou ;
le porteur reçoit en échange un passeport qui le tient
quitte de tout droit jusqu'à la frontière tibétaine.
Les principales exportations du Népal au Tibet sont : les
tissus d'Europe, la coutellerie, les perles, le corail, le dia-
mant, l'émeraude, l'indigo et l'opium. Les principales im-
portations du Tibet au Népal sont: les métaux précieux, le
musc, les chauris (queues d'yak), les soies de Chine, les
fourrures, le borax, le thé, les drogues.
Le principal profit que le gouvernement népalais tire
du commerce avec le Tibet vient des métaux précieux.
L'or ou l'argent en arrivant à la frontière est pesé ; le poids
dûment enregistré est communiqué aux autorités de la
capitale. Le marchand doit alors porter son chargement à
la monnaie, oii il est estimé d'après le tarif officiel et payé
à l'importateur en roupies népalaises. L'or est ensuite
revendu par l'administration à un prix presque double de
l'achat. Quant à l'argent, il ne peut sortir du Népal que
monnayé, en espèces ; cette conversion obligatoire assure
au gouvernement un profit régulier et considérable. Les
roupies anglo-indiennes introduites au Népal ne peuvent
plus en sortir, malgré les représentations fréquentes du
gouvernement du Vice-Roi. Elles se convertissent en rou-
pies népalaises; c'est-à-dire qu'au lieu de valoir 16 annas
elles ne valent plus au change que 13 annas.
La roupie népalaise n'est, au reste, qu'une. unité de cal-
314 LE NÉPAL
cul; la Monnaie ne frappe que des demi-roupies (mohar)
valant 6 annas + 8 pais de la monnaie anglo-indienne. Les
subdivisions de la roupie sont au Népall'anna, î^ du double-
mohar ; le pais, -r d'anna ; le dam, ^ de pais.
La monnaie de cuivre varie avec les régions : le pais de
Butwal ou de Goraklipur vaut 4; de roupie anglo-indienne;
lepaisLoliiyanenvautquele j^; l'un et l'autre sont carrés,
grossièrement taillés. Le pais de Katmandou est rond, fait
à la machine, bien frappé au coin, et vaut -^^ de roupie
anglo-indienne '.
1. Pour déterminer la valeur absolue de l'argent et le prix de la vie
au Népal, il peut être utile de mettre en regard des indications données
dans mes lettres (inf. vol. Il, fin) les informations de date antérieure;
on pourra ainsi se rendie compte, au moins approximativement, des
changements qui se sont produits au cours d'un siècle.
D'après IIamilton (p. 233), en 1802 « à Katmandou le salaire commun
d'un journalier est de 2 annas. Les marchands paient 3 mohars pour
chaque porteur de charge depuis Helaura, et 5 mohars depuis Gar
Pasara. Le porteur met trois jours de Hetaura, et cinq de Gar Pasara ;
mais il doit s'en retourner sans charge; ainsi le salaire est de 4 annas
par jour. Pour une rfawfZi (chaise de montagne) de Katmandou à Gar
Pasara, les marchands paient 24 mohars. Les charpentiers et les forge-
rons reçoivent 3 annas par jour, les briquetiers 2 annas — ; les orfèvres
ont droit à 4 annas pour deux mohars (poids) d"or travaillé; pour l'ar-
gent, ils reçoivent le — de la valeur du métal. Pour le cuivre on donne
de 1 à 2 mohars par dharni selon le travail ».
Campbell a donné dans ses « Notes sur l'agriculture » le tableau de
quelques salaires et d'un certain nombre d'articles vers 1837.
Par mois de 30 jours, en roupies anglo-indiennes (au cours de
2 fr. 50) :
Briqueliers.
Il J 1
Ctiarpenliers. .<; 3 r. 8 a. 6 — p. / 3 r. 8 a. 6 y p.
Plâtriers.
V
a- - 17 P
4 r. 11 a. 6 — p.
Argentiers. . ./ 4 r. 2 a. 2 — p.
3 r. 8 a. 6
ORGAiMSATlON POLITIQUE, JUDICIAIRE, ÉCONOMIQUE 315
4 r. 2 a. 2 - p.
Forgerons . .' 3 r. 8 a. G ^ p Tailleurs.. . .^ 3 r.
[ 2 r. 3 a. o — p.
11 a. 6 '
Ouvriers
Peintres. . . .'4 r. 2 a. '2 ^ p. des champs. . J'i r.
3 r. S a. 6 - p.
2 a.
2
1
"2 P-
8 a.
G
1
T P-
4
3 a.
5
1
2'^-
2 a.
0
1
^1 ''•
8 a.
6
1
T P-
4
3 a.
l)
1
T7 P-
I
\
L'échelle des prix coi'res[)on(l h la qualité du travail.
Domestiques: Kliidmatgar (intendant) 3 r. 4 a. 7 — p. — Jardinier
principal : 2 r. 3 a. 8 p. ; aide : 1 r. 15 a. 9 p. ; balayeur : 2 l'oupies.
Denrées et divers articles domestiques: poulets, 1 rou|)ie les 6;
canards, 1 roupie les 3; reut'sde poule. I roupie les 100; (rufs do canard,
1 roupie les 60. Mouton : de 1 à 3 roupies pièce; boucs, de 1 à 12 rou-
pies pièce; buffles, de 4 à 36 roupies pièce; vaches, de 6 à 12 roupies
pièce; taureaux, de 4 à 10 roupies pièce. Esclaves mâles, adultes, 80 rou-
pies ; enfants, 40 roupies. Esclaves femmes, adultes, 100 roupies ;
enfants, 50 roupies.
J'ai donné plus haut (p. 310) le prix de quelques céréales.
LES DIVINITÉS LOCALES
La vallée du Népal, dessinée en ellipse régulière, met
ses deux foyers au service de ses deux cultes. Vers
l'Ouest, la colline de Syambunalh {Svai/amôhâ Ndtha)^
consacrée au Bouddha primordial [Adi-Buddlia] porte
Fempreinte des Bouddhas historiques et légendaires;
son sanctuaire antique, auquel la tradition associe le sou-
venir du grand monarque Açoka, fascine la piété des
Névars, et des Tibétains voisins, et des Mongols, et des
Kalmouks, et des Kirghizes, et des Bouriates, et des
Mandchous, et des Chinois. Vers l'Est, le plateau de l'Anti-
lope [Mryasthafî] mire dans les eaux vives de la Bagmali
un monde de chapelles et de temples, dressés, enrichis,
restaurés, installés à l'envi par tous les rois du Népal, et
consacrés à la gloire de Çiva sous le vocable de Paçupali.
Le dieu, servi par des brahmanes, reçoit chaque année les
hommages empressés des pèlerins accourus de l'Inde
orthodoxe, mêmes des régions lointaines du Sud. Entre
Paçupati et le Bouddha se déroule une innombrable variété
de cultes, d'autels, de dieux, de saints, de légendes et de
traditions qui relient graduellement le brahmane au bonze.
C'est là le trait capital, et qui déroute si souvent l'Euro-
LES DIVINITÉS LOCALES 317
péen. Héritiers de la logique grecque et du monothéisme
juif, nous appliquons d'instinct aux croyances religieuses
le principe de contradiction ; dieux et dévots se classent à
nosyeux en groupes fermés, exclusifsjusqu'à l'antagonisme.
Des statisticiens, sérieux à en mourir de rire, calculent le
total des Bouddhistes, des Confucéens, des Shintoïstes.
Un Hindou, un Chinois, un Japonais n'arriveraient pas aies
comprendre ; celte rigueur des ruhriques ne répond à rien
danslExtrême-Orient. L'homme, en présence de la nature,
y sent confusément une multitude infinie de forces prêtes
à s'exercer aux dépens de sa faiblesse; son panthéon,
toujours ouvert, a toujours place pour de nouveaux hôtes.
Le prêtre nest pas un médecin d'àmes, c'est un spécia-
liste de rites; comme le dieu qu'il sert, il a son ressort de
compétence oii il excelle, et laisse volontiers le champ libre
aux voisins. Le culte des saints de l'Eglise catholique
offre en Occident un phénomène du même genre,
mais inférieur de degré. Et comme l'Église peut s'enrichir
indéfiniment de nouveaux saints, l'Inde peut s'enrichir de
nouveaux dieux. La doctrine des avatars permet d'intro-
duire un peu d'ordre dans la confusion de ce polythéisme
luxuriant. Le Bouddha, qui passa longtemps pour une sorte
d'Antéchrist brahmanique, a fini cependant par prendre
rang dans les dix avatars totaux de Visnu. Obligé de céder
aux exigences de l'opinion, le brahmane se vengea par
l'exégèse ; il enseigna que Visnu avait pris la forme du Boud-
dha pour éprouver les vrais fidèles en prêchant l'erreur!
D'autres docteurs, plus loyaux ou moins malveillants,
assignèrent à l'avatar une raison plus respectable, et plus
conforme à l'histoire : Visnu, sous l'avatar du Bouddha,
serait venu prêcher l'horreur des sacrifices sanglants,
recommandés par le rituel védique.
La controverse entre les deux interprétations s'est depuis
longtemps déjà éteinte dans l'hide, où le Bouddha n'a plus
318 LE NÉPAL
de dévots. Au Népal où le houcldliisme survit encore, le
brahmane a dû pactiser, comme il avait fait jadis sur le
domaine hindou.
Le Nepdla-màJiàimya, fluide du pèlerin bralimanique au
Népal, enseigne par la bouche de Pàrvatî, l'épouse de
Çiva, que « dans ce pays incomparable, adorerle Bouddha,
c'est adorer Çiva » et il prescrit expressément des rites en
l'honneur du Bouddha « qui est une forme de Yisnu ». Cela
n'est point une simple manœuvre de politique ou d'intérêt
sacerdotal. Le Bouddha, si odieux qu'il puisse être, reste
aménager comme un pouvoir efficace. Un pandit de Béna-
rès, à qui je montrais avec surprise ce passage du Népâia-
mâhûtmya, se contenta de me répondre : « C'est que le
Bouddha est puissant là-bas ! {taira Biiddhah prabhavati) >■>.
Un pandit d'origine bengahe, établi au Népal et pen-
sionné par le maharaja, m'annonçait en ces termes
l'envoi d'un manuscrit bouddhique que je demaudais:
« Par la faveur du Bouddha vous vous êtes adressé à moi ;
par la faveur de Paçupati, j'ai trouvé {yad bhavatàm
Duddhaprasâdùd ahhïslam, tan maya Paçupatiprasddùl lab-
dham). » Hamilton rapporte' qu'à Syambunath, lors de sa
première visite, les cipayes hindous qui l'escortaient
allèrent dévotement offrir des fleurs et de l'eau consacrée
aux nombreuses images qui décorent la colline. Un brah-
mane plus instruit, qui servait de secrétaire à Hamilton,
les avertit de leur méprise ; c'était le Bouddha qu'ils ado-
raient, le Bouddha dont ils avaient appris à détester le
nom. Tous se sentirent accablés de honte. Mais un vieux
havildar (sergent) qui les commandait se rappela par bon-
heur que dans une de ses campagnes, en marchant sur Bom-
bay, son régiment avait souvent rencontré le même dieu,
l'avait pieusement adoré, et ces dévotions avaient abouti à
1. IIamii.to>, p. 34.
LES DIVINITÉS LOCALES 319
une victoire. Les cipayes, tout brahmanes qu'ils étaient,
ne regrettèrent plus leur pùjd (culte) ; le Bouddha était
décidément un personnage d'importance.
11 serait aisé de multiplier les exemples de cette tendance
à l'adoration sans frein, lil)re de système et de théorie ; il
suffit d'en avoir averti avant de passer à l'examen des
cultes népalais. Une classification rigide qui répartirait les
divinités sous les rubriques simplistes de Bouddhisme, de
Çivaïsme, de Yichnouisme, serait un pur non-sens; les
mêmes dieux, à des titres et des rangs difféi-ents, appar-
tiennent la plupart en commun aux diverses églises: telle
cette idole, adorée dans un temple le long du Tundi
Khel, que les Gourkhas vénèrent comme Mahàkàla, tandis
que les Bouddhistes y saluent Padmapâni qui porte sur sa
tiare l'image d'Amitâbha'.
Cependant, sur le domaine religieux aussi, la conquête
gourkha tend à rompre au profit du bralmianisme l'équi-
libre longtemps maintenu. Les rois Névars, et même les
descendants de Harisimha deva, partageaient leurs faveurs
entre les temples, les dieux, les prêtres des Bouddhistes et
des Hindouistes. Les plus pieux, comme Siddhi Xarasi-
niha de l^atan, qui disparut mystérieusement en odeur de
sainteté brahmanique, confondaient dans un même zèle les
deux croyances. Le Gourkha, imbu des préjugés de la
plaine ou qui affecte de l'être, tientle bouddhismeàl'écart;
par prudence politique autant que par méfiance supersti-
tieuse, il se garde de violences et de brutalités. 11 permet
à la dévotion des lamas d'entretenir et de restaurer les
vieux temples de Budbnath et de Syambunath ; mais il
réserve ses dons et ses subventions aux temples, aux céré-
monies, aux fêtes des brahmanes. Sous l'influence des
nouveaux maîtres, le vieil hindouisme népalais se sépare
1. Cf. Oldfif.ld, I, 110 elll. 285; et voir ci-dossus, p. 305.
320 LE NÉPAL
rapidement des éléments bouddhiques ; le bouddhisme dis-
gracié, affaibli, multiplie ses emprunts à l'hindouisme pour
renouer et resserrer les liens qui se relâchent, et se laisse
glisser dans l'hindouisme par crainte d'en être rejeté. Un
siècle et demi du régime gourkha porte déjà ses fruits.
Et cependant, à la veille même de la conquête, la dis-
tinction des deux églises, si tranchée aujourd'hui, échap-
pait encore au regard intéressé des missionnaires capucins.
Les informateurs de Georgi marquaient bien que les
bouddhistes dominaient à Patan, et les brahmanes à Bliat-
gaon; mais leur appréciation n'avait trait qu'au choix des
prêtres, Brahmaues ou Banras, selon le cas. L'auteur des
Notizie Laconiclie, Constantin d'Ascoli, décrit tout le pan-
théon du Népal en un seul bloc: Manjuçrî (Bissôchtma),
les Huit Mères, Brahma, Visnu, Çiva, Ganeça, Bhavânî,
Nârâyana, Garuda, Hanumat, Agni, Bhagavatî, rsîlakantha,
Matsyendra Nâtha (Boglia), Buddlia, Bhairava,Mahâdeva,
Bhriigin, les formes de Kâlî, Bhîmasena, Laksmî, dieux et
personnages venus de tous les points de l'horizon religieux
s'y coudoient pêle-mêle, dans une confusion qui exprime
fidèlement la réalité.
Les Nâgas. — Les doyens du personnel religieux au
Népal sont probablement les Nâgas, les serpents divinisés
qui vivent dans les profondeurs de la terre, gardiens des
trésors que le sol recèle, et qui seuls connaissent le berceau
mystérieux des eaux, purifiantes et fécondantes, des eaux
du ciel comme des eaux souterraines. Les Tibétains donnent
encore au Népal le nom de Nâga-dvîpa [Rin-pu-chei glhi)
« le Pays des Joyaux ». Les traditions locales sont unanimes
à rapporter qu'un étang occupaitjadis la place de la vallée :
c'était l'Étang des Nâgas, Nâga-hrada, ou l'habitat des
Nâgas, Nâga-vâsa. Mais une intervention miraculeuse
(Manjuçrî, ou Visnu, ou l'un et l'autre) ouvrit entre les
montagnes du Sud une brèche, et l'eau s'écoula entraîuant
LES DIVINITÉS LOCALES 32i
les Nâgas. Un seul d'entre eux, Karkotaka, consentit à res-
ter ; il accepta de résider dans nn étang situé vers l'extré-
mité S.-O. de la vallée, passé Chaubahal, et qui reçut le
nom de Tau-dahàn ou Tau-dali, le Grand Étang (en
sanscrit Âdhàra) ; c'est là qu'en vertu d'un pacte conclu
plus tard avec Indra, il a mis de côté et garde en dépôt le
quart des richesse reconquises sur Dânâsura, le démon
puissant qui les avait dérobées jadis au maître du ciel. La
légende n'est pas un vain conte ; tout le Népal y croit
encore, comme à toutes les histoires de trésors cachés, et
le sceptique Jang Bahadur lui-même entreprit des travaux
d'assèchement, dans l'espoir de mettre la main sur ces
richesses fabuleuses.
Le Népal ne change guère. Déjà vers 050 l'ambassa-
deur chinois Wang Hiuen-ts'e, traversant le pays, enten-
dait conter par le roi Narendra deva en personne, nne
tentative identique : on avait vu paraître au fond d'un
étang un coffret d'or ; on travailla à le hàler hors de la
bourbe, mais sans réussir; et danslanuit une voix surna-
turelle dit : « Ici est le diadème de Maitreya Bouddha ; les
créatures ne peuvent assurément pas l'obtenir, car le Nàga
du feu le garde' ». Comment douter, au reste, de l'exis-
tence du trésor, puisqu'un témoin oculaire, et même
un oculiste, l'a constatée de visu il y a cinq siècles seule-
ment. Sous le règne de Harisimha deva, Karkolaka, tra-
vesti en brahmane, aborda poliment un vaidya (médecin)
qui allait faire ses ablutions et le pria de visiter sa femme
malade. Le vaidya accepte; le faux brahmane l'emmène
au bord du Tau-dah, l'invite à fermer les yeux et à sauter;
l'eau se referme sur eux ; les voilà dans le palais souter-
rain du Nàga. « Les murs étaient d'or, les fenêtres de dia-
mant, la charpente de saphirs, les piliers de topazes enri-
1. Missions de 'Wang Hiuen-ls'c, IVagni. IV et noie afférente, p. 85.
2i
322 LE NÉPAL
chies de rubis ; les joyaux inciuslés sur la lète des Nâgas
répandaient une lumière éclatante. L'épouse de Karko-
taka était assise sur un trône de joyaux, abrilée sous un
triple parasol de diamants. » Le vaidya, heureusement,
portait sur lui ses drogues ; il examina les yeux do la reine,
y appliqua un collyre et le mal fut aussitôt guéri. Ilari-
simha deva combla d'honneurs le médecin qui s'était distin-
gué par cette cure merveilleuse'.
Depuis longtemps, Karkolaka a cessé d'être le seul
Nâga du Népal; ses confrères expulsés sont revenus suc-
cessivement, à la faveur des circonstances, l'y rejoindre.
Leur légende et leur culte sont étroitement associés à la
légende et au culte de iVlatsyendra Nâtlia, le dieu le plus
populaire du Népal. C'est eux qu'on invoque dans les
années de sécheresse conformément aux rites enseignés
jadis au roi Gunakâma deva par le maître des mystères
Çàntikara Âcârya. La légende distingue ce Gunakâma deva
des rois du même nom qui appartiennent à la dynastie
Sûryavamçi et à la dynastie Thâkuri. Elle le reporte aux
temps fabuleux, dans l'âge Dvâpara qui a précédé l'âge
actuel. Cependant tout porte à croire qu'il s'agit en fait de
Gunakâma deva II, qui joue un grand rôle dans l'organi-
sation de la religion népalaise, et qui portait une dévotion
particulière au Nâga Vâsuki.
Le Népal souffrait depuis sept ans de la sécheresse, et
toutesles prières demeuraient sans effet. Le roi euti^ecours
à Çàntikara, qui traça avec un accompagnement de rites
magiques un lotus à huit pétales, oi^i il versa l'or et les
perles en poudre; il y représenta l'image des neuf grands
Nâgas et les invita par des charmes efficacesàs'y installer.
Varuna, le dieu védique des eaux, converti en Nâga, vint
s'asseoir au centre, tout blanc, avec sept chaperons de
L Yamç., p. 178 sqq.
LliS DIVINITÉS LOCALES 323
pierreries, un lotus et un joyau dans les mains ; à l'Est,
Ananta, bleu sombre; au Sud, Padmaka, couleur lige de
lotus, avec cinq chaperons; à l'Ouest, Taksaka, au teint de
safran, avec neuf chaperons; au Nord, Vâsuki, verdàtre,
avec sept chaperons ; au Sud-Ouest, Çankhapàla, jaunâtre;
au Nord-Ouest, Kulika, blanc, avec trente chaperons; au
Nord-Est, Mahàpadma, couleur d'or. Seule, l'image du
Sud-Est, bleue, avec un buste d'homme et une queue de
serpent, restait inanimée : Karkotaka, honteux de sa diffor-
mité, se dérobait à l'action menaçante des charmes et pré-
férait encourir une mort certaine plutôt que de paraître en
personne.
Sur les conseils de Çântikara, le roi Gunakâma s'en alla
le relancer dans sa retraite, et devant ses refus opiniâtres,
l'emmena de force en le traînant par les cheveux. Les
neuf Nâgas réunis, Çântikara les célèbre et les implore,
et les Nâgas lui révèlent la recette triomphante contre la
sécheresse; il faut, avec le sang des Nâgas, peindre leur
image sur une toile. Et ils lui offrent leur propre sang pour
servir de couleur. L'enchanteur suit leurs indications.
Aussitôt le ciel s'assombrit, se charge de nuages, et la
pluie se met à tomber par la vertu du rite Nâga-sâdhana.
C'est encore à cet enchantement que Visnu Malla, roi de
Palan, eut recours pour combattre la sécheresse vers 1730,
quand les Capucins étaient au Népal. « SarvânandaPandita
célébra le Nâga-sâdhana, et ensuite la pluie tomba. » Et
le remède n'a rien perdu de son crédit ; il s'emploie encore
aujourd'hui.
Après Karkotaka, Vâsuki est le plus populaire des Nâgas
au Népal. Son culte est particulièrement associé à celui de
Paçupati, qu'il est chargé de défendre. Sous Prâtapa JMalla
de Katmandou (xvir siècle), un Nâga de Chaubahal
remonta la Bagmati jusqu'au temple de Paçupati, gonfla
les eaux, pénétra par une rigole dans l'intérieur du temple
324 LE NÉPAL
et poussa l'insolence jusqu'à dérober le grain merveilleux
de rudrâksa qu'un Sâlmî (huilier) de Banepa avait offert à
Paçupali en 1302. Mais le Nâga avait compté sans Vâsuki,
son souverain ; Vâsuki sauta dans la rivière, tua le Nàga
et rapporta le grain de rudrâksa. Pour récompenser le
puissant Nâga qui avait si bien réparé les dommages de
l'inondation, le roi, sur les conseils de son directeur brah-
manique, réédifia le temple de Vâsuki avec une toiture
neuve; « et depuis ce temps-là, par la faveur de Vâsuki, les
Nâgas n'ont plus fait d'acte de violence ». C'est également
à la protection de Vâsuki que Katmandu doit un double
privilège : jamais de vols; jamais de morsures de serpent.
Le deruier des Thàkuris, Jayakâma deva a obtenu ce
résultat merveilleux en « restaurant » le culte de Vâsuki et
en lui offrant des instruments de musique.
Là légende du Nâga Taksaka, imaginée sans doute pour
expliquer l'image adorée à Changu Narayan sous le nom de
Hari-hari-vâhana, semble placer les Nâgas sous le patro-
nage des dieux bouddhiques, et déprécier à leur profit les
divinités de l'hindouisme. Taksaka, venu pour faire péni-
tence à Gokarna, près de Paçupati, est attaqué par Garuda,
la monture de Visnu ; cet implacable ennemi des Nâgas
veut profiter de la faiblesse où les austérités ont réduit son
adversaire. Taksaka, cependant, aie dessus; Visnu accourt
à l'aide de son oiseau, brandit contre le Nâga son disque
terrible, quand Avalokiteçvara s'empresse de secourir le
Nâga et bondit de Sukhavatî sur les épaules de Visnu ; la
paix est conclue entre les deux parties, et Taksaka s'en-
roule amicalement au col de Garuda. L'image de Changu
Narayan montre en effet Lokeçvara porté sur Visnu
(Hari), monture (Vâhana) ordinaire de Lokeçvara'. Mais
Changu Narayan évoque aussi des relations moins cordiales
1. Vamç., 95.
LES DIVINITÉS LOCALES 325
entre les jNâgas et le panthéon bouddhique. La colline que
couronne le temple est une métamorphose du Bodhisattva
Samanta-Bhadra ; le divin personnage a, sur Tordre de
Lokeçvara, pris cette forme pour maintenir sous la masse
des roches le Nâga Kulika, qui manquail de respect aux
lieux saints du Népal'.
En réalité, lesNâgas n'appartiennent ni au bouddhisme,
ni à aucune des branches de l'hindouisme ; ils sont nés
avant tous les dieux de ces panthéons, avant l'arrivée du
premier brahmane dans l'Inde, de la terreur supersti-
tieuse qu'inspirait le reptile à l'aborigène ; leur puissance
évidente, manifestée par d'innombrables victimes, les im-
posa à l'adoration des conquérants aryens. Le vieux brah-
manisme et tous ses rejetons, reconnus ou désavoués, orga-
nisèrent un rituel en l'honneur des Nâgas. Le bouddhisme
du Grand Véhicule, qui absorba les cultes populaires de
l'Inde et des barbares voisins, accorde aux Nâgas un rang
éminent; ses textes sacrés rappellent et glorifient fré-
quemment les Nâgas, et la pieuse énuméralion des plus
puissants d'entre eux remplit souvent de longues pages.
L'hindouisme contemporain n'est pas moins anxieux de
désarmer et d'apaiser, par des prières et des cérémonies
régulières, la sourde hostilité des serpents divins.^
Les Tirthas. Le culte des Tirthas, des gués sacrés,
adopté par toutes les religions de l'Inde, est encore un
hommage rendu aux serpents : c'est le serpent caché sous
les eaux qu'on adore ; c'est lui qui dispense les faveurs
spéciales attachées à chacun des Tirthas. Le Népal, situé
au cœur des montagnes, est plein de Tirthas; il n'est pas
de rivière, de ruisseau, de source, d'humble filet d'eau qui
1. Yaviç., 94.
2. V. en particulier James Fergusson : Tree and sevpenl icorship...
in India, London, 1873 (2^ éd.) et Wintermtz, Der Sarpabali, ein
altindischev Sclilangcncull, Wicn, 1888.
326
LE NEPAL
n'ait sa légende, son Nâga el ses avantages propres. Mais
les meilleurs des Tîrthas sont situés aux confluents des
rivières, au point oii deux cours d'eau unissent leurs vertus
spéciales. Le confluent, au reste, n'a pas besoin d'être
apparent. L'Hindou ne se soucie pas de vérifier par les sens
les données du raisonnement ou delà foi ; comme il admet,
en dépit de l'évidence, les éclipses imaginaires qui naissent
d'une astronomie erronée, il admet aussi sans sourcillerdes
communications souterraines entre les cours d'eau les
plus éloignés. Le Svayambhû-purâna des Bouddhistes, le
Paçupati-purâna des Çivaïtes et le Nepâla-mâhâtmya des
hindouistes donnent une nomenclature à peu près iden-
tique des grands tîrthas ; seuls les récits merveilleux desti-
nés à en attester l'efficacité varient des uns aux autres. Ce
sont: Le Punya-tîrtha, au confluent de la Vâgmatî (Bag-
mati) et de son premier alTluent dans la vallée, auprès du
sanctuaire de Gokarna. Le Nâga Baktànga y réside. —
Le Çànta-tîrtha, au confluent delaVâgmatî et du Mâra-
dâraka, un mince ruisselet, auprès de Paçupati, guérit les
maladies. — Le Çamkara-tîrtha (ou Kalyâna") au confluent
de la Vâgmatî et de laManimatî (Mani-rohinî, Hohinî, Mano-
harâ), donne la santé et la paix (Le Paç. p. l'appelle Indra-
mârga ou Çakra-mârga parce qu'il fait arriver au monde
d'Indra). — Le Râja-tîrtha, au confluent de la Vâgmatî et
de la Hudramatî (Rudradhârâ ou Bâja-maiîjarî) donne la
santé et le pouvoir royal. — Le Manoratha-tîrtha, au con-
fluent de la Visnumatî (Visnupadî, Paç. p. ; Keçavatî, Si\
p.) et d'un sous-affluent, laVimalâvatî; le grand Nâga Kar-
bura-kuliça y réside; il donne de riches vêtements. — Le
iNirmala-tîrtha, au confluent de la Visnumatî et d'un sous-
affluent, la Bhadrâ (Bhadramatî), au pied de Syambunath;
le Nâga Upanâlaka y réside ; il détruit les péchés. — Le Nidhi-
tîrtha (Nidhâna") au confluent de la Visnumatî et d'un autre
sous-affluent, la Suvarnavatî, tout près du Manoratha-
LES DIVINITÉS LOCALES 327
tîrtha;les deux Nâgas inséparables, Nanda et Upananda,
y résident ; ils donnent la richesse et les moissons abon-
dantes. — Le Jâàna-lîrtha, au confluent de la Visnumalî
et d'un sous-aftluent, la Pàpa-nâcinî ; le Nàga Çvetaçubhra
y réside ; il donne le bonheur. — Le Cintàmani-tnlha, au
confluent de la Vâgmati et de la Visnumatî, est le plus
excellent de tous ; outre ces deux rivières, la Trinité des
eaux sacrées : (iangà, Yamunà, Sarasvatî se rend au même
confluent par des voies souterraines, qu'ont reconnues les
dévots inspirés; aussi ce tîrlha porte-t-illenom magnifique
de Panca-nadî,les cinq rivières. C'est Varunalui-même qui
y réside ; il donne l'accomplissement de tous les désirs. —
Le Pramodaka-tîrtha, au confluent de la Vàgmatî et de la
Hatnavatî ; le Nàga Padma y réside ; il donne l'amour et la
jouissance. — Le Sulaksana-tîrtha, au confluent de la
Vàgmatî et de la Càrumafî; il donne la fortune. — Le
Jaya-tîrtha, au confluent de la Vàgmatî et de laPrabhàvali,
donne la richesse, la beauté et l'anéantissement des
ennemis.
La liste déjà longue des grands tîrthas comporte un
appendice presque inépuisable de tîrthas secondaires
qui ne sont guère moins avantageux, mais à condition
de choisir le bon moment. Telle la passe de la Vàgmatî
(Dvàraou Darî), par oii la rivière pénètre dans la vallée;
c'est une femelle de Nàga, Sundarî, qui y préside, et elle
comble tous les vœux. Tel encore rAnanta-tîrtha, qui le
jour de la Kumbha-Samkrànti (entrée du soleil dans le
signe du Verseau) enrichit ses adorateurs. Tel le Mâtâ-
lîrlha qui, le Lï du mois vaiçâkha, fait arriver directement
aux morts les offrandes des vivants ; témoin l'aventure
du berger qui jadis, accablé de chagrin après la perte de
sa mère, lança dans l'étang au jour prescrit une boulette
de ri/, et qui vit à travers l'eau sa mère étendre les bras
pour ralfra[)er. Le lîrthadc Vàgîçvara mérite encore d'être
328 LE NÉPAL
signalé pour les souvenirs qui s'y ratlachent. Les Boud-
dhistes le placent sous le patronage de Mafijuçrî qui porte
souvent en effet le nom de Vâgîçvara « Seigneur de la
voix ». Mais l'hindouisme a une autre légende pour inter-
préter ce nom : Vâlmîki vivait sur les bords de la Tamasâ
(Tons), affluent méridional du Gange, quand il eut la révé-
lation de la poésie; avant de commencer à chanter le
r^àmâyana, il s'adressa à Nàrada, messager ofliciel entre
le ciel et la terre, pour connaître l'endroit sacré digne
d'être le berceau d'un poème aussi pur. Nârada lui indiqua,
au Nord de la colline de Changu-Narayan (Dolâ-giri) le
confluent des deux bras de la Vîrabhadrâ. Vâlmîivi s'y
rendit, chanta son œuvre, et pria la Tamasâ de lui apporter
aussi par un chemin caché ses eaux familières. La Tamasâ
répondit à l'appel du saint, et depuis elle continue h suivre
la même voie. Quant à Vâlmîlvi, le Râmâyana terminé, il
offrit le sacrifice du vâjapeya, monta sur le Navanâdî maya
pour y ériger un linga commémoratif, puis il retourna à
son ermitage de rHindoustan(7V6'/>, ?nd/f. III).
Au Sud-Est de la vallée, au pied du mont Phulcliôi<, c'est
la Godàvarî, la rivière du Dekkhan, qui vient sanctifier le
Népal de ses eaux lointaines. La déesse Vasundharâ, la
Terre-aux-Trésors, révéla elle-même ce mystère dès les
âges lointains ; une démonstration éclalanle, irréfutable,
en fut donnée sous le règne de Nimisa, le premier des Soma-
vamçis. Un yogi qui avait eu tout son attirail religieux em-
porté parles flots delà Godàvarî, dans le Dekkhan, rehouva
son chapelet, son bâton, son sac, sa gourde, sa peau de
tigre et sabaUe de cendres intacts au iîrlha du Népal.
Au Nord-Ouest de la vallée, dans un site symétrique à
Godàvarî, au pied du mont Nagarjun, c'est la Triçùla-Gan-
dakî (Tirsul Gandak) voisine qui s'est manifestée par delà la
montagne. LaTirsul Gandak n'est pas une rivière banale ; elle
est fille du trident de Çiva. Jadis le dieu, le gosier brûlant
LES DIVINITÉS LOCALES 329
d'avoir avalé le poison qui menaçait de détruire l'univers,
alla sur rilimalaya se plonger dans les eaux glaciales d'un
lac ; c'est là que ses dévots vont l'adorer de loin, à travers
l'onde, dans une image miraculeuse, et c'est là que laTir-
sul Gandak jaillit en trois cascades. Séparée par une rangée
de collines du Népal sacré, elle détourne du moins une
partie de ses eaux pour y alimenter les fontaines de
Bâlajî.
Les RIVIÈRES. — Les rivières du Népal sont dignes
de frayer en si glorieuse compagnie. La Vâgmatî ou Vâg-
vatî (Bagmati) ne doit pas son nom, comme on pourrait le
croire, au murmure de ses eaux: Elle est née, blanche
comme le rire, de la bouche même (vacana) de Çiva, au
moment où il contem|»lait les pénitences de Prahlâda, fils
d'un démon [Nep. mdh. VU ; Pag. p. 1) ; d'après un autre
récit, quand Çiva s'était transformé en antilope pour dépis-
ter les dieux, la Vâgmatî sortit d'une des cornes de l'ani-
mal divin [ISep. mdh. 1). Pour les Bouddhistes, c'est l'eau
même du Gange qui jaillit du rocher frappé par le Boud-
dha Krakucchanda, quand il cherchait une source afin de
baptiser de nouveaux moines [Vamç. 80), ou bien encore
ses premières gouttes sont tombées des doigts des
Tathâgatas, par le pouvoir surhumain de Vajrasattva
[Si', p. IV). Son principal affluent, la Visnumatî (Bilsnu-
mati) doit s'appeler plus correctement la Visnu-padî [Paç.
p. XX), car elle naît comme le Gange du pied de Visnu.
Les Bouddhistes l'appellent Keçavatî, parce qu'elle a tiré
son origine des chevelures rasées, quand Krakucchanda
ordonna les moines népalais {Sv. p. IV; Vamç. 81). La
.Manimatî (.Mani-rohinî, Manoharà, Manhaura), descendue
du mont Manicûda (Manichur) est en rapport d'origine avec
le fameux prince Manicûda: ce héros de la charité boud-
dhique n'hésita pas, par esprit de sacrifice, à arracher de
sa tète un joyau sans |)areil que la nature y avait incrusté ;
330 LE NÉPAL
la rivière jaillit soit sur la scène d'un si haut fait, soit de
la pierrerie même {Sv. p. TV). La légende est si popu-
laire que Thindouisme l'a respectée; le Nepâla-màhàlmya
brahmanifpie donne encore le Bouddha pour parrain
au ruisseau : Ouand il nppril la sainte métamorphose de
Çiva en antilope, Jauardana (Visnu) sous la forme du Boud-
dha arriva du pays de Saurâstra (Kathiavar) et pratiqua
des mortifications sur le mont Mani-dhâtu (mine de pier-
reries) ; comme il y pratiquait avec ferveur la pénitence
brûlante des cinq feux (quatre aux points cardinaux, et le
soleil au zénith), la rivière Manivalî sortit de sa sueur
ascétique [Nep. mâh. /). La Hanumad rappelle le singe
épique Hanumat, allié de Râma, qui vint chercher dans
l'Himalaya des plantes magiques destinées à ranimer le
héros évanoui; Hanumat, pressé, prit la montagne avec les
plantes qu'elle portait et s'arrêta un instant pour reprendre
haleine, avant de continuer sa course vers le Sud, sur les
bords de la petite rivière {Nep. mâh. III). La Ratnâvatî
(Balliu) fut créée par le Nâga Karkotaka pour écouler les
trésors d'Indra reconquis sur l'Asura Dâna. La Prabhâvatî
porte le nom d'une héroïne de la légende amoureuse,
associée au culte de Yisnu-Krsna.
Les divinités bouddhiques. — Le bouddhisme du
rsépal admet le panthéon et le pandémonium communs aux
écoles du Grand Véhicule, grossis encore des créations
monstrueuses dues à la secte des Tantras, et d'emprunts
directs à l'hindouisme. Deux personnages toutefois donnent
au culte de la vallée une physionomie locale: Mafijuçrî et
Matsyendra Nâtha.
Manjuçrî. — Maùjuçri est le véritable créateur du i\é-
pal. Avant lui, un lac remplissait et couvrait la vallée
entière. Le Bouddha Vipaçyin, qui en avait prévu les ma-
gnifiques destinées, s'était rendu en pèlerin au bord du
lac et avait lancé dans les eaux une graine de lotus. Au
LES DIVINITÉS LOCA.LES
33
cours des temps, la graine germa; il en sortit une fleur de
lotus merveilleuse, qui s'épanouit au milieu du lac, grande
comme une roue de char, avec dix mille pétales d'or, et
des diamants dessus, et des perles dessous, et des rubis
au milieu; le pollen était de pierreries, les élamines d'or.
Un des quatre stupas d'Açoka à Patan (stùpa du Nord).
et les pistils de lapis-la/.uli ; une flamme s'élevait de la
corolle, plus pure et i)lus spendide que les rayons du
soleil; c'était Âdi-Buddha, le Bouddha primordial, qui se
manifestait immédiatement, sans symbole ni emblème,
dans son essence môme. Le Bodhisattva Maùjuçri, qui
possède la perfection de la science, connut qu'un Svaijam-
.132 LE NÉPAL
hhiV, une manifestation spontanée de la divinité, s'était pro-
duit au Népal ; il demeurait alors au delà du pays de Cîna,
dans lacoiilrée delà Grande-Chine (MahâCîna) qu'entoure
une septuple muraille': sur la montagne des Cinq-Sommets
(Pafua-çîrsa parvata). Cette monlai;ne merveilleuse avait
un sommet de diamant, un de saphir, un d'émeraude. un
de rubis, un de lapis-lazuli. Mafijuçrî se mit en route,
accompagné de ses deux épouses (Kecinî et Upakeçinî, ou
Varadà et Moksadâ, ou encore Laksmî et Sarasvatî) et
d'une multitude de disciples dévots. 11 pénétra par le Nord-
Est dans le cirque de montagnes qui emprisonnait le lac,
s'arrêta trois nuits en contemplation sur le Mahâ-mandapa
(une avancée du mont Mahadeo-Pokhri), installa sa pre-
1. Le Cachemire aussi possède un Svayambhù, où la divinité se mani-
feste par la flamme :
Svayambhûr yatra hulabhug bhuvo garbhât saminimisan
Râja-tar. I, v. 34.
I^a localité, désignée dans Tusage courant sous le nom de Sayam. est
le théâtre de phénomènes volcaniques qui se produisent par intervalles.
En certaines années, le sol laisse échapper dime cavité rougeàtre des
vapeurs qui sont assez chaudes pour bouillir les offrandes funéraires
que les pèlerins y placent (Stein, trad. de la Ràj. tar., note sur 1, 34.)
L'auteur du Svayambhû-P. rapproche lui-même les deux pays :
Kâçmire ca yathà santi tathà ca tatra mandale.
Sv. P. IV, p. 2i8.
2. Le Svayambhù-P. décrit deux fois la Chine (éd. B\bJ. Ind., III,
p. I *8 et IV, p. 2t8), en traits bien vagues sans doute, mais qui mon-
trent du moins à quel point la Chine éblouissait ses lointains
vassaux. « Le pays de Cina est entouré par l'Océan ; c'est un océan peu
profond qui l'entoure... Il est aux confins du Népal (cor.: Nepâlàbhyan-
tare sthâne), il y a beaucoup de montagnes, et des villages, et des pro-
vinces, et des royaumes de toute sorte, et des villes, et des cités, et des
champs, et des marchés; là est la capitale impériale de tous les royau-
mes », IK, p. I'i8. Et dans l'autre passage, le Népal est comparé à la
Chine.
yathâ Cina eva deçe (à œn\ ainsi) tathâ Nepàlamandalarn
« parce qu'on y cultive toutes les sciences et toutes les connaissances,
qu'il s'y trouve des laboureurs et des marchands de toute profession ».
LES DIVINITÉS LOCALES 333
mière épouse sur le Phiilocclia (Phulchok, au S.-E.), la
seconde au Dhyànocclia (Champadevi, contrefort duChan-
dragiri, au S.), et accomplit respectueusement le tour du
lac en présentant le liane droit à Svayambliù. Une révéla-
tion lui apprit alors la tache tpii lui était réservée. Il devait
d'un coup de son glaive irrésistible qui brille dans sa main
comme un sourire de la lune iCandra-hâsa) tailler une
brèche dans la barrière montagneuse, ouvrir un écoule-
ment aux eaux et frayer un chemin vers Svayambhù. 11
exécuta les ordres divins, et par la Brèclie-du-Sabre (Kot-
var) la Bagmati affranchie entraîna les eaux du lac, avec
les Nâgas et les monstres qui le peuplaient. Sur le fond
du lac, apparent désormais, rampait la tige du lotus qui
portait Svayambhù sur sa tleur précieuse ; Maùjucrî s'ap-
procha pieusement de la racine, entendit à Fentour le
murmure mystérieux d'une source, s'inclina, adora, et
Guhyeçvarî, la Maîtresse des Arcanes, se manifesta devant
lui. Il éleva deux sanctuaires à la gloire des deux divinités
souveraines, et s'établit à côté de Svayambhù, sur une selle
de terrain où les Névars vénèrent encore l'empreinte de
ses pieds sacrés, reconnaissable aux yeux qui la décorent.
Il bâtit une ville entre la Bagmati et la Bitsnumati, sur
l'emplacement que couvre en partie Katmandou ; du reste,
l'héritière moderne de Manju-Pattana, la capitale de
Maûjuçrî, se glorifie de reproduire dans ses grandes lignes
le glaive de Manjuçrî. Puis, son œuvre achevée, il retourna
vers sa montagne de Chine; mais beaucoup de ses dis-
ciples séduits par le Népal « qui ressemble tant à la Chine »
(Svay. Purâna, éd. Calcutta, p. 248-9) préférèrent rester ;
il leur donna pour roi un roi de la Grande-Chine (Mahâ-
Cîna), le vertueux Dharmàkara, qui s'était joint à son cor-
tège.
Manjuçrî parut encore une fois au Népal, du temps de
Kâçyapa, l'avant-dernier des Bouddhas qui pi^cédèrent
334 LE NÉPAL
Çâkyamuni. Un Pandit de Bénarès, Dharma-çiî Mitra, qui
résidait dans le monastère de Yikrama-çîla, instruit dans
les profondeurs de la doctrine, se butait cependaut au
sens énigmatique de la formule sacrée : a a i î ii û e aï o
au am ah. Seul, Manjuçrî possédait l'interprétation des
douze lettres, et pour le joindre il fallait entreprendre un
voyage d'une année au Nord de FHimalaya. Le religieux
n'hésita pas ; il prit la voie du Népal. Arrivé au Nord de
Syambunatli, il rencontra un paysan qui labourait avec un
lion et un tigre attelés; il interpella cet étrauge laboureur
pour lui demander le chemin de la Chine. « 11 est trop tard
aujourd'hui pour vous mettre en route : passez la nuit chez
moi » , répondit le paysan. l)harma-çrî le suivit : soudain l'at-
telage disparaît, un bon couvent s'élève par enchantement
pour héberger l'hôte. La nuit, Dharma-çrî devine à de nou-
veaux indices quel dieu lui donne asile, et dès l'aube il
sollicite l'explication souhaitée. Maûjuçrî lui expose les
mystères des douze lettres et lui commente la Nàma-Sam-
gîti u la Cantilène des noms sacrés » qui naissent de leur
combinaison. Encore à présent, en souvenir de cette aven-
ture, le champ qu'a labouré jadis Maûjuçrî est le premier
011 l'on plante solennellement le riz chaque année ; c'est le
Bliaijavat-k.Hetra (Bhagvan-khet), qui touche presque à
l'extrémité Sud-Ouest de la résidence.
La légende qui donne à la civilisation népalaise une ori-
gine chinoise ou tartare est faite pour surprendre, par sa
vraisemblance même. Les Bouddhistes névars, si proches
voisins du Téraïqui vitéclore plusieurs Bouddhas, devaient
être tentés plutôt de chercher leur berceau sur ce sol con-
sacré, à l'entrée des plaines glorieuses de l'Inde. Le nom
de Maûjuçrî, si la tradition l'imposait, n'aurait pas fait
obstacle à cette tendance, car Maûjuçrî appartient au boud-
dhisme de l'Inde. La légende aurait-elle pris naissance à
une date tardive, quand le bouddhisme mort, ou moribond
LES DIVINITÉS LOCALES 335
dans son pays natal, jetait un nouvel éclat chez les peu-
ples tartares, à Tun des moments où le Népal entrait en
relations directes avec la Chine et se glorifiait d'un vasse-
lage qui l'incorporait à l'Empire du Milieu ? Le Svayamhhù-
Purâna, qui la raconte (sans parler de la Vamçâvalî qui le
résume), est d'une date trop incertaine pour aider à ré-
soudre ce problème.
Mais rien n'empêche de donner à cette légende une ori-
gine ancienne '. Marijuçrî est, depuis de longs siècles, tenu
particulièrement en honneur chez les Tartares; la mon-
tagne des cinq sommets (Panca-çîrsa), d'où il partit en
pèlerinage au iXépal, est célèbre dans toule l'étendue de
l'Empire chinois, La désignation sanscrite de Panca-drsa
parvata correspond littéralement à l'appellation chinoise :
Oî< (cinq) fai (terrasse) r/^w? (montagnej. Le mont Ou-t'ai-
chan est situé à l'E.-S.-O. de Pékin ; on y accède de la
capitale parla voie de Kalgan, Chi-pa-r-tai, et Ta-toung,
d'où cinq jours de marche vers le Sud mènent à la vallée
dOu-tai. Le plus ancien des temples de l'Ou-t'ai-chan re-
monte, dit-on, à Açoka; c'est un stùpa à la manière de
Syambunath, construit en briques, revêtu de stuc et cou-
ronné d'unT doré, qui porte son faîte à vingt-cinq mètres;
il passe pour contenir des reliques du Bouddha. Il est cer-
tain que le principal temple, le Hien-foung-seu, fut bâti
entre 471 et 500 de J.-C. par un souverain de la dynastie
des Wei postérieurs ; on y accède par un escalier de cent
trente marches de marbre, jonchées de cheveux offerts
1. Toujours est-il que dès le vn'= siècle une légende analogue avait
cours au royaume de Kàmarùpa, tout à côté du Népal. Quand l'envoyé
Li Yi-piao visita le pays de Kàmarùpa entre 6't3 et 6i5, le roi Kumàra
lui raconta que « le pouvoir se transmettait depuis quatre mille ans dans
la famille royale : le premier avait été un esprit saint venu de la Chine
(Han-ti) en volant. » (Cheu-hia fang-tchi (compilé en 650), dans l'éd.
japonaise du Tripitaka, XXXV, I, 9'i^\ et cf. Hloucn-tsang, 111, 77 et
79.)
336 LE iNÉPAL
pour mériter le paradis. La statue de Mafijuçrî trône au
milieu du temple, toute décorée d'écharpes en soie {ka-
sdyas) déposées en offrande par les fidèles. Depuis le
VI* siècle, toutes les dynasties ont rivalisé de zèle àhonorer
le sanctuaire. iJès le règne de Kai-hoang^, des Souei (581-
601), des temples furent élevés sur chacun des cinq som-
mets. L'empereur Young-lo, des Ming, qui entretint des
relations di[)lomatiques avec le Népal, y fit déposer, au
Pou-sa-t'iiKj , le premier exemplaire des textes bouddhiques
en langue indienne [fan] qu'il avait fait graver et tirer sur
cuivre d'après les originaux rapportés de l'Occident par
une mission spéciale \
La réputation du mont aux Cinq-Sommets s'étendit de
bonne heure au loin. En 824, un envoyé des Tibétains
[T'ou-fan] vint demander à la cour impériale une image
peinte de l'Ou-t'ai-chan'. Un manuscrit népalais de l'Asta-
srdiasi'ikà Prajûà-pâramitâ, daté de samvat 135, sous le
règne de lihoja deva et Laksnùkàma deva représente dans
une des curieuses miniatures qui ornent le texte une
image de Manjuçiî avec cette légende : « Paiica-çikha-par-
vate Vâf/'urittali (sic) « Vâgîçvara (autre nom de Maùjuçrî)
sur la montagne aux (juq-Sommets. » Le Bodhisatva y est
peint, comme il convient, en jaune, assis à l'indienne, la
jambe gauche pendante sur un lion, les mains réunies
dans le geste de l'enseignement, tenant un lotus bleu [ut-
pala, en forme de pinceau). A gauche, un personnage su-
balterne, l'air terrible, armé d'une massue. Le décor est
formé d'un temple creusé en souterrain dans la montagne,
avec un arbre et des ascètes. Et, comme pour écarter
tout soupçon et i)Our confirmer ce témoignage, un autre
1. HocKHiLL, A Pilgrimage to Ihe Great Buddhist Sanctuavy of
North-China, dans Atlantic Monthly, juin 1895.
2. BusiiELi., Early History of Tibet, dans Journ. Roy. Asial.
Soc, n. ser. XII, p. 522.
LES DIVINITÉS LOCALES 337
manuscrit de date voisine (sanivat 191, sous Çamkara
deva) présente parmi ses illustrations une image presque
identique, accompagnée de cette légende : Mahâ-Cîna
Manjughosa, « Mafiju-gliosa (ou Manju-çrî) de la Grande-
Chine. » Ici encore le Bodhisattva, de couleur jaune, est
assis à l'indienne, la jambe droite pendante sur un lion
bleu à gueule rouge, les mains réunies dans le geste de
l'enseignement; sous le bras gauche passe un lotus bleu.
Deux subalternes du sexe féminin se tiennent, l'une,
jaune, adroite, l'autre, bleue, à gauche; comme décor un
temple souterrain dans la montagne avec des arbres.
La fantaisie des miniaturistes népalais ne semble pas
avoir altéré les traits essentiels de l'image chinoise ; Mafi-
juçrî en effet a pour attributs d'ordinaire le livre et le
glaive qu'il tient en ses mains, comme les emblèmes de
son éloquence et de sa vigueur dialectique, et c'est jus-
tement ainsi qu'il est figuré, dans l'un des deux manus-
crits népalais, sur une image sans légende; le fidèle n'avait
pas besoin d'explication pour y reconnaître la divinité. De
couleur jaune, assis à l'indienne, il brandit une épée dans
sa main droite, tandis que la main gauche repliée tient le
livre ; un lotus bleu passe sous le bras. Même décor qu'aux
deux autres miniatures : un temple souterrain dans la mon-
tagne, et des arbres'. On s'explique aisément qu'une
image du Maàjuçrî d'Ou-t'ai-chan ait été connue de bonne
heure au Népal ; il n'avait pas manqué d'occasion pour
l'y faire pénétrer: une des missions diplomatiques chi-
noises envoyées au Népal, ou par le Népal, entre 646 et
660, avait pu l'offrir en présent au pieux roi Narendra
deva, ou encore un des religieux chinois passés en pè-
lerins par la voie du Népal avait pu en faire don à quelque
1. FouciiER, Eludes d'iconographie bouddhique, Paris, 1900,
\). 114 s(|q.
22
338 LE NÉPAL
couvent du pays; justement plusieurs de ces pèlerins
venaient du district même de l'Ou-t'ai-chau (l'arrondisse-
ment de Ping)' et certains d'entre eux restèrent fixés au
Népal ou y moururent, laissant leurs menus objets de sain-
teté en héritage à leurs confrères népalais.
Enfin la rencontre à la cour du roi tibétain Srong-tsan
Gam-po, de deux reines également dévotes, l'une népa-
laise, l'autre chinoise d'origine, dut activer les échanges
religieux entre le Népal et la Chine ; Tune et l'autre
avaient apporté au palais de leur barbare époux des livres
saints et de saintes images ^ La gloire du Manjuçrî d'Ou-
t'ai-chan ne tarda pas à descendre du Népal jusqu'aux
plaines du Gange. L'exact et véridique Hiouen-tsang, pen-
dant son séjour dans l'Inde, à la veille même des événe-
ments qui mirent en étroit contact les deux grandes nations
de l'Extrême-Orient, n'a jamais entendu parler de Mafi-
juçrî comme d'un Bodhisattva de Chine; autrement il n'au-
rait pas manqué de signaler à ses lecteurs chinois un trait
si propre à flatter leur vanité nationale. Personneflement,
il seml^le bien le considérer comme le patron spécial des
Chinois dans l'Inde; c'est Manjuçrî qui veille sur lui
comme une sorte d'ange gardien, qui l'avertit en songe
des dangers imminents et qui le presse de rentrer dans sa
patrie; mais aucun des docteurs de l'Inde, dans leurs en-
tretiens avec Hiouen-tsang, ne songe k évoquer Manjuçri
à propos de la Chine. Un demi-siècle plus tard, quand
1. V. sup., p. 161.
2. Outre rimagc du Mafijurrî de Chine que j'ai décrite, le ms. népa-
lais Cainbr. Add. 164:5 étudié par M. Fouclier présente une image de
Mahd-Cîna Samania bhadra {Iconogr. bouddh., pi. VI, 4) où le
Bodhisattva est représenté sur un éléphant, avec des montagnes boisées
au fond du tableau. M. Toucher se demande avec raison si ces monta-
gnes ne sont pas destinées à rappeler l'O-mei chan, la montagne où
Samantabhadra est particulièrement honoré en Chine. Quoi qu'il en soit,
cette image du « Samantabhadra de Cdiint; » est un indice de plus des
relations entre lliidc (spécialement le Népal) et la Chine à cette époque.
T.ES DIVINITÉS LOCALES 339
l-tsing visite l'Inde, il en va tout autrement : « Les gens de
rinde disent maintenant, à l'éloge de la Chine : Le sage
Manjuçrî est à présent à Ping-tcheou, oii sa bénédiction se
répand sur le peuple. Aussi nous devons respecter et ad-
mirer ce pays, etc. » Malheureusement l-tsing interrompt
brusquement ici son récit, et il se contente d'ajouter en
manière de conclusion : « Ce qu'ils racontent là-dessus est
trop long pour le rapporter en détail'. » Hiouen-tsang
n'aurait ni éprouvé ni exprimé ce scrupule de littérateur.
Après le voyage d'I-lsing, la Chine reste désormais consi-
dérée comme le séjour de Manjuçrî, et les pèlerins hin-
dous qui veulent l'adorer prennent la route de Chine ;
témoin, entre tant d'autres, Vajrabodhi, le maître glorieux
de l'illustre Amogha-vajra, qui s'en alla de Ceylan dans
l'Empire du Milieu, vers l'an 700, sur la foi d'une vision
qui lui ordonnait de s'y rendre pour adorer Manjuçrî'; ou
encore Pràjfia, traducteur du Mahâyâna-buddha-sat-pâra-
mitâ-sûtra, collaborateur du missionnaire nestorien King-
tching, qui se mit en route vers la Chine (oii il arriva en
782) parce que Manjuçrî se trouvait, disait-on, dans le pays
de l'Est \ Les temps modernes ont renoué la tradition an-
tique : l'ambassade qui va tous les cinq ans porter à la
cour de Pékin le tribut du Népal salue olTicieliement dans
l'empereur mandchou le Bodhisattva Maûjuçri incarné ;
une flatterie du Dalai-Lama a permis aux Mandchous d'ex-
ploiter à leur profit la croyance de 1 Inde ancienne.
Au cours des siècles, Mafijuçrî a fini par être naturalisé
Chinois. Les Tibétains le font naître au mont Ou-t'ai,
d'une émanation du Bouddha. Le Bouddha était venu en
Chine pour y prêcher la loi ; mais la doctrine était trop
sublime pour ces esprits grossiers. Il s'arrêta au mont des
1. l-TSiNG, A Record..., Irad. Takakusii, p. 169.
2. S. Lévi, Mù.nons de M'ang Hiuen-ts'c. p. 03 sqq.
3. 1-TsiN»;. A liecoi^d.... \). 169, ii. '3.
340 LE NÉPAL
Cinq-Sommets qui portail déjà cinq caityas resplendissants ;
de la base un arbre avait poussé: c'était un jambu, l'arbre
qui donne son nom aux contrées du Jambu-dvîpa. Un rayon
d'or sortit du front de Bhagavat et pénétra dans l'arbre, oii
se forma une excroissance ; de cette excroissance naquit une
tige de lotus qui produisit une fleur, et la fleur portait le
prince des sages, Ârya Manjuçrî. Il étaitjaune de teint, avec
un seul visage, et deux mains, la droite armée du glaive de
la science, la gaucbe portant un livre sur un lotus en
cercle, tel que le représentent les images classiques, mais
sans les trais particuliers attribués parles miniatures népa-
laises au Manjuçrî de Chine. De son front naquit une tortue
d'or qui s'enfonça dans le lac Sitasaras, au pied de la mon-
tagne. Et depuis, Manjuçrî réside sur les cinq sommets,
mais il prend sur chacun d'eux une couleur différente :
jaune sur l'un, blanc sur l'autre, et rouge, et vert, et bleu ;
et chacun des sommets porte des fleurs de la même cou-
leur que le dieu, jaunes ici, blanches là, et rouges, et
vertes, et bleues ; et les vertus en sont proprement miri-
fiques'. Les Névars qui instruisaient le Capucin Constantin
d'Ascoli lui représentèrent aussi Manjuçrî (sous le nom
de Bissôchtma), comme « un certain Chinois qui était venu
par le Tibet ».
Cependant, avant d'être adopté par la Chine, Manjuçrî
avait bien été un Hindou de naissance. Les sources san-
scrites de Târanâtlia rapportaient qu'il parut sous le règne
de Candragupta, roi d'Orissa, un peu après le règne de
Mahâpadma, donc vers le temps de l'invasion macédo-
nienne, si ces indications mythiques valent d'être traduites
en langage réel. 11 se présenta sous la forme d'un religieux
mendiant, exposa une doctrine particulière du Grand-
1. Grunwedel, Mythologie des Buclclhismus, Leipzig, 1900, p. 134
sqq. ; d'après le Pad-ma Pan-yig, biographie tibétaine de Padma-
sambliava.
LES DIVINITÉS LOCALES 341
Véhicule, et disparut en laissant un livre, l'Asta-SâhasHkâ
Prajnâ-pâramitâ, prétendaient les Sautrântikas ; le Tattva-
samgraha, affirmaient les Tàntrikas avec une égale assu-
rance'. L'événement s'était passé, soit 250 ans", soit 450
ans après le Nirvana ^ Le lieu, du reste, en variait comme
la date. D'après le Manjuçrî-parinirvâna, Mafijuçrî, le héros
du livre, aurait donné l'enseignement à cinq cents voyants
[rsis] dans les Montagnes de neige (Himalaya). 11 suffisait
désormais d'un bond pour le porter de l'Himalaya dans
la Chine. Au temps de Hiouen-tsang on vénérait encore, à
Mathurâ, le « M-:%fa des dieux » (Ptolémée) un stûpa qui
couvrait ses reliques \
Tandis que les uns tenaient Manjucrî pour un person-
nage historique, d'autres l'exaltaient comme un être sur-
naturel : les Yogâcâryas le considéraient comme le fils
spirituel (Dhyâni-bodhisattva) du Bouddha Aksobhya et
comme identique avec Vajrapâni ; ailleurs il figure en com-
pagnie de Vajrapâni et d'Avalokiteçvara, dans une triade
oij il correspond au Brahmâ de la Triade hindoue. Il reçoit
souvent Fépithète de/iumdra « lejeune homme, le prince»,
ou sous une forme plus emphatique, kumûra-hhûta. L'ap-
pellation de Kumâra semble faire pendant aux Kumârîs du
Tanlrisme, aux Vierges qu'adorent à la fois Bouddhistes et
Çivaïtes ; mais outre cette valeur, elle paraît avoir ici pour
fonction spéciale de définir le rôle de Manjucrî dans l'Em-
pire de la Loi. Les Bouddhas sont les Dharma-râjas, « les
rois de la Loi » ; Manjucrî le Bodhisattva, auprès d'eux,
mais au-dessous d'eux, est le prince à la cour du souverain.
Mais l'élément essentiel de son nom est l'adjectif manju,
1. Tàranâtma, Geschichte des Buddhlsmus in Indien, trad. Schiefner,
p. 58.
2. Ib., note p. 296.
3. Manjiirri-parinirvàna (Wen-joù-cheu-li pan-nic-pan Jîing) cité
par W\ssii.iF.F, Bf/ddhismus, p. I'i2.
4. Hiouen-tsang, Mémoires, I, 208.
342 LE NÉPAL
qui so retrouve dans les divers synonymes : Mafijuçrî,
Manjughosa, Manjusvara, Manjubhadra, Maîijunâtha ;
le titre de Vâg-îçvara, « Maître de la Parole », en est
l'équivalent, ou la glose. L'adjectif manju s'applique pro-
prement, et pour ainsi dire exclusivement, à la voix ou au
linibre : le bourdonnement des abeilles, le cliant des cou-
cous, les paroles des perroquels, tout ce que la poétique
de l'Inde exalte comme un symbole d'harmonie et de mé-
lodie a droit, avec la voix humaine, à Fépithète de manju ;
la technique donne le nom de manju-gîti, manju-vâdinî à
des mètres d'une complication savante. Les Tibétains, tra-
ducteurs scrupuleux, ont choisi pour rendre ce vocable le
mot hjam, qui s'applique spécialement à la douceur de la
parole. Il est le dieu à la voix suave, maître de l'éloquence,
et correspond ainsi au Brahmâ des Hindous; le rapportes!
si étroit qu'il emprunte à Brahmâ son berceau de lotus, et
même sa compagne Sarasvatî. Mais, tandis que Brahmâ
s'éclipsait dans l'Inde et disparaissait presque du culte,
Maîijuçrî, sa contre-partie, éclipsait dans le bouddhisme
indien, et surtout hors de l'Inde, la troupe nombreuse des
Bodhisattvas concurrents \
Comment s'explique un pareil succès? Est-ce une coïn-
cidence étrange, apparemment merveilleuse, de sons qui a
valu à Mafijuçrî sa popularité chez les Tartares, comme
elle valut plus tard à l'empereur des Mandchous (= Manju)
l'honneur de passer pour une incarnation du dieu? Mais
le nom des Mandchous semble être moderne, et le rapport
se réduit sans doute à une coïncidence de hasard. Les
interprétations traditionnelles des traducteurs et des
glossateurs chinois n'aident en rien à la solution de
1. Le lion même qui sert de monture à Mafijuçrî traduit sans doute
sous une image concrète la métaphore usuelle où s'exprime la [)uissance
de la formule bouddhirpie. f^a prédication du Bouddha est un « rugisse-
ment d(! lion » Çsiii!h(/nà(l(t).
LES DIVINITÉS LOCALES 343
l"(''nii;iuo. Piéocciipés d'(>\j)li(|ner l'idée plus que le mol,
ils onl forgé, ou reproduit à rimitation des docteurs in-
diens, des élymologies infidèles, mais plus honorables
à leur goût que le sens littéral de « voix harmonieuse ».
Ils ont traduit maùju par « merveilleux », et manju-çrl
par « vertu merveilleuse », ou plus audacieusement
encore par « tête merveilleuse », en confondant le sub-
stantif çrî [siri en prononciation vulgaire de l'Inde, chi-li
en transcription chinoise) avec ciras (vulgairement siro,
en transcription chinoise chi-lo) ; grâce à cette étymo-
logie fantaisiste, le nom de Manju-çrî marquait bien qu'il
était a à la tête » des Bodhisattvas. D'autres encore tra-
duisirent manju-çrî par « bénédiction admirable », puisque
son nom était en effet le meilleur des présages '. Tous ces
jeux desprit attestent les efforts faits pour mettre le nom
indien de Mafijuçrî à la hauteur de son rôle réel en Chine.
Eu fait le nom de Maûjuçrî est assez déconcertant; il se
range bien en apparence dans la même série que tant
d'autres noms connus : Jinaçrî, Jayaçrî, Padmaçrî. Dhar-
maçrî, etc.. ; mais tous ces noms ont un caractère com-
mun qui les différencie de Maûjuçrî; le premier élément,
auquel est ajouté le mot grî, est un substantif. Dans Maû-
juçrî, ce premier élément est un adjectif; c'est assez, du
point de vue grammatical, pour donner à ce mot une phy-
sionomie étrange. La forme Maûju-ghosa, au contraire,
s'explique aisément; elle entre dans la même catégorie que
les noms de Buddha-ghosa, Açva-ghosa, etc.. ; et quoique
le premier terme y soit encore par exception un adjectif,
l'analyse du composé ne soulève aucune difficulté. Maûju-
ghosa paraît bien être la forme primitive du nom, dont
Maûjuçrî serait une adaptation plus honorifique que cor-
recte.
1. Remisât a déjà cité, dans uno noie de son Fa-fiien, p. ll'i, ces
étyniolojjrics proposées [);ir le Fan j/l lahin yi Ifi.
341 LE NÉPAL
Oiioi (|iril en soit de son nom et de son origine, Man-
juçiî a eu le privilège de se maintenir au premier rang du
panthéon, malgré la multitude des compétiteurs, à travers
toutes les vicissitudes du bouddhisme chinois. Il tient déjà
une large place dans les premiers textes bouddhiques in-
troduits en Chine, par exemple dans le Wen-jou-rhi-li iven
pou-sa choK-k'mg et le Nci-tmng pal pan khig traduits par
le moine Leou-kia-tchann, originaire du pays desYue-tchi,
entre 147 et 186 de J.-C, il est exalté dans le Ratna-ka-
randaka-vyûha, traduit par Tchou Fa-hou en 270. Le
triomphe de l'Ecole ïantrique avec Yajrabodhi, Amogha-
vajra et leurs successeurs consolide encore la position attri-
buée déjà au Bodhisattva par l'École de la Perfection de la
Sagesse (Prajnâ-Pâramitâ). En fait, ce dieu de la parole est
le patron-né des spéculations, à la manière des Massorètes
ou de la Cabbale, sur les mots, sur les lettres, sur leur
puissance mystique, spéculations si chères à l'esprit du
bouddhisme chinois et tibétain ; il est vraiment qualifié
pour révéler à Dharmaçrî Mitra le sens profond des douze
voyelles, aussi bien que pour enseigner l'abracadabra des
formules en grimoire (dhâranîs) qui résument et recèlent,
pour les barbares du Nord, la sagesse et la puissance des
Bouddhas. Emule heureux du Brahmâ indien, il continue
à incarner la force souveraine de la parole sacrée, le brah-
man que son rival n'a pas su garder ; transplanté des sub-
tils monastères de l'Inde chez les rudes tribus des Yue-
tchi, des Tukhâras, des Turuskas, des Cînas, Manjuçrî,
prince de la Parole, retrouvait en dehors des limites aryen-
nes les couches propices de sorcellerie et de chamanisme
où le hrahman aryen avait poussé et grandi jadis ; de l'Hin-
dou-kouch à la mer de Chine, il étendit aisément son
empire incontesté. Les Névars ont fini par transformer
Manjuçrî en un simple patron des métiers manuels; mais
la tradition fidèle n'en perpétue pas moins dans ce symbole
LES DIVINITÉS LOCALES 345
le souvenir de riiifluence taiiare et chinoise sur les ver-
sants méridionaux de l'Himalaya.
Le symbole est mythique ; l'influence elle-même n'est
pas une vaine invention de la légende. Le Népal, et, par la
voie du Népal, l'Inde, ont pu exercer une action continue
sur les croyances, les mœurs, la civilisation de leurs voi-
sins septentrionaux ; mais deux grandes races n'entrent pas
en communication durable sans se prêter et s'emprunter à
la fois l'une à l'autre. Lesbouddliistes chinois qui regardent
Lao-tzeu comme Çàkyamuni en personne, passé dans
rOrienl pour y prêcher sa doctrine, et les Taoïstes, qui
reconnaissent dans Çàkyamuni leur maître Lao-tzeu, mys-
térieusement sorti de la Chine pour visiter l'Occident, ont
également raison les uns contre les autres. L'histoire des
emprunts contractés par l'Inde est difficile à tracer, dans
la désolante pénurie des documents historiques; mais c'est
un indice curieux et suggestif que la demande adressée au
vn* siècle à l'Empereur de Chine par un voisin oriental du
Népal, le prince de Kâmarûpa, en vue d'obtenir l'image de
Lao-tzeu et la traduction sanscrite de son ouvrage, le Tao-
te king'. Le passage des pèlerins, et des marchands qui se
confondaient souvent avec eux, laissait des traces sur le
sol de l'Inde. Aussitôt après l'ouverture des relations entre
le Népal et le Tibet, la Chronique du Népal signale l'intro-
duction au Népal d'un dieu nouveau, Mahà-Kàla, amené
du Tibet par le savant Bandhudatta sous le règne de Na-
rendra deva. Les doctrines des Tantras, qui servirent de
trait d'union entre le Bouddhisme et le Çivaïsme, n'ont pas
dû puiser dans l'Inde civilisée leurs inspirations d'un mys-
ticisme farouche, obscène et sanguinaire ; c'est ailleurs
qu'il faut peut-être en chercher la source impure. Plusieurs
des Tantras revendiquent avec franchise la Chine pour
1. Missions de Wang Hiiien-ts'e, p. 12.
346
LE NEPAL
berceau. Le Tàrâ-tanlra, qui exalte une antique divinité,
d'origine stellaire peut-être, adoptée et propagée par le
bouddhisme', puis recueillie par l'iiindouisme, révèle que
la connaissance de Tara est venue du pays de Cîna, de la
Chine même; c'est là que Vasistha, l'antique voyant des
hymnes védiques, a dû se rendre pour s'instruire auprès
du Bouddha, qu'il n'avait pu rencontrer ni dans l'Inde, ni
même au Tibet: tel est le secret que Çiva en personne
confie à son épouse Pârvatî, en s'appuyant sur l'autorité
du Cîna-tantra. Du reste, qu'on ne s'y trompe pas; le
Bouddha n'est ici, comme il convient, qu'une forme de
Yisnu, en même temps qu'il est un grand Bhairava, la
manifestation de Çiva^! Le .Mahà-Cîna-kramâcâra, appelé
aussi Cînàcâra-sâra-tantra, qui prétend dissiper les derniers
doutes de Pârvatî, interloquée par les révélations stupé-
fiantes de Çiva, raconte en détail la visite de Vasistha en
Chine et les enseignements qu'il y reçut. Sur le conseil de
Brahmà, qui connaissait par expérience la puissance de
Tara puisqu'il devait à son concours d'avoir réussi à créer
le monde, Vasistha, fils de Brahmà, part interroger Yisnu
sous la forme du Bouddha (Buddha-rùpi Janàrdana), qui
seul connaît les rites du culte de Tara. Il pénètre dans le
a grand pays de Cîna » et il aperçoit le Bouddha entouré
d'un millier d'amantes en extase erotique. La surprise du
sage touche au scandale. « Voilà des pratiques contraires
aux Védas! » s'écrie-t-il. Une voix dans l'espace corrige
son erreur : « Si tu veux, dit la voix, gagner la faveur de
Tara, alors c'est avec ces prati(iues à la chinoise (Cînâcâra)
qu'il faut m'adorer ! » 11 s'approche du Bouddha, et re-
cueille de sa bouche cette leçon inattendue : « Les femmes
1. Cf. DE Blonay, Matériaux pour servir à l'histoire de la déesse
bouddhique Tard, Paris, 1897.
2. Cf. IhRAPRASAD SiiASTRi, Noticcs of Sauslirit mss.i^^ séries, vol. 1,
pari, lll; Calcutta, 1900; p. xxxii s(p[. et p. 152.
LES DIVINITÉS LOCALES 317
sont les dieux, les femmes sont la vie, les femmes sont la
parure. Soyez toujours en pensée parmi les femmes ! »
Avec une pousse de l'arbre de Chine (IMahà-Cîna-druma),
on atteint la toute-puissance magique, si on pratique les
cinq rites communément désiiT;nés sous le nom des Cinq M,
leur lettre initiale : madi/a, boire de l'alcool ; mrinisa,
manger de la viande; maUya, manger du poisson ; nnidrd,
faire avec les doigts des gestes compliqués ; maithuna,
forniquer. Le dernier rite est le plus efficace de tous, sur-
tout quand on y ajoute l'adoration d'une femme nue, quelle
que soit sa naissance.
La vieille doctrine de la foi par l'absurde, si chère aux
Bràhmanas, se trouve dépassée par ces enseignements, dont
riude fait honneur à la Chine, et au Bouddha. Si Ton est
en droit de supposer et de chercher une réalité sous ces
fantaisies, on sera tenté de soupçonner dans ces pratiques
« à la chinoise » l'écho lointain et peu fidèle d'une des
sociétés secrètes qui ont pullulé de tout temps dans l'Em-
pire du Milieu. Si l'hide a donné le bouddhisme à la Chine,
la Chine a dû exercer réciproquement sur l'hide une action
qui reste encore à définir.
Matsyendra Nàtha. — Tandis que Manjuçrî appar-
tient au panthéon commun du Grand Véhicule, Matsyendra
Nâtha est une divinité locale, exclusivement propre au
Népal. L'introduction du culte de Matsyendra Nâtha dans
la vallée est rapportée par la tradition aux temps histo-
riques ; une date précise reste même attachée à cet évé-
nement considérable. J'aurai à discuter, à propos de
l'histoire du Népal, ce point spécial de chronologie. Le
personnage royal associé à ce souvem'r, Narendra deva,
est heureusement connu par des documents positifs ; il
régnait au milieu du vir siècle. M;u's la chronique n'en a
pas moins traité le sujet comme une matière d'épopée ;
elle a groupé, à Feutour des auteurs humains, les demi-
ni 8 LE NÉPAL
dieux et les dieux, el rehaussé de miracles le fond trop
simple du récit.
rSarendra deva avait aljdiqué en faveur de son fils Vara
deva, et il s'était consacré à la vie religieuse. En ce temps-
là Goraksa Nâtha vint au Népal dans l'espoir d'y rencon-
trer et d'y adorer Matsyendra Nâtha qui fréquentait encore
sa résidence préférée, le mont Kâmani au Sud de la vallée.
Mais la montagne était d'un accès difficile ; le dieu se déro-
bait à son dévot. La piété du saint recourut alors à un stra-
tagème: il attira les neuf grands Nâgas dans un tertre,
s'assit sur eux pour les retenir prisonniers, et attendit
avec confiance les événements qu'il prévoyait.
Les Nâgas prisonniers, le ciel se dessécha; la saison
des pluies passa sans amener d'eau ; les champs arides ne
donnèrent pas de moisson. Le pauvre peuple mourait en
foule. Et douze ans le fléau dura, el des gémissements
s'élevaient de toutes parts, tant que le roi Vara deva en
eut le cœur navré. 11 se mit à parcourir les rues sans se
laisser connaître, dans l'espoir d'y recueillir au passage un
avis salutaire. Et voici qu'au couvent des Trois-Joyaux
{Triratna-vihârd) il entendit le vieux Bandliudatta causer
avec sa femme. Bandliudatta, dans sa longue vie, avait
déjà vu bien des calamités qu'il avait su guérir; il avait tiré
d'affaire le roi Candra ketu deva, quand celui-ci abattu et
désespéré se laissait mourir de faim ; il avait découvert et
installé la déesse Lomrî Mahâ-Kâlî, qui avait rendu la paix
et la prospérité au royaume ; il avait amené du Tibet (i?/^o/a)
le dieu Mahâ-Kâla et confié la surveillance des frontières
aux dix Divinités du Courroux [Krodha-devatâs).Y.[\^dii\à\u\-
datta disait à sa femme : « Le seul remède à nos maux,
c'est Àrya Avalokiteçvara qui demeure au mont Kapotala;
mais pour l'amener il faut les prières d'un roi ; et notre
roi est jeune et frivole, et son père s'est confiné dans une
retraite solitaire. »
LES DIVINITÉS LOCALES 349
Or FAvalokiteçvara du mont Kapotala n'était autre que
Matsyendra Nàllia, le dieu de Goraksa ^àtlia. Avalokiteç-
vara Padmapâni Bodliisattva, qu'on appelle aussi souvent
Lokeçvara, s'était un jour métamorphosé en poisson
[matsyà) pour écouter, à la place de Pàrvatî endormie, un
exposé des doctrines de l'union mystique enseigné jadis
par le Bouddha primordial (Àdi Buddha) à Çiva, et que
Çiva répétait à sa divine épouse sur le bord de l'Océan ;
Lokeçvara, depuis lors, reçut et porta le nom de Prince-
des-Poissons-Protecteur [Matsyendra-Nàiha). Instruit par
surprise de l'unique moyen de salut, le roi Vara deva
rentra en hâte à son palais, manda son père et Bandhu-
dalta, et les supplia d'intervenir. Le vieux prêtre accepta
d'aller chercher Matsyendra Nâtha, mais il exigea le con-
cours de Narendra deva, et d'un jardinier (malin) avec sa
femme (màlinî), comme les seuls qualifiés pour porter les
offrandes. La petite troupe se mit en route ; à chaque
étape elle accomplit des rites spéciaux ; elle s'assura ainsi
la protection de Yogâmbara-jnâna-dâkinî ; grâce à cette
déesse, Bandhudatta put tirer de sa longue captivité un
des Nâgas, Karkotaka. Le Nàga délivré se joignit aux
quatre pèlerins et leur rendit de précieux services ; trou-
vaient-ils une rivière à traverser ou bien un passage difficile?
Karkotaka étendait ses anneaux et leur en faisait un pont.
Sans se laisser arrêter aux obstacles qu'avaient suscités
les dieux ils arrivèrent au mont Kapotala, et Bandhudatta
se mit à honorer Avalokiteçvara. Le dieu toujours compa-
tissant prit pitié du Népal ; il apparut à Bandhudatta, l'ins-
truisit des secrets de l'avenir, et retourna près de la déesse
(yaksinî) Jfiàna-dàkinî. qu'ilhonorait comme sa mère. Ban-
dhudatta, se conformant aux instructions reçues, récita
les puissantes formules d'invocation (mantras). Avaloki-
teçvara accourut sous la forme d'une grosse abeille noire,
s'introdui>it dans le llacon d'eau lustrale sans fixer i'atten-
350 I.E NÉPAL
lion du roi Narendra deva qui s'élail endormi; Bandhu-
datla dut heurter du pied son compagnon pour le ré-
veiller. Narendra s'empressa de boucher le flacon.
Mais les dieux et les démons prétendaient s'opposer au
transport d'Avalokiteçvara. Bandliudatta appela à son
secours les divinités du Népal, qui tinrent conseil et déci-
dèrent de confier la garde et la protection du royaume à
Avalokiteçvara sous le vocable de Matsyendra Nâtha.
Un traité signé avec les divinités adverses les satisfit par
des clauses avantageuses. Bandhudatta célébra en l'hon-
neur de Matsyendra Nâtha les rites qui s'accomplissent à
la naissance d'un enfant ; puis il reprit la roule du Népal.
Les dieux qui n'entendaient pas se séparer de Matsyendra
Nâtha imposèrent au prêtre l'obligation de répandre le
long de sa route des semences de devadâru ; les arbres à
naître de ces germes marqueraient un jour au dieu affran-
chi la voie du retour vers Kapotala ; mais le subtil enchan-
teur eut soin de stériliser les graines, jusqu'au moment où
il atteignit la passe de la Bagmati, au mont Kotpal. Sur le
point d'entrer dans la vallée, il renvoya poliment avec des
offrandes les dieux du dehors, convoqua les divinités du
Népal, et organisa une grande procession. Quatre Bhaira-
vas se chargèrent de porter le flacon qui retenait le dieu
volontairement captif; Brahma balayait la route en chan-
tant les Védas ; Visnu soufflait dans sa conque ; Mahâ deva
répandait l'eau lustrale ; Indra tenait l'ombrelle ; Yama
brûlait lencens ; Varuna répandait l'eau de pluie ; Kuvera,
les richesses; Agni, l'éclat. Vâyu portait la bannière;
Nairrlyaécartail les obstacles, Içâna dispersait les démons.
Bandhudatta et Narendra deva seuls voyaient ce spectacle
merveilleux; le vulgaire n'y apercevait que des oiseaux et
des bêles.
En passant sur le territoire de Bagmati, à une lieue au
Sud de Palan, un des qualre Bhairavas, llarasiddhi, idjoya
LES DIVINITÉS LOCALES 351
comme un chien. Bandliudatta interpréta cet aboiement ;
en faisant : Bon ! le Bliairava voulait marquer la place où
Matsyendra Nàllia était né ihhû). Sur l'avis du prêtre, le
roi y fonda la ville d'Amara-pura « la cité des Immor-
tels ». On y installa le dieu; on façonna une image avec
la terre très sainte de la butte de Hmayapidô, et on y
transféra solennellement l'esprit du dieu, recueilli dans le
tlacon.
Depuis le moment oi^i la procession s'était formée au
Kotpal, la pluie souhaitée était tombée en abondance. La
prospérité était revenue. iMais les héros de la légende
eurent une fin tragique : Narendra deva, froissé d'avoir
reçu un coup de pied de Bandhudatta, le tua par envoûte-
ment, et périt lui-même quatre jours plus tard ; l'un et
l'autre furent absorbés par le dieu, Bandhudatta dans son
pied droit, Narendra deva dans le pied gauche.
La légende rapportée dans la Vaniçàvalî perd de vue
Goraksa Nâtha, qui figurait dans l'introduction de l'épi-
sode. C'est au contraire Goraksa Nâtha qui en est et en reste
la figure centrale dans la recension brahmanique de la
même légende. Le Buddha-Puràna', oij les brahmanes du
Népal ont essayé de s'approprier les légendes populaires
du bouddhisme local, conserve Matsyendra Nâtha, mais le
subordonne à Goraksa Nàtha. D'après son récit, Mahà-
deva donna un jour à une femme quelque chose à manger,
en lui annonçant que par là un fils lui naîtrait. La femme
ne goûta pas au mets, et le jeta sur un las d'ordures. Douze
ans plus tard Mahàdeva repasse par là, demande à voir
l'enfant, constate la transgression, s'irrite, oblige la femme
à chercher dans les ordures, et elle y découvre un petit
garçon âgé de douze ans ; l'enfant reçut le nom de Goraksa
Nâtlia. 11 eut j)oar maître spirituel Matsyendra Nàtha et
1. Cf. iiil. p. 372.
352 LE NÉPAL
le suivit fidèlement; c'était lui qui portait les bagages du
maître. Un jour Goraksa Nàlha s'en fut au Népal; mais
irrité d'y être reçu sans égards, il prit les nuages et les
enferma dans un de ses paquets ; douze ans il les garda
sous son séant, sans vouloir se lever ; heureusement Mat-
syendra Nàtlia vint à passer ; Goraksa Nàtha ne put man-
quer de se lever par respect; les nuages s'échappèrent et
la pluie tomba aussitôt.
Le rapprochement de Goraksa Nàtha et de Matsyendra
Nàtha dans les deux recensions de la légende est signifi-
catif. Goraksa Nàtha, en langue vulgaire Gorkha Nàth, est
à la fois le patron d'une classe d'ascètes (yogis) çivaïtes,
et du royaume de Gorkha, longtemps rival du Népal et
maître aujourd'hui de l'empire. Matsyendra Nàtha est le
protecteur du Népal et comme le symbole de son indépen-
dance; il préside aux destinées du royaume et apparaît aux
heures de crise comme l'àme même du pays. A la veille
des catastrophes qui consommèrent la ruine définitive des
dynasties névares, Matsyendra Nàtha se manifesta la nuit,
en songe, à un humble paysan qui vivait sur le territoire
consacré de Bugmati, et lui prédit dans une sorte d'allé-
gorie transparente les calamités prochaines. Le paysan
vit d'abord entrer un personnage qui alluma une lampe,
puis d'autres, qui étendirent des tapis ; une compagnie s'y
installa, en attendant un hôte qui se fit excuser et remit
sa visite au lendemain. La réunion se dispersa. Le lende-
main soir, même scène, même compagnie, mais l'hôte
attendu était présent : c'était Matsyendra Nàtha. Un Bhai-
rava se présenta et demanda à manger. Matsyendra Nàtha
l'envoya au pays deGourkha, résidence de Goraksa Nàtha,
et lui en offrit la souveraineté. « J'accepte, répondit le
Bhairava, si j'obtiens en même temps la souveraineté sur
le Népal. » Matsyendra Nàtha consentit, et tout disparut.
Le paysan apprit ainsi que les Gourkhas allaient régner sur
LES DIVINITÉS LOCALES 353
le Népal, puisque Matsyendra Nâtha avait renoncé à ses
droits.
Matsyendra Nàtha est-il une création des cultes locaux ?
Sa fonction initiale de distributeur des pluies semble au
premier abord concorder avec le sens de son nom : Prince-
des-Poissons-Protecteur. Le Prince des Poissons doit être
une divinité aquatique, et comme tel il est assez naturel-
lement en relation avec la pluie. Mais la légende locale
elle-même assigne à Matsyendra Nàtba une origine étran-
gère. Les Bouddbistes qui y reconnaissent une forme
d'Avalokiteçvara le font venir du mont Kapotala, en dehors
du Népal, par delà le pays de Kàmarùpa, J'ignore si le
mont Kapotala a jamais existé en réalité et dans quelle
région il pouvait se trouver ; je suis tenté d'y voir une dé-
signation de fantaisie née dune confusion facile entre deux
des séjours préférés d'Avalokiteçvara: le Kapola-parvata,
mont de la Colombe, au Magadha, et le Potala-parvata,
dans le xMalabar. D'où qu'il vienne, Avalokiteçvara sous la
forme de Matsyendra Nàtha, se distingue par un détail ca-
ractéristique : il est rouge, tandis qu Avalokiteçvara est
d'ordinaire blanc. La poupée qui figure aujourd'hui Mat-
syendra Nàtha dans les processions est rouge ; et M. Fou-
cher a déjà signalé cette particularité dans une peinture
népalaise qui représente expressément « le Lokeçvara de
Bugama au Népal » et qui se rencontre dans un manuscrit
du vnf ou du xi'' siècle \ Les détails groupés par la légende
autour du fait essentiel: introduction d'une divinité nou-
velle au Népal, sont empruntés au répertoire courant de ces
récits. On peut y comparer, par exemple, un épisode conté
1. FoucHER, op. laud, pi. IV, 1: Nepâle Bugama Lokeçvarah. M. Tou-
chera lui-même reconnu dans Bugama une l'orme abrégée de Bugmati,
le village consacré à Matsyendra Nàtha (p. 99 sqq.). On trouvera en
tète du l*^^'' volume d'Oi-oriELD une image en couleurs de Matsyendra
Nàtiia dans sa cha|)elle de Biigmati.
23
354 LE NÉPAL
par l'historien tibétain du bouddhisme indien, Tàranâtha :
comment le roi de Funcira-vardhana, Çubhasàra, averti
par un songe, chargea le laïque Çàntivarman d'aller cher-
cher Avalokiteçvara au mont Potala, afin d'assurer le bon-
heur de ses sujets : comment Çàntivarman triompha des
obstacles accumules sur sa route, aidé par un serpent qui
lui servit de pont sur les rivières, et comment il ramena
le Lokeçvara Khasarpana. L'histoire se passait un siècle
avant Narendra deva, puisque Çàntivarman est le contem^
porain de Dignàga, le grand logicien qui florissait au
vi" siècle'. Khasarpana, au reste, devait rejoindre au Népal
Matsyendra Nàtha qui l'y avait devancé. Le roi Guna kàma
deva l'introduisit à Katmandou, précisément pour faire con-
currence au Matsyendra Nàtha de Palan, la capitale aban-
donnée, et il institua en son honneur une procession
annuelle. Comme Matsyendra Nàtha, Khasarpa était rouge.
Le Svayambhù-Puràna, qui prédit son entrée au Népal, a
soin de marquer expressément sa couleur (ch. vni).
Matsyendra Nàtha vient de l'Inde. Cependant son nom
ne figure pas dans le panthéon brahmanique ou bouddhique
de rinde ; mais il se rencontre dans la tradition d'une secte
mystique, oii il brille même aux premiers rangs. Les
adeptes du Hatha-yoga, qui prétend enseigner les moyens
pratiques de réduire le corps, de s'unir à Dieu, et d'exé-
cuter les prodiges suspects des fakirs hindous, révèrent
comme leurs premiers maîtres Matsyendra Nàtha et
Goraksa Nàtha", qui se retrouvent ainsi encore une fois
1. Taranatha, p. l'il-145.
2. hathavidyâm lii Malsyendra-Goraksâdyâ vijânate
dit Atmarâma, au début de la Hatha-yoga-pradîpikà (Cat. Mss. Oxon.,
2.33 et 234). — Cf. aussi sur Matsyendra Nàtlia Wilson, Works, éd.
Rost, Essays... on the religion of the Hindus, 1862, vol. i, p. 214; II,
p. 30. Wilson est porté à croire que Matsyendra Nàtha a introduit le
Yoga çivaïte au Népal, et qu'il y a réalisé l'union des sectaires du Yoga
avec les Bouddhistes.
LES DIVINITÉS LOCALES 355
associés. L'Histoire des Triomphes de Çankara [Samksepa-
Çahkara-iijaya) les rapproche également dans un épisode
qui rappelle par quelques traits le récit népalais. Matsyen-
dra Nâtlia entré par enchantement dans le corps d'un roi
qui vient de mourir laisse son propre corps à la garde de
son disciple Goraksa Nàtha. « Comme Texcellent Yogin
prenait les meilleures postures magiques, la prospérité ne
connaissait plus de sommeil dans ce royaume : les
nuages répandaient la pluie en temps opportun, et les blés
donnaient d'inestimables moissons. » Mais au milieu des
femmes du sérail, Matsyendra Nàtha incarné dans le roi
perd sa vertu ; heureusement Goraksa Nâtha qui veille sur
lui le rappelle à son devoir et le décide à rentrer dans son
véritable corps '. Souvent aussi, dans les listes des maîtres
du Hatha-yoga, Matsyendra Nàtha est remplacé par Mîna
Nâtha, qui en est un simple synonyme '. Le bouddhisme
népalais connaît aussi ce nom ; mais il considère Mîna
Nàtha comme le cadet de Matsyendra Xàtha '. La tradition
bouddhique du Tibet semble ignorer Matsyendra Nàtha \
mais elle connaît Goraksa Nâtha comme un ascète thau-
maturge ; c'est ainsi que dès sa jeunesse il se fait
repousser par enchantement les mains et les pieds qu'une
marâtre barbare avait ordonné de lui couper. On croit
même entendre encore le bruit du tambour qu'il bat dans
1. AuFRECHT, Cal. Mss. Oxon., 256.
2. Goraksa-çataka, vers 2: ... rrî-iMînanâtham bhaje (ib., 236). —
Çaktiratnâkara (tantra). ch. v: Mîno Goraksakaç caiva Bhojadevah...
MïnanàLlio Mahecvarah (ib., 101). — Çàyara-tanlra : les disciples des
12 kàpàlikas sont... Minanàtha, Goraksa, Carpata... (Notices of Sansli.
■mss., 2ii séries, vol. I, p. 111, page xxxvii.)
3. « Minanâtha-dharmaràj, Avho is Sàiiu (or junior) Macchindra ».
Vamç., p. 149.
4. A moins qu'il faille le reconnaître dans l'àcârya Lûjipa, surnommé
na-lto-ba « ventre de poisson » = Matsyodara, par confusion avec Mat-
syendra? et (jui est mentionné à côté de Carpata, comme dans la cita-
tion précédente Minanàtha et Goraksa. V. Taranatha, p. 106, et la note
de Schiefner.
356 LE NÉPAL
ses rudes exercices'. Les ascètes aux oreilles percées
[lùhiphâtâs) qui se réclament de Goraksa Nàtha ont laissé
au bouddhisme un souvenir qui ne leur fait pas honneur ;
à la chute de la dynastie des Senas, quand l'Eglise indienne
perdit son dernier appui, les yogis qui suivaient la règle
de Goraksa Nâtha, étant d'esprit fort simple, se firent
dévots diçvara, pour obtenir des rois hérétiques quelques
honneurs ; ils disaient même qu'ils ne feraient pas d'oppo-
sition aux Turuskas^ Dans la société orthodoxe de l'Inde,
les noms de Matsyendra Nàtha et de Goraksa Nàtha ser-
vent encore d'éponymes à deux clans des Jugis du Ben-
gale, caste équivoque qui se prétend d'origine brahma-
nique, malgré le mépris dont elle est entourée '.
L'accumulation de tous ces faits semble éclaircir les
origines de la divinité népalaise. Les premiers yogis qui
montèrent de l'hide au Népal, appelés peut-être par la
piété enfantine de Narendra deva, y trouvèrent sans doute
une divinité consacrée par l'usage, mais étrangère aux
cadres réguliers. Peut-être elle portait le nom de Buga\
dont les Névars se servent encore pour désigner Matsyen-
dra Nàtha, tandis que l'élément hindou emploie la dési-
gnation vulgaire de Macchîndra Nàth. Fidèles à la méthode
d'adaptation pratiquée toujours par les religieux hindous
en contact avec les peuples barbares, ils affirmèrent y re-
connaître le Lokeçvara du mont Kapota; les petites
dimensions de l'image adorée au Népal, et que la tradi-
tion a fidèlement préservées jusqu'ici, constituaient au
moins un trait de ressemblance avec l'idole du mont
1. Taranatha, p. 174 et 32:j.
2. Taranatha, p. 255.
3. UisLEY, Tribes and Castes of Bengal, 1, 355.
4. L'abréviaU'ur des Notizle Laconiche l'appelle Bogha (op. laud.
fig. 9 et 10); RiRKPATRicK (p. 190): Bhoogadeo; la Notice du P. Giuseppe
le nomme Baghero, et Georgi, Bugr deo ; cf. Vamç., p. 242: Bug-
devatâ; et supr. p. 353, n. 1.
LES DIVINITÉS LOCALES 357
Kapota, remarquable par ^a petite taille'. C'est sous le
nom de Lokeçvara, sans laddition de Matsyeudra Nàtlia,
que l'image est figurée dans le manuscrit étudié par
M. Fouclier. Plus tard, quand le brahmanisme envahissant
put lutter à armes égales contre le bouddhisme, les yogis
de Goraksa xNàlha qui suivaient la fortune et qui passaient
au çivaïsme, comme Tàranàtlia les en accuse, imposèrent
à la divinité locale un nouveau baptême, et la saluèrent
comme leur maître Ahitsyendra Xàtha, tandis qu'ils in-
stallaient à côté du .Xépal, dans un royaume voisin et rival,
le culte parallèle de Goraksa Nàtha. La mainmise des
yogis sur les cultes locaux apparaît plus clairement encore
dans le cas de Pacupati qui servit en quelque sorte de
succursale aux sectes civaïtes de l'hide, et particulière-
ment de 1 Inde méridionale; mais déjà l'histoire de Mat-
syendra ]\àtha laisse entrevoir l'action insinuante de ces
yogis civaïtes qui parurent longtemps se mettre au service
du bouddhisme, mais qui s'employèrent avec autant de
constance que de bonheur à le désorganiser, à le rappro-
cher du çivaïsme pour liiiir par l'absorber et le détruire.
L'apparente anarchie des confréries hindoues n'exclut ni
la méthode, ni l'esprit de suite.
Paçlpaïi. — Le foyer de l'activité brahmanique au
Népal, son symbole et son quartier général à la fois, c'est
Paçupali. Du point de vue brahmanique, le Népal est le
pays de Pacupati. comme il est pour les bouddhistes le pays
de -Matsyendra Nàtha. Pacupati a même, sur son rival sécu-
laire, un avantage d'ordre national; il est indigène. ïl n'a
pas fallu l'amener des pays lointains; il est, comme la
tlamme de Svayambhù, une manifestation spontanée delà
divinité. Le lingaqui s'élève sur la rive droite de la Bag-
mati, entouré d'un monde d'idoles, de temples et de cha-
1. IlioL"E.\-rsA.N(.. 111, Gi';^! d'. Fuii:iii:u, p. 100.
358 LE NÉPAL
pelles, rappelle comme une relique authentique le séjour
miraculeux de Çiva. IJn jour que le dieu se trouvait à Bé-
narès, sa ville sainte et son séjour de prédilection, en com-
pagnie de Pârvatî son épouse, il lui prit fantaisie de se
dérober à Taltention respectueuse des dieux ; il se trans-
porta au Népal, et se métamorphosa en gazelle dans le bois
des Çlesmântakas. Les dieux inquiets s'élancèrent de tous
côtés à sa recherche, et finirent par le connaître sous sa
forme d'emprunt. Ils le prièrent, le supplièrent de retour-
ner avec eux soit au Kailàsa, son Olympe, soit à Bénarès,
sa Jérusalem. Çiva leur échappa et bondit sur l'autre rive
de la Bagmati. Les chefs des dieux se décidèrent alors aie
saisir par la corne ; la corne éclata dans leurs mains. « C'est
bien, dit Çiva ; puisque j'ai résidé ici sous la forme d'un
animal (/9«ç^<f), je porterai ici le nom de Paçupati (animal-
seigneur). » Visnu prit pieusement un des fragments de la
corne éclatée et la dressa comme un linga ; les trois autres
fragments furent transportés, pour être adorés comme des
lingas : sur le bord de la mer du Sud, à Gokarna ; sur le
bord du fleuve Candrabhàga' ; et dans le paradis d'Indra,
à Amaràvatî. Tous les dieux accoururent pour rendre leurs
hommages à Paçupati ; le Bouddha lui-même donna l'exem-
ple". Cela se passait dans des temps très anciens; pour-
tant des Yogis inspirés ont révélé la date de l'événement :
300 ans avant la fin du Tretà-yuga, environ neuf cent mille
ans avant notre époque"'. Un peu plus tard, Visnu et
Brahmà voulurent savoir jusqu'oii pénétrait l'éclat qui
émanait de ce linga; ils parcoururent tout l'univers sans
arriver à le perdre de vue \ Mais, dans la longue suite des
1. Le Paçupatl-purâna seul indique cette localité.
2. Nepâla-niâhûtmya, I.
3. Vamç., 82.
4. La légende insérée dans la Vamçàvali est une imitation et presque
une copie delà Brhatkathâ (cf. Kalhâ-S. Sàg., 1, 1).
LES DIVINITES LOCALES
359
temps, le temple primitif s'écroula, et cacha sous ses ruines
la splendeur du linga. Une vache, qui allait tous les jours
répandre son lait sur l'emplacement miraculeux, provoqua
l'attention et la curiosité d'un berger ; il fouilla les décom-
bres ; l'éclat jaillit et le consuma; toutefois Paçupati était
Temple de Paçupati. Cour dcutrcc avec la statue de Nandi.
retrouvé. Le Népal avait alors pour rui Bliuktamàna, fon-
dateur de la dynastie des Hois-Bergers (Gopâla), qui avait
reçu l'onction des mains de Ne Muni, éponyme et patron
du Népal. Le premier souvenir historique qui se rattache à
Paçupati semble être le nom du roi Paçupreksa deva, qui
couvrit, dit-on, le temple de plaques d'or. La chronologie
fantaisiste des Vamçàvalîs date cet événement de 1 234 Kali-
360 LE NÉPAL
yuga, soit 1767 avant l'ère chrétienne ! A partir de Paçupreksa
deva, la Chronique enregistre une série de donations, de
restaurations et d'embellissements : sous Bhâskaravarman,
de l'or; sous Çankara deva le Sùryavamçi, une statue de
Nandi ; sous Gunakàma devaleThâkuri, une toiture dorée;
sous Sadâçiva, une nouvelle toiture, etc.. Dès les inscrip-
tions les plus anciennes qui nous soient connues, les rois
du Népal se vantent d'être « les favoris des pieds du Divin
Paçupati ' ». Les pkis anciennes monnaies du Népal pré-
sentent, en alternance avec le nom des rois, le nom de
Paçupati, accompagné d'emblèmes parlants tels que Nandi,
le taureau de Civa, le trident de Çiva, etc. Paçupati est
l'incarnation politique du Népal, comme Matsyendra Nàtha
en est l'incarnation populaire. Toutes les dynasties, jus-
qu'aux Gourkhas mêmes, l'ont traité avec un égal respect
et une égale ferveur: c'est un Gourkha, Rajendra Vikram
Sàh, qui eut en 1829 la baroque idée d'offrir à Paçupati
125 000 oranges et de l'enterrer jusqu'à la tête sous cet
amas de fruits. Vers 1600, la bigote Gangâ Rânî, à qui on
attribue la construction du temple actuel, fit tendre une
sorte de ruban entre le temple de Paçupati et le palais de
Katmandou, sur une longueur de quatre à cinq kilomètres,
pour sanctifier sa demeure par une communication puri-
fiante. Elle suivait ainsi l'exemple donné dix siècles plus
tôt par Çivadeva le Sùryavamçi. Un demi-siècle après
Gangà Rànî, Pratàpa malla renouvelait la même pratique.
Gomme Matsyendra Nàtha, Paçupati participe àla vie natio-
nale : au xm° siècle, le Népal est envahi parle roi de Palpa,
MukundaSena; les Khas et les Magars qui forment ses
troupes accumulent sans scrupule les horreurs et les abo-
minations ; Matsyendra Nàtha se tient coi, gagné par la
courtoisie de Mukunda Sena ({ui lui a passé au cou une
1. Paçupatl-hhattûraha-pâdânugrhlta... \. vol. III, Inscrps.
LES DIVINITÉS LOCALES 361
chaîne d'or. Mais Paçiipati se charge de veuger le Népal:
sa face impitoyable (Aghora), celle qui est tournée vers le
Midi, montre ses effroyables dents, et soudain la peste
qu'il a ainsi déchaînée s'abat sur les envahisseurs et les
décime en quinze jours. Mukunda Sena, épouvanté, prend
la fuite, mais trop tard; il tombe mort à la frontière du
Népal.
Paçupati, par sa popularité, s'est imposé au bouddhisme,
comme Matsyendra Nàthaau brahmanisme. Le Svayambhii-
Puràna prédit l'apparition sur le bord de la Bagmati, dans
le Mrgasthala, d'un Lokeçvara « qui aura l'empire des trois
mondes; Hari, Hara, Hiranyagarbha, Ganeça l'entoureront,
et aussi les yoginîs et les Mères en troupes nombreuses ;
et sa face tournée au Midi sera sans pitié ; il recevra les
hommages des Brahmanes indigènes, des Bhattas, des
Ksatriyas, des Çûdras même, et son nom sera Paçupati »
(ch. vni). C'est à l'intervention charitable du Bouddha que
Paçupati dut son salut, quand le démon Viriipàksa pour-
suivait tous les emblèmes de Çiva de sa rage insatiable. Le
Bouddha, pour sauver Paçupati, le couvrit de sa propre
coiffure ; et Virûpàksa s'inclina humblement devant l'idole
déguisée. « C'est pourquoi tous les emblèmes de Çiva sont
un peu penchés de côté, à l'exception du seul Paçupati. »
Et c'est aussi pourquoi les brahmanes orthodoxes d'à pré-
sent, conservateurs obstinés des formes traditionnelles
pour être plus libres de transformer le fond, continuent à
décorer Paçupati une fois par an, le 8 kàrttika de la quin-
zaine claire, d'une coiffure bouddhique pour lui adresser
leurs hommages.
Le Paçupati du Népal se relie au moins par son nom aux
époques lointaines du panthéon védique. Les hymnes du
Yajur et de l'Atharva désignent sous le nom de Paçupati
une des formes de Rudra ou d'Agni, de Rudra surtout,
divinité violente et farouche qui menace de ses traits fu-
362 LE NÉPAL
nestes le bétail précieux. Le taureau qui reste clans la my-
thologie classique et dans le culte moderne associé à la
personne et à la légende de Çiva traduit sans doute en
image les antiques relations de Rudra et du bétail'. Dans
la cour du temple de Paçupati, devant la porte d'entrée du
sanctuaire, se dresse une statue colossale de rs'andi, la
monture et le serviteur du dieu. Mais du panthéon védique
au panthéon népalais il y aloin, et le trait d'union manque.
Entre les deux Paçupati, les intermédiaires réels sont les
Pàçupatas. Les Pàçupatas sont, d'après l'excellente défini-
tion qu'en donne un disciple de Hiouen-lsang -, « des
[ascètes] qui se couvrent de cendres ; ils s'en couvrent tout
le corps, et tantôt rasent, tantôt conservent leurs cheveux.
Ils portent des habits sales et usés, qui diffèrent seule-
ment de ceux des autres en ce qu'ils ne sont pas rouges.
Ces sectaires adorent le dieu Maheçvara ».
La secte des Pàçupatas est ancienne. Le Mahà-Bhàrata
met leur doctrine sur le même rang que les Vedas, le Sàn-
khya, le Yoga et le Pàncaràtra, comme l'enseignement
authentique de Çiva (XII, 13702) ; c'est Çiva en personne,
l'époux d'Umà, le maître des Bhûtas, qui a publié la doc-
trine Pàçupata (13705) ; elle se caractérise par des pratiques
d'une austérité farouche (10470). Les Purànas s'accordent
à en proclamer l'orthodoxie \ Les ouvrages canoniques de
la secte sont encore inconnus ; mais Màdhava en a donné
un résumé systématique dans un chapitre du Sarva-dar-
çana-samgraha \ Sous un placage de notions philoso-
1. Un commentaire cliinois de l'Abhidharma-Koça, le Kiu-che-hoang-
ht, ch. IX, explique en fait Paçupati par « le maître du taureau » (you-
tchou) « parce que ce dieu, qui est Maheçvara Deva, a pour monture un
taureau ».
2. Yi-tsie-klng yin-yi de fliouen-ying, cité et traduit par .Iilien
Hiouen-Tsang, 111, 523, s. v. Po-choti-po-to.
3. \'àmana-P. dans Cat. mss. Oxon. 46»; Varàha-P., ib., 5^^; Vàyu-
P., ib., 50»; Padma-P., ib., 14»; Laghu-Çiva-P., ib., 75».
4. J'ai publié une traduction de ce chapitre dans la Bibl. de l'École
LES DIVINITÉS LOCALES 363
phiques, la doctrine des Pâçupatas y apparaît comme une
méthode pratique d'ascétisme intense : le Pàçupata doit
éclater de rire, danser, mugir, ronfler, trembler, jouer
l'amoureux, parler absurdement, agir absurdement, etc.
Au vil" siècle, Iliouen-tsang rencontre des Pâçupatas au
Kapiça, en Jàlandhara (où ils sont les représentants ex-
clusifs du brahmanisme), en Ahicchatra, en Mahàràstra ;
la secte est puissante et répandue. Bàna, à la même époque,
signale la présence de Pâçupatas au camp de Harsa'. ils
apparaissent dans l'histoire du Cachemire dèsle vf siècle".
En 609 J.-C. un prince de l'Inde Centrale, Buddharàja, de
la noble famille des Kalacuris (Katacchuri) vante son
grand-père Kisna ràja comme un fervent de Paçupati '.
Une inscription du Cambodge, des environs de Fan 900,
et qui règle l'ordre de préséance dans un temple çivaïte
place l'àcàrya Çaiva et le Pàçupata immédiatement à la
suite du brahmane '\ Au xi" siècle, le savant Lakulîça ou
Nakulîça réforme la secte et lui donne un regain de vie ;
parti des environs de Madras, le mouvement de rénovation
gagne le Mysore, s'étend au Guzerate et rayonne bientôt
sur l'Inde entière". Une recrudescence des relations entre
le Népal et le Deccan suit le réveil du çivaïsme dans le Sud
des Hautes-Études, Sciences Religieuses, I'^'" vol. (Paris, 1889). p. 2SI
sqq.
1. Harsa-carita, trad. Co\\ell-ïh()Mas, p. 49. L'arrière-grarid-père de
Bàna portait le nom de Pàçupata. Ib., 'SI.
2. Râja-tarangini, 111, v. 267.
3. Epigr. Ind., vi, 294: à janmana eva Paçupati-samârraya-parah.
4. A. Bergaigne, Inscriptions sanscrites du Campa et du Cam-
bodge, Paris, 1893, p. 242. inscrip. G), v. 6 et 7 :
çaivapâçupatâcâryau pûjyau viprâd anaataram |
tayoç ca vaiyàkaranah pùjânîyo 'dhikam bhavet ||
çaivapàçupatajnânaçabdaçàstravidâm varah |
âcâryo 'dh}-àpakaç çrestham atra mânyo varâçrame |j
5. Cf. l'article de .M. Fleet, Inscriptions at Ablur. dans Epigr.
Ind., V, 226 sqq. M. Fleet y fixe par des documents épigraphiques l'ac-
tivité de Lakulica Pandita enliv 1019 cl 1035 .).-(',.
364 LE NÉPAL
de l'Inde. Plus nombreux que jamais, les yogis prennent
le chemin de l'Himalaya, cher à Çiva. Derrière les yogis
marchent les conquérants. C'est le moment où Nànya Deva
du Karnàtalva part à la tête de ses soldats Nàyeras pour
aller fonder une dynastie au Népal (1097). Les princes du
Dekkhan, Somcçvara lil Bhûloka Malla, Bijjana', Jaitugi,
se flattent tour à tour au cours du xn" siècle d'avoir réduit
le Népal en vasselage, par l'action des confréries religieuses
sans doute plus que par la violence des armes. Les tradi-
tions qui relient le Népal à l'Inde du Sud sont alors inven-
tées ou remises en circulation ' : on raconte qu'un des
premiers rois du Népal mythique, Dharmadatta, venait de
Gonjeveram [Kàncî) et y avait régné d'abord; on insiste
sur la communauté d'origine du liiiga adoré à Paçupati, et
du linga adoré à Gokarna, sur la côte septentrionale du
Canara ; on découvre au Népal un épanchement lointain de
la Godâvarî ; il n'est pas jusqu'au bois consacré par la
métamorphose de Paçupati qui ne rappelle une forêt illustre
du Dekkhan, le Çlesmàtaka-vana, oii Pulastya, le père du
démon Ràvana, se mortifiait par de sévères pénitences.
Les souvenirs et les personnages du Ràmàyana se localisent
à l'envi au Népal ; le Népal finit même par fraterniser avec
Lanka. Les Bouddhistes se piquent au jeu et introduisent
dans l'histoire du Népal le marchand Sinihala, éponyme de
Ceylan, et célèbre parmi toutes les existences antérieures
du Bouddha. Après la restauration des Mallas, Paçupati
devient un véritable fief des religieux çivaïtes du Dekkhan.
1. Bijjana, qui d'après le témoignage de l'épigraphie a rendu le Népal
« sans stabililé » (sLhiLi-hïnam Nepâlam) est mêlé à l'histoire de
Ràmayya Ekàntada, fondateur de l'ordre des Vira(;aivas ou Lingayats.
/6.,239.
2. J'ai déjà rapporté la légende <[ui veut tirer les iNévars (iNevàra) des
Nairs (Nàyera) du Malabar; je rappelle aussi les analogies déjà signa-
lées par I^^'ercusson {East. ArchUect., p. 305) v entre l'architecture du
Canara et le style qu'on trouve dans les vallées himalayennes ». Cf.
aussi iO., 271-275.
LES DIVINITÉS LOCALES 365
Yaksa Malla « nomme des brahmanes Bliattas, originaires
du Sud de l'Inde, comme prêtres de Paçupati-Nâtha » pour
se conformer aux règlements élaborés jadis par Çankara
âcârya quand il était venu au Népal, au cours de sa tournée
triomphante de controverses contre les hérésies : il avait
alors chassé les bhiksus de Paçupati et avait institué à leur
place des brahmanes du Dekkhan. Sous Ratna Malla, fils
de Yaksa Malla, « un svàmin du nom de Somaçekhara
Ànanda, originaire du Dekkhan, et versé dans le rituel
tantrique du Khodhâ-nyâsa, vint au Népal et fut nommé
prêtre de Paçupati. On lui donna le titre de guru. Cepen-
dant deux Névars, en qualité de Bhàndàris, devaient lui
servir d'assistants dans les cérémonies; deux autres Névars
furent chargés de gérer les biens et les trésors du temple ».
Un siècle plus tard, vers 1600, un nouveau svàmin, égale-
ment versé dans le Khodhâ-nyàsa, vint encore du Sud de
l'Inde ; il s'appelait Nitya Ananda. Gaûgà Rânî le nomma
prêtre de Paçupati. De même, au cours du xvu" siècle,
(( le svâmi Jnâna Ananda, expert en Khodhâ-nyâsa, vint
du Sud de l'Inde à Paçupati. Pratàpa Malla l'examina et le
nomma prêtre du temple »,
L'histoire positive du Paçupati népalais en laisse entre-
voir l'origine probable. Paçupati, tout comme Matsyendra
Nâtha, est l'œuvre de ces yogis vagabonds, philosophes,
charlatans, prestidigitateurs, illuminés, qui ont fait et
maintenu à travers les temps, en dépit des accidents de
surface, l'unité profonde de l'Inde. Attirés vers l'Himalaya
que remplissait la présence de leur dieu, en route vers la
cime inaccessible du Kailâsa ou vers le lac glacé de
Gosain-than qui montre sans la laisser atteindre une image
naturelle de Ci va, les yogis substituèrent leur dieu à une
divinité indigène. Peut-être ce nom de Paçupati rappelle-
t-il encore par transparence un génie protecteur des trou-
peaux, contemporain des tribus pastorales qui peuplèrent
366 LE A^ÉPAL
jadis la vallée, comme elles peuplent encore les districts
montagneux du voisinage. La métamorphose du dieu en
hèie {i)ir g a) traduit peut-être à la manière brahmanique
l'incorporation au givaisme d'un culte local rendu à des
animaux ; les éléments de ce culte ancien se seraient répar-
tis par différenciation entre le dieu Çiva et le taureau
Mandi qui lui sert de monture, de compagnon et de gardien
vigilant. Peut-être ce nom commémore-t-il seulement,
comme une empreinte résistante, l'œuvre propre des yogis
Pâçupatas. Toujours est-il qu'il atteste et qu'il montre en
œuvre les procédés d'expansion de l'hide ancienne et la
continuité des etforts des missionnaires brahmaniques.
Nârâyana. — Visnu, le concurrent et l'égal de Çiva
dans la mythologie classique de l'hide, n'a pas réussi à
prendre une personnalité aussi vigoureuse et aussi sail-
lante au Népal. Au lieu de se condenser dans une figure de
choix, son culte et sa légende se sont éparpillés. Sous le
vocable de Nârâyana, il est populaire dans toute la vallée,
et parmi toutes les classes de la population. Mais quatre
de ces Nârâyanas l'emportent en sainteté et en réputation
sur tous les autres : Cangu-Nàrâyana, Çesa-Nàràyana,
Icangu-Nàràyana, et Cayaju-Nârâyana. Cangu-Nârâyana
est sans contestation le premier de tous. Le temple qui
lui est consacré s'élève sur le Dolàgiri, à l'extrémité orien-
tale de la vallée, entre Bhatgaon et Sankou. Visnu y est
associé à la déesse Chinna-mastâ « Tête-Coupée » Le Ne-
pàla-mâhâtmya raconte qu'en effet Visnu y eut la tête
coupée par un brahmane irrité, en application de la loi du
talion: le dieu, dans un mouvement de colère, avait coupé
la tête d'un démon (Daitya) de caste brahmanique, qui
était disciple de Çukra; et Çukra, froissé, avait maudit le
meurtrier. Garucla, qui sert de monture à Visnu et qui lui
est toujours associé comme Nandi l'est à Çiva, a par un
traité en bonne et due forme avec les serpents, ses enne-
LES DIVINITÉS L(3CALES 367
mis séculaires, assuré à la colline le privilège de posséder
des serpents sans venin. Les Bouddhistes du Népal ont
adopté Cangu-iNârâyana comme ils ont adopté Paçupati ;
Visnu ne sert qu'à y manifester la puissance d'Avalokiteç-
vara. Un jour que Garuda luttait avec le Nàga TaksaUa,
comme il était sur le point de triompher, grâce à l'aide de
Visnu, le Lokeçvara compatissant intervint, conclut un
accord entre les adversaires, passa ïaksaka au cou de Ga-
ruda ; Visnu, porté sur sa monture, prit sur ses épaules,
en signe d'humiliation, le Lokeçvara; et soudain un grilTon
apparut, qui souleva les trois divinités superposées et s'en
alla les déposer au sommet du Dolàgiri. Un groupe sculpté
atteste encore aux fidèles la réalité de l'événement. Le
pilier à inscription du roi Alàna deva, dressé devant le
temple, atteste d'autre part aux esprits critiques l'anti-
quité du culte local.
Une inscription d'Amcuvarman, qui stipule une donation
à Jala-çayana, garantit aussi le long passé de Visnu sous
ce vocable. Pour la tradition indigène, l'origine du Jala-
çayana remonte bien plus haut : c'est sous Dharma datta
de Kâncî, roi mythique de l'imaginaire Viçâla-nagara,
qu'un yogi édifia le premier sanctuaire de Jala-çayana, au
pied du mont Sivapuri. Le roi Vikramajit, autre héros de
contes, fit un étang avec une image de pierre à quatre
bras ; son successeur Vikramakesari vit l'étang se dessé-
cher tout d'un coup; inquiet, il consulta les sages, apprit
que le dieu réclamait un sacrifice humain, et se dévoua
comme victime. L'histoire réelle semble commencer avec
le roi Haridatta vanna, de la dynastie Sûryavamçi, qui
se distingua par son zèle pour Nàràyana. Une nuit Jala-
çayana lui apparut en rêve, et lui révéhi la place où il
gisait sous les décombres ; le roi ordonna de déblayer, et
la statue reparut au jour. Par malheur un coup de pioche
maladroit avait brisé le nez; on se garda de réparer l'acci-
368 LE NÉPAL
dent, et le Jalaçayana d'à présent a toujours le nez cassé.
Haridatta donna à l'image le nom de Nîlakantha, nom
inattendu, puisqu'il s'applique exclusivement à Çiva ; mais
le syncrétisme religieux du Népal apparaît encore à ce
trait: avec ses quatre bras et les attributs ordinaires de
Visnu, la statue étendue au milieu d'un étang n'en rappelle
pas moins le Nîlakanlha authentique qu'on adore au lac
du Gosain-than. Jala-gayana n'est plus connu que comme
« le Vieux Nîlakantha » (Budhà-Nîlakanlha)', depuis
qu'au xYif siècle le roi Pratâpa Malla a installé « le Nou-
veau Nîlakantha » (Bàla-Nîlakantha ou Bàlajî). Pratâpa
Malla avait fait sculpter dans la cour de son palais de Kat-
mandou, au milieu d'un bassin, une réduction du Nîlakan-
tha^; puis il y avait amené, au prix d'un labeur obstiné,
l'eau de l'étang sacré. Le Vieux Nîlakantha lui apparut alors
en songe et l'avertit que si jamais un roi du Népal venait
le visiter, ce roi mourrait fatalement d'une mort prompte.
Depuis lors, c'est le Nouveau Nîlakantha, Bâlajî, qui reçoit
aux jours prescrits la visite des rois.
C'est sous l'aspect de Krsna que Visnu est le plus inti-
mement mêlé à l'histoire légendaire du Népal. Krsna, et
surtout Pradyumna son fils, sont les héros d'un roman
épique et galant, comme il sied au cycle krichnaite, et si
1. BiiACVANFAL (p. 6, ïï. 18) écrlt : Biulda Nilkantli el entend; « Çiva
submergé». Comme le ruisseau qui sort de l'étang porte le nom deRudra-
matî, le pandil suppose que l'image primitivement adorée était un
linga, et que c'est un roi vichnouite qui y substitua une statue de Visnu.
Le nom du village voisin, Çivapurî, lui semble corroborer cette hypo-
thèse.
2. « On voit à Cathmândoù, sur un des côtés du jardin du prince,
une grande fontaine où est placée une des idoles du pays appelée
Nârâyan. Cette idole est de pierre bleue ; elle a une couronne sur la
tète et repose sur un oreiller de la même pierre : l'idole et l'oreiller ont
l'air de flotter sur l'eau. Cette composition est très grande ; je la crois
longue de dix-huit à vingt pieds, et d'une largeur proportionnée : du
reste, elle est bien travaillée et en bon état. » Descript. du Roy. de
Népal, dans les Recherches asiatiques, il, 354.
LES DIVINITÉS LOCALES 369
populaire qu'il sert de noyau aux deux grandes compila-
lions religieuses du brahmanisme népalais : il occupe huit
chants (VI-XIII) dans le Paçupali-Purâna, et six chants
(VIl-XII) dans le Nepâla-mâhàtmya. Sûrya ketu, roi de
Çvetakà dans le Campakâranya (Champaran), et fervent
adorateur de Visnu, est assiégé par Hamsadlivaja, roi de
Mithilà (Tirhout); dans sa détresse, il invoque le ciel.
Nârada, l'infatigable messager, accourt du paradis, et lui
conseille de se retirer à la source de la très sainte Bagmati,
sur le mont de la Cime-au-Lion (Mrgendra-çikhara), con-
sacré jadis par la présence de Visnu, dans son avatar
d'Homme-Lion (Narasimha); déjà Prahlàda, la pieuse pro-
géniture du démon Hiranya kaçipu, a éprouvé la sainteté
du lieu; les mortifications qu'il y a pratiquées ont arra-
ché à Çiva un éclat de rire joyeux, qui a fait jaillir la Bag-
mati. Sûrya ketu obéit; il s'enfuit de sa capitale avec la
belle Candràvatî, sa fille.
Dans la vallée du Népal que domine la Cime-au-Lion
régnait alors un démon puissant, maintes fois vainqueur
des dieux, Mahendra damana ; sa capitale était Suprabhà,
au pied du Candragiri, là où s'élève aujourd'hui Thankot.
La sœur de ce démon, Prabhâvatî, était une princesse
d'incomparable beauté. Par une de ces sympathies mys-
térieuses oii se plaît le roman hindou, elle s'était éprise
sans l'avoir jamais vu de Pradyumna, le fils de Krsna.
Pour distraire sa sœur, consumée d'un amour qu'il ignore,
Mahendra damana arrête le cours de la Bagmati et trans-
forme la vallée submergée en lac de plaisance. A son tour,
instruit par un entremetteur complaisant des charmes de
Candràvatî, il tombe amoureux de la princesse et prétend
obtenir sa main. Sûrya ketu, qui répugne à une pareille
alliance, invoque encore une fois Nàrada. Nàrada le ras-
sure, lui promet que Pradyumna seul sera son gendre ;
puis il se rend auprès de Prabhâvatî et lui prédit aussi le
24
370 LE NÉPAL
succès de sa passion. Une guerre éclale. Sous la conduite
de Pradyumna, les dieux triomphent enfin. Krsna vient de
DvàraUù féliciter son fils. La Bagmali lui adresse une
prière : « Tu peux à ta volonté, ô Hisîkeça, ou réunir, ou
séparer les terres. Ouvre-moi un chemin que je rejoigne
la Gangà. » Krsna d'un coup de son disque disjoint les
montagnes et la Bagmati s'écoule. Un démon, Kaa haj)a,
prétend jeter le Dolàgiri dans l'espace; Krsna plante un
liiîga, comme un clou, dans la montagne et l'affermit :
telle est l'origine du Kîleçvara. Il dresse encore d'autres
lingas commémoratifs (le Svarneçvara, le Gopàleçvara),
adopte comme territoire sacré la portion méridionale du
Mrgaçrnga à Paçupati, pour être associé avec Çiva dans un
culte commun. Nemi, comme le symbole même du Népal
qui a pris son nom, s'écrie : « Qui voit Hari (Visnu) sous la
forme de Hara (Çiva), et Hara sous la forme de Haii, il
est vichuouito et il est çivaïte. Quiconque distingue entre
lïari et îlara est un misérable, un mécréant, un hérétique ;
l'enfer est sa voie ! » Et Paçupati en personne approuve
ce langage. Le séduisant Pradyumna épouse ensuite les
deux princesses ; Krsna ramène Sûrya Uetu à Uvetakà, et
Harnsadhvaja retourne à Milhilà.
Le cadre est sans doute banal; les Purânas et les Mâ-
hâtmyas annexes regorgent de pareilles aventures. Ce
n'en est pas moins une surprise que de rencontrer les
mêmes personnages groupés dans un récit analogue, mais
consacré à la glorification d'une région lointaine, dès une
époque assez reculée. L'auteur d'une biographie de Vasu-
bandhu ' traduite en chinois par un disciple immédiat de
ce docteur entre 557 et 569, rapporte les amours de Visnu
avec Prabhàvatî, sœur de (Mahà) hidra damana, comme
1. N.vNJio, n» U63; éd. japon., XXIV, vol. 9; Wassii.ief, (lad. ail.,
p. 235 sqq. et Takakusu, The life of Vasubandhu, dans Toiinq-Pao,
190'*, p. 2G9.
LES DIVINITÉS LOCALES 371
Forigine du nom de Piirusapiira, la moderne Pecliaver,
aux confins Nord-Ouest de Tlnde. L'antiquité du maté-
riel pouranique se trouve ainsi brillamment démontrée,
et subsidiairement aussi le sans-gêne des brahmanes à
transporter les mêmes légendes d'un point à Tautre. Le nom
sanscrit de Prabliàvatî, donné à un petit ruisseau au Sud
de Patan, le Nakku Khola, a pu suggérer l'application
locale d'un roman connu.
Visnu vient d'apparaître associé et même confondu avec
Çiva; plus fréquemment encore, il entre en rapports éga-
lement étroits avec le Bouddha. La légende de Caiign
Nâràyana a déjà montré le dieu brahmanique aux prises
avec une divinité du panthéon bouddhique, et qui sort
humilié de l'aventure ; mais l'aventure remonte trop haut
pour imposer la conviction aux esprits indécis. Un épisode
plus récent est venu prouver aux bouddhistes hésitants la
supériorité de leur jiersonnel divin. Vers le début du
xiv" siècle, un peu avant l'invasion de Harisimha deva
(1324), un couple de braves gens qui vivait à Katmandou
trouva un beau jour sa provision de combustibles trans-
formée par miracle en lingots d'or. Ils voulurent témoigner
leur gratitude aux dieux, auteurs de ce miracle ; mais là
cessa leur accord. Le mari penchait pour le Bouddha, la
femme pour Nâràyana. 11 fallait choisir. On décida de
soumettre les deux divinités à une sorte d'ordalie : le
mari planta une graine de bhîmpàtî; la femme, une
graine de tulsî ; chaque dieu n'avait qu'à manifester sa
puissance à l'aide de sa plante favorite. La bhîmpàtî,
chère au Bouddha, germa la première. La preuve était
irréfragable; la femme céda sans s'obstiner davantage, et
une grande fête célébra le triomphe de Bouddha sur son
rival.
L'épreuve était indispensable: fidèles à leur tactique,
les brahmanes avaient dessiné à l'entour du Bouddha un
^72 LE NÉPAL
mouvement enveloppanl ; impuissants à renverser leur
adversaire, ils s'étaient résignés à l'accepter afin de Tab-
sorber. Le système commode des avatars leur permettait
de représenter le Bouddha comme une incarnation de
Visnu. Le Nepâla-mâhâtmya (l) montre parmi la foule
des dieux accourue pour saluer Paçupati « Janârdana
(Krsna) qui était arrivé du Sauràstra (Kathiawar) sous la
forme du Bouddha (Buddha-rù|)î)'. » L'adaptation brah-
manique de l'histoire du Bouddha à l'usage du Népal était
exposée dans un Puràna spécial qui n'a été retrouvé que
pour être aussitôt perdu; le manuscrit de « cet ouvrage
rare et précieux » que KirkpatricU avait pu se procurer au
Népal " n'est entré dans la collection des manuscrits de
Fort-Wilham^ que pour y disparaître. Heureusement, à
défaut du texte, nous eu avons tout au moins une analyse
partielle due au P. Marco délia Tomba'. D'après lui, <( le
Buddha-Purâna est le treizième des Purànas ; il traite de la
neuvième incarnation de Visnu en Bouddha, divinité
muette. Il rapporte comment un certain roi appelé Surgh-
dan [Çuddhodana) avait une femme nommée Mahàdevî,
ce qui veut dire la Grande Bhavànî, laquelle fut la femme
de Mahàdeva dès le principe de la création. Or il vint à
cette Mahàdevî sous le bras une chose, qu'elle ne savait
pas elle-même ce que c'était. Un jour, en élevant le bras
pour cueillir un fruit à un arbre, il lui tomba de sous le
1. Cf. les passages analogues, siip. p. 3'f6.
2. KlRKPATRlCK, p. 148.
3. AuFRECHT, Calalogus calaJogormn, s. v. Buddha-piiràna. La Col
lection Mackenzie en contenait un abrégé sous le titre de LagJui
Budclha Purdna: Wilson, dans le Catalogue de cette collection, le
décrit ainsi: «A Suinmary of tlie contents ofthe Lalita Vistara, a Purâna
containing the history of Buddha; the original was biought from Népal
by Captain Knox ; the abridginent was made by a Pandit in Mr. Cole-
brooke's service. »(r/ie Mackenzie Collection, a descriptive Catalogue,
2e éd. Madras, 1882, p. 122.)
4. Gli Scrittl..., p. 117 sqq.
LES DIVINITES LOCALES
373
bras lin fils qu'on appela Bouddha, parce qu'il naquit muet
et qu'à partir de la naissance de cet enfant toutes les sta-
tues des idoles devinrent muettes. Cependant, dans l'his-
Teuiple (le cinq étages construit ù Bhatgaon par Biiùpatindra Malla en 1703.
toire, on le fait parler en dépit de son nom. Ce Bouddha
une fois né, son père (putatif, je pense) devint fort riche.
Quand l'enfant fut arrivé à douze ans on lui chercha une
374 LE NÉPAL
femme ; mais il s'obslinail à déclarer qu'il ne voulait pas
d'autre femme que la fille d'un certain géant, nommée
Parameçvurî. A la fin le père du Bouddha fut obligé de
demander au géant sa fille en mariage pour son propre
fils. Le géant la refusa ; le Bouddha voulut l'avoir de force.
Il se livra une bataille et le Bouddha d'un seul coup de
pied jeta l'éléphant du géant à 16 milles ; et il fit de même
avec tous les autres géants. Le géant, voyant qu'il ne pou-
vait pas triompher par la force, proposa une bataille d'ar-
gumentations théologiques, pour laquelle il présenta ses
docteurs ; mais ceux-ci furent vite vaincus par le Bouddha,
et à la fin le Bouddha enleva la fille des mains du géant
son père. Les deux (dieux?) jaloux essayèrent par tous les
moyens d'enlever au Bouddha sa femme, mais ils ne le
purent. Le Boudha s'en alla ensuite faire péuitence en
diverses parties du monde ; dans un endroit il resta
37 037 600 années pénitent. Et pourtant ce Bouddha a
existé après Krsna, depuis lequel on compte 4 830 ans !
Habitude de Gentils de grossir le nombre des zéros à leur
fantaisie ! La pénitence du Bouddha était si recueillie que
toute chose en était comme dans l'extase : si bien qu'il ne
tombait plus de pluie sur la terre. Les dieux voulurent à
tout prix l'interrompre: le dieu Indra lança une pluie de
fV'u, mais elle se convertit en fieurs ; il décocha Oèches et
foudres, mais sans réussir à l'atteindre, sauf à un doigt de
pied; la gangrène se mit à la plaie, et la volaille venait
becqueter la vermine. C'est pourquoi les Gentils ne man-
gent pas de poulet. Quelques jeunes personnes allèrent
pour le séduire, mais en approchant elles se changèrent
en vieilles bêtes. Les géants voulaient le transporter avec
le terrain (ont entier, mais ils échouèrent. Ils envoyèrent
une grande armée ; mais arrivée là, elle tomba, qui d'un
côté, qui de l'autre. A la tin, les dieux, voyant que toute
tentative était inutile, y allèrent tous ensemble : Brahma
LES DIVINITES LOT-ALES .h n
pour rhonorer lui servait de balayeur, Yisnu de sonneur
de trompe, Maliâdeva de porteur d'ombrelle (et pourtant
le Bouddha n'était autre que ce même Visnu incarné) ; les
autres dieux, qui de chanteur et qui de danseur. Ainsi ils
purent le distraire et remirent toutes choses en leur cours
naturel. I^es Bouddhistes, c'est-à-dire ceux qui suivent ce
Bouddha avec une particulière dévolion, comme les Tibé-
tains et les montagnards, vénèrent encore un certain Ma-
cendrnak (Matsyendra Nâtha)'... » VoiLà ce qu'est devenue
la biographie du sage de Kapilavastu, accommodée par les
Brahmanes et résumée par un l'ère Capucin ! Un ramassis
de contes banals et de merveilles ])uériles.
Ainsi Visnu, qui avait été déclaré identique à Çiva, est
encore devenu identique au Bouddlia. Mais la lièvre d'iden-
tités qui tourmente le génie hindou exigeait une troisième
équation, entre Çiva et le Bouddha. Cette équation, le Ne-
pàla-màhàtmya (I) la proclame par la bouche de Pàrvatî.
« Satisfaite des autorités du Bouddha, la tille d'Himalaya
lui dit: Tes pratiques sont bonnes ; demande une faveur à
ton choix. Le saint répondit: Que les gens de ce pays-ci
se conforment à ma loi ! La Bienheureuse qui chérit ses
dévots dit alors au Bouddha: « Ce territoire sacré d'ici,
c'est Çiva qui Fa créé; toi, tu y as pratiqué l'ascétisme.
Donc, sur ce sol incomparable, les dévots de Civa seront
les dévots du Bouddha. Point de doute ! » Cette fois, le
cycle est achevé : Visnu, Çiva, le Bouddha se rapprochent,
se pénètrent, se confondent sous le patronage auguste de
la Grande Déesse que tous les cultes honorent.
i)Evî. — La Déesse, Bevî, doit sans doute à son sexe le
privilège d'une popularité universelle dans l'Inde; vierge
et mère, elle a la grâce et la dignité. Épouse de Çiva, elle
l'accompagne lidèlement sans lui être enchaînée, et consent
1. Suif le récit (lue j'ai rapporté ci-dessus, p. 351.
I'
376 LE NÉPAL
volontiers à partager son culte avec d'autres associés.
Aucun des dieux, si grand qu'il soit, n'a jamais obtenu
l'honneur de porter dans le panthéon hindou le titre exclu-
sif de Deva, de Dieu par excellence. Devî seule n'a pas
besoin d'une autre désignation; tous les cultes la recon-
naissent comme la Déesse. Elle n'en aime pas moins à être
adorée sous de multiples noms, qui expriment la variété de
ses attributs ou de ses fonctions, ou qui rappellent les
innombrables épisodes de sa vie accidentée. Sous le vo-
cable de Guhyeçvarî^ Notre-Dame-du-Secret, elle est la
patronne antique du Népal. .Maùjuçrî la découvrit et la
vénéra, cachée dans la racine du lotus qui portait Svayam-
bhû, manifestée pourtant dans la source limpide qui
s'échappait du sol. La ville de Deva-pattana (Deo Patan)
séleva plus tard sur l'emplacement merveilleux; mais
la déesse ne cessa pas d'y recevoir un culte consacré
par l'antique tradition. Les brahmanes, qui n'admettent
pas l'histoire de Maîijuçrî, n'en ont pas moins une raison
d'adorer la Déesse au même lieu. Quand Devî, dans une
existence antérieure, était la fdle de Daksa, son père man-
qua grossièrement d'égards à Çiva son époux ; froissée
dans son amour et dans sa dignité, la déesse se donna la
mort en demandant de renaître avec une meilleure parenté :
elle devint alors la fille d'Himalaya. Instruit du suicide de
sa bien-aimée, Çiva s'arracha à ses macérations ascétiques
pour voler vers le bûcher où Devî était montée volontaire-
ment, donnant aux épouses vertueuses un éclatant exemple ;
il recueillit dans ses bras le corps à demi consumé et
retourna, chargé de son précieux fardeau, vers la cime
du Kailàsa; mais les membres brûlés tombèrent un à un
le long de la route. L'organe secret Içn/it/a) de la déesse
vint tomber sur le bord de la Bagmati ; le sol se referma
jalousement sur la sainte relique ; mais un temple marque
le site, et dans le sanctuaire un lotus à huit pétales déco-
LES DIVINITÉS LOCALES 377
rés de syllabe? mystiques porte un triangle emblématique
que les brahmanes adorent comme le symbole de la vulve
génératrice, tandis que pour les Bouddhistes il exprime la
Triade sacrée, le Triple-Joyau, h' Alphabetum Tlbetanum
(p. 194) donne une image de ce lotus, due aux Capucins
du Népal, et décrit aussi d'après leur témoignage la mul-
titude des fidèles qui se presse à toute heure dans le temple ;
indigènes ou pèlerins venus de loin, hommes et femmes
répandent à pleines mains leurs otrrandes sur la cavité
profonde qui s'ouvre en triangle ; mais les offrandes, absor-
bées par un artifice aisé, disparaissent sous les yeux des
fidèles émerveillés; et Devî reste insatiable, sans se lasser
d'être fécondée non plus que de produire. L'exégèse, à
vrai dire, varie avec les sectes; les Bouddhistes instruits,
si tant est qu'il en reste, saluent (iuhyeçvarî comme une
incarnation de Prajfiâ, la science, ou de Dharma-devî, la
déesse de la Loi, et comme identique à Ârya-Târà; mais
le vulgaire qui ne raffine point apporte à la déesse, de
l'hindouisme comme du bouddhisme, le même hommage
ardent.
Un des noms de Devî les plus populaires dans l'Inde
entière, c'est Darcja , la Mal-accessible ; soit que ce vocable
exprime la nature mystérieuse, inconcevable, de la Mère
Universelle, soit qu'il indique l'aspect terrible de cette
divinité, aussi formidable aux méchants que favorable
aux bons ; pour combattre les démons et pour en triom-
pher, elle n'a pas hésité à lutter avec eux d'horreur et de
férocité. Durgà est souvent adorée sous la désignation de
Nava-Durgà « Neuf-Durgàs » comme une sorte d'être col-
lectif oii se combinent neuf personnalités. Le Népal a
adopté ce vocable, mais il a glissé sous cette rubrique
d'emprunt une combinaison locale de neuf « Notre-Dame »
qui diffèrent de la liste usuelle. Ce sont: Vajreçvarî,
Koteçvarî, Jhahkeçvarî, Bhuvaneçvari, Mangaleçvarî, Vat-
378 LE NÉPAL
saleçvarî, Ràjeçvarî, Jayavàgîç-vaiî el onliii (iuhyeçvarî.
Elles n'ont pas toutes acquis une égale notoriété, quoi-
qu'elles prétendent à une égale aiiti(piité : Çivadevale Sù-
ryavamçi aurait institué, ou, pour parler le liingage des
chroniques, ressuscité ces neuf cultes. La j^remière après
Guhyeçvarî est à coup sûr Vatsaleçvarî (Vacchleçvarî) que
Çivadeva adorait déjà comme « la principale divinité du
Népal » ; il institua même en son honneur un sacrifice
humain qui devait se renouveler tous les ans; un de ses
successeurs, Viçva deva, voulut supprimer cette cérémonie
harhare, mais les hurlements de la déesse le ramenèrent
hien vite au respect de la tradition. Jaya Vàgîçvarî est la
divinité tutélaire de Deo Patan : elle passe pour venir du lac
Mànasa, sur le plateau tihétain.
Mais la nomenclature des Nava-durgàs est loin d'épuiser
la liste des Notre-Dame Népalaises; à l'époque de la fon-
dation de Katmandou, le roi (iunaUàmadeva « ressuscita »
une autre série de Nava-durgàs. Les plus notables des
Içvarîs hors cadre sont : Ksetrapàlegvarî, divinité protectrice
du sol; Kaiikeçvarî, adorée aussi sous le nom de Hakta-
Kàlî et honorée annuellement d'un sacritice humain ; Kuli-
çeçvarî; ALaheçvarî; Cançleçvarî, qui ;i pour résidence
originelle (pîtha) la vallée de Banepa, à l'Lst du Népal;
c'est de là que Guna kàma deva l'amena au Népal; c'est
là aussi qu'elle répandit sa protection sur les premiers
Mallîis. Màueçvarî est la protectrice des Liéchavis, prédé-
cesseurs des Mallas ; mais en recueillant la couronne, la
nouvelle dynastie ne négligea pas d'adopter la patroime
du clan royal qu'elle remplnçait. La dynastie de Harisimha
deva introduisit encore par surcroît une nouvelle forme
de Devî; son nom, soigneusement tenu secret, s'est trans-
mis avec des altérations embarrassantes : Tulasî, Tulajà,
Taleju, Talagu. Entre les titres usuels de Devî, on lui don-
nait de préférence celui de Bhavànî. L'image authentique
LES DIVINITÉS LOCALES 379
de la déesse, qui se confond avec la personne même,
passait pour être venue du ciel ; enlevée par Ràvana, elle
avait échappé à ce démon; Uàma l'avait retrouvée, instal-
lée àAyodhyà; elle avait ensuite passé à Simàngarh, d'où
elle avait conduit Harisimha à la conquête du .\epal. Son
prestige était si grand que les Tibétains, impatients de se
procurer cette auxiliaire puissante, tentèrent de la ravir
à main armée. Léguée par la dynastie de Harisimha deva
aux -Mallasde Bhatgaon, elle excita l'envie des .Mallas de
Katmandou, jusqu'au jour oîi Mahîndra .Malla eut la satis-
faction d'élever dans sa capitale un temple à Tulajà Bha-
vànî (1549). La formule magique qui asservit Tulajà à sou
dévot passait régulièrement avec les insignes du pouvoir
du roi à son héritier: mais le roi Laksmî Narasiniha, père
de Pratàpa Malla, mourut fou, et la puissante formule se
perdit. Le temple de Tulajà ne s'ouvrait qu'au roi seul.
Sous son aspect le plus horritique, Devi prend le nom
et les attributs de Kàli ou Mahà-Kâli « la Grande Noire ».
Son teint sombre, ses traits grimaçants, ses mains rouges
de sang, garnies d'armes et de débris funèbres, sa langue
pendante, ses allures échevelées inspirent au fidèle la
terreur et l'épouvante. La chronique brahmani([ue signale
quatre Kàlîs, au Népal : (iuhya Kàli, Vatsalà Malià Kàlî,
DaksinaKàlî et Kàlinge sthàuamàlvo (?j Kàlikà. La première
est identique à Guhyeçvarî, et c'est pourcpioi l'étang j)ri-
mordial (pii couvrait la mystérieuse déesse re(;ut le nom
de Kàlî-hrada, l'étang de Kàlî. Vatsalà s'est déjà rencon-
trée dans la liste des Neuf Durgàs. l)ai<sina-Kàlî, la Kàlî du
Sud, est la patronne de l*hirping, au Sud du Népal. Mais
les quatre Kàlî n'épuisent pas la liste. Il faut mentionner
encore Lomrî-Mahâ-Kàlî, qui fut instituée par Candra
ketu deva, et dont le temple situé à l'Lst de Katmandou
est très fréquenté.
Kumàrî, la Vierge, est encore un autre nom de la Grande
380 LE NÉPAL
Déesse, mais en relation particulière avec les rites des
Tantras et leur sensualisme mystique. Kumârîest moins la
déesse transcendante que ses incarnations officielles en
d'obscures fillettes, reconnues et proclamées par les
prêtres après des épreuves terrifiantes, et offertes à l'ado-
ration des fidèles. Le Népal a ses quatre Kumârîs réparties
aux quatre points de l'horizon ; la principale est Bâla-
Kumàri, la déesse tutélaire deïhemî.
Plus encore que les Kumàrîs, les Yoginîs expriment
l'inspiration des Tantras. La Yoginî est la compagne du
Yogin, autrement dit du Sàdhaka, qui se propose de réa-
liser par l'union charnelle l'union de l'âme avec Dieu ; soit
insuffisance de ressources verbales, soit analogie réelle et
profonde, l'amour divin et l'amour sexuel parlent volon-
tiers la même langue et laissent parfois l'esprit embarrassé
de les distinguer. La Vierge, étant compagne de Çiva, le
grand ascète, devient naturellement la Grande Amoureuse;
leur union féconde, éternellement nouvelle, éternelle-
ment renouvelée, montre l'exemple aux âmes éprises. Les
Yoginîs du Népal sont quatre', comme les Kâlîs et les Ku-
mârîs. Vajra-yoginî est la plus illustre ; elle est la déesse
du Vajra-yoga, de l'union de diamant, inestimable et
infrangible comme lui ; elle est aussi la patronne delà ville
de Sankou. Son nom rappelle un épisode des luttes entre
le Tantrisme bouddhique et le Tantrisme çivaïte ; c'est
Çankara Àcârya, l'invincible docteur de l'orthodoxie
brahmanique qui a substitué ce vocable à l'antique dési-
gnation de Mani-Yoginî, consacrée par les traditions
locales: Mani-Yoginî avait favorisé dans leurs œuvres ma-
giques les vieux rois légendaires, Yikramajit et Vikmanti ;
elle avait décidé le roi Mâna deva à édifier en expiation
1. Bhagvanlal Indraji, The Bauddha Mythology of Népal, p. 103, en
énumère six : Vajra". Mani», Dhvaja°, Àdarra", Piccha'', Puspa-yogini,
ainsi désignées d'après les attributs qui les distinguent.
LES DIVINITÉS LOCALES 381
d'un parricide le grand temple de BLiddha-Nâtha(Biiclhiiàlh).
Sous sa nouvelle appellation, Yajra-Yoginî n'en reste pas
moins indulgente et même bienveillante au Bouddha.
Quand le Bouddha s'est concilié à force de pénitences la
faveur de Devî, elle lui apparaît sous la forme de Yajrayo-
ginî'. Elle continue à porter le nom d'Ugra-Târà. qui l'as-
socie aux Bouddhas et aux Bodhisattvas . Une autre des quatre
Yoginîs, Nila-Tàrà-Devî, appartient à titre égal aux deux
églises du Tantrisme. En plein xvn' siècle, un roi d'une
dynastie brahmanique, Pratàpa Malla, montre aux sacris-
tains né vars de Paçupati, sur les indications d'un Svàmin
du Sud de l'Inde, « une Devî dans l'Àdi-Buddha », une
déesse du civaisme dans le Dieu suprême du Bouddhisme
népalais, et les Névars convaincus par la démonstration
royale honorent la déesse d'un rite annuel. D'autre part le
Svayambhû-Purâna, en exaltant la déesse appelée Khagà-
nanà qui siège sur le diadème des cinq Bouddhas, la recon-
naît pour une Çakti de Çiva, une des énergies féminines
que les Tantras adorent. « Elle est la perfection de la
sagesse et comme telle la mère des Bouddhas; pour les
Bouddhistes elle est Yajrinî, pour les Yogins, Yoginî : elle
est la mère multiforme de tous les êtres. Pour les Çivaites,
c'est une forme de Çiva; pour les Visnuites, de Visnu ;
pour les Brahmanes, elle est Brahmânî'. » Enfin Kuraârî,
la Yierge, et Kàlî, la Noire, apparaissent réunies dans une
autre combinaison avec Mahà-Laksmî, l'épouse même de
Yisnu, sous le nom de Tripura-Sundarî: assise sur un tau-
reau, un trident, une couronne et un crâne dans les mains,
elle a le corps roux. Elle est le matin Kumàrî, la vierge
compatissante ; à midi, .Mahâlaksmî, la courtisane de grand
1. Tapasyâm kurvatas tasya Buddhasya girijâ tadâ |
tustâ babhOva prakatâ nàmiiâ sa Vajrayoginï [1
Nepâla-mûhàlrnya, l.
2. Svayambhù-P., Il(, p. 179 et 180.
382 LE NÉPAL
amour; le soir, Kàlî, une vieille décrépite, de grande
ci'uauté, mangeuse vorace d'hommes et de créatures
vivantes'.
Li:s Bhaihavas. — Derrière les protagonistes se presse
une masse innombrable de divinités secondaires, imaginées
à plaisir par les religions rivales. Au premier rang se pla-
cent les Bhairavas, avec leurs compagnes les Bhairavîs
(( les Terribles )). On désigne sous ce nom inquiétant les
esprits émanés soit de Mahà-Deva, autrement dit Çiva,
soit de Devî, les énergies mâles ou femelles oii se manifeste
la loute-puissance divine. Le territoire du Népal, tout res-
treint qu'il est, sert d'asile à 5 600UUO Bliairavas et Bhai-
ravîs. On représente généralement les Bliairavas avec la
bouche ouverte, des dents proéminentes, une chevelure en
désordre, un œil de surcroît au front; ennemis des démons,
ils les foulent sous leurs pieds ; leurs images rappellent
ainsi les Saint-Georges et les Saint-Michel du christia-
nisme. Comme la plupart des divinités népalaises, les Bhai-
ravas vont volontiers par quatre, sans doute pour faire face
aux quatre directions ; c'est une disposition stratégique de
ce genre que, par exemple, le bhiksu Çàntikara adopte,
après avoir consacré le sol de Svayambhû'. Le nombre
immense des Bliairavas permet une infinie variété de com-
binaisons. Il n'est pas jusqu'au Bouddha et jusqu'au voyant
Yasistha qui ne figurent parmi les Bhairavas'. Le groupe
de Bhairavas le plus célèbre, et tenu pour le plus ancien,
est formé par les Bhairavas de Nayakot, de Bhaktapura
(Bhatgaou), deSanga (à l'Est, hors de la vallée), et de Panca-
lifiga ; un autre groupe réunit les Bhairavas Harasiddhi,
Hayagrîva, Lutàbàhà et Tyàngà. Leurs noms mêmes dé-
cèlent en général leur origine et leur fonction strictement
1. Nolizie Laconlche , lig. 10.
2. Svaij. Pur., XII.
ù. Tdrâ-tanlra, cité sup. p. 346.
LES DIVINITÉS LOCALES 383
locale. Le plus populaire est le Bhairava IVifiralinga, pro-
tecteur du sol (Kselra-pàla) des régions méridionales de
l'univers, et par suite du Jambii-Dvîpa tout entier, l'Inde
comprise. Le fondateur de Katmandou, Guna kàma deva,
l'a établi à l'Ouest du Népal. Le Bhairava de Harasiddhi est
venu dLjjayinî, amené par Vikrainàditya; il est associé à
îNîla-Tàrà-Devî. Le Prayâga-Bhairava vient de l'Est; Amcu-
varman l'a introduit.
Les Bhairavas sont, par leur puissance divine, des auxi-
liaires aussi précieux que difticiles à manier. Il faut, pour
s'en servir, une rare sûreté de doigté. Le sage Jaya Slliili
Malla, voulant apaiserla rage de Çîtalà, déesse de la variole,
institua l'Unmatta Bhairava; mais il eut soin de placer au-
dessus du Bhairava une Âgama-devatà, chargée de con-
trôler ses écarts et de le maintenir dans son rrjle. Bhùpa-
tîndra Malla de Bhatgaon eut, au contraire, le tort d'établir
dans un temple neuf un Bhairava sur lequel il comptait
pour protéger le i^ays. Le Bhairava s'émancipa, fit des
siennes, jusqu'au jour où des conseillers avisés indiquèrent
le remède : il suffil d'installer auprès du Bhairava une
« Notre-Dame » (îçvarî) du Tantra ; sa présence imposa le
respect au Bhairava, qui s'apaisa désormais. L'autorité
royale se voit môme obligée d'intervenir parfois pour réta-
blir l'ordre dans ce monde de dieux. Jagat Jyotir Malla de
Bhatgaon s'aperçut qu'un Bhairava entretenaitde coupables
pensées à l'égard d'une Çakli ; pour l'en punir, il ordonna
dans une procession de heurter violemmeut le char du
Bhairava contre le char de Kàli.
Les du minores. — Ganeçaneèi pas moins populaire au
Népal que dans l'Hindoustan. Prince des obstacles, il pré-
side à toutes les entreprises, les plus humbles et les plus
banales même ; sans son concours point de succès pos-
sible. En outre, sa physionomie singulière et bonhomme
force l'attention et la sympathie ; son corps ventru cou-
384 LE iNÉPAL
ronné d'une têtcd'éléphaut aux gros yeux ronds, ses mains
qui portent une guirlande et une hache, le serpent sus-
pendu à son cou, la souris tapie à ses pieds composent
l'ensemble le plus amusant. Partout associé au culte des
autres divinités, il a aussi ses sanctuaires propres. Le pre-
mier de tous est Sùrya-Vinâyaka [viilgo Suraj-Binaik), au
Sud de Bhatgaon. Le nom rappelle, d'après le Nepida-mâ-
hàlmya (VI) un miracle du dieu. Le fils d'un brahmane qui
résidait à l'Ouest du Doleçvara, dans un bois, tomba sou-
dain mort ; ses parents et les munis voisins invoquèrent
Paçupati qui les renvoya au bosquet de Prakânda. Arrivés
là, ils virent Ganeça se manifester dans un rayon de soleil
(sûrya), et l'enfant ressuscita. La chronique bouddhique rap-
porte une légende différente: immédiatementavantle règne
d'Amçuvarman, Ganeça, sous la forme de Sûrya-Vinâyaka,
apparut au roi Vikramajit et lui lit don de richesses fabu-
leuses qui lui permirent de fonder son ère. Les Ganeças
du Népal se classent volontiers, eux aussi, en groupes de
quatre; après Sûrya-Vinâyaka, les plus populaires sont:
Rakta-Vinàyaka (le Rouge) à Paçupati ; Candra-Viuâyaka
(la Lune), à Chobbar ; Siddhi-Vinâyaka (le Succès), à
Sankou ; Açoka-Vinâyaka {vulgo Assu-Binaik) à Katmandou.
Ganeça a fréquemment comme pendant Mahà-Kàla [vulgo
Mahankâl) « le Grand-Noir », qui est identique à Çiva et
qui correspond à la Devî Mahà-Kàlî, mais qui a pris une
personnalité distincte. Maliâ-Kâla porte un trident garni
au manche de crânes humains.
Indra est une figure classique du panthéon hindou ; mais
au Népal l'influence des légendes bouddhiques où il figure
souvent a modifié son caractère. Ancien maître de la foudre
(vajra), il a suivi l'évolution qui a transformé son arme
bruyante en emblème religieux et en symbole métaphy-
sique. La fête d'Indra, Indra-yâtrâ, une des solennités les
plus populaires du Népal, n'a rien de commun avec les fêtes
LES DIVINITÉS LOCALES 385
d'Indra consacrées par les Purânas hindous. Indra est la
divinité patronale de Katmandou.
Il faut encore mentionner parmi les dii minores Bhîma-
sena, le héros épique, qui a lui aussi changé singulièrement
en route ; d'après les Notizie Laconiche, il préside mainte-
nant au trafic' ! On trouve ses temples et ses chapelles le
long du chemin qui mène de l'Inde au Népal; Bhimpedi,
au pied des montagnes, lui doit son nom. Son culte est si
répandu qu'un esprit sensé comme Hamilton a pu le croire
antérieur au Bouddhisme : il aurait le premier pénétré au
Népal et y aurait introduit un essai de civilisation ^ La
Chronique pourtant ne lui accorde pas tant d'honneur;
sans l'instituer en concurrent de Mafijucrî, elle raconte
seulement que Bliîmasena vint de Dolkhà, oii il possède
un temple célèbre, sur la Tamba-Kosi, à l'Est du Népal, et
s'amusa à canoter dans une barque de pierre sur les eaux
du lac qui recouvrait la vallée, au temps qu'un démon s'en
était rendu maître.
Balbala (Le Bègue) est un héros local, associé à des lé-
gendes et à des rites agraires. Avant lui personne n'avait
osé ouvrir le sol pour cultiver ; il fallait apporter du dehors
le grain nécessaire à la subsistance. Le roi Vrsa dévale Sû-
ryavamçi, ou son frère Bàlàrcana deva, offrit à l'audacieux
qui voudrait donner l'exemple une part régulière de la
récolte annuelle. Balbala n'avait pas de famille ; il se risqua.
Puis, avant de mourir, il s'éleva une statue de ses propres
mains; Bàlàrcana honora cette statue d'un culte et décida
qu'on lui présenterait, chaque année, à la pleine lune de
Màgha, un pain de riz. La tradition montre encore à Patan,
près du temple de Matsyendra Nàtha,le champ oii Balbala
donna le premier coup de pioche ; il est interdit de le
labourer avec des bœufs.
1. Isot. Lac, fig. 19.
2. Hamilton, p. 25 el p. 10.
25
386 LE NÉPAL
Les seules déesses qui méritent d'être citées pour leur
fonction locale, en dehors des multiples incarnations de
Devî, sont les Huit Mères [Asta-mâtrkâ) qui passent pour
les gardiennes des villes népalaises. Ce sont, dans l'ordre
de hiérarchie : Brahmànî, Maheçvarî(ou Rudrànîj, lîumârî,
\ aisnavî, Vârâhî, Indrânî, Camundâ, Mahàlaksmî, épouses
ou énergies (Çaktis) des trois grands dieux, réductibles
cependant à l'unité puisque aussi bien nous avons trouvé
déjà Mahàlaksmî, la Çakti de Yisnu, confondue dans une
personne avec Kumârî et Ivâlî. Gunakàma deva, le fonda-
teur de Katmandou, passe pour avoir adoré Mahàlaksmî
et établi, sur ses indications et sous son patronage, la nou-
velle capitale.
Qu'elles empruntent leur nom officiel au panthéon boud-
dhique ou au panthéon brahmanique, les divinités du Népal
n'en gardent pas moins un cachet manifeste d'origine
locale. Chaque ville, chaque village, chaque source, chaque
étang, chacun des accidents du sol a son patron spécial,
déesse ou dieu n'importe ; et chacun de ces patrons a un
sanctuaire propre, si modeste qu'il soit, dédié à sa gloire.
Il n'est pas étonnant dès lors que le Népal se flatte de pos-
séder 2 500 temples, ou même 2 733. A dire vrai, le Népal
religieux dépasse les limites de la vallée : pris dans son
acception la plus large, il s'étend au Nord jusqu'à Nîla-
kantha, le lac sacré de Gosain-than, à 8 jours de marche
de Katmandou; au Sud, il va jusqu'à Nateçvara, à 2 jours
de distance ; à l'Ouest, il s'arrête à Kaleçvara, également
éloigné de 2 jours de Katmandou; enfin à l'Est, il se pro-
longe jusqu'à Bhîmeçvara, à 4 jours de marche, sur la rive
droite de la Tamba-Kosi ; le temple, élevé en l'honneur de
Bhîmasena le Pàndava, dans la petite ville de Dolkha, a
comme prêtre (pûjârî) un Névar^ Mais le total donné ne
1. Hamilton, p. 192; cf. aussi p. 167, et Kirkpatrick, p. 164.
LES DIVINITÉS LOCALES DST
prétend pas s'appliquer aux temples dispersés sur ce
vaste domaine ; il se restreint à un périmètre rigoureu-
sement défini, qui embrasse outre la vallée du Népal
deux annexes peu étendues: à FEst, la vallée de Hanepa
jusqu'au confluent de deux ruisseaux, la JNîrâvatî (ou
Lîlâvatî) et la Rosamatî ; à l'Ouest, une bande de terrain
située sur le versant occidental du mont Deochok (ou Indra
Than).
Le circuit du pèlerin. — C'est une œuvre infiniment
méritoire et recommandable que de visiter les lieux sacrés
disséminés, comme des repères, au long de ce circuit. Le
Nepâla-màhàtmya en donne, dans sa XXLX" section, une
liste détaillée, et enseigne les prescriptions à suivre dans
ce long pèlerinage. Le point de départ, c'est Paçupati ;
c'est aussi, naturellement, le point d'arrivée, puisqu'il s'agit
d'un circuit fermé. Le pèlerin doit cheminer en tenant con-
stamment la vallée à sa droite, en signe de respect : c'est
là la cérémonie du pradaksina. Bien entendu, l'origine du
rite remonte aux dieux.
Le premier qui s'en servit, sur le conseil même de Çiva,
n'était autre que Gunâdliya, l'immortel auteur de la Brhat-
katlià. Le Mâhàtmya ne manque pas l'occasion de rap-
porter tout au long l'histoire si populaire de ce conteur
que la tradition tenait pour un génie déchu ; mais sur plu-
sieurs points le récit du Mâhàtmya, comparé avec Ksemen-
dra et Somadeva, présente des divergences assez considé-
rables pour qu'il soit utile de les signaler, soit qu'elles
tiennent à la fantaisie ou à l'ignorance de l'auteur, soit
qu'elles décèlent une source indépendante. Le génie déchu
n'est plus Puspadanta, mais Rhrngin ; il s'est transformé
en abeille pour s'insinuer dans la chambre oii Çiva contait
à Pàrvalî ses contes merveilleux. Reconnu coupable, quand
il sollicite du dieu qui l'a maudit de fixer un terme à sa
malédiclion, Çiva lui impose comme première condition
388 LE NÉPAL
do publier sur la terre, en 900 000 vers, les contes qu'il a
surpris indiscrètement ; puis il doit élever un linga sur un
sol sacré qu'il est difficile d'atteindre ; alors seulement il
retournera au montKailâsa.En conséquence, Bhrngin-Gunâ-
dhya naît à Matliurà ; puis il se rend à Ujjayinî où règne le roi
Madana, marié à Lîlâvatî, fille du roi de Gauda, et qui a pour
ministre Çarvavarman. Le roi Madana commet la fameuse
confusion de modaka <( gâteau » avec modaka « pas d'eau » ;
humilié de son ignorance qui l'a rendu ridicule, il demande
une grammaire sanscrite ; Çarvavarman compose le Ka-
lâpa. Gunâdliya se retire de la cour, rencontre l'ascète
Pulastya qui lui rappelle sa vraie condition et l'engage à
écrire ses contes en dialecte paiçâcî; qu'il parte ensuite au
Népal. Gunâdhya suit ces conseils, refuse de retourner
auprès du roi Madana auquel il remet le manuscrit de son
œuvre, et se rend au temple de Paçupati. Il décrit un pra-
daksina autour de la vallée, convoque tous les religieux
des environs, et avant de remonter au ciel dresse un linga
qui porte le nom de Bhnigîçvara. « Et aujourd'hui encore,
à chaque nœud de la lune, Bhrngin revient sous la (orme
d'une abeille (bhrnga) pour revoir son liiiga. »
Le pèlerin, ayant rendu ses hommages à Paçupalîçvara,
prend un bain dans la Bagmati, sort du temple par la porte
du Sud, se rend vers Bâjarâjeçvarî, visite Bhairava et Vat-
salâ, va ensuite adorer Guhyecvarî, traverse la Bagmati,
puis la Celagangà, il passe successivement par Gokarneç-
vara, qui rappelle la sainte métamorphose de Çiva en
gazelle ; Kârunikeçvara, le linga commémoratif élevé
par Buddha-Visnu le Compatissant au confluent de la
Bagmati et de laManimatî ; Sundarî, où la Bagmati pénètre
dans la vallée. De là à Vajrayoginî (la déesse tutélaire de
Sankou) ; puis visite à Garucla et Nârâyana (de Cangu), au
Valeçvara, au Vâgîçvara (au confluent de la Vîrabhadrâ)
et au Yâlmîkeçvara, qui rappelle le séjour de Vâl-
LES DIVINITÉS LOCALES 389
mîlvi'. Près cUi linga de Vàlmiki s'en dresse un autre
consacré par Hanumat ; c'est là que se reposa le singe
héroïque, auxiliaire de Ràma, quand il revint de THimà-
lava, chargé de rochers destinés à former un pont entre
rinde et Lanka.
Après cette journée si lahorieuse, le pèlerin doit passer
la nuit à veiller, distrait par le chant et la danse; il doit
aussi donner à manger aux brahmanes. Le matin, dès
Faube, il se baigne à l'étang voisin, prend congé du liiiga,
et continue sa route vers TEst. 11 atteint d'abord le lac
Tricampaka, oi^i Mâdhava (Visnu) repose sur les anneaux du
serpent Çesa; il répand dans l'eau sainte des offrandes aux
Dieux et aux Pères. Entré daus la vallée de Banepa, il va
adorer Candeçvarî, protectrice de Banepa, et Candeçvara
son compagnon, puis visite le Dhanecvara-linga élevé par
le dieu des richesses, le Gokhurakeçvara, « qui porte
encore l'empreinte d'un sabot de vache » et qui fut fondé
par Kàmadhenu, la Vache d'Abondance; l'Indreçvara,
établi par hidra au contluent de la Mràvatî (ou Lîlàvatî) et
de la Rosamatî; rÀçàpùreçvara établi par les Trente-Trois
dieux. Il rentre dans la vallée du Népal, qu'il longe dès
lors par le Sud, et visite le Doleçvara (ru Sud de Bhatgaon)
qui rappelle un miracle deÇiva. Ln brahmane de Bénarès,
mauvais sujet, coureur de filles, buveur d'alcool, se sentit
tout à coup pris de remords ; il consulta les ascètes de Viç-
veçvara, qui lui donnèrent un bâton. « Pars, lui dirent-ils,
en pèlerin ; quand ton bâton poussera un rameau, tu seras
purifié. » 11 se mit en route en multipliant ses austérités ;
parvenu au Népal, sur le site actuel du Doleçvara, il planta
en terre son bâton de pèlerin, et voici qu'il en sortit un
rameau. Telle est l'origine du Doleçvara. C'est là la seconde
halte du pèlerin : il se baigne dans le Dhàrà-tîrtha, passe
l. V. sup., p. 328.
25.
390 LE NÉPAL
encore la nuit au chant, à la danse et à écouter la lecture
des Purànas. Le matin il prend congé du Doleçvara, en lui
annonçant son intention de poursuivre le pradaksina entre-
pris, et se remet en route. Il voit d'abord Siirya-Yinâyaka,
puis l'Ananta-linp^a, se baigne dansTétang voisin, présente
dans l'eau une offrande aux Pères, distribue des cadeaux
aux brahmanes (comme à toutes ses étapes, du reste) ; il
visite Vajra-Vàràhî dans sa ville de Phirping, monte sur
une montagne élevée pour adorer Ganeca qui réside dans
une grotte accessible par une fente étroite; qu'il se garde
d'y entrer, et qu'il jette les yeux seulement sur le Bhàra-
bhûteçvara! De là il se rend au Manah-çiras thiha où il
adore Hari-Hara, puis au Mâtj-tîrtha (Màtàtîrtha), où les
offrandes funéraires sont si eflicaces, et« où l'on voitencore
aujourd'hui des poissons d'or ». Halte de nuit à Gopàleca
(Çesa-Nàrâyana ?j . Le pèlerin passe encore cette nuit, la
troisième du voyage, au chant et à la danse ; et le qua-
trième matin, rafraîchi par un bain, prenant congé de (îo-
pàleça, il se rend à Pàndukecvara, se baigne danslaPàndu-
nadî, passe la montagne, va à Caturvaktreçvara, à Indreç-
vara, franchit encore une fois la montagne et rentre dans
la vallée du Népal par le Nord-Ouest. 11 se rend alors auprès
du Nàràyana de l'Ouest (Icangu") et y passe la quatrième
nuit à écouter des légendes qui ont trait à Visnu. A l'aube
du cinquième et dernier jour, il se baigue, prend congé du
dieu et se rend au séjour du Bouddha (Buddhasthàna, la
colline de Svayambhù). C'est là qu'en arrivant de Chine
(Mahâ-Cîna) le dieu Bouddha s'arrêta volontairement ; c'est
là qu'habitent des moines (bhiksus) qui ont abandonné fils
et famille, par désir de voir le Bouddha, tout pénétrés de
science et de béatitude. Il honore Bouddha d'un pradak-
sina spécial, descend se baigner dans la Visnumatî où il
fait des offrandes aux Pères, et se rend à Luntikeça(Budhà-
Nîlakantha, Jalaçayana) où Hari-Visnu est couché sur le
LES DIVINITÉS LOCALES 391
serpent Ananla. 11 se dirige ensuite au Nord jusqu'au pied
des montagnes de façon à rejoindre l'origine du circuit,
redescend alors au Sud vers Jaya-Vàgîçvarî (à Deo Patan)
et « tout en pensant à Visnu » il se présente devant Pacu-
pati. Il répand sur le linga les cinq ambroisies : lait, petit-
lait, beurre, urine et bouse, il lui offre des parfums, de
Tencens, nourritdes brahmanes, leur paie un digne salaire,
et informe F*açupati que le pradaksina est achevé. Pour
clore son vœu, il descend se baigner dans la Bagmati, y
fait des offrandes funéraires, retourne saluer Vatsalà,
puis Vàsuki le Nàga à la porte du Sud, Yinàyaka à la
porte de l'Est, et rentre alors chez lui, lil)éré de tous ses
péchés.
Je ne connais pas le Guide du pèlerin bouddhiste autour
de la vallée ; mais il n'est pas douteux que ce chapitre du
Nepàla-màhàtmya ait eu sa contre-partie bouddhique. Un
grand nomhre des sites énumérés sont également sacrés,
à des titres divers, au regard des deux religions ; chacune
des montagnes mêmes a pour la consacrer le souvenir d'un
saint bouddhiste : Vipaçyin a demeuré sur le Nagarjun (Jàt
Màtrocchaj, Çikhin sur le Champadevi (Dhyànoccha), Kra-
kucclianda sur le Manichur (Çankhagiri), Manjuçrî sur le
Svayambhù (Goçrnga), Çàkyamuni sur le Pucchàgra, en
arrière de Svayamiîhii. Le territoire sacré empiète égale-
ment sur les alentours de Ja vallée et embrasse la vallée de
Banepa ; c'est en dehors du Népal même, à trois lieues Est
de Bhatgaon que sont situés le village de Panàvatî et le
mont Namobuddha, témoins de la charité sublime de Çà-
kyamuni ; c'est laque, pris de compassion pour une tigresse
affamée qui allaitait ses petits, il lui offrit généreusement
son corps à manger '.
Il serait puéril, autant qu'oiseux, de prétendre énumérer
1. C'est le sujet du Vyàghrî-jàtaka, si fameux dans la légende boud-
dhique.
392
LE NÉPAL
les 2 500 ou 2 733 lemples compris à l'intérieur du circuit
sacré. Je me bornerai donc à décrire les types généraux
des monuments sacrés qu'on rencontre au Népal et à
signaler, s'il y a lieu, les principaux représentants de
chaque espèce.
Autel de Krsna.
TABLE DES MATIÈRES
DU PREMIER VOLUiME
Page3_
[ntroductiox. Quel intérêt présente l'histoire du Népal. L'histoire
de l'Inde s'y reproduit en rédaction dans ses phases essen-
tielles. Esquisse comparative des deux pays, au point de
vue de leur développement politique, religieux et social. . 1
I. Le Népal. Géographie sommaire du royaume. Le Népal pro-
prement dit. Description delà vallée du Népal : montagnes,
cours d'eau, villes, bourgades. Les cartes du Népal ; cartes
européennes et cartes indigènes 41
II. Les documents. Trois catégories de matériaux 75
Les documents européens. DAndrada. Grueber. Tavernier.
La mission du Tibet ; les capucins au Népal. Le P. Giuseppe.
Marco délia Tomba. L'Alphabetum Tibetanum. Kirkpatrick.
Ilamillon. Hodgson. Smith. Oldfield. Voyages récents. . . 79
Les documents chinois et tibétains. Hiouen-tsang. Wang
Hiuen-ts'e. Pèlerins de passage. Les Annales des T'ang.
Ati(;a. Les Ming. Les ^Mandchous. Invasion des Gourkhas
au Tibet. Le traité gourkha-chinois. Le Népal et la Chine
au MX*" siècle Ii9
Les dnrumcnis indigènes. I^es Vamràvalis. Le Nepàha-màhà-
tmya. Le \'àgvali-màhàtmya du Paçupati-Purâna. Le
Svayambhù-puràna. Les inscriptions. Les manuscrits. Les
monnaies 193
394 TABLE r3ES MATIÈRES
IH. La population.
Les Névars. Origine. Introduction du bouddhisme et de Ihin
douisnie. L'organisation sociale de Jaya Sthiti ^lalla. L'or
ganisation moderne : Çiva-mârgis et Buddha-màrgis. Le
caractère. Le costume. Les usages. La langue
Les Gourkhas. Origine. Les Khas. Les usages. Le costume
Le caractère. Les classes sociales. La langue
■219
253
IV. Organisation politique, judiciaire, économique. La période
névare et la période gourklia. La royauté, les hauts fonc-
tionnaires. La justice. L'armée. Le régime du sol. Les
métiers. Le commerce 279
V. Les divinités locales. Difficulté d'une classificalion. LesNcàgas;
les Tîrthas; les rivières. Divinités bouddhiques : IVIanjuçri;
Matsyendra Nâtha. Paçupati. Nàrâyana. Çiva. Visnu, le
Bouddha. Devi. Les Bhairavas. Les dii minores. Le circuit
du pèlerin 316
TABLE DES ILLUSTRATIONS
Portrait du mahârùja Chander Sham Sher En face Ju titre.
Divinités et lieux saints du Népal 1
Bronze népalais 39
La vallée du Népal 49
Un hameau népalais : llaltsok 59
Carte du Népal jointe à la Relation de Kirkpatrick 69
Carte du Népal jointe à la Relation de Hamilton 71
Fragment de l'inscription de Pratâpa Malla sur la façade du palais
de Katmandou 89
Le Népal et les pays voisins sur la carte de l'Inde de Nicolas
Visscher 91
Épitaphe du P. Horace de Penna 107
Temples de Manjucri et de Sarasvatî sur le liane du mont Ma-
hadeo-Pokhri. .^ 129
Stûpa de Budhnàth, le grand temple des Tibétains au Népal. . . 151
Stûpa de Svayambhû Nâtha. Entrée de la terrasse 173
Temple et couvent de Mahâbuddha (Mahâ-bodhi) à Patan. . . . 195
Vue d'ensemble du temple de Paçupati 210
Entrée du temple de Changu Narayan 231
Visnu flottant sur les eaux (Jala-çayana) à Budha-Nilkanth. . . 245
Un des quatre stupas d'Açoka à Patan (stûpa du Sud) 263
Restes de monuments bouddhiques à Kirtipur 273
Kukhri, couteau gourkha 278
Temple de Mahâbuddha à Patan. Détail 287
Temple de Mahenkal à Katmandou. . . 305
Un des quatre stupas d'Açoka à Patan (stùpa du Nord) 331
Temple de Paçupati. Cour d'entrée avec la statue de Nandi. . . 359
Temple de cinq étages construit à Bhatgaon par Bhûpatîndra
Malla en 1703 373
Autel de Krsna 392
Carte indigène de la vallée du Népal. . . . Hors texte, à la fin du volume.
CHARTRES. — IMPRIMERIE DURAND, RUE FULBERT.
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LA PROCESSION DE MATSYENDRA NATHA
Dessin de la Collection Hodgson
Bihliollieque de l'Institut cVc France .
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LA LÉGENDE SACRÉE DU NÉPAL
pL-inturc Népalaise de la Collection Hodgson
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